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Cahiers de Recherche CEREBEM BEM – Bordeaux Management School 1 Cahiers de recherche Working paper L’ENTREPRISE ET SES MENACES ECONOMIQUES EN 2008 : UNE TENTATIVE DE BILAN 1 Bernard SIONNEAU Professeur senior BEM Chercheur au Groupe de Recherche sur la Sécurité et la Gouvernance (GRSG), Université de Toulouse I Pôle de recherche Décision, Management & Performance CEREBEM, CEntre de REcherche de BEM N° 127-08, octobre 2008 1 Les analyses, produites par l’auteur de ce cahier, ont nourri la rédaction d’un rapport dont la référence suit : Gaïdz Minassian (dir.), Le marché de la sécurité privée en France, étude réalisée en juillet 2008 par le Groupe d'Analyse Politique Défense Relations Internationales Sécurité à l'Université Paris X Nanterre (GAPDRIS), département dirigé par le Professeur Yves Roucaute, pour le compte de Institut National des Hautes Etudes de Sécurité ('INHES).

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Cahiers de recherche

Working paper

L’ENTREPRISE ET SES MENACES ECONOMIQUES EN 2008 : UNE TENTATIVE DE BILAN1

Bernard SIONNEAU Professeur senior

BEM Chercheur au Groupe de Recherche sur la Sécurité et la

Gouvernance (GRSG), Université de Toulouse I

Pôle de recherche Décision, Management & Performance CEREBEM, CEntre de REcherche de BEM

N° 127-08, octobre 2008

1 Les analyses, produites par l’auteur de ce cahier, ont nourri la rédaction d’un rapport dont la référence suit : Gaïdz Minassian (dir.), Le marché de la sécurité privée en France, étude réalisée en juillet 2008 par le Groupe d'Analyse Politique Défense Relations Internationales Sécurité à l'Université Paris X Nanterre (GAPDRIS), département dirigé par le Professeur Yves Roucaute, pour le compte de Institut National des Hautes Etudes de Sécurité ('INHES).

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Bernard SIONNEAU est Responsable du Pôle Académique ORG et Professeur-HDR de Relations Internationales et d’Etudes Stratégiques. Il est également Chercheur au Groupe de Recherche sur la Sécurité et la Gouvernance (GRSG), à l'Université de Toulouse I. Ses recherches portent plus particulièrement sur la "responsabilité globale de l'entreprise" (RGE), le questionnement, autour de la RGE, des contenus d'enseignement et de la pédagogie des B. Schools, l'évaluation de "l'attractivité durable des territoires" ainsi que l'étude de l'impact des réseaux d'Influence sur les choix publics aux Etats-Unis (défense, sécurité). [email protected]

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L’ENTREPRISE ET SES MENACES ECONOMIQUES EN 2008 : UNE TENTATIVE DE BILAN Résumé Le sujet des « menaces économiques » auxquelles les entreprises sont confrontées est traité, de façon classique, sous l’angle des sinistres à même d’impacter les activités des agents économiques et d’être sources de pertes pour eux. C’est la perspective qui est privilégiée dans la plupart des centres de recherche et de formation en Economie-Gestion où la menace économique est présentée avant tout comme extérieure au monde des affaires et où il existe une volonté affichée d’éviter de produire des analyses dites « négatives » par rapport à l’activité économique et ses agents. Pour autant, la question qui se pose aujourd’hui, vu la combinaison de chocs structurels que les agents économiques, tout comme les collectivités nationales, ont à gérer, est de savoir si la décision de privilégier des analyses univoques (aseptisées, voire « Disneyenne » du monde des affaires), sert les intérêts de la collectivité nationale, tant les fragilités structurelles, générées justement, par une certaine conception des affaires, compromettent la sécurité même des agents économiques et celle de notre pays. L’auteur de cette recherche a donc choisi d’aborder le problème des « menaces économiques » sous un angle peut-être plus inédit : joindre, à la présentation des « macro-menaces » (subprimes, insécurité alimentaire et énergétique, chocs en retour sur les chaînes de création de valeur), une présentation des pratiques financières dont les effets induits compromettent aujourd’hui la sécurité de la collectivité nationale. Mots clés : audit et expertise comptable, banques multinationales, capitalisme total, criminalité organisée, crise bancaire et financière, firmes multinationales, fonds d’investissement, paradis fiscaux, subprimes, titrisation. Abstract The issue of “economic threats” that companies are confronted with, is traditionally analyzed under a specific angle: that of the threats that may impact the activities of economic agents and be sources of losses for them. It is the viewpoint which is favored in a majority of research and training centers in Economy and Management, where economic threats are presented as “external” to the business world, and where there exists a desire to avoid producing so-called “negative analyses” related to the latter. However, owing to the combination of current structural crises that economic agents and countries have got to face, there stands a new challenge: that of knowing if the choice to privilege univocal analyses (“sanitized”, even “Disneyian” analyses of the business world), serves the interests of our countries. Actually, many structural problems directly arise from a certain conception and practices of business (“social-duty-free business”) that endanger the safety of economic agents as well as that of their countries of origin. The author of this research has thus chosen to tackle the problem of current “economic threats” under, perhaps, a newer angle: adding, to the presentation of “macro-threats” (subprimes, food and energy insecurity, geographical redeployment of value-creating chains, etc.), a detailed explanation of the financial practices used by major economic agents, the induced effects of which compromise, today, the safety of our countries. Key words: auditing and consulting firms, banking and financial crises, investment funds, multinational banks, multinational corporations, oil and food crises, organized crime, securitization, tax-havens, turbo-capitalism, subprimes.

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L’ENTREPRISE ET SES MENACES ECONOMIQUES EN 2008 : UNE TENTATIVE DE BILAN

« Il faut recomposer le tout » (Marcel Mauss)

Le sujet des « menaces économiques » auxquelles les entreprises sont confrontées est

traité, de façon classique, sous l’angle des sinistres à même d’impacter les activités des agents économiques et d’être sources de pertes pour eux. C’est la perspective qui est privilégiée dans la plupart des centres de recherche et de formation en Economie-Gestion où la menace économique est présentée avant tout comme extérieure au monde des affaires et où il existe une volonté affichée d’éviter de produire des analyses dites « négatives » par rapport à l’activité économique et ses agents.

Pour autant, la question qui se pose aujourd’hui, vu la combinaison de chocs structurels que les agents économiques, tout comme les collectivités nationales, ont à gérer, est de savoir si la décision de privilégier des analyses univoques (aseptisées, voire « Disneyenne » du monde des affaires), sert les intérêts de la collectivité nationale, tant les fragilités structurelles, générées justement, par une certaine conception des affaires, compromettent la sécurité même des agents économiques et celle de notre pays.

L’auteur de cette recherche a donc choisi d’aborder le problème des « menaces économiques » sous un angle peut-être plus inédit : joindre, à la présentation des « macro-menaces » (subprimes, insécurité alimentaire et énergétique, chocs en retour sur les chaînes de création de valeur), une présentation des pratiques financières dont les effets induits compromettent aujourd’hui la sécurité de la collectivité nationale.

Le plan retenu pour aborder le sujet, sera donc le suivant : - un bilan des menaces dont les entreprises sont les victimes (I) - un bilan des menaces dont les agents économiques (banques et entreprises

multinationales, fonds d’investissement anglo-saxons, grands cabinets d’audit et d’expertise) sont, eux-mêmes, à l’origine (II)

I – UN BILAN DES MENACES DONT LES ENTREPRISES ONT ETE LES VICTIMES EN 2008

1 – Macro-Menaces : un monde en crises

Dans son “Rapport annuel sur les risques mondiaux 20082 », le Forum Economique Mondial identifiait 4 type de crises dont la combinaison était, selon ses auteurs, susceptible d’obscurcir, à court terme, les horizons de prévision des agents économiques :

1.1 - la crise des subprimes : avec cette crise dont certains estimaient en mai-juin 2008 qu’elle pourrait coûter environ 14 000 milliards de dollars3 aux places financières du globe (depuis le chiffre a doublé), c’était le cœur, et comme nous le verrons dans le deuxième volet de cette recherche, les fondements et par là même, la crédibilité des systèmes bancaires et financiers occidentaux, qui allaient être gravement endommagés. Un véritable « séisme bancaire » s’annonçait qui n’en finirait pas de révéler les pertes de ses principaux acteurs, comme le laissait déjà prévoir le bilan d’étape (mai 2008) contenu dans le tableau qui suit4 : 2 Alain Faujas, « L’insécurité financière et alimentaire mondiale inquiète les experts de Davos », Le Monde, 10/01/2008. 3 Philippe Thureau-Dangin, “Trop de Pétrole dans nos moteurs”, Editorial, Courrier International n°920, du 19 au 25 juin 2008. 4 The Financial Times, May 13 2008, last updated: May 23 2008.

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Subprime losses by bank

Company Total writedowns and credit losses since Jan 2007 ($bn)

1 Citigroup 42.9

2 UBS 38.2

3 Merrill Lynch 37

4 HSBC 19.5

5 IKB Deutsche 16.1

6 Royal Bank of Scotland 15.3

7 Bank of America 14.8

8 Morgan Stanley 12.6

9 JPMorgan Chase 9.8*

10 Credit Suisse 9.7

11 Washington Mutual 9.1

12 Crédit Agricole 8.4

13 Deutsche Bank 7.7

14 Other European banks 7.5

15 Wachovia 7

16 HBOS 6.9

17 Bayerische Landesbank 6.8

18 Fortis 6.7

19 Société Générale 6.4

20 Mizuho Financial Group 6.2

21 ING Group 6.1

22 Barclays 5.2

23 Other Asian banks 2.8

Worldwide 382.6

Source: Bloomberg (As of May 22, 2008)

Note from Bloomberg: The definition of writedown was expanded on May 19 to include reductions in valuations that didn’t go through the income statements. That has led to a $35bn surge in the overall loss number worldwide. Writedowns now include losses deducted from equity only and not income. * Excluding the expected $9bn charge JPMorgan Chase could take to clean up Bear Stearns’ balance sheet and pay for redundancies and litigation arising from its takeover of the bank

Ces pertes étaient, de fait, lourdes de menaces pour la sphère réelle de l’économie, et

cela, pour la raison suivante : selon les obligations de régulation prudentielle (ratios de solvabilité) du secteur bancaire, les établissements, en cas de pertes entraînant la dévalorisation de leurs actifs, doivent passer dans leurs comptes les provisions correspondantes. Ce qui signifiait que, pour respecter ces obligations et leurs ratios, ils allaient être obligés de réduire leurs engagements, en proportion du montant des capitaux propres entamés par les provisions. Et au final, indiquait Frédéric Lordon, tous les agents de l’économie réelle, entreprises et leurs salariés, risquaient d’être confrontés au ralentissement, voire à la chute de l’activité bancaire, induite par cette crise5.

5 Frédéric Lordon, « Quand la finance prend le monde en otage », Le Monde Diplomatique, septembre 2007, p. 11.

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1-2 l’insécurité alimentaire : avec cette autre crise, c’était la survie de populations

entières parmi les plus fragiles qui était en jeu, et qui accentuait la menace de troubles politiques et sociaux importants, dans des pays pauvres, émergents ou plus riches : émeutes de la faim en Egypte, au Maroc, en Indonésie, aux Philippines et en Haïti (où elles faisaient au moins cinq morts et abouti à la chute du gouvernement). Emeutes également dans nombre de pays africains comme le Nigeria, le Cameroun, la Côte d’Ivoire, le Mozambique, la Mauritanie, le Sénégal et le Burkina Faso...6 Manifestations contre la hausse du prix de la tortilla à Mexico ou grève contre le prix des pâtes à Rome. Les experts de l’OMC s’inquiétaient, quant à eux, d’un possible « retour au protectionnisme » en observant que plusieurs pays exportateurs de denrées alimentaires (l’Inde, le Vietnam, l’Egypte, le Kazakhstan...) avaient décidé de réduire leurs ventes à l’étranger afin de garantir l’alimentation de leur population7.

Plusieurs facteurs se combinaient pour expliquer ces évènements : la croissance de la population mondiale et, dans des pays émergents comme la Chine, l’augmentation de la population associée au processus d’industrialisation, qui entraînaient une diminution des terres arables disponibles pour l’agriculture; la modification des habitudes alimentaires dans les pays émergents (en 50 ans, la consommation annuelle de viande par tête était passée de 10 à 40kg) ; l’emploi de céréales pour la fabrication du carburant et la distraction des surfaces cultivables pour le faire; l’abandon, par de nombreux pays en développement, suite aux recommandations du FMI et de la Banque Mondiale, de leur agriculture vivrière ou sa réorientation vers l’exportation et l’obligation de réimporter à prix fort les éléments alimentaires de base; les changements climatiques qui aggravaient sécheresses et inondations ; le renchérissement du coût du transport de l’aide alimentaire d’urgence, dû à la hausse du prix des carburants.

On pouvait ajouter à cette liste de sources d’insécurité alimentaire et d’instabilité sociale, la spéculation financière. Dans la mesure où la bulle immobilière avait éclaté, les investisseurs qui avaient su tirer profit de la crise des subprimes ou de la hausse vertigineuse des cours pétroliers s’étaient lancés à la recherche de nouveaux placements rémunérateurs. Les marchés « tendus » des céréales, et les produits financiers dérivés proposées sur leurs sous-jacents, leur avaient ouvert de nouvelles opportunités : achetant des contrats de livraison de blé ou de riz pour une date future, ils escomptaient les revendre beaucoup plus cher. Ce qui entretenait, comme l’écrit Serge Halimi, « la hausse des prix, la famine... »8.

1-3 Insécurité Énergétique et réorganisation des pouvoirs mondiaux : en l’espace d’une décennie, le cours du baril de pétrole était passé de 10 dollars en 1999, à 95 dollars, puis à 140 dollars le 16 juin 2008. En 2007, personne ne parlait alors de ce qui était évoqué, en juin 2008 par certains comme un scénario du pire (avant la récession issue du krach boursier d’octobre 2008) : voir le cours du baril de pétrole atteindre un jour les 200 dollars (130 euros) et la possibilité d’un nouveau « choc pétrolier »9 associé au spectre de la « stagflation » dans les pays les plus riches.

Dans le reste du monde, la hausse trop brutale des cours obligeait en effet les gouvernements de nombreux pays comme la Syrie, la Jordanie, l’Egypte, le Sri Lanka, l’Inde, la Malaisie10, l’Indonésie et Taiwan à réduire ou supprimer les subventions aux carburants. Pour certains de ces pays qui étaient des pays en développement, et où les gens dépensaient 50% de leurs revenus en nourriture et essence, les risques de troubles politiques et sociaux

6 « Emeutes de la faim », Le Monde Diplomatique, lundi 14 avril 2008. 7 Alain Faujas, op.cit. 8 Serge Halimi, « FMI-FAIM », Le Monde Diplomatique, n°650, mai 2008. 9 « Ce monde qui vient avec un baril à 200 dollars », Courrier International n° 920, du 19 au 25 juin 2008, p. 32. 10 Pays en développement : la fin de l’essence subventionnée », ibid., p. 32.

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étaient alors redoutables, notamment à cause du désespoir qui pouvait s’emparer des populations les plus pauvres incapables de faire face à ces hausses de prix11.

Les raisons, expliquant ces poussées de fièvre sur les marchés pétroliers (entrecoupées de répits liés à une baisse de la consommation due à une hausse des cours du baril ou à la survenance de crises économiques graves), étaient multiples : le choix fait, par les plus grands pays industrialisés et émergents, d’organiser leur développement économique autour de ressources fossiles non renouvelables ; une demande forte alimentée jusqu’ici par l’Inde et la Chine12 ; les menaces qui pesaient sur l’approvisionnement (recrudescence des conflits dans les pays producteurs, explosion des coûts d’équipement liés à l’exploration en milieux difficiles, estimations revue à la baisse de réserves de principaux pays exportateurs) et la spéculation financière.

Ces tensions sur les marchés des énergies fossiles avaient déjà eu des conséquences géopolitiques sur la distribution et l’exercice des pouvoirs dans le monde : cela s’était tout d’abord traduit par un glissement de ces mêmes pouvoirs mondiaux au profit de pays producteurs dont les régimes politiques empruntaient davantage à « l’autocratie » (Pays du Golfe, Iran, Russie, Venezuela, etc.) qu’à la démocratie (recul donc des valeurs de tolérance, de liberté et de respect des droits humains et de la propriété privée, etc.). Comme le faisaient remarquer certains observateurs, plus les gouvernements d’Iran, de Russie, du Venezuela avaient gagné de l’argent avec leurs exportations de pétrole, et moins ils s’étaient montrés redevables vis-à-vis de leurs citoyens.

C’était ensuite, la menace de voir des pays déjà fragiles, producteurs de pétrole, fragilisés encore davantage par la « malédiction de l’or noir » (ce que certains spécialistes nomment « maladie hollandaise13 »), entretenant ainsi l’incertitude sur l’offre mondiale de brut. Une analyse des faits montrait ainsi que les Etats producteurs de pétrole représentaient une proportion croissante de pays victimes de conflits : ils étaient, en effet, le théâtre d’1/3 de guerres civiles actuelles contre 1/5ème en 199214. D’autre part, ces conflits, associés à des problèmes structurels de gouvernance, avaient un prix : près de la moitié des membres de l’OPEP étaient plus pauvres en 2005 que 30 ans auparavant.

De fait, comme l’expliquait Michael L. Ross, plusieurs configurations, liées à l’exploitation d’une ressource rare aussi demandée que le pétrole, expliquaient l’existence de troubles sociaux, économiques et politiques dans des pays fragiles15 : les revenus issus de la production servaient à financer des mouvements insurrectionnels ou des organisations criminelles; les rebelles volaient des stocks (bunkering16) et les revendaient au marché noir (Irak et Nigeria) ; ils extorquaient de l’argent aux compagnies pétrolières situées dans des régions isolées (Colombie et Soudan), ou trouvaient des partenaires commerciaux prêts à les soutenir en échange de leur bienveillance au cas où ils prendraient le pouvoir (Guinée Equatoriale, RDC). L’exploitation pétrolière encourageait également les mouvements séparatistes (régions pétrolifères de Bolivie, Indonésie, Iran, Irak, Nigeria, Sud-Soudan, etc.) lorsque des ressources énergétiques, localisées dans enclaves géographiques, fournissaient des revenus à un gouvernement central mais pas aux populations locales directement impactées par les conséquences néfastes de cette exploitation (expropriation, pollution, etc.). 11 « Ce monde qui vient avec un baril à 200 dollars », ibid., p. 34. 12 « La fin de l’essence subventionnée », ibid., p. 32. 13 « Plus de pays pétroliers et plus de guerres », ibid., p. 39. 14 Ibid. 15 Comme l’explique, en effet, Yann Mens : « Dans tous les cas, ce sont bien des enjeux économiques, juridiques, politiques…liés à la concurrence pour les ressources de l’Etat colonial d’abord, postcolonial ensuite, qui sont la source principales des affrontements entre groupes ethniques. Et non pas des haines éternelles entre communautés figées dans la tradition. Des affrontements d’autant plus désespérés et violents que les ressources des pays africains sont rares », in Yann Mens, « Pourquoi les violences ethniques », Alternatives Internationales, n° 39, juin 2008, p. 30. 16 Selon Philippe Véry et Bertrand Monnet, « le « bunkering » désigne l’action de vol de pétrole brut par destruction partielle ou piratage de pipe-line. […] Si différentes techniques existent, la principale consiste à pirater des oléoducs de gros volume en soudant une dérivation clandestine sur une de leurs vannes. […] Elles nécessitent la délivrance frauduleuse de vrais certificats d’exportation, afin que le pétrole volé puisse être vendu sans attirer l’attention d’acheteurs tenus au respect de normes de traçabilité du brut qu’ils raffinent ? […] De telles opérations nécessitent à l’évidence de fortes complicités chez les militaires et politiques », in « Quand les organisations rencontrent le crime organisé », Revue Française de Gestion, n°183/2008, p. 188.

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1-4 la menace de rupture des chaînes d’approvisionnement et l’induction de processus

de relocalisation/régionalisation : eu égard à la très forte baisse des barrières tarifaires obtenues lors des grands cycles de négociation commerciale, les entreprises multinationales ont, pour les plus compétitives, déployé leurs chaînes de création de valeur à l’échelle du globe, multipliant les délocalisations et développant une culture du « ‘juste à temps » qui réduisait les stocks au minimum17.

Cette organisation globale des opérations a été rendue optimale par une gestion de la chaîne logistique intégrant dans son fonctionnement la prévention de menaces de types multiples : catastrophes naturelles, pandémies, troubles politiques et sociaux, actes terroristes, atteintes aux droits humains et du travail, corruption et pollutions, actes de piraterie et de « chasse à l’homme18 » (kidnapping ou rançon). Mais au coût des mesures de protection mises en œuvre par les grandes entreprises pour se protéger contre ces menaces, s’en est ajoutée une autre, capable de compromettre leur rentabilité. Il s’agit du risque récurrent de hausse du coût du pétrole (lorsque les économies fonctionnent à plein) qui équivaut à une taxe sur les marchandises susceptible de ralentir les échanges internationaux.

Pour toutes les entreprises qui déplacent des hommes et des marchandises sur de longues distances, le surcoût peut être considérable : en 2000, une étude menée par une banque canadienne établissait que lorsque le baril de pétrole valait 20 dollars, les coûts de transport augmentaient de 3% aux Etats-Unis. En 2008, précisait Nayan Chanda, « il avait renchéri de 9% les marchandises importées d’Extrême-Orient19». A 200 dollars, cette augmentation atteindrait 15%. Le surcoût, répercuté dans tous les cas de figure sur le consommateur, avait toujours un impact sur la demande, malgré toutes les réductions d’impôts. Plus les consommateurs dépensaient en carburant, moins ils dépensaient en voyages, meubles, vêtements et électroménager. Tout d’abord, les grandes surfaces pouvaient avoir l’impression d’y gagner dans la mesure où, en raison de la hausse des prix des produits alimentaires et de l’essence, les consommateurs privilégiaient les enseignes qui leur proposaient les prix les plus bas. Mais à terme, pour celles comme Wal Mart ou Carrefour qui importaient une partie de leurs stocks de Chine et d’Inde vers les pays occidentaux, il leur fallait ensuite incorporer la facture pétrolière (en attendant de redéployer leurs chaînes d’approvisionnement) au risque de voir leurs marges s’effondrer.

Dans le cas des compagnies aériennes les impacts, avant même la récession liée à la crise financière, avaient été immédiats : au cours des premiers mois de 2008, 24 d’entre elles avaient disparu20 ; American Airlines annonçait une diminution du nombre de vols à cause de l’immobilisation d’un grand nombre d’avions moins récents, gros consommateurs de kérosène ; Air France-KLM et son PDG Jean-Cyril Spinetta prévenaient que les bénéfices pourraient chuter de 30% en 2008 (un baril à 200 dollars aurait un impact supérieur aux chocs des 11 sept 2001 ou de l’épidémie de SRAS en 2003). Quant aux constructeurs automobiles, les prévisions étaient aussi pessimistes : un baril à 200 dollars pouvait causer la mort de Detroit ou de l’un des « big three » (GM, Ford, DaimlerChrysler)21. Les « tour-opérateurs », enfin, s’inquiétaient de l’alourdissement de la facture transport de leurs clients au fur et à mesure que le prix du baril de pétrole montait : les surcharges carburant appliquées par les compagnies aériennes avaient plus que doublé sur la période 2007-2008, dépassant les 200 euros pour un billet aller-retour pour les vols long-courriers.

En résumé, si l’augmentation des capacités de transport (fret et passagers) et la baisse des coûts dans ce secteur d’activité avaient réduit les distances, les tensions récurrentes (car structurelles) sur le marché des carburants, le spectre de tensions protectionnistes liées à la

17 Alain Faujas, « L’insécurité financière et alimentaire mondiale inquiète les experts de Davos », Le Monde, 10/01/2008. 18 Cf. Philippe Véry, Bertrand Monnet, op.cit., p. 188. 19 In « Ce monde qui vient avec un baril à 200 dollars », op.cit., p. 35. 20 « Quand voler deviendra un luxe », Courrier International n° 920, du 19 au 25 juin 2008, p. 37. 21 « Ce monde qui vient avec un baril à 200 dollars », op.cit., p. 33.

