albert caraco - contes - Édition de 1943

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Albert Caraco - Contes. Buenos Aires, 1943.

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Page 1: Albert Caraco - Contes - Édition de 1943
Page 2: Albert Caraco - Contes - Édition de 1943

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JVu«c Afi- ' auîfeuTL

CSJuxnitMAa,

CE LIVRE FUT ENTIÈREMENT HiUSTRÉ

PAR L'AUTEUR LEQUEL EN DESSINA LA COUVERTURE

ET DISPOSA LE TEXTE SELON L'ARRANGEMENT LE PLUS CONFORME

À SA PENSÉE

EDITORIAL ARGENTINA ARISTIDES QUILLET

L A V A L L E 1102 BUENOS A I R E S

Page 3: Albert Caraco - Contes - Édition de 1943

QUEDA HECHO EL DEPÔSITO QUE MARCA LA LEY 11.723

TOUS DROITS DE REPRODUCTION D'ADAPTATION ET DE TRADUCTION RÉSERVÉS POUR TOUS PAYS

COPYRIGHT BY ALBERT CARACO 1 9 4 3

Page 4: Albert Caraco - Contes - Édition de 1943

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Page 5: Albert Caraco - Contes - Édition de 1943

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Page 6: Albert Caraco - Contes - Édition de 1943

SONNET

0 toi que rive au sol le talon de la guerre, D'un monde révolu l'espérance et l'enjeu! Tes nuages de sang qui montent de la terre Ont voilé le destin sur la face de Dieu,

Le glas t'éveillera sous l'auhe funéraire Et tes membres épars dispersés en tout lieu S'uniront pour souffrir un multiple calvaire Dans la cendre des morts et de son désaveu.

Le flot d'omire t'a pris et les digues rompues S'ouvrent bouches des eaux des aiîmes issues. Tu croulas par les rocs tel qu'une tour d'airain

Dans le halo fumant de ta grandeur passée... Rappelle-toi ce jour quand tu verras demain La forme de l'Archange à l'horizon dressée!

Page 7: Albert Caraco - Contes - Édition de 1943

L'ODE AUX VAISSEAUX DU BOT SOLEIL

Aux souffles de la mer qui tendaient leur voUure L'empire de Nérée accueillit tes vaisseaux. L'écume se tordait comme une chevelure Que l'ombre enténéirait qui glissait sur les flots.

Du royaume des lis partant pour l'aventure, Imprimant au sillage un flottement serein, Ils soulevaient des eaux la mouvante encolure Où navigus ProtJiée au tournoyant essaim.

Aux caresses du vent leur mâture se plie. Découpant leur envol sur l'horizon marin 10 Leur forme est idéal et leur course harmonie Les herce mollement d'un branle souverain.

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La, pourpre et le métal réhaussent leur parure, Les nymphes, les tritons tombant leur vaste sein Au château de la poupe étageaient leur figure _ 15 Et tordaient dans les ors leur monstrueux dessin.

Sous l'appareil massif à triple architecture, Les bouches des canons qui grondent sans repos Forgeaient à leur cuirasse une infrangible armure. Neptune s'ébranlait sous leurs mortels assauts! 20

Il n'est peuples pétris de si belle nature, Illustrant la grandeur des emblèmes royaux, Qui crachent la mitraille à travers leur blessure Et voguent embrasés, fendant le fil des eaux!

Le vol de ton génie était leur seul augure, 25 Du feu de leurs sabords ils bravaient le destin. Leur tir à la fortune a marqué la mesure, Les rivages croulaient sous leurs fo%dres d'airain.

Ils savaient leur vaillance à ta gloire asservie Et so7nbraient invaincus sans peser ton dessein: 50 Nul abandon sur mer n'a leur valeur ternie. Les étoiles du ciel leur montraient le chemin.

Page 9: Albert Caraco - Contes - Édition de 1943

Aux 'bornes de ces mers ils ne souffraient d'injure; Aux bouches du renom ils disputaient leur fin; A l'antique valeur composant la monture, Ils tassaient dans leurs flancs un immortel butin.

3S

Olaucus de leurs exploits n'efface l'engravure, Le feu qui ne s'éteint fulgure en leurs fanaux, Au havre où tout s'apaise Us jetèrent l'ancrure: Louis fut leur soleil, ses gloires leurs tombeaux! m

Page 10: Albert Caraco - Contes - Édition de 1943

ITHYSET SPATALE OU DE LA SUPÉRIORITÉ DU POÈTE SUR LE COMMUN-

DES MORTELS

UN POÈTE MODERNE Y MET BEAUCOUP DU SIEN,

MAIS L'ON Y TROUVE TOUT POURVU QU'ON NE L'EN-

[TENDE.

UN POÈTE MODERNE Y MET BEAUCOUP DU SIEN,

MAIS SITÔT QU'ON L'ENTEND L'ON N'Y TROUVE PLUS

[RIEN.

D"UN SIÈCLE NONPAREIL LE PLUS FERME SOUTIEN

ET DE NOS BEAUX ESPRITS LA NORME ET LA PRO-

[VENDE, UN POÈTE MODERNE Y MET BEAUCOUP DU SIEN,

MAIS L'ON Y TROUVE TOUT POURVU QU'ON NE L'EN-

[TENDE.

Page 11: Albert Caraco - Contes - Édition de 1943

CONTRAINDRE UN HOMME SUPÉRIEUR À PRATI-

QUER UN MÉTIER INUTILE A SON TALENT POUR

VIVRE, C'EST LÀ LEVER SA CONTRIBUTION À LA BAS-

SESSE GÉNÉRALE DE PEUR QU'IL NE S'EN RESSOU-

VIENNE OU QU'IL NE VEUILLE L'IGNORER, ET C'EST

L'UNIQUE CONSOLATION DE CEUX QUI NE SONT RIEN

S'ILS NE SONT NOMBRE.

Page 12: Albert Caraco - Contes - Édition de 1943

SPATALE: Le bel Ithys, et de si tôt watinî ITHYS: Je rentre me coucher. SPATALE: Il n'est que trop vrai: couronne de roses, gau-

sape vert myrte, l'attirail du cynède en un mot. Et mot, ]e vais où le devoir m'appelle.

ITHYS: Trois fois heureux S pat aie! SPATALE: Ah, tu peux le dire, toi qui mènes une vie de

Chiol ITHYS: Tu me jalouses, mon bon. SPATALE: Je me rends au marché pourvoir aux besoins

du ménage. ITHYS: Et puis? SPATALE: Je cours à l'atelier que je dirige. ITHYS: Et là? SPATALE: Je répartis la besogne, je surveille mes esclaves,

je vais de l'un à l'autre, je leur fraye le chemin. ITHYS: Avec une alêne. SPATALE: Je leur montre la route à suivre, ITHYS: Au travers du cuir. SPATALE: Que le ciel te confonde si tu te moques de

moi! ITHYS: C'est déjà fait. Je suis de bonne humeur et supplie

les dieux de m'octroyer une digestion facile. SPATALE: Ils n'auront garde. Dis-moi, puisque tu es

de loisir, à quoi servent les faquins de ton espèce? ITHYS: Je veux bien t'en toucher un mot là-dessus, mais

le marché te réclame. SPATALE: Je me trouve en avance. Il t'est permis d'entrer

en matière. ITHYS: A quoi nous servons, nous autres poètes? SPATALE: Oui, vous, parasites flétris par la débauche,

toujours embesognés à consumer le temps, à bayer aux corneilles. à vous emplir de bonnes choses, à lutiner les filles et les garçons, à briguer la faveur des grands au prix de vos bassesses?

ITHYS: Que me faudrait-il faire, à ton avis?

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SPATALE: Prendre un état quelconque, celui de cordon-nier par exemple,

ITHYS: Le galant métier! SPATALE: Il me rapporte cinq talents, me permet de

doter ma fille et me vaut l'estime des meilleurs citoyens. ITHYS: Tu me l'enseignerais apparemment. SPATALE: Oui. ITHYS: Et tes esclaves sont habiles. SPATALE : Je te souhaite de les égaler. ITHYS: Et que fabrique-t-on chez vous? SPATALE: Des cothurnes rouges à la mode ile Sicyone

pour les jeunes filles, des persiques, des phécases comme celles que tu portes à l'instar des baladins.

ITHYS: Tu nous confonds dans une réprobation sembla-ble. Et tès chaussures, durent-elles longtemps?

SPATALE : Plus d'une année et parfois davantage. ITHYS: Est-ce beaucoup? SPATALE: C'est beaucoup. ITHYS: Si l'on faisait une chaussure capable de tenir deux

«ans, ne serait-elle pas meilleure? SPATALE: Je le concède. ITHYS: Si l'on t'en indiquait qui résistât cinq ans, qu'en

opinerais-tu? SPATALE : Qu'on me la montre et je lui donnerai le prix. ITHYS: Une chaussure est donc meilleure à proportion de

m durée. SPATALE: Certes. ITHYS: Remplace les chaussures par des manteaux, des

<objets de toilette, par ce que tu voudras. Cela reste-t-il vrai? SPATALE: Assurément. ITHYS: Une chose est donc meilleure à proportion de sa

durée. SPATALE: J'en conviens. ITHYS: Toute chose, n'est-ce pas? SPATALE : Cela tombe sous les sens.

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ITHYS: Je te demande de t'en souvenir. Revenons à nos chaussures.

SPATALE: J'aime mieux cela. ITHYS: Dis-moi, mon bon Spatale, quel est le meilleur

cordonnier d'Athènes:' SPATALE: Il en est peu qui me vaillent, par Herculel ITHYS: Je le pense. Que faut-il pour le devenir? SPATALE: Pour devenir bon cordonnier? ITHYS: Oui. SPATALE: Un fonds de commerce, des outils et des es-

claves. ITHYS: N'as-tu rien oublié? SPATALE: Il importe de travailler beaucoup, d'avoir l'oeil

sûr, la main légère et vigoureuse. ITHYS: Est-ce tout? SPATALE: Je le crois. ITHYS: Et ces dons, les tiens-tu de ta naissance? SPATALE: Tu veux rire: cela s'apprend. ITHYS: En vérité? SPATALE: Mon père me l'enseigna. ITHYS: Et si ton père avait teint des manteaux, t'en

taurait-il communiqué la science? SPATALE: Je le jurerais. ITHYS: Et s'il avait été potier, de même? SPATALE: De même. ITHYS: Tu eusses pu, si je ne m'abuse, être tour à tour

fabricant de vases ou de ceux qui teignent les manteaux. SPATALE : Oui, mais je reste à mes chaussures. ITHYS: Et n'est-il pas ainsi de la plupart des hommes? SPATALE: He quoi?

^ ITHYS: Ne sont-ils pas capables de pratiquer le métier <]U on leur destina?

SPATALE: Bien sûr. ITHYS: Et quel qu'il soit? SPATALE: Oui. ITHYS: Tu serais donc navigateur ou stratège.

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SPATALE: Je ne vise pas si haut. ITHYS: Tu eusses pu le devenir. SPATALE: Je m'en flatte. ITHYS: Et d'autres, tes esclaves par exemple, forment des

voeux tout pareils. SPATALE: Hé, hé! ITHYS: Et rêvent d'être mis à ta place. SPATALE : Je ne suis pas le dernier des hommes. ITHYS: Nous le savons. Suppose que le sort te fasse ca-

pitaine, armateur et ce que tu désireras. Comment t'acquitteras-tu de la tâche?

SPATALE: Je m'en irais l'apprendre. ITHYS: Suppose mêmement que tel ou tel navarque soit

contraint de te remplacer. SPATALE : Je voudrais bien l'y voir! ITHYS: Arriverait-il néanmoins à coudre des chaussures? SPATALE: Un beau jour, sans doute. ITHYS: Et toi, tu commanderais sa flotte? SPATALE: Je ne suis pas plus stupide qu'un autre. ITHYS: Et tes esclaves, seraient-ils susceptibles d'agir en

votre lieu? SPATALE: En mon lieu et place? ITHYS: Oui. SPATALE: Peut-être. ITHYS: Et de se substituer au navarque? SPATALE: Tu vas trop loin. ITHYS: Or tu m'assurais le contraire tantôt. SPATALE: Moi? ITHYS: Lorsque tu t'égalais au navarque. S'ils t'égalent à

leur tour, ne leur est-il pas licite de se hausser à tel rang? SPATALE: Tu m'enveloppes dans tes filets. ITHYS: Mais non. Lorsqu'un navarque tombe prisonnier,

ne risque-t-il pas de devenir esclave? SPATALE: D'aucunes fois. ITHYS: Il appert donc que tout homme est destiné à

toute chose. Le hasard fait le reste.

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^ SPATALE: Et nous tombons d'accord. ITHYS: Chaque homme en vaut un autre à cause qu tls

demeurent interchangeables. SPATALE: C'est bien dit. ITHYS: Il en est ainsi d'homme à homme et de nation à

nation. SPATALE: Les peuples sont égaux en droit. ITHYS: Il en est qui l'emportent sur le reste. SPATALE: Le nôtre en premier lieu. ITHYS: A quoi cela tient-iU SPATALE: Tu me jettes dans l'embarras. ITHYS: Nous avions conclu à ce que les hommes étaient

interchangeables. SPATALE: Du moins les Grecs. ITHYS: Mais les Barbares non? SPATALE: Non, assurément. ITHYS: Or Anacharsis fut au nombre des sept sages. SPATALE : Laissons Anacharsis. ITHYS: Et Toxaris? Tu vois que lorsqu'ils se mettent à

l'école des Grecs, ils parviennent à nous égaler. SPATALE: C'est bon. ITHYS: Les hommes sont interchangeables, n'est-ce pas? .

. . . SPATALE: Oui. ITHYS: D'où procède-t-il que les uns aient l'avantage, le

Grec sur le Barbare par exemple? SPATALE : Ne t'adresse pas à moi pour le connaître. ITHYS: Ne serait-ce pas à cause qu'il existe chez les uns des

hommes irremplaçables? SPATALE : Et chez les autres non? ITHYS: Admettons qu'il y en ait moins et qu'ils soient

empêchés d'agir. SPATALE: Je te suis. ITHYS: Il procède de nos arguments qu'un pays vaut à

proportion de ces mêmes hommes. S'il y en a davantage, il sera plus illustre. Comment les découvrir?

SPATALE: Comment?

p. «

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ITHYS: Un esclave est-il irremplaçable? S FATALE: Tu te moques! ITHYS: Un teinturier? SPATALE: Tu plaisantes! ITHYS: Un stratège? Un navarque? SPATALE: On en trouve toujours assez. ITHYS: Et toi, mon bon? SPATALE: Je ne saurais le dire. ITHYS: Si tu mourrais demain, cesserait-on de fabriquer

des cothurnes? SPATALE: Non, assurément. ITHYS: Il est des gens capables de te remplacer. SPATALE: Je le vois bien. ITHYS: Il nous reste à découvrir les autres, ceux qui ne

sont pas susceptibles d'interchange. N'avions-nous pas conclu à ce que tout s'apprend?

SPATALE: Absolument tout. ITHYS: Alors nul homme n échapperait à Vinterchange. SPATALE: Il est partant des choses qui ne s'enseignent

guère. ITHYS: Nous y voilà. Puisqu'elles ne sont à quiconque les

désire, elles doivent être rares. SPATALE: Très rares. ITHYS: Mais admirables- parce qu elles confèrent certains

privilèges à ceux qui s'en prévalent tout d'abord, à leur pays ensuite.

SPATALE: C'est fort bien dit. ITHYS: L'honneur en rejaillit sur toi. Exerce ton métier

parmi les Scythes: ils te respecteront à cause que tu viens d'Athè-nes et plus que l'un des leurs, tu peux m'en croire. A qui le devras-tu?

SPATALE: Aux hommes irremplaçables. ITHYS: Il est besoin qu'on les révère. SPATALE: Et je t'approuve là-dessus. ITHYS: Il est très mal de les semondre ou de les insulter._ SPATALE: C'est le fait d'une ingratitude noire.

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ITHYS: Encore une fois, comment les déceler parmi ta foule:" Mais vu que tout ne saurait être enseigné, nous poserons qu'ils l'ont en propre.

SPATALE: Quoi, je te prie? ITHYS: Ce tout qui manque au reste des mortels. Ils

naissent avec lui, je pense; et ne l'apprennent point, je gagerais. SPATALE: C'est évident. ITHYS: Et cette vertu merveilleuse périt-elle avec eux? SPATALE: Ce serait dommage. ITHYS: Ils la transmettent aux générations à venir. N'af-

firmâmes-nous pas qu'une chose est supérieure à proportion de sa durée?

SPATALE: Je me le remémore. ITHYS: Ainsi ces hommes sont de beaucoup les meilleurs

du fait qu'ils naissent instruits dans leur métier et ne consument point leur temps aux oeuvres passagères.

SPATALE: J'en conviens. ITHYS: Et tu leur lances des brocards et les appelles pa-

rasites. SPATALE: Moi? ITHYS: Il n'y a pas une heure de cela. SPATALE: Serais-tu l'un de ces irremplaçables? ITHYS: A toi d'en juger. SPATALE : Je le concède, mais est-ce juste que je travaille

d'arrache-pied quand je te vois dans la mollesse et ma fonction est-elle méprisable à cause qu'on me l'enseigna? Suis-je inutile ou non? iti

ITHYS: Représente-toi le corps humain: il te le dira. SPATALE: De quelle façon? ITHYS: Il se soutient à l'aide de ses membres et d'un en-

semble de systèmes concertés de qui l'essence est le travail. SPATALE : La figure m'agrée. ITHYS: Et dans quel but, mon bon? SPATALE: Afin de vivre et de se perpétuer. ITHYS: Il est partant semblable aux animaux SPATALE: Oui, certes.

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ITHYS: Mais il ne laisse pas d'en différer. SPATALE: Cela ëst juste aussi. ITHYS: Par ses fonctions réputées nobles et qui ne parti-

cipent d'aucun système pour ce qui est de la substance. L'âme, c'est le tyran qui régente une ville et qui demeure en son palais cependant que le commun des hommes vaque aux labours, trafi-que, échange, rivalisant d'ardeur afin de mieux l'entretenir.

SPATALE: Que ne secouent-ils ce joug! ITHYS: Ils y perdraient vu qu'ils se nuiraient davantage

s'ils n'étaient point régis et tout d'abord leur dignité. SPATALE: Comment? ITHYS: Parce quë le tyran l'incarne et qu'il paraît assez

fort au point que la révolte est impossible. Souffrirais-tu qu'on t'abordât avec ces mots: "As-tu bien digéré?", qu'on décernât le prix de la sagesse à qui se targuerait d'un ventre nonpareil, qu'on prisât les humains à la longueur des appendices et cent mille folies qui te feraient rougir, je pense?

SPATALE: Tu te moques! ITHYS: C'est ainsi que vous agissez, vous autres, quand

vous nous préférez tel insolent braillard, tel démagogue ou je ne sais quel parvenu de bas étage. Quiconque est de bon sens se voit avec les yeux de son voisin ou de sa descendance et ne crois pas que tu leur puisses dérober tes fautes: tu cacherais plutôt cinq éléphants sous ton aisselle. Oui, je respecte ton travail, mais veille à ne t'en vanter point: si tu parais utile c'est par le nombre seule-ment de tes semblables auxquels on songe en te voyant. Tu n'es rien par toi-même.

SPATALE: Me voilà fort bien partagé! ITHYS: Les dieux m'exaucent. Au revoir!

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CE MONDE QUI SE MEURT, QUE NOUS NE REVERRONS, NOUS ESPÉRONS EN VAIN QU'UN JOUR IL NOUS RE-Bf, 1 [VIENNE. L'ON VEUT NOTRE SILENCE ET NOUS NE L'OUBLIONS, CE MONDE QUI SE MEURT, QUE NOUS NE REVERRONS. IL PASSA COMME UN SONGE ET NOUS LUI SURVIVONS, IL NOUS RETIENT CAPTIFS ET NOUS PORTONS SA 1. [CHAÎNE, CE MONDE QUI SE MEURT, QUE NOUS NE REVERRONS. NOUS ATTENDONS EN VAIN QU'UN JOUR IL NOUS RE-

[VIENNB.

EMBASICÈTE ET DINOGITON OU DE L'EMPLOI DE QUELQUES ARCHAÏSMES

EMBASICÈTE: Salut, mon voisin! Te pais-je accom-pagner?

DINOGITON: Où cela? EMBASICÈTE: Aux bains, sans doute. DINOGITON: Comment le sais-tu? EMBASICÈTE: De science certaine. DINOGITON: Mais encore? EMBASICÈTE: Je m'en rapporte au témoignage de mes

yeux. Que me dérobes-tu là? Des serviettes? Des étrilles? Va, je te suis.

DINOGITON: Maudits objets! Je les cachai si bien à ton approche!

EMBASICÈTE: Et pourquoi, je te prie? DINOGITON : Je m'en retourne de ce pas EMBASICÈTE: Suis-je l'Hydre de Lerne? DINOGITON: Non. EMBASICÈTE: Ou la Chimère?

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DINOCITON: Non, pis que tout cela. EMBASICÈTE: Méduse alors. DINOGITON: Méduse, soit. EMBASICÈTE: Demeure sur place, infortuné, que je te

pétrifie! DINOGITON: Il ne tient qu'à moi de l'être par tes sots

discours. EMBASICÈTE: Tu mangeas de la langue de chien. DINOGITON: Je souperais de feu mon père, quoique

n'étant pas Scythe, plutôt que de rester à portée de ta voix. EMBASICÈTE: Tu m'accables. DINOGITON: Pédant blafard! EMBASICÈTE: Et tu m'injuries. DINOGITON: Et je te battrais au besoin. EMBASICÈTE: Dis-m'en la cause. DINOGITON: Ne la sais-tu pas encore? EMBASICÈTE: Que tardes-tu à me la découvrir f DINOGITON : Je n'ai pas accoutumé de blanchir les

nègres. EMBASICÈTE: Socrate affirme néanmoins que l'on ne

pèche que par ignorance. Veuille dissiper la mienne. DINOGITON: Quel langage parles-tu? EMBASICÈTE: Mais celui de nos pères. DINOGITON: C'est justement ce que l'on te reproche.

Que ne remontes-tu à Cécrops? EMBASICÈTE: Est-ce de cela qu'il s'agit? DINOGITON : Oui, de cela même: de tes archaïsmes. EMBASICÈTE: Qu'est-ce donc qu'un archaïsme? DINOGITON: Tu me le demandes? EMBASICÈTE: Oui. DINOGITON: C'est un mot tombé en désuétude ou quel-

que tour de phrase suranné. EMBASICÈTE: Mais encore? DINOGITON: Un mot que nul n'entend, hormis les

doctes lesquels, au demeurant, n'ont garde d'y avoir recours s'ils sont dans leur bon sens.

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EMBASICÈTE: Et s'ils ne laissaient de le faire? DINOCITON: On tes nommerait pédants et tous les pé-

dants ne sont pas des doctes à cause qu'ils n'en ont que la figure et point la modestie.

EMBASICÈTE: Un archaïsme est donc victime de l'usage. DINOGITON: C'est bien cela. EMBASICÈTE: Et rien n'est meilleur que l'usage. DINOGITON : Je m'en tiens à lui seul. EMBASICÈTE: Pas même la vertu? DINOGITON: Lorsqu'elle se conforme à l'usage. EMBASICÈTE: Le sentiment qu'on en éprouve, chan-

ge-t-il? DINOGITON: Non. EMBASICÈTE: Il est partant irremplaçable. DINOGITON : Je te l'accorde. EMBASICÈTE: Nul ne donnerait, je pense, le certain pour

l'incertain. DINOGITON: A moins d'être un fol. EMBASICÈTE: Il en est de plusieurs choses comme du

sentiment de la vertu. DINOGITON: Desquelles, par exemple? EMBASICÈTE: De l'art d'émonder les arbres, de tailler

tes vignes ou de gauler des noix. DINOGITON : D'écaler les amandes ou de décosser les

fèves. EMBASICÈTE : Et de mille autres que je ne mentionne

pas. L'usage s'en maintient pareil depuis tes origines. DINOGITON: Parce qu'il dépend de ta nature de ces

choses qui ne se transforme guère. EMBASICÈTE: Et du procédé que l'on emploie. Il n'est

bon que s'il s'avère simple. DINOGITON: Apparemment. EMBASICÈTE: Serait-il sage de construire une tour de

bois plus haute que les arbres afin de mieux les émonder^ DINOGITON: Tu plaisantes.

Page 23: Albert Caraco - Contes - Édition de 1943

EMBASICÈTE: Ou de cueillir les noix une par une? DINOGITON: Cesse de me tenir de semblables discours! EMBASICÈTE: Lorsque tel mot exprime ce que l'on veut

dire, faut-il y suppléer par une phrase:' DINOGITON : Cela confine à la démence. EMBASICÈTE: Tu me parais sévère, car si le terme nous

offense ou que la périphrase soit belle, il n'est pas juste de les dédaigner, mais enfin je t'approuve.

DINOGITON: C'est bon. EMBASICÈTE: Mais toi, ne laisseras-tu de te contre-

dire:' DINOGITON: Plaît-il? EMBASICÈTE : Suppose que ce mot — irremplaçable en

vérité — vienne à tomber dans le décri — cela se produit quel-quefois —, et quelle serait ta conduite?

DINOGITON : Tu veux m'emharasser: l'usage ne saurait faillir.

EMBA.SICÈTE: En dépit de la raison? DINOGITON: En dépit de la raison même. EMBASICÈTE: Et si l'usage lui rendait justice? DINOGITON: Comment cela? EMBASICÈTE: N'arrive-t-il pas souvent qu'un terme

qu'on eût pu croire désuet remonte à la surface? DINOGITON: Oui. EMBASICÈTE: Cela ne prouve-t-il rien? DINOGITON: Parle qu'on t'entende. EMBASICÈTE: Cela démontre clairement qu'on ne saurait

le remplacer et qu'ayant battu la campagne et proféré mille folies, on y revient par un détour plutôt que d'avouer sa faute. En atten-dant, l'on erre et l'on s'abuse.

DINOGITON: Que m'importe! EMBASICÈTE: Sera-ce un archaïsme? DINOGITON: Non, certes. EMBASICÈTE : Et si, par aventure, un simple se prévaut

de plusieurs composés, adrnets-tu qu'il soit juste d'oublier le simple?

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DINOGITON: Apparemment non. EMBASICÈTE: Ou que, faisant emploi du simple, on

veuille négliger ses annexions et ses conquêtes chez les préfixes? DINOGITON: Pas davantage. EMBASICÈTE: Mais tu les nommes archaïsmes. DINOGITON: J'ai tort et la plupart aussi. EMBASICÈTE: Dis-moi, qu aimes-tu mieux, ta langue ow

ceux qui la déforment? . . DINOGITON : Je ne tiens pas à me battre pour un si mince

sujet. EMBASICÈTE: Qui concerte les langages, est-ce la foule

ou les doctes? DINOGITON : La foule, à ce que je présume. EMBASICÈTE: Dinogiton, vas-tu chercher des truffes? DINOGITON: Oui. EMBASICÈTE: Comment procèdes-tu? DINOGITON: Je prends un porcelet. EMBASICÈTE: Et puis? DINOGITON: Je gagne une chênaie ou quelque forêt

proche. EMBASICÈTE: A merveille. DINOGITON : Je me repose sur le flair de l'animal et je

te laisse fouiller çà et là. EMBASICÈTE : Jusqu'à ce qu'il découvre une truffe. DINOGITON: Oui. EMBASICÈTE: La lui laisses-tu manger? DINOGITON : Quelle folie! Je lui décharge un coup sur

le groin et la lui ôte incontinent. EMBASICÈTE: Pourquoi cela? DINOGITON : A cause que j'en fais meilleur usage. EMBASICÈTE: Vois-tu, Dinogiton, la foule est un truf-

fier capable et qui décèle des trésors sans en pouvoir tirer parti. Le docte vient et les lui quitte afin de les polir et de les apprêter. Il prend la truffe et la nettoie, la met en sa cuisine et la trans-forme en un mets nonpareil. S'il n'agissait point de la sorte, on y perdrait et jusques à la foule. Le peuple nè discerne pas les glands

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d'avec les truffes et sans le peuple, il n'est plus de doctes, il n'est que des extravagants. Il est requis que l'on s'entraide et se res-pecte afin de conserver l'idiome, et que les uns défèrent à l'avis des autres. Nul juge ne doit inventer sa cause et nul plaideur ne trancher la sienne. Ainsi la langue reste belle.

DINOGITON: Je puis donner ma voix à ce que tu avances. EMBASICÈTE: Si je m'exprime quelquefois d'une ma-

nière désuète, c'est bien plutôt afin de maintenir l'acquis que pour me faire valoir aux yeux des sots. Je vous précède de fort peu d'années tant il est vrai que vous y viendrez à votre tour

DINOGITON: Comment? EMBASICÈTE: Par le canal d'un auteur de mérite, d'un

orateur ou d'un poète qui leur confèrent à nouveau le droit de cité parmi nous, à ces vieux mots de nos ancêtres, à ces reliques du passé.

DINOGITON: Sinon? EMBASICÈTE: Alors appréhende le pire. DINOGITON: Explique-toi. EMBASICÈTE: Il n'est de langue qui ne doive remonter

aux sources ne fût-ce qu'afin d'obvier au changement lequel n'est bon que si l'on y résiste. Il faut combattre, mon ami, combattre et céder pas à pas. Un peuple a ses coutumes et plus il est ancien, plus elles font partie de sa substance: au lieu que de s'en départir, il doit y ramener les autres s'il n'entend qu'on le subjugue par cette voie. Sa langue est l'âme du passé, son gage de survie: qu'il ne la perde point, qu'il l'aime et la protège! Qu'il la transforme, s'il le juge bon, qu'il la transforme doucement par une pente imperceptible et harmonieuse, en gardant son essence et son génie. Parler n'est pas un phénomène naturel: il est humain et souffre donc qu'on le dirige et c'est la tâche des poètes et des écrivains. Qu'ils soient les champions de leur langue et non pas lés leurs propres!

DINOGITON : Les peuples agissent-ils de la sorte? EMBASICÈTE: Quelquefois. Le plus souvent, ils dégénè-

rent aux côtés de leur langue: le devenir triomphe d'eux et la nature de l'humanité.

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DINOGITON: A quel moment? EMBASICÈTE: Lorsque le peuple se sépare des meilleurs

et que les meilleurs le dédaignent, quand chacun s'est forgé sa langue et qu'ils ne se comprennent plus. L'idiome est une récorri' pense de l'historicité.

DINOGITON: Pourquoi cette scission? EMBASICÈTE: Quand un peuple admet un trop grand

nombre de nouveaux-venus et m les assimile au fur et à mesure, ce peuple change et son langage aussi: tout semble retourner aux origines et les formules en cours paraissent compromises. Les meilleurs, purs de tout mélange ou forts au point de ne s'en ressentir, restés pareils à ce qu'ils furent, les gardiens de la tra-dition, s'isolent, ne trouvant plus d'écho jusqu'à ce qu'un beau jour une autre élite les remplace, le fruit du métissage lent, qui forgera d'autres formules et parlera d'autres langages. Et cette loi régit le monde et c'est pourquoi tous nos efforts sont vains.

DINOGITON: Quand dit-on qu'une langue est belle? EMBASICÈTE: Une langue est belle lorsqu'on la parte

bien.

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IL EST FACILE DE PRISER LES MORTS A CAUSE QUE L'ON SAIT QU'ILS N'EN PROFITENT GUÈRE ET QU'IL EST DE BON TON D'AGIR DE CETTE SORTE. IL NE NOUS COÛTE POINT DE LEUR TIRER LA RÉVÉRENCE ET L'AC-TE, AU LIEU QUE DE NOUS RAVALER, NOUS PARE MAIN-TES FOIS D'UN SEMBLANT DE JUSTICE SOUS LE COU-VERT DUQUEL IL EST LOISIBLE D'ACCABLER BIEN DES VIVANTS. COMBLER D'HOMMAGES UN VIVANT QUI LE MÉRITE N'EST PAS LE PROPRE DE CHACUN: IL FAUT ÊTRE TRES GRAND POUR QU'UN TEL ACTE NE NOUS DIMINUE, EN NOTRE ESPRIT DU MOINS. QUOI QU'IL EN SOIT, MORT OU VIVANT, UN HOMME ILLUSTRE L'EST A CE DEGRÉ QU'IL PASSE UN PEU DE CETTE PRÉCEL-LENCE A CEUX QUI LE DÉCHIRENT.

ÉVANDRE ET ZOÏLE OU DES DROITS ET DES DEVOIRS DE LA CRITIQUE

ÉVANDRE: A Zoïle, salut! ZOÏLE: Tu ferais mieux de trembler, malheureux: il n'est

mortel qui ne me craigne 1 ÉVANDRE: Lorsqu'il se mêle d'écrire. ZOÏLE: Je juge souverainement. ÉVANDRE:

Car ton oeil que le songe a noyé de sa brume Regarde l'univers frémir devant ta plume. Croyant voir déférer à tes moindres avis La tourbe des auteurs devant l'oracle assis.

de me servir d'un stylet, mon bon. . ^ "" d'une arme à

quuurupie trancnant munie de pointes et de crocs. ZOlLE: Dont je fustige quiconque me brava.

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ÉVANDRE: Et l'ombre d'Homère. . . ZOÏLE: Depuis que je parus. . . ÊVANDRE: Erre privée de repos. . . ZOÏLE: Entre l'Eridan et le Cocyte. ÉV ANDRE: Que lui reproches-tu? ZOÏLE: De n'être pas Zoïle. ÉV ANDRE: Est-ce un crimes' ZOÏLE: Un crime sans pardon, un crime irrémissible, le

pire des forfaits. ÉVANDRE: J'implore ta clémence. ZOÏLE: Tu passes de l'eau dans un crible. ÉVANDRE : J'en appelle à ta grandeur. ZOÏLE: Ma grandeur daigne entr'ouvrir l'oreille. ÉVANDRE: Qu'elle me la prête. ZOÏLE: Elle y consent. ÉVANDRE: Un nouveau-né vagit. ZOÏLE: Qu'il meure! ÉVANDRE: Et réclame ton sein. ZOÏLE: Il n'en verra pas le tétin, foi de Zoïlel Expose-le,

qu'on en finisse. ÉVANDRE: Refuses-tu de lui bailler secours? ZOÏLE: Je le jure par le platane et le chien! ÉVANDRE: Et si je te le donne? ZOÏLE: Je le déchirerai. ÉVANDRE: Dis-moi, Zotle, quel homme es-tu? ZOÏLE: Je suis Zoïle, de la tribu Aristophage, du dème du

Vautour, de profession critique littéraire et, tout petit, je déchi-rais déjà le sein de ma nourrice.

ÉVANDRE: Tu naquis avec une dent? ZOÏLE: Et des ongles, mon bon! Je m'en servis en guise

de stylet et trouai la tablette: nul auteur ne me résista. ÉVANDRE: Heureux Zoïle! ZOÏLE: Puis je pinçai les cordes de la lyre, les rompant

d'un seul coup. Je grandis, effroi des libraires et des bibliothè" ques. Les villes se vidaient à mon approche et lorsque j'y entrais par une porte, les auteurs s'échappaient à travers l'autre. Pareil

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à Dionysos, j'eusse pu conquérir les Indes, mais je voulus sauver la Grèce qui en avait besoin, je pense.

ËVANDRE: Que ne t'accordes-tu quelque repos! ZOÏLE: Homère est terrassé: il me reste Pindare et les au-

tres. Je n'en ferai qu'une bouchée. ÉV AN DRE: Et les modernes, les épargnes-tu? , . , . ZOÏLE: S'ils ne s'illustrent pas dans la carrière. J'ai l'oeil

sur vous, prêt à vous dévorer. ÊVANDRE: Avant que d'y venir, il te faut digérer Pin-

dare, dur morceau plein de gantelets de plomb, d'essieux de chars et de muscles bandés.

ZOÏLE: J'entends qu'il se. faisande. ÉVANDRE: Eschyle et l'armée de Xerxès. Où mettras-tu

Mégabatès, Amistrès et Masistrès? Ou le choeur des Suppliantes? Et les Atrides, les as-tu oubliés, tout saignants qu'ils sont?

ZOÏLE: Je les grillerai, mon bon, et quant aux Perses, j'en garnirai un boudin de mille parasanges.

ÉVANDRE: Dis-moi, Zoïle, quel homme est-ce qu'un cri-tique?

ZOÏLE: C'est le fléau de l'univers. ÉVANDRE: N'en comptons-nous pas assez? ZOÏLE: Mais point de la même sorte. ÉVANDRE: Et que fais-tu? ZOÏLE: Je détruis. ÉVANDRE: Pourquoi? ZOÏLE: Parce que je ne puis construire et que nul ouvrage

ne naîtra de mes mains. ÉVANDRE: Je te croyais investi d'une haute mission. ZOÏLE: Laquelle? ÉVANDRE: Celle de paranymphe. Un auteur est comme

une épousée que tu conduis auprès de la couche nuptiale. Si tu l'as choisie avenante, belle et pleine de vertus cachées, est-il juste d'en médire à l'heure même où son époux lui tend les bras et d'agir en sorte qu'il la répudie avant de la connaître? Si le public s est reposé sur toi, s'il t'a commis à juger à sa place, pourquoi le bernes-tu, Zoïle? Pourquoi le trompes-tu?

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ZOÏLE: Que n'est-il donc capable de discerner le vrai d'avec le faux!

ÉVANDRE: Le peuple aime tes certitudes qui le dispensent d'opiner. Les auteurs de renom, il les admire et les défend ainsi qu'un héritage, il ne supporte qu'on y touche lors même qu'il ne les pratique plus. Le richard ne veut à sa table que les anguilles du lac Copaïs et dût-il vivre au-delà de Corinthe où l'on en trouve de fort belles. Le jugement public est sujet à l'erreur, ce qui n'est pas si grave, mais le public n'est pas sans le savoir, ce qui me semble pis: aussi fait-il un grand cas des formules et tes pareils sont ceux qui les enfantent.

ZOÏLE: Crains que je ne sois bientôt pris de semblables dou-leurs et que mettant au monde une formule, je ne t'abaisse aux yeux de la postérité!

ÊVANDRE: Il faut que tu me lises tout d'abord. ZOÏLE: Cela n'y change rien. ÊV ANDRE: Explique-toi. ZOÏLE: Comment!' Ne sais-tu pas que je pars en campagne

muni d'un casque à triple aigrette, d'un bouclier couvert de douze peaux de boeuf et d'un glaive à quadruple tranchant?

ÉV ANDRE: Achille eût fui, je le présume. ZOÏLE: Du casque je menace les auteurs et sa visière me

permet d'en voir assez pour leur porter des coups. ÊV ANDRE: Et s'ils méritaient des louanges? ZOÏLE: Je n'en ai cure. Regarde-t-on à la beauté de l'ad-

versaire quand on l'affronte en combat singulier? J'ajoute que, depuis que j'écorchai Homère, je me promène vêtu de sa peau, spectacle formidable s'il en est.

ÊVANDRE: Une oeuvre n'est donc rien? ZOÏLE: Mais le critique est tout. ÊVANDRE: Et n'est-il pas loisible de te suborner? ZOÏLE: Il te faudrait la corne d'Amalthêe vu que je pèse

trois talents. ÊVANDRE: Scrupule délicat! ZOÏLE: Quant à mon corps. Un autre Zdile me serait

rendu.

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ÉVANDRE: Trois talents d'or F ZOÏLE: Arrête, malheureux'. Le corps, c'est peu de chose.

Et mon renom vaudrait bien davantage. ÊVANDRE: Les trésors de Cyrus n'y suffiraient. Apprends-

moi seulement comment je dois m'y prendre afin de me mouler sur toi.

ZOÏLE: Tu n'y parviendrais. ÊV ANDRE: Je te supplie, Zdilel ZOÏLE: J'aurai donc un disciple. Ecoute-moi, mon bon. ÊVANDRE: Voici. ZOÏLE: Apprends que nulle chose ici-bas n'échappe au

ridicule. C'est mon glaive de chevet et mon recours suprême avec lequel on foudroie les titans. Momus est l'âme du critique et les Furies ses mains.

ÊVANDRE: Dieux, quel exorde! ZOÏI^E: Passe sur les beautés de l'ouvrage. Si tu n'en parles,

il n'est personne susceptible de les découvrir. ÊVANDRE: Cela est merveilleux. ZOÏLE: Les beautés sont pour le critique un pan de mur

au pied duquel il est contraint de s'arrêter. Que faire alors? Il t'est permis de cheminer le long de la muraille si tu la veux tourner, mais si tu trouves quelque fente, va te glisser au travers d'elle au moyen d'une transition. Ce ne sont là que des escampatives et qui ne t'avantagent guère. Or si tu veux forcer l'obstacle, regarde-le de près, mon bon, et veille à déceler les fautes, les ouvertures, les reliefs, les manquements imperceptibles, puis t'aidant de ce dont tu disposes, tu franchiras le parement et gagneras le faîte. Arrivé là, mon bon, il te convient de relater ton entreprise et de faire acte de censeur. Va, dénonce et flétris et ne crains pas que le public se lasse de te suivre: qu'il soit ton complice au besoin!

ÊVANDRE: Admirable stratagème! ZOÏLE: Loin d'encourir son blâme, tu l'obligeras et d'au-

tant mieux qu'il sentira la grandeur de l'ouvrage et te devra les moyens de la battre en ruine.

ÊVANDRE: Indique-moi tes procédés. ZOÏLE: En voici quelques uns. Je recommande assez les

p. s

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généralisations hâtives établissant une tendance. Qu'un auteur emploie certains archaïsmes et je dirai qu'il archatse. S'il commet une faute de syntaxe, je le renvoie au banc des écoliers et laisse entendra qu'il ignore la langue.

ÉVANDRE: En est-il d'autres? ZOÏLE: J'écrase volontiers l'auteur sous le sujet qu'il traite,

faisant assaut d'érudition, mais tout cela n'est rien. ÉV ANDRE: Parle, mon très cher. ZOÏLE: J'accède à ta demande. Oui tout cela n'est rien au

regard de certaines louanges dont je conserve le secret et l'emploi redoutable.

ËVANDRE: De louanges? ZOÏLE: De ces louanges feintes et pleines de retours cachés,

de ces manoeuvres susceptibles de donner le change, de l'équité mise au service de la tromperie et de ces concessions en apparence qu'un noble ouvrage craint plus que les blâmes. Il n'est pire avanie qu'un semblant de justice.

ÉVANDRE: Admirable Zoïlel ZO'iLE: Voilà quelques principes de critique littéraire. Il

s'agit maintenant de composer le tout afin de flatter le palais sans charger l'estomac, d'y mêler d'un commun accord l'utile et l'agréable, le grave et le badin, le vulgaire et le sublime ainsi que mille autres ingrédients. Si ion s'adresse au peuple, on prend une marmite et l'emplit de lupins et de pois avec trois gousses d'ail, du gros sel, des oignons et du lard enveloppé dans une feuille de figuier. Si l'on aborde les richards, on leur découpe un sanglier à la troyenne farci d'un beau chevreuil, d'un lièvre, d'un perdreau sans oublier le rossignol. Si l'on écrit pour les savants, les musi-ciens et les poètes, on y mettra de Vache et du laurier.

ÉVANDRE: Je fus poète et je serai critique désormais. Souffre que j'aille de ce pas briser ma lyre et que, muni d'une besace, je vagabonde çà et là, devenu parasite à l'instar de Zoïlel

ZOÏLE: Moi, parasite? ÉVANDRE: lou, iou, péanl Avancez, critiques littéraires,

brandons de la discorde et suppôts d'injustice, avancez: la table est prête et le festin vous attend. Allez, mangez, pillez et n'ayez

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garde d'insulter vos hôtes et lorsque vous aurez tout pris, lourds de vins et de viandes, secouez les miettes du manteau en disant: "Mais, par le Styx, moi je n'emporte rien!" lou, iou, péanl Allez, tendrons, votre besace est pleine, allez, aveugles éternels en chan-celant vers le public qui vous commit ses yeux pour que vous les bandâtes et dissertez qu'on vous écoute, proférant dix mille non-sens! Et toi, Zo'ile, digne détracteur d'Homère, reçois le prix de tes forfaits. Ma lyre sonne faux, dis-tu? (il le bat). Qu'y a-t-il de commun entre la lyre et l'âne? (il le bat),

ZOÏLE: A moi, compagnons, sauvez-moi de ses mains! ÉVANDRE: Oui, oui, implore leur secours. Vous vous

mettriez au bout d'une chaîne, tous tant que vous êtes, que vous ne me tireriez point à bas, je le jure. En attendant, souffrez que je l'assomme (il le bat).

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QUI NOUS ÔTE LA PEUR DE MOURIR NOUS QUITTE

LA RAISON DE VIVRE CAR NOUS SOMMES HUMAINS

DANS LA MESURE OÙ NOUS NOUS SENTONS PÉRISSA-

BLES. ON N'EST EN DROIT DE DÉPRISER LA MORT

QU'APRÈS AVOIR VAINCU LA PEUR DONT ELLE NOUS

AFFECTE ET IL N'EST HOMME DE COURAGE QUI NE LA

BOIVE RESSENTIR POUR MÉRITER CE NOM, ET PLUS

GRANDE EST LA PEUR, PLUS GRAND EST LE COURAGE.

LA PEUR ENFIN DÉLIVRE DE L'ANGOISSE A CAUSE

QU'ELLE SAIT CE DONT ELLE PROCÈDE ET QUE LE

FAIT DE LE SAVOIR LUI DONNE LE MOYEN DE LE

COMBATTRE ET DE LE TERRASSER.

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LA MORT ET

LE ROI

V • CAMCOTU& Rcrr-'TiH-' l

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LA MORT ET LE ROI

H était un roi, digne objet d'envie pour tous les souverains tant la fortune avait comblé ses voeux. Après mainte guerre heureuse, il voyait ses domaines accrus et le bruit de ses ex-ploits porté à travers monts et mers. Il laissa les travaux de Mars afin de veiller au bonheur de ses peuples, remportant de la sorte des victoires moins cruelles. Le destin se montra favo-rable à ses prétentions et il répara les torts de sa jeunesse, effaçant la mémoire de ceux dont ses pères se rendirent coupa-bles. Bien des années passèrent mais il les sut mettre à profit et, devenu vieux, puisa une verdeur nouvelle dans les acclama-tions de ses sujets. Il advint qu'un beau jour il forma le désir de contempler son oeuvre car il se sentait las d'encens et de panégyriques. Il appela la Mort, elle vint à tire-d'aile.

—Je te servis au cours de mes campagnes, lui dit-il, et je ne cesse de m'en repentir. Ma douceur eut raison des maux que je causai. Je brûle d'éprouver l'amour que ce pays me porte.

—Crains de sonder le coeur d'un peuple, lui répliqua la Mort. Tu les accablerais de bienfaits qu'il serait vain de t'assurer sur leur constance. Ta vie même y met obstacle et, pour mériter leur affection, il t'importe de mourir d'abord. Si, par aventure, ton successeur les opprimait, tu les verrais en foule au pied de ton image, t'offrant l'amour qu'ils te refusent à dessein.

—J'ai grand-peine à le croire, répondit le roi, et loin d'acquiescer à ta proposition, je suis prêt à conclure un marché qui pourrait tourner à ton avantage: je te cède la vie de tous

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ceux que ma fin remplirait d'aise en place de la mienne propre.

—Que ta volonté s'accomplisse, fit la Mort. Le travail ne me manquera pas!

Et, sur le champ, elle se mit à la besogne. A la campagne comme en ville, les gens trépassaient par centaines. Les fos-soyeurs ne suffirent à la tâche. La Cour se vida la première et les antichambres, où bniissait une coterie frivole, se dépeuplè-rent d'étrange façon. Les quémandeurs seuls y firent le pied de grue de même que les parasites. Le roi s'en consola fort sage-ment, d'autant plus que ses vieux compagnons d'armes lui res-tèrent. Quant au Palais, il devint un musée d'antiques et des poètes cacochymes y célébraient la beauté des perruques et les amours de Philémon tandis que mille dames aux appas funèbres y déployaient leur grâce compassée.

Or le péril prit bientôt d'inquiétantes dimensions, la Mort besognant sans relâche. Les rapports affluaient de toutes parts, les secrétaires ahanaient devant les piles et le Conseil du Roi, rendu perplexe en dépit de ses citations latines, concluait parmi les toussotements catarrheux, au non liquet suivi du non pos-sumus. La fleur de la jeunesse avait péri et la puissance de l'état paraissait compromise. Sans qu'il désertât un homme, l'armée fondait à vue d'oeil. Les vieillards et les enfants sur-vivaient, mais le pays manquait de bras pour élever les uns et secourir les autres.

Alors le roi, s'arrachant aux délices de la Cour, cita la Mort et la couvrit de ses reproches. Il la somma de le mener au chevet des mourants sOus une forme empruntée. Ils visitèrent un courtisan à l'agonie qui pensa voir en eux son confesseur et le médecin. Le roi voulut l'interroger. Le gentilhomme le prévint par ces mots: — Voilà que je péris et dans la fleur de l'âge quand notre souverain s'entête à survivre! — N'est-ce npint le meilleur des princes? — Et qu'importe! Tout nouveau, tout beau. Nous sommes las, nous autres, de ces barbons qui nous régentent, nous ôtant les moyens de briguer les honneurs. Que

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ne cède-t-il la place au filsî — Gagnerez-vous au change? — C'est un risque à courir, par ma fo i !

Ces aveux irritèrent le roi qui partit, vouant l'homme aux puissances infernales. La Mort le mit en face d'un jouvenceau do bonne bourgeoisie bien prêt à rendre l'âme emmi les parents, consternés : — Tu vas mourir, lui dit le roi, et quitter un heureux royaume. — Je m'en irais tout consolé si notre prince me sui-vait en la tombe. — Que lui reproches-tu? — Cet importun sommeil dans lequel il nous retient. Au temps de feu mon père,, on s'illustrait d'autre façon : les occasions ne faisaient pas défaut. Nous, nous vivons sur le passé, contraints de l'admirer encore. Cest, je le jure, l'époque la plus indigne du monde !

—Ce jeune sot mérite de périr, dit le roi merveilleusement courroucé. Pourquoi cette soif de changements et ce goût de la catastrophe? Va, je te l'abandonne puisqu'il déprise l'agrément d'une profonde paix. Je fus donc vain lorsque je l'établis !

En guise de réplique, la Mort le plante au chevet d'un vieil adversaire et de son fils payant tribut à la nature et d'un com-mun accord: — Je m'afflige de vous savoir expirants. — Et nous le sommes davantage. Qui vengera la patrie opprimée? — Pourtant le souverain vous combla-t-il d'honneurs. — Et nou» ravit l'indépendance. — Mais un despote vous gouvernait, ce me semble, un despote cruel. — Du moins était-il des nôtres. — Que vous importe! — Mieux vaut pâtir avec les siens que prospérer sous d'autres lois. Si je le hais c'est parce qu'il s'en-tend à gagner trop de monde à sa cause et j'eusse voulu qu'il nous accablât!

Le roi se tourna vers la Mort: — Il t'est permis d'en dis-poser. J'admire toutefois leur résolution. H m'est dur de le» voir s'eteindre. — N'es-tu pas effrayé et me demandes-tu de ces-ser mes ravages? — Mon peuple me consolera.

La Mort le transporta dans une méchante cabane où gisait un croquant dont la fin semblait proche : — Ô malheureux, gémit le roi, te faut-il donc mourir? — Hélas! Mais lui, notre maître, il ne se presse guère ! — Que t'en chaut ? — Ah, pour çà ! C'est un fier spectacle que les funérailles, et brave! Et puis vien-

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nent les fêtes du couronnement et l'on y fait bombance. Mon père me le conta. Moi, misérable que je suis, je n'en verrai plus de ma vie et trépasserai sans goûter de leurs vins et de leurs viandes.

Le roi pleura amèrement, priant la Mort d'accorder grâce à l'homme. Elle l'emmena devant son propre fils prêt à finir ses jours. Le prince se voila la face et telle fut son amertume qu'il garda le silence. La Mort le saisit par la main: — Te voilà convaincu, je pense, de l'inanité de tes espoirs, lui dit-elle. Tu n'eus pas tort de te fonder sur eux, mais les temps sont changés et nul n'entrave leur avance. Ton siècle t'honora, l'Histoire te couronne et l'immortalité te semble acquise. Or sache que tu es passé. Ne taxe pas le monde d'ingratitude à cause qu'il découvre en toi l'obstacle à son mérite et qu'il redoute de vieillir sans t'avoir égalé. Il t'est loisible de railler ses fautes et de sourire de ses illusions encore qu'il t'importe de te remémorer les tien-nes. Ton expérience est grande, je l'avoue, si grande que tu parais son esclave: pour vaincre, il est parfois besoin d'en faire son deuil. Trop de sagesse nuit. Le courtisan qui périt sous tes yeux se croyait du mérite et voulait se pousser. Une noble ambition bouillait en ce jeune homme qui mourut après lui, son ardeur l'incitant à mépriser ce monde trop commode que leur forgèrent tes exploits. Que ses pareils se règlent sur un tel exemple et ton royaume sera bien gardé! Quant à tes adver-saires, tu prisas leur grande âme et même ne t'en cachas point. Je passe sur le paysan: ne le condamnons-pas s'il n'a que ce plaisir dans l'existence qui lui fut chichement mesurée. Ton fils, enfin, me paraît moins coupable que tu ne le supposes et je te convie à rentrer en toi, te remémorant ta jeunesse. Plus l'enjeu s'avère d'importance et plus l'ambition se hausse, dût-elle croiser l'amour que tu réclames et qu'il te donnerait si tu mourrais par aventure, pleurant en toi le père et non pas le rival dont il souhaite le trépas. Sois l'un ou l'autre, mais choisis!

Le roi rflsta songeur, puis clama d'une voix farouche: — Qu'ils me haïssent pourvu qu'ils me craignent ! — Ne te roidis point, dit la Mort, et ne ruine pas ta cause. Quoi que tu fasses,

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ils te craindront toujours. S'il n'en était ainsi, sans doute te mépriseraient-ils. Qu'ils tremblent en t'aimant car l'amour seul ne te les saurait concilier ou ne t'assurerait que sur le petit nombre. Abandonne le reste à ses misères quotidiennes, soulage-le lorsque les moyens s'en présentent et par pitié, joins à l'amour la force, la force qu'il admire tant pour ne l'avoir pas en par-tage. Mais veille à ne lui réclamer et sous aucun prétexte ce qu'il n'est susceptible de t'offrir. Travaille à son bonheur sans trop le consulter et ne l'éprouve qu'au besoin lorsque les cir-constances t'y contraignent: alors il ne te manquera plus.

Le roi ne trouva que répondre. La Mort prit la parole, achevant son discours de la sorte : —• Viens, car tu es las de vivre. Aurais-tu peur, toi qui m'affrontas si bien sur le champ de bataille? Pour toi, le monde serait désormais petit, mais il te reste le ciel. Au plus haut point de la sagesse, l'homme est digne de m'appeler et de m'aimer: je lui révèle sa propre gran-deur et je suis douce à ceux qui me méritent à l'égal d'une cou-ronne suprême. Viens, et je te la placerai sur le front.

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LES PLUS BELLES RAISONS DU MONDE NE VALENT

PAS UNE CROYANCE BIEN FONDÉE ET, NONOBSTANT

LEUR POIDS, NE LAISSENT DE TOMBER A RIEN POUR

PEU QU'ELLE PERSISTE. IL N'EST DE CONVICTION QUI

IfE PARAISSE LE CEDER ENFIN A L'ANALYSE, MAIS

QUOI QU'ON PASSE, IL RESTERA TOUJOURS CET INVI-

SIBLE FONDEMENT SUR QUI S'ASSURE LA CROYANCE,

CAR L'ANALYSE EST MOUSSE ET NE PÉNÈTRE QUE CE

QUI PARTICIPE BEL ET BIEN DE SA NATURE LAQUELLE

EST DIVISIBLE. OR LA CROYANCE EST UNE ET NE

SAURAIT SE PARTAGER A CAUSE QU'ELLE EXISTE OU

QU'ELLE NE SERAIT POINT. ELLE CONSTITUE L'ÊTRE

PAR ESSENCE ET C'EST POURQUOI SI L'ON PARVIENT A

FAIRE PLANER UN SOUPÇON SUR ELLE AFIN QU'ELLE

EN ARRIVE COMME A SE RÉVOQUER EN DOUTE, ON LA

CONDAMNE A DÉPÉRIR. QU'ON NOUS LA QUITTE ET

LES PLUS BELLES RAISONS DE CE MONDE NE NOUS LA

SAURAIENT RENDRE.

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DE LIDEN ET

DU PATRE

GAUTHIER

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DE LIDEN E T D U P Â T R E G A U T H I E R

Frêle et debout, la main sur le meneau de la fenêtre, elle regarde la forêt qui monte doucement vers elle, la forêt glauque des Ardennes au terreau mêlé de résine, riche de vie cachée dans les sous-bois profonds, la forêt rude et seifrneuriale. Elle rêve aux cités qui s'éveillent là-bas par les plaines de Flandre et le pays du Rhin, aux vastes cathédrales qu'érigent les moines venus d'Occi-dent, aux rues marchandes oti les marteaux résonnnent, oii volent les navettes. Puis elle rentre en l'ombre de la chambre basse près du foyer éteint.

Les prétendants vont arriver, qui du haut de son aire, qui des confins de la plaine, riches, forts, en grand arroi, sou-dards épais gorgés de venaisons et de vins, aux mains noueuses et velues, trousseurs de serves et de garces. De leurs doigts en spatule ils déchireront les pâtés pour en gober la farce et mor-dront à même le jambon tandis que leurs dogues se disputeront les reliefs sous la table. Elle les entend deviser, l'oeil lubrique et la bouche grasse. Bientôt elle quittera le manoir pour contester sa couche aux filles et s'offrir aux dépravations d'un maître lé-gitime, qui la fouaillera de coups, la nourrira d'outrages et qui au moindre des soupçons, la saignera aux quatre membres à moins qu'il ne la traîne par les bois et les guérets, attachée à la queue de l'étalon sauvage. C'est le sort commun de celles de qui chacun se détourne, noble ou serf, prêtre ou laïc. Instrument de plaisir et de perdition, tout mouvement lui demeure interdit. A l'église, enveloppée de voiles, un enclos spécial l'attend. A table, elle se

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tient silencieuse, regardant manger les hommes, essuyant les gau-drioles, se contentant des restes qu'elle consomme à l'écart. On dit bien vrai que dans les terres lointaines et baignées d'un soleil clément, la vie est douce et ses pareilles honorées. Là les vignes s'attachent aux coteaux pierreux ombragés d'olivettes. Les pèlerins de la Strata francigena qui cheminent vers Rome, Saint-Michel du Monte Gargano et Saint-Nicolas de Bari, si blancs et si roses au départ et qui s'en reviennent mordorés, les marchands au. coffre pleii^ d'ivoires et d'émauJ^;ch3f;oyants, ils en relatent merveilles. Elle sait bien qu'elle ne les connaîtra ja|nais, qu'elle se consumera dans l'attente de l'irréalisable et son regard poursuit les nuages qui voguent devers le Midi. Nul ne la comprend, nul ne la veut entendre: sa mère est morte voici; des années, son père l'ignore et caresse une servantcr la valetaille est muette et butée, le chapelain ivrogne et sectaire a coutume de-se signer quand elle passe, les paysans la redoutent à cause de s o » . nom. Le manoir n'est pas vaste et la for€t 'l'enserre; hors-la-Salle aux poutres noircies, jonchée de peaux de ' bêtes, on n 'y < trouve que la Chambre du sire et quelques réduits empestés de remugle, les écuries et le tinel où se tient le domestique. A u , pied de la colline s'étend un village de bûcherons, de pâtres et de charbonniers et qui pourvoit le châtel de. bois, de.laiaE, de ciie, de lard et de miel. Le blé et le vin sont.achetés en plaine.

Dans l'une des cabanes, sise à l'écart, vit la nourrice de; Liden, la fille du sire. Elle sait mille légendes ccanme,c'est l'usage., des charbonniers dont elle est-issue. Liden la-rejoint^maintes fois, pour écouter de sa bouche l'histoire de Wieland le forgeron, les ruses de Loki, le dieu félon, et le, conte de Baldur, le plus beau. des Ases. Le chapelain n'aime guère à les voir ensemble, mais elle; n'en fait aucun cas.

"Mère, rinterroge-rt-elle souvent,, est-il en., ce^ bas monde des hommes semblables à Baldut? Où vivent-ils s'ils existent?".

La vieille souriait doucement et ne répondait, pas. "Dans les villes là-bas? questionnait l'enfant,; ou plus loin ,

encore?". "Très loin d'ici, répliquait la vieille, car il faut-chevaucher

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durant cent jours et traverser les pays du peuple aux grandes oreilles qui ne révère point le Christ. La terre est pleine de na-tions étranges".

"Ne vîeridront-ils jamais par ici?". "Les bèaûx hommes? Peut-être, fit la vieille en souriant

d'étrange façon". Liden les attendait, dévisageant chaque étranger et toujours

déçue. Elle devint grande et belle. Un jour, elle trouva sa nourrice en compagnie d'un jeune

homme. Il ressemblait à Baldur et portait une harpe. Il était d'ailleurs modestement vêtu, mais il lui parut d'une essence plus haute. C'était Gauthier, son frère de lait, compagnon de son enfance. Elle le reconnut à peine. Elle se souvint de l'avoir vu partir avec un moine de Cluny. Dix ans avaient passé.

Il savait lire, écrire et chanter. Le contact du moutier l'avait merveilleusement poli et, sans être clerc, il les valait bien. Il la salua, non sans grâce. Elle se tut, se contentant de le regarder. Alors il déploya son adresse: elle resta ébaubie. Quand il lui eut relaté les amours de la belle Aude, un frisson la parcourut et elle ferma les yeux. Il prit sa main et la baisa. Tel fut son trouble qu'elle sortit incontinent de la cabane.

Elle y revint deux jours après, brûlant d'en apprendre da-vantage. Il l'entretint, mêlant le religieux et le profane, lui décri-vant un ciel bénin au pécheur repentant où la Vierge trônait. Il n'était pas novice, mais prud'homme et bon enfant au reste, mignard et beau comme un chantre. En le regardant, elle se re-mémorait le Christ d'un émail limousin car il portait une barbe blonde et des cheveux dorlotés. Il aurait pu chevaucher de châtel en châtel et de ville en ville: les largesses ne lui auraient pas manqué tant à cause de son art que de sa figure. Il le lui fit entendre, ajoutant par ailleurs qu'il préférait rester sur place afin de garder les troupeaux. Elle sentit que c'était pour elle.

Son père le manda au château. Son talent eut le don de lui agréer et il lui remit une casaque fourrée. Il n'en veilla pas moins sur les moutons du village, armé d'un gros bâton et d'une houlette qu'il enguirlanda. Il les menait paître au beau milieu de

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la forêt, les rassemblait dans une clairière lorsqu'il désirait pren-dre quelque repos et Liden l'y venait rejoindre. Ils babillaient sans penser à grand mal: il savait tant de choses! Il avait visité outre Cluny toute la contrée bourguignonne oià les riches abbayes s'élevaient à foison, les villes du Rhin et de la Flandre. Il avait vaqué pendant six mois à l'érection de la cathédrale de Tournai dont il lui décrivit les hautes tours. Il parla de ces travaux avec chaleur, évoquant la foi de ses compagnons, la foule s'attelant aux fardiers de pierres, les clercs chantant les cantiques et tous, nobles et vilains, fraternellement confondus pour la plus grande gloire de Dieu. Elle suivait le récit, l'oeil fiévreux, se dépeignant les machines formidables et se voyait attelée, entre son père et Gauthier, parmi le peuple au pied de l'édifice.

