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SPORT ET GÉOGRAPHIE ENTRETIEN AVEC Jean-Pierre AUGUSTIN Parce que la géographie participe activement par ses méthodes d'analyse comme ses méthodes carto- graphiques à l'interprétation globale du fait sportif, nous avons pour en savoir plus interrogé Jean- Pierre Augustin, professeur à l'Université Michel de Montaigne - Bordeaux III. Spécialiste des questions d'aménagement et d'actions collectives dans les villes, il dirige des recherches sur le sport et la socio- culture à la Maison des Sciences de l'Homme d'Aquitaine. II vient de publier « Sport, géographie et aménagement » aux éditions Nathan (cf. encadré). La géographie est une discipline qui a connu de profonds changements depuis les années 60. En quoi l'émer- gence d'une nouvelle géographie à la (ois plus quantitative et plus qualitative peut-elle participer à l'interprétation globale du fait sportif ? La géographie est une discipline ancienne qui a eu pour objet la description de la Terre. Elle s'est imposée progressivement à partir du XIX e siècle en cherchant à mesurer l'influence de l'environ- nement sur l'homme et à évaluer les relations des groupes humain et du milieu. Cette discipline est restée longtemps une science des particularismes visant à mettre en lumière les différences et les ori- ginalités régionales dans la tradition vidalienne. Ce cou- rant idéo- graphique a fourni de grands tra- vaux sur les régions françaises. Un autre courant de type nomothétique. cherchant à établir des lois, s'est développé plus récemment. En insistant sur les similitudes et les régularités, il amène à prendre en compte le caractère aléatoire des cas particuliers sans remettre en cause la régularité des tendances générales. Ces deux courants, parti- cularisme et universalisme. ne s'excluent pas nécessairement et, dans bien des cas. les études locales permettent d'alimenter les théories géné- rales. Ainsi est apparue ce qu'il est convenu d'ap- peler une nouvelle géographie à la fois plus quan- titative et plus qualitative qui s'accompagne d'un renouveau conceptuel. Cette nouvelle géographie en mettant en oeuvre des théories, comme celle de la diffusion, des lieux centraux ou de l'attraction gravitaire, permet d'analyser les faits sportifs dans leur relation avec l'espace. Depuis une quinzaine d'années, les sciences sociales s'intéressent au sport. Quelles sont les frontières entre la géographie, l'histoire, et la sociologie du sport, pour ne citer que ces disci- plines scientifiques ? Et comment situez-vous l'apport des STAPS dans ce secteur de la recherche ? Les frontières entre les disciplines scienti- fiques sont toujours difficiles à cerner, et chacun sait que ces frontières sont poreuses et doivent le rester. La confrontation discipli- naire est d'ailleurs un excellent moyen de faire avancer les savoirs. Ceci dit. chaque dis- cipline doit renforcer ses atouts en utilisant ses propres concepts et méthodes. En tant que discipline socio-spatiale, la géogra- phie ne doit pas se limiter à la présenta- tion spatiale des faits sociaux mais tendre à analyser la dimension sociale des faits spatiaux. Son atout principal est de toujours tenir compte du rapport à l'espace, rapport qui est souvent oublié en histoire ou en sociologie. Un de ses moyens est lié à l'utilisation systématique de la méthode cartographique comme en témoigne l'Atlas des sports de D. Mathieu et J. Praicheux aux Editions Fayard-Reclus ou l'ouvrage que je viens de publier. En questionnant les disciplines traditionnelles, les STAPS jouent un rôle décisif dans les recherches concernant le sport. Les col- loques, débats et publications STAPS qui se mul- tiplient permettent aux sciences sociales de se situer par rapport au fait sportif qui a été trop longtemps délaissé. Mais l'apport principal des STAPS est de favori- ser et d'intégrer des éléments disciplinaires variés pour constituer un champ d'étude à part entière. En quoi la notion de territoire, présen- tée par certains comme une des plus pertinentes pour définir l'objet de la géographie, permet-elle une meilleure connaissance des réalités sportives ? En précisant les localisations, les dimensions et les propriétés de chaque territoire, la géographie permet l'étude du rapport des sociétés à leur espace. Ces études en terme d'or- ganisation, de construction et de dynamique territoriales peuvent fournir d'utiles moyens pour ana- lyser le sport dans sa diversité. On peut évoquer les territorialisations de la côte Atlantique, à une heure de Bordeaux. Le littoral était hier encore un espace naturel et connaît depuis deux décennies un formidable marquage social, qui est en l'occurrence un marquage sportif. Lacanau. un lieu quasi désertique, est devenu en trente ans le territoire du surf, de la planche à voile, du tennis, du golf, de l'équitation et de la randonnée. Il s'agit d'une véritable terri- torialisation sportive et les exemples sont mul- tiples dans les espaces naturels comme dans les lieux urbanisés. Sport, géographie et aménagement Succédant aux jeux d'hier, les sports modernes prennent une place majeure dans les sociétés contemporaines. Cet ouvrage est le premier, en langue française, qui soit consacré aux questions de géographie et d'aménage- ment du sport. Il analyse les variations territoriales des pra- tiques sportives, leurs modèles spatiaux de répartition, ainsi que les principales tendances qui jouent un rôle dans le champ d'étude socio-spatial du sport. Les méthodes de la géographie sont utiles à l'étude des diffusions, des localisations et des flux sportifs, alors que celles de l'aménagement permettent de mieux cerner la mise en place des équipements et l'organisation des grands sites sportifs mondiaux. Destiné aux étudiants, enseignants et chercheurs en sciences sociales, cet ouvrage s'adresse aussi aux muni- cipalités, aux services urbains de l'état, aux sportifs et aux responsables associatifs, c'est-à-dire à un large public concerné par la place et l'évolution du sport dans la société. Éditions Nathan, Collection Fac géographie. 9 Revue EP.S n°261 Septembre-Octobre 1996 c. Editions EPS. Tous droits de reproduction réservé