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crise mondiale, et la possibilité de chocs systémiques liés à la fragilité des systèmes bancaires et financiers, obligeaient les entreprises à porter plus d’attention aux distances qui séparaient lieux de production, d’assemblage et de vente. Relocalisations et réorganisation régionale du commerce mondial pourraient en être les conséquences, de même qu’une recrudescence des tensions internationales et infranationales autour du contrôle des ressources rares (pétrole, eau, matières premières alimentaires, etc.) et des espaces (terrestres ou maritimes) qui les abritent.

2 - la criminalité organisée internationale En avril 2008, les autorités américaines identifiaient le « crime organisé

international » comme une menace croissante pour la sécurité et la stabilité des Etats-Unis22. La définition qui était donnée de cette criminalité internationale était la suivante : « Toute association d’individus qui opère à l’échelon international dans le but d’obtenir du pouvoir, de l’influence, des gains financiers et commerciaux, de façon totalement ou partiellement illégale, tout en protégeant ses activités grâce à l’utilisation de la corruption et de la violence. »

2-1 une stratégie Etats-unienne de lutte contre le crime organisé : le Ministre de la Justice, Michael B. Mukasey, dévoilait alors une stratégie complète intitulée « The Law Enforcement Strategy to Combat International Organized Crime ». Elle avait été conçue, ainsi que le précisait ses services, en réaction à plusieurs éléments : la globalisation des flux d’affaires légaux et illégaux ; les progrès de la technologie, particulièrement dans le domaine de l’internet ; l’évolution de relations symbiotiques entre organisations du crime et dirigeants appartenant aux sphères du politique et des milieux d’affaires. Tous ces éléments, indiquaient les autorités américaines, étaient à l’origine d’un nouvel environnement beaucoup moins contraignant, à l’intérieur duquel les organisations internationales du crime pouvaient déployer leurs opérations.

La stratégie, présentée par les services du Ministère de la Justice, était destinée à contrer « 8 types de menaces stratégiques », portées par les organisations internationales du crime :

- la pénétration du marché de l’énergie et d’autres secteurs aussi stratégiques de l’économie mondiale et américaine. Alors que les besoins des Etats-Unis ne cessaient de croître dans le domaine de l’énergie, le phénomène faisait craindre une montée en puissance des acteurs, dont ceux de l’ombre, qui contrôlaient ces marchés ;

- la fourniture de soutien : aux terroristes, à des services de renseignement et des gouvernements étrangers dont les intérêts étaient tout à fait opposés à ceux des Etats-Unis ;

- le trafic d’êtres humains qui mettait en danger la santé et la vie des personnes exploitées, mais aussi l’importation illégale de produits de contrebande qui se faisait au détriment de la sécurité des frontières et de la santé de l’économie américaine ;

- l’exploitation du système financier international qui permettait de faire circuler des profits et des fonds illégaux et de faire rentrer chaque année des milliards de dollars dans le système financier américain. La corruption des intermédiaires financiers, pratiquée à l’échelle mondiale, était identifiée comme un moyen privilégié de poursuivre cette activité ;

- l’utilisation du cyberspace pour monter des attaques qui menaçaient la confidentialité des informations personnelles, la stabilité des infrastructures d’affaires et de gouvernement, la sécurité et la liquidité des marchés de capitaux ;

22 “Department of Justice Launches New Law Enforcement Strategy to Combat Increasing Threat of International Organized Crime”, United States Department of Justice, Wednesday, April 23, 2008.

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- la manipulation de transactions sur titres et la conception d’opérations de fraudes sophistiquées qui se chiffraient en milliards de dollars perdus pour les investisseurs, consommateurs et agences gouvernementales des Etats-Unis ;

- la corruption d’agents publics dans le monde qui appartenaient, dans certains cas, aux administrations de pays ayant une importance stratégique pour les Etats-Unis et la poursuite incessante d’activités légales ou illégales visant à influencer les autorités des Etats-Unis ;

- l’utilisation de la violence et de la menace de l’employer comme fondement du pouvoir. Contenant un plan destiné à permettre au Ministère de la Justice et 9 autres agences

fédérales de collaborer pour combattre ces menaces, la stratégie présentée ne mentionnait toutefois que les « organisations criminelles internationales qui menacent la richesse et les institutions des Etats-Unis, tout en demeurant à l’extérieur des frontières du pays. » Disparaissait donc, dans le propos, la réalité de « multinationales du crime » comme les organisations italo-américaines, japonaises, chinoises ou russes qui, pour les plus puissantes d’entre elles, opéraient à partir du territoire même des Etats-Unis et constituaient donc une menace interne directe.

Si l’on prend ainsi le cas de « Cosa Nostra » qui, depuis 1931, est la mafia italo-américaine la plus connue23, elle semble toujours bien implantée dans la réalité américaine24 : l’arrestation de membres influents et les annonces régulières de « coups fatals » portés aux principales familles le prouvent, (récemment près de 60 membres de la « famille Gambino » à New York25), tout comme les liens de l’organisation avec sa parente sicilienne26, ainsi que le contrôle de pans entiers du mouvement syndical américain (employés de l'hôtellerie et de la restauration, dockers et conducteurs de poids-lourds) qui permet aux familles dominantes d’étrangler les chaînes de production et de distribution dans le but de racketter les entreprises27.

De fait, les menaces économiques liées à la criminalité organisée atteignent des niveaux très élevés dans des pays comme l’Italie ou la Fédération de Russie.

2-2 - une hausse constante des revenus du crime organisé en Italie : dans la péninsule, les revenus engrangés par les organisations du crime organisé représentaient, en 2007, le segment le plus important de l’activité économique du pays : entre 127 et 140 milliards de dollars de chiffres d’affaires (7% du PIB italien), soit deux fois celui du géant italien de

23 Cf. Federal Bureau of Investigation, “Organized Crime”, Italian Orga.zhtml 24 5 « familles » se partagent New-York, la plus puissante étant la famille Genovese, suivie par les familles Gambino, Colombo, Lucchese et Bonano24, in « Les cinq familles qui tiennent New York », L’Expansion, n°702, Novembre 2005. 25 John Marzulli,, “FBI takes down dozens of Gambino crime family members” Daily News, Thursday, February 7th 2008. 26 En 2004, un repenti sicilien, révèle que des « familles » américaines recrutent des mafieux siciliens pour muscler leurs équipes et éduquer leurs soldats au respect des règles mafieuses historiques. En retour, des familles américaines envoient leurs novices en stage en Sicile pour apprendre le « métier » et la culture mafieuse authentique in Xavier Raufer, La criminalité organisée dans le chaos mondial :Mafias, Triades, Cartels, Clans, Edition des Riaux, 2006, pp. 21-22. 27 “Sixty-Two defendants indicted, including Gambino Organized Crime Family acting boss, acting underboss, consigliere and members and associates, as well as construction industry and union officials. Charges Include Racketeering Conspiracy, Extortion, Gambling, and Theft”. Following Joint Investigation by Federal, State, and Local Law Enforcement, United States Attorney's Office, Eastern District of New York, Robert Nardoza, Public Affairs Officer, February 7, 2008. Des précisions complémentaires étaient apportées par une livraison conjointe AFP/Le Figaro, : «L’opération baptisée «Old Bridge», a permis d'arrêter près de 70 mafieux présumés en Sicile et à New York. La Mafia sicilienne, en difficulté depuis l'arrestation de ses chefs historiques Bernardo Provenzano et Salvatore Lo Picollo, tentait depuis quelques temps de se rapprocher de ses cousins américains. Pour enrayer cette alliance, les polices de Palerme et New York ont lancé une vaste opération transatlantique. Baptisé « Old Bridge », le dispositif visait plus particulièrement la famille Gambino. A New York et ses environs, le FBI a mis la main sur 54 personnes soupçonnées notamment de meurtres et de trafic de drogue. Côté italien, les carabiniers ont procédé à 20 arrestations. Trois personnes déjà incarcérées pour d'autres faits sont également visées par l'enquête. Ce vaste coup de filet fait suite à un acte d'accusation de 170 pages qui couvrent les crimes de la famille Gambino depuis le milieu des années 80. A New York, il concerne des gangsters notoires parmi lesquels ses « boss », Domenico Cefalu et John D'Amico, et son « consigliere » Joseph Corozzo. Selon le New York Times, c'est même toute la hiérarchie de cette famille qui a été mise sous les verrous. Parmi le gibier des enquêteurs se trouve également Charles Carneglia, un « soldat » des Gambino, responsable à lui seul de cinq des sept meurtres officiellement reprochés aux personnes arrêtées. Autres cibles de choix : Francesco Paolo Augusto Cali, alias Franky Boy, l'ambassadeur des familles américaines en Sicile, et Gianni Nicchi, étoile montante de la mafia sicilienne, âgé de 25 ans seulement. Dans le même temps, la Camorra, cousine napolitaine de Cosa Nostra était frappée à la tête : Vincenzo Licciardi, qui figurait sur la liste des trente personnes les plus recherchées d'Italie, a été arrêté dans la matinée lors d'une opération distincte de « Old Bridge » in « un Coup de filet transatlantique contre la Mafia » L.S. (lefigaro.fr) avec AFP, 07/02/2008 ».

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l’automobile Fiat, en progression par rapport à 2006 où ce chiffre d’affaires ne s’élevait qu’à 106 milliards de dollars28.

Comme l’expliquait, en 2007, un rapport de la « Confesercenti », une association de petits entrepreneurs dans la distribution, la gamme des activités du crime organisé (extorsion, usure, contrebande, vol, contrôle des jeux, piratage informatique, collusion avec de grandes entreprises) permettait à ses groupes d’être présents dans tous les secteurs de l’économie (industrie textile, tourisme, services aux personnes et aux entreprises, agriculture, contrats publics, immobilier et finance). Le rapport précisait également que 3 géants italiens dont Impregilo, leader dans le domaine de l’engineering, Condotte SpA une société spécialisée dans les canalisations d’adduction d’eau et Italcementi leader européen dans le secteur du ciment, payaient leur tribu à la mafia (leurs porte-paroles s’empressaient alors de démentir ces affirmations). Malgré la difficulté à obtenir des témoignages, le rapport établissait également que l’extorsion avait obligé 165 000 entreprises et 50 000 hôtels à fermer leurs portes en trois ans. Le problème était suffisamment grave pour que Marco Minniti, le secrétaire d’Etat en charge des affaires intérieures, déclare officiellement que la croissance du crime organisé dans le pays était inquiétante29.

Si l’économie italienne était concernée dans sa totalité, c’était surtout dans le sud de l’Italie que l’activité criminelle se faisait le plus sentir, dans les régions de Sicile, la baie de Naples, la Calabre et la région des Pouilles. Dans ces zones, jusqu’à 8 entreprises sur 10 acceptaient, en 2007, de payer l’impôt criminel (« pizzo » ou « pizzu30 ») sous la menace de violences à leur encontre. En Sicile, où il atteignait $1200 en moyenne et représentait $260 millions pour la seule province de Palerme31, la tendance pourrait évoluer. Depuis le début de l’année 2008, encouragés par l’action « anti-pizzo » lancée par des jeunes en 2004 et les poursuites engagées par la police italienne contre les hommes d’affaires qui acquittent l’impôt, une poignée d’entrepreneurs siciliens allant des commerçants locaux aux industriels, aurait pris la décision de refuser de payer.

Reste à savoir si les tentacules de « la pieuvre », qui lui permettent d’avoir le bras long32, permettront d’attaquer en profondeur le problème du crime organisé dans la péninsule.

2-3 Saint-Pétersbourg : une ville dangereuse à l’image de l’économie russe : depuis la reprise en main du pays par les hommes de Vladimir Poutine, il est plus difficile d’obtenir, sur le crime organisé en Russie, des données chiffrées aussi précises que les données fournies sur le problème en Italie. Mais les renseignements issus de la période Eltsine durant laquelle les experts occidentaux (en particulier américains) ont été très sollicités dans la mise en place technique des processus de privatisation, donnent toutefois une idée de l’ampleur du problème33.

28Peter Kiefer, “Organized Crime Takes Lead in Italy’s Economy”, The New York Times, October 23, 2007. 29 Michael Day, « The mafia in Italy is now a $140bn industry », Herald Sun, October 25, 2007. En 1999, le chiffre d’affaires estimé (activités légales comprises) était de 90 milliards d’euros, une augmentation d’environ 25% par rapport à 1995, in Clotilde Champeyrache, Entreprise Légale, Propriétaire Mafieux, CNRS Editions, Paris, 2004, p. 10. 30 « Argent de la protection ». 31 Soit un chiffre d’affaires de $260 millions pour la seule province de Palerme. Pour les tarifs pratiqués en fonction des secteurs d’activité, cf. Frances d’Emilio, « Many Sicilian businesses say no to mafia », San Francisco Chonicle, Sunday, January 20, 2008. 32 Certaines affaires de collusion, au plus haut niveau de l’Etat, ont en effet défrayé la chronique judiciaire de la péninsule. Le 11 décembre 2004, le Sénateur Marcello Dell’Utri, qui était alors le bras droit du Président du Conseil, Silvio Berlusconi, était condamné en première instance, à neuf ans de prison pour corruption mafieuse. Quant à Giulio Andreotti, 7 fois chef du gouvernement entre 1972 et 1992, Sénateur à vie, surnommé "l'Inoxydable" il avait été accusé par une quarantaine de « repentis » de Cosa Nostra d'avoir été l'homme de référence de l'organisation criminelle lorsqu'il était aux affaires à Rome, notamment dans les années 70-80. Il avait été également accusé d'avoir commandité le meurtre d’un journaliste, Carmine Percorelli, directeur de revue "Observatoire politique". Le 17 novembre 2002, l'ancien chef du gouvernement italien était condamné en appel à 24 années de réclusion pour complicité dans le meurtre du journaliste. Mais il restait libre, car protégé par son immunité de sénateur à vie. Le 2 mai 2003, Giulio Andreotti était acquitté part la cour d’appel de Palerme de l'accusation de complicité avec la mafia sicilienne. 33 En 1998, le Parlement russe estimait que criminalité organisée contrôlait plus de 40% entreprises privés, 60% des entreprises publiques et 85% des banques commerciales. Ce chiffre s’expliquait par le fait que depuis 1991, les groupes mafieux russes avaient pris en charge la privatisation de plus de 2000 conglomérats d’Etat, contrôlant ainsi la majeure partie des exportations de pétrole, gaz naturel, minerais stratégiques, matières premières forestières, in Clotilde Champeyrache, Entreprise Légale, Propriétaire Mafieux, CNRS Editions, Paris, 2004, pp. 10-11.

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Ce faisant, les analyses réalisées en 2008 par l’Overseas Security Advisory Council (OSAC) américain sur la seule Saint-Pétersbourg34 ne sont pas vraiment surprenantes. Et elles sont d’autant plus intéressantes qu’elles portent sur une ville dont est issue une partie de la garde rapprochée (le « clan de Saint-Pétersbourg35») de l’homme fort actuel de la Russie. Identifiant les « familles » Tambov, Kazan et Malyshev comme les trois principaux groupes criminels de la ville, les experts d’OSAC signalent que ces organisations ont infiltré les secteurs de la banque, des services publics, des ressources naturelles et même de l’art et de la culture. Toutes les entreprises de Saint-Pétersbourg disposeraient d’un « krisha » (un « toit », c'est-à-dire une protection) impliquant ces organisations et il est indiqué qu’elles agissent en toute impunité, profitant de l’implication même des autorités officielles locales de sécurité dans ces activités. Les présomptions de collusion des autorités policières locales avec ces groupes du crime organisé ont d’ailleurs conduit les échelons supérieurs des services de renseignement de la Fédération de Russie (FSB) à s’occuper eux-mêmes de l’arrestation de Vladimir Earsukov, alias Vladimir Kumarin, membre de la famille Tambov.

L’OSAC signale enfin que chaque année, de nombreuses entreprises étrangères opérant en Russie sont la cible des organisations du crime36 et font l’expérience de l’extorsion, du chantage et de tentatives de racket. Il leur est donc recommandé la plus extrême prudence dans l’établissement de liens d’affaires avec ce pays. Précisons toutefois que de grandes banques américaines ont, très tôt, vu dans ces liens un moyen d’améliorer leurs marges bénéficiaires, comme l’avait prouvé l’implication de la Bank of New York dans des affaires de blanchiment de capitaux russes douteux et de détournement de fonds du FMI pour la Russie37.

3 – la criminalité économique en France En 2006, la direction centrale des Renseignements Généraux (RG) français recensait,

dans une étude, 1.578 cas de vulnérabilités ou d’agressions économiques hostiles, concernant 888 entreprises (sur plus de 2.000 sensibilisées)38.

Les chiffres avancés permettaient alors de cartographier la physionomie nationale de l’insécurité économique et d’établir une typologie autour de « 8 grandes catégories de risques distincts » : - atteintes aux savoir-faire - atteintes physiques sur sites - atteintes à la réputation - risques liés aux intrusions consenties, - risques de nature informatique - risques liés à l’humain - fragilisations orchestrées, - risques financiers et/ou capitalistiques

3-1 la France des risques financiers ou capitalistiques en 2006 : En 2006 donc, avec 557 cas sur 1578 signalés, les risques de nature financière représentaient à eux seuls 35,2% des cas d’insécurité économique. Ils montraient une survenance plus de deux fois supérieure à 34 “Russia Crime & Safety Report”, The Overseas Security Advisory Council (OSAC), 2008. 35 Cf. Javier Morales, “Who rules Russia today? An analysis of Vladimir Putin and his political project (II), UNISCI, 2004. 36 Selon le Ministère de l’Intérieur russe (MVD), il y avait, au tournant du millénaire en Russie : 89 organisations mafieuses importantes, 1000 de plus petite taille ; 11 de ces organisations étaient composées de 243 groupes réunissant quelques 50 000 membres qui opèrent aussi dans 44 autres pays. Le gouvernement américain faisait état de chiffres différents : il répertoriait environ 200 groupes mafieux de niveau élevé. Agissent, outre la Russie, dans 60 pays répartis sur tous continents, ils auraient investi de 4 à 7 milliards de dollars en Italie entre 1993 et 1995, grâce aux liens noués avec mafias italiennes. Un groupe, l’Organisation Solntsevo était, à l’époque perçu comme le groupe criminel le plus puissant de la Fédération de Russie en raison de sa richesse, de son influence politique et de ses réseaux financiers et d’affaires, in Jean de Maillard, Le marché fait sa loi : de l’usage du crime par la mondialisation, Essai Mille et Une Nuits, juin 2001, pp. 19-20. 37Raymond Bonner, “Bank of New York Dismisses Second Employee in Laundering Case”, The New York Times, September 3, 1999. 38 DCRG, « Intelligence Economique Défensive : Physionomie nationale du risque financier », mardi 21 novembre 2006, http://www.lesechos.fr/forums/Rapport_DCRG_11_2006.pdf .

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celle de la catégorie suivante de risques (« risques liés aux intrusions consenties39 »). Bien que plus fréquente que les autres types d’atteintes, l’agression financière était moins souvent menée à son terme que les autres, les auteurs du rapport postulant qu’elle était souvent plus difficile à réaliser.

La division de ces « risques financiers et/ou capitalistiques » en 13 sous-catégories40 permettait également de constater que « la prise de contrôle ou le rachat par des étrangers » comptait parmi les menaces les plus élevées. Concernant la localisation géographique des atteintes ou agressions financières, on pouvait observer, sans surprise, leur concentration dans les régions de France les plus dynamiques (Ile de France, Rhône-Alpes, PACA, etc.). On apprenait également que les entreprises ayant présenté une vulnérabilité ou subi une atteinte de nature financière évoluaient dans 93 secteurs d’activités distincts. Prés de la moitié des risques ou agressions de cette nature (48.9%) étaient concentrés sur 14 secteurs : automobile, métallurgie et sidérurgie, aéronautique, emballage et papeterie, télécommunications, microélectronique, plasturgie, menuiserie, meuble et équipement de la maison, agroalimentaire, composants électroniques, distribution, mécanique, robotique et automatismes. Sur la base de ces données, l’étude concluait que le risque financier et/ou capitalistique constituait une menace pour ces secteurs et devait donc faire l’objet d’une attention toute particulière de la part des pouvoirs publics.

3-2 la France de l’inexistence officielle des organisations du crime : une particularité, relative à cette étude, mérite toutefois d’être notée. Le document susmentionné (DCRG 2006) s’achevait sur une partie intitulé « Les nations les plus offensives ». Le lecteur apprenait donc que les 368 auteurs d’agression financière appartenaient à « 34 nationalités différentes ».

Parmi les nationalités les plus agressives, les pays développés étaient tout particulièrement représentés avec, dans l’ordre du classement : la France, les Etats-Unis, l’Allemagne, l’Italie, etc.) - les pays émergents comme la Chine, l’Inde et la Russie se classant respectivement en 3ème, 8ème et 18ème position. Ainsi, le circuit des agressions suivait ainsi assez fidèlement celui de l’IDE international, où les investissements des pays riches vont en priorité vers d’autres pays riches dont les marchés sont les plus solvables et les marchés de capitaux sont les plus dérèglementés (la RPC et l’Inde constituant des exceptions).

A noter toutefois l’absence de visibilité des agresseurs dont le document ne nous révélait pas la raison sociale, ni la nature exacte des activités. S’agissait-il d’autres entreprises ou sociétés d’investissement légales, d’entreprises ou d’entités financières utilisées par des gouvernements étrangers, ou de structures investies éventuellement par des organisations du crime ? Sachant la menace que représentent, grâce à leurs moyens financiers ces « multinationales du crime » et donc l’expertise comptable et financière qu’elles peuvent acheter (cf. infra), il est surprenant de ne parvenir à en identifier aucune manifestation précise, en France, dans un document d’étude officiel.

La réponse se trouve peut-être dans les précisions apportées, en 2004 par Patrick Mabrier, chef d'escadron de la gendarmerie nationale41. Sur le sujet du « crime organisé transnational», ce dernier faisait en effet remarquer que la France ne s'était pas véritablement prémunie contre le phénomène. Son explication était simple : le droit pénal de notre pays n’en établissait pas de définition juridique autonome. Le crime organisé, précisait-il, était seulement appréhendé au travers de l’accomplissement d'une infraction déterminée, avec la circonstance aggravante de la bande organisée, et sous l'angle de l'incrimination d’association 39 Venaient ensuite : les atteintes au savoir-faire, les atteintes physiques sur site, la désorganisation et la fragilisation, les risques informatiques, les atteintes à la réputation et les risques humains. 40 Les 12 autres sous-catégories des risques financiers sont les suivantes : « paiements trop tardifs, injection de capitaux concurrence, sous-investissement en vue revente, fournisseur trop prédominant, prise de contrôle -rachat par fournisseur – client, actes de délinquance financière, injection de capitaux étrangers, client trop prédominant, délocalisation, cessation ou désengagement d’activité, prise de contrôle ou rachat par concurrence, manque de trésorerie ou pertes financières », in DCRG, « Intelligence Economique Défensive : Physionomie nationale du risque financier », op. cit.. 41 « Depuis la chute du Rideau de fer, quelle politique l'Union européenne met-elle en œuvre face à la criminalité organisée d'Europe de l'Est? » par le Chef d'Escadron Patrick Mabrier (Gendarmerie nationale, France, 11ème promotion du CID), 2004.

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de malfaiteurs (groupement formé par une entente établie en vue de la commission d'un crime ou d'un délit grave). Ce système, précisait Mabrier, comportait deux faiblesses majeures. D’une part, en choisissant de s’attaquer aux malfaiteurs pour l’accomplissement d'actes déterminés plutôt que de s'attaquer directement à la structure criminelle elle-même, la France se privait d’appréhender judiciairement les structures mafieuses. C’était « l’infraction » qui était visée et non « l’organisation criminelle » (contrairement à la loi italienne qui disposait de l’article 416 bis de son code pénal sur l'association mafieuse). D’autre part, ni les magistrats, ni les services de police et de gendarmerie ne disposaient des outils et moyens adéquats pour contrer le problème.

4 – « Quelle criminalité organisée ? » : l’univers aseptisé des cabinets internationaux d’expertise

En 2007, les auditeurs du cabinet PriceWaterHouseCoopers (PWC) conduisaient une

enquête à l’aide d’entretiens réalisés auprès de plus de 5400 entreprises installées dans 40 pays dont 150 en France. Intitulée « Criminalité économique : Peuples, Culture et Contrôle », elle était présentée par le cabinet, comme l’enquête internationale la plus exhaustive sur ce sujet42.

