horizons – le magazine suisse de la recherche scientifique no 96

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  • Une lumire dans le cerveau .................. 30

    Le graphne, matriau du futur .................. 32

    Jeux de miroirs instructifs .............. 40

    La sant dans tous ses tats . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 10

  • Nouvelle maquette et dialectique Cette dition du magazine suisse de la recherche scientifique Horizons s'habille d'un nouveau graphisme. Si rdacteurs et graphistes se bornaient considrer contenu et forme comme deux lments opposs, nous pour-rions simplement affirmer que le premier demeure le mme, avec des articles qui restent de haute qualit, mais quil est dsormais simplement plus joliment emball. Les textes sont imprims de manire plus com-pacte, ce qui facilite leur lecture et donne en mme temps davantage de valeur aux illustrations. Le langage visuel est galement plus percutant : liconographie, laquelle travaillent dornavant des tudiants aux beaux-arts, ne se contente pas de documenter ou dillustrer, elle est cense expli-citer la matire prsente. La mise en page est par ailleurs plus rythme.

    Mais ce nest pas tout. A limage du philosophe allemand Theodor W. Adorno, nous pensons que forme et contenu entretiennent un rapport dialectique. Selon lui, la premire conditionne en effet le second. Un constat qui a aussi une signification pour nous. En lanant cette nou-velle maquette, nous caressons une utopie. Nous esprons que le contenu sera encore meilleur grce cette nouvelle forme, et que chaque texte gagnera en clart lorsquil sagira de prsenter les rsultats de recherches complexes. Nous nourrissons galement lespoir que les articles pourront mettre en vidence la composante artistique que renferme dans lidal chaque travail scientifique. Et nous esprons surtout que les lecteurs partageront nos rflexions enthousiastes : The proof of the pudding is in the eating ou Cest en gotant que lon sait si cest bon dit le proverbe qui figure dans une ancienne traduction anglaise de Don Quichotte , le fameux roman mettant en scne un intrpide combattant de limpossible.

    Urs HafnerResponsable de la rdaction

  • horizonsHorizons Le magazine suisse de la recherche scientifique no 96, mars 2013

  • Le mdecin et savant Guido da Vigevano a t lun des premiers jeter un coup dil lintrieur du corps humain ( Anatomia , 1345). Image : Sheila Terry/Keystone/Science Photo Library

    Sommaire

    Point fort sant

    10 La sant dans tous ses tats

    Nous sommes de mieux en mieux soigns, mais le systme de sant nen suscite pas moins des interrogations. Les cots ne cessent de crotre, le nombre des diagnos-tics aussi. Et force de vouloir tre en forme, il arrive parfois que lon se rende malade.

    Biologie et mdecine

    28 Du collier de perles au chaudron de sorcire

    Les gnes ne forment quune infime partie de notre gnome. Le reste tait considr jusquici comme du dchet. A tort.

    30 Illuminer le labyrinthe du cerveau

    Loptogntique, technique danatomie fonctionnelle novatrice, permet dinfluen-cer directement les capacits crbrales.

    31 Des bactries gardes du corpsVirus champions de la dissimulationCombat contre les vers

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    4 Fonds national suisse Acadmies suisses : Horizons n96

  • Environnement et technique

    32 Le graphne, un matriau du futur

    Ce cristal suscite dj de grandes attentes, et ses proprits ouvrent la porte dinnombrables applications.

    34 Un laser qui a du flair

    Un nouveau dtecteur de pollution devrait permettre de dterminer lorigine du dioxyde de carbone dans latmosphre.

    36 La mine dor des dchets

    La Suisse a des matires premires, dans son sol mais aussi dans ses dcharges. Celles-ci pourraient tre trs rentables.

    38 Lire les photos comme des cartes

    Une nouveau logiciel permet de coupler les photos des donnes cartographiques. Un plus pour la recherche gographique.

    39 Les nombreuses vies des cristaux de neigeLnigme des Torres del Paine dcodeDiagnostic plus rapide du cancer du sein

    Culture et socit

    40 Machines merveilleuses et difiantes

    Au dbut des temps modernes, les jeux de miroirs et les effets doptique taient au centre du savoir scientifique et religieux.

    42 Lincertitude nest pas une faiblesse

    La communication scientifique devrait garantir au public un meilleur accs aux processus de la connaissance.

    44 Les machinistes de la traduction

    Coca, puma, pampa : mme le franais a emprunt au quechua. Comment sauver cette langue sud-amricaine ?

    45 Commercialiser lhritage culturel indigneGenre et nationTrouver un langage commun

    En image

    6Des tres dun autre monde ?

    Dbat

    8 Le Human Enhancement est sujet controverse. Car force damliorations ne risquons-nous pas de nous perdre ?

    Cartoon

    22 Ruedi Widmer

    Questions-rponses

    23 Virginia Richter, les sciences humaines sont-elles trop sur la dfensive ?

    Portrait

    24 Helen Keller, juriste et juge la Cour de Strasbourg

    Lieu de recherche

    26 Combat pour prserver lcosystme des Seychelles

    Entretien

    46 Martin Vetterli et Dieter Imboden: le nouveau et lancien prsident du Conseil national de la recherche

    Comment a marche ?

    49 Plus vite que le vent

    Coup de cur

    50 Les dimensions de lirritation: Flatland par Edwin Abbott Abbott

    En direct du FNS et des Acadmies

    51 Thierry Courvoisier est le nouveau prsi-dent des Acadmies suisses des sciences.

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  • En image

    6 Fonds national suisse Acadmies suisses : Horizons n 96

  • Des tres dun autre monde?

    Photo : Martin Oeggerli, soutenu par la HES du

    Nord-Ouest de la Suisse (FHNW).

    Il ne sagit pas dtranges cratures gluantes venues dautres plantes. La photo na pas t prise par un astronaute du futur qui nous envoie ses clichs depuis lespace, mais par Martin Oeggerli, qui se nomme lui-mme micronaute . En lieu et place dun vaisseau spatial, ce bio-logiste et photographe scientifique utilise un microscope lectronique balayage afin de plonger dans le monde mystrieux du microcos-mos.Nous voyons ici un chantillon de la surface dun uf de moustique. Les protubrances qui ressemblent des structures de corail ou des circonvolutions crbrales, ainsi que les fils blancs sur fond rouge qui les lient constituent la couche la plus externe des quatre strates protec-trices qui enveloppent la future larve. Les moustiques dposent jusqu 500 ufs serrs les uns contre les autres sur la surface de leau. Un uf de moustique a la forme dun minuscule grain de riz qui se tient sur lune de ses extrmits pointues. Celle-ci souvre aprs environ deux jours pour permettre la larve de schapper dans leau. Si luf peut tenir en place, cest grce ses protubrances qui, la manire des tenons des pices de Lego, lui permettent de sarrimer aux ufs voisins et de former ainsi des radeaux stables. ori

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  • Dbat

    Prserver les traits ayant une valeur particulirePar Alexandre Erler

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    En ce dbut de XXIe sicle, lamlioration constante est le matre-mot. Au niveau de lindividu, certaines inter-ventions mdicamenteuses, gntiques, voire alliant lhumain et la machine pro-mettent des amliorations spectaculaires en termes de performance. Mais le human enhancement est sujet controverse. Car force dam-liorations ne risquons-nous pas de nous perdre ?

    Les technologies damlioration hu-maine menacent-elles la personne que nous sommes vraiment, notre moi vritable ? Cela dpend du sens exact que lon donne cette ide du moi. Si, comme le font certains, on com-prend celui-ci tel une essence que lindi-vidu ne saurait modifier sans mettre fin sa propre existence, la crainte de nous perdre nous-mmes semble inapproprie par rapport la grande majorit des tech-nologies amlioratrices. Prenons lexemple de la chirurgie esthtique : on ne suppose ordinairement pas quune telle opration dtruise tout simplement le patient, le remplaant par une copie esthtiquement amliore ! Cela dit, il parat plus plausible de comprendre cette notion dun moi non pas la manire dune essence, mais plutt comme dsignant la personnalit, les ca-ractristiques physiques et les autres traits stables (sans pour autant tre immuables) quune personne possde initialement, avant sa transformation, et qui ont un im-pact significatif sur son parcours de vie.

    La modification dlibre de ce moi par la technologie napparat pas ncessaire-ment critiquable : si cela savrait envisa-geable, quel mal y aurait-il, notamment pour un mlomane, dvelopper, par la pharmacologie, une mmoire musicale aussi prodigieuse que celle de Mozart ? Tou-

    tefois, dautres utilisations possibles des technologies damlioration se rvlent plus problmatiques. Imaginons un indivi-du recourant la chirurgie esthtique pour effacer son apparence ethnique originale en vertu de prjugs raciaux de sa soci-t ; ou un homosexuel ingrant une pilule pour gurir son homosexualit. Nombre dentre nous jugeront que ces personnes ne devraient pas transformer leur identit de pareilles faons. Au contraire, elles feraient mieux de saccepter telles quelles sont et de rester authentiques , dfiant les pres-sions sociales.

    Stefan Sorgner objecte quil parat arbi-traire de dsigner les traits que la personne modifie par la technologie plutt que, par exemple, son dsir de se changer de la sorte, comme reprsentant son moi vritable. Cette objection me semble toutefois pos-tuler une fausse dichotomie : pourquoi les caractristiques en conflit ne pourraient-elles pas toutes faire partie du vrai moi de la personne ? Certes, cela implique que mme si, sous un certain aspect, les indi-vidus mentionns plus haut changent leur moi vritable, dun autre ct, leur trans-formation exprime qui ils sont vraiment. Cela suffit-il nanmoins rfuter lide selon laquelle ils ont de bonnes raisons de prserver leurs caractristiques authen-tiques ou originales ? Il me parat que non.

    Pourquoi serait-il problmatique de mo-difier certaines caractristiques authen-tiques en ce sens, et dautres non, par la technologie ? Je me bornerai ici suggrer que celles que nous avons des raisons de prserver possdent une valeur particu-lire. Il savre raisonnable de penser que lidentit ethnique (par exemple, africaine) dune personne soit une donne de ce type ; il semble moins plausible daffirmer cela propos dune mmoire musicale dfi-ciente. Ces questions mritent une atten-tion accrue dans le dbat contemporain sur lthique des technologies damlioration.

    Alexandre Erler rdige une thse en philosophie lUniversit dOxford.

