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Chemins de Dialogue – 23 L’école, la laïcité et les religions Chemins de Dialogue, 2004 Marseille CdD-23 3/07/06 16:04 Page 1

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© 2004, Chemins de Dialogue11, impasse Flammarion – 13001 Marseille

✆ 04 91 50 35 50 – Fax 04 91 50 35 [email protected]

I.S.S.N. 1244-8869

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Chemins de Dialogue

Revue théologique et pastorale sur le dialogue interreligieux,fondée par l’Institut de sciences et théologie des religions de Marseille

(département de l’Institut catholique de la Méditerranée),éditée par l’association « Chemins de Dialogue »,

publiée avec le concours du Centre National du Livre.

NUMÉRO 23 – JUILLET 2004

DIRECTEUR DE L’ÉDITION

Jean-Marc Aveline

COORDINATION DU COMITÉ DE RÉDACTION

Jean-Marc Aveline, Jean-Marie Glé,Roger Michel, Christian Salenson

COMPOSITION

Olivier Passelac

COUVERTURE

Peinture d’André Gence

REVUE SEMESTRIELLE

Numéro 23 : 18 €

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SOMMAIRE

Éduquer à la liberté religieuse : un défi pour l’école dans la laïcité ................... 7Jean-Marc Aveline

L’école, la laïcité et les religions ..................................................... 15Une lecture de la laïcité .................................................................................... 25Bernard PanafieuLe fait religieux ................................................................................................. 27Christian SalensonL’État et les religions en France ....................................................................... 45Joseph SitrukQuelle place pour le fait religieux dans l’histoire enseignée? .......................... 71Dominique SantelliPratiques et enjeux du fait religieux ................................................................ 85Mounir Ben TalebL’islam en Europe - Une relecture de la laïcité ................................................ 93Bernard Panafieu

Rencontre des Cultures ....................................................................... 101La rencontre des cultures en Méditerranée - Un défi pour la paix ................ 105Paul PoupardLa Rome pontificale vue par les musulmans .................................................. 125Maurice BorrmansViolence, religion, spiritualité ........................................................................ 139Jacques Levrat

Théologie en dialogue ......................................................................... 151Mission de l’Église en société sécularisée ....................................................... 159Joseph MoingtSpiritualité du pluralisme religieux, une expérience spirituelle émerg e n t e ....... 183José Maria VigilLe dialogue du christianisme avec les autres traditions religieuses et la doctrine de la Trinité ............................................................................... 201Risto JukkoLa théologie en expérience .............................................................................. 217Marc DumasLe croyant et les autres ................................................................................... 233Guy Lafon

Repères bibliographiques .................................................................. 253Recensions ...................................................................................................... 255

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Jean-Marc AvelineInstitut catholique de la Méditerranée.

ÉDUQUER À LA LIBERTÉ RELIGIEUSE :UN DÉFI POUR L’ÉCOLE DANS LA LAÏCITÉ

La laïcité en France s’est caractérisée, dès ses débuts, par une doubleoption. Elle se voulait anticléricale, parce qu’il s’agissait de combattre lecléricalisme de l’Église catholique, perçue comme réactionnaire, obscu-rantiste et intolérante, surtout après le Syllabus de Pie IX en 1864 ; elle sevoulait également une laïcité d’abstention, parce qu’il importait avant toutde respecter la liberté de conscience et la séparation du privé et du public,en faisant de toute croyance religieuse une affaire d’ordre strictementprivé. Les religions étaient, en effet, perçues comme dangereuses pour lapaix sociale, l’histoire n’en ayant que trop souvent fourni la preuve!Maintenir les opinions religieuses dans la sphère privée était, pensait-on,un service à rendre à la société.

Aujourd’hui, la laïcité française se trouve de nouveau profondémenten débat, sinon en crise. D’une part, elle doit faire face à la persistance dureligieux, que ce soit sous des formes traditionnellement implantées enFrance (christianisme et judaïsme) ou sous de nouvelles formes(bouddhismes de diverses obédiences ou nouveaux mouvementsreligieux), d’autre part, elle doit traiter les questions radicalementnouvelles posées par la communauté musulmane, avec ses propres revendi-cations d’expression publique du religieux. La laïcité est mise en débatparce que s’impose maintenant avec force cette question longtemps sous-estimée tant qu’elle n’était portée que par les communautés juives et

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chrétiennes : la religion peut-elle n’être considérée que comme un faitprivé ? N’est-elle pas aussi, inévitablement, une réalité publique ?1

Entre le 3 juillet 2003, date de l’installation par le Président de laRépublique d’une « commission de réflexion sur le principe de laïcité »,commission présidée par Bernard Stasi, et le 10 février 2004, date du votepar les députés de la « loi sur la laïcité », le débat en France a été volon-tairement déplacé vers l’école et réduit à une question d’ordre vestimen-taire visant essentiellement l’islam, après une orchestration médiatiquepour le moins étonnante d’un problème au départ minime.

Que signifient, en profondeur, les évolutions de ce débat? À quellesréflexions fondamentales sommes-nous conduits, sur le devenir de notresociété, sur sa façon de considérer la dimension religieuse, sur sa capacitéd’accueil de l’altérité, sur son respect de la liberté de croire et soningéniosité à développer un art de vivre ensemble? C’est à toutes cesquestions qu’est consacré le dossier principal de cette nouvelle livraisonde Chemins de dialogue, à la lecture duquel je voudrais proposer trois consi-dérations liminaires.

Laïcité et sécularisation

Il importe tout d’abord de rappeler la distinction entre laïcité et sécula -risation. Une société est sécularisée lorsqu’elle est, dans la majeure partie deses composantes, traversée par un mouvement d’émancipation parrapport à la référence religieuse, mouvement qui est très étroitement liésans être pour autant réductible à ce que l’on appelle « modernité ». En

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1. C’était déjà le thème du neuvième symposium des évêques européens, qui aeu lieu à Rome du 23 au 27 octobre 1996 sur le thème : La religion, fait privé etréalité publique. La place de l’Église dans les sociétés pluralistes, publié sous ce titreaux Éditions du Cerf en 1997.

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revanche, la laïcité est un principe décidé par un État, principe qui consisteà affranchir, légalement et juridiquement, le pouvoir politique du pouvoirreligieux, quel qu’il soit. En France, la laïcité de l’État s’est exprimée parla loi de séparation de l’Église et de l’État du 9 décembre 1905. La laïcitéest donc une option politique exprimée dans une constitution, alors que lasécularisation est un processus civilisationnel. Il existe des États laïcs dansdes sociétés non sécularisées (comme en Turquie par exemple) et, inver-sement, il peut aussi y avoir des sociétés sécularisées qui n’adoptent pasde constitution laïque ni de régime de séparation.2 Du reste, la laïcité n’estun principe constitutionnel qu’en France, tandis que l’Union européenneconsidère plutôt comme centrale la notion de liberté religieuse.3

Il y a bien sûr des liens entre le processus civilisationnel de séculari-sation, processus caractéristique de l’Occident, et l’option politique de lalaïcité.4 En quelque sorte, la laïcité a été l’outil juridique permettant d’ins-tituer une contre-religion civile pour s’opposer à la tutelle de la religioncatholique et prendre acte du mouvement profond de sécularisation de lasociété. Mais la laïcité n’est que l’un des éléments de ce processus. Unelaïcité sans démocratie, sans République, sans droits de l’homme etdevoirs du citoyen, sans respect de l’expression publique des convictionsreligieuses, ne peut pas suffire à fonder un vivre-ensemble : « La laïcitésera une culture ou ne sera pas. Celle-ci, sauf à réduire la République enrelique, ne se résume pas au droit. Les juges contrôlent, ils n’inspirentpas. »5 Opposer tout simplement « laïcité » à « religion » est donc unegrave erreur d’optique.

D’autant qu’il faut aussi tenir compte, comme y invite le sociologueMarcel Gauchet, à la suite de Max Weber, du rapport existant entre sécula-

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2. On consultera avec profit, sur cette question l’ouvrage collectif : JeanBAUBÉROT (dir.), Religions et laïcité dans l’Europe des Douze, Paris, Syros, 1994.

3. Voir : Régis DEBRAY, Ce que nous voile le voile. La République et le sacré, Paris,NRF Gallimard, 2004, p. 13.

4. Pour une vue globale de l’évolution de la laïcité, voir l’ouvrage de MarcelGAUCHET, La religion dans la démocratie. Parcours de la laïcité, Paris, Le débat /Gallimard, 1998.

5. Régis DEBRAY, Ce que nous voile le voile. La République et le sacré, op. cit., p. 37-38.

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risation et christianisme. On connaît sa désormais célèbre formuleprésentant le christianisme comme « la religion de la sortie de lareligion » :

Si a pu se développer un ordre des hommes à ce point en rupture avecles précédents, et en rupture pour cause de renversement sur tous les plansde l’ancienne hétéronomie, c’est dans les potentialités dynamiques excep-tionnelles de l’esprit du christianisme qu’il convient d’en situer la premièreracine. Elles fournissent un foyer de cohérence permettant de saisir lasolidarité essentielle, sur la durée, de phénomènes aussi peu évidemmentliés que l’essor de la technique et la marche de la démocratie. Ainsi le chris-tianisme aura-t-il été la religion de la sortie de la religion.6

On peut dès lors se demander si la crise actuelle que traverse en Francela laïcité ne consiste pas plus profondément en une crise de la sécularisation,c’est-à-dire en une prise de conscience du caractère pluraliste de lasociété, culturellement et religieusement. Ce n’est pas un vague et problé-matique « retour du religieux », c’est plutôt ce que le philosophe JürgenHabermas appelle le passage à « une société post-séculière qui postule lapersistance des communautés religieuses dans un environnement quicontinue à se séculariser »7. La prise en compte de la diversité sociale et dela revendication d’expression publique du culturel et du religieux qui lacaractérise, entraîne une nécessaire nouvelle option politique et donc unenouvelle étape de la laïcité, conjuguant liberté de croire et art de vivreensemble.

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6. Marcel GAUCHET, Le désenchantement du monde. Une histoire politique de lareligion, Paris, Gallimard, 1985, p. II.

7. Cf. Jürgen HABERMAS, « Foi et savoir », dans L’avenir de la nature humaine.Vers un eugénisme libéral ?, Paris, Gallimard, 2002 [2001], p. 151.

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La liberté de croire et l’art de vivre ensemble

La voie législative choisie en France en 2003-2004 à propos du port dessignes religieux dans l’enceinte scolaire n’est que l’un des aspects de cepassage d’une expérience sociale à une option politique. On ne peut queregretter, me semble-t-il, que ce passage ne s’exprime qu’en interdits ! Carl’enjeu est celui de la définition d’une option politique concernant la placede l’expression religieuse dans l’espace public - pas seulement à l’école -option qui, tout en s’inscrivant dans la fidélité au principe de laïcité quicaractérise la vie publique et donc la République française, tienne comptede l’évolution post-séculière de notre société, et en particulier de laprésence, non temporaire et appelée à se développer encore davantage,d’une composante musulmane dans notre pays. Or interdire ne suffit pasquand il s’agit de fonder un art de vivre ensemble !

D’autant que cette composante dite « musulmane » représente enréalité un groupe non homogène, que l’adjectif « musulman » est loin depouvoir définir de façon claire. La complexité vient en particulier du faitque le groupe sociologique issu de l’immigration, essentiellement maispas exclusivement maghrébine, n’est pas immédiatement réductible àcette dénomination religieuse. Quand bien même ces nouveaux citoyensprovenant de l’immigration seraient musulmans, leurs islams seraienttrès divers, variant selon leurs pays d’origine et selon l’évolution de leurstraditions au fil des années de leur présence en France. Par ailleurs, laréférence à l’islam peut, pour beaucoup, être affectée par la sécularisationdes sociétés occidentales qui les accueillent, et représenter davantage unhéritage culturel qu’un engagement croyant. Cet héritage sera néanmoinsactivé en vecteur identitaire, d’autant plus facilement qu’il est un facteurcapable de rassembler des populations immigrées aux origines diverses etde rendre ainsi plus forte et plus prégnante leur revendication de recon-naissance dans l’espace public français.

En outre, il faut tenir compte de la relation qui tend à s’établir aujour-d’hui entre croyances et identités. Alors qu’autrefois, explique Marcel

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Gauchet, la croyance était l’option d’une liberté, un acte par lequel le sujetpouvait se dégager des contraintes des particularités pour rejoindre l’uni-versel en soi, elle devient aujourd’hui l’indice d’une identité. Manifesterce que je crois, c’est revendiquer ce que je suis : « La nouveauté est que,au rebours de l’ancienne règle qui voulait qu’on se dépouille de ses parti-cularités pour entrer dans l’espace public, c’est au titre de son identitéprivée qu’on entend compter dans l’espace public. »8 On peut du resteremarquer que les religions ne sont pas aujourd’hui les seuls fournisseursde croyance : il faudrait y ajouter toutes celles qui proviennent, demanière parfois dissimulées, du politique ou du commercial : « les stéréo-types de la communication sont aujourd’hui bien plus menaçants, pour laliberté de conscience, que les dogmes des clergés. »9

L’intégration en question

Dans le débat actuel en France, on perçoit bien l’utilité qu’aurait unedistinction entre la laïcité en tant que formalité juridique et institution-nelle et la laïcité en tant qu’option politique et idéologique. Ce que l’onappelle « laïcisme » est une option idéologique qui ne se satisfait pas dela formalité juridique actuelle. Ce laïcisme peut prendre argument desproblèmes spécifiques posés par l’islam comme prétexte à réviser, en unsens plus restrictif quant à l’expression publique des religions, le statutjuridique actuel de laïcité. Sur la question scolaire, ce laïcisme avait déjàrésisté à la perspective d’un enseignement du fait religieux à l’école,perspective soutenue par le fameux rapport de Régis Debray en 2002.Mais il résiste plus encore à la possibilité d’une expression du religieux àl’école.

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8. Marcel GAUCHET, La religion dans la démocratie. Parcours de la laïcité, op. cit., p.98.

9. Régis DEBRAY, Ce que nous voile le voile. La République et le sacré, op. cit., p. 23.

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En définitive, c’est à une nouvelle intelligence d’elle-même qu’estconviée la République française aujourd’hui. Sa constitution laïque luipermet déjà de tolérer cette diversité de composantes religieuses, selon laloi du 9 décembre 1905. Mais cette tolérance ne lui permet pas d’accueillir,c’est-à-dire d’accepter et cependant de réguler efficacement, l’expressionpublique de ces religions. On peut comprendre la constitution du Conseilfrançais du culte musulman comme une tentative allant dans ce sens. Maisla réduction de la religion au seul « culte » ne correspond plus à dessociétés convoquées à prendre acte de leur post-sécularité, c’est-à-diredevant accepter que les ressources de sens dont sont porteuses les tradi-tions religieuses puissent inspirer l’action des citoyens, bien au-delà de lapratique cultuelle. Pour mieux dénoncer les instru m e n t a l i s a t i o n spolitiques des religions, il faut pouvoir reconnaître leurs valeurs éthiqueset sociales, au-delà de la simple pratique cultuelle.

