le role de la formation dans le mÉtier pour enfants

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LE ROLE DE LA FORMATION DANS LE MÉTIER DE BIBLIOTHÉCAIRE POUR ENFANTS par Christine Pédard et Marie-Laure Gestin * La formation est essentielle pour la constitution et l'affirmation d'une identité professionnelle. Montrant l'importance du rôle qu'elle a joué, dès l'origine, pour le métier de bibliothécaire pour enfants, Christine Pédard et Marie-Laure Gestin soulignent les risques des insuffisances actuelles de la formation. E n matière de formation, il n'est pas anodin de rappeler que, dès l'origine, elle fut associée à la notion de professionna- lisme. La nécessité d'assurer une formation spéci- fique pour les bibliothécaires pour enfants s'est fait jour en France, dès les débuts de l'Heure Joyeuse, en 1924. À part l'École Américaine de Bibliothécaires', créée en 1923, qui consacrait 35 heures de cours et de travaux pratiques aux biblio- thèques et à la littérature pour enfants, ni le Diplôme Technique de Bibliothécaires (institué en 1932), ni la formation dispensée par l'Ins- titut Catholique (créée en 1935) n'assuraient d'enseignement dans ce domaine. Après la fermeture de l'École Américaine en 1929, la bibliothèque de l'Heure Joyeuse fut la seule à proposer une formation pour les bibliothécaires de jeunesse. Entre 1930 et 1965, elle assura des stages d'un trimestre comportant 35 heures de cours et 220 heures de T.P. Bibliothéconomie : catalogage, animation, choix de livres et ana- * Christine Péclard est responsable de la bibliothèque-discothèque Glacière (Paris XIII), Marie-Laure Gestin est responsable de la bibliothèque jeunesse Brochant (Paris XVII). 1. École Américaine de Bibliothécaires : 10 rue de l'Elysée - 75008 Paris, créée en 1923 par le CARD (Comité américain des régions dévastées) à l'instigation d'Ernest Coyecque et d'Eugène Morel, et fer- mée en 1929, faute de crédits. 116 /LAREVUE DES LIVRES POUR ENFANTS

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LE ROLEDE LA FORMATION

DANS LE MÉTIERDE BIBLIOTHÉCAIRE

POUR ENFANTSpar Christine Pédard et Marie-Laure Gestin *

La formation est essentielle pour la constitution et l'affirmationd'une identité professionnelle. Montrant l'importance du rôlequ'elle a joué, dès l'origine, pour le métier de bibliothécaire

pour enfants, Christine Pédard et Marie-Laure Gestin soulignentles risques des insuffisances actuelles de la formation.

E n matière de formation, il n'est pasanodin de rappeler que, dès l'origine,

elle fut associée à la notion de professionna-lisme.La nécessité d'assurer une formation spéci-fique pour les bibliothécaires pour enfantss'est fait jour en France, dès les débuts del'Heure Joyeuse, en 1924.À part l'École Américaine de Bibliothécaires',créée en 1923, qui consacrait 35 heures decours et de travaux pratiques aux biblio-thèques et à la littérature pour enfants, ni le

Diplôme Technique de Bibliothécaires (instituéen 1932), ni la formation dispensée par l'Ins-titut Catholique (créée en 1935) n'assuraientd'enseignement dans ce domaine.Après la fermeture de l'École Américaine en1929, la bibliothèque de l'Heure Joyeuse futla seule à proposer une formation pour lesbibliothécaires de jeunesse.Entre 1930 et 1965, elle assura des stagesd'un trimestre comportant 35 heures de courset 220 heures de T.P. Bibliothéconomie :catalogage, animation, choix de livres et ana-

* Christine Péclard est responsable de la bibliothèque-discothèque Glacière (Paris XIII), Marie-LaureGestin est responsable de la bibliothèque jeunesse Brochant (Paris XVII).1. École Américaine de Bibliothécaires : 10 rue de l'Elysée - 75008 Paris, créée en 1923 par le CARD(Comité américain des régions dévastées) à l'instigation d'Ernest Coyecque et d'Eugène Morel, et fer-mée en 1929, faute de crédits.