    8 Fonds national suisse Acadmies suisses : Horizons n96

  • Les contours fluides du moi Par Stefan Lorenz Sorgner

    DLa notion de human enhance-ment couvre diffrentes tech-nologies visant amliorer ltre humain. Si lintervention se fait au niveau du patrimoine gntique dun enfant, une telle dcision appartient aux parents. Dans le cas de l enhancement autonome, en revanche, cest un adulte qui dcide de modifier son propre corps. Du point de vue dAlexandre Erler, de telles d-cisions sont susceptibles de mettre en dan-ger le moi vritable dun tre humain. Pour ma part, jestime que son jugement nest pas plausible. Je partage son opinion selon laquelle le moi vritable nest pas une essence cest ce que pensent, par exemple, les thiciens catholiques. Ces der-niers estiment que le moi vritable est im-matriel et fait dune substance distincte du monde rel. Dans cette logique, les tech-nologies d enhancement ne seraient pas de nature modifier directement le moi. Pourtant, les thiciens catholiques les cri-tiquent et les rejettent.

    Comme Alexandre Erler, je pars de lide que les caractristiques du moi vritable sont susceptibles dtre changes par cer-taines technologies d enhancement . Mais de mon point de vue, cela ne signifie aucunement que de telles interventions, dcides de manire autonome, reprsen-tent un danger pour ce moi vritable. Si

    lon prsuppose quun individu et donc son moi sont soumis un changement perptuel, la notion de moi vritable devient problmatique, pour ne pas dire contradictoire. Un moi qui nest pas com-pos dune essence na pas de proprits immuables. Si lon identifie le concept de vrit avec celui dimmuabilit, alors le moi vritable pourrait tre traduit par les qualits immuables dune identit en mutation .

    Manifestement, Alexandre Erler entend quelque chose dautre par vritable . Identifie-t-il le moi vritable avec les carac-tristiques consolides dun tre humain ? Mme une telle position ne sauve pas son apprciation. Aprs tout, il arrive que tel ou tel agrgat de qualits domine suivant les diffrents moments. La technologie est susceptible de modifier ce qui lemportait dans le pass au profit dun autre agrgat de qualits, devenu entre-temps prpond-rant. Je ne vois donc pas pourquoi un agr-gat particulier de qualits serait le seul moi vritable. Cela ne signifie pas que la dci-sion dutiliser une technologie d enhan-cement est forcment non problmatique au niveau moral. Mais le fait de se rfrer un moi vritable ne nous aide gure. Une autre question me semble plus intres-sante : dans quelles conditions la dcision dun adulte est-elle moralement problma-

    tique lorsquelle affecte son propre corps ? Tant quil nexiste aucune contrainte

    extrieure inadquate, politique ou autre, et que lgalit est respecte, je ne vois rien de moralement contestable dans de tels choix. Ce principe vaut dailleurs aussi bien pour des technologies d enhancement , comme la gat induite par des mdica-ments, que pour dautres dcisions telle la prostitution volontaire.

    Lorenz Sorgner est charg de cours dthique mdicale lUniversit dErlangen-Nuremberg.

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  • 10 Fonds national suisse Acadmies suisses : Horizons n96

  • Point fort sant

    La sant dans

    tous ses tatsLa saigne tait cense rquilibrer les humeurs corporelles. Elle tait aussi applique laide de sang-sues. Illustration tire du Fasciculus Medicinae de Johannes de Ketham (Venise, 1491).Image : Sheila Terry/Keystone/Science Photo

    Library

    Nous sommes de mieux en mieux soigns, mais le systme de sant nen suscite pas moins des inter-rogations. Les cots ne cessent de crotre, le nombre des diagnostics aussi. Et force de vouloir tre en forme, il arrive parfois que lon se rende malade.

    Des corps qui parlentLorsquon voque la sant, il est

    difficile de ne pas faire rfrence la maladie et au combat qui est men contre elle.

    Afin de procder aux interventions ncessaires et de gurir leurs patients, les mdecins doivent disposer

    dimages de leur corps. Un corps, notamment masculin, mis en scne dans la srie dillustrations qui se succdent dans ce

    point fort consacr la sant. Du squelette du XIVe sicle la tomographie par rsonance magntique du XXIe sicle, chaque reprsentation a une signification qui va au-del de la description objective voulue par les scientifiques. Il ne sagit pas seulement danatomie. Les images parlent la langue de leurs crateurs. uha

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  • 12 Fonds national suisse Acadmies suisses : Horizons n96

  • Un genou de plus

    Cette reprsentation du mdecin et anatomiste Bartolomeo Eustachi (XVIe sicle) met en vidence les muscles, les organes et les vais-seaux sanguins (Tabulae anatomi-cae , dition de 1714). Image : Mehau Kulyk/Keystone/Science

    Photo Library

    Le systme de sant suisse est lun des meilleurs du monde. Mais pour combien de temps encore ? Par Valentin Amrhein

    Fonds national suisse Acadmies suisses

    Parlons argent. En 2010, selon lOf-fice fdral de la statistique, les frais de sant ont reprsent, pour chaque personne vivant en Suisse, une charge moyenne de 661 francs. Soit un total de 62,2 milliards de francs par an ou 10,9% du PIB. Est-ce beaucoup ? Est-ce peu ? LAutriche, lAllemagne, la France, les Pays-Bas et le Canada dpensent davantage, et les Etats-Unis caracolent en tte, avec un systme de sant qui leur cote jusqu 17,6% du PIB. En mme temps, lesprance de vie, en Suisse, est de 81,7 ans. Seul le Ja-pon fait mieux, avec 82,4 ans. Le systme de sant helvtique est aussi un secteur conomique forte croissance, qui emploie quelque 600 000 personnes, soit une per-sonne active sur huit. Alors, pourquoi le rendre meilleur march ?

    Bti sur du sable Nous ne voulons pas un systme de sant moins cher, mais plus raisonnable , ex-plique Daniel Scheidegger, ancien mde-cin-chef au dpartement danesthsiolo-gie de lHpital universitaire de Berne et responsable du projet Systme de sant durable de lAcadmie suisse des sciences. Laccs aux soins mdicaux est bon, mais le systme est bti sur du sable, rsume-t-il. Aujourdhui, il ne fonctionne que parce que nous importons plus de la moiti du per-sonnel mdical. La Suisse laisse ses voi-sins europens le soin dassumer la forma-tion de ses soignants. Et les choses ne vont

    pas sarranger : dici 2020, les EMS auront besoin dau moins 15 000 employs de plus.

    La mdecine pourrait aussi tre meil-leure, selon lui. Grce aux tudes cliniques menes en oncologie, nous savons au-jourdhui que les personnes qui prennent certains mdicaments survivent quatre semaines de plus. Mais nous ignorons si ces quatre semaines se passent bien ou non. Cette inconnue rend difficile, pour le mdecin, la tenue dune discussion ouverte avec le patient. La plupart des experts esti-ment quil est urgent de mener davantage de recherches sur les services de sant pour savoir si linvestissement mdical entrane un bnfice appropri.

    Souvent, les patients ne tombent ma-lades quune fois quils sont chez le mde-cin, pour des motifs inhrents au systme : dans le doute, ils prfrent des prestations inutiles pas de prestations du tout, en re-tour des primes dassurance quils paient. Quant aux mdecins, plus ils traitent de patients, plus ils gagnent. Tel est leffet, par exemple, du systme des forfaits par cas, en vigueur depuis un an. De nombreux hpi-taux fixent contractuellement avec leurs employs une certaine hausse du chiffre daffaires, explique Daniel Scheidegger. Si, en tant que chirurgien du genou, la fin de lanne, je nai pas rempli mon quota de pa-tients oprer, et que vous vous prsentez chez moi avec une lgre douleur au genou, vous pouvez imaginer ce qui se passe !

    Rfrences

    Acadmies suisses des sciences (d.) : Efficacit, utilisation et financement du systme de santsuisse, Berne, 2012.

    Acadmies suisses des sciences (d.) : Mthodes dvaluation de lutilit, res-pectivement de la valeur des prestations mdicales, Berne, 2012.

    www.akademien-schweiz.ch/gesundheitssystem

    : Horizons n96 13

    Point fort sant

    http://www.akademien-schweiz.ch/gesundheitssystem

  • Le paysagiste et crivain anglais John Evelyn a isol en 1667 les artres ( gauche) et les veines ( droite) du corps (Philosophical Transactions , dition de 1734).Image : Middle Temple Library/Keystone/Science

    Photo Library

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  • Le malade est-il coupable ?On na jamais diagnostiqu autant de maladies quaujourdhui. Dans le mme temps, la sant est un bien convoit tout prix, pour lequel chacun est pri de se donner du mal. Or, cette qute peut parfois rendre malade. Par Urs Hafner

    La vie est une maladie mortelle. Plus les paquets de cigarettes se couvrent dimages et de phrases dissuasives, pour des motifs de pr-vention, plus ce bon mot se rpand parmi les fumeurs. Il rappelle une vidence : nous venons au monde pour mourir. Mais cette vidence semble presque obscne, au regard de la valeur montante que la sant revt dans les socits occidentales. Elle est un dogme, et pour nombre dentre nous, elle est devenue une obsession. Il suffit dassister une soire o les invits ont plus de 30 ans : une bonne partie de la dis-cussion tourne (parfois ironiquement) au-tour du mode de vie pour lequel il faudrait opter afin dtre en bonne sant.

    Une phrase diaboliqueEn 1946, lOrganisation mondiale de la sant (OMS) sonnait lavnement de lre de la sant, en dfinissant cette dernire comme un tat de complet bien-tre phy-sique, mental et social , qui ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou dinfirmit . La phrase a quelque chose de diabolique. Elle signifie que personne nest vraiment en bonne sant, ou alors seulement pendant les quelques heures de gloire de son existence. La sant est pose comme un tat auquel on aspire, et pour lequel nous devrions nous donner du mal. Dans la seconde moiti du XXe sicle, la responsabilit du bien-tre des citoyens in-combait lEtat social. Aujourdhui, avec la perce de la pense nolibrale, la chroni-cisation de la crise financire et lexplosion des dpenses de sant, elle relve toujours davantage de lindividu : chacun est rendu

    responsable de sa propre sant. Si lon nest pas en bonne forme, cest parce quon a fait quelque chose de faux : on ne peut donc sen prendre qu soi-mme.

    Le mode de vie en cause?Dans son dition de janvier, le magazine almanique reformiert livrait les rsultats de son sondage dopinion sur la sant. A la question de savoir pourquoi on tombe malade, prs de 60% des sonds avaient indiqu comme cause le mode de vie. Selon reformiert, cette vision des choses serait due en premire ligne lOMS et lOffice fdral de la sant publique. Alors quelle est peine tenable dun point de vue scien-tifique, souligne Josef Jenewein, mdecin-chef la clinique de psychiatrie et de psy-chothrapie de lHpital universitaire de Zurich. Un mode de vie sain, rappelle-t-il dans les colonnes du magazine, ne garan-tit pas quon ne tombera pas malade ; et souvent, on ignore pourquoi une maladie se dclare : mme dans le cas dun fumeur qui dveloppe un cancer une situation a priori vidente la fume nest pas le seul dclencheur.