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SPORT ET GÉOGRAPHIE

ENTRETIEN AVEC

Jean-Pierre AUGUSTIN

Parce que la géographie participe activement par ses méthodes d'analyse comme ses méthodes carto­graphiques à l'interprétation globale du fait sportif, nous avons pour en savoir plus interrogé Jean-Pierre Augustin, professeur à l'Université Michel de Montaigne - Bordeaux III. Spécialiste des questions d 'aménagement et d'actions collectives dans les villes, il dirige des recherches sur le sport et la socio-culture à la Maison des Sciences de l 'Homme d'Aquitaine. II vient de publier « Sport, géographie et aménagement » aux éditions Nathan (cf. encadré).

La géographie est une discipline qui a connu de profonds changements depuis les années 60. En quoi l'émer­ gence d'une nouvelle géographie à la (ois plus quantitative et plus qualitative peut-elle participer à l'interprétation globale du fait sportif ? La géographie est une discipline ancienne qui a eu pour objet la description de la Terre. Elle s'est imposée progressivement à partir du XIXe siècle en cherchant à mesurer l'influence de l'environ­nement sur l'homme et à évaluer les relations des groupes humain et du milieu. Cette discipline est restée longtemps une science des particularismes

visant à mettre en lumière les différences et les ori­

ginalités régionales dans la tradit ion vidalienne. Ce cou­rant idéo­graphique a fourni de grands tra­vaux sur les régions françaises.

Un autre courant de

type nomothétique. cherchant à établir des lois, s'est développé plus récemment. En insistant sur les similitudes et les régularités, il amène à prendre en compte le caractère aléatoire des cas particuliers sans remettre en cause la régularité des tendances générales. Ces deux courants, parti­cularisme et universalisme. ne s'excluent pas nécessairement et, dans bien des cas. les études locales permettent d'alimenter les théories géné­rales. Ainsi est apparue ce qu'il est convenu d'ap­peler une nouvelle géographie à la fois plus quan­titative et plus qualitative qui s'accompagne d'un renouveau conceptuel. Cette nouvelle géographie en mettant en œuvre des théories, comme celle de la diffusion, des lieux centraux ou de l'attraction gravitaire, permet d'analyser les faits sportifs dans leur relation avec l'espace.

