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ÉTUDE S SUR LA TERMINOLOGIE DE SAINT BERNAR D L'interprétation de la pensée des grands mystiques est une oeuvre délicate, qui ne peut être menée sans de grandes précau- tions . En effet, il s'agit chaque fois de rejoindre une expérienc e individuelle, unique, souvent inexprimable, dont l'expressio n verbale laisse sentir plutôt qu'elle ne fait comprendre une réalit é d'ordre spirituel . Ces écrits nous font entrer dans la sphèr e de rayonnement d'une personne qui transforme les notion s communes, les signes conventionnels de notre mode d'expressio n habituel ; de ce fait, les mots reçoivent une empreinte nouvelle , des nuances inaccoutumées . Nos concepts rationnels, ayant u n sens restreint et nettement déterminé, n'ont plus cours dan s ce domaine personnel, les mots se liquéfient pour ains i dire, perdent leur raideur habituelle, et, devenant riches de sen s et de rapports inattendus, laissent transparaître une façon d e voir toute nouvelle . Un auteur mystique crée presque toujours une langue à lu i et, très souvent, son influence est considérable dans la for- mation de la langue commune . Il suffit de rappeler le rôle d e la spiritualité franciscaine dans la création de la «volgare elo- quenzia », les apports des écrits catalans de Ramon Lulle o u des sermons allemands de Maître Eckhart aux vocabulaire s de leurs langues, la place importante de la poésie mystique de sainte Thérèse d'Avila dans l'histoire littéraire de l'Espagne . Cependant, il ne faut pas oublier que les auteurs que nou s venons de nommer se servaient, dans la plupart de leurs écrit s de caractère mystique, d'une matière encore inerte et malléable , celle des langues «vulgaires », qui se prêtait assez facilemen t aux formes inaccoutumées que faisait embrasser la nécessit é d'exprimer une expérience spirituelle . Ce n'était pas le ca s des créateurs du «latin mystique » . Ceux-là avaient affaire à .

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  • ÉTUDES

    SUR LA TERMINOLOGIE DE SAINT BERNARD

    L'interprétation de la pensée des grands mystiques est uneoeuvre délicate, qui ne peut être menée sans de grandes précau-tions . En effet, il s'agit chaque fois de rejoindre une expérienc eindividuelle, unique, souvent inexprimable, dont l'expressionverbale laisse sentir plutôt qu'elle ne fait comprendre une réalit éd'ordre spirituel. Ces écrits nous font entrer dans la sphèrede rayonnement d'une personne qui transforme les notionscommunes, les signes conventionnels de notre mode d'expressio nhabituel ; de ce fait, les mots reçoivent une empreinte nouvelle ,des nuances inaccoutumées . Nos concepts rationnels, ayant unsens restreint et nettement déterminé, n'ont plus cours dan sce domaine personnel, oú les mots se liquéfient pour ains idire, perdent leur raideur habituelle, et, devenant riches de sen set de rapports inattendus, laissent transparaître une façon d evoir toute nouvelle .

    Un auteur mystique crée presque toujours une langue à lu iet, très souvent, son influence est considérable dans la for-mation de la langue commune . Il suffit de rappeler le rôle d ela spiritualité franciscaine dans la création de la «volgare elo-quenzia », les apports des écrits catalans de Ramon Lulle o udes sermons allemands de Maître Eckhart aux vocabulaire sde leurs langues, la place importante de la poésie mystiquede sainte Thérèse d'Avila dans l'histoire littéraire de l'Espagne .Cependant, il ne faut pas oublier que les auteurs que nou svenons de nommer se servaient, dans la plupart de leurs écritsde caractère mystique, d'une matière encore inerte et malléable ,celle des langues «vulgaires », qui se prêtait assez facilementaux formes inaccoutumées que faisait embrasser la nécessit éd'exprimer une expérience spirituelle . Ce n'était pas le casdes créateurs du «latin mystique ». Ceux-là avaient affaire à.

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    une matière verbale plus résistante, façonnée par une doubletradition, celle des lettres antiques et celle des textes sacrés d el'Église. En étudiant la langue des mystiques du moyen âgequi écrivaient en latin, on court toujours le péril de tomber dan sl'une des deux erreurs suivantes : ou bien on est prêt à trouverune terminologie propre à l'auteur là où il ne fait qu'utilise rindifféremment des locutions communes, ou bien, ne tenantpas compte des expressions qui reçoivent une valeur person -nelle sous la plume d'un maître de la vie spirituelle, on laisseinaperçu quelque chose de sa pensée et de son expérience, pouravoir sousestimé le caractère technique de son vocabulaire .

    Les difficultés que nous venons de signaler se font surtou tsentir lorsqu'on se trouve en présence d'un grand styliste, telque saint Bernard de Clairvaux 1 . La prose du «docteurmelliflue e fleurie et sobre en même temps, formée par l'étud ede Cicéron et de Sénèque, est pénétrée d'expressions scrip-turaires. Ce n'est pas que ses citations soient faites de propo sdélibéré : le plus souvent les expressions bibliques jaillissen tspontanément, trahissant un mode de penser et de sentir tou tparticulier, formé par une longue familiarité avec la Saint eÉcriture, une «stylisation scripturaire e de l'esprit même d esaint Bernard. Il faut ajouter à cela les antithèses fréquentes ,le goût pour les allitérations et la recherche des assonancesqui dirigent très souvent le choix des mots qu'il emploie . Toutcela ne fait que compliquer davantage la tâche d'une étudeterminologique . En effet, le latin naturel et aisé de saint Ber-nard dissimule complètement la rugosité des termes techniques ,cette cuisine théologique mal digérée qui alourdit la langu ed'autres écrivains ecclésiastiques de la même époque . Fascinépar cette facilité d'expression, on pourrait croire d'abord quesaint Bernard n'avait pas de terminologie qui lui fût propreou, du moins, que son vocabulaire n'a rien de technique . Etpourtant, en le lisant, on découvre peu à peu une série d'expres -

    I . Il n'y a aucun doute aujourd ' hui que les sermons de saint Bernard n' aientété rédigés et dits en latin . W. Foerster a montré que les sermons en vieuxfrançais ne sont qu'une traduction qui trahit l'original latin, dont elle ne .peut pas rendre les jeux de mots (Li sermon saint Bernant, préface, pp . X-XI )La langue des a sermons e est le dialecte lorrain ou, plutôt, messin, et non lebourguignon, langue maternelle de Bernard (ibid ., pp . XVII-XX) .