    La rigidit du rgime de sant moderne fait monter les critiques au crneau. Dans les pays dvelopps, laspiration des soci-ts la sant est devenu le facteur patho-gne prdominant , crivait ainsi Ivan Il-lich, en 1999 dj. La promesse du progrs conduit au refus de la condition humaine et un dgot de lart de souffrir , pour-suivait le philosophe et thologien, dcd en 2002. Motif : Chacun exige que le pro-grs mette fin aux souffrances du corps, maintienne le plus longtemps possible la

    fracheur de la jeunesse, et prolonge la vie linfini. Ni vieillesse, ni douleur, ni mort. Pour Ivan Illich, la disparition de l art de souffrir est lie au changement de la fonc-tion du mdecin : jadis, ce dernier devait avant tout couter le malade. Or, depuis que les hommes de lart se sont fait confisquer le gouvernail de la biocratie par lin-dustrie pharmaceutique et les politiques de sant publique, faudrait-il ajouter ils ne font plus qu attribuer des pathologies . La sant nest plus ressentie , elle est un optimum , un quilibre entre le macro-systme socio-cologique et la population de ses sous-systmes de type humain , d-taillait le philosophe. Or, cette dfinition de la sant forme, pour ainsi dire, le pendant technique de celle de lOMS.

    MdicalisationLa sant veut tre ralise presque par tous, partout et tout moment. Cette vo-lution explique ltablissement du concept de mdicalisation, qui dcrit la place gran-dissante que la sant occupe dans la soci-t. Dans louvrage collectif Gesellschaft und Krankheit Medikalisierung im Spannungsfeld von Recht und Medizin [Socit et maladie mdicalisation dans le champ de tension du droit et de la mdecine], le sociologue Peter C. Meyer constate que de plus en plus de phnomnes non mdicaux (problmes relationnels, absence denfants ou burnout) sont dfinis et traits comme des maladies. En mme temps, les mdecins perdent leur influence. Dun ct, la mdicalisation pse sur le systme de sant en faisant grimper les cots mais, de lautre, le systme co-nomique appelle de ses vux la croissance

    Fonds national suisse Acadmies suisses : Horizons n96 15

    Point fort sant

  • Laspiration des socits la sant est devenu le facteur pathogne prdominant. Ivan Illich

    quentrane la mdicalisation. Il existe sur le march une demande pour de nouveaux produits issus de lindustrie de la sant, comme le montre l human enhance-ment . Cette forme extrme de mdicalisa-tion ne traite pas des maladies, mais opti-mise la sant par le biais dinterventions mdicales (mdicaments le plus souvent). Les corps doivent sadapter ce qui a valeur de norme : on administre aux enfants de petite taille des hormones de croissance, on se dope dans le sport et au travail, et on fait rajeunir les corps, ou on les modle confor-mment au dernier idal, en recourant la chirurgie esthtique.

    Houlette du politiqueCette sant hypostasie, cense sautorali-ser, est aussi place sous la houlette du poli-tique. Pour la sociologue Franziska Schutz-bach, qui consacre sa thse de doctorat la sant reproductive, les programmes supra-nationaux, comme ceux que conduisent lOMS et ses Etats membres, ont mme une dimension de politique dmographique . Le terme fait dresser loreille, car le champ de la politique dmographique est officiel-lement frapp dostracisme depuis le natio-nal-socialisme et les efforts eugnistes des Etats dmocratiques, qui faisaient strili-ser les mres clibataires, mme aprs la Deuxime Guerre mondiale. En 1994, les Nations Unies ont dcid dabandonner la politique de dveloppement antinataliste stricte, quils avaient impose aux pays du Sud, pour, la place, mettre en avant le planning familial comme besoin de sant individuel fondamental, en se rfrant aux droits humains.

    Selon Franziska Schutzbach, les pro-grammes de sant europens de lOMS utilisent linvitation un comportement reproducteur libre et responsable pour promouvoir un autre objectif : stopper la baisse des taux de natalit. Ainsi, lOMS/Europe argumente quil est prfrable pour les femmes davoir des enfants lorsquelles sont jeunes, au motif que lge reprsente un risque pour leur sant. Ce souci pour la sant des femmes est li, affirme la socio-logue, lobjectif daugmenter les taux de fcondit. Le comportement des femmes en matire de procration se retrouve ainsi subordonn la norme de loptimum d-mographique. En ce sens, estime-t-elle, il sagit dune politique dmographique par la petite porte , qui nest plus ordonne par une instance au pouvoir, mais volontaire-ment mise en uvre par les individus, sur la base de recommandations soyez en bonne sant ! Une volution qui corres-pond la notion de gouvernementalit , dveloppe et dcrite par le philosophe Michel Foucault.

    Etre en bonne sant et plus encore, cela demande des efforts, cela fatigue et cela rend parfois malade. Dans notre socit mdicalise, les affections les plus rpan-dues sont les dpressions, les tats dpui-sement et les burnouts. Lhistorien Patrick Kury propose une histoire du savoir sur le stress, o il conclut que les maladies dpui-sement permettent lindividu dexpri-mer son malaise et son surmenage, sans devoir avouer ses dficits et ses limites ; en tant que maladies, le stress et la dpres-sion seraient donc des offres tout fait allchantes. En mme temps, lindividu

    est tenu de se remettre en tat, en recou-rant lun des innombrables traitements disponibles, et de continuer travailler. La dpression serait ainsi la maladie dune so-cit qui aspire tout prix la sant. Voil qui ne fait gure de doute.

    Rfrences

    Ivan Illich : Un facteur pathogne prdomi-nant. Lobsession de la sant parfaite , Le Monde diplomatique, mars 1999.

    Patrick Kury : Der berforderte Mensch. Eine Wissensgeschichte vom Stress zum Bur-nout [Lhomme surmen. Une histoire du savoir sur le stress et le burnout], Francfort-sur-le-Main, 2012, 342 p.

    Erwin Murer (d.) : Gesellschaft und Kran-kheit: Medikalisierung im Spannungsfeld von Recht und Medizin [Socit et maladie : mdicalisation dans le champ de tension du droit et de la mdecine], Berne, 2012, 164 p.

    Franziska Schutzbach : Vom Aussterben Europas. Eine kritische Einschtzung von Fortpflanzungsdiskursen in europischen Gesundheitsprogrammen [De lextinction de lEurope. Critique des discours de la re-production dans les programmes europens de sant], Gender. Zeitschrift fr Geschlecht, Kultur und Gesellschaft ( paratre).

    16 Fonds national suisse Acadmies suisses : Horizons n96

    Point fort sant

  • Le mdecin naturaliste Friedrich Eduard Bilz sest concentr sur la cir-culation sanguine dans son ouvrage populaire Neuen Naturheilverfah-ren (dition de 1898). Image : MaxPPP/Keystone/Bianchetti/Leemage

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  • Premire image aux rayons X dune personne vivante ralise New York en 1907. On voit son squelette, son cur, son foie et ses bijoux. La radiographie a dur trente minutes. Image : Keystone/Science Photo Library

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  • Le maximum nest pas optimalIl y a de nombreuses raisons dtre fier du systme de sant suisse. Mais lobjectif vis par la mdecine est trop souvent maximal et non optimal. Il faudrait se montrer plus modeste. Par Ori Schipper

    Amliorer, cest parfois simplifier. Ce principe, la mdecine actuelle devrait le prendre plus cur. Cest en tout cas ce quon se dit lorsquon dcouvre les chiffres concer-nant la consommation de mdicaments dans notre pays, prsents par Eva Blozik, mdecin-chef au Centre suisse de tlm-decine MEDGATE, loccasion du premier symposium de la recherche sur les services de sant, une discipline qui vise une prise en charge mdicale et soignante aussi effi-ciente que possible. Ces chiffres montrent que les mdicaments prescrits un quart des personnes de plus de 65 ans en pre-mire ligne des psychotropes sont asso-cis pour cette classe dge une augmen-tation du risque deffets indsirables. Or, gnralement, des alternatives ces prin-cipes actifs dangereux existent , souligne Eva Blozik.

    A cela sajoute que presque la moiti de ces patients se voient prescrire simultan-ment cinq mdicaments et plus, ce qui ac-crot le risque dinteractions pernicieuses entre principes actifs. Pour Eva Blozik, cette polymdication est due, entre autres, la fragmentation des soins mdicaux en Suisse. Chacun fait sa petite cuisine , rsume-t-elle. Les mdecins qui travaillent en solitaire ne constituent pas un problme dans le cas de personnes jeunes et en bonne sant qui souffrent dun rhume, estime Eva Blozik. En revanche, pour les personnes ges prsentant plusieurs maladies chro-niques, de nouvelles lignes directrices sont ncessaires en matire de traitement, de mme quune meilleure coordination des soins mdicaux.

    Un champ encore balbutiant Il ne suffit pas davoir beaucoup de bons solistes pour faire un orchestre, rappelle Thomas Rosemann, directeur de lInsti-tut de mdecine gnrale lUniversit de Zurich. Si nous voulons que la mde-cine produise une musique optimale, nous devons porter notre attention plutt sur lorganisation du concert que sur les nou-veauts dans le domaine des procdures et des mdicaments. A ses yeux, la recherche fondamentale et la recherche clinique ne suffisent pas. Pour pouvoir traduire leurs

    rsultats dans le quotidien clinique, le troi-sime pilier de la recherche sur les services de sant est indispensable. Dj bien occu-p en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis, ce champ est encore balbutiant en Suisse. Lobjectif premier de la recherche sur les services de sant nest pas de rationner les prestations mdicales, mais dvaluer de manire scientifique comment obtenir un bnfice maximal pour les patients avec des moyens limits. Les lacunes combler en priorit et les doublons viter nappa-raissent, affirme Thomas Rosemann, que si lon largit le champ de vision lensemble du systme de sant.

    Renoncer la polymdicationSouvent, la recherche sur les services de sant remet en question des routines bien rodes. Cette dmarche sous-tend ltude de Stefan Neuner-Jehle qui travaille dans le mme institut zurichois. Cette recherche fait partie des huit projets soutenus en 2012 par la Fondation Gottfried et Julia Bangerter-Rhyner et lAcadmie suisse des sciences mdicales. Stefan Neuner-Jehle examine si un bref catalogue de questions peut inciter les mdecins de famille et leurs patients de plus de 60 ans renoncer la polymdication. Ce catalogue ne com-porte que quatre questions sur les effets secondaires et les alternatives possibles. Mais dans le dpartement de griatrie dun hpital isralien, le fait de les poser de fa-on rgulire et tenace a suffi pour abais-ser de plus de moiti la consommation de mdicaments, sans concessions en termes de sant. Au contraire : avec moins de mdi-caments, sept patients sur huit se portaient mieux.

