les problèmes métaphysiques à l’Épreuve de la politique, 1943-1968

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Les problèmes métaphysiques à l’épreuve de la politique, 1943- 1968 >>Bonjour. Je suis Frédéric Worms. Bienvenue dans ce cours de philosophie française contemporaine qui portera sur les problèmes métaphysiques à l'épreuve de la politique. >> Bonjour. Je suis Marc Crépon. Dans ce cours, Frédéric vous parlera plutôt des problèmes métaphysiques et quant à moi, de l'épreuve de la politique. Dans ce cours, nous allons chacun à tour de rôle vous expliquer ce qu'il faut entendre par ces deux expressions. >> Notre cours commence en 1943, c'est à dire en plein cœur de la seconde guerre mondiale dans une date qui n'a rien d'anodin, de banal ou d'indifférent, mais de cette situation, de cette date qui est plus qu'un contexte, nous tirerons tout de suite non pas une seule mais deux remarques qui nous serviront chacune d'orientation. La première remarque c'est que bien entendu, on ne peut pas faire abstraction de cette situation historique et politique, bien particulière qui ne concerne pas seulement les philosophes comme tout le monde, comme chaque individu, comme chaque homme comme chaque citoyen mais qui concerne aussi les livres de philosophie, les pensées philosophiques qui sont écrites ou publiées dans ces mêmes années, dans ce même moment, en 1943, écrites d'ailleurs non seulement sur des tables ou dans des bureaux bien confortables, mais parfois dans l'exil, dans la clandestinité et même dans des prisons. Et pourtant, plus intensément que jamais peut-être encore d'une manière philosophique, dans ce même moment, dans cette année 1943. Ces livres et ces pensées sont donc tout autant que ces hommes placés à l'épreuve de la politique et Marc dans un instant va revenir sur ce qu'il faut entendre par là. Mais il y a bien

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Metaphysical Problems and Political Thought in French Philosopy, 1943-1968.

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Les problmes mtaphysiques lpreuve de la politique, 1943-1968 >>Bonjour. Je suis Frdric Worms. Bienvenue dans ce cours de philosophie franaise contemporaine qui portera sur les problmes mtaphysiques l'preuve de la politique. >> Bonjour. Je suis Marc Crpon. Dans ce cours, Frdric vous parlera plutt des problmes mtaphysiques et quant moi, de l'preuve de la politique. Dans ce cours, nous allons chacun tour de rle vous expliquer ce qu'il faut entendre par ces deux expressions.>> Notre cours commence en 1943, c'est dire en plein cur de la seconde guerre mondiale dans une date qui n'a rien d'anodin, de banal ou d'indiffrent, mais de cette situation, de cette date qui est plus qu'un contexte, nous tirerons tout de suite non pas une seule mais deux remarques qui nous serviront chacune d'orientation. La premire remarque c'est que bien entendu, on ne peut pas faire abstraction de cette situation historique et politique, bien particulire qui ne concerne pas seulement les philosophes comme tout le monde, comme chaque individu, comme chaque homme comme chaque citoyen mais qui concerne aussi les livres de philosophie, les penses philosophiques qui sont crites ou publies dans ces mmes annes, dans ce mme moment, en 1943, crites d'ailleurs non seulement sur des tables ou dans des bureaux bien confortables, mais parfois dans l'exil, dans la clandestinit et mme dans des prisons. Et pourtant, plus intensment que jamais peut-tre encore d'une manire philosophique, dans ce mme moment, dans cette anne 1943. Ces livres et ces penses sont donc tout autant que ces hommes placs l'preuve de la politique et Marc dans un instant va revenir sur ce qu'il faut entendre par l. Mais il y a bien une deuxime remarque, qui n'est pas moins frappante et pas moins importante et qui concerne les problmes philosophiques et mme mtaphysiques qui animent aussi ces uvres dans ce mme moment. Les textes de philosophie qui sont crits ou qui sont publis en France dans ce moment-l, qui suscitent en nous une impression de contraste et mme de dfi entre l'immensit des vnements, la guerre mondiale qui se droule, c'est l'anne de la bataille de Stalingrad d'un ct et de l'autre ct, la puissance apparemment drisoire de la philosophie, de la pense. Ces textes, ces livres posent justement aussi un problme philosophique simple et central. Ce problme c'est la nature de la relation directe, plus directe que jamais entre l'homme d'un ct, la conscience, l'exprience dans sa nudit et de l'autre ct ce qui lui fait face, le fait d'tre situ dans l'histoire mais aussi dans la vie et dans l'existence d'une manire aussi directe et non pas choisie ni matrise par elle a priori. Cette situation face l'histoire mais aussi face l'existence pose bien un problme mtaphysique puisqu'elle touche aux dimensions ultimes de notre vie. Mais d'un autre ct elle pose aussi un problme la mtaphysique, elle semble mettre en question l'ide de la philosophie, de la mtaphysique pardon comme savoir absolu, comme recherche d'un sens qui est au-del de notre exprience et qui lui fournit un sol, une assise sur laquelle elle peut se reposer. Cette nudit de l'exprience face l'histoire et la vie n'est-elle pas alors le signe d'un abandon de la philosophie ? Est-ce cet abandon qui retentit pas exemple dans le thme de l'absurde qu'Albert Camus fait entendre en France en 1942, un an avant le dbut de notre cours, dans son essai clbre Le mythe de Sisyphe, aussi bien que dans le roman qu'il publie la mme anne, Ltranger. Ou bien, est-ce tout le contraire et est-ce une relance de la mtaphysique ? Dans le thme de l'absurde comme dans cette situation de l'existence face l'histoire et la vie, est-ce qu'on ne doit pas trouver encore non pas l'abandon de la mtaphysique mais un nouveau problme mtaphysique dans cette relation entre l'homme et le monde, entre la conscience et l'histoire, entre la conscience et l'tre qui ne serait donc pas alors simplement un fait, un donn incomprhensible, mais un principe. La source de normes, la source de la vrit dans la connaissance, mais aussi de la justice dans l'action, et cela d'une manire difficile, sans aucun fondement transcendent et disponible facilement, sans aucun fondement transcendent c'est--dire suprieur ou extrieur notre exprience. Tel est nos yeux dans ce problme de l'existence, dans cette relation entre la conscience et la vie et l'histoire, le problme nouveau, le problme central qui caractrise des uvres pourtant trs diffrentes entre elles, mais qui affrontent cette exprience qui sont en elles non seulement historiquement et politiquement, mais bien philosophiquement et mtaphysiquement. Ds lors on le voit. Ce sont deux taches qui s'imposent nous. La premire, et Marc va y insister dans un instant, c'est bien de mettre ces uvres et ces penses l'preuve de la politique, ce qui ne veut pas dire les soumettre au jugement de l'histoire, mais d'un autre ct, et c'est ceux quoi nous allons nous attacher aussi. Il faudra mettre la politique et l'histoire elles-mmes l'preuve de ces penses, l'preuve de la philosophie et de la mtaphysique si par l on entend non pas un savoir absolu ou un systme mais bien la question des principes, la question sur les principes qui demeurent poser la question de la justice, la question de la libert, la question de la vrit, alors mme que l'on s'impose de partir de l'exprience, de l'exprience d'une conscience humaine faite de la guerre et de la situation, mais aussi de ses choix, de la libert et du sens de l'existence. Sur cette base, il y encore deux remarques faire avant d'entrer dans le vif du sujet et que Marc nous, nous revienne sur l'preuve de la politique. La premire remarque sur ces problmes et ces uvres mtaphysiques porte sur leur diversit, la diversit de ces uvres qui affronte ce problme commun mais qui chacune aussi pose leur problme singulier. Nous commencerons ce cours avec le livre que Jean Paul Sartre publie en 1943 et qui fait date aussitt L'tre et le nant. Mais nous rencontrerons d'autres ouvrages et par exemple, pour n'en prendre qu'un seul, L'enracinement, le livre que Simone Weil crit la demande du gouvernement de la France libre Londres et qu'elle n'a pas le temps de le publier puisqu'elle meurt elle-mme dans cette anne, 1943 et que c'est Albert Camus qui en fera le premier titre de sa collection Espoir chez Gallimard en 1952. Quoi de commun entre ces livres et ces penses ? Quoi de commun entre la philosophie de l'existence de Jean Paul Sartre et la philosophie de la ncessit de Simone Weil ? Quoi de commun entre la libert que l'un dfend et le malheur et l'amour de Dieu laquelle l'autre accde ? Et sans mme parler des autres uvres que nous allons rencontrer. En ralit, ce qui fait la force de ce moment, c'est non seulement le problme commun, mais aussi la singularit de chacune de ces penses qui assure sa porte vritablement philosophique dans la mesure o elle rayonne dans tout le domaine de notre exprience et o chacun de ces grands livres part d'un principe mais rejoint toute notre vie. Et au-del de ce problme commun et de ces problmes singuliers, pour chacun de ces livres, nous retrouverons aussi les engagements concrets, le rapport l'histoire mais penss cette fois aussi depuis la philosophie. Ce sont ces trois thmes que nous retrouvons chaque fois et telle est la premire remarque que je voulais faire avant d'entrer dans le vif du sujet. La dernire remarque introductive portera donc bien sur la continuit de ce cours depuis 1943 dont nous partons donc jusqu' 1968, qui est le terme que nous allons vous proposer. Est-ce qu'il y a ici la mme situation, le concept de situation que, qui est d'ailleurs un concept invent par Jean Paul Sartre dans L'tre et le nant en 1943, vaudra-t-il encore en 1968 qui voque de toutes autres images notre pense ? cette question je rpondrai oui et non. Oui d'une certaine, dans une certaine mesure puisqu'il y a toujours une situation et toujours un lien entre les problmes philosophiques et l'exprience historique. Mais il faudra aussi dire non, car ce n'est pas la mme situation ni le mme problme et il ne faut pas confondre les situations et les problmes de moments diffrents. En 1968, loin de se centrer sur la relation existentielle entre l'homme et le monde ou entre la conscience et l'existence, il s'agira beaucoup plus de la confrontation, d'une pense critique avec l'histoire et de la mise en place d'une diffrence radicale qui excde toute dialectique, toute relation aussi entre la conscience et le monde. Penses critiques et penses de la diffrence, qui sont en relation troite avec ce qu'on a appel les vnements, et par exemple les vnements de mai en 1968 Paris. Ce sera un autre moment non seulement historique mais philosophique et pourtant ce sera encore un moment, et nous y retrouverons donc, non seulement l'preuve de la politique mais bien des problmes mtaphysiques, des problmes philosophiques et une certaine manire de pousser l'un et l'autre l'extrme, leurs limites, limites de la philosophie avec ses problmes ultimes et limites aussi de l'preuve de la politique devant laquelle il ne faut pas se drober. Ce double passage la limite ne caractrise pas seulement la philosophie que l'on dit trop vite franaise mme si elle la constitue concrtement, mais la philosophie contemporaine en gnral. Il