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    sions qui reviennent constamment sous la plume de l'abb éde Clairvaux, des mots jouissant de sa prédilection, qu irévèlent le fond même de sa pensée . Au fur et à mesure de l alecture, le nombre d'expressions que l'on trouve être «typi-quement bernardines » s'accroît et, finalement, tombant dan sl'excès contraire, on est prêt à trouver dans chaque mot d uvocabulaire de Bernard un sens ou une nuance qui portentl'empreinte de sa personne ; on veut voir alors dans chaqu emot un témoin de la spiritualité du maître . Sans aller si loin ,il faut se rendre à l'évidence : « La terminologie de saint Ber-nard est d'ailleurs beaucoup plus technique qu'on ne l'ima-ginerait » 1 . Cette affirmation de M. Gilson est justifiée parl'analyse de plusieurs termes bernardins que l'éminent historiende la philosophie médiévale présente dans son étude remar-quable sur la théologie mystique de saint Bernard .

    Nous n'avons pas la prétention de relever ici tous les terme sdu vocabulaire de Bernard . Notre but n'est pas de faire unlexique de la langue de l'abbé de Clairvaux, ni de dresser u ninventaire méthodique des termes techniques dont il s'est servi .Nous voulons simplement grouper ici quelques études sur l aterminologie de saint Bernard, en adoptant l'ordre alphabétiquedes termes analysés . Dans le choix de ces termes nous n'avonssuivi d'autre intention que celle de noter les expressions d esaint Bernard qui nous paraissaient importantes pour la com-préhension de sa pensée . Nous avons relevé aussi quelque stermes qui, sans avoir une grande importance doctrinale, pré -sentent un certain intérêt par leur caractère singulier, dû àl'esprit imaginatif de Bernard .

    Nous avions l'intention, en abordant cette série d'étude sterminologiques, de rechercher pour chaque terme analysé l asource d'où il aurait pu être puisé par saint Bernard . Très vitenous nous sommes rendu compte que dans la majorité des ca sles expressions favorites de Bernard remontent à une sourceunique : la Bible. En effet, on risque de ne rien comprendreà saint Bernard, si l'on ne prête pas attention au fait qu etoute son activité littéraire peut être envisagée comme un evaste interprétation mystique des textes sacrés . Sans parler

    i . E . Gn.sox, La théologie mystique de saint Bernard, Paris, Vrin, 2 934, p. 56 .

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    des 83 sermons « In Cantica Canticorum », des r sermons surle psaume Qui habitat, comme de la plupart de ses sermonset traités, même dans son oeuvre épistolaire Bernard opèr econstamment avec les textes de l'Écriture 1, en appuyant sapensée sur les paroles de la révélation qu'il analyse, qu'il dis-sèque, qu'il scrute à fond pour en extraire la vérité cachée .L'analyse des mots tirés des Écritures, tantôt selon leur éty-mologie, tantôt selon leur sens allégorique, est une méthodequi est propre à Bernard z . C'est elle qui lui procure la plu-part de termes dans lesquels s'exprime sa propre doctrine .Avant d'aborder nos études sur la terminologie de saint Bernard ,dont la formation paraît dépendre dans une grande mesurede la Bible, il serait utile de répondre à la question qui se pos ed'elle-m@me : l'oeuvre littéraire de saint Bernard fut-elle uneinterprétation mystique de l'Écriture, ou bien, plutôt, unestylisation biblique de sa propre expérience spirituelle ?

    Guillaume de Saint-Thierry, ami de Bernard et auteur d esa première « Vie », écrite de son vivant 3 , note que l'abbéde Clairvaux qui «lisait avec humilité les commentateurs ortho-doxes des Écritures, voulant former son intelligence des texte ssacrés, en la soumettant à leurs interprétations », n'en préféraitpas moins «goûter à la source même qu'aux ruisseaux qui e ndécoulent ». Il disait, en effet, qua rien ne le faisait mieux com-prendre le sens de la révélation, que les paroles mèmes de l'Écri-ture ' . C'est pourquoi, rempli du même Esprit qui inspiraitles auteurs des Écritures Saintes, — continue Guillaume, —

    r . On pourrait reconstituer la Bible entière rien qu'avec les textes de saintBernard . - E. VACANDARD, Vie de saint Bernard, abbé de Clairvaux, Paris,1895, t. I, p . 467.

    2. VACANDARD, op, cit ., pp . 464-467 . Voir surtout le sermon LXXII in Can-tica, dont presque la moitié est occupée par l'analyse du préfixe ad du verb eadspiraee (P. L ., t. 183, coll . 1130-1132) .

    3. Guillaume mourut en 1148 ou 1149, donc bien avant saint Bernard (t 11 53) .4. GUILLAUME DE SAINT-THIERRY, Vita Bernardi, cap . VI : Canonicas aute m

    Scripturas simpliciter et seriatim libentius ac saepius legebat, nec ullis magisquam ipsarum verbis eas intelligere se dicebat : et quidquid in eis sibi elucebatveritatis aut virtutis, in primae sibi originis suae fonte magis, quam in decur-rentibus expositionum rivis sapere testabatur . Sanctos tamen et orthodoxosearum expositores humiliter legens, nequaquam eorum sensibus suos sensusaequabat, sed subjiciebat formandos : et vestigiis eorum fideliter inhaerens,saepe de fonte onde illi hauserant, et ipse bibebat » (P. L., t. 185, col . 241 AB) .

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    il a le don de. rendre les textes sacrés si clairs et si plaisantsaux auditeurs de ses sermons 1 . Même quand il emprunte sesinterprétations des images bibliques aux Pères de l'Église 2 ,Bernard « boit à la même source où ils ont puisé 3 e ; il ne con-naît pas d'intermédiaires entre lui et l'Écriture Sainte .