    Les chiffres relatifs aux traitements des maladies cardiovasculaires dans les hpi-taux suisses montrent, eux aussi, que les mdecins en font souvent plus que nces-saire. Cest ce que met en vidence lana-lyse dAndr Busato et de son quipe, de lInstitut de mdecine sociale et prven-tive de lUniversit de Berne. En termes de traitements dispenss, les taux varient selon les rgions dun facteur 1 un fac-teur suprieur 10. Ces diffrences nont aucun fondement mdical , explique An-dr Busato. Le chercheur suppose que le

    recours aux prestations mdicales dpend notamment de leur disponibilit. Il pointe une demande induite par loffre et des attentes parfois hors ralit, confinant au wellness . En documentant cette grande variabilit et en dmontrant la dispensa-tion de prestations superflues, il espre amorcer un changement. Mais ce dernier est particulirement difficile induire en Suisse, souligne le chercheur, car dans le domaine hospitalier, les cantons portent plusieurs casquettes : ils sont propritaires, exploitants et rgulateurs de leurs hpi-taux sans sparation des pouvoirs.

    Mcanisme de dfenseUne autre raison pousse parfois les mde-cins en faire trop. Il est souvent plus facile dentreprendre quelque chose que dexpli-quer un patient mourant quil serait peut-tre prfrable de ne rien faire, relve Friedrich Stiefel, psychiatre lUniversit de Lausanne. Ainsi, au lieu de rduire les traitements lapproche de la mort, on les intensifie. Laction prend le pas sur la rflexion, cest un mcanisme de dfense , conclut Friedrich Stiefel. A son avis, beau-coup de mdecins en sont conscients mais peinent toutefois simplement couter. A la place, ils cdent au besoin de chasser leur sentiment dimpuissance, en procdant un examen ou en prescrivant un traite-ment. Friedrich Stiefel nest cependant pas en mesure de quantifier les traitements contestables initis et les consultations inutilement multiplies dans les services de soins intensifs.

    Le progrs technologique et lesprance de vie quil entrane ont induit une crois-sance foudroyante des prestations du sys-tme de sant suisse. A la fiert quinspire pareil succs vient cependant sajouter une inquitude de plus en plus grande chez de nombreux acteurs et observateurs. Dabord parce que le systme de sant touche ses limites, ne serait-ce quen raison du person-nel qui viendra bientt manquer. Ensuite, parce que laisance nous fait oublier nos limites : nous refoulons la mort et perdons ainsi notre capacit discerner ce qui se-rait raisonnable. Nous nosons pas nous de-mander ce qui, dans la palette du mdicale-ment faisable, serait vraiment souhaitable. Dans ce contexte, il nest gure tonnant que la mdecine vise lobjectif maximal et non lobjectif optimal. Il faut esprer que la recherche sur les services de sant nous enseignera davantage de modestie.

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    Point fort sant

  • Tomographie par rsonance magn-tique dune femme vue de face, 2010. Image : Gustoimages/Keystone/Science Photo

    Library

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  • Partage et profite !Risque incommensurable ou potentiel poustouflant ? La question de la mde-cine personnalise divise les esprits. Par Irne DietschiStephen Heywood avait 29 ans lorsque les mdecins ont diagnostiqu chez lui une sclrose latrale amyotro-phique (SLA). Cet arrt de mort, trois

    ingnieurs du MIT ses frres Ben et Jamie ainsi que son vieil ami Jeff Cole ont refus de laccepter. Ils sont alors partis la chasse aux ides dans le monde entier afin dam-liorer et dallonger lexistence de Stephen. Cette exprience les a pousss, en 2004, fonder la plate-forme Internet patientsli-keme.com.

    Comme avec Facebook et les autres mdias sociaux, le principe est celui du partage, dans le cas prsent de donnes de sant. Vous aimeriez adhrer la commu-naut ? Tapez votre adresse e-mail, votre nom dutilisateur et un mot de passe, ainsi que quelques donnes personnelles. En-suite, des questions plus prcises vous sont poses concernant votre ou vos maladies, votre tat gnral, les traitements suivis, les effets secondaires ressentis, etc. Nous pensons que le partage de donnes mdi-cales est positif, dans la mesure o une coopration globale permet lmergence de nouveaux traitements , observent les exploitants de la plate-forme. La transpa-rence est le principe matre. Si lutilisateur donne son accord, PatientsLikeMe revend ses donnes ses partenaires, des entre-prises qui proposent des produits orients patients (mdicaments, appareils, presta-tions mdicales ou assurances), et ralise ainsi un bnfice.

    Mdecine IkeaLentreprise est active depuis longtemps dans la recherche biomdicale. Son tude en ligne, qui mesurait leffet du lithium sur la SLA, a fait grand bruit et t publie en 2011 dans Nature Biotechnology. Si la revue a soulign les limites dune recherche me-ne dans un cadre non clinique, elle a ga-lement reconnu que le fait de transfrer la collecte de donnes des chercheurs vers les utilisateurs ( crowdsourcing ) prsentait des avantages : rapidit, accs un grand nombre de patients et, surtout, une cer-taine valeur de preuve.

    prcisment. Cela se traduit par lappari-tion dautres dnominations : mdecine de prcision , mdecine gnomique , voire mdecine do it yourself , sant 2.0 ou mdecine Ikea .

    La participation des patients est un aspect de la mdecine personnalise qui connat un norme essor. Mais sa significa-tion exacte reste floue. Les dmarcations conventionnelles, par exemple entre cher-cheurs et patients, se brouillent de plus en plus, constate Effy Vayena, de lInstitut dthique biomdicale de lEPFZ. De nou-velles tendances comme le crowdsourcing nous attribuent des rles diffrents que, pour linstant, nous ne comprenons pas

    Jalons dans le traitement du cancerUn fait demeure : le progrs technologique en matire danalyses gntiques et mol-culaires a fait merger de nouveaux prin-cipes actifs, qui ne fonctionnent que pour les patients porteurs des particularits correspondantes. Les traitements sont de plus en plus taills sur mesure, pas encore en fonction de lindividu, mais de groupes limits. Les possibilits de la mdecine in-dividualise sont fantastiques et vont radi-calement modifier notre pratique , estime Andreas Huber, chef de la mdecine de la-boratoire lHpital cantonal dAarau. A ses yeux, la mdecine personnalise avance grce au laboratoire , et jusquici, cest sur-tout dans le traitement du cancer que des jalons ont t poss.

    Dernier exemple en date : le vmuraf-nib (commercialis sous le nom de Zelbo-raf), un principe actif dvelopp par Roche, homologu en 2012. Ce mdicament est ef-ficace contre le mlanome malin, incurable jusque-l, mais seulement chez les patients qui prsentent un certain biomarqueur, soit la moiti dentre eux environ. Les avantages de ce traitement sont vidents : il nest administr quaux personnes chez lesquelles il fonctionne. Autres exemples : le biomarqueur HER2, dans le cas du cancer du sein, ou le gne BCR-ABL, dans celui de la leucmie mylode chronique.

    De telles dcouvertes ne sont possibles que parce que la recherche dispose de tou-jours plus de donnes issues de diffrentes disciplines : gnomique, pignomique et protomique. Cest l quentre en jeu un concept qui hante les mdias de Suisse depuis la campagne malheureuse Mein Genom und wir [mon gnome et nous] dErnst Hafer, professeur lEPFZ : lana-lyse incontrle de lADN, le patient trans-parent. Christine Egerszegi, conseillre na-tionale et prsidente de la Commission de la scurit sociale et de la sant publique, juge la population inquite et exige des rgles claires . Quant lAcadmie suisse

    des sciences mdicales (ASSM), elle met en garde contre les drives de la mdecine personnalise, notamment contre les offres douteuses de tests gntiques propo-ses sur Internet . Le journal almanique 20 Minuten est mme all jusqu titrer : De nombreux Suisses font tester leurs gnes ltranger les mdecins tirent la sonnette dalarme. Lheure est-elle vrai-ment si grave ?

    Effy Vayena juge exagre lhystrie m-diatique par rapport aux tests gntiques. Il faut rester critique, mais nous ne de-vrions pas laisser la peur guider nos rac-tions , estime-t-elle. La chercheuse relve que les gens sont nombreux se mesu-rer : que ce soit pour valuer leur consom-mation quotidienne de calories ou prendre leur pouls lorsquils font de la course pied. Selon elle, le fait que de plus en plus dindi-vidus sintressent lanalyse de leur ADN sinscrit dans cette tendance. Et elle ny voit rien de fcheux, tant que lthique est res-pecte et les gens bien informs. Un tel in-trt est susceptible damener les citoyens participer plus activement aux dcisions de sant et la recherche, crit-elle dans un article paru dans Nature Biotechnology. Si les progrs de la mdecine personnali-se reprsentent un objectif souhaitable, la disponibilit de donnes gntiques, elle, est dcisive.

    Mthodes participativesAvec son attitude optimiste, Effy Vayena est sur la mme longueur donde que cer-tains chercheurs amricains qui, lorsquil est question de participation, saluent sur-tout les possibilits presque incroyables quouvre la mdecine personnalise. En juillet dernier, par exemple, lentreprise biotech 23andMe, un poids lourd califor-nien sur le march des tests gntiques, a rachet la plate-forme sant CureTogether, qui fonctionne de faon similaire Pa-tientsLikeMe. De la combinaison entre la communaut CureTogether et les profils molculaires de la clientle de 23andMe, les reprsentants de la recherche qui avance grce aux patients escomptent un norme lan : pour eux, les mthodes participatives ont dfinitivement fait leur entre dans le domaine de la sant.

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    Point fort sant

  • Cartoon

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  • Questions-rponses

    Nous devons nous montrer plus srs de nous

    Beaucoup de gens ignorent ce que font les chercheurs en sciences humaines et en quoi ils contribuent rsoudre les problmes de la socit.

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    tLa marge de manuvre pour une rflexion qui ne cible pas une solution immdiate se rduit de plus en plus. Or, les sciences humaines en ont besoin, affirme Virginia Richter.

    Virginia Richter, vous avez contribu la prise de position Pour un renouvellement des sciences humaines . Pourquoi doivent-elles se renouveler ?Les sciences humaines ne sont pas appe-les se rinventer compltement. Elles possdent une belle tradition. Mais elles ont deux problmes. Apparemment, beau-coup de gens ignorent ce que font les cher-cheurs en sciences humaines et en quoi ils contribuent rsoudre les problmes de la socit. L, nous devons tre plus srs de nous et montrer que les modles que nous offrons vont au-del de solutions stric-tement techniques. Lautre difficult est interne : partout dans le monde, les nou-veaux critres dvaluation de la recherche portent largement la marque des sciences naturelles. Si nous ne voulons pas tre p-naliss dans lattribution de financements tiers, nous avons rflchir la manire de ragir ces dfis.