faut donc en venir maintenant ce que signifie pour elle, l'preuve de la politique. M >> L'preuve de la politique. Comment l'entendre ? De ses premiers emplois attests dans la littrature du Moyen Age, le terme d'preuve est synonyme de souffrance de malheur, d'adversit. Dans le droit fodal, l'preuve judiciaire signifiait une souffrance sinon une torture laquelle on soumettait les accuss en faisant appel l'intervention de Dieu pour dsigner le coupable, seul pouvait tre dclar innocent, celui qui survivrait cet preuve. Mais trs vite aussi, le terme d'preuve dsigne galement ce qui permet de juger la valeur d'un individu ou d'une ide. Et c'est de l que procde toute une srie de locutions comme celles que nous avons retenues dans l'intitul de ce cours, mettre l'preuve tre l'preuve. Toutes ces locutions ont en commun de faire signe vers une double signification. la fois celle d'une valuation, et celle d'une rsistance. tre mis l'preuve, c'est se plier au rituel d'un jugement et au verdict qui l'accompagne avec l'ide que ce jugement et ce verdict sont fonctions d'une rsistance, comme on dit d'un matriau qu'il rsiste au froid, la chaleur, aux secousses qui le font trembler. L'preuve de la politique, alors quelle est-elle? De la politique, nous pouvons dire sans trop nous avancer qu'elle concerne des dcisions qui engagent collectivement la libert, la scurit, les conditions d'existence d'une pluralit d'hommes et de femmes qui constituent une communaut de fait et de droit par le simple fait qu'ils partagent communment l'effet de ces dcisions. Cet effet direct, individuel et collectif, marque une diffrence avec la philosophie et il nous donne une premire faon d'entendre l'preuve laquelle la politique la contraint. Cette preuve, il se pourrait bien, en effet, que ce soit tout simplement son impuissance et que ce soit l ce qui fait son malheur. Si la politique est ce que nous venons d'en dire de faon trs minimale et prliminaire, il faut reconnaitre qu'ordinairement, le philosophe a peu de part, sinon aucune, ces dcisions. Il ne les inflchit ou ne les oriente, la diffrence d'autres domaines du savoir, comme le droit ou l'conomie, que de faon exceptionnelle ou sinon de faon tellement souterraine et travers tant de mdiations qu'il lui faut douter lgitimement de sa capacit modifier le cours des vnements. Ainsi se dessine la possibilit d'un abme entre d'une part ce que pense et fait la philosophie, et d'autre part les dcisions qui conditionnent de la faon la plus concrte l'ordre de l'existence. Cet abme, ce gouffre, c'est dj en soi une preuve. Vous pouvez crire des pages et des pages, des traits entiers sur la libert, la justice, la paix, l'hospitalit et constater leur absence totale des faits sur l'ordre du monde. Parce que les dcisions rpondent une autre logique, parce qu'elles engagent des intrts et des forces qui donnent lieu d'autres calculs. La politique, autrement dit, constitue une preuve pour la philosophie du simple fait qu'elle la fait douter d'elle-mme. Cette dvalorisation, ce retournement de la pense contre elle-mme, qui la fait douter de la vrit et du langage, du sens mme qu'il y aurait dire quelque chose de quelque chose, par exemple de la libert, de la justice, de la vie ou du monde, nous en connaissons le nom, rien de plus et rien de moins que le nihilisme. Le nihilisme. La tentation du nihilisme. La tentation de se dire que face aux multiples formes d'inscurit qui fragilisent l'existence, aux injustices et aux misres qui divisent le monde, aux violences qui ne s'arrtent jamais et qui dessinent le cours de l'histoire, la pense ne sert rien, qu'elle ne changera jamais rien rien, parce que c'est l'affaire de la politique et de toutes les forces qu'elle mobilise. Voil peut-tre ce qu'il y a de plus radical, de plus prilleux pour la philosophie dans l'preuve que nous cherchons cerner. Toute la question alors est de savoir comment et jusqu' quel point la mtaphysique permet de l'affronter. Ici, il convient de faire quelques distinctions, car il existe trois faons bien diffrentes pour la pense de se mettre l'preuve de la politique. Ce n'est pas la mme chose en effet que premirement, penser la politique en gnral, ou encore se donner une thorie politique. Par exemple, une thorie de l'tat ou de la constitution. Deuximement, s'engager en politique en s'opposant, de la faon la plus active qui soit, une politique dtermine, critiquer, contester telle forme de domination ou d'oppression, tel systme de gouvernement, tel ensemble de lois. Troisimement, dduire d'une philosophie dtermine. Par exemple, un systme mtaphysique ou une anthologie, une politique particulire. Mais pour autant que leur distinction reste ncessaire, ces trois faons d'affronter l'preuve du politique ne sont pas toujours rigoureusement dissociables. Pas plus que la thorie et la pratique ne dsignent des activits rigoureusement indpendantes l'une de l'autre. C'est mme tout l'enjeu de ce cours que de montrer comment les engagements politiques des philosophes franais, ceux de Sartre, Merleau-Ponty, Simone Weil, Deleuze ou Foucault entre autres, trouvent leur source ou leur justification dans leur philosophie fondamentale, sinon comme Frdric l'expliquera dans les semaines qui viennent dans leur mtaphysique. Toute la question alors est celle de leur articulation : comment passe-t-on de la mtaphysique la politique et que veut dire ici passer? Il reste que l'preuve de la politique comporte une dernire dimension sur laquelle il convient de mettre l'accent, savoir, l'exprience de la violence. La politique ne serait pas pour les philosophes l'preuve qu'elle est, elle ne solliciterait pas leur engagement, elle n'en appellerait pas leur responsabilit, au risque de l'erreur ou de la faute si elle n'tait lie l'exprience de formes de violences trs dtermines qui appellent, chaque fois, une analyse prcise. Violences de la guerre, comme nous le verrons bientt en lisant quelques textes de Simone Weil, du systme colonial, que nous dcouvrirons ds la semaine prochaine en tudiant de prs un essai dcisif de Sartre, des rgimes totalitaires, du capitalisme et du confort bourgeois des dmocraties occidentales, du rgime carcral des socits punitives, du racisme, dont nous parlerons en lisant tels essais de Claude Lvi-Strauss, et de l'antismitisme, du droit des trangers. Elle devrait, chaque fois, nous servir de fil conducteur dans les textes politiques que nous allons lire. Et si la violence occupe une place centrale dans l'preuve de la politique, ce n'est pas seulement parce que tel et tel philosophe parmi ceux et celles que nous allons tudier se sont attachs en dmonter les mcanismes et la dnoncer, c'est aussi parce qu'au nom de cette lutte lgitime, la question se sera pose, pour eux, de la possibilit, ou de l'impossibilit, de justifier en retour telles formes de violence que cette lutte appelait, commencer par la violence rvolutionnaire. D'o la question : l'preuve de la politique revient-elle choisir entre les formes de violence, celles qui sont lgitimes au regard de l'histoire, de la rvolution ou de tout autre absolu et celles qu'il est ncessaire de combattre? Ou revient-elle tenir le cap du refus principiel de toute justification de la violence? Voil la question laquelle nous n'avons pas fini de retourner.

>> Semaine 2, partie 1 Bienvenue dans notre cours de philosophie franaise contemporaine. Vous vous souvenez que ce cours qui porte sur les problmes mtaphysiques l'preuve de la politique commence en 1943. Il s'imposait donc de l'entamer avec le plus clbre sans doute des livres de philosophie qui sont publis en France cette anne-l et qui n'est autre que L'tre et le nant de Jean Paul Sartre. Mais le but de notre tude de ce livre, justement par rapport la politique peut tre compris d'une faon simple. Il consistera montrer que la relation de cette philosophie la politique n'est pas celle que l'on croit. On mconnat souvent en effet l'importance proprement philosophique de la pense de Jean Paul Sartre et de L'tre et le nant en particulier qui est pourtant fondamental. Et l'une des raisons principales de cette mconnaissance est justement qu'on lit ce livre et qu'on le rduit parfois travers l'engagement politique de cet auteur alors qu'il est clair pourtant que l'importance de l'engagement de Jean Paul Sartre ne tient pas seulement son contenu, au contenu de ses choix politiques mais la porte qu'il attribue ses choix, la porte que sa philosophie donne ses choix, au fait que le choix ou l'engagement a pour Sartre toujours une porte mtaphysique, c'est dire engage justement toutes les coordonnes de notre vie, de notre tre ou de notre existence. On peut reprocher Sartre de s'tre engag ou pas, bien ou mal, mais on ne peut pas lui reprocher d'avoir mconnu la notion d'engagement parce qu'il lui a donn toute sa porte et toute sa responsabilit non seulement morale, politique, mais bien mtaphysique. Et il faut pour le comprendre passer par la mtaphysique singulire, radicale de L'tre et le nant. Ce sera de plus dpasser les deux autres sources de la mconnaissance ou de la minimisation de la philosophie de Sartre dans ce livre. On la minimise en effet non seulement par rapport sa politique mais aussi par rapport son uvre littraire. Or l aussi, bien loin d'tre la philosophie d'un crivain, ce livre de philosophie donne toute sa justification radicale l'acte mme de l'crivain au sens de la littrature, partir sur une thse ultime sur notre existence. Il y a une dernire raison de minimiser, de rduire l'importance de ce livre de philosophie et c'est bien sr par rapport aux autres grands livres de son temps, en particulier de la phnomnologie dont Sartre se rclame et dans celle-ci, du livre de Heidegger, tre et Temps, que Sartre est en effet all tudier en Allemagne et dont on croit parfois que L'tre et le nant n'est qu'une reprise ou un commentaire parfois agrment pour certains de certaines erreurs ou contre sens. Or le rapport de L'tre et le nant tre et Temps n'est pas celui d'un commentaire ou d'une reprise seulement mais bien d'une diffrence et mme d'une opposition et parfois d'une objection que Sartre adresse la pense de Heidegger. Ainsi la singularit de luvre de Sartre est aussi de se distinguer et parfois de s'opposer ses contemporains non seulement Heidegger, mais aussi en France, comme nous le verrons ensuite, aux penses de Merleau-Ponty, de Camus ou de Levinas. Ces relations entre penses singulires, bien loin de diminuer l'importance de chacune, les renforcent et il en est ainsi de celle de Jean Paul Sartre qui est une vritable boussole singulire par sa radicalit, pour d'orienter dans ce moment philosophique si particulier qu'elle contribue constituer celui de la seconde guerre mondiale. Il faut donc l'tudier pour elle mme et lire ce livre en particulier en tant que tel. Je procderai donc pour le faire en trois temps trs brefs. Je tenterai d'abord d'exposer l'intuition singulire, l'intuition fondamentale de Jean Paul Sartre qui est au principe de tout le livre. Il faudra ensuite comprendre justement le mouvement d'ensemble de ce livre que cette intuition implique et que ce mouvement vrifie en retour, sa lecture intgrale tant donc indispensable. Ce qu'ont bien compris ses premiers lecteurs, ces jeunes lecteurs de 1943 malgr le poids de l'objet qu'ils trouvaient en libraire pendant