    Saint Bernard ne fait que scruter les textes bibliques e tpourtant il n'est pas un exégète à proprement parler, dans lesen.s où , l'ont été un Origène ou un saint Jérôme ; il le fut moin sque saint Ambroise ou saint Grégoire le Grand . Son rappor tà la Sainte Écriture est plus intime, plus immédiat que celu id'un exégète se trouvant en présence d'un texte qu'il interprète .La Bible pour saint Bernard est un pâturage où son espri tse repaît de Dieu 4 . La lecture de la parole divine est unenourriture spirituelle b ; c'est pourquoi, selon l'expression deBernard, les psaumes doivent être «ruminés » Assimilé epar l'esprit, l'Écriture Sainte devient, en quelque sorte, sonélément constitutif, le moule dans lequel s'écoule la vie reli-gieuse, avant même qu'elle ne prenne conscience d'elle-même .

    Le trésor scripturaire constamment médité, vécu par l egrand mystique, se trouvait toujours présent à sa pensée qu iempruntait le plus souvent des expressions bibliques . Mais si

    i . Suite du même texte : Inde est quod plenus Spiritu quo omnis sanctaScriptura divinitus est inspirata, tam confidenter et utiliter ea usque hodie ,sicut Apostolus dicit, utitur ad docendum, ad arguendum, ad corrigendunz (IITim . III, i6) . Et dum praedicat verbum Dei, quidquid de ea affert in medium ,sic patens et placens efficit, et circa id unde agitur efficax ad movendum, utmirentur omnes tam saeculari quam spirituali praediti doctrina, in verbi sgratiae quae procedunt de ore ejus . (Ibidem) .

    2. V . chez VACANDARD, op . Cit ., I, 458 et 459, note 1, quelques exemple sd'interprétations empruntées par Bernard aux Conplexiones in Psalmos deCassiodore .

    3. GUILLAUME DE SAINT-THIERRY, 10C . Cit .4. In Cantica serino XXXIII, 7 : Nam in tempore quidem mortalitatis

    meae, et in loco peregrinationis meae consuevi sane sub tua custodia pasci,et pascere in lege et prophetis et psalmis de te ; nec non in evangelicis pascuis ,et apud apostolos similiter requievi (P . L ., t . 183, col. 955 A) .

    5. In declicatione ecclesiae serino III, 2, P. L ., t. 183, col . 524 D .6. In festo SS . Petri et Pauli serina II, I : e quae est orationum devotio, ju-

    cuuda ruminatio psalmodiae, dulcis meditatio, ccnsolatio Scripturarum »(P, L ., t . 183, COI, 409 AB) . Cf. GUILLAUME DE SAINT-THIERRY, Epistola adfratres de Monte Dei, cap . 56 : Sed et de cotidiana lectione aliquid cotica ie inventrem memoriae demittendum est, quod fidelius digeratur, et sursum revo-catum crebrius ruminetur (éd . M. M. Davy, Paris, 1940, p . 105) .

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    la pensée propre de l 'abbé de Clairvaux se traduisait par le sparoles et images tirées de la Sainte Écriture, si son expérienc ereligieuse embrassait, pour s'exprimer, des formes bibliques, c en'était pas là un déguisement, un artifice littéraire voulu e trecherché . Bernard s'exprimait dans la langue de la Bible parc equ'elle est devenue la langue naturelle de son esprit . Bien avantlui, saint Jean Cassien de Marseille, le grand maître de la vi ecénobitique (auteur sûrement beaucoup lu à Cîteaux), a connucette familiarité avec l'esprit même des textes sacrés qui fai tque, o en éprouvant les sentiments qui ont fait écrire les psaumes ,on en devient, pour ainsi dire, l'auteur, percevant ses propre ssentiments dans les psaumes comme dans un miroir très puret étant prèt à croire que ces paroles ne proviennent pas d enotre mémoire, mais du fond de notre cœur, qu'elles ne son tpas le fruit de la lecture, mais les expressions de notre expé-rience antérieure o 1 . C'est bien le cas de saint Bernard .

    Son biographe Geoffroi de Clairvaux l'atteste clairement : ilsemblait, dit-il, que Bernard précédait les textes sacrés plutôtqu'il ne les suivait dans ses sermons . C'est que, de son propr eaveu, l'abbé de Clairvaux, lorsqu'il priait ou méditait, voyait

    i . S . JEAN CASSIEN, Collatio X, De oratione, cap . XI : Quisquis . . . pascetu rin propheticis atque apostolicis montibus . . . quorum jugi pascuo vegetatus ,omnes quoque psalmorum affectus in se recipiens, ita incipiet decantare, uteos non tantum a Propheta compositos, sed velut a se editos, quasi orationempropriam profunda cordis compunctioae depromat, vel certe ad suam personamaestimet eos fuisse directos, eorumque sententias non tune tantummodo pe rProphetam aut in Propheta fuisse complotas, sed in se quotidie geri impleriqu ecognoscat. Tunc enim Scripturae divinae nobis clarius perpatescunt, et quo-dammodo earum venae medullaeque panduntur, quando experientia nostraearum non tantum percipit, sed etiam praevenit notionem, sensusque verborumnon per expositionem nobis, sed per documenta reserantur. Eumdem namqu erecipientes cordis affectum quo quisque decantatus vel conscriptus est psalmus ,velut auctores eins facti, praecedemus magie intellectum ipsius, quam sequemur ;. . .Omnes namque hos affectus in Psalmis invenimus expressos, ut ea quaeincurrerint, vel ut in speculo purissimo pervidentes, efficacius agnoscamus ,et ita magistrantibus effectibus eruditi, non ut audits, sed tanquam perfect apalpemus, nec tanquam memoriae commendata, sed velut ipsi rerum naturaeinsita, de interno cordis parturiamus affectu, ut eorum sensus non textu lectionis ,sed experientia praecedente penetremus . . . (P . L ., t . 49, coll . 838 A-839) . — Anoter les e pâturages prophétiques et apostoliques o que nous retrouvons che zBERNARD (In Cantica serino XXXIII, 7, P. L ., t. 183, col. 955 A) .

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    toute l'Écriture Sainte, comme si elle se trouvait ouverte e tétalée devant ses yeux 1.