    En quoi les critres dvaluation des sciences naturelles diffrent-ils de ceux des sciences humaines ?Dans les sciences naturelles, la taille est souvent un critre de qualit : combien de chercheurs collaborent sur ce projet ? Com-bien darticles ont t publis ? Alors quune chercheuse classique en sciences hu-maines commence par passer des annes en bibliothque, mne sa recherche seule

    et finit par crire un livre. Comment com-parer un ouvrage, sur lequel on a travaill six ou sept ans, avec une srie darticles ? Le processus de rvision par les pairs existe aussi chez nous, mais nous navons pas de ranking officiel des revues spcialises, ni de systme de dcompte des citations. Ce qui est central, cest le caractre convain-cant de lenchanement argumentatif.

    Et cest cela que vous voulez changer ?Nous ne pouvons pas juste nous adapter aux sciences naturelles. Il ne faudrait pas abandonner la recherche dite en solitaire, et il est indispensable que nous conti-nuions crire des monographies. Les uni-versits britanniques montrent o peut conduire la concentration permanente sur lvaluation : on y effectue tous les cinq ans une photographie panoramique du paysage de la recherche, o le succs conomique et les passages la tlvision sont trs priss. Il en rsulte une recherche de plus en plus

    spcialise, qui perd en profondeur, car elle est value aussi en fonction de la faon dont elle est perue de lextrieur. Nous voulons garder la possibilit de conduire des analyses amples et complexes.

    Que voulez-vous modifier, alors ?Pour nous aussi, les grands projets de re-cherche peuvent tre utiles. Des centres de recherche en sciences humaines, o lon dpasse les frontires des disciplines, mergent dj. Nous devons nous deman-der comment faire pour obtenir des fonds pour de tels projets. Mais il faudrait aussi des formes dencouragement qui per-mettent aux professeurs de se consacrer durant un an lcriture dune monogra-phie. Actuellement, la marge de manuvre pour une rflexion qui ne cible pas une so-lution immdiate se rduit de plus en plus. Or, les sciences humaines en ont besoin.Propos recueillis par Valentin Amrhein

    Virginia Richter est professeure de littrature an-glaise moderne lUniversit de Berne. La prise de position de lAcadmie suisse des sciences humaines et sociales Pour un renouvellement des sciences humaines est disponible sur www.sagw.ch/geisteswissenschaften.

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    http://www.sagw.ch/geisteswissenschaften

  • Portrait

    Entre devoir et espoir

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    En tant que juriste, Helen Keller peut se permettre de laisser certaines questions ouvertes. Comme juge, elle doit trancher. Par Caroline Schnyder

    Elle sourit lobjectif et ne bronche pas pendant toute la sance photo dans la bibliothque de lUniversit de Zurich. Helen Keller a lhabitude dtre un personnage public, de donner une voix et un visage ce qui lui tient cur. Mais elle ne sexprime plus trs souvent dans les mdias depuis quelle a pris ses fonctions de juge la Cour europenne des droits de lhomme Strasbourg : elle doit prserver son indpendance, pour ses fu-turs dossiers galement.

    Professeure de droit international lUniversit de Zurich, Helen Keller est la juge suisse Strasbourg, o elle a t nom-me en 2011, pour neuf ans. La recherche et lenseignement ne sont dsormais pos-sibles pour elle que pendant les vacances judiciaires. Cette nouvelle fonction est un immense changement , mme si elle connaissait dj le mtier, grce son tra-vail au Comit des droits de lhomme de lONU, New York. A luniversit, Helen Kel-ler pouvait planifier, laisser certaines ques-tions ouvertes ou les approfondir. A la Cour, qui compte 700 collaborateurs, elle doit sintgrer dans les processus : elle est une roue dans un engrenage, importante certes, mais qui loblige collaborer troitement avec les autres. Et elle doit prendre position, quelle que soit laffaire qui lui est soumise.

    A la Cour, 47 juges tranchent les plaintes dposes pour atteinte la Convention europenne des droits de lhomme et ses protocoles additionnels. 128000 plaintes sont pendantes. Environ 70% dentre elles proviennent de sept des 47 Etats du Conseil de lEurope : Russie, Turquie, Italie, Ukraine, Serbie, Roumanie et Bulgarie. 1300 plaintes manent de Suisse.

    Chaque semaine, Helen Keller se re-trouve avec plusieurs dizaines de nou-veaux dossiers traiter sur son bureau. Ils concernent tout un ventail datteintes possibles aux droits de lhomme : mauvais traitements, coutes tlphoniques, cen-sure. Certaines dcisions, comme les sus-pensions dexpulsions, doivent tre prises dans les 24 heures. Il sagit chaque fois daider des gens faire valoir leur bon droit vis--vis dun Etat, de protger les droits de lhomme en tant que droits individuels fondamentaux.

    Responsabilit partageSuivant limportance des dossiers, la ju-riste travaille dans diffrentes cours : chaque semaine, elle tranche de 40 50 affaires en juge unique, de 10 30 affaires dans une commission de trois juges, et de 5 10 affaires en tant que juge de la petite chambre, o sept juges sigent une fois par semaine. Quant la Grande Chambre, ses 17 membres se runissent rgulirement plusieurs semaines dintervalle, en prin-cipe pour dlibrer au sujet dune affaire controverse, et finalement saccorder sur un consensus aussi large que possible. La responsabilit est norme, avoue Helen Keller. Je suis soulage de pouvoir la parta-ger avec mes collgues.

    Celui qui obtient gain de cause est la personne qui russit convaincre les juges. Helen Keller rappelle qu luniversit, elle lisait les jugements en fonction de leur co-hrence et critiquait leurs contradictions. Elle a d apprendre quun jugement nest pas une dissertation acadmique, mais laboutissement de processus dcisionnels. Page aprs page, ces dcisions de justice

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  • Le mtier de juge nest pas seulement lourd porter, il est aussi souvent solitaire.

    font lobjet de discussions, on les complte un endroit, on les relativise ou on les mo-difie un autre. Le rsultat procde souvent dun compromis.

    Hormis les casse-ttes juridiques, le quotidien de la juge Strasbourg est aussi fait de dossiers qui lui font mal au cur : torture, enlvement denfants, disparitions en prison. Des affaires dont elle ne peut mme pas discuter avec son mari : tant que la procdure est en cours, elle nest auto-rise parler de ses dossiers quavec ses collgues. Une situation souvent difficile : parfois, elle aimerait pouvoir se dcharger. Il lui arrive donc davoir besoin dune mis-sion de varit, tard le soir, pour vacuer ce qui pourrait lempcher de dormir.

    La menace de certains EtatsPour Helen Keller, critiquer luniversalit des droits de lhomme na gure de sens. A Strasbourg, les opinions sont certes par-tages sur certaines questions, comme lavortement ou ladoption. Mais si une per-sonne se fait trancher une main aprs avoir commis un vol, il ny a pas discuter pour savoir si cet acte constitue vritablement une violation des droits de lhomme : lat-teinte est claire. A ses yeux, ce ne sont pas les positions relativistes qui menacent les droits de lhomme, mais certains Etats la constitutionnalit fragile : leurs tribunaux ne fonctionnent pas, leurs prisons sont pleines, ou la police y brutalise les civils. Or, de tels Etats ne sont pas lexception, relve-t-elle, mme en Europe.

    Pourtant, Helen Keller continue de croire aux gouttes deau qui, force de tom-ber, finissent par creuser la roche. Pour la personne qui dpose plainte, cest la recon-

    naissance dune atteinte ses droits hu-mains qui compte. La juriste espre que les jugements incitent certains Etats modi-fier leur jurisprudence ou leur lgislation. Un espoir dailleurs fond : ces dcisions ont entran des changements concrets, par exemple pour les personnes incarc-res.

    Helen Keller travaille du lundi au jeudi Strasbourg, son mari et ses deux enfants tant en Suisse. Concilier vie de famille et vie professionnelle, nest-ce pas un pro-blme pour elle ? Si, avoue-t-elle, cest par-fois limite. Mais Skype facilite beaucoup les choses, comme les interrogations de voca-bulaire avec les enfants. Et il lui faut les deux, le travail et la famille. Elle souligne aussi limportance de se sentir entoure et soutenue par le cercle familial ou les amis : Le mtier de juge nest pas seulement lourd porter, il est aussi souvent soli-taire , conclut-elle.

    Helen Keller

    Helen Keller est professeure de droit public, de droit europen et de droit international lUniversit de Zurich. Elle est aussi juge la Cour europenne des droits de lhomme Strasbourg. Ne en 1964, elle a fait ses tudes de droit Zurich. Sa carrire acad-mique la mene, entre autres, la Harvard Law School, lEuropean University Institute Florence et lInstitut Max Planck de droit public tranger et de droit international, Heidelberg.

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  • Lieu de recherche

    Rseaux et inselbergsAux Seychelles, le biologiste Christopher Kaiser-Bunbury remonte la piste des liens qui unissent les plantes indignes et leurs pollinisateurs.

    AFRIQUE

    INDE

    SEYCHELLES

    MER

    DA

    R AB I

    E

    Physiquement et psychologi-quement, le recueil de donnes est une tche lourde. Nous sommes une quipe de cinq observateurs. Chaque jour, nous partons au petit matin, et nous sommes en route toute la journe dans les collines des Seychelles. Nous y guettons en permanence insectes, oiseaux et geckos. En collectant sur les fleurs le nectar dont ils se nourrissent, ces derniers assurent la diffusion de leur pol-len et contribuent ainsi la reproduction de la flore. Les liens entre vgtaux et ani-maux forment un rseau cologique. Celui-ci est important, car il en dit beaucoup plus sur le fonctionnement dun cosystme que la diversit des espces, par exemple. Dans un jardin botanique, elle peut ainsi tre particulirement importante, alors que le rseau cologique, lui, est faible.

    Les Seychelles sont considres comme un hot spot de la biodiversit. Il y pousse une grande varit de vgtaux. Mais uni-quement 300 espces environ sont indi-gnes, et 1000 autres ont t introduites par lhomme, volontairement ou non. Heu-reusement, seule une trentaine de plantes sont invasives et refoulent la vgtation indigne. Il y a un an, nous avons restaur

    intgralement quatre zones avec les autori-ts locales. Nous avons sci quelque 35000 arbustes et arbres introduits, puis asperg les souches dherbicide afin dempcher le bourgeonnement. Maintenant, nous tu-dions le changement que cette interven-tion dans les processus naturels induit au niveau du rseau cologique.

    Les zones restaures sont ce quon ap-pelle des inselbergs : dimmenses rochers de granit aux flancs abrupts. Cest sur le dos de ces colosses que poussent les dernires communauts vgtales naturelles bien conserves. Elles forment comme des les dans la mer des vgtaux introduits qui re-couvrent le reste des Seychelles. Pour nous, ces formations gologiques uniques sont idales, car elles nous offrent un contrle sur notre exprience en pleine nature. Nous comparons le rseau cologique des quatre inselbergs restaurs avec celui des quatre autres qui nont pas subi dinterven-tion.