la guerre. On pourra enfin dans un dernier temps revenir notre point de dpart c'est--dire aux relations de ce livre avec ses contemporains, avec la littrature et aussi avec la politique, dont Marc repartira bien entendu dans les prochaines sances de ce cours. Quelle est donc pour commencer l'intuition fondamentale de Jean-Paul Sartre qui est expose dans l'introduction de L'tre et le nant, introduction qui surprendra le lecteur des autres textes de Sartre, de son thtre ou de son roman par exemple, par sa difficult presque son aridit thorique apparente mais qui peut tre rsume d'une manire trs simple et concrte. Pour le rsumer on pourrait faire de la manire suivante. On doit dire que pour Jean-Paul Sartre, toute description, toute donation et mme toute exprience d'un phnomne quel qu'il soit qui se donne nous, un arbre, un corps, une souffrance, tout phnomne donc et ce terme est important puisque Sartre se rclame de la phnomnologie, tout phnomne, bien loin d'tre simple en lui mme se rapporte deux ou trois dimensions gnrales de l'tre ou plus exactement, deux dimensions gnrales de l'tre et un problme, le problme entre, de la relation entre ces deux dimensions gnrales. Quelles sont donc ces deux dimensions? Un phnomne quel qu'il soit, la perception d'un arbre, d'un corps, mais aussi d'une souffrance, d'une action, d'une maison, d'une usine, d'un vnement historique, la perception d'un phnomne quel qu'il soit suppose d'abord quelqu'un qui le peroit, une conscience qui le peroit ou qui le vise comme dit la phnomnologie mais qui en outre selon Sartre est seule capable pouvoir faire de ce phnomne une unit lui donner un sens. Derrire chaque phnomne, selon Sartre, il n'y a rien, il n'y a pas une chose, il n'y a pas une essence cache, il y a bien pourtant une unit mais elle ne vient pas de l'essence d'une chose, elle vient de l'acte d'un sujet, elle ne vient pas d'un objet mais d'un sujet. Elle suppose une conscience qui est dj une existence qui n'aura pas d'essence derrire. Telle est la premire dimension que suppose la donation de chaque phnomne, de n'importe quel phnomne. Mais il y en a une autre, c'est que derrire chaque, s'il n'y a rien derrire les phnomnes, il y a bien un lien entre tous les phnomnes. Chaque phnomne renvoie la totalit des phnomnes, cette dimension que Sartre appelle l'tre et qui est ce que partage transversalement tous les phnomnes qui sont poss globalement pour ainsi dire face la conscience et qui existent indpendamment d'elle en soi, dit Sartre, par opposition cette conscience qui elle n'existe jamais comme une chose, qui n'existe que subjectivement, qui est donne pour elle-mme mais jamais en elle-mme comme une chose. Telle est l'opposition du pour soi et de l'en soi dans le cur mme de cette introduction de L'tre et le nant. Bref, chaque phnomne nous renvoie ces deux dimensions de l'tre, non seulement diffrentes, mais opposes et que le but mais aussi le problme de Sartre sera maintenant de relier, des relations qui ne sont pas seulement abstraites qui ne relvent pas seulement de la thorie de la connaissance, mais qui sont le mouvement mme de notre vie. Telle est donc encore une fois la thse extrmement forte et singulire laquelle Sartre parvient la fin de cette introduction. Je la rappelle. Rien n'est donn, que des phnomnes mais chaque phnomne renvoie ces deux dimensions de l'tre l'en soi et le pour soi, le monde et la conscience et il faut comprendre leur relation. Ainsi s'explique aussi le sous-titre du livre, apparemment si abstrait et difficile mais qui renvoie notre vie la plus concrte. L'tre et le nant est sous-titr Essai d'ontologie phnomnologique. Il ne faut pas cder sur les phnomnes mais il faut bien comprendre les types d'tre qu'ils impliquent, d'o l'ide d'ontologie, discours sur l'tre, science de l'tre. Car une erreur sur ce sujet compromettrait tout le reste. Mais cette tude ne relve pas seulement d'une thorie gnrale, d'un trait mais aussi d'un essai qui implique en lui-mme quelqu'un qui l'crit, un sujet, un projet, une existence. Sur la base de ce qui prcde, on peut comprendre maintenant le mouvement d'ensemble de L'tre et le nant, ce grand livre qui comprend en ralit quatre grandes parties. Je le rsumerai de la manire trs simple qui suit. Il me semble que dans les trois premires parties de L'tre et le nant, ce que fait Sartre, c'est creuser l'cart. Creuser l'cart entre les deux dimensions de l'tre que nous venons d'noncer, approfondir leurs diffrences, leurs spcificits, et aussi leurs irrductibilits l'une l'autre, en particulier l'irrductibilit de l'existence, de la subjectivit, de la conscience ce qui est oppos elle. Et dans la quatrime partie, la dernire en revanche, il faudra rtablir les relations, on pourra dire aussi rtablir le contact entre l'existence et l'tre qu'on aura d'abord si profondment spar et mme oppos. C'est bien l que se jouera le retour au monde mais pas seulement au monde, au sens et l'action, car l'unit entre ces deux tres devenant impossible ce qui est toujours relanc, c'est un dpassement constant o prendront place la vie de chaque homme mais aussi l'criture, la morale et la politique. Je ne pourrai dire ici bien entendu qu'un mot rapide de chacune de ces tapes et d'abord des trois premires parties du livres que je rsumerai rapidement chacune. La premire partie est la plus importante. Intitule Le problme du nant, elle est dcisive. Elle nous permet de comprendre la thse fondamentale et mme le titre du livre, le voici, le nant dans sa radicalit, car la thse de Sartre va tout de suite au plus loin. Cet tre que nous sommes, qui se rapporte chaque phnomne et tous les phnomnes, tous les tres qui sont relis en tant que faisant partie de l'tre, il se distingue d'eux et donc il n'en fait pas partie, il n'est lui mme pas un tre, au sens strict, il n'est rien, il est donc un nant. Mais cette thse qui peut paratre abstraite et paradoxale, je ne suis rien puisque je me rapporte tout, cette thse Sartre l'atteint partir de conduites humaines concrtes, de conduites trs concrtes, une conduite qui lemmne vers la thse du nant, mais aussi, et l est son originalit par rapport ses contemporains, la thse du nant reconduit une autre conduite qui la vrifie concrtement dans notre existence. Quelle est donc la conduite, fondamentale, que Sartre reprend ses prdcesseurs, Heidegger mais aussi Kierkegaard avant lui, et qui nous conduit supposer, poser le nant? Cette conduite, cest ce quil appelle linterrogation, mais aussi langoisse. Langoisse, qui nest pas selon Sartre, la peur de quelque chose, mais justement, la peur indtermine. Une angoisse qui nous rvle la possibilit du nant, qui nous conduit la question de langoisse pourquoi y a-t-il quelque chose plutt que rien? Pourquoi ny aurait-il pas rien la place de quelque chose? Mais qui nous rvle non seulement la possibilit du nant dans les choses, mais aussi la ralit du nant en nous. La capacit que nous avons dpasser toute chose dans un vertige qui nest donc pas seulement celui de ltre, mais celui de la conscience, et dj, de la libert, le vertige aussi de la libert. Mais de ce nant, quon atteint ainsi par cette conduite, loriginalit de Sartre est de revenir une autre conduite humaine, une conduite concrte, car il ne sagit pas seulement du nant en gnral, le nant se traduit toujours, non pas par un fait gnral, mais par une distance ou une diffrence concrte par rapport un tre prcis, celui que je perois, celui mme que je suis ou que je suis cens tre et quen ralit je ne suis jamais entirement, ce corps, cette situation sociale par exemple. Ici arrive ce que Sartre appelle de manire fondamentale la Mauvaise foi qui nous spare toujours de ce que nous sommes, sauf quand nous croyons ltre, et alors nous sommes de mauvaise foi, nous trichons, nous nous dfaussons. Cest le fameux exemple du garon de caf qui en ralit nest jamais seulement garon de caf, qui joue tre garon de caf, qui chappe ce rle, mais qui quand il se rduit ce rle, comme quand quelquun se rduit son identit, quelle quelle soit, est de mauvaise foi. Il y a donc une radicalit de la diffrence. Je suis cet tre qui nest pas ce quil est. Mtaphysiquement je suis nant. Mais a se traduit toujours de manire concrte, par une diffrence, une distance par rapport ce quoi je suis reli pourtant, et quoi je me crois parfois attach ou identifi, ce monde, cette vie, ce corps, ce que Sartre appellera bientt la Situation. Cest dans cette diffrence concrte que doit se traduire la diffrence ontologique ou mtaphysique centrale. Les deux parties suivantes intitules les Structures immdiates du pour soi dun ct et le pour autrui de lautre vont encore creuser lcart, creuser la nature spcifique de ce nant que nous sommes. Dans la deuxime, en suivant Heidegger, ce qui apparat comme irrductible une chose, dans notre tre profond, dans notre subjectivit, dans le pour soi, cest la temporalit. La temporalit et notamment le projet vers lavenir, projet par lequel Sartre va dfinir la subjectivit et qui fait que nous ne sommes jamais une chose. Mais l aussi, contrairement Heidegger quil reprend pourtant sur ce point, Sartre lie tout de suite le projet, la temporalit, une transcendance concrte du monde o elle va sinscrire, transcendance, le dehors, le monde concret, la chose, la qualit, la quantit, tout ce qui apparat dj ici et qui se retrouvera sous le signe du projet global dune vie, la fin du livre. Dans la troisime partie, La partie pour autrui, la conscience joue un, court un risque en quelque sorte dans son existence mme. En effet je maperois que je ne suis pas seulement une conscience, mais que je suis aussi un objet pour les autres consciences. Et l, ma libert court le risque de devenir ce quelle nest pourtant pas, c'est--dire, une chose. La grande thse de Sartre, dans des pages admirables, consiste justement montrer lirrductibilit de la conscience, au regard mme dautrui qui pourtant la peroit comme une chose. Irrductibilit qui est donc une libert, mais cette fois aussi, chappant au pouvoir, la manipulation par autrui. Et pourtant, je suis aussi ce corps que les autres regardent, je suis aussi avec autrui dans une communaut de subjectivit, sur laquelle se termine cette troisime partie du livre. Mais mme ce nous sur lequel se termine le livre, et nous voyons apparatre la politique et lhistoire, ce nous est lui-mme divis aux yeux de Sartre, il est divis en un nous objet, pos par un autre comme une chose, par exemple dans une identit de classe ou de race ; et un nous sujet, qui chappe lui aussi cette dtermination, non seulement par une affirmation, mais par un conflit qui bien plus que toute unit statique est pour Sartre la vrit mtaphysique de notre existence. Nous voici donc, dj dans lhistoire. Mais, vous le voyez, dans celle-ci, lhistoire collective, dans ce livre-ci, lhistoire collective, est un moment de laventure mtaphysique individuelle, de la relation de la conscience et du monde, du nant et de ltre. Et la troisime partie appelle la quatrime et dernire o tout va se jouer. C'est en effet dans la quatrime partie du livre, tre, avoir et faire, cest dire un tre qui se traduit par un avoir, un rapport au monde, et par un faire, par une action, que va se nouer la relation entre les deux tres quon a ainsi spars. Cette relation qui ne sera pas une unit, pardon, mais dabord un projet, cette