    Après ce qui vient d'être dit sur l'attitude de saint Bernar dvis-à-vis de la Bible, nous pouvons répondre à la questio nque nous nous sommes posée plus haut . L'ceuvre littéraire desaint Bernard n'est pas celle d'un exégète ; elle n'est pas, nonplus, une stylisation biblique de sa propre expérience mys-tique a . La chose se présente autrement : formé par la lectureet la méditation constante des textes sacrés S , l'esprit mêm ede Bernard est devenu ((biblique », ne pouvant s'exprimerautrement que dans la langue de la Bible . Pour ne pas cherche rlongtemps un exemple, prenons au hasard un texte au débu tdu Commentaire sur le Cantique des Cantiques (Serm . I, 3) :Quae enim societas ei quae desursun est sapientiae et sapientiaemundi, quae stultitia est apud Deum aut sapientiae carvisquae et ipsa inimica est Deo ? (P. L ., t . 183, col . 786 B) . Lesmots en italique, — c'est-è-dire presque toute la matière ver-bale de ce passage, — sont des emprunts ou, plutôt, des rémi-niscences scripturaires . En rédigeant ces deux ou trois lignessur la sagesse, Bernard avait dans la mémoire quatre texte sdifférents de l'Écriture : i) II Cor . VI, 24 : Quae enim parti-cipatio justitiae cum iniquitate ? aut quae societas luci ad te-

    1. GAUITRIDUS, monachus Claraevallensis, Vita Bernardi, cap. III, 7 : Ute-batur salle Scripturis tam libere commodeque, ut non tam sequi illas, quampraecedere crederetur, et ducere ipse quo vellet, auctorem earum ducem Spiri -turn sequens . Quem nimirum ut in medio Ecclesiae aperiret os ejus, sic impie-verat Deus spiritu sapientiae et iptellectus, ut secundum quod in libro Joblegitur, profunda quoque fluviorum scrutaretur, et abscondita proferret inlucem (Job, XXVIII, 11) . Nam et confessus est aliquando, sibi meditant ivel oranti sacram omnem, velut sub se positam, apparuisse Scripturam (P. L . ,t . 185, col. 307 BC) .

    2. a Un tour biblique de son style », selon l'expression de VACANDARD ,op. cit., I, p . 467-468 .

    3. Sur la place importante des lectures bibliques dans la vie bénédictine v .Dom CUTHBERT BUTLER, Le monachisme bénédictin (traduction de Ch . Grolleau,Paris 1 9 2 4), pp . 299, 34 6 . Il faut également tenir compte du fait que le jeun eBernard fut reçu à Cîteaux par saint Étienne Harding, le premier recenseurde la Vulgate latine . Les travaux de recension e occupaient évidemment encor eles loisirs studieux d'Étienne et de ses moines au temps du noviciat de Bernard .Quelle part prit-il personnellement à ces travaux ? Nous ne saurions le dire :peut être aucune. Mais à coup sûr, il ne resta pas indifférent au mouvementscientifique qui entralnait les esprits autour de lui », VACANDARD, op . Oit ., t . I ,p . 56 .

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    nebras ? 2) Jacques III, 17 : Quae autem desursum est sa-pientia, primum quidem pudica est, deinde pacifica, modesta . . .3) I Cor. III, Ig : Sapientia enim hujus mundi stultitia estapud Deum. 4) Rom. VIII, 7 : Quoniam sapientia carvis inimicaest Deo . 0a pourrait citer des milliers d'autres passages sem-blables, saturés de l'Écriture Sainte, où Bernard condens eplusieurs textes scripturaires en une phrase avec une facilitésurprenante, sans qu'il ait recours à une synthèse conscienteet réfléchie . Il ne cite pas l'Écriture ; il emploie simplement ,pour traiter des choses spirituelles, la langue spirituelle parexcellence, qui est celle de la Révélation . Saint Bernard s'ex-prime naturellement dans la . langue qui lui est devenue propre ,mais pour bien saisir sa pensée, pour trouver la vraie valeurdes termes qu'il emploie, il faut sans cesse replacer ces expres-sions dans leur contexte biblique . «On ne peut essayer de lecomprendre, — dit M . Gilson, — sans remonter souvent au xsources scripturaires, où sa pensée baigne plutôt qu'elle n'ypuise n 1 .

    La terminologie de saint Bernard est le plus souvent scriptu-raire, mais cela ne veut pas dire qu'elle le soit exclusivement .Nous rencontrerons, au cours de ces études, des termes quiremontent à des sources autres que la Bible . Si nous nous somme sarrêté si longtemps sur le rôle de la Sainte Écriture dans laformation de la langue de Bernard, c'est que, à notre avis ,on ne tient pas assez compte en général du caractère de l'in-fluence de la Bible sur les auteurs ecclésiastiques comme saintBernard . La nature de cette influence, si différente de ce qu'onentend habituellement lorsqu'on parle des a influences litté-raires s, ressort clairement du passage cité de saint Jean Cas -sien, — auteur recommandé par la règle bénédictine à tou sceux qui aspirent à la perfection de la vie monacale, — ains ique des témoignages des premiers biographes de Bernard su rle lien intime qui existait entre son esprit et l'esprit des Sainte sÉcritures .

    Quelles que puissent être les sources, — scripturaires ouautres, — où saint Bernard avait puisé les expressions quenous nous proposons d'examiner ici, notre première tâche ser a

    ī . La théologie mystique de saint Bernard, p . 35 .

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    toujours de trouver le sens exact dans lequel elles sont em-ployées par l'abbé de Clairvaux, de définir la valeur termino -logique qu'il leur pr@te . Des contextes plus ou moins nombreux ,selon l'importance du terme ou les nuances différentes qu'i lpeut avoir, viendront appuyer chacune de nos analyses . Pourla plus grande commodité du lecteur, nous avons disposé e nordre alphabétique cette série de petites études sur la termi-nologie de saint Bernard .

    ABBREVIARB, ABBREVIATUS . — Ce verbe, et surtout ce par-ticipe parfait employé comme adjectif, se rapportent le plu ssouvent chez saint Bernard au substantif «verbum ». Lorsque« verbum » ne signifie rien d'autre que la parole, le discours ,abbreviatus veut simplement dire abrégé, raccourci .

    In Cant . Cane. LIX, 9 : Propterea Dominus aiebat : ne, renuntiatebanni (ejus nempe discipulis loquebatur) quae audistis et vidistis (LucVII, 22) . Nec brevius illis, nec planius intimari fidei valuit certitudo .Eadem sane in brevi etiam universae terrae persuasio facta est, et eo-dem argumenti compendio . Quae audistis, inquit, et vidistis . O verbuma b b r e v i a t u m, attamen vivum et efficax. (P. L ., t . 183, col . ro65 D) .