    Lradication des plantes introduites peut avoir des rpercussions aussi bien positives que ngatives sur les liens qui unissent les vgtaux indignes et les pollinisateurs. Il serait envisageable, par exemple, que ces derniers optent toujours

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  • Afin danalyser et de prserver la biodiversit aux Seychelles, des biologistes rhabilitent des zones en les dbarrassant des vgtaux intro-duits par lhomme. Ils peuvent ainsi tudier les changements intervenus au niveau du rseau cologique ( gauche, un terrain restaur). On voit ci-dessus un lzard et un oiseau indi-gnes en contact avec des plantes locales. Photos : Christopher Kaiser-Bunbury, Sabrina van de Velde, Jens Olesen

    davantage pour les plantes indignes, sils ne disposent plus des fleurs riches en nec-tar des espces invasives. A linverse, il est possible aussi que ces pollinisateurs steignent ou migrent sils savrent inca-pables de sadapter la rduction de loffre de nourriture. Pour linstant, nos donnes contredisent lide dominante selon la-quelle les pollinisateurs tropicaux seraient hyperspcialiss. Nombre dentre eux ne sont pas trs difficiles et se servent auprs dun grand nombre de vgtaux diffrents.

    Le rseau cologique est dynamique en raison des changements temporels aux-quels les liens entre les plantes et leurs pollinisateurs sont soumis. Cela rend notre travail captivant, mais complique lana-lyse. Nous essayons dexpliquer la dyna-mique que nous dcouvrons, en nous ser-vant de modles mathmatiques. Combien de temps faut-il un systme dtruit pour fonctionner nouveau et sautoprserver ? Nous cherchons des points de rupture et des valeurs seuil quil conviendrait de fran-chir, ou au-dessous desquelles il faudrait descendre, pour que des processus nga-tifs senclenchent. Ce que notre exprience rvle aux Seychelles est important aussi pour la protection de la nature sur dautres

    les tropicales, comme la Nouvelle-Zlande, Madagascar ou Hawa.

    Le gouvernement des Seychelles a dcid de mettre sous protection deux des quatre inselbergs restaurs. Lorsque notre exp-rience sachvera, ils devraient tre trans-forms en parcs naturels pour lcotou-risme. Les rentres ainsi dgages seront utilises pour lentretien et la conservation des communauts vgtales naturelles. Cela me rjouit dautant plus que nombre despces sont endmiques aux Seychelles: elles ne poussent que sur les inselbergs. Propos recueillis par Ori Schipper

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  • Biologie et mdecine

    Du collier de perles au chaudron de sorcireLes gnes ne constituent quune infime partie de notre gnome. Le reste tait considr jusquici comme du dchet gntique. Or, son importance biologique est capitale. Par Ori Schipper

    Avant, tout tait beaucoup plus clair. Il y a quatre-vingt ans peine, les gnticiens ignoraient lexistence des squences dADN aujourdhui omniprsentes et imagi-naient lhrdit comme une sorte de collier de perles, le long duquel les caractristiques hrditaires les gnes salignaient joli-ment cte cte. Limage a en tout cas t utilise par Barbara McClintock, lors de son discours la crmonie de remise du prix Nobel qui lui a t dcern en 1983 pour sa dcouverte : la capacit de certaines perles schapper du collier et aller prendre place dans un autre. Durant son demi-sicle de recherche, elle avait russi identifier des lments gntiques mobiles dans le gnome du mas : les transposons ou l-ments transposables.

    Ces lments gntiques mobiles ne sont pas la seule raison pour laquelle limage du collier de perles ne convient pas pour dcrire lADN des vgtaux ou des tres humains : il y a aussi le vide bant qui rgne entre les perles. Les diffrents plans de construction de protines sont en effet spars les uns des autres par de vastes por-tions dnues du moindre gne. Depuis les annes 1970, de nombreux scientifiques les dsignent sous le nom d ADN poubelle ( junk DNA ). Or, une grande partie de ces dchets situs entre les gnes sont impu-tables aux diffrents transposons. Daprs ce que lon sait aujourdhui, les nombreux membres de cette famille dlments mo-biles reprsentent environ 85% du gnome du mas et plus de la moiti du gnome humain.

    Parent avec les virusDeux caractristiques des transposons leur ont valu leur mauvaise rputation, au cours des quarante dernires annes. Dabord, leur parent avec les virus : ces derniers intgrent aussi lADN des cellules quils contaminent, contraignant leurs cellules htes fabriquer dautres virus. Ensuite, leur multiplication : souvent, une version du transposon reste son lieu dorigine, alors quune autre version sintgre ailleurs dans le gnome et recombine une struc-ture qui a fait ses preuves (elle peut ainsi dclencher des maladies comme le cancer).

    Dans notre gnome, lpigntique fait que la plupart des transposons dorment. Ce concept trs en vogue explique, entre autres, comment les lments transpo-sables perdent leur mobilit. La cellule est dote de mcanismes (pigntiques) permettant dactiver ou de dsactiver dif-frents gnes diffrents moments. Lun de ces interrupteurs molculaires est com-pos de protines appeles mthyltransf-rases dADN qui fixent sur lADN de petits appendices chimiques. Ces groupes fonc-tionnent comme une colle qui verrouille localement la longue double-hlice de

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  • Image chaotique. Cest ainsi que les biologistes s'imaginent les lments gntiques mobiles prsents dans le gnome. Illustration: Elisa Forster

    lADN, rendant cette dernire inaccessible dautres protines. Les gnes scells, ou inactifs, peuvent tre ractivs par la sup-pression des groupes mthyle.

    Comme presque tous les transposons dans notre gnome sont inactivs, de nombreux scientifiques concluent que le but biologique des mthyltransfrases dADN rside dans la dfense et linactiva-tion de squences parasitaires. Mais dans un article rcemment publi par la revue Science, Nina Fedoroff, spcialiste de gn-tique vgtale, plaide pour une rorien-tation. La chercheuse postule que si les lments gntiques transposables sont beaucoup plus rpandus dans le gnome des plantes fleur et des vertbrs que dans celui des bactries, ce nest pas malgr les mcanismes daction pigntiques, mais cause deux. Selon elle, lapparition de rseaux pigntiques complexes au cours de lvolution aurait permis, chez les tres vivants pluricellulaires, une division du travail entre cellules. En mme temps, les possibilits de contrle pigntiques, qui permettent dinactiver les transposons en les scellant, diminuent la pression slec-tive, qui voudrait voir le gnome dbarrass de ces lments mobiles.

    Moteurs de lvolutionPar ailleurs, les perles gntiques mobiles ne sont pas que des parasites invasifs. Ce sont dimportants moteurs de lvolution, souligne Didier Trono, du Global Health Institute de lEPFL. Ils sont capables de re-combiner diffrentes parties du gnome, et ce sont eux qui, avec le temps, nous ont fait tels que nous sommes. Avec son quipe, ce chercheur tudie la faon dont les cel-lules humaines sy prennent, au stade em-bryonnaire, pour inhiber la mobilit des transposons. Au commencement de notre vie, nous sommes particulirement vuln-rables. Lorsque nous sommes constitus

    de quelques cellules seulement, il est essentiel que ces dernires suivent prcisment un pro-gramme dfini, et que des l-ments mobiles ne viennent pas les embrouiller.

    Mais mme lorsquils ne font pas de bonds, les transposons influencent lactivit des gnes de leur voisinage. Ils agissent comme des mines terrestres dans le gnome et se font remarquer loin la ronde , explique Di-dier Trono. Dans ce contexte, il nest gure surprenant que les rsultats de diverses recherches publis en parallle lan pass dans le cadre du projet international En-code (Encyclopdie des lments dADN) arrivent la conclusion que 80% de ces supposs dchets revtent en ralit une importance biologique et jouent un rle important dans la rgulation des gnes, cest--dire dans lpigntique. Lintrt croissant que cette dernire suscite est donc une aubaine pour l ADN poubelle , car il est lobjet, aujourdhui, de davantage de considration.

    Les modifications pigntiques sont susceptibles dtre transmises sur plu-sieurs gnrations en restant stables. Mais elles peuvent tre annules tout moment si les cellules y sont pousses. Barbara McClintock a utilis le concept de chocs gnomiques pour qualifier de tels mo-ments dans le dveloppement des espces. Lexpression dsigne la raction dune cel-lule lorsque cette dernire dcouvre que son patrimoine hrditaire a t irrpara-

    blement endommag. Il ne lui reste plus quune chose faire : activer les transpo-sons afin que ces derniers se multiplient et recombinent le gnome.

    Les transposons se sont ainsi rpandus pendant des millions dannes. Souvent, ces lments mobiles se barrent rcipro-quement la route, un nouveau transposon sintgre dans un autre, plus ancien, ou alors deux cassures issues de deux l-ments transposables engagent de nou-velles liaisons. Le gnome est ds lors rebricol , les gnes pris entre deux sont retirs ou dupliqus.

    Plus de logique linaireDe lancienne logique linaire du collier de perles, il ne reste plus grand-chose dans limage que la science se fait actuellement du gnome. Aujourdhui, notre gnome sapparente au contenu dun chaudron de sorcire qui dort la plupart du temps, grce aux mcanismes de contrle pigntiques, mais qui peut se rveiller tout moment : lorsque la soupe se met bouillonner dans le chaudron, les bonds et le bricolage re-partent pour un nouveau tour. Lvolution na pas de fin.

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  • Illuminer le labyrinthe du cerveau

    Diffuse par une fibre optique implante sous le crne, la lumire permet dactiver des cellules choisies. Photo : Alison Pouliot

    Loptogntique, technique danatomie fonctionnelle nova-trice, utilise de la lumire pour activer des circuits neuronaux spcifiques. Un outil qui permet dinfluencer directement les capacits crbrales. Par Olivier Dessibourg

    Jeune mdecin, je dtestais de-voir mmoriser dans les livres des connexions crbrales sup-poses. Mais je suis dsormais fascin ! Ce qui a converti le professeur Christian Lscher, de lUniversit de Ge-nve ? Lessor dune technique permet-tant de dcrypter la circuiterie crbrale : loptogntique. Lide centrale en est de glisser, au sein de cellules choisies, un gne dont la protine joue le rle dinterrup-teur cellulaire actionnable simplement laide ... dune lumire bleue, diffuse par une fibre optique implante sous le crne, et qui permet donc de faire sactiver ces cellules souhait.

    Christian Lscher est un spcialiste de leffet des drogues sur le cerveau et il sin-tresse une rgion prcise appele aire tegmentale ventrale, tour de contrle du circuit de la rcompense, sollicite devant un plat apptissant mais qui est suractive lors de la consommation de substances ad-dictives. En pouvant enclencher souhait des neurones bien spcifiques de cette aire, et en croisant nos observations avec celles faites en microscopie lectronique par mon collgue Dominique Muller, nous avons pu dterminer o ces neurones projettent leurs connexions , raconte Christian Ls-cher. En loccurrence, contre toute attente, exclusivement vers une petite fraction de cellules de la rgion cible, qui sont respon-sables de ltat de veille. Une connectivit crbrale insouponne a ainsi pu tre mise en vidence, et dcrite dans la revue Nature. Mais ce nest pas tout.