L’on se réinterroge, en conséquence, sur la pertinence et les conditionsde réussite de la logique d’intégration que l’on oppose habituellement àcelle du communautarisme. Car le fait que la présence de l’islam en Franceconvoque la République française à une nouvelle compréhension d’elle-même révèle que la façon dont sont actuellement pensées et mises enœ u v re les modalités d’application de ce que l’on désigne par« intégration » comporte quelques limites. Pour reprendre les catégoriesutilisées plus haut en référence à Jürgen Habermas, une société post-séculière ne peut se contenter d’intégrer sans prévoir ni réguler lesmodalités d’une expression religieuse diversifiée dans l’espace public. Jene suis pas sûr que l’alternative se réduise au choix entre laïcité oucommunautarisme.10 Mais la solution, qui consiste en une évolution de lalaïcité, reste encore à trouver.

C’est à cette recherche qu’est consacré ce nouveau numéro de Cheminsde dialogue, notamment son dossier principal sur « L’école, la laïcité et lesreligions ». On pourra cependant lire, dans la même perspective, les textesde Jacques Levrat, de Joseph Moingt et du cardinal Paul Poupard, même

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10. Cf. Yonathan ARFI, « Le communautarisme est un faux concept ! », dans :Union des étudiants juifs de France, Les enfants de la République. Y a-t-il un bonusage des communautés ?, Paris, Éditions de La Martinière, 2004, p. 8-17.

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s’ils sont disposés en d’autres dossiers. Avec cette nouvelle livraison, quiprend le relais du numéro 14, épuisé, notre revue entend apporter unecontribution à un problème important pour toute société et pour la nôtreen particulier, celui des conditions d’une sereine éducation à la libertéreligieuse.

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Les citoyens français vivent certainement une période historique aumoment où les lois de Séparation des Églises et de l’État ont (déjà) centans. S’ils s’intéressent aux réalités politiques, religieuses, éducatives,juridiques ou culturelles, ils peuvent avoir le sentiment que, plus qu’àtout autre moment, il leur faut mobiliser le meilleur de leur humanitépour envisager un avenir commun, un vivre ensemble apaisé et apaisant,libre et heureux. Le dossier « L’école, la laïcité et les religions » peut lesaider à réfléchir et à s’engager dans les divers registres de leur existence,de manière toujours plus responsable.

Les deux textes de Mgr Panafieu, cardinal-archevêque de Marseille(« Une lecture de la laïcité » et « L’Islam en Europe – une relecture de lalaïcité ») ainsi que celui du Grand Rabbin de France Sitruk (« L’État et lesreligions en France. Réflexions et perspectives ») témoignent qu’à l’heureactuelle, non seulement les citoyens français n’ont rien à craindre desreligions, mais qu’au contraire, celles-ci apportent lucidement et volontai-rement leur concours à la réalisation effective de la laïcité. Le danger vientplus, aujourd’hui en France, du manque de repère, de la difficulté à direle sens de la vie que des religions. Encore convient-il de prendre garde etde réfléchir. Tout d’abord, y a-t-il réellement danger ? Il ne faudrait pasmonter en épingle quelques faits fortement médiatisés. Si la présence demusulmans en France pose des questions auxquelles il est urgent deréfléchir et de répondre avec le plus grand consensus possible, dans lasérénité, personne ne peut soutenir que les musulmans représentent un

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DossierL’école, la laïcité

et les re l i g i o n s

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danger. Ce serait déjà biseauter les cartes du jeu social et politique, enfausser les données que d’attirer l’attention sur une partie de lapopulation qui vit sur notre territoire et la rendre responsable des diffi-cultés que les Français re n c o n t rent et des questions qu’ils doiventaffronter.

La situation invite à la vigilance, à la réflexion, au débat, voire à laconfrontation. Il s’agit de réhabiliter la politique, sous toutes ses formes,mobiliser le meilleur de l’humanité, avec générosité. On ne peut plusdire : « Faisons ainsi, car nous avons toujours fait comme cela ». Il en vadu devoir et de la responsabilité, de l’honneur et de la fierté de notregénération d’hommes et de femmes vivant au début du XXIe siècle que depouvoir traiter les questions qui se posent à nous, avec humanité et intel-ligence.

Les articles contenus dans ce dossier, notamment ceux des respon-sables de communautés religieuses, nous y invitent fortement. De plus, enlisant la contribution du Grand Rabbin de France Sitruk, un catholique nepourra qu’être touché par le fait que celui-ci engage sa recherche à partird’une réflexion sur la liberté religieuse. Il se souviendra que la déclaration« Dignitatis humanae » fut l’un des textes les plus neufs du concile VaticanII (1962-1965)1. Elle n’a pas vieilli et conserve toute sa force interrogativeet inspiratrice. Ainsi, par le seul fait de son existence, la contribution durabbin est un dialogue interreligieux, voire un exercice de théologie desreligions de qualité.

Un autre aspect du dossier mérite une attention particulière. Lesréflexions ici proposées ne se déploient pas uniquement dans l’azur desidées, mais sont fortement articulées à une pratique. Certes, Mgr Panafieuet le rabbin Sitruk sont des responsables de communautés religieuses. Ilsn’occultent pas cet aspect de leur personnalité lorsqu’ils écrivent. Ondevine aisément la pratique pastorale qui est la leur et les transformations

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1. Cf. « Déclaration sur la liberté religieuse », Concile œcuménique Vatican II,Constitutions, Décrets, Déclarations, Messages, textes français et latin, tablebiblique et analytique et index des sources, Editions du Centurion, Paris, 1967,pp. 671-680. Cette déclaration a été votée le 7 décembre 1965.

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qu’ils appellent de leurs vœux. De plus, cette attention à la pratique sevérifie aussi dans les textes de Christian Salenson (« Le fait religieux »), deDominique Santelli (« Quelle place pour le fait religieux dans l’histoireenseignée ? ») et de Mounir Ben Taleb (« Pratiques et enjeux du faitreligieux »), qui visent, tous les trois, le monde scolaire.

Avec autant de finesse que de fermeté dans le jugement, ChristianSalenson, actuel directeur de l’Institut de sciences et théologie des religions(ISTR) de Marseille, expose ce qu’est un établissement catholique d’ensei-gnement, en quoi il est un « sujet ecclésial » dans tous ses actes. Lacatéchèse et l’enseignement en culture religieuse ne sont pas seuls à êtrepastoraux, mais la manière d’enseigner, de contrôler les résultats desélèves, de provoquer une saine émulation entre eux, bref tous les aspectsde la vie quotidienne portent la marque du « caractère propre » de l’éta-blissement. Avouons-le même si cela peut nous déranger, ChristianSalenson attire l’attention sur un point décisif. Il serait contradictoirequ’un établissement se dise « catholique » et ne puisse vivre l’ouvertureinterreligieuse. Acteurs de terrain, les professeurs qui s’expriment dans cedossier font part de leur déjà riche expertise.

L’ensemble du dossier est ainsi un hymne à l’humanité, à son intelli-gence, à sa volonté et à sa bonté. Au début du XXe siècle, des philosopheset des théologiens réfléchissaient volontiers au fait qu’il n’est pas dérai-sonnable de croire2 ; le dossier témoigne qu’aujourd’hui, au début du XXIe

siècle, les religions donnent à penser. Elles fournissent l’occasion de semobiliser pour le bien de tous. Présentement, les religions ne sont pas endanger et ne créent pas non plus de difficultés particulières, mais ilconvient de soutenir la pratique politique, l’être ensemble, le fait de fairesociété dans la cité, et à l’école tout particulièrement.

Jean-Marie GléISTR de Marseille

Présentation

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2. Par exemple, le philosophe Maurice Blondel (1861-1949), qui a longtempsenseigné à Aix-en-Provence, cherchait une philosophie qui, dans sonmouvement autonome s’ouvrît spontanément au christianisme.

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SOMMAIRES DES ARTICLES

Bernard PanafieuUne lecture de la laïcité

En un texte incisif, le Cardinal-Archevêque de Marseille rappelle l’histoire dela laïcité depuis les lois de Séparation des Églises et de l’État (1905). Il invite aussiles responsables des religions, notamment ceux de l’islam, et les autorités de laRépublique à développer une conception ouverte, pacifiée et pacifiante, de lalaïcité.

Christian SalensonLe fait religieux

Réfléchissant au fait religieux à l’école, à l’école catholique notamment, maisnon exclusivement, Christian Salenson propose quelques clarifications. Il suggèreà quelles conditions la révélation chrétienne peut être explicitement annoncée etcélébrée, signe de la présence du Règne de Dieu. Ces clarifications sont caracté-ristiques de l’anthropologie chrétienne. Elles reposent sur une triple considé-ration : tout d’abord, sur la manière d’appréhender le fait religieux ; ensuite, sur lalaïcité comprise du point de vue de la théologie chrétienne ; enfin, sur la missionde l’école catholique, qui est non seulement un établissement d’enseignement etd’éducation, mais également un « sujet ecclésial ».

Joseph SitrukL’État et les religions en France. Réflexions et perspectives

Grand Rabbin de France, Joseph Sitruk fait le point sur les relations entre l’Étatet les religions en France. Il organise sa réflexion non à partir du concept toujourscomplexe et flou de laïcité, mais à partir de la notion de liberté religieuse,entendue comme le droit d’exprimer librement et publiquement un acte de foipersonnel en une transcendance divine. Attaché à la personne de chaque citoyen,ce droit doit être promu par l’État, étant entendu que l’exercice pratique de cedroit ne connaît d’autre limite que celles qu’impose le bien commun. Le GrandRabbin se demande ensuite quel type de liberté religieuse garantit en France l’État

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laïc. Il constate deux faits concomitants : l’État a développé, d’une part, uneneutralité active et positive en matière religieuse, mais, d’autre part, une visionréductrice de la définition même de la « matière religieuse ». Cette situation estpréoccupante. Elle intervient dans le cadre d’une grave crise de transmission del’héritage spirituel, c’est-à-dire d’une « laïcité-silence » sur la question du sens dela vie. Aussi, pour envisager l’avenir, il ne s’agit pas de réviser ou d’abroger la loide 1905, mais de transformer les mentalités, d’assurer la liberté religieuse desmusulmans de France ainsi que le respect des croyants dans l’espace public,marqué par l’avènement de la société médiatique et de promouvoir une coopé-ration de l’État et des religions au nom du bien commun.

Dominique SantelliQuelle place pour le fait religieux dans l’histoire enseignée?

Une enseignante et formatrice de l’enseignement catholique réfléchit ettémoigne au sujet de l’enseignement des religions en histoire et en géographie.L’examen des programmes lui permet de dégager un constat. Les religions y onttoujours leur place. Toutefois, des programmes à ce qui se passe concrètementdans les classes, il y a une distance. Certes, les programmes de 1996 cherchent àcorriger les carences constatées dans les pratiques issues des textes de 1986. Mais,si le fait religieux est devenu un sujet d’études, l’on peut légitimement sedemander si une certaine façon de l’enseigner n’a pas été d’elle-même sourced’inculture religieuse. Il convient, en effet, de donner un sens aux événements etaux documents.

Mounir Ben TalebPratiques et enjeux du fait religieux

Docteur ès lettres, Mounir Ben Taleb réfléchit à la réalité du fait religieux àpartir de sa situation et de son expérience de professeur de lettres modernes dansun lycée privé. Après avoir présenté la complexité de la situation, il montre quel’étude du fait religieux n’invite pas seulement à la description, mais alimente desexpériences concrètes, des pratiques raisonnées, telles la visite des lieux de culteou l’étude de textes représentatifs de traditions religieuses différentes. Adossé àune solide formation à la médiation interculturelle et interreligieuse, l’auteurn’hésite pas à inviter enseignants, chefs d’établissement ainsi que les autresacteurs des établissements scolaires à un engagement réel en la matière.

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Bernard PanafieuL’islam en Europe - Une relecture de la laïcité

Au cours du vingtième siècle, l’islam apparaît à nouveau en Euro p eoccidentale. Il se présente comme une religion. Il est ainsi confronté à un doubledéfi. Communauté minoritaire en face de religions chrétiennes majoritaires, il estinvité à cette rencontre dans une société séculière. Il est alors situé au cœur de lalaïcité, qui suppose le refus du communautarisme et de l’identification de lanation à une religion d’État. Se pose la question : peut-il apporter sa contributionspécifique à une recherche de sens et d’éthique ? Face à la difficulté, les pouvoirspolitiques cherchent à créer une instance de dialogue. La démarche est d’autantplus difficile que l’islam en Europe est lié à des phénomènes migratoires qui, pouravoir toujours existés, n’en font pas moins peur aux institutions comme auxindividus. La vraie question aujourd’hui ne se situe pas tant dans la menace quecréerait l’islam, mais dans la capacité de l’Europe à garder ses racines religieuseset à les développer. Or, comme le montre l’exemple de saint François d’Assise,seul un homme désarmé et démuni peut faire émerger le visage de l’humanitécréée à l’image de Dieu. Pour autant, il ne s’agit pas de pratiquer une pastorale del’enfouissement et de refuser toute visibilité. Il importe de reconnaître, sans exclu-sivisme, la place des religions dans la constitution du continent européen et lalaïcité non comme un système de pensée, mais comme une manière de vivreensemble.

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CONTENTS

Bernard PanafieuAn interpretation of secularuty

In an incisive text, Marseille Cardinal-Archbishop reminds the history ofsecularism from the laws separating the Churches and the State (1905). He alsoinvites the religions officials, in particular those from Islam and the authorities ofthe Republic, to develop an open, pacified and pacifying conception of « laïcité ».

Christian SalensonThe religious fact

Christian Salenson proposes a few clarifications as he considers the religiousfact at school, the Catholic school particularly but not exclusively. He suggests inwhat conditions can the Christian revelation be explicitly announced andcelebrated, a sign of God’s reign presence. These clarifications are characteristic ofChristian anthropology. They rest on a triple consideration : first of all, on the wayof apprehending the religious fact ; then on « laïcité » understood from theChristian theology point of view ; finally, on the mission of the Catholic school,which is not only a teaching and educational establishment but also an « ecclesialsubject ».

Joseph SitrukState and religions in France. Thoughts and prospects

Joseph Sitruk, Chief Rabbi of France, reviews the relations between the Stateand the religions in France. He does not organise his reflection from the alwayscomplex and vague concept of « laïcité » but from the notion of religious freedom,understood as the right of freely and publicly expressing a personal act of faith ina divine transcendency. Attached to the person of every citizen, this right must bepromoted by the State, it being understood that the practical exercise of this rightdoes not know any limit but those imposed by the common good. Chief Rabbithen wonders what type of religious freedom is guaranteed in France by thesecular State. He notices two concomitant facts : on one hand the State has

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developed an active and positive neutrality as far as religion is concerned but, onthe other hand, a simplistic vision of the very definition of « religious matter ».This is a worrying situation. It takes place in the scope of a serious crisis of trans-mission of the spiritual heritage, which means a « laïcité-silence » on the questionof the meaning of life. That is why, to contemplate the future, this is no time forrevising or abrogating the 1905 law, but changing the mentalities, ensuring thereligious freedom of the Muslims in France as well as the respect of the faithful inthe public space, marked by the advent of the media society and promoting acooperation of the State and the religions for the common good.