    Cependant, lorsque le mot verbum désigne Dieu le Verbe ,la deuxième personne de la Trinité, l'expression a verbumabbreviatum » veut dire autre chose que «discours abrégé» ,

    In Nativitate Domini sermo I, r : Nec mirum, si facimus nos breveverbum quando Deus Pater Verbum fecit abbreviatu m. Vultis noss e

    quam longum, quam breve fecit ? Caelum, inquit hoc Verbum, et tramego impleo (Jerem . XXIII, 24) Nunc caro factum, in angusto locatumpraesepio est . Ad quid hoc, fratres, aut quae necessitas fuit ut sic exi-naniret, sic humiliaret, sic a b b r e vi a r et se Dominus majestatis, nis iut vos similiter faciatis ? (P . L., t . 183, col . 115 B) .

    Le parallélisme fondé sur un jeu de mot est typique de

    la manière de Bernard : il faut que nous abrégions notre parole(sermon), puisque Dieu le Père a aussi «abrégé» (= amoindri ,rendu petit) son Verbe . Le Verbe est «abrégé » par le fait d eson incarnation : celui qui remplit le ciel et la terre est conten umaintenant dans la crèche . La nature de cette «abréviation »se trouve précisée par les deux verbes qui, sans aie pleinementdes synonymes, sont au moins analogues au verbe a b b re vi a re

    dans la pensée de saint Bernard : se dépouiller (= se exinanire),

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    s'humilier j= se humiliare) . Mais voyons d'autres textes encore .

    In Circumcisiens Domini, senno T, r : . . . audivimus congruam lee-tionem Verbo a b b r e v i a t o quod fecit Dominus super terram. Ab -br e v i a t u m enim in carne, amplius a b b r e v i a t o r suscepta etia mcarvis circumcisione . Minoratus paulo minus ab angelis Dei Filius ,humanam naturarn induit . . . (P . L ., t . 183, col . 131 D) .

    Le mot «abrégé„ désigne ici le Verbe incarné, amoindri ,réduit à, la condition humaine ; se contractant pour assumerl'exiguité de la nature créée .

    In Annuntiatione B . Marias Virginie, serino III, 8 : In te sola Rexi11e dives et praedives exinanitus, excelsus humiliatus, immensus abbre-viatus et angelis minoratus est : verus denique Deus et Dei Filiu sincarnatus (P . L., t, 183, col . 396 D) .

    Les trois passages que nous venons de citer se rapporten tà l'incarnation ou, plus exactement, au dépouillement, à l'exi-nanition ( KÉVWO'ts = exinanitio) du Fils de Dieu par le fai tde son incarnation . Les expressions « minoratus ab angelis »(Ps . VIII, 6), «exinanitus » (Philipp . II, 7), « humiliatus a(ibid . II, 8) sont des réminiscences des textes s kénotiques »par excellence de l'Écriture . Pourtant, aucun de ces textes, n id'autres que les commentateurs rapportent également à l'abais-sement du Verbe devenu homme, ne contient l'expressio nabbreviare ou abbreviatum . Oh saint Bernard a-t-il putrouver son «verbum abbreviatum ? D . Le sermon In Circurrt-cisione Domìni, I, 3, nous donne quelque lumière :

    In ore ergo duorum vel trium testium stat tienne verbum : et ipsumquod in propheta abbreviatum, manifestius in Evangelia legitur carofactum (P . L ., t . 183, col . 113 D) .

    «Ca qu'on lit dans le prophète sur le Verbe amoindri se trouv eexprimé plus clairement dans l'Évangile, disant que le Verb ese fit chair ». Dans la Vulgate latine on ne trouve qu'une seulefois l'expression verbum abbreviatum 1 et encore ellene se présente pas exactement sous cette forme . Dans Rom .

    1 . Les expressions abbreviare, abbreviatus, abbreviatio, san saucun rapport au a verbum n, se rencontrent assez souvent daes la Vulgate :Is. X, 22-23 ; XXVIII, zz ; Dan . IX, 24 . Avec l'idée de diminution de la puis-sance de Dieu, Is . LIX, i : Ecce non est abbreviata manus Domini ut salvarenequeat et Mich . II, 7 : Numquid abbreviatus est spirites Domini

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    IX, 27-28, saint Paul cite un texte d'Isaïe. Cette citation es tprésentée de la manière suivante par la Vulgate latine : Isaiasautem clamat pro Israël : Si fuerit numerus filiorum Israëltamquam arena maris reliquiae salvae fient . Verbum enim con-summans et abbrevians in aequitate : quia verbum breviatumfaciet Dominus super terram. Si nous nous rapportons à Isaïedans la même Vulgate latine, nous trouverons ce passage dansune traduction toute différente, où le ((verbum)) ne figure pas ,Is . X, 22-23 : Si enim fuerit populus tous Israël quasi arenamaris, reliquiae convertuntur ex eo : consummatio abbreviatainundabit justitiam. Consummationem enim et abbreviationemDominus Deus exercituum faciet in medio omnis terrae . Le a ver-bum » chez saint Paul citant Isaïe (Rom . IX, 27) s'explique parle texte grec des Septante, où l'on trouve, Is . Io, 23 : Myovyâp avvr€ ?iv Kai avvr4LVÚiV Év &KaLOOVVn, 3TC Âóyov aVVTETI.Vq -µÉVOV 7foc1ja'EC