Parmi les résultats considérés comme les plus marquants et qui permettait à la firme de proposer ensuite quelques pistes (et in fine ses services) aux entreprises partenaires pour les traiter, on y apprenait :

- que la fraude demeurait l’un des problèmes majeurs pour les entreprises interrogées, malgré une plus grande attention de la part des autorités de régulation et l’investissement des compagnies dans des dispositifs et mesures de contrôle ;

- que toutes les catégories d’entreprises étaient touchées mais que plus l’entreprise était grande et plus les risques de fraude étaient importants ; en outre, si aucun secteur n’était épargné, ceux de l’assurance, de la distribution et de la consommation avaient été particulièrement éprouvés ;

- que le niveau du crime économique et des pertes financières et non financières associées n’avait pas diminué ;

- qu’environ une entreprise sur deux avait été la proie de la criminalité économique au cours des deux dernières années ;

- que le crime économique était difficile à combattre en raison du nombre élevé de types de fraudes économiques et du nombre aussi élevé d’employés, parmi lesquels des cadres supérieurs, qui les commettent ;

- que les entreprises ne pouvaient compter seulement sur les contrôles internes pour détecter et dissuader la survenance de crime économique. Il leur était recommandé de générer de la loyauté chez le personnel, de lui signifier de façon claire ce qui devait être fait sans crainte, de prévoir des sanctions pour ceux qui fraudaient sans tenir compte de leur rang dans la hiérarchie.

De façon tout à fait intéressante, dans des pays aussi touchés par le crime organisé que l’Italie et la Russie (mais la France n’est pas épargnée non plus43), les auditeurs de PWC réussissaient le tour de force de ne jamais mentionner le nom de ces organisations en relation avec les fraudes perpétrées. En outre, leur plaidoyer pour la loyauté interne, la promotion d’une éthique de l’intégrité et la vigilance des autorités de régulation semblaient assez difficile à mettre en œuvre, dans un monde où le comportement des grands du conseil, tout comme celui des firmes et banques multinationales pour lesquels ils travaillaient, pose directement le problème d’une activité économique plus soucieuse de rendements financiers

42« Economic crime : people, culture and controls », PriceWaterHouseCoopers, 2007, http://www.pwc.com/extweb/pwcpublications.nsf/docid/1E0890149345149E8525737000705AF1 43 Cf. Jérôme Pierrat, Mafias, Gangs et Cartels. La Criminalité Internationale en France, Editions Denoël, 2008.

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que de contagion de la prospérité ou de « responsabilité » en matière de protection et respect des droits humains et de l’écosystème (cf. infra IIème partie).

4-1 – le « détournement d’actifs » en France : si 40% des entreprise françaises ayant

participé à l’enquête 2007 de PWC reconnaissaient avoir été victimes d’une fraude, c’est le détournement d’actifs qui, dans cette gamme, avait touché 30% d’entre elles, suivi par la contrefaçon pour 15%, la fraude comptable pour 10%, et la corruption pour 3%.44

Concernant, plus particulièrement la contrefaçon, ou plus généralement le vol de propriété intellectuelle, il était intéressant de noter que ce crime touchait les entreprises françaises au même niveau que le reste des entreprises sondées en Europe et dans le reste du monde, alors qu’en 2005, les entreprises françaises enregistraient un niveau bien supérieur en nombre de cas déclarés. L’analyse de PWC était que désormais, la contrefaçon n’affectait plus seulement les produits de luxe, mais de nombreux produits industriels ou de grande consommation.

En matière de corruption, les cas déclarés en France ne concernaient que 3% des entreprises interrogées contre 13% au niveau mondial, une différence expliquée de la façon suivante : soit une plus faible survenance en France de ce type de crime ; soit une plus grande gêne à admettre son existence ; soit une méconnaissance des lois internationales anti-corruption comme le Foreign Corrupt Practices Act – FCPA) ou la Convention de l’OCDE relative à la lutte contre la corruption des agents publics étrangers, comme l’avaient reconnu 69% des personnes interrogées.

Une dimension également intéressante que faisait ressortir l’analyse de PWC était le décalage qui pouvait exister entre « perception de la fraude et son occurrence ». Dans le domaine de la corruption, 12% des personnes questionnées en France admettaient qu’il s’agissait d’une menace importante pour les entreprises et 10% qu’elles s’étaient trouvées, au cours des deux années précédant l’enquête, dans une situation où il leur avait été demandé de verser un pot de vin. Pour cette catégorie de fraude, comme pour le blanchiment ou la fraude comptable dans le reste du monde, le « risque perçu » était significativement plus élevé que les résultats concernant leur niveau de survenance. Les analystes de PWC l’expliquaient par l’importance de l’impact potentiel du risque de fraude, notamment au plan médiatique.

Sur l’impact réel du risque de fraude en France, l’enquête de PWC établissait les faits suivants : les entreprises avaient reconnu avoir perdu 2,8 millions d’euros en moyenne depuis les deux années précédentes (contre 3,9 millions en 2005), soit un chiffre qui, malgré sa diminution, restait bien supérieur à celui enregistré en Europe de l’Ouest (1,6 millions d’euros ou dans le monde (1,7 millions d’euros). L’explication fournie était le niveau élevé de la facture des contrefaçons en France en raison de la prédominance d’articles de luxe. En termes de récupération des sommes perdues pour fraudes, un constat : seulement 22% des entreprises étaient parvenues à récupérer plus de 60% des sommes détournées et dans 62% des cas, aucun montant n’était récupéré. Autres éléments à signaler : l’impact des fraudes ne se limitait pas au seul coût financier ; il fallait y ajouter les dommages collatéraux comme l’impact sur la marque, sur la motivation du personnel (en raison notamment du temps perdu en interne pour gérer les crises), sur le cours de bourse ou encore sur les relations de l’entreprise avec les autorités.

Autres points à noter : l’identité des fraudeurs, les moyens de détection et les zones prioritaires d’origine.

Sur le premier point l’enquête montrait qu’en France, dans 46% des cas, des salariés de l’entreprise étaient directement impliqués. Leur portrait-type avait été établi par PWC. Il correspondait à celui d’un homme âgé en moyenne de 40 ans qui travaillait dans l’entreprise depuis 9 ans (depuis 2 ans dans 20% des cas) et occupait, dans près de 55% des situations, une position d’encadrement (29% dans le top management et 26% dans le middle management). Motivations personnelles (en général financières) et capacité d’autojustification

44 « PWC Global Economic Crime Survey 2007 », 4ème enquête sur la fraude dans les entreprises en France, en Europe et dans le monde.

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conduisaient ce type de personnel cadre à devenir un fraudeur. Dans 65% des cas les entreprises victimes portaient plainte au pénal et dans 23% encore de cas, elles n’engageaient aucune poursuite. Pour les autres types d’agresseurs, dans 32% des cas, ils n’avaient aucun lien particulier avec l’entreprise, et pour ceux qui en avaient effectivement, ce pouvaient être soit des clients, soit des fournisseurs. Dans 37% des cas de fraude, cette dernière avait été découverte grâce à la vigilance des salariés, les autres moyens de détection restant dans 14% des cas, l’audit interne, et dans 8%, les systèmes de hotline (« wistleblowing »).

La concentration des pertes financières dans 7 pays émergents surnommés « le G7 », par les analystes de PWC (Brésil, Inde, Chine, Indonésie, Mexique, Russie et Turquie) venait clore l’analyse. Evaluée par des personnels qui avaient tous une responsabilité de prise de décision d’investissements dans ces pays, il apparaissait que 43% des 3,1 milliards d’euros perdus pour fraude par leurs entreprises, l’avaient été dans ces pays. Malgré le risque de corruption perçu, dans la catégorie des fraudes, comme un risque majeur dans les pays du G7, près de 36% des personnes interrogées en France (45% dans le monde) ne considéraient pas la fraude comme un risque susceptible de les dissuader d’investir dans ces pays d’accueil dont les opportunités d’affaires paraissaient largement compenser, pour eux, les inconvénients.

4-2 criminalité économique en hausse en Russie et en Italie : les entreprises de ces deux

pays ont également fait les frais d’une augmentation de la criminalité économique en 2007. Plus de la moitié (59%) des 125 grandes entreprises russes (dont 31% des répondants

avaient plus de 5000 salariés) interrogées dans l’enquête PWC reconnaissaient avoir été les victimes de fraude économique, ce qui représentait une augmentation de 10% par rapport à l’enquête 200545. Les chiffres des pertes parlaient d’eux-mêmes : le coût direct du crime économique avait plus que quadruplé depuis 2005 et était 5 fois supérieur à celui enregistré en moyenne par les entreprises dans le monde. 63% des entreprises touchées par la fraude avaient enregistré des pertes supérieures à 1 million de dollars et 20% déclaraient des pertes encore supérieures qui pouvaient atteindre plus de 10 millions de dollars. Le phénomène incitait 71% des personnes sondées à souhaiter une intervention directe du gouvernement pour combattre le crime économique tout en reconnaissant, pour 57% d’entre elles, que les entreprises devaient également s’impliquer dans leur propre sécurité. En ce qui concerne l’Italie, le crime économique confirmait, comme en Fédération de Russie, une progression ascendante de 10% et sa diffusion générale dans l’économie46 par rapport à l’enquête PWC de 2005. Au cours des deux années précédant l’enquête 2007, 35% des entreprises interrogées avaient rencontré un cas de fraude et 24% environ d’entre elles avaient reconnu avoir été confrontées à une situation de fraude grave. Le phénomène était attribué, entre autres, à un retard probable, par rapport aux autres pays développés, dans la mise en œuvre des mesures de prévention et de contrôle dans les entreprises italiennes.

Parmi les types de crimes économiques les plus fréquemment signalés par les entreprises du panel en Russie, 43% indiquaient le détournement d’actifs, 34% la corruption et le trafic d’influence, ce qui traduisait une diminution de ces derniers types de crimes (perçus encore toutefois par 30% des sondés comme la menace la plus grave) par rapport à l’enquête 2005 où ils représentaient 53% des cas de fraude signalés. En Italie également, le détournement d’actifs arrivait en tête des menaces économiques, en nette diminution toutefois par rapport aux 62% de l’année 2005 et aux 83% de l’année 2003. Venaient ensuite plusieurs catégories de crimes : violation de la propriété intellectuelle, piraterie et contrefaçon de produits ou de services, abus de licence ou de brevets, espionnage industriel – réunis en une seule rubrique qui totalisait 12% des déclarations de fraude en recul aussi par rapport aux 30% de 2005. Quant aux « fraudes comptables » en 3ème position, elles ne représentaient plus que 45 PriceWaterhouseCoopers (PWC), « Economic Crime: people, culture & controls ». The 4th biennial Global Economic Crime Survey, Russia, 2007. 46 Economic Crime: people, culture & controls, The 4th biennial Global Economic Crime Survey, Italia, 2007.

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7% des sinistres en 2007 contre 49% en 2005, marquant ainsi une forte régression expliquée par les analystes de PWC comme la résultante de l’impact des affaires Enron, Parmalat, etc. Pour ce qui est de la corruption, l’enquête 2007 révélait un résultat très faible de 2% en 2007 par rapport à celui un peu plus élevé de 11% en 2005. Rien à voir, en tout cas avec les 34% de la Fédération de Russie, un chiffre intéressant qu’il importerait d’interpréter par rapport aux données livrées en 2007 par la Confesercenti (cf. supra) sur l’invasion mafieuse de l’économie italienne. L’ « omerta » avait-elle incité à la discrétion ? Ou bien l’enquête PWC avait-elle évité le sud de l’Italie ?

Dans le domaine des possibilités de recouvrement des pertes financières, les résultats étaient particulièrement faibles en Russie, où 54% des entreprises interrogées avouaient n’avoir pu obtenir gain de cause (en progression toutefois par rapport à 2005 où elles étaient 74%). En outre, 67% des entreprises qui avaient été victimes de fraudes avaient également subi des dommages collatéraux : perte de temps de l’encadrement en procédures diverses (dont seulement 10% sur les 35% au civil et autant au pénal aboutissaient en condamnations) ; dommages causés à la réputation des firmes ; atteinte au moral des salariés. Quant aux auteurs de ces fraudes en Russie, c’était pour l’essentiel des hommes entre 31 et 40 ans détenteurs d’un diplôme de l’enseignement supérieur, clients ou partenaires dans la plupart des cas, mais avec une hausse des crimes perpétrés en interne (38% en 2007 alors que 2005 n’en recensait que 13%) et de l’implication des échelons supérieurs de l’encadrement (41% en 2007). Pour l’Italie, le pourcentage d’entreprises qui était parvenu à récupérer leur bien après des pertes due à la fraude était tout aussi faible qu’en Russie : 50 % d’entres elles déclaraient n’y être parvenues. Les raisons qui expliquaient ces pertes frauduleuses étaient principalement de nature interne : dans 77% des cas, elles se situaient au niveau de la direction générale ; dans 75% au niveau du conseil d’administration, des services de l’audit interne à hauteur de 75% et des services juridiques pour 53%. Il fallait encore ajouter au tableau les responsabilités externes de la fraude : les autorités de contrôle étaient impliquées dans 38% des cas, sans oublier les autorités judiciaires à hauteur de 65% des affaires, les auditeurs externes pour 23%, tout comme les experts comptables et les consultants.

Si le panorama de la criminalité économique, dressé par PWC en 2007 pour la France, l’Italie et la Fédération de Russie (pays que nous avons retenus) avait le mérite de tendre vers l’exhaustivité, il n’en montrait pas moins une lacune certaine : l’absence de renseignement précis sur les liens éventuels des fraudes économiques et des hommes ou des entreprises qui les commettaient avec le crime organisé, présent voire omniprésent (cf. supra) dans les deux derniers pays. Le côté très lisse des analyses par rapport au contexte politique, économique et social des opérations d’entreprises dans ces pays témoignait peut-être d’une crainte assez fréquemment exprimée dans les milieux économiques : celle, en évoquant la face cachée du monde des affaires, d’en parler de façon « négative ». Pourtant, cette « économie de l’ombre », dont la puissance financière, dopée par l’action combinée de la finance dérèglementée et de l’expansion des activités offshore ne cesse de croître, porte avec elle, comme nous le rappelle Xavier Raufer une triple action négative47 : une action corruptrice qui suscite de grandes frustrations chez les populations et fragilise les valeurs sociales, les puissances publiques et la démocratie ; une action criminelle qui crée un climat d’insécurité et d’illégalité qui remet en cause la souveraineté de l’Etat; et une action fragilisante, par les trafics dangereux pour la vie des hommes et l’environnement qu’elle génère.

47 Xavier Raufer, La criminalité organisée dans le chaos mondial : Mafias, Triades, Cartels, Clans, Les Editions des Riaux, 2006, p. 10.

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II - UN BILAN DES MENACES DONT LES AGENTS ECONOMIQUES (BANQUES, ENTREPRISES, FONDS D’INVESTISSEMENTS ET GRANDS CABINETS D’AUDIT) SONT, EUX-MEMES, A L’ORIGINE

Un constat en 2008 : les économies nationales des pays riches sont d’autant plus vulnérables qu’elles sont totalement ouvertes et que leurs agents économiques les plus influents (bien souvent des champions nationaux) ont été « investis » par des institutionnels dont les objectifs financiers ne cadrent pas nécessairement avec les priorités à long terme de développement national.

De par le volume d’actifs qu’ils gèrent48, ces institutionnels ont généré des pratiques économiques qui font, parfois, des agents multinationaux que sont les banques ou les entreprises les plus influentes du globe, de véritables « menaces », non seulement pour l’économie internationale, mais également pour l’économie de leurs pays. Crises et krachs, myopie totale des experts, mais aussi pratiques « contestables » quant elles ne sont pas franchement douteuses, se sont ainsi installées dans les paysages économiques nationaux et internationaux. Ces pratiques et ces crises constituent autant de risques de « dé-crédibilisation », voire de « dé-légitimation » des sociétés cotées multinationales vis-à-vis de millions de personnes qui, en France et dans le monde subissent directement les conséquences de leurs arbitrages.

Quant à l’ouverture du capital de ces champions nationaux qui caracolent en tête du palmarès mondial des organisations (entreprises et banques) les plus compétitives sur leurs créneaux de spécialisation, elle fait de ces champions des proies attractives pour tout type de fonds d’investissement dont les motivations finales, bien souvent filtrées par l’écran des paradis fiscaux et des activités offshores, ne sont pas forcément clairement identifiées.

1 – les artisans de la menace financière systémique

1-1 Etats-Unis et France dans l’aventure financière : un petit retour en arrière est nécessaire pour comprendre les raisons de choix gouvernementaux déterminants et leurs effets induits. Les années 1980 furent celles d’un changement majeur des modalités et du contexte du financement des agents économiques (privés et publics). Ce changement faisait suite à la décennie précédente qui avait été une décennie de lutte contre l’inflation et contre la perte de compétitivité et de rentabilité des entreprises des pays occidentaux les plus riches. Les gouvernements de ces pays avaient donc un objectif : réduire, voire abolir, les contraintes réglementaires de financement des économies nationales.

Les Etats-Unis ouvrirent le feu49. Après avoir desserré les contraintes sur leur monnaie au cours des années 1970 (flottement du dollar), ils entreprirent de mettre un terme aux contraintes limitant le financement de leur économie. Plutôt que d'augmenter les impôts, ils allaient faire appel à l’épargne de la planète pour financer leurs dépenses budgétaires et le développement de leurs entreprises. Ils se lancèrent donc dans un processus de dérèglementation financière (au milieu des années 1970) qui déboucha sur la fin du contrôle des changes et des mouvements de capitaux. La décision permettait ainsi un recours croissant aux marchés, non seulement de la part des firmes et banques multinationales, mais également de la part des Etats fédérés et des collectivités territoriales pour financer leur dépenses de fonctionnement et d’investissement.

Dans cette aventure, la France fut, dès le milieu des années 1980, le premier pays en Europe, à jouer à fond jeu de la liberté des mouvements de capitaux50. Prenant l'exact contre-pied de la politique qu'ils défendaient ave leur parti en 1981, trois hommes : un président 48 90 000 milliards de dollars, gérés par les banques et les grands fonds d’investissement (hors hedge funds) selon Jean-Hervé Lorenzi, « Les nouveaux acteurs de la finance », in Regards Croisés sur l’Economie, Numéro 3, La Découverte, mars 2008, p. 21. 49 Cf. Pierre de Senarclens, La mondialisation : Théories, Enjeux et Débats, Armand Colin, 2002, p. 87. 50 Jean Peyrelevade, Le Capitalisme Total, Seuil, La République des Idées, 2005, p. 50.

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socialiste, François Mitterrand, son premier ministre, Laurent Fabius et son ministre des finances, Pierre Bérégovoy propulsèrent les banques, les grandes entreprises, mais aussi l’Etat français dans l’univers de la finance globalisée de marché. La loi bancaire de 198451 et la loi sur la dérèglementation financière de 1986 (Jacques Chirac est alors premier ministre) furent décisives en la matière puisqu’elles autorisaient : la suppression de l’encadrement du crédit, la levée du contrôle des changes et des mouvements de capitaux, la création du compartiment des « titres de créances négociables » (TCN) du marché monétaire, le décloisonnement des marchés, la création de « marchés à terme » - mesures qui permettaient désormais aux agents économiques et au Trésor de trouver des sources de financement à court et long terme sans forcément recourir au crédit bancaire tout en ayant la possibilité de se couvrir contre les risques de prix.

Tous ces éléments contribuèrent donc à transformer le rapport des agents économiques français à leurs métiers et leur territoire d’origine. Un seul mot d’ordre à l’époque : « les marchés plutôt que les guichets ». Mais les processus de dérèglementation et de désintermédiation portés par ce slogan allaient également modifier l’identité des investisseurs qui allaient se porter sur les titres de la dette ou de propriété des agents économiques privés et publics. Traditionnellement, c’étaient de petits épargnants. Ils furent progressivement remplacés par l’intermédiation des OPCVM ou Sicav gérés par des banques ou des compagnies d’assurance, mais aussi par des fonds d’investissement internationaux.

1-2 l’entrée en scène des fonds d’investissement anglo-saxons : alimentés par les cotisations et investissements de leurs populations d’origine depuis près d’un demi-siècle, ces fonds de pension (FdP) et fonds mutuels (FM - sociétés d’investissement pour le compte de tiers) se portèrent progressivement sur les titres offerts par les marchés de capitaux des pays développés dont le marché français. Le résultat fut que, fin 2002, sur la seule place de Paris, ils comptaient pour plus de 90% des transactions sur actions et 95% des transactions obligataires52.

Avec ces acteurs, s’imposa une conception différente de l’activité économique et du rôle qu’ils entendaient y jouer. Leurs gestionnaires étaient en effet avant tout soucieux de "rentabilité financière" de leurs titres et motivés par une anticipation de gains et la réalisation de plus-values en capital bénéfiques pour leurs cotisants ou actionnaires. Ces gestionnaires de fonds de retraite et de fonds mutuels allaient ainsi considérer les titres acquis comme des « actifs négociables » (jamais comme des "actifs immobilisés"). Opérant leurs transactions "par blocs"(à la bourse de New York, ce type de transactions implique l’achat ou la vente d'au moins 10 000 actions) ils contribuèrent également à augmenter le volume de titres échangés tout en réduisant la durée moyenne de détention des actifs dans leur portefeuille53 (pour les actions, cette durée passa de 2 ans à 8 mois54), à la recherche de performances financières toujours plus élevées.

Dans de nombreux pays, les investisseurs institutionnels devinrent donc les principaux actionnaires des plus grandes entreprises et établissements bancaires cotés et les principaux acquéreurs de titres de la dette publique des Etats et collectivités locales. Ils remplacèrent les ménages dans leur position de propriétaires de titres et se substituèrent aussi en partie aux

51 Dès 1969, nous rappelle Françoise Renversez, le rapport Marjolin-Sadrin-Wormser intitulé « Marché monétaire et conditions de crédit » souhaitait que soit mis fin à la fragmentation du marché des capitaux. La Loi bancaire de 1984-1985 voyait la suppression de l’encadrement du crédit, la disparition de plupart des prêts bonifiés, levée du contrôle des changes pour faire revenir investisseurs internationaux. Le Contrôle des changes et des mouvements de capitaux permettait de limiter la spéculation contre le franc, mais restreignait l’apport de capitaux extérieurs au marché boursier, in Françoise Renversez, « De l’économie d’endettement à l’économie de marchés financiers », in Regards Croisés sur l’Economie, Numéro 3, mars 2008, p. 56. 52 Catherine Sauviat, “ Les fonds de pension et les fonds mutuels : acteurs majeurs de la finance mondialisée et du nouveau pouvoir actionnarial”, in François Chesnais (dir.), La finance mondialisée : racines sociales et politiques, configurations, conséquences, éditions La Découverte, 2004, p. 107. 53 En 2000, précise catherine Sauviat, le taux de rotation de leur portefeuille était de 122% en moyenne. Cela signifiait que, sur l'année, leur portefeuille avait donc été entièrement reconstitué, et même plus d'une fois. Selon un magazine spécialisé (Morningstar), près d'1/4 des Mutual Funds opéraient un renouvellement complet de titres chaque année, in Catherine Sauviat, op.cit., p.111. 54 Ibid., p. 107.

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banques en tant qu'intermédiaires financiers, via la titrisation des dettes privées et publiques. C'est au cours des années 1980 que ces grands investisseurs commencèrent d’ailleurs à revendiquer leurs prérogatives d'actionnaires, au cours de vague de rachat d'entreprises avec effet de levier, d’opérations de fusion/acquisition, d'OPA hostiles et du développement d'un marché pour le contrôle des entreprises. Les Institutionnels y jouèrent un rôle très actif en se portant acquéreurs de titres qui allaient servir au financement de ces opérations.

Par la suite, les gestionnaires de fonds recherchèrent, dans les placements en actions, une source privilégiée de rendements de leurs portefeuilles Et ils commencèrent à contester activement le pouvoir des managers, affirmant à travers leurs exigences, une conception toute financière de l'entreprise qui faisait d’elle "une collection d'actifs divisibles et liquides, prêts à être cédés ou achetés au gré des opportunités de rendement financier"55. Avec ces gestionnaires, allait donc s’imposer une conception financière des sociétés cotées (banques ou entreprises). Mais cette conception, comme le souligne Hervé Juvin, allait également faire de « l’entreprise cotée » un « modèle unique, le point d’aboutissement des formes de l’organisation économique » au détriment de l’existence d’une autre réalité : la part toujours plus importante de l’activité économique couverte par d’autres agents que sont les coopératives, les mutuelles, les associations, les collectivités territoriales, l’administration d’Etat. C’était donc vouloir faire oublier, comme le souligne Juvin, les quelques « 50 millions de sociétaires des coopératives et des mutuelles56 qui forment la partie cachée de l’iceberg financier européen57 » et qui ont su fonctionner avec d’autres « valeurs » que celle des sociétés cotées.