Dominique SantelliWhat place for the religious fact in the teaching of History ?

A teacher and trainer in the Catholic education thinks and testifies about theteaching of religions in History and Geography. The survey of the programmesallows her to make a statement. The religions have always their place. However,there is a distance between the programmes and what really happens in theclasses. The 1996 programmes certainly try to remedy to the inadequaciesrecorded in the practices stemming from the 1986 texts. But, if the religious facthas become a subject to be studied, one can rightfully wonder wether a certainway of teaching it has not revealed itself as a source of religious lack of education.A meaning to events and documents should indeed be given.

Mounir Ben TalebPractices and stakes of the religious fact

Mounir Ben Taleb, Ph.D, considers the reality of the religious fact from hissituation and experience as a French teacher in a private secondary school. Afterhaving presented the complexity of the situation, he shows that studying thereligious fact does not only invite to description but supplies concrete experiences,reasoned practices, such as the visit of cult places or the study of representativetexts of different religious traditions. With a solid training to intercultural andinterreligious mediation, the author does not hesitate to invite teachers, headmasters as well as other actors of educational establishments to really committhemselves in the matter.

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Bernard PanafieuIslam in Europe. A new interpretation of secularism

During the twentieth century, Islam appears again in Western Europe, as areligion. It is thus confronted with a double challenge. As a minority communityopposite to majority Christian religions, it is invited to this meeting in a secularsociety. It is then situated in the heart of « laïcité », which supposes the refusal ofcommunitarism and identification of the nation to a state religion. So here is thequestion : can it bring its specific contribution to a search for sense and ethics ?Faced with the difficulty, the political powers are trying to create an authority ofdialogue. The processes are all the more difficult since Islam in Europe is boundto migratory phenomenons which frighten institutions as well as individuals,even though they have always existed. The real question today does not stand inthe threat that Islam would create but in the capacity of Europe to keep itsreligious roots and develop them. In fact, as can be seen in the exemple of saintFrancois d’Assise, only an unarmed and destitute man can make emerge the faceof humanity created in the image of God. For all that, there is no question ofpractising a pastoral of burying and refusing all visibility. It is important torecognize, without exclusivism, the place of religions in the constitution of theEuropean continent and « laïcité » not as a way of thinking but as a way of livingtogether.

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Bernard PanafieuCardinal Archevêque de Marseille.

UNE LECTURE DE LA LAÏCITÉ

« Nous sommes une nation à tragédies » disait l’historien Braudel. Desévénements récents touchant à la laïcité en sont l’illustration. Voilà que lecentenaire des lois de 1905 réveille de vieux démons et relance un débatque l’on croyait clos.

Les lois de Séparation qui, à l’origine ont provoqué l’exil oul’expulsion des congrégations religieuses par le gouvernement d’ÉmileCombes dès 1903, la rupture des relations diplomatiques entre le Saint-Siège et la République française au ralliement de laquelle a pourtantcontribué le Pape Léon XIII, le refus en un premier temps par l’Église desassociations cultuelles, les campagnes de presse qu’alimente notammentl’affaire Dreyfus, le tout dans un climat plus polémique que sereinaboutissent finalement, notamment lors des deux guerres mondiales, à« l’union sacrée » autour de la défense du territoire et de la sauvegardedes principes républicains de liberté, d’égalité, de fraternité considéréscomme les trois piliers de toute charte des « droits de l’homme ». Mêmesi les chrétiens ont le sentiment que le légal n’est pas forcément moral, leslois de la République française garantissent de fait la liberté de conscienceet la liberté de culte selon ce qui est inscrit dans la Charte des Nations-Unies.

Mais voici qu’un phénomène nouveau est apparu dans le paysagefrançais : l’islam né de l’immigration de ces dernières années, avec sesorganisations, sa culture, son histoire. N’ayant pas l’expérience de lapluralité des religions ni de la sécularité des institutions, il a quelquesdifficultés à trouver sa place dans une société laïque et pluraliste. Il peutalors avoir tendance à se replier sur son identité et à manifester sa spéci-

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ficité par des signes extérieurs « ostentatoires » qui apparaissent commeune provocation que ne manque pas de durcir l’inévitable inflationmédiatique.

Je comprends parfaitement qu’un gouvernement en charge de lacohésion nationale, rappelle avec vigueur les principes qui régissent la vieen société et les lois qui s’imposent à tous les citoyens. J’accepte même queles pouvoirs publics cherchent à mettre en place des instances représenta-tives des religions pour avoir des interlocuteurs, à condition de maintenirla liberté de celles-ci. Il convient alors que la nation ne soit pas amnésique,qu’elle n’oublie pas ses racines, et que l’État maintienne le consensuspéniblement acquis au cours du temps. Voilà pourquoi il nous semble quedans le domaine précis des signes religieux et de leur visibilité, il vautmieux agir par persuasion que par contrainte, surtout quand la loi s’avèrede fait inapplicable.

Il ne faut pas que la République porte atteinte aux droits des citoyenset qu’elle fasse preuve d’impérialisme militant par une législation quiblesse ou humilie. Il ne faut pas davantage qu’une religion, pour trouversa place dans l’espace public, agresse les libertés individuelles et refused’assumer le patrimoine commun.

Nous ne sommes pas un pays « communautariste ». Pour ne pas ledevenir il convient de lutter contre tous les cléricalismes religieux oulaïques. Nous avons une tradition d’intégration qui fait notre richesse,une capacité à accueillir les différences et à respecter les diversités.Restons fidèles à nos racines. Ce sont elles qui donnent à notre pays uneimage de tolérance, de respect d’autrui, et qui font de « la laïcité à lafrançaise » une exception dans un monde de violence ethnique et denationalisme ou régionalisme exacerbés !

Que souhaiter pour notre pays, sinon qu’il connaisse une laïcitéouverte, pacifiée et pacifiante, qu’il ne tombe pas dans le piège d’un cléri-calisme étatique qui ne laisserait plus de place à la transcendance, ou dansun communautarisme qui créerait une société alvéolée et menaceraitl’unité nationale. Ni la Nation ni les religions y gagneraient.

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Christian SalensonDirecteur de l’ISTR de Marseille.Conférence prononcée durant un colloque organisé par le Service de formationcontinue de l’Enseignement Catholique à l’Université Catholique de Lyon.

LE FAIT RELIGIEUX

Il m’a été demandé de traiter du fait religieux à l’école. Je dois le fairedu point de vue de la théologie chrétienne afin, si possible, d’apporter unéclairage sur la manière dont il peut être vécu, enseigné, traité, en sesdivers aspects, dans les établissements catholiques d’enseignement. Celanécessite de clarifier la notion de fait religieux à l’école, et dans l’écolecatholique.

La difficulté tient au fait qu’il s’agit de parler du fait religieux à l ‘écolequand d’une part, l’école est dans un régime de laïcité - et l’école catho-lique ne déroge pas à ce fait - et quand, d’autre part, l’école catholique aune mission propre en tant qu’elle est un sujet ecclésial1 et pas seulementune activité sociale de l’Église. Évidemment, il est hors de question deréduire l’un des deux termes. Parce qu’elle est l’école dans un cadre delaïcité, elle ne peut déroger aux obligations, aux droits et aux devoirs quisont les siens dans ce pacte républicain. Mais tout autant et avec la mêmeprobité, parce qu’elle est catholique et un authentique sujet ecclésial, ellene peut démissionner devant sa mission pro p re. Sommes-nous enprésence d’un paradoxe ou d’une aporie?

Est-il besoin de préciser que la question n’est pas théorique? Il setrouve dans l’école des personnes qui au nom de l’un des deux termes,explicitement ou implicitement, refusent l’autre.

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1. Jean-Paul II, L’École catholique au seuil du IIIe millénaire, n° 11.

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Pour m’acquitter de ce qui m’est demandé, je m’interrogerai toutd’abord sur le fait religieux et la capacité que l’on a à l’appréhender, puissur la laïcité du point de vue de la théologie et sur la mission de l’écolecatholique en tant qu’elle est un sujet ecclésial, et enfin, au bénéfice de laréflexion antérieure, je tenterai de proposer quelques clarifications dans letraitement du fait religieux.

1. Le fait religieux

L’expression

Il est fréquemment question du « fait religieux ». On explicite moinssouvent ce que recouvre cette notion et on s’interroge plus rarementencore sur sa pertinence. Quelle est la validité de cette expression? Voicice qu’en dit Régis Debray :

Ne le nions pas ; le fait religieux est de bonne diplomatie. L’expressiona de l’emploi parce qu’elle est commode et d’une neutralité peu compro-mettante. Elle ne privilégie aucune confession en particulier. Chacun en asa part et tous l’ont en entier. Le laïque soupçonneux d’une possible contre-bande spiritualiste excusera le religieux par le fait, qui force, dit-on, às’incliner. Et le croyant réticent devant toute réduction positiviste d’une foivivante excusera le fait parce que religieux : qu’importe le flacon pourvuqu’on ait le mystère ! L’alliage des deux mots neutralise l’un par l’autre. Lepositif par le mystique, et vice-versa. Aussi bien confessants et librepenseurs y trouvent leur compte sans y regarder de près.2

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2. Régis Debray, « Qu’est ce qu’un fait religieux », Les Études, Septembre 2002, n°3973, p. 171.

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Voilà au moins une confession sans équivoque! Le terme peut doncfaire illusion. Déjà le fait lui-même, qu’il soit religieux ou qu’il ne le soitpas, fait souvent illusion. Son apparente immédiateté objective ferait viteoublier qu’il n’existe de fait qui ne soit reçu et interprété par un sujet. Lefait religieux, comme tout autre fait, comporte une part subjective et,parce qu’il est religieux, une certaine irrationalité.

Si donc le terme peut faire illusion pourquoi ne pas en employerd ’ a u t re s ? Les termes de « sentiment re l i g i e u x » ou « e x p é r i e n c ere l i g i e u s e » renverraient trop au for interne. Parler de « c u l t u rereligieuse » serait réducteur et, selon Régis Debray, cela réduirait lereligieux à l’esthétique et au langage. Il serait sans doute préférable deparler du « phénomène religieux ». L’expression, plus philosophique,inclue aussi bien la positivité des manifestations culturelles, sociales,politiques du religieux que les états de conscience de ceux qui les vivent.Mais ce n’est pas l’expression retenue ! Parler du fait religieux a l’avantaged’offrir « un point de départ irréfutable ». Le fait religieux est là, commefait social et culturel incontournable. Personne ne peut contester qu’il y adu « religieux » dans la société.

Les difficultés

❏ Quel que soit le terme retenu, les difficultés ne tardent pas à seprésenter. Première difficulté, le religieux ne laisse personne indifférent !À la différence des sagesses, il saisit la personne et le groupe dans satotalité : expérience, sentiment, manifestations extérieures :

Le mythos nous saisit par les oreilles, les pieds, le diaphragme, l’odorat :c’est à chaque fois un mode de vie, non moins que de pensée qui marqueles corps, la table, l’hygiène et l’habitat ; alors que le logos nous est transmisde tête sans commander un régime alimentaire ou pileux.3

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3. Régis Debray, « Qu’est ce qu’un fait religieux? », ibid., p. 175.

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Nous sommes bien en présence d’une difficulté dans le traitement dufait religieux. Il ne laisse pas insensible qui le vit ou qui s’en approche.

❏ Deuxième difficulté : la frontière entre le religieux et le profane estfloue. Le religieux se manifeste souvent de façon étrange, y compris sousla forme de ce que Roger Bastide a appelé « le sacré sauvage »4

(« Sauvage » est entendu comme opposé à domestiqué). De plus, lereligieux se livre volontiers aux grandes idéologies qui le courtisent. RégisDebray rappelle que le nazisme et le communisme ont fonctionné commedes quasi-religions5, avec leurs textes fondateurs, leurs prêtres, leursgrandes liturgies, leurs absolus, leurs martyrs… Mais le libéralisme n’yéchappe pas, bien que nous en ayons moins conscience parce que noussommes imprégnés de son idéologie.

Qu’est ce que les droits de l’homme, sinon la religion civile desdémocraties de l’ex-occident chrétien, dûment officialisée avec son archi-texte sacré (en France, la déclaration des droits de l’homme s’inscrit sur lesdeux tables oblongues de Moïse), ses fêtes commémoratives… ses ordresmissionnaires (rebaptisés humanitaires) ses saints et ses martyrs…6

❏ Troisième difficulté : le fait religieux offre une double dimension,objective et subjective. L’objectivité du fait religieux se donne à voir dansle capital symbolique qui constitue toute tradition religieuse : mythes outextes sacrés, rites, aménagements symboliques de l’espace et du temps. Ilse donne à voir dans l’éthique qu’une tradition religieuse développe etdans la communauté historique qui porte cette tradition à travers lessiècles. Les traditions religieuses en entrant en combinaison avec lescultures produisent des manifestations culturelles, artistiques qui consti-tueront, au fil du temps, un patrimoine, des manières de vivre et des’organiser qui contribueront à créer des représentations prégnantes dumonde et des rapports des hommes entre eux…

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4. Roger Bastide, Le sacré sauvage, Payot, 1975 ; Éditions Stock, 1997.5. L’expression de quasi-religions est empruntée au théologien Paul Tillich. Cf.

Paul Tillich, Le christianisme et les religions, Paris, Aubier, 1968, p. 68-75.6. Régis Debray, « Qu’est ce qu’un fait religieux? », ibid., p. 175.

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Le fondement instituant des traditions religieuses reste cependantl’expérience religieuse7, une certaine manière de se tourner vers l’incondi-tionné, vers le non-fini, vers un au-delà du réel appréhendable, que cetailleurs soit désigné comme un Dieu ou des dieux, comme un divin nonreprésenté, ou encore comme transcendance. L’expérience re l i g i e u s edépasse l’horizon de la croyance et de sa formulation dans des credos,lesquels seront toujours seconds par rapport à l’expérience elle-même.Elle est une dimension subjective du fait religieux sans lequel le faitreligieux objectif n’existerait pas car, pour une bonne part, elle le fonde.

L’expérience religieuse est très subjective. Elle n’a pas plus d’objec-tivité scientifique que l’expérience esthétique. Elle a ceci de particulierque l’objet dont elle se réclame est au-delà de l’expérience du fini. Iléchappe à qui voudrait le saisir. Pourtant on ne peut faire fi de l’expé-rience religieuse. Même dans l’hypothèse où cette expérience seraittotalement illusoire, elle resterait ce sans quoi les manifestations phéno-ménales du fait religieux n’existeraient pas.