    OEÓS Kvpios, etc. expression rendue de deuxfaçons différentes par la Vulgate latine : a consummationem e tabbreviati•onem» dans Is . Io, 23 et « Verbum enim consummanset abbrevians in aequitate ; quia ver bum breviatum faciet Dominussuper terram », dans Rom. IX, 28 . Nul doute que Bernard n'ai temprunté son « Verbum abbreviatum » à ce dernier texte dela Vulgate traduisant la citation d'Isaïe dans Rom . IX, 28 . I lrend ce texte presque mot à mot dans le passage du sermo nIn Circumcis ., I, z, que nous avons cité plus haut : audivimuscongruam lectionem Verbo a bbreviato quod fecit Dominus superterram . Il est inutile d'insister sur ce fait que dans le text ed'Isaïe, même lorsqu'il est cité par saint Paul, il ne s'agit nul-lement du Verbe divin amoindri : le Âóyos ouvrerpeljiEvos' o u«verbum breviatum» veut dire ici simplement «sentence brève) )ou plutôt «sentence à exécution prompte ». C'est Bernard quiveut mettre dans ce texte scripturaire un sens christologiqueet prêter à Isaïe des paroles sur l'incarnation du Verbe, parole squi seront exprimées plus clairement dans l'Évangile : «ipsumquod in propheta a b bre v i a t u m, manifestius in Evangeliolegitur caro factum)) (In Circumcis ., I, 3, cité plus haut). Dèslors les mots abbreviare, abbreviatus reçoivent dans l evocabulaire mystique de Bernard un sens nouveau . Appliquésà Dieu le Verbe ils servent à désigner l'abaissement, le dépouil-

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    lement, l'humiliation volontaire du Fils de Dieu devenu homme 1 ,cette humanité du Christ qui joua un rôle si important dan sla pensée religieuse et la piété de saint Bernard 2 .

    AcMENS, ACCIDENTALIS . — Les termes a c c i d e n t, a c c i-d ente 1 sont employés par saint Bernard dans leur sens leplus général . Le plus souvent ils désignent simplement uneréalité distincte de la substance .

    De diligendo Deo, XII, 35 (cf. Epist . XI) : Nemo tarnen me aestime tcharitatem hic accipere qualitatem, vel aliquod a ccid en s (alioquin inDeo dicerem, quod absit, esse aliquid quod Deus non est), Fed substan-tiam illam divinam (P. L., t . 183, co] . 996 B ; cf . ibidem, col . 996 B) .

    Lorsque Dieu est dit Charité, ce nom ne désigne pas unequalité ou un accident quelconque, mais la substance même .La qualité étant l'un des neuf modes d'accidents qui, avec l asubstance, forment les dix catégories applicables à tout ètr ematériel, on peut conclure de ce passage, où Bernard veutranger la qualité parmi les accidents, que la doctrine scolairesur les dix prédicaments de l'être ne lui fut pas étrangère . Lacharité en Dieu ne peut désigner rien d'autre que la substance ;autrement il y aurait en Dieu quelque chose qui ne serait pa sDieu, — une qualité, c'est-à-dire un accident qui s'ajouterai tà, la substance divine . Mais la même charité est une qualité,

    1 . Il est intéressant de noter que Godefroy (Dictionnaire de l'ancienne languefrançaise, I, 34) prête au verbe vieux-français s'abrevier le sens de se faire petit,s'humilier, s'abaisser . Comme seul exemple de cette acception du verbe s'abre-vier il cite la traduction française des sermons de saint Bernard (fin du XII °siècle) et notamment ce passage du sermon de Noël, I, i : Chier freine, ou quelsfu li besoigne por hai li sires de »najesteit s'umiliest et s' a b r e v i e st ensi (W .FOERSTER, Li sermon saint Bernart, p . 58 ; texte latin cité plus haut, P. L . ,t . 183, col, 115 B) . Avant Godefroy, d'autres dictionnaires du vieux françai sont cité le même exemple pour s'abrevier : La Curne de Sainte-Balaye, Roque-fort, Raynouard, Henschel dans le Gloss . français de Du Cange .

    z . n Si Bernard s'émeut tant à contempler Jésus dans l'humilité de sa vi eterrestre, si l'humanité du Sauveur prend chez lui tant de relief, c'est que dan sl'homme il voit un Dieu qui s'anéantit », — J . Cx. DIDIER, La dévotion d l'hu-manité du Christ dans la spiritualité de saint Bernard, dans La vie spirituelle ,XXIV (aoflt-septembre 1930), suppl . 1, [p . 13], note 1 . — Voir aussi, du mêm eauteur : L'imitation de l'humanité du Christ selon saint Bernard, Vie spir . ,oct .-déc . 1930, suppl . [pp. 79-94] et L'ascension mystique et l'union mystiquepar l'humanité du Christ selon saint Bernard, ibidem, oct .-déc . 1931 [pp . 140-1551 .

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    un être accidentel, par rapport à une substance créée, en tan tqu'elle est un don communiqué à l'homme

    De diligendo Dao, XII, 35 (cf. Epist ., XI) : Dicitur ergo recte charitaset Deus, et Dei donum . Itaque charitas dat charitatem, substantivaa c c i d en t al e m . Ubi dantem significat, nomen substantiae estubi donum, qualitatis (ibidem, suite du texte précédent) .

    Se basant sur ce texte, M . Gilson veut prêter à Bernard mi edoctrine de la grâce créée 1 . Cela paraît être évident et i lne peut en être autrement, si l'on prête à saint Bernard une notio nde l'accident conforme à la doctrine scolastique, celle de 1'(( ansin alio D, être dans un autre, existant en vertu du rapport d'inhé-rence qu'il a avec la substance d'un sujet . Alors la charité acci-dentelle, don de Dieu à la créature, serait une qualité du suje tcréé, tirant de lui son existence . Par ce fait elle ne pourrait êtreque créée : un effet de la présence divine dans l'âme . Nous nevoulons pas affirmer, contrairement à M. Gilson, que tel nefut le sens implicite de la pensée de Bernard . Pour pouvoi rsoutenir le contraire, il faudrait prouver que l'abbé de Clair -vaux eût admis en Dieu quelque chose qui, n'étant pas la subs-tance, ne serait pas non plus un accident ; autrement dit, ilfaudrait lui prêter une doctrine sur les attributs divins ana-logue à celle des théologiens orientaux de tradition diony-sienne 2 , ce qui nous paraît invraisemblable . Mais, d'autre part ,la question dogmatique sur la nature de la grâce ne fut nette -ment posée qu'au grand siècle de la scolastique, lorsque l asolution thomiste 8 vint exprimer sur ce point ce qui n'étai tjusqu'alors qu'une tendance plus ou moins générale de la penséethéologique de l'Occident . Que cette solution fut l'aboutisse -ment logique d'un développement antérieur, cela ne fait aucundoute . Il n'est pas moins évident que les affirmations de saintBernard, défendant la simplicité de Dieu contre les erreurs d eGilbert de la Porrée, ne laissent aucune place pour une grâce -

    r . La théologie mystique de saint Bernard, p . 142, note .2. Voir l'exposé d 'une doctrine de ce type dans Das östliche Christentum .