Elle le pressa de lui représenter les dames, leurs atours et leurs affiquets. Il soupira: pas une ne la valait. Elle en était sûre. Elle s'enhardit peu à peu, se vêtit avec recherche et lustra sa chevelure. Il n'osait la toucher encore. Un jour elle lui fit passer la main sur ses boucles et il ne les lâcha plus. Ce leur devint un jeu fort agréable et nul ne s'en lassa. Ils échangèrent des mèches et les portèrent sur leur coeur, mais ils avaient peur de se déclarer l'un l'autre. Ils apprirent à sa taire, des heures durant, jouis-sant de leur présence. Son respect l'émerveillait: jamais il ne la rudoya. Elle se dit qu'il devait être bon de vivre à ses côtés et ne le quitta plus. La nourrice observait leur manège d'un oeil com-plice. Elle blâmait la retenue de Gauthier et l'exhortait souvent à fuir avec elle, emmenant Liden. Ils pourraient mener une vie heureuse là-bas, dans la plaine, où le pouvoir des nobles dé-croissait de jour en jour. Mais Gauthier redoutait le courroux du Ciel. Les mois passaient de la sorte entre les jeux et les ris.

Un jour, le sire appela Liden et lui signifia qu'il la ma-rierait. Les prétendants allaient venir. Qu'elle leur réservât bon accueil.

Liden le rapporta, pâle et défaite, à sa nourrice. Gauthier était aux pâquis. Elle résolut de le réjoindre et se mit à courir. En routé, elle trébucha sur un marcassin. La laie, attirée par les cris, la chargea. Elle se coulait à travers les buissons pour

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ARRIVÉE DES PRÉTENDANTS DE UDEN

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dérouter la bête et trouva Gauthier. Le jongleur la saisit à bras-le-corps et se réfugia sur un arbre. Ils restèrent là-haut, guettant le départ de la laie qui, de guerre lasse, regagna sa bauge.

Gauthier regardait Liden, tout au bonheur de la tenir dans ses bras. Il ne ressentait aucune fatigue. Elle se taisait encore, apeurée. Enfin, elle se recorda le motif de sa venue et prévint Gauthier des résolutions du sire. Le jongleur l'étreignit convul-sivement. Ils descendirent et se regardèrent au pied de l'arbre. Il esquissait un pas vers elle. Ses yeux étaient pleins d'un feu nouveau, ses narines palpitaient et sa bouche s'entr'ouvrait hu-mide. Elle eut peur de lui, recula et, tête baissée, dévala en côtoyant la pente. Il demeura, cloué par la surprise, mais quand il songea à la prendre en chasse, elle était déjà loin.

Liden courut d'une traite jusqu'au manoir. Alors elle fit volte-face et, se voyant seule et abandonnée, éprouva quelque déception. Son père la rencontra. Il avait chassé et rentrait, les carniers pleins. Il l'aborda d'un ton bourru, assez cordial et lui troussa un compliment. Elle le suivit, soumise et lui ôta ses bottes qui fumaient. On disposa le tableau à même le sol: elle crut reconnaître la laie et ses marcassins. Il y figurait en outre un couple de chevreuils, des lièvres et bon nombre d'oiseaux de diverses tailles. On les suspendit au croc afin qu'ils pussent se faisander. Liden gagna la chambre basse.

Elle s'y tient encore, seule avec ses pensers. L'image de Gauthier ne la laisse en repos. Les prétendants vont arriver.

Ils arrivent au soir, qui du haut de son aire, qui des confins de la plaine, tels qu'elle se les figurait par avance. La cour illumi-née de torches s'emplit d'une rumeur continue: jappements de chiens, jurons et gros rires, cliquetis d'éperons et choc d'armes blanches. Les cuisines fument, les valets s'affairent.

Elle doit se parer. Elle revêt la cotte de sa mère, bordée de soie peinte et tous ses bijoux, plaques, colliers et fibules. Son père l'appelle; elle descend.

Elle s'assied sur une escabelle, jouxte son père, au haut-botit de la table. Les seigneurs la contemplent, étonnés, et le bruit s'apaise. Les tailles se redressent, les trognes se détendent

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,et d'aucuns même-mp.dèrent leur iringale. Qn «n,voit qui lâchent le jambon empoigné à pleines, mains et le découpent fort pro-prement. D'autres , songent , à s'essuyer la ,l?ouche. Un murmure flatteur s'élève.

"Regarde et choisis, dit son père.. Ces nobles ,se disputent ta main et nul ne m'en paraît indigne".

Liden les contemple et ferme les yeux, saisie d'épouvante devant ce déchaînement d'appétits grossiers. Elle .se lève.

"Où vas-tu? Demeure .à nos côtés: nous avons besoin de ta présence. Détermine-toi: nous t'en octroyons le temps".

"Demain, de grâce". "Toujours demain! Et pourquoi donc? Le mariage te re-

buterait-il?". "Si fait: je veux être nonne". Le visage du sire se rembrunit. Il donne un ordre bref.

Elle se rassied. Les prétendants retrouvent leur assiette et l'orgie se déroule sans encombre. Le souper tire à sa fin. Le visage du seigneur s'éclaire:

"Amis et féaux, clame-t-il, il manque un homme en ces lieux: le meilleur. Lui seul est digne de briguer la main de Liden!".

Les invités se regardent, courroucés. Le seigneur poursuit: "Il sait lire et écrire: aussi bien les clercs le lui ont appris.

Il chante à miracle en s'accompagnant de la harpe. On le dit beau: vous en jugerez!".

La porte s'ouvre: un serviteur apparaît, tenant un plat cou-vert. Il le présente au sire:

"Prends-le, Liden, il est à toi!" . Elle décoiffe le plat. Le chef de Gauthier s'y étale parmi

les caillots frais. Le sire le saisit aux cheveux et le montre aux convives. La salle vibre de liesse. Certains, dans l'excès du plaisir, roulent sous la table. Le sire le rend à sa fille, roide et figée telle qu'une morte. Elle le fixe, l'oeil éteint et lui clôt les pau-pières, puis se dresse lentement, le serrant contre sa gorge. Ils l 'ob-servent en silence. Liden s'approche d'une croisée. La tête saigne et le sang chaud imbibe son corsage. Elle la soulève. La tablée n'a

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d'yeux que pour elle. Alors, sans même les regarder, elle proclame son amour:

"Je n'avais que toi au monde et tu me fus ravi. Avant de te connaître, je ne savais si je vivais, mais en te voyant pour la première fois je compris que mon existence passée n'était que l'attente d'un bonheur dont je te suis redevable et qui la justifie. Ceux qui tranchèrent le fil de tes jours la rendirent vaine en le détruisant, me privant du même coup du fruit de mes jeunes ans et de l'obscur espoir qui me poussait à vivre. Je t'avail tout sa-crifié quand je ne m'en doutais pas encore et j'avais cessé d'être lorsque je crus m'appartenir. Je ne suis plus en moi, tu me pris à moi-même et si je l'ignorai, ta mort me l'enseigna car je suis morte aussi. Mon âme est sur tes lèvres, elle se mêle à l'exhalation de ton soupir suprême, elle flotte avec la tienne, éternellement confondue et les mots d'amour que je t'adresse ne sont que l'écho de ceux que tu entends. Que fais-je ici, te parlant encore, quand nous sommes si loin de la terre? Est-ce bien moi? Je ne me con-nais plus! Mais je te retrouve ici et là-haut: es-tu mort ou ne suis-je que mon ombre? Quelque chose me retient ici-bas et c'est moi-même. Suis-je donc moi-même lorsque je crus mourir déjà? Et pourtant je suis morte. Mais il faut qu'on m'achève afin que je te rejoigne, afin que je t'appartienne à jamais! — elle s'assit sur le rebord de la fenêtre — . C'est la nuit, Gauthier! Ce soir je t'étais promise. T u dors. Comme je voudrais partager ton sommeil! Ouvre tes yeux, regarde-moi. — Non, ne les ouvre pas car je veux clore les miens pour être aveugle en toi, ne voir que par les tiens, ouverts à la lumière éternelle! Prends ma main, conduis mes pas et montre-moi la route!".

Elle fit un pas vers l'abîme. Muets de terreur, les con-vives tremblaient immobiles. Le sire s'élança:

"Liden, mugit-il, Liden! Arrête pour l'amour de ta mère!". Il la saisit par son voile: il lui resta dans la main et l'on

perçut la chute d'un corps qui se brisait sur le sol, à cinquante pieds au bas de la muraille.

Alors ce fut la ruée vers la porte parmi les torches qui s'é-teignent et les serviteurs que l'on piétine, la clameur d'épouvante

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des derniers-sortis, le hennissement des chevaux que l'on éperonne sans miséricorde et le roulement d'une charge sur le pont-levis qui s'effondre, les chaînes défaites. Puis ce fut le silence, plus terrible encore.

Le sire, stupide d'effroi, fixait la table, le chef baisse et, lorsqu'il le redressa, il aperçut une larme qui tomba sur sa main.

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LA LIDEN À LA TÊTE COUPÉE

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SOUFFRIR EST UN VAIN MOT SI JE NE SUIS QU'ARGILE, LE GRAIN QUE LE SEMEUR JETA SUR LE SILLON. POUR ME HAUSSER A LUI MON ESSENCE EST TROP

[VILE, MA DOULEUR EST ORGUEIL ET JE NE SUIS QU'ARGILE; ON M'APPELLE ROSEAU QUE JE ME PENCHE OU NON. S'IL EST VRAI QUE MA CHAIR A SON JOUG INDOCILE S'ÉLÈVE CONTRE MOI POUR FLÉTRIR MA RAISON, POUR ME HAUSSER A LUI MON ESSENCE EST TROP

[VILE: JE NE SUIS QUE LE GRAIN JETÉ SUR LE SILLON. SOUFFRIR EST UN VAIN MOT SI JE NE SUIS QU'ARGILE QUAND DIEU M'ÉCRASERAIT D'UN AVEUGLE TALON.

ANTÉRIEUR A L'HOMME, AVANT LA FEMME ET SA SÉQUELLE, ETAIT LE RASSEMBLEUR DES SEXES, LEUR PONT ET LEUR APPEL, LA FUSION DES DEUX, L'HER-MAPHRODITE PRIMORDIAL ET QUI DEMEURE EN CHA-CUN DE NOUS TOUS, IRRÉDUCTIBLE, IMMANENT, PÉTRI PAR LES TÉNÈBRES, CELUI DE QUI LES SENS SONT LE CLOAQUE, CELUI QUE RIEN N'AFFECTE ET QUI SE MEUT DE L'UN A L'AUTRE, INASSOUVI, LES POUSSANT A S'UNIR. IL RÉSIDE EN LILITH, L'ESPRIT DE FORNICA-TION, LA FEMME QUE L'ON DIT FATALE, MAIS L'HOMME SUT LE SUBJUGUER EN SOI PAR LE RECOURS DE LA VIRILITÉ, L'ASSOUPISSANT DU MOINS SANS POUVOIR SE SOUSTRAIRE A SON EMPRISE. AUSSI CHAQUE FEM-ME RETROUVE UNE ALLIÉE DANS L'HOMME ET QUI SE DRESSE CONTRE LUI. PRIS ENTRE DEUX DÉMONS, LE MÂLE S'ABANDONNE OU TUE, SE LIBÉRANT DU MÊME COUP ET DE LUI-MÊME ET DE CET AUTRE S'IL NE PARVIENT A L'IDÉALISER, LE PROJETANT DANS LES ESPACES, LUI ÉRIGEANT UN CULTE, OPPOSANT L'ÈVE A LILITH, LE FÉMININ A LA FEMELLE ET LE SYMBOLE A LA RÉALITÉ.

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CONTE DU

CROISÉ CHASTE

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CONTE DU CROISÉ CHASTE

Quand le Croisé partit, il laissait au pays de Provence un mas, une vigne et le donjon de ses ancêtres. Le mas lui donnait l3on an mal an la cire et le fromage, les olives et le blé, la chair et les fruits. La vigne, une belle vigne qui escaladait un coteau surplombant le Rhône, jetait d'abondance et lui emplissait dix pressoirs de cru. Le donjon, assis dessus une porte qui venait des Romains, dressait vers le plus clément des cieux une masse jaune et carrée, garnie de hourds de pin luisants.

Il laissait en outre une damoiselle qui vivait dans le manoir sis à trois lieues de chemin. On la lui avait destinée au temps de son enfance. Il la voyait rarement et ils ne se parlaient guère. Pendant les fêtes, leurs familles partaient pour la ville recevoir l'absolution des mains de l'évêque et il leur était permis de jouer ensemble. Devant la basilique, au sortir de la messe, ils admi-raient les bateleurs faisant danser leur ours. On leur baillait une corne pleine d'hypocras pour y tremper leur biscuit d'un com-mun accord, ce qui donnait lieu à des contestations. Elle avait aussi un jeu de marionnettes composé de deux barons armés et qui se battaient à grands coups de taille. Il ne lui était pas loisible d'y mettre la main, nonobstant ses prières. Mais il s'en-tendait à déchiffrer les inscriptions latines sans les comprendre toutefois. Un clerc lui avait appris à lire pendant les longues veillées d'hiver. Elle brodait à miracle. Ils disputaient de ce qui agréerait davantage à Dieu: lire ou broder? Il faisait ostenta-tion de ses connaissances, mais une vieille femme qui passait par là le confondit en lui disant que Dieu plaçait les simples au-

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dessTis des docteurs. Il regretta sa jactance et, à la fête suivante, lui remit en tremblant plusieurs vélins copiés avec amour, en belles lettres dorées. Elle les admira grandement et les serra dans un coffret. Elle crut qu'il s'agissait de prières et montra le texte à un moine: il les lui ôta sur le champ et lui chanta pouilles de l'avoir accepté. Elle apprit que c'était le début d'une comédie de Térence et, dorénavant, trembla de prononcer es nom. Même elle témoigna quelque froideur à l'endroit de son ami. Mais ils se-raccommodèrMit l'année siàvante et elle lui fit présent d'une frange de soie brodée de dragons et d'oiseaux. Les oiseaux chevauchant la croupe des monstres leur entamaient lexol d'un bec formidable-. Entre deux groupes affrontés se dres-sait un arbre d'une forme inconnue. H devint très fier de sa frange quand il aperçut l'évêque officiant, revêtu d'une chasu-btei où.couraient, des motifs semblables. Cette chasuble était taillée dans un.pan d'étoffe sassanide. Il en rêva maintes fois. Quand passaient des marchands, il les interrogeait sur ces con-trées fabuleuses. Ils loiaffirmèrent que les hommes y marchaient sans tête et que le M ^ n . y comptait force, suppôts. I14e rapporta à sa damoiselki mais elle, s'en gaussa. Elle grandissait d'aillleurs et se.montra plus, distante. On lui permit de porter lesi cheveux -épars et luiiiapprit à toucher-le psaltérion dont eU« ne voulait point jouer en sa présence. Quant à luiv il crût en force. Il sut monter à cheval» jouter. dextrement,manier Tépée, Il endossa bientôt, le . haubert f d'un, . oncle décédé>. l'évêqae liu • bailla - un.. casque sarrasin d'Espagne, sa damx>iselle le chaussa d'éperons-d'argent. On se proposar de le.mander en Aragon faire ses.armes-, contre les. Infidèles, Alors sxirvint la nouvelle du concile de. Cleranont,

n partit* donc, armé de pied en cap,, nanti d& cinq, marc^» d'or pouiusubvenir aux. dépenses. Son écuyer le seirait de'p»è^» portant le-grand-bouclier triangulaire à clous de bronze^ Pui» -venait son * page avec les gerfauts car il. espérait chasser en chemin^ L'intendant du château suivait^ surveillant une mule de bât chargée d'or et de vaisselle. Un groupe de piétons, équipé® à l'aventure maisi)leins de foi et d'assurance fermait la marche.

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Ils dépassèrent maints convois où s'entassaient pêle-mêle femmes et enfants, infirmes et vieillards. Des cités entières se vidaient à leur approche. Ils passèrent le Rhin et l'on occit force Juifs. Leur nombre s'était accru en route et déjà l'on ne s'entendait plus. Alors on eut recours au latin. Ils parvinrent, après mille tribulations, dans le royaume des Hongrois et par-coururent d'immenses plaines herbeuses. Ils y pensèrent mourir de soif. Ils s'emparèrent de quelques puits, en chassèrent les nomades et leur prirent des étalons. Les Hongrois se bandèrent contre eux et leur donnèrent bataille, mais ils furent déconfits après plusieurs charges effrénées. Les Croisés reprirent leur marche. Ils gagnèrent les terres d'Empire: un nouveau monde s'ouvrit à leurs regards. Ils admirèrent la fertilité du sol et la magnificence des basiliques, l'ordre et la police des villes, la prospérité des habitants.

Ils ne se contentèrent d'ailleurs pas de voir, ils commirent toute sorte d'excès: ils robèrent les marchands en rase cam-pagne, pillèrent les granges, mirent un village à sac, saccagèrent un château dont ils passèrent les occupants au fil de l'épée, n'en épargnant que les principaux dans l'espoir d'en tirer rançon. Comme personne ne s'opposait à leurs déprédations, leur audace crïit: ils enlevèrent quelques femmes et, affolés par l'opulence des sanctuaires, firent ample provision de vases sacrés. L'empe-reur manda des troupes réprimer l'insolence des nouveaux ve-nus: il leur opposa les sauvages Petchénègues, les Vlaques et même la cavalerie des thèmes anatoliens. Les Croisés les défirent tous et se frayèrent un chemin à travers leurs cadavres. Alors l'empereur recourut à des accommodements et s'appliqua à les circonvenir. Ils établirent leur camp devant Constantinople dont on leur interdit l'accès, mais grand était leur désir de contem-pler la plus belle des villes.

L'intendant contracta une fièvre maligne qui le fit passer à trépas. Son sire, l'écuyer et le page attendirent l'arrivée des Provençaux. On forma les osts, leur assigna des capitaines et s'engagea dans les territoires désolés de l'Asie Mineure. Depuis la défaite de Romain Diogène, les Infidèles tenaient le pays

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et s'appliquaient à l'esseuler. De toutes parts on n'apercevait que les ruines d'antiques cités et cheminait par d'arides cam-pagnes jonchées d'ossements. Le sire se rappelait sa Provence et son regard s'emplissait d'ombre. Mais il fallut lutter, se battre sous un soleil de plomb qui terrassait les plus débiles, coucher à même le sol et sans quitter l'attirail de guerre, boire l'eau stagnante des flaques. Jamais il n'avait prié avec plus de ferveur que par ces nuits froides où l'on se serrait en grelottant autour d'un feu d'herbes. On repartait sur l'aube. D'aucuns entonnaient un cantique pour réhausser leur coui-rage.

Les jours se suivaient, les villes tombaient. La Cilicie prise, on força les défenses d'Antioche. Une formidable armée apparut sur les confins du désert : on la culbuta. On mit le siège devant Jérusalem, on la bloqua, on en franchit les hauts murs, on se répandit par les ruelles tortueuses, trucidant tout au passage. Chacun élut une maison dont il s'empara après en avoir occis les habitants.

Le sire entra, l'un des premiers. Il chargea, la tête inclinée, pointant sa grande épée. Il enfila une rue, puis une autre, se heurta contre le vantail d'une porte de cèdre. Il l'enfonça d'un coup d'épaule et aperçut une salle basse où se tenaient quelques serviteurs apeurés. Il abattit cette chiennaille à ses pieds et, tout sanglant, pénétra dans un couloir. Un récipient de faïence le fit trébucher: dans son courroux, il le brisa. Un portillon ouvré le conduisit à une cour intérieure. Alors il s'immobilisa pour reprendre ses esprits.

C'était un espace carré, clos, ombreux, bordé de colonnettes d'albâtre soutenant un étage percé de rares ouvertures. Les murs richement sertis de carreaux captivèrent ses regards: il s'approcha et suivit les fantastiques dessins du revêtement où, parmi les cyprès glauques ondulait une faune de chimères. Aux quatre coins, un pot de Ehagés embaumait la cour de ses arbustes. Il les caressa de la main, en arracha des fleurs dont il aspira la fragrance. Alors il se souvint de sa douce fiancée.

Mais il se sentit altéré. Le chaleur, le carnage, le poids de

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ses armes et la course fournie à travers la ville lui revinrent à la mémoire. Il laissa choir son bouclier et il rebondit avec fracas. Il ôta son heaume et se rua à genoux afin de puiser à la petite fontaine toute vernissée et dont le jet gargouillait à peine. Il but à longs traits puis, debout, se versa lentement une heaumée sur la tête. Le liquide ruissela parmi ses cheveux, descendit le long des boucles et du cou, trempa le gorgerin de cuir et dégoutta sur l'imbrication du haubert. Il demeura, les yeux clos, la face rejetée.

Soudain, il perçut un bruit de voix. Il déssilla les paupières, inclina le chef d'un mouvement brusque et se recoiffa, ramassa le bouclier et tira l'épée. Le bruit s'apaisa, reprit et il en inféra que sa présence avait échappé aux habitants. Il s'élança, cher-chant un passage. Il rencontra une porte, l'ouvrit doucement, traversa une pièce, écarta un tapis qui masquait une salle et s'arrêta.

La salle était pleine d'une pénombre propice. Dans un angle, une lampe brûlait, striant de ses lueurs les coussins de cuir gaufré. De soyeuses étoffes chargées de houpettes se tor-daient voluptueusement autour des aiguières filigranées. Un bassin de cuivre incrusté d'argent reposait aux cô-tés d'un aquamanile en forme d'oiseau, le bec tendu et le corps sillonné de spirales dans lesquelles dansait un pinceau lumineux. Un al-ud traînait là et le reflet de la lampe vibrait le long de ses cordes, en une harmonie muette, au r^hme des lueurs fugaces. Une main jaillit des ténèbres, tenant un plectre d'ivoire dont elle effleura l'instrument d'un geste alangui. Un son grêle et voilé tremblota, plana dans l'air comme une plainte d'enfant et s'égrena dans le silence. Un bras nu, décrivant une courbe invisible, se posa sur la caisse, ébranlant les cordes d'un coup sec. Le Croisé discerna les lignes d'un torse. Alors il se mit à trembler.

Il vivait dans la continence. Les rudes travaux de la guerre l'absorbaient, réprimant l'appel des sens. Il était en outre fort pieux, l'esprit chargé de litanies interminables, grandement attaché à la Sainte Vierge qu'il se figurait sous les traits de sa

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damoiselle mais plus majestueuse et plus inaccessible encore. H était plein de ces réticences charmantes et ridicules où la noblesse d'âme s'allie à la couardise, qui réhaussent la candeur trouble des adolescents et déparent l'homme fait. Au milieu de la turpitude des camps, il s'efforça de demeurer semblable à lui-même. Il s'abstint de tout commerce avec les filles accom-pagnant l'ost, s'attira pour ce les moqueries de ses commensaux mais y gagna la louange des clercs. L'idéal élevé des hommes n'empêchait guère le relâchement des moeurs et les appétits ne se montraient pas moins féroces parmi l'arrière-ban de la pié-taille qu'au sein de la chevalerie. On ferma les yeux sur ces déportements à cause des fatigues de l'expédition.

A ce moment, une autre lampe s'incendia. Il rabattit pres-tement le tapis, se coula contre lui et, à travers une fente, ob-serva la scène. Quatre femmes reposaient parmi l'amoncelle-ment des coussins, en apparence assoupies. L'une, enserrant le col de l'al-ud, gisait au pied de la lampe, la tête tournée dans sa direction, perdue dans les flots de sa chevelure d'ombre. La braise du foyer la sculpta dans les ténèbres, accentuant les reliefs sinueux de ce corps que parcourait un faisceau de lan-gues avides, rayant de brusques éclats sa frémissante immo-bilité. Une autre, vautrée au milieu de brimborions épars, lais-sait monter sur sa croupe infléchie une ondée de lumière dan-sante tandis qu'un scintillement de pierreries décelait le galbe de son torse invisible. Emergeant des plis chiffonnés d'un tissu où divague un entrelacs d'or fauve, sa compagne s'abandonne aux caresses changeantes du clair-obscur dont l'étreinte la dé-robe pour mieux la dévoiler. De la quatrième, l'oeil ne décèle que les contours embrasés.

Il vit tout cela. Des bouffées aveulissantes et capiteuses lui chatouillaient l'odorat, effluves que distillent des parfums in-connus dont le relent tenace se marie à l'émanation des chairs macérées dans les aromates. Ce qui mit le comble à son égare-ment fut de déceler au milieu des odeurs profanes des traînées de fragrances destinées au culte. Il le ressentit comme une profanation. Et il prêtait une oreille attentive au frôlement des

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CAHACOTUS FEOI-RI-(X.-HÎ_-

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souffles, à la montée des soupirs, au glissement des membres nus.

Lors le désir l'assaillit comme une bête exaspérée. Sous le poids des armes, il éprouva une chaleur dévorante, ses reins ardèrent, ses tempes résonnèrent, son visage s'empourpra. Muet, il contracta ses mâchoires afin de ne crier point et sa main étreignit rageusement le garde de l'épée. Devant ses yeux pas-sèrent des visions de délire. Mais il se tint roide. Quand l'ennemi lui accordait quelque répit, il baisait le pommeau du glaive où reposait une relique. Il essaya même de prier, mais son esprit égaré ne lui permit pas de rassembler sa pensée et il articula quelques bribes d'une voix étouffée. Il se recorda l'histoire de ce saint martyr que ses juges livrèrent aux attouchements d'une femme impudique et qui se coupa la langue avec les dents. Il décida de confier son salut à la fuite car il se sentait prêt à perpétrer les actions les plus ignominieuses. Mais quand il tenta de s'ébranler, ses jambes se dérobèrent sous lui et cette défail-lance lui procura de telles délices qu'il préféra rester où il se tenait. Une oraison folle se précisa en son imagination: il in-voqua l'assistance de tous les saints, appela les Armées Célestes à son aide, adjura la Vierge de raffermir cette chair qu'il s'éver-tuait vainement à maîtriser. Il essaya de se remémorer sa da-moiselle, de raviver cette chaste dUection qu'il lui voua naguère pour s'en faire un recours suprême. Elle passa devant ses yeux telle qu'un lis frêle et pur. Elle lui parut si fade et si lointaine ! Il s'ingénia vainement à l'opposer aux créatures splendides et dé-moniaques, à la dévêtir en pensée: sa nudité le choqua comme un objet de scandale. Il ne voulut pas déférer à cet expédient et se reprocha d^avoir eu le front de l'envisager. Il se détailla ses appas, s'y arrêta longuement, s'interdit de songer à autre chose qu'à ses mains, ses mains blanches veinées de bleu aux longs doigts fuselés si belles quand elles se joignaient pour la prière, ou qu'à son visage, calme comme un lac transparent. Or ce visage pâlit et ces mains s'effacèrent. Il tint ses paupières closes, mais de telles monstruosités se déployèrent qu'il les rouvrit sans plus tarder.

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L'une des femmes s'étira, tordit ses bras et se dressa, en-jambant le corps de sa compagne. Elle ondula nonchalemment à travers la salle puis, allant droit au tapis, le souleva. Elle aperçut un homme ensanglanté, le glaive au poing et l'épou-vante la cloua sur place. Le Croisé ne fut pas moins effrayé. Ils se dévisagèrent en silence. Elle recouvra ses esprits et l'épia, guettant son premier geste. Mais il n'en esquissa aucun. Cette immobilité l'affola et, se retournant d'un mouvement brusque, elle s'enfuit en jetant des clameurs aiguës. A la vue de ce dos, il se détendit comme un arc et fondit sur elle. Elle se précipita à ses pieds qu'elle tint étroitement embrassés. Ses compagnes, reveillées en sursaut, les contemplaient.

Le Croisé plongea son regard dans les yeux de la suppliante. Elle, experte en caresses, saisit la main armée du glaive qu'elle serra doucement. Ses genoux frôlaient les lourdes bottes de cuir aux éperons massifs et les pointes de ses seins s'écrasaient contre le haubert rouillé. Les trois autres se rapprochèrent, insolentes et craintives. Il soupira et ferma les yeux, sentant la femme se redresser contre lui. Quand il les ouvrit, elle était debout et lui souriait. Il s'amollit, heureux de forfaire à la rigidité de ses principes. Ses lèvres se desserrèrent.

Pourtant les., remords le chargèrent. La femme observait les traits de son visage, pendant que ses mains jouaient avec la sienne. Elle dévissa le pommeau de son épée et la relique — une phalange — chut sur le sol. Elle se baissa, surprise, la ramassa, la fit sauter dans ses paumes avec une moue dédaigneuse. Les autres se la disputèrent, moqueuses. Il resta atterré, n'osant souffler mot. Dans son âme se livrait le plus terrible des com-bats et sa figure en portait trace. Pendant que les femmes folâtraient autour de lui, rassurées déjà, il mesurait la profon-deur de son abaissement et, peu à peu, son désir immodéré se changeait en rage sourde. A un moment, il les appéta plus fu-rieusement que jamais. Leurs regards se croisèrent et il décela une lueur d'ironie au fond de leurs pupilles. L'une, intentant de lui ôter l'épée, se blessa: le sang gicla de l'estafilade. Elle pous-sa un faible cri, se renversa, feignant une pâmoison, dans une

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prostration voluptueuse. Alors le dégoût le prit à la gorge et, libéré, il la frappa de son épée. Elle gémit et, pour ne l'entendre plus, il la trucida. Son exaltation grandit avec le sang répandu et, l'épée haute, il marcha vers les trois autres. Elles se réfu-gièrent en un coin, muettes d'horreur. Elles le supplièrent, le provoquant encore sous les coups dans l'espoir de le toucher. Mais il taillait en aveugle, exultant d'une allégresse sainte: il lui semblait que Dieu dirigeait son bras.

Quand il ne perçut plus que le sifflement de l'acier fendant l'air, il s'arrêta et contempla son oeuvre. Mais il avait aperçu tant de cadavres que cet aspect ne l'ébranla. Il s'indigna d'avoir désiré ces dépouilles sanglantes et les foula d'un pied dédaigneux, se défendant d'éprouver ne fût-ce que l'ombre d'un repentir, de crainte d'accéder aux maléfices infernaux. Il savait n'avoir pas d'obligation envers les Infidèles et que sa tâche était de ne les épargner sous aucun prétexte mais de les occire en tas pour la plus grande gloire de Dieu.

Il médita. Le sang coulait, striant les chairs d'un réseau de filets noircis, contournant l'enflure des seins, stagnant dans l'alvéole amoureuse pour s'évaguer le long des cuisses, imbibant les tapis, épousant la course des broderies qui croisaient son avance, les cernant de toutes parts comme des îles d'or nageant dans une mer sombre. Une chevelure s'égouttait doucement au-dessus du bassin de cuivre et le métal tintait.

Une exhalaison acre montait, dissipait le flottement des gommes aromatiques et il se revit sur le champ de bataille, un de ces mornes champs qui marquaient leur passage. Hongrois, Vlaques, Dalmatiques, Pétchénègues, Bulgares, Anatoliens, Bé-douins et Turcs, ces piles de membres épars, ces froids entas-sements que le vautour ombrage de son vol et dont les sables empliront la poitrine, l'effleuraient de mornes visions sous l'aube du massacre. Les entrailles qui giclaient à travers les broignes défaites, rampant telles que d'interminables larves sur la terre avide; les mains blêmes et souillées de boue qui labouraient le sol de leurs ongles ; les pieds des agonisants qui le frappaient ; les bouches qui le mordaient, écumantes... Tout s'apaisait alors

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en une communion immense: les cadavres dénudés par les rô-deurs gisaient confondus, méconnaissables et ils s'en retour-naient doucement à la terre. Dieu l'avait voulu!

Il s'arracha à ces divagations et se mit en quête de la re-lique. Elle avait roulé sous un cadavre et force lui fut de le prendre dans ses bras, de le soulever, d'éprouver son poids souple et coulant. La morte le grisa. Il eut un saisissement, lâcha la charge : elle rechut avec un bruit mat. Sa bouche s'en-tr'ouvrit et il détourna les yeux.

Des pas sonnaient au dehors. L'écuyer et le page entrèrent, poussiéreux et recrus. Ils se regardèrent tous trois, hébétés et slupides. L'écuyer toisa les corps d'un air d'indifférence et s'accota contre le grand bouclier dont il ficha la pointe dans le sol. Le page quitta son heaume et s'agenouilla auprès des femmes mortes.

Des mouches bourdonnèrent. Les lampes grésillaient et la fontaine gargouillait par moments. Un sanglot fusa et les deux hommes, surpris, se tournèrent vers le page : il fondait en pleurs. Ses épaules tremblaient dans un spasme continu qui faisait cUqueter les écailles de fer cousues sur la broigne. Il essuya ces fronts moites de sueur et poissés de sang, ramena les torsades de cheveux auréolées, ferma ces paupières douloureuses et drapa les nudités dans les tissus durcis et craquants. Ils le laissaient faire. L'écuyer sourit avec condescendance, cherchant l'appro-bation de son maître. Celui-ci, de honte, se crut obligé de lui répondre par un ricanement étouffé. L'écuyer avisa le pommeau dévissé, le leva pour en extraire la relique et, ne la rencontrant point, interrogea le sire du regard. Le Croisé lui désigna le cadavre d'un geste égaré. L'homme inclina la tête, repoussa le page affaissé et souleva brusquement la dépouille par les che-veux. Alors le page se précipita sur lui, le fit chanceler, le renversa. L'écuyer croula, sonore, avec un fracas de métal entrechoqué. Le page marcha vers son maître et, le fixant de ses yeux distendus, lui cracha au visage.

Le Croisé ne se mut pas. Ses doigts gourds se vissaient dans les mailles et ses pieds au sol. Derrière le page, l'écuyer se

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ïeleva, haineux. H contempla la scène. Le Croisé eut la force de lui adresser un signe. L'homme émit un rugissement et ceintura le jouvenceau de ses bras. Mais, se déjetant d'un mouvement souple, il se déroba. Ils résolurent de le prendre néanmoins afin de le livrer aux juges. Il les contraignit à tirer l'épée. D'abord, ils tentèrent de l'étourdir d'un coup de plat puis de le blesser. Mais la colère décuplait ses forces et il déjoua leur intention.

Ils se battirent donc. Ils se battirent pendant des heures, sans répit ni trêve, se ruant en de mortels assauts, trop em-portés pour esquisser des feintes. Ils s'invectivèrent, s'abreu-vèrent d'insultes et de sarcasmes puis, enroués et la gorge en feu, se frapijaient en silence. Au début, le sire et l'écuyer en-treprirent de le charger de concert afin d'en finir au plus pressé. Le page eut son glaive brisé. Il ramassa l'aquamanile et s'en fit une massue. Ils le bosselèrent de coups. Il arracha le bassin du sol et le rua à la tête de l'écuyer qui s'abattit, le heaume fendu. Lors le sire lui porta une estocade au flanc et il ne se releva plus.

Le sire alla quérir un prêtre. Quand ils revinrent, les deux mourants s'injuriaient encore, la bouche pleine de sang. Le religieux s'assit auprès du page qui se débattait dans les affres de l'agonie, mais l'écuyer réclama à grands cris son ministère. Comme il avait encore quelques heures à vivre, on n'en tint nul compte. Alors il s'ingénia à interrompre la confession par ses clameurs. Il feignit ensuite d'être à la mort et râla longuement. Le sire désira chercher un autre moine, mais ses jambes ne le soutenaient qu'à peine. Il s'assit. L'écuyer éclata en blasphèmes abominables, se tordit en écumant, essayant de se redresser. Le prêtre appréhenda le pire. Pendant qu'il assistait encore le page, l'écuyer trépassa soudain. Us crurent à une manoeuvre, s'efforcèrent de le ranimer, le rudoyèrent même: rien n'y fit. Ils prièrent pour son âme, espérant que ses mérites rachèteraient la vilenie de sa fin. Sur ces entrefaites, le page expira à son tour, très dévotement.

En sortant, le religieux jeta un coup d'oeil sur les femmes et un soupçon l'effleura. Il eut grand désir d'interroger le

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Croisé à ce sujet, mais on l'appelait ailleurs. D se promit de revenir.

Seul parmi l'amoncellement funèbre, le Croisé tournait, l'oeil fixe. Les mouches l'environnaient d'un bruyant essaim et il en arrivait de nouvelles. Soulevé de dégoût, il gagna la cour, voulut boire à la fontaine. Lorsqu'il se pencha, une goutte de sang durcie se détacha de ses boucles, chut dans l'eau et tour-billonna vers ses lèvres. Il rejeta le chef, écoeuré. La puanteur du sang l'hallucinait: sa bouche s'emplit d'une salive amère. Il y porta la main et la vit hérissée de noirs caillots.

Dans le lointain, un cantique éclata, triomphal. Les voix rauques des combattants et des moines s'élevèrent comme une mer grondante.

Il éprouva le désir de les rejoindre et de communier avec eux. La basilique recouvrée lui apparut, resplendissante de lumière. La foule l'emplissait de part en part, débordant sur le porche. Tous étaient à genoux, parmi les marques du carnage. Les cadavres ennemis amoncelés en tas afin de déblayer la place formaient comme une muraille à travers laquelle on avait frayé d'étroits passages. Il s'arrêta longuement à les examiner et fut presque heureux d'y déceler des femmes. Il s'attarda devant ces monceaux.

La basilique se vidait. Les chants s'étaient tus, l'action de grâces avait pris fin. Une foule immense déferla des profon-deurs du temple. Il scruta ces visages et n'y vit que la paix du coeur. Il sonda ces pupilles et n'y découvrit qu'une allégresse à laquelle il ne participait pas. Il s'étonna de toutes ces faces d'ange dont il se rappelait l'expression repoussante, de ces fronts purs naguère durcis ou sillonnés de rides, de ces bouches sereines si mauvaises tantôt et il s'émerveilla devant ce miracle. Les hommes de nations éloignées et de parlers inconnus mar-chaient main en main, devisant, et pleins d'indulgence. Une même croix s'étalait sur leur casaque. Des disputes et des riva-lités, ils s'en souciaient comme des neiges d'antan. H avisa quelques Provençaux. Ils le reconnurent et l'abordèrent. Sa voïx s'étrangla dans la gorge, mais ils étaient littéralement

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transfigurés et ne le remarquèrent pas. Il les quitta, plus misé-rable que jamais. Il gagna le porche: la basilique où brûlaient mille cierges lui révéla l'ordonnance de son architecture. Des spirales d'encens et d'oliban se répandaient, altérant l'éclat du luminaire. D'autres parfums encore flottaient çà et là, im-prégnant les tissus somptueux des étendards musulmans dont on avait tapissé les murs. A aspirer ces émanations, il se remé-mora les corps nus dans la pénombre chaude et il frissonna de lubricité. A mi-chemin de l'autel, il fit volte-face, tourmenté du fol désir de revoir ses victimes, de les palper une dernière fois. Il courut, bouscula des hommes, traversa les couloirs pra-tiqués entre les morts, en accrocha plusieurs au passage, se débattit, clama, se remit en marche. Il erra par les ruelles tortueuses, perdit sa route, enfila d'étroites gorges jonchées de décombres et qui s'ouvraient entre de hautes maisons dont les terrasses semblaient se rejoindre au-dessus de sa tête. La nuit tomba et il courait toujours. Les vautours se levaient à son approche, gorgés de chair et le col sanglant.

Un grand feu brillait dans les tenèbres. Il s'y hâta. Des hommes s'affairaient tout autour, occupés à incinérer les payens occis. Ils avaient creusé une fosse à cet effet et précipitaient les corps dans la fournaise après les avoir dépouillés au préalable. D'autres les allaient quérir aux quatre coins de la ville pour les accumuler pêle-mêle.

Il se pencha au-dessus de la fosse ardente. Les formes s'y tordaient dans les flammes, agitées de brusques soubresauts. A travers la rumeur des hommes et le grésillement du bûcher, il écouta les crânes éclater avec fracas. On déversa une nouvelle fournée qui vint recouvrir l'ancienne, à demi-consumée et le pitoyable amas monta vers lui. On lui enjoignit de partir mais il n'en eut cure et se campa sur le bord de la fosse, l'air égaré. Puis il décida de regarder les morts de près et se dirigea avi-dement vers le monceau le plus proche qu'il eut à coeur de canevasser. Les hommes l'écartèrent, chargèrent les dépouilles sur leurs épaules pour les charrier vers la fosse. L'un d'eux élevait une torche. La lueur trembla sur les faces éteintes aux

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regards vitreux, aux chairs verdissantes. Beaucoup portaient les marques de becs avides.

L'homme à la torche cria en une langue inconnue, mais ils l'entendirent : parmi les cadavres gisait une femme encore parée de joyaux. On les lui ôta. Une boucle d'oreille tardait à se dé-tacher: ils arrachèrent le lobe avec le pendentif. Au doigt crispé ils décelèrent une émeraude et ce fut pour trancher la main. Le sire intenta de se glisser au milieu d'eux: ils le repoussèrent, croyant qu'il les voulait frustrer. Il resta aux aguets, brûlant de contempler la morte. Quand elle passa devant lui, il la recon-nut et poussa un tel cri que les hommes laissèrent tomber leur fardeau.

Il se tint devant elle, les coudes plaqués au corps, la main en griffe tandis qu'un frisson lui labourait l'échiné. Il recouvra ses esprits; on l'avait emportée. Il s'élança après le chariot; on le renversait au-dessus de la fosse. Il courut au hasard, fit le tour du bûcher et ne la retrouva plus. Un autre chariot survint. Ses essieux criaient. Une grappe de formes livides se répandit sur le terre-plein: l'un des côtés du véhicule avait cédé. Les hommes éclatèrent en jurements aussitôt réprimés et se mirent en devoir d'enlever les cadavres. Alors le Croisé se rua parmi eux et fouilla dans le tas, saisit l'une des mortes à bras-le-corps et la couvrit de baisers furieux.

Les fossoyeurs cessèrent leur ouvrage, blêmes d'épouvante. Il marchait d'un pas chancelant, murmurant des paroles d'amour à l'impassible dépouille. Au bord de la fosse, il vacilla lourde-ment, puis, étreignant sa victime, il roula dans les flammes.

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PHILOSOPHE EST CELUI QUI NOUS ASSIGNE DES

LIMITES, NOUS BORNE L'UNIVERS ET QUI RAMÈNE

TOUTE CHOSE A NOTRE HUMANITÉ. IL EST UN INFINI,

MAIS IL SE PASSE DE NOS SOINS, IL NOUS ÉCHAPPE,

ET NOUS LE DÉPASSONS POURTANT A CAUSE QU'IL

NOUS EST LOISIBLE DE LE CONCEVOIR. NOUS Y TAIL-

LONS NOS FIEFS ET NOS DOMAINES, MAIS IL NE NOUS

ARRÊTE PAS. NOUS SOMMES CE QUE NOUS VOULONS

ET DIEU NOTRE VOULOIR SUPRÊME: IL EST BIEN NÔ-

TRE ET RENONCER A LUI, C'EST FORFAIRE A NOUS-

MÊMES. DIEU, C'EST L'EMPREINTE DU CACHET DONT

NOUS MARQUÂMES L'INFINI.

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LA CITE DES

TENEBRES

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LA CITÉ DBS TENÈBEES

Au temps où la reine Berthe filait, il était une bonne ville sise en la Campine flamande et dont les chroniques ne portent plus trace, encore qu'elle semblât digne d'une meilleure fortune. Comme tant d'autres, elle était close de murs et de fossés, pina-clée de flèches et de gables ; il est permis de lui supposer un beffroi voire une horloge à jaquemart. Ajoutons que l'on n'y voyait goutte, attendu qu'elle était plongée dans les ténèbres et de jour et de nuit. L'on y vécut d'étrange façon, à la manière des taupes et prenant son mal en patience, retranché par ailleurs du reste des hommes. La campagne environnante fournissait aux besoins de la ville et l'obscurité n'y fut pas moins totale. Pour obvier aux troubles, les échevins arrêtèrent de sages dis-positions, prohibant l'accès de la place aux gens du dehors et maintenant les leurs dans ses environs immédiats. L'on ne planta point de bornes et ce fut à raison, mais l'on ficha force piquets en terre et convint de les réunir au moyen d'un câble mer-veilleusement épais. Sur quoi, les échevins se firent décerner le titre de "pères de la patrie" et rendirent la charge inamovible. Chaque mois, ils avaient coutume de haranguer la foule du haut d'une tour, l'incitant à perséverer sans relâche, à vaquer au labeur commun, à vénérer les décrets de la Providence ainsi que les leurs propres, à redouter enfin le Soleil, perturbateur des institutions. On fit la chasse aux flambeaux, torches et lu-mignons, mais l'on épargna les cierges de telle sorte que pour goûter un semblant de lumière, il était besoin de hanter les églises : l'on ne s'en fit pas faute. Les marchands de cire et les

p. e

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prêtres en furent bien aises, cependant que les éehevins ren-dirent leur charge héréditaire. Tous se croyaient heureux, bé-nissant leur république et leurs magistrats, fidèles à leur con-dition native et dépourvus d'ambition comme il se doit. Ils estimaient leur ville à l'égal des plus fameuses, n'en connais-sant point d'autres et désireux de ne rien apprendre à leur sujet. Les prêtres leur parurent des êtres d'une essence supé-rieure parce qu'au milieu des ténèbres ambiantes, ils demeu-raient seuls capables de séparer le jour d'avec la nuit.

Il advint une frois que le Conseil, désireux de perpétuer sa mémoire in saecula saeculorum, résolut d'embellir la ville. On fit venir un architecte de renom, mais il eut le front de réclamer des cierges. Après de graves débats, les prêtres lui en allouèrent deux par semaine pour dresser les plans. Ses prétentions gran-dirent: il voulut construire à la clarté des torches et proposa même de bouter le feu à une rangée de masures vénérables. Alors on le chassa. Puis on jeta les fondements d'une nouvelle église, dédiée à Notre-Dame-des-Ténèbres. On bâtit une crypte très profonde et sans ouvertures, si noire qu'il n'était loisible de s'y aventurer qu'en compagnie d'un prêtre.

On dressa de hauts murs et le porche. La chose s'effondra: les morts ne se comptèrent plus. Les clercs parlèrent de "Juge-ment de Dieu" et de "Courroux du Ciel". Le lendemain, on se remit à l'ouvrage. Comme il y eut fort peu de volontaires, on bailla l'absolution à quiconque travaillerait: il vint abondance de gens sans aveu, brûlant de gagner le Paradis à bon compte. Ils bâtissaient tout le long du jour et la nuit venue couraient le guilledou pour faire la riole.

Or en cette même cité vécut un jeune homme d'un naturel rêveur et fantasque. Il étudiait la théologie et, à force de lire à la lueur des cierges, il éprouva quelques tentations hétérodo-xes. L'histoire de Josué arrêtant le Soleil lui donnait de la tablature: il pesa chaque mot du texte sacré, rumina longue-ment et, de fil en aiguille, forma d'abominables projets qu'il étaya de topiques et de citations. Il fouilla les archives et parvint à découvrir que le Soleil, au temps jadis, avait éclairé

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la ville. Il entreprit de l'y ramener, mais n'eut garde d'éventer le secret. Il déroba une torche que les prêtes serraient en un bahut et prit la clef des champs. Le câble-frontière l'arrêta, le remplissant malgré lui de vénération et de crainte. Il trembla pour sa ville, suspendit sa course et soutint le pour et le contre de l'affaire. Il disputa à tue-tête, attirant quelques manants. Alors, passant le câble fatidique, il s'enfuit.

Il marcha sans savoir où. Puis il lui vint l'idée d'incendier la torche. Au bout d'un couple d'heure, il découvrit les étoiles et la lune et s'ébahit de leur clarté. Il éteignit son flambeau. Cependant l'horizon blanchissait: un filet de lumière baignait les collines proches. Il s'assit, écarquillant les yeux, dans l'atten-to du miracle. Et le Soleil apparut.. .

L'astre monta, gagnant l'ouest. L'étudiant restait stupide devant tant de merveilles. Enfin il se recorda sa tâche et courut après le Soleil, à travers les bruyères de la campagne esseulée. Vers le milieu du jour, il aperçut les clochers d'une ville : c'était Anvers. Elle s'étalait immense et féconde et gorgée de richesses. Mais il ne vit rien. Le Soleil incendia la toiture de la cathédrale et gagna le port. Il s'immobilisa au-dessus du Steen et piqua une tête. Notre homme épia sa chute et courut le rejoindre, mais il ne le retrouva plus. Alors recru de fatigue, il entra dans une auberge.

C'était une vaste salle historiée de pots d'étain et de faïences. On y menait beau bruit. Il avisa une potée de soudards espagnols à panache flottant, à la trogne recuite et d'inquiétan-tes espèces venues des quatre-coins de l'univers. Parmi ces tablées en liesse, il observa un gros garçon imberbe et cuivré, le chef garni d'un turban à plumes et portant une hache à la main. L'inconnu lui adressa un signe et il courut se mettre à sa table. On but du vin d'Espagne et croqua des anguilles fumées :

—A qui ai-je l'honneur?, demanda l'étudiant. —Je suis le Soleil, répliqua l'inconnu, et je viens du Pérou

Ces Messieurs — et il désigna les Espagnols — en arrivent aussi, après l'avoir mis à feu et à sang. C'est grand pitié car

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l'on m'y tenait en honneur. Je vivais en un temple pavttd'or et les plus belles vierges se consacraient à mon service. Quel bon temps c'était là! Melioribus annis — car je sais le latin, les missionnaires me l'ayant appris, — melioribus annis ! Enfin, je me résigne en chopinant ferme: quels crus sublimes! Nargue de la chicha! Tout Péruvien que je suis, je n'en fais aucun cas.

L'étudiant en demeura gueule baye. H considéra l'étranger et ne manqua point d'ajouter foi à ses propos. Il résolut de le circonvenir :

—Monsieur, lui dit-il, ne consumez pas de la sorte un temps précieux. A défaut du Pérou, je vous puis trouver une occupation des plus agréables. Nous manquons d'or pour paver les temples, mais nous avons de belles églises assez richement pourvues et nos vierges ne sont pas à dédaigner. Vous recevrez sans doute un diplôme d'honneur et le titre de citoyen. Il n'est pas bon de rester apatride: venez chez nous, à cinq lieues d'Anvers.

Le Soleil fit une moue. Il vida un plein hanap et ré-torqua :

—Je suis en deuil d'Atahualpa, mon treizième descendant et il ne me convient pas de vous suivre. D'ailleurs qu'est-ce que votre ville à côté de Cuzco, nombril de l'univers?

—Je respecte votre deuil, Monsieur, répondit notre théolo-gien, mais ma cité vous satisfera : la bière n'y a pas sa pareille au monde. Je vous la ferai goûter, et vous nous dispenserez vos rayons en échange.

Le Soleil se laissa convaincre. L'on se mit en route le len-demain matin, devisant joyeusement:

—Sachez donc, Monsieur, observa l'étudiant, sachez qu'il n'y a point d'Espagnols chez nous et que vous ne serez plus contraint de frayer avec les bourreaux de votre descendance.

Le Soleil pour lors eut hâte d'arriver. Ils avisèrent le câble et le franchirent, répandant la clarté. Les manants surpris se sauvaient de tous côtés avec des cris d'effroi. Le Soleil secoua la tête et remarqua le mauvais état des champs. Les murailles de la ville apparurent à distance: elles étaient pleines de brè-

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ches. Le beffroi rivalisait avec la tour penchée de Pise et l'étudiant se mit à rougir.

—J'aime mieux Paramonga et Saxahuaman, opina le Soleil. On célébrait la fête du Saint Patron ce jour-là. La grande

place regorgeait de monde et l'on dansait au son de la cornemu-se dont s'escrimait une vieille juchée sur un tonneau. Le Soleil éclaira la scène. Les couples se dévisagèrent. Les hommes n'aper-çurent que des mégères dépenaillées aux contorsions grotesques et les femmes, se voyant dans les bras d'affreux truands, les rossèrent d'importance. Ce fut une envolée de cornettes en rup-ture de ban, de chevelures défaites et de jupes froissés. Cepen-dant toute la ville semblait arder tant la lumière était forte. L'on s'avançait au travers d'un chaos de maisons branlantes et mille laideurs étaient mises au jour. Le Soleil gagna l'hôtel municipal où le Conseil tenait chapitre.

Il entra sans crier gare et ces Messieurs furent pris en flagrant délit de prévarication. Bon nombre sautèrent par la fenêtre et churent au beau milieu de la foule accourue.

—Je réclame un diplôme d'honneur et le titre de citoyen, dit le Soleil mais il n'y avait plus personne. Alors l'Astre grimpa sur le Beffroi penché et s'y prélassa.

Les prêtres, cependant, tremblaient pour leurs cierges dé-sormais inutiles et les marchands de cire parlaient de se rendre à Anvers. L'architecte de Notre-Dame-des-Tenèbres contempla son ouvrage et se pendit de désespoir. La foule se taisait, indé-cise, et ne sachant s'il fallait lapider ses chefs ou bannir le Soleil. L'étudiant allait çà et là, vantant les bienfaits de la lumière à qui voulait l'entendre.

Les prêtres s'étant concertés, déclarèrent le Soleil héré-tique et le frappèrent d'anathème. Ils se rendirent au pied du Beffroi et le sommèrent d'en redescendre. Il ne tint nul compte de leurs objurgations et, sur la brune, abandonna la place, au grand plaisir des habitants. Mais il revint au petit matin et ils virent qu'ils ne s'en débarasseraient plus. On fit son procès à l'étudiant coupable et le brûla fort pieusement ce qui n'em-pêcha pas l'Astre d'éclairer la ville. Les prêtres se hâtèrent de

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composer avec lui: la lumière inonda les églises et ce fut à qui les percerait davantage. On élut un nouveau Conseil qui malversa comme de coutume, mais en tapinois. Le peuple enfin, à force de considérer sa laideur native, acheva par y déceler un semblant de grâce et tout le monde fut satisfait, moins l'étu-diant auquel on éleva un monument commémoratif parmi un grand concours d'ecclésiastiques.

CAMCOTUS

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^ ^ ^ i n i a t t u i :

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MON ÂME, EN QUEL ENFER A-T-IL FALLU DESCENDRE,

EN QUEL TRISTE SÉJOUR DE TÉNÈBRES TISSÉ,

T'ABREUVER D'AMERTUME ET TE NOURRIR DE OEN-[DRE?

MON ÂME, EN QUEL ENFER A-T-IL FALLU DESCENDRE? —AU MONDE SANS AMOUR PAR L'AMOUR OFFENSÉ.

MON ÂME, EN CET ENFER IL TE FALLUT DESCENDRE, EN CE TRISTE SÉJOUR DE TÉNÈBRES TISSÉ, OÙ LE DON SEMBLE OPPROBRE A QUI NE SAIT QUE

[PRENDRE, T'ABREUVER D'AMERTUME ET TE NOURRIR DE CEN-

[DRE: LE FEU DU CIEL S'ÉTEINT DANS CE CLIMAT GLACÉ. MON ÂME, EN CET ENFER IL TE FALLUT DESCENDRE POUR Y TROUVER LA VIE ET POUR Y FAIRE ENTENDRE LA PLAINTE SANS ECHO DU JUSTE POURCHASSÉ, AU MONDE SANS AMOUR PAR L'AMOUR OFFENSÉ!

—MON ÂME, EN CET ENFER EÛT-IL FALLU DESCEN-

[DRE?

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DU MINIATEUR

TÉOPHILE

im H CA-KACOTLA PTCLT-

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DU MINIATEUR THÉOPHILE

L'ouvroir était une vaste salle et dont les arcs retombaient sur quatre colonnes et quatorze consoles. Chaque fût se bombait en un chapiteau dentelé de vigne aux angles duquel moutonnait une grappe. Autour de la travée, quatorze anges garnissant les appuis, touchaient du rebec, de la vielle et du psaltérion ou soufflaient dans des trompettes de pierre. Huit fenêtres se faisant face étaient pratiquées dans les hauts murs. Celles de l'est donnaient sur la campagne, celles de l'ouest sur le préau du cloître que bordait le vaisseau de l'abbatiale. Devant les pupitres, silencieusement rangés, les moines enluminent livres d'heures et missels. Le chef d'atelier, un vieux frère chenu, se prélasse dans une chaise à dossier et répartit la tâche. Un moi-nillon va quérir les feuilles volantes dans l'ouvroir des copistes et les dispose à même l'établi. Le maître en ressasse la teneur, parcourt les marginales des scribes, esquisse la trame de la mi-niature et les mande distribuer aux peintres. Dans un coin de la salle, trois frères apprêtent les couleurs. Ce matin, ils s'en furent à travers champs cueillir fleurs de blé et autres herbes. L'un pulvérise des sarments de vigne brûlés, l'autre étend une décoction de bleuets sur une couche de blanc de plomb, le troisième manipule les nerpruns et les terres maigres. Une frêle crédence renferme les lapis et l'or en feuilles.

Frère Théophile déchiffre les indications du maître et ca-neyasse les lignes entre-heurtées à la billebaude: il lui faut peindre une chevauchée en liesse à travers la forêt pour le cin-quième mois d'un livre d'heures. Il en aperçut et se les remémore

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incontinent: les dames portant chapel de fleurs en tête et cotte de samit, les sires en jaque à ramages, chausses collantes et chaperon. Elles, se pavanant sur de blanches haquenées capara-çonnées de rouge. Eux, faisant caracoler bais, alezans et ma-reaux. H se met à l'oeuvre, range blanc d'os, tournesol, safran, minium et macra, jette une pleine brassée de fleurs à ses côtés, invoque saint Luc et cueille ses pinceaux. D'une main leste, il fait danser l'outil, retenant son haleine tant la parcelle de métal est légère, puis, dès qu'elle adhère au blanc d'oeuf graissé de cérumen, la recouvre d'une seconde et polit le champ à l'aide d'une agathe. Le miniateur s'interrompt, nettoie ses pin-ceaux et laisse courir son regard sur le bois qui ondule au loin. L'arôme du moût bouillant dans le pressoir emplit ses narines. L'hiver est proche et l'essaim des feuilles mordorées et recuites se traîne ou se soulève en brusques tourbillons. La dîme est prélevée: l'abondance règne au monastère et déjà les miséreux se bousculent dans l'aumônerie. Carpes, tanches et brochets troublent l'eau des cuves et le fromage s'égoutte sur les clayons. Vienne la bise!

Frère Théophile est préposé à l'illustration des sujets mondains. On le commit naguère à l'enluminure de thèmes plus édifiants, mais il transgressa les règles et l'on recordait encore ses manquements: n'avait-il pas drapé la Vierge dans les plis d'un manteau pourpre et peint une barbe à l'évangéliste saint Jean? Le vent de la discorde passa sur l'atelier: d'aucuns flétri-rent le procédé, les autres estimèrent qu'il était bon de relâcher de la sévérité des traditions apocryphes, un troisième parti réso-lut de déférer à la sentence du prieur. Celui-ci, prenant la chose à mauvais présage, improuva Théophile et l'on statua en con-séquence et sans autre forme de procès que la Vierge en serait réduite aux ornements bleus et que saint Jean demeurerait im-berbe. Le différend assoupi, Théophile se laissa mettre aux ambles et, dans l'espoir de fourvoyer son âme rebelle, on lui confia le soin d'enluminer les livres d'heures. H s'en acquitta à miracle, illustra mignardement les douze mois de l'année et,

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lorsqu'il parvenait au bout de sa tâche, on la lui mandait re-commencer derechef.

Au branle du pinceau dont la souple languette effleure le parchemin, la vie renaît, issant des limbes. Le gazon vert et dru s'ocelle d'un mouchetis de corolles émaillées. Les chevaux piaf-fent, l'écume aux naseaux. C'est un bondissement de lévriers, une surgie de faucons, une cavalcade en grand arroi. Le minia-teur anime les fins visages, bouleverse l'ordre des coiffes, dé-nouant çà et là quelque tresse, contemple amoureusement son ouvrage et se prend à soupirer. Il esquisse le minois des dame-rets, anhèle et, sans savoir au juste comment se fit la chose, découvre son portrait en l'un du groupe. Plein d'un joyeux effroi, il lève l'outil et, les esprits en campagne, s'abandonne au ru de mille imaginations fugaces. La sexte vint l'arracher à sa rêverie; il réprime un mouvement de lassitude et quitte la place.

Midi sonne et le réfectoire s'emnlit. Le dîner fume sur les tables et les convers passent, chargés d'écuelles, découpent le gros pain en le serrant contre leur froc, versent la soupe et le lait, répartissent chataîgnes et noix. Jouxte la salle, s'ouvre l'aumônerie où s'affairent les familles besogneuses, avalant leur pitance parmi les rires et les gémissements. Les convers vont çà et là, rassurant les uns, gourmandant les autres. Ils découvrent les intrus, les interrogent, allouent une poignée de noisettes à quelque enfant, rétablissent l'ordre touïours menacé. Un vantail s'ébranle: le prieur apparaît, une théorie de moines lui sert d'escorte. La foule se rue à genoux, implorant sa béné-diction qu'il lui administre au passage. Théophile se hâte, un cri s'élève, il se retourne: un groupe de gens hâves et dépe-naillés le dévisage. Il poursuit son chemin, tout ébaubi, gagne sa place, récite un Benedicite, s'affale. La voix monocorde du lecteur égrène un chapelet de sentences. Théophile ne l'écoute pas. Théoph'le s'évague : il chevauche au loin par la forêt bruis-sante, une dame de chaque côté. "Deus virtutum, couverte nos et ostende faciem tuam et salvi erimus", entonne la voix. Les branches crépitent sous le choc des sabots, la terre noire et

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grasse résonne mollement. "Nam quoquoversum se verterit anima hominis, ad dolores figitur alibi praeterquam in te, tametsi fi-gitur in pulchris, extra te et extra se", reprend la voix. Le vent siffle et les fleurs se détachent, ondoient, frôlant les coiffes empesées. Il y porte la main. "Quae tamen nulla essent, nisi essent abs te". Il saisit la corolle. " . . . et non omnia senescmit et omnia intereunt". Il l'offre et, comme on fait mine de la dépriser, la jette: elle s'accroche au voile. Un rire frais éclate. Le voile ondule de toutes parts. " . . . sed non in eis infigatur glutine amoris per sensus corporis." Il rencontre une main, l'é-treint et l'attire. Les chevaux galopent flanc contre flanc, mê-lant leur sueur. La terre tremble. Une onde de cheveux s'échappe du hennin et, spirale torse, s'enroule autour de sa face. "Tardus est enim sensus carnis, quoniam sensus carnis est: ipse est modus ejus." Il se penche, enlace un corps et tombe. Les bêtes se cabrent et se mordent, le piétinant, lui et sa proie. Il brame d'horreur et de volupté. Une main tapote la sienne; ses yeux se déssillent, il jette des regards effarés: toute la tablée le contemple. Le lecteur, dans sa niche, pérore imperturbable: "In verbo enim tuo, per quod creantur, ibi audiunt: "Hinc et hue usque"." D'un coup de maillet, le prieur lui impose silence et, se tournant vers le miniateur: "Quel trouble te saisit? Quel démon t'égare? Voilà que tu rêves tout haut, lui dit-il". Théophile s'ébranle et s'apprête à répondre, mais il se meurt d'inquiétude: le sort de la femme le préoccuppe. Se blessa-t-elle? Un filet de sang strie l'encolure blanche de la haquenée. Il pousse une clameur sourde. Un bourdonnement fuse et, comme au travers d'un songe, il perçoit la voix du prieur: "Qu'on l'emmène! Il est possédé. Placez-le dans une cellule, sous bonne garde et les membres attachés!" On le pousse, il trébuche et le lecteur reprend sa mélopée.