Depuis une quinzaine d'années, les sciences sociales s'intéressent au sport. Quelles sont les frontières entre la géographie, l'histoire, et la sociologie du sport, pour ne citer que ces disci­ plines scientifiques ? Et comment situez-vous l'apport des STAPS dans

ce secteur de la recherche ? Les frontières entre les disciplines scienti­fiques sont toujours difficiles à cerner, et chacun sait que ces frontières sont poreuses et doivent le rester. La confrontation discipli­naire est d'ailleurs un excellent moyen de faire avancer les savoirs. Ceci dit. chaque dis­cipline doit renforcer ses atouts en utilisant

ses propres concepts et méthodes. En tant que discipline socio-spatiale, la géogra­phie ne doit pas se limiter à la présenta­tion spatiale des faits sociaux mais tendre à analyser la dimension sociale des faits spatiaux. Son atout principal est de toujours tenir compte du rapport à

l'espace, rapport qui est souvent oublié en histoire ou en sociologie. Un de ses moyens

est lié à l 'ut i l isat ion systématique de la méthode cartographique comme en témoigne l'Atlas des sports de D. Mathieu et J. Praicheux aux Editions Fayard-Reclus ou l'ouvrage que je viens de publier. En questionnant les disciplines traditionnelles, les STAPS jouent un rôle décisif dans les recherches concernant le sport. Les col­

loques, débats et publications STAPS qui se mul­tiplient permettent aux sciences sociales de se situer par rapport au fait sportif qui a été trop longtemps délaissé. Mais l'apport principal des STAPS est de favori­ser et d'intégrer des éléments disciplinaires variés pour constituer un champ d'étude à part entière.

En quoi la notion de territoire, présen­ tée par certains comme une des plus pertinentes pour définir l'objet de la géographie, permet-elle une meilleure connaissance des réalités sportives ? En précisant les localisations, les dimensions et les propriétés de chaque territoire, la géographie permet l'étude du rapport des sociétés à leur

espace. Ces études en terme d'or­ganisation, de construction et de dynamique territoriales peuvent fournir d'utiles moyens pour ana­lyser le sport dans sa diversité. On peut évoquer les territorialisations de la côte Atlantique, à une heure de Bordeaux. Le littoral était hier encore un espace naturel et connaît depuis deux décennies un formidable marquage social, qui est en l'occurrence un marquage

sportif. Lacanau. un lieu quasi désertique, est devenu en trente ans le territoire du surf, de la planche à voile, du tennis, du golf, de l'équitation et de la randonnée. Il s'agit d'une véritable terri-torialisation sportive et les exemples sont mul­tiples dans les espaces naturels comme dans les lieux urbanisés.

Sport, géographie et aménagement Succédant aux jeux d'hier, les sports modernes prennent une place majeure dans les sociétés contemporaines. Cet ouvrage est le premier, en langue française, qui soit consacré aux questions de géographie et d'aménage­ment du sport. Il analyse les variations territoriales des pra­

tiques sportives, leurs modèles spatiaux de répartition, ainsi que les principales tendances qui jouent un rôle dans le champ d'étude socio-spatial du sport. Les méthodes de la géographie sont utiles à l'étude des diffusions, des localisations et des flux sportifs, alors que celles de l'aménagement permettent de mieux cerner la mise en place des équipements et l'organisation des grands sites sportifs mondiaux. Destiné aux étudiants, enseignants et chercheurs en sciences sociales, cet ouvrage s'adresse aussi aux muni­cipalités, aux services urbains de l'état, aux sportifs et aux responsables associatifs, c'est-à-dire à un large public concerné par la place et l'évolution du sport dans la société.

Éditions Nathan, Collection Fac géographie.