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lyses étaient au programme et constituèrentla base du Certificat d'aptitude aux fonc-tions de bibliothécaire (CAFB) Jeunesse,lorsque Marguerite Gruny s'en vit confierl'organisation par Julien Cain2, à sa créationen 1954.Marguerite Gruny revendiquait hautement laspécificité du métier de bibliothécaire pourenfants : « La profession de bibliothécairepour enfants est à la fois une vocation et unmétier : vocation parce qu'elle impliquel'amour de l'enfance et les aptitudes natu-relles à s'en occuper ; métier, parce qu'elleexige la culture de ces aptitudes et la techni-cité nécessaire à tout travail dans une biblio-thèque ».•*Jusqu'en 1965, l'Heure Joyeuse continuad'assurer ces stages, dont bénéficièrent en1958, Geneviève Patte et Isabelle Jan.A partir de 1965, sous la direction de Gene-viève Patte, La Joie par les livres reprit etamplifia la triple mission de l'Heure Joyeuse,à la fois bibliothèque pilote (Clamart), centrede documentation et centre de formation :parallèlement à la préparation du CAFB, lesecteur pédagogique de La Joie par les livresorganisait des cycles de conférences, desstages de formation initiale ou de formateurs.

Pendant près de 40 ans, des générations debibliothécaires ont acquis les bases de leurmétier en suivant la préparation du CAFB etsa spécialisation en littérature de jeunesse,promue au rang de discipline grâce aux tra-vaux d'universitaires comme Marc Soriano,Jean Perrot et bien d'autres.Pourvus d'un diplôme reconnu dans toute laFrance, ils étaient dotés d'outils de réflexionet d'analyse par rapport à la production.Formés par des professionnels exigeants etpassionnés, qui avaient su transmettre

l'amour de leur métier, le respect des livrespour enfants et des jeunes lecteurs, ils ontparticipé dans l'enthousiasme au développe-ment des bibliothèques pour la jeunesse.

Mais aujourd'hui ?Force est de constater que ce bel enthousiasmes'est tari et que nous assistons à une crise demotivation (et par conséquent de recrute-ment) sans précédent, depuis la suppressiondu CAFB en 1993.Au risque d'être taxées de nostalgiques duCAFB, il faut bien se rendre à l'évidence : ladisparition de ce diplôme, et surtout de laformation qu'il sanctionnait, a entraîné unedéqualification des bibliothécaires pour lajeunesse récemment recrutés et un essouffle-ment des professionnels chargés de les for-mer sur le terrain.D'une part en précipitant la perte de réfé-rences communes qui fondent une identitéprofessionnelle : cette formation était sansdoute inégale selon les centres de préparation,mais elle avait au moins l'avantage de signalerles auteurs et les illustrateurs incontour-nables, ainsi qu'un certain nombre de repèreschronologiques qui s'imposaient comme réfé-rences sur tout le territoire national.Des bibliothécaires de toute la France parti-cipaient à l'élaboration des programmes,gage d'un certain consensus au niveau del'ensemble de la profession, et témoignaged'une culture commune.La disparition du CAFB n'a fait qu'aggraverles inégalités entre les régions plus ou moinsbien dotées en centres de formation (IUTmétiers du Uvre) et a entraîné une remise encause du caractère universel de certaines réfé-rences que les professionnels avaient déjà eu dumal à légitimer par rapport au grand public.

2. Julien Cain, administrateur de la BN, était à la tête de la Direction des Bibliothèques de France,créée en août 1944. La DBF transforma le DTB en DSB (Diplôme Supérieur de Bibliothécaires) en1950, et créa parallèlement un diplôme plus orienté vers la lecture publique, le CAFB.3. In : Rapport annuel d'activité : 1928-1929, p .21.

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D'autre part en mettant en péril la soliditédes connaissances sur la littérature de jeu-nesse, base du métier, qui repose sur la pos-sibilité de comparer les livres, de les situer,bref de connaître non seulement l'actualitémais aussi l'histoire des livres pour enfants.En matière de littérature de jeunesse, lanotion de conservation et de transmission dupatrimoine est assez récente.Des auteurs et des illustrateurs remar-quables, mais également des éditeurs particu-lièrement innovants ont marqué le paysageéditorial et continuent à influencer lescréateurs contemporains.Cependant, certaines maisons d'éditionstrop audacieuses pour l'époque (HarlinQuist) ou d'un militantisme très marqué parson temps (Editions Des Femmes) ont connuune vie éphémère... d'où la nécessité deconserver des traces de l'évolution de la lit-térature de jeunesse. Or cette nécessité deconserver s'accompagne d'une exigence nonmoins grande de transmettre.Les fonds patrimoniaux, en effet, jouent unrôle déterminant dans la formation qui nepeut se dispenser d'une étude historique de lalittérature à côté de l'analyse littéraire, socio-logique et économique de la production.Certes, la valeur de certains ouvrages, enterme de bibliophilie, nécessite de prendredes précautions pour leur consultation. Maisil est indispensable de pouvoir comparer desrééditions aux originaux pour en déterminerl'intérêt.