Le fait religieux ne se réduit ni aux phénomènes objectifs dans lesquelsil se donne à voir, ni à l’expérience religieuse instituante. Il est à la fois l’unet l’autre, subjectif et objectif.

Dès lors comment, par quels moyens, comprendre le fait religieux?

Comment comprendre, ou tout au moins approcher le fait religieux ?Trois approches sont possibles et retenues habituellement : la philosophiede la religion, les sciences de la religion et la théologie. Leurs finalités etleurs méthodes varient. Mais elles peuvent s’interpeller et entretenir entreelles une « conversation triangulaire » selon l’expression suggestive deJean Greisch. Peuvent-elles être reprises dans le cadre scolaire?

La philosophie de la religion s’efforce de comprendre ce qu’est lephénomène religieux et en a proposé des interprétations diverses etnombreuses au cours de l’histoire. Les sciences des religions s’efforcent

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7. Michel Meslin, L’expérience humaine du divin, Coll. Cogitatio fidei n° 150, Paris,Cerf, 1988, p. 99-132.

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d’analyser la positivité du fait religieux. Leur naissance, commencée parl’histoire des religions, la psychologie religieuse puis la sociologie, et leurdéveloppement ont permis au cours du XXe siècle la constitution d’unevéritable anthropologie religieuse. Celui qui s’intéresse au fait religieuxdispose aujourd’hui d’une approche scientifique. Récente et partielle,cette approche ne peut élever la prétention de rendre compte, à elle seule,de la totalité du fait religieux. L’autre approche du fait religieux est lathéologie. Comment une religion se comprend elle-même, dans sacohérence interne et externe? La théologie se propose de penser le faitreligieux de l’intérieur de l’expérience religieuse personnelle et collectiveet sur l’horizon culturel dans lequel elle se vit.

Ces diverses approches du fait religieux, différentes dans leurs natureset leurs finalités, seront à reprendre dans la dernière partie de cet exposélorsqu’il sera question du traitement du fait religieux à l’école. Maisauparavant il convient de s’interroger sur le fait religieux dans le cadre dela laïcité.

2. Le fait religieux dans le cadre de la laïcité

Je présentais le rapport Debray à des enseignants. Deux enseignantsdans la salle m’ont fait savoir que l’on était soit les tenants de la laïcité soitles tenants de la catholicité. L’un était tenant de la laïcité, l’autre de lacatholicité. Lorsqu’il fut question de la pluralité religieuse, la questions’est redoublée. Celui qui était soi-disant tenant de la catholicité ne voyaitpas ce qu’on pourrait avoir à faire avec les autres religions. Celui qui étaitsoi-disant partisan de la laïcité ne voyait pas en quoi on pourrait prêter lemoindre intérêt au fait religieux et donc à la pluralité religieuse. Le motde Péguy n’a rien perdu de son actualité : « Nous naviguons entre deuxbandes de curés : les curés laïques et les curés ecclésiastiques… »8

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8. Charles Péguy, « Texte Posthume », Juin 1912, Œuvre en prose complète, LaPléiade, Tome 3, p. 668.

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Historiquement, la laïcité a été le moyen de l’émancipation de l’état dela tutelle de l’Église catholique et cela ne s’est pas fait sans les difficultésinhérentes aux grandes ruptures. La laïcité est fondamentalement l’orga-nisation de l’espace qui rend possible un vivre ensemble dans le respectde tous et de chacun. La laïcité est un cadre juridique qui organise lesrelations des religions et du politique, et qui permet dans une sociétédonnée de veiller à ce que toutes les opinions et croyances puissent êtrerespectées et s’exprimer. La laïcité n’est pas anticléricale ! Ce serait sanégation même. La laïcité est aussi un état d’esprit et une valeur. Elleveille positivement à ce que toutes les opinions philosophiques etreligieuses puissent s’exprimer, à la seule condition qu’elles ne perturbentpas l’ordre public.

La laïcité a évolué au cours des années. Elle est passée d’une laïcité decombat à une laïcité d’abstention. Régis Debray appelle de ses vœux lepassage d’une laïcité d’incompétence à une laïcité d’intelligence. La laïciténe peut pas rejeter la religion en dehors de l’espace public sans porteratteinte à la foi des croyants qui entendent habiter l’espace public avectoutes leurs convictions. Les croyants ne voient pas pourquoi ils seraientles seuls à ne pas pouvoir s’exprimer, en tant que tels, dans le débatdémocratique.

Que dit la théologie chrétienne de la laïcité9 ? Il est bien évident que lalaïcité n’est pas le seul mode d’organisation possible de l’espace public etque le discours théologique n’a pas pour but de justifier un mode de vieensemble. Mais il n’y a aucune raison de contester tant soit peu le principede la laïcité du point de vue de la révélation chrétienne. Elle n’est pasvécue comme imposée de l’extérieur aux catholiques. Elle a de solidesfondements dans la révélation chrétienne. Le fondement théologique estla liberté religieuse pour chaque homme, y compris celle de ne pas avoirde religion10. L’autre fondement bien connu est dans la distinction entreDieu et César. Il appartient au politique de gérer l’espace politique. Aussibien la laïcité que la foi chrétienne font obligation de ne pas porter atteinteà la conscience de qui que ce soit. L’authenticité de la foi chrétienne

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9. Henri Madelin, « Christianisme et laïcité », Chemins de dialogue n° 8 (1996),p. 99-114.

10. Déclaration du concile Vatican II, La liberté religieuse.

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interdit tout prosélytisme. Et si on peut désirer faire connaître et partagersa foi à d’autres, les chrétiens croient que « la vérité ne s’impose que parla force de la vérité elle-même qui pénètre l’esprit avec autant de douceurque de puissance »11. Que signifie que l’on envoie au catéchisme des petitsmusulmans?

La laïcité offre aux croyants la garantie de la liberté de conscience. Lecroyant attend que la société laïque lui garantisse la liberté de conscienceet la liberté religieuse pour lui et pour les autres. Le croyant peut mêmetrouver là une protection y compris vis-à-vis de sa propre religion. Lesreligions ne sont pas sans ambiguïtés, d’autant qu’elles touchent au sacré,à l’absolu et aux fondements même de l’existence. Elles peuvent seprendre pour l’absolu qu’elles désignent. Les religions, surtout si elles ontune longue tradition, ont leurs propres régulations internes contre leurspropres dérives. Ce sont les prophètes, les mystiques, la raison. Elles ontaussi besoin de garanties externes. Aujourd’hui le croyant attend de lalaïcité qu’elle garantisse la liberté religieuse des autres, la sienne etl’espace interreligieux12.

Évidemment la laïcité a ses propres perversions. Nous les connaissons.Ce sont les perversions mêmes de la religion : cléricalisme, intégrisme,fondamentalisme. Mais on ne comprend pas un phénomène à partir deses perversions.

L’école catholique a vocation à vivre pleinement la laïcité, évidemmenten ne cherchant pas à imposer sa foi, en garantissant la liberté de croire etde ne pas croire, de croire en chrétien ou en juif ou en musulman. Qu’ellevive pleinement la laïcité, c’est-à-dire qu’elle offre un espace public oùune diversité de croyances et d’opinions trouvent la possibilité de se vivreet de s’exprimer et non d’être brimées et forcées au silence. La laïcité sedécline, à mes yeux, avec la pluralité reconnue, non pas tolérée maisacceptée et qui trouve les moyens de se dire. Mais sommes-nous vraimentcatholiques quand nous disons cela ? C’est le point que je voudraisaborder à présent.

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11. Déclaration du concile vatican II, La liberté religieuse, n° 1.12. La république n’a pas pour vocation dans un régime de laïcité d’intervenir

dans le devenir des religions ni de leur évolution. Elle n’en a ni les compé-tences, ni le savoir-faire.

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3. La mission de l’école catholique

N’y a-t-il pas incompatibilité entre la mission de l’Église et le régimede laïcité ? La mission de l’Église n’est-elle pas réduite à la portioncongrue sitôt que l’école s’inscrit pleinement dans la laïcité, y comprisdans un cadre où les opinions et les croyances diverses peuvents’exprimer?

Cela renvoie évidemment à la nature de la mission de l’Église. Leprosélytisme ne dit pas plus ce qu’est la mission de l’Église que le silencesur le fait religieux ne dit ce qu’est la laïcité. La mission avant d’êtremission de l’Église est d’abord la mission de Dieu13. Le Père, qui est« l’Amour en sa Source »14 a pour dessein de « rassembler à la table duroyaume les hommes de toutes races, de tous pays, de toutes cultures ».Telle est la mission ! La mission de Jésus a consisté à annoncer le Royaumede Dieu qui se réalise quand les boiteux marchent, les aveuglescommencent à y voir et ceux qui sont morts à revivre15. De l’annonce duRoyaume est née l’Église. Le pape Jean-Paul II a rappelé dans uneencyclique sur la mission que l’Église n’était pas à elle-même sa propre finmais le Royaume de Dieu dont elle est le sacrement, c’est-à-dire le signeet le moyen16. L’Église est donc un signe d’unité parmi les hommes. Telleest sa mission solennellement définie au concile Vatican II : l’Église est« en quelque sorte le sacrement, c’est-à-dire à la fois le signe et le moyende l’union intime avec Dieu et de l’unité de tout le genre humain »17. Jean-Paul II a bien expliqué cela aux cardinaux et membres de la curie après larencontre d’Assise en 198618. « Dans ce grand dessein de Dieu surl’humanité, l’Église trouve son identité et sa tâche de “sacre m e n tuniversel de salut” ».

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13. Cette redécouverte de la mission comme « missio dei » au XXe siècle a étéreprise dans le concile vatican II, Décret sur L’activité missionnaire de l’Église,Principes doctrinaux, n° 2-5.

14. Décret sur L’Activité missionnaire de l’Église, n° 2.15. Mt 11,4-5.16. Encyclique du pape Jean Paul II, La mission du rédempteur, Chapitre 2.17. Concile Vatican II, Constitution dogmatique sur l’Église, n° 1.18. « Discours du pape Jean Paul II aux cardinaux et à la curie romaine du 22

décembre 1986 », Chemins de Dialogue n° 20 (2002), p. 163-173.

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L’École catholique est un « sujet ecclésial ». Cela fait partie de samission et de son identité la plus profonde, de son but de travailler àl’unité, concrètement par la rencontre des gens entre eux. Elle éduque àcette unité entre les hommes dans la pluralité des cultures. Elle est là pourque l’homme réussisse. Pour que l’enfant qui boîte dans sa scolaritépuisse continuer à marc h e r, pour que ceux qui entendent malcomprennent… et pas uniquement les mathématiques ! Bref elle travailleselon son caractère propre à l’avènement du Royaume. Elle vit sa missionen ouvrant l’éducation à cette unité proposée par le Père à l’ensemble del’humanité, unité à laquelle les hommes aspirent.

Sa mission est catholique. Le terme de « catholique » a une doublesignification. Il désigne tous les hommes ! L’école est catholique si elle estune école pour tous, y compris ceux qui professent une autre religion… etdonc pas une école pour quelques-uns, ni pour n’importe qui ou pourpersonne, mais une école pour chacun. L’autre sens du mot est non plusextensif mais qualitatif. Il ne désigne plus seulement tous les hommesmais la totalité de l’homme, dans toutes ses dimensions comme l’a bienexplicité le cardinal de Lubac. L’école catholique ne s’adresse pas à desélèves mais à des personnes ! Le monde n’est pas l’Église et le mondeentier n’a pas vocation à entrer dans l’Église. Mais le monde entier avocation à l’unité et l’Église à servir le monde. En agissant ainsi, l’Écolecatholique peut proposer la foi à ceux qui veulent ainsi travailler à l’avè-nement du Royaume en devenant à leur tour disciple du Christ.

L’école catholique qui accueille vraiment des enfants d’horizonssociaux, religieux, d’opinions diverses et qui leur offre la possibilité de separler, de se rencontrer, de se respecter, de dialoguer, est vraiment fidèleà sa mission. Or, en faisant cela, elle est aussi fidèle à la laïcité. Pour êtrevraiment dans la laïcité, l’Église n’a pas à être moins missionnaire maisplus missionnaire. Ainsi la laïcité trouve écho dans la catholicité de l’écoleet sa catholicité l’appelle à vivre une laïcité qui considère la pluralitécomme une chance. Là se trouve l’avenir de l’enseignement catholique.Les résultats du bac, aussi importants soient-ils ne suffisent pas à péren-niser l’école catholique. Sa catholicité justifie son existence… Et passeulement aux yeux de la hiérarchie catholique ou de la communautécatholique mais aussi aux yeux de l’éducation nationale.

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4. Le fait religieux à l’école catholique

On l’aura compris le fait religieux dans l’école catholique ne se limitepas à la catéchèse ! On l’aura compris aussi : le fait religieux n’est pas traitédans l’école catholique de la même manière que dans l’enseignementpublic et c’est une chance ! Nous pouvons maintenant essayer d’endévelopper les différents aspects en veillant à bien situer chacun et safinalité propre afin de sortir du flou.

Il convient d’abord de reprendre la grande distinction entre lessciences des religions et la théologie. Les sciences donnent une connais-sance scientifique du fait religieux et ne donnent pas une connaissancethéologique du fait religieux. Depuis toujours le fait religieux fait partiede l’enseignement. Simplement aujourd’hui, il est nécessaire de mieuxprendre en compte le fait religieux et de développer cet enseignementdans les programmes.

A- L’enseignement de la culture religieuse

L’enseignement de la culture religieuse est un enseignement scienti-fique. Il peut prendre ou non la forme d’un cours. Dans tous les cas, toutesles disciplines sont concernées et l’enjeu n’est pas uniquement un enjeu desavoirs. On pourrait énoncer trois enjeux.

La nécessité de connaître les religions qui ont façonné l’Occident afind’avoir accès au patrimoine et à la culture d’aujourd’hui qui reste profon-dément marquée par l’apport des religions et du christianisme en parti-culier. Il y va, pour une part, de l’identité culturelle. Que deviennent lespeuples qui perdent la mémoire?

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La nécessité de connaître les religions qui sont présentes sur le terri-toire national pour contribuer au lien social. Rien n’est pire que l’igno-rance de l’autre, de sa culture, de sa religion pour générer la peur, le rejetet parfois le conflit. Un français moyen aujourd’hui ne peut plus ignorerquelques fondements du christianisme, de l’islam et du judaïsme.

Enfin aborder la question des religions contribue aussi à poser laquestion du sens. Les religions n’ont pas le monopole du sens mais ellesapportent leur contribution en ce domaine. Il est raisonnable de penserque c’est un précieux service à rendre aux générations futures de ne pastaire que l’on peut aussi donner un sens à sa vie et que l’expériencereligieuse est un chemin praticable ! Contribuer à la question n’est pasdonner la réponse.