Ils traversent l'aumônerie, frôlent le groupe hâve et dégue-nillé qui s'effare à leur approche. On chuchote: "Ce sont serfs échappés." Des yeux fous lui courent sur le visage, des mains noueuses tremblent, le sang afflue aux cicatrices qui rutilent. "Notre sire! C'est notre sire! Le voilà moine à présent. Jésus!"

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— "Calmez-vous, bonnes gens: votre seigneur est bien loin d'ici. C'est frère Théophile, l'enlumineur. Ecartez-vous: le démon le possède!" — On se range avec célérité. Le vantail s'entr'ouvre; ils débouchent sur le préau. A la fontaine, ils lui lavent la face et il les toise avec des yeux qui ne les regardent point. Alors ils appréhendent le pire, le renversent et le ligotent. Il demeure impassible, roide comme bois. Ils le claquemurent sans plus tarder, rivent ses membres aux quatre bouts d'un lit, l'en-chaînent par le milieu du corps à un crochet de la maîtresse-poutre, lui apposent un bâillon et se mettent en devoir de quérir un exorciste. Mais les serfs se tiennent aux abords de la cellule, l'oeil stupide et joyeux. On les rechasse. Ils reviennent à la charge, le regardent, glosant à l'envi. Il décèle toutes ces trognes ravagées, éprouve les relents de ces haleines chaudes et perçoit comme l'affleurement d'une rage séculaire. Il se cabre et se tord: le lit grince, la chaîne crisse et la poutre branle sur les corbeaux. L'écume lui couvre la face et ses yeux luisent tels que des escarboucles. On l'asperge d'eau bénite: il repart de plus belle, puis s'affaisse, recru, les membres en sueur.

D'immenses levées de terre se profilent à l'horizon, barrant la voiite des cieux. Un grondement se répercute, insensible et lointain. Les collines tremblent, vacillent et de fines lézardes ondulent sur leur flanc, se creusant à mesure. Une mer en furie et que l'on ne voit pas déferle dans un giclement d'écume bon-dissante. Le ressac mugit dans ses tempes. De nouvelles rangées se soulèvent, se creusent et se déroulent, pilonnant le talus qui s'effondre et, par la brèche aux parois ébrasées l'eau rugit en cataractes d'éclairs et de ténèbres. Tout se fend, s'émiette, s'effrite et croule en tas au sein des tourbillons. Une nappe d'ombre déploie d'immenses spirales: une tête flotte et c'est la sienne, elle flotte sur l'océan, son corps. Elle vogue à l'abandon et l'algue lui tisse une chevelure qui se perd dans le noir ;glauque. Elle se penche et glisse et son oeil entr'ouvert pleure l'onde salée. D'étranges fleurs bourgeonnent, éclosent et la dis-tendent. L'ombre rampe le long des plis qu'elle évase et confond et la conscience chavire...

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"Las! Quelle pâmoison! Revenez à vous, beau sire, revenez à vous !" Les feuilles crépitent avec un froissement de robe. Un voile claque sous la brise. Une ombre parfumée s'abat telle qu' une chape orientale, brodée d'émanations où s'accrochent, comme autant de brindilles et de fleurs, mille fragrances d'un bouquet champêtre. Un bruissement ssnnphonique vibre et se propage: son corps tressaute d'aise, il ouvre les yeux, se soulève à demi. "Vous avez une figure de réprouvé, l'ami! Onc ne vous vis tel visage." Les couleurs refluent, les formes se dégagent. Est-ce un rêve? "Pourquoi me prîtes-vous la main, grand fol que vous êtes? J'eusse pu me tuer." H regarde: la dame se penche au-dessus de lui. Ne la connaât-il pas? Celle-la même qu'il peignit et qu'il fit rouler à bas de sa monture quand Us chevauchèrent, flanc contre flanc, par la verte forêt! Et les seigneurs qui l'en-tourent semblent issir du parchemin enluminé. Il coule son regard tout le long de son corps, se voit attifé d'un habit de chasse en drap d'Arras aux roideurs métalliques, de collants et de bottes. Il promène une main hésitante et palpe le froncis de la jaque, rencontre un tube rêche et renflé, passé en sautoir: c'est un cornet serti d'argent. Il le porte à ses lèvres, l'em-bouche, en tire un mugissement joyeux: la compagnie s'esclaffe et dix cors sonnent tout à l'entour. Non, ce n'est pas un rêve!

Le voilà débout, il ne sait comment. La dame lui tient le bras, un varlet l'accompagne. Us le hissent sur la bête. Il se carre dans la selle, empoigne les rênes et le cheval s'ébranle. Un frisson lui court par les cuisses et ses jarrets se tendent, son buste s'infléchit: n'est-ce pas la première fois qu'il chevauche? Non, ce ne peut être. Mais pourquoi ce trouble le saisit-il? Il effleure son crâne du bout des doigts, retrouve le bord de la tonsure et la côtoie. "Le trop gésir avec les dames, l'ami, bien m'en croyez, je vous l'assure. Le beau Samson que voilà !" H se retourne et dévisage son interlocuteur, face de paillard feuille-morte au crâne lisse et poli. La voix reprend, aigre et flûtée: "C'est tout ce que nous avons en partage avec les prêtres et les moines. Les travaux de l'alcôve, l'ami! Je les abandonne aux

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leurs: qu'ils nous laissent les nôtres! Point n'est besoin d'aller en moutier se faire tondre : une dame y pourvoit à miracle." Un ricanement déchire l'air et l'homme pique des deux.

Théophile resta, le chef branlant, atterré. Il passa la main sur la tonsure, espérant la mettre en sang mais il ne caressa qu'une rondeur lisse, non point cette râpe de crins rebelles. "Mon tableau de chasse!" chuchota la voix du rêve. La dame galopait à ses côtés, se tenant à distance. Les cornes du hennin balançaient à l'amble de la haquenée et l'oeil lui décochait des regards pétillant de malice. Il brûlait de lui trousser un com-pliment, mais la voix s'étranglait dans sa gorge.

L'aspect des feuilles le confondit: elles s'épanouissaient, brillantes et vertes, tamisant le ciel au travers des ramées. Se tournant vers la dame: "Dites, ma mie, que fait donc l'hiver?" Elle répliqua: "Que vous en chaut? Ne sommes-nous pas en mai? Oyez ce proverbe: tant crie l'on Noël qu'il vient."

Brusquement la forêt s'ouvrit et, dominant champs et fri-ches, un blanc châtel monta, hérissé de bannières et de flèches, avec ses hautes tours renflées un bulbe et mitrées d'ardoises toutes bourgeonnées de poivrières, ses murs dentelés de cré-neaux et le gable ajouré de la chapelle! Théophile se frotta les yeux d'ébahissement. La cavalcade les rejoignit et l'on fila bon train, mais en grand arroi, par les terres meubles et grasses. On leva quelques lièvres que les pages occirent en guise de passe-temps et l'on gagna la rampe. Une musique éclata sur leur tête et l'on déboucha dans la cour d'honneur.

Théophile était de chétive maison. Son père, un marchand de tiretaine, petit-fils d'un vilain, connut force méchefs dans l'exercice de sa profession et, pour établir l'aîné, dut confier le second au moutier proche. Les moines lui firent fête et le prirent en gré car il peignait à merveille. Il reçut les ordres, mais il n'était pas de ceux qui répondent comme l'abbé chante. Il n'avait vu de château de sa vie. Certes le monastère lui parut imposant, sa calme beauté lui laissait l'âme ravie et son oeil était plein de l'apparat qui s'y déroulait au cours des offices, quand les vitraux scintillent au travers de l'encens et qu'un

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chant grave ébranle les voûtes. Or le spectacle présent effaça tous les souvenirs anciens. Il sauta à bas de sa monture et courut vers sa dame afin de l'aider à descendre: il s'y prit de manière si rustique qu'elle en glosa. Il se promit de veiller à son maintien et d'imiter les autres : il apprit bien des choses en peu de temps et dont il ne soupçonnait pas même l'existence. Par bonheur, l'on imputait à sa chute les infractions dont il se rendit cou-pable.

On passa le seuil et traversa l'antichambre tendue de ver-dures d'Arras oii se pavanaient des licornes. Dans la salle, la nappe était mise et les sièges rangés. D'énormes poutres his-toriées de blasons s'entrecroisaient, accotées sur des consoles jaillissant des lambris. Les crédences bourguignonnes et les dressoirs flamands regorgeaient de vaisseaux et de nacelles. On prit place et se lava les mains à l'eau de rose. Les serviteurs apportèrent des mets qui le laissèrent pantois, de monstrueux pâtés en croûte farcis de langues de paon et de museaux de barbillon, des viandes noires et friables rissolées dans la "sauce d'enfer", des pièces de gibier de poil et de plume évidées, désos-sées et laborieusement reconstruites, des salmis de lamproie et des brochettes d'oisillons enfilés. On charria une tourte glacée de verjus: l'écuyer-tranchant la découpa, il en jaillit un essaim de tourterelles et une belle gouge nue comme Eve et personni-fiant la Dame Vénus. Elle se posta sur la table et dit un virelai en l'honneur du sire châtelain: c'est alors seulement que Théo-phle apprit sa dignité et il en conçut de l'assurance. D'un oeil lubrique il couvrit les appas de la fille : onc n'avait vu de femme troussée. Comme elle s'apprêtait à descendre, il la pria de de-meurer en place et lui bailla un collier qu'il portait au cou. Il mangea et but à foison et, lorsque son palais recuit par les épices lui semblait la gueule de l'enfer, il se versait un plein hanap de vin. Les salades s'amoncelaient telles qu'une nappe de verdure piquée de sauge et de marjolaine, de gingembre et de muscade. Puis les tartes se déversèrent en vagues continues, les talmouses et les fouaces, les lacs de crème cuite et les flans profonds écaillés d'amandes.

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L'air devint irrespirable. Les convives, les joues en feu, les lèvres sèches, les narines palpitantes le regardaient fixement, épiant un signe. Sa dame l'attoucha, lui murmurant à l'oreille: "Contente-les donc!" Il esquissa un geste vague, à son corps défendant: la table bascula, les cierges s'éteignirent et, parmi les reliefs du festin, ce fut l'orgie dans les ténèbres. Les ajuste-ments crevaient, les cabochons sautaient des corsages, les cottes ramagées cédaient avec un crissement sec, les coiffes arrachées fendaient l'air lourd de vapeurs de vins et d'épices, les éperons cliquetaient, sabrant les membres nus dans une envolée de bottes. D'affreux cris s'élevèrent, coupés de râles amoureux. Théophile, affolé de luxures inconnues, errait çà et là, l'oeil torve et les doigts crispés, en quête de la Dame Vénus. Mais une ombre le saisit à bras-le-corps, une bouche de goule aspira sa nuque et il s'effondra, rugissant, parmi les couples épars.

Quel ne fut le désarroi de Sire Enguerrand lors de son réveil! Immobile et transi, réduit à l'impuissance, son corps reposait. Un baîllon lui tamponnait le bas de la face et son oeil ne pergut que les anneaux d'une chaîne montant vers le pla-fond. Un murmure assourdi bourdonnait doucement dans un coin de la chambre. II émit une plainte. Le baîllon se desserra, tomba, maculé de bave. L'air vif lui mordit les lèvres. On 1G soutint, le fit boire et détacha les entraves. Il obéit, hagard et stupide, considérant les lieux: la cellule était pauvre et nue, pavée de briques jaunes et rouges dont l'alternance le frappa. Il se mit en mesure de les compter. Le grincement de l'huis le contraignit à lever les yeux: plusieurs moines quittaient la pièce. Le vantail clos, il demeura l'oeil fixe, contractant les sourcils, dodelinant du chef et co'lligeant ses pensers épars. Sa main frôla une manche rugueuse : il connut qu'on l'avait affublé d'un habit. Il baîlla d'aise, lustra l'étoffe et, pris d'alacrité, se dressa. Il alla vers la croisée; elle donnait sur une cour enclose de murailles sombres. Il ouvrit la porte; un flot de lumière le fit ciller. La main en auvent, il porta les yeux çà et là, se vit dans un couloir percé d'arcades à colonnes fasciculées et voûté

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long de la paroi courait un camaïeu. Il s'appuya c o ^ e la balustrade, regardant le préau: il se tenait en la galerie surplombant le cloître. Il goûta l'imprévu de la chose, entreprit de vaguer afin de s'accorder quelque distraction et, se composant un visage dévot, coula ses mains dans les manches.

Le camaïeu se déroulait, illustrant l'adage augustinien: "In veteri Testamento novum latet, in novo vêtus patet". L'E-glise triomphante affrontait la Synagogue aveugle et déconfite. Melchisedec, fagoté d'une mitre à cornes émergeant d'un turban sarrasinois se pavanait jouxte le Sauvexir. Il déplora l'hiératique maigreur des figurants, leur air chétif et souffreteux, dauba sur l'arrangement des draperies, loucha vers les saintes femmes dans l'espoir de surprendre quelque détail prêtant à la glose. Dans une niche il avisa le fameux tableau du "Dit des trois morts et des trois vifs".

C'était une peinture fraîche encore, haute en couleur, avec des traînées d'ombre striées d'éclats incendiaires. Les trois vifs se rangeaient à main droite, damerets mignards et repus simulant une épouvante gracieuse, le bras en arc, le col infléchi, la taille ployante. Les trois morts les dévisageaient, impassibles. Le premier n'était qu'une blanche armature enrubannée de couleuvres dont l'une, sertissant le crâne, issait de l'orbite. Les deux autres présentaient toutes les marques de la corruption. Sire Enguerrand canevassa non sans quelque horreur volup-tueuse ces tissus friables aux stalactites sanieuses s'éffeuillant en squames tiquetées de pus, ces poches faisandées bouffies d'émanations mortelles; ces chairs ondulant sous la houle des vers invisibles, ces rebords verdâtres s'effilochant le long des os. Il voulut rire et fit une moue, puis s'accota contre un pilier d'angle, empoigna le meneau, penchant un front rêveur.

Deux moines le rejoignirent. Il les salua d'un air grave, tout au bonheur de se prêter à la plaisanterie. Ils le lui rendirent avec usure. Il les observa, désireux de se régler sur leur con-duite et les suivit de bonne grâce. L'abbaye était vaste et mag-nifique : ils traversèrent des salles hautes comme des nefs d'égli-se, enfilèrent d'interminables couloirs, poussèrent maint bat-

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tant en chemin et se recfueillirent devant un portillon hersé de têtes de clous. Le vantail joua, les moines s'effacèrent, il franchit le seuil, un grand vieillard lui tendit une main sèche qu'il porta à ses lèvres:

Je suis fort aise de te voir, Théophile, dit l'abbé. Il fallut t'exorciser à trois reprises tant le Démon avait d'empire sur ta dépouille. Il proféra des choses abominables et tu fus trop heu-reux de ne les entendre pas. Nous l'interrogeâmes à regret, il ne se fit point faute d'éluder nos questions et de se gausser de nous. Nous sûmes bientôt que tu en hébergeais deux dont l'un femelle et nulle avanie ne fut épargnée à nos oreilles. Pour comble d'insolence, ils embouchèrent quelque instrument de musique du genre de ceux dont on se sert au cours des chasses. Nous prononçâmes les formules consacrées ce qui parut molester nos contraires car ils prirent incontinent la fuite et nous te baillonâmes derechef.

Sire Enguerrand demeura court. L'abbé reprit: —Ta disgrâce nous abreuva de chagrins et je redoute que

les démons ne se bandent contre l'abbaye. Je donnai l'alarme sans débrider car il serait vain de se refuser à l'évidence. On me bailla le livre d'heures qu'il te faut achever: je te le retourne. Je me plus à le feuilleter et j'ose dire que je n'en voudrais pas d'autre.

Il le sortit d'un bahut à pentures ciselées, l'ouvrit et se récria d'admiraiion. La légende portait: "LES MOULT RICHES HEURES DE SIRE ENGUERRAND DE ROQUEFONS".

—L'approchâtes-vous, mon Père? —Il taille et rogne à trente lieues du moutier, Théophile.

H nous passa commande et nous le pourvoyons. C'est un riche homme, au demeurant, mais l'on en dit pire que pendre.

—Grâces vous soient rendues. Le voici devant vous. L'abbé joignit les mains, mais ne souffla mot. —Est-a besoin que je vous réduise à l'absurde, mon Père?

C est moi. Sire Enguerrand de Roquefons. L'abbé se signa.

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—Ne cherchez donc point de détours. Ne me ramassâtes-vous pas dans la forêt, gisant à même le sol, pâmé?

L'abbé se rembrunit. —La patience m'échappe. Or çà, que fais-je en ces lieux,

revêtu d'un froc, et qui vous permit de m'enchaîner de la sorte? Quelle entreprise formâtes-vous?

L'abbé haussa les épaules. —Nous consumons du temps. Ne répondrez-vous point?

— Hé bien, écoutez-moi! Je partis chevaucher à travers les bois en bel équipage. Laissant le gros de la troupe, je suivis ma dame et lui fis mille baguenaudes. Je la pris d'une main et . . .

—Vous chûtes à bas de votre cheval, je le sais. Le Démon parle en toi, malheureux Théophile.

—Vous me rompez la tête, Çà, me rendez l'habit de chasse, bottes et collants!

—Et le cornet! Je crois l'entendre déjà: toute la cellule en retentit. Voici que l'Enfer se déchaîne. Il nous donna un beau concert tantôt. Las, mon pauvre Théophile! Te voilà derechef en butte aux emprises du Malin.

—Notre-Dame, l'abbé! Prenez garde d'exercer ma pa-tience !

Le vieillard agita une clochette. Sire Enguerrand le laissa faire. Deux moines apparurent,

—Emmenez Théophile et traîtez-le bien doucement. Il est possédé,

—Que la Malemort vous étrangle, tous tant que vous êtes, graines d'Enfer et gibiers de potence ! Rendez-moi mes vêtements ou je viendrai bouter le feu à cette caverne de voleurs !

Les moines le prirent par les épaules, mais le Sire, empoi-gnant leur nuque, les secoua d'importance et les fit rouler sur les dalles. La clochette tintait. De nouveaux moines entrèrent, n les terrassait à mesure, puis avisant l'abbé, lui ravit la sonnette. Le vieillard se mit en oraison. Ce spectacle l'ébranla, tout paillard qu'il était. De guerre lasse, il marcha vers la fenêtre et se pencha. Il vit la campagne. Un bois ondulait au loin et l'arôme du moût bouillant dans le pressoir emplit ses narines. Un essaim

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de feuilles mordorées et recuites se traîne ou se soulève en brusques tourbillons. Il pousse un tel cri que l'abbé interrompt sa prière et le regarde:

—Les feuilles ont jauni! Les feuilles ont jauni! Et j'étais en mai et nous sommes en novembre! Mais je demeure ce que je fus: ne suis-je pas Sire Enguerrand de Roquefons?

Il frappa de ses poings le rebord de la croisée. Les moines épièrent sa contenance, se ruèrent sur lui, mais il ne se défendit pas. Il semblait calme et déconfit. Ils le garrottèrent néanmoins, craignant un retour imprévu. Puis ils l'emmenèrent avec eux et le claquemurèrent en cette même cellule où ils tinrent attaché le miniateur Théophile.

Des jours passèrent. Théophile prit l'existence en gré. Levé sur le tard, il goûtait longuement les délices du bain. Il s'immer-geait dans les étuves et s'y laissait flotter, les bras en croix, la bouche ouverte. Dès que les chaleurs le permirent, il manda dresser une cuve romaine en la prairie jouxte le donjon et s'y ébattait comme un fol. La cuve était de marbre brèche, oblongue et polie, ouvrée de palmettes, vaste au demeurant. Quand il y reposait, il pouvait cueillir les fleurs du gazon croissant tout à l'entour. Il les éparpillait à même la nappe et s'en faisait un rempart crénelé de corolles. Les serviteurs allaient, venaient, déversaient de pleines aiguières d'eau de nèfle et de mélilot, sarclaient l'efflorescente toison. Puis ils le frottaient avec des étrilles, le patinaient et le massaient, lui pincetaient les poils du corps, le têtonnaient. Il issait du bain et se ruait sur un grand tas d'herbes aromatiques et de fleurs, s'y enfonçait et s'y vau-trait. Ils le ramenaient alors, le revêtaient de samit et d'her-mine. On lui dressait une table sous la treille d'un clos, lui présentait un hanap serti comme une châsse où le vin rutilait et force boutargues et salaisons. H écoutait musiciens et poètes, jouait aux échecs, envoyait quérir des belles et leur faisait danser un branle au son des violes d'amour.

Souventes fois, il parcourait les salles du château, étreignant les colonnes au passage, ouvrant les crédences, repliant les

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volets des tryptiques, attouchant les parements de buffet et les nacelles. Il montait de la cave au grenier, chevauchait les com-bles, escaladait les tours, plongeait au fin fond des oubliettes. En la chapelle, il s'immobilisait, suivait les arêtes du plafond d'azur ocellé d'étoiles, baignait son regard dans la mer incan-descente des vitraux, palpait l'orfèvrerie et les vases: lampes syriaques en verre fleuries d'arabesques mordorées, ivoires mo-zarabes et byzantins, camées laiteux, émaux limousins, châsses hérissées de gables filigranés et gemmées de cabochons, encen-soirs en forme de tours aiguillées de flèches et ces merveilleuses custodes arc-boutées sur des fleurons et dont l'ivoire se mitre d'un pinacle. C'est avec un trouble profond qu'il retrouva les missels et les livres d'heures aux plats incrustés d'escarboucles et sertis de fermoirs. Il y vit maintes enluminures, depuis les floraisons apocalyptiques des moines irlandais jusques aux ta-bleaux graciles de Jehan Pucelle. Il cueillit un eucologue et l'ouvrit: alors il reconnut son propre ouvrage et chancela. La Vierge au manteau de pourpre! Saint Jean l'Evangéliste barbu! Il laissa choir le livre. Ses cheveux se dressèrent d'épouvante. Il resta planté comme un piquet, des heures durant. Puis, d'un geste de rage, il lacéra la miniature. Au sortir du lieu, l'aspect du bénitier l'impressionna: taillé dans le granit de Bretagne, il chevauchait un grand diable accroupi. Il médita de le faire ôter.

Les après-midi, l'on devisait, joutait et chassait à courre. Ces distractions ne manquèrent pas de le lasser. Au bout d'un mois, il n'en avait cure. Au bout de deux, il requit des plaisirs d'un autre genre. Il s'énamoura de la gouge qui jouait les Dame Vénus dans leurs orgies, issant de la tourte au milieu des co-lombes. Il lui ordonna de rester nue, au grand ébahissement de la valetaille. Août déversa ses chaleurs. Il la fit monter en sa cuve romaine et ils baignaient face à face. On disposait une table entre les deux rebords et la garnissait d'hypocras, de riz au lait d'amandes et de confitures. Le soir, elle prenait place parmi les convives, vêtue de sa seule peau. Le chapelain lui enjoignit de mettre un frein à ces débordements car l'on en

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jasait à dix lieues à la ronde, mais il fit litière de ses objurga-tions. Le prêtre n'y tenant plus, quitta le châtel. Alors le Sire soudoya un pauvre clerc, docile instrument qu'il sut éblouir par l'étalage de ses richesses. Cet homme, loin de la vitupérer, fo-menta la dépravation générale. Levé de tôt matin, il colligeait d'arrache-pied les textes, les vidait de leur substance et les torturait au besoin, en formait de vastes compilations farcies d'apocryphes et d'auteurs fleurant l'hérésie, les mandait trans-crire avec soin et les présentait aux commensaux. Théophile en fit ses délices car il éprouvait l'impérieux besoin de justifier ses déportements.

Il ordonna des jeux étranges auxquels il conviait la noblesse des environs. L'on représenta le Mystère d'Adam et d'Eve, le jugement de Paris, l'histoire de Cimon et d'Ephigène. Théophile figura saint Sébastien percé de flèches. Il contrefit merveilleuse-ment les moines ivres et ribauds dans les farces et les soties. Un jour il se chargea du rôle de Satan et, affublé d'une queue et de cornes de bison, le sexe couvert d'une tête grimaçante, il géhenna un couple de malfaiteurs et les rôtit à petit feu. L'on s'étonna de la chose sans y voir grand mal. Les paysans commencèrent à murmurer. Ils prétendaient qu'il se faisait en-censer par le chapelain, qu'il souillait la chapelle et pactisait avec le Démon. Septembre vint et l'air se chargea de senteurs agres-tes. Les bois s'emplirent de clameurs et de cavalcades. Quand il vit jaunir les premières feuilles, Théophile redoubla d'orgies et de stupres. Il se baignait, servi par des femmes, contraignant les vilains à lui prêter hommage lorsqu'ils venaient lui payer redevance. Il les obligea d'y mener leurs enfants. Le chape-lain se tenait jouxte la cuve, l'encensoir à la main.

Un jour que Théophile se prélassait de la sorte, grisé d'oli-ban, une troupe de serfs et de vilains, armés de faux, de gour-dins et de pierres, fit irruption dans le jardin. Théophile se sauva sans demander le reste, mais le prêtre, empêtré dans sa robe, chut à terre et les Jacques le mirent en pièces et fichèrent son chef sur un long pieu. Ils assommèrent les femmes, fran-chirent le pont-levis et voulurent enfoncer la porte du château.

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On les arrosa d'huile bouillante et de poix fondue. Ils se retirè-rent en bramant. Prévoyant un soulèvement général, Théophile manda garnir le donjon et dépêcha quelques émissaires à la noblesse des environs. Lors, brûlant de venger l'avanie, il ins-pecta la salle d'armes et la chambre des tortures. Le long de la paroi, les harnais de joute et de bataille s'alignaient. Il sou-pesa les casques, fourbit le métal des pièces et fit jouer les couroies d'attache, effila le tranchant des lames et banda les moufles des arbalètes. Le sang affluait à ses joues et ses mains s'ouvraient et se fermaient convulsivement. On l'arma de pied en cap: il tressaillit de jouissance. Les hommes s'équipaient autour de lui, farouches, humant l'odeur du massacre. Les trognes rutilaient sous l'éclat des salades et les corps membrus • bombaient les cottes et les cuissards. Il les gorgea de vins et de viandes, les posta selon l'usage à l'abri des hourds et des bretèches et leur promit haute liesse après la bataille. Mais il n'y avait plus de prêtre au château et ils tremblaient de mourir sans confession. Par miracle, un moine vint à passer. On l'in-terpella, le fit monter et le retint de vive force. Il portait le froc d'un ordre dont le moutier était sis à trente lieues de chemin. Théophile le reconnut: il se nommait Frère Ohrysos-tôme et percevait la dîme.

Il confessa du soir jusques au matin, bailla trente-six absolutions, reçut dix marcs d'argent et, avant que de partir, chanta une messe. Il était déjà sur le seuil de la poterne quand Théophile l'aborda:

—Je ne me confessai point, mon Père. On me dit le seigneur du château.

Le moine le salua, —Mais peu m'en chaut car je ne mourrai pas. J'ai là un

livre qu'on m'enlumina en votre abbaye. H lui montra l'eucologue du miniateur Théophile, Frère

Chrysostôme le prit, le feuilleta, se pencha, haussa les épaules d'un air amusé:

—Je vois. C'est l'oeuvre d'une main sans égale et d'un esprit naguère rebelle.

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—Ne le serait-il plus? —Dieu lui retira le don de peindre, mais lui octroya Sa

grâce. Il ne perdit pas au change, m'en croyez. —Qui est-ce donc? —Le miniateur Théophile. Adieu, Sire. —Adieu, mon Père.

Noël était proche. Il faisait grand froid et la neige couvrait le pays. Un glacis de flocons crépissait les versants de la toiture, obstruant les chéneaux et comblant les corniches dentelées de glaçons. Les dégorgeoirs saillaient, agrippés au parement, du-vetés de cristaux et le bec ouvert. La tour lanterne, hexagonale et mitrée, dominait solitaire l'abbaye éparse et qui montait vers elle.

Voici que les cloches s'ébranlent, lourdement cadencées, dans un mugissement d'airain fusé de carillons. Les abat-sona vibrent, la neige poudroie. Sur la route, les gens passent, traî-nant leur sabots, un bâton à la main. L'aumônerie est comble et l'animat'on règne, nonobstant la froidure. Dans l'âtre, les bûches flambent et quelques vieillards, accotés contre l'ébrasement, guignent d'un air patelin les apprêts de la fête. Un tambourin se met à battre et les Rois Mages effectuent leur entrée. Cornets, vielles et cornemuses les précèdent. Ils s'avancent gravement, en file, portant sceptre et couronne. Le roi de Tharsis étale une barbe neigeuse et se drape dans les plis d'un manteau écarlate d'étoiles constellé. Le roi d'Arabie marche, badelaire au flanc. Le roi de Saba, noir comme encre, se pavane enturbanné. La foule se presse, respecteuse, et les voudrait toucher, mais les musiciens lui barrent le passage. Un bêlement de moutons s'élève et les bergers défilent, affublés de peaux et brandissant 1» houlette. On les dévore des yeux, brûlant de se joindre à la théorie rustique et donnant libre cours à la liesse. Planqué de thur fères, le chapitre apparaît fermant la marche. La foule vogue indécise et lui emboîte le pas.

Dans l'abbatiale, la crèche repose, veillée par des lampa-dophores. Un novice figurant la Vierge berce un poupon de

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cire enveloppé de langes tandis que Joseph, vulgaire et familier, dodeline sa trogne mafflue, très imbu de son rôle et goûtant la faveur populaire. On l'acclame à grands cris. Le récitant expose la scène, la foule s'émeut, la foi l'embrase: le minois chiffoné de la Vierge se revêt d'une splendeur mystique, le poupon s'anime, Joseph paraît plus grave et plus ému. Les deux époux se concertent, se plaignent du froid et le peuple s'attriste, oubliant son infortune et communiant avec eux. Joseph quitte les langes à l'enfant et les chauffe. Il n'interrompt sa tâche que pour boire à sa gourde et les manants se poussent du coude en le regardant: n'est-il pas l'un des leurs? Mais le héraut s'avance et publie la venue de trois Eois: ils se mettent à genoux, prêtant hommage au nouveau-né. Melchior ôte sa couronne et les humbles ne se connaissent plus de joie. Puis c'est le tour des pâtres: c'est à qui se présentera le premier. Ils se disputent aigrement et nul ne veut céder la place. Le récitant les départage et leur enjoint de s'aimer en cette nuit de gloire. Ils s'en vont, bras-dessus bras-dessous et le peuple est admis à défiler. Instruit par l'exemple, il s'arrête, le col tendu, les mains jointes. Les vieux pleurent à chaudes larmes et lâs enfants voudraient jouer avec Jésus. La Vierge n'est plus ce novice timide, c'est Notre-Dame et mille regards recherchent le sien. Joseph même éveille le respect: qui se souvient encore de Frère Jean, le cellerier? Le chapitre entonne le Te Deum lau-damus, la foule l'accompagne, puis, l'hymne achevé, l'on évacue la place.

Dans le grand réfectoire, un souper les attend. Les quar-tiers de boeuf tournent sur les landiers et le fumet du rôt les accueille de loin. Il en est beaucoup qui ne mangent de la viande qu'aux fêtes. Les moines indulgents s'affairent, tout le moutier se met à leur service et leur prodigue les attentions. Ils jouissent de leur bonheur d'une nuit, étalent leurs membres informes et leurs mains gourdes, déplissent leur front raviné et sourient à la flamme, au vin chaud qui fume dans les bols, au tronçon de viande qui s'égoutte sur le plateau de bois, aux chataîgnes cuites, aux darioles arrosées de crème.

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Près du foyer se tenait un moine, l'oeil clos, l'air égaré. On l'appelait Théophile. Il enluminait jadis de main de maître, mais les démons se disputèrent son âme. Depuis quatorze mois il avait perdu la raison. Il crut se nommer Enguerrand de Ro-quefons. Il fallut l'entraver. Un jour il cessa de se débattre. H se montra calme et soumis: on le laissa vaguer par le couvent. H ne disait mot, assistait aux offices, ne communiait point. Il était impossible de l'entreprendre, voire d'amener une lueur d'intelligence au fond de ses pupilles mortes.

Il était près de minuit quand on leva la table. On gagna derechef l'église pour chanter la première messe. Le moine fol y vint comme les autres et se tapit dans un coin. Tous l'oubliè-rent. Quand l'église se fut vidée, il se prosterna face à l'autel. Il y demeura jusques aux leurs de l'aube. On célébra l'office accoutumé. Nul n'osa le distraire de son adoration muette. A la fin de la cérémonie, l'abbé le toucha de sa crosse et lui enjoignit de le suivre. Le même so'r, il lui bailla l'absolution.

Le moine fol étonna ses frères. Il vécut comme par le passé, mais il avait beau garder le silence, la sainteté l'allait trans-figurant. L'abbé lui témoigna une considération grandissante. A Pâques il éprouva les affres de la mort ce qui fut regardé comme une faveur du ciel. Il ne mourut point et resta souffre-teux et chétif. Ses maux croissaient à mesure. On lui mit un pinceau entre les doigts, l'assit devant son pupitre: il se récusa du chef. On s'en plaignit à l'abbé. Celui-ci ordonna de le lais-ser à ses méditations.

D'étranges bruits couraient de village en village. Les an-ciens, tannés et recuits par les labours, s'y référaient à mots couverts en prenant le frais sur la brune. Les femmes se les chuchotaient avec des mines d'effroi. Dans l'aumônerie, le métayer d'une hameau voisin divulgua la nouvelle. Les miséreux en discutèrent. La chose fut éventée: un convers l'apprit et le rapporta. L'affaire vint aux oreilles de l'abbé: il refusa d'y croire. Quant au moine fol, il ne relâcha guère de son mutisme, mais il parut à tous plus dolent que jamais.

Or les bruits se confirmèrent: il fallut céder à l'évidence.

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Une terrible Jacquerie bouleversa la contrée voisine oii se trou-vait le fief d'Enguerrand de Eoquefons.

Le ban et l'arrière-ban furent convoqués de peur que l'in-surrection ne gagnât et tous les nobles du voisinage coururent prêter main forte à Théophile. Us soudoyèrent une bande d'ar-balétriers génois, s'accostèrent d'un piquet d'hommes sans aveu, écumeurs de marmite et traineurs d'épée, déployèrent leurs étendards et se mirent en campagne. Les serfs, de leur côté, hâtèrent les préparatifs et mandèrent force gens présenter leurs doléances aux évêques. La rencontre eut lieu jouxte un bois; un gros de manants y surprit une douzaine de chevaliers au milieu de leurs gens et les déconfit: neuf piétons trouvèrent la mort dans l'escarmouche, le reste se débanda. Un noble homme chut à terre: on le garda comme otage et se partagea l'armure.

Les serfs enhardis campèrent sous le château. La nuit, leurs feux l'entouraient. Ils se tenaient à distance pour éviter les carreaux qu'on leur décochait à travers les archères. Parfois, ils se répandaient en outrages et les assiégés ne se faisaient pas faute de leur rendre le réciproque. Un jour, ils abattirent quel-ques arbres, les découronnèrent et les équarrirent, dressèrent Tine hélépole que l'on poussa vers la courtine. Une pluie de flè-ches accueillit l'engin qui n'en continua pas moins sa marche et se rangea contre la bretèche. Les hourds flambèrent, S'agrip-pant aux merlons, des forcénés se hissèrent sur le chemin de ronde, la hache entre les dents. Le Sire cr a de les lui amener vifs. On bouta le feu à la tour roulante, grilla ceux qui s'y tenaient et qui n'avaient pas sauté à bas. Les poutres cédèrent et toute la machine arda. Les serfs levèrent le camp. Pour achever la confusion, une troupe de chevaliers les surprit en rase campagne et les culbuta. Les vainqueurs entrèrent au châ-teau. Ils y furent comblés de prévenances et l'on tint cha-pitre :

—Guerre sans feu m'est andouille sans moutarde, dit le comte Vivien, et je cite un prince anglais, des plus éprouvés et des plus vaillants!

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—Il ne suffit pas de brider la chlennaille, ajouta le Sire de Malengroin, il la faut battre comme tambour de noce. A rude âne, rude ânier!

—Oignez vilain, il vous poindra. Poignez vilain, il vous oindra !

—Ils ont femmes et enfants. — Oh! Oh! Mal d'autrui n'est que songe! — C'est faire du cuir d'autrui large courroie. — Je m'en soucie comme des neiges d'antan! — Moi de même! — H faut laisser parler le monde et se donner du plaisir.

—Moi, j'agis sans détours. — Mais enfin? — A sotte de-mande, point de réponse. — Çà, buvons: c'est plus sage. — On ne saurait manier du beurre qu'on ne s'engraisse les doigts.—Dé-coiffons un tonnelet: que je m'y plonge jusqu'aux épau-les! — Nous ne sommes pas à la noce, l'ami. — A demain la l)ataille! — Mettez-en cinq en perce! — Je suis de votre abba-ye. — Il y en a de riches, vrai Dieu ! J'eusse préférer leur ren-dre visite. Les serfs, maigre gibier! Fin à dorer comme dague de plomb! — Le vin! Le vin! — Je ne dis mot, je bois mon vin. — Je suis dans les vignes. — Et moi, toujours entre deux vins.

—Beaux sires, dit Théophile, je suis fort aise de vous voir si gais, mais je vous le donne en mille; Ce n'est pas le plus chaud de l'affaire et si m'en croyez, ma guise l'emporte. Après le vin, le sang !. Çà, me suivez !

Ils sortirent du château, lance au poing, l'oeil en feu. La «ampagne s'étendait à perte de vue. Les blés étaient coupés. L'ombre du bois voguait sur le gazon. Les collines fumaient à distance. Un vol de perdrix tournoya. Nul n'y prit garde.

Le premier village s'offrit à leurs yeux, les portes béantes «t les cheminées éteintes. Ils entrèrent dans les cabanes, étan-chèrent leur soif de destruction, fracassèrent le couvercle des iuches à grands coups de maillets de plomb, foulant aux pieds les miches, s'acharnèrent sur les pauvres ustensiles de ménage, puis incendièrent les maisons en jetant le feu dans les toits de chaume. H y avait un cercueil en la chapelle: ils l'ouvrirent et

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traînèrent la morte par les cheveux, la frappant de leurs épées. Le compte Vivien s'impatienta:

—Voilà qui est bien! Nous nous battons avec des balais et des cadavres et cependant les autres nous échappent. Je renie Dieu!

L'apostrophe eut le don de leur plaire. On remonta à cheval et se remit en route.

Ils chevauchèrent trois lieues, trouvèrent un gros village, mais les serfs étaient sur leurs gardes, postés à l'abri d'une palissade qui barrait la rue. Les nobles se concertèrent puis entreprirent de forcer l'obstacle.

Us se disposent en trois rangs, pointent la lance et la couchent en arrêt, l'appuyant sur le faucre, puis se renversent, le chef incliné, bandant les étriers et chargent: la haie s'effon-dre tout au long, on la traverse, les défenseurs se replient en désordre et s'enferment dans leurs chaumines, d'autres s'effor-cent de couper les jarrets des chevaux ou de desarçonner leur cavalier. Le tumulte croît. Quand un noble tombe, c'est une meute qui s'accroche à lui pour l'occire: ils écartent ses bras et ses jambes, le blessent et le brûlent aux défauts de l'armure, enfoncent des tiges à travers l'aine et l'éventrent, le laissant dans une flaque de sang et d'entrailles. Les femmes et les en-fants le tirent à l'écart et défont le harnais. La plupart des chevaux sont tués et Théophile ordonne de mettre pied à terre. Les nobles l'emportent et les derniers défenseurs vident les lieux, abandonnant femmes, enfants et vieillards à la clémence du vainqueur. Quelques uns se sont réfugiés dans l'église: elle flambe et les consume. Les autres, apeurés, clament miséricorde. On les entrave et les attache par groupes et les pousse devers le château. Ceux qui faiblissent sont houspillés, ceux qui tom-bent achevés. Un lamentable cortège de femmes se déroule à travers la campagne, qui s'agrippant aux captifs, qui se ruant aux genoux des seigneurs. On avance pourtant. Quelques vieilles, résignées et stupides, s'en retournent au village. D'autres per-sistent: il faut les rechasser à coups de hampe.

Au bout de trois heures d'agonie, on atteint le château. Le

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soir est proche et le festin les attend. La valetaille emmène les prisonniers et les enchaîne au fin fond d'un cul de basse-fosse. Les femmes, cheveux au vent et les mains crispées se dressent silencieuses devant les hautes tours. La nuit tombe. Elles veillent toujours.

L'automne était sur le retour et le sol jonché de feuilles mortes. A travers la campagne les voyageurs passaient en groupe. Les haquets charriaient la futaille devers les bourgs épars dans la plaine et les panneaux roulaient avec grand bruit. Des files de moutons descendues des hauteurs se suivaient, in-terminables. Jouxte le calvaire, au croisement du chemin, une hottée de gueux criait miséricorde, un bateleur déployait son adresse et trois bons marchands offraient vin, gaufres et oublies. Les villageois s'en revenaient, la faux sur l'épaule, convoyant le regain et s'arrêtaient longuement pour goûter le spectacle. Une bande de soudards défila, salade en tête, portant brigandine et branlant le vouge. Ils lampèrent tout le vin, vidèrent l'étal de l'oublieux et du gaufrier, jetèrent quelques menues pièces au jongleur et s'assirent en rond. Vers le milieu du jour, ils hélèrent un pâtre, achetèrent un couple de brebis et les égorgè-rent. L'un des hommes alla quérir du feu. Les autres écoudèrent les sarments, dépécèrent les bêtes pour les mettre en broche. Les marchands, le bateleur et les gueux suivaient les apprêts du festin. Faucheurs et pastoureaux, attirés par l'odeur du rôt qui flambait déjà, se tinrent tout à l'entour. Ils mangèrent, arrachant la viande avec leurs doigts et les essuyant sur les houseaux de cuir.

—Désirez-vous du vin, mes seigneurs? demanda le mar-chand; — j'ai un tonnelet au village dont je vous dis merveilles. C'est grande pitié de vous voir dîner de la sorte.

—De quel cru, porte-balles d'Enfer? —De St. Pourçaint que riches gens tiennent pour sain. —Va nous le chercher et prends garde qu'il n'y pleuve en

route. Mangeons et buvons et Dieu ait notre âme pécheresse. Nous avons bien besogné là-bas, dans les terres de Roquefons!

p. s

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—Â Roquefons? —Oui-da, manant! Nous y bridâmes tes pareUs comme

petits oisons. Les Jacques sont aux cieux et leur corps en dou-ves: ils y nagent sans l'avoir appris! Onc ne leur ^^es telle bedaine.

—^Nous servons qui nous paye. Où la chèvre est attachée, il faut qu'elle broute. Nous traquâmes les manants et perdîmes neuf à ce jeu, neuf compagnons, vaillants routiers et grands trousseurs de filles devant l'Etemel!

—Pain d'autrui est amer. —Nous obéissons, pauvres que nous sommes. —^Parlez sans fard: qu'on vous entende! —^Nous vîmes tout: nous étions au bas-bout de la table,

avec la valetaille. Quelle chère ! Rien n'y manquait. —Que fit Sire Enguerrand? —H chopina ferme et, lorsqu'il fut pris de vin, il nous

manda quérir les serfs. On les rangea contre le mur non sans les houspiller d'importance. Ils nous regardaient souper et nous leur jetions les os à la face. Ils tombaient de faiblesse et d'au-cuns saignaient encore, mais nul ne pouvait choir car on les entrava tout d'un tenant.

—Si la file chancelait, nous y mettions bon ordre. —Voire, et comment? —^Avec les broches à viande. Les paysans se signèrent et l'on se tut. H y avait trop à

dire. Le marchand revint. Ils burent longuement, ramassèrent leur vouge et se dressèrent, sombres et pensifs. La bise se jouait dans leurs cheveux. Les écus d'or tintaient au fond des bourses. Â chaque mouvement, le soleil rutilait sur les lames fichées au bois des hampes. Ils apparurent plus grands et plus terribles. Les pâtres s'écartèrent, le marchand recula de trois pas, le bateleur seul fit bonne contenance et les brocarda.

L'un des soudards entonna une chanson obscène, mais ils n'avaient pas le coeur à la danse et sa voix se perdit dans un murmure. L'on se quitta sans même se regarder. Ils s'en furent et leur ombre glissa le long de la route. Ils disparurent au

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tournant dn chemin et leurs vonges brillaient encore qnand on ne les voyait déjà plus.

Ivre et repu de plaintes et de sang, de voluptés de mort, de spasmes d'épouvante, Théophile dormait, râlant parmi les rêves. Ses tempes en sueur battaient, ses veines couraient sur le front, l'oeil révulsé sous la paupière roulait dans une orbite creuse et l'écume giclait le long de son menton. Il ronflait, haletait, s'ébrouait, se reveillant à demi pour s'affaler immobile et pan-telant, labourant les linceux de ses serres. L'ombre veillait, épousant ses formes moites et les imprégnant de frissons spas-modiques. Ses lèvres filtraient d'atroces relents; il se vautrait par la boue de ses exhalaisons dont l'aigreur pénétrait les taies et les courtines. Les visions l'assaillent, cheminant au travers du chaos telles que de blêipes serpents pour lui lécher la face. Un magma de bave l'englue de ses filaments visqueux. Des spirales tournent, s'embrasent, rutilent, se déploient et de deux antres qui bayent opaques, deux yeux s'incrustent dans les siens dis-tendus et dévorants.

Il entend une voix et c'est la sienne propre ; "Nos contraires furent vaillants et féaux. Je leur veux bailler récompense. Leur veillée d'armes est close, ils sont à jeun et d'esprit rassis: sus, qu'on me les adoube !". La file de serfs adossés à la paroi s'ébran. le et les chaînes tintent. Les os volent raclant les visages et les poissent de salive et de graisse. Les broches frappent, tailladent, perforent. On dépouille les captifs de leurs haillons.

Le tissu s'attache aux plaies et les fibres cèdent avec un crissement de caillots. Les larges épaules se déjettent, les troncs velus s'infléchissent, les nuques bestiales se tendent en arc et les bouches hurlent à la mort. "Çà, je vous arme chevaliers!". La poignée fume: il l'enveloppe, la saisit, heurte les dos du plat de la lame incandescente, s'arrête longuement jusqu'à ce que la chair grésille, aspire l'odeur du rôt et se penche affriolé, mord, laboure, happe et détache. "Qu'on m'apporte trois ar-mures !".

Les commensaux se taisent, interdits. Les trois armures

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sont là. "Qu'on m'en revête les plus vaillants!" On les arme de pied en cap. "Le chef à l'air!" On les entrave de nouveau. "Au feu, les manants, au feu!" On les attache sur un gril, assis et roides. On boute force bûches tout autour. La flamme jaillit. Les serfs ne remuent point. Solerets et jambières rougeoient. Trois paires d'yeux le fixent. Il recule. "Le casque! Coiffez-les du casque et rabattez la visière !" Le gril tremble. La fumés s'échap-pe par les interstices du harnais. Trois clameurs montent. H toise la tablée, ricanant impavide: "Buvez, car nous avons chaud! "Les cuirasses s'allument. Il se verse à boire. Les con-vives se regardent, l'oeil égaré. "Vous n'êtes pas en liesse. Tel refuse qui après muse. C'est un divertissement royal que je vous offre là."

La tablée est debout, hurlante et c'est une fuite éperdue. Quelques ivrognes roulent à terre. Il se retourne et son coeur défaille: un grand homme de fer et de feu marche vers lui. Théophile se jette derrière un siège à dosseret. L'armure trébuche et choit au milieu d'une fusée d'étincelles. L'homme gémit encore. Théophile emplit un baquet de vin, décoiffe le manant et lui plonge la tête dans le liquide. Les hôtes revien-nent, un à un. "Je le noyai! On ne saurait brasser un meilleur tour." Les serviteurs éteignent le feu, aspergent les armures et les défont. Les trois cadavres gisent à même le sol, rissolés jusqu'au bas-ventre, le torse enflé de cloques. Aux défauts l'os est mis à nu. "J'épargne les autres. Prenez-moi ces gens et me les jetez vifs au fond des douves. Il y a neuf pieds d'eau. S'ils en réchappent, j'entends qu'on me surnomme "le débonnaire" !". On rit du bout des lèvres.

La valetaille pousse les captifs devers la bretèche. Ils ne regimbent plus. Ils marchent, entravés de suite. On les range, abat la cloison du hourd : le vide est sous eux. Théophile agrippe le premier venu et le rue dans l'espace. La chaîne se tend et retombe, écrasant l'homme contre la maçonnerie. Il se balance, perdant le sang et la cervelle. D'un coup d'épaule, un valet pré-cipite la deuxième victime qui choit, entraînant une grappe de misérables. Les survivants déploient des efforts désespérés, ban-

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dent leurs muscles et grincent des dents. Les minutes passent. Un convive frotte les planches d'un morceau de savon: trois serfs glissent dans l'abîme. Ils sont encore une douzaine à lutter, raclant le hourd de leurs pieds nus et s'accrochant aux moin-dres saillies. Théophile tire l'épée et frappe, écumant de rage, tailladant à l'aventure, coupant muscles et tendons. Les serfs défaillent, se reprennent, glissent, trébuchent. L'un tombe, saisit le rebord avec les dents, les y enfonce jusques aux racines. On accourt le voir, n tient bon. Théophile renverse une hanapée d'hypocras: elle emplit la bouche du captif, humectant ses glot-tes. n s'étrangle, vomit et lâche prise. Les autres le suivent d'un seul jet. L'eau bouillonne au bas de la muraille.

Des cris lamentables déchirent l'air. Il se réveille en sursaut, débordant sa couche empestée, arrache les courtines et prête l'oreille. La fenêtre tamise un jour naissant. Il se lève, descend les marches tapissées, ouvre la croisée et se penche. Une théorie de femmes s'agite tout le long des douves, tirant les cadavres vers la berge. H ricane, mais un desespoir sans bornes le gagrne. Hirsute, à demi-nu, il traverse la cour d'honneur et pénètre dans la chapelle. Le bénitier est à sec. Le diable qui le soutient semble le narguer: il s'astreint à le renverser coûte que coûte, l'entoure de ses bras et lutte comme un forcéné. L'atlante s'incline et l'entraîne dans sa chute, n se dresse, acravanté, les reins moulus et court se refugier derrière l'autel. Il s'y blottit. On l'appelle, on le cherche, il ne se trahit pas. Puis, réhaussant son courage, il abandonne la retraite. D'un poing vengeur, il renverse l'ostensoir et s'acharne sur les objets du culte. Atti-rés par la rumeur, ses gens entrent et se signent à sa vue. H les chasse. Resté seuil, il boute le feu à la chapelle et s'échappe par une porte dérobée.

H vague par les champs, il court, il s'arrête. Devant lui s'étendent les décombres du village incendié. Il foule la cendre, la renifle et s'y vautre en bramant de détresse. Il se coupe une gaule, s en fouaille et la jette. Il se remet en marche. Au bout d un couple d'heures U atteint les lieux du combat. Les femmes l y precederent, portant les serfs noyés. Les cadavres reposent

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à l'orée dn bois, alignés sur le gazon. Des essainu de mouches bonrdonnent, mais nnl ne songe à les écarter. Les vieilles font la toilette des morts.

H s'avance, l'oeil aux agnets, le pas fnrtif, s'agenouille et contemple ses victimes, désireux de les toncher encore. Nul ne !e remarque tant la douleur les tient. Il n'y a plus d'hommes an village et ceux qui se mirent à couvert n'ont garde de sortir des bois. Dans les cabanes, les femmes vaquent aux mille travaux dn ménage, cuisent le pain, écossent les légumes et dévident les écheveaux. Les enfants jouent parmi les cadavres et les débris de toute sorte. L'un lui offre des fleurs. H les accepte et l'inter-roge doucement: "Où est ton père?" — "On dit que c'est celui là" — "Qui donc?" — "Le grand brûlé que voilà." L'enfant, recordant ses peines, s'afflige et sanglote. Théophile le caresse et lui dit: "Sais-tu qui le tua?" — "Nenni." — "C'est moi! Regarde-moi bien: je le rissolai dans une armure et le noyai." L'enfant se sauve, fou de peur, n s'attache à ses pas. Devant une chaumine, une serve allaite un poupon. "C'est lui, mère, c'est lui!" La femme lève la tête, dévisage l'homme et le recon^ naît. Théophile fait mine de se précipiter à ses genoux: elle se dérobe. "Pardonnez-moi! J'ai tué tout le monde. Miséricorde! An nom de Dieu!". Elle serre le poupon dans ses bras et s'enfuit, n balance, ouvre une porte: deux gouges filent, n les interpelle, elles sursautent, l'examinent et s'échappent par la fenêtre. Le village est en émoi. Les campagnards ramassent leurs hardes et courent à travers monts et vaux. Les vieilles abandonnent les cadavres pour se tapir dans les buissons. H erre de chaumière en chaïunière et ne rencontre âme qui vive. Il retourne auprès des morts, les iaterroge à voix basse, leur ouvre les paupières et s'efforce de capter leur regard.

n est midi. Rien ne bouge. Une bande de corbeaux perche sur les arbres, claquant du bec. La puanteur est affreuse et les dépouilles se corrompent à vue d'œil. H se redresse d'un bond: une rumeur grandit, les bosquets ondulent, des clameurs fusent, lointaines et terribles. H écoute, comprend et blêmit : les vengeurs sont à ses trousses. H quitte les lieux, se coulant par

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les herbes. Son ombre le trahit. Les vieilles, issant de leur ca-chette, signalent sa présence. Un piquet de manants en armes surgit le découvre et le traque. Femmes et petits se joignent aux chasseurs. H les égare, ns se postent aux issues, brûlant de le prendre vif. n enfile un sentier et gagne les bois, se heurte à une bande de Jacques. Il revient sur ses pas. On le cerne. Un cheval apeuré passe au galop: il agrippe sa crinière et se hisse, enfourche la bête et pique des deux, balayant tout. Il culbute une potée d'enfants. Il chevauche à travers un groupe de femmes et les renverse, rompues. Le voilà hors de danger.

Le bois l'accueille, silencieux. Les feuilles mortes jonchent la terre grasse et sa course les soulève. Les halliers et les breuils lui barrent le passage: il les charge et le poitrail de la bête les fend comme des flots. Il ne sait oiî il va, peu importe. H sent qu'il mourrait s'il ne chevauchait pas. Les branches le cin-glent et le déchirent, son visage n'est qu'une plaie, ses flancs saignent, mais il frappe sa monture de ses talons, l'étreint de ses genoux convulsifs, se penche et se rejette, rythmant le spasme de halètements et de cris. Une meule de charbonniers obstrue la route: il fonce au travers, nimbé de fumerons et d'éclats embrasés. Un marécage l'arrête: il pousse son cheval dans la vase, se débat, jure et gagne l'autre bord, piqueté de sangsues. Le bois cesse et la campagne apparaît. Un chemin se dessine. Au pied d'un calvaire, une hottée de gueux crie miséricorde, un bateleur déploie son adresse et trois bons marchands offrent vin, gaufres et oublies. Il passe, estropiant les gueux, pro-jetant les étaux à terre. D'un bond, le jongleur se sauve au haut de la croix. H chevauche sans répit ni trêve. Le jour bais-se par degrés. Il rejoint une bande de soudards qui défile, salade en tete, portant brigandine et branlant le vouge. La nuit tombe. Au loin, une tour monte, hexagonale et mitrée. Il che-vauche inlassablement. La sueur couvre les flancs de là mon-ture. Il l'éperonne de ses talons nus, la fouaille, lui laboure le poitrail de ses ongles, la mord au col. Voici l'abbaye, immense et souveraine. Le cheval s'abat, expire, il se dégage et court. La bise le fauche à demi, les pierres et les ronces lui fendent la

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peau, il tombe à maintes reprises, mais rien ne l'arrête. Il franchit le seuil. L'abbaye paraît déserte. Il traverse l'au-mônerie, le réfectoire des moines, la salle capitulaire, enfile le cloître. C'est la nuit. Un portillon s'entr'ouvre et, flanquée de lampadophores, une théorie s'avance, escortant un cercueil. Théophile surgit, tel qu'un spectre sanglant, écarte les premiers, ôte le couvercle et se voit, reposant transfiguré, les mains join-tes. L'abbé s'approche: "Quel est ce mort?" — "C'est Frère Théophile." — "Qui suis-je donc, mon Dieu?". L'abbé le regarde à la lueur d'une torche: "Je te connais, dit-il, et je sais quel tu fus! L'un se racheta quand l'autre se perdit. Il n'est plus de recours: accepte la sentence."

Un corps chut lourdement: le miniateur avait trépassé. Alors l'abbé: "Portez-les en terre tous deux. Vous ensevelirez l'inconnu sous une dalle lisse et sur la tombe de notre frère vous sculpterez les armes de EOQUEFONS!".

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UN HOMME N'EST HUMAIN QU'A PROPORTION DE LA RÉALITÉ DONT IL IMPRÈGNE SES CHIMÈRES ET DE LA PART QU'IL FAIT A L'IDÉAL. DE L'ÊTRE ARTICULÉ JUSQUES AU TECHNICIEN LE PLUS HABILE, NULLE RUPTURE NE SE MANIFESTE A CAUSE QUE L'ENTEN-DEMENT NE CHANGE GUÈRE ET QU'IL EST SUSCEPTI-BLE DE S'ACCROÎTRE. MAIS IL Y A SOLUTION DE CON-TINUITÉ LE JOUR OÙ L'HOMME EST SA MESURE ET RIEN DE PLUS, ALORS QU'IL SENT ET QU'IL ÉPROUVE, QUAND MÊME IL NE SE TRADUIRAIT. SAVOIR EST PEU DE CHOSE, ÉTANT A LA PORTÉE DE TOUS, ET CONFÉ-RER A LA SCIENCE LA DIGNITÉ DU SENTIMENT LE PROPRE DU RIBAUD: IL LUI EST TOUJOURS LOISIBLE DE SAVOIR, MAIS NON PAS DE SENTIR.

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LA DABIE DE MON COEUR ET POUR QUI JE MOURRAIS,

JE LA CHERCHAI PARTOUT SANS LA TROUVER ENCORE.

JE SAIS QU'ELLE M'ATTEND ET NE LA VIS JAMAIS,

LA DAME DE MON COEUR ET POUR QUI JE MOURRAIS.

AVANT QUE DE PÉRIR SI JE LA RENCONTRAIS

AUX LIMITES DU MONDE, EN UN LIEU QUE J'IGNORE,

LA DAME DE MON COEUR ET POUR QUI JE MOURRAIS!

JE LA CHERCHAI PARTOUT SANS LA TROUVER ENCORE.

CMt*C9T«s cccvr.»

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DE GEOFFROY

RUDEL,

PRINCE DE BLAYE

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D E GEOFFROY RUDEL, PRINCE DE B L A Y E

En sa terre de Blayc, sur les bords de la Gironde, au pays de Langue d'Oc, vivait Geoffroy Rudel, baron de haut parage. Il était riche et de coeur magnanime: nul ne bridait sa puissance. Il tenait table ouverte à tous les pèlerins, qu'ils vinssent de St. Jacques ou de la Palestine et, sur la brune, les menait en sa chambre afin de les interroger longuement. Ils lui narraient leurs voyages, ne lui faisant grâce d'aucun détail et contant par le menu les merveilles d'outre-mer. Mais le baron n'en avait cure et s'il les écoutait encore, ce fut par courtoisie. A force de leur prêter l'oreille, il finit par apprendre que Saint-Nicolas de Bari ressemble à Saint-Etienne de Caen: Augerons et Cauchois ne manquaient point d'aborder se sujet d'importance, et Dieu sait s'il lui en venait! D'autres au rebours n'avaient eu d'yeux que pour les choses étranges et lui relataient d'incroyables aventures ou tiraient de dessous leur mantelet quelque débris dont ils disaient miracles: le sire sa laissant prendre au jeu acquit de la sorte une relique notable, savoir la clavicule gauche de sainte Véronique, sans mentionner divers fragments parmi lesquels une dent de saint Christophe de taille mirifique. Or depuis qu'un jour certain "pardonneur" eut entrepris de lui vendre un clou de l'arche de Noé, le baron fit grise mine aux suppôts de la corporation, allant jusques à révoquer en doute les flacons d'eau du Jourdain et les coquilles de Terre Sainte.

Geoffroy Rudel, bien qu'homme fait, n'avait pris femme et gîtait solitaire, surveillant l'économie de son domaine, ses vignes, ses moutons et son blé, ne dédaignant point de se rendre

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à la ville afin de mettre ordre aux transactions, au risque de for-ligner. II prisait grandement Bordeaux et n'y cessait de courir les «tuves, régalant celles qui lui furent débonnaires. Lors riche de besants d'or et d'esterlins d'Angleterre — car il était trop bel homme pour que ses plaisirs le grevassent — il regagnait le fief et s'en allait à travers bois, l'épieu d'une main et l'arc au poing gauche, un grand arc taillé dans l'if et de qui la volée portait à trois cents pas. C'était un chasseur déterminé que ce Geoffroy Rudel.

La fauconnerie de Geoffroy Rudel n'avait sa pareille à vingt lieues à la ronde. Elle était sise en un pavillon de briques coiffé d'ardoises rouges et bleues et qui s'ouvrait sur un triplet de pierre. Il y régnait une pénombre et de jour et de nuit mais l'on y per-cevait les hauts juchoirs et le tintement des chaînettes dont le fil oscillait. Les faucons, tassés sur les perchoirs et le chaperon en tête, digéraient immobiles. Geoffroy les contemplait avec amour, les nommait un à un, lustrait leur plumage: il y en avait de gros, de pesants aux grandes ailes, appelés sacres et qui venaient <ie Chypre et d'Asie; des autours anglais, bruns et qui chassent en rasant le sol, formidables aux cygnes; les petits hobereaux des montagnes proches voisinaient avec les crécerelles et les lancrets maures habiles à forcer les lièvres; mais les plus beaux et les plus rares étaient un couple de gerfauts de Norvège et l'espèce dénom-mée nebli dans le langage des infidèles, qui vole comme l'éclair •et brave le bec tendu de l'échassier à la longue aigrette. On ne les sortait qu'aux jours de grande volerie. D'habitude le baron se contentait d'une crécerelle familière et qui l'accompagnait à travers monts et vaux, mignardement campée sur le poing de son maître. Il l'appelait Sagette à cause de son élan. Il l'aimait comme une femme et lui massait le jabot, lui prodiguant mille caresses.