catgorie fondamentale par laquelle je donne sens au monde tout entier et qui se traduit par une perception singulire de lui, une qualit du monde, diffrente pour chacun qui relve de ce que Sartre appelle une psychanalyse existentielle, mais aussi une action, c'est--dire une transformation du monde concret. Et donner sens au monde, cest toujours chercher le transformer, transformer ce que Sartre alors analyse de manire fondamentale, comme une situation, une situation ce nest pas le monde, mais cest le monde maintenant, pour ma libert. Lexemple de plus en plus rcurrent de la guerre et de ses situations les plus concrtes, par exemple les pancartes raciales dans Paris occup, ces exemples mettant chaque libert face sa responsabilit de sens et daction, achve, allusivement mais fortement, de montrer la porte concrte et pratique de ce livre mtaphysique. Ce livre nous reconduit, par une aventure intellectuelle vers laventure historique la plus concrte. Nous voici au seuil, non seulement de la morale et de la mtaphysique, que Sartre va voquer, invoquer, dans la brve conclusion du livre. La mtaphysique dit-il est une aventure individuelle, et la morale sera son prochain livre. Nous voici donc au seuil non seulement de la morale et de la mtaphysique, mais bien de lhistoire et de la politique. Nous voici donc reconduits notre commencement, nous pouvons comprendre maintenant, de manire plus prcise, les relations de Sartre avec ses contemporains. Nous voquerons dans notre prochaine sance les objections, les diffrences que lui adresseront aussi bien Merleau-Ponty que Camus parmi dautres. Mais, on peut rappeler ds maintenant, la relation avec Heidegger. Pour Sartre, lenjeu est bien de comprendre le sens de ce qui nous apparat dans chaque phnomne, quel est cet tre avec lequel nous sommes en relation? Quel est cet tre qui est en relation avec lui? Mais il ne sagit pas dune diffrence verticale, quelque chose au del du monde, la diffrence ontologique ultime, cest celle de lhomme et des choses. Elle se traduit par laction plus que par la pense, par la libert et par la responsabilit, chaque moment de lhistoire. La deuxime chose que nous pouvons comprendre, cest le sens que prend la littrature, lacte dcrire, dans une telle philosophie. Ce nest pas un projet comme les autres. Car tout projet est li la donation dun sens pour chacun d'entre nous et pour tous les hommes. tre libre, cest donner un sens sa propre existence, et aussi au monde commun, pour tous les hommes. La littrature donc, remplit donc en quelque sorte, a fortiori, le projet de toute conscience humaine, la fois subjective et totalisante de soi, et situe et totalisant le monde pour les autres hommes. Les deux sries dtudes que Sartre lancera aprs la guerre, la psychanalyse existentielle de certains crivains, Genet, Sartre, Genet Sartre lui-mme, bien sr, pardon, Baudelaire et Flaubert. Sartre puisquil crira son autobiographie de cette faon-l. La psychanalyse existentielle dun ct, mais aussi lengagement politique de lautre, de la littrature, quest-ce que la littrature en 1947? Ces deux versants montreront bien le rle particulier de la littrature, des crivains, des intellectuels. Et nous voici reconduits enfin la politique. La politique qui nest pas seulement une action parmi dautres, mais qui va devenir peu peu pour Sartre laction fondamentale. Ce qui va apparatre peu peu Sartre, cest en effet que la dimension ultime laquelle notre conscience, notre libert fait face, ce nest pas tant le monde en gnral, le monde des choses, mais lhistoire et la politique humaine, le monde des consciences et des subjectivits. Ce nest plus face au monde, mais face lhistoire que notre conscience se situe, et la totalisation quelle vise nest plus seulement un projet individuel mais collectif, non seulement ma libert mais celle de tous, ce que Sartre va bientt dsigner sous le nom de Rvolution. Mais, mme alors, comme dans le rapport au monde, ce rapport lhistoire passera toujours par la conscience et la libert individuelles. Ce savoir de lhistoire passera toujours par le non savoir de lexistence, par lengagement concret des hommes, par ce qui en eux chappe toujours lobjectivation, ou la rification. Et pour reprendre lune des phrases les plus clbres de Ltre et le nant, quel que soit le moment de la pense de Sartre que nous tudions, quel que soit le moment de lhistoire o nous nous situons, quel que soit le moment de notre vie, nous sommes condamns tre libres.Semaine 2, partie 2 Sartre et la dcolonisationFrdric vous a prsent, la dernire fois, le problme fondamental et les grandes articulations de ltre et le Nant, le grand livre de Jean-Paul Sartre. Nous allons nous intresser cette semaine aux violences du systme colonial, et la place que prennent leurs analyses et leurs dnonciations dans l'preuve sartrienne de la politique. L'une des faons qu'a l'exprience de la violence de se retrouver, en gnral, au cur de l'preuve que constitue la politique pour le philosophe, c'est le risque dans lequel celui-ci se trouve toujours de la minimiser, d'oublier de la dnoncer, et par l mme, d'en devenir le dupe. Cet oubli, cette minimisation, cette faon de ne pas voir, Sartre les dsigne sous le nom de mystification. Et jamais celle-ci n'a t aussi forte qu'applique au systme colonial. Confronte aux manifestations les plus aveuglantes de ses violences, elle tente, cette mystification, de s'en sortir, par exemple, en distinguant les bons des mauvais colons, ou encore en trouvant la rbellion des causes sociales, conomiques et psychologiques qui visent carter la dimension politique du problme. D'o le fil conducteur qui relie les uns aux autres les textes de Sartre, qui entre 1957 et 1961, s'engage dans la lutte pour la dcolonisation, l'intransigeance sans concession d'une dmystification. De quoi s'agit-il? D'abord de traquer les discours et les images qui entretiennent les mythes des bienfaits de la colonisation. En reconduisant ces prtendus bnfices, la civilisation, l'alphabtisation, la modernisation, la vrit du systme qui les met son compte, et donc de faire apparatre ce systme comme tel, avec son histoire, et sa cohrence propre, en traversant pour ce qu'elle est, toute la violence qui est la sienne, son passif et son prsent. C'est dans le volume cinq des Situations que vous trouverez l'essentiel des textes. La plupart sont suscits par un contexte bien prcis, la guerre d'Algrie. Traversant, donc, la violence du systme, Sartre en retient deux phnomnes essentiels : le racisme, d'une part qui lui est consubstantiel, la torture, d'autre part, dont la pratique pendant la guerre d'Algrie, exemplifie sous sa forme la plus radicale les crimes auxquels ce mme systme est prt consentir pour se maintenir en place. Du premier, il s'agit de montrer qu'il est une consquence intrinsque du colonialisme, autrement dit que l'un ne va pas sans l'autre, et qu'il serait illusoire de penser pouvoir lexpurger du systme. Tout contribue son enracinement, sa sdimentation, dans le cur et dans l'esprit des colons, mais galement des citoyens de la mtropole quil finit par infecter. Dans les faits eux-mmes, crit Sartre, dans les institutions, dans la nature des changes et de la production, le racisme est inscrit. Et il poursuit, le racisme est dj l, port par la praxis colonialiste, engendr chaque minute par l'appareil colonial. Autant dire qu'il ne saurait tre reconduit une idiosyncrasie quelconque. Il ne s'agit ni d'un mauvais sentiment, ni d'une mauvaise disposition, que quelques leons de morale, ou quelques appels l'universalit des droits de l'homme pourraient suffire corriger en maintenant peu ou prou le systme l'identique. Le racisme n'a rien d'accessoire et de secondaire, et il n'est surtout pas un piphnomne de la colonisation, li la diffrence des murs et de la culture. Aussi, tous ceux et celles qui, dnonant ces manifestations, s'en tiennent une explication de cet ordre, ne font-ils en ralit qu'entretenir ce qu'ils veulent condamner? Ils refusent pour des raisons qu'ils auront du mal s'avouer de pousser leur rprobation ce qui devrait en apparatre, pourtant, comme la conclusion invitable : le refus sans compromission d'un systme qui n'engendre pas le racisme par hasard mais parce qu'il en a besoin pour se maintenir en place. Maintenant, ce systme, en quoi consiste-t-il? Si sa comprhension sans concession est la condition sine qua non d'une traverse de la violence qui ne consiste pas s'accommoder de tel ou tel de ses aspects, en toute mauvaise foi, c'est qu'elle seule permet de montrer ce que toute rduction de la crise algrienne un problme conomique, social ou psychologique dinsuffisant. Elle seule, autrement dit, permet de l'aborder dans sa juste dimension, savoir sa dimension politique, et d'entendre par l mme, ce qu'a de lgitime la revendication d'indpendance. Voil, comme vous le savez, le pas que Camus n'aura pas franchi. Et l'on comprend mieux, ici, ce que signifie une traverse de la violence incomplte lorsque la freinent et la retiennent les scrupules de la fidlit et de l'appartenance. Ce que Sartre, de son ct, veut rappeler, avec une fermet sans gal est la chose suivante, premirement : l'histoire de l'Algrie franaise s'identifie une gigantesque expropriation qui, depuis le milieu du dix-neuvime sicle, sous couvert d'une prtendue mise en valeur des terres n'a eu d'autre effet que de concentrer la proprit foncire europenne aux dpens de la proprit algrienne. Elle n'avait pas d'autres enjeux, que de permettre aux industriels de la mtropole d'couler leurs produits vers ce nouveau march, que cr la communaut des colons qui, dans le mme temps, revendent la mtropole sans que les peuples coloniss en voient la couleur, le produit des terres qu'ils leurs ont vol. Sartre, ds lors, n'a pas de peine enchaner les consquences d'un tel processus qui prend contre-pied le discours officiel de la colonisation. Il montre la stratgie qui consiste refuser aux musulmans les droits les plus lmentaires. Voil la logique qui conduit au racisme. Pour que le systme dcrit ci-dessus fonctionne, il est impratif que les coloniss n'est pas le mme droit que les colons, contrairement ce qu'exigeraient les principes universels, comme la dclaration des droits de l'homme dont la mtropole se fait un titre de gloire. C'est l'exploitation, elle-mme, qui suppose par essence que soient maintenues spares deux catgories d'individus, bien dtermines, tanches, entre lesquels se sdimente, ds lors, une haine ineffaable. L'irrmdiable, l'irrparable, une grande partie des textes de Sartre consacrs la dcolonisation va consister en prendre la mesure. Si la haine en constitue le moteur, c'est que pour deux raisons au moins le colon est vou har le colonis. D'un ct, il ne peut poursuivre jusqu' son terme sa dshumanisation, sauf perdre sa propre identit. Sans le pouvoir qu'il exerce sur ceux et celles qu'il colonise, il ne serait plus rien. De l'autre, il ne peut non plus l'assimiler, ni lui reconnatre les droits qu'il se reconnat lui-mme, sauf, l encore, cesser d'tre le colon qu'il est. Aussi ne peut-il en rsulter autre chose qu'une surenchre du mpris. Le systme est vou, par essence, se faire de plus en plus dur, raciste et brutal, pour maintenir la distinction sur laquelle il repose, au fur et mesure que celle-ci se voit compromise. Voil pourquoi, crit Sartre, il n'y a pas