Ces sociétés cotées allaient en effet devenir très facilement vulnérables, motivant leurs directions à prendre toujours plus de risques dans leur gestion quotidienne. Le phénomène s’expliquait assez facilement. La menace permanente de vente de leurs titres que les gestionnaires de grands fonds agitaient à la face des directions d'entreprises, de banques ou des directions du Trésor, la possibilité qu'ils avaient de s'affranchir de tout engagement financier du jour au lendemain, leur donnèrent le pouvoir de revendiquer leurs prérogatives d'actionnaires-propriétaires ou de prêteurs et d'exiger des entreprises et des gouvernements, des politiques conformes à leurs attentes, et des niveaux de retour élevés sur investissement (principe du « pouvoir du shareholder »). Dans le même temps, en tant qu’acteurs majeurs des marchés financiers en quête perpétuelle de rentabilité, ils contribuèrent à leur instabilité croissante, en multipliant les transactions et opérations de placement de plus en plus risquées.

1-3 l’économie de casino : où l’impératif de rentabilité et sa recherche systématique peuvent engendrer des sinistres mondiaux.

Au début des années 1980 les gestionnaires de fonds anglo-saxons commencèrent à investir en direction de marchés émergents et dans les années 1990 ils y augmentèrent leurs placements. Puis ils effectuèrent des retraits brutaux qui provoquèrent l’effondrement du marché des actions et des marchés des changes des pays concernés. Même si ces placements ne représentaient qu’une part marginale de leur portefeuille global, leurs flux et reflux déclenchèrent une succession de crises financières en Amérique latine et en Asie. Ayant tendance à se comporter de façon mimétique, ils amplifièrent la volatilité des mouvements de capitaux et du prix des actifs sur des places financières à fable liquidité. Car sur ces places, les moindres mouvements de portefeuilles pouvaient avoir des effets disproportionnés, compte-tenu de leur poids relatif dans la capitalisation boursière de ces économies.

En déversant massivement des liquidités sur différents marchés d'actifs, les gestionnaires de grands fonds contribuèrent aussi à gonfler la demande de placement, à

55 Ibid., p. 114. 56 Hervé Juvin, « Les Etats-Unis et L’Union européenne ont tenté de diffuser, d’appliquer et parfois d’imposer ce double modèle à l’ensemble des régions de la planète avec des succès variables ». « La coopération ou l’éloge de la diversité », in Rapport Moral sur l’Argent dans le Monde 2007, Association d’Economie Financière, 2007, p. 54 57 Ibid., p.52.

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laquelle répondit le recours accru des entreprises et des Etats au marché financier. Mais ils contribuèrent également à inciter les dirigeants des entreprises ou des banques cotées à tout faire pour tirer les cours de leurs établissements à la hausse, dans le but de satisfaire leurs exigences de rentabilité et de recherche de rendements supérieurs à ceux de leurs concurrents (les autres sociétés de gestion d’actifs pour le compte de tiers).

Ce faisant, les investisseurs institutionnels participèrent à la formation et l’entretien de bulles spéculatives à répétition, dont celle de l’année 2000 marqua particulièrement les esprits, après les révélations de manipulations comptables frauduleuses et de faillites retentissantes de quelques géants américains présentés pourtant comme les symboles et les modèles d'une nouvelle économie (une économie du « win-win » dans laquelle de grandes entreprises semblaient avoir le pouvoir de créer toujours plus de valeur pour leurs actionnaires et pour le plus grand bien de toutes les « parties prenantes ») : la faillite d'Enron la plus médiatisée, mais derrière, une liste : Tyco, World Com (11 milliards de dollars de fraude), Global Crossing, QWest, Xerox, etc. En Italie : Parmalat et en Hollande Ahold.

Dans le même temps, les contraintes très fortes de rentabilité exercées sur les mutual funds (ceux qui gèrent les plus importants volumes d’actifs à l’échelle du globe) poussèrent leurs gestionnaires à calquer leurs pratiques et leur horizon d’arbitrage (le très court terme58) sur celles des professionnels des hedge funds, ces fonds hyperspéculatifs59. Certaine sociétés d'investissement, gestionnaires de mutual funds, se portèrent même acquéreurs de hedge funds. Mais cette proximité devait les entraîner, pour certains, à commettre des faux pas, révélés à partir de 2003, lorsqu’une quinzaine d’entre eux, importants et anciens, firent l'objet d'enquêtes et de poursuites de la part des autorités de régulation60.Ces mutual funds, dont un Américain sur deux dépendait pour sa retraite (par délégation de leur FdP), furent donc accusés de pratiques illicites aux dépens de leurs actionnaires (nombre d’entre eux étaient des titulaires de plans de retraite fragiles dont les rentes futures n’étaient pas garanties - les fameux 401 (k).

A partir du krach de 2000, et suite à la baisse de valeur de leurs portefeuilles d'actifs, de nombreux fonds de retraite se retrouvèrent en situation de sous-financement, créant par là même de fortes tensions sur le système de retraite américain par capitalisation Leurs gestionnaires se mirent donc en quête de placements plus diversifiés et rémunérateurs mais aussi plus risqués. Ils commencèrent à investir indirectement dans des hedge funds, par l'intermédiaire d'une partie de leur gestion déléguée aux mutual funds. Cette situation ne pouvait qu’inquiéter de nombreux observateurs, conscients des risques associés à la gestion des fonds spéculatifs (exploitation systématique des anomalies ou des distorsions temporaires de prix des actifs). En juin 2006, la Banque centrale européenne les qualifiait d’ailleurs de "risque majeur" pour la stabilité financière internationale, et cela, juste un mois après que la Réserve Fédérale américaine eut exprimé les mêmes craintes61. Qu'est ce qui préoccupait les banquiers centraux? Tant que les hedge funds n'attiraient que les capitaux de riches individus en mal de sensations avec des placements risqués, il n’y avait pas de problème. Mais lorsque

58 Catherine Sauviat, op.cit., p. 111. 59 Ces fonds d'investissements placent, à court terme, l'épargne des grandes fortunes et des investisseurs institutionnels. Ils sont très actifs depuis les années 1970 et, selon le Hedge Funds Research, ils géreraient aujourd'hui 1 760 milliards de dollars (1 242 milliards d'euros) dans le monde, soit l'équivalent du produit national brut de l'Italie en 2005. Et 10 % de ce montant seraient gérés depuis Greenwich petite ville du Connecticut (USA) in Claire Gatinois, « La crise financière américaine a épargné Greenwich, capitale des hedge funds », Le Monde, 04.10.07 60 Selon les enquêtes, ces MF auraient effectué des transactions avec des HF qui auraient permis à ces derniers de profiter d'informations privilégiées après l'heure de clôture (16h) mais en référence au prix de clôture de la valeur des actifs du fonds (late trading) et d'acheter ainsi des parts de MF à des prix non disponibles pour la plupart des investisseurs actionnaires. Comment? en profitant du décalage horaire entre le moment où les fonds calculent leurs prix journaliers et les mouvements de prix réels sur les marchés étrangers (market timing) . Ces pratiques sont officiellement découragées par les MF. Mais elles sont en fait répandues auprès des clients privilégiés que MF désirent fidéliser ; elles sont également utilisées par les gestionnaires de fonds pour leur propre compte. Parmi les MF mis en cause : les plus importants du secteur (Bank of America, Putnam, Alliance, Janus Capital Group, Strong Capital Management, Bank One Corp) ; Plusieurs démissions de hauts responsables ont eu lieu (CEO Janus et Putnam) ainsi que nombreux licenciements de salariés. De grands fonds du secteur public décidèrent de retirer la gestion d'une partie des actifs traditionnellement confiés à certains d'entre eux (Putnam et Alliance), in Catherine Sauviat, « Le scandale des mutual funds américains », op. cit., p. 112. 61 Christian Chavagneux, "Les trois risques de la finance mondiale", Alternatives Economiques, n°72, 2ème trimestre 2007, pp. 76-77.

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plus de la moitié de leurs clients étaient des institutions financières (banques, mutual funds, compagnies d'assurance) attirées par des promesses de retours élevés sur investissements, le risque changeait de dimension. De plus, ces fonds utilisaient des effets de levier très importants, empruntant des montants beaucoup plus élevés que les capitaux qui leur étaient confiés. Toute menace de défaillance ou de faillite sur de gros hedge funds pouvait donc avoir des conséquences dramatiques sur des systèmes financiers et sur la croissance mondiale. Dernières préoccupation des observateurs, l’opacité entourant la gestion des hedge funds et les renversements brutaux de tendance dont ils pouvaient être à l’origine. Pour l’opacité, déjà interdits de publicité sur leurs performances par leur statut aux Etats-Unis, 80% d'entre eux étaient enregistrés aux îles Caïmans et personne ne pouvait donc connaître vraiment le niveau de risques pris par ces fonds ou par ceux qui leur confiaient leur argent. Quant aux retournements brutaux de tendance sur les marchés, ils s’expliquaient par l’impact des arbitrages de ces fonds, dont les gestionnaires étaient supposés détenir des informations que les autres grands fonds ne possédaient pas. Mais les chocs économiques et sociaux induits par les ventes massives de titres que leurs décisions de retrait pouvaient générer, étaient d’autant plus redoutables que leurs gestionnaires s’engageaient sur des marchés financiers à risque pour obtenir des retours élevés sur leurs investissements. Cela expliquait pourquoi les capitalisations boursières pouvaient augmenter très rapidement en Asie, Amérique Latine, Moyen Orient, Europe centrale, alors même que les nouvelles émissions d'actions restaient très faibles sur ces places. L’arrivées de capitaux dans les pays émergents servaient donc autant à la spéculation qu'au financement de l'économie réelle. Un avertissement avait pourtant été redonné avec la chute brutale de 15% de bourse thaïlandaise, mi-décembre 2006, après l’annonce faite par sa banque centrale de stopper l’entrées de capitaux spéculatifs. Les hedge funds, par leurs stratégies d'arbitrages, étaient donc identifiés comme des vecteurs avérés et potentiels de crises financières graves62. Bien entendu, les professionnels du secteur ne partageaient pas cet avis. Selon eux, les hedge funds apportaient "liquidité et transparence accrues" aux marchés financiers63.

2 – un système bancaire mondial déstabilisé par le séisme des subprimes 2-1 des banques à risques : la loi bancaire de 1984 et la loi sur la dérèglementation financière de 1986 contribuèrent à la mutation des banques françaises en les précipitant dans « l’économie de marchés financiers ». Malgré la régression induite de leur principale activité qui était le crédit, elles allaient gagner une position dominante sur les marchés de capitaux, car la dérèglementation leur permettait de multiplier les sociétés financières satellites (OPCVM, SICAV). Les banques, revinrent donc en force dans l’« intermédiation », mais cette fois, dans « l’intermédiation de marché ». Pour illustration, en 1996, la majeure partie des 5294 OPCVM existant en France étaient des émanations des banques et, toujours la même année, sur le marché monétaire (capitaux à court terme), 88% du financement des grandes entreprises (Billets de Trésorerie - BT) étaient pris en charge par les banques64. Cette évolution de l’actif des banques entraîna une modification des sources de leur rentabilité et un changement de la nature du risque bancaire.

Ce « risque bancaire », comme l’explique Françoise Renversez, allait progressivement être moins lié aux risques conjoncturels (variation de demandes de produits ou services) des entreprises (par le biais du crédit). Ce risque bancaire était désormais lié aux mouvements

62 L’Allemagne a fait une proposition à leur égard : instaurer un code de conduite contraignant pour cette catégorie d'investisseurs Mais les Etats-Unis et la Grande Bretagne n'en veulent pas. Ces pays se disent en effet favorables à une "autodiscipline" de la profession. Quant aux altermondialistes d'attac, ils jugent ridicules les appels à l'autodiscipline de la part des Hedge Funds, considérant que c'est "demander à un renard s'il veut bien cesser de voler des poules62." in Claire Gatinois et Cécile Galla, "Berlin ne parvient pas à imposer une régulation des Hedge Funds", Le Monde, Mardi 22 mai 2007. 63 "Voyage au cœur d'un Hedge Fund", Enjeux les Echos, juin 2007, p.70-74. 64 Françoise Renversez, « De l’économie d’endettement à l’économie de marchés financiers », in Comprendre la Finance Contemporaine, numéro 3, mars 2008, p. 62.

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spéculatifs de marchés financiers et à leurs accidents de parcours. Le métier de la banque avait donc muté : il s’était, en effet, progressivement étendu à la gestion de portefeuille d’actifs financiers négociables sur tous les marchés (marché des valeurs mobilières, marché monétaire et marchés à terme) pour le compte de tiers, mais également « en compte propre ». Les banques participaient ainsi à la croissance de tous ces compartiments (croissance des activités de marché), dont une partie des activités allait relever du « hors-bilan ». Or cette partie « hors-bilan » allait poser le problème suivant : dans la mesure où il était difficile d’en obtenir une saisie statistique qui est la base d’un traitement économétrique, il devenait aussi difficile de calculer l’évolution réelle de la rentabilité des banques et surtout l’origine réelle de cette rentabilité65. C’est dans la suite logique de cette « financiarisation de leurs activités » que les banques américaines conçurent, deux décennies plus tard, les fameux « subprimes ». Leur création, faisant appel à toutes les ressources de la créativité en matière d’innovation financière, interpelle l’observateur à deux niveau : tant par le caractère fragile de la construction et du produit fini ; que par le côté assez peu « éthique » d’une catégorie de prêts et de titres adossés, créés pour tirer profit de la fragilité de couches entières de la population (sous le prétexte originel, assez peu crédible après la crise, de venir en aide à ces populations, sans toutefois perdre de l’argent).

2-2 la crise des subprimes : le principe des subprimes est lié à l’innovation financière

contenue dans la « titrisation66 ». Frédéric Lordon fournit une explication particulièrement claire du principe, de ses enchaînements et conséquences.

Avant la « titrisation67 », le problème que posaient les crédits aux banques étaient qu’ils restaient dans les livres de l’établissement prêteur jusqu’à la conclusion du processus de remboursement (intérêts et principal). Au début des années 1990, les professionnels américains de l’industrie bancaire proposèrent alors une solution attractive : fondre ensemble 65 Ibid. 66 La titrisation est une technique financière qui transforme des actifs peu liquides (actifs pour lesquels n’existe aucun marché efficace), en valeurs mobilières pour lesquelles il existe un marché efficace. La technique consiste donc à vendre des actifs peu liquides à une société intermédiaire qui se finance en émettant des titres négociables garantis par les actifs peu liquides qui lui ont été cédés. A priori, les titres émis doivent générer des revenus (intérêts, dividendes, etc.) qui servent à payer l’intérêt de l’emprunt et à rembourser le capital, et qui constituent la garantie financière ou « collatéral » de l’emprunt. Les titres adossés aux actifs cédés sont dénommés asset-based securities (ABS) dont les MBS pour mortgage-based securities ou RMBS pour residential mortgage-based securities et les sociétés intermédiaires qui portent ces actifs et l’emprunt sont dénommées Special Purpose Vehicles (SPV), en France : Fonds Communs de Créances et Fonds Communs de Titrisation. La titrisation convertit ainsi des titres illiquides en titres liquides et permet de faire sortir du bilan bancaire tout ou partie du risque, ce qui présente un intérêt particulier pour les institutions régulées que sont les Banques ou les Compagnies d’Assurance. 67 A la suite du premier choc pétrolier les grandes banques assurèrent, grâce aux pétrodollars disponibles sur l'euromarché, le financement des déséquilibres des paiements des pays en voie de développement En 1979, la Réserve Fédérale des Etats-Unis présidée par Paul Volcker engagea une politique restrictive destinée à lutter contre l'inflation. Le "prime rate" passa ainsi de 6,82% en 1977 à 18,8% en 1981. Résultat : le service de la dette latino-américaine "flottante" grimpa tout aussi rapidement, obligeant les pays à s'endetter davantage alors que la conjoncture internationale se détériorait (croissance, prix des matières premières, etc.). Dans le même temps, les taux d'intérêts devenaient positifs dans la zone OCDE, exerçant un effet d'éviction au détriment des pays débiteurs en mal de refinancement et aussi une puissante incitation à la fuite des capitaux. Lorsqu’en juillet 1982, les taux d'intérêts américains dépassèrent les 20% par an et qu’au même moment le dollar franchissait la barre des 7 francs (deux ans auparavant, il valait moins de 5 francs), pour des pays comme le Mexique qui remboursaient leur dette extérieure en dollars assujettis d'un taux d'intérêt lié à la monnaie américaine, ce fut l'asphyxie. En août 1982 les dirigeants de ce pays informèrent les institutions officielles qu'étant à cours de réserves, leur pays suspendait le règlement du service de la dette, c'était la crise. Au début des années 1980, les banques occidentales se retrouvèrent ainsi avec un amoncellement de créances douteuses sur les bras, alors que le Tiers Monde était au bord de la faillite. Le risque était alors important de voir les pays endettés refuser collectivement de rembourser une dette qui les asphyxiait. Afin d'éviter un tel scénario et de stabiliser leur situation, les banques adoptèrent alors une série de mesures : rééchelonnements de dettes, c'est-à-dire étalement sur une période plus longue les remboursements dus. Mais en allongeant les délais de paiements, on accroissait les intérêts totaux à payer et donc l'endettement. Le mécanisme avait donc pour effet de laisser s'aggraver le problème tout en le repoussant dans un futur plus ou moins proche. Ensuite, les banques créèrent, dès 1983, une "bourse de la dette", c'est-à-dire qu'elles convertirent leurs créances sur le Tiers Monde en "titres de la dette" dont la valeur fluctuait au gré de l'offre et de la demande. Par ce processus de « titrisation », les banques pouvaient s'échanger les créances au prix du marché et on vit ainsi se développer un véritable troc financier. Mais du fait que les créances sur le Tiers Monde étaient majoritairement douteuses, la plupart des banques voulurent s'en débarrasser. Aussi, la valeur des titres de la dette ne cessa de chuter. Dernière étape pour cette décennie : comme les banques créancières refusaient d'endosser leurs responsabilités dans la crise qui menaçait le système financier international (leur seul objectif étant de voir leurs créances remboursées, quel que soit le prix à payer pour l'économie mondiale et les populations du Sud), le gouvernement américain et son secrétaire aux finances, Nicholas Brady, proposèrent, en 1989, un plan dont l'objectif était triple : remplacer des dettes bancaires douteuses par de nouveaux emprunts obligataires (les Brady's bonds) faire porter ainsi aux banques une petite partie du fardeau, susciter une reprise des investissements dans le Tiers Monde et assurer le financement de l'énorme déficit américain. Cf. Jean-Louis Terrier J.L., "Une bibliographie", Revue Française de Gestion, Mai-Juin-Juillet-Août 1981, p.54. ; "Amérique Latine : vers une nouvelle crise de la dette?", Nord-Sud Export Consultants, 11 Juillet 1994, p.25 ; A. Simon, Géopolitique et Stratégies d'entreprise : Créances et croyances, Interfaces, Paris,1993, p.29 ; AITEC, « Nouvelles Dettes, Nouvelles Crises, Nouveaux Mécanismes : Propositions du FMI et Alternatives », Dette et Développement, Actes de la Journée d’Etude, jeudi 27 mars 2003.

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un certain nombre de crédits à risques dans le domaine de l’immobilier pour en faire une ligne de titres obligataires négociables (les « Residential Mortgage Backed Securities » – RMBS)68.

L’argument mis en avant pour « vendre » cette catégorie de titres était le suivant : une fois créés, ils pourraient être vendus sur les marchés par petits paquets à divers institutionnels intéressés par leur achat. En outre, grâce à cet artifice, les crédits douteux seraient sortis des bilans des banques et portés dans le compartiment « hors-bilan » (les banques accorderaient d’autant plus facilement ces crédits douteux qu’elles savaient comment s’en débarrasser dès qu’ils seraient « titrisés »). Mais il y avait mieux. Certaines tranches de ces RMBS (les tranches les plus fragiles) subiraient un traitement spécial pour être plus facile à écouler. A partir de leurs RMBS, des investisseurs émettraient de nouvelles sortes de titres négociables (les « Collateral Debt Obligations » - CDO) réarrangées en différentes tranches : la tranche supérieure dite « Investment Grade » soustrairait ses porteurs aux premiers 20 ou 30% de défauts sur les crédits immobiliers initiaux. Suivrait une tranche intermédiaire dite « mezzanine ». Puis une tranche basse (Equity) qui elle, prendrait le choc des premières défaillances (elle serait donc surnommée : « déchet toxique » car ce serait la tranche la plus risquée, dérivée de la tranche la plus risquée des RMBS). Mais tant que le marché immobilier serait à la hausse et que les ménages continueraient de rembourser, il y aurait toujours preneur, puisque la « toxicité » de ces titres ne se serait pas matérialisée (n’apparaitrait alors que les formidables possibilités de rendement et de rémunérations).

Pour le non-initié, l’innovation n’allait pas forcément de soi et suscitait quelques questions de bon sens : pourquoi, par exemple, les investisseurs voudraient-ils acheter ce dont les banques désiraient se défaire ? Pour plusieurs raisons, répondaient les spécialistes : tout, d’abord, les investisseurs les souscriraient par petites quantités69 ; ensuite, les titres seraient négociables, c’est à dire susceptibles d’être à nouveau cédés ; également, la ligne de titres dérivée du groupe initial de crédits serait en fait découpée en différentes tranches de risques homogènes. Selon son profil et son aversion au risque, chaque investisseur choisirait la tranche qui lui conviendrait. Il se trouverait toujours des investisseurs (notamment parmi les gestionnaires de hedge funds) pour vouloir la tranche la plus risquée de CDO, parce que ce serait aussi la plus rémunératrice tant que tout allait bien. Dernier argument : les porteurs de ces titres seraient tellement nombreux, qu’il en résulterait une formidable dispersion du risque global (chaque investisseur n’assumant qu’une part infirme de ce risque, part diluée en outre dans l’ensemble de son portefeuille).

Les différents intervenants allaient ainsi se convaincre progressivement que les « crédits subprimes » et les titres qui y étaient adossés représentaient de formidables opportunités d’affaires. Les « banquiers de détail » (ou banquier commerciaux), sachant qu’il leur était possible de se défaire de leurs crédits même les plus mauvais, n’hésitèrent pas à en accorder franchement. Les banquiers d’affaires, observant que les titres associés aux subprimes étaient rémunérateurs et fortement différenciés en fonction des profils de risque, n’hésitèrent pas non plus à en souscrire pour les proposer à leurs clients. Les gestionnaires de hedge funds (HF) ou autres entités financières, capables de lever des fonds importants auprès des banques et des grands fonds à des taux très avantageux, eurent toute latitude pour acheter des titres à haut risque mais à fort rendement qu’ils croyaient toujours pouvoir revendre tant que le marché était « liquide ». Les marges étaient particulièrement importantes sur les « déchets toxiques » qui passaient pour de l’or. Toutefois, si les risques semblaient dilués par la « titrisation empilée », la dilution poussait à la croissance incontrôlée de leur volume global (et tout le monde avait fini par faire croire qu’ils n’existaient plus).

Cet, édifice intellectuel70, présenté à l’origine comme l’un des summums de l’innovation bancaire et financière, devait pourtant révéler son extrême vulnérabilité71 à toute

68 Frédéric Lordon, « Quand la finance prend le monde en otage », Le Monde Diplomatique, septembre 2007, pp. 10-11. 69 Ibid. 70 Appelé encore, modèle « Originate and Distribute », où les banques souscrivent un risque puis s’en séparent en le titrisant,

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modification insignifiante de son environnement. Lorsque la Réserve Fédérale décida de relever son taux directeur d1/4 de point en 2007, cela semblait tout d’abord infime. Mais à l’autre bout de chaîne, le crédit immobilier d’un ménage passait de 6,3% en 2005, à 11,25% en 2007. Et ses mensualités de 414 à 691 dollars. Le résultat : la plupart des ménages souscripteurs de crédits « subprimes » allaient se retrouver en cessation de paiement. De façon plus précise, au 1er trimestre 2007 : 14% des emprunteurs de subprimes étaient défaillants. C’était la crise…en attendant le krach ?

Plusieurs éléments doivent ici être notés en rapport avec cette crise : la myopie des experts et l’ampleur des pertes ; la remise en cause des dogmes.