On peut distinguer, dans l’enseignement scientifique des religions, laconnaissance des religions et la connaissance du phénomène religieux.Dans la connaissance des religions, il semble qu’il faille privilégier,quoique de manière non exclusive, les monothéismes abrahamiques.Dans la connaissance du phénomène religieux, une place particulière està ménager au langage religieux en tant qu’il est un langage symbolique.L’espace et le temps sont structurés symboliquement. Les mythes et lesrites fonctionnent dans un langage symbolique. La nature du langagereligieux est d’être un langage du symbole. Cet apprentissage du langagesymbolique est nécessaire pour lire les textes sacrés et entrer dans unminimum d’intelligence des rites religieux, intelligence dont ont étéprivés des générations précédentes.

Enfin, après en avoir dit les enjeux et le contenu, on est en droitd’attendre que cet enseignement soit objectif aussi bien par l’objectivitédes enseignants que celle du contenu de l’enseignement. L’objectivité desenseignants qui ne peuvent disqualifier les religions ou une religion parti-culière s’acquiert aussi par la formation. L’objectivité des contenus, ycompris des ouvrages : peut-on scientifiquement enseigner qu’Abrahama vécu 1800 avant Jésus-Christ ?

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B- Le fait religieux du point de vue de la révélation chrétienne

Il s’agit-là non plus d’une connaissance scientifique du fait religieuxmais de la prise en compte de la démarche théologique. Évidemment, ellene s’oppose pas à la démarche scientifique. Nous ne nous enfonçons pasdans l’obscurantisme en passant sur le versant de la théologie ! Elle senourrit aussi de la connaissance scientifique des autres religions et duphénomène religieux. Elle dialogue avec les sciences des religions et avecla philosophie de la religion. Mais la démarche est spécifique. Elle pensele fait religieux de l’intérieur de la révélation chrétienne. Or l’école catho-lique a la chance et l’avantage de pouvoir aborder le fait religieux aussi dece point de vue.

Trois propositions

Le fait religieux du point de vue de la révélation chrétienne, dans lecadre de l’école peut être traité selon trois propositions. Elles sont tradi-tionnelles et définissent les trois grandes fonctions pastorales de l’Église19.Deux d’entre elles font appel à la démarche confessante de la foi, une deces fonctions peut être vécue par tous.

❏ La première d’entre elles est la proposition explicite de la révélationchrétienne dans la Parole : la fonction prophétique. La foi chrétienne estproposée à ceux qui le souhaitent. Cette proposition se fait souvent sousla forme de la catéchèse, mais pas exclusivement. La catéchèse est uneactivité spécifique qui a pour but non pas d’enseigner le christianismemais de proposer la révélation biblique à la foi des enfants et des jeunes.Ce n’est pas une démarche de culture religieuse mais une proposition defoi. Aussi on ne peut imaginer que l’on envoie en catéchèse obligatoiredes enfants musulmans ou juifs. Sauf demande explicite de leur part, ceserait une atteinte à leur conscience, à la laïcité et à la foi chrétienne : « Lesdroits des parents se trouvent violés lorsque les enfants sont contraints desuivre des cours ne répondant pas à la conviction religieuse des parents

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19. Par exemple dans le texte de l’épiscopat français : Proposer la foi dans la sociétéactuelle.

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ou lorsqu’est imposée une forme d’éducation d’où toute formationreligieuse est exclue »20. La question est posée aujourd’hui dans l’ensei-gnement catholique. Elle se pose et elle a déjà trouvé des éléments deréponse dans plusieurs mouvements d’église comme les Guides-soleil, oùse retrouvent des filles chrétiennes et des filles musulmanes, ou dansd’autres mouvements comme la Jeunesse Ouvrière Chrétienne.

❏ La seconde proposition est celle de la célébration. Cette fonctionpastorale est désignée par le terme de fonction sacerdotale. Il s’agit de l’ini-tiation à la prière et à la vie sacramentelle. Cette proposition prend laforme de célébrations effectives, de préparations et de célébrations dessacrements de l’initiation chrétienne. Elles s’adressent à ceux qui sontchrétiens ou qui souhaitent être initiés à la foi chrétienne. Dans l’Égliseprimitive on n’acceptait à l’eucharistie après la liturgie de la Parole queceux qui étaient baptisés. Les catéchumènes sortaient de l’Église. Cetesprit de la liturgie pourrait présider à nos choix et nos manières de faire.

Ces deux premières grandes fonctions pastorales sont orientées oufont appel à la confession de foi.

❏ La troisième proposition est la fonction royale. Elle vise à travailler àl’établissement de ce que les évangiles appellent le royaume, en nousdonnant quelques caractéristiques : « les aveugles voient, les boiteuxmarchent, les sourds entendent, les morts ressuscitent… » Le Royaume seréalise pour une part dans l’accomplissement de l’homme. Les activitéséducatives proposées aux élèves auront pour but de donner ce sens del’homme, de la personne : course du CCFD, découverte d’autres cultures,sensibilisation aux problèmes mondiaux, etc. Mais rien ne remplacera lamanière dont ce sens de l’homme est vécu dans les établissements.Certaines de ces activités peuvent et doivent être proposées à tous.

L’anthropologie chrétienne

L’école catholique déploie, dans le cadre éducatif qui est le sien,l’anthropologie caractéristique de la révélation. Elle ne nécessite pas de

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20. Concile Vatican II, Décret sur la liberté religieuse, n° 5.

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confesser explicitement la foi chrétienne. En revanche, il convient quel’école l’annonce clairement dans son projet, sans taire ses références àl’Évangile et à la personne de Jésus-Christ. Cela constitue son caractèrepropre et un lieu innovant en pédagogie.

La révélation chrétienne détermine quelques caractéristiques propresqui mériteraient chacune de longs développements :

❏ L’absolu de la personne humaine qui se fonde sur la création del’homme à l’image de Dieu et sur l’unicité de chacun. Il a été dit auprintemps dernier que déclarer que l’élève est au centre du dispositif del’école est un propos démagogique. Le théologien n’a pas à se prononcersur les choix de l’éducation nationale (qui d’ailleurs dans ce cas devraitchanger de nom) mais du point de vue de la mission de l’Église, nonseulement l’élève est au centre du dispositif mais plus encore que l’élève,la personne. Cet absolu de la personne vaut pour l’élève mais vautpareillement pour les enseignants, le personnel éducatif, administratif oudes services.

❏ La deuxième caractéristique est le rapport à l’échec. Il est probable quel’échec se doive d’être traité autrement dans une école dont le projet sefonde en dernière instance sur l’expérience pascale de la vie qui resurgitprécisément de la mort. Il est probable que les taux de réussite auxexamens nous renseignent moins sur la bonne marche d’un établissementcatholique que sur la manière dont y est traité l’échec.

Pour mémoire il convient de mentionner le sens de l’histoire. Dieuparle dans l’histoire, dans les événements. L’élève n’est pas anhistorique.Il est une personne qui hérite d’une histoire familiale, collective en plus deson histoire personnelle propre. Il faut mentionner aussi le rapport à lavérité qui laisse la place à l’ignorance et à l’erreur et qui ne prétend pasdétenir la vérité, fût-elle scientifique!

Certes cette anthropologie peut se vivre aussi dans des établissementsde l’enseignement public. Comme l’a écrit Jean Pierre Chevènement il y aquelques années, les principes de la république : liberté, égalité, fraternité

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sont tout droit sortis de l’Évangile21. On ne peut que se réjouir si larévélation chrétienne a contribué à l’avènement de la personne et s’il y alà un bien commun. J’ai bien peur que ce soit de moins en moins le casdans une société ou le droit se substitue à la responsabilité morale et oùles lois et les intérêts du marché sont en passe de devenir le critère ultime.

Il ne reste plus en terminant qu’à définir ce que recouvre le terme de« p a s t o r a l e » puisque nous sommes désormais en possession deséléments essentiels. La pastorale se définit par les trois grandes fonctionsévoquées ainsi que par la mise en œuvre de l’anthropologie chrétiennedans le projet éducatif et le projet d’établissement. La responsabilitépastorale de l’établissement est une responsabilité ecclésiale, danslaquelle les chefs d’établissement ont une place prépondérante. Quand lafonction pastorale est perçue, ils souhaitent s’adjoindre un animateur enpastorale. L’ animateur en pastorale scolaire n’est plus alors d’abord undélégué à la catéchèse ou à des « activités religieuses » mais véritablementun adjoint au directeur pour l’ensemble du fonctionnement « catholique »de l’établissement.

En conclusion

J’espère avoir montré qu’il n’y a pas antagonisme entre la prise encompte du fait religieux total dans les établissements catholiques d’ensei-gnement et la laïcité. Les établissements catholiques d’enseignement ontla chance de pouvoir prendre en compte le fait religieux sous ses diversaspects. Ils ont la chance de pouvoir traiter le fait religieux scientifi-quement et ainsi d’offrir une liberté d’aborder le fait religieux, liberté qui

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21. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l’intérieur et des cultes : allocutionp rononcée le 23 novembre 1997 lors de l’ordination épiscopale deMonseigneur Joseph Doré, archevêque de Strasbourg, Documentation catho -lique, n° 2173 (4 janvier 1998).

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fait cruellement défaut à beaucoup de personnes des générations précé-dentes tellement gênées, crispées voire agressives devant ce fait social etculturel.

Les établissements catholiques d’enseignement ont la chance depouvoir aborder ce fait religieux en considérant positivement la pluralitéreligieuse et non en la taisant, et de contribuer ainsi à la formation decitoyens capables non seulement de tolérance mais surtout de respect etde dialogue. Mais sur la prise en compte positive de la pluralité religieuse,nous avons beaucoup à apprendre et à travailler. Nous ne savons pas bienfaire.

J’espère avoir contribué à sortir de la confusion et invité à traiter le faitreligieux scientifiquement lorsqu’il s’agit de son enseignement, théologi-quement lorsqu’il s’agit de favoriser les démarches confessantes etanthropologiquement lorsqu’il s’agit de déployer la représentation del’homme que la révélation chrétienne ne cesse d’appeler.

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Joseph SitrukGrand Rabbin de France.

L’ÉTAT ET LES RELIGIONS EN FRANCERéflexions et perspectives*

L’échéance du centenaire de la loi de 1905 sur la séparation des Égliseset de l’État suscite déjà de multiples prises de position. Le judaïsme, pourqui la laïcité est le système idéal de société depuis l’époque talmudique,ne peut rester en dehors de cette réflexion.

Ces lignes, qui s’inscrivent dans ce contexte, visent à faire le point surles relations entre l’État et les religions en France et à ouvrir des perspec-tives pour l’avenir. J’ai voulu retenir une façon de vivre et de comprendrela laïcité qui fait honneur au génie de la France, et qui porte un regardserein sur le vivre ensemble pourtant si fragile de nos sociétés.

Il appartient désormais aux autorités de voir en quoi cette synthèsepeut les aider à ouvrir des voies pour l’avenir. Si ce texte inspire peu ouprou une solution capable de faire progresser la paix sociale, alors il auraatteint son objectif. Si l’anniversaire de la loi de 1905 fournit une occasion,la loi elle-même ne doit pas constituer un enjeu. La remise en cause de laséparation des Églises et de l’État, pas plus que celle de la laïcité, ne sontà l’ordre du jour. Mais le judaïsme a toujours associé la réflexion, la Loiorale, à la Thora, la Loi écrite. Ce texte se veut simplement un commen-taire de la Loi.

L’enjeu est d’actualiser un dispositif juridique à un moment où, d’unepart, un siècle de relations Églises-État ont amené une large contribution

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* Texte du Secrétariat du Grand Rabbinat de France publié dans L aDocumentation Catholique, numéro 2294 du 15/06/2003, p. 594-604.

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des religions à la vie culturelle, sociale et économique du pays et où,d’autre part, la situation nouvelle et particulière de l’islam en Francenécessite l’invention de solutions adaptées.

Trouver un dispositif équilibré, reconnaissant la participation concrèteet active des religions à l’intérêt général, est le principal but que l’onpourrait fixer pour une célébration fructueuse de la loi de 1905.

Introduction

« Hévé mitpalel bichloma chel malhout,Prie pour la paix dans le royaume ».

Par ces mots, les Maximes des Pères nous engagent à agir par la prièreet dans l’action pour une paix sociale dans le pays où nous sommes. Il n’ya pas de plus belle prière que la construction d’un monde où chacun estaccepté pour ce qu’il est, où chacun respecte l’autre, car il lui reconnaîtune étincelle divine. Cet espace où tous sont égaux parce que non hiérar-chisés a besoin pour exister de la laïcité.

La séparation des Églises et de l’État, en France, en 1905, faisant suiteaux lois Jules Ferry des années 1880 en matière scolaire, avait abouti dansnotre pays à un relatif équilibre entre le politique et le religieux, symbolisépar la notion spécifique de laïcité. Dans la mesure où cette loi visait essen-tiellement à définir de nouveaux rapports entre l’État et l’Église catho-lique, alors dominante, les évolutions constatées depuis un siècle ontprofondément modifié cette situation. Du côté de l’Église catholique, ladéclaration du Concile Vatican II sur la liberté religieuse (Dignitatishumanae, 1965) a indirectement rendu caducs certains des postulats de1905. En privilégiant et protégeant solennellement la démarche deconscience des personnes dans la re c h e rche ou dans l’absence de

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recherche de Dieu, l’Église catholique a rejoint le législateur laïc. Pour lesautres grandes religions monothéistes, qu’il s’agisse du judaïsme, del’islam, du protestantisme ou de l’orthodoxie, une plus grande visibilité etun engagement social et politique accru les ont rendu de plus en plusproches d’une notion commune de laïcité. En définitive, ce sont lesrelations des grandes religions et de l’État qu’il est désormais possibled’appréhender de façon globale et, tout en respectant les diversités dechaque religion, d’apprécier dans des problématiques, sinon analogues,du moins très voisines. Le développement croissant du dialogue interre-ligieux et la compréhension mutuelle renforcée entre les différents cultescontribuent d’ailleurs fortement à conforter cet aspect des choses. Quantà l’État, les deux Guerres mondiales, l’évolution intellectuelle dupersonnel politique, le rôle positif joué par les religions, soit au titre del’intermédiation, soit au titre des réalisations économiques, sociales etculturelles, l’ont conduit à ne plus considérer la religion comme adver-saire, obstacle ou même concurrente à ses missions.