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Vous considérez que la diffusion est un processus majeur de la géographie. Pourriez-vous préciser ce concept et en montrer le caractère opératoire ? L'expansion des sports à partir des foyers émet­teurs peut être éclairée par la théorie de la diffu­sion dans la mesure où. en utilisant les canaux variés de la transmission, ils se propagent par effet de mimétisme ou de migration. On dis­tingue généralement les quatre étapes succes­sives de l 'innovation, de l 'expansion, de la condensation et de la saturation. L'application de cette théorie aux sports collectifs (football, rugby...) ou individuels (golf, tennis, surf...) donne des résultats très intéressants. Prenons l'exemple du hockey sur glace, ce sport est inventé autour de 1870 à Montréal par quelques amateurs anglo-canadiens : il réussit à s'imposer et devient en quarante ans le sport national qui s'étend sur tout le pays, gagne le nord-est des États-Unis avant d'être exporté vers l'Europe et le reste du monde (fig. 1 ).

Vous avez décrit et analysé les modes de constitution des organisations spor­ tives régionales en pays industrialisés. Ces processus et leurs résultats ne sont-ils pas dépassés aujourd'hui par la globalisation et la mondialisation du phénomène sportif ? L'implantation des sports collectifs en France, comme dans l'ensemble des pays industrialisés, s'est effectuée en plusieurs étapes qui ont permis la constitution d'organisations régionales fon­dées sur le club, le stade et la communauté. Il en est ainsi du football et du rugby en Europe mais aussi du base-ball, du hockey, du football améri­cain et du basket en Amérique du nord. L'en­semble est réglementé par les fédérations spor­tives qui n 'ont eu de cesse d 'assurer les

ajustements nécessaires face aux pressions poli­tiques et économiques et aux contraintes interna­tionales. Ce premier moment a établi une répar­tition régionale des sports emblématiques dans des environnements culturels relativement stables. Un autre temps de la dynamique sportive est actionné depuis quelques années par des logiques économiques et communicationnelles qui remettent en question la stabilité des implan­tations sportives classiques. Les entrepreneurs de spectacles sportifs utilisent les médias pour ten­ter de créer des événements planétaires. L'orga­nisation sportive n'échappe donc pas aux phéno­mènes de mondial isat ion qui touchent l'ensemble des activités économiques, et l'irrup­tion des spectacles télévisés, en devenant pré­sente au cœur des moindres faits locaux, perturbe

les équilibres régionaux. Ces éléments nouveaux questionnent sur la capacité des pratiques spor­tives établies à résister aux effets de globalisa­tion, de segmentation et de recomposition.

Vous avez publié plusieurs ouvrages sur le rugby. Comment peut-on inter­ préter révolution actuelle de ce sport ? Les mutations que connaît le rugby dans cette fin de siècle sont exemplaires des changements en cours. Ce sport ancré dans des territoires spéci­fiques a, de par ses origines et la structure de son organisation, résisté longtemps à l'argent spec­tacle et à la professionnalisation. La décision adoptée en août 1995 par l'International Rugby

Figure 1 - Diffusion du hockey dans le monde.

PHOTOS : AGENCE VANDYSTADT

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Football Board (1RFB) de remettre en cause les principes de l'amateurisme en acceptant le pro­fessionnalisme a semé le trouble dans les esprits et n'est pas sans effet sur les risques de modifi­cation des systèmes locaux. Le rugby se construit aujourd'hui plus qu'hier dans un espace à la fois social, géographique et symbolique qui s'inscrit dans un territoire élargi. Il ne peut, comme d'autres pratiques convoquées à participer au spectacle mondial, se réduire aux pratiquants, aux dirigeants et aux publics locaux car il agglo­mère par des effets d'enchaînement des éléments de renforcement du système global. Les mill iers d'images véhiculées par les revues, les émissions de télévision et les fi lms qui utilisent et représen­tent le phénomène participent à la création cultu­relle mondiale. Prendre en compte ces tendances ne signifie pas que les processus en cours vont laminer les cultures locales et que les nouveaux managers vont s'affranchir des contraintes spa­tio-temporelles. Une autre logique correspon­dant à un fort mouvement identitaire existe clans les sociétés. Mais, sans aucun doute, les logiques économiques internationales qui injectent de l'argent dans le rugby interfèrent sur ses modes de gestion et posent la question de la capacité d'ajustement îles clubs et des fédérations. Ceux-ci doivent se transformer et se recomposer, c'est-à-dire en réalité assurer leur modernité.