2 – 2 la myopie des experts, l’ampleur des pertes et l’effondrement des dogmes : comme le rappelle Ibrahim Warde, « 2007 avait débuté sous les meilleurs auspices. Les banques affichaient alors de bons résultats, et de nombreux participants — tels les fonds spéculatifs ou de private equity, dont les stratégies étaient fondées sur l’endettement facile — se préparaient à battre de nouveaux records. Mais l’année se termina dans la tourmente. Au printemps, le secteur des subprimes connut ses premières difficultés, sans pour autant susciter de grandes appréhensions ». Une fois de plus, la myopie des experts était complète, comme lors des crises précédentes72. En témoignaient la déclaration d’Elie Cohen, directeur de recherche au CNRS et enseignant à Sciences Po’ : « Dans quelques semaines, le marché se reformera et les affaires reprendront comme auparavant. Il y aura des pertes, des faillites, puis les fonds actuellement fermés rouvriront et susciteront à nouveau des appétits » (Le Monde, 17 août 2007)73. Cette analyse était partagée par Jean-Hervé Lorenzi, président du cercle des Economistes et professeur à l’Université Paris-Dauphine : « La crise du crédit immobilier n’est pour l’instant pas gigantesque. Pas de quoi gripper les moteurs de la croissance » (Libération, 11 août 2007)74.

2-3 l’ampleur des pertes : outre un bilan d’étape de mai 2008 présenté en début de ce

rapport et qui concerne les banques les plus éprouvées (cf. supra), selon FactSet Estimates, ce seraient 158 milliards d’euros de profits perdus pour les 1000 plus grandes entreprises mondiales en 2008 ; et en ce qui concerne la capitalisation boursière des 1000 premières sociétés du globe, 2907 milliards d’euros seraient partis en fumée entre juin 2007 et février 200875 . Lorsque l’on s’intéresse à la situation des banques françaises, on s’aperçoit qu’une « banque universelle76 » comme la Societé Générale a été tout particulièrement touchée par l’intermédiaire de l’activité Banque de Financement et d’Investissement qui avait pourtant fait sa notoriété. Elle a, en effet, dû faire face simultanément aux malversations de l’un de ses traders vedettes (Jérôme Kerviel) qui lui faisaient perdre 4,9 milliards d’euros et à son implication dans la crise des subprimes (2,6 milliards d’euros). Pourtant, en 2007, elle avait été couronnée « Meilleure banque de la planète pour 2007 » par le magazine Euromoney77. Quant aux banques coopératives comme le Groupe des Caisses d’Epargne et des Banques Populaires dont le modèle original ne les prédisposait pas à s’engager dans des activités hautement volatiles, leur aventure commune dans Natixis dernière née des banques 71 David Thesmard en attribue la fragilité à une défaillance contractuelle à 3 niveaux : tout d’abord, un problème de sélection des emprunteurs, sélection déléguée par les banques à des intermédiaires payés à la commission et donc non incités à sélectionner les emprunteurs ; ensuite, dans la mesure où les banques revendent leurs créances au marché par le processus de titrisation, elles n’ont donc plus d’incitation à vérifier la faibilité des clients ; enfin, les acheteurs de créances étaient d’autant moins bien informés, que les agences de notation qui notaient les créances n’avaient pas intérêt à e révéler la mauvaise qualité, car elles étaient payées par les banques elles-mêmes, « Retour sur la dérèglementation financière », in Regards Croisés sur l’Economie, Numéro 3, mars 2008, p. 74. 72 Cf. Ibrahim Warde, « Les fonds souverains…prédateurs, sauveurs ou dupes ? » Le Monde Diplomatique, mai 2008, pp. 9-10. 73 Frédéric Lordon, « Crises financières, surtout n’en tirer aucune leçon », Le Monde Diplomatique, mars 2008, pp 16-18. 74 Ibid. 75 Emmanuel Lechypre, « La crise jusqu’où », L’Expansion n°728, mars 2008, p. 41. 76 Parmi les modèles de banques qui existent, en France, celui de la « Banque Universelle » qui, malgré la part croissante des activités de marché, conserve une activité de détail significative. Cette dernière lisse les résultats et génère plus de 50% des revenus : 54% de ceux BNPParibas et 68%pour la Société Générale. L’activité de marché financier (BFI), quant à elle, est plus cyclique mais aussi plus rentable, in Marc Michaux, « Pour les banques, ce n’est qu’un début », L’Expansion n°728, mars 2008, p. 55. 77 Ibid.

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d’investissement françaises détenue en copropriété, allait les précipiter également dans la crise78. Prises en tenaille par le choc des subprimes, Natixis nécessitait l’intervention des deux maisons mères. Leurs dirigeants décidèrent alors de provisionner les pertes en émettant 1 milliard d’euros de titres dits « hybrides », des instruments financiers entrant dans calcul des fonds propres des banques. Mais, dans la mesure où il sera possible de convertir ces titres hybrides en actions Natixis, le Groupe des Caisse d’Epargne et la Banque Populaire, les deux actionnaires historiques, pourraient voir leur participation respective réduite de fait et perdre la minorité de blocage de Natixis, pour s’établir ensemble sous le seuil des 61 à 62% du capital.

2-4 la remise en cause des dogmes : avec la crise des subprimes, le monde de la

finance, qui pensait avoir maîtrisé le risque, découvrit que les modèles sophistiqués que ses experts utilisaient pour le gérer, étaient en réalité bien fragiles ; des produits dérivés pourtant bien évalués par les agences de notation, ne trouvaient plus preneurs ; les établissements les plus prestigieux n’étaient plus en mesure d’évaluer une part importante de leurs actifs79. En outre, les nouvelles normes comptables, censées assurer la stabilité et la transparence du système, ajoutaient à sa volatilité et à son opacité, créant du coup une « crise de liquidité » à laquelle venait s’ajouter une « crise de confiance ». Une autre réalité s’imposait progressivement : les produits dérivés, qui avaient permis au fil des ans de réaliser des bénéfices très élevés, étaient sur le point de devenir, selon l’expression de l’investisseur Warren Buffett, « des armes de destruction massives80 ». Le « risque systémique » d’un effondrement de l’ensemble du système bancaire se précisait, et la possibilité d’une crise semblable à celle des années 1930 était évoquée.

« Dans ce contexte de panique généralisée, banques centrales, régulateurs et gouvernements dérogèrent à leurs principes et à leurs règles de fonctionnement81. Le 17 février 2008, le ministre britannique des finances annonça la « nationalisation » de la banque Northern Rock. Le 16 mars, la Réserve fédérale américaine organisait le sauvetage de Bear Stearns, 5ème banque d’affaires des Etats-Unis, en fournissant à la banque JP Morgan Chase les fonds nécessaires pour reprendre l’établissement. Mais elle n’en resta pas là. Bien qu’ayant reconnu le rôle joué, entre 2001-2006, par l’abaissement des taux d’intérêt dans l’alimentation de la bulle immobilière, la Fed décida de réduire massivement ses taux d’intérêt, abandonnant ainsi son objectif de lutte contre l’inflation. Quant au Congrès, il apporta un soutien sans faille à une politique de relance de type keynésien, tandis que le gouvernement américain, pourtant entièrement acquis aux « solutions de marché », multipliait les interventions ponctuelles pour soulager les institutions et les débiteurs les plus exposés à la débâcle immobilière82 ». Face au spectre d’une récession et aux risques d’un effondrement du système financier, fut même alors accepté ce qui paraissait auparavant impensable, l’intervention de « fonds souverains étrangers» (cf. infra).

« Dans la mesure, où » comme le dit Pierre-Noël Giraud, « ces krachs et leurs répercussions ont des effets néfastes sur nombre de gens qui pensent qu’ils n’y sont pour rien83 », la finance a peu de chances d’être populaire à leurs yeux, tout comme, d’ailleurs, les agents économiques et les dirigeants qui en vantent les mérites pour leur plus grand profit. De fait, la crise financière a déjà fait des dégâts bien visibles, en tout premier lieu dans le secteur bancaire. Goldman Sachs, l'établissement de Wall Street qui a le mieux su gérer la crise des subprimes, doit supprimer jusqu'à 10% de ses effectifs dans sa division de banque d'affaires au cours de l'année 2008. Ces suppressions d'emplois viendront s'ajouter aux 5 %

78 « Natixis de nouveau contrainte de faire appel au marché », Le Monde, mercredi 11 juin 2008, p. 13. 79 Ibrahim Warde, « Les fonds souverains…prédateurs, sauveurs ou dupes ? » Le Monde Diplomatique, mai 2008, pp. 9-10. 80 Ibid. 81 Ibid. 82 Ibid. 83 Pierre-Noël Giraud, « Quelques hypothèses sur la finance moderne », in Comprendre la Finance Contemporaine n°3, La Découverte, mars 2008, p. 19.

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des effectifs de la banque qui seront remerciés faute de résultats suffisants. Plombé par des résultats bien moins satisfaisants (cf. tableau supra) son rival Citigroup a également entrepris de réduire ses effectifs dans la banque d'affaires. La banque entend supprimer 10 % des effectifs de cette division, qui compte 65.000 personnes dans le monde. Citigroup, qui emploie plus de 350.000 personnes avait déjà licencié quelque 9.000 salariés à la fin mars.

Ceux, toutefois, dont les décisions ont présidé à différentes crises qui ont mis en grande difficulté (voire en faillite) leurs établissements et les économies du monde, s’en sortent plutôt bien, financièrement parlant, même lorsqu’il leur est demandé de partir, suite à une gestion pour le moins hasardeuse. Ainsi, Charles Prince, patron de Citigroup, géant de la banque qui est allée d’affaires en affaires (cf. infra) et de renflouement en renflouement depuis deux décennies, a été remercié, en novembre 2007, avec un bonus de 12,5 millions de dollars (en baisse par rapport à année précédente : 13,8 millions de dollars). Son collègue de Merrill Lynch, Stanley O’Neal, congédié au même moment, emportait avec lui la somme de 161,5 millions de dollars. Quant à Angelo Mozillo, l’un des 3 principaux dirigeants de Country Wide Financial Corporation, société au bord de la faillite reprise par Bank of America, après avoir empoché quelques 60 millions de dollars en salaires et primes entre 2003 et 2006, puis 129 millions de dollars à la suite de vente d’actions entre 2006 et 2007, il pourrait encore recevoir 66 millions pour solde de tout compte. Comme le résume Landon Thomas, journaliste au New York Times84 : « Quelle que soit l’ampleur des pertes dont ils sont responsables, les gros bonnets retombent toujours sur leurs pieds. Les véritables victimes sont ceux qui occupent des emplois subalternes et dont les postes sont éliminés même s’ils n’ont rien à voir avec la crise des subprimes. »

3 - Des entreprises soumises au pouvoir actionnarial et des salariés désenchantés

Comme l’écrivait Jean Peyrelevade en 2005, le capitalisme s’est transformé en gigantesque "société anonyme"85. 300 millions d’actionnaires/propriétaires en formaient la base en 2003, soit 5% de la population mondiale dont la moitié résidait aux Etats-Unis. Ces "actionnaires/propriétaires" avaient entre leurs mains la quasi-totalité de la richesse boursière du globe (31 000 milliards de dollars, 86% du PIB annuel du globe fin de l'année 2003)86 .

Mais ces actionnaires sont aussi des consommateurs et des citoyens. Et ces qualités peuvent parfois rentrer en conflit. Ainsi, en tant qu'actionnaires, et par l'intermédiaire des gestionnaires de leurs patrimoines dont la seule mission est de créer pour eux de la valeur, ils peuvent être les acteurs indirects de licenciements massifs et de délocalisations. Ces licenciements peuvent d'ailleurs les concerner directement lorsqu’ils sont encore salariés de grandes entreprises ou de banques cotées et en tant que citoyens dont l'existence est rattachée au territoire national. Dans le même temps, en tant que consommateurs, si ces citoyens/actionnaires apprécient également de trouver en vente des produits et services toujours moins chers grâce à "l'exigence de compétitivité" destinée à créer toujours plus de valeur pour eux, cette compétitivité est également obtenue de différentes façons dont les conséquences ne sont pas forcément bénéfiques pour les populations et leur pays d’origine : par la "réduction des effectifs" auxquels il est demandé une "productivité accrue" , par la "déflation salariale87", et par la « délocalisation » de certaines unités de production.

Les exemples de General Electric (GE) qui fut pionnière en la matière, et un exemple cité comme tel aux Etats-Unis, tout comme celui de Wal Mart, peuvent être utiles pour comprendre le problème.

84 « Primes et châtiments des traders », Le Monde Diplomatique, mai 2008, p. 9. 85 Jean Peyrelevade, Le capitalisme total, La République des Idées, Seuil, 2005, p. 92. 86 Ibid., pp. 39-40. En France, 1% des ménages détiennent presque la moitié du patrimoine en actions du pays. 87 François Chesnais", "Quand le patronat accuse les patrons", Manière de Voir n°91, janvier-février 2007, p. 60. C'est Jean-Luc Gréau qui parle de "déflation salariale", dans L'avenir du Capitalisme, Gallimard, coll. Le débat, Paris 2005.

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Dans les années 1980, une usine de GE située à Erié en Pennsylvanie produisait 350 locomotives par an et employait l'équivalent de 7500 salariés. En 2000, elle produisait 911 machines par an avec 4000 salariés (3500 postes en moins). Entre 1981 (année où Jack Welch était nommé PDG de GE) et 2001, le nombre de salariés avait été ramené de 400 000 à 300 000. Toutefois, si l'on inclut au calcul les effectifs des 1000 entreprises acquises par GE au cours de cette période, le total des suppressions de postes s'élevait à 500 00088. Au point que Jack Welch avait été surnommé "Neutron Jack", par ses salariés en référence à la bombe du même nom : après utilisation, les bâtiments sont vidés des hommes, mais les murs restent intacts. Avec Welch, on changeait d’époque et de paradigme. Le prix de l'action GE devenait la seule mesure de la performance. Créer des emplois cessait de figurer au nombre des objectifs d’une grande entreprise cotée ; "Débaucher des salariés", "les précariser" ces mesures étaient perçues comme autant de "marques de courage" et de "bon sens89".

Quant à Wall Mart, numéro 1 des supermarchés américains qui se targue d’afficher les prix les plus bas et d’être le premier employeur des Etats-Unis (plus d’un million d’employés), cette entreprise, qui est la plus compétitive dans son secteur, est également connue pour payer très mal ses salariés (des salaires inférieurs à 31% de ceux accordés par les autres grands distributeurs), ne leur garantir aucune couverture sociale digne de ce nom et interdire la présence de syndicats dans l’entreprise. Ce faisant, pour boucler leurs fins de mois, les salariés de Wal Mart sont contraints de recourir….à l’aide sociale publique. En Californie, où l’entreprise emploie 400 000 personnes, ses salariés utilisent ainsi davantage l’aide médicale publique que les autres salariés du même secteur (40%) et l’on observe un écart du même ordre sur les bons alimentaires et les aides au logement. Les chercheurs de l’Université de Californie à Berkeley ont ainsi calculé que les subventions indirectes versées par la Californie à Wall Mart, se chiffraient à 86 millions de dollars par an. Si les autres distributeurs en faisaient autant, elles se monteraient alors à 410 millions90.

Le comportement des entreprises, précise Barbara Ehrenreich, a changé depuis la récession de 2001. Elles veulent aujourd’hui avoir une masse salarial réduite et embauchent et licencient selon les fluctuations du marché91. Il y a encore quelques décennies, la création d’emplois était l’une des ambitions premières d’une entreprise92. Les PDG insistaient sur la nécessité de garder le personnel au lieu d’augmenter les dividendes des actionnaires en mettant les gens dehors93. Et dans certains cas, ils appelaient les échelons supérieurs à réduire leur salaire pour sauvegarder l’emploi. C’est cet aspect collectif des entreprises fondé sur le « paradigme de la loyauté mutuelle » qui, pour Ehrenreich, s’est fortement dégradé. Et cette dégradation, qui annonçait aussi sa disparition prévue, a permis à un nouveau modèle de s’imposer : celui de la « prédation interne ». Les entreprises, qui auparavant considéraient les salariés comme des éléments d’actifs les considèrent aujourd’hui comme des coûts à réduire à court terme pour augmenter les revenus de leurs actionnaires. Les licenciements collectifs sont ainsi devenus une façon relativement banale de leur plaire. Mais ils sont également devenus, pour les PDG et les membres des comités exécutifs détenteurs de stock-options, un moyen sûr d’augmenter leurs propres revenus. En outre, la négociation ex-ante de contrats de travail « bordés » par des juristes et conseils de haut niveau a jusqu’ici assuré à ces mêmes PDG de pouvoir bénéficier de généreuses compensations financières de départ (parachutes dorés) sans lien jusqu’ici forcément obligatoire avec leurs performances de gestion.

88 Olivier Vilain, "Comment General Electric a réinventé le capitalisme", Manière de Voir n°91, janvier-février 2007, p. 45. 89 Ibid. 90 Cf. Hidden Cost of Wal-Mart Jobs, Center for Labor Research and Education, http://laborcenter.berkeley.edu/lowwage/index.shtml . Cf. also “Internal Wal-Mart Memo Validates Findings of UC Berkeley Study”, October 2005, by Arindrajit Dube, Ken Jacobs and Steve Wertheim, cf. Memo. 91 Barbara Ehrenreich, On achève bien les cadres, Grasset, 200, p. 164. 92Ibid., pp. 318-319. 93 Barbara Ehrenreich citait pour illustration la réaction de Claire Giannini, la fille du fondateur de la Bank of America, qui, horrifiée par les licenciements collectifs dans l’entreprise familiale, évoquait le temps où « les cadres supérieurs acceptaient une diminution de salaire pour que les plus modestes puissent conserver leur emploi », ibid., p. 318.

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L’observation des faits confirme l’analyse. En 2005, le PDG moyen du S&P avait été, en moyenne, payé 411 fois mieux qu’un employé américain non cadre. Si le chiffre était en retrait par rapport au record de 2000 (525 fois), il demeurait toutefois largement supérieur aux 301 fois de 2003 et surtout 107 fois en 1990 et 42 en 198294. En 2007, les PDG français tiraient plutôt bien, également, leur épingle du jeu. Un exemple retenait l’attention des médias : celui de Patricia Russo, PDG d’Alcatel-Lucent95. De fait, malgré les pertes du groupe en 2007 qui s'élevaient à 3,5 milliards d'euros et la chute du titre qui avait perdu 50% de sa valeur depuis la fusion entre Alcatel et l’Américain Lucent, il était prévu que Mme Russo parte avec un parachute doré potentiel de 6 millions d’Euros, soit 3,3 fois sa rémunération de 2007. Si, en France, la loi TEPA (Travail, Emploi et Pouvoir d’Achat) votée au cours de l’été 2007, établissait un lien obligatoire entre indemnités de départ et performance, les enquêtes révèlent pour le moment que rien n’a changé sur le fond. Les appels à la transparence pourraient même avoir des effets surprenants, révélés par une enquête du magazine L’Expansion. Elle permettrait en effet aux « patrons de se caler progressivement sur les mieux rémunérés. Par ce jeu de contagion, les salaires augmentent". Ainsi, en 2007, les revenus des dirigeants du CAC 40 ont bondi de 58%. Au total, les quarante patrons français les mieux lotis ont touché 161 millions d'euros en 2007 contre 102 millions en 2006, soit un gain par tête de 4 millions d'euros. La satisfaction des normes de rentabilité financière imposée par les gestionnaires d’actifs pour le compte de tiers (leurs actionnaires), les changements induits dans le gouvernement des entreprises cotées, sont allés de pair avec une dégradation des conditions de travail des salariés et une augmentation des inégalités de revenus96. Cette situation s'est concrétisée par une instabilité et une insécurité accrue de l'emploi sous la menace constante des délocalisations et de la sous-traitance ; elle a entraîné également des formes de contrôle (néo-taylorisme) et d'intensification du travail qui ont eu pour conséquences une précarité générale du travail (qui touche cadres et employés), des bas salaires (avec un pourcentage croissant de travailleurs pauvres), une augmentation des accidents du travail, des maladies professionnelles, voire des suicides. Sur ce dernier point justement, l'épidémie récente de suicides au travail en France a motivé les dirigeants d’entreprises et le gouvernement à briser la loi du silence. Il faut dire que les cas se sont multipliés, mois après mois : Renault, France Télécom, HSBC, BNP Paribas, La Poste, EDF, Sodexho, IBM... Aucun secteur d'activité n'a été épargné97. Cependant, en l'absence de statistiques fiables, les observateurs se sont gardés d’en conclure que le phénomène avait pris une ampleur subite et exponentielle. La révélation de ces affaires permet juste, selon les journalistes, d’exprimer le sentiment diffus que les conditions de travail se dégradent. Les lectures divergent, sans surprise, en fonction des intérêts en présence : les représentants patronaux estiment ainsi que "les relations dans le travail se sont hypertendues ces quinze dernières années" en raison de la difficulté des entreprises à dégager des marges. Mais le postulat peut également être inversé, ainsi que l’illustre la question qui suit : « n'est-ce pas parce que depuis quinze ans les entreprises cherchent à améliorer sans cesse leur rentabilité, dans un contexte de concurrence exacerbée, que la pression au travail s'est accrue ?98 » Quelle que soit la thèse privilégiée, un constat est sûr : le « capitalisme total99 » dans lequel l’entreprise ou l’établissement bancaire cotés ont enfermé le citoyen-salarié (parfois actionnaire), contient ses propres ferments d’« insécurité sociale ». Troubles de la personnalité (schizophrénie) et perte de repères peuvent caractériser, au propre et au figuré, 94 Boris Jeanne, Stéphane Paillaud, « Les rémunérations des dirigeants de sociétés américaines : justifications et dérives », Rapport Moral sur l’Argent dans le Monde 2007, Association d’Economie Financière, Caisse des Dépôts, 2007, p. 313. 95 « Salaires des patrons : la fronde des actionnaires », Le Monde, jeudi 22 mai 2008, p. 13. 96 Catherine Sauviat, op. cit., p. 119. 97 « Souffrances et suicides au travail », Le Monde, 22.03.08. Lire aussi, Le "moule IBM" inflige des souffrances au travail, Le Monde, 25.10.07 ; « Une cellule d'écoute à France Télécom », Le Monde, 13.11.07 ; « Face à la montée du stress, La Poste crée un observatoire de la santé », Le Monde, 30.05.08. 98 Ibid. 99 C’est le titre de l’ouvrage de Jean Peyrelevade, op. cit.

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les affres ressenties par le salariés, mais aussi par les citoyens, pris dans les rets des grands acteurs de la globalisation. De fait, lorsqu’ils sont "salariés" de grands groupes cotés, les citoyens deviennent « les complices » d'un capitalisme qui sert (s’ils y ont accès) leurs intérêts d'actionnaire et de consommateur. Mais de l'autre, ils sont également « les otages » de ce capitalisme qui peut se débarrasser d’eux du jour au lendemain et les exclure des circuits du pouvoir d’achat et de la consommation. C’est donc un « capitalisme du grand large », peu préoccupé de fidélité nationale et de fidélité à ses employés qui a fini par s’imposer et qui s’est mis hors d'atteinte de la démocratie de proximité. Le citoyen moyen est perturbé par cette réalité. D'autant plus les que élites de ce capitalisme sont assez peu citoyennes. Elles déplacent facilement revenu et patrimoine pour se domicilier là où l'impôt est le plus faible. Elles oublient ainsi ce qu'elles doivent à leurs Etats d'origines, où elles ont portant été formées, soignées, protégées (qualité des services publics). Les citoyens qui n'ont pas les qualifications requises, ni accès aux "horizons du grand large", se sentent désemparés.

4 - une criminalisation du système économique de marché

On a tendance, écrivent Thierry Godefroy, Pierre Lascoume, à insister sur le lien entre "paradis fiscaux" et "criminalité internationale". Or ce lien réduit l'utilisation des services financiers de ces places par des acteurs illégitimes (criminels organisés et terroristes). On cache ainsi, selon ces deux auteurs, le rôle majeur joué par les acteurs politiques et économiques légitimes dans l'origine des places offshores et dans leur utilisation100. Et le résultat : c'est qu'il est devenu impossible de penser l'économie traditionnelle sans y associer l'économie offshore. L’imbrication de ces deux économies est aujourd'hui complète. Les paradis fiscaux sont, en effet, des territoires totalement intégrés dans les structures légitimes du commerce et de la finance internationale101. Les places offshore et paradis fiscaux ont en effet un rôle essentiel dans les stratégies d'investissement international des firmes mais aussi dans la circulation et l’utilisation des flux bancaires internationaux.