d'oppression sans haine de l'oppresseur contre l'opprim. L'impossible dshumanisation du dernier finit par dshumaniser le premier, qui devient lui-mme prisonnier de l'image qu'il s'est forg, de celui qu'il opprime. Incapable de comprendre ce qu'il se passe, il se fige dans des rflexes mcaniques rgls comme une horlogerie par l'idologie du systme. Cote que cote, il lui apparat vital que les distinctions demeurent efficientes et, donc, que les coloniss apparaissent encore comme des sous-hommes. Dplacs des colonies dans les mtropoles, on sait ce que ces mcanismes deviendront, dans les dcennies qui suivent. Ils gardent, aux analyses de Sartre, toutes leurs forces, aujourd'hui encore. Je disais, l'instant, que Sartre retenait deux phnomnes constitutifs des violences du systme colonial. Si le premier est le racisme, le second est la torture, qui est sans doute, avec les excutions arbitraires, le point d'aboutissement de son recours systmatique la violence, mais qui rvle, galement, comme un symptme la perversit des mcanismes mis en place par l'appareil colonial pour faire consentir l'ensemble des citoyens de la mtropole cette mme violence. Ce que Sartre dnonce avec force. En effet, ce n'est pas seulement sa pratique, en elle-mme, c'est au moins autant le consentement meurtrier, que sa semi-dissimulation, les mensonges dont elle fait l'objet, les doutes entretenus son gard, russissent produire. Deux facteurs contribuent le mettre en place. Le premier d'entre eux relve d'une stratgie politique et militaire. Le recours la torture, en effet, nest pas quelque chose qui arrive par accident, de faon alatoire, comme un piphnomne de la guerre, une drive, un dbordement, un excs de zle, il est programm. Aussi, les autorits militaires et leurs relais dans la mtrople doivent-ils tout prix en nier l'vidence. Tous les moyens sont bons pour en faire apparatre la dnonciation comme une rumeur et semer le doute dans la population. C'est alors qu'intervient le second facteur auquel Sartre, penseur de la honte et de la mauvaise foi, dans L'tre et le Nant, accorde la plus grande attention. De quoi s'agit-il? De la complicit de la complaisance coupable laquelle cette stratgie accule ceux et celles auxquels elle permet de faire semblant de douter de ne pas savoir, de n'tre pas suffisamment informs, de ne pas avoir assez de preuves en dpit de la masse des tmoignages. Pour que la torture fasse l'objet d'un consentement meurtrier, il ne faut pas seulement la stratgie publique d'autorit qui s'attache pour moiti la nier, pour moiti la lgitimer comme une ncessit d'exception. Il faut que celle-ci soit relaye par une stratgie intime. Les petits arrangements de chacun avec la violence qu'ils prfrent ne pas voir, ou faire semblant de ne pas croire. Les petites phrases, les bouts d'arguments qu'ils se rptent pour entretenir le doute, en d'autres termes, les mandres tortueux du chemin qu'emprunte la mauvaise foi. Or, voil le fond de la pense de Sartre. Nul n'est cens ignorer la violence, sauf, sauf tre dupe des mensonges qu'elle entretient. Chacun sait au fond de lui-mme, ce qu'a d'insatisfaisant et de coupable le refuge confortable de la semi-ignorance. Pour Sartre, qui se mfie pourtant de toute contamination de la politique par des principes moraux, le constat est alors sans appel. Ds lors que l'ignorance est toujours fausse, et qu'on n'accorde de crdit qu'aux mensonges que l'on veut bien croire, un tel consentement s'identifie une entreprise de dmoralisation. Il fait de tous collectivement par leur silence et leur passivit, les complices des crimes qui se commettent en son nom. Il n'est pas anodin que dans les deux textes qu'il consacre la torture, Vous tes formidables et Une victoire, Sartre se risque parler de la France et des Franais avec leurs majuscules, parce que les violences se commettent au nom d'une certaine ide de la nation, de sa place dans le monde, de sa puissance, de son prestige, de sa souverainet. C'est l'attachement son appartenance qu'elles compromettent. Mais la dmoralisation dans laquelle se concrtise cette preuve collective va plus loin encore. Ce n'est pas seulement sur les membres dtermins d'une communaut donne qu'elles jettent la suspicion. Conduisant chacun se demander dans son fort intrieur ce que les autres savent ou refusent de voir, et jusqu'o s'tend leur complaisance pour le crime, c'est la possibilit de reconnatre dans un sentiment d'humanit commun, une valeur commune qu'elle conduit remettre en question. Voil toute la porte de la torture. Accepte par une population qui, quelques annes plus tt, connut les souffrances de l'occupation, et Sartre ne s'interdit aucun parallle. Elle fait douter de l'humain. Et c'est pourquoi au point culminant de l'preuve apparat la tentation de cder la fascination de l'inhumain. Nous pensions que les violences extrmes, que les hommes sont susceptibles de s'infliger les uns aux autres, tait un accident de l'histoire, mais n'est-ce pas l'inverse que nous rvle cette complaisance pour la torture? savoir, que c'est l'inhumain qui est notre vrit. Ce n'est pourtant pas le dernier mot. Et c'est l que face la violence, l'criture tmoigne de toute sa vocation. Et Frdric vous a parl, la semaine dernire, de l'importance de la littrature. Car ce que montre alors Sartre, c'est que la fascination de l'inhumain est un pige. Derrire la torture, il y a un systme criminel qui doit tre dnonc et combattu, et qui pour cela demande tre analys. Il existe des mots pour le dire, des phrases qui doivent tre enchanes d'abord, pour en rvler au grand jour la pratique, ensuite pour en dcrire tous les rouages, remonter aux dcisions qui l'autorise ou la tolre, enfin, pour contrer tous les arguments avancs pour la justifier. Tel est l'hommage que Sartre rend Henri Alleg, l'auteur de ce grand livre sur la torture qui est La Question. Son tmoignage vaut comme une contre parole qui dmystifie. Mais le mal est fait. La torture laisse des traces, et ce qu'elle produit d'irrparable est d'abord une haine radicale. suivre dans leur chronologie, les textes de Sartre consacrs au systme colonial, au rythme des vnements qui les provoquent. Ils somment que ce soit sa pratique systmatique plus encore que le racisme, qui produisent la conscience d'une rupture irrmdiable. C'est cette rupture que confirme la longue prface que Sartre rdige pour Les damns de la terre, le livre de Frantz Fanon publi en 1961. La crise du systme colonial n'est pas un piphnomne dans l'histoire de l'Europe, un accident secondaire. Elle est le symptme de son discrdit et de sa perte. Aucune des valeurs dont elle se rclamait au titre de son exemplarit n'y rsiste, commencer par son humanisme universaliste qu'elle achve de dcrdibiliser. Ce que le soulvement des peuples coloniss rvle en effet, c'est que supposer qu'on reconnaisse quelques valeurs aux paroles de l'humanisme europen, et par exemple, au respect de la dignit humaine, ou celui des droits de l'homme. Ce ne sont pas les europens qui pouvaient permettre ces peuples de les reconnatre pour l'heure. Pour tre homme au sens que les europens donnent ce terme, il fallait tourner le dos l'Europe. On pouvait considrer en effet, soit que ces valeurs sont relatives, et qu'elles ne conservent en rien les peuples coloniss, soit qu'elles sont effectivement universelles, auquel cas l'Europe, contrairement son idologie, tait la moins susceptible d'en porter la vrit. Le racisme, la torture, autant de contradictions qui faisaient exploser l'image que l'Europe s'tait construite d'elle-mme. Mais voil. Si la prface aux Damns de la terre marque un tournant, ce n'est pas seulement qu'elle dcrit la faillite de l'Europe. C'est aussi qu' la suite de Frantz Fanon, elle en tire une ultime et radicale consquence, l'xigence de soutenir sans rserve la violence des peuples coloniss, ou du moins de s'abstenir de la condamner. Tel est le paradoxe de la traverse du racisme et de la torture, telle est son preuve. Parce que la haine qu'elle sdimente dans le cur et dans l'esprit des victimes de la dcolonisation, de la colonisation, pardon, ne saurait d'avoir d'autre issue que la violence, la condamnation de ce mme systme interdit d'en dnoncer les manifestations. Toute autre attitude aux yeux de Sartre est suspecte de complaisance. Transigeant avec l'irrmdiable, elle finit de s'accommoder de ce qu'elle ne parvient pas supprimer par des moyens lgaux, supposer que cela ait t son intention. Mais surtout, minimisant les souffrances et la dshumanisation, elle refuse de prendre la mesure du foss que la haine a creuse. Incapable d'admettre que pour ces raisons, prcisment, il est impossible ces victimes de mettre fin autrement l'oppression.Voil pourquoi dans cette prface qui se veut l'hommage de Sartre au soulvement lgitime des peuples coloniss, pour mettre un terme leurs asservissements, les propositions les plus radicales raisonnent comme un vritable consentement au meurtre. Emport par la conviction que la violence est lgitime, et qu'elle constitue aprs des dcennies de mpris et de tueries, un juste retournement du rapport de force, Sartre multiplie les formules qui exaltent cette violence comme une recomposition de l'homme. Reprenant son compte les mots de Frantz Fanon, il ne veut pas seulement montrer que tous les moyens sont bons pour en finir avec le colonialisme, il entend galement soutenir que la violence est le seul moyen qu' le coloniser, de liquider en lui et hors de lui les tnbres coloniales, c'est--dire d'exister au sens le plus fort de ce terme, de se faire en tant qu'homme. Le problme, ainsi, n'est pas seulement politique, mais au moins autant existentiel. Il est l'un et l'autre indissociablement. En ce premier temps de la rvolte, il faut tuer. Abattre un europen, c'est faire d'une pierre deux coups, crit Sartre. Supprimer en mme temps un oppresseur et un opprim : restent un homme mort et un homme libre. Il y a donc violence et violence. Celles des colons et de tous les appareils militaires et politiques qui les soutiennent, et celles des coloniss, ou plus gnralement de tous les opprims de la Terre. Si la premire est condamnable et doit tre combattue, la seconde, aux yeux de Sartre est lgitime, et elle autorise tous les moyens pour mener ce combat. Un tel raisonnement est problmatique pour diverses raisons, commencer par celle-ci. Il s'interdit les distinctions que pourtant l'tique de la guerre commande de faire, supposer qu'on lui reconnaisse quelques pertinences. Il n'est pas vrai en effet, que tous les moyens se valent, mme pour les besoins d'une mancipation lgitime et ncessaire. Sauf entendre celle-ci comme une vengeance collective, exerce contre un ennemi, lui-mme collectif et indiffrenci. D'o qu'elles viennent, la terreur fait des victimes innocentes. Quiconque refuse de reconnatre que rien ne peut lgitimer une violence qui frappe aveuglement est dupe de cette mme violence, comme Camus le fait avec force dans ses propres textes sur la torture et la terreur. Sauf soutenir, comme Sartre semble le faire que pour des motifs gnriques, une appartenance substantialise, tout colon mritait la mort. Et alors, et alors on est en droit de se demander dans quelles mesures des propos de cet ordre s'accordent avec les thses fondamentales de l'tre et le nant, o la politique nous reconduit dans les pas de la mtaphysique.