    Lintrt, poursuit le chercheur, est que

    maintenant nous pouvons dpasser la neu-roanatomie et aussi tudier la fonctionna-lit de cette connexion. Le groupe de neu-rones de laire tegmentale ventrale tudi par lquipe de Christian Lscher est connu pour avoir une fonction inhibitrice sur des cellules dune autre aire, qui sont respon-sables de ltat de veille. Si les neurones inhibiteurs sactivent, leurs cellules cibles se mettent en mode pause, une action qui facilite lapprentissage dune tche, si elle se rpte rgulirement. En effet, en qui-pant les neurones en question avec un in-terrupteur optogntique et en clairant le cerveau des souris des moments prcis avec la lumire bleue, les chercheurs ont trouv que ces rongeurs arrivaient mieux apprendre prvoir des chocs lectriques que les souris normales ! Grce loptog-ntique, il est dsormais possible dinfluen-cer les capacits crbrales des cobayes.

    Plus compliqu Outre ltude de ces neurones en elle-mme, ces travaux renforcent dfinitive-ment la conviction quil faut connatre finement les rseaux neuronaux avant de comprendre le cerveau, conclut Chris-tian Lscher. On ne peut plus simplement dire que telle aire fait ceci, une autre cela. Certes, semblable remarque complique les choses. Mais grce loptogntique, nous avons maintenant lopportunit dtudier avec une prcision fantastique ce quon appelle le connectome, le plan complet des connexions neuronales. Il sagit de la seule manire desprer pouvoir expliquer terme comment fonctionne le cerveau.

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    Biologie et mdecine

  • Des bactries gardes du corps

    Des chenilles ravageuses ingrent des feuilles qui ont t traites avec des bactries insecti-cides.

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    Traiter chimiquement les racines des plantes cultives contre les affec-tions fongiques et les insectes qui les menacent reste trs difficile. Et si des bactries savraient prcieuses dans ce combat ? Cest ce qua dcouvert lquipe de Christoph Keel, de lUniversit de Lausanne, lors dune recherche en collabo-ration avec le groupe de Monika Maur-hofer, de lEPFZ. Les chercheurs ont tabli que la bactrie Pseudomonas protegens, qui colonise les racines des plantes, a la capacit de protger ces dernires contre des champignons pathognes. Mieux encore, elle possde aussi des proprits insecticides. On a ainsi pu identifier une rgion de son gnome qui code pour une toxine insecticide. Il sagit dune protine qui semble particulirement toxique pour les chenilles de certains papillons. Lorsque celles-ci ingrent des feuilles de soja ou de chou traites avec des Pseudomonas pro-tegens, elles prissent. La toxine mortelle nest produite quune fois que la bactrie se retrouve dans le corps de la chenille. Les connaissances sont encore insuffisantes pour connatre limpact de ces bactries sur lensemble des insectes, mais des tests effectus sur les abeilles montrent quelles sortent indemnes de leur contact avec elles. Ces nouvelles dcouvertes renfer-ment lespoir de pouvoir compter sur un agent biologique tout faire, qui protge-rait les plantes des champignons et des insectes ennemis des racines, mais aussi de ceux sattaquant aux feuilles. Fleur Daugey

    Virus champions de la dissimulation

    Jeu de cache-cache dvoil. LARN viral color en rouge entoure le noyau vert de la cellule.

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    Les coronavirus sont passs matres dans lart de jouer cache-cache. A lorigine de nombreux rhumes ba-naux mais aussi de la pandmie de SRAS, les virus de cette famille russissent en effet se rendre invisibles. Cest ce quont dcouvert des chercheurs sous la direction de Volker Thiel, lHpital cantonal de Saint-Gall. Normalement, les cellules at-taques par des virus peuvent faire la dis-tinction entre le gnome de ces derniers et leur propre patrimoine gntique , note Volker Thiel. Cest possible parce que le gnome des cellules, contrairement celui de nombreux virus, est marqu au moyen de groupes chimiques particuliers et porte ainsi une sorte de carte didentit. Lorsque les cellules ne la reconnaissent pas, elles enclenchent une raction de dfense. Les coronavirus possdent en revanche des protines qui leur permettent de munir leur gnome ARN dune telle carte didentit. Ainsi masqus, ils sont capables de se multiplier dans lorganisme pendant plusieurs jours sans quon les remarque ou presque. Le virologue et son quipe ont mis en lumire ce jeu de cache-cache en cultivant en laboratoire des virus privs dune de ces protines. Grce des essais sur des cultures de cellules, ils ont russi dmontrer que les virus modifis provo-quaient une rponse immunitaire. Cette dcouverte pourrait lavenir tre utilise des fins mdicales, par exemple pour fabriquer des vaccins base de virus affai-blis. Fabio Bergamin

    Combat contre les vers

    Parasites en action. Des vers lorigine de la bilharziose.

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    Les vers parasites affectent plus dun milliard dtres humains chez qui ils provoquent malaises et pertes dnergie. Ils sont notamment rpandus dans les rgions rurales des Tropiques o les conditions sanitaires sont dfi-cientes. Leurs effets sont particulire-ment dommageables chez les enfants qui grandissent moins vite et sont moins rceptifs en classe. Les mdicaments utiliss jusquici ne sont pas suffisamment efficaces et ne tuent, par exemple, pas les agents de la bilharziose. Les entreprises pharmaceutiques renoncent, quant elles, dvelopper de nouveaux remdes, car ceux-ci ne seraient pas assez lucratifs. La lutte contre la malaria intresse au-jourdhui davantage les chercheurs que le combat contre les vers parasites. Le groupe de recherche de Jennifer Keiser, lInstitut tropical et de sant publique suisse Ble, est toutefois en train de combler cette lacune. Les scientifiques ont identifi, dans un pigment jaune extrait des fruits du mangoustanier, ainsi que dans des plantes mdicinales dAfrique de lEst et de lOuest comme les fleurs de kousso, des principes actifs qui peuvent inhiber ou dtruire les vers. Ils ont galement trouv des subs-tances synthtiques dj prsentes sur le march qui sont efficaces. Jennifer Keiser estime que la combinaison de ces diff-rentes substances actives est particuli-rement prometteuse vu que ces dernires sont facilement disponibles. Les rsultats de nos dcouvertes sont trs attendus dans les pays concerns , prcise-t-elle. Susan Glttli

    Fonds national suisse Acadmies suisses : Horizons n 96 31

  • Environnement et technique

    Le graphne, un matriau du futur

    Dcouvert en 2005, ce cristal suscite dj de nombreuses attentes. Ses proprits lectroniques, mcaniques, optiques et mme thermiques ouvrent la porte dinnombrables applications. Par Anton Vos

    Prenez une mine de crayon gris, col-lez-y un morceau de ruban adhsif et retirez-le. Par ce geste, vous aurez de grandes chances de prlever un petit chantillon de graphne. Mme ob-tenu dune manire aussi rudimentaire et encore enduit de colle, ce cristal, constitu dune seule couche datomes de carbone, possde certaines proprits lectroniques suprieures aux meilleurs semi-conduc-teurs en silicium fabriqus dans des condi-tions de propret absolue. Rien que pour cela, la dcouverte dun tel matriau mrite le prix Nobel de physique.

    Cest dailleurs ce qui sest pass. En 2010, Andre Geim et Konstantin Novose-lov, de lUniversit de Manchester, ont reu la haute rcompense sudoise pour avoir, seulement six ans auparavant, isol ( par-tir du graphite et avec un ruban adhsif), identifi et caractris le graphne. Depuis, sans attendre, plusieurs quipes des prin-cipales institutions de recherche suisses (Universit de Genve, Ecoles polytech-niques de Lausanne et de Zurich, Empa, notamment) se sont lances dans cette voie

    32 Fonds national suisse Acadmies suisses : Horizons n 96

  • de recherche et commencent sorganiser au niveau national. Elles sont galement trs prsentes dans les projets europens, linitiative phare Graphne de lUE no-tamment.

    Premier cristal stableIl faut dire que le graphne a de quoi en-flammer les esprits des physiciens. Pour ce quil reprsente dabord : cest le pre-mier cristal bidimensionnel connu qui soit stable temprature ambiante. Les physiciens ont longtemps cru un tel objet impossible. Selon eux, une monocouche datomes est instable et, pass une cer-taine taille, mme trs petite, elle ne peut que se replier ou sagglomrer. Le graphne leur a donn tort. Lentreprise Samsung en fabrique dailleurs depuis quelques annes par mtre carr. Mme si la qualit de la production nest pas encore optimale, elle progresse sans cesse.

    Ensuite, la monocouche de carbone se profile comme le matriau du futur par excellence. Il nexiste rien de plus fin, son paisseur ne dpassant gure un tiers de millionime de millimtre. Tout en prsen-tant une rsistance la rupture cent fois plus grande que lacier, le graphne est ga-lement flexible et extraordinairement l-ger. Un hamac fabriqu dans cette matire pourrait soutenir sans cder le poids dun chat tout en ne pesant pas plus quune de ses moustaches.

    Une star de llectroniqueCe nouveau matriau est aussi un excellent conducteur lectrique. La mobilit de ses lectrons est jusqu 100 fois plus grande que dans le silicium, un paramtre qui dfi-nit la vitesse de fonctionnement des tran-sistors. La perspective de fabriquer des or-dinateurs des dizaines de fois plus rapides que ceux daujourdhui est pour le moins allchante.

    Une monocouche de carbone ne se comporte pas comme un semi-conducteur, tempre toutefois Alberto Morpurgo, pro-fesseur au Dpartement de physique de

    la matire condense (DPMC) de lUniver-sit de Genve. Il lui manque ce que nous appelons un gap dnergie, une proprit de sa structure lectronique qui est indis-pensable pour le rendre isolant volont et contrler ainsi le passage dun courant lectrique, comme le font les transistors classiques.

    Le chercheur genevois, qui travaille depuis plus de six ans sur le graphne, a nanmoins montr en 2008 quen super-posant deux couches de ce cristal et en appliquant un champ lectrique perpen-diculaire, on obtient louverture dun gap. Celui-ci nest pas encore assez grand pour une relle application dans llectronique, mais cest un dbut.

    Bien que des premires applications soient dj envisages court et moyen terme, la recherche sur le graphne est en-core largement dans sa phase exploratoire, rappelle Alberto Morpurgo. Pour linstant, mon laboratoire sintresse, par exemple, au comportement lectronique du mat-riau lorsquon change le substrat sur lequel il est dpos. Nous effectuons galement des mesures sur des monocouches en sus-pension, sans substrat du tout.