4 – 1 Une définition des "paradis fiscaux" en 8 critères102 : une taxation faible ou nulle pour les non-résidents ; un secret bancaire et un secret professionnel renforcés ; des procédures d'enregistrement très simples ; une liberté complète des mouvements de capitaux internationaux et une rapidité d'exécution ; des infrastructures de haut niveau pour une technologie de l'information reliée à des centres financiers d'importance ; une stabilité politique et économique essentielle ; une image de marque rassurante pour les investisseurs; un réseau d'accords bilatéraux (conventions avec grands pays) permettant d'éviter une double taxation des filiales d'entreprises. Londres est, pour les spécialistes, le premier paradis fiscal de la planète ; 3 raisons : L'histoire ; ensuite, sur les 10 critères admis, Londres en remplit 10; enfin, l'implication régulière de Londres dans des opérations financières douteuses (cf. infra).

4-2 Des paradis fiscaux intégrés dans les stratégies des plus grandes firmes multinationales (FMNs) cotées : quelques chiffres pour illustrer l’ampleur du problème : en 2006, les Iles Vierges britanniques investissaient plus en Chine que la Japon ou les Etats-Unis et l’Ile Maurice était le 1er investisseur en Inde. Pour autant, ce n’étaient pas les Firmes Multinationales (FMNs) de ces pays qui réalisaient les investissements. C’étaient les FMNs des pays riches qui utilisaient ces paradis fiscaux pour y établir des filiales qui investissaient ailleurs103. Du côté américain, fin 2005 (source CNUCED), les paradis fiscaux représentaient 1/3 du stock des investissements directs étrangers (IDE) des FMNs américaines, une tendance à la hausse depuis la seconde moitié des années 1990. En 2007, d'autres sources parlaient de

100 Thierry Godefroy, Pierre Lascoumes, Le capitalisme clandestin : l'illusoire régulation des places offshore, La Découverte, 2004, p. 13. 101 Ibid., p. 17. 102 "Les paradis fiscaux au cœur de la mondialisation", Dossier, Alternatives Economiques, n°252, novembre 2006, pp. 58-68. 103 Christian Chavagneux, Ronen Palan, Les paradis Fiscaux, La Découverte, Coll. Repères 2006, pp. 20-21.

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la moitié du stock des IDE des FMNs américaines. Quels étaient les paradis fiscaux privilégiés par ces FMNs? Autre surprise. Les deux destinations premières étaient des pays riches : Le Royaume-Uni, les Pays-Bas puis venaient les Bermudes, et les îles britanniques des Caraïbes, devant la Suisse, le Luxembourg et l'Irlande. La situation inquiétait les autorités américaines : fin 2004, le président Bush décidait ainsi d’accorder une amnistie fiscale (taux d'imposition de 5,25% au lieu de 35%) pour un an, aux FMNs qui décidaient de rapatrier une partie de leurs profits cachés dans des paradis fiscaux. Les pays d'où l'argent allait revenir : Pays Bas, Luxembourg et Suisse. En Europe, la situation est également intéressante : 37% du stock d'IDE des firmes se retrouvent dans les paradis fiscaux (les Pays-Bas représentent 1/3 du total, suivis par le Royaume-Uni, le Luxembourg et la Suisse) et en France, 47% du stock des « investissements directs étrangers » - IDE seraient détenus par des investisseurs situés dans des paradis fiscaux. L'Union Européenne est d’ailleurs, selon les spécialistes, son propre paradis fiscal. Nous avons parlé des IDE. Qu'en est-il maintenant des "investissements internationaux de portefeuille", ces investissements à mi-chemin entre les "stratégies de placement financier" et les "stratégies industrielles" D'après le FMI, fin 2004, les paradis fiscaux détenaient 1/3 des investissements de portefeuille, contre ¼ en 1997 Tête de liste : Royaume-Uni, Pays-Bas, Irlande, Suisse et Iles Caïmans.

Devant l’ampleur des chiffres, il est légitime de se poser la question des utilisateurs. L’étude des faits montre que ce sont des agents économiques multinationaux qui en sont les principaux utilisateurs pour leur propre compte ou celui de tiers (particuliers ou Etats).

En ce qui concerne les firmes multinationales (FMNs) expliquent Christian Chavagneux et Ronen Palan, leurs dirigeants utilisent les paradis fiscaux principalement pour les raisons suivantes : réduire leur imposition ; échapper à des contraintes règlementaires ; dissimuler un niveau élevé d'endettement et présenter ainsi des comptes artificiellement assainis (pour leurs actionnaires et investisseurs potentiels) ; s'assurer sur un marché captif104. Deux chercheurs (Simon J. Pack & John Zdanowicz) qui, en 2002 ont publié les résultats de leur recherche sur le phénomène, ont fait apparaître les anomalies suivantes : l’utilisation, par les agents économiques américains des paradis fiscaux, aurait fait perdre 53 milliards de dollars de recettes fiscales au budget américain en 2001, un montant en forte croissance par rapport à 1998 (35,7 milliards). Et dans un sondage réalisé par le cabinet Ernst & Young fin 2005 auprès de 476 FMNs réparties dans 22 pays, pour 77% d'entre elle, les "stratégies de prix de transfert105" qui leur permettent de réduire leur charge fiscale et d’augmenter leurs bénéfices grâce aux paradis fiscaux, auraient été au centre de leurs politiques fiscales pour 2006-2007.

A la lumière des études précitées, il apparait ainsi désormais que les "départements fiscaux" des grandes entreprises sont considérés de la même façon que les "départements de gestion de la trésorerie". C'est-à-dire comme des "centres de profit" qui, selon la logique des grandes sociétés cotées (cf. supra), doivent créer de la valeur pour les entreprises et leurs actionnaires. Les politiques fiscales des FMNs" sont d’ailleurs aux mains de "professionnels de l'impôt" (salariés ou consultants extérieurs issus des grands cabinets d'audit) et ces "techniciens" ont la tâche redoutable de devoir arbitrer entre la "minimisation des impôts" de leur employeur et la gestion du "risque de réputation". Car, si l’on prend les cas de politiques de manipulation de prix de transfert, ces politiques ne sont pas exemptes de risques. En 2007, 104 Christian Chavagneux, Ronen Palan, Les paradis fiscaux, op.cit., p. 62. 105 La stratégie de "minimisation de la fiscalité" passe par une définition optimale de ce qu'on appelle des "prix de transferts" (ou "prix de cession interne"). Ce sont les prix auxquels les filiales d'un même groupe se vendent des biens et des services. Ces cessions internes peuvent concerner la vente de produits manufacturés, la vente de prestations de services, la rémunération de licences, la location d’immeubles, le versement d’intérêts sur des prêts intra-groupe, etc. Ces prix sont supposés ne pas être différents de ceux qui s'appliquent entre deux entreprises appartenant à des groupes différents. Ces prix sont également sensés obéir à une règlementation stricte. Cette règlementation est établie par chaque pays, ou au niveau multilatéral (OCDE). Dans la réalité, malgré les réglementations, ces prix sont largement différents, car manipulés par les entreprises. Celles-ci vont surfacturer la fourniture de biens et services livrés à des filiales situées dans des pays à fiscalité élevée et sous-facturer la fourniture de biens et de services livrés à des filiales dans des pays à très faible niveau de fiscalité, augmentant et réduisant d’autant les bénéfices réalisés par les filiales et in fine par le groupe, en fonction du niveau d’imposition, cf. Olivier Meier, Guillaume Schier, Entreprises Multinationales : Stratégie, Restructuration, Gouvernance, Dunod, 2005, pp. 181-183. Cf aussi, « Principes applicables en matière de prix de transfert à l’intention des entreprises multinationales et des administrations fiscales », OCDE, 1999.

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afin d'éviter un procès médiatique sur la question, le laboratoire pharmaceutique GlaxoSmithKline a préféré payer une amende record de 3,4 milliards de dollars au fisc américain. Motif de cette décision : falsification des prix de transfert106.

Rien n’a d’ailleurs vraiment été fait pour inciter à la prudence les personnels impliqués dans les politiques fiscales. De fait, les rémunérations des techniciens de la manipulation des prix de transfert sont indexées sur les résultats obtenus. Selon une enquête réalisée en 2000 par le magazine américain Fortune auprès de 1000 directeurs de services fiscaux de grandes FMNs, « 46% indiquaient que leur travail était d'abord jugé par leur capacité à faire baisser le taux d'imposition effectif de l'entreprise ; 16% seulement répondaient que leur objectif premier était la recherche de mise en conformité des pratiques fiscales avec la loi ; aucun ne disait qu'il était jugé sur la véracité de la situation fiscale déclarée. »107

Mais les paradis fiscaux ne servent pas seulement à payer moins d'impôts sur les bénéfices, les FMNs les utilisent aussi pour "cacher leurs dettes". L'objectif est alors de faire apparaître un bilan sain ou truquer les comptes (cf. Vivendi Universal, Enron, Parmala, Worldcom) toujours dans le souci de maintenir, ou doper artificiellement si nécessaire, le cours du titre. L'affaire Enron qui a laissé un trou de 40 milliards de dollars, a ainsi révélé que l'entreprise avait créé une nébuleuse de filiales (une pour 5 employés) à des fins fiscales. Ces montages avaient permis à Enron, non seulement de ne pas payer d'impôts pendant les 5 dernières années de son existence (1996-1999)108, mais aussi d’occulter ses fraudes comptables grâce à 3000 structures d'allègement de bilan (Special Purpose Vehicles ou Entities) sociétés plus ou moins factices domiciliées dans des paradis fiscaux et qui avaient permis d’héberger les créances irrécupérables de la maison mère. C’étaient d’ailleurs, sans surprise (vu la croissance de leurs activités de banque d’investissement), les plus grandes banques de la planète (Citigroup, Merill Lynch, Barclays Bank, Deutsche Bank, Bank of America) celles là même qui sont aujourd’hui les plus touchées par la crise des subprimes, qui avaient aidé Enron à réaliser ces montages pour faire disparaître de ses comptes plus de 8 milliards de dollars de prêts. Autres utilisations des paradis fiscaux par les FMNs : la distribution de commissions occultes, mais aussi la dissimulation de responsabilité civile ou pénale.

4 -3 Pas d’activité « Banque privée » sans paradis fiscaux : à partir des années 1950 et

1960, les banques américaines, avec l’approbation tacite des autorités, établirent des filiales offshores. Le but était alors d’échapper à une partie des règlementations nationales pour rester compétitives à l’échelon international. Depuis cette époque, en raison des bénéfices générés par les activités de ces filiales et des conditions opératoires particulièrement attractives offertes par les centres offshore et autres paradis fiscaux du globe (secret des transactions, protection de l’identité des clients étrangers, faible imposition, etc.), les grands établissements bancaires des pays riches n’ont cessé d’y renforcer leur présence et leur activité.

Que l'on considère ainsi l'actif des banques c'est-à-dire leurs prêts et leurs placements, ou le passif c'est-à-dire les dépôts et les dettes, selon la BRI, au début 2006, les centres financiers offshore représentaient un peu plus de la moitié de l'activité internationale des banques. De façon plus précise, fin mars 2006, 42% des prêts internationaux des banques se dirigeaient vers des paradis fiscaux ; 58% des prêts internationaux des banques étaient le fait d'établissements installés dans des paradis fiscaux ; 54% des dépôts internationaux se dirigeaient vers des établissements situés dans paradis fiscaux109 ; 46% des dépôts internationaux avaient pour source des acteurs économiques situés dans des paradis fiscaux.

L’Interprétation de ces chiffres est relativement simple : les paradis fiscaux pèsent de plus en plus lourd dans les activités internationales des plus importantes banques

106 « Prix de transfert. Glaxo paiera 3,4 milliards de dollars au fisc », Le Temps, 12/09/06. 107 Christian Chavagneux, Ronen Palan, op.cit., p.67. 108 Thierry Godefroy, Pierre Lascoumes, op.cit., pp. 78-81. 109 "Les paradis fiscaux au cœur de la mondialisation", Dossier, Alternatives Economiques, n°252, novembre 2006, p.60.

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multinationales Elles y proposent leur gamme de produits et de services à des particuliers aisés et à toute autre personne « morale », en échange de fortes commissions, bien souvent liées à la fabrique d’opacité. De fait, tous les scandales financiers de ces dernières années ont impliqué (et continuent d’impliquer cf. infra) les plus grandes banques internationales. L'affaire Enron a révélé le rôle de complice actif dans la faillite et les fraudes joué par de grands établissements bancaires aussi prestigieux110 que JP Morgan Chase, Citigroup, Merril Lynch, Barclays Bank, Deutsche Bank, Bank of America, Crédit Suisse-First Boston, etc. Toutes ces banques ont été accusées d'avoir soutenu le titre en aidant l'ancien géant du courtage en énergie à éliminer des dettes de ses écritures et en les évacuants sur les comptes de filiales offshore. Elles auraient aussi dissimulé plus de 8 milliards de dollars de prêts accordés à l'entreprise et investi pour leur propre compte des dizaines de millions de dollars dans les filiales hors bilan, réalisant ainsi d'énormes profits. En juillet 2003, ces banques étaient condamnées pour ces faits à verser 305 millions de dollars d'amende. Selon un juriste qui avait suivi l'affaire : "Au lieu de protéger le public de la fraude à laquelle Enron se livrait, les banques ont, en toute connaissance de cause, choisi de devenir des partenaires de cette supercherie".

Cette dérive avérée de la banque offshore pose de réels problèmes de sécurité financière internationale. De fait, si pendant longtemps, tous les efforts de lutte contre l'argent sale ont été consacrés à mieux connaître et à traquer les banques exotiques à risques, les affaires les plus récentes (cf. infra) montrent que c'est insuffisant, puisque les circuits financiers illicites passent par les établissements bancaires les plus importants, situés au cœur des premières places financières mondiales. A cet égard, « le terme de blanchiment est inadapté », affirme le juge Jean de Maillard, « car il suggère un crime au deuxième degré, une infraction qui ferait suite à une autre infraction, celle des mafieux. La criminalisation des banques correspond en fait à des pratiques engendrées directement par le système financier et qui répondent à ses intérêts directs »111.

En février 2001, le Sénateur démocrate Carl Levin remettait un rapport explosif sur la participation au blanchiment d'argent sale des plus grandes banques installées aux Etats-Unis. L’Intérêt de ce rapport était qu’il mettait à jour les techniques et circuits utilisés par ces banques pour blanchir des capitaux douteux par l’intermédiaire d’un de leurs métiers particulièrement lucratif : celui de la « banque privée » (private banking). Le secteur du « private banking » est en effet identifié par les banques comme un secteur à fort potentiel de rendement et de croissance. L’une des raisons en est le nombre croissant d’individus disposant de fortunes personnelles immenses ; ils forment un segment de clientèle en expansion pour les opérations de gestion de grands comptes ; l’autre raison, ce sont les profits. Les experts de la Fed ont déclaré, lors des auditions organisées par la commission Levin, que cette activité générait des revenus qui sont deux fois plus élevés que la plupart des activités bancaires traditionnelles (dans de nombreux cas, plus d’1 million de dollars par client et par an). En échange de commissions qui se chiffrent entre 15 et 25% des opérations effectuées (selon la complexité et les risques) les clients obtiennent un conseil privilégié sur la gestion de leur portefeuille, l’immobilier, les meilleurs offres de prêt et les secteurs d’investissement les plus attractifs.

Pour optimiser leur patrimoine, les particuliers fortunés se voient offrir plusieurs types de services à forte « valeur ajoutée112 » :

- des comptes offshore et des comptes numérotés : autant de comptes courants, de comptes d’investissement (obligations, actions, parts de fonds, etc.) ou de comptes de

110 Thierry Godefroy, Pierre Lascoumes, op.cit.,p. 80. 111 Christian Chavagneux, « Les banques sont mouillées jusqu'au cou dans la circulation mondiale de l'argent sale. Les preuves sont là » Alternatives Economiques n° 194 - Juillet-août 2001. Cf. aussi, Jean de Maillard, Le marché fait sa loi : De l’usage du crime par la mondialisation, ed. Mille et Une Nuits, Arthème Fayard, juin 2001. 112 Cf. Bernard Sionneau, « La création illicite de valeur : agents, stratégies, effets induits », in Management et Création de Valeur, actes du Colloque International organisé par Bordeaux Ecole de Management, en collaboration avec L'Université des Sciences Economiques et d'Administration Publique de Budapest, Bordeaux, 25 et 26 Avril 2002.

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dépôts que nécessaire, répartis à des endroits différents de la planète, sous des noms de code. L’ensemble produit une complexité redoutable pour les enquêtes menées sur l’origine des fonds déposés : un gestionnaire de compte a ainsi déclaré qu’il était courant que ses clients aient des comptes répartis entre plusieurs sociétés écrans ; en outre, il a été constaté qu’aucune banque ne possédait de base de données centrale, capable de rassembler toutes les informations sur chacun de ses clients ; et même si le procédé existait, il dépendrait tout de même de sa mise à jour régulière par les gestionnaires ; le secret bancaire associé à des havres fiscaux en limiterait également l’usage. Ce faisant, la réalité actuelle, c’est que les banques permettent à leurs clients d’avoir une multitude de comptes dans de multiples endroits sans compréhension globale de leur situation ;

- des sociétés écrans appelées encore Private Investment Corporations (PICs) : elles sont en général enregistrées dans des territoires qui protègent l’identité des investisseurs113 ; les banques ouvrent alors des comptes dans leurs établissements au nom de ces PICs, permettant par là même à leurs titulaires d’éviter d’être identifiés; il est courant qu’un client soit le propriétaire de plusieurs PICs et les utilise pour conduire toutes formes de transactions à partir des comptes de ces sociétés ; certaines banques vont plus loin et acceptent d’ouvrir des comptes pour des PICs dont la propriété est détenue par tous ceux qui en possèdent des parts (bearer-share PICs) ; lorsque la banque ne détient pas physiquement ces parts, il lui est alors impossible de savoir qui sont les propriétaires réels des sociétés ou de leurs comptes;

- des mouvements de fonds rapides, massifs et difficilement repérables : dans ce registre, les gestionnaires de grands comptes peuvent proposer à leurs clients l’utilisation de comptes « centralisateurs » (concentration accounts) ou de comptes « suspensifs » (suspense accounts) ; ce sont des comptes établis par les banques pour des raisons administratives qui leur permettent de rassembler des fonds d’origine diverses avant de les expédier vers leur destination finale. Par leur intermédiaire, il est possible à des banques d’expédier des fonds d’un pays à un autre, sans passer par les comptes officiels de leurs clients ;

- des opérations de prêts importants adossées à des dépôts : les établissements chargés du « private banking », incitent leurs gestionnaires à convaincre leurs clients d’utiliser les dépôts sur leurs comptes comme garanties pour obtenir des crédits ; cette pratique permet à la banque de récolter des commissions, non seulement sur la gestion des dépôts, mais également sur les prêts. Mais cette pratique est également un conduit pour le blanchiment : elle permet en effet à un client de déposer des fonds d’origine douteuse et de les remplacer par l’argent propre d’un prêt. Dans ce cas, en effet, les banquiers peuvent être moins tentés de s’interroger sur l’objectif et la sécurité du prêt dans la mesure où il est adossé à une garantie fournie par le dépôt ;

- du « correspondent banking » : cette pratique intervient quand une banque offre ses services à une autre banque située à l’étranger. Elle devient alors sa banque « correspondante ». L’activité permet à des banques étrangères de mener des affaires et de fournir des services à leurs clients dans des juridictions où elles n’ont pas de présence physique. Une banque juridiquement enregistrée dans un pays étranger, mais qui n’as pas de bureau aux Etats-Unis peut ainsi utiliser le correspondent banking pour attirer ou retenir des clients criminels ou corrompus, qui sont intéressés par le blanchiment d’argent aux Etats-Unis. Au lieu de devoir subir les contrôles américains et payer un coût d’installation élevé, la banque ouvrira un « compte de correspondant » (correspondent account) avec une banque américaine. Grâce à la création de cette relation, la banque étrangère (appelée « respondent »), et ses clients,

113 L’identité des clients est enterrée dans des « records of jurisdiction » (archives juridiques) placées dans des pays qui ont des lois très strictes sur la protection de l’identité des investisseurs privés.

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pourront bénéficier de tous les services offerts par la banque américaine (appelée « correspondent »)114.

L’enquête, menée à l’époque par la commission spéciale du Sénat révélait que, trop souvent, les instruments du Private Banking, s’ils servaient à gérer des patrimoines acquis légalement, étaient aussi utilisés pour faire circuler et valoriser les patrimoines illicites d’organisation du crime et de politiciens corrompus. Comme le déclarait le Sénateur Carl Levin : « Les banques américaines ne sont pas autorisées à ouvrir des comptes secrets sur le territoire des Etats-Unis ; c’est pourquoi, les gestionnaires de grand comptes ouvrent des comptes secrets et des sociétés écrans dans des pays qui les autorisent. En fin de compte, les banques américaines aident leurs clients aisés à faire à l’étranger ce que ni leurs établissements, ni leurs clients, ne peuvent faire à l’intérieur des frontières du pays115 ». Citibank de Citigroup avait ainsi pu faire bénéficier de ses services de banque privée des personnages « exposés politiquement » gravitant dans les plus hautes sphères du pouvoir de leurs pays d’origine. Dans le cas de Raul Salinas de Gortari, le frère de l’ancien président du Mexique, les services du Private Banking de Citibank l’avaient aidé, entre 1992 et 1994, à transférer 87 millions de dollars issus du trafic de drogue hors du Mexique à destination de comptes bancaires en Suisse, en cachant l’origine des fonds et leur destination. A la suite de l’arrestation de Salinas, les enquêtes sur Citibank allaient prouver l’implication de la banque dans le transfert de fonds (plus de 300 millions de dollars) pour le Cartel de Juarez (Cartel Mexicain de la drogue). Elles révélèrent également l’existence de « Comptes Politiques » appartenant à quelques 40 000 anciens et actuels officiels de haut rang d’Amérique Latine, d’Asie et d’Afrique, parmi lesquels : Ali Zardari : mari de l’ancien premier ministre du Pakistan, Benazir Bhutto, accusé d’avoir utilisé trois comptes bancaires de Citibank en Suisse pour dissimuler 10 millions de dollars de dessous de table sur un contrat d’importation d’or vers son pays116 ; Omar Bongo président du Gabon qui, depuis 1970, avait pu faire transférer hors de son pays plus de 130 millions de dollars par l’intermédiaire de ses comptes à la Citibank (les fonds qui alimentaient la caisse personnelle de Bongo avaient pour origine les fonds du gouvernement du Gabon) ; les fils de l’ancien dictateur du Nigeria Sani Abacha : grâce à leurs comptes privés à la Citibank ils avaient pu utiliser des sociétés écrans pour transférer et détenir des actifs évalués à 110 millions de dollars117.

L’enquête officielle établissait que, dans tous les cas de figure, les gestionnaires « grands comptes » de Citibank n’avaient pas respecté les procédures de contrôle et les recommandations du gouvernement des Etats-Unis : aucune enquête n’avait été organisée sur les antécédents des clients ; aucune enquête sur l’origine des fonds. Au contraire, la banque avait tout fait pour faciliter l’arrivée des dépôts dans ses agences : établissement de sociétés écrans ; création de noms de code ; mouvement des fonds par l’intermédiaire de « comptes centralisateurs » ; investissements des fonds dans des activités économiques licites ou en bons du Trésor américain.

Depuis, est-ce que Citibank avait modifié ses pratiques ? En 2000, 10 grandes banques internationales signaient les « Principes de Wolfsberg », sorte de code de conduite (Know Your Customer – KYC, Enhanced Due Diligence – EDD) à destination de la banque privée. Citigroup en faisait partie et se dotait peu de temps après d'une cellule de 50 personnes veillant à ce que l'établissement ne participe pas à des activités suspectes. Quatre ans plus tard (en 2004), ses 4 succursales chargées de l’activité « banque privée » au Japon, perdaient pourtant leur licence. Elles étaient accusées par les autorités japonaises d’avoir violé la loi sur les transactions obligataires. Et en 2005, un rapport du Sénat américain établissait que

114 En juin 1999, les 5 plus importantes banques américaines impliquées dans ce type d’activité détenaient des comptes de correspondants pour un montant de 17 milliards de dollars ; le total pour les 75 plus importantes banques américaines s’élevait lui à 34, 9 milliards de dollars, in « Minority staff report for permanent subcommittee on investigations hearing on private banking and money laundering : a case study of opportunities and vulnerabilities », November 9, 1999. 115 “Levin says U.S private banks profit off foreign corruption”, op.cit. 116 Ibid. 117 James Petras, “US Banks and the dirty money empire”, Dollars and Sense Magazine, September/October 2001.