Ne pensez-vous pas que les transfor­ mations contemporaines du rugby reproduisent en accéléré la lente dérive historique de l'amateurisme vers le pro­ fessionnalisme subie par d'autres sports tels que le handball ou l'athlé­ tisme ? D'une certaine manière, la professionnalisation rapide du rugby peut être perçue comme un rat­trapage accéléré d'un sport resté longtemps ama­teur mais l'explication est insuffisante. L'origi­nalité vient du contexte dans lequel s'effectuent ces changements. Ce contexte est dominé par une offre médiatique correspondant à de nou­velles configurations géo-économiques où les opérateurs transnationaux cherchent à créer des événements sans hésiter, si nécessaire, à défaire

ou délocaliser l'existant avec la même rapidité que d'autres éléments du système de production et d'échange. S i le retentissement du Mondial de rugby appa­raît encore faible par rapport à celui des Jeux Olympiques ou de la Coupe du monde de foot­ball, les progressions enregistrées prouvent aux organisateurs et aux managers que le rugby, par sa spécificité de sport collectif de combat, est porteur de valeurs susceptibles d'accroître encore les taux d'écoutes. La nouveauté vient d'un changement de rapport entre le sport et la télévision. Dans un premier temps, la télévision a util isé les compétitions sportives pour augmenter ses audiences : désor­mais elle cherche à créer de toutes pièces de nou­veaux événements médiatiques mondiaux, en inventant si nécessaire de nouvelles formes et règles du jeu. Dans ce montage, l'important est moins l'insertion locale que les conditions de la retransmission, ce n'est plus la communauté qui s'identifie à son sport, c'est la télévision qui crée le sport et le fait vivre. Partant du principe qu'un stade est plus télégénique plein que vide, les organisateurs envisagent que les places soient distribuées gratuitement après avoir été vendues à des commanditaires ou à la municipalité. Les spectateurs sont réduits à être figurants du pro­gramme télévisé et doivent en créant l'ambiance contribuer à l'audience. Un système médiatique mondial du rugby est en gestation (fig. 2).

Pourriez-vous préciser la place particu­ lière des sports de glisse parmi les sports individuels en forte croissance ? L e s sports de g l i sse s ' inscr ivent dans des logiques bien différentes des sports collectifs ou des sports individuels traditionnels. En alliant performances et esthétisme. écologie et espaces libres, i l s sont révélateurs de sens et de significa­tion. Le surf, par exemple, qui peut être consi­déré comme l'épure des sports de glisse, s'inscrit parfaitement dans trois tendances majeures de cette fin de siècle. La première est celle de l ' in-dividuation qui devient un principe fondateur, se distinguant de l'individualisme qui est repli sur soi. Elle manifeste une conscience élargie d'ap­partenance, une multi-appartenanee. où l ' indi­

vidu cherche dans des groupes provisoires et des pratiques nouvelles un sens à son existence. La deuxième est liée à l'émergence de nouvelles ter­ritorialités. Une mobilité accélérée amène les citadins à chercher des lieux d'exercice aux péri­phéries des emprises sociales stables qu'étaient le quartier, l'entreprise ou le club sportif. La plage et la vague deviennent les lieux centraux de territorialités passagères. La troisième est inhé­rente aux discours énonciateurs qui se consti­tuent autour des pratiques fortes de sens et qui sont repris par les médias, les pouvoirs et les agents économiques. La mer et la vague consti­tuent une formation socio-spatiale qui incarne les tendances de notre post-modernité, en y inté­grant de surcroît les attributs du sacré, le mys­tère, la pureté et la peur. Il ne s'agit pas ici de ver­ser dans la célébration, mais de donner à voir comment se construit concrètement un espace à la fo is social, géographique et symbolique, posant à terme des questions d'organisation et d'aménagement.