Mais, alors même que les facteurs précédents concourent à une pacifi-cation des rapports religions-État, la société change en contestant la placetraditionnellement accordée au religieux : le matérialisme historique a faitplace au matérialisme pratique au point de tourner à la sécularisationextrême. Dans l’espace public, le religieux est de plus en plus marginalisé.Se faisant l’écho de cette préoccupation, plusieurs dizaines de personna-lités ont ainsi signé dans Témoignage chrétien à la fin de l’année 2000, unepétition pour dire que « la France a mal à sa laïcité » et réagir notammentcontre le refus de l’État français de voir figurer, dans la Charte européennedes droits fondamentaux, toute mention de notre héritage religieux. Àcela s’ajoutent plusieurs éléments nouveaux, facteurs de déséquilibrepour le modus vivendi ancien : la crise de transmission qui affecte notrehéritage culturel, la présence croissante et durable, sur le sol français,d’une population musulmane qui ne se sent pas reconnue dans ses aspira-tions religieuses essentielles, et le développement de divisions et detensions à l’intérieur des grandes confessions. Parallèlement, reflet dudésarroi de l’époque, les phénomènes sectaires se développent. Ils repré-sentent un défi supplémentaire pour l’État, pris en tenaille entre ses

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principes de non-ingérence et la volonté de protéger les personnes desatteintes à leur intégrité.

Sur fond d’ignorance religieuse croissante et de défis inédits, latragédie du 11 septembre 2001 a achevé de jeter le trouble, en particulieravec l’intrusion du prétexte religieux. Où se situe exactement la légitimitédu religieux ? Comment éviter la confusion du religieux et du politique, leglissement du culte à l’extrémisme ? L’État a-t-il des devoirs envers lereligieux? Et comment définir ses propres droits ? Le contexte dans lequelse posent ces questions n’a rien à voir avec le monde au sein duquelévoluaient les « hussards noirs de la République ». Et la laïcité peine àdonner des réponses à la bonne hauteur, en particulier dans le domainemoral où la multiplication des comités d’éthique ne pallie que fort mall’absence de références communes - on le voit bien dans l’impasse où seperd la notion de « bonnes mœurs », ultime barrière aux transgressionssociales, lorsque la jurisprudence tente de s’y rattacher… Question quidevient encore plus complexe au regard de la construction européenne :sans même évoquer les hésitations plus ou moins formulées quant àl’admission dans l’Union de nouveaux pays comme la Turquie, lesrelations États-religions y trouvent dès maintenant des solutions trèsdifférentes qui vont de la confessionnalisation - en Angleterre et enScandinavie - à la séparation en passant par des systèmes de type concor-dataire - en Espagne, au Portugal, en Italie, en Allemagne et en Autriche.Cette diversité de réponses invite à réfléchir rapidement, dans laperspective d’une Constitution européenne, à une évolution du modèlefrançais.

À cet égard, faut-il mettre à plat l’édifice législatif qui régit en Franceles relations de l’État avec les religions, et construire une autre cohérenceau risque d’une nouvelle guerre dont nul n’a le besoin? Faut-il changer lalogique de l’école laïque ?

À l’approche du centenaire de la loi de 1905, les pouvoirs publicstémoignent d’une volonté d’action nouvelle : contacts avec la hiérarchiecatholique à propos de quelques applications concrètes de la loi deséparation (évolution des rythmes scolaires et aumônerie, etc.) ; consul-

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tation entamée depuis 1999 par les ministres de l’Intérieur français avecdes personnalités et des associations musulmanes, pour mettre en placeune représentation du même type que celle qui existe pour les juifs et lesprotestants ; rapport Debray sur l’enseignement du fait religieux à l’écoleet premières décisions du ministère de l’éducation pour en appliquer lesconclusions, création du Comité pour le patrimoine cultuel…

La difficulté consiste à prendre en compte l’ensemble des aspects duproblème,

a) sans craindre de reconsidérer nos interprétations de la laïcité - quin’est pas la panacée, qui a elle-même évolué, et qui se déploie aujourd’huidans un contexte profondément déséquilibré au regard de ses conditionsd’origine, mais qui a démontré son importance capitale dans notre sociétéfrançaise ;

b) sans être prisonniers non plus d’une vision exclusivement politiquedu problème de l’islam. La dignité des personnes et la résolution humai-nement heureuse de leurs difficultés présentes appelle un autre regard,fondé sur une vision commune du respect de la transcendance divine ;

c) sans tomber, enfin, dans le piège de considérer le déracinementculturel et la vacuité du sens comme la base des espoirs de compré-hension réciproque. On ne saurait dialoguer et reconnaître l’autre pour cequ’il est au meilleur de lui-même sans s’accepter d’abord au meilleur desoi.

Pour poser correctement la question des relations, en France, entrel’État et les religions, il nous semble qu’il faut partir, non pas d’abord dela notion de laïcité, mais de la notion de liberté religieuse.

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1. La liberté religieuse, droit fondamental de toute personne

« Supprimez la religion dans une société, l’homme deviendra bientôtune marchandise » notait Taparelli en 18001. À l’ère de l’économismetriomphant, la justesse du propos ne fait pas de doute. Mais elle ne doitpas nous faire oublier qu’il y a des conditions à la présence et à la pratiqued’une religion pour qu’elle serve vraiment le respect de l’homme. C’est laliberté religieuse qui seule témoigne de la transcendance de la personneet de l’impossibilité de réduire l’homme à un objet de pouvoir. C’est elleaussi qui fonde le refus de la confusion entre le spirituel et le temporel etde l’inféodation du religieux au politique.

Les terribles épreuves du XXe siècle - à commencer par l’indicibletragédie de la Shoah - ont fait mesurer à nos contemporains le caractèreinfiniment précieux et fragile de la liberté et la nécessité de traduire, endes textes qui obligent, les droits fondamentaux de toute personnehumaine. La Déclaration universelle des droits de l’homme (1948) est lefruit de cette prise de conscience. Le passage par la grande épreuvecomporte encore un autre enseignement, délicat à formaliser dans unmonde sécularisé à l’extrême, mais dont ceux qui ont souffert savent laprofonde vérité humaine : face aux tentations de puissance de l’hommesur l’homme, même si des lois humaines sont indispensables, l’hypothèsede l’existence d’une transcendance divine est un précieux garde-fou.

D’où l’importance de la reconnaissance, par l’État, de la libertéreligieuse, avec toutes les conséquences qui en découlent.

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1. Droit naturel, chap. IX.

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1.1. Qu’est-ce que la liberté religieuse ?

La liberté religieuse est le droit d’exprimer librement et publiquementun acte de foi personnel en une transcendance divine2. Elle impliqueégalement une liberté de pratique religieuse qui pose encore parfoisproblèmes pour le judaïsme, alors qu’elle est clairement reconnue dans lestextes européens.

On voit bien ce qu’implique une telle définition : d’abord la libertéreligieuse ne se confond pas avec la liberté de conscience ou la libertéd’opinion. Elle en est partie intégrante, mais elle est à la fois plus haute etplus grave, car elle relie l’homme à Dieu, autorité transcendante et sacréeque nul pouvoir humain ne peut soumettre. Ensuite, la liberté religieusene peut être forcée ou embrigadée : l’acte de foi est personnel et libre, oun’est pas. Enfin - et c’est important à noter dans le contexte françaisd ’ a u j o u rd’hui - il n’y a pas de liberté religieuse sans possibilitéd’expression publique, c’est-à-dire sans liberté du culte, lequel suppose lalibre expression d’une communauté de croyants et la liberté réelle depratique.

Dans un État de droit, c’est-à-dire un État respectueux des légitimeslibertés publiques, l’hommage rituel à Dieu ne saurait être condamné à laclandestinité ni au secret des consciences.3

Nous y reviendrons évidemment à propos des conditions d’exercicedu culte musulman en France, mais également pour le respect des règlesreligieuses diverses de chaque culte, et en particulier du judaïsme.

Ainsi conçue, la liberté religieuse est « un droit civil (droit applicablepar l’État dans la société civile) parce qu’il est avant tout un droit naturel,droit attaché à la personne de chaque citoyen indépendamment de laqualité ou du contenu de sa foi »4.

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2. Cf. Joël-Benoît d’Onorio.3. Id.4. Id.

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Cette précision est importante. Elle signifie que la liberté religieuse estun droit inné, que l’État a le devoir de reconnaître, parce que ce droit estantérieur et supérieur à lui. Un État de droit ne saurait donc se contenterd’exercer, à l’égard de la liberté religieuse, une simple tolérance. Il entredans son rôle de la promouvoir. En effet, la société n’est pas laïque, maisla laïcité est un engagement au pluralisme. S’il existe un débat sur laliberté religieuse, il ne porte pas sur la nécessité de la respecter, mais sursa promotion. Certains prétendent, au nom de la laïcité, qu’il ne revientpas à l’État de faire quelque promotion que ce soit du rôle des religionsdans la société. Ce qui est au contraire pacifiquement accepté, et mêmedemandé, dans le cas d’autres expressions de la liberté, comme la libertéd’association politique, la liberté culturelle, sportive et associative engénéral. Il importe de trouver une solution plus moderne où les formes desoutien de la part de l’État à toutes les confessions religieuses qui contri-buent clairement au bien commun ne seront pas considérées comme desprivilèges mais comme des droits démocratiques.

D’où des conséquences pratiques multiples, que nous examineronstout au long de cette étude. Assurer la liberté religieuse, c’est garantirpour chacun les conditions de possibilité d’une libre recherche de sa partde Vérité. C’est assurer la libre adhésion, la libre observation et la librediffusion de la foi, avec les nombreux droits concrets qui en découlent.Car la liberté religieuse ne se cantonne pas au seul exercice du culte, ni nese joue dans une dimension strictement individuelle. C’est toute la viesociale, intellectuelle, culturelle, économique, politique qui a vocation àbénéficier des initiatives du fidèle conscient de la nécessité d’incarner safoi.

La grandeur d’un pays comme le nôtre, qui s’est fondé sur unecertaine idée de la laïcité, est de n’avoir jamais demandé à un citoyen dese renier en quoi que ce soit dans sa foi pour être meilleur citoyen, de nepas avoir à choisir entre sa pratique religieuse et sa citoyenneté.

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1.2. La participation des Églises au bien commun

L’État est bien placé pour savoir le profit qu’il tire, par exemple, de laprise en charge par les religions des œuvres de bienfaisance qui trouventleur prolongement moderne dans une multitude d’actions caritativesdésintéressées venant de divers horizons religieux. Tous ont en communde mettre le service de Dieu en étroite relation avec celui de l’homme.Mais, au-delà de ces œuvres bien connues, il conviendrait d’établir un étatdes lieux qui exprime clairement la contribution d’ensemble que lesreligions apportent pour aider la communauté nationale à progresser.C’est au titre de cette participation conjointe de l’État et des religions aubien commun que doit se concevoir la laïcité moderne. Autrement dit,sans du tout renoncer à ce qui précède sur le sens de la liberté religieuseen démocratie, il faut de façon complémentaire, et résolument laïque,montrer à quel point l’édification de la société dépend aussi de la qualitéde l’engagement des fidèles envers leurs frères. En effet, les religions sontpromotrices de valeurs objectives, considérées comme essentielles etprioritaires pour l’évolution de toute la société, telles que : la dimensionspirituelle de l’existence, la paix, la justice, l’affirmation de la dignité de lapersonne humaine dans toutes ses différences, la valorisation de la famillecomme cellule primordiale de la société, la construction de modèles dedéveloppement dans lesquels tous les citoyens peuvent être acteurs, lasauvegarde de la nature que le progrès doit respecter. En fait, les grandsobjectifs des religions dans le monde convergent avec les objectifs àatteindre dans le développement de toutes nos sociétés démocratiques.Ce sont ces services qui démontrent combien il est important pour l’Étatlui-même que les religions puissent accomplir pleinement leur mission etcombien il est justifié que l’État soutienne celle-ci, dans un esprit decoopération mutuelle, sur des points qui, de par leur nature, sont de sapropre compétence : ainsi, des accords avec les principales confessionsreligieuses pourraient-ils être conclus en matière de défense et depromotion du patrimoine, de projets éducatifs et culturels, de créationd’équipements, de politique de la jeunesse, d’aménagement du territoire,de développement durable et d’environnement, etc., afin que l’action desreligions s’inscrive harmonieusement dans l’action institutionnelle de

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l’État. Dans une telle perspective, il serait également légitime que lesreprésentants des cultes soient systématiquement consultés sur un certainnombre de textes comme les lois sur la famille, sur la vie, sur l’éducationet plus largement, tout ce qui touche à l’humain. C’est déjà le cas, demanière générale, et la présence des représentants religieux dans lesgrandes institutions de réflexion du pays en témoigne, mais il faudraitformaliser les échanges.

1.3. Les « justes limites » qu’impose le bien commun

Certes, respecter la liberté religieuse de toute personne, c’est pourl’État, ne mettre aucune autre limite à l’exercice pratique de cette libertéque le respect de l’ordre public et la sauvegarde d’une forme de moraleobjective, qui relèvent de sa responsabilité légitime.

Et cette question des limites demande à être précisée, car il ne s’agitpas d’aboutir, par ce biais, à la négation du principe de respect absoluénoncé plus haut. Aussi est-ce pour éviter cet écueil que la notion de biencommun - qui suppose une tension commune et raisonnable des respon-sables politiques et sociaux vers le meilleur service de tous - a vocation àéclairer la notion de « respect de l’ordre public », laquelle pourrait prêterà toutes les dérives.

Les « justes limites » du bien commun sont celles que tout homme debonne volonté, doué de raison et libre de son jugement, reconnaît sanspeine. Un culte qui impliquerait des sacrifices humains, des comporte-ments ou des enseignements contraires à la dignité des personnes (prosti-tution sacrée, par exemple) ne saurait échapper à la répression légale. Demême toute pratique à prétexte religieux qui empêcherait l’exercice d’unautre droit fondamental de la personne ou nuirait à son intégrité (ex :l’excision des petites filles). Ou encore, la désobéissance au pouvoirlégitime ou la contestation du cadre constitutionnel qu’une communautés’est donné démocratiquement. La liberté ne se divise pas, et l’État a pour

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mission de protéger les personnes dans l’ensemble de leurs droits fonda-mentaux. La liberté religieuse touchant au plus intime et au plus noble del’être, on voit mal comment elle pourrait, sauf imposture, se contredireelle-même.

La réponse au défi des sectes et des intégrismes se trouve naturel-lement dans cette cohérence. Depuis le rapport Vivien, l’État sembleembarrassé pour distinguer sectes et religions, et cette incertitude influesur sa capacité de respect à l’égard du fait religieux. Pourtant, à conditionde ne pas réduire la liberté religieuse à une banale question de liberté deconviction, il existe des critères objectifs, souvent rappelés, qui permettentde sortir du flou. S’il n’est pas dans notre objet de définir une religion, lessectes, a contrario, se reconnaissent aisément au fait qu’elles fabriquent desasociaux, coupés de leur famille, de leurs racines, de tous les attachementspersonnels et collectifs qui ne sont pas la secte elle-même, n’acceptant pasles contraintes du réel, et qu’elles enfreignent, d’une manière ou d’uneautre, les lois républicaines. D’ailleurs, l’objectif est plus de combattre lesdérives sectaires que de combattre les sectes.