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l’ancien dictateur Chilien Augusto Pinochet possédait 63 comptes chez Citigroup formant un réseau complexe monté pour blanchir de l’argent.

Malgré la poursuite des travaux du groupe de Wolfsberg préconisant une approche fondée sur le risque (Risk-Base Approach – RBA) en juin 2006118 et un engagement à mettre en œuvre toute les mesures de prévention (Anti-Money Laundering AML) prévues, le problème posé par le private banking demeure, ainsi qu’en témoigne la proposition de loi déposée par le sénateur Carl Levin en 2007119 et les exemples qu’il cite sur les manques à gagner fiscaux pour le trésor public américain (de la part de particuliers ou entreprises). L’affaire UBS qui a dernièrement défrayé la chronique aux Etats-Unis en est une illustration. Cette affaire, suivie par le US Department of Justice et la Securities and Exchange Commission a vu la condamnation d’un responsable de haut rang, Bradley Birkenfeld, accusé d’avoir aidé un riche client à frauder le fisc américain120. En avril 2008, Martin Liechti, le responsable basé en Suisse de la division de la banque privée pour UBS internationale d’UBS pour l’Amérique du Sud et du Nord était également arrêté par les autorités et obligés de rester aux Etats-Unis comme témoin121. Certains affirment que les grands cabinets internationaux de comptabilité, qui vérifient les comptes des banques, pourraient jouer un rôle plus actif. Malheureusement, de nombreuses informations tendent à montrer qu'ils sont souvent du côté des personnes douteuses, facilitant les transferts illicites (cf. infra). Le sénateur Levin indiquait d’ailleurs que, lors de son enquête, les comptables contactés « étaient non coopératifs et même hostiles » lorsqu'il leur demandait des informations.

4-4 le rôle stratégique des « professionnels du droit et du chiffre122 » : les experts fiscaux et légaux internationaux jouent un rôle essentiel dans l’utilisation des paradis fiscaux. Selon Sol Picciotto, « ce rôle consiste à s'appuyer sur le vague et les incertitudes des règles fiscales et financières, afin de déterminer des stratégies efficaces de contournement règlementaire »123. Deux éléments expliquent l’importance croissance de leurs activités : tout d’abord, la multiplication et la diversification des centres offshore qui ont permis de toucher un public plus nombreux et diversifié ; ensuite, le développement des produits financiers sophistiqués : leur manipulation est complexe et nécessite l’expériences de spécialistes ; ces derniers offrent une gamme de leviers de dissimulation très puissants et ils sont devenus, pour cette raison, des conduits privilégiés du blanchiment.

Pour les spécialistes du service central de prévention de la corruption qui travaillent sur ces populations de spécialistes de l’offshore (conseillers juridiques, pénalistes, fiscalistes, ou encore, notaires et gestionnaires de fortune) lorsque ces compétences techniques sont croisées pour traiter des opérations spéciales, les montages sont alors redoutables, car la plupart des failles et des risques sont pris en compte. Ce croisement de compétences est, d’ailleurs, à la base des produits offerts par ces "ouvreurs de portes" vers les paradis fiscaux. Où trouve-t-on ces spécialistes? Ce peuvent être des indépendants ou des professionnels employés par les grandes banques d'affaires. Mais ce sont aussi les professionnels employés par les fameux "Big Four" du conseil international : KPMG, Ernst&Young, PricewaterhouseCoopers, Deloitte Touche Tomatsu. Ils exercent à la fois des activités de conseil et de vérification des comptes des entreprises et contrôlent le marché des 500 plus grosses FMNs dans ces domaines. Chacun opère dans 140 pays.

118 Le postulat de base de la démarche : reconnaître que la menace constante du blanchiment peut être gérée efficacement par une bonne compréhension des risques potentiels liés aux clients comme aux transactions, in Rapport Moral sur l’argent dans le monde 2007, op.cit., p. 374. 119 Cf. Statement of Senator Carl Levin on “Introducing the Stop Tax Haven Act, Part I”, February 17, 2007. 120 Cf. François Pilet, “Birkenfeld, l’homme par qui tout est arrive”, Le Temps, 18 février 2009. Et aussi, Myret Zaki et François Pilet, « La Suisse lève le secret bancaire pour raison d’Etat », Le Temps, mercredi 18 février 2009. 121 Cf. Haig Simonian, “UBS tells unit staff to avoid US visits”, May 27 2008 et aussi Chris Hughes, “UBS hit by more raiding parties” May 29 2008. 122 Christian Chavagneux, Ronen Palan, Les Paradis Fiscaux, op. cit., pp. 74-79. 123 Ibid. Cf. aussi, Sol Piciotto, « La naissance de l’offshore, les paradis fiscaux et le système internationale », L’Economie Politique, n°4, octobre 1999.

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Quels sont les éléments qui ont permis leur domination? Le développement de l'activité multinationale des firmes américaines et la place prépondérante jouée dans ce processus par Londres et New York ; la volonté des autorités de régulation anglo-saxonnes de laisser aux professionnels le soin de définir les pratiques acceptables. Or, ces pratiques, dans leur définition, restent vagues, ce qui permet aux géants de l'audit et leurs professionnels d'en faire ce qu'ils veulent. Car les Big four ne paraissent pas vraiment préoccupés de "sécurité du capitalisme mondial" en vérifiant que leurs pratiques sont saines. Leur préoccupation principale, à l’instar des autres entités multinationales cotées, c’est la création de valeur pour leurs actionnaires, en protégeant avant tout les intérêts de leurs clients. En échange de commissions substantielles (comme les banques dans leurs métiers) ils rendent juridiquement légitime la version des fait qui bénéficie à ceux qui les paient.

Et pour ce faire, ces cabinets n’hésitent pas à en œuvre de véritables « systèmes d'ingénierie spécifique de la fraude fiscale ». C'est du moins ce qu'a révélé une autre enquête menée encore par l’équipe du Sénateur américain Carl Levin en 2003. Cette enquête a montré l'ampleur des pratiques de fraude fiscale mêlant cabinets d'audit, banques, juristes et paradis fiscaux. . Dans le cas de KPMG, l'enquête sénatoriale révélait que le cabinet avait vendu des produits de fraude fiscale à plusieurs centaines de personnes : le système avait permis à ces clients d'éviter de payer environ 1,4 milliard de dollars d'impôts124. Le total des commissions perçues s'élevait à 124 millions de dollars, soit un taux moyen de commission de 9%. Cette enquête du Sénat américain avait permis de mettre en lumière un véritable système d'ingénierie de la fraude en 5 étapes imaginé par KPMG. Suite à ces révélations, KPMG était amené à négocier, en août 2005, un arrangement à l'amiable avec les services du trésor. Le cabinet acceptait de payer 456 millions de dollars d'amende.

Les paradis fiscaux ont donc un impact direct sur le manque à gagner des recettes budgétaires des Etats. Aux Etats-Unis, le coût atteint près de 350 milliards de dollars par an, soit plus de 10%des recettes publiques totales. Les paradis fiscaux exercent aussi une pression en faveur du moins-disant fiscal. Au sein de l'UE à 25, le taux d'imposition des entreprises avait perdu 9 points de pourcentage entre 1995 et 2006, passant de 35% à 25,9% alors que le taux d'imposition des revenus du travail restait stable sur la période (autour de 36%). Aux Etats-Unis l’impôt sur le bénéfice des sociétés représente la moitié de son niveau des années 1960.

En général, les Etats ont donc intégré l'existence des paradis fiscaux. Ils ont internalisé la nécessité de ne pas trop demander à l'impôt, en dépit des besoins immenses, sociaux et économiques induits pour leur insertion dans la mondialisation. Quant aux Pays en développement, le problème est encore plus difficile. Ces pays, en raison de l'évasion fiscale des FMNs et des détournements de fonds de l’aide publique au développement par des élites publiques corrompues, sont privés de recettes fiscales essentielles à leur développement. Autres questions : que valent les statistiques sur la mondialisation des firmes, ou sur la mondialisation financière, si personne ne sait vraiment ce qui passe et se passe dans les paradis fiscaux? En outre, au moment où l’Europe paraissait être la région la plus en pointe pour encadrer les comportements des paradis fiscaux, un scandale, survenu en Allemagne, remettait en cause cette perspective. Le 15 février 2008, l’Allemagne apprenait, en effet, que près d’un millier de ses contribuables avaient détourné 5 milliards d’euros au fisc125 par l’intermédiaire du Liechtenstein. Mais l’évènement révélait, peu de temps après, une autre réalité : l’incapacité des membres de l’Union Européenne à s’accorder sur la levée du secret bancaire. La proposition se heurtait en effet à l’absence de consensus, de la part des Etats membres les plus puissants de l’Union Européenne, sur l’opportunité de rayer juridiquement les paradis fiscaux de la carte du monde. 124 Christian Chavagneux et Ronen Palan, op. cit., pp. 77-79. 125 Elise Vincent, « Monaco, Jersey, Liechtenstein : les divisions entre Européens gênent la lutte contre les paradis fiscaux », Le Monde, Mercredi 27 février 2008.

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5 - les risques d’abduction des champions nationaux

Depuis la crise des subprimes, les pays riches ont redécouvert les « Fonds Souverains » (Sovereign Wealth Funds), une catégorie de fonds d’investissements dont les plus anciens datent des années 1970 (premiers chocs pétroliers) et par rapport auxquels, le discours dominant sur la supériorité de la sphère privée et le désengagement irréversible des Etats dans l’économie, avait occulté la résilience, voire l’existence. Leur redécouverte sur la scène financière mondiale est due à plusieurs éléments : l’envolée des prix des matières premières dont le pétrole, et les excédents commerciaux qui leur a permis d’intervenir comme derniers recours dans le sauvetage des plus grandes banques d’affaires occidentales, mises en difficulté par la crise des subprimes.

S’ils ont, individuellement, la possibilité de mobiliser des sommes colossales (875 milliards de dollars pour ADIA), ces fonds restent petits par rapport aux actifs cumulés gérés par les Fonds de Pension et les Fonds Mutuels (cf. supra). En 2007, une estimation du poids financier de ces « Sovereign Wealth Funds » affichait 2500 milliards de dollars126. Quant aux montants investis par eux, ils représentent seulement 4% de capitalisation boursière mondiale127. C’est peu, comparé à l’ensemble des actifs financiers mondiaux (plus de 100 000 milliards de dollars). Mais ces fonds pèsent toutefois plus que les hedge funds (seulement 1500 à 2000 milliards de dollars gérés). Pour l’instant, 60% de leurs actifs sont investis dans des placements peu risqués : bons du trésor des grands pays industrialisés ; 40% sur des marchés plus risqués : bourses ou produits financiers plus spéculatifs. Selon Morgan Stanley, leur poids devrait augmenter : 12 000 milliards de dollars d’ici 2015 (soit plus du double des réserves en devises mondiales actuelles)128.

5-1 des fonds souverains sauveteurs ou prédateurs? Fin avril 2008, les réserves de

change de la République Populaire de Chine atteignaient environ 1760 milliards de dollars (1130 mds d’Euros). Générées par un formidable excédent commercial moteur de la croissance chinoise, ces réserves inquiètent les pays occidentaux.

Il faut dire que les investissements groupés effectués par les fonds et entreprises d’Etat chinois ont été concentrés dans des secteurs stratégiques : depuis fin 2005, plus de 650 entreprises d’Etat ont investi dans les secteurs du pétrole, des matières premières et des télécommunications129. Cette réalité a motivé un pays comme l’Allemagne à prendre des mesures conservatoires : en 2007, l’Allemagne a ainsi annoncé son intention de protéger ses entreprises : il faut dire qu’en décembre 2007, son gouvernement s’apercevait que 2 acquisitions sur 3 outre-Rhin impliquaient des investisseurs étrangers (chinois et indiens) et que 30 de ses plus grands groupes étaient contrôlés par des investisseurs étrangers. En outre, loin de se limiter aux grands groupes, comme l’indiquait une étude de Deloitte (septembre 2007) 70% de ces rachats concernaient des PME130. Le ministère allemand de l’économie réagissait en annonçant que le gouvernement examinerait toute prise de participation d’au moins 25% d’un fonds souverain131.

Depuis un an, la liste de rachats d’entreprises effectués en Occident par les investisseurs étrangers est impressionnante. En décembre 2007 : China Investment Corporation (CIC) renflouait la banque Morgan Stanley à hauteur de 5 milliards de dollars132

sous forme d’obligations convertibles rapportant 9% d’intérêt. CIC a également pris 10% du capital du fonds d’investissement Blackstone qui compte des participations importantes dans

126 Christian Chavagneux, « Quand les Etats investissement la finance », Alternatives Economiques n° 262, octobre 2007, pp. 32-34. 127 Ensemble des actifs financiers mondiaux : total de la capitalisation boursière mondiale et du stock des obligations émises par les entreprises et les Etats. 128 Christian Chavagneux, « Quand les Etats investissement la finance », Alternatives Economiques n° 262, octobre 2007, p. 33. 129 « L’essor des fons souverains inquiète l’économie mondiale », Le Monde Economie, mardi 15 janvier 2008. 130 « Les étrangers contrôlent plus de 50% des groupes allemands », Le Monde, mercredi 19 décembre 2007, p. 14. 131 « La Chine accumule les devises », Le Monde, Edition Electronique, 2 juin 2008. 132 Isabelle Lesniak et Géraldine Meignan, « Les capitaux étrangers fondent sur Wall Street », L’Expansion, juin 2008, p. 42.

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des grands groupes industriels comme Deutsche Telekom. La Bourse de Londres est entre les mains du Qatar pour 20% et de Dubai pour 28%. Quant aux Russes, la banque VIB a acquis 5% d’EADS133. Jusqu’à présent, tous ces fonds ont des participations minoritaires. Aucun ne siège au conseil d’administration des entreprises, même si Russes ont tenté d’y parvenir. Reste à savoir combien de temps leurs gestionnaires, sous contrôle de leurs Etats d’origine, se contenteront du rôle d’actionnaires minoritaires.

Le secteur américain de la banque d’affaire a été massivement investi par ces fonds, suite aux très graves difficultés induites par la crise des subprimes. Trois fonds se sont portés au secours de l’inénarrable Citigroup 134 (à la pointe des sinistres impliquant le secteur de la banque d’affaire) : l’émirat d’Abu Dhabi pour un montant de 5 milliards d’euros, le Singapourien GIC pour 4,7 milliards d’euros et le Koweitien KIA pour 2 milliards d’euros. Quant à UBS (récemment mise en cause dans une affaire impliquant son activité « private banking » - cf. supra), elle annonçait 10 milliards de dollars (6,8 milliards d’euros) de dépréciations supplémentaires liées à la crise des subprimes135 et renflouait ses caisses grâce à l’intervention du fonds public de Singapour GIC (qui détiendra 9% du capital). Selon Frédéric Binggeli de la banque privée Edmond de Rothschild, « les faux pas d’UBS lui coûtent une partie de son indépendance, avec la montée en puissance de ces investisseurs souverains qui pourront jouer un rôle stratégique136 ». « Investissement stratégique » en effet, car UBS est le premier acteur mondial de la gestion de fortunes privées (15% du marché)137, un domaine où, vu les possibilités de profits grâce à l’économie offshore (mais aussi les risques de malversations) la place financière de Singapour fait de gros efforts pour s’imposer, en attirant les épargnants européens.

Si les « fonds pour les générations futures » justifient leurs investissements à l’Ouest en affichant leur ambition de protéger l’épargne de leurs pays et de la faire fructifier, ils ont néanmoins, et en quelques semaines seulement, subi des moins-values spectaculaires138. Depuis l’entrée du fonds GIC de Singapour dans son capital, l’Union des Banques suisses (UBS) a perdu 55 % de sa valeur, tandis que le titre Citigroup baissait de 40 % depuis l’entrée du fonds ADIA d’Abou Dhabi dans le sien. Pour l’instant, l’addition reste salée, juste pour prendre pied dans la « forteresse financière ». Le cas de la Chine est plus révélateur encore, des ambitions déçues. En mai 2007, le régime de Pékin se portait acquéreur, pour 3 milliards de dollars, de 10 % du célèbre fonds d’investissement américain Blackstone. Peu de temps après sa création officielle le 29 septembre 2007, le fonds souverain CIC entreprenait, on l’a vu, de « sauver » la banque d’affaires Morgan Stanley. De son côté, la banque Citic, bras armé du gouvernement chinois (et assimilée à un fonds souverain), avait négocié des prises de participation croisées à hauteur de 1 milliard de dollars, assorties d’alliances stratégiques avec la banque d’affaires Bear Stearns. Depuis ces opérations, Blackstone a perdu 60 % de sa valeur, Morgan Stanley, 26 %. Quant à Bear Stearns, rachetée pour une bouchée de pain par JP Morgan Chase, elle est devenue la victime la plus spectaculaire de la crise des subprimes.

5-2 – la fin d’une vision « Disneyienne » de l’économie de marché : les manœuvres des grands fonds inquiètent, car derrière eux, ce sont des appareils d’Etat, qui contrairement aux croyances naïves propagées par l’économie dominante des deux dernières décennies du siècle précédent, n’ont pas pour horizon unique la « démocratie de marché ». C’est donc avec appréhension que les grands pays du Nord, qui ne mènent plus la danse, voient tomber leurs fleurons aux mains d’intérêts étrangers dans des secteurs de pointe.

Les dirigeants occidentaux sont d’autant plus concernés qu’ils savent que les gestionnaires de ces fonds peuvent utiliser tous les processus et outils que leurs propres 133 « L’essor des fonds souverains inquiète l’économie mondiale », Le Monde Economie, mardi 15 janvier 2008. 134 Marc Michaux, « Pour les banques, ce n’est qu’un début », L’Expansion n°728, mars 2008, p. 53. 135 « Les fonds souverains volent au secours des banques », Le Monde, 12 décembre 2007, p. 16. 136 Ibid. 137 Christian Chavagneux, « « Le double visage des fonds souverains », Alternatives Economiques n°266, février 2008, p. 11. 138 Ibrahim Warde, « Les fonds souverains…prédateurs, sauveurs ou dupes ? » Le Monde Diplomatique, mai 2008, pp. 9-10.

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experts ont créés (dérèglementation, paradis fiscaux, astuces légales, bancaires et financières, cf. supra) pour dissimuler des parties stratégiques de leurs acquisitions (firmes productrices de technologies avancées : énergie nucléaire ou alternative, nano et bio-applications, informatique, chimie et pharmacie, armements). De même, ils peuvent aussi envisager que des entreprises investies soient obligées de se fournir exclusivement auprès des champions nationaux des pays d’origine des fonds.

Confrontés à ces grandes manœuvres « souveraines », les dirigeants occidentaux, qui n’avaient pas été choqués de voir le FMI et la Banque Mondiale imposer aux pays émergents d’ouvrir aux investisseurs étrangers des secteurs aussi stratégiques que la distribution d’eau, d’électricité, les transports, etc. ont décidé de réagir. En 2007 l’Allemagne a annoncé son intention de protéger ses entreprises ; la Commission européenne envisage même de légiférer pour empêcher toute prise de contrôle des entreprises européennes du secteur énergétique ; et le gouvernement américain a demandé au FMI de travailler sur définition d’un code de bonne conduite pour les fonds souverains. Même un think tank américain estampillé « ultralibéral » comme Petersen Institute for International Economics propose une longue liste de contraintes à l’encontre de ces fonds,.

Le ton a changé en Occident, car les acteurs menacés ne sont plus les mêmes : ce sont les pays les plus riches, Etats-Unis en tête, après la crise des « subprimes » que leurs propres banques ont manufacturée. Quelques années plus tôt, fin 2005 et mars 2006, lorsque le gouvernement français mettait en œuvre ce type de politique, il se voyait reprocher de façon virulente ses choix par la Commission européenne qui évoquait alors « le nationalisme économique belliqueux, totalitaire et collectiviste »139.

5-3 des débats de « fonds » : les avis divergent aujourd’hui entre experts sur le

caractère bénéfique ou non des investissements réalisés par les fonds souverains140. Pour certains, le rôle de ces fonds est négatif et il faut donc les « endiguer » : Jean-Hervé Lorenzi, estime ainsi impensable que la propriété des entreprises et leur nationalité basculent aussi massivement dans le nouveau monde au détriment de l’Europe et des Etats-Unis141. Et pour éviter que les grandes sociétés cotées sur les marchés financiers internationaux soient acquises par de nouveaux détenteurs du capital, il évoque plusieurs possibilités : sortir ces sociétés de la cote avec l’aide des fonds de private equity ; limiter les droits des actionnaires ; re-régulation des marchés financiers, pour que les Etats verrouillent le contrôle des grandes entreprises. Olivier Pastré et Patrick Arthus ne partagent pas ce point de vue. Pour le premier, il est mieux d’accueillir un fonds souverain à son capital et d’engager un dialogue constructif que de se faire déstabiliser par fonds spéculatif et finir « vendu par appartements » comme la Banque ABN Amro, attaquée par un fonds qui contestait sa gestion142. Quant au second (directeur des études et de la recherche de « l’infortunée » Natixis – cf. supra) il estime que le comportement d’investissement « raisonnable » (pas d’exigence de rentabilité trop élevée) et « à long terme » (« des années et des années, voire perpétuellement ») des fonds souverains, vaut celui du « capitalisme occidental » qui, selon lui, « vit dans un court-termisme absolument terrible et qui veut du revenu, du résultat, de la valorisation143 » (il doit en savoir quelque chose car c’est ce type de comportement qui a précipité Natixis dans la crise - nda).

Plusieurs points méritent toutefois d’être soulevés en complément de ce débat d’idées144 : tout d’abord, les dirigeants des fonds souverains les plus « agressifs » (c’est-à-dire

139 Christian Chavagneux, « Quand les Etats investissement la finance », Alternatives Economiques n° 262, octobre 2007, p. 34. 140 Cf. en complément, « Table ronde sur la stratégie d’investissement des fonds souverains : rentabilité à long terme ou contrôle sectoriel ? », Travaux de la Commission des Finances du Sénat, sous la présidence de M. Jean Arthuis, jeudi 15 mai 2008. 141 Entretien avec Jean-Hervé Lorenzi, « L’entreprise et la guerre des capitalismes », Enjeux Les Echos, juin 2008, p. 72. 142 Christian Chavagneux, « Le double visage des fonds souverains », in Alternatives Economiques n°266, février 2008, p. 11. 143 « Les fonds souverains volent au secours des banques », Le Monde, Mercredi 12 décembre 2007, p. 16. 144 Christian Chavagneux, « Le double visage des fonds souverains », op.cit., p. 11.

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ceux qui recherchent les plus hauts rendements) ont été formés à la même école145 que les « experts » de la banque et de la finance, responsables de la crise actuelle. Cette école leur a donc appris à tirer parti de l’opacité du système bancaire et financier international avec, pour résultat, qu’une bonne partie de leur argent est gérée par des intermédiaires financiers adeptes de produits sophistiqués peut compréhensibles et de centres financiers offshore peu regardants et peu diserts sur les capitaux qu’ils hébergent.

Dans le même ordre d’idées, on peut craindre également que ces gestionnaires de fonds souverains se risquent à adopter des stratégies d’arbitrages semblables à celles des Hedge Funds, stratégies susceptibles de provoquer ou d’entretenir des mouvements de tension sur des marchés critiques (matière premières énergétiques et alimentaires, métaux rares) ou des mouvements de panique financière. Nombre de ces fonds investissent également dans les marchés immobiliers et boursiers des pays émergents. Ceux-ci étant étroits, ces investissements contribuent à la formation régulière de bulles financières et immobilières. En outre, « si l’Iran s’enrichit, le Hezbollah pourrait devenir plus fort ; la Chine aura davantage de pouvoirs en Afrique ; dans le même temps, les idées défendues par l’Occident en matière de société civile, d’environnement et de droit des femmes, pourraient être remplacées par de nouvelles valeurs »146. Se pose ainsi directement le problème de l’amplification de l’influence de pays qui sont des « autocraties pétrolières » et des « autocraties économiques » comme la RPC, l’Iran, le Venezuela, la Russie, les monarchies du Golfe (si le baril atteint, un jour, 200 dollars, les réserves prouvées des 6 pays du Golfe équivaudront à 95 milliards de dollars, soit 2 fois la valeur de toutes les actions cotées sur marchés mondiaux)147.