Est-il possible d'interpréter la création de hiérarchies sportives selon les niveaux de pratique ou d'équipement ? Les hiérarchies sportives se sont progressive­ment constituées comme en témoigne par exemple la répartition des clubs de première division dans les pays occidentaux. L'interpréta­tion de ces hiérarchies est toujours complexe mais peut s'effectuer à partir de la théorie du lieu central qui, en géographie, est aussi porteuse que celle de la diffusion. Cette théorie fondée sur le postulat de l'isotropie spatiale doit être travaillée en tenant compte des conditions contextuelles car l'espace enregistre des perturbations structurelles multiples qui diversifient le contenu géographique, physique et humain, de chacun de ses lieux. Dans ces combi-natoires spécifiques, les niveaux de pratique, les niveaux d'équipements et les seuils de popula­tion s'agencent en fonction des conditions socio-politiques particulières. Là encore, l'approche géographique, par l'étude des variations, des régularités territoriales et par celle des conjonc­tures permet d'interpréter les situations et les évolutions en cours.

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L'étude des populations intéresse depuis longtemps les géographes ; existe-t-il des travaux de démogéogra­ phie et quelles connaissances ont-ils produites ? Les analyses ont largement évolué depuis un siècle et s'orientent désormais dans deu\ direc­tions. Elles valorisent d'abord les perspectives sociologiques et démographiques en utilisant lar­gement les méthodes quantitatives. Elles s'orga­nisent ensuite dans une géographie de la popula­tion, appelée aussi démogéographie ou

géographie démographique, qui devient une sec­tion reconnue au sein de la démographie comme de la géographie. La démographie sportive peut s'enrichir large­ment de ces deux tendances pour préciser les par­ticularités de la société sportive. Les méthodes socio-démographiques appliquées au sport per­mettent de fournir des indications précises sur les sportifs en fonction de l'âge, du sexe, de l'ori­gine sociale, de la domiciliation et de montrer les tendances en cours. La démographie amène une réflexion sur les disparités du nombre des spor­tifs dans l'espace. Dans les deux cas. au-delà des faits qui peuvent être visualisés par la méthode

cartographique, se pose la question des interpré­tations. Si les indicateurs démographiques cher­chant à cerner la population sportive se multi­plient en France comme dans les autres pays occidentaux, la démographie du sport n'est pas encore dotée de ressources suffisantes pour per­mettre de suivre les évolutions en fonction de la diversité des groupes et des pratiques. Les enquêtes nationales sont, pour l'instant, les meilleurs indicateurs, pour caractériser les prati­quants. Leurs résultats peuvent être résumés en deux tendances. La pratique du sport touche des tranches plus larges de la population, elle inté­resse davantage de femmes et de jeunes mais aussi de populations adultes. Ensuite, le milieu social et le niveau d'études restent toujours un facteur explicatif important, même si des recom­positions y sont à l'œuvre. Un effet de milieu est visible dans les départements et les régions fran­çaises qui laissent un large champ d'investiga­tion à la démographie sportive.

Comment peut-on expliquer les fortes différences dans la répartition des spor­tifs sur le territoire français ? En dehors des sondages et des enquêtes, les informations les plus complètes concernant les licenciés sportifs sont rassemblées par le minis­tère de la Jeunesse et des Sports qui en a confié l'analyse à son service statistique. Pour chaque fédération sportive (105 en 1992). les résultats sont fournis par département et par région. Ces données permettent de préciser l'impact de cer­tains sports dans des régions particulières. Elles confirment l'existence de fortes concentrations déjà évoquées comme le rugby dans le Sud-Ouest, le surf sur la côte Aquitaine, mais aussi la gymnastique (le judo dans une moindre mesure) dans le Nord-Est. le cyclisme dans le Nord-Ouest ou la pétanque dans le Sud. Ces données n'ont

Figure 2 - Le système médiatique mondial du rugby.

Figure 3 - La localisation des villes candidates et des villes désignées aux J.O.