La forme matérielle du Uvre (son format, lechoix du papier, la qualité de la reprogra-phie) a également son importance, indépen-damment de la qualité graphique des illus-trations ou de l'originalité du texte, percep-tibles dans des reproductions.

En effet, certains éditeurs ne prennent aucunrisque à exploiter leur fonds de commercesans respecter l'édition originale (parexemple, la réédition des Fables de La Fon-taine illustrées par Félix Lorioux ou la série

des Babar chez Hachette), alors que d'autresmaisons moins solides s'exposent à de gravesdéconvenues (par exemple, les EditionsCorentin rééditant les contes traditionnels etles classiques de la littérature anglaise, illus-trés par Arthur Rackam et Edmond Dulac,qui se sont très mal vendus parce qu'ilsn'ont pas bénéficié de la promotion qu'ilsauraient mérité).Heureusement, bien des œuvres épuiséesdepuis longtemps ont revu le jour grâce à lacollaboration d'éditeurs et de bibliothécaireségalement soucieux de préserver des chefs-d'œuvre de l'oubli (collection « Aux couleursdu temps » aux Editions Circonflexe, quibénéficient du conseil éditorial de La Joiepar les livres).C'est avec bonheur que l'on voit resurgir lesEditions Harlin Quist qui ont suscité tant decontroverses dans les années 70 (apparitionde thèmes considérés comme tabous : mort,sexualité, contestation des méthodes éduca-tives et de l'autorité parentale...) tout commela réédition chez Actes Sud Junior desalbums d'Adela Turin, parus aux EditionsDes Femmes en plein féminisme militant.Mais il est indispensable de pouvoir resituerces œuvres dans leur contexte...Comment juger les dernières œuvres deChristian Bruel et sa nouvelle maison Etreéditions, si l'on ne connaît pas son parcoursdepuis le début du Sourire qui mord, issu du« Collectif pour un autre merveilleux », crééen 1968 (date hautement symbolique) jusqu'àsa disparition en 1997 ?Comment juger de la pertinence de certainesrééditions quand on ne connaît pas l'original ?(par exemple La Chasse à l'ours, d'HelenOxenbury, dont le texte rythmé de la premièreédition chez Ouest-France perd de son carac-tère jubilatoire dans la nouvelle traduction àL'Ecole des loisirs).

Comme nous y invite Geneviève Patte :« Lire abondamment des livres de différentsgenres, les comparer entre eux, aide certai-

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nement beaucoup à dégager ce qui émerge,ce qui est riche, et à écarter ce qui n'est queformule interchangeable et banale. Unemanière d'enrichir les comparaisons est d'yinclure les œuvres qui ont passé l'épreuve dutemps, les classiques ».4

La méconnaissance des « classiques » peuten effet aboutir à des contresens absurdes :ainsi ce jeune collègue recruté par voie deconcours administratif, sans aucune forma-tion initiale en matière de littérature enfanti-ne, se révoltait devant la réédition en fac-similé de l'ouvrage de Job consacré à Jeanned'Arc, qu'il prenait pour une parutionrécente, émanant du Front National. Celadit, il ne se trompait pas sur le caractèrerevanchard et nationaliste de l'œuvre deJob, ni sur l'intérêt relatif de rééditer cetouvrage pour les enfants d'aujourd'hui !Là encore il est bon de se référer à GenevièvePatte : « La notion de classique est une notiondélicate. Elle serait inutile et négative si elleconduisait à ériger certaines œuvres en monu-ments sacro-saints. Le classique est simple-ment une sorte d'aune à laquelle on peutmesurer les livres que l'on découvre. Mais savaleur, en tant que telle, est perpétuellement àvérifier en fonction des réactions des enfants.L'œuvre a peut-être vieilli, elle n'intéressepeut-être plus les enfants d'aujourd'hui. »••

En effet, comment juger du caractère inno-vant de certaines créations contemporainessi on ne peut les comparer à leurs illustresprédécesseurs ? Comment forger un espritcritique, déterminer des critères de sélectionrigoureux sans une bonne connaissance de lalittérature de jeunesse à laquelle comparer laproduction inflationniste actuelle ? (si lesbibliothécaires des années 70-80 avaient lesentiment de maîtriser la production, celas'avère impossible aujourd'hui).