Semaine 3, partie 1 Bonjour et bienvenue dans cette nouvelle squence de notre cours sur la philosophie franaise contemporaine : Les problmes mtaphysiques l'preuve de la politique. Nous allons tudier aujourd'hui luvre de deux philosophes qui sont parmi les plus clbres philosophes franais du XXe sicle la fois pour eux mmes, chacun d'eux bien sr mais aussi pour les relations qu'ils ont entretenues tous les deux avec celui dont nous avons parl la dernire fois, savoir Jean-Paul Sarte. Il s'agit d'Albert Camus et de Maurice Merleau-Ponty. Si leurs relations avec Sartre sont si clbres et si importantes au cur du XXe sicle, c'est en effet pour deux raisons qui recoupent strictement le projet mme de notre cours. La premire raison en effet est politique. Chacun de ces deux penseurs, Camus aussi bien que Merleau-Ponty, a connu avec Sartre une amiti mais aussi une rupture trs profonde motive d'abord par des questions politiques. Nous rencontrerons ces questions ds aujourd'hui, mais Marc bien sr et surtout y reviendra dans la prochaine sance. Mais il y a une deuxime raison qui rend ces relations importantes et clbres au cur du XXe sicle et qui se droule sur un autre plan dont nous allons parler maintenant et qui est, vous vous en doutez, le plan mtaphysique. Ce que Camus et Merleau-Ponty en effet partagent avec Sartre c'est d'abord un problme philosophique et mme strictement mtaphysique c'est--dire qui touche au principe de notre existence et c'est justement le problme de l'existence. Camus et Merleau-Ponty partagent si bien avec Sartre le problme de l'existence qu'ils ont constitu avec lui et avec quelques autres ce qui est rest si clbre en France et dans le monde comme une mode et parfois une tiquette, l'existentialisme. Mais justement si l'on veut comprendre ce qu'est l'existentialisme, il faut aller au-del de ce mot ou de ce nom, il faut revenir trs prcisment au problme philosophique qui le sous-tend et qui est en effet le problme de l'existence. Ce que nous allons soutenir ce sujet est donc trs prcis. Nous allons tenter de montrer que Camus et Merleau-Ponty partagent avec Sartre ce problme, le problme de l'existence, mais qu'ils n'en proposent pas la mme solution, ce qui explique aussi leurs divergences, non seulement mtaphysiques, mais morales et politiques. Et il faut donc tre plus prcis. Qu'est-ce que Camus et Merleau-Ponty partagent d'un ct avec Sartre ? Qu'est-ce qui de l'autre ct, les oppose ? Je dirais que Camus et Merleau-Ponty d'un ct reprennent avec Sartre les termes du problme de l'existence, les mmes termes du problme mais que d'un autre ct, ils en changent profondment le sens ou le contenu. Camus et Merleau-Ponty acceptent les termes du problme de l'existence de Sartre parce qu'ils acceptent eux aussi de dire que l'existence dsigne le face face d'une conscience humaine avec un monde qui n'a pas de fondement cach, pas de fondement au-del de lui qui est, comme disait Jean- Paul Sartre, contingent comme disait Camus, absurde ou comme dit Merleau-Ponty dfinit par le non sens. Mais Camus et Merleau-Ponty changent le sens au moins de l'autre terme du problme, de celui qui est face au monde de la conscience ou de l'homme. Pour Sartre, vous vous en souvenez, face l'tre du monde qui est contingent mais aussi massif et mme total qu'est-ce qu'il y a ? Il ne peut y avoir qu'une conscience qui n'est rien, qui est mme un rien, un pur nant, une pure libert. Eh bien, on peut dire que c'est cela. Cette pure libert, cette pure ngativit, ce pur nant qui est refus de deux manires diffrentes mais ils sont d'accord sur ce refus en lui mme par Albert Camus et par Maurice Merleau-Ponty. Pour tous les deux, la conscience n'est pas rien, elle n'est pas un pur nant. Et cela change tout, cela change la nature de la conscience, mais cela change aussi sa relation avec l'tre et avec le monde. Relation mtaphysique, thique et politique, mais avec aussi des consquences immdiates et sensibles dans notre vie par o ils sont si proches l'un de l'autre et qui explique que Camus le soit aussi, un crivain de la mer et du soleil, et Merleau-Ponty un philosophe du corps et de la peinture, de la chair du monde. Ces remarques introductives dictent notre mouvement, dictent son mouvement notre cours d'aujourd'hui. Nous allons procder en trois temps. Nous allons d'abord tudier le contenu donn respectivement par Camus puis par Merleau-Ponty l'tre de la conscience si diffrent chez l'un et chez l'autre. Et dans un troisime temps, nous expliquerons ce que cela change chez tous les deux une existence qui est pour tous les deux aussi une rencontre, une rencontre sensible de l'tre et du monde, une rencontre thique mais aussi esthtique, une rvolte mais aussi un bonheur, qui comporte du tragique mais aussi de la joie. Il faut donc commencer par Albert Camus. Et je commencerai par citer quelques phrases centrales dans Le Mythe de Sisyphe, cet essai clbre que Camus publia en 1942, la mme anne que son roman plus clbre encore, Ltranger et que sa pice de thtre, Caligula. Et cela, bien sr, dj en plein cur de la guerre. Voici ces phrases que l'on trouve donc au cur du Mythe de Sisyphe. Voici ce qu'crit Camus. Je disais que le monde est absurde et j'allais trop vite. Ce monde en lui-mme n'est pas raisonnable c'est tout ce qu'on peut dire. Mais ce qui est absurde, c'est la confrontatIl faut donc commencer par Albert Camus. Et je commencerai par citer quelques phrases centrales dans Le Mythe de Sisyphe, cet essai clbre que Camus publia en 1942, la mme anne que son roman plus clbre encore, Ltranger et que sa pice de thtre, Caligula. Et cela, bien sr, dj en plein cur de la guerre. Voici ces phrases que l'on trouve donc au cur du Mythe de Sisyphe. Voici ce qu'crit Camus. Je disais que le monde est absurde et j'allais trop vite. Ce monde en lui-mme n'est pas raisonnable c'est tout ce qu'on peut dire. Mais ce qui est absurde, c'est la confrontation de cet irrationnel et de ce dsir perdu de clart dont l'appel rsonne au plus profond de l'homme. Et Camus ajoute. C'est tout ce que je peux discerner clairement dans cet univers sans mesure o mon aventure se poursuit. Tout se joue ici. Ce qu'on voit c'est que pour Camus comme pour Sartre et pour Merleau-Ponty le monde n'a pas de sens. Il n'est pas raisonnable. Il n'a pas de fondement. Il n'a pas d'explication. Mais cela ne suffit pas le rendre proprement parler absurde. Ce qui permet d'accoler cet adjectif, absurde, au monde, l'adjectif absurde o rsonne non seulement une surprise mais une indignation et presque dj une colre comme quand on dit, mais c'est absurde! Ce qui permet de dire du monde qu'il est absurde c'est autre chose, c'est l'existence et je dirai aussi l'exclamation de l'homme face au monde. Un homme qui n'est donc pas seulement une conscience, une libert ou un nant absolument vide, mais un homme qui est dfini par quelque chose de bien prcis, qu'il ne choisit pas et qu'il va devoir au contraire maintenir et faire maintenir, respecter et faire respecter, un dsir, et Camus dit mme, un dsir perdu de sens une demande de sens. Certes, la demande de sens qui dfinit l'homme n'aura pas de rponse. Mais cela n'empche, elle continue, elle se maintient. Elle existe et elle persiste comme demande de sens. Et il n'y a donc pas une seule mais deux erreurs qu'il faut refuser absolument, faute de quoi la consquence sera terrible et pas seulement thoriquement, mais dans notre vie. La premire erreur c'est bien de croire que le monde a un sens. C'est ce qu'ont pens les mtaphysiques, les thologies et encore au XXe sicle les philosophies d'histoire et tous les dogmatismes et au nom de ce sens il ont sacrifi les hommes. Le monde n'a pas de sens absolu. Mais il y a une deuxime erreur et c'est de croire que cette absence de sens qu'il faut affirmer abolirait l'existence et la dignit de la demande de sens chez l'homme. Comme si l'absence de sens du monde annulait la demande de sens chez l'homme. C'est ce qu'ont pens les dogmatismes inverses mais non moins graves, non moins dogmatiques, les dogmatismes non pas de l'tre mais du nant, non plus les ontologies mais le nihilisme. Car la demande de sens de l'homme est irrcusable. Elle doit tre maintenue, elle persiste, mme dans un monde absurde. C'est mme cela qui rend le monde absurde. Rien n'a de sens sauf la demande humaine de sens. Et cela suffit tout relancer. D'ailleurs la philosophie de Camus proprement parler, s'arrte l. Si elle ne le fait pas c'est pour deux raisons. C'est parce qu'elle doit critiquer les consquences de ses erreurs dans la vie humaine, erreurs qui sont constantes dans la vie humaine et c'est aussi parce qu'elle rencontre un prolongement inattendu de l'absurde face non plus au monde, mais au mal, l'injustice et l'histoire. Ce prolongement, ce sera la rvolte. Mais disons un mot d'abord des consquences de ces deux erreurs et pourquoi elles sont terribles. De fait, aller trop vite comme Camus quand il disait j'allais trop vite, faire une erreur de raisonnement sur labsurde, cela conduit des drames, des drames qui ont lieu par logique, comme dira Camus, drames dont le critre sera toujours la mort. Mais la mort, non pas comme un vnement ncessaire et absurde la fois, mais comme un acte qui dcoule chez l'homme d'une dduction, d'une fausse dduction, le suicide, qui dcoulerait de, de, du nant et de l'absurde poss comme absolus, de rcusation de la demande de sens de l'homme ou le meurtre, dans L'homme rvolt, qui dcoule du non respect, de la dignit de cet tre, l'homme qui demande du sens. Le but de Camus sera au contraire de montrer que l'existence de l'homme si elle ne rend pas un sens au monde, conduit d'abord respecter cet homme qui demande du sens et puis accepter le monde dans le seul sens qu'il a et qui est celui de la sensation humaine. On peut dj le citer ici. Ces parfums d'herbe et d'toile, la nuit, certains soirs o mon cur se dtend, comment nierais-je ce monde dont j'prouve la puissance et les forces ? Telle est l'exprience que absurde va d'abord contredire mais qu'il devra ensuite rejoindre. Il faudra auparavant passer par la rvolte qui aura le mme caractre que labsurde, deux faces ngatives et positives, aprs la guerre et aprs aussi L'tre et le nant de Sartre. Citons le dbut de l'Homme rvolt. Qu'est-ce qu'on homme rvolt ? Un homme qui dit non. Mais s'il refuse, il ne renonce pas. C'est aussi un homme qui dit oui, ds son premier mouvement. partir du moment o il parle, mme en disant non, il dsire et il juge. Camus va plus loin encore et mtaphysiquement cette fois. Cette phrase est dcisive. L'analyse de la rvolte conduit au moins au soupon qu'il y a une nature humaine comme le pensaient les Grecs, et contrairement aux postulats de la pense contemporaine parmi laquelle j'ajoute, bien entendu, celle de Sartre. Mais il n'y a plus de monde et d'arrire monde. Il n'y a plus de sacr. La nature humaine sera donc relative, historique, politique collective. Je cite. La rvolte est l'une des dimensions essentielles de l'homme. Elle est notre ralit historique. La solidarit des hommes se fonde sur le mouvement de rvolte. Je me rvolte donc nous sommes. Ces phrases sont clbres mais on oublie leur porte mtaphysique. Elles disent que l'absurdit de l'existence bute sur la ralit humaine qui est demande d'essence et refus de la justice et donc aussi ralit et affirmation. Rien de plus, rien au-del mais rien de moins et c'est toute la diffrence. L'existence n'est pas un face face entre l'existence et le nant mais entre le monde d'un ct ou l'histoire et nos demandes, nos refus et nos joies de l'autre ct. On devine le lyrisme de Camus dans les Noces devant la nature mais aussi dans la Peste face au mal. Mais avant d'y venir, examinons la rponse si proche et si diffrente la fois de Merleau-Ponty aux mmes dfis