    Heft 8 (1939) : Mönch Wassilij, Die asketische und theologische Lehre des hl .Gregorius Palamas (r 329-1359 )

    3. De veritate, q . 27, a . 3, etc . Sur la charité-qualité, v . Summa theol . lia

    II8e , q. 23, a . 2 : Utrum caritas sit aliquid creatum in anima .

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    énergie incréée 1 . Et pourtant nous nous garderons bie nd'interpréter la pensée d'un théologien du XIIe siècle en pro-jetant dans le passé une idée 'plus récente, à moins que nous netrouvions chez le penseur que nous étudions des affirmation sexplicites à ce sujet . Or, étant donné qu'on ne peut être sûr ,que les termes «accident s, « accidentel » chez saint Bernard veulen texprimer quelque chose de plus précis qu'a étranger à la subs-tance », le passage cité plus haut, sur la charité-substance enDieu et la charité-qualité dans les hommes ayant reçu le do ndivin, ne tranche aucunement la question de la nature crééeou incréée de la grâce dans la doctrine de l'Abbé de Clairvaux 2 .

    Saint Bernard ne se prononce nulle part sur ce sujet . Cettequestion, sans doute, ne s'était pas posée pour lui, et la solutio ncommunément adoptée au cours du siècle suivant ne découl epas nécessairement de ce qu'il dit sur la «charité accidentelle » .On peut aussi bien concevoir que la charité dite accidentellepar rapport à l'âme veuille désigner ici l'habitation du Sain tEsprit, qui reste étranger à la substance créée . En effet, à l amême époque, Pierre Lombard ne fait pas de distinction entrele Saint Esprit, Don incréé, et la grâce habituelle reçue parle sujet s .

    Nous ne voulons pas identifier la doctrine de saint Bernardsur la grâce avec celle du Maître des Sentences . Sans aller s iloin, il nous semble pourtant possible d'appliquer à Bernar d

    x . De consideratione,1. V, cap, 7, P . L., t, 182, coll . 797-799 ; In Cant . Cantic .sermo LXXX, 6-8, — P. L„ t . 183, coll . 1169-1170 .

    2 . Avec quelques réserves, on peut dire la même chose d'un passage semblable ,chez Guillaume do Saint-Thierry, signalé par M. GIasoN, op . et loc . cit .

    , . Sententiarum liber I, dist . XVII (éd. de Quaracchi, 1916, f . I, pp . 106-117) ;dist . XVIII, cap . 4 ; Patet igitur, quia Spiritus sanctus poster dicitur Spiritus,scilicet quia nobis datas, et datas utique ad hoc, ut sancti essemus ; spiritusvero creatus ad hoc est datas ut essemus (Quaracchi, I, pp . 122-123) . — Notreesprit créé a le caractère substantiel, en tant qu'il est le principe de notre exis-tence ; quant à l'habitation du Saint Esprit en nous, elle ne nous procure pasl'existence, mais un mode d'exister qui est la sainteté ; le don incréé peut doncêtre dit accidentel par rapport à l ' être humain, tout en restant substantiel e nsoi, en tant que personne divine. Voir la critique ou, plutôt, l'interprétation decette doctrine de Pierre Lombard par S . Thomas, Suns . theol ., IIa IIBe , q . 23 ,a . z, et le refus pur et simple de l'accepter chez S . BONAVENTURE, Commentaire ssur les sentences, 1 . II, préface et dist. XLIV, OEuvres de S . Bon ., éd . Quaracchi ,(1885), pp . 2 et 10x6. V . aussi l'étude de J . SCHUPP, Die Gnadentehre des Petru sLombardus, dans les Freiburger theologische Studien, t. XXXV (1432) .

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    ce que M. Gilson dit de Guillaume de Saint-Thierry : « Ce quicaractérise la position de Guillaume sur ce point, est son insis-tance à souligner l'identité du Saint Esprit, donateur de lagrâce unifiante, et de la grâce, qui est le don du Saint Esprit .La distinction entre le Donateur et le don est impliquée danschacun de ses textes ; elle l'est dans l'antithèse même entredonans et donum, deux termes qui s'y opposent constamment 1 .Pourtant ce n'est pas cette distinction qui l'intéresse, mais, aucontraire, l'identité foncière entre le donateur et le don, quipersiste au sein de leur distinction même . On peut regrette rque Guillaume n'ait pas écrit là-dessus un traité de théologieet qu'il n'ait pas défini ex professa la grâce créée, la grâce incréée ,leurs différences et leurs rapports ; mais ce n'était pas là sonobjet. En vrai mystique, il va, dans la grâce, à ce qui unit plu-tôt qu'à ce qui divise, et c'est pourquoi, tout en distinguantle donans du donum, il met sans cesse l'accent sur le fait qu'il ssont idem » ' .

    Les autres passages où saint Bernard fait usage du terni ea c c ide nt el ajoutent assez peu à la notion surtout négativ ede quelque chose qui n'est pas la substance :

    In Cant . Canticorum, sermo LXXX, 3 : Est enim consubstantiali sDeo imago sua, et omne quod eidem suae imagini impertiri videtur ,ambobus est substantiale, non a c c i d e n t a le (P . L., t . 183, col . 1167 e) .

    Le Verbe étant l'image consubstantielle de Dieu, tout c equi lui peut être attribué revient à Dieu substantiellement, e tnon par mode d'accident . Le sens du accident ale ressort dutexte qui suit, où Bernard oppose le mode substantiel de pos-séder les attributs qui est propre au Verbe, « quasi sic ea utiqueha bet, ut sit quae ha bet » (col . i168 A), au mode selon lequel

    1. Dans le passage que nous avons mentionné plus haut, Guillaume de Saint-Thierry, sans affirmer explicitement la nature créée de la charité-qualité, l 'op-pose plus radicalement que saint Bernard à la charité substantielle, qui es tDieu : la charité-qualité ne peut être dite Dieu qu'emphatiquement. De naturaet dignitate amoris, V, 12 ; Quidquid de Deo potest dici, potest dici et de chari-tate ; sic tarnen ut, considerata secundum naturas doni et dantis, in dantenomen sit substantiale, in dato qualitatis ; sed per emphasim donum etia mcharitatis Deus dicatur, in eo quod super omnes virtutes virtus charitati sDeo cohaereat et assimiletur (P. L ., t. 184, coll . 387-388) .