Seule une vue d'ensemble de la productionpermet de prendre ses distances par rapport àdes phénomènes de mode. Les collections type« chair de poule » qui ont succédé à la voguedes « livres dont vous êtes le héros », connaî-tront-elles une existence aussi éphémère ?

La formation est aussi ce qui permet à uneprofession d'être reconnue comme telle àl'extérieur et lui assure sa légitimité : la dis-parition d'une qualification professionnellereconnue entraîne donc une fragilisationinquiétante du métier.

C'est grâce à leur professionnalisme que lesbibliothécaires pour la jeunesse ont pu résis-ter aux tentatives de censure qui se sontexercées à l'encontre de la littérature enfan-tine dans les années 86-87, en faisant preuvede leur grande exigence dans le choix deslivres acquis en bibliothèque auprès del'administration, des élus et des parents.Sans parler des municipalités gérées par leFront National, qui n'ont cure de profes-sionnalisme, on peut se demander si de tellestentatives de censure n'aboutiraient pas plusfacilement aujourd'hui.

Les enjeux de la lecture publique sont pro-gressivement perdus de vue par des équipesoù les contrats précaires se substituent deplus en plus aux professionnels.Comment demander à des personnels sansformation, sans sécurité d'emploi, et malpayés, de s'investir dans leur travail ?Peut-on exiger qu'ils lisent des livres pourenfants, ce qui est le b.a. ba de notre métier ?Leur situation de personnel non spécialiséfavorise une apparente polyvalence quipourrait être intéressante si elle s'accompa-gnait d'une réelle formation et d'un échangeentre sections. Cela pourrait permettre l'abo-lition des cloisonnements et faciliterait le pas-sage des usagers d'une section à l'autre.

4. Geneviève Patte : Laisser les lire ! : les enfants et les bibliothèques. Editions Ouvrières, CollectionEnfance heureuse, 1987, p.111.5. Idem, p.111.

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Mais la polyvalence dans les équipes peutfaire des ravages si elle aboutit à nier la spé-cificité du travail des discothécaires ou desbibliothécaires pour la jeunesse, ce qui équi-vaut à réduire les différents métiers à leurplus petit dénominateur commun : le prêt etle rangement de documents. C'est faire fi duconseil à l'usager qui est la base de notremétier.Bannir toute forme de reconnaissance dutravail en bibliothèque pour la jeunesse estle plus sûr moyen de décourager les raresprofessionnels qui subsistent.

Il est paradoxal de constater la déqualifica-tion des bibliothécaires pour la jeunesse à unmoment où le travail remarquable qu'ils ontfourni pendant des années porte ses fruitsdans les milieux de l'Éducation Nationale etdes professionnels de la petite enfance.« Si l'école s'est mise tardivement à recon-naître le livre pour enfants comme une possi-bilité de plus dans la didactique, si les ensei-gnants ont été, de l'avis des autres profes-sionnels, lents dans leur appréhension duphénomène, aujourd'hui le pas est franchi.La littérature pour la jeunesse fait partie dubagage des enseignants et elle est inscritecomme telle au programme des écoles nor-males d'instituteurs » nous disait déjà Isa-belle Jan en 19886.

Alors que les IUFM et les écoles d'éduca-teurs de jeunes enfants proposent une for-mation approfondie sur la littérature de jeu-nesse, que les formations de libraires intè-grent à leur programme des cours sur l'his-toire de la littérature enfantine et font pourcela appel à des bibliothécaires, les concoursde recrutement de bibliothécaires n'exigentplus aucune spécialisation dans ce domaine.On peut d'autant plus le déplorer que la pré-paration organisée à l'occasion des concoursou examens de bibliothécaires apportaient àtous une formation initiale dont on percevaitles effets au quotidien dans les équipes.

Avec la perte d'une culture commune, cetteprofession qui a eu du mal à être reconnue età prouver sa compétence face à des institu-tions légitimées, risque de subir une nouvelledévalorisation.

Puisque le constat suivant s'impose : lemanque de formation entraîne un manquede motivation qui débouche sur une crise durecrutement, on peut tenter d'inverser laformule en restaurant la formation et enassumant la nécessaire spécificité de chaqueprofession. « Qui dit spécialisation dit for-mation »7 estime Isabelle Jan, qui nous rap-pelle encore que « l'intérêt pour le travail etle dévouement ne supplée pas à tout »8. •

6. Isabelle Jan : Les Livres pour la jeunesse : un enjeu pour l'avenir. Sorbier, 1988, p.23.7. Idem, p.22.8. Idem,p.l25.

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