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pas été suffisamment traitées par les chercheurs au-delà de deux tentatives d'anal) se qui méritent d'être rappelées. La première vient de l ' initiative de Jack Lamouille au service statistique du ministère de la Jeunesse et des Sports qui. à partir de traitements informatiques appropriés, propose une illustra­tion graphique de la répartition des licenciés. La seconde revient à des géographes de Besan­çon qui ont proposé le premier atlas des pratiques sportives. La version du cumul des licenciés par région rapporté au nombre d'habitants laisse apparaître une carte assez différenciée de la France où le secteur Rhône-Alpes se distingue avec un taux de 24 à 33 % de licenciés, suivi par la Bretagne, les Pays de Loire et le grand Sud-Ouest. Le reste de la France se situe à moins de 22 % de licencies. Les différences tiennent surtout à la prise en compte des licences de sport loisirs durant les périodes estivales mais les classes d'âges et les sports régionaux interfèrent largement. Là encore les recherches sont à poursuivre.

La géopolitique permet de mettre en évidence, voire de mesurer, les compé­titions internationales. Peut-on appli­quer ces méthodes au sport ? Codifiées pour la plupart dans les pays européens et dans leurs prolongements, les disciplines spor­tives sont organisées à partir de fédérations inter­nationales qui réglementent les compétitions et proposent les calendriers de rencontres. La localisation des sièges administratifs des fédé­rations internationales ainsi que la nationalité des présidents permettent de mettre à jour les fonde­ments de l'organisation sportive. En 1990. 27 des 29 fédérations olympiques et 15 parmi les 45 fédérations non olympiques ont leur siège en Europe. La concentration des pouvoirs sportifs en Europe n'est pas sans incidence sur le choix des lieux d'organisation des compétitions internatio­nales. Plus de 95 % de celles-ci s'effectuent dans les 30 pays les plus développés, les dix premiers d'entre eux organisent 63 % des épreuves. A l'opposé, les 150 pays les moins développés sont très peu concernés par ce genre de compétition et parmi eux 80 ne sont le lieu d'aucune manifesta­tion internationale. Dans ces pays, le sport est à la fois dominé et sous-développé si l 'on tient compte des taux de pratique, de la dépendance

vis-à-vis des institutions et des firmes occiden­tales et de la dépossession de leurs ressources par un marché des joueurs à sens unique. A l'évi­dence, le sport mondial est dirigé par les pays riches et l'Europe y maintient sa prépondérance historique. Cela ne veut pas dire cependant que tout est joué et qu'il ne reste pas une marge de manœuvre pour les régions du sud. Imposé par les pays d'Afrique noire, le boycott réussi de l'Afrique du sud du temps de l'apartheid est un exemple des capacités géopolitiques du sport.

Les jeux olympiques sont devenus des manifestations universelles. La première compétition olympique est celle qui se joue autour du choix de la ville organisatrice. Comment interpréter cette situation ? La désignation des sites est l'une des principales tâches du Comité international olympique qui applique des procédures très précises. Ses membres assistent à la présentation des dossiers de candidatures selon un ordre issu du tirage au sort puis ils se prononcent à bulletin secret. Si la majorité des voix n'est pas atteinte, la ville ayant reçu le moins de voix est éliminée à chaque tour de scrutin sans que les résultats soient communi­qués pour éviter les votes tactiques. Pour la dési­gnation des Jeux de l'an 2000. le CIO. composé de 91 membres, était réuni à Monaco le 23 sep­tembre 1993. Les trois premiers tours de scrutin ont vu l'élimination successive d'Istanbul. Ber­lin et Manchester. Au quatrième tour. Sydney l'a emporté par 45 voix contre 43 à Pékin. L'étude de la candidature des villes aux JO de 1896 à 1992 éclaire encore mieux les enjeux de la course à l'organisation : l'Europe a présenté 64 dossiers. l'Amérique 42. l'Asie 5, l'Océanie 3 et l'Afrique 3. La localisation des villes candi­dates et des villes retenues (fig. 3) laisse appa­raître une forte concentration européenne malgré les tentatives réitérées des Etats-Unis, localisa­tion qui peut s'expliquer par une double légiti­mité. Toutes les villes finalement désignées font partie de pays ayant créé un Comité national olympique avant 1914 (à l'exception de la Corée du Sud). A cette légitimité historique s'ajoute une légitimité économico-politique puisque tous les pays concernés font partie des démocraties libérales (à l'exception de l'URSS avec les jeux de Moscou en 1980). Au-delà de l'adhésion volontaire de la quasi totalité des pays à l'idéal