Un beau matin il se sentit las de toute chose. Au lieu de se rendre à la ville il y dépêcha l'intendant. Il visita la fauconnerie mais elle ne parvint pas à le dérider; il regretta même la dépense •et la vue des gerfauts lui recorda les muids de froment et les barriques de vin cédés en échange. Il lutta contre l'envie de les étrangler sur place. Sagette, devinant sa présence, fit tinter la

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LE PRINCE DOLENT D'AMOUR A LÏMOUCHET

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chaînette: il l'assit sur la manche et sortit, absorbé dans les rêve-ries. Il lui manquait quelque chose, mais il ne savait au juste quoi.

L'intendant revint, la mine en fête et lui remit quelques billets. Le baron se les fit lire par son chapelain: les belles récla-maient sa présence et se plaignaient de l'abandon dans lequel il les avait plongées. Le prêtre toussota, dissimulant une grimace puis, se tournant vers le sire, il lui dit: "Beau seigneur, quand prendrez-vous femme? Voici venir la trentaine et vous vous butez encore. A qui donc passeront vos terres?" — Mais Geof-froy fronçait le sourcil en ricanant puis il lui montrait Sagette, rétorquant: "Ma femme? La voici." Or ce n'était là que bravade et menterie. Le chapelain se contenta de plisser l'oeil et de dode-liner du chef, tout en détaillant les appas des dames du voisinage: une telle possédait le plus beau vignoble de la province, telle autre armait trois nefs, telle enfin se vantait d'un lignage à nul autre pareil. Elles n'étaient point laides par surcroît et la dernière encore pucelle. Le sire écoutait, le regard vague et la bouche moqueuse, mignotant son émouchet.

Ce soir un groupe de pèlerins heurta l'huis et Geoffroy leur fit bonne chère. Après les descriptions inévitables, on parla fem-mes. Les "romieux" en savaient long là-dessus: Piémontaises, Lombardes, Romaines, Grecques, Arméniennes et Sarrasines avaient charmé les loisirs que l'on s'accorde au cours de telles •équipées. On évoqua les mots d'amour incompris et les caresses inconnues. Peu à peu les devis tournaient à la gaudriole quand un pèlerin s'interposant dit: "Assez de vos garces et nargue de ces viletés. C'est à croire qu'onc ne vîtes femme de bien. Quant à moi, j'en sais une, si belle et si bonne que j'ai honte de la nommer devant vous!" — Les autres se turent et Geoffroy piqué se mit en devoir d'interroger le romieux: "La grande merveille! Parlez m'en donc afin que je m'édifie." — L'homme, se tournant vers ses compagnons, les apostropha de la sorte: —Manants! Qui vous bailla ces manteaux? —- Ils répliquèrent d'une voix: —La comtesse de Tripoli! — Qui vous pourvut d'une escorte afin ée vous sauvegarder? — La comtesse de Tripoli! — Qui daigna

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panser vos plaies d'une main charitable et vous prodiguer de ces paroles que l'on n'oublie point, vivrait-on mille ans révolus? — La comtesse de Tripoli! — Alors Geoffroy: "Pour qu'une femme se mêle de secourir autrui, bons pèlerins il s'en faut de beaucoup qu'elle soit jeune et belle. Ce serait vivre contre le train commun." Mais l'homme eut à coeur d'infirmer ce juge-ment et il y réussit de telle manière que le baron en resta son-geur.

La nuit venue, il considéra sa couche toujours vide et se prit à soupirer. A son reveil, il congédia les pèlerins et leur fit largesses. Il gagna la fauconnerie, caressa les oiseaux, emmenant Sagette avec lui. Il éprouvait un besoin de fatigue et chevaucha sans discontinuer. Il aimait son palefroi, un barbe gris pommelé, vif, à la croupe épaisse, aux naseaux saillants. Le chapelain, hom-me versé dans les langues anciennes, lui commentait le Cynégéticon de Némésien oîi l'on traite des soins à donner aux chiens et aux chevaux. Au retour du printemps, il paissait la bête d'herbages tendres et la saignait. Dès la venue de l'été, il la fournissait d'orge et de paille nouvelle. Il prenait grand soin de sa litière et la vou-lait toujours fraîche afin que le cheval s'y détendît à l'aise. Quant aux chiens, il se targuait d'une meute abondante et, là aussi, le poème de Némésien s'avérait d'un grand secours. Il sourit en se remémorant l'épreuve du feu concertée par l'ingénieux chapelain: jusques alors il s'était contenté de prendre à la main les chiots, conservant les plus lourds et noyant les autres, mais le clerc plaça toute la portée au milieu des flammes puis il lâcha la lice qui sau-va les meilleurs de prime abord.

Il revint sur le tard, recru de fatigue et se coucha sans dire mot. Quand arrivaient des pèlerins, il ne manquait point de les interroger sur les faits et gestes de la comtesse de Tripoli. Beau-coup l'avaient approchée et sa louange était dans toutes les bou-ches. Un jour le baron pria le clerc de lui lire le roman de Tristan et parut fort remué. Le prêtre en conçut de l'espoir et courut prévenir les dames du voisinage: Geoffroy tombait en mal d'amour, il délaissait palefroi, chiens et faucons, laissant percher la crécerelle des semaines durant. Les rapaces devinrent

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malades à force d'inanition: il les céda sans gloser sur la vente. Il brûla ses arcs d'Angleterre du plus bel if, ses flèches de cor-nouiller catalan, de genêt et de myrte. Il se fit tailler un bliaut cramoisi fourré de vair et des bottines cordouanes.

Les trois dames forgeaient mille voeux et ne manquèrent pas de hanter les environs. Celle du vignoble lui manda dix barriques du meilleur cru. Celle qui armait trois nefs lui envoya de belles armes damasquinées et niellées. La pucelle enfin lui dépêcha sa chemise, faveur insigne. Mais le baron abandonna le vin à ses manants et ce fut la fête au village. Quant aux armes, elles allèrent au creuset parfaire le métal d'une cloche. Restait la chemise dont il n'était pas loisible de disposer sous peine d'entrer en conflit avec le voisinage. Le chapelain, seul responsable de ces déconve-nues, la chaparda fort dextrement et la remit à la pucelle.

Or Geoffroy Rudel semblait épris. Il composait de gracieuses chansons et les accompagnait sur la rote, il parlait seul ou rêvait tout haut et, lorsqu'il venait des pèlerins, les accablait de tant de questions qu'ils ne trouvaient pas le temps de manger à leur faim. Le clerc se rompit la tête sans pouvoir découvrir l'objet d'un tel amour. Il le pressentit en vain, s'attirant invariablement la réponse: "Qui non celât amare non potest".

Un jour, Geoffroy Rudel s'en fut, emmenant ses richesses et laissant le fief à l'abandon. Le chapelain l'accompagna. Lors-qu'il interrogeait le sire sur le but du voyage, Geoffroy restait court et souriait en fermant les yeux. Ils chevauchèrent vers les montagnes et prirent quelque repos à Toulouse. Les pèlerins affluaient, venant de Conques et du Puy. La basilique Saint-Sernin ne désemplissait pas. On défila en bon ordre devant les reliques et les baisa dévotement. Le chapelain crut que l'on suivrait la foule qui partait pour la Galice, mais le sire poussa résolument devers le Sud-Est. Ils gagnèrent Marseille, aperçurent un dromon en partance et le baron incontinent se croisa. Cet acte dépassait toutes les prévisions du chapelain qui le suivit de mal gré.

Debout sur l'arrière ils voyaient le port s'abîmer au sein des flots. Les tours crénelées de Saint-Victor s'érigeaient au-dessus

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des terrasses et des îles passaient, rocailleuses et noires. Des bandes de marsouins ondoyaient au travers des vagues et quelque oiseau solitaire effleurait la mâture de son vol. Les rames crissaient en cadence dans un bouillonnement d'écume. "Las, beau sire, opina le clerc, votre volonté est faite et nous voici à la grâce de Dieu. Révélez-moi les causes de ce départ. Vous le pouvez sans crainte car il est trop tard pour que je vous abandonne." — Geoffroy Rudel lui désigna les bandes de brocart qui couraient sur la cotte formant croix latine, et le clerc n'eut garde de le presser davantage encore qu'il le blâmât d'assurer un mensonge.

Or les jours succédaient aux jours et les semaines aux se-maines. Le baron déplorait la longueur du chemin sans laisser contenance. Des terres nouvelles débordant l'horizon les enve-loppaient de leurs caps et de leurs promontoires. Ils suivaient la ligne du rivage qui montait au creux d'un flot ou se dérobait sous une crête d'écume. La mer gagnait en transparence et il leur était loisible d'effleurer du regard le fond mouvant d'espèces.

Un soir Geoffroy devisait avec le chapelain: "Chapelain, lui dit-il, parlons d'amour, je vous prie", et l'autre de répon-dre: —Beau sire, l'amour est de Dieu. — Je le savais, mais il fallut que je vécusse trente ans pour l'éprouver à mon tour.—Ren-dez grâces au ciel: combien périssent avant que d'y atteindre! — Q u ' y découvre-t-on? — Joies et douleurs également confon-dues. — Est-il sage de fuir les unes et de rechercher les autres? — A former un choix l'on renonce au bien par crainte d'un mal délectable. — Lors donc folie d'amour vaut quelquefois sa-gesse.

Geoffroy se tut. Les étoiles montaient de la mer, roulant par le sillon des vagues et l'ombre du rivage se nimbait d'un filet de lumière dominant l'ombre épandue sur les flots. La brise soufflait de la terre où l'aloés se consume et mêle sa fragrance à l'arôme du moût bouillant dans le pressoir. Alors Geoffroy: —La nature est pleine de merveilles. Je ne sus les voir. Assignez-m'en la cause, chapelain. — Qui porte l'amour avec soi peuple l'univers de ses rêves. — Je ne veux pas m'y rendre tant il est vrai que je ne rêve point: il me semble au rebours que je viens

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de naître. Je dormis trente années au profond de moi-même et voici que les murailles tombent. Je fus captif naguère et je l'apprends quand je cessai de l'être. Le jour qui m'apparut m'a montré mes tenèbres et l'étendue souffle au-travers de mon âme. — Le clerc, homme rassis, garda le silence.

Ils cinglèrent sans relâche, abordant mille terres où des hommes au langage inconnu venaient à bord, mettant les doigts l'un sur l'autre en forme de croix. On les accueillait et les pèlerins se serraient davantage. Ils aperçurent des villes florissantes aux clochers couverts de tuiles, des olivettes et des bois de cyprès, de longs murs roux au flanc de la falaise.

Le prince de Blaye et son chapelain s'accointèrent bientôt avec un noble provençal recuit par les campagnes et blanchi sous le heaume, Gérard de Périgueux. Lorsque Bernard de Sédirac s'en fut à travers France lever clercs sages et vaillants pour les commettre au salut des Espagnes, il vint en Périgord et pres-sentit Jérôme. Jérôme ne balança point et passa la montagne avec son écuyer Gérard. Riche de sapience et dextre à férir, il devait s'attacher è la fortune du Cid et fut évêque de Valence. Gérard le vit combattre aux journées d'Almenare et de Murvié-dro. Lui-même se donna du bon temps à Valence et dans les jardins de Yuballa, fief du prélat casqué. Mais son humeur quinteuse le poussant à chercher l'aventure, il gagna Constanti-nople, chevauchant à perdre haleine sur la trace des Croisés, chose facile à l'en croire tant elle était jonchée d'ossements. Il parvint à les rejoindre sous les murs d'Antioche. Il leur conta les apertises dont il gardait remembrance. Ses compagnons morts, il resta solitaire, voyant la contrée se peupler à mesure. Il s'y rendait une dernière fois. Geoffroy le fit parler d'abondance et comme Gérard était sans détour, il l'entreprit doucement. A force d'escampati-ves, ils agitèrent maintes questions, discutant l'état du pays, la répartition des fiefs, nommant les diverses familles bénéficiaires et leurs membres les plus remarquables. Ce fut alors que Gérard dit: — O n me sait fort avant dans l'intimité du comte de Tri-poli dont j'épousai la femme par procuration quand je la vins quérir. Elle a tant de vertus et de grâce que je vous mets au défi

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d'en trouver une meilleure. — Elle a donc époux, demanda le prince de Blaye, elle a donc époux? C'est grande pitié! — Puis il demeura court.

Ce même soir il interrogea le chapelain: —L'amour est-il de Dieu? — Oui, beau sire. — L'est-il toujours? — Selon ce qu'il se propose. — Alors il ne saurait le rester. — S'il transgresse les lois et les mandements. — Mais l'usage est de l'homme. — Je vous l'accorde et pourtant ne se fonde-t-il pas à maintes reprises sur les décrets que nous bailla le Très-Haut? — Comment les discerner? — En consultant les clercs et les prud'hommes. — Ils sont de bon conseil mais sont-ils infaillibles? — Ayez recours à la conscience. — La passion ne sanctifie-t-elle point ce qu'elle effleure? — Vous mettez Dieu en contradiction avec Lui-même. —Que faire lorsque l'amour me tient et m'aveugle, quand je sais que je ne puis l'assouvir sans jouer mon honneur et ma foi? — Le dévouer à Dieu s'il vous octroie Sa grâce ou mourir de ce mal plutôt que de vous perdre.

Les jours passaient rapides et chaque matin le soleil em-brasait la proue du dromon, gaufrant de ses reflets la pale des rames. L'écume fusait en gerbes de lumière et l'abîme reculait au sein des profondeurs. Le sillage ourlait de ses reliefs l'accoisement des flots. Ils voguaient au travers d'un chapelet d'îles et les cou-poles se bombaient emmi les rinceaux de feuillage dominant les méandres de rempart dont le jusant découvrait la base. De frêles embarcations couraient le long de la coque et des marchands mon-taient sur le tillac, porteurs de reliques inconnues, d'émaux cloi-sonnés et de provisions de bouche telles qu'œufs de mulet, conser-ves et vins lourds, poisseux, qui tendaient l'outre.

Un mal de langueur frappa le sire: il se coucha dans son manteau, se voila la face et ne se releva plus. Le cas n'était pas rare encore que ce mésaise n'affectât que les gens du septentrion. Comme il y avait peu de place et que les matelots ne se faisaient point scrupule de tirer large denier des pèlerins, on médita de le confier aux moines grecs de crainte qu'il ne trépassât. Le chapelain se laissa fléchir car il avait le voyage en détestation. Mais Geof-froy recouvra les sens et s'agrippant à la couche, murmurait

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d'une voix faible et dolente: "Tripoli ! Tripoli !" . Les mariniers, gens sans aveu, n'en tinrent nul compte, espérant le hasard propice pour se défaire du moribond. Gérard croisa leurs desseins: il revêtit sa broigne, se coiffa du heaume pointu duquel dévalait sa barbe aussi blanche que les fleurs dans un pré, se dressant tel qu'une tour de fer au chevet de son compagnon.

Un vent se leva qui les poussa devers la Terre Sainte. A mesure qu'ils en approchaient, l'espoir dilatait les âmes et plus d'un, précédant la naissance du jour, se penchait sur l'avant de la galère. Mais Geoffroy Rudel de Blaye gardait l'oeil clos et les membres roidis. Gérard et le chapelain le veillent tour à tour, épiant les motions de la face et prêtant l'oreille au frémissement du souffle qui s'échappe, entr'ouvrant les lèvres. Ils le veillent de nuit quand les abîmes se joignent dans l'espace et que le ciel en-ténébré pèse, effleurant les vagues, puis au matin lorsque l'immen-sité reflue de toutes parts. Souvent, de guerre lasse, ils jouent aux échecs et font donner les cavaliers d'ivoire contre les tours de corail sarrasines. Une fois, alors que pris du feu de la gageure, ils se livraient l'assaut final, ils l'entendirent qui disait: "Las! Que ne suis-je mort." Ils savaient bien le mal dont se mourait Geoffroy et le chapelain regrettait ses dures paroles. Ils laissèrent leur pièces se consumer d'attente et se penchèrent sur lui. Le clerc prit le Tristan et le lut à voix haute et, cependant qu'il reposait, Gérard pinçait les cordes de la rote. Il vécut de la sorte, Geoffroy Rudel de Blaye, désireux de périr et ne le pouvant, tant il aimait à vivre.

Lorsqu'ils touchèrent Antioche, Geoffroy parut un homme mort et l'on s'attendait à le voir trépasser. Gérard hâta les pré-paratifs du voyage, mais nonobstant tous leurs efforts, la nou-velle n'en laissa pas moins de se répandre et l'on courut voir le baron qui se mourait d'amour. La chambre de l'hospice fut trop étroite et le moribond se pâmait, manquant d'étouffer. Les hautes et nobles dames passaient devant la couche en surcot de brocart, louant sa mine et la noblesse de son lignage; les femmes des marchands vêtues de tiretaine le montraient à leurs filles et pous-saient maint soupir; les Arméniennes et les Grecques le vcné-

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raient à l'égal d'un nouveau saint tandis que les poulaines s'of-fraient à lui bailler secours. Le chapelain allait, venait inlassable-ment, adjurant les femmes de quitter la place, mais elles n'en avaient cure. Alors le bon Gérard les bouta dehors et il y en eut qui s'assemblèrent sous les fenêtres pour lui crier force injures.

On arme une litière et l'apprête afin d'y placer le baron. Gérard et le chapelain chevauchent à ses flancs. Quand ils sor-tirent de la ville, les courtines abattues, une poulaine s'en vint à leur rencontre et les pria de la hausser en croupe, mais comme elle avait bonne mine, le chapelain se récusa, baissant le capuchon. Elle courut après eux une demi-lieue ou davantage et Gérard, se laissant fléchir, l'assit dessus le palefroi.

La route est longue et le soleil brûlant. Pour fourvoyer la mort qui les talonne ils ne consument point de temps et, lors-qu'ils gîtent au hasard de la course, ils savent qu'elle est avec eux. Or la poulaine n'eut de cesse qu'on ne la mît auprès du sire afin de chasser le trépas et chaque soir, chaque matin, inlas-sablement, ils soulevèrent la courtine, mais Geoffroy vit toujours, impassible il est vrai, plus roide et plus transi. Quand ils atteigni-rent la Liche, le bruit les avait précédés et les rues regorgent de peuple accouru pour les voir. Ils passent Tortose et la cité d'Arcas et voici que s'érige au loin le donjon de Tripoli. Le chapelain entrebaîlla les rideaux de la litière et le murmure dou-cement: "Tripoli ! Beau sire, revenez à vous!" et la poulaine le répète à l'oreille du moribond.

Or sachez que grande fut leur crainte et leur tourment non moindre au seuil de l'hôtellerie car nul n'ignorait leur histoire et Geoffroy Rudel se mourait. Ils le couchèrent dans un lit, le laissant avec la poulaine et se rendirent au château, tremblant d'aborder la comtesse. Ils la trouvèrent qui régalait des miséreux, douce et pleine de soins diligents, et se mirent à genoux devant elle, mais elle leur tourna le dos. "Dame, il vous faut compatir au sort de mon maître, le Prince, qui vint de son donjon de Blaye et se consume d'amour sur votre seule renommée et qui privé de tous les sens repose en votre ville," dit le clerc du noble homme. La comtesse ne souffla mot. Alors Gérard lui saisit un

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CA1\AC0TUS PEClX-

LA HAUTE ET NOBLE COMTESSE DE TRIPOU

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pan de la cotte et l'implora: "Dame, qu'il vous souvienne de ce que je fis pour vous quand je vous vins quérir." Elle se tourna à demi: — Vous me baillâtes époux, sire Gérard, et voulez me le reprendre. La honte me suffit. — Il mourra donc puisque tel est votre bon plaisir. — Qu'en serait-il de moi s'il demeurait en vie? — Il ne demande qu'à vous voir: fléchissez votre dédain et lui prêtez secours.

Ils quittèrent le château, seuls, comme ils étaient venus, dé-sespérant de toute chose. Quand ils entrèrent en la chambre où reposait Geoffroy, la poulaine courut au devant d'eux et n'aper-cevant point la Dame, gémit et se frappa le sein. Le moribond reposait, vêtu du bliaut cramoisi fourré de vair et chaussé des bottines cordouanes, la barbe et les cheveux taillés, les ongles rognés, la face nette et, jouxte son chevet tramait un chapel de roses que la poulaine avait à coeur de lui tresser afin que la Dame le trouvât brave et beau. Le chapelain et Gérard se lamen-tèrent à voix haute, emplissant l'hôtellerie de leurs plaintes.

Tout à coup voici que sonne un olifant sarrasinois et que montent les acclamations sous leur fenêtre: la comtesse chevauche en grand arroi pour courre le gibier, le faucon au poing. La poulaine se précipite à ses genoux, lui tenant la bride aux yeux du peuple assemblé, criant: "Largesse! Largesse et charité!" et le cheval, faisant un écart, s'immobilise face à la porte de l'au-berge. La poulaine la prit par la main, disant: " U n homme se meurt par votre faute" et la Dame répliqua: "Dieu voulut que nos vertus mêmes se tournassent contre nous de peur que la présomption ne nous perdît. Je vous suivrai donc, quitte à m'en repentir le restant de mes jours."

Elle vint et s'assit aux côtés de Geoffroy, n'osant le re-garder. "Parlez-lui donc, murmura la poulaine, il ne vous causera plus de dam et le voilà prêt à s'éteindre." La comtesse toucha la main du baron et tremblait de telle sorte que nul ne perçut ce qu'elle chuchota, mais le transi recouvra la parole par miracle et dit à voix basse: "Qui m'appelle et que me veut-on?" Lors la poulaine lui mit la tête en son giron et lui prodigua mille caresses cependant que la dame reprit sans le regarder encore; "Me voici!"

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Geoffroy se dressa, les yeux ouverts et tous coururent le sou-tenir. "Est-ce vous, comtesse? Je m'estime merveilleusement par-tagé de vous voir avant que de mourir et n'en réclame davan-tage. Baillez-moi votre giron comme le fîtes tantôt". La dame, honteuse de l'abuser, écarta la poulaine, vint prendre sa place et Geoffroy, craignant de l'offenser, lui tut son amour et la con-templait lorsqu'elle baissait les yeux. Puis il appela Gérard et le clerc pour leur dicter ses volontés suprêmes et recevoir l'onction.

La comtesse et la poulaine se tinrent à l'écart et s'en retour-nèrent auprès de lui sur un signe du prêtre afin de l'assister: "Vivez, beau sire, dit la poulaine, voilà tous vos maux par terre!" et Gérard: "Mourir ne sert de rien quand il vous reste à vivre et je vous veux pour compagnon. Beau sire, ne vous pres-sez point." Geoffroy chercha les yeux de la comtesse, y décelant une prière muette et trop heureux de lui prouver enfin son amour, il répliqua: "Mon heur est à son comble et ne saurait monter plus haut. Ne me plaignez pas. Notre âme est un vais-seau voguant sur l'espérance vers l'horizon lointain de l'idéal rêvé. Je suis au port et mieux vaut que j 'y demeure."

Vers le milieu du jour, il trépassa au bout de tant de mé-chefs endurés sans plainte, étreignant les mains de la dame dans les siennes et ne proférant mot par comble de félicité.

La comtesse lui assigna une tombe en la maison du Temple, à Tripoli, veillant à ce que rien ne manquât à la bonté de son repos et, comme elle le portait au coeur, craignant d'être adultère si elle ne se consacrait à son service, elle prit le voile ce même jour car elle savait qu'il était mort pour lui épargner le péché et la honte, qu'elle y avait consenti de peur de se perdre et que son propre passé ne lui appartenait plus.

La terre de Blaye passa à d'autres mains. Gérard et le clerc s'en furent combattre l'infidèle et la poulaine, le coeur débordant d'amour, vécut fille jusqu'à sa dernière heure, contant à qui voulait l'entendre l'histoire de Geoffroy Rudel et de la Dame de Tripoli.

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L'ON RESSASSE A L'ENVI LA MAXIME PROFONDE QU'UN SQUELETTE SE RIT DE LA GLOIRE DU MONDE, MAIS J'ATTENDRAI MA FIN SANS TROUBLE ET SANS

[ENNUI ET D'ÊTRE SON PAREIL POUR RIRE AVECQUE LUI. TEL EST MON FRANC-PARLER ET TEL JE ME CON-

[FESSE: JOUER LE MORT-VIVANT NE ME PARAÎT SAGESSE, MAIS JE N'IGNORE POINT QU'ON N'EST GRAND QU'A

[CE PRIX ET NE VOULOIR QU'ÊTRE HOMME EST DIGNE DE MÉ-

[PRIS. JE CROIS EN MA RAISON, NE JURANT QUE PAR ELLE ET PENSE VALOIR MIEUX QUAND MA RAISON CHAN-

[CELLE, POURVU DE DISSEMBLER DE CES DOCTES PERVERS QUI FONT DE LEUR NOMBRIL CELUI DE L'UNIVERS.

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LE SUCCUBE DU

MARQUIS

DE BEURON

7 • CMMCOTUS

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LE SUCCUBE DU MARQUIS DE BEURON

Le père d'Antoine, troisième marquis de Beuron, féni de l'architecture nouvelle, commit à Le Nôtre le soin de lui tracer un parc sur le modèle de Courances et préposa Mansard à la restauration du château. D'un assemblage bâtard où se juxta^ posaient la tour d'angle au chaperon d'ardoises, une façade à l'italienne et les communs dans le goût de Lemercier, l'archi-tecte dégagea la plus belle des résidences. Avec l'harmonieuse combinaison des trois ordres et l'ampleur de son toit aux vastes cheminées, Beuron mariait l'arrogance au dépouillement de la grandeur abstraite. Le parc déployait à l'infini l'éventail de ses; jardins d'eau bruissants de cascatelles et les vases de Tuby, les nudités de Poissant découpaient leur blancheur sur les al-côves et les portiques. L'ombre pyramidale des ifs dressait la tige d'un cadran parmi le rinceau des parterres et le canal s'enté-nébrait aux premières heures de l'après-midi lorsque les masses de verdure glauque se joignaient confondues par le miroir des eaux.

Sébastien, deuxième marquis de Beuron, façonnier en per-fection et libertin notoire, fut de toutes les fêtes et l'un des com-mensaux du Temple, ne s'arrachant aux bras de ses maîtresses que pour veiller au remaniement de son château, multipliant les effigies graveleuses et les plafonds lascifs. Il arrivait un beau soir, précédant un convoi de statues, parcourait les allées entre deux files de gaines épanouies en torses, montait l'escalier de marbre, arpentait les galeries, les enfilant tour à tour. Parfois même il y rencontrait sa femme et la saluait au passage, La

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marquise, dévote rigide, donnait dans le jansénisme et se gar-dait pour le ciel, chose d'autant plus facile que son époux la dé-daignait. Les pratiques austères et l'éducation d'Antoine l'occu-paient à l'envi, lui prenant le plus clair de son existence, mais comme elle avait le château en détestation, elle confia leur unique fils à ses parents maternels taillés sur un patron sem-blable.

Sébastien mort, Antoine fut marquis et le régent tuteur, cependant que la marquise convoqua les peintres et les somma de recouvrir Antiope et Danaé, laissant les marbres qu'elle ju-geait trop froids pour éveiller la concupiscence. Les parents vinrent, graves et vêtus de noir, avec des livres très-édifiants, savoir "La Fréquente communion" d'Arnauld, ouvrage qui fit trembler l'enfer et les jésuites, et r"Herodes Infanticidas" de Daniel Heinsius, tant il est besoin que la jeunesse se récrée.

Madame trépassa, l'oreille pleine de choeurs d'anges et les yeux révulsés. Le régent dit que c'était une bonne mort et qu'elle démontrait l'excellence de la doctrine. Il résolut incon-tinent de mettre ordre aux affaires et sépara le temporel d'avec le spirituel, s'allouant ce dernier pour la plus grande gloire de Dieu. Déférant aux volontés de la marquise, il purifia le château de maint ouvrage haïssable et recueillant les clés de la librairie, 11 s'y claquemura des nuits entières, découvrant des choses qu'il serait indécent de nommer telles que "Le Parnasse satirique", "Les Muses au bordeau ou les neuf pucelles putains" et mille hor-reurs de semblable sorte, avec Escobar en sus. Notre bigot brûla pêle-mêle libertins et jésuites, garnissant les rayons de vastes in-folio munis de fermoirs de peur que la sapience ne s'en échappât.

Antoine grandissait. Il savait le latin et le grec, passable-ment l'hébreu, voire le français encore qu'il n'y recourût qu'avec les domestiques. Il entendait assez d'espagnol pour crier haro sur Vasquez et Molina sans les comprendre. On ne lui enseigna point l'italien, langue dangereuse et susceptible d'échauffer l'imagination. La musique mêmement n'est pas à conseiller et le légent serra la belle viole de Jean Delafosse (de Rouen) dont feu le marquis Sébastien tirait des sons à dilater le coeur, mais

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on acquit deux sphères de Greuther et nombre d'instruments de Chapotot, Sevin, Le Bas, Gosselin. Nos deux érudits dessinaient leurs triangles et leurs tangentes sans penser à grand mal ou disputaient à tue-tête avec citations à l'appui, le mot "femme" étant soigneusement banni de leurs propos. Les représentants du sexe furent éloignés à mesure qu'Ântoine avançait en âge. On y souffrit pourtant une chambrière accorte que la défunte marquise avait recueillie dans les langes. Or comme l'esprit de fornication n'épargne nul homme ici-bas, la présence de cette créature amena quelque refroidissement entre le maître et l'élè-ve. On s'épia l'un l'autre tant et si bien que l'on se trouva nez à nez en la chambre de la gouge, mais le régent se tira de l'esclandre par le secours de la théologie. La fille parut médio-crement touchée de l'argumentation: on ne lui accorda guère le temps de s'ouvrir aux lumières et la congédia.

Le tuteur, désireux de promouvoir son pupille, travaillait à le rendre frère en Jésus-Christ, mais parce que nul n'échappe à l'inéluctable, il dut payer tribut à Dame Nature avant de parven r à ses fins.

Antoine majeur fit sa volonté tout au rebours de la jeu-nesse: il vécut comme devant, taillant des croupières au diable et balayant l'église. Nonobstant Jansen et la prédestination, il inclinait à mettre le salut entre ses propres mains et regrettait parfois la thèse de la chambrière. Il se promenait des heures durant pour éluder les cogitations de la luxure et, redoutant de se voir nu, brisa le miroir de la cellule où son précepteur le consigna naguère, ne se dévêtant qu'à demi lorqu'il prenait son repos, fidèle aux mandements de saint Jérôme et croupissant dans l'immunditia.

Il advint un beau jour que se trompant d'étage, Antoine ouvrit les appartements de son père qu'il ne connaissait point, la marquise lui en ayant défendu l'accès. Cabinets d'ébène ouvrés par l'Italien Cucci, consoles de Macé, gaines et armoires de Boulle où le cuivre se tordait parmi le chatoîment des écailles, faïences d'Apt et de Nevers, pots à tabac ornés de masques, iventails de vélin et de soie qui se dépliaient avec un froisse-

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ment d'ailes et dont les lames embaumaient, tout cela formait avec le reste du château le contraste le plus vif, respirait la volupté et la grâce: il s'y attachait un reste d'ambre et d© civette imprégnant jusques aux moindres brimborions. Antoine avisa certain coffret de maroquin bourré de billets doux et, partagé entre la réprobation et la crainte, il balança longue-ment avant de les enfuir au pied d'une statue d'Andromède.

Il y retourna maintes fois et, pour mieux faire capituler sa conscience, ne manquait point de battre le rappel, se découvrant par aventure un immense amour à l'endroit de feu le marquis, chose d'autant plus probable qu'il ne l'avait vu de sa vie. Or la, dilection filiale ne le laissant en repos, il trembla de courroucer les mânes paternels et s'en fut déterrer les témoignages pecca-mineux pour les remettre à leur place, non sans les parcourir à huis clos.

Antoine sut les turlupinades et les frasques de feu le mar-quis, son commerce avec d'adorables cruelles, les soupers fins au Temple et chez Ninon, tout le capiteux relent du libertinage. Il apprit que l'on convoite des femmes auxquelles on n'a point droit, qu'on les relance et les possède afin de les abandonner sous l'oeil complice d'un époux légitime. Il fit difficulté de l'ad-mettre et dut se rendre à l'évidence : un monde nouveau s'ouvrit à ses regards. Il fouilla les consoles et les cabinets en quête dé trouvailles, l'oeil en feu, le coeur battant la chamade, y demeu-rant jusques au soir et fort chagrin de regagner la cellule, son La Hire et son Champaigne, le memento mori d'ivoire et la. housse de serge grise. Le lendemain il n'y tint plus et manda dresser la couche en une chambre basse attenante au vestibule pour la quitter soudain, trois jours après, et l'établir près du boudoir maternel. Une semaine passa. Le marquis, décidément las du rez-de-chaussée, se transporte au premier étage tant et si bien qu'à force de se déplacer d'appartement en apparte-ment, il aboutit à ceux du libertin son père. Il y dort à miracle sur la plume et le coton, à l'ombre d'un ciel bordé d'un lam-brequin de Venise et se reveille peu avant midi, l'humeur lan-guide et les sens échauffés. Un miroir à facettes lui révèle sont

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visage: il le contemple et s'indigne. Il se voit le teint jaune, les yeux caves et les joues dévalées. Il maudit son régent et sa mère, il s'emporte et s'étonne de vivre contre le train commun, il se poudre à frimas, se parfume et jette ses chausses par la fenêtre, revêt le rhingrave de feu le marquis, ses talons rouges et tous ses rubans, le pourpoint qu'il boutonne de guingois et les flots de linge fané. Le voilà fier comme Artaban. Il descend l'escalier, la valetaille ricane ou se signe, il se renferme dans sa morgue et prend des airs penchés. Il veut le carosse. Il n'y en a point. Il requiert des chevaux. Ils sont aux labours. Des parents surviennent et s'effarent. Ils le morigènent. Il les chasse à coups de canne. Les valets opinent: "Décidément, c'est un grand seigneur!" Il médite de se rendre à la Cour. Il est à mille lieues du savoir-vivre. Qu'importe! Il a des rentes! Des rentes? Mais il est à demi-ruiné: les valets le chuchotent, il faut qu'il l'ap-prenne. Feu le marquis son père menait la vie à grandes guides et le régent se chargea du reste. "Sortez, coquins!" Le château se change en ermitage. L'y voilà presque seul, mais sa grandeur l'emplit. Il mange des boutargues et des tourtes, décoiffe des bouteilles, les débouchonne et les vide d'un trait, puis il remonte se coucher. Il met une belle chemise déliée, il heurte un pan-neau, le panneau s'écarte, il entre sans tergiverser: il est dans les appartements secrets. Feu le marquis comptait s'y dérober à sa femme, mais la mort fourvoya ce dessein. Antoine connut l'alcôve tapissée de glaces, la baignoire d'onyx, les tableautins d'après Raphaël munis d'un rideau que l'on pouvait tirer, la copie d'un Caravage et certaine Vénus de Blanchard. Un frisson d'horreur le secoua. Saisissant un miroir, il creva les toiles et brisa les flacons, lacéra les tentures et rompit les glaces puis, en chemise, il courut à la chapelle et s'y prosterna, frappant les dalles de son front. Il revint à la cellule et retrouva la paix.

Après quelques jours, il ramassa les débris et les enterra pêle-mêle, faisant place nette. La Vénus de Blanchard lui parut si belle qu'il trembla de la détruire. Il se contenta de la réléguer au fond d'une mansarde et jeta la clef dans le canal.

Il avait coutume de se promener, suivant les allées du parc

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et, comme nul n'en prenait soin, tout s'y confondait déjà: tel bassin se couvrait d'herbes et de joncs, tel autre baillait à sec, le rinceau des parterres divaguait en méandre et la mousse montait aux flancs des nudités de pierre. Il passait devant les déesses, jouissant de leur abandon, se repaissant de leur ruine, notant l'usure de leurs seins, l'effritement des ventres. Une fois il observa par aventure un crapaud vautré dans le giron d'une n3Tnphe. Il trembla de la tête aux pieds d'horreur et de jouis-sance. Cette vision ne le quitta plus : il rêva de se faire crapaud, bête immonde et visqueuse, cancer de la beauté. Il fauchait les fleurs à coups de canne lorsqu'elles se penchaient, s'offrant à la semence. Il aurait voulu juguler la nature entière plutôt que d'aller vers elle. Il se croyait terrible et monstrueux, emplit sa chambre de représentations macabres, acquit pour la chapelle un Christ venu d'Espagne et couvert de peau humaine, avec des cheveux et des dents, la roideur d'un cadavre et les orteils crispés. Les serviteurs préférèrent se rendre à l'église du village, sise à une lieu de Beuron plutôt que d'affronter le simulacre et le curé déserta le château. D'ailleurs Port-Royal tombait en disgrâce et la fermeture de l'abbaye était proche.

Avec des bribes d'oraisons, du grec et de l'hébreu, Antoine commença de célébrer un culte étrange. Il encensait le Christ et le veillait de longues nuits durant, conjurant l'esprit des té-nèbres de s'écarter de la dépouille. Il se procura des livres traitant des "Attouchements impudiques" du docteur Boileau, l'aîné de Despréaux et quelques autres imprimés en Hollande. Pour avoir lu Bayle, il décida de secouer les entraves de la reli-gion. Il assembla la valetaille et se mit en mesure de découper le Christ, l'écorcha fort proprement, lui arracha les ongles et les cheveux et livra le mannequin de bois aux flammes. Le curé du village, le premier pourtant à dauber sur r"hispanique aberration", se courrouça grandement et le flétrit du haut de la chaire, exhortant ses valets à lui refuser leurs services. Ils n'en firent aucun cas vu qu'il restait à voler au château, mais se montrèrent insolents au possible.

Antoine rouvrit les appartements de son père pour y vivre

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derechef. Il regretta sa fureur passée et chercha les débris échappés à la ruine afin de les contempler, de les palper avec amour. Il se souvint de la Vénus de Blanchard et désira de la ravoir encore, quitte à la détruire après. Il se jeta contre la porte de la mansarde et ne la put forcer. Par une nuit, il essaya de la gagner en escaladant la toiture et faillit se rompre le col. Il résolut de repêcher la clef, il sonda le canal, il entreprit de le vider et n'y réussit qu'à demi. L'eau stagnait de toutes parts, inondant les communs. Alors il se dévêtit et plongea. Sa main al-lait inlassablement, raclant le fond, arrachant les herbes tandis que ses pieds battaient la surface. Au petit matin il se rhabillait, transi de froid, et dormait jusqu'au soir. Une fois il sentit un contact bref et douloureux et se sauva, tenant ses habits au-dessus de sa tête. Le lendemain à son reveil, il vit une sangsue qui se détachait de son flanc. Il revint donc. Il trouva la clef et l'emporta, plein d'appréhensions exquises, monta les degrés de marbre et les escaliers qui menaient à la mansarde.

Un spasme lui courut le long de l'épine dorsale par ondes brèves, émollientes, et s'irradia vers la tête et les cuisses: la Vénus était là, voluptueuse et moite, frissonnant à demi comme au sortir du bain sous la lumière chaude que tamisaient les feuilles. Un grand bois ondulait tel qu'un fond de mer glauque, plein d'échos et de bacchanales, prégnant de sève et de semence. La vie, la vie circulait de toutes parts, fusait, palpitait, bour-donnait inlassable et prodigue: il brûla de se joindre à elle et désira s'anéantir, loin des solitudes où l'âme se replie. Il décro^ cha le tableau, le couvrit et le retourna, l'appendant au lambris de rose.

Au point du jour, il revint pour le contempler. Un coin de voile s'attachait à la motte, en épousant le pli. Cela le fit rêver longuement. A vingt-trois ans, le sexe de la femme lui était mystère, l'emplissant d'une terreur vague traversée d'appéten-ces et de ruts: là s'ouvrait la porte du mal, la bouche des luxu-res, le trou d'ombre et d'abomination. .H se dépeignit un monde de castrats angéliques et d'où la femme restait bannie à jamais, soupira même après les formes hermaphroditiques idéalement

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asexuées, incapables de transmettre la vie ou de la recevoir. Il aurait détruit sa propre nudité et s'affligeait de la savoir imma-nente, équivoque et le narguant sous les habits.

Il contempla le voile, saisit un couteau, se mit en meisure de le gratter. Ses doigts se couvrirent d'écarlate: il se rappela Diomède et la blessure d'Aphrodite, Thersite crevant l'oeil de l'Amazone, Tibère et ses fantaisies lugubres, le supplice de la Brinvilliers. Mais le voile ne couvrait rien. Il troua le tissu. Pour réparer la fente, il alla cueillir quelques fleurs et les y fit glisser. Ce jeu lui plut à tel point qu'il en varia chaque jour l'arrangement. Puis il transporta la Vénus au jardin, haletant car le tableau pesait à ses bras, l'appuya contre un tronc d'arbre et dissimula les bords sous une frondaison épaisse. Il se recula: l'illusion était complète. Recordant ses amours, il fut le berger Anchise avec une houlette enrubannée. Mars cuirassé d'airain, l'obscène Bacchus ou le bel Adonis armé de l'épieu. Quand il ressentit quelque lassitude, elle devint lo, Danaé, Antiope, Hé-lène ou Messaline. Ces jeux stériles aboutirent à lui exercer la patience: il taillada la peinture et la brûla en autodafé. La toile crépita, les couleurs sautèrent ou coulaient longuement. H déposa la cendre au fond d'une urne.

Il se coucha la nuit venue, dormit fort mal et se leva de méchante humeur pour se rendre à table. La nappe est mise, il s'assied, le chocolat fume, les valets s'affairent. Un rideau s'écarte et la Vénus apparaît. Nul ne semble la voir. Voici qu'elle prend place, l'oeil fixe et la mine gourmande. Il déjeune, sort: elle l'accompagne nonobstant la froidure. Elle s'attache à ses pas, le poursuit inlassable, à travers le parc, les ronces et les parterres, les berceaux et les cabinets, l'orangerie et les com-muns. Il remarque qu'elle ne jette point d'ombre. Il rentre et gagne la librairie, feuillette et s'absorbe, regardant parfois de biais, mais elle ne le quitte pas. Il lui rue un volume à la tête: les chairs s'ouvrent et se referment, le livre choit avec grand bruit. Le soir tombe. Il va dormir et se glisse sous les couver-tures. Alors la Vénus l'étreignit.

Les mois passaient: il vivait dans l'épouvante et sans que

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le succube lâchât prise. Il se résignait d'ailleurs à ce stupre que nul ne soupçonnait. Son existence coulait paisible et coutumière à tel point que le curé lui fit des avances et qu'ils se raccom-modèrent. Il écouta l'office en l'église du village et sur le banc seigneurial, le spectre à ses côtés, ce dont personne ne parut se formaliser nonobstant sa nudité totale. Lorsqu'il se levait, le succube ne manquait pas de l'imiter: à force de le contempler, Antoine se tint à merveille et tous se récrièrent d'admiration à la sortie de la messe. Le curé s'en vint au château lui rendre sa visite et le marquis le combla d'honnêtetés, sous l'oeil froid du succube. Ils soupèrent de compagnie et le clerc lui fit grief de ne s'être pas marié, l'exhortant à chercher femme. Antoine re-garda le succube dont l'oeil réflétait une malice infernale et ne souffla mot. Le prêtre s'échauffa contre l'ordinaire à cause du tonneau que l'on avait mis en perce, lui buveur de piquette, déplora l'état du domaine et l'abandon des cultures, promit de concerter un mariage avantageux et parla de certains finan-ciers prêts à s'allier aux familles nobles. "Il n'est pas bon que l'homme vive seul, ajouta-t-il, car il se rive au péché, fût-ce à son corps défendant." Le succube détacha une cerise et la jeta à la tête du curé. "Vous plaisantez, marquis, ou je me trompe fort." Une autre suivit. Alors Antoine: — Ne voyez-vous rien, l'abbé? — Hé quoi! Je vois la table et les verres! — Et puis? — Du bon vin et de bonnes viandes ce dont je vous remercie. — A merveille. Mais encore? — Les cerises que vous me lan-çâtes. — Moi? — Vous, sauf le respect que je vous dois. — Re-gardez à droite! — Hé bien? — Ne voyez-vous pas? — Je ne vous entends guère. — Une femme nue! — Le prêtre eut un haut-de-corps et se frotta les yeux, secouant la tête: — Vous vous abusez. La vapeur du vin vous égare. — Je n'en bus point. — Raison de plus! Çà, que je vous en verse moi-même. Buvez ! La voyez-vous toujours? — Comme je vous vois.

Le prêtre, fort alarmé, prononça les formules d'exorcisme, mais à peine eut-il ouvert la bouche que le spectre se levant le renversa par terre sans plus de cérémonie. Le digne ecclésias-tique s'empêtra dans la soutane et quand il se fut remis debout,

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flétrit la conduite d'Antoine, l'accusant de se moquer de lui, ne faisant aucun cas de ses dénégations et le vouant aux puis-sances infernales, Antoine l'accompagna, le succube fermait la marche. Au haut de l'escalier, le prêtre se retourna avec un geste de réconciliation. Antoine voulut se jeter dans ses bras, mais le succube l'y poussa tant et si bien qu'ils se colletèrent, menaçant de rouler au bas des marches, sort auquel le prêtre ne put échapper.

Ce fut alors chose courue que la marquis de Beuron avait le cerveau fêlé. Nul n'y prit garde et les valets se montrèrent toujours plus irrévérencieux. L'un d'eux, graine de potence s'il en fut, ne manqua point de disposer le couvert pour "Ma-dame la Marquise" et, par incroyable malice, le spectre man-geait de fort bel appétit, lorsqu'ils se trouvaient seuls. Ce même valet, désireux de surprendre les mystères nocturnes, se posta jouxte la chambre à coucher. Il entendit des soupirs et des gémissements et le rapporta à ses compagnons qui en firent gorges chaudes. Il y revint derechef, dans l'espoir d'en appren-dre davantage, mais une main le saisit à la nuque et le défé-nestra fort proprement. Il chut de trente pieds et la'ssa ses grègues sans demander son reste. L'aventure donna à penser aux autres.

Les parents d'Antoine, faisant litière de leur jansénisme, intringuèrent à l'envi, méditant de le déposséder. Ils subornent la valetaille et se gagnent des intelligences dans la place, y pénétrant même afin d'épier leur neveu. Des hommes noirs à petit collet se montrent au village, au château, mystérieux et graves, l'oeil bas et l'oreille tendue, implacables et doux. Ils vont, viennent, s'affairent, saluent le marquis au passage, pro-mettent une chaire au curé, sonnent le forhu de toutes les do-léances, suscitent des récriminations nouvelles. Le village bour-donne.

Un matin, une galante compagnie s'arrête en la cour d'hon-neur. Les chevaux piaffent, crinière au vent et les rires fusent parmi le cliquetis des éperons. Antoine ouvre la croisée: on l'acclame. Il reconnaît ses voisins dont la châtellenie borde la

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sienne et qu'il vit deux fois par aventure. On se prodigue mille honnêtetés et la galerie de parade s'emplit de gentilshommes bottés, l'épée en quart de civadière et la perruque blonde. An-toine admire les couteaux et les buffletins, les cors et les fusils, tout l'attirail de la chasse. "Vous vous faites désirer. Est-ce à dessein?" lui dit-on. Il ne sait que répondre, heureux de con-templer et les belles amazones peuvent déceler en ses yeux le trouble qu'elles lui inspirent. Il va de l'une à l'autre, il est plein de gaucheries charmantes et, comme il est jeune et riche par surcroît, ses fautes mêmes tournent à son avantage. Il court, il boit, il s'échauffe, il fait la révérence, il veut être de la partie. On l'équipe sans retard: le voilà mis de pied en cap à la mode de feu son père. C'est un déluge de rubans. Il porte un grand fat de chapeau avec plumes à fo'son. Les dames se récrient, les cavaliers approuvent: "Le galant habit! On savait se vêtir du temps de nos aïeux! Il vous sied mieux que deux gants! Que n'en avons-nous de semblables!" On sort, on monte à cheval. Galope, marquis!

Ah, la belle cavalcade! On chevauche à trente, valets com-pris, à renfort de chiens courants et sonne du cor, traverse le village, le coeur haut et la lèvre vermeille. Le marquis se guindé afin de se montrer. "C'est bien le plus brave et le plus beau de tous, opinent les villageois, nul n'a tant de plumes sur la tête !" Les hommes noirs à petit collet ripostent: "Il est fou à courir les rues. On ne s'habille plus de la sorte: il ferait rire Versailles et Marly." — "Nous sommes son Versailles", leur répondent les gens, "il n'en aura point d'autre!" et le marquis gagne sa cause.

On forlance le cerf et les chiens découplés lui courent sus à travers monts et vaux, halliers et marécages. L'air siffle avec des envolées de feuilles. Le marquis n'a d'yeux que pour les dames. La vie le reprend avec l'ivresse de ses abandons ; il cravache les flancs de sa bête et pique des deux. Et voici que lui, l'homme de cabinet et le disciple de Port-Royal, entrevoit les jouissances suprêmes et les plaisirs des forts, calmes en leur chair et d'âme inébranlable, dieux de la création et maîtres de la terre, qui peuplent le néant de leur désir de vivre et se

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moquent du ciel qui demeure en leur sein, généreux, munifi-cents et braves parce qu'ils naquirent l'âme grande, seigneurs de la beauté, conquérants impavides. Ces hommes ne rougissent point de leurs appétits et s'abandonnent aux voles de la pas-sion, nus au dedans d'eux mêmes: leur idéal est harmonie, leur rêve action génératrice, leur communion celle des forts. Or-gueilleux et superbes, nul ne les peut juger s'il n'est leur égal et la foule les aime et les révère, tant qu'ils ne s'abaissent pas vers elle et qu'ils marchent sereins et dans la magnificence. Il n'est point de vice à leurs yeux: il n'est que des laideurs et des couardises. Il n'est pas de morale car ils sont infaillibles pourvu qu'ils ne doutent pas de leur divinité. Leur conduite est l'axiome, leur caprice la loi, leur volupté la justification de ce monde. Ils sont leur commencement et leur fin, leur temple et leur idole, bêtes, hommes et dieux en un corps semblable. Ils naissent çà et là, au hasard des fortunes, des contrées et des temps. S'ils ne se trouvent à leur place, ils ébranlent les fon-dements d'une société entière afin de s'y hausser et n'ont de cesse qu'ils ne soient les maîtres absolus de l'action et de la pensée. Ils s'abattent tels que des fléaux sur les nations, parmi les fers et les feux de leurs séides, sacrifiant leur peuple à l'em-brasement de leur délire et trouant l'histoire de leurs mains géantes. Ils sont le levain de l'univers, le mouvement de toutes choses et la race des Gains.

Le cerf allait de forlonge et les chiens avaient peine à le suivre. Antoine le serrait de près, coutelas au poing, ivre de semer la mort. Après le bat-l'eau, la bête se retourne, recrue, bravant la meute de ses bois. Il saute de cheval, s'avance, lui tranche le jarret, l'achève. On l'entoure et le félicite, nul ne se moque de ses plumes. On prend place: le festin s'apprête. H s'étourdit, s'amuse, chante et va courtisant ses voisines. Le passé n'est qu'un long oubli, le présent l'éternité même. — Quand vous verra-t-on à Fontainebleau porter le justaucorps du Roy, marquis? — Vous manquez à la Cour, voisin! — Cousin, il vous faut courre femme ! — Il est le prince de la tablée — On dit qu'un esprit familier vous tient lieu d'épouse, cousin. Parlez-

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BOUS en, nous voulons rire. Détaillez-nous ses appas, de grâce! — Oh, oui, cousin! Est-il plus beau que nous? Ce serait imper-tinence. — Vous donne-t-il du plaisir au moins? — Antoine blêmit: le succube est là, parmi les dames souriantes. — Ma mie, laissez donc ma fontange! — Vous dérangez mes falbalas, ma mie! — Vous me tirez la mante! — Pourquoi m'ôtez-vous ma pelisse? — Le succube se glisse de l'une à l'autre, brouillant l'ordre de leurs atours et décollant leurs mouches: — Mon effrontée, vous me la prîtes! — Qui donc m'arrache ma bai-seuse? — Ma coquette! Ma passionnée! Ma galante! — Mes assassins! Ma majestueuse! — Le succube poursuit de plus "belle. Les dames poussent de hauts cris, prêtes à se chamailler. "Levons la table, dit Antoine, et retournons sans plus tarder."

Ils montent à cheval et le succube chevauche en croupe du marquis. Il essaie de le secouer: peine perdue! A mesure qu'ils s'approchent du château, ses vieilles angoisses reviennent et l'ivresse le quitte: il songe à la nuit, aux étreintes froides et répétées qu lui glacent le sang, au cauchemar qui ne l'abandonne plus et lui suce la moelle de ses os. Il traverse le village, la mine défaite. Les hommes noirs se réjouissent et le montrent du doigt. Le château l'accueille: "Demeurez, dit-il à ses com-pagnons, demeurez cette nuit!" Ils acceptent.

On soupe et l'ombre des cierges s'infléchit au ras des pla-fonds tandis que leur lueur pétille et se joue dans les prunelles, ^erbe de feu les bulles qui montent le long des flûtes où bouillon, ne le vin et creuse le lard des pièces. Une heure après l'autre sonne. Antoine tremble: il sait que le succube l'attend, plus froid que les eaux d'un marécage, l'oeil fixe au milieu des spasmes, avec l'étau de ses bras et de ses cuisses. Une chandelle s'éteint, puis une seconde, une troisième et bientôt la vaste salle est pleine de ténèbres. Les convives baillent, les voix s'apai-sent.

"Une femme, songe Antoine, une femme peut me sauver. Mais si je mourais par la suite?" et il se rappelle la merveilleuse aventure du chevalier Pierre de Stauffenberg, prud'homme chaste et vaillant, qui conclut mariage avec un esprit de l'air

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d'une beauté sans égale. Chaque nuit le succube partageait sa couche, l'aimant d'amour, le comblant de richesses, le menaçant de mort s'il prenait femme et leur union fut heureuse jusques au jour où le roi l'y contraignit, nonobstant ses objurgations: il survécut de trois jours à ses noces.

Se tournant vers sa voisine, le marquis chuchote: "Madame, vous plairait-il de connaître mon esprit familier?" Elle le re-garde: c'est une veuve piquante et frivole, "Régence" avant la lettre et de physionomie déliée. Elle ne craint point les hommes et s'en vante. Le projet la déconcerte, mais elle est femme de ressource: "Vous vous moquez, dit-elle, je ne crois pas aux lutins." Il insiste. "Vous me brassez un tour pendable, mon cher. Que me voulez-vous donc? C'est trop d'audace, en vérité. Comment? Par peur? Peur de votre chimère? Vous extrava-guez! J'entends vous convaincre du contraire. Si! Parfaitement! Et d'ailleurs je suis curieuse. Au deuxième étage? A merveille. Vous êtes gentilhomme, ne l'oubliez pas. Je ne prise que les gens d'honneur. Je me repose sur vous."

Le marquis se lève: on l'imite à la ronde et les valets con-duisent chacun devers ses appartements. Il monte se coucher. La vie frappe à sa porte, cette nuit ou jamais. S'il triomphe de lui-même, l'univers s'ouvre à lui: l'ivresse des batailles et la faveur du Prince. Il entrevoit mille sourires, il pressent mille grâces: la vie est à ses pieds, mais il la faut prendre. Il n'est que le premier geste qui coûte : le fera-t-il? "Je veux, murmure Antoine, je veux aveuglément. Je suis le maître!" Il martelle le parquet de ses talons rouges, frappe le marbre des consoles de ses poings, enfle le jabot, souffle, roule les yeux, se mire avec complaisance, brise un vase qui n'en peut mais. Un doigt gratte à la porte: c'est la veuve. "Ciel! Qu'avez-vous donc, marquis? L'esprit de l'air vous tourmente ou serait-ce l'aver-tin? Vous menez beau bruit, ce me semble. Voyons ce gobelin, ce succube. J'en suis friande, savez-vous? Où dois-je le cher-cher? Derrière la ruelle ou sous l'alcôve? Allons, venez m'aider, je vous prie! Quel benêt vous faites, mon Dieu!"

L'accorte femme se mit en devoir de bouleverser les cham-

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LA SCÈNE DES POULETS

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bres. Elle découvrit le coffret de maroquin et les billets doux de feu le marquis et s'écria; "Vous ne chassez pas de race. Monsieur! Moulez-vous donc sur votre père. Nul fantôme n'jr résisterait, croyez-m'en!" Elle parut si charmante qu'Antoine lui baisa le bout des doigts. Elle lui abandonna la main sans laisser de lire: il lui baisa la main et le poignet, montant jus-ques au coude, puis s'arrête car il eût été besoin de la dégrafer. Il épia les motions de son visage et, la voyant absorbée, la dé-laça petit à petit. Elle feignit quelque étonilement lorsqu'elle émergea de ses atours ce qui ne l'empêchait point de déchiffrer les billets à voix haute: —Ah, ma cruauté m'avantage à vos yeux, marquis, la conserverai-je encore? Douce cruauté, rem-part de notre sexe... Non, je ne vous céderai pas. La vertu d'une femme vaut un royaume, si ce n'est mille fois plus... Vous embrasâtes, marquis, l'intérieur de mon microcosme: ve-nez éteindre ces feux.. . Me serez-vous fidèle après cette faveur insigne que je vous départis? — Oui, Madame, je vous le jure par les constellations de ma naissance, dit Antoine. La veuve poussa un grand soupir: — Est-il possible? Vénus y figure-rait-elle? Comme j'ai froid, mon Dieu! — C'est parce que vous êtes nue, Madame. — Moi? Ma !s c'est une indignité! Vous osâ-tes? Voilà à quoi mènent les lectures. Je gèle! — Ne mourez pas, de grâce. Je vous offre mon lit. — Et vous coucherez dans un fauteuil? — A votre chevet. — Restez-y, au moins. — Je passerai donc une nuit blanche. — A cause de moi? — A cause de vous. — Hé bien, je me montrerai charitable, mais craignez d'abuser de mes bontés. — Je n'ai garde.

Ils en étaient là quand le rideau s'écarta, dévoilant le suc-cube. Antoine pâlit, tremble et sa résolution le quitte. L'appari-tion se coule auprès d'eux et le regarde fixement. La veuve qui ne se doute de rien, le plaisante et s'étonne: — Je vous fais donc bien peur? — L'autre, madame. — Où cela? Vous rêvez debout si je puis dire. Est-elle belle? — Ah, madame! — Vous êtes un sot en trois lettres, marquis! — Je suis un malheureux. — Dites un fou. La réalité vous épouvante: allez apprendre à vivre! — Il est trop tard. — C'est ce que je crois aussi. Sortez!:

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Le lendemain, Antoine se fit excuser et la compagnie repar-tit sans l'avoir vu, s'ébahissant de sa conduite. La belle veuve ne proférait mot, pâle d'un courroux rentré, mais en passant par le village, elle cria aux hommes noirs: "Je vous plains d'obéir à un tel maître ! Vous n'avez pas de sang dans les veines : de quel droit se mêle-t-il de vous régenter?" Les hommes noirs coururent prévenir les parents d'Antoine : ils ne tirèrent rien de la dame et le procès stagna, faute de preuves. Lé marquis con-serva ses biens envers et contre tous.

Antoine vécut comme devant, solitaire et muet, dans son château à la Mansart, dans ses jardins tracés par un Le Nôtre. Les pluies délavaient les corniches, arrondissaient les angles et dentelaient les courbes. Quand une ardoise tombait, on ne la remplaçait guère et lorsqu'une vitre se brisait un jour d'orage, l'eau passait au travers, moisissant les lambris et les parquets, creusant en relief les brocatelles et les onyx. Le parc se couvrait de halliers impénétrables, les rongeurs y pullulaient par cen-taines, mais un haut mur le fermait aux regards. Le château se dégarnit à mesure, les valets ne se faisant point scrupule de le mettre au pillage: ils emportèrent les tabatières d'écaillé et les menus objets, les pièces d'échecs, les éventails, les coffrets et les violes, puis forcèrent le cabinet des médailles, chapardèrent les marbres et les bronzes, les horloges et les tableaux. Antoine ne s'apercevait de rien, jouissant de sa ruine. Ce parc et ce château lui semblaient le digne tabernacle d'un coeur mort avant que de vivre, le symbole d'une impuissance et d'un refus de participer. Il lui venait des mouvements d'orgueil et, à force de se savoir en dehors de la nature, il se crut au-dessus d'elle, martyr sans,la foi. Ce rôle le grandit à ses propres yeux: il ^oûta le bonheur qui s'attache au triomphe et, tel que Narcisse, il se plut à s'abîmer dans la contemplation de sa personne, rêvant de conquérir les mondes sans esquisser un geste. Puis un brusque dégoût le submergeait: il se sentait creux comme •un arbre centenaire, stérile et troué d'antres profonds où l'oeil rencontrait son image d'infini en infini, se repoussant, se pour-suivant sans parvenir à se rompre. Une membrane l'envelop-

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pait, s'adaptant à tous ses mouvements et se durcissant da-vantage, semblable à une carapace. Il était son captif.

Il se promenait longuement, traînant ses talons rouges par la fange des jardins, dans l'espoir de se perdre. Il errait, enfilait un chemin, passait au travers d'un buisson, l'oeil mi-clos, re-doutant la muraille fatale et prodiguant les détours afin de l'é-viter, revenant sur ses pas quand il croyait l'atteindre et ne rentrant qu'au soir. Elle était sa hantise, elle était son des-tin. n n'osait la faire abattre encore qu'il le désirât. Les pla-fonds lui pesaient, les parois l'emplissaient d'épouvantements fugaces: le château devenait une bête monstrueuse et prête à l'assaillir. Il ne souffrait de fenêtre fermée, de porte close et couchait au beau milieu de la grande galerie dont la hauteur le rassurait.

La vie se vengeait d'Antoine, ne lui épargnant aucune disgrâce. Il connut toutes les infortunes, il éprouva toutes les obsessions. A mesure qu'il vieillissait il la regrettait davantage. Il voguait sur l'abîme et l'apercevait au loin, île fortunée et paradis perdu, lui tendant vainement les bras, trop faible pour aller vers elle. Les souvenirs le quittaient, un à un, et la fumée des songes doublait ses moindres impressions, brouillant les sens de ses voiles opaques. Il ne percevait qu'à peine et son corps se mouvait malgré lui. Quand il se réveillait, il se voyait descendre les degrés de marbre et les ifs du jardin défilaient le long de son buste qu'ils touchaient au passage. Les choses vi-vaient, immanentes et terribles. Alors il manda raser le parc: on coupa les taillis, arracha les ifs, ôta les statues et les vases. Il sorft: le mur ondulait à l'infini, l'enserrant de toutes parts. "J'ai vaincu la vie, se dit-il, elle insultait à ma détresse!" et il alla baiser le mur.

Ce fut là que ses domestiques le trouvèrent un matin, étreignant les moellons, à plat ventre dans la boue, déjà froid.

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EIEN N'EST PIRE QUE D'ÊTRE CONVAINCU DU MÉ-

RITE D'AUTRUI SANS LE VOULOIR ADMETTRE: DE LÀ

NAISSENT TOUTES LES HAINES MAIS, CE FAISANT, ON

SE DÉTESTE SOI-MÊME EN PREMIER ET SA PROPRE IN-

JUSTICE, ET PLUS GRANDE EST L'INJUSTICE ET PLUS

LA DÉTESTATION S'ACCROÎT PARCE QUE L'AUTRE EST

CAUSE QUE NOUS NOUS SENTONS INIQUES. IL N'EST DE

DÉLIVRANCE QUE DANS L'ADMIRATION SANS PAR^

TAGE.