2. La liberté religieuse en FranceHeurs et malheurs de la laïcité

Il est évident toutefois - on s’en est aperçu à cette description - quel’État ne saurait imposer de « justes limites » à la liberté religieuse qu’auniveau et à l’examen des conséquences sociales de la pratique religieuse.En quelque sorte, il sanctionne les phénomènes mais ne saurait s’ériger enjuge des croyances et des intentions.

Pour le juriste français, la liberté religieuse a coutume de secomprendre en référence au concept de laïcité. En dépit des nombreuxouvrages consacrés à cette question, ledit concept demeure flou. On

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compte au moins cinq conceptions de la laïcité5, la plus répandue étantcelle qu’en a donné le professeur Rivero en 1949 : « neutralité de l’État enmatière religieuse »6, dans un sens trop réducteur. Mieux vaut dire commel’historien Claude Nicolet7 que la laïcité est ce qui rend possible lapluralité des opinions et des valeurs. Et pour un certain nombre d’intel-lectuels, dont Jean Baubérot8, la laïcité a pris quelques rides et mériteraitde dépasser le refoulement des différences dans le domaine privé pourdevenir un art de vivre le pluralisme dans la confrontation avec autrui, unart du débat public.

En effet, la laïcité, dans la mesure où elle a été conçue dans un contexteconflictuel, n’était rien moins que neutre au départ. Il est vrai qu’elle aévolué dans un sens beaucoup plus paisible - même si des soubresautspériodiques, comme la querelle de la liberté de l’enseignement en 1984 ouen 1993, montrent que certains feux sont mal éteints. Mais on ne sauraitdire a priori que la séparation laïque représente la seule interprétationpossible de la notion de « neutralité » : la pérennité du statut de l’Alsace-Moselle - demeurée attachée pour des raisons historiques au Concordatnapoléonien sans que cela nuise au fonctionnement normal de l’État etdes religions - montre que la neutralité de l’État peut revêtir d’autresformes.

Quoi qu’il en soit, ce qui nous intéresse ici n’est pas d’épiloguer surdes définitions, mais de discerner quel type de liberté religieuse estconsacré et garanti par l’État laïque.

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5. Cf. Soheib Bencheikh, « Marianne et le prophète », et Jean-Michel Lemoyne deForges, « Laïcité et liberté religieuse en France », dans La Liberté religieuse dansle monde, op. cit.

6. Dans La notion juridique de la laïcité (Dalloz).7. La République en France (Le Seuil).8. Vers un nouveau pacte laïc (Le Seuil), La morale laïque contre l’ordre moral (Le

Seuil).

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2.1. Quel type de liberté religieuse garantit en France l’État laïc ?

Si l’on examine l’évolution de la laïcité au XXe siècle, on constate deuxfaits qui vont à l’encontre de nombre d’idées reçues : d’une part l’État adéveloppé en France, au fil du temps, une neutralité active et positive enmatière religieuse ; d’autre part, et comme par une sorte de contrepartie,il a développé parallèlement une vision réductrice de la définition mêmede la « matière religieuse ».

La neutralité active et positive, la Constitution l’a affirmée à plusieursreprises, dans son préambule en 1946, dans son article 2 en 1958 : laFrance « assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens, sans distinctiond’origine, de race ou de religion ». La fin de l’article va même jusqu’àdire : « La France respecte toutes les croyances », formule jugée dange-reuse par bien des juristes et qui de fait, face aux sectes, ne facilite pas latâche de l’État. Il reste que ces affirmations sont positives, et qu’elles sesont traduites concrètement (prise en charge des aumôneries en 1905 ;liberté de l’instruction religieuse avec la prise en compte, dans la loi Debréde 1959, de la notion de « caractère propre » des établissements catho-liques, etc.).

Par ailleurs, même si la République « ne salarie ni ne subventionneaucun culte », sauf en Alsace-Moselle, la réalité est plus nuancée : lescollectivités publiques mettent à la disposition des fidèles les édificesnécessaires à l’exercice du culte, et en prennent en charge l’entretien pourceux construits avant 1905. En outre, l’acte du 25 décembre 1942,maintenu à la Libération, prévoit que l’État et les collectivités localespeuvent financer des réparations dans des édifices ouverts au public. Laloi de 1978 a mis en place, pour le clergé catholique et les officiantsmusulmans - qui ne sont pas affiliés, parce que non salariés, au régimegénéral de la sécurité sociale, à la différence de certains pasteurs et desrabbins - un régime spécial de sécurité sociale couvrant les risques demaladie, d’invalidité et de vieillesse. On pourrait citer bien d’autresexemples, allant dans le sens d’une interprétation plutôt souple de la loi

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de séparation : ainsi, les associations cultuelles issues de la loi de 1905peuvent recevoir des dons et legs et bénéficient de mesures fiscales tellesque l’exonération de la taxe foncière et des droits sur les dons et legs ainsique des réductions d’impôts pour les donateurs. Enfin, l’échange delettres de 1923, et non pas le traité, entre la République française et leSaint-Siège montre bien que l’État peut reconnaître le caractère spécifiquede l’organisation interne d’une Église, ce qui d’ailleurs, est conforme audécret du 16 août 1901 qui reconnaissait déjà l’existence des hiérarchiesinternes des cultes.

Mais cette évolution a une contrepartie : la vision réductrice de laliberté religieuse que l’État a peu à peu imposée, par le droit positif. Il s’esten effet réservé le droit de décider souverainement des contours de la« matière religieuse », et celle-ci s’est réduite comme peau de chagrin.

Si nous nous référons à la définition de la liberté religieuse donnée ci-dessus et aux droits qu’elle entraîne, nous constatons en effet que laliberté religieuse englobe non seulement le culte, mais toute l’attitude ducroyant. La « matière religieuse », que l’État a pour devoir de respecter, nesaurait exclure les obligations de conscience du fidèle dans le domainetemporel, et bien entendu, la pratique.

Or l’État n’a cessé de laminer, sous couvert d’indépendance laïque, laliberté religieuse des croyants et le respect du rapport de chacun, fût-ilincroyant, avec le mystère de la transcendance. Par exemple, il a falluattendre longtemps avant que l’on reconnaisse qu’un médecin peut légiti-mement refuser de pratiquer une IVG, pour des motifs religieux.

D’un point de vue plus strictement juridique, les associationscultuelles de la loi de 1905 n’ont d’existence légale que si leur objet est« exclusivement cultuel », ce qui restreint singulièrement leur libertéd’action et incite certains responsables religieux à s’organiser autour de laloi de 1901, ce qui peut parfois générer un détournement de la loi. Peut-être faut-il, tout simplement, et comme beaucoup le font déjà, autoriser lestransferts de fonds justifiés entre une association cultuelle et uneassociation culturelle?

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Dès lors, faut-il s’étonner de l’impuissance de cette laïcité à se fairereconnaître et aimer? M. Soheib Bencheikh explique9 que l’un des malen-tendus majeurs entre l’islam et la laïcité vient du fait que le mot « laïcité »est souvent traduit en arabe par le mot qui signifie « scientisme ». N’y a-t-il pas trop souvent dans la posture laïque un oubli, sinon une négation,du caractère irréductible et sacré de la liberté de l’homme de choisir de seplacer sous le regard de Dieu? Il y a même parfois une forme d’intégrismelaïque à vouloir nier le fait religieux.

Nous avons, de temps à autre, le retour d’une vision passéiste de lalaïcité, lorsque, par exemple, il y a des examens le jour du Chabbat, jouroù un juif ne peut ni écrire, ni travailler.

Lorsque mes services interviennent pour proposer des solutions, il y adeux attitudes : certains refusent systématiquement, avec une morguefarouche, d’envisager quoi que se soit, car « la laïcité est en jeu », et lesautres, conscients qu’il en va de la grandeur de notre République de fairecoïncider l’impératif citoyen et celui individuel, entre autre religieux, qui,au moins, acceptent de chercher des solutions, qu’en général nousarrivons à trouver.

Il est évident, puisque nous parlons de cette question des examens lesamedi ou les jours de fêtes, que la meilleure solution consiste, dans unelaïcité bien assimilée, à ce que les universités et les ministères connaissentle calendrier pour anticiper et ne pas organiser d’examens les jours où unepartie de la France ne peut composer.

Difficile, me direz-vous ? Mais y a-t-il des examens le dimanche10 etd’autres le jour de Noël ou pour la Pentecôte chrétienne?

Mais peut-être faut-il poser la question de l’indépendance religieusede l’école, alors que les fêtes légales incluent toutes les fêtes chrétiennes,et que toutes les écoles publiques de France parlent, célèbrent, et font

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9. Dans Marianne et le prophète, op. cit.10. Par honnêteté, il faut préciser qu’il y en a très exceptionnellement le dimanche,

en juin, lors de la pénurie de salles.

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dessiner tous les jeunes élèves sur Noël, par exemple. Ceci dit, il mesemble préférable de les faire réfléchir sur Noël plutôt que sur la nouvellevenue d’Halloween et ses cortèges de sorcières.

Pour nos problèmes d’examens, l’un de nos plus grands bonheurs futde voir s’engager à nos côtés, pour expliquer cette logique aux pouvoirspublics, une association laïque et non juive, qui comprenait que notrevolonté n’était pas de voir la République céder à nos exigences, mais de lavoir rester fidèle à sa vocation de tolérance et de laïcité authentique.

Plus complexe, parce que touchant au domaine privé, est la recrudes-cence des portes à ouvertures électriques qui interdisent à un juif religieuxd’entrer ou de sortir de chez lui le samedi, jour où nous ne pouvonsutiliser l’électricité.

La justice a donné raison par deux fois à un demandeur, mais la Courde Cassation demande un nouveau procès en appel. Il en va de la libertéde pratique religieuse, et la seule condition que nous avions définie étaitsi le demandeur habitait ou non dans l’immeuble avant que le dispositifen question ne soit installé.

En effet, il nous semble évident que si les portes sont électriques etqu’un juif pratiquant accepte malgré tout de s’installer, il ne peut arguerde sa foi pour demander des travaux par la suite. Il a fait un choix, et ildoit l’assumer. Par contre, s’il réside déjà dans l’immeuble et que destravaux impliquant la mise en place d’une telle serrure sont décidés, c’està la collectivité de trouver à concilier l’impératif de sécurité et les diversimpératifs des uns et des autres, y compris religieux.

Pour mémoire, rappelons que le fait de prévoir un scrutin un jour defête juive, comme ce fut malencontreusement le cas en 1994, placerait lescitoyens juifs devant un dilemme intenable, respecter leur foi ou leurdevoir civique, et il n’est pas pensable que notre République propose unetelle alternative.

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Encore une fois, la grandeur de la France laïque est de permettre àchacun de concilier sa citoyenneté et sa foi, dans sa spiritualité et dans sapratique.

2.2. La crise de transmission de l’héritage spirituel de la France

Mais tout cela ne serait rien encore sans l’impasse spirituelle et cultu-relle où la laïcité étroitement conçue a parfois engagé l’école. Là encore,« l’interprétation a minima des lois Jules Ferry et des lois de 1905 »,conduisant à l’exigence d’une « laïcité-silence »11 sur l’essentiel, c’est-à-dire sur la question du sens de la vie, a eu des effets dévastateurs,reconnus unanimement aujourd’hui.

L’instituteur modèle de Jules Ferry, qui ne devait choquer aucun pèrede famille et dont Pagnol nous a légué l’immortelle image, jouait spiri-tuellement sur du velours. Il était aisé de réserver la formation religieuseau catéchisme et de confier à l’école laïque la formation morale, dans lamesure où la morale laïque s’adossait à une culture religieuse encore bienvivante, et dans la mesure où l’école mettait son honneur et sa gloire àtransmettre, comme un trésor, l’héritage culturel de la France.

Qu’on nous comprenne bien : en transmettant scru p u l e u s e m e n tl’héritage culturel de la France, l’école laïque n’était pas infidèle à la laïcitéet on ne lui demandait pas de l’être. Tous ceux qui connaissent et quiaiment la littérature française savent qu’entre les fils de Pascal et les filsde Voltaire notre pays n’a jamais choisi. Ils savent aussi que rien n’est pluscontraire à la grande tradition de l’esprit français que l’endoctrinementqui pèse et qui pose. Mais ils se souviennent qu’en fréquentant Baudelaireou Verlaine, en écoutant Chateaubriand, en vibrant aux passions deRacine, en sondant les replis du cœur du Père Goriot ou même en passant

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11. Cf. Le philosophe Guy Coq dans son livre, Démocratie, religion, éducation, lui-même marqué par la profondeur des vues exprimées par Hannah Arendt surla crise de la culture.

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Du côté de Guermantes, ils se sont posés un jour les grandes questions dela vie. Or ces questions, comme le rappelait Malraux, ont par nature unedimension religieuse.

Le drame de l’école aujourd’hui, c’est qu’elle peine à transmettrel’héritage culturel de la France. Ce n’est pas uniquement la faute del’école. La sécularisation envahissante de la société, en laminant lapratique religieuse des familles, a rendu très difficile la compréhension,par la majorité des jeunes français, des grands auteurs du programme,pétris de symboles spirituels et hantés par le sens des choses. De plus,l’acculturation par la superposition d’un modèle dominant n’épargne pasl’école. Mais c’est aussi la faute de l’école elle-même. L’influence dumatérialisme et la hantise de voir « reproduire les inégalités » par l’ensei-gnement, la peur des limites que les héritiers de mai 1968 ont transmispendant deux décennies au moins ; le désintérêt à l’égard de la philo-sophie, jadis au cœur de la formation intellectuelle « à la française »,fondée sur le goût de l’argumentation et la passion de l’interrogation…Autant de carences qui n’ont pas seulement altéré la connaissance dupassé, mais obéré l’avenir de notre pays.

Pour construire l’avenir et pour s’ouvrir à l’autre, il faut savoir d’oùl’on vient. Or, comme le souligne Hannah Arendt, « seule une éducationconservatrice peut préparer l’enfant à renouveler le monde commun ». Ily a une humilité fondamentale à se découvrir dépendant d’une culturereçue, héritier d’une mémoire que l’on n’a pas construite, fils d’un mondedont la cohérence et la beauté non seulement ne nous doivent rien, maisnous sont gratuitement données. A contrario l’amputation de l’héritage, enmême temps qu’elle mutile la culture, ferme le chemin du dépassementde soi et de l’idéal, et empêche la fraternité.

De plus, dans un domaine plus léger mais non moins important, peut-on comprendre l’art sans comprendre, ou tout au moins, sans connaître lefait religieux ? Qui est ce vieillard égorgeant un enfant? Connaître l’his-t o i re d’Abraham et d’Isaac, n’est ce pas, finalement, de la culturegénérale ?