de l'existence. Lorsque Maurice Merleau-Ponty publie en 1945 son grand livre intitul Phnomnologie de la perception il doit bien entendu tenir compte de ce qui est survenu entre temps en 43 et dont nous allons parler, la publication par Sartre de son propre livre Ltre et le Nant. Or, la relation entre ces deux livres va se traduire dans celui de Merleau-Ponty par l'ajout d'un chapitre qui est une rponse Sartre. C'est le dernier chapitre de la Phnomnologie de la perception qui s'intitule La Libert. Ce chapitre qui est une rponse Sartre suppose pourtant tout le livre, toute la philosophie de Merleau-Ponty depuis son point de dpart bien sr dans la perception en passant par tout son dveloppement au cur duquel on trouvera la question du corps car pour Merleau-Ponty la conscience est insparable du corps et se prsente toujours dans le monde selon son mot le plus clbre comme incarn. Je commencerai ici par une citation rvlatrice et en quelque faon symtrique avec celle de Camus de ce chapitre sur la Libert qui est donc dsormais aussi une rponse Sartre. C'est une phrase un peu longue mais dcisive de ce chapitre sur la libert. Je cite Merleau-Ponty. Nous aurons nous demander, crit Merleau-Ponty, si l'arrachement perptuel par lequel nous avons en commenant dfini la libert n'est pas simplement l'aspect ngatif de notre engagement universel dans un monde, si notre indiffrence l'gard de chaque chose dtermine n'exprime pas simplement notre investissement en toutes, si la libert toute faite dont nous sommes partis ne se rduit pas un pouvoir d'initiative qui ne saurait se transformer en faire sans reprendre quelque proposition du monde, et si enfin la libert concrte et effective n'est pas dans cet change. On voit clairement ici l'objection radicale faite Sartre. La libert ne serait tre un pur arrachement, un pur, une pure ngativit, un pur nant, une coupure avec le monde sans appui en lui. Elle part du monde, c'est cette ide de proposition du monde et elle y revient, elle s'y inscrit non pas comme dans un terme extrieur jamais mais dans une relation vivante et qui la constitue. Plus encore, dans ce mme chapitre Merleau-Ponty va montrer que la libert pas plus qu'elle n'est coupe du monde, n'est coupe d'autrui. Elle ne peut pas tre solitaire, elle a des appuis dans l'tre mais aussi dans les autres. Et pour le montrer, il prend comme Sartre, mais diffremment de lui, d'une manire trs rvlatrice comme lui, l'exemple en pleine guerre du rsistant qui est tortur par un bourreau. Je cite ces phrases admirables de ce chapitre. On torture un homme pour le faire parler. S'il refuse de donner les noms et les adresses qu'on veut lui arracher, ce n'est pas par une dcision solitaire et sans appui, ce n'est pas finalement une conscience nue qui rsiste la douleur, mais le prisonnier avec ses camarades ou avec ceux qui l'aiment et sous le regard de qui il vit. Nous sommes mls au monde et aux autres dans une confusion inextricable. L'ide de situation exclut la libert absolue l'origine de nos engagements. Elle l'exclut galement leurs termes. Aucun engagement ne peut me faire dpasser toutes les diffrences et me rendre libre pour tout. Telle est donc la rponse Sartre qui expliquera aussi bien des divergences politiques ultrieures entre les deux hommes, entre Sartre et Merleau-Ponty. Cette divergence on le voit, se fonde aussi sur toute une philosophie et d'abord une philosophie de la perception, car c'est elle d'abord, la perception de n'importe quoi, de n'importe quelle chose qui n'est pas la relation pure d'un nant de conscience avec un tre brut, d'une conscience nue avec des objets ou des choses totalement informes et dpourvus de sens. Toute la phnomnologie de Merleau-Ponty est tendue vers le dpassement de dualisme traditionnel, la mle au corps mais aussi la conscience et le monde. Percevoir c'est tre dans le monde, c'est tre dans un monde auquel appartient dj le sens, la forme comme dit Merleau-Ponty, reprenant les thories allemandes de la Gestalt psychologie, la forme qui se dtache dans le monde sur le fond de lui est notre conscience qui fait encore partie du monde. Tout le dploiement du livre comprenant des parties fondamentales sur autrui et se terminant aussi sur le temps culmine en un sens dans l'analyse du corps, l'analyse du corps o nous retrouverons cette relation, ce mlange, cette insparabilit de la conscience et du monde. Cette partie sur le corps nous montre en effet un arrachement de notre corps au monde, de notre corps qui devient notre corps propre, comme dit Merleau-Ponty, se mouvant, percevant, tant en relation avec ce monde. Il n'est pas une chose parmi les autres dans le monde, il est vcu. Mais l'inverse, ce que montre cette exprience, c'est que notre pense, notre conscience, notre cogito, notre je pense ne peut pas se concevoir indpendamment de ce corps. Cest par notre corps que nous sommes au monde parmi les hommes et que le temps lui-mme n'est pas une pure distance, un pur arrachement, un pur projet, mais aussi une paisseur et une vie. Cette conception si diffrente de Sartre et qui est aussi diffrente de celle d'Albert Camus, elle nous renvoie pourtant comme celle de Camus un point bien prcis. Le point non seulement de la diffrence entre l'homme et le monde, entre la conscience et le monde, mais aussi de leur relation. Leur relation, on l'a vu, thique et politique mais aussi mtaphysique et mme immdiate, esthtique dans notre vie et dans l'art. On comprend mieux en effet et j'en viens ce moment de conclusion ce que nous appelons ici le problme et en un sens, selon certains aussi cette poque, le mystre de l'existence, mystre d'une conscience et d'un monde, donns l'un et l'autre et l'un l'autre sans fondement au-del, mais retrouvant un sens dans leur relation mme. Et nous comprenons mieux aussi maintenant les diverses manires de penser ce problme, c'est dire aussi les deux termes de cette relation et leur relation. C'est bien sur ces relations que je voudrais insister pour finir travers l'exprience sensible et l'art. On peut une dernire fois revenir Sartre. Revenir la fin de ltre et le nant, o avant de penser l'action Sartre rejoignait aussi la sensation, comme relation totale de la conscience et du monde. Mais comme pour Sartre la conscience est un rien qui donne sens tout, la sensation elle-mme n'est pas pour lui un contact rel, c'est encore un projet et un choix, pas du tout une projection psychologique mais un choix de valeur ; et chaque sensation exprime encore une libert comme cette fameuse sensation du visqueux selon Sartre qui exprime l'engluement de ma libert dans le monde. C'est pourquoi aussi l'art fondamental qui doit exprimer ce sens individuel pour tous les hommes et aussi de faon morale et politique, c'est toujours pour Sartre la littrature, et avant tout dans la littrature la prose. Pour Camus et pour Merleau-Ponty il en va diffremment et je ne pourrais faire mieux ici que rsumer. Pour l'un et pour l'autre, finalement le fait que notre conscience ne soit pas un pur nant mais est une nature ou bien qu'elle soit dans la nature, ce fait permet notre conscience non seulement de se sparer du monde dans le rvolte ou dans la libert, mais aussi de s'y unir dans le sensible et dans l'art. Il faut selon Camus respecter tous les sentiments, toutes les sensations de l'homme. L'absurde et la rvolte bien sr, mais aussi l'amour et la beaut. Et l'artiste a cette double charge jusque dans les discours que Camus prononce Stockholm lorsqu'il va recevoir le Prix Nobel de Littrature cette littrature qui a charge pour lui d'un double lyrisme, le lyrisme du malheur et de l'indignation, mais aussi de l'amour et de la beaut. De mme, selon Merleau-Ponty il faut toujours exprimer le sens dans le sensible, c'est bien le rle de l'art mais aussi maintenir le sensible dans le sens, comme le peintre, selon lui. De Czanne sur lequel il a tent crire, jusqu' au dbut de l'histoire humaine, les peintres des grottes de Lascaux, le peintre donc n'est pas un pur regard spirituel, c'est aussi un regard sensible ou selon une trs belle formule de Merleau-Ponty, le peintre apporte son corps. Le dernier texte publi par Merleau-Ponty de son vivant, lOeil et l'esprit, juste avant qu'il meurt la mme anne ou presque que Camus tous les deux dans des interruptions tragiques de leur vie, le dernier texte donc publi par Merleau-Ponty le dira par son titre, lOeil et l'esprit. On soulignera donc que l'existentialisme n'est pas une doctrine unique et fige, n'est pas une mode, c'est un problme partag par diverses figures de manire diffrente qui ne se rsume pas aux trois que nous venons d'aborder, Sartre, Camus et Merleau-Ponty. On pourrait voquer ici la philosophie du premier Levinas, celui d'avant l'thique que nous rencontrerons plus tard. Du premier Emmanuel Levinas ou bien la philosophie de Jean Val introducteur en France avant mme Sartre des philosophies de l'existence et qui reprsente elle aussi des solutions ces mmes problmes. L'un, Levinas, qui accentue encore la diffrence avec le monde mais cette fois du ct du visage d'autrui et de l'thique, l'autre qui accentue encore la rencontre avec le monde, allant non seulement vers le sensible et la peinture, mais aussi vers les, le pome et la posie. thique de Levinas, esthtique de Jean Val. Comme les penses de Camus, Sartre et Merleau-Ponty, elle nous font comprendre que les diffrences autour d'un problme commun ne sont pas secondaires, elles sont constitutives, elles constituent ce problme mtaphysique, mais elles impliquent aussi, elle vont entraner des tensions, des oppositions historiques, thiques et politiques. Ces tensions opposeront et dchireront mme les deux penseurs que nous avons rapprochs aujourd'hui Albert Camus et Merleau-Ponty qui comme Marc va nous le rappeler la prochaine fois, auront donc connatre aussi lpreuve de la politique.Semaine 3, partie 2 MarcJ'ai donn un titre la sance daujourd'hui : Merleau-Ponty et Camus, la terreur en question. Ce dont je voudrais vous parler, c'est en effet d'un point qui aura fait dbat de faon dramatique pour Sartre, Merleau-Ponty, et Camus, et qui aura provoqu la rupture de leurs relations, compromettant irrmdiablement leurs amitis. Ce point, c'est moins la question du communisme, en tant que tel, que celle de la terreur, et donc de la violence politique, de sa justification ou de sa condamnation au nom de principes politiques ou moraux. Il y va ainsi de la relation entre histoire politique et morale avec en toile de fond, cette question redoutable, en appeler des critres moraux pour porter un jugement sur la politique, n'est-ce pas une dmarche an-historique, irresponsable, qui en voulant, par exemple, condamner la violence, ici, revient justifier celle qui se produit ailleurs? En pleine guerre froide, pouvait-on condamner les procs de Moscou, d'abord, l'univers concentrationnaire sovitique, ensuite, sans que cela revienne ipso facto fermer les yeux sur d'autres formes de violence, celles-l mme qui les justifient? Le livre dont nous allons partir est Humanisme et Terreur, publi en 1947. C'est un livre difficile, qui semble bien des gards dpass par la connaissance historique que nous avons aujourd'hui du Stalinisme et des tmoignages qui nous sont parvenus de son systme de terreur. Aussi, faut-il le resituer dans son contexte historique et idologique. Un contexte dans lequel chacun tait somm de choisir son propre camp, et dans lequel tout ce qui filtrait concernant l'URSS, la ralit concentrationnaire du systme sovitique, la systmatisation de la surveillance, des violences d'tat, des arrestations, des dportations, des excutions, pouvait encore passer pour une stratgie de dsinformation orchestre par le camp ennemi. Le livre de Merleau-Ponty se compose de deux parties, intitules