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LE POETE ET

L'IMMORTALITE

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LA MAISON DU POÈTE

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LE POÈTE ET L'IMMORTALITÉ

Le Poète logeait en une haute maison sise au coeur de la ville. Elle ne manquait pas de grâce, monobstant sa vétusté, mais il était le seul à le savoir. Elle bordait une rue populeuse et si étroite qu'au passage d'un coche les habitants couraient chercher refuge sous l'auvent des portes, en grand danger d'être rompus tout vifs. Les jours de pluie, on y pataugeait avec force jurons et merveilleusement crotté. Pendant la canicule, on s'y trouvait à l'aise.

La maison comprenait trois étages. Le rez-de-chaussée gar-dait un semblant de bonne mine avec ses grosses pierres grises, sa niche et sa lanterne de fer. Il soutenait les deux autres ce qui lui avait donné un aspect malengroin. La niche abritait l'effigie d'une sainte. La lanterne servait d'enseigne à l'échoppe d'un savetier et l'on y avait suspendu une botte rapetassée d'é-trange façon. Au-dessus, la façade se profilait avec ses encor-bellements ouvrés de colombages portant sur des consoles mi-gnardement tournées. Un toit moussu à pignon complétait l'as-semblage. Le savetier gîtait en sa tanière enfumée parmi l'amon-cellement de mille objets épars. Il travaillait devant son établi qui dut être galant au temps de la reine Berthe et sur lequel il rangeait une longue théorie de bottes en instance de résurrec-tion. Un grabat encombrait le fond de la pièce. A côté, une chambre était ménagée à son épouse qui faisait lit à part et dont la couche menaçait l'intrus de l'échafaudage de ses colon-nes à courtines rouges. Ce meuble passait pour abriter de fur-

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tives amours auxquelles la savetière accordait son patronage moyennant finance.

Une passementière habitait le premier étage. Elle y brodait sous l'oeil d'une Madelaine de plâtre peint. Deux gravures très édifiantes décoraient les murs de son ouvroir: elles représen-taient l'épisode de sainte Marie l'Egyptienne et des filles de Loth. Le regard de l'accorte fille se portait alternativement sur les deux images et elle y puisait tout ensemble l'assurance et la consolation. Elle s'absentait parfois, sans doute pour vaquer à ses dévotions et s'en revenait, les joues en feu et quelque peu émue. Aux mêmes instants, la savetière éprouvait l'impérieux besoin de prendre le frais sur le pas de sa porte.

Quant au Poète, il juchait sous les combles ainsi que la profession le requiert. Un lutrin branlant lui servait en guise de pupitre. Ses écrits et une douzaine de volumes défaits, il les serrait en une huche dont personne n'avait voulu. Il se levait de tôt matin pour vaguer par la ville ou pour courir les champs, un livre à la main, mais, le plus souvent, il restait au logis à bayer aux corneilles, exercice très nécessaire à quiconque se mêle d'écrire. Aussi se trouvait-il décrié à juste titre et ne lais-sait de vivre à l'indignation de tous. Le savetier disait rage de son talent et lui en voulait mortellement de n'avoir pas de verrues. H engageait à ce propos de mâles devis avec ses pra-tiques dont il accentuait les passages saillants à grands coups de marteau. La savetière le jugeait lunatique et s'étonnait de ne le voir aux Petites Maisons. La passementière ne soufflait mot car le Poète lui avait dévoué un amour sans bornes, mais elle n'en continuait pas moins à courir l'aiguillette.

Le Poète en vint à se croire Almotamid, roi de Séville, et décorant l'idole du beau nom d'Itimad (laquelle, nul ne l'ignore, était sa favorite), il composa ces vers ailés:

Quand ton amour me fuit, le repos m'aiandonne: Lors j'erre tel qu'un songe à travers le palais Et mon pas incertain sur les dalles résonne. Je te cherche en tout lieu sans savoir où je vais.

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Une troupe lascive à dessein m'environne Pour bannir de mon coeur l'image que j'aimais. J'appelle le plaisir qui m'aveugle et m'étonne Et la rage des sens qui me rende la paix.

Requérant mille soins à chasser ta mémoire, Je conçois par orgueil l'entreprise illusoire De renaître en mon sein libéré de ta loi

Pour éprouver ailleurs l'amour dont tu me sèvres. Quand je puis m'ouUier, je te retrouve en moi: Le meilleur de mon âme, U resta sur tes lèvres l

Il les glissa sous la porte d'Itimad et comme elle parut n'en faire aucun cas, il devint Abenamar, poète musulman, et se plaignit à la sultane :

Tu me paras de fleurs, tu me couvris de chaînes, M'opposant pour chasser un souvenir ancien Ton silence si lourd à mes plaintes si vaines. Et moi qui te fus tout, je ne te suds plus rien.

Ma voix s'arrête au seuil de tes portes hautaines: Je ne puis espérer un moment d'entretien. N'accuse pas ce coeur de tes lèvres sereines: Son tort fut de t'aimer et de prétendre au tien.

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Je iénis cette main dont tout le poids m'opprime Et s'il te faut mon sang pour racheter ce crime, Daigne mettre le comble à ma félicité:

Incline sur mon front ton rayonnant visage Et quand tu me verras sourire à ton image, Je verrai dans ton oeil s'ouvrir l'éternité!

Il les laissa pendre le long d'une gaule cependant qu'elle brodait jouxte la fenêtre. Elle les décrocha au bout d'un couple d'heures afin de le mortifier. Il n'osa aller plus avant de peur de l'offusquer. Elle en conçut du mépris et communiqua ses im-pressions à la savetière ce qui donna lieu à de profonds entretiens. Le lit à colonnes fut monté, après force ahans, jusques au pre-mier étage et l'heureuse passementière le disposa entra les deux gravures susdites dont elle mit incontinent la légende en pra-tique, sous l'oeil de la Madelaine. Le Poète se crut Holopherne et l'apostropha de terrible manière, ce qui ne servit de rien, mais qui donna naissance aux vers les plus mugissants d'un morceau de bravoure intitulé:

JUDITH ET HOLOPHERNE

Echanson! Cette nuit je veux hraver le ciel, Vautré dans le délice. A demain la bataille l De l'outre au pis rugueux le vin et l'hydromel

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Couleront écumants. Demain sur leur muraille Impur je monterai sevré d'impuretés! Apprêtez pour ma table un poisson sans écaille

Et la chair du pourceau propice aux voluptés, Le hérisson, le lièvre et la bête rampante. Demain je me rirai de leurs pudicités

Quand le flot de leur sang viendra baigner ma tente, 10 Que croulera leur ville en un fumant amas: J'aurai dix mille morts pour prix de mon attente!

Mais ce soir je serai captif de tes appas. Je te verrai bientôt ployer sous mes caresses. Tu viens offrir ton corps à l'ardeur de mes bras, lÔ

Tu m'apportes la nuit dans le flot de ces tresses Oû nagent des senteurs qui me font défaillir. Dégrafe le tissu qui cèle tes richesses

Et la résille d'or d'où tes seins vont jaillir! Goûtons la solitude au milieu d'une armée, 20 Femme! L'heure est trop belle et je la veux cueillir.

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Voici! La couche est prête et l'ombre parfumée S'abaisse sur nos flancs que le désir confond. Dans la vapeur du vin et l'encens d'Idumée

L'air vibre capiteux tel qu'un souffle fécond. 25 La torche nuptiale à nos pieds se consume En sculptant de ses feux la ligne de ton front.

Ma chair est un brasier qui ruisselle et qui fume : Que l'ardeur de mes reins s'éteigne entre tes flancs! Boire et te posséder! Mon oeil s'emplit de brume 30

Où meurt l'éclair diffus des joyaux scintillants. Puissé-je face à Dieu, toujours inassouvi T'étreindre mille fois sur mille lits croulants!

A travers mille amours je l'avais poursuivi Sans l'atteindre. Je t'ai! Tu verras de ma couche 35 La ville désolée et ton peuple asservi

Et tu mordras ma lèvre écumante et farouche! Vainqueur tu me verras par l'extase rendu Pour t'insuffler ma vie en pâmant sur ta bouche,

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Les mains rouges encor de leur sang répandu. Holopherne est mon nom! Contemple de mon glaive Le tranchant lumineux dans l'ombre suspendu

Et tremble. Je suis fort! Vois comme je soulève Mon poitrail de taureau qui mugit sous mon poing! Ne te dérobe pas! La nuit serait trop brève. iS

Bannis toute pudeur car le silence au loin Pèse immobile et noir sur la plaine fatale Et le flambeau mourant est notre seul témoin.

Ne te dérobe plus à l'étreinte brutale, Esclave! Tu me fuist Pour sceller notre amour 50 Demain tu baiseras ma lame triomphale

Quand je viendrai vers toi dans la clarté du jour, Superbe, dominant la cité qui s'embrase. Tu m'as choisi: demeure! Il n'est plus de retour.

Donne-moi tes cheveux pour m'abremer d'extase, 55 Femme! L'éternité se cache entre tes seins... Que fais-tuf Je défaille et ma gorge s'écrase

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Sous ton genou qui foule et s'imprime aux coussins, Sous ton genou prégnant de volupté suprême... Mais quel est cet éclair qui Irîlle dans tes mains f 60

Il n 'y perdit point la tête, mais il en eut le coeur malade et, pour dissiper un trop de mélancolie, il résolut de déprimer le sexe tout entier. Il lâcha donc la bride à ses rancoeurs secrètes et, faute de gambades, se paya de raisons qu'il accoupla deux à deux sous le joug de la rime, puis s'en fut battre la campagne. Il composa nombre d'odelettes plaintives et, lorsque les soupirs amoureux fusaient au travers du plancher, l'esprit de la ven-geance dilatait sa poitrine. L'enfant vint à naître et le voyant si membru, l'heureux père forma dix mille projets. Il le présente et le sait mettre en son jour, fléchissant l'acrimonie des juges. Il lui fut loisible de faire bouillir sa marmite dans l'attente de moissonner des lauriers. Le livre causa quelque bruit et tira même à conséquences. Le distingué Bardeaux-Cucullus, ornitholo-gue de profession, flûtiste et rimailleur lui décoche une lettre des plus aimables en laquelle il lui démontre qu'il écrit mal et pense de guingois. Le Poète riposta fort bien à l'aide d'un ron-deau:

Pour avoir une main on se mêle d'écrire. Le monde est plein de sots à nous faire encager Mais leur nombre est trop grand pour qu'on les doive occire! De trois grains d'élléhore U les faudrait purger.

Il est des partis-pris auxquels il faut souscrire Et nous disons du bien de qui nous peut juger.

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JUDITH DÉCOLLANT HOLOFHERNE

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Puis je sais de grands noms que l'on doit ménager, Mais un sot trouve encore un plus sot qui l'admire

Pour avoir une main.

Momus de nos auteurs a voulu se venger: Quand de mille pendards on se voit louanger, Que l'on songe au public qui s'apprête à vous lire, On lâche tout l'honneur et lui donne campos. Tant l'esprit se dépeint le soulas qu'on en tire. Et plus d'un bienheureux y perdit son repos

Pour avoir une main.

Pour une dame qui reçut de ses livres et dédaigna de l'en remercier, le Poète fit un petit rondeau sur un vers d'Alfred de Vigny :

"Seul le silence est grand: tout le reste est faiblesse.' Apprenez à parler si le coeur vous en dit. Je prendrai les devants puisque rien ne vous presse Et qu'un mortel sommeil a gagné votre esprit.

Tous décochant ce trait qui frappe de justesse, Je n'entends pas sur vous jeter le discrédit, J'entre en vos sentiments pour vider le conflit: Lorsqu'on n'a rien à dire — eh, bien, je le confesse —

Seul le silence est grand.

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M'irez-vous de ce pas brûler la politesse Si je daignais un jour vous prendre pour maîtresse t Non, vous viendrez. Madame, et de bon appétit Faire, à n'en douter point, très honorable amende. Lors soupirant, bel ange, après mon ciel de lit, Me direz-vous encore — ou je veux qu'on me pende! —

Seul le silence est grand t

Le Poète reçut encore deux billets et, tel que l'âne de Buridan, hésita entre l'amour et la gloire, mais Vénus l'ayant abusé, il opta pour Bélise.

Bélise a coutume de traiter à sa table les beaux esprits de la ville et des champs. Les grâces de sa conversation, la mollesse de ses fauteuils, le piquant de ses reparties et l'abondance des vins et des viandes lui composaient un salon littéraire. L'on y court briguer une consécration parmi les douceurs et les critiques, l'on y monte force cabales et la mode s'y forge à plaisir. C 'est là que se préparent les éloges à double portée, les compliments super-fétatoires et les silences mortels. En un mot et pour tout dire, l'on y juge souverainement.

Le Poète trouva le cénacle dispersé, chose qui tient à la nature des lieux car le nombre des salons est si considérable que l'on ne peut s'empêcher de former des groupes à part. La table du festin permet d'ailleurs d'entonner les palinodies qui s'im-posent. On l'introduit. Bélise préside l'assemblée, imposante et poudrée à frimas. Elle s'évente:

—Quel est donc ce jeune homme, mon cher! —Celui dont l'ouvrage vous procure un semblant de fraî-

cheur. —Ciel! Je me trompai d'éventail: il est si mince. —C'est qu'il est gros de mérite. Madame. —Dieux ! Quel esprit, mon cher. Ainsi vous êtes poète, jeune

homme t —Il a tort assurément: s'il écrivait comme tout le monde, il

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se vendrait davantage. C'est un prosateur de première force et qui s'ignore. Il suffit de le lire pour s'en convaincre. _

—Mon cher, c'est assez, vous allez le confondre. Introduisez-le auprès de nos critiques. ^

Les critiques, l'oeil fixé sur le cartel, ruminent dans 1 espoir des agapes et prêtent une oreille ravie au tintement de la vaisselle. Zoïle aurait pu dire: "Lorsque deux ou trois sont réunis en mon nom, je me trouve avec eux." Il faut bien s'accorder quelque repos et ces messieurs, après mille efforts vainement déployés, avaient conclu à l'indignité d'un auteur de mérite et savouraient leur triomphe. L'entrée du Poète fit diversion. L'ouvrage surgit de toutes les poches.

—L'avantage de ce livret, dit un critique à l'oeil subtil, l'avantag'e est qu'on peut le loger où bon vous semble: poche ou gousset, peu importe.

Après cet exode confortatif, il le déplia, le feuilletant avec condescendance. Le texte disparaissait sous un barrage de ra-tures.

—Je l'ai lu ! Lu et relu ! fit cet homme de bien : je pris ma tâche à coeur et j ' y relevai dix-sept archaïsmes, onze néologis-mes, sept latinismes et deux barbarismes. Voilà pour la gram-maire. Ehi point de vue de l'art, j ' y décèle quatre non-sens et seize faux-sens outre une kyrielle de vers fâcheusement obscurs. Quoi qu'il en soit, il sera bon de changer de méthode. Il est indis-pensable de viser de prime abord à la clarté. La clarté est une vertu française, la plus française des vertus et pour ce, la poésie doit être didactique ou elle ne sera pas.

—Je ne partage pas votre opinion, mon cher Maître. Hormis les erreurs que vous eûtes la bonté de nous signaler et auxquelles je n'attache qu'une importance relative, les vers de ce jeune homme me semblent dépourvus de cette bienheureuse obscurité féconde en symboles attachants et fugaces, de ces jeux de l'esprit que l'entendement ne capte qu'au travers d'une intuition pri-mordiale, de ce vague si lourd de conséquences inéluctables, de ce vide si plein, si riche et si foisonnant. Il est licite de lui sacrifier une syntaxe purement intellectualiste et de prendre ses libertés

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M'irez-vous de ce pas irûler la politesse Si je daignais un jour vous prendre pour maîtresse? Non, vous viendrez, Madame, et de ion appétit Faire, à n'en douter point, très honorable amende. Lors soupirant, bel ange, après mon ciel de lit, Me direz-vous encore — ou je veux qu'on me pende!

Seul le silence est grand t

Le Poète reçut encore deux billets et, tel que l'âne de Buridan, hésita entre l'amour et la gloire, mais Vénus l'ayant abusé, il opta pour Bélise.

Bélise a coutume de traiter à sa table les beaux esprits de la ville et des champs. Les grâces de sa conversation, la mollesse de ses fauteuils, le piquant de ses reparties et l'abondance des vins et des viandes lui composaient un salon littéraire. L'on y court briguer une consécration parmi les douceurs et les critiques, l'on y monte force cabales et la mode s'y forge à plaisir. C'est là que se préparent les éloges à double portée, les compliments super-fétatoires et les silences mortels. En un mot et pour tout dire, l'on y juge souverainement.

Le Poète trouva le cénacle dispersé, chose qui tient à la nature des lieux car le nombre des salons est si considérable que l'on ne peut s'empêcher de former des groupes à part. La table du festin permet d'ailleurs d'entonner les palinodies qui s'im-posent. On l'introduit. Bélise préside l'assemblée, imposante et poudrée à frimas. Elle s'évente:

—Quel est donc ce jeune homme, mon cher? —Celui dont l'ouvrage vous procure un semblant de fraî-

cheur. —Ciel! Je me trompai d'éventail: il est si mince. —C'est qu'il est gros de mérite, Madame. —Dieux ! Quel esprit, mon cher. Ainsi vous êtes poète, jeune

homme î —Il a tort assurément: s'il écrivait comme tout le monde, il

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8e vendrait davantage. C'est un prosateur de première force et qui s'ignore. Il suffit de le lire pour s'en convaincre.

—Mon cher, c'est assez, vous allez le confondre. Introduisez-le auprès de nos critiques. ^

Les critiques, l'oeil fixé sur le cartel, ruminent dans 1 espoir des agapes et prêtent une oreille ravie au tintement de la vaisselle. Zoïle aurait pu dire: "Lorsque deux ou trois sont réunis en mon nom, je me trouve avec eux." Il faut bien s'accorder quelque repos et ces messieurs, après mille efforts vainement déployés, avaient conclu à l'indignité d'un auteur de mérite et savouraient leur triomphe. L'entrée du Poète fit diversion. L'ouvrage surgit de toutes les poches.

—L'avantage de ce livret, dit un critique à l'oeil subtil, l'avantage est qu'on peut le loger où bon vous semble: poche ou gousset, peu importe.

Après cet exode confortatif, il le déplia, le feuilletant avec condescendance. Le texte disparaissait sous un barrage de ra-tures.

—Je l'ai lu! Lu et relu! fit cet homme de bien: je pris ma tâche à coeur et j ' y relevai dix-sept archaïsmes, onze néologis-mes, sept latinismes et deux barbarismes. Voilà pour la gram-maire. Du point de vue de l'art, j ' y décèle quatre non-sens et seize faux-sens outre une kyrielle de vers fâcheusement obscurs. Quoi qu'il en soit, il sera bon de changer de méthode. Il est indis-pensable de viser de prime abord à la clarté. La clarté est une vertu française, la plus française des vertus et pour ce, la poésie doit être didactique ou elle ne sera pas.

—Je ne partage pas votre opinion, mon cher Maître. Hormis les erreurs que vous eûtes la bonté de nous signaler et auxquelles je n'attache qu'une importance relative, les vers de ce jeune homme me semblent dépourvus de cette bienheureuse obscurité féconde en symboles attachants et fugaces, de ces jeux de l'esprit que l'entendement ne capte qu'au travers d'une intuition pri-mordiale, de ce vague si lourd de conséquences inéluctables, de ce vide si plein, si riche et si foisonnant. Il est licite de lui sacrifier une syntaxe purement intellectualiste et de prendre ses libertés

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avec la prosodie, science des cuistres, afin de conserver le mou-vant de nos prémotions irrationnelles. Il faut se garder d'être à la portée de tout le monde: le poète le plus parfait est celui qui demeure impénétrable au commun des hommes, mais à défaut d'une telle précellence, il suffit de rester accessible à un groupe d'initiés. Une poésie par trop perméable aux normes de l'enten-dement a les défauts de la prose sans participer à ses vertus.

—Je vous arrête là, fit un troisième: l'obscurité n'est pas seulement l'apanage des vers. Vous reconnaissez, si je ne m'abuse, la relativité de toute prosodie. De là à la supprimer, il n'y a qu'un pas et il sera vite franchi. Nous aurons alors comme une harmonieuse combinaison dont il sera difficile d'assigner l'essen-ce, une variété de genres confondus, dissous, si j'ose dire, et qui, loin de s'adresser aux instruments de notre indagation, nous submergera, déclenchant mille réflexes au passage.

—En somme, vous manquez d'originalité, jeune poète. Vous êtes par trop scolaire. Vieillissez et nous en reparlerons.

— A mon sens, vous ne l'êtes pas assez : que de fautes ! que de licences!

—Quant à moi, j 'ai pris note de tous les vers dont je vous conteste la paternité : je les trouve en effet, plus ou moins altérés, dans tel ou tel auteur que je m'abstiens de citer et pour cause.

—Vous n'êtes pas à la mode: pourquoi nous venez-vous par-ler des Grecs?

—Et moi, je vous juge trop moderne: vos retours à l'Anti-quité ne sont que des expédients destinés à celer vos pensers coupables.

—Vous avez beaucoup à apprendre. Vous vous évertuez à jouer l'original.

—Encore si vous l'étiez! Vous traitez des sujets que d'autres abordèrent. Forgez-les donc vous-même. La grande merveille de s'illustrer dans les chemins battus!

Celui qui parlait ainsi, bénin lecteur, était l'un de ces hom-mes de ressource dont l'oeuvre est l'ornement de ta bibliothèque l'un de ces plumitifs à centuple tirage qui fouillent un mille de tomes pour en extraire la moelle et te la resservir. Il te convient

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du moins de rendre hommage à tant de dévouement à la chose publique.

Est-il besoin de dire que le Poète avait orné l'ouvrage de culs-de-lampe et de vignettes? On loua ses dessins d'emblée à la réserve de Mrs. les peintres lesquels se turent là-dessus et ne laissèrent pas de vanter ses poèmes au rebours de la compagnie.

Quelques pontifes se montrèrent dans l'angle du salon. Il y avait là Violain de Craonne, gloire du siècle et ténébreux génie plein de fanfares que l'on admire à cause que nul ne l'entend. Il a coutume de piller les Ecritures et même de les commenter, perpétuant le souvenir des moines d'autrefois qui d'une phrase tirèrent des chapitres. Pareil au simulacre de Sais, un voile l'en-veloppe, impénétrable. A force de se croire auguste, il finira par l'être. Puis Babienval, poète mystagogue, aimant Wagner au point de l'imiter et non pas quant à la musique, reportant sur les vers un stupre inavouable, les affublant de telle sorte que l'on ne sait s'il chante un lever de soleil ou qu'il célèbre une bacchante. Item des romanciers dont l'oeuvre est le reflet des avatars de Krishna, de qui le héros s'appelle tour à tour Paul, Pierre ou Chrysosthome, exerce les professions d'artiste, d'avocat ou d'homme du monde et vit à Bordeaux, Eennes ou Lyon, tou-jours semblable et toujours adultère avec Yvonne, Odette ou Jacqueline.

On se rendit à table et ce fut le silence. Les serviettes se dé-plièrent et la maîtresse de ces lieux se retournant vers le Poète, lui dit:

—Voyons, qu'on vous entende. Avez-vous là quelque mor-ceau t

—Il est bien vrai, madame. Je craignais de vous importuner et je me tus en conséquence. Je vous lirai donc le plus bref et n'aurai garde de vous servir l'autre. Il s'intitule:

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SEBASTIEN DE PORTUGAL

0 plaines d'Alcazar-Quivir! A jamais triste souvenir Quand d'hémisphère en hémisphère Le deuil enténébra la terre Jusques au monde occidental! Quand veuve demeura Lisbonne Du souverain le plus féal, Du roi qui payant de personne Joua son or et sa couronne Et perdit à ce jeu fatal La couronne et le Portugal!

Il

Depuis Golconde jusqu'Ophir Voulant son joug appesantir, Lui qui tenait un hémisphère, Lassé de régenter la terre. Son héritage triomphal, Pour mériter cette couronne. Rêvait d'un combat inégal. Il veut que l'univers s'étonne Des lauriers que son bras moissonne Donnant au Maure assaut final Pour Christ et par le Portugal!

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m

A maints mssawx fit quérir Manda leurs armes revêtir Et sovdoyoi te mercenaire, Mêlant m faste militaire Le ban du monde féodàt. Quand en sa ferme main raisonne Le glaive de l'aient royal, Le tombeur itat, la trompe sonne, Et par la. rade de Lisbonne Il vogue en grand a^roi naval Sous le Mas&n de Portugcdl

IV

Or plein de foi dans l'avenir, Pour l'infidèle comienir Il veut forcer en son repake Le peuple armé du cimeterre, Ternir le renom d'AnniboL La flotte le Tage sMonne: Il quitte soïK pays natal, Il vognte et double la Galonné, Le Maroc tremble et s'abandonne. Il plante en un sol déloyal La bannière de Portugal!

p. 1»

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Sur les provinces de l'Emir Il mande la croix rétablir, Repousse l'offre mensongère Et brûlant de porter la guerre Il veut confondre son rival. Il range l'ost, l'embataïllonne, Donne de marcher le signal: Le tambour bat, la trompe sonne, La troupe s'ébranle et s'ordonne. Il monte en armes à cheval Tenant Vécu de Portugal!

VI

Il gagne l'Alcazar-Quivir. Nul n'ose la bataille offrir! Pour croiser un destin contraire, Maluco ravagea la terre; Ne laissant qu'un désert total. La flamme son chemin jalonne, Mais du rivage occidental Au pied des monts le sol résonne De la cavale qu'éperonne Un cent mil d'hommes à cheval Contre Vécu de Portugal!

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vu

Le roi près d'Alcazar-Quivir Manda les Maures assaillir. Par trois fois chargeant, téméraire. Rua leurs escadrons à terre Et les enfonce triomphal! Il les pourchasse et les talonne: Le repli devient général. En vain Maluco les sermonne l Le tambour bat, la trompe sonne Et sous le soleil matinal Monte Vécu de Portugal!

VIII

Maluco, l'infidèle Emir, Chut de cheval sans coup férir Et voyant débandé son frère Il crève à force de colère Pour gagner le monde infernal! Mais des payens nul ne soupçonne Le trépas de son général. Le feu de leurs canons détonne. Leur bande vole et tourbillonne. Ils chargent l'escadron royal Des Paladins de Portugal!

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Lors nul Us J^fui eoniemr^ Mais nid m sanQe mâmA à i%it„ Faisant par champs, «t ylmne. &nt%àn Courir de semg une rwièFe, Bravant (fe&Ottt l'assaut finaî Et, lorsqu.'un trait le, d4saxQûjam„ Choit battant cffvipe d& chevaL Fortune, ci les alan,donm. Quand le. pa^en. les envtroftne» Leur vertu Us. protège mal:. Nul ne retalurns m PoKtugjalt

On vit alors U eoi martiifit Les armm à ia rmin, périr,, 8'offrant mx cmps^ de l'admi^saàrv Emmi les siens emchés à terre Après UM. eombai inégcd. Momrnit pour une cau&e bonm, De Christ le pcdaÂin loyaî, S'U fut pécheur, Dieu lui pcmjbmeP Le ciel a tressé la couronne: Que perdit pour son idéal Sébastien de Portugal!

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Le Poète se Mssit. La consternation régnait sur tes vi-sages :

—Ah, mon Dieu, voilà certes le ehef-d'oeuvre de l'artifi-ciel! On ne rime plus comme cela de nos jours.

—Ce n'est pas mal, pas m mid que cela, mais il y a quelque chose — je ne sais au juste quoi — qui m'offense un tantinet. C'est impeccable, je le concède, et même trop parfait quant à la forme. Cela sent l'effort, voyez-vous, l 'effort et le désir de nous en imposer. Vous êtes jeune.

—Très jeune. —Vous avez tout l'air de vouloir nous braver. Attendez

dix ans et vous écrirez d'autre manière. Monsieur Babienval ci-présent...

—Ah, cher Maître, un poème, de grâce, un poème! —^Madame, je n'oserais. —Il est requis que ce jeune homme apprenne ce qui lui

fait défaut, c e . . . ce charme enfin, c e . . . vous m'entendez. —L'inexprimable ne s'exprime pas. —Monsieur Babienval nous le traduit. Parlez, cher Maître. —Je défère à vos ordres. Voici mon dernier ouvrage. Je mis

deux ans à le composer et cela me semble peu au regard de tel autre. On me le gravera sur le fronton d'un temple élevé tou1> exprès. C'est la "Mort de Narcisse".

—Ah, je défaille par avance! —Chut, chut! —^Voici...

Or la mousse est avx rocs où mon pas t'a cherché Et l'ombre est au jardin où glissaient les haleines Quand vibre lumineux le lacis des fontaines, Fardême évanesceni à moi-même attaché

Par l'attente sans fin qui déverse à mains pleines De l'urne au flanc sonore où bout un feu caché

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Sur mon front ténébreux dans l'abandon penché L'ineffable plaisir aux douleurs souveraines.

L'éclat glauque des chairs nage en mon horizon. Dans la vasque l'eau morte a murmuré mon nom. Mon image a tremblé sous le vent qui se lève...

La forme se dissout et s'attache aux rameaux Quand le monde s'efface et plonge au sein du rêve Dans le soupir des joncs qui bruissent sur les eaux.

— A h ! —Ciel, que de beautés! —Et que de beautés obscures! —Cela double leur prix! —Cher Maître, daignez-nous éclaircir le cosmos de vos pri-

mordiales pensées, de ces faisceaux de tendances verbales, de ces formules magiques susceptibles d'enfanter un monde!

—Un monde!

—Reprenons-le vers par vers:

Or la mousse est aux rocs où mon pas t'a cherché... Qui chercba-t-on î Sa propre image. Narcisse se cherchait et sans qu'il s'en doutât. S'il ne s'était pas cherché, son fantôme n'eût pu le séduire. Il a cherché longtemps, bien longtemps à tel point que les rocs se couvrirent de mousse, ces rocs qu'il foula de son talon nu. Mais il était si jeune, me rétorquerez-vous. Hé bien, ces rochers et cette mousse ne sont que des symboles. Je me tais sur le reste et recule devant cette trahison de ma substance.

—Nous voilà privés et de quel trésor!

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—Je poursuis :

Et l'omhre est au jardin où glissaient les haleines...

et je n'ajoute rien attendu que cela me dépasse. La folie guette Narcisse. A vous de suppléer. Ce vers me coûta six mois de labeur acharné. Il en existe trois cents variantes et je balance encore. Après:

Quand vibre lumineux le lacis des fontaines...

C'est une image-son, un son-image, un composé des deux, une harmonieuse apparence, un paysage musical, une coulée d'argent sous les taillis ombreux, quelques réminiscences brillant au tra-vers des ténèbres de l'esprit narcissien, le rappel du monde extérieur.

—Le "fantôme évanescent à moi-même attaché", c'est l'ima-ge de Narcisse dans l'eau, cher Maître. Evanescent, mais pour-quoi?

— A cause qu'il suffit d'un souffle très léger: une ride et le songe se dissipe, le mirage s'efface.

Par l'attente sans fin qui déverse à mains pleines...

Quelle attente? Est-ce la nymphe Echo qui soupire, immobile? Est-ce le charme amoureux émanant de son propre visage qui le tient submergé parmi les ondes vertes?

—J'incline en faveur de la nymphe car il y a l'urne. —Vous êtes égrillard. Décidément certain tableautin de

Greuze vous hante l'imagination:

De l'urne au flanc sonore où bout un feu caché...

Cela représente une femme voluptueuse, ardente, propice aux embrassements: c'est donc la nymphe en question ou je veux qu'on me pende. Votre opinion, cher Maître?

—Hé, hé, je n'y pensai pas. La beauté du symbolisme se

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fonde sur la bienveillante prévention du lecteur. Je n 'y vam p a s tant moi-même.

—C'est trop de modestie. —Achevons :

Sur mon front ténébreux dans l'attenta penché L'ineffable plaisir aux douleurs souveraines.

"Ténébreux" continue 1"'ombre" du premier quatrain. Puis-que l'ombre est au jardin, il appert qu'elle va recouvrant Nar-cisse. Je n'insiste par sur 1"'ineffable plaisir": regardez la Sainte Thérèse de Santerre ou celle du Cavalier Bernin, la lo du Corrège et quelques autres. "Abandon" et "douleurs souveraines" procèdent de la faiblesse du jeune homme qui mourut faute d'aliments.

—Ah, le malheureux, l'infortuné, s'il avait vu la table de Bélise !

—Flatteur !— —Mangeons de crainte de subir le sort de ce Narcisse! —Souffrez que je le fasse périr sous vos beaux yeux:

L'éclat glauque des chairs nage en mon horizon...

Le mystère de l'union s'est accompli: Narcisse étreint sa propre image, il y borne son aperception du monde, il fond le sujet et l'objet en un tout indissoluble. Puis:

Dans la vasque l'eau msrte a murmuré mon nom...

Ce pourrait bien figurer la nymphe qui se transforme en un fragile appel vibrant à travers l'air. Elle expire en exhalant un: "Narcisse!" et Narcisse l'entend qui passe sur les eaux de la vasque et les effleure doucement. D'où vient la vasquet Mystère. C'est un symbole...

Mon image a tremblé sous le vent qui se lève...

La dissolution approche. Narcisse doit mourir. Son oeil s'éteint.

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il.

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Le fantôme évanescent plonge, ondule et disparaît car l'onde «e rida. Le fantôme a disparu. Narcisse ne le reverra plus et déjà :

La forme se dissout et s'attache aux rameaux...

Il retourne au cosmos. Sa chair së désagrège. Il est partout.. .

Quand le monde s'efface et plonge au sein du rêve...

Après le corps, l'esprit. Il sent comme il le perd et comme il se sublime. Le rêve devient réalité

Dans le soupir des joncs qui bruissent sur les eaux...

Il n'est plus qu'une fleur, un narcisse perdu parmi les joncs. La nature végétative l'emporte, le vague l'enveloppe et le der-nier souvenir du monde auquel il se refusa, jeune homme, à participer, le dernier souvenir du monde est une mélodie, une mélodie qui s'efface. Mais ces trois vers me gâtent le morceau: tous les gens feignent de les comprendre et sans qu'il soit besoin de leur fournir une exégèse. Cela m'assomme! J'entends qu'on nous viole, moi et mes veré ! Foin de ceux qui courent au-devant des autres, adulateurs d'une Muse facile!

—Pitié, Maître, pitié! —Ces trois vers malencontreux sont capables de jeter le

discrédit sur ma personne! —Je vous assure que l'on n'en saisit rien. —Ah? —C'est génial. —Que pensez-vous du génie, mon cher Mentulle-AmabeinsI L'interpellé dirige une revue littéraire d'où le génie se

trouve soigneusement exclu: —En chaque artiste il faut un artisan et le désordre n'a

pas d'excuse à moins d'être génial, et même alors, ce n'est pas tant au désordre qu'au génie que va notre admiration. Il est vain de se mouler sur un Shakespeare, un Beethoven, un Rem-brandt : ce sont là des exemples fort dangereux car ils débordent ie cadre de leur art respectif et, loin de nous offrir une discî-

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pline, vont éludant les lois dont leur génie fait éclater la gangue. Les titans ne présentent guère de valeur didactique: ils jettent le trouble dans nos pensées et, brûlant de les suivre, nous dé-prisons les chemins battus sans que les ailes nous viennent à pousser. Molière a dit:

Quand sur une personne on prétend se régler. C'est par les beaux côtés qu'il lui faut ressembler.

Chose malaisée, je le concède. On oublie par ailleurs que la plupart des génies furent des élèves dociles et qu'ils le restèrent longtemps. Un Beethoven compose à force dans le style de ses prédécesseurs avant que d'écrire une Missa Solemnis. Raphaël mit quelque orgueil à ressembler à son maître pérugin et le bizarre Gréco demeura tributaire de Venise. Est-il besoin de s'étendre davantage ?

—L'inspiration existe-t-elle selon vous? —L'inspiration serait un feu dévorant jailli on ne sait

d'où lequel, sans l'ombre même d'un préavis, assaille nos poètes quand ils n'y songent guère, leur imposant mille douleurs fé-condes avant que de les abreuver de plaisirs ineffables. De tels Amphions, faute d'ériger un rempart au son de la lyre, vomi-raient l'alexandrin par centaines, stupides à demi et tremblants devant leur

propre richesse. Cette légende, soigneusement en^ tretenue par les poètes eux-mêmes, flatte l'entendement du pen-seur et la vanité des foules tant il est vrai qu'elle les rend irres-ponsables: le poète échappe au classement des valeurs ce qui lui permet de se juger semblable aux Immortels sans heurter de front le commun des hommes enclins à le taxer de fol. Quant à moi qui ne suis pas un être privé de raison, je la révoque en doute. J'ai beau la chercher, elle ne s'annonce guère et j 'en conclus qu'elle n'existe pas.

—J'abonde en votre sens, dit Babienval: l'inspiration n'est qu'une faconde qui, loin de présupposer un esprit remarquable, s'accompagne niaintes fois d'une médiocrité totale: c'est le fruit d'une imagination toujours en éveil qui semble l'apanage des

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cerveaux enfantins. Cette fonction qu'étaye par ailleurs une mémoire dont il est difficile de nous forger une idée, perd de son importance à mesure que naissent les moyens de conserver le Verbe.

—Et notre jeune Poète, qu'opine-t-il à ce sujet? —Je crois à l'inspiration. Madame, encore qu'il soit bon

de la brider parfois. Elle n'en sera que plus belle. La recherche de la rime oblige Pégase à se poser à terre : il n 'est pas sûr qu 'il y perde seulement. Composer n 'est point improviser, mais, pourvu qu'on ait l'humeur poétique et le sens profond de l'attraction des mots, rime et raison ne laisseront pas de tomber d'accord. C'est un travail lequel sans être de longue haleine exige un peu de patience et beaucoup d'intuition. Que l'on se garde d'en faire un "mét ier" : la poésie est spontanée ou elle ne sera pas. Ecrire est un prétexte à communion, avec soi-même d'abord, avec les autres ensuite, et chez d'aucuns, poètes de grande classe, c'est un besoin inéluctable.

—Vous rompez en visière, ce me semble. Un peu moins d'exaltation, je vous prie: songez à ceux qui vous écoutent et que vous offensez au lieu que de les prévenir en votre faveur, jeune homme. Un plus de déférence à l'endroit de vos aînés vous siérait davantage. Le talent est une chose, le respect en est une autre. Vous aviez composé, si je ne me trompe, un morceau traitant... enfin nous sommes disposés à vous prêter l'oreille. Et quel en est le titre? — " L E RETOUR DE X E R X E S " . — Je vois: c'est une traduction d'Eschyle, des "Perses". Vous chan-geâtes le nom, n'est-ce-pas î et vous tournâtes la chose en alexan-drins? — Souffrez que je vous contredise. — Alors c'est une adaptation plus libre. — Nullement. — Serait-ce une imitation, un pastiche? — Non point. — Je ne vous saisis plus. Traduction, adaptation, imitation, pastiche, mais qu'est-ce donc si ce n'est tout cela? — C'est une création, Madame. — Vous jouez sur les termes : vous vous êtes mis en tête de ne devoir rien à personne. Une création! Hé bien, nous allons voir!

Et le Poète déclama son "RETOUR DE X E R X E S " .

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LE RETOUR DE XERXÊS

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RETOUR DE

XERXÈS

cKMcoTiA

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AT 0 8 S A

Ton visage a trahi le secret de ta iouche: L'amertume a pesé sur ta lèvre farouche, Le feu de ton regard s'est éteint dans les pleurs Tant le courroux du ciel t'abreuva de malheurs! Le doute me déchire et l'angoisse m'accable. 5 Oserai-je espérer devant l'irrévocable? Sur ton front éloquent le destin s'est inscrit: Il est vain de parler, ton silence a tout dit! Mais de grâce un seul mot pour rassurer mon être: Je tremble de savoir et j'ai soif de connaître! 10

X E B X E S

Le désert m'environne et mon sceptre est brisé. Du feu de mes vaisseaux le ciel s'est embrasé Et sur les flots grondants mon espoir se consume, Le sang de mes sujets teint chaque ourlet d'écume! Au rythme assourdissant des péans solennels 15 La vague porte au loin le corps des Immortels Et sur la mer ondule un linceul de poitrines. •J'ai vu s'ammonceler en fumantes collines Les peuples de l'Asie accourus à ma voix Et faucher à mes pieds une moisson de rois! 20

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De combien de vaillants la dépouille héroïque Engraisse les sillons de la funeste Attique!

AT 0 8 8 A

Athène est donc debout? Terribles lendemains! L'oeuvre du Grand Cyrus s*effrite dans tes mains! Devant une cité tout l'empire chancelle! 25 Et les vaincus en foule oyant cette nouvelle Lèveront, pleins d'espoir, leurs paumss vers l'es deux, Appelant sur nos fronts le courroux de leurs dieux. Mais le peuple dlrmc, lourd de sanglots funèbres, Ta, se voilant la face, à travers les ténèbres. Que de nuits vers nos murs n'aùje porté tes pas! Je pleurais, solitaire, et mon coeur était las D'éprouver le tourment de se survivre encore. Je criais vers lie ciel Veffroi qui me dévore! Sans trouver le repos jusqu'aux lueurs du jour 35 Sur le rempart désert je guettais ton retour. Puis, dans le vain désir de les rendre propices J'ordonnais pour les dieux d'immsnses sacrifices. Je prosternais mon front pour implorer le ciel Dans la vapeur du sang qui flottait sur l'autel. 40 Mais le destin trompa mon attente illusoire: Il conserva ta vie au prix de notre gloire.

X E R X E 8

J'ai senti m'effleurer l'htâeine de la mort Et je suis las de vivre après ce coup du sort. de jour a vu pâlir l'antique renommée, 45

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L'oeuvre de tant de mains se dissout en fumée Et la fureur des dieux se déchaînant sur nous Soulève l'univers dans un grondant remous. De nos poings impuissants frappons notre poitrine Car notre espoir se irise au roc de Salamine! 50 Exhalons notre plainte en déchirants sanglots: La flotte de Xerxés repose au sein des flots! Conduisons dans le deuil la pompe sépulcrale Et baignons de nos pleurs la pourpre triomphale De ces aïeux trop grands que nous avons trahis! 55

AT 0 S S A

Il est vain de gémir: la mort nous a tout pris. Il nous faut à jamais abandonner leur trace. De nous les Immortels ont détourné la face, Nous ravissant l'honneur pour prix de notre orgueil. Sans larmes ei sans voix nous menons notre deuil. 60 Les temps sont révolus et nos plaintes sont vaines. Sur nos fronts leurs lauriers sont devenus des chaînes, Nous portons comme un faix l'épique souvenir! Eux marchaient au combat pour vaincre ou pour mourir! Un magnanime élan soulevait leur avance! 65 Leur passage, imprimant le sceau de ta puissance Des souffles de la steppe au rivage des mers, A ton sceptre royal a conquis l'univers!

X E B X E S

0 souvenir de gloire! 0 coupe d'amertume! Au profond de mon coeur le désir me consume 70 De suivre le chemin par l'ancêtre tracé!

p. is

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AT 0 S S A

Mais la gloire d'Iran appartient au passé. Ces murs sont des tombeaux dont la grandeur s'effrite, Où chaque omhre en nos coeurs une image suscite. Le poids du souvenir écrase notre front. 75 A notre désespoir nul écho ne répond. Etrangers en ces lieux dont nom fûmes les maîtres, Nous tremblons de passer le seuil de nos ancêtres. Sentant peser sur nous leur muet désaveu.

X E B X E 8

Et je ne suis plus rien, moi qui crus être un dieu! 80 Quand mon regard s'attache à l'envol de la voûte, L'omhre de mes a/ieux se dresse sur ma route! Quand je foule à mes pieds le pavé souverain. L'ombre de mes adieux a marqué mon chemin! Quand je m'adosse au flanc de la haute muraille, 85 L'ombre de mes aïeux m'écrase de sa taille! Et sous quelque climat que j'aille désormais. L'ombre de mes a/ieux m'y ravira la paix! Avant que de mourir je n'aurai plus de cesse: Le sang qu'ils m'ont transmis insulte à ma faiblesse! 90 Tel un songe accablant leur symbole me suit, Mais d'un passé trop grand l'héritage est détruit. Fortune de ma race, est-ce là ta justice? Ton souffle a renversé le superbe édifice Que la main des adieux érigea vers le ciel! 95 Ceux que nous invoquons restent sourds à l'appel. Quand ils l'ont résolu, notre perte s'achève, En vain sur nos autels le feu sacré s'élève:

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Ils vont chargeamt nos fronts du poids de leur mépris, Réfusent nos présents, dans le silence assis. 100 Par l'espace épandu, leur visage immuable Dirige sans la^ voir la main qui nous accaile. Quand nous croyons régner, l'empire est révolu; Notre valeur nous perd quand un dieu l'a voulu. Il n'est dans l'infini de voix qui nous réponde! 105 Face à l'aveugle jeu qui fait mouvoir le monde. Où le désir assemble et le trépas disjoint, L'esprit creuse un abîme et ne le comble point.

AT 0 8 8 A

Ah, de grâce, mon fils, que me faut-il entendref Heureuse si j'avais des larmes à répandre! 110 Heureuse je l'étais quand debout sur le seuil. Les pleurs voilaient ma face et la nuit baignait l'oeil. Lorsque tremblante encor de douleur et de crainte J'étouffais dans m^n sein le soupir et la plainte, • Honteuse de trahir un semblant de regret. 115 Que j'étais riche alors et de quel doux secret! Quel abîme de joie en la souffrance même! Il n'est plus de douleur quand le mal est extrême. L'orage me brisa tel un faible roseau, Et lasse de pâtir mon âme est au tombeau. 120 Je ne sais qui je suis ni comment on me nomme: Bans le corps qui survit, le trépas se consomms Et ma raison chancelle oîl mon âme se perd. Je flotte comme un songe à travers mon désert! Je lance vers les dieux l'appel invocatoire: 125 Ah, rendez-moi mes pleurs ou me rendez ma gloire Ou me versez l'oubli! Car il n'est plus de choix.

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X E B X E S

Tes larmes vont couler au rythme de ma voix. Lors attisant le feu qui couvait som la cendre, Je te rendrai des pleurs si tu me veux entendre: 130 Or la nuit s'étendait par l'espace profond. Sous la voûte des deux, tout sombre et se confond. Les étoiles dansaient à travers mon sillage. Le choc des avirons sur la déserte plage, La clameur des marins, le bruissement des eaux, 135 Et l'éperon des nefs qui fendait les roseaux, Mille faces d'airain par les coques froissées, Bercèrent mon sommeil de rumeurs cadencées. Ma flotte déployant un pompeux apparat, En trois files croisait pour donner le combat. 140 A l'heure oîi le matin dissipe les étoiles Jusques à l'horizon je vis trembler ses voiles Parmi l'embrasement d'une forêt d'épieux! Sur les poupes déjà vont s'éteignant les feux: Les nôtres s'animant de clameurs réciproques 145 Font glisser l'aviron dans le tolet des coques, Frappant la vaste mer pleins d'aveugle courroux, Et chaque nef s'ébranle au milieu d'un remous. Sur mon ordre la flotte a réglé sa conduite Et vogue vers les Grecs pour prévenir leur fuite, 150 Disperser leurs vaisseaux et rompre leur élan... Mais dans les airs soudain éclate le péan! Chaque flot rutilant sous les feux de l'aurore Déferle sur les rocs, roulant l'écho sonore Que soulève le houle et le ressac vomit! 155 De l'hymne assourdissant le rivage frémit. Le barbare étonné pressentant la déroute, Laisse choir l'aviron et se penchant, écoute. Sa valeur l'abandonne: il demeure sans voix. Et sa flèche retombe au profond du carquois, 160

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L'arc handé se détend et la lance s'indine. Vainement le prévôt laboure son échine: Il attache son oeil au remous de la mer, JmmoMle en sa main il sent tremMer le fer Et, tout au désespoir dont son âme s'imprègne, 165 Il méprise les coups dont son épaule saigne. Tandis que mille nefs entrechoquant leurs flancs, Dans la passe déjà vont confondant leurs rangs. Naviguent de conserve en escadres dociles Pour gagner le détroit et déployer leurs files, 170 Que leur voile s'incline au Iranle solennel D'une forêt de mâts qui vogue sous le ciel — Les Grecs nous courent sus! La iataille s'engage. Vaisseaux contre vaisseaux lancés à l'abordage, A travers la carène ont confondu leurs ponts, 175 S'étreignent sur les etnux en des spasmes profonds, Par les bouillons d'écume accouplant leurs étraves S'engloutissent défaits sous un amas d'épaves. Dardant devers le ciel leur éperon d'airain! Les nôtres à l'avant se portèrent en vain: ISO Pejetés sur les lieux où leur nombre s'entasse, Ils voguent confondus, s'abordent dans la passe. Et je vis par les eaux flotter à l'abandon, Les galères d'Egypte et les nefs de Sidon. Leur multitude immense en désordre épandue, 185 De leurs monceaux fumants sillonnait l'étendue. Le rivage à mes pieds croulait sous leurs débris! L'arrière vainement, par le recul surpris, Pour obvier au choc et se frayer la voie Sans tarder se regroupe et mille efforts déploie, 190 Mais tel est son afflux dans la passe engagé Que l'un qui se soulève a l'autre submergé, Et les Grecs, déjouant nos mouvements contraires, Se taillent un chemin à travers nos galères, Pont sombrer mes vaisseaux parmi les tourbiMons. 195 Le carnage et la mort précèdent leurs sillons:

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De toutes parts je vis les vagues écumantes Attacher aux écusils nos dépouilles sanglantes! Poussés contre les rocs de nos morts revêtus Je vis se consumer nos vaisseaux abattus 200 Et jusqu'à l'horizon la flotte dispersée Proclamer leur ruine aux enfants de Perséet De ce trop de disgrâce impassible témoin, Aux autres de gémir j'abandonnai le soin. Je refoulai la plainte et j'endurais l'épreuve. 205 Si le coeur est divin, il n'est rien qui l'émewve: Semblable aux immortels, j'en nourrissais l'orgueil. Et je voulais ce coeur plus grand que notre deuil! Les nobles de l'Iran redoutant la défaite Epiaient dans mes yeux le signal de retraite 210 Pour prévenir mon ordre avec un soin jaloux. Et plus que l'adversaire ils craignaient mon courroux. J'opposais à leurs pleurs, plein d'assurance égale. L'impénétrable front de la grandeur royale Cependant que mon oeil chargé de désespoir 215 S'emplissait de ténèbre et ne voulait rien voir. Mais le sort mit un terme à ma valeur insigne, Jusqu'à mes propres yeux m'ayant su rendre indigne! Pour lever le tribut de mes profonds sanglots, D'un malheur sam,s pareil il couronna nos mau/c. 220 Mes sujets en tremblant ont vu couler mes larmes. Car la fleur de la Perse a péri par les armes Et nul n'a survécu: mes Immortels sont morts! La mer et le trépas m'ont dérobé leurs corps. Leur sacrifice vain a consommé ma perte 325 Et nul ne gardera la muraille déserte. Solitaire et trop las de vivre désormais, Dans le sein de la mort je trouverai la paix. Je veux dans le néant plonger mon impuissance! Du seuil de mon palais j'ai banni l'espérance 230 Et je ferai pourtant, me rongeant à loisir, Du rappel de mes maux mon unique plaisir.

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Qmnd l'espoir semble vain, l'illusion dissoute, La vie est un poison que l'on boit goutte à goutte. Puissé-je face au jeu sans terme ni pardon 235 Far Us gouffres d'ouUi rouler à l'alandon! Une nuit effaça le cours de mes années Qui m'a vu pâlissant devant mes destinées. Mère! Te le dirais je? En cette même nuit J'ai redouté l'attente et le moment qui fuit! 240 Abandonné de tous, perdu comme en un rêve, Je me tenais debout sur la déserte grève OÙj déjà le vautour m'ombrageait de son vol. Sous mon pied défaillant, je sens trembler le soi. Et mon oeil agrandi par l'horreur de l'espace 245 De l'implacable ciel ose implorer la grâce. Je criai vainement : il ne répondit pas. Mais le corps d'un noyé fit chanceler mon pas. Les flots l'avaient porté sur le morne rivage, L'écume de la mer lui couvrait le visage, 250 La brise par moments soulevait ses cheveux Où l'algue s'attachait en couronnes de feux. Sa bouche suit la plainte en mourant exhalée Et son oeil entr'ouvert pleurait l'onde salée. Dans l'or et dans la pourpre immobile d'effroi, 255 En cette même nuit je laissais après moi Gisant dessus le sol à la clarté blafarde Le suprême débris de l'immortelle garde.

AT 0 8 S A

Et nos marins de Tyr, que sont-ils devenus, Qui cinglaient l'Océan sous des deux inconnus? 260 Eux dont les vastes nefs à triple rang de rames Bravaient la haute mer et le roulis des lamss

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Et par mille avirons sur les gouffres mouvants Disputaient leur passage à la fureur des vents? Qui méprisant l'effroi d'un peuple trop crédule 265 Maintes fois ont doublé les colonnes d'Hercule Et pour toi, d'un courage à nul autre pa,reU, Ont profané les eaux où plonge le soleil Quand ils allaient rompant les terrestres entraves Paver tes salles d'or, peupler ton lit d'esclavesf 270 La grandeur, la richesse et l'orgueil de nos ports Que sont-Us devenus, mon fils? Parle!

X E B X E 8

Ils sont morts.—

AT 0 8 S A

Ils sont morts! Et les preux des phalanges guerrières Qui cultivaient le sol entre les deux rivières, Dont la cotte d'airain scande un pas triomphal, 275 Ont-ils péri vaillants dans ce combat fatal? Où laissas-tu les gens de la reine Artémise Et la troupe fidèle à ta garde commise? Où sont tes Mysiens, lanceurs du javelot, Des Scytes de l'Oxus l'intarissable flot 280 Et des Bactriens noirs l'infrangible cohorte. Ces mille nations qui faisaient ton escorte: Les nobles lydiens sur leurs chars meurtriers, Les enfants de l'Egypte aux fermas boucliers, Les peuples du Caucase armés de cimeterres 285 Et le sonore essaim de tes cataphractaires?

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Du trône de Cyrus immuables supports. Que sont-ils devenus, mon fils? Parle!

X E B X E 8

Ils sont m^rts.—

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Ils sont morts. Tu survis et c'est pour me confondre! Puisque je le savais, fallait-il me répondre? 290 Mais ceux dont la valeur défiait mille assauts, Multitude sans fin qui marchait sans repos, Entre les plu^ vaillants par les meilleurs choisie. Dont le pas fait trembler la populeuse Asie, Qui des sables brûlants jusqu'au septentrion 295 Ont publié ta gloire et proclamé ton nom. Et jaloux d'illustrer la grandeur de ton règne Aux bornes de la terre implantaient notre enseigne, Devant qui tout fuyait quand approchaient leurs rangs, Que celles de ma race ont portés dans leurs flancs, 300 Dont nul peuple ici-bas n'égale la noblesse, Parmi tous nos trésors notre seule richesse, Que sont-ils devenus? Dis-moi quel fut leur sort! Où les as-tu menés, mon fils? Parle!

X E B X E 8

A la mort.—

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AT 0 S S A

0 veuves de l'Iran, tordez vos mains dêiiles 305 Et répandez vos pleurs sur les couches stériles! Déchirez votre sein, dénouez vos cheveux! Henoncez à l'hymen, à ses folâtres jeux! Inclinez votre front sous nos destins contraires Et seules désormais, pâlissez solitaires! 310 Et seules consumez, exhalant vos soupirs. Pans l'oubli de vos sens le feu de vos désirs! Lors nulle couronnant de vaines épousailles Ne donnera le jour au fruit de ses entrailles: Vous vivrez sans époux et vous mourrez sans fils, 315 Femmes de Pasargarde et de Persépolis! Vous qui prêtant l'oreille au iruit de la conquête, Nourrissez des espoirs quand votre fin s'apprête Et que soulève encore un légitime orgueil, Aux portes du tombeau fléchirez sous le deuil! 320 D'interminables jours verront flétrir vos charmes Sur la pourpre des lits qu'ensemencent vos larmes, Où, vos flancs inféconds sevrés de volupté Se dessèchent au feu de la stérilité, Où votre esprit lassé d'étreintes abusives 325 Tremble au retour sans fin des angoisses furtives! Je vois mon peuple esclave et l'Iran désolé, Notre troupe défaite et le trône ébranlé. Je vois un conquérant assaillir nos frontières. Mener jusqu'à l'Indus ses cohortes guerrières 330 Pour enchaîner nos mains et nos coeurs à la fois Et ne donner de trêve au rejeton des Rois, Mais redressant les torts et flétrissant le crime Venger un ennemi que sa valeur estime— Ramages par la flamme, asservis par le fer 335 Nos rivages crouler sous les flots de la mer. Et je vois nos cités de sables recouvertes, Le vent ensemencer nos campagnes désertes.

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De cendres et d'oubli nos tomleaux revêtus Et les hais onduler sur les murs abattus! 340 Je me penche lassée et je sens défaillante Me chevaucher encor le dieu qui me tourmente, Je sens pour m'insuffler un présage nouveau L'étreinte me broyer d'un infrangible étau Et pliant sous les coups dont le destin m'mcahle 345 Découvrir de nos maux la source intarissable: Je vois sous l'appareil du pouvoir souverain L'inflexible mouvant d'une norme d'airain Et sous l'éclat furtif des pompes triomphales L'aveugle inanité des fortunes royales, 350 Sous chacun de nos pas un abîme entr'ouvert Et le cours de nos pleurs se perdre en un désert. Ivre d'éternité, fragile d'impuissance, Notre âme est un vaisseau voguant sur l'espérance Vers l'horizon lointain de l'idéal rêvé: 355 Chacun l'a poursuivi par soi-même entravé, Mais s'il y veut atteindre et l'avoir en partage La divinité passe, effleurant son visage, Et c'est un jour qui tombe et qui n'a pas de fin, Où l'idéal rêvé n'a plus de lendemain. 360 Sur le sable de plomb dans un grondement rauqus, Sur les grèves de feu que frappe une mer glauque Houleuse de soupirs et de lubricités. Les désirs impuissants déferlent avortés! Mille cycles épars du tourbillon que trace 365 La morne éternité de fournaise et de glace Parmi l'embrasement des astres chévelv^ A travers le chaos des mondes révolus, A travers le néant constellé d'amauroses Entremêlent le jeu des effets et des causes! 370 Hors de l'aveugle espoir il n'est pas de salut. A l'orgueil de ton sang tu payas le tribut: Tu vidas le calice et tu trouvas la lie, Tu cherchas le bonheur au sein de la folie,

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Au profond de l'extase un principe éternel 375 Et dans l'écho la voix qui parle dans le ciel. En cette heure suprême où ta fin se consomme Tu sais que tu n'es rien puisqu'un dieu te fit homme. {Aux vieillards) Et vous de Darios fidèles commensaux, Conduisez dans le deuil le deuil de nos vaisseaux! 380 Lors tristes et chantant l'interminable thrêne De larmes inondé, reprenez hors d'haleine Proclamant notre perte et nos espoirs défaits, Cortège languissant, le chemin du palais! Au travers du remoUrS des foules accourues, 385 En somlre théorie avancez par les rues, Frappant votre poitrine et ruisselants de pleurs Gémissez sans relâche: "0 douleurs! 0 douleurs! Sélàs sur notre flotte! Hélàs sur notre armée! Hélàs sur notre chute à jamais consommée! 390 0 terre de l'Iran douloureuse à nos pas, Où reposent tes fils? Sous quels lointains climats Y a croulant dans l'ouMi la cendre de tes princes? 0 villes, ô tombeaux! 0 désertes provinces!"— Allez, troupe fidèle à l'usage ancien 395 Aux lugubres accents de l'appel mysien. Et toujours recordant notre douleur commune, La somme de nos maux et de notre infortune. Allez par tous chemins publier en tous lieux L'injustice du sort et la fureur des dieux! iOO

F I N I S

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Le Poète se rassit. Bélise s'éventait, Violain soupirait, Ba-bienval toussotait. Quant à Mentulle-Amabeins, il faisait la grimace, passant la main dans ses cheveux. Bélise en vint à rompre le silence :

—Evidemment, c'est fort bien récité. Vous déclamez à merveille et vous entendez à mettre les choses dans leur jour, mais enfin ce poème est-il de vous? Et quelle est la part d'Eschy-le? Celle du lion?

—Il suffira de comparer les textes, dit Mentulle-Amabeins, il suffira de comparer les textes. J'en vais quérir un de ce pas: il est dans la bibliothèque.

Il se lève incontinent. Alors Bélise: —Parmi tout ce fatras classique, il me parut entendre quel-

ques vers modernes. —Je l'avoue. Lorsque le héros s'égare ou que sa mère

prophétise, ils laissent là le beau langage. —Ce n'est pas très flatteur, cela. Selon vous, le vers mo-

derne ne conviendrait qu'à la démence, n'est-ce pas? —Du moins à ce qui s'en approche. Mentulle-Amabeins étant de retour, tous les yeux se dirigent

sur lui: c'est le suprême espoir. Le grand critique le devine. D'un geste grave il ouvre Eschyle et se penche, puis relevant la tête, il fixe l'assemblée :

—Je découvris les imitations suivantes et tout d'abord un vers entier, oui, tout un vers, celui-là même qui dit:

0 terre de l'Iran douloureuse à nos pas...

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—C'est bien le meilleur de la pièce! Je le savais! Poursui-vez, Maître.

— " 0 douleurs! 0 douleurs" et 1"'appel mysien" figurent dans les "Perses".

—Quoi encore? —L'énnumération des peuples accourus à l'appel de Xer-

xés, Madame, Eschyle, Hérodote et quelques autres en parlent. —C'est le pillage! Achevez, de grâce! —Eschyle se sert textuellement des expressions suivantes

que je relevai, savoir: "Mysiens, lanceurs de javelots", "rive-rains du Nil au bon bouclier" transformé en "Les enfants de l'Egypte aux fermes boucliers" et j 'en passe!

—Et puis? —Je me propose de scruter le reste. C'est affaire de temps.

Quant à la bataille navale, de deux choses l'une: ou bien c'est une fiction et je la proclame superfétatoire en conséquence, ou bien elle prétend à quelque exactitude et c'est donc un pas-tiche.