Pour finir, les fonds souverains des pays émergents ne rassurent pas forcément les observateurs, car ils n’ont pas encore apporté la preuve qu’ils pouvaient se conformer à une ligne de conduite aussi rigoureuse que le Government Pension Fund Global (GPFG) créé en 1996 par la Norvège et qui gère 330 milliards de dollars148 : ce fonds, qui détient déjà des participations dans près de 4000 entreprises (dont 90 françaises) ne provoque aucune crainte parce qu’en moyenne, il ne dépasse pas 1% de participation et suit une stratégie d’investissement éthique qui lui a fait exclure de sa liste toutes les entreprises liées au secteur de l’armement (ni Thalès, ni EADS, etc.) ou les entreprises comme Wall Mart n°1 mondial de la distribution, en raison des atteintes sérieuses et systématiques de cette entreprise aux droits humains et du travail (cf. supra).

145 Ibrahim Warde, « Les fonds souverains…prédateurs, sauveurs ou dupes ? » Le Monde Diplomatique, mai 2008, pp. 9-10. 146 « Ce monde qui vient : avec un baril à 200 dollars », Courrier International n° 920, du 19 au 25 juin 2008, p. 35. 147 Ibid. 148 « L’essor des fonds souverains inquiète l’économie mondiale », Le Monde Economie, mardi 15 janvier 2008.

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CONCLUSION

La tentative de bilan des menaces économiques, esquissé dans ce texte, montre clairement que le monde qui est celui de « l’économie de casino » et du « capitalisme du grand large » est en train de basculer. Vulnérabilités financières de nos sociétés, accroissement des inégalités et menaces structurelles majeures (énergétiques, alimentaire, criminelles, environnementale) se combinent pour produire, aujourd’hui, un ensemble de tensions internationales et infranationales de plus en plus difficiles à endiguer et gérer.

Dans cet environnement hautement volatile, les agents économiques et leurs élites, ceux-là même qui ont installé, justifié et profitent le plus de la mondialisation, ont de plus en plus de mal à convaincre.

En France, le public apprend ainsi que les entreprises françaises les plus compétitives tirent leur épingle du jeu aux Etats-Unis149 : Air Liquide (fournisseur de gaz industriel), Schlumberger (spécialiste des services aux pétroliers), Vallourec (tubes sans soudure), Suez (vente et production d’énergie), Nexans (leader mondial des câbles) mais aussi des PME comme Technogenia (produits à base de Tungstène) , EnXco, la filiale d’EDF Energies Nouvelles en Californie, Areva avec une usine d’enrichissement d’uranium en Idaho et le traitement des déchets nucléaires radioactifs dans l’Etat de Washington , Orange (Orange Lab), en veille technologique à San Francisco, etc.

Mais ce même public comprend également que l’activité de ces entreprises n’est plus liée au sort du territoire national (de fait elles réalisent une part croissante de leur chiffre d’affaire et de leurs bénéfices hors des frontières de l’hexagone et de l’Union Européenne). Dans le même temps, ce grand public subit le choc de crises structurelles combinées qui impactent directement son mode de vie, son pouvoir d’achat et compromettent son avenir professionnel et familial. Quant aux champions économiques nationaux, leur réussite mondiale attire les convoitises. L’ouverture de leur capital les rend vulnérables aux appétits de prédateurs dont les ambitions criminelles, souveraines, et les valeurs, ne sont pas forcément compatibles avec les exigences de démocratie et de sécurité nationale de notre pays.

Dans ce contexte, les élites économiques des pays riches sont en perte de légitimité et de crédibilité. Protégées par des revenus qui les mettent, ainsi que leurs familles, à l’abri de tous les aléas de l’économie financière, ce statut ne s’accorde plus avec l’exigence de « compétitivité » et les réalités de déflation salariale, précarité de l’emploi et dégradation des conditions de travail, imposées par cette économie de la crise et du krach. Pour un ancien président de la République française, la dernière crise, celle des subprimes est d’ailleurs un véritable coup de semonce adressé à la mondialisation150. Il y voit un double problème : un scandale éthique et un problème d’élites. Le premier point a été abordé dans ce rapport, mais celui des élites est posé de la façon suivante : les élites ne s’orientent plus vers la vie publique. Leurs représentants vont travailler dans les entreprises et les banques. Ils voient ainsi le monde à travers le prisme d’un système qui privilégie le « laisser-faire pour maximiser les profits ». De fait, dans ce référentiel, les profits peuvent être immenses, tout comme les crises et les pertes. Mais jusqu’ici, les espoirs de gains, difficiles à concevoir tant les chiffres sont élevés, l’ont emporté sur toute autre considération de prudence et de retenue pour l’intérêt du plus grand nombre.

Ce sont ces éléments qui ont fragilisé « l’économie de casino » et « le capitalisme du grand large » et en ont compromis, les assises. Les faits parlent d’eux-mêmes : en août 2007, tel trader vedette de Goldman Sachs, se plaignait ainsi, à sa direction, de la faiblesse de ses revenus annuels de 70 millions de dollars, comparés à ceux de ses collègues, gestionnaires de hedge funds qui pouvaient atteindre 100 millions de dollars ou de ceux de fonds comme 149 Chloé Hoorman, « Ça carbure pour les majors françaises », L’Expansion n°731, juin 2008, pp. 50-52. 150 Entretien avec Valérie Giscard d’Estaing : « La mondialisation l’a prouvé, on ne peut plus laisser la mondialisation livrée à elle-même », Enjeux Les Echos, Juin 2008, p. 50.

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Fortress et Blackstone (cf. supra) dont l’un de ses amis (dirigeant de Fortress), un certain M. Briger, était devenu milliardaire presque du jour au lendemain151. La revendication confirmait en fait la réalité difficilement concevable pour le commun des mortels, des sommes engrangées par les stars de la gestion de hedge funds, rassemblées dans une partie des Etats-Unis (Greenwich, Connecticut), isolée de l’Amérique économiquement sinistrée : Eddie Lampert, ESL Investments : 1,5 milliard de dollars, Paul Tudor Jones, de chez Tudor Investment : 800 millions de dollars, respectivement premier et second au palmarès 2006 des dix plus gros revenus annuels de ce secteur152.

La réalité était là : dans la possibilité, pour une poignée d’individus de gagner (ou de perdre), en un minimum de temps, des sommes astronomiques, sans considération aucune pour les conséquences globales éventuelles des arbitrages associés à ces gains (ou pertes) ou pour la fragilité des modèles et des montages qui en sous-tendaient la mise en œuvre. Cette économie, ses pratiques, la philosophie des « jeunes loups aux dents longues » qui la portait – tous éléments à l’origine de la fragilisation de nos pays les plus riches et de la « contagion de la précarité » (opposé à la « contagion de la prospérité » des trente-glorieuses) pouvaient être résumés en une seule phrase, empruntée à l’œuvre de l’humoriste et cinéaste nord-américain Woody-Allen : « Prends l’oseille et tire-toi ». Mais ses conséquences planétaires étaient moins souriantes : elle l’ancrait en effet dans l’ère de « l’irresponsabilité globale », vectrice de toutes les insécurités.

151 Monica Langley, « Why $70 million wasn’t enough », The Wall Street Journal, August 18, 2007. 152 Claire Gatinois, « La crise financière américaine a épargné Greenwich, capitale des hedge funds », Le Monde, 04.10.07.

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Cahiers de Recherche CEREBEM BEM – Bordeaux Management School

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Cahiers de Recherche du CEREBEM 1999

N°01-99 : Pour une clarification théorique du lien marketing-stratégie Jean-François TRINQUECOSTE

N°02-99 : A benchmarking analysis of distribution in Venezuela Angel DIAZ

N°03-99 : Logistics practices in Venezuela : an exploratory study Angel DIAZ

N°04-99 : Quantifying lean manufacturing in Venezuela automobile assembly plants Angel DIAZ

N°05-99 : On the practical application of multi-echelon inventory models for repairable items Angel DIAZ

N°06-99 : Conflit d'agence et performance des relais commerciaux, le cas des relations exportateurs des pays développés importateurs dans un pays en voie de développement Victor TSAPI

N°07-99 : Du comportement d'achat industriel au marketing des relations d'affaires Tibor MANDJAK

N°08-99 : CD ROM et groupware : de nouvelles technologies pour un nouvel enseignement du marketing Pierre MORA, Jean-François TRINQUECOSTE 2000

N°09-00 : Ingénierie de recherche et de mesure des impacts financiers d'investissement logistiques des transports : le cas d'une entreprise de soins et services à domicile Jocelyn HUSSER

N°10-00 : Optimizing spare parts is not as easy as one two three. Angel DIAZ

N°11-00 : L'accréditation : une nouvelle forme de production de la qualité dans les services d'urgence hospitalière Jocelyn HUSSER

N°12-00 : Marque et extension de marque : à propos d'un cas François DURRIEU, Emmanuelle DELFOUR

N°13-00 : Interactions, performance des relais commerciaux et dysfonctionnement de la filière des biens d'équipements industriels dans les pays en voie de développement Victor TSAPI

N°14-00 : Performances comparées des entreprises publiques et privées : une étude empirique dans un pays en voie de développement Jean-Paul TCHANKAM

N°15-00 : La création d'entreprise aux Etats-Unis et en France Christophe ESTAY

N°16-00 : A Pricing Model for Clearing End of Season Inventory Tatiana BOUZDINE-CHAMEEVA, Arthur V. HILL

N°17-00 : Methodology of Cognitive Mapping Applied in Group Decision Support Tatiana BOUZDINE-CHAMEEVA, Mohamed MICHRAFY

N°18-00 : A Review of Pricing Models in the Newsvendor Problem Tatiana BOUZDINE-CHAMEEVA, Vincent BEURRIER, Arthur.V HILL

N°19-00 : La crédibilité des régimes de currency board : les enseignements de l'expérience argentine Michel DUPUY 2001

N°20-01 : Standardisation or Adaptation in International Marketing Communication: Effects on Awareness Consumer Preference and Perceptions Carl Arthur SOLBERG

N°21-01 : Logistique hospitalière : un remède aux maux du secteur de la santé Sylvain LANDRY

N°22-01 : Exporter trust, Commitment and Marketing Control in Integrated and Independent Export Channels Carl Arthur SOLBERG

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N°23-01 : Modes of Exporter Governance of Sales Subsidiaries and Distributors in International Markets, A literature Review and Models Carl Arthur SOLBERG

N°24-01 : Un modèle global de la satisfaction au travail : différence de perception entre commerciaux et dirigeants François DURRIEU, Pierre MORA, Christine LAGABRIELLE

N°25-01 : Stockless Hybride : une étude de cas Sylvain LANDRY, Martin BEAULIEU, Hugo RIVARD-ROYER

N°26-01 : Le système de chariot de cas : recension des écrits Sylvain LANDRY, Martin BEAULIEU, Josée PARENT

N°27-01 : Le rôle du brevet dans la gestion marketing et commerciale de la jeune entreprise de haute technologie : résultats d'une étude de cas. Stéphanie DUMEYNIEUX

N°28-01 : Identity and Organizational Commitment Christophe ESTAY

N°29-01 : Systèmes de réapprovisionnement des unités de soins : description et implications organisationnelles Jean-Philippe BLOUIN, Martin BEAULIEU, Sylvain LANDRY

N°30-01 : The importance of relationship value for the stability of cooperative buyer-seller relationships in industrial markets Thomas WERANI

N°31-01 : Les distributeurs industriels et la marque: une comparaison interculturelle Victor TSAPI

N°32-01 : Cognitive Mapping Methodology for Understanding of Business Relationship Value Tatiana BOUZDINE-CHAMEEVA, François DURRIEU, Tibor MANDJAK

N°33-01 : Market Orientation - Marketing and Economic Approach József BERACS 2002

N°34-02: Is there Value in Strategy? Fran ACKERMAN

N°35-02 : La question de l'évaluation dans un école de management Martine FOURNIER

N°36-02 : La stratégie d'opération et l'analyse des ressources : constats et pistes de recherche Martin BEAULIEU

N°37-02 : Corporate Decision-Making in Emerging Markets: The Internationalization of Petroleos de Venezuela Cesar BAENA

N°38-02: Business relationships as value drivers? Agnes WIMMER, Tibor MANDJAK

N°39-02 : Valorisation d'une opération de scission à partir d'un modèle d'options réelles : le cas d'Eridania-Beghin-Say Pascal BARNETO

N°40-02 : Les dynamiques de la création d'entreprises en France et aux Etats-Unis : une société du salariat face à un environnement entrepreneurial Christophe ESTAY

N°41-02 : Orientation marché et création de valeur par la petite entreprise dans un contexte de pays en développement Victor TSAPI, Monique TCHUENTE

N°42-02 : The Internationalization of Born Global Internet Firms Carl Arthur SOLBERG, Jo Håvard BORSHEIM

N°43-02 : Management Style in Uncertain Times Ian M. TAPLIN

N°44-02 : Service Failure in online Retailing : a Recovery Opportunity Betsy B. HOLLOWAY, Sharon E. BEATTY

N°45-02 : l’Intelligence économique stratégique ( IES ) : une approche pertinente pour le management des risques Claude DELESSE, Gérard VERNA

N°46-02 : Valeur et marketing international : une tentative de clarification conceptuelle et stratégique. Georges HENAULT

N°47-02 : Le marché primeur des grands vins de Bordeaux : une analyse comparée de leur évaluation sur les millésimes 1999 – 2000

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Philippe BARBE, François DURRIEU N°48-02 : Cultural Values and their Measurements in Consumer Behavior – Cultural Value

Researches in Hungary Agnes HOFMEISTER TOTH

N°49-02 : Orientation clients perçue par les franchisés et implication organisationnelle. Une approche confirmatoire François DURRIEU, Claire GAUZENTE, Patrice ROUSSEL 2003

N°50-03 : A Method for Designing Superior-Value-adding Marketing Channels James A. NARUS

N°51-03 : La gestion des lits d’hôpitaux : portrait de 4 établissements canadiens Sylvain LANDRY

N°52-03 : La valeur informationnelle du temps : application d’un modèle de duration Pascal BARNETO

N°53-03 : La gouvernance d’entreprise en 2003 : état des lieux Eric PICHET

N°54-03 : L’analyse technique est-elle performante ? Eric PICHET

N°55-03 : Analyse économique et formation Jean-Pierre LE GOFF

N°56-03 : Information, communication, éthique : deux mondes qui s’affrontent Gérard VERNA

N°57-03 : Consumer Purchasing Behaviour for Wine : What We Know and where We Are Going Larry LOCKSHIN

N°58-03 : A Dyad-network Approach on Inter-firm Collaboration and Partnering within a Subsidiary Network Context: A Case Study in the Automotive Industry Maria VELUDO

N°59-03 : Network Effects on Business Relationships Sharon PURCHASE, Maria VELUDO

N°60-03 : La logistique hospitalière au Japon Sylvain LANDRY, Martin BEAULIEU

N°61-03 : L’attitude par rapport aux soldes : Définition du concept et de ses antécédents, analyse exploratoire et proposition d’un cadre conceptuel Michael KORCHIA, Christine GONZALEZ

N°62-03 : The Economic and Marketing Consequences of Advertising Costs Jozsef BERACS

N°63-03 : The Emergence of a Shared Vision in a Group Decision-Making Process : Modelling Based on a Phase Transition Approach Tatiana BOUZDINE-CHAMEEVA

N°64-03 : Examining the Role of Social Capital in the Knowledge Sharing Process through the Business Network Tatiana BOUZDINE-CHAMEEVA, Marina BURAKOVA-LORGNIER 2004

N°65-04 : How Do Consumer Choose Wine? Factors that Influence the Purchase Decision Making in the Wine Category Agnes TOTH-HOFMEISTER

N°66-04 : Evaluation de la qualité des grands vins de Bordeaux : Existe-t-il des différences significatives entre dégustateurs? Philippe BARBE, François DURRIEU

N°67-04 : Le passif de l’Etat-employeur en France : Evaluation au 1er janvier 2004 à la lumière de la retraite 2003 Eric PICHET

N°68-04 : Managing Organisational Commitment : Explaining Labour Turnover in the UK Clothing Industry Ian TAPLIN, Jonathan WINTERTON

N°69-04 : Les facteurs-clés de succès des entreprises africaines : Le cas des facteurs de la performance des entreprises manufacturières de la République Démocratique du Congo Kéké Edgard MAKUNZA

N°70-04 : Un monde corrompu : Réflexions sur le présent et l’avenir du monde des affaires et du monde tout court… Gérard VERNA

N°71-04 : L’analyse typologique : De l’exploratoire au confirmatoire

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François DURRIEU, Pierre VALETTE-FLORENCE N°72-04 : Impact du processus d’influence du parrainage sportif : analyse du processus

de transfert affectif dans une approche longitudinale François DURRIEU, Christian LABORDE

N°73-04: Organizational Innovation and Change Dissonance: Understanding User Acceptance of CRM Technology WESLEY J. Johnston

N°74-04 : Stopping rule use during information surch in design problems BROWNE, Glenn J.

N°75-04 : Towards an Integrate value model of Business Relationships Tibor MANDJAK & Judit SIMMON

N°76-04 : Business Relationship Value Matrices : Enabling the theory Building Tibor MANDJAK ; Judit SIMMON & Tatiana BOUZDINE-CHAMEEVA

N°77-04 : Comment les P.M.E. dans le secteur viticole abordent-elles les questions stratégiques ? Tatiana BOUZDINE-CHAMEEVA 2005

N°78-05 : Le marketing dans les formations sanitaires camerounaises Victor TSAPI & Marie-Noël ASSENE

N° 79-05 : Bifurcation Points in developing Business Relationships in Supply Chain environnement Tatiana BOUZDINE-CHAMEEVA & Estelle LOUVEL

N° 80-05 : A Theory of Organizational Communication : Organization as Rhetoric. John A.A. SILLINCE

N° 81-05 : Une grille de lecture du marketing au sein des jeunes entreprises de haute technologie : L’orientation marché. Stéphanie PETZOLD

N° 82-05 : L’évaluation des actifs incorporels dans le référentiel IFRS Pascal BARNETO

N° 83-05 : The shopping experience and the impact of expertise : An exploratory approach François DURRIEU

N° 84-05 : Jeunes entreprises de haute technologie : La question de l’accompagnement marketing Stéphanie PETZOLD

N° 85-05 : Pourquoi les marchés financiers sont-ils inefficients ? Rationalité individuelle versus rationalité collective Philippe BARBE

N° 86-05 : La démarche qualité et la gestion des connaissances: enchaînement ou inter complémentarité? Tatiana BOUZDINE CHAMEEVA et Alexandra Mer

N°87-05 : ANCOM- 2: a support tool for collective decisions based on causal mapping Tatiana BOUZDINE CHAMEEVA

N°88-05 : Ni gaucho, ni Régent : Quand les abeilles meurent, les articles sont comptés Alexandre DELANOË

N°89-05 : Entreprises et développement durable du territoire. Laurence EBERHARD-HARRIBEY, François DURRIEU et Jacques Olivier PESME

N°90-05 : Inter-Firm Collaboration and Partnering within a Multinational and Network Theory Approach. Maria VELUDO

N°91-05 : Alberta Heritage Fund : Blessing Becoming Curse ? Allan A. WARRACK 2006

N°92-06 : Attitudes toward seasonal sales : An exploratory analysis. Michaël KORCHIA

N°93-06 : Développer l'exportation des PMI : Une étude des pratiques des entreprises sous-traitantes françaises. Valérie BARBAT

N°94-06 : Semiological theory of management tools applied to Target Costing in New Product Development: empirical inquiry in the French manufacturing industry Aziza LAGUECIR & Philippe LORINO

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N°95-06 : Les entreprises de survie et le développement de certains pays africains : Le cas de la République Démocratique du Congo. Allan A. WARRACK

N°96-06 : Packaging Design as Resource for the Construction of brand Identity Ulrich ORTH

N°97-06 : La relation Etat-PME à travers l’aide publique :d’une logique hiérarchique à une perspective relationnelle Christophe ESTAY

N°98-06 : Théorie normative des parties prenantes et cohésion sociale François LEPINEUX

N°99-06 : La responsabilité sociale des entreprises et le modèle socio-économique émergent François LEPINEUX

N°100-06 : Insurance , Climate Change and the Global Common Good : Emerging responsibility Strategies in leading Companies François LEPINEUX

N°101-06 : Prix conseillés : une nouvelle source de risque dans la distribution. Isabelle TRICOT-CHAMARD

N°102-06 : Une lecture entrepreneuriale de l’internationalisation des PMI sous-traitantes Valérie BARBAT & Martine HLADY RISPAL

N°103-06 : How large firms create industry norms and legitimacy the Growth of North Carolina Wine Industry Ian M. TAPPLIN & R. Saylor BRECKENRIDGE

N°104-06 : The effects of brand associations on brand equity, subjective knowledge and brand interest Michaël KORCHIA

N°105-06 : Les signes de marquage dans l’univers du vin : incidence sur l’attitude et l’intention d’achat Michaël KORCHIA & Jérôme LACŒUILHE

N° 106-06 : Business Relationship Management and Sociology – Part I: How Economic Sociology does cope with Business Relationship? Tibor MANDJÁK ; Zoltán SZÁNTÓ

N° 107-06 : Business Relationship Management and Sociology ; Part II : Thoughts about the social embeddedness of business relationships Tibor MANDJÁK ; Zoltán SZÁNTÓ ; Annamária ORBÁN

N° 108-06 : Business Relationship Management and Sociology - Part III : Theoretical Model of Business Relationship Management. Tibor MANDJAK

N° 109-07 : Business Relationship Management and Sociology - Part IV: Interfacing the Market : Business Focused, Network Based Reengineering of a Hierarchy. The Case of the Hungarian Broadcasting Company Zoltán SZÁNTÓ ; Balázs VEDRES

N° 110-06 : Business Relationship Management: The Case of Hungarian Hospitals Tibor MANDJÁK ; Judit SIMON ; Zsuzsanna SZALKAI

N° 111-06 : Stopping rules inInformation Search in online Wine Purchasing decisions Tatiana Bouzdine-Chameeva ; Glenn J. Browne ; François Durrieu

2007

N° 112-07 : Le vignoble aquitain : entre atomicité et concentration Marie-Claude BELIS-BERGOUIGNAN, Nathalie CORADE, Frédéric COURET, Jacques Olivier PESME

N° 113-07 : Décisions boursières : de la rationalité optimisatrice à la rationalité limitée Philippe BARBE

N° 114-07 : Why do the Swiss rent? Steven C. BOURASSA ; Martin HOESLI

N° 115-07 : Diversification, risque et performance financière Frantz MAURER

N° 116-07 : La trésorerie des entreprises françaises : tentative d'explication par la démarche d'engagement crédible Régis COEURDEROY & Henri KOULAYOM

N° 117-07 : Strategic Risk and Return : Self Correcting or Downward Spiraling Relationships? Frantz MAURER

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N°118-07 : Panorama 2007 de la sensibilité des entreprises au développement durable et à la responsabilité sociétale : Recherche - Action Laurence EBERHARD–Harribey ; François DURRIEU ; Guillaume BARBAT

N°119-07 : Des modes d’utilisation du business plan. Aziza LAGUECIR, Hervé COLAS

N° 120-07 : Taille, Structure de l’équipe dirigeante et rentabilité durable des entreprises dans un contexte de pays en voie de développement. Jules Roger FEUDJO , Jean-Paul TCHANKAM 2008

N°121-08 : Predicting House Prices with Spatial Dependence: Impacts of Alternative Submarket Definitions. Steven C. BOURASSA, Eva CANTONI, Martin HOESLI

N°122-08 : Rôle du pays d’origine dans la perception de la qualité du vin par le consommateur africain : une étude menée dans le contexte camerounais. Victor TSAPI, Paul DJEUMENE, Monique TCHUENTE

N°123-08 : House Prices and Bubbles in New Zealand Patricia FRASER ; Martin HOESLI ; Lynn Mc ALEVEY N° 124-08 :Balancing Exploration and Exploitation: A Formal Comparison of Punctuated

Equilibrium and Ambidexterity. Tatiana BOUZDINE-CHAMEEVA ; Olivier DUPOUËT

N° 125-08 : L'intelligence économique en France : Etat des lieux 2008 et ébauche d'évolution. Claude DELESSE

N° 126-08 : Are securitized Real Estate Returns more predictable than stock returns ? Camilo SERRANO ; Martin HEOSLI

N° 127-08 : L'entreprise et ses menaces économiques en 2008 : Une tentative de bilan Bernard SIONNEAU