    2. E . GILSON, op . cit., Appendice, pp . 228-229 .

  • §4

    l'âme possède les qualités qui lui reviennent en tant qu ' elleest créée à l'image du Verbe . Ces qualités sont la rectitude e tla grandeur (magnitudo) ou capacité de participer aux chose séternelles . Dans un sujet créé, ces deux qualités ne sont pa sidentiques entre elles ; elles sont distinctes aussi de la substancede l'âme . En outre, ces deux propriétés de l'image créée s etrouvent dans un rapport différent vis-à-vis de leur sujet .Tandis que la première (rectitudo) est une qualité qui peut êtreperdue sans que l'âme cesse pour cela d'être ce qu'elle est, l adeuxième (magnitudo) est une forme (forma) ou qualificationinséparable de la substance dans laquelle elle réside : l'âme neserait plus l'âme, si elle n'avait pas la « grandeur », ce « captusaeternitatis » qui lui est propre, qui la distingue . Pourtant cette«différence substantielle », tout en étant inséparable de l'êtrehumain, n'est pas moins distincte de la substance de l'âme ,comme elle est distincte aussi de toutes les autres formes innom-brables, telles que la «rationalité » (rationabilitas), «la facult éde rire» (risibilitas), et autres qualifications inséparables de l anature de l'homme . En effet, s'il n'y a pas d'âme humainesans les formes qui lui sont propres, ces dernières peuventnéanmoins être trouvées ailleurs, dans d'autres sujets . «Com-ment les formes ne seraient-elles distinctes de l'âme, puisqu'elle ssont dans un sujet, tandis que l'âme est le sujet et la substancemême ? » (coll . 1168-1169) . Saint Bernard se tourne ensuitecontre «les nouveaux dialecticiens ou, plutôt, les nouveauxhérétiques » qui, avec Gilbert de la Porrée, veulent supprime ren Dieu l'identité de la substance et des attributs, en distinguan tdans l'être divin d'une part les formes, telles que bonté,sagesse, justice, divinité, en vertu desquelles Dieu est dit bonsage, juste, Dieu, et d'autre part, la substance par laquelleil existe . Si ce qui s'oppose au mode substantiel d'exister enDieu tombe sous la rubrique de l'a c c i d e n t e 1, comme il aété dit plus haut (texte cité, col . 1167 c), les formes ou «diffé-rences substantielles », inséparables de la substance dans le sêtres créés, ne seraient pour saint Bernard que des accidents,au même titre que les autres qualités, celles qui auraient pu n epas exister dans le sujet .

    Cependant, un passage du De gratia et libero arbitrio (IX, 28)

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    témoigna que l 'abbé de Clairvaux a quelquefois employé leterme accidentel dans un sens plus limité, pour désigne rune propriété variable, une qualité qui peut croître ou diminuer ,faire complètement défaut ou être restituée au suje t

    Hinc est fortassis, quod solum liberum arbitrium sui omnino defec-tum seu diminutionem non patitur, quod in ipso potissimum aeterna eet incommutabilis divinitatis substantiva quaedam imago impressavideatur . Nana, etsi habuerit initium, nescit tarnen occasum, nec d ejustitia vel gloria tapit augmentum ; nec de peccato cive miseria detri-mentum, Quid aeternitati similius, quod non sit aeternitas ? Porro inalüs duabus libertatibus, quoniam non solum ex parte minui, sed et e xtoto amitti possunt, acci d en t al i s quaedam inagis similitudo sapientia eatque potentiae divinae imagini superducta cognoscitur . Denique e tamisimus illac per culpam, et per gratiam recuperavimus, et quotidi equidem alü plus, alii minus, aut in ipsis proficimus, aut ab ipsis deficimus(P . L., t . 182, col . 1o16 B) .

    Le libre arbitre, qui est l'image divine dans l'homme impri-mée dans sa substance même, donc inaliénable et invariable ,se trouve ici opposé à «deux autres libertés» (libeytas consili iet libertas complaciti), dans lesquelles consiste la ressemblancedivine, qui fut détruite dans l'âme par le péché originel . Ellesn'étaient donc qu'accidentelles par rapport à l'àme, contraire -ment au libre arbitre, «image substantielle a — substantivaquaedam imago .

    Les expressions accidens, accident al i s qui rendent enlatin le terme aristotélicien Tó ovµ4ePpcós . , se rencontrent chezQuintilien, Apulée, les rhéteurs Fortunatien et Victorin, MartienCapella 1 . Grâce à ce dernier et surtout gràce à Boèce, quitraduisit et commenta l'Isagoge de Porphyre et les livres dela logique d'Aristote, la notion de l'accident 2 , élaborée parla philosophie antique, fut transmise au moyen âge latin. Sisaint Bernard en fait usage, c'est qu'il a étudié son a trivium »à l'école des chanoines séculiers de Saint-Vorles . Mais, d'autrepart, si les mots accidens, a c c i d e n t a lis n'ont pas sou ssa plume la valeur toujours exacte de termes philosophiques ,c'est que le « docteur melliflue », adversaire résolu des grand s

    1. Voir Thesaurus linguae latinae, I, col . 299 .2. Topicorum Aristotelis 1 . I, 4 ; In Porphyrium dialogus I, praefatio ; et

    surtout, dans le dialogue II, le chapitre De accidenti .

  • dialecticiens de son siècle, n'avait aucun goût pour la philo-sophie . Gilbert de la Porrée le lui reprocha même d'une manièreassez mordante, lorsque, répondant à la proposition de Bernardd'examiner ensemble quelques textes de saint Hilaire qui pré-taient à une interprétation équivoque, il conseilla à l'abbé deClairvaux, s'il voulait comprendre les écrits de saint Hilaire ,de parachever préalablement son instruction en arts libéraux 1 .

    V. LossxY .

    1 . Historia ponti ficalis, I2, M. G . H., SS ., XX, 526.

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