Bénin lecteur, que te dirai-je? On récita quelques poèmes élastiques, de ceux que l'on dispose en ordre composite, qui ne respectent rime ni raison et ne laissent pas de nous toucher à cause des sons mêmes de la langue, poèmes auxquels chacun participe à l'aide de la troisième âme de Platon. Ils te permettent de songer à d'autres choses, de rêvasser fort bien et de les priser nonobstant: pour les entendre il te convient de bannir le bon sens et de te faire végétal. Ô beautés du vers libre! Mais qui se mêle d'écrire doit subir les entraves de la prosodie ou cesser un beau jour d'importuner les Muses. Bénin lecteur, console-toi! Ton digne aïeul duquel tu ne dissembles guère ne jurait que par le Cavalier Marin ou Gongora. Le mécanisme de Descartes n'est pas à rejeter et Malebranche n'avait pas si tort de fouetter sa chienne. Ainsi donc va le monde oii l'on préjuge avant que de juger. Je gagerais que le Poète se le dit, lui qui restait en un coin de la pièce, l'oreille pleine d'un tintouin de rythmes issus du chaos. Trois grains d'ellébore, qu'on me les administre sans retard! Et qu'on en submerge ce bas monde à cause que l'en-

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tendement e'étoupe et que la folie passe au travers des lettres et des arts! Il entrevit des légions de barbares littéraires, des hordes chevelues de plumitifs et de critiques qui se frayaient la route à coups d'articles suborneurs, acharnés à détruire l'héri-tage des siècles en perdant ce qui les écrase. Il vit les défenseurs de la beauté, lui disputant ses attributs, se retourner contre elle et la partir en pièces.

Il se leva pour prendre son congé. Il dit à Mentulle-Ama-beins:

—Cher Maître, voulez-vous de mon Xerxès? Le directeur de la revue se tordait doucement : —J'ai tant de choses à publier, mon bon, tant de choses. Il

me convient de ménager les gens et j'ouvre mes colonnes aux puissants de ce monde, à mes amis, à mes féaux. Un ministre me manda de ses vers et je les acceptai, mon bon, ne les lisant de peur de ne les admirer, et puis j 'ai des parents qu'il faut avantager. Ce monde occuppe le plus long de ma revue et si j 'en sauve quelques pages, vous concevrez que je me les réserve. Enfin votre Xerxès détonne. Faites des choses simples et, vous moulant sur mon exemple, assignez-vous des limites, mon cher. Une critique? Oh, si j 'ai quelque place, je mentionnerai votre oeuvre ou du moins son existence, mais je ne puis m'en porter garant. A vos ordres, mon bon. Serviteur!

Et le Poète s'en alla, désabusé, se mettant dans l'esprit qu'il n'est pire insolence que d'écrire un chef-d'oeuvre lorqu'on est inconnu. Cela renverse l'ordre naturel, fourvoie le jugement public et taille des croupières à ceux qui sont en selle et le voudraient rester. Du mérite? Peu m'en chaut: qu'il souffre tout d'abord. Des dons multiples? Si je ne suis capable de les démentir, je me tairai là-dessus. Du génie? Qu'il périsse. Nous lui tresserons une couronne funèbre au besoin : mort, il ne menace personne et fournit un admirable sujet d'analyse, une mine d'articles et de redondances à l'usage des gazettes. Que doit-il faire alors? S'humilier auparavant, nous implorer, nous offrir son indécision et son incertitude et demander conseil, se laisser diriger et même détourner. Nous lui mesurerons la

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gloire pas à pas, tâchant de nous y associer et nous serons ses paranymphes, y gagnant l'immortalité. Nous admettons jusqu'au génie pourvu qu'il pactise et nous oblige. Malheur à qui s'isole, à qui se passe de nos soins, à qui ne brigue nos préfaces! Si sa mémoire ne saurait périr, sa vie du moins nous appartient. Qu'il prenne garde!

Le Poète s'en fut devers la haute maison sise au coeur de îa ville. Le savetier fermait boutique. Ce brave s'indigna, fidèle à sa coutume : — Il joue de bonheur, ce freluquet : on l'invite et le traite à la table des grands. Tous les paresseux s'entendent comme larrons en foire et moi, l'artisan, on m'oublie dans mon coin. Parlez-moi d'une justice! J'en abats plus d'ouvrage au cours d'une journée que lui de Pâques à l'automne. Mes sou-liers, c'est du solide, cela se touche et cela sert. A quoi donc 4u'il besogne? A noircir du papier avec sa plume d'oie en guise de saint-crépin !

Il ne vit point la passementière, mais il perçut un bruit de voix à cause qu'elle redoutait la solitude et monta se coucher, prêt à briser sa plume. Il avisa le numéro d'une gazette parue ce même jour oii l'on commentait ses vers en quelque trente lignes, lies vingt premières préludaient à la critique par l'éloge du sujet, en l'occurrence "Saint Louis". Le plumitif y déployait ses grâces, exaltant l'héroïsme de ce bienheureux et ceux qu'il inspira (qui furent, à vrai dire, rares) et daigna, le cher homme, en guise de conclusion, mentionner l'oeuvre du Poète qu'il qua-lifiait de naïve et d'un attrait facile vu qu'il ne jurait que par Babienval et les poèmes élastiques.

Il apprit lors qu'on n'encense que les sots. Il lut d'autres critiques d'ouvrages misérables devant lesquels on s'inclinait sous peine de perdre sa place, de plats éloges prodigués à quel-ques bachelettes d'un minois facile ou dont le père tenait une province. Les lettres lui dansaient devant les yeux. Il se remé-mora les livres qu'il avait envoyés à droite, à gauche, et Dieu sait où, dans l'attente des réponses qui tardaient et ne venaient pas. Il n'y avait plus de Mécène et plus de Médicis. Les puis-sants de ce monde étaient encore susceptibles d'admirer à cause

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que le bon ton le commande et qu'il paraît fort noble de priseï les arts, mais ils souffraient qu'on leur mandât son oeuvre au lieu que de la payer par eux-mêmes. Il n'est plus de soutien pour qui n'a pas de rente et qui ne laisse de prétendre à l'esprit pur et à la seule beauté.

—Fallait-il que je m'avilisse? dit le Poète en se tenant le chef, fallait-il amuser les sots? Ecrire un livre sur un homme en vue, sur un pays quelconque ou certain plat roman?

—Un roi ne se commet avec la tourbe. Si tu n'es vil, res-pecte ton essence. Si tu te sens faillir, choisis la mort.

—Qui parle? Qui me parle en ces lieux? —Je suis ta Muse et je suis ton Génie, la marque de l'im-

périssable, le don du Ciel que tu reçus au jour de ta naissance et qui t'assignera la place au Temple d'Immortalité. Ils périront, ceux qui t'accablent et nul n'en aura souvenance. Eclate d'allé-gresse: élu, tu siégeras dans la magnificence!

—Voici que je t'écoute. Quel est ce Temple? Apprends-le moi.

P. H

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LE TEMPLE DE

L'IMMORTALITE

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LE TEMPLE DE L'IMMORTALITÉ

Il est un temple aux portes d'or, lieu chéri des Muses et d'où le vulgaire est banni. Ses fondements se perdent dans la nuit des siècles et ses colonnes montent vers l'immuable em-pyrée. L'éternité sereine emplit ses vastes salles et l'écho s'y prolonge à jamais: chaque recoin murmure un nom impérissable et l'esprit flotte comme un encens en tous lieux épandu. La Mémoire y reçoit ses fidèles et la Renommée aux mille bouches vole, publiant leurs travaux, par le temps et l'espace.

Quiconque se mêle d'écrire l'a contemplé plus d'une fois, debout sur le parvis, mais la foule j vogue si dense qu'il est besoin de former un choix sans tarder davantage: autrement on laisserait bras et jambes à ce jeu. MM. les Beaux Esprits, déployant leur ramage et prenant des airs penchés, heurtent l'huis. Les battants s'obstinent à ne céder point. Une cohorte d'orateurs et de philosophes, disciples d'Eole, enfle ses joues pour forcer le passage: la porte leur renvoie l'écho de leur néant. Les sophistes s'évertuent à couler quelque topique à travers les fentes, n'oubliant pas d'y attacher leur nom. Le plus subtil y glisse une séquelle d'arguments en forme de sorite dont le premier assure l'existence du temple et mène tout d'un tenant au panégyrique de l'auteur. En vain! Nul n 'y entre qui ne doive abandonner au préalable l'amour des causes apparentes et la dilection des conséquences immédiates. Il est sans profit de revenir à la charge si l'on médite d'éluder ces conditions. Qui-conque y souscrit risque de s'aliéner la faveur de son siècle et nous savons qu'il est fâcheux d'en découdre, les cordons de

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la bourse régentant les fibres de l'âme et les attaches -de l'en-tendement.

Aussi, ceux qui portèrent leurs vues trop haut, garnissent-ils les accès du sanctuaire, un oeil tourné vers les marmites d'Egypte et l'autre sur le Paradis perdu. De temps en temps, l'un de ces disgraciés effectue un grand plongeon dans la foule grouillant au pied de l'édifice et, pour celer sa déconvenue, feint de ne le voir point. La négation est le plus bel hommage de l'or-gueil déconfit. Remontant son imagination et réhaussant son courage, il purge sa conscience en appelant sur l'infâme demeure la vengeance de tous les sots du monde. C'est chose facile que de les convoquer: il suffit de se planter là, de soutenir des airs avantageux et de les proposer en exemple à eux-mêmes. Je vous fais grâce de l'exorde: vous l'entendrez sur chacune de nos places publiques et la formule reste immuable à travers les âges, ce qui en démontre la précellence, tant il est vrai que le genre humain paraît imperméable à l'expérience, mais j'ajouterai à sa décharge que, semblable à l'oiseau Phénix, il meurt afin de renaître. Il est donc constant que la mémoire se perd à mesure. Je cède la parole à l'orateur:

—Notre grandeur ne souffre pas d'égale, dit-il, et je vous le démontrai par A plus B. On nous impute la sottise: nous en ferons notre panache car nous sommes seuls à nous en prévaloir et ce qui nous appartient en propre est admirable par définition. Toute échelle de valeurs est affaire de convention et, comme il est malaisé d'en monter les degrés, c'est au plus bas que nous en placerons le but désirable. Nous nous y trouvons déjà, n'est-il pas vrai? L'obstacle est levé, si je ne m'abuse. Il nous en reste un autre: celui de persuader aux gens de nous y suivre. Ils n'ont qu'à se laisser choir afin de nous rejoindre. Mais leur présomption croise ce généreux dessein, et puisqu'ils s'obstinent encore, il importe de les contraindre à résipiscence. Alors il nous sera permis de goûter une volupté sans seconde: celle de de-meurer ce que nous sommes et de voir les meilleurs y prétendre! Or il est des misérables qui se moquent de nos soins et qui vont jusques à les ignorer: il est temps d'abaisser le front de ces

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abstracteurs de quintessence, poètes cliimériques et penseurs de viande creuse, dont la présence est un défi aux conceptions de l'entendement. Ils méprisent nos lois, se rient de nos travers et condamnent nos appétits: qu'ils les adoptent ou il leur en pâ-tira! Il n'est pas d'excellence en dehors de nous, je le pro-clame !

Il acheva sa harangue, enflammant tous les coeurs. L'on ne tint pas chapitre, l'on ne se concerta point et l'immense foule agit comme un seul homme. C'était un spectacle grandiose que de la voir se bander contre le temple e ; d'y porter ses armes vengeresses. On fit donner la cavalerie: en l'occurrence, le bau-det remplaçait la plus noble conquête de l'homme. Elle ne put en forcer les portes. L'on disposa bombardes et couleuvrines, les chargea d'injures et de calomnies, mais elles revinrent sur l'assaillant. Quelques sots résolus empoignèrent ce fameux engin à tête de bélier afin de battre l'huis : il ne daigna pas même s'é-branler.

Alors on se mit en devoir d'assiéger la place et de lui couper les vivres. On fit la chasse aux mécènes, traîtres susceptibles de conniver avec les immortels et qui leur mesurent quelques fa-veurs à proportion de leurs dédicaces, dans l'espoir de s'attacher à leur renom comme un pou à un-e chevelure. Pour énerver le courage des poètes et les contraindre à une prompte reddition, on ordonna de somptueux festins et l'on fit bombance. On y servit de grandes pièces montées enjolivées d'épitaphes de bronze et de marbre, de sarcophages à pleurants, dç noms de rues, de panégyriques annuels, de cinquantenaires et de centenaires. On y goûta de petits plats mijotés de bonnes fortunes et d'autres faveurs de la même espèce, de maîtresses en vogue et de soupers littéraires, de chapitres avec portrait dans les manuels de litté-rature et les lexiques, de critiques complaisants et de tirages faciles. Du haut de leur pinacle, les immortels souriaient.

Or leur détresse vint à croître de jour en jour et d'aucuns relâchèrent de la sévérité de leurs conceptions. Ils perdirent leur assiette, se concertèrent en tapinois et semèrent la zizanie dans l'académique cohorte.

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—Certes, nous ne nous désavouons point: nous n'avons garde, dirent-ils, mais, en attendant l'éternité, n'oublions pas de vivre. A force de considérer les mouvements du ciel, l'on risque de choir en un puits. Il nous paraît judicieux de com-poser avec l'adversaire.

Or les meilleurs refusèrent d'y donner leur voix: —^Le commun des mortels passe et sa mémoire se perd à

jamais, rétorquèrent-ils; à quoi bon nous régler sur lui? Ne sommes-nous pas assurés de ce qu'il convoite vainement? Est-il loisible de préférer au certain l'incertain et ne servons-nous pas mieux les hommes en ne les imitant pas? Que deviendraient-ils sans nous? Ils nous maudissent, dites-vous, mais le jour n'est pas loin oii se ils prévaudront de notre exemple. Sachons attendre et nous serons glorieux.

Alors d'aucuns ourdirent une trahison diabolique et médi-tèrent de livrer le temple aux assiégeants. Ils s'abouchèrent avec quelques mécènes douteux, de ceux qu'on laissait courir encore et mirent leur plume à leur service. Mais on pénétra leurs des-seins et les contraignit d'opter ou de mourir. Ils sortirent de la place, en bon ordre et grand arroi, la dégarnissant à mesure.

L'adversaire leur fit fête et les régala comme de juste: ils se grisèrent de soupers fins et de bonnes fortunes. Chacun eut une séquelle de maîtresses efficaces et discrètes, de nègres à gages et de critiques subornés. Leurs ouvrages remplissaient les bibliothèques et leur nom les journeaux et les revues. Il est vrai qu'on les affubla de galantes livrées chamarrées d'or ce qui n'en effaçait point le caractère servile. Ils furent commis à divertir mille pendards, à briguer leur approbation et à se plier à leurs jugements, à jouer de la flûte sur un pied et à versifier les traités de cuisine, charge dont ils s'acquittèrent tant bien que mal. A ce compte, d'aucuns en tirèrent aile et pied, aboyè-rent après une rhapsodie de charges et assassinèrent leurs vain-queurs de suppliques. Le sentiment de leur commune médiocrité les rivait les uns aux autres et, s'ils se disputaient parfois, ils vidaient leur querelle dès l'apparition d'un homme dont le mé-rite risquait d'obscurcir le leur.

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Au milieu des faveurs du sort, ils gardaient nonobstant comme un regret du Paradis perdu, de ce temple inaccessible et lointain. Ils apostèrent des gens dans l'espoir de fléchir la vertu des irréductibles ou d'y reprendre eux-même leur place, dûment nantis. Mais ces propositions furent rejetées par la co-horte famélique. Ils moururent enfin, au faîte de la renommée ce qui ne les sauva pas d'un prompt oubli. Certes, on les enterra non sans quelque pompe, en bel appareil, avec force homélies, une épitaphe de cinq pieds sur deux, une palme de bronze, voire un mausolée étrusque. Il y eut peut-être un panégyrique annuel, mais il ne se renouvela guère. L'admiration cessa, faute de zé-lateurs car les générations montantes se détournèrent inconti-nent de ceux qui ne voulurent être que le miroir de leur époque.

Quant aux défenseurs du temple, ils périrent aussi et la foule, comme si elle n'avait attendu que leur trépas, se prit à les révérer d'étrange façon et chaque jour allait suspendre des couronnes de fleurs aux portes du temple. Ils n'eurent point de sarcophages à pleurants, mais l'on conserva leur mémoire: ils ressuscitèrent en chaque coeur et des yeux de chair leur versè-rent un tribut de larmes. En guise de maîtresses, ils connurent des amantes éperdues et mystiques, et les fils de ceux-là mêmes qui les avaient honnis furent les premiers à célébrer leur nom.

Voilà quel est ton sort. Dis-moi: veux-tu d'un autre? Tu peux choisir encore et vendre ton Génie. La flamme brûle: il t'est loisible de l'éteindre. Imite ces auteurs, âmes pétries de boue, partage leur fortune ou meurs plutôt que de forfaire à ton essence. La vie du poète est immolation, elle est offrande et dignité. Lorsque ton peuple aura sombré, que nul débris ne marquera sa trace, alors, Poète, tu seras le plus suprême des messages, semence de l'Eternité, mais souffre que les siècles passent. Qui rampe au pied de la montagne ne lève point les yeux pour regarder leur cime: il les attache au sol, le moindre mur l'étonné et quelque butte à l'horizon lui semble un sommet gigantesque. Ils vivent dans ton ombre et ne le savent pas.

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IL EST CONSTANT QUE L'HOMME PASSIONNÉ NE

LAISSE D'INCLINER AUX FEMMES FROIDES EN AMOUR

À CAUSE QU'ELLES SONT LE MIROIR DE SA FANTAISIE

A QUOI RIEN NE S'OPPOSE ET QU'ELLE LES RÉGENTE

ET LES IDÉALISE ALORS QU'UN TROP DE CARACTÈRE

EST SUSCEPTIBLE DE LUI FAIRE SENTIR SES LIMITES.

CELA NE SE PARDONNE GUÈRE.

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L'HOMME EST POUR SA MAÎTRESSE LE POINT OU

L'UNIVERS S'ACHÈVE. LA FEMME POUR L'AMANT EST

LE VANTAIL QUI S'OUVRE SUR LE MONDE ET LA LU-

NETTE QUI MESURE LES ÉTOILES. IL LA DÉPASSE A

PROPORTION DE SON AMOUR ET, PLUS IL L'AIME,

MOINS ELLE NE PEUT L'ENTENDRE. IL VOIT AU TRA-

VERS D'ELLE: ELLE NE VOIT QUE LUI SI L'HOMME EST

LE CONCEPT, LA FEMME EST SA FORMULE.

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HISTOIRE DES AMOURS

DE LUCRECIA TAVARÈS

CA«ACOTO& TSOT-VIII-IÏ..

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L'AMOUR PARLE

Au profond de l'enfer il faut suivre mes pas Soutenir de ta plainte un choeur d'ombres plaintives Où tremhle le Cocyte aux funèbres éclats Pour pleurer dam son onde incliné sur ses rives.

N'y cherche que l'amour, ne les écoute pas, Pour plonger en mon sein afin que tu revives, Mourant à la beauté des formes abusives Dans la lèpre et l'horreur quand tu me baiseras

Au profond de l'enfer.

Quand tout sera muet, ce jour tu m'entendras, Sous la lèpre et l'horreur tu me retrouveras Immuable et tissé de splendeurs unitives. Je plane où l'on me cherche. Ecoute mon appel: Je serai ton captif pour peu que tu me suives Et si tu viens à moi je t'ouvrirai le ciel

Au profond de l'enfer.

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HISTOIRE DES AMOURS DE LUCREQA TAVARÈS

En l'année 1807, Junot vint en Portugal et marcha sur Lisbonne par la vallée de Santarem, prenant la ville sans coup férir cependant que les Bragance voguaient déjà vers le Brésil. Il mit la cathédrale à sac et leva force contributions au risque d'aliéner un peuple doux jusqu'à Ig servilité même, ignorant les lumières par surcroît et dont la noblesse bornait son ambition à braver le taureau lorsque les jeux de l'amour lui laissaient quelque répit.

Un jeune officier du nom de Jean-Iacques Lemerre alla loger au haut de l'Alfama d'où l'on jouit d'une vue grandiose sur le Tage et les coteaux de l'autre rive. Ce quartier, dédale de rues d'un laideur épique, conserve les vestiges de dix siècles si ce n'est davantage et les maisons nobles au portail que domine l'écu de pierre et dont l'ombre se joint de façade à façade, le plongent dans la nuit de laquelle s'échappent, par en-droits, des rampes sinueuses de qui les degrés croulent. Jean-Jac-ques les gravit sous une pluie battante — c'était un premier dé-cembre — et se complut à sauter les ruisseaux tout en plon-geant un oeil au tréfonds des boutiques. En passant devant une madone, il éprouva le besoin de souffler la lampe et de lui tirer une révérence que persorme ne vit et qu'il jugea pro-vocante. Après s'être crotté jusqu'à la taille, il trouva son chemin à force de jurements et de menaces, mit le heurtoir en branle et, comme on tardait à lui ouvrir, frappa la porte àt coups redoublés, se servant alternativement des pieds et des poings. "Prenez patience, monsieur, on vous vient délivrer

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sans retard" dit une voix au-dessus de sa tête et Jean-Jacques obéit, fort aise d'entendre les sons de sa langue et considéra la demeure au travers de la pénombre. Un vantail cria sur les gonds: une mulâtresse fit entrer le soldat. Il n'y avait pas de cheminée dans le vestibule dallé de pierre et tapissé de faïences blanches et bleues, pleines de fêlures, où traînaient mille débris. Il remarqua la crasse répandue sur toutes choses, les coffres de cuir moisi, les pentures écaillées, les jarres ébréchées, se heurtant à plusieurs chats maigres et suffoqué par un double relent qui s'échappait des cuisines. Entre les saints Antoine et Marcel, la madone trônait avec son lumignon de chanvre: il enfla les joues, fidèle à sa coutume, quand une main trembla le prenant par l'épaule. Il vira, prêt à la riposte et n'aperçut qu'un vieillard cachectique au crâne entouré d'une serviette et dont la redingote pendait en lambeaux. Tant de misère ne l'avait pu fléchir et son oeil flamboyait d'arrogance: Jean-Jacques s'estimant incapable de soutenir ce regard, baissa la tête et lutta quelques instants avec l'envie de le sabrer. "Quel turlupin, mon Dieu, quel turlupin, murmu-ra l'autre, le joli souffleur que voilà! Est-ce à cause d'un voeu, monsieur le capitaine?" Jean-Jacques se sentit piqué mais craignant de le paraître, il répliqua: "J'en éteignis près de trois cents depuis mon entrée en Espagne et ne me ferai pas faute de lui régler son compte!" et ce disant, il souffla la petite lampe. "Le règne des lumières va commencer, jeune homme. Buvons à son avènement, je vous prie. Mes caves ne récèlent point de Champagne, mais je mettrai du Granjo — du meil-leur, m'en croyez — en perce: c'est le nectar des immortels et je serai votre Ganymède, hé, hé! J'étais, ma foi, fort bien tourné, petit-maître et façonnier en perfection, bon batteur d'entrechats et coetera alia. Touchez là, voulez-vous? et vi-dons cette querelle qui menace de s'éterniser. Je suis bon prince et vous me semblez un brave garçon qui se rebèque de temps à autre. Avez-vous fcdm? Sans doute. Mangez d'abord et nous en reparlerons." Jean-Jacques le suivit. Le vieillard le mena devant une table et frappa dans ses mains. La mulâ-

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tresse parut, tenant un plat de riz, d'oeufs durs et de morua sèche arrosé d'huile: c'était l'ordinaire des grands jours et que terminait la talmouse de Cintra. Le capitaine fit honneur au souper et le vin le dérida complètement. Il eut à coeur de remercier son hôte et l'on se comijla d'honnêtetés: il jura qu'il payerait la dépense et le vieillard s'y refusa jusqu'à ce que l'on convint de se régaler tour à tour. L'accord mit en joie les deux parties adverses et le Granjo baissa d'un pied. Le ca-pitaine, déjà gris, accepta le bras de l'hôte et se laissa dé-vêtir cependant que la mulâtresse éclairait la scène, muette d'admiration.

Jean-Jacques dormit à merveille, nonobstant les puces dont il ne faisait d'ailleurs plus cas depuis son passage à travers les Castilles. Il trouva l'uniforme plié,- les bottes dé-crassées, le sabre appendu comme il se doit et même quelque linge. Il se leva de belle humeur et prit un chocolat où la cuiller se tenait dèbout tant on l'avait cuit épcds, détailla les appas de la mulâtresse qu'il crut indigne de sa prestance et passa la main sur les meubles du cabinet. Le vieillard re^ parut, lui souhaitant le bon jour et s'offrant à lui montrer la ville. Il portait une perruque et des habits presque propres bien qu'effilochés. Jean-Jacques lui trouva l'air ci-devant. L'au-tre se contenta de rire: "Ci-devant! Ci-devant! Je suis noble et ne m'en dédis point. Gentilhomme du meilleur sang avec un peu d'avarie en sus." A ces mots, le capitaine recula. L'hôte branla du chef: "Quelle frayeur pour un si mince su-jet! L'avarie, mcds c'est chose courue! Je gagerais qu'un bon tiers de vos hommes — et je me suppose courtois — s'en accommodent à miracle et sans qu'il y paraisse. Elle tient assises au fin fond des enfers et c'est tout ce qui nous reste de notre hégémonie: aussi la devons-nous garder. A ce point de vue-là, mon cher, Lisbonne vaut Paris." Jean-Jacques se ravisa, haussant les épaules et secoua la main du vieillard.

L'hôte se mit en devoir de lui enseigner la ville et le promena de place en place et de quartier en quartier, lui con-tant diverses anecdotes qu'il sut rendre piquantes, au reste

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homme du meilleur ton et de la conversation la plus agréable. "Notre abaissement ne date que de peu, mon bel officier, et l'Albuquerque valait votre Napoléon. L'histoire est faite du sommeil des uns et de l'agitation des autres: je me demande parfois quel parti prendre. Le plus sage est de se laisser aller à vau-l'eau, les théories ne servant de rien." Ici Jean-Jacques protesta, citant l'Encyclopédie et le sage d'Ermenonville. Le vieillard sourit: "Je vous montrerai ma bibliothèque: vous les y trouverez tous, Bcryle, La Mettrie, Voltaire, Diderot, Argens, Crébillon, Rousseau, d'Holbach et que sais-je! Je me crus un prodige pour les avoir pratiqués nonobstant les ordonnances. D'autres pensèrent comme eux mais naquirent trop tôt: aussi les brûla-t-on fort proprement et il n'est pas dit qu'on n'y revienne. Cela vous indignera peut-être. Qu'y puis-je? Cha-cun agit selon la mode et les idées changent avec les perru-ques. Ma sagesse a le don de vous glacer, à ce que je vois: je la renonce jusqu'à demain. S'amuse-t-on toujours à Pa-ris?" Jean-Jacques parla de Tortoni, de Frascati, de l'acteur Talma. Le vieillard hochait la tête avec dédain et pinçait les lèvres, médiocrement convaincu. Jean-Jacques s'échauffa, dé-crivit les parades et les fêtes de la cour, les monuments en projet, l'cdsctnce générale. L'autre dodelinait du chef: "Scdt-on causer, fût-ce en petit comité, sait-on causer encore? J'aime bien les montres et les bcds: c'est un spectacle pour l'oeil, mais je vous les donne en mille si vous me faites entrevoir quelque salon où l'on badine sans craindre les fâcheux. Les parades manquent de grâce et je ne prise guère tous ces fa-quins à la livrée voyante qui fondent leur présomption sur l'habit dont on les affuble. Quant aux redoutes, on n'y voit qu'assauts de jambes et point d'esprit: j'ai les mollets trop maigres, mon capitaine, j'ai les mollets trop maigres et trois onces de cerveau. Cela pèse au bout du compte." Ils passè-rent quelques rues et débouchèrent sur un vaste terre-plein autour duquel régnaient trois arcades, le Convent-Gorden de Usbonne et l'une des beautés de l'Europe. Des piquets de la ligne y campaient sous le nez du bon roi Joseph et comme ce

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LE VIEILLARD DE LISBONNE

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nez était du meilleur bronze il ne lui était guère loisible de manifester son désappointement. Le cheval prêtait à rire à cause de son arrière-train ramassé d'étrange sorte: "Fameux le canasson! Qu'on le donne à Murât! Il est fingord et ramin-gue, je parie! Non, non: qu'on le mette à la broche car il est gras à lard! Et le roi aussi! Un vrai Joseph! Et çà avait des maîtresses!" tels étaient les propos de la soldatesque au pied de la statue. Le vieillard ne se fâcha point et, considérant les troupiers, opina: "De la canaille, sans rien de plus, mais de la canaille sympathique." — "Comment, monsieur! Des hom-mes du peuple, des braves, des vaillants, des briscards!" — "Des pions sur l'échiquier des puissants de ce monde! Des pions interchangeables. Allez, mon capitaine, cela ressemble iurieusement à ce que je connaissais déjà! Votre Boncçjarte par exemple . . . " — "Reste l'élu du peuple, de par la volonté du peuple." — "Le premier qui fut roi fut un soldat heureux, selon Voltaire, et nous le voyons bien. Il aura des fils, n'est-ce pas? Et des neveux et que sais-je, de quoi constituer une dy-nastie nouvelle. Autant valait garder l'autre." — "Alors nous nous révolterons." — "Mon pauvre ami, le mieux serait de s'in-surger tous les vingt-cinq ans de peur que l'avantage acquis ne se transmît et de recomposer l'état au fur et à mesure, mais le moyen qu'il y résiste?" Jean-Jacques demeura court.

Ils vécurent quelques jours ensemble et contractèrent ami-tié. Jean-Jacques se sentit gagné par le charme vétusté de ce palais croulant, plein de remugle et de crasse. Il y avait trop de chats dans la maison. Il en fit la remarque. Le vieillard répondit: "Lisbonne est la ville des chats. On ne les y tue que rarement à cause qu'on leur attribue sept souffles. Jugez du reste." Outre les chats, il nourrissait un perroquet qui perchait sur le dossier des fauteuils et criait: "Lucrecia! Lucrecia Ta-varès!" quand il réclamait pitance. Comme il ne cessait de pleuvoir, le capitaine restait au logis dont il explora les re-coins inlassablement et le vieillard se prêtait de bonne grâce à ce qu'il qualifiait de "menus plaisirs". Il lui enseigna même îes rudiments de la langue portugaise et lui parla de ces

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jours fameux où les Quines de Portugal faisaient trembler les nations d'au delà des mers.

Jeon-Jacxîues apprit de la sorte les noms de Duarte Pa-checo, de Joâo de Castro et du grand Albuquerque et ils lui devinrent aussi familiers que ceux de Murât, de Kléber ou de Hoche. Il admira les débris de ces jarres de l'Inde que chaque famille considérable possédait alors, les coutelas et les poin-tes de flèche, un caphamaiim de reliques et de souvenirs. "Tel est Portugal, ajoutait l'hôte, un cimetière de trophées branlants. Notre passé nous écrase et nous fûmes si grands que la vie nous semble vaine désormais. Peut-être serait-il indispensable d'oublier tout cela, mais je ne le puis, dussé-je en mourir. Théodora disait que la pourpre est un beau linceul et j'y donne ma voix." Jean-Iacques voulut l'embrasser: l'autre le repoussa doucement et murmura: "Je suis malade, jeune homme, n'ayez garde de trop m'approcher." Le perroquet ouvrit son bec pour crier: "Lucrecia! Lucrecia Tavorès!" et l'homme lui prodigua mille caresses, lui écala quelques aman-des qu'il plaça dans le creux de sa main et le fit manger. Le capitaine supposa qu'il y avait un mystère là-dessous et sif-flota: "Lucrecia! Lucrecia Tavarès!" Le visage blême de l'hôte parut s'altérer encore: il eut le courage de sourire en haussant les épaules, mais il lui en coûtait visiblement. Le capitaine se tut. Alors le vieillard: "Vous me jugerez bien sot et, qui plus est, sot en trois lettres, jeune homme, et j'en viens parfois à me considérer comme tel. Peu importe d'ailleurs! Ce serait miracle que je durasse un an car je me défais de toutes parts. Ainsi va le monde." Il se coiffa de son tricorne déteint, redres-sa la taille et sortit. Jean-Iacques lui emboîta le pas, sans que l'autre parût le remarquer.

Au dehors la pluie avait cessé. Les habitants suspendaient leurs haillons de corniche à corniche et les poissoimières gravissaient les ruelles, la marme d'osier en tête emplie de morue et d'épinoches, poussant des cris cdgus. L'eau dévalait à torrents, formant des nappes sombres et se creusant des lits au travers de la fange. Les artisans quittaient l'enclos de leur

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échoppe afin de travailler à l'air libre. Ils parvinrent devant la cathédrale. Le vieillard se retourna comme dans un rêve et chuchota: "C'est ici! C'est ici que nos mains se rencontraient au fond du bénitier de pierre." — "Vous parlez de Lucrecia Tavarês. Etait-ce une grande dame?" — "Mon Dieu, vous voilà! Non, c'était une fille, rien de plus." — "Digne d'un meilleur sort, n'est-ce pas?" — "Digne? Je ne sais pas trop, mon jeune ami. Je l'cdmais pourtant. Il en est des gens comme des choses: ils nous répondent à proportion de ce que nous mettons en eux et la vie me semble un dialogue avec l'écho de notre propre voix. Cela vous explique mon délire. Entrons, s'il vous plaît." On dépouillait l'édifice. Jean-Jacques contem-pla la merveilleuse argenterie, les encensoirs ouvrés pareils à des flèches, les plats et les custodes aux volutes massives. Une compagnie de voltigeurs sous les ordres de Geouffre, beau-frère du général Junot, travaillait d'arrache-pied et l'on percevait au-dehors le roulement des chariots qui venaient se placer contre le porche: il y en avait quatorze. Ils gagnèrent le cloître. "Nous nous rencontrions id, reprit l'autre, et je le parcourais dix, vingt, trente fois pour la voir car nous ne pouvions demeurer ensemble. Elle, de son côté, se tenait im-mobile ou se déplaçait de quelques pas, ayant soin de ne point quitter l'ombre. Ce jeu dura des mois et nul ne s'en lassait." — "Ne vous accorda-t-elle aucune entrevue?" — "Ses parents se servaient de ses charmes, mon jeune ami, ses pa-rents la perdirent." — "Raison de plus!" — "Je ne le soup-çonnais guère. Le moyen d'en arriver là? D'ailleurs j'étais no-vice. Je ne la connus que trop par la suite, mais j'étais devenu le roi des roués. C'est alors qu'elle fit une tentative sur mon esprit." — "Comment?" — "C'est une longue histoire. Ecoutez celle de mon existence."

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LE RECIT DU VIEILLARD

Mes cdeux, les marquis de Tàvora, furent cx)mmis à la garde du château de Mogadouro dont il ne subsiste qu'une tour. Ils possédaient encore celui de Mirandela qui porte leur nom et plusieurs palais disséminés à travers les provinces, entre autres celui du Freixo, sis à Porto. Je naquis en l'un d'eux et que vous chercherez vainement puisque ia Ville Basse n'est plus qu'un souvenir, la Ville Basse de mon temps, étrange et magnifique, enclose de murailles, où je me promenais en-fant aux côtés de mon gouverneur. Notre service de table venait de Canton, notre argenterie de Golconde, nos glaces de Venise et de St. Gobain, nos velours et nos brocarts de Flandre et d'Italie. Nous avions des chevaux à notre corosse —ce qui constituait alors un privilège— et de multiples es-claves de l'Inde et d'Angola. De ma fenêtre je suivais le va-et-

-vient de la jeunesse dorée sous les arcades de Saint-Antoine et j'apercevais au loin les hautes maisons de la rue Neuve des Marchands. Quand j'élevais mon regard vers l'ouest, le Carmel et la Trinité frappaient ma vue de leur vaisseau d'ombre et lorsque je le portais sur l'Alfcmaa, je ne me doutais guère que je serais réduit à y mourir un jour. Je vivais joyeux bien que travaillé déjà par une mélancolie précoce d'ailleurs passagère, j'avais un coursier arabe et deux guenons, des nègres et des perroquets. On me donnait force touron et massepain, des con-fitures et des épices, du riz au lait d'amande saupoudré de cannelle. Ce bonheur ne dura point: le famevix tremblement de terre, l'inondation qui lui succéda, l'incendie qui fit le reste ne laissèrent pas une pierre debout. Pour comble de disgrâce, ma famille fut impliquée dans vine affaire que Pombal, notre Ri-chelieu, brassa de main de maître. On arrêta plus de mille personnes, promit des titres de noblesse aux délateurs, tortura

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)usques aux témoins, sépara les accusés d'avec la défense qui ne put ouvrir la bouche, imagina des supplices nouveaux et d'une singulière atrocité; bref, ce fut le chef-d'oeuvre de l'ini-quité! Tout cela à cause de deux coups d'espingole tiré sur le carosse du roi qui s'en revenait de nuit de chez sa maîtresse, une Tàvora!

—Quels furent les dessous du procès? demanda Jean-Jacques.

—Pombal voulait place nette et l'obtint. Rien ne fit désor-mais obstacle à sa grandeur. Jugez de ce que je devins alors, privé de tout secours, moi dont nul n'osait prononcer jusques au nom même! Mon régent — un jésuite — se trouva com-promis.

Jean-Jacques se rappela le procès de la Compagnie et le zèle qu'affichèrent les dominicains du saint-office. Il ne put réprimer un sourire.

—Cela vous met en joie? —Je l'avoue. Il y avait là certain septuagénaire facétieux

et grand faiseur de miracles puisqu'il était sujet à des pollu-tions!

—Le père Gabriel Malagrida? —Celui-là même auquel sainte Anne dicta sa vie héroïque

et qu'on brûla pour ses folies. —Le père Gabriel, jeune homme, était un pauvre mission-

naire, fou à courir les rues à cause des fièvres qu'il avait con-tractées. Quoi qu'il en soit, Pombal expulsa la Compagnie après l'avoir dépouillée cru préalable. Je courus me réfugier au mo-nastère d'Alcobaça. J'y avais un oncle moine. L'abbé de ce couvent possédait treize bourgs dont trois ports de mer, il rendait la justice et distribuait cinq mille pcdns aux pauvres c e qui ne l'empêchait pas de mener la vie à grandes guides. On n'y consommait guère de morue mcds des lamproies, dés trui-tes, des ailerons de requin. Plus tard, je partis pour Coïmbre afin d'achever mes études, peu d'armées avant les réformes de Pombal qui devaient rendre le plus clcdr de son lustre à la vieille université. Je rencontrai là deux personnes dont je puis

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dire qu'elles décidèrent de mon existence; Diogo de Aveiro^ mon grand-oncle mcrtemel et Lucrecia Tovctrès. Diogo comptait quatorze lustres ou davantage et c'était un monstre de laideur. Il se fardait avec soin, mettait du rouge et se parait d'une perruque blonde à marteaux, faisait jabot devant les dames et lisait Crébillon. Je dois lui ressembler beaucoup. Ce grand-oncle avait connu le Paris de la Régence et participé, si je ne m'abuse, aux fêtes d'Adam, des Flagellants comme au Juge-ment des trois princesses jouant les rôles de Junon, de Pallas et de Vénus dans le négligé le plus aimable. Il devint l'attaché de Luiz da Cunha, notre ambassadeur, prince des diplomates et cinquième évangéliste de Portugal, selon Mr. de Beauchamps. Vous dirai-je les salons qu'il se plut à fréquenter, vous nomme-rcd-je ses conquêtes? Cela ne servirait de rien: le siècle les ignore et je n'en suis pas fâché. J'allais donc vivre chez lui. Diogo me jugea niais, stupide et plein de superstition: il résolut de me dégrossir et s'y employa. Par le moyen d'habiles ma-noeuvres, il me rendit janséniste avant que de me faire aboutir au déisme, si ce n'est pis. Il m'assura que la mort est un sommeil éternel et m'exhorta à ne point consumer le temps de ma jeunesse, ne manquant d'ailleurs pas de se poser en exem-ple et me narrant ses orgies. Nous étions une dizaine de liber-tins sans emploi, mais prêts à prendre le mors aux dents si l'occasion s'en présentait. Il nous fallut des maîtresses. Le moyen de se les procurer en un ipays où les maisons ont des chapelles, où les dames ne sortent guère si ce n'est pour être baptisées, mariées et enterrées? Nous nous rabattions alors sur les cam-pagnardes, sur les tricanas, ces filles qui puisent l'eau tout le long du fleuve et s'y baignent quelquefois. Maigre gibier, mon jeune ami, maigre gibier encore qu'il y en eût de fort pas-sables! Comment s'afficher, je vous prie, avec une paysarme qui marche pieds nus et pratique mille dévotions enfantines? Diogo se gaussait de nos soins, nous incitant à séduire des filles de la noblesse et nous cornant ses fredaines aux oreilles. A l'en croire, chaque femme ne demandait pas mieux que dé s'adormer à la luxure. Nous troublâmes l'ordre public d'une

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ville d'où sortaient bon an mol on dix ouvrages de cxisuisti-que sans compter les traités d'amour divin. Mon grand-oncle était l'âme damnée de nos turlupinades et nous fournissait de conseils et d'argent. Est-il besoin de poursuivre? Telle fut ma jeunesse.

Ici le vieillard se tut et Jean-Jacques respecta son mu-tisme. Ils sortirent de la cathédrale et s'engagèrent dans une rue bordée d'échoppes où l'on martelait le cuivra, ouvrait le filigrane et cousait des patins. Des mendiants s'attachèrent à leurs pas: un assez grand nombre avaient les yeux blancs et presque tous le teint basané.

— Et Lucrecia Tavarès? —Patience, mon ami, permettez que je me recueille. Elle

en valait la peine, je le crois. Lucrecia Tavarès n'était point d'une souche méprisable et son ancêtre Sancho propriétaire en Extremoz. La fille de ce même Sancho, plus connue sous le nom de la "mystérieuse Dame transtagcme", fut maîtresse de Manuel le Fortuné durant le premier veuvage de ce roi. Deux siècles passèrent et la pauvreté vint. La famille de Lucrecia subsistait fort chichement et vivait en un logis tout contre la porte de l'Almedina. Parce que fille noble, elle gardait la chambre, ne sortant qu'à la tombée du jour en compagnie d'une négresse afin de nous dérober son visage qu'elle avait d'une beauté nonpareille. Diogo l'aperçut le premier et s'en coiffa, conçut le projet de la demander en mariage et mit plus de rouge que jamais, se jugeant irrésistible. La laideur de ce prétendant, son grand âge et ses biens hâtèrent la conclusion du marché quoique le père balançât à cause du renom de son gendre décrié comme un impie notoire. Lucrecia ne savait rien, supposant peut-être qu'il s'agissait d'une entremise et riant de bon coeur aux saillies de Diogo.

—Parlez-moi de sa personne: était-elle majestueuse ou piquante?

—^Elle n'offrait guère de ressemblance avec les filles de Lisbonne ou de Coïmbre et rappelait ses loiataines cfiexiles qui subjuguèrent le roi Manuel et Bemardim Kbeiro, le plus

fer

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émouvant de nos poètes. Ses cheveux d'or et ses yeux glcoi-ques faisaient l'admiration de quiconque l'approchait. De pareilles physionomies n'étaient pas rares autrefois, à ce que l'on rapporte. On les trouve de moins en moins de nos jours: aussi nous frappent-elles davantage. Diogo l'allait visiter cha-que soir et se montrait magnifique. La mère le voyait d'un bon oeil et souffrait qu'il l'accompagnât aux côtés de la né-gresse.

—Quelle sorte de famille était-ce donc? —Elle passait pour honorable et l'était à proportion de

sa richesse laquelle était des plus médiocres. Le père, Duarte Tavarès, jouissait du revenu d'un petit domaine que lui con-testait par ailleurs le moutier de Lorvâo. C'était un vieillard faible et buté. La mère, femme de ressource, cachait une âme sordide sous quelque apparence de dignité. J'cturai l'occasion de vous parler des frères dont l'un vivait alors au Brésil. Il devait retourner par la suite.

—Votre grand-oncle se maria-t-il bel et bien? —11 augurait à merveille de sa bonne fortune et ne ces-

sait de nous tenir au courant, nous priant même de donner des sérénades sous les fenêtres de Lucrecia, de porter les billets doux et les menus présents — car il se chargeait des autres—. On le vit hanter les églises et la ville s'en émut au point que les âmes pieuses louèrent cette union comme devant assurer le salut de mon grand-oncle. Plusieurs confesseurs se le disputèrent. Il mit tout le monde d'accord, ayant tant de péchés sur la conscience qu'il y en eut pour chacun. Nous autres, libertins à ses pas attachés, nous lui faisions cortège. Cependant qu'il se poussait aux premières places afin de se montrer aux gens, nous garnissions modestement les bas côtés, vers la sortie, par comble de prudence évangélique, groupés à l'entour d'un bénitier de telle sorte que nul n'igno-rait nos stations à l'église. Sitôt revenus à l'hôtel de mon grand-oncle, nous ouvrions "le Christianisme dévoilé" et la "Théologie portative" parue cette année-là.

— Les ouvrages du baron d'Holbach?

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—Certes! Je ne vous décrirai pas les jeux et parodies auxquels nous nous livrâmes. Diogo donnait le change et la ville paraissait le prendre à miracle. Il nous promit de nous livrer Lucrecia dont il désespérait de jouir.

—Ah, l'horreur! —Vous en fîtes bien d'autres, monsieur le capitaine, et

avec des religieuses encore! —Il est vrcd. —C'était un brave homme à sa manière, je le répète. Il

nous plaignait de n'avoir pu cueillir notre jeunesse. Mais il parla trop et d'aucuns éventèrent la chose. Les parents de Lucrecia devinrent soupçonneux et la mère redoubla d'exi-gences. Au lieu que d'entrer en composition, Diogo s'affola Les libertins proposèrent un enlèvement qu'il eut la faiblesse d'accepter. Un beau soir, nous garrotômes la négresse et je-tâmes Lucrecia au fond d'une calésine. Jugez de l'esclandre! Ce fut une échappée à vou-de-route. Le gouvernement de Pombal ne se tint plus d'aise et nous donna la chasse à cause qu'il Y avait un Tàvora et un Aveiro dans l'affaire. Nous nous cachâmes à Montemor. Je m'épris de Lucrecia, mais le moyen de songer à elle? J'ajoute que nous nous épiiâmes les uns les autres et que nul ne voulait se séparer de notre victime de crainte qu'on n'en abusât durant son éloignement. Cela doublait nos risques et il n'y avait pas apparence que nous pussions nous sauver en demeurant ensemble. Alors Nicolau Braga, le pire de la bande, nous proposa de la posséder tcur à tour et de la tuer, s'offrant à le faire si elle devait lui échoir en dernier. Diogo n'entra point dans de tels sentiments. Nicolau médita de l'égorger et de lui prendre son or. Au beau milieu de ces machinations, la gendarmerie nous tombe dessus et croise nos desseins contraires. Je m'échappe avec tout l'or de mon grand-oncle et cours me réfugier à Leiria d'où je gagne le monas-tère d'Alcobaça. J'eusse mieux fait de n'en pas sortir. L'on m'y cacha six semaines et si je ne m'y tins pas davantage c'est que mon trésor diminua de moitié. Je conçus de l'inquié-tude fxiur le reste et, malgré les objiorgations et les prières.

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partis incontinent pour ma ville notcde afin de m'embarquer. Les moines me dénoncèrent et de Mafra jusques à Lisbonne on me tendit des embuscades. Je me glissai heureusement à bord d'un navire en partance. Puis je vins à Paris.

—A Paris? —J'Y doublai mon bien déjà considérable. —Ce n'est pas l'habitude. —Je le scds, mais j'étais chevalier d'industrie et gentil-

homme. 11 n'en fallait pas plus. Je ne comptais pas vingt-cinq ans — l'on écrivait l'an de grâce 1770 — avec de l'esprit pour quarante et de l'astuce à revendre. Tout cela n'importe pas CI l'affaire et je passe, si vous le permettez, maîtresses et pe-tites maisons.

—Je vous l'accorde. —Je regagnai Portugal sous un nom d'emprunt. Le Pom-

bal déployait de grands efforts et nous masquait les ruines à force de constructions, plus tyrannique que jamais. Mon grand-oncle et mes compagnons avaient péri. Vous dirai-je que cela Tie m'affligea point?

—Je le suppose. —Je vécus d'abord, me moquant de la justice et jouissant

de ma liberté. C'est le plaisir suprême de tous les coquins de mon espèce, huppés ou non.

—Et Lucreda Tavarès? —Je me trouvais un jour sous le porche de la cathédrale

lorsque deux femmes me frôlèrent au passage. Je ne discernai point leurs traits, mais je perçus le son de leur voix sans les reconnaître, il est vrai, ce qui ne m'emp>êcha pas de ressentir •quelque trouble. Je les suivis comme par aventure. Celle qui me semblait la plus âgée se mit au fond d'une chapelle, l'au-tre traversa la nef pour gagner le cloître. J'y passai même-naent, ayant grand soin de me dérober aux regards de la vieille.

—^Vous n'étiez pas si novice que cela. —Permettez: je l'étcds encore.

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—Après vos incartades de Coïmbre et les années de Paris?

—Je ne m'en doutais pas moi-même! —Après vos maîtresses? —Et qu'importe? Mon digne parent, Diogo de Aveiro, qui

se vantait d'en avoir approché plus de mille, n'y entendait goutte et bien moins que tel ou tel rêveur ignorant jusques à l'anatomie du sexe! N'oubliez pas que le nombre nous pipe et que mes pareils se frottent le plus souvent à celles de leur acabit. Le libertinage est un jeu de dupes et qui n'ont garde d'en convenir. De quoi nous resterait-il à nous prévaloir si nous avions le courage de parler à sentiments ouverts? Notre seule et unique joie c'est de détromper les autres, eaux qui jxirais-sent donner dans ces fariboles que l'on trouve tout au long de nos romances.

—Vous manquez là de charité. —L'art de heurter de front les divers cas de conscience

avant qu'ils viennent à se poser à nous. Est-il pire impertinen-ce que de voir un homme heureux, heureux par ses vertus?

—Vous me faites frémir! —Il ne faut pas qu'il y goûte: il nous échapperait et ce

serait une victime de moins. Or nous ne nous sentons à l'aise qu'à proportion de notre nombre. J'étais donc novice.

—Puisque vous y tenez! —Me voici dans le cloître, avançant à pas de loup, en

quête d'aventure. La personne ne se doute de rien. Je m'ap-proche: c'est Lucrecia Tavarès! Mon premier mouvement fut de songer à la fuite. Elle était capable de me dénoncer ou de parler à sa mère et ne lui en eût-elle touché qu'un mot, j'étais pris! Je l'avais d'ailleurs mérité, n'est-ce pas? J'opère ma retraite quand un je ne sais quoi me coupe bras et jam-bes. Avait-elle soupiré? Je m'étonne de ma faiblesse: était-ce un trop de peur? Je fus presque tenté de le croire et cela faillit me rassurer. Je ne plaisante pas, mon jeune ami, je ne plai-sante pas: la peur nous console de l'angoisse. De l'angoisse, me direz-vous, et pourquoi? L'amour a de ces préludes et

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j'étais canoureux. Cela ne datait pas d'hier. J'avais pensé l'oublier. Elle se tourne et me découvre. Je la vois pâlir. Je me rue à genoux sans m'avancer vers elle. Elle peut crier cnx secours, appeler sa mère, elle le pourrait à plus d'un titre et n'esquisse aucun geste. Une porte grince: je me lève d'un bond et me colle à même la paroi. La mère passe. Elles achèvent le tour du cloître et s'en vont. Après une heure ou davantage, je quitte mon emplacement et, ne riez pas de grâce, je cours m'établir à l'endroit qu'elle occupait.

—Et qu'y découvrîtes-vous? —Rien si ce ne fut le souvenir de sa présence. —Quoi? Pas une fleur, pas un cheveu? —Rien de moins que ma raison de vivre! Quelle décou-

verte, n'est-ce pas? Ce fut notre première rencontre. Je n'osais l'aborder et, durant quelques mois, je parcourais le cloître. Vous le savez déjà, mon ami. Sa présence me suffisait. Un jour, j'eus l'idée de la suivre. Elle m'adressa quelques signes et j'en compris la cause lorsqu'au sortir de la cathédrale, j'a-perçus. . . tenez, je vous le donne en mille!

—Son père? —Il était paralysé. Non! L'assassin, le pire de la bande

de Diogo, Nicolau Braga, ce Nicolau qui nous proposa de la déshonorer et de la tuer ensuite! Nicolau Braga et trois au-tres. Je ne vous ferai pas languir: c'étaient les frères de Lu-crecia, les deux frères et leur acolyte, Piedade Botelho. J'ouvre une parenthèse. Au moment du rapt, l'aîné des Tavarès avait gagné le Brésil et vécu d'expédients de toutes sortes jusqu'à tenir brelan chez soi. Parmi les piliers du tripot, couru par ce qu'il y avait de plus noble à Bahia, figurait Borba Gato de la famille du même nom, illustre à cause de ses expéditions au travers de la forêt. L'un de ses ancêtres avait décelé de nombreuses mines d'or et mon Borba tranchait du grand seigneur. Le Tavarès — il s'appelait Damiâo — s'abouche avec le Borba, lui vante la pureté de son lignage et glisse un mot sur les beautés de sa soeur. Barba Gato se sent las de régenter une province, plus las encore des métisses de Sâo Paulo, des

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noires de Bahia et des Flamandes de Pemambouc. Il fait voile vers Lisbonne et Piedade Botelho sera du voyage, Piedade son confident, secrétaire et paranymphe. Or le père de Lu-crecia, dépouillé de son bien s'en vint à Lisbonne et ne trou-vant à la marier à cause qu'elle était perdue de réputation à la suite de l'enlèvement que vous savez, voulut la mettre en un couvent. La paralysie fourvoya ce projet et comme il fallait vivre, la mère trafiqua des charmes de la belle. Afonso, le cadet, courut la ville à la recherche de protecteurs et Mi-colau Braga...

—Ah çà! Vous me la baillez bonne! —Nicolau Braga, mon jeune ami, était un mouchard de

profession. Il s'était glissé au sein de la bande de Diogo pour mieux la perdre et la livrer après coup aux autorités ecclé-siastiques. Il se rajusta avec la mère et déchargea son désir: Lucrecia devint sa maîtresse ce qui ne l'empêcha point de la céder à d'autres et, qui plus est, vierge! La mère opérait ce miracle. Mon Borba Gato débarque et l'on concerte le mariage que l'on retarde à dessein parce que l'on désire écorcher le renard. Piedade Botelho, les frères Tavarès et Nicolau Braga le bernent à qui mieux mieux, se jouant de sa flamme. Telle était la situation et je ne l'appris que par la suite.

—Nicolau Braga vous reconnut-il? —Je ne lui en donnai pas le temps. De ce jour je m'abs-

tins de paraître à la cathédrale. Je fréquentais une petite église située à l'autre bout de la ville. Un matin, j'y notai la présence de Nicolau passablement grimé conversant avec quelque fat de la Cour. Une femme voilée entre et s'age-nouille. Le manège se répète le lendemain. Un enfant de choeur se charge des billets. La semaine passe. Un caresse attend devant la porte. J'ai la curiosité de m'approcher de la femme que l'on guette à la sortie: c'est Lucrecia! Lucrecia courtisane! Je pousse une clameur: elle me répond, défaille, le protecteur s'avance et Nicolau, me découih-ant, s'arrête, presque épouvanté. Je me ressaisis et leur tourne le dos sans demander mon reste.

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-Quelle imprudence! —Je le compris cfussitôt. Nicolau n'était pas homme à

transiger avec moi. Dès qu'ils furent dehors, je courus les rejoindre et profitant de l'embarras que leur causait la pâ-moison de la fille, je prends à l'écart Nicolau: "Bonjour, lui dis-je, te souviendrcds-tu de moi"?" Il répondit avec un dégoût bien joué: "Digne suppôt de l'enfer, que la malemort t'étran-gle! Si je n'étais ton commensal, j'irais de ce pas prévenir le saint-office de ton heureuse arrivée." — "Tu n'agiras point de la sorte, mon bon, répliquai-je en le menaçant d'un stylet, tu n'agiras point de la sorte et j'ai de quoi te convaincre (en lui montrant de l'or). L'un ou l'autre, mon brave (mimique expressive) et pour ce qui est de l'inquisition, je prévis le cas tant et si bien que je balaye l'église chaque jour." Alors Ni-colau: "Désires-tu la femme?" Je remuai la tête en lui glissant quelques pièces à la main. Le fat de la Cour s'approche et me dévisage. "Je vous présente mon frère, dit Nicolau, le sieur Fortunato Braga, (et se tournant vers moi d'un air d'im-portance, il chuchote: c'est un comte de Castro Mcirim)". Je fais une révérence et m'empresse d'ajouter que je viens de Paris. Le comte daigne sourire et nous montons dans le carosse oii repose ma belle toujours inanimée. Le comte m'adressa la parole en français et cite les vers à la mode: — Ainsi vous connaissez Nicolau Braga? — Etant son frère, monsieur. — J'oubliai. Cela ne saurait impliquer contradiction, ce me semble: j'en cd bien trois sans les avoir vus de ma vie. On assure de mon cadet que "c'est le pédant le plus joli du monde", "ardent pour la dispute et froid pour le prière", "heu-reux enfin s'il n'eût pas voyagé". Je cite au hasard. Le Par-nasse portatif! — Cela me confond. Monsieur, n'avez-vous point de femme? — Il frise l'impertinent! Si j'en ai? Nicolau, qu'en penses-tu? — Vous vous mariâtes l'an passe — "Grâce, grâce, suspends l'arrêt de tes vengeances!" — Serait-ce la dame que voici? (je désigne Lucrecia) — "Mais ce sont da iolles maîtresses qu'on aime et qu'on n'estime pas" et quant à ma femme, je l'ai prise "comme on prend la vieille vaisselle:

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pour le poids, et sans la façon". — (Lucrecia parut sortir de son évanouissement. Le comte: — "La nature s'éveille et ma vertu s'endort" (à l'oreille de Lucrecia) "Je sais un petit bois touffu" (elle me découvre et ferme les yeux) "Aimer ou n'aimer pas est une grande affaire, mais n'ayons point d'amour: il est trop dangereux!" (elle se détourne). "Les refus doivent être annoncés par la bouche et les faveurs par les regards".

—Il m'eût exercé la patience, votre Castro-Mnrim. —Remémorez-vous Lucien, mon jeune ami, remémorez-

vous Lucien et son dialogue: "Le métier de parasite est un art". Nous nous récriâmes au moindre vers, ne cessant d'ap-plaudir les pédanteries qu'il nous jetait à la tête. Lucrecia ne dit mot.

—Elle vous aimait donc. —Je me persuadai le contraire et félicitai le comte pour

son acquisition, témoignant le mépris le plus insultant à l'égard de ma belle et ne faisant aucun état de sa présence.

—Vous lui rendiez le réciproque. —C'est un aveu que je n'eusse pas hasardé, mon cher.

Monstre de jalousie, d'accord, mais j'étais dans mon droit. Nous arrivons devant le palais et nous mettons à table, tous les quatre. J'eus grand-envie d'abattre l'insolence du comte qui jouait l'amphytrion d'une manière dont je savais le prix et d'autant mieux que j'en usais moi-même à l'endroit de ceux que j'offensais sans qu'il y parût. Lucrecia chipota les viandes et faillit se trouver mal. Vers la fin du repas, Nicolau me tira par la manche, me priant de m'éloigner afin de ne pas gêner les épanchements vénériques. "Nous reviendrons au soir, m'assura-t-il, et je te la céderai, ta gourgandine. Hâtons-nous! Le comte n'aime pas que l'on rôde autour des portes et je le crois fort capable de nous bouter dehors". — "Tu parles d'expérience, ricanai-je, il est à naître qu'on me traite aussi cavalièrement: je suis bon gentilhomme!" — "Bouche close là-dessus ou, déférant à votre désir, je m'en irai de ce pas vous pourvoir d'un lieu merveilleusement propre à ce que l'on y soutienne de semblables airs, vrcd vivier de la noblesse,

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répondit Nicolau." Je saisis l'allusion et bridai ma langue. Alors Nicolau me mène en cette maison.

—Où vous logez? —Il y vivait ainsi que les Tavarès. Mon visage leur étant

inconnu, je jouai là d'un grand bonheur et fus à l'abri des cabales. Je passai pour le frère de Nicolau. Le père, Duarte Tavarès, subsistait encore, pareil à la statue du Commandeur tant il était roide. La mère —• elle s'appelait Guiomar —, véri-table Célestine, se dévouait au service de l'honneur.

—Plaît-il? —Elle retrempait les virginités douteuses et c'est une

fonction qui ne chôme guère dans les pays où ces pitiés sont le fondement de l'ordre public. Les deux coquins Damiâo et Afonso, les frères, se livraient à mille trafics de bas étage et courtisaient Borba Gato.

—O la digne assemblée! —Le meilleur vient. Patience! Mon Nicolau, sur la brune,

part quérir ma belle chez le Castro Morim et je l'attends sans trop d'impatience et singulièrement refroidi. Nicolau rentre et me glisse à l'oreille: "Occupez ma chambre cette nuit puis-que vous la désirez tant et n'en soufflez mot à qui que ce soit de la maison. Elle m'appartient de droit, mais si je m'en dé-sistais, ses frères se mêleraient de vous la vendre au poids de l'or." Nous soupâmes de compagnie et je bus pour m'étour-dir et dissiper une mélancolie que je croyais fugace. Au sortir de la table, la mère me toucha la main, chuchotant; "Nicolau découche. Je vous promets la fille. Cela mettra deux frères de niveau, jeune homme." Ma tournure et mes écus trouvè-rent faveur auprès de la vieille et je me laissai plumer de la meilleure grâce du monde. Je faillis étouffer, étouffer de rire, de rire parfaitement! D'une part Nicolau qui feint le sacrifice et déploie maints efforts pour dérober la substitution aux yeux de la mégère et la mégère de l'autre qui le pense berner. Quelle soirée de dupes! J'eus hâte d'être couché. Je traitai Lu-crecia comme la dernière des filles, ne lui ménageant point les avcmies, l'accablant d'injures et la rouant de coups.

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—Fi donc! —C'était une preuve d'amour. Je fus sur le point de l'é-

gorger. Alors elle me narra son histoire et, prar un brusque retour, je me précipitai à ses genoux. A quoi bon vous la res-sasser? Est-il iniquité plus atroce? l'étcds bien coupable, moi aussi! Pauvre et déshonorée par la faute de quelques liber-tins, victime innocente et belle de surcroît, elle eut le sort de ses pareilles. Le moyen d'y échapper, mon ami? La beauté, c'est la malédiction de la fille sans ressource. Les avantages naturels devraient se départir à proportion de nos écus et plus le mérite est grand plus il lui faut d'appui de peur qu'il n'offense ceux qui ne le reçurent en partage. Lucrecia plaida sa cause et me remua d'étrange façon. Elle avait songé à se donner la mort et ne l'osait pourtant, appréhendant de perdre la faveur divine. Vous souriez? Vous avez tort, jeune homme. Si vous entendiez quelles délicatesses la foi peut susciter en l'âme d'une telle personne et comme elle assemble ce qu'elle garde de meilleur afin de le mettre au jour, comme elle,prête de langueur à sa voix et d'angoisse à ses regards, de charme involontaire jusques au moindre de ses actes, vous seriez transporté d'admiration. La foi c'est bien l'école de l'amour!

—Que ne prit-elle la fuite? —Elle obéissait à sa mère et, lorsqu'elle médita d'y avoir

recours, il était trop tard à cause qu'elle avait trois gardiens. Elle me dévoila leurs machinations et me prévint de son ma-riage. Je résolus de voir ce prétendant, de lui couper la gorge au besoin, de poignarder Nicolau, de l'emmener avec moi.