    Les lectrons, confins dans deux di-mensions, se comportent dailleurs de ma-nire surprenante. Les quations qui d-crivent leur dplacement sont les mmes que celles qui rgissent les lectrons se mouvant une vitesse proche de celle de la lumire. Du coup, il est possible dtu-dier certaines proprits de ces particules lmentaires sans forcment passer par les grands acclrateurs du CERN.

    Finalement, le graphne surprend aussi dans le domaine de loptique. Il est quasi transparent, note Alexey Kuzmenko, matre denseignement au DPMC. Il nabsorbe que 2,3% de la lumire. Ce taux est dailleurs in-

    dpendant de la longueur donde. Du coup, on peut envisager de lutiliser dans une trs grande plage lectromagntique, du visible linfrarouge lointain.

    Alexey Kuzmenko a montr quil est possible de modifier les proprits opto-lectroniques du graphne laide de champs lectriques ou magntiques. Dans certaines conditions, ce nouveau mat-riau voit ainsi son coefficient dabsorption changer pour de petites plages de longueur donde. En 2011, lquipe du chercheur gene-vois a aussi observ sa capacit modifier la polarisation de la lumire. Leffet, trs difficile obtenir avec dautres matriaux, est mme jug impressionnant .

    Ces proprits optolectroniques uniques ouvrent la porte des applications dans un grand nombre de domaines : com-munication sans fil, lasers, biosenseurs, etc. , numre Alexey Kuzmenko.

    Alternative intressanteCest toutefois dans les crans que le gra-phne pourrait bien trouver sa premire utilit. La couche qui recouvre les pixels dun cran cristaux liquides doit en effet tre conductrice et transparente. Le mat-riau utilis actuellement est loxyde din-dium-tain. Lindium, essentiellement pro-duit en Chine, est rare et llment devient de plus en plus cher. Le graphne repr-sente donc une alternative intressante, ce dautant plus quil est flexible, contraire-ment lindium-tain.

    Cela dit, ses proprits sont si diverses que les ingnieurs et techniciens imaginent des applications dans des domaines aussi varis que les cellules photovoltaques, le stockage dnergie, les peintures, les rev-tements, lencre imprimable conductrice, etc. A lheure actuelle, il nexiste quun objet potentiellement commercialisable contenant cette nouvelle matire. Il sagit dun sige de voiture chauffant dvelop-p par le groupe BASF et qui exploite une vertu qui na pas encore t mentionne : lexceptionnelle conductivit thermique du graphne.

    Reprsentation dun nanoruban de graphne. A droite de limage, visua-lisation au microscope effet tunnel. Image : Empa

    Vue dun transistor au graphne grce un microscope force atomique balayage. Image : Courtesy of Alberto Morpurgo

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  • 34 Fonds national suisse Acadmies suisses : Horizons n 96

    Environnement et technique

  • Nouvelle cellule de mesure des gaz traces. Ses parois rflchissent plusieurs fois le rayon laser. Ce qui lui confre une sensibilit particu-lirement leve. Photo : Empa

    Un laser qui a du flair

    Un vaste projet vise concevoir un dtecteur de pollution portable et ultra-sensible. Grce linvention dun chercheur genevois. Par Daniel Saraga

    Il y a prs de vingt ans, le physicien genevois Jrme Faist inventait un nouveau laser lors dun sjour aux Laboratoires Bell, aux Etats-Unis. Aujourdhui, le chercheur veut utiliser ce laser cascade quantique pour fabriquer un dispositif danalyse chimique portable pouvant dtecter simultanment des mo-lcules diffrentes et en trs faible concen-tration.

    La spectroscopie permet didentifier une entit chimique grce labsorption de la lumire, explique Jrme Faist, qui dirige le groupe doptolectronique quantique lEPFZ. Chaque molcule vibre avec une fr-quence qui lui est propre et absorbe la lu-mire une longueur donde bien prcise. Avec son rayonnement puissant, un laser peut dtecter des concentrations de mol-cules bien plus faibles quavec des spec-tromtres traditionnels, qui utilisent une lumire polychromatique peu intense et qui sont galement difficiles miniaturiser.

    Les lasers fabriqus lintention des tlcoms sont bon march, mais leur lon-gueur donde est trop courte pour la plupart des molcules environnementales impor-tantes telles que le CO2 ou le mthane, qui se trouvent toutes dans linfrarouge moyen , souligne le physicien. Le laser cascade quantique possde la bonne frquence, et celle-ci peut, de plus, tre facilement mo-dule, ce qui permet de balayer plusieurs longueurs donde un point essentiel pour une utilisation en spectroscopie.

    Dispositif uniqueMieux encore, une rcente publication de Jrme Faist dans la revue Nature a montr que le laser est susceptible dtre optimis pour possder un peigne de frquences quidistantes, capable de pouvoir adresser plusieurs sortes de molcules diffrentes en mme temps. Lavantage : imaginer un dispositif unique au lieu de devoir sencom-brer de plusieurs appareils pour chaque molcule tudie.

    Le physicien coordonne un consortium cr dans le cadre de Nano-Tera.ch, une initiative lance par le parlement pour dvelopper de nouveaux outils grce la nanotechnologie. LEPFL a fabriqu un pramplificateur pour le laser, lEmpa une

    capsule dinteraction qui pige la lumire afin dintensifier son interaction avec les molcules de gaz, alors que lUniversit de Neuchtel dveloppe les dtecteurs. Dans un projet aussi concret, les diffrents com-posants ne doivent pas forcment tre par-faits, souligne le physicien. Cest lefficacit finale qui compte. La puissance du laser, par exemple, permet de compenser leffi-cacit rduite de nouveaux dtecteurs la-bors sans faire appel aux matriaux stan-dards (mercure, cadmium, tellure), qui sont des lments polluants.

    Les chercheurs veulent dsormais miniaturiser les premiers prototypes et travaillent sur un senseur de pollution susceptible dtre install sur les bus des transports publics. Ce genre de spectro-mtre savrera galement prcieux dans ltude de leffet de serre, car il permet de distinguer diffrents isotopes et ainsi de dterminer lorigine du CO2 atmosph-rique : utilisation rcente de combustible fossile ou libration du gaz stock dans les ocans. Un tel senseur pourrait aussi tre employ en mdecine, car une analyse iso-topique du CO2 du souffle permet de dia-gnostiquer une infection bactrienne lors dun ulcre gastrique. Avec les fibres op-tiques, la photonique a fortement particip la rvolution des tlcoms, glisse le cher-cheur. Mon but, cest de voir ce quelle est de nature apporter dans dautres domaines.

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  • La mine dor des dchets

    Lurban mining a de lavenir. Les huit millions de tlphones portables mis au rancart en Suisse contiennent 336 kilos dor (dchets dans une usine dincinration, 2013). Photo : Valrie Chtelat

    La Suisse na pas de matires pre-mires ? Son sol recle pourtant des gisements quil vaudrait la peine dexploiter. Mais les res-sources dj en circulation sont probablement plus intressantes encore. Par Roland Fischer

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    Environnement et technique

  • Largument est archiconnu : la Suisse na pas de matires pre-mires, elle doit donc miser sur dautres vertus, comme lexper-tise et linnovation. Mais y regarder de plus prs, les choses sont plus complexes. Certes, la Suisse na ni tours dextrac-tion ptrolires ni mines de pierres pr-cieuses. Mais de l parler dun pays sans matires premires ? La mine de fer du Gonzen (Sargans SG) sest dj adjug les droits dextraction pour septante-cinq ans de plus, apparemment il y a encore assez de minerai , note Rainer Kndig, expert en matires premires de la Commission suisse de gotechnique. Fer, manganse, or : la Suisse possde des gisements, quil vaudrait la peine dexploiter, affirme-t-il.

    Dans les faits, les ressources minires les plus exploites sont peu spectaculaires : ce sont les roches et la terre, destines la construction et la fabrication de ciment, qui fondent la tradition suisse. Un goulot dtranglement pourrait bien se dessiner dans ce domaine, moins li une diminu-tion des rserves quau renforcement des directives cologiques et la progression de lenvironnement construit. Ainsi, une par-tie du ballast pour le rail doit dj tre im-port. Le fait que les rserves disponibles en Suisse soient peine exploites est surtout li des obstacles juridiques, importants et donc coteux. Toutefois, dans le domaine des matires premires galement, une conscience de type commerce quitable est en train dmerger, avec des consomma-teurs prts payer plus pour des produits issus de matires premires non problma-tiques. Dans ces conditions, la Suisse pour-rait se retrouver pays producteur.

    Gisements substantielsCertains experts estiment que lexploita-tion de gaz naturel y est possible. Ces der-nires annes, de nombreuses tudes ont mis en vidence lexistence de gisements substantiels : 50 100 milliards de mtres cube (la consommation annuelle slve ac-tuellement 3,5 milliards de mtres cube). Au cours des prochains mois, lentreprise britannique Celtique Energie entreprendra des forages dessai dans le Val-de-Travers. Quant savoir si lexploitation de ces gise-ments est politiquement dfendable, cest une autre question. Actuellement, le plus grand obstacle est labsence de scrupules cologiques aux Etats-Unis, affirme Rainer Kndig. Si les prix du gaz baissent, lextrac-tion en Suisse nen vaut pas la peine. Mais long terme, cela pourrait changer.

    Au niveau politique, il ny a pas que les incitations conomiques qui jouent un rle. Ces derniers temps, la volont de ne plus dpendre autant de limportation des matires premires se fait sentir. Les terres rares sont un exemple de ce souci : dans le secteur de llectronique, elles sont incon-tournables. On nen trouve quasiment pas

    en Suisse, et la Chine est le principal four-nisseur.

    Une nouvelle pratique est toutefois de nature dsamorcer la situation : l urban mining ou lexploitation minire dans les zones urbaines. Ce terme dsigne la recherche de gisements dans les dcharges et autres rserves de matriaux comme les gravats. Rcemment, lEmpa a calcul que 336 kilos dor sommeillaient dans les quelque huit millions de tlphones mobiles mis au rancart en Suisse. L urban mining nest donc rien dautre quun recyclage perfectionn. Les scories issues de lincinration des dchets reclent encore de prcieux matriaux. Cest ce que montrent des installations qui passent actuellement de la phase de test lexploi-tation quotidienne, comme lusine dinci-

    Rainer Kndig, avons-nous encore besoin, aujourdhui, dune supervi-sion tatique des matires premires ?Plus que jamais. Lutilisation de ma-tires premires et des lments quon

    en tire est complexe. Les effets de couplage sont de plus en plus forts. Le fait de mna-ger un lment peut entraner une dtrio-ration de la situation pour dautres.De quelle ouverture lconomie fait-elle preuve dans le partage de ses donnes ?Les entreprises sont parfois avares, surtout pour les matires premires fossiles et les donnes de forage. Mais dans lensemble, les informations que nous recevons sur lampleur des gisements sont correctes.Avec lexpression urban mining , ny a-t-il pas tromperie sur la marchandise ? Aprs t