olympique, l'organisation des jeux reste le reflet des forces dominantes du monde.

Peut-on considérer que le sport parti­ cipe à une mise en ordre du monde ? Certains présentent le sport comme un substitut aux grands desseins qui font défaut à nos socié­tés mais sans aucun doute le sport participe sur­tout à une certaine mise en ordre du monde. Pierre Parlebas a montré que le sport s'impose par une quadruple régulation des lieux, des temps, des liens et des liants. Correspondant à une organisation de l'espace et à un quadrillage du territoire, les lieux sportifs ont permis le pas­sage des jeux aux sports en utilisant, disciplinant et réaménageant des espaces quotidiens de la ville ou de la nature et en proposant des sites pro­grammables et sans surprises. Les calendriers des entraînements et des manifestations ryth­ment de plus en plus les temps sociaux. Ils orga­nisent les compétitions selon des rituels réglés minutieusement qui jugulent les débordements en imposant une temporalité sportive utile aux exigences du spectacle. Les liens entre les joueurs sont régis par des règles et des codes favorisant une sociabilité sportive qui participe activement à un processus de contrôle et de paci­fication. Enfin, les instruments et accessoires sportifs introduisent des liants entre les partici­pants. Les nouveaux uniformes, complétés par des accessoires de plus en plus complexes et relevant souvent de hautes technologies parachè­vent la socialisation des lieux. Mais les ten­dances multiples du développement sportif ne sauraient être réduites à ces seules régulations. Chacun convient que le sport est devenu un enjeu international, national et régional : il est donc urgent de poursuivre les recherches et de susciter des analyses pour combler le déficit existant encore dans ce domaine.

Jean-Pierre Augustin Professeur à l'Université - Bordeaux III

CESURB-MSHA.

Ouvrages de l'auteur Espace social et loisirs organisés des jeunes, Paris, Pedone, 1978,336 p. Le rugby démêlé. Essai sur les associations sportives, le pouvoir et les notables, Bordeaux. Le Mascaret, 1985.359 p. (en collaboration avec Alain Gar-rigou). Espaces urbains et pratiques sociales, Bordeaux, PUB, 1987,116 p. 2° éd., 1989. Les jeunes dans la ville, Bordeaux, PUB, 1991. 534 p. (Prix national de thèse sur les collectivités locales décerné par le GRAL-CNRS). Des loisirs et des jeunes. Cent ans de groupements éducatifs et sportifs, Paris, Éditions Ouvrières, 1993. 144 p. (en collaboration avec Jacques Ion). Rugby en Aquitaine, histoire d'une rencontre, Bordeaux, Auberon et Centre régional des Lettres d'Aquitaine, 1994.317 p. (en collaboration avec Jean-Pierre Bodis). Sport, géographie et aménagement, Paris. Nathan, 1995,256 p. (Collection Fac géographie).

Ouvrages publiés sous la direction de l'auteur : - Surf Atlantique. Les territoires de l'éphémère, Bor­deaux. MSHA, 1994, 272 p. - Sport, relations sociales et action collective, Bor­deaux. MSHA, 1995. 780 p. (en collaboration avec Jean-Paul Callède). - Questions fragiles, développement urbain et anima­tion, Bordeaux, PUB, 1996, 194 p. (en collaboration avec Jean-Claude Glllet). - La culture du sport au Québec, Bordeaux. MSHA. 1996. 195 p. (en collaboration avec Claude Sorbets).

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