—Belles résolutions! —J'enflai le gosier, jeune homme, et la situation s'y prê-

tait à merveille. Au matin, la fatigue et ses craintes me firent relâcher de ces projets grandioses et je me montrai civil à l'égard de Nicolau, le pressant même de me présenter Borba. Nicolau s'exécute et nous nous rendons à l'hôtel qu'il se plut à meubler avec magnificence et qui s'élève au coeur de la Ville Basse. Il était midi, mais Borba Gato sommeillait encore. Le secrétaire Piedade Botelho nous manda des rafraîchis-

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sements puis dcdgna nous accorder une entrevue. A deux heures battant, il convoque certain moine habile à gratter la mandoline et nous gagnons la chambre où dort le maître de céans. Piedade avait coutume de le réveiller au son de la musique à l'instar de Montaigne le père. Le frocard se poste au pied de la couche et nous joue un lundum, sorte de danse nègre alors en faveur et que Borba prisait par-dessus le che-valier Gluck. Piedade soulève les courtines et trois pendards de laquais se tiennent à distance, portant le linge, le justau-corps et les culottes d'après un cérémonial inspiré du petit lever des majestés royales. Borba s'ébroue et se vautre, écoute la musique en frappant la mesure, avale un chocolat et nous remarque cependant que Piedade se charge de lui faire un rapport circonstancié qu'il savoure tout au long, mélange de chiffres et de ragots, de nègres achetés sur la côte du Bénin, des jeudis à tribades de Mademoiselle Arnould, de lavages d'or de Vila Rica, des fredaines de tel seigneur, de cotations de bourse et d'intrigues de palais: un microcosme à cancans, un déluge de nouvelles, une gazette à scandales où rien ne manque, à la vérité, pas même l'état de santé de l'empereur K'ien-Loung! J'écoute et j'admire sa faconde. le ne savais pas encore que l'ascendant de Piedade sur le Borba ne tenait qu'à ce tour de force et qu'il courait chaque jour aux nou-velles, les inventant lorsqu'elles tardaient à venir. Borba Gato ne prise que ce qui l'étonné et préjuge au lieu que de juger: il aime trop ses aises et craint de se rompre la tête. Il paraît subtil, n'étant que susceptible et changeant et ses sautes d'humeur — il l'a quinteuse — lui prêtent un semblant de dis-tinction assez propre à nous donner le change sur la pauvreté de son esprit et la faiblesse de ses passions. Il n'est point blasé: il est né froid, insensible aux plaisirs véritables comme aux grandes douleurs parce que sa personne l'absorbe au point qu'il n'a d'yeux que pour elle. Il s'adore et se veut adoré quoiqu'il n'entreprenne rien qui ne blesse les autres. Tel est Borba Gato. J'ajoute qu'il a la peau verte et le poil d'encre, assez d'embonpoint et la figure la plus insolente du monde.

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Il cite Nicolau devers son chevet et lui demande des nouvelles de Lucrecia, s'enquiert de la pureté de son lignage et l'exhorte à lui rappeler l'histoire des amours du roi Manuel et d'Isabel Tavarès Zagalo pour la trentième fois. Piedade lui prouva, dates en main, qu'il verrait ses fils apparentés à la race royale, par clliance du moins bien qu'illégitime, à la suite de je ne sais quelle méthode démonstrative étayée d'arguments apo-dictiques et de computations dont il garde le secret. On re-prend le calcul d'un commun accord et l'on aboutit au douziè-me degré, si je ne m'abuse. Borba Gato se lève et s'habille.

—Ne le tuôtes-vous point? —Sa stupidité me désarma. Nous dînâmes vers quatre

heures. Durant son séjour au Brésil, Borba Gato se prévalait d'im cuisinier venu de France et ne jurait que par vol-au-vent ou potage de perdreaux. En Portugal, c'est le rebours: il s'entête de boulettes de hachis, d'abattis de volaille et de morue aux pois chiches et piments,

—Quelle métamorphose! —Ne criez pas au miracle: il n'y a guère de mérite de

souper à la française lorsque chaque honnête homme se pique d'en laire autant. Le moyen de paraître original? Borba Gato l'ayant compris se détermine à vivre contre le train commun et lève quelques gargotiers de la Mouraria. Que vous dirai-je? A force de se régler sur la conduite des grands seigneurs, il donne dans tous leurs travers et s'accointe avec la canaille. L'art de remonter aux sources! Mais un noble reste pareil à lui-même et s'il déroge à l'usage ce n'est que pour le plaisir et parce qu'il est certain de se tirer d'embarras au bout du compte. Un Borba ne saurait y prétendre. On ne joue pas impunément avec le feu!

—Vous agitez une question spécieuse et je ne vous suis plus.

—^Rappelez-vous le duc de Beaufort, un des chefs de la Fronde et que l'on affecta d'un surnom demeuré célèbre!

—Le roi des Halles? —Celui-là même auquel nous fûmes redevables des talons

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rouges à cause qu'on assure qu'il marcha par mégarde au travers d'un abattoir. Il avait beau se frotter aux harengères, parler jargon, affecter quiproquos et coq-à-l'ône, il n'y per-dait pas un pouce. La canaille, mon ami, la canaille c'est le baptême du feu des gens de bien: aussi les parvenus la re-<ioutent-ils et non pas à tort, je vous l'assure. Elle les démas-que! Bref, mon Borba se perdait.

—Et son mariage? —Nous y voilà. Borba préparait une donation que les frères

de Lucrecia voulaient intercepter, chose courue et qui se ré-pète maintes fois. Il s'agissait donc de retarder les épousailles et d'extorquer la somme en temps et lieu. Borba méditait d'y adjoindre une terre sise entre Lisbonne et Cascaês ce qui mit nos fripons au désespoir: ils eussent désiré qu'il la réalisât et leur confiât les espèces. Il fallait le faire démordre du préjugé foncier et nobilaire: jugez de la tentative! Un immeuble ne s'enlève pas à boule vue.

—Pourquoi ces tractations? —Lucrecia n'avait point de dot: c'était une façon de la lui

constituer. L'affaire en valait la peine. —Quelle caverne de voleurs! —Je m'y débattais, jeune homme, et sans penser à grand

mal. Le lendemain, l'on alla visiter ces terres. —Vous ne me parlâtes guère de la nuit. —Je partageai la couche de Lucrecia. Nous arrêtâmes de

belles résolutions et je lui promis de m'embarquer avec elle et ce que je pourrais soustraire à la bande. Voler les voleurs me semble de la justice distributive. J'attendis par conséquent et je m'en sais mal gré, jeune homme. Voyez la chose: c'est un chef-d'oeuvre de piperie. J'aimais Lucrecia, je l'aimais d'un amour indéfinissable et plein d'une amertume profonde qui modérait mes transports et me glaçait parfois jusques aux moelles. Je goûtais son abaissement à l'égal d'une offrande et sa possession rhe valait ces tristesses oii l'âme se paraît dissoudre tandis qu'une mort passagère et fugace nous enve-loppe soudain et que nous la sentons si proche et si déchirante.

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Ne nous ôtez point ces douleurs! Nous les préférons à nos joies. C'est oxix portes du néant que l'amour s'exaspère, sous les feux de la mitraille, dans la fuite éperdue, au seuil même de la pourriture qui nous menace. Ne recherchez pas de sem-blables délices, jeune homme, mieux vaut les ignorer. J'allai les éprouver par la suite. Pardormez-moi, je m'emporte! — Nous nous rendîmes à la campagne admirer l'arrangement des terres que le Borba se flattait d'offrir à mon amante. En bon Portugais je m'avoue sensible aux charmes d'un paysage avant que Rousseau les eût mis à la mode et je vous conseille de longer cette rive aux bas murs qui s'écroulent parmi les champs et les bosquets. Le Borba ne nous épargne aucun détail, nous fait visiter la maison de la quinta, résidence élevée dans le style italien que Manuel da Maia transforma selon nos goûts et que certains dénomment "pombalesque" en souvenir du terrible marquis. Les frères Tavarès et Nicolau se livrent aux calculs que vous devinez. Je les y laisse pour babiller avec Piedade Botelho. Piedade me dit soudain: "Vous n'êtes pas le frère de Nicolau." Je proteste. Il reprend: "Je le tiens de Nicolau lui-même. Je me doutais bien qu'il m'assurait un mensonge. Je ne vous trahirai pws, mais je ne vous réponds guère de lui: s'il vous épargne c'est afin d'écorner votre ar-gent. Lorsqu'il ne vous restera plus rien, il ne manquera pas de vous dénoncer, étant mouchard de profession. Vous voilà prévenu." L'effroi me gagne. Piedade me saisit la main: "Ecou-tez-moi! Ne nous colletons point ensemble. Je vous estime et désire de vous tirer de ce mauvais pas. Je pénétrai les machina-tions de la bande et feignis par ailleurs de lui prêter secours. Assurément Borba Gato ne mérite guère qu'on se dévoue à ses intérêts. C'est vous que je plains, vous et cette fille, outre que je me sens las de servir un tel maître. Je naquis d'une bonne maison et puis rougir de ma condition ravalée, moi qui vous parle!" Nous nous promenons à l'aventure. Je l'en-tends murmurer; "Ce Nicolau nous perdra!" puis "Ah, la mal-heureuse! Et ce jeune infortuné! Leur sort m'afflige." Au bout de quelques instants: "Il n'est plus d'hommes résolus de nos

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jours. O tempora, o mores!" Il me dévisage, hausse les épaules: et sourit. Je m'irrite. Il lève le sourcil. Je le presse: "Non, ré-torque-t-il, vous n'en seriez pas capable." — "Mais de quoi''" —"Je vous le répète: non!" Cette comédie se prolonge. Enfin, de guerre lasse, il me mène en un réduit dont il garde la clef. J'y vois une douzaine de bocaux de verre. Il m'écarte d'un geste. Je m'avance néanmoins: "Que serrez-vous là?" — "Rien, absolument rien: des mygales." — "Que sont-ce"?" —"Des araignées très communes au Brésil. Il en est qui affec-tent les savanes, d'autres préfèrent les bois. J'en scds qui se creusent un petit terrier." — "De quoi se nourrissent-elles?" —"Mon Dieu, de cafards et d'oiseaux." — "D'oiseaux vi-vants?" — "De préférence: elles ont de quoi les tuer." — "Sont-elles bien grosses?" — "Cela dépend. A peu près pareilles à une main, la mienne par exemple ou la vôtre plutôt." — "Mer-cil Tueraient-elles un homme?" — "Vous l'avez dit."

—C'est abominable! —Que voulez-vous, mon jeune capitaine, il me fallait

choisir. Concevez mon angoisse! On ne sortait pas vivant des cachots de Pombal, à peu d'exceptions près. Je m'approchais encore, nonobstant la mimique de Piedade. Les mygales re-posaient au fond de leurs bocaux. Figurez-vous de petits monstres de couleur terreuse, velus jusques aux pattes. Pie-dade fixe le plafond et chuchote: "La morale, dites-vous, la morale? Elle n'est faite que pour les honnêtes gens. Accordez-moi la rente et je vous payerai de scrupules. Les cas de cons-cience sont le passe-temps de ceux que la fortune combla de ses faveurs. Nous n'en sommes point. Nous nous résignerons, n'est-ce pas? Nous nous résignerons lorsqu'on nous dépouil-lera, qu'on ira nous dénoncer sans plus de cérémonie pour nous jeter au profond d'un cul de basse-fosse avec une chaîne de cinquante livres à chaque membre et les boulets en sus? Je suis homme de bien, monsieur. Homme de bien? La grande merveille! Allez donc les chercher au Monomotapa ou dons les royaumes de la Lune. Homme de bien? Au reste, ce me semble une consolation: les rats n'oseraient y toucher, car

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vous aurez des rats, des rats à foison, monsieur. Homme de bien? Voilà votre prytanée. Il est constant que la lumiè-re n'y pénètre qu'au travers d'un boyau, m^i3 qu'importe! Vous ne prendrez pas la peine de vous y rendre aux bains, l'eau du Tage venant à la rencontra de ceux qui le garnissent. Cela vous renverse la tê+e? Vous faut-il produire des attestations? Je les crois superfétatoi-jes. J'oubliai! Vous serez nourri, monsieur, — ei c'est une faveur insigne — aux frais de l'état qui s'engage à fournir à tous vos besoins. Nous serions des ingrats de no^îs en plaindre. De la viande et du pain comme les héros de l'Iliade, à la ré-serve que l'un renferme l'autre et qu'elle vous arrive si fi-aîche qu'on la dirait vivante. Pour achever le tableau mais foin des redondances: monsieur est homme de bien! Il paraît qu'on y perd la raison quelquefois. Suppliez qu'on vous accorde deux épingles et vous agirez à l'exemple de ce prisonnier qui les lançait en l'air et fouillait le sol de son cachot afin de les ravoir et de se donner de la sorte un plaisir ineffable: il y passa des années. Vous m'objecterez que vos chaînes ne le sauraient permettre. Qui vous force à prendre le mors aux dents? Vous ramperez, voilà tout! Et si mes membres se gan-grènent? On vous les coupera, monsieur l'homme de bien! Ah! Vous me rappelez ce malheureux que Verrès manda bat-tre de verges et clouer sur une croix et qui ne cessa de crier: "Civis romanus sum!" Je ne serai pas votre Cicéron, monsieur A quoi me résoudre alors? Nargue des palinodies! Vous êtes libre. Demeurez-le: il ne tient qu'à vous. A moi? Si fait. Cessez d'être homme de bien: accordez-lui des vacances. Quoi? Des procédés, des escampatives? Vous en serez quitte à lui adres-ser des excuses au retour. Quant à moi, je me flatte d'êtie homme de bien par intermittences, lorsque je dors par exem-ple. Vous, vous dormez debout, vous rêvez, mon cher. Nous voilà presque sous le même bonnet. On y vient, on y vient, patience! Ce que je préconise? La justice pour chacun. Eile n'est pas de ce monde. Etablissons la nôtre, je vous prie. Ce qu'elle vaut? Mon Dieu, ce qu'elle nous rapporte. Le droit

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cloche après la force: elle le précède, il la rejoint toujours. Ecoutez-moi, l'homme de bien! Je vous vois pcdi. Vous trem-blez. Et ce grand coeur? Il est dans les bottes. As-surez-vous sur moi! Le voulez-vous? Oui? A merveille. Le jour où nos affaires seront au plus mal, on vous remettra quelque objet enveloppé de linges. Le même soir, vous vous rendrez en la chambre de Nicolau. Tâ-chez de lui bassiner le lit, détail d'importance, et que la pièce reste froide si possible. Agréable contraste, monsieur l'homme de bien! Il en est des bêtes comme des gens: elles prisent la chaleur. Vous sortirez la vôtre du bocal. Je veillerai à l'étour-dir auparavant. Vous la coulez au fond: elle y restera tapie. Ce brutal de Nicolau se couche, il la dérange, elle le mord et le lendemain plus de Nicolau! Ma conscience, monsieur, ma conscience! Capitulez avec elle. Rien ne vous empêche de brûler après coup un gros cierge à votre patron. Ma cons-cience! Vous lui ferez dire une messe ou deux ou davantage: quelle conscience y résisterait?" — Ayant achevé son dis-cours, Piedade Botelho me saisit doucement et me mène au dehors. Une collation réunit tout le monde. Vous l'avouerai-je? J'admirai Piedade!

—C'est un monstre pourtant. —Non, il est au-dessus des lois et les tourne comme il

l'entend. Piedade me paraît digne d'une meilleure fortune: il est de l'étoffe dont on fait les meneurs et les politiques, un Talleyrand au petit pied et Monsieur d'Autun ne l'eût pas désavoué, mon cher.

—Que devient Lucrecia? —Elle ne nous occupera que trop. Je crains de vous en

lasser par avance. Reprenons le récit. Au soir, de retour à la maison, je cherche vainement ma belle. La mère m'apprend que le Castro Marim ne peut plus s'en passer, qu'il se propose d'en faire sa maîtresse et de lui meubler un hôtel, ce Castro Marim que vous savez, le Parnasse portatif. Au lieu de me taire, je m'emporte, l'insulte, la menace, découvrant cdnsi la passion qui me dévore. La vieille lève les bras au ciel, adjure

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Nicolau de lui venir en aide, invoque les armées célestes et les onze mille vierges martyres.

—Le plaisant morceau! —Le moyen d'assembler onze mille vierges? Le miracle est

là! l'eus la faiblesse de lui parler de mon or. A ce mot, les -deux frères Damiâo et Afonso s'entremettent. On achève par mitonner un plan de campagne et j'en serai quitte à profiter des absences du Castro Marim, partage humiliant s'il en est. Des jours passent. Point de Lucreda! Je me détermine à la voir coûte que coûte et surveille les environs de l'hôtel où ré-side le Castro Marim. Vous me jugerez bien vil de n'avoir pu renoncer à elle, de l'avoir désirée quand elle se prêtait aux caresses d'un rival et de quel rival! Belles raisons! Belles raisons auxquelles je souscrirais volontiers si cela dépendait de moi. L'amour ne juge pas, ne discerne pas, ne dispute guère: il se suffit à lui-même et c'est un monde clos. Comment m'était-il venu? Je n'avais pas le loisir de me poser de ques-tion là-dessus, trop aux effets pour assigner des causes, outre <ïue leur recherche ne m'eût servi de rien. Je représente aux frères que je me meurs à rester privé d'elle, qu'il me la faut envers et contre tous, que je ne regarderais pas à la dépense. Ils feignent de se consulter, de se livrer à des recherches, ne se font point scrupule de tâter de mon or et, passé mille ater-moiements dont je vous épargne le récit, me vendent chère-ment le nom de sa retraite. Le Castro Marim l'avait installée à quelques lieues de Lisbonne, sur la route de Queluz, non loin du palais royal qu'on y achevait de bâtir à l'instar de Versailles. Je me jette sur un cheval et pars au grand galop. J'en eusse crevé dix au besoin. J'arrive comme un tourbillon, sans crier gare, je saute à bas de ma monture, passe un en-clos, des broussailles, pénètre dans le jardin et trouve mon amante.

—Seule? —Bien seule. —A quoi se livrait-elle? —Quels yeux me supposez-vous donc? Il me suffit de la

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DANS LES JARDINS DE CASTRO MARIM

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voir. Elle m'aperçoit et court à ma rencontre. Je tais l e reste.

—Mais non, mais non. —Elle me cache et nous nous rejoignons pendant les

-absences du Castro Marim. Ce fut une vie de félicités profon-des. Vous n'ignorez point que l'amour se nourrit d'appréhen-sions et qu'il se cherche des obstacles pour le plaisir de les lever, que le tourment et la honte demeurent ses recours su-piêmes. Nous eûmes tout cela, depuis le frisson lorsque le plancher craque et que la voix d'un serviteur s'élève jusques au ispasme de mort qui nous roidit au profond des étreintes.

—Et ce bonheur fut-il de longue durée? —Je n'y songeais même pxis. Mon rival passait les nuits

avec elle et souvent des matinées entières. Vers le milieu du jour son carosse venait le quérir et nous le rendait sur la brune. Dès après son départ, je quittais ma retraite.

—Où logiez-vous? —En un vaste placard muni d'un oeil-de-boeuf et plein

•de chinoiseries très divertissantes. J'y dormais à l'aise quoique •atteijtif à ne rien briser. Ma chère maîtresse me pourvut de linge et, me sachant incommodé par tous ces magots et ces potiches, en chargea les bahuts et les cabinets. Le comte qui lisait Winckelmcnin et les ouvrages de Cctylus, ne jurait que par les Antiques et prit de l'humeur à la vue de semblable •étalage. Il cita "L'Orphelin de la Chine" et quelques morceaux de circonstance puis se laissa fléchir. Pareil à nombre de dé-soeuvrés que l'esprit n'avantage, le Castro Marim est ennu-yeux comme un protocole et ses bons mots sont des boulets. Sitôt qu'il ouvre la bouche, on voudrait crier: grâce! Je plaignis ma maîtresse et ne l'en consolais que mieux. Elle se tenait à la fenêtre au départ de ce carosse providentiel et je la luti-ncds déjà: d'une main elle faisait obstacle à mes désirs et «ïluait mon rival de l'autre.

—Le piquant tableau! —^Nous descendions au jardin vers la tombée du jour

lorsque les ifs y jetaient assez d'ombre et que les serviteurs

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étaient rentrés pour vaquer à la besogne derrière les volets clos. Nous marchions doucement, un peu las, un peu tristes, le long des galeries revêtues de faïence et peuplées de nu-dités de marbre, suivant les dessins du doigt. Avec cette maîtrise qui nous est propre on y avait figuré les épisodes du chant IX des Lusiades, hymne à l'amour sensuel d'une admi-rable grandeur où la déesse cythéréenne et son cortège d& nymphes prodiguent les plaisirs de leur île enchantée à ceux qui s'en reviennent des mers que nul ne sillonna. Pensif je me taisais. Au-dessus de nos fronts les feuilles évoquaient un bruissement de vagues et le jardin se mouvait comme une étendue marine où les buissons déferlent sur le récif des grottes. Mes oreilles semblaient deux conques et le vertige de l'espace me gagnait, lui qui poussa nos oTeux vers les périples et les courses. L'amour nous rend à notre race et nous révèle notre sang.

—Que de gravité soudaine! —Avouez que le sujet s'y prête. Quant à moi, je devins

Portugais ce jour-là: je me retrouvais enfin. La plupart des mortels se cherchent. Le savent-ils seulement? Je conjecture-rais que non.

—Etiez-vous toujours tristes? —Le plus souvent, jeune homme. La passion se com-

plaît aux mouvements de l'âme: il les lui faut changeants, passagers et brusques. C'est une mutuelle souffrance que nous nous infligeons. Il n'est pas d'amour sans trouble et sans an-goisse. Nos rares moments d'allégresse — et nous en ressen-tions parfois — nous payaient de nos peines, mais loin de nous dérober à ces dernières, nous les subissions à l'envi. Concevez que j'avais perdu cette fille, que j'avais donné ma voix à son enlèvement au lieu que de la prévenir et que, par la force des choses, j'étais.' devenu son unique soutien et vous, entendrez pourquoi je me reprochais de lui devoir bien plus que je n'étais susceptible de lui rendre. Ma dé-contenance procédait de - mes remords et jo les éprou-vais à proportion de mon bonheur dont je me ju-

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geais indigne. M'avcdt-elle pardonné? Hélas oui. Par pure bonté d'âme? Il s'y mêlait peut-être quelque résignation, l'humilité naturelle aux femmes de ces pays auxquelles on dispensa des faveurs sans leur accorder de droits. Cela vaut mieux. Lorsqu'elles souffrent, elles aiment davantage et la passion reste leur unique espoir et les haussé au-dessus de leur entendement: elles ne sont heureuses qu'à ce prix. Mes maîtresses qui régentaient un salon à Paris et voyaient chaque jour cinq rivaux abîmés à leurs genoux déploraient l'existence à cause qu'elles ne tremblaient que devant leurs propres ca-prices et, si Dieu les avait douées d'un coeur, elles n'eussent pas manqué de porter envie à la plus humble des cam-pagnardes.

—L'habile tortionnaire! —Vous vous moquez. Alors je ne raisonnais guère: je me

le serois même imputé à faute. l'étais au désespoir de me sentir heureux et ne laissais point de l'être. Ah, les délicieuses soirées!

—Mais de quoi parliez-vous? —Comment, barbare? Il est vrai qu'elle récitait parfois des

fragments de romanceros. Je n'y prêtais pas attention et j'avais tort. Je manquais de naïveté. Je le regrette car les merveilles de ce monde ne se dévoilent qu'aux ingénus: elles viennent à nous telles que ce vaisseau de rêve de corail, d'or et d'argent que. dirige le marinier mystique dont le chant fait descendre les oiseaux du ciel et monter les poissons du sein des profon-deurs. Je restais sur les bords et la nef s'éloigna. Votre Rous-seau ne s'abusait pas tant lorsqu'il pérorait contre les maux qui nous affligent: en chacun de nous je pressens l'être de nature que des attaches sans nombre ont joint à l'univers, mais il est risible de vouloir réformer les moeurs par l'appa-reil des lois. Que d'hommes ont trahi leur jeunesse au point que leur vie n'en sera que le deuil prolongé! Lucrecia me res-tituait la mienne par ses dits et je ne sus la prendre. Que ne l'écoutais-je alors! C'étaient des poèmes simples et savants ®t pleins de redondances subtiles, si enfantins de prime abord

J'. 17

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que je les entendcds à peine, où l'on parlait de flots gron-dants et de cerfs fugitifs, de promontoire et de pinèdes, d'a-mantes solitaires sur un rivage hostile. Elle murmurait cela, l'oeil fixe et le tête penchée. J'entrevis comme un monde du-quel je me croyais exclu. J'affectcds d'en souri'e, lui dérobant un baiser ou la flattant d'une main. J'avais peur d'elle et de sa passion. Nous en étions là quand des lumières trouant la pénombre glissaient le long des galeries. Je me sauvais à toutes jambes et ma belle allait au-devant du Castro Marim. Je regagnais mon placard et m'y tenais coi.

—^Auriez-vous eu peur? — Les premiers temps du moins. Cette frayeur ne dura

guère et je devins jaloux, mortellement jaloux. Je prêtais l'oreille au bruit et sitôt que j'y pouvais déceler matière à soupçons, je me rongeais le poing, prêt à faire un éclat. A mesure que les jours passaient, je voyais croître mon amer-tume et pensais battre ma maîtresse. Je lui ordormai soudain de se refuser aux avances du comte et me promis d'y veiller. Le même soir, Castro Marim la jugeant intraitable, lui dit quelques douceurs.

Elle réconduisit fort proprement et mon rival essuya son premier refus. Il récita des vers en guise de consolation. D'au-tres le suivirent. Sa passion s'échauffa. Il revint à la charge, s'obstina, menaça. C'était fatal. Il acheva par la battre et moi, le dernier des lâches, j'écoutais les cris de ma mcatresse à travers la cloison sans me porter à son aide! Je restais immobile, goûtant un plaisir dont je rougis encore et jouissant de mon incertitude, honteux et ravi malgré moi. Je luttais, je m'indignais en pure perte et ne parvenais pas à faire un mouvement. Le comte lançait des citations tragiques, du Vol-taire et du Crébillon. Il se lassa du jeu, répara l'ordre de sa toilette et s'en fut passcdslement vexé. Cette nuit, ma belle se glissa — monsieur, admirez son courage! — au fond du pla-cxffd et je ne lui ménageai point les caresses.

—Elles vous coûtèrent si peu! — EUe ne m'adressa pas un reprodie, l'aimable créature!

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Au petit matin, mon rival se lève — jugez du sacrifice! — et lui cueille un bouquet puis gratte à sa porte. Nous l'enten-dons soupirer de loin. 11 ouvre: la chambre est vide et pour cause. 11 s'avance, gagne le boudoir, gémit avec citations de Racine le fils, se morfond et nous l'y laissons de grand coeur. Le danger presse: qu'il pousse le battant et nous voilà dé-couverts. Ma maîtresse l'épie au travers de la fente. Il nous tourne le dos. Elle entrebâille un côté, le vantail cède, elle est dehors, en chemise et pieds nus, interpellant mon rival: "Hé quoi, monsieur! Cessez de m'importuner de grdce, brutal que vous êtes!" Castro Marim: "Qu'au accents de ma voix ton amour se réveille!" Lucrecia: "Vous m'êtes odieux, entendez-moi bien! Après semblable atrocité le moins que je puisse faire c'est de vous consigner à ma porte. Je couchai dans un placard, monsieur, de crainte que vous n'eussiez nourri le projet de partager mon lit!"

—Parlait-elle français? —Comme de juste. Il n'est que les rustres pour trousser

les compliments en leur langue et de Lisborme à Pétrograd on se sert de la vôtre à tel effet.

—Et puis? —Ils quittèrent le boudoir dont ma maîtresse ferma la

porte. —Se raccommodèrent-ils? —^Elle dut l'entretenir de promesses. —Chemin glissant s'il en est. Que ne l'enlevôtes-vous

pas? — Je formai ce dessein le même jour mais on vint à le

croiser. Les frères de Lucrecia se présentèrent durant l'absence <ie mon rival.

—Se présentèrent? —De but en blanc. On les introduit. — Et les domestiques? —Sont d'intelligence avec eux. Ma maîtresse m'appelle,

l'y cours et trouve mes scélérats. Nous nous embrassons. Da-nùâo me dit: "Je vous félicite. Vous vous accordez du bon

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temps, monsieur le libertin, et l'on me conte vos fredaines, hé, hé! Vous nous oubliez bel et bien." J'entends ce que parler veut dire et rétorque: "Annibal à Copoue, mon cher. Je ne vous quitterais point la place." — "O le lambin! Mcds cela reste étranger à l'affaire. Nous ne pouvons nous passer de vous, (bas). Nous sommes un peu gênés et vous vous montrâtes munificent. Ne soyez pas ingrat. Mon pauvre père — que Dieu le bénisse — gît privé de tout secours et ma mère essuie les contre-coups d'un siècle déplorable." — "Adressez-vous à Monsieur de Castro Marim." — "Nous craignons d'abuser de ses bontés." — "Non pas des miennes." — "C'est un grand seigneur." — "J'en suis un autre (orgueil fatal! je me mords les lèvres)" — "Nous désirons que vous ne cessiez de l'être (ils savent donc?)" — "Sortez! Vous nous feriez découvrir." —"L'on nous connaît tous tant que nous sommes." — "Moi excepté duquel on ignore la présence." Je les vois rire. Afonso m'interpelle: "Et votre cheval?" Je suis perdu. Je vous rappelle ma venue en ces lieux et comme me jetant de la monture je rejoignis la belle. Mon coeur bat la chamade. Afonso reprend: "La pauvre bête! Les laquais de Monsieur de Castro Marim l'aperçurent qui rôdait aux alentours, la rafraîchirent et la bouchonnèrent. Elle se repose à l'écurie et vous attend, (bas). Vous nous payerez notre silence à Lisbonne et d'ailleurs Pie-dade Botelho vous y réclame pour je ne sais quelle affaire." Cela me décide, mon jeune ami, cela me décide. On se fati-gue de tout et du bonheur en premier. Je crus être blasé sur le mien et devoir jouer le cruel. Je baise les doigts de ma maî-tresse dont la pâleur m'agrée et nous sortons. La valetaille détourne les yeux de crainte de me voir: admirez la façon qui serait du goût d'un casuiste. Nous gagnons l'écurie. J'enfour-che mon bidet, je sors. Ma belle vole à ma rencontre et ce sont mille sanglots, des cris à fendre le coeur, un orage de larmes. Je tremble. Les frères, mon bon, les frères n'en firent aucun cas. Je les regarde, je les adjure, je leur promets monts et merveilles, Vila Rica, le Potosi: qu'ils me laissent avec elle, ne fût-ce qu'un jour. Ils me répondent: "Payez-nous d'abord

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et nous vous ramènerons. Votre place n'est pas ici. Monsieur de Castro Marim a droit à notre loyauté (ils prononcèrent le mot, je vous l'assure) et nous le desservons à cause de vous. Que dirait-il s'il venait à l'apprendre?" — "J'ai mon épée." — "Les valets n'attendent qu'un signe pour vous bâlormer d'im-portance. Vos titres ne vous seraient de nul profit outre que vous tenez à ce qu'on les ignore." — Cela me ferma la bouche. J'y reconnus la manière de Nicolau: le traître avait jasé d'in-dustrie, m'enveloppant dans ses filets, me coupant les che-mins. "Rentrons!" m'écriai-je sans prendre garde à ma maî-tresse et je piquai des deux, allant à fond de train, suivi par les Tavarès. Je ne voulais pas qu'ils me vissent: j'avais peur et mon visage le montrait. Afin de dissiper la crainte, je talon-nais ma bête à n'en pouvoir plus au risque de vider les arçons et j'eusse traversé les fondrières à la nage. Un péril chasse l'autre et votre Turenne me servit de modèle, lui qui s'expo-sait à dessein pour vaincre sa faiblesse. Mille fois je pensai me rompre la tête à ce jeu, mais le danger couru me rasséréna sur mes vaines frayeurs, ne me laissant que la honte de les avoir éprouvées. Je m'en pris à leur cause, à ce mouchard de Nicolau, j'étais ivre de vengeance et me persuade incon-tinent qu'il est le plus abject des hommes, qu'il est indigne de pitié, qu'il n'hésiterait à se défaire de moi. Je crois l'en-tendre encore un d'Holbach à la main ou le "Sofa" de Cré-billon égayer les soupers de mon oncle et présider à nos or-gies. Je le revois à Montemôr et je l'écoute à nouveau nous inciter au viol et nous prêcher le meurtre alors qu'il se dispose à nous livrer. Vais-je surseoir à sa perte lorsqu'il est requis de prendre les devants et de le gagner de vitesse? Je la résolus donc et Botelho m'en fournit le prétexte. Je n'étais pas au bout de mes raisons à l'arrivée: plus il est d'équivoque, plus il faut d'arguments et quant à ces derniers, ils m'arrivaient en foule et je me le forgeais à plaisir. Je me rendis chez mon agent, je désintéressai les frères et je partis pour la maison. Jeune homme, souffrez que je respire en attendant d'y être.

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Ils passèrent quelques rues. Au détour d'une borne, le vieillard s'arrêta:

—Regardez! Près de ce coin-là j'aperçus un négrillon qui rôdait, un paquet de forme oblongue à la main. Il me souvint de l'avoir vu chez Borba. L'enfant me remet la chose: à l'ins-tant même je pense défaillir et je deviens semblable à ces mécaniques dont Vaucanson se plut à concerter les gestes. Je m'écoute marcher et mes oreilles me tintent. Je pousse la porte, j'entre et me dirige vers la chambre de Nicolau. Ma voix s'échappe de mes lèvres et je l'entends articuler des mots dont je ne saisis point l'intelligence. le me retrouve, une bas-sinoire à la main et face au lit duquel je tire la courtine. Un nuage s'abat: je me meus comme en un songe, souhaitant de tomber. Je me réveille à demi, me redresse et lève l'index, pareil aux sentinelles antiques. Mes paupières se rouvrent par moments. La chambre est fraîche, la couch'-j brûle; il est temps d'agir et je bassine toujours, désireux de prolonger l'opération. Ce fut l'heure la plus infernale de mon existence. Puis je vais au bocal, je le palpe à travers l'enveloppe, je le soulève et le replace, indécis. J'en ôte le tissu par franges: l'étoffe cède avec un crissement. Je tire. L'étoffe cède. Je tire, l'oeil clos. L'étoffe craque: c'est une belle pièce de soie. La Vierge Marie n'en reçut pas de meilleure lorsque au retour de son voyage Vasco de Gama lui fit don de ces riches tissus, de sacs de poivre et de canelle, d'un pain de benjoin et du collier royal de Cananor. D'où peut-elle procéder? De Cathay? De Manzi? De Xipango? Quelles mains la filèrent et la tordi-rent sous les camélias dans le pays des clochetons de porce-laine? Le placard de ma maîtresse regorgeait de ces Boccaro de Chine, de ces grès rouges, ajourés que nous prisons par-dessus les blancs, les verts et les roses à mille fleurs. Je me re-traçai mes premiers ans et les crus revivre derechef, ce jour entre combien d'autres où nous fut livré le service venu du fin fond de l'Orient et qui portait nos armes, commandé de-puis une génération à nos facteurs de Macao. Je tire et j© m'arrête, immobile d'effroi, ne percevant nulle résistance et

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n'osant ouvrir les yeiix. Riez de ma couardise! Non, ce n'était pas tant la crainte qui me faisait trembler ainsi, bien qu'on m'en eût rapporté long sur les espèces du Nouveau Monde que les pionniers trouvaient sur leur chemin au travers de la forêt: ces poissons minuscules dont les bandes attanuent jusqu'à l'homme et le dépouillent de sa chamure, les papillons morti-fères et les troupes de fourmis qui sèment la dévastation et pourchassent les tribus de clairière en clairière. Non, ce n'était pas cela. Qu'était-ce donc?

Parvenus à la demeure, il ébranle le vantail d'un coup. La servante s'efface.

—Je vous parlai de ma jeuneusse, qu'il vous souvienne, et je crois bon d'ajouter qu'on me nourrit dans les préceptès de la foi la plus rigide. Nous nous prévalions d'une chapelle de marbre d'Italie peinte à fresque et meublée de palissandre où l'on disait la messe au petit matin. Notre peuple s'adorme avec joie aux pompes d'un culte amoureux de la magnificence et Voltaire n'eut garde de se railler de l'un de nos monarques sous le règne duquel je naquis et dont les fêtes étaient des processions, les palais: des couvents, les maîtresses: des reli-gieuses. Ce digne souverain nous gratifia d'un monastère que près de quarante-cinq mille ouvriers ne purent achever au bout de treize ans à cause de ses dimensions et dont je goûte assez les orgues bien qu'il en compte cinq de trop. Erasme n'eût pas fait grâce au sixième, lui qui daubait sur leur "hen-nissement musical", mais c'est assez de persiflage! On nous taxe de mystiques et je n'en disconviens point s'il est vrai que ce soient là de certains dévots ayant le coeur tendre, au dire de Montesquieu. J'étais en passe de le devenir quand les fléaux y mirent bon ordre et ma piété suivit notre chapelle ce jour de la Toussaint qui vit crouler Lisborme, du moins je le conjecturais et je vécus à l'avenant. Les plaisirs nous font cortège à travers l'existence et, lorsque pris d'un beau zèle l'humain songe à se les retrancher, il en tire d'autres et désireux de les fuir les retrouve au fond de sa retraite. Je ne sais si j'emporte la conviction des âmes mortifiées dont les

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délices reposent sur ropporeil des négations verbales: j'ad-mets que nous tombons d'accord mcds que le plus clair de leur jouissance est de s'y refuser ou de l'ôtsr à tous. La . convention me paraît l'essence des choses humaines et le philosophe pense que le bien et le mal ne sont que des rela-tions dépendant le plus souvent de la mode du jour et qui se veulent des témoins, fût-ce au fin fond des solitudes, allant jusques à se les créer au besoin. J'opinai de la sorte et j'incli-ne à m'approuver. Hé bien, ce jour-là je me trouvai stupide à l'instar d'un paysan de nos campagnes, d'un rustre à peine dégrossi qui n'a d'yeux que pour les clercs et de cesse que l'on ne tonsure le plus nicaise de ses fils! Je serrai les poings, mon jeune ami, je serrai les poings, colère de me voir si lâche. La conscience, où cela peut-il loger, je me le demande! Dans la glande pinéale de Cartesius? Qu'on me l'arrache, dussé-je y perdre la vie! On s'en passerait si bien, tout comme au temps jadis. Je raisonnais à miracle et cela ne me rendait pas la jambe mieux faite.

Il ouvrit une porte: ils entrèrent et le vieillard prit place: —^J'étais assis, tel que je me tiens sous vos yeux, l'air le

plus cavalier du monde — car j'avais de la tournure — et remâchant des propos avalés, me répétant cent fois qu'il n'est que le premier pas qui nous coûte. Mg conscience tardant décidément à capituler, je lui produis pour renfort de potage un inquisiteur, un soldat et le propre José Sebastiâo de Carvalho e Melo, comte d'Oeiras et marquis de Pombal. Je m'adresse à l'inquisiteur et lui dis: "Mon R. P., vous brûlâtes naguère, entre quelques autres une fille de dix-huit ans, un poète non médiocre ainsi que plusieurs persormes convaincues d'avoir le saindoux en détestation et de ne s'être pas rendues en Galice, acceptant jusques au témoignage des mignons et des mérétrices à charge des coupables, les prêchant avant que de les mander au supplice et vous appropriant leurs biens. Cela ne vous cause-t-il aucun remords?" Le dominicain rétorque, tour à tour grave et bénin: "Certes, nous avons af-fermi le pouvoir de nos rois, étouffé dans l'oeuf la grande

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hydre luthérienne et vous sauvés des guerres de religion, crime impardonnable, j'en conviens. Au lieu des cent mille victimes qu'à ce jeu perdit la France, nous n'en montrons que huit fois moins tant en Espagne qu'au Portugal et nos bûchers opérèrent le miracle. On brûla douze sordères contre les trente mille que l'on se plut à noyer aux Allemagnes où notre tribunal ne siège pas et le 19 avril 1506 vit périr plus de juifs à Lisbonne que nous ne fîmes rôtir de judaïsants au cours de deux siècles. C'est opter pour le moindre mal que de recourir à nos lumières!" Je me tournai vers le soldat: "Mon ami, tes pareils se couvrirent d'opprobre aux sièges de Mag-debourg et de Drogheda. Que vous égorgiez les mâles pris les armes à la main, c'est justice! Mais vous éventrez les dames après les avoir mises à mal et vous plantez les enfants sur vos baïonnettes". L'autre me répondit: "Il faut bien que le soldat s'amuse et notre existence est un tissu de calamités à tel point que la mort nous semble une grâce et des plus enviables. Le droit des gens s'arrête au passage des fron-tières et nous nous vengeons de l'ordre qu'on nous impose en détruisant la police de nos voisins". J'interroge le Pombal et lui rappelle ses vexations et ses iniquités. Ce grave person-nage daigne sourire: "Tout procède ici-bas d'une convention tacite qu'établissent les uns quand les autres y défèrent. Qui ne promulgue les lois s'engage à les subir, le législateur ne proposant de règle que les siennes et n'ayant nul motif à les transgresser. Les maîtres de ce monde ne sont responsables que devant eux-mêmes à moins de faillir: ils ont la force et l'emploient comme ils l'entendent. Qu'ils enflent les poumons et qu'ils sachent grossir la voix: pareil à l'écho, le droit leur répondra toujours et sans ambages. L'inquisiteur se fonde sur le pouvoir de la religion et quoique inflexible, on le révère néanmoins à cause qu'il est médiateur entre le ciel et les hommes, les libérant du poids de la responsabilité. Le soldat ne cessera de perpétrer des crimes tant que subsiste l'état souverain duquel il se réclame et dont le simple nom l'en peut absoudre. Et moi, le marquis de Pombal, je professe

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à l'instar de quelques autres que le monarque est lieutenant de par la Providence afin que sa grande ombre cèle mes agissements et je gagerais qu'il en est de même sous tous les régimes de la terre, car si mon oeuvre est bonne qu'impor-tent les moyens? L'art du politique est de se trouver des com-plices,- fût-ce un peuple entier: alors il n'a plus de retour à craindre! Que l'inquisiteur boute une mygale au fond d'une couche et cela se nommera "jugement de Dieu". Que le soldat s'y détermine et je l'appelle "ruse de guerre". Que je le fasse' enfin, moi, le marquis de Pombal, et ce sera "la raison d'état" ou "le bien public" qui m'auront dicté cette conduite. Mcds-vous je vous mets au défi de l'entreprendre puisque vous n'êtes rien et que vous demeurez seul à servir vos intérêts. Ah, si vous pouviez vous targuer de quelques complices de marque, je serais le premier à vous faciliter la tâche! Mais vous n'avez personne: tremblez! Oui, tremblez quand même-vous échapperiez à la justice: vous auriez violé le pacte et votre éducation passée vous le fera sentir. Vous resterez soli-taire au profond de vous-même et coupable à vos yeux, des châtiments le pire sans contredit, et vous en viendrez peut-être à vous dénoncer pour fuir une chimère, cette chimère à défaut de laquelle nul gouvernement ne serait possible! Lais-sez là votre mygale et souffrez qu'on vous dénonce. La tour de Belem est sise à moins d'une lieue de chemin et vous y rencontrerez la fleur de la noblesse. Il est bien vrai qu'il y a deux pieds d'eau dans le caves ce qui ne les empêche point: de vivre." Je porte mon regard sur l'araignée: elle semble étourdie. Je la secoue: elle ne remue qu'à peine. Je relève-la couverture et vide le bocal que j'emporte.

—Se peut-il? —Ayez pour agréable de différer tout jugement à l'endroit

de ma personne. Nicolau revint et nous nous mîmes à table avec Dona Guiomar et les deux coquins de frères, nous dé-visageant les uns les autres. Belle potée de scélérats! J'ea rougis encore, moi qui faillis m'autoriser de leur exemple! Je soupai de méchante humeur, gardant un silence obstiné.

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prêt à faire un éclat et m'astreignont à me cele- ma propre-décontenance, à quoi je reconnus que je me sentais coupable. Voilà le fruit d'une éducation religieuse! Je pestai contre ceux qui me la donnèrent, ce qui ne servit de rien. Vingt fois je pensai me lever de table et croiser mes perfidies et vingt fois je me dissuadai. Qu etais-je? Un libertin en passe de perpé-trer un crime, chose conforme à l'ordinaire. Je crus bon de souscrire à ma déchéance et de me retrancher les prétentions à la vertu, mais j'avais une maîtresse et quelle maîtresse! Quoi qu'on entreprenne, l'amour s'attache à nos pas et le moyen de se savoir diminué sans concevoir de la tristesse alors qu'on se veut digne, irréprochable et beau? D'ailleurs j'avais quelque pente à ce qu'on nomme idécds.

—C'est ma raison de vivre. —Conservez-la jusques au bout. Il est des gens qui se

jugent subtils parce qu'ils les ignorent à dessein ou qu'ils se vantent de mettre au jour leur nature véritable et d'y déceler force motifs contraires à l'apparence. Quand même ce serait, qu'importe! Ne se formant idée de rien et refusant de parti-ciper à l'ordre des abandons réciproques, fondement de cet univers, ils restent les plus abusés et sans doute les seuls à prendre le change. Mais l'idéal porte sa récompense avec soi, dût-il nous piper, à cause que le sacrifice est joie et qu'il dilate l'âme en la haussant au-dessus de l'objet de sa con-voitise. Il n'est d'autre bonheur ici-bas que l'accord du plaisir et de notre arbitre et l'homme véritablement heureux me paraît le seul à pouvoir admettre que les autres dissemblent de Im. Voilà bien des réflexions au sujet d'un mygale! Je vous dis tout ce qui vient à la bouche et que je remuais ce soir-là dans mer tête. Je me levai, je regagnai la chambre le bocal en main et lui rendis son hôte que j'étourdis au préalable d'un coup de pelle à feu.

— le vous reconnais enfin. —^Hélas! Je suis à le payer encore. Je jetai ma mygale à

la mer et ma fortune après. Je n'en demeurai pas là: je méditai de ravoir ma maîtresse et de brasser im tour à la compagnie.

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volant de mes propres ailes. Sur le coup de midi, je me rends chez Borba Gato. Le secrétaire Piedade me reçoit le plus innocemment du monde, noyant sa pensée dans un déluge de mots et tournant comme un chat autour de la marmite. Je l'égaré à plaisir, déjouant ses manoeuvres et le comblant d'hon-nêtetés. Il me dit: — Vous nous manquâtes. — J'étais avec une mienne amie. — Oh, oh, vous tranchez de l'homme à bonnes fortunes! — Je le suis. — Une dame de la Cour? — Elle en sera bientôt, du moins elle le mérite. — Vous m'en voyez fort aise. Mais comment va-t-on? — Plaît-il? — Comment se porte-t-on? — Je ne suis jamais malade. — Tout le monde ne peut pas en dire autant. — Je vous l'accorde. — Et nos amis? — Que Dieu les bénisse! — Que de charité! Je suppose qu'ils en ont besoin à l'heure présente, hé, hél — Que savons-nous! — Hélas! — Ainsi va le monde. — Puis nous assistons au lever de Borba Gato qui daigne se souvenir de moi. Je me penche vers lui, fredonnant sur un air à la mode: "On vous berne, on vous pipe, on vous trompe la la — On vous dupe la la — Et sur-prend votre foi — La la la la la la — On vous embobeline et l'on vous circonvient — Mcds vous ne dites rien la la la la la la — Si cela vous amuse — Souffrez qu'on vous abuse! — La la la la la la!" Le Borba se redresse: d'un seul geste il consigne laqucds et moines à sa porte, me dévisage en fronçant le sourcil et m'ordorme de parler. Décontenance de Piedade! Je songe au risque qu'il me faut courir s'il me dénonce et le rassure d'une oeillade dont je me repens encoie. Il est de certaines gens qu'il est bon de ne pas obliger lorsqu'on les tient à sa merci. J'eus le loisir de l'apprendre à mes frais. Je leur découvre tout — "leur" est figure oratoire et pour cause — ne soufflant mot du rôle de Piedade et le lui faisant sentir, faute impardonnable s'il en est.

—De sorte que Borba Gato renonce à ses projets d'union. —De mariage seulement. Quant au reste... —Qu'y gagncrtes-vous alors? —Je suis à me le demander. Il veut connaître son rival.

Je le lui nomme. Jugez de son cdse: un Castro Marim! Il se

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pique, s'enflamme et s'emporte en menaces sublimes. II par-donnerait presque à Lucreda. Piedade s'avance, la généalogie de cette famiUe à la main en guise de lénitif et nous nous perdons dans le vague.

—Et puis? —Et puis Nicolau se présente comme si de rien n'était.

Mon Piedade chancelle. Nicolau reçut le plus bel accueil de sa vie: Borba Gato pensa l'étrangler de rage et le fit jeter dehors. Quoique brandon de la discorde, je me sentis mal à souhait et ne me berçais guère d'illusions. Je logeai ce soir en une auberge, attentif à ce qui devait suivre et prêt à m'em-barquer. Le Borba se poussait dans le monde et hantcdt même la Cour ce qui me laissait prévoir un esclandre. Je ne crus pas si bien augurer: à trois jours de là le bruit d'un duel parvint à mes oreilles. Mes deux rivaux avaient eu maille à partir ensemble et le Jardin de Neptune fut témoin de leurs disputes encore qu'on attendît de se rendre au fond du Parc Italien pour échanger les soufflets traditionnels à cause des berceaux de verdure. Je vole chez mon Borba, je le trouve abattu, je m'offre à le remplacer et lui révèle mon nom. Il me saute au cou, me jurant une amitié éternelle: c'est un autre homme! Le jour venu, je m'apprête à quitter mon auberge: deux sbires me cueillent au passage et m'emmènent. Voilà le prix de ma clémence! Vingt-six mois de plombs à la tour de Bélem jusques à la chute du terrible Marquis. Piedade et Nicolau s'étant rabouchés avaient ourdi la chose de concert. Après tant d'agitations, j'eus quelque repos. Je n'éprouve nul besoin de vous décrire le lieu de ma retraite involontaire, espèce de cave où l'on ne souffrait pas trop de la chaleur vu que le fleuve la baignait. La tour de Bélem que je vous engage à visiter est un donjon muni d'une plate-forme et qui défend l'entrée de la barre, en cet endroit où le Tage s'étrangle et coule plus rapide. C'est une fantaisie de marbre d'ailleurs piquante et que l'on croirait destinée à d'autres usages. On me dépouille de, mes habits et me charge de fers, procédure' assez commune pour qu'il ne faille insister là-dessus. Votre

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Bastille valait mieux: on s'y récréait parfois et le régime était supportable. A Vincennes, l'on vous accordait deux chaises de paille, une table et le grabat. Le marquis de Pombal en jugeait différemment: il nous tenait rigueur et ne relâchait point de sa sévérité. Il mourut près de trois mil'e détenus en conséquence et je ne mentionne que les prisonniers politiques.

—Ne communiqucrtes-vous jamais avec le dehors? —^Pendant les premiers mois, je vécus tout pareil au captif

d e la légende: nul oiselet ne m'y chantait l'aurore, mais j'écou-tais passer les barques, prêtant l'oreille aux cris qui montaient du grand Tage, sachant la mer si proche et ne pouvant l'at-teindre, en la tour de Saint-Vincent près la dune de Bélem, au seuil de l'infini des flots.

—N'ctviez-vous point de compagnons? -Mes chaînes et mes souvenirs.

—A quoi pensiez-vous? —J'évitais de le faire. Je rêvcds d'habitude, m'égarant à

dessein par crainte du puits d'ombre qui grandissait en moi, tremblant d'y perdre la raison et le fuyard de ma conscience, me cachant à mes propres yeux. La solitude, cauchemar des faibles, me reix>usscnt vers la margelle: je luttais jour par jour et pas à pas, atermoyant, brassant des stratagèmes et m'ac-crochant à des réminiscences lorsque les souvenirs me vinrent à manquer, m'épuisant la mémoire à force de recherches de plus en plus stériles. Pour m'en ouvrir à vous, jeune homme, je battais le rappel et j'étais bien aise de découvrir quelque fadeur, quelque scène de tragédie voire un ragot de la coulis-se et jusques à la furtive évocation de l'aventure d'un après-midi. Lutèce m'occupa: je lui dois de n'avoir point sombré dans la démence et je refis le tour de ses petites maisons. Ah, ces petites mcrisonsl Les coni>cdssez-vous?

— l'étcris enfant et quoique petiot, je manicdq la pique com-me tant d'autres, bon sans-culotte de surcroît et la coqueluche des dames de la Halle et de nos tricoteuses républicaines. Je pris d'assaut en l'an quatre-vingt-douze l'un da ces temples d'impudeur et nous le mîmes à sac. Je fus bien étonné de n'y

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voir qu'une ferme assez propre du reste et de l'air le plus honnête, mais au dedans! Mais au dedans quelle richesse! Et que de grâce et que de goût! Ah, ils s'entendaient à vivre, xios libertins de la noblesse! Figurez-vous un palais lambrissé d'or et peint de guirlandes et de nymphes, tendu de soie jon-quille ou revêtu de stuc, avec des glaces et des paravents, une baignoire d'onyx, des meubles et des porcelaines! Et quel jardin! Nous cassâmes tout, monsieur, absolument tout •et je le regrette encore. J'emportai du moins une pendule.

—Pourquoi cette rage? —Nous avions peur, monsieur, peur de ce luxe effréné.

Cela nous renversait la tête et d'ailleurs n'était-il pas la cause de notre abaissement?

—Que d'objets d'art détruits en pure perte! — La foule hcrit les arts et davantage ceux qui les culti-

vent: ils sont les seuls à créer dans la joie alors que le travail nous est douleur. Qu'ils nous le payent de leur souffrance! Serviteurs des grâces et de la volupté, que deviendront-ils en l'absence d'elles? Nos stipendiaires. Nous leur hausserons le râtelier, n'ayez crainte! Ils apprendront à trembler devant nous, à se régler sur nous, à mendier nos suffrages, à flatter nos travers: le peuple est roi, le peuple est dieu, qu'ils se le •disent! Nous sentions vaguement cela, nous autres, et nous nous acharnions. Nous eussions pu vendre les porcelaines et les glaces, mais nous appréhendions que des gens ne s'en servissent après nous, pjeri^tuant la mémoire d'un luxe révolu.

—Et la vie vaudra-t-elle la peine d'être véc-jf en ce cas? —Qu'importe! Qu'elle soit un enfer, mais un enfer pour

tous! —^Est-ce là votre avis? —J'opinais de la sorte et j'cd changé depuis à cause que

je fus soldat: il faut bien que les uns commandent et que les •outres se subordorment. Si les révolutions éclatent, monsieur, ce n'est pas tant parce que les mcntres se dépravent! Noua «ouffrons tout de ceux que nous respectons hormis leur faibles-se et nous les servons jusque dans leurs frasques pourvu qu'ils

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ne s'encxmcrillent pas, qu'ils demeurent ce qu'ils sont, tels que votre duc de Beaufort par exemple.

—Mon oncle Diogo, le roi des roués, me conta quelques anecdotes à l'appui. Du temps de la Régence — ah, quel temps c'était là! — du temps de la Régence, les amants du bel air couraient les guinguettes: Moulin de Javelle, Port à l'Anglais et Gros-Ccdllou, parmi le menu peuple et les pay-sans, imitant leur jargon, en habits de droguet ou de tiretcdne, reconnus de la canaille et choyés par elle. Plus tard et durant mon séjour, les parvenus déjà nombreux ne goûtèrent point ces familiarités trop susceptibles, à leur sens, de leur remé-morer leur origine et nous eûmes les Folies, nous eûmes les petites maisons, asiles des plaisirs fugitifs. Pauvres temples, vous voilà laidement mis et saccagés de fond en comble! On y reviendra, mon bon, attendez qu'on y revierme! Le monde tourneboule à force, tantôt Lacédémone et tantôt Sybaris. So-yons à la mode puisque les sots sont la majoiité! Gardons-nous d'encourir leur blâme! Nous avons trop ri: que les temps sont changés! C'est fini: l'on ne rira plus d'ici trois siècles ou davantage. Mourons en paix et plaignons ce qui nous doit survivre! Et mon cachot, l'avez-vous oublié?

—Que non! —Hé bien, m'y voilà de retour, proprement enchaîné, me

retraçant vous savez quoi. Cela dura quelques semaines. —Après? —Après, cela devient lugubre. Je m'ennuyais à périr et

c'est un premier pas. Je me rompais la tête et c'en fut un deuxième. Vous souvient-il de mon puits?

—Certes. —Je regardais au dedans, assis sur la margelle: il n'est

pas sage de sonder les abîmes. Je perdis l'équilibre et chus. —Parlez qu'on vous entende. —D'accord. Je me faisais sybille à ma façon en dépit de

mon sexe. Il est un jour, jeune homme, il est un jour en l'exis-tence où l'on en vient à réconsidérer l'ordre de l'univers et la place qu'on y tient, jour d'angoisse et de désespoir, jour d'é-

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preuve aussi qui voit les faibles temblants et les forts affermis à jamais. Heureux qui brave la haute mer, nu commei au sortir du néant, dédaigneux de confier sa fortune au frêle esquif, oeuvre de l'humaine industrie, dédaigneux de la main secou-rable, de la bonne parole et de la juste loi, seul par sa volonté face à ce qui ne s'exprime point, lutteur superbe et qui a» sombre pas! L'Histoire est pleine de trophées et qu'il nous faut reconquérir sous peine d'en rester indignes. Rien ne s'acquiert que l'on ne prit d'abord et nulle chose ne demeure en place. Quiconque aspire à juger doit remonter aux sources et marcher dans la nuit.

Qu'y décelâtes-vous? —Le néant duquel nous sommes issus, le néant de l'intel-

ligence car rien n'est rien mais tout n'est que mensonge. Plus je creusais le fond du puits, plus je me détruisais moi-même jusques au jour où me rendant enfin je pensai que le men-songe étcdt notre raison de vivre et qu'il fallait que je mentisse pour me hausser à la lumière. J'y revins, quoique désabusé, je regagnai la plage au prix de mille efforts, la plage que les hommes foulent, heureux de la sentir si ferme et dont chaque grain de sable est le rappel d'un désespoir et le souvenir d'une lutte: j'y portai le mien, le fruit de mes tourments que je cueillis au tréfonds des abîmes. J'admire ce qui est, et je l'admire sans réserve, prêt à le soutenir envers et contre tous: le changement n'est que douleur et douleur vcdne par surcroît. Je ne m'oppose point à lui quand je le sens inévitable; je ne veux l'appeler à dessein ni le souffrir lorsqu'il est inutile. J'admets que vous n'y donniez votre voix, que vous ayez quel-que raison pour me la refuser et j'y défère par avance, trop sûr que vous me rejoindrez un jour.

—Et Lucrecia Tovarès? —Je faillis l'oublier au milieu de mes luttes: en vain je

me la retraçais et criais après son image et que de fois je sus-pendais ma course, désireux de la susciter à nouveau! Je la laissai sur la margçlle et je l'y reitrpuyai connue trort^gurée par ce que je devins alors. Je plaçai tout en elle et tout me

A is

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fut rendu. Voilà le mystère et le seul du véritable amour. Les mois passaient et j'attendais mon sort. On ne m'interrogea pas. Je me mis à languir. le dormais pendant les journées et ma faiblesse allait en augmentant. Mes membres s'enflèrent et je craignis la gangrène. On conjectura que je ne tarderais pas à mourir et j'eus un prêtre à mes côtes, un dominicain et l'un de ceux qui se chargèrent du procès des jésuites. J'avcds lu Bayle et SpLnosa, chose que le saint homme ne manqua de flairer. Il entreprit de me convaincre et me voyant si démuni me fournissait de confitures et de cordiaux qu'il glissait dans , les manches du froc. La théologie a du bon: je lui dus de survivre à mes persécuteurs. Le dominicain réfuta les argu-ments du "Traité théologico-politique" avec un zèle dont il est impossible qu'on ne lui tienne pas compte en l'au-delà. Je lambinais à cause du jambon qu'il m'avcdt promis et ne lâchai prise que lorsque je l'eus sous la dent. Nous disputâmes de la sorte, moi cédant le terrain et lui me régalant à merveille, troquant un paragraphe contre les provisions d'une journée. Je vendis mon Seigneur et Maître pour six pots de cerises fines, neuf de gelée de pomme et douze de marmelade d'abri-cot, trois jambons entiers, du fromage, du pain et des amandes sans oublier quinze flacons de Madère. Qu'il me le pardonne! Puis nous nous attaquâmes à Bayle et j'en tirais force pâte de guimauve et de sirop de violette quand j'appris mon élargis-sement. Le roi Joseph, ce pauvre roi dont on disait alors: "Il tourne la meule et Pombal est sur le trône", avcdt cessé de vivre et notre tyran se démit de ses charges. Les cachots s'ouvrirent. Ou me tira du mien, on me flatta, me revêtit de neuf et mon directeur, bien loin de s'en cacher, parla des douceurs qu'il me prodiguait. Les divers membres de ma fa-mille furent relâchés et d'aucuns rentrèrent en grâce. Je ne tardai pas un jour et me fis conduire au pied de l'Alfama, brûlant de revoir ma maîtresse.

—Où la trouvâtes-vous? — En cette maison, seule avec une servante. —Seule?

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— Je n'eus pas le loisir de le remarquer, n'ayant d'yeux que pour elle et rêvant debout si ce n'était pis. Elle devait in'attendre, à ce que je suppose, et se tenait prête à me rece-voir: je vole dans ses bras, mes forces me trahissent et je tombe, ce qui n'est pas un prodige après vingt-six moix de réclusion. Je ne me souviens guère du reste: il paraît que je fus à la mort des semaines durant. Quoi qu'il en soit, je lui suis redevable de mon existence.

—Quoi qu'il en soit? Achevez donc, de grâce. —Or elle était fort démunie. D'où prit-elle l'argent pour

me soigner? Il est vrai que mes affaires s'étant rétablies, j'en reçus mais par la suite. D'où le tira-t-elle? Je frémis quand j'y songe.

—Ne soyez pas ingrat. — Je pensai l'être. Je m'ébahis enfin de la voir seule: elle

allait, venait par ma chambre de malade — je l'étais encore, — elle me quittait et la servante demeurait avec moi jusqu'au retour de sa maîtresse. Je ne parlais qu'à peine tant l'effort me coûtait et je raisonnais tout bas, lucide tel que je l'étais alors, étrangement lucide au point de m'effarer moi-même. La première parole que j'adressai, jeune homme, à celle qui m'a-vait sauvé, je me la rappelle — et c'est un trait d'ingratitude! — Je lui dis: "Que fais-tu si longtemps dehors?" Quoi? Pas un mot pour la payer de ses soins? Hé non! Mes forces m'étaient revenues. Jugez d'ailleurs de ma sagacité (j'eusse pré-féré n'en pas avoir) car elle me dérobait ses absences, ne me laissant que lorsqu'elle me voyait l'oeil clos.