respectivement la terreur et la perspective humaniste. Toutes les deux prcdes d'une longue prface. C'est ce texte que nous allons tcher de lire en dtail pour commencer. Que trouve-t-on, en effet, dans cette prface? Eh bien, d'abord, et avant tout, un principe et une question, qui appellent, l'un et l'autre, commentaires et rflexions. Le principe, le voici : si l'on veut comprendre et juger les procs de Moscou, nous dit Merleau-Ponty, et plus gnralement la violence rvolutionnaire, on ne doit pas le faire partir des principes de ce qu'il appelle la pense librale, ou encore les valeurs librales. D'une part, parce qu'elles forment elles-mmes, ces valeurs, un systme avec d'autres violences, celles du systme capitaliste, qu'elles servent justifier. D'autre part, parce qu'en appeler cette pense, c'est manquer la signification historique du mouvement rvolutionnaire, qui est prcisment de renverser le systme qui s'en rclame. Or ces valeurs, cette pense, il faut aussitt noter ce quoi Merleau-Ponty les identifie, rien de moins que la morale. Et ce qu'il refuse donc, c'est qu'on puisse opposer au marxisme (et sa ralisation historique incarne par le systme sovitique) une injonction ou un slogan du type : la morale d'abord! Le problme d'une telle identification c'est qu'elle revient prsupposer, vous le comprenez aisment, qui n'y a d'invocation de principes moraux que libral. Autrement dit, que les valeurs ou les principes qu'on pourrait invoquer pour juger la terreur sont ncessairement libraux, qu'ils cachent ou qu'ils abritent, toujours, une position, un engagement, en faveur du systme libral. C'est un point videmment dcisif, notamment parce qu'il sera central dans le dbat entre Sartre et Camus propos de la publication de l'Homme Rvolt, qui constitue, bien des gards, quelques annes plus tard, une rponse aux analyses de Merleau-Ponty. Voil pour le principe. Quant la question, la voici : la violence peut-elle tre lgitime par ce qui devrait tre la finalit de l'action rvolutionnaire, ce que Merleau-Ponty appelle les intentions humanistes du communisme, savoir l'instauration de rapports plus justes entre les tres humains? Et voil comment l'preuve de la politique n'est pas dtachable, pour Merleau-Ponty, comme pour Sartre et pour Camus, de la grande question de l'humanisme. Nous verrons dans quelques semaines qu'il nen dira pas de mme pour la gnration suivante, celle de Foucault, Deleuze ou Derrida, pour laquelle ce n'est certainement pas partir de ses intentions humanistes qu'une politique pourra tre value. Dans tous les cas, vous le voyez, c'est sur la question de la violence, qu'encore une fois, que Merleau-Ponty met l'accent d'entre de jeu. Il ne s'agit pas de la refuser, par principe, mais de s'assurer de sa lgitimit, c'est--dire de son possible dpassement. Il faut citer et retenir cette phrase, nous sommes en 1946 : la tche historique du marxisme, crit Merleau-Ponty, sera donc de chercher une violence qui se dpasse vers l'avenir humain. Or, si l'auteur d'Humanisme et Terreur insiste sur ce point, c'est qu'il a malgr tout des doutes, qui ne feront que s'amplifier les annes suivantes, jusqu' sa propre rupture avec Sartre. Et c'est pourquoi ce livre est aussi un livre inquiet, qui essaie de sauver ce qui peut l'tre encore. En observateur et en indice, Merleau-Ponty observe dj, avec lucidit, tous les signes qui attestent que, peut-tre, la violence en question ne se dpasse plus vers un avenir humain, et que d'essence bureaucratique, elle n'a plus d'autre justification que le maintien de cette bureaucratie au pouvoir. Et nous savons dsormais qu'il tait encore trs en dessous de la ralit. On conoit, ds lors, le dilemme dans lequel se trouve pris celui qui crira, quelques annes plus tard, les Aventures de la Dialectique. D'un ct, la rvolution qui est suspendue, sinon trahie. L'avenir qu'elle promettait, et qu'elle ne semble plus en mesure de promettre, ne peut plus servir de justification la violence. De l'autre, cette suspension ne doit pas servir, du mme coup, de caution ce qu'il persiste appeler la mystification librale. Comment sortir de ce dilemme, comment chapper cette aporie? C'est l que la philosophie de l'existence proprement dite offre une ressource. Pourquoi et comment? Parce que la question de la violence trouve sa rsolution dans une pense de la libert. Celle-l mme qui se retrouvera dans les objections adresses un peu plus tard par Sartre, lui-mme, l'Homme Rvolt de Camus. Ce qu'il faut faire, explique Merleau-Ponty, c'est opposer la libert-idole, la libert abstraite des mystifications librales, une libert effective, la libert en situation prise dans l'histoire. A l'inverse, toute considration abstraite qui fait de la libert un absolu, toute considration qui ne s'intresse pas cette libert effective, prioritairement, fait de la libert qu'elle dfend un complment solennel de la violence. Dune telle position, les consquences sont videmment majeures. D'abord, la premire chose qu'il faut souligner est sa fragilit qui tient au nom. Tant que vous faites de la privation de libert dans un rgime communiste, en URSS, en l'occurrence un cas isol, vous pouvez penser qu'il s'agit d'une violence que l'opposant la rvolution, ou le contre-rvolutionnaire qui l'a subie, doivent assumer librement. C'est sa responsabilit. Et la violence se justifie au regard des enjeux de la rvolution dans le monde. Voil pourquoi il faudra soutenir que les inculps des procs de Moscou, la fin des annes 1930, assument librement leurs destins. Mais si la privation de libert est gnrale, si elle relve d'un systme, si elle n'est pas l'effet ncessaire et limit d'une politique rvolutionnaire mais l'essence mme de cette politique, qui n'a pas d'autres justifications qu'elle-mme, si le sort du paysan vietnamien ou palestinien, et plus gnralement des paysans et des ouvriers exploits du monde entier, n'a rien voir avec cette privation systmatique de libert, avec la violence et la terreur gnralise qu'elle signifie, alors cette situation n'est plus la mme. Et c'est la justification de la violence qui est, elle-mme, coupe de la ralit et qui relve d'un dogme, d'une idologie, aussi abstraite que le libralisme. J'ai indiqu tout l'heure que le livre de Merleau-Ponty comportait une longue prface et deux parties. La premire est pour, une large part, une discussion du livre d'Arthur Koestler, Le Zro et l'Infini. Avant d'en venir Camus, je voudrais dire encore quelques mots de sa seconde partie, intitule de faon trs significative, pour nous, la perspective humaniste. Pourquoi? Parce que, ici, c'est le point de dpart qui m'intresse, il consiste montrer, pour l'auteur dHumanisme et Terreur, montrer que la violence est inluctable. Et qu'en consquence, on ne peut reprocher au marxisme de renfermer, comme il le dit, un lment de violence et de terreur en postulant une morale universelle au-dessus de la mle. tre en situation, autrement dit c'est forcment tre dans la violence. L'argument est, videmment, trs fort car il suppose que la paix, la non-violence n'existe que dans les intentions. Les intentions, au demeurant, qui peuvent tre ambigus et qui ne sont, en tout cas, jamais aussi claires qu'il n'y parat. Autrement dit, la vraie difficult, avec la non-violence, est qu'il n'est pas sr que nous rendions droit aux problmes qu'elle pose, en nous plaant au niveau des intentions, de la volont, de la conscience, et non exclusivement au niveau des actions concrtes et de ce que celles-ci modifient ou non. Voil, pour Merleau-Ponty, la vraie moralit : nous obliger prendre de nous-mmes une vue historique. Aussi forte soit-elle, cette position est videmment problmatique car ce discrdit des intentions, de la conscience est, en mme temps, comme Camus ne manquera pas de le souligner, un discrdit de la parole et du langage. Toujours est-il, donc, c'est au bout du compte ce que Merleau-Ponty appelle si justement l'paisseur du prsent qui impose l'action les moyens du prsent. Voil l'alibi de la violence. Elle se justifie parce qu'il n'y a pas moyen de faire autrement dans l'paisseur du prsent, au risque sans doute, toute la question est l, dun double aveuglement, celui de l'action et celui du prsent, identifi ces contraintes. Ainsi, vous le voyez, ce n'est plus l'avenir qui justifie la violence mais le prsent. Le prsent reconnu comme violence, quoi qu'il arrive, inluctablement violent dans l'paisseur de ses contraintes. Et donc, c'est violence contre violence. la violence on ne peut, compte tenu du prsent, rien opposer d'autre qu'une autre violence. Nous n'avons pas le choix entre la puret et la violence, crit Merleau-Ponty, mais entre diffrentes sortes de violences. Ce qui compte, donc, ce n'est pas la violence en tant que telle, mais ce qu'on en fait, son avenir. C'est pourquoi il faut rendre droit la balance du mal qui est intersubjective. Elle prend la mesure du mal que l'on fait aux uns partir du bien qu'on en tire pour les autres. Elle calcule et elle assume les sacrifices. Elle choisit ceux et celles qu'il faut sacrifier parce qu'ils sont censs constituer une menace pour la promesse d'humanit qu'incarnent les autres. Terrible et terrifiante logique que cette logique sacrificielle qui justifie le meurtre. Voil, ce que trs fermement, Camus va refuser dans l'Homme Rvolt, comme si c'tait, l, la quintessence mme de ce contrepoids, il convient de se rvolter. Imaginez maintenant la scne, en 1946 ou 1947, nous sommes chez Boris Vian, et il y a l, tous les protagonistes de notre affaire : Sartre, Camus, Merleau-Ponty. C'est Sartre qui la raconte dans l'hommage qu'il rend Merleau-Ponty, aprs sa disparition, je cite : un soir, chez Boris Vian, Camus pris Merleau-Ponty partie et lui reprocha de justifier les procs, ce fut pnible, je les revois encore, Camus rvolt, Merleau-Ponty courtois et ferme, l'un se permettant, l'autre s'interdisant les fastes de la violence. Quatre ans plus tard, en 1951, apparat l'Homme Rvolt, dont c'est peu dire qu'il apporte un dmenti radical aux analyses de Humanisme et Terreur et sa justification de la violence, au nom de l'paisseur du prsent et les promesses de l'avenir. Et ce que Camus refuse d'arborer avant tout c'est que la rvolte contre la justice appelle la justification du meurtre et que l'on soit vou, pour dnoncer les violences commises au nom d'une idologie, cautionner celle que l'idologie oppose sautorise. C'est la logique meurtrire, selon laquelle leurs revendications respectives d'une autre justice finissent toujours par se retourner contre la vie elle-mme. Dans un temps de guerre froide o relever les consentements dans la violence faisait l'objet, signifiait le plus souvent contester les crimes des autres et justifier les siens, on conoit que la voie alternative, que l'Homme Rvolt ouvrait, ait pu susciter de violentes polmiques, et aboutir une brouille dfinitive et durable entre Camus et Sartre et les sartriens. Cette voie alternative, c'est celle de la rvolte, une rvolte qui ne se laisse enfermer dans aucun dogme et ne supporte aucune forme d'allgeance un programme, une organisation o ses dirigeants, au risque, voil l'preuve de la politique, de fcher tous les partis. Rvolte contre la servitude, le mensonge et la terreur. Elle n'est pas infode au spectre d'un pass mythique, ni aux fantasmes meurtriers d'un avenir radieux. La voie de la rvolte, singulire ou collective, se pratique dans un prsent qui ne cesse de devoir tre rinvent. Elle est, dira-t-on, l'insurrection d'un sens qui surgit toujours l'encontre des forces qui s'entendent le confisquer, celles des autorits, politiques, intellectuelles, idologiques ou religieuses, des grands prtres, des chefs de bande et de partis. Aussi cette rvolte n'est-elle pas seulement une alternative politique, elle ouvre en mme temps le chemin du m