—Je gagerais qu'elle ne se fâcha pas. —Elle n'eut garde et se prit même à sourire. Etait-ce afin

de me berner? Elle devait concevoir de l'inquiétude, la mal-heureuse, et ressentir néanmoins quelque fierté. Je lui prouvais mon attachement et selon la manière habituelle qui réside en un surcroît d'humeur à l'égard de l'objet de nos amours et de procédés tels que le moindre nous séparerait d'avec quicon-que. Elle les souffrit à merveille et sans nulle apparence de bouderie. Je ne m'en tins pas là. Je repris: "Et tes amants

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que sont-ils devenus? Comment se porte Nicolau? Le comte de Castro Marim te chassa-t-il de sa maison? Et ton mariage s'apprête-t-il à mon insu? J'ignore tout, ma belle, et c'est par votre faute puisqu'il vous plut de m'oublier et vingt-six mois durant". — "Ne vous agitez point, dit-elle, et je vous conterai ce que vous désirez entendre". Je lui fis grief de m'avoir abandonné de la façon la plus indigne au fond de mon cachot. Elle m'assura du contraire et produisit des attestations. Je dus me rendre à l'évidence et j'appris ses démarches: elle avait sollicité je ne sais combien de personnes, allant jusques à suborner les gens de la police au risque de partager mon sort, mettant ses bijoux en gage afin de s'en procurer les moyens et n'ayant de cesse avant que d'être à bout. — Lorsque l'argent en vint à te manquer, l'interrompis-je, à quelles voies eus-tu recours? Tu m'oublias donc bel et bien. — Que non! — Que fis-tu, n'ayant plus de ressources? Comment? Je ré-pondrai pour toi: tu trafiquas de ton corps! — Il s'agissait du vôtre, monsieur. Il fallut bien que je m'avilisse et cela ne me servit de rien. — Tu n'y perdis pas trop, je pense: il t'en coûtait si peu!

—Je conjecture qu'elle se tut. —En pareil cas! Le pire fut qu'il me vint une faiblesse à

cause que je m'agitais. Elle prit de l'avantage et sous peine de me taxer de monstre, me voici contraint à lui témoigner de la reconnaissance pour les efforts qu'elle déployait. Je feignis un profond sommeil et je cachai ma confusion. Elle eut la bonté de me croire et s'éloigna. Quelques jours passèrent sans apporter de changements. Nous évitions de nous pxirler et sitôt que je l'apercevais, je ne manquais de fermer l'oeil avec obstination. Elle ne se formalisa point sur mes déloyautés et j'y renonçai, de guerre lasse.

—Après en avoir vidé votre carquois. Sans mentir, vous êtes un méchant homme.

—Si vous voulez vous fâcher, permis à vous. Ecoutez d'abord la suite. Je me rétablis bon gré mai gré: /eusse souhaité de mourir mais elle y mettait du sien, démontant mes batteriefe

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à mesure. La santé me revint malgré moi. Cela changea la thèse et par un beau matin je lui saisis le bras que je patinai très doucement, avec ces mots: — Permettrez-vous que je me lève? J'abuse de vos soins. — Je ne m'en plains guère. — Com-ment se porte-t-on ici? — Je demeure seule. — Est-ce possible? Et vos parents? — Mon père mourut en conséquence de ses in-firmités. — Vous me voyez au désespoir. Et Madame votre mère? — On la surprit et l'embarqua voilà près de deux ans. — Nicolctu ne vous protège-t-il plus? — Non point. Quant à mes frères, ils sont en un cachot. — Il y a d'étranges retours de fortune. Et mes rivaux? — Vous savez leur dispute et qu'ils furent prêts à dégainer. — Je vous le crois d'autant plus que je faillis me battre pour Borba: l'on m'arrêta ce même jour. — Ils composèrent bel et bien: Castro Mctrim prisait l'argent et Borba Goto l'existence. Trois lingots d'or firent l'affaire et le comte me céda. — Le Borba t'épousa-t-il? — Il fallut en rabattre et je devins sa maîtresse outre qu'il manda prendre mes deux frères accusés de manoeuvres frauduleuses à cause qu'ils voulaient intercepter une donation qu'il m'avait destinée. — La reçutes-vous? — Non, car il m'en jugeait indigne désor-mais, s'estimcint quitte à mon endroit et pleurart ses lingots. Ma possession fut sa vengeance. — Ah, l'horreur! Mais Pie-dade? Mais Nicolau? — Nous vécûmes avec eux et je restais en butte à leurs désirs.

—Ma tête déménage! C'est pis qu'un roman ce que vous me contez là.

—Figurez-vous ma belle entre ces trois coquins; le pre-mier en abuse, les autres la convoitent. Vous êtes à vous demander par quel miracle Piedade et Nicolau se tirèrent de ce mauvais pas.

— Je l'avoue et mon imagination se promène d'un objet à l'autre. De plus loin qu'il me souvienne, je les savais de connivence depïuis qu'ils vous livrèrent et trempant dans l'in-trigue ourdief par les Tovarès. Ils leur marchèrent sur le ventre ou je me trompe fort. Cela n'est pas si mcd joué, je puis l'afdnaer en sûreté de coosdsnc».

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—Piedade et Nicolcni se disputaient les bonnes grâces de leur protecteur, avalant les multiples outrages que ne man-quent pas d'essuyer tous ceux qui se mettent au service des grands, distrayant de petites sommes jambe de çà, jambe de là, postulant un sourire et briguant un soufflet, faisant la cour à sa maîtresse et guettant l'héritage. Borba mourut et leur légua ses biens. Ma pauvre amante regagne son logis qu'elle trouve vide et met dix mille moyens en oeuvre afin d'avoir de mes nouvelles et de me mander du secours. Je vcus contai 1» reste. Le drame n'est pas là, mais il va commencer. Je l'aimai derechef. Le premier jour de ma convalescence, je quittai la maison en m'aidant de son bras et je m'assis près d'une misé-rable église où se dressait jadis la mosquée, dominant Lisbon-ne. Nous y fûmes l'autre soir et vous admirâtes le paysage que l'on découvre du haut de la terrasse. Nous regardions les toits qui se pressaient au flanc de la colline et le Tage et mon amante me nomma les châteaux qui bordaient sa rive

.depuis qu'il entre en Portugal. — lls sont encore debout et je pus m'en convaincre. —Là je l'allcris embrasser quand elle se détourna. Je la

pressais, lui caressant la mcdn, lui prenant le visage. Elle se leva, je la suivis, titubant à dessein et lui tendant les bras comme si je défaillais. Elle n'y résista point et courut à moi, la mine inquiète. Je ne la lâchai plus, fier de mon stratagème. Elle s'en plaignit, me traitant de déloyal ce dont je n'eus cure. Nous rentrâmes, moi de fort belle humeur et me jurant de l'être davantage. A la maison, elle me pria de me coucher et s'enferma chez elle. Le lendemain, ce furent des lubies sem-blables et j'y déférai parce que l'aimant mieux que mes ap-pétits. Au bout d'une semaine, je l'interrogeai doucement.. Elle me donna des contes bleus en échange.

—Attendez-moi sous l'orme! —^Elle n'alla pas si loin. Je crus à des simagrées et qu'il

était besoin de la rudoyer. Je la plaisantais sur ce trop de pudeur et me moquais de ses alarmes. Elle ne me répondit pas. Je pris mon mal en patience et quelque argent m'étant

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venu, je la nippcd. Conœvez ma surprise: elle refusa tout net! —^Parlez-moi d'un prodige! Si je n'ajoutais créance à

votre histoire, je vous traiterais de menteur fieffé, sauf le res-pect que je vous dois. Il est à naître qu'on me découvre une pareille femme!

—le ne sache persorme qu'on puisse lui comparer. En attendant, elle me lantemcdt bel et bien et je jugeai la sottise des plus amères, l'imputant au désir de fcdre une tentative sur ma passion et de m'attacher à elle à renfort de dérobades et de réticences, procédé dont usent les courtisanes et par le moyen duquel elles assignent un prix à ce qui cessa d'y pré-tendre. le ne leur en veux point et je l'affirme en sûreté de conscience à cause qu'il est bas d'en prendre à son aise avec elles ou de les traîner aux Gémonies, qu'elles sont les victimes de nos inclinations et qu'un peu de fortune leur ferait changer d'état. Item il faut vivre et la vertu même exige qu'on la sustente à défaut de quoi la vertu déménage. Qu'un philo-sophe austère se plaise dans la crasse et j'y donnerai ma voix et plus encore si la nature le rendit si laid qu'il paraît une offense aux yeux du genre humain, mcds y a-t-il apparence qu'une fille s'en veuille accommoder quand elle est belle et qu'elle ne l'ignore pas? Ce serait trop exiger et si je ne puis l'absoudre à la vérité, j'aurai du moins à coeur de ne la juger point de crainte d'avoir à me déjuger par la suite et sans peut-être réparer l'affront duquel je me rendis coupable. La femme n'est d'aucune classe lorsqu'elle est amoureuse et de surcroît jolie au point que les dernières ne laissent pas de sembler les dignes rivales des plus nobles, à cause que les deux vont remontant aux mêmes sources, ce dont nous som-mes incapables, faute de naïveté. II est des gens promus aux labeurs le plus vils, nés pour fouiller la terre et porter les fardeaux: ils sont la majorité, mais j'y vois peu de femmes! Brisons là, mon jeune ami!

Ils montèrent souper et le vieillard proposa de jouer aux cartes en guise de dessert. Jean-Jacques tira de sa poche l'un de ces jeux républicains que Jaume et Ducou conçurent à

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l'usage des patriotes, en tête duquel on lisait: "Plus de rois, de dames, de valets; le Génie, la Liberté, l'Egalité, les rem-plaœnt; la Loi seule est au-dessus d'eux." Le vieillard dode-lina du chef en opinant:

—Je vous l'accorde encore que je ne fasse pas grand cas de semblables abstractions et que je préfère l'homme au meilleur des principes. Le règne des mots commence et celui des phrases solennelles et creuses. Quoi qu'il en soit, mon jeune ami, convenez que le procédé laisse à désirer touchant la galanterie.

—Mettriez-vous la femme au-dessus de la Loi? —Je ne m'en cache point et d'abord pour ce qu'on la lui

impose à son corps défendant et qu'on la dirige le plus souvent contre elle; chose nécessaire, me direz-vous, chose indispensable et bonne. A merveille! A condition toutefois qu'on veuille bien déroger à l'usage à l'instar des juges athéniens que Phryné sut fléchir et qui l'acquittèrent en considération de sa beauté physique. De la plupart des arbitraires, la Loi n'est pas le moins inique et je me passe volontiers de ce qu'elle nous dispense car il est d'autres recours que j'aime davantage, savoir l'Hon-neur et le Pardon. Ils ne sont pas à la portée de tous et c'est pourquoi, me refusant à sacrifier les meilleurs au plus grand nombre, je crois à la bonté des privilèges. Revenons à mon atnante. Quatorze de Dames!

—Quatorze de Liberté, monsieur. -—C'est vrcti pourtant: les Dames sont abolies. Adieu l'a-

mour! Quelle partie de cartes! Non, j'y renonce à cause du Nè-^re de Carreau, du Sans-Gulotté de Ct>eur et des quatre oA-drogynes munis d'ailes.

—Ce sont les Génies du Commerce, des Arts, de la Guerre ët de la Paix.

—Ils ressemblent furieusement à des Anges. Des anges ré-publicains! Parlons de Lucrecia. Lucrecia lambinciit. Or j'avais ticéoutumé de lutiner le sexé et j'entendcdis l'humeur de ses in-eonséc^uences, mdis sd cbnd-uité me jëttt dâhs l'embdtircfâ. Jd isentdis qu'elle inii'dimdit à ïû fui^uf et ditSi^ait fléaftînoiïîS

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que je ne m'en aperçusse, bien au rebours de la plupart des femmes de son caractère qui montrent plus qu' elles ne res-sentent. Elle s'abstenait de paraître en ma chambre et trouvait mille prétextes pour mieux se dérober à ma présence. Il n'était pas loisible qu'une telle situation se prolongeât: le premier mouvement vint d'elle. J'avais reçu ce même jour un coffret de linge et quelques reliefs de ma fortune passée car le Pom-bal était à rendre gorge. Elle sauta sur le prétexte et monta me rejoindre: "Monsieur, me dit-elle, vous voilà remis si je ne m'abuse. Ayez pour agréable de quitter cette mcdson indigne de vous et de votre avenir. le ne réclame rien si ce n'est que vous accédiez à ma demande et vous supplie de m'oublier au nom de notre ancien amour." Je protestai non sans véhémence et vous pouvez m'en croire là-dessus. Elle reprit: "Ne persistez point dans ce refus, de grâce, et s'il est vrai que vcus m'aimiez encore, songez aux maux que votre présence me fait endurer. Je n'ai plus de droits sur vous; vous cessez d'êire un fugitif, un malheureux. Rien ne vous manque désormais et nul ne fait pièce à vos mérites. D'un passé d'infortune, il ne vous reste qu'une entrave: secouez-la, soyez libre et les destins vous attendent. Vivez, monsieur, et vivez loin de moi!". A ces mots, les larmes lui montèrent aux yeux. Je fus pris d'un sai-sissement tant j'était ému. Mon silence lui paraissant de bon-ne augure, elle continua: "Non, monsieur, vous ne me devez rien. Vous vous reprocherez en vain de m'avoir séduite alors que vous procédâtes a mon enlèvement de concert avec votre digne oncle et vos compagnons d'orgie: vous étiez trop jeune et manquiez de discernement. Vous agîtes pareil à tant d'au-tres, ne sachant au juste pourquoi, prêt à le regretter. Vous ex-piâtes vos faiblesses et celles dont vous pouviez vous rendre coupable. Non, vous ne me devez rien. C'est moi qui suis votre obligée à cause de ce que vous me fîtes éprouver à votre endroit. Allez, monsieur, et ne tardez plus!"

—Elle simulait à miracle! —Je faillis entendre toalice à ses discours et, changeant de jfe lui dis en badinant: — Tu n'es pûs indigne dfr moi. Tû

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te sens lasse de me servir de maîtresse. Je consens à t'épouser et nous partirons d'ici. Que te faut-il de plus? Nous vivrons àt Paris où règne un siècle indulgent et si l'on t'y juge aimable, on me félicitera de ma conquête. Tu n'as pas à rougir de tes défaillances et d'autres —et de plus huppées— l'emportent sur toi la main haute. Nous aurons un petit hôtel propice aux étreintes et quelques beaux esprits. Si tu t'entiches de dévotion,, je lèverai le plus mignon des abbés qui te baillera l'absoute à longueur de journée et te portera mes billets doux — car je t'en écrirai jusqu'au départ suprême!— Allons, ma mie! Je na te conseille pas le chemin de terre, vu les routes et les relais.

—Elle se démasquera! L'hypocrite! —Elle fit la sourde oreille et m'enjoignit de la quitter sans,

retard. —Alors elle ne vous aimcdt plus. —Vous êtes simpliste, mon cher. —Elle avait trouvé, à ce que je suppose, im meilleur parti.. —C'est se fourvoyer encore. Il me prit fantaisie de ne lâ-

cher pied ce jour-là vu qu'il n'est homme qui ne se pique cru jeu. le m'obstinai, je me butai, j'usai de tous les moyens. Ah, qu'ils sont misérables! Comme s'il était permis de fléchir une-femme à l'aide de nos brimborions et de nos colifichets!

—Il en est cependant, à ce que l'on assure. —Lucrecia déclina mes offres, achevant par ces mots qui 1er

peignaient au naturel: "J© fus courtisane, monsieur, qu'il vous souvienne. D'ailleurs vous me le rappelez. Laissez le marchan-dage. Vous me taxez à ma valeur: c'est trop de bonté. Je ne-vaux plus un carosse et je n'en ai que faire. Vous croyez m'ho-norer: tous vos soins me ravalent et me retracent mon état. Nul ne m'oblige pour l'amour de moi mais bien pour le plaisir que je lui donne et je vous accordai le vôtre. N'y revenez donc plus. Que vous reste-t-il à découvrir? De quelles illusions vous bercez-vous encore? Nous eûmes notre temps et je ne suis plus celle que je fus alors, étant peut-être moins car je ne gagne pas-à vivre. Vous rie sauriez me rendre ce que je perdis et je n'ai point le droit de vous le réclamer. Vous êtes le dernier témoin dë ma jeunesse et qu'il me faille voir à mes côtés. Epargnez^

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m'en le spectacle et me Icdssez à l'infamie. Entre nous, mon-sieur, la rupture me paraît irrémédiable: que vous le désiriez ou non, nous la consommâmes déjà. La passion vous aveugle et c'est le fruit de ce peu de résistance que je vous oppxjsais, dont le piquant est d'une feinte et que l'on savoure chez de telles personnes tant il est vrcd que l'on attache un prix au si-mulacre même. Détrompez-vous, monsieur, avant de me char-ger d'injures. Je ne vous donne pas le change: je crains que vous ne le preniez. Ne me tendez plus la main sous peine de le regretter bientôt et de me causer par là de nouvoî'es douleurs. Quoi que vous fassiez, vos yeux se décilleront et vous me ver-rez pareille à ce que je puis être, vous m'en voudrez de votre aveuglement et rougirez de moi, non pas à tort, et dussiez-vous me ménager en appxirence. J'en viendrai même à redouter vos soins, sachant ce qu'ils vous ont coûté, je les fuirai plutôt que de les recevoir, vous permet-tant du moins de me charger à bon esci3nt et de les porter ailleurs. Ce sera l'abandon après combien d'espoirs. Il est constant que vous m'exécrerez alors. Sont-ce là vos des-seins? Haïssez-moi tout de suite." Je redoublai d'instances et ma conviction parvint à l'attendrir. Ma vue seule y suffisait et j'a-busai de tout le pouvoir que je sentais avoir sur elle. Je joignis l'acte à la parole et mes prières se muaient en caresses. Elle me saisit les poignets, m'écartant avecque douceur et me dit: "Que votre plaisir soit le mien à condition que nous vivions ensemble et sans recourir aux privautés d'usage. Si vous m'aimez, il faut y consentir." Je le promis de mauvaise grâce, me jurant de l'en faire découdre et de la tromper au besoin. J'ajoutai: "Nous nous épouserons, il y a grande apparence. C'est ce qu'on nom-me"le mariage à la mode" où l'on se voit un jour, ne cohabite guère et se partage entre maîtresse et sigisbée. Du rnoins nous nous serons connus." Elle ne goûta point ce propos.

—Et moi, pas davantage. —Pour un soldat vous me semblez austère. Je prise la

vertu lorsqu'elle p»-ocède de l'innocence et de la conviction, Mais je l'abomine ou plus haut quand on prétend me l'imposer

te..

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'H

et jusque dans ses formes. Je ne regarde pas à la conduite des gens à cause qu'ils n'en sont pas toujours responsables, mais bien plutôt à leurs inclinations profondes, en un mot à. ce qu'ils seraient susceptibles de devenir, une fois la bride lâ-chée. Il n'est de pire scélérat que l'honnête homme aux yeux de ses voisins parce qu'il en arrive à mêler l'estime du public et les appels de la conscience au point d'étouffer les derniers sans laisser d'en tirer avantage. Le monde est une caverne de petits voleurs et ces mêmes fripons taillent et rognent. Heu-reux s'ils ne s'arrogeaient le droit de juger des vertus d'autrui! Car la propre vertu tremble devant eux et, de peur qu'ils ne l'accablent, se voit contrainte à feindre ce qu'elle est ou mieux de se cacher sous le semblant de la bassesse. Lu meilleur des maris peut berner son épouse: à quoi bon lui tenir rigueur s'il a d'autres qualités en partage et qu'il veuille s'amender? Bel-le langue et mauvaises moeurs, courage, grandeur et mollesse, c'est le lot de tout gentilhomme. Plus on a de caractère et plus ou a de vices. Il n'est que le pied plat pour échapper aux deux. Vos nobles d'autrefois qui chargeaient l'infidèle sans daigner dégainer et la cravache haute avaient beau savourer les plai-sirs de Versailles et tremper dans l'orgie, ils n'en restaient pas moins des Alexandres, des modèles de vaillance et de fidélité, nonobstant leurs rubans, leurs fards et leurs penuques blon-des. Vauban disait d'un Mirabeau: "Ce fou-là a des qualités qu'on ne trouve point dans les sages." Nos petits-fils com-prendront-ils quelque chose à la vrcde grandeur? Qu'y doit entendre, je vous prie, le boutiquier ou le notaire? Qu'ils de-meurent à leur place. Savent-ils seulement mourir d'amour? —le vécus aux côtes de ma belle à la manière des premiers chrétiens —ils ont changé depuis et je ne m'en plains guère—, observant la continence et n'osant la toucher, préludant ou plus vain des simulacres, l'assujeti de mes engagements. Nous nous sentions gênés l'un devant l'autre et gardions bouche close. Elle m'adressait la parole à voix basse et d'un air con-trit. le la boudais, trouvant des inflexions larmoyantes ou tragi-ques. le formai le dessein de la quitter, outré de sa résistance et ie lui dis de but blanc. C'était pctr un soir d'été. J6 l'aperçus

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qui pâlissait à mesure. Je montai me coucher jurant de met-tre un terme aux simagrées de mon amante et de me pousser dans le monde. Je dormis mal et m'éveillai, pris d une tristesse indicible. Je me levai doucement, je dépliai mes habits, me pré-parant à partir à la dérobée lorsque je perçus comme un san-glot. J'ouvris la porte et vis ma belle à genoux, la tête sur le sol.

— Je devine le reste. —Je vous ennuie à vous raconter mes vieilles guerres. —Ces histoires se ressemblent. —Excusez du peu. Vous avez raison en apparence, mcds

écoutez la suite. Je passe les effusions naturelles en pareil cas. Vous les jugeriez monotones.

—Céda-t-elle enfin? —Quand elle fut prête à l'abandon, elle murmura soudain:

"Je suis avariée. Ne me touche pas!" —Ah, l'horreur! —Qu'eussiez-vous fcdt, mon capitaine? —J'aurais sauté par la fenêtre. —Le modèle des amants! —Et vous? —Je la possédai. Après un moment de silence, le vieillard reprit: — Je tins la Mort entre mes bras; ce fut la volupté suprême!

Je luttais avec l'ombre que je savais en elle et je crus la sentir qui vibrait dans ses veines, qui soulevait sa peau par les fris-sons d'extase et battait par le flot des mouvements contraires. J'étais entre ses bras en un pays lointain et vers lequel je vo-gue en fermant mes paupières, puis je me tendais à nouveau comme afin insuffler la vie au travers de la pourriture et nos souffles se croisaient, je respirais l'haleine et lui rendais la mienne tandis que je l'enveloppais, la disputant à l'avenir, me fondant à son univers! Il me semblait parfois que lorsque je la pénétrais tout allait se dérobant et que ses chairs s'ouvraient telles que des abîmes. Mon amour, tu fus un temple dont le mal gardait le seuil, mois j'ai bravé ton masque d'avarie qui me ca-chait le dieu, j'ai soulevé le voile et j'ai bcdsé ta lèpre car ton visage et ta beauté reposent parmi l'immuable. Essence, tu

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ne changes pas et je te trouve quand je t'ai conçue. Tu viens à moi si je t'appelle et je suis tout si je le veux. La Mort m© l'a ravie, l'Amour me l'a rendue.

Le perroquet cria: "Lucreda! Lucrecia Tavarès!" car il avait grand-faim. Le vieillard soupira:

—Je veux bien qu'il me survive pourvu qu'il sache la le-çon. Je la lui enseignais des mois durant et suis fort aise de l'entendre, non que cela m'attendrisse tant il est vrai que je vis en elle et né puis l'oublier d'une heure à l'autre, mais dans l'espoir qu'au moins un nom subsiste, le sien! Ne riez point: je suis pareil au volatile et j'ai borné mon univers au souvenir de ma maîtresse s'il est permis de limiter ce qui se passe de mesures. J'ai toujours faim de sa mémoire et voilà plus de vingt-cinq ans que je n'ai cesse de crier.

Le perroquet reçut une pitance. Le vieillard se frotta les mains, opinant en guise de conclusion:

—Nos pauvres noirs se meurent parfois du banzo, le mal du pays, et les remèdes ne leur servent de rien. Je vis en Por-tugal où tout m'attache à ses reliques depuis ses ossements jusqu'au rappel de sa présence et cela m'aide à durer enco-re, peut-être malgré moi.

—Et ces meubles? — Je respectai leur ordre et leur arrangement. —Je vous demande pardon. —Plaît-il? —Je jugeais votre demeure fort mal entretenue. —Et maintenant? —Je vous approuve en vérité. —O mon ami, j'eusse craint d'y toucher seulement! La mcdii

qui restaure est une mcdn brutale. Je laisse tout à l'abandon. Je vous montrerai ses meubles et ceux qu'elle prisait par-des-sus les autres, ses robes, ses menus objets, ses livres.

Ils se levèrent. Du fond d'un bahut de cuir clouté, le vieil-lard sortit un coffre de sicupira dont il fit sauter la serrure. Jean-Jacques n'y aperçut qu'une clef des plus vulgaires cou-chée sur une courtepointe repliée trois fois. Le vieillard dit:

—C'est la clé de sa chctinbre. Je l'y serrai le premier jour

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<ffiniversaire de sa mort et ne l'en ôtai depuis. Ailcns la visiter tous deux. Suivez-moi, jeune homme, c'est par ici. Montez l'éta-ge. Tenez bien la chandelle! Eclairez-moi: je n'y vois goutte, ^eu , que cette clef grince! Ouvrez donc vous-mênie. Est-ce fait? Entrons. Cela sent le remugle, n'est-ce pas? C'est le parfum du passé. Placez le bougeoir sur la table. C'est une table à coulis-ses, voyez-vous, munie de deux rallonges. Elle l'avait déjà jeune fille. Elle y cousait, elle y brodait, que ne faisait-elle pas! Et cela? C'est une crèche avec figures de bois peint. Est-ce joli! Regardez cette glace: je la voilai le jour de sa mort. Aussi n'en découvrez-vous que la bordure. Et ces deux chaises! Nous y prenions place lorsque nous demeurions ensemble. Cela? C'est le plus portugais des meubles: le cabinet à seize tiroirs. Nous l'ouvrirons après. Dans ce bahut je conserve ce qui me reste de ses robes et de ses affiquets. Le petit lustre de laiton mé-rite qu'on l'allume. Le temps' me l'a terni. Remarquez ce ta-bleau. C'est une vieillerie dont on ne fcdt plus cas depuis vo-tre Pillement; cela représente une Vierge selon la manière de Fray Carlos. Voici d'alcôve et les courtines. N'y dérangeons rien, fermez la porte car ce bon air s'en va! Il faudrait une géné-ration pour le ressusciter et d'ailleurs il ne serait plus le même: elle ne l'aurait pas respiré. Voyez ce livre à son chevet, il date de l'an 1645 et s'intitule "As Saudades". C'est l'aventure des aïeules de Lucrecia, de la fameuse Isabel Tavarès Zagalo, maî-tresse du roi fortuné, la "dame transtagane", et de sa soeur Joctnna que Bernardim aima d'amour. Ne vous en parlai-je point?

— Je m'en souviens encore. —Et nous y reviendrons sans doute. Je deviens triste. —Désirez-vous que je sorte? —Non, non. Entretenez-moi de grâce. —Ce n'est pas si facile. —Il y a quelques années l'on me présenta je ne sais quel

jeune homme de moeurs dissolues, sombre, beau, de très bon lignage, anglais de surcroît. Ce fut mon dernier voyage. Nous •visitâmes de compagnie Lisbonne qui ne l'enchanta guère, à

que je crus déceler, le village de la Sintra, le couvent de

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Mafra dont il admira fort les orgues. Il me lut ses jxièmes. II goûtait grandement nos paysages.

—Notre Junot de même. —Et vous? — Je n'en sais pas de plus touchants et les préfère aux

Alpes. —C'est beaucoup de mérite. Il est aisé, jeune homme, de

priser la mer ou la montagne après ce qu'en a dit cet hypos-pade de Rousseau et plus facile d'estimer ces vastes éten-dues que rien ne borne si ce n'est l'horizon: nous y cessons de nous sentir à cause que l'espace nous dépouille, que nous nous diluons en lui. J'aime au rebours le paysage qui me rap-pelle mon humanité. Nul ne saurait communier impunément avecque l'inhumain. C'est une trahison envers l'espèce, une mort anticipée et la vie redoute les abîmes, repaires de la né-gation, qu'ils soient de chcdr ou de pensée, et monte à la sur-face. Les spéculations les plus grandioses jaillissent du cadre le plus étroit et l'infini nous mène au désespoir qui me paraît la chose dont on tire le moins, n'était l'illusion d'une grandeur empruntée et d'ailleurs superfétatoire qu'il semble nécessaire d'éprouver pour mieux s'en dépouiller ensuite.

—Mais l'infini frappe à vos portes. —La mer! Nous sommes partagés entre deux mondes. Le

premier est intime et clos, pareil à nos demeures, mais l'autre l'enveloppe immense et nous appelle à lui. Des siècles durant, nous veillccmes face à la mer occidentale où le soleil plongeait au sein des flots que nul ne sillonnait encore, suivant la ligne du rivage. Un jour nous la perdîmes de vue, ce jour même où le songe devint réalité. Les campagnes se vidèrent, le pays se dépeupla, notre grandeur s'écroule et le désir nous reste. As-sez d'illusions stériles.

—Je fus de l'armée d'Egypte et vis le grand désert. Nous nous y sentions bien mal à l'cdse sans que puisse dire pourquoi.

—On prise ce que l'on conçoit et conçoit ce qu'il est loisible de tirer à l'entendement afin de le baigner de notre essence. Le paysage s'humanise en quelques années dans la vallée en-

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close de montagnes, la forêt se défriche et ses bouquets arrêtent nos regards, délimitant l'espace et nous parlant de luttes sé-culaires, mais le désert, la steppe demeurent biipénétrables et vierges. Nul ne les subjugua qu'ils n'asservissent. Rien de pareil en Portugal. Mon amante et moi, nous parcourions les environs de la capitale depuis Belem jusqu'à Bemfica, traver-sant quelquefois le Tage. Notre pays se prête aux amours; il a de quoi les abriter, la flore étant de la plus belle venue. Je la parais de fleurs, guettant la mort sur son visage, tremblant qu'il ne se dégradât, souhaitant de périr avec elle. Chaque matin, au lever, je la toisais sans qu'elle s'en aperçût. Le mal la rongeait au-dedans.

—Combien d'années? —Bien peu, par infortune. N'anticipons! Nos étreintes n'en

étaient pas moins furieuses. Une rage de plaisir bouleversa nos sens pareille à celle qui s'empare de tous les condamnés. J'épuisai mes ressources afin de l'entretenir. Elle eut son ca-rosse et ses chevaux de prix. On meubla sa chambre et ravala cette maison car elle n'en désira point d'autre. Elle s'étourdis-sait à dessein pour redevenir lucide et nous nous en allions à pied, silencieux et tristes, n'osant nous regarder, en habits de parade.

—Que ne vous soignâtes-vous? —Les frictions au mercure entraînent la chute des cheveux

et des dents. —A tout prendre, vous avez raison. Foin de la médecine! •—Outre qu'il n'était plus temps. Je l'eusse fait souffrir en

pure perte. Je la disputais à l'ombre et chaque jour était une conquête nouvelle dont je pouvais tirer orgueil.

—Qui lui donne le mal? —Borba Gato. Il en mourut lui-même. Il croyait que c'était

quelque vétille indigne qu'on s'en occupât. Piedade l'avait fortifié dans sa manie afin de capter l'héritago et lui contait que venant de Bahia, son avarie était bien autrement légère que celles de Lisbonne ou des royaumes plus au nord. N'em-pêchait qu'elle vous le dévorât depuis la charnure jusqu'aux os. Borba Goto manda briser tous les miroirs de la maison de

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peur de s'y trouver au naturel, n'en gardant qu'un au fond de son gousset au désespoir du secrétaire. Lorsque ses gens étaient couchés, le malheureux s'examinait sous les courtines, à la luer d'une chandelle, puis éclatait en cris mêlés de larmes. Alors mon Piedade accourait et dissipait les frayeurs de son maî-tre, le miroir à la main: "Comment? Votre ne'2; s'effondre? Mcds vous rêvez! Ce miroir le déforme et de manière abominable. Un nez grec ne s'y réfléchirait pas d'autre façon. Regardez le mien, je vous prie. Ne l'ai-je pas des plus saillants? Hé oui, la glace me le mange. Voyez comme il se fait petit. Jetez donc cette glace! •Vous conservez la meilleure mine du monde. Je gagerais que vous mourez de faim. Il faut vous restaurer pour chasser les humeurs. Je m'apprêtais un hachis de mouton avec du lard, frit au beurre, s'il vous plaît, car j'ai l'appétit nocturne. C'est d'un ridicule achevé, n'est-ce pas? Voilà que vous riez vous- : l même. Attendez: je cours vous le servir et sans délai. Je me le retirerais de la bouche quand il s'agit de vous! Comment? ;,! Le déguster ensemble? C'est trop d'honneur. Je n'oserais. Souf-frez que je me réserve une petite portion d'avance. Je vous^'l l'apporte. "Alors Borba Gato mangeait le nez dans son assiette. | Un jour Piedade lui prit son miroir et lui glissa je ne sais quel autre en la main qui lui rendit le nez si long qu'il ne cessa de l'admirer. Afin de prévenir les contestations, Piedade stipen-dia des drôles qu'il affubla de perruques immenses du temps -'l de nos aïeux et qu'il promut docteurs. Ils se rendiient au che-vet du moribond, lui promettant monts et merveilles, le nour-rissant d'opiat et le chargèrent d'emplâtres qu'on se garda bien de lever et sous lesquels il tombait en morceaux. Le mal n'avait pas calmé ses fureurs: il désirait sa maîtresse qui fu-yait son approche et jusques ci sa vue. Piedade la cachait lors-qu'il était à bout, le fournissant d'esclaves de couleur qu'il intoxiquait auparavant à l'aide de pastilles d'anis cantharidées.

—Il la cachait? Et dans quel dessein? —Ce n'était point par charité, je pense. Il appréhendait

seulement qu'elle n'eût part à l'héritage. Borba crevé, Piedade vécut en compagnie de Nicolau.

—11 me souvient.

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— J'allcd les visiter seul et la tête hcaite. la les trouvai se promenant en leur jardin sis sur la route de Cascaes et bras dessus, bras dessous, l'oeil vif et la mine joyeuse. Mon aspect, loin de les confondre, parut redoubler leur aise. Piedade me saisit l'épaule et Nicolau me tira par le pan de ma grande veste. Leur bonhomie me désarma. J'aperçus des jardiniers et des manoeuvres qui besognaient de tous côtés. J'en demandai la cause: "Les ifs m'assomment, répondit Piedade, et je suis las de ces gotons de pyramides et de ces flandrins de dômes, de ce parterre à la française qui prétend à me donner des leçons de géométrie, à moi qui suis poète! Je fcds planter des arbres morts, des bois grandioses, pittoresques et clairs munis de rochers majestueux, terribles et merveilleux. Nous aurons une armée de saules pleureurs, un temple de l'Amour, un pagodon en ruine et même une vallée de tombes étrusques et gothiques où je mande ériger le cénotaphe d'Inès de Castro, le cippe de Borba Gato, les stèles des amis défunts, le monument à l'Ava-rie entouré d'essences funéraires telles que le myrte, le chrysanthè-m^et l'acanthe. Je m'érige un obélisque au fond d'une clairière et Nicolau réclame un autel de marbre vert d'Extrémoz et de rose d'Arràbida. Si vous le désirez, vicomte, on vous élevera le groupe des parfaits amants unis jusqu'à la décomposition réciproque. Ô chastes et pudiques amours de Théagène et de Chariclée! A moins que vous ne leur préferiez le couple d'Héro et Léandre qui savait bien varier la chose. Philémon et Baucis? Mais alors vous seriez bons à flanquer l'Avarie! Allons goûter sous la tonnelle, vicomte!" et je les suivis.

—Ne lui remémorâtes-vous point ses mygales? —J'y tentai quelque allusion. Cela n'eut pas le don de les

troubler. Nicolau me le dit sans plus de détours, ajoutant: "Vous fûtes un sot à triple étage, vicomte, un sot à vingt-qua-tre carats —et j'en oublie— puisqu'il vous était permis de m'envoyer de la sorte aux enfers et que vous n'usâtes pas de la licence pour des raisons que je ne cherche point à mettre au jour. D'ailleurs je n'y comprendrais goutte!" et Piedade: "Nos mygales sont mortes, mortes et enterrées sous une dalle où, je mandai graver nos deux noms. Le vôtre y aurait figuré, le

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cas échéant, mais vous donnâtes un soufflet cru bon sens. Ces choses-là se payent. Goûtez-moi de ce chocolat battu dans un vin du Cap! Mon refrain, c'est le succès et si j'étais de vous, je m'y prendrais de cette manière. Soit dit sans reproche, je vous faillis rendre le plus fier des services et j'y tenais déjà la main. Mais c'est de la vieille histoire. Il fout cultiver son jardin! Le comte de Castro Marim est de nos amis d'à présent. Nous l'avons chaque jour et d'autres non moins huppés. Nous recevons des ambassadeurs et le nonce du pape qui nous pro-digue ses conseils: il voudrait que nous établissions une laite-rie, une bergerie et une vacherie à l'instar de Trianon. Cela manque de gravité. Dès l'achèvement des travaux, nous nous rendrons à Rome en pèlerinage. Cela nous permettra de voir du pays. Je brûle de baiser la mulè du saint-père et de cou-cher avec une Vénitienne en buvant de leur café dont on me dit merveilles outre que j'aspire à me baigner dans la gran-deur romaine, les langues de Lodi, le Colisée et les fromages de Parme. Castro Marim nous accompagnera: vous le savez féru d'antiques. Il ne cite plus que des vers latins. La vie est une belle chose quand nous avons les pieds au sec et qu'on a fait vendange. Nous sommes en selle et nous y resterons!" et Ni-colau d'approuver. Leur bonheur me glaça. Je me sentis la gor-ge serrée au sortir de ces lieux. J'oubliais seulement que je faillis leur ressembler. Ils moururent vers la fin du siècle et ce fut un bel enterrement.

—Vous me semblez tout triste. —D'avoir pu les envier, mon jeune ami. J'en rougis encore. —Votre amour valait mieux. —Mais je ne le valais pas. —Ce qui me gâte le récit c'est de voir les coquins si mer-

veilleusement partagés en dépit de leur scélératesse. Quoi? Pas un seul retour de fortune? Pas un remords? Cela confine au miracle.

—Il faut vous le mettre dans l'esprit et sans bénéfice d'in-ventaire. La vie est une laide école. On s'en accommode pour-tant et l'on prend sa défense contre ceux qui la dépeignent telle qu'elle est. Nous nous plaisons aux menteries. Un auteur

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par trop leste semble un danger public et qui traduit en mots ce que chacun perçoit, mérite qu'on le pende. Il est d'ailleurs certain que l'on est juge compétent lorsqu'on affame une pro-vince. Dieu, délivrez-moi de ces honnêtes gens, de ceux qui pleurent en lisant un livre et qui s'indignent qi^and ils s'y re-trouvent! Mon aventure n'a qu'un tort —mais il est d'impor-tance—, c'est d'être véridique. De ce jour, je me retranchai de la plupart des hommes. Je vécus avec moiï amante. La rage des plaisirs alla s'éteindre. Nous étions las de nous posséder. Alors nous nous connûmes. Elle me dit: "La souffrance est mon lot et je ne reçus d'autres en partage. Me dois-je plaindre de ce qu'elle m'apporte ou m'en féliciter puisqu'elle nous unit? Aurais-)e aimé si je n'avais pati? Si je ne pâtistais encore? Hélas, il n'est pas de réponse! Je naquis, à Coïmbre et j'y pas-sai mes premiers ans sans me douter du poids de l'existence. Nous étions pauvres, il est vrai, mais de ceux que l'on estime à cause de leur sang. Je grandis loin de mes compagnes, au sein de ma famille, ignorant tout, me payant d'illusions et j'entrepris quelques voyages dont je ne perdis souvenance: c'étaient les beaux jours de ma vie, ceux-là mêmes où l'on ne pense à rien parce qu'il n'est pas d'obstacles et que le monde paraît bon. Le long du Tage et du Mondego, je naviguai de ville en ville, prêtant l'oreille aux récits de mon père et rêvant à l'amour qui ne m'a point trahie. Bientôt j'allais souffrir et je n'y songeais pas. Pauvre comme je l'étais, nul ne voulait de moi qui n'en parût indigne et mes parents, trop orgueilleux alors, se bernaient d'espérances. Il me fallut attendre de peur de forligner et je brodais en une chambre, ouvrant des nap-pes d'autel que je mouillais de larmes. On m'avait tant parlé d'amour que j'estimais y avoir droit. Ce droit n'est à personne. Lors triste, je contais les jours au lieu que de les vivre, récri-minant contre le sort ou me berçant de rêves. Quand notre coeur s'éveille et que les sens nous sollicitent, nous aspirons à l'absolu, le méritant peut-être à cause que nous sommes entiers et prêts q l'abandon total. Si nous étions les maîtres de nous-mêmes! Le monde serait paradis, mais la nature en dis-pose autrement. Que l'homme est bon lorsqu'il s'isole! Où le

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trouver? Je me butais à des principes, je me blessais à des devoirs sous l'appareil desquels je ne voyais que couardise. La loi du plus grand nombre convient à ceux qui la forgèrent: les meilleurs sont au-dessus d'elle. Je n'en avais pas la puis-sance. Le rang peut seul nous l'accorder. J'érais déchue du mien. Ne le sentais-je pas? J'en avais bien la certitude et me contraignis au silence, privée des joies de mon jeune âge et du commerce des amies. Mon père s'opposait à ce que je fréquen-tasse les filles des bourgeois et des fermiers parce qu'il appré-hendait une liaison contraire à ses desseins: leurs frères m'au-raient jugée belle et je n'eusse pu me soustraire aux avances. La noblesse, par un juste retour, formait à mon endroit des craintes de semblable espèce. J'étais promue à guetter l'occa-sion à moins qu'on ne mq fît professe et malgré moi, je le con-cède. Qu'avais-je de la vie? Des espérances mortes. Par la faute de quoi? D'un peu de ce vil métal qui m'eût valu le respect des uns et l'adoration des autres. L'amour, me direz-vous. Hélas, l'amour se laisse prendre au faste et fuit la pau-vreté, le travail et la peine. L'amour est un jardin et le loisir veille à sa porte. Est-ce juste? Qu'importe! Même la justice se conquiert. Il est un dieu pour dix mille victimes. Je ne figu-rais point au nombre des élues, et je n'avais pas renoncé, ce que d'aucuns m'imputeront à crime sans avoir éprouvé le quart de mes angoisses. Je hais ces juges trop nantis dont l'univers est le domaine et qui, me refusant leur charité, me leurrent à dessein d'un ciel dont ils se moquent les premiers, croyant faire bonne politique. Pourquoi me rejetèrent-ils dans la foule quand même l'intérêt leur ordonne parfois de ne se retrancher d'autrui de peur d'y perdre en fin de compte? Ô mon ami, pardonnez-moi! Je suis injuste envers mon sort. Vous êtes assis à mes côtés. Que me faut-il de plus? L'assurance de vous y revoir demain! Que tant d'aigreur et tant de récri-minations soient susceptibles de loger en ce sein tout plein de vous! Oubliez ces propos frivoles! Ne suis-je pas ingrate au regard de vous? Et que sont mes tourments comparés à vos disgrâces? Je vous suis redevable de n'avoir pas vécu en vain. Ma dette, qui l'éteindra? Vous mourrez par ma faute, ô mon

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ami, je vous aurai tué! Est-il femme au monde à se targuer d'un amant tel que vous? Qui n'envierait mon sort présent? Et j'ose me plaindre et récriminer contre ce bonheur dont je me sens indigne! Je bénis ma souffrance, je la proclame sainte."

—Il est des gens de qui l'on aime à partager les maux. —Nous nous entendons, jeune homme, mais la souffran-

ce est-elle indispensable? —Et vous me posez la question? —C'est que je n'en suis pas convaincu. D'ailleurs que

nomme-t-on souffrance? —Cela dépend. —Vous l'avez dit. Il suit de là qu'elle change de nature à

nature et qu'il est besoin de regarder à ses effets plutôt qu'à son essence. Les mêmes ne conviennent pas à tous et plus un être est vil, plus il importe qu'il pâtisse. Un tel l'éprouve dès qu'il la conçoit, tel autre exige qu'on l'assomme. La grande crnie s'en passe à merveille, étant capable de sentir au-dessus d'elle et de se la forger à l'envi. On justifie le mal parce qu'il est inévitable. La rédemption par la douleur est un mensonge impertinent, un simple jeu de mots. Je crois au bienfait du con-traste et sans qu'il soit requis de s'ôter les plaisirs. Mieux vaut nous taire là-dessus: la chose affligerait trop de monde, car rien n'est si cruel que de montrer aux gens que leurs mal-heurs sont inutiles. Ils se consolent en les exaltant. A quoi me sert de les priver de ce recours?

—Et l'idéal? —Est affaire d'imagination, d'inexpérience ei de chaleur.

J'ai déjà trop vécu. Je suis réduit au squelette et je le laisse à d'autres en déplorant de n'y donner ma voix. Le souvenir de ma maîtresse n'en est-ce point le plus aimable?

—Comment mourut-elle? —Oh, vous courez la poste, misérable! Sa maladie faisait

de terribles progrès et je n'en soupçonnais pas les ravages. Je l'emmenais dehors. Nous nous asseyions à l'écart, sur quel-que banc de terre rapportée, face au miroitement des eaux du fleuve.

—De quoi parliez-vous alors?

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-Nous nous entretenions de notre présence: aussi n'avions-nous rien à dire. Le temps du badinage était bien révolu, nous n'avions plus d'espoirs communs, même l'ivresse nous quittait. Il est facile de se croire épris quand l'appétit s'échauffe et qu'il seconde le bonheur, mais il n'est pas d'amour sans clairvo-yance et c'est lui seul que l'on ne désabuse poiiit. Paifîois je me tournais vers elle, n'osant me figurer sa fin, craignant de scruter son visage et d'y sentir naître la mort, la mort qu'elle abritait en elle et qui se cachait sous les formes telle qu'un sque-lette sous les chairs, la mort dont elle était enceinte. L'ombre me la ravissait pareille à la nuit qui vient et le sépulcre s'ou-vrait inlassable et menaçait d'éclore et de fleurir. L'épreuve, je la redoutais, ce jour où je devais baiser sa face lors-qu'elle porterait sa marque, la disputer par mes embrassèments aux bourgeons des ténèbres. Aux heures de faiblesse, je souhaitais de devenir aveugle ou de la voir mourir et puis je me le reprochais, me haïssant au dernier point, pour revenir plus assidu, l'étreindre avec empor-tement et braver la mort sur ses lèvres. Il fcfllait que je la consolasse et de la solitude d'abord. Ce n'est pas tant le mal qui nous afflige si d'autres le partagent ou s'ingénient à nous le faire oublier par leur présence. Je lui donnais la mien-ne et ne la quittais d'un instant à mesure de son agonie. Quand je l'avais laissée, je la trouvais si morne et si pâlie, chantant une complainte! Elle ne vivait que par moi, s'en défendant d'ailleurs et m'exhortant à ne plus demeurer à c6':e d'elle. Cha-que matin, elle prenait son miror, l'oeil clos et ne le décil-lant qu'à peine, l'ouvrant ensuite après s'être assurée de son état, contemplant son image et me le montrant avec un sou-rire. Je l'embrassais alors, tout au bonheur d'avoir gagné ce jour.. Nos soirs étaient si tristes, si lugubres à cause qu'elle ap-préhendait la nuit. Le sommeil la fuyait et nous restions en-semble jusqu'aux lueurs de l'aube. D'aucunes fois il la pres-sait, la terrassant au dépourvu bien qu'elle y résistât et je m'écartais de sa couche sur la pointe des pieds, honteux de ma désertion. Un matin je la surpris qui murmurait sa com-

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plainte et j'y prêtai l'oreille avant que de pousser la porte. Depuis ce jour, j'eus honte de l'abandonner.

—Qu'était-ce donc? —Une cantilène ou quelque chose d'approchant venu du

fond des âges et que chante une délaissée debout face à la mer et sur le promontoire où se brisent les flots, dans Tattente de l'ami. La solitude l'environne, plus menaçante que les va-gues. L'océan monte, nulle voile n'apparaît. Je redoublai de soins et de sollicitude à son endroit. N'ayant plus de cheval ni de carosse, je lui louais une chaise et fus son andarilho, j'entends son coureur. Lorsqu'elle s'avisait de m'exprimer un voeu, je ne me sentais plus de joie et j'épiais juâques à ses caprices. Elle en eut si peu que je m'en plains encore.

—Etait-elle pieuse? • —Il n'y a pas grand mérite à l'être en pareil cas, mais on

n'en vaut guère mieux et je déprise ces retours subits qui précipitent l'homme aux pieds de la divinité dont il se passait à miracle. J'admets qu'on la brave à l'heure du trépas, lorsqu' on est misérable et cachectique. C'est une belle mort, très au-dessus de nos moyens. Le repentir ne coûte rien, mon jeune ami. L'on en abuse et ce sont les pires scélérats qui font les fins les plus dévotes. Piedade et Nicolau moururent sainte-ment et ravis en extase, dûment absous. Je n'ai pas le temps de songer à mon salut à cause que je suis tout plein de ma maîtresse. S'il est un Dieu d'Amour, je ne lui dois pas autre chose. Nous ne parlâmes point du ciel car l'un l'avait placé en l'autre et nous y bornions nos regards. Le bonheur même a des limites: il les réclame et se retranche entre elles. Rien ne résiste à l'infini. Non, elle n'était guère pieuse, du moins en apparence. Elle avait la pudeur de sa foi: c'est là la marque des vertus suprêmes! Le vrai croyant commerce avec son dieu, se cachant aux regards de la foule et garde le secret de ses amours de crainte qu'on n'en vienne à l'honorer sur terre. Hélàs, me revoici: le jour terrible approche, le jour où se cou-vrant d'un voile, elle désira que je ne la revisse! Je vécus donc comme devant, n'apercevant plus que ses yeux. Elle resta dans son lit, m'écartant à dessein et soignée par la servante.

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allant jusques à m'interdire l'accès de la chambre. Je m'éta-blis devant sa porte, me confirmant en ma passion et n'osant la surprendre pour ne la blesser point parce qu'elle était fem-me et qu'elle avait souci de sa figure.

•—De sorte que vous faisiez antichambre et sans discon-tinuer.

—Le tour en est peu charitable. l'eusse été le pire des gredins si je lui avais manqué. Je ne m'avisai d'aucun moyen d'enfreindre ces engagements, j'en oubliai la pensée même et, quoique je brûlasse du désir de la contempler, je me le retranchai plutôt que d'ulcérer son coeur. Mais ce qui me ren-dit chagrin fut cette vaine conjecture qu'elle me tenait rigueur pour douter de mon attachement. Peut-être j igeait-elle que l'amour se fonde sur la seule beauté et que le moindre grain peut en avoir raison. De là sa réticence. Me sachant par ail-leurs d'humeur quinteuse, instruite au demeurant de l'équivo-que des passions les plus sincères et de ce qu'elles ont de com-mun avec les mouvements fugaces desquels le retour incessant achève par en former l'assemblage et d'en concerter l'harmo-nie, elle hésitait à m'imposer l'épreuve de la voir non tant à. cause d'elle qu'afin que je ne déchusse à mes propres yeux. Elle devinait le prix que j'attachais à ma constance et pres-sentait la honte et la fureur qui seraient mon partage sans même qu'elle se tournât contre elle. Puisque j'avais sacrifié mon avenir à ce dessein et qu'il était trop tard pour en dé-mordre, il fallait bien m'en ôter le regret et prévenir mon âme le plus doucement possible, il importait de la soustraire au choc et de lui faire concevoir ce qu'on me balançait à dire. Je soupçonne aujourd'hui que je la tourmentais a l'égal de ses maux. Ses chagrins tenaient lieu de plaies qui se joignaient à celles de son corps et redoublaient son agonie. Conjecturant que je l'épicds au travers de sa porte, elle ne donna signe et n'eut garde de se plaindre de peur de m'inciter à trahir mes promes-ses sous l'ombre d'une pitié dont elle appréhendait les suites. Elle se contraignit au dernier point et comme je n'étais pas in-sensible, je crus bon de sortir et de la laisser à ses peines. Elle ne m'en sut pas gré, se reprocha de m'avoir chassé de chez

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elle et craignit que je ne préludasse à l'abandon. Je lui dé-couvris mes intentions —toujours au travers de la porte—. Elle Y parut sensible et s'accabla de nouveaux reproches. Par-fois elle m'appelait et si je m'y trouvais par aventure, elle ne se sentait plus de joie. Combien d'appels se durent perdre sans réponse! Je m'en fais un crime à présent. La malheureuse! Elle souhaitait m'entendre et ne pouvait me voir. Elle se mourait.

—Du moins expira-t-elle dans vos bras. —Cette grâce me fut quittée, jeune homme: elle me la

refusa. Il fallait passer outre. —Je m'endors quelquefois. Le moyen de l'empêcher? Elle

guetta l'heure du sommeil et trompa ma sagacité — les mou-rants ont de ces intuitions qui nous confondent — afin de s'éteindre, seule et privée de secours somme elle avait vécu. La veille, nous parlâmes longuement sans que je pusse déce-ler le plus chétif indice. Je vous rapporte ses paroles que je jugeai trop anodines, qui me lièrent bel et bien et ne me donnèrent nul ombrage: "Mon ami, me dit-elle, il faut me contenter. N'y mettez point d'obstacle. Jurez-le moi d'abord. Avez-vous juré? N'invoquez pas de raisons contraires! Je le requiers de vous. Est-ce fait? Merci. Au nom des liens qui nous unirent et de l'amour que vous portez à celle qui fut votre maîtresse, je vous adjure de lui épargner l'affroi.t le plus cruel et dont les conséquences vous échappent: celui de découvrir sa face! Vous me connûtes belle et je l'entends rester pour vous, non que je sois coquette mais de craintD que vous ne vous désabusiez. Il n'est d'idéal en ce monde que la pensée ne parvienne à détruire et si je fus le vôtre, en dépit de mes disgrâces, veillez à lui rester fidèle. Ne souffrez que les sens vous circonviennent et que dissipant mon image ils vous rem-plissent de rancoeur et d'amertume. Vous m'accuseriez de vous avoir séduit et vous prendriez à vous-même, vous taxant de faiblesse, pleurant sur votre vie et maudissant l'ordre du mon-de ce qui ne sert de rien et vous ravale par surcoît. Vous êtes responsable du choix auquel vous procédâtes et vous lui de-

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meurez lié. Je suis coupable de l'amour que je vous inspirai, mais je vous donnai le bonheur en place de celui que vous m'assurâtes. J'eusse mieux fait de me refuser à vous. Je le voulais. La passion fut trop forte. Vos bras écartèrent les miens, mon corps était complice. Il le paya. Tenez votre pro-messe, observez nos serments: vous ne me reverrez plus vi-vante ou même morte. N'éloignez pas ce voile et fermez-moi les yeux. Je l'attacherai de telle sorte qu'il ne tombera plus à votre approche. Que d'autres me regardent, d'autres qui ne m'ont pas aimée et pour lesquels je ne suis rien! Ne protestez pas Non, non! Je crois en votre amour. Jurez-le moi, mon ami, jurez-le de nouveau!" Le lendemain, elle était morte.

—Et vous ne la revîtes plus. —Je la veillai. J'admirai ses sourcils et ses yeux, les tem-

pes, la racine du nez, sa lourde chevelure, les mains croisées sur la poitrine et la splendeur des formes que j'avais possé-dées. Le jour entrait par la fenêtre avec ses rumeurs irritantes. Je la fermai. La vie foisonnait au dehors: il me parut qu'elle insultait à ma détresse. Je rêvais à la mort universelle. La terre allait-elle trembler sous mes pieds, la maison s'ei;igloutir au fin fond des abîmes dans le déchaînement du fleuve démon-té, parmi les feux brûlant de toutes parts? Rien de tel ne se produisit. Je perçus quelques rires: on vendait le pois-son à la criée. Je m'assis, décontenancé pleurant à chaudes larmes. Le monde profanait le souvenir de ma maîtresse. Qu'étions-nous face à lui? Qu'é+ions-nous, mes amours et moi? Un épisode passager, indijixe de mé-moire. Quoi? Tant de beauté, de grâce et de vertus? Il en était ainsi. Comment? N'étais-je pas unique, unique en ma sublimité? Quel dévouement, quelle grandeur à nulle autre pareille! Et l'univers ne la saurait? Etait-ce po3:4lble? Je crispai les deux poings, m'estimant plus admirable encore à cause que j'étais le seul à le connaître. J'emporterais le secret dans la tombe, et quel secret! Quel secret? Mais à quoi bon puisque personne n'en soupçonnait même l'existence? Alors était-ce peine perdue? Et ce beau rôle à quoi me servait-il? Ce rôle? Etait-ce donc un rôle? Cabotin, te voilà montrant le bout de

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l'oreille! Cabotin? Je faillis en devenir fou. Je me levai, plein d'une rage sourde et me mordis les poings. Mes yeux tombè-rent sur la morte. Ah, femelle! C'est trop de bonté vraiment! Grand merci du legs! Je me tirai sans n u ® encombre de mes frasques, je courus tous les mauvais lieux jusques à prendre ce que je trouvais sous la main, gardant bon pied, bon œil et le visage alerte. Voilà ma récompense! Voilà le prix de la vertu! De la vertu? Laissez-moi rire! Ha, ha, fille du diable et sainte nitouche, il te fallait un amoureux! Peste, rien que cela? Mais on aime à varier la phrase. Voyez l'extatique! Ah, tu peux pourrir, gredine. Demain ce sera mon tour. Ce disant, je m'agitais comme diable en bénitier, arpentant la chambre à grands pas et gesticulant à force. Puis je me ressouvins de ses prières de la nuit passée. Je la regardais à nouveau. Ah, sé-ductrice, tu me pipes de la belle façon! Admirez-moi cet air: ne la croirait-on pas intacte? Il me suffit de lui ôter le voile. Assez de tromperie! Désabusons-nous! Je m'approchai, bien mal en point. Allons, un mouvement! Il est une promesse, mon âme, il est une promesse et qu'il t'importe de tenir. Si la per-sonne est morte? Raison de plus puisqu'elle e'ît sans défense. A toi de l'assurer. Si c'était une infâme? Et même alors. Il reste d'ailleurs à le prouver. En attendant de l'établir, agis de telle sorte que tu n'aies à le regretter. A merveille: je serai dupe et j'ai accoutumé de l'être depuis le temps que.. . Au fait, ne valait-il pas tes années de libertinage, ce temps que tu déplo-res? Une illusion. Profond penseur, que réclames-tu de l'exis-tence? Des réalités. Des réalités? Elles sont là où tii te plais à te les figurer. De quoi te plains-tu? Ne serait-il pas juste de tomber à genoux devant la morte et de la remercier d'i bonheur qu' elle te dispensa? A genoux? J'y suis déjà. Ne va pas découvrir sa face. Je n'ai garde. Rappelle-toi! Ah, souvenirs! Ah, sou-venirs! Je fus un monstre, qu'on m'écrase. Et tu voudrais bien l'embrasser? Je le concède, mais il y a ce voile. Qui t'empêche de fermer les yeux?

—Arrêtez! Voilà trop de sublime. •—Et le sublime est dangereux parce qu'il isole et que nous

nous emportons. Il est loisible de s'y perdre au mv.'ins ce que la

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raison ne nous accorde guère. On est si Icrid lorsqu'on est raisonnable! Bon pour la canaille.

—Après? —Après? Je me remis à vivre. Cela paraît tout simple et

ne l'est pas tant. Je me livrai d'abord à mille extravagances. Cela ne vaut la peine qu'on le relate. Vous n'êtes pas sans les deviner. Je les bannis en fin de compte et m'apaisai tout dou-cement, muant la passion en culte et l'image en idéal. Ses traits mêmes s'effacèrent et je me les retrace parfois, il est vrai, mais je ne gage pas qu'ils lui aient appartenu. Aucune image ne les conserva. Tant mieux! L'idolâtrie me semble un fâcheux travers. Me voyez-vous baisant son portrait ou faisant montre de ses boucles? Je l'eusse profanée. J'abandonne de telles mi-sères aux gens privés d'imagination. Elle m'est un, univers et puisqu'il m'est donné d'y vivre, je me passerai du reste.

—Voilà de beaux discours. Permettez que je soulève ces courtines.

—Comment? •—Et que je fouille votre cabinet à seize tiroirs. —Scélérat, vous osez! —Et que j'ouvre d'abord cette porte pour que s'en aille ce

bon cdr auquel vous me sembliez tenir. —Mais j'en fais le plus grand cas. —Non certes, vous n'avez point de portrait ni de boucles.

N'empêche que vous soyez des idolâtres le plus endurci. —La vérité mise en lumière! Je vous exhorte à me con-

fondre, à me siffler, jeune homme, et fût-ce à triple carillon. J'ai mérité votre mépris.

—Nullement. Je ne vous en estime que davantage. —En dépit de ma faiblesse? —A cause de la faiblesse même. Souffrez que je vous

pose une question. —Je vous l'accorde. —Vous soignâtes-vous après sa mort? —Non. —Puis-je en connaître la raison?

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—Je ne balance pas à vous la révéler: la maladie, c'est tout ce qui me reste d'elle. Entendez-vous cela?

—Je le comprends. Ils demeurèrent face à face, et la chandelle s'éteignit. Alors

le vieillard se leva, le prenant par la main avec ces paroles: —Sortons car je vous entretins assez, jeune homme. L'

crmour a racheté ma vie, je pense. Elle en avait besoin. Sans être pire que tel autre, j'eusse pu le devenir et cela seul suffit. Si vous me trouvez quelque grandeur, dites-vous bien que je n'en suis pas responsable: c'est un peu d'elle que je porte en moi. Sortons de ces ténèbres, que je vous rende à la lumière!

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APPENDICE

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DU MÊME AUTEUR:

INÈS DE CASTRO — LES MARTYRS DE COHDOUE-

Deux tragédies classiques parues chez Bel-Air-

LE CYCLE DE JEANNE D'ARC SUIVI D'UN CHOIX DE POÉSIES.

Plaquette illustrée par l'auteur. Edit. Arg. A. Quil^®'-

LE MYSTÈRE D'EUSÈBE.

Drame chrétien illustré par l'auteur. Edit. Arg. A' 1942.

EN PRÉPARATION

LETTRES DE FRANCE ET DE PORTUGAL 1785-1^®®'

LE CROISÉ ET LE DEMON.

LA GRANDE CHRONIQUE DES CARACOTINS.

DON JUAN.

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N PRÉFACE

LA MOET ET LE EOI

DE LIDEN ET DTJ PATEE GATJTHIEE

CONTE Dtr CEOISÊ CHASTE

LA CITÉ DBS TÉNÈBEES

DTJ MINIATBTJE THÉOPHILE

DE GEOFFEOY EUDEL, PEINCE DE BLAYE

LE SUCOtTBE DIT MAEQUIiS DE

LE POÈTE ET L'IIMMOETAUTÉ

LE EETOTJE DE XEEXÈS

LE TEMPLE DE L'IMMORTALITÉ

HISTOIEE DES AMOTJES DE LUCEECIA TAVAEÈS

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