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Conscients du péril, les responsables de l’éducation nationale ontdécidé de combler le vide du sens, le manque terrible en terme de culturegénérale et l’ignorance religieuse en cherchant les voies et moyens d’unenseignement à l’école, du « fait religieux ». Trois directions possiblesavaient été longuement débattues il y a quelques années : la simpleintégration au programme d’histoire d’une histoire des religions ; la miseen place d’une discipline nouvelle, apparentée aux sciences religieuses etqui se présenterait comme un « enseignement non confessionnel » desreligions, aux fins de respecter à la fois la connaissance et la laïcité ; enfinla transformation de la pédagogie dans diverses disciplines - lettres,histoire, philosophie - pour les conduire à prendre en compte le faitreligieux.

Le rapport Debray a heureusement orienté les décisions ministériellesvers la troisième solution, qui évite les risques du scientisme et de l’abs-traction inhérents aux deux autres.

Il ne manque plus qu’à en suivre l’application.

3. Des pistes pour l’avenir des relations religions - État

L’état des lieux nous a montré le rôle central joué par la crise de laculture dans les faiblesses du lien entre les religions et l’État. Les solutionssont donc culturelles d’abord, et l’enjeu scolaire est un des plus impor-tants de tous.

Cela ne signifie pas qu’il n’y ait pas besoin d’une définition nouvelledes devoirs de l’État par rapport à la liberté religieuse effective descroyants, puisqu’il est clair que l’application actuelle de la laïcité ne lasatisfait pas totalement.

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3.1. Faut-il réviser, voire abroger la loi de 1905 ?

Dès lors une question surgit : cette définition nouvelle passe-t-elle parla révision, voire l’abrogation de la loi de 1905, au profit par exempled’une prise en charge financière des ministres et des lieux de culte?Indépendamment même de la question de l’islam, dont nous reparleronsplus loin, la sécularisation de la société ne crée-t-elle pas à l’État de droitle devoir de manifester son respect de la liberté religieuse et sa volonté delui offrir l’espace dont elle a besoin par le bais d’une aide matérielle laplus concrète possible ?

À notre sens, la solution n’est pas à chercher de ce côté-là, et pourplusieurs raisons. D’abord, cette étude a montré que les lois laïquesétaient susceptibles d’interprétation. Comme nous l’avons noté, ce sontles mentalités qui pèchent, beaucoup plus que les dispositions juridiquesde base. Il n’est donc pas nécessaire d’opérer une refonte en profondeurde la législation, mais bien plutôt d’en repenser les fondements et laraison d’être, pour que l’application réponde mieux à l’objectif du biencommun.

Il est évident qu’il ne faut pas envisager un système où tous lesministres des cultes seraient salariés, à l’image de ce qui se fait en Alsace,car au-delà de la lettre de la loi, le corps social n’est pas prêt à acceptercette prise en charge.

Dans cet ordre d’idées, d’ailleurs, il nous faut évoquer un autre aspectde la question, plus fondamental. Il nous semble qu’une prise en chargematérielle directe de la liberté religieuse par l’État, même si elle existedans d’autres pays d’Europe, va à l’encontre de l’essence même desreligions, et de ce qu’on attend d’elles dans un monde étroitement enserrédans la logique économique. La marque du religieux, c’est le don, lagratuité, l’amour, la liberté. Face aux tentations de la puissance et del’argent, les religions portent en elles une force de contestation unique,précisément parce qu’elles appartiennent à un autre ordre.

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Nous ne pensons pas, en disant cela, faire preuve d’angélisme. Laliberté religieuse, nous l’avons remarqué en commençant, est choseprécieuse et fragile. L’État est puissant. À l’heure où des tentationsnouvelles l’assaillent, aux frontières du religieux et de la vie - qu’on songeaux défis de la bioéthique - l’État pourrait être tenté de contenir l’oppo-sition des religions par de subtils chantages matériels : « J’embrasse monrival, mais c’est pour l’étouffer », nous souffle Racine, s’inspirant dubaiser d’Esaü à Jacob. On doit pouvoir résoudre à moindres risques lesproblèmes matériels qui se posent.

3.2. Assurer la liberté religieuse des musulmans de France

En fait, c’est la pratique religieuse de l’islam qui force à une réflexionmajeure, et la consultation entreprise par le ministère de l’Intérieur pourtenter de mettre sur pied une représentation musulmane unitaire doit secomprendre dans cette perspective. Nous n’entrerons pas dans les détailsde cette aventure, mais à la lumière des analyses développées plus hautsur la liberté religieuse, plusieurs conclusions s’imposent.

Nous l’avons dit, il y a un paradoxe en France entre la règle selonlaquelle la République ne reconnaît aucun culte, et le fait juridique qu’ilexiste des cultes qui ont une certaine forme de reconnaissance héritée del’histoire, qui justement fait défaut à l’islam.

Il est clair que l’islam religieux n’est pas actuellement bien traité. Nousdisons bien l’islam religieux, et non l’islam politique : l’islamisme doit êtrecombattu sans états d’âme par l’État, au nom des « justes limites »évoquées plus haut à propos du bien commun. Il n’est pas normal enrevanche que pour l’ensemble des musulmans de France12 on ne compte

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12. Au chiffre mythique de quatre ou cinq millions de musulmans, il fautappliquer probablement le même ratio de pratiquants que pour les autresreligions, soit environ 10 %. Xavier Ternisien dans La France des mosquées (AlbinMichel 2002) propose le chiffre de 36% de pratiquants.

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que huit vraies mosquées et que de nombreux croyants se réunissent dansdes garages. Des lieux de culte dignes sont une nécessité.

Nous renvoyons toutefois à l’ouvrage plusieurs fois cité du Mufti deMarseille, pour prendre acte du fait que, articles de lois cités à l’appui, lefinancement et la construction de mosquées pourraient sans doute se fairedans le cadre des lois laïques existantes, la garantie ou la propriétérelevant, au coup par coup, de la décision des collectivités locales. Laformation des imams en France - mesure indispensable si l’on veutassurer à la communauté musulmane de vrais Ulémas, forts de connais-sances religieuses approfondies et dénués d’intentions politiques pilotéespar l’étranger - ne nécessiterait quant à elle que quelques dispositions-clefd’ordre universitaire. Et la question des carrés musulmans dans lescimetières ne devrait pas constituer une question insoluble, puisque déjàen de multiples villes de tels espaces existent.

Il semble donc que sans se lancer dans la voie périlleuse d’une révisiondes lois laïques, les conditions d’exercice de la liberté religieuse desmusulmans de France doivent pouvoir être résolues dans la dignité àpartir de la manifestation d’une volonté politique forte, fondée sur lerespect de toute personne et clairement expliquée aux Français dans sesattendus et ses limites de bon sens. De façon pratique, il s’agit biendavantage de travailler avec intelligence et ouverture sur l’esprit des loisactuelles et leur application que de mettre à bas la cohérence de l’édificeet risquer de réactiver une guerre du passé.

3.3. Assurer le respect des croyants dans l’espace public

Il est un dernier point, mais non le moindre, que nous voudrionssuggérer ici. Il s’agit d’un devoir nouveau pour l’État, lié à l’avènement dela société médiatique.

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De façon structurelle, les médias substituent au sens de la durée unesorte de sacralisation de l’instant. Certes, on ne changera rien à ce fait, carseule la liberté personnelle est en mesure et en droit d’opérer une riposte.

La société médiatique bouleverse en effet l’espace de la libertéreligieuse d’une autre manière. Les médias ont la maîtrise de la parole : cesont eux qui la donnent - y compris aux représentants des religions - et cesont eux aussi qui se réservent les conclusions, exerçant ainsi « à la barbede la transcendance », si l’on peut s’exprimer ainsi, un magistère de fait.Mais passé au tamis des règles de la communication médiatique et dujugement des animateurs, que devient le message religieux? Sa transcen-dance sera souvent masquée, parfois carrément évacuée. Là encore, lesPouvoirs publics n’ont pas à intervenir. Les hommes de foi sont seulsjuges de l’opportunité d’une participation ou de la qualité d’uneémission. Mais ce deuxième élément, ajouté au premier, donne toute saforce au problème de libertés publiques qu’il nous faut maintenantévoquer.

En effet, la religion est bien souvent traitée non dans son propreregistre mais dans celui de la dérision ou de l’insulte. Certes, cela peutsembler être le prix à payer pour agir comme d’autres sur la société, cartout pouvoir doit avoir son contradicteur, mais les attaques en ce domainetouchent au cœur de celui qui croit et se sent alors forcé de « rejoindre ledésert » du monde pour paraître « normal ».

Il n’est que de rappeler la levée de boucliers contre un écrivain traitanttelle religion de c., contre telle affiche de film, etc., où chaque fois, leGrand Rabbinat de France s’était manifesté.

Nous venons de nous doter d’une loi qui sanctionne toute atteinte à laMarseillaise. Il est temps de faire évoluer la jurisprudence afin de garantirle respect de la liberté religieuse des personnes dans l’espace public, etparticulièrement celui des médias, sans pour autant tomber dans l’inter-diction de toute critique en ce domaine.

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Ce sera l’occasion pour l’État de prendre ses marques : sans allégeanceà quiconque, dans le respect du pluralisme religieux et sans confusion desgenres, il jouera ainsi son rôle de garant des équilibres et de protecteur desplus faibles. Au meilleur de sa mission.

3.4. Pour une coopération État-religions au nom du bien commun

C’est peut-être en ce domaine que le changement doit être le plusradical. En effet, plutôt que de penser à ce que l’État doit faire pour lesreligions, il s’agit de réfléchir à ce que les religions peuvent faire pourl’État.

Nous avons déjà vu combien le domaine social est un secteur d’actionn a t u rel des religions, mais bien d’autres domaines de coopérationpeuvent être envisagés. En 1989, par exemple, des religieux étaientmandatés par le gouvernement pour participer aux négociations sur laNouvelle-Calédonie.

Ce que les religions savent faire, ce qu’elles peuvent apporter au pays,c’est à l’État d’en fédérer les énergies de sorte d’intégrer les efforts diversdans la même perspective du bien public.

Lorsqu’on entre dans la Grande Synagogue de Paris, rue de la Victoire,on peut voir au fronton du bâtiment le verset biblique : « Tu aimerasl’Éternel de tout ton cœur », et lorsqu’on en sort, il suffit de lever les yeuxet on peut lire un autre verset qui proclame : « Tu aimeras ton prochaincomme toi-même ». Comme si en entrant poussé par la recherche de Dieu,on ressortait conscient de nos devoirs envers les hommes.

C’est cette laïcité qu’il nous faut retrouver, celle des textes fondateurs,celle des esprits éclairés, celle des hommes et des femmes de bonnevolonté, seuls capables de produire un vivre ensemble à même d’enrichir

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la collectivité des diversités de tous. En effet, comme l’affirme AlainBoyer, « c’est la laïcité qui ouvre un espace de liberté, véritable chancepour établir une rencontre vraie entre citoyens et entre croyants ».

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Dominique SantelliProfesseure d’histoire géographie au collège Chevreul Champavier à Marseille,formatrice à l’ICFP Saint Cassien.

QUELLE PLACE POUR LE FAIT RELIGIEUXDANS L’HISTOIRE ENSEIGNÉE ?

Cette question a depuis quelques années maintes fois été posée et monpropos ici n’est pas de tenter d’y répondre de manière exhaustive maisd’apporter la réflexion et le témoignage d’une enseignante et formatricede l’Enseignement Catholique.

La finalité poursuivie est triple :

• Tenter de dire comment historiquement s’est posée la question de laculture et de l’inculture religieuses dans l’enseignement en analysant lesinstructions officielles et les programmes d’histoire depuis une vingtained’années

• Témoigner de pratiques observées lors de visites de stage

• Proposer une leçon porteuse de sens

1. Le fait religieux : une longue histoire

Contrairement à ce que pourraient laisser penser certains débatsrécents, les religions ont toujours eu leur place dans les programmesscolaires.

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« L’histoire sainte » est enseignée dans les collèges dès le règne deLouis XIV. Les premiers programmes scolaires du début du XXe siècleintègrent les référents religieux. Le judaïsme et le christianisme figurentalors (et toujours) dans les programmes de 6°. L’affrontement de l’islam etdu christianisme au XIIe siècle est, lui, traité à l’école primaire au traversdes croisades, au moins depuis 1827.

Cependant des programmes à la classe, les méandres ont éténombreux…

Le premier temps : celui des ruptures

Sous le prétexte de neutralité, l’École a longtemps ignoré la dimensionreligieuse de la culture.

Au début du XXe siècle, la loi de séparation entre l’Église et l’Étatsemblait en effet avoir réglé les rapports entre religion et société enexcluant, au nom de la tolérance, toute approche religieuse de l’ensei-gnement. Reléguée à la sphère privée, la religion perd alors tout statutscolaire.

Le deuxième temps :la reconnaissance de la nécessité de prendre en compte la dimension religieuse de la culture

Des constats de carence

En 1982, l’Assemblée générale de la ligue française de l’Enseignementde Montpellier prend position pour l’introduction d’un enseignement desreligions à l’école publique, pour « une étude des textes et des mythesfondateurs et fondamentaux des grandes religions, leur histoire, leurscontributions négatives ou positives au développement des civilisa-tions ».

Un dossier du Monde de l’Éducation, en novembre 1986, tire le signald’alarme. Jean-Pierre Garrigue, doyen des inspecteurs d’histoire -géographie y écrit un article intitulé : Le christianisme fait-il partie de notre

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histoire ? Dans le même dossier, Marie-Claude Betbeder s’en prend avecvirulence aux programmes, qui, estime-t-elle, ne permettent pas deremédier à une inculture religieuse préoccupante : « la laïcité, depuis unsiècle, a gommé des programmes tout ce qui était confessionnel : entranchant ainsi par le vide, la République a rendu incompréhensible pourdes générations de jeunes une partie de leur histoire. »

Des initiatives se multiplient alors

On voit se développer dans les établissements des cours de culturereligieuse. Considérées comme indépendantes d’un engagement de foi,les connaissances religieuses y sont présentées comme une discipline, defaçon ordonnée et progressive. Le cours de culture religieuse offre desa v a n t a g e s : les connaissances y sont synthétisées et org a n i s é e s .L’évaluation des acquis est aisée. Mais il présente aussi des inconvé-nients : chez les élèves il y a souvent confusion avec la catéchèse et ainsiparfois une dépréciation de cette dernière. Il a également servi danscertains cas à donner bonne conscience à l’institution qui le substitue àune catéchèse trop difficile. Mais le risque principal est ailleurs, carlorsque aucune autre pratique ne l’accompagne dans l’établissement, ilpeut contribuer à chosifier le religieux. En le coupant du reste de laculture, le risque est paradoxalement de le priver de sens.

Au début des années 1990, un cycle de conférences sur les faitsreligieux est mis en place au lycée Buffon à Paris consécutif à l’anecdotebien connue d’un élève de seconde, prenant dans un tableau deMantegna, Saint Sébastien transpercé de flèches pour une victime desIndiens de l’Ouest américain.

Cependant très rapidement des voix s’élèvent, tant dans l’ensei-gnement public que dans l’enseignement catholique, pour pointer leslimites et dérives de cette approche.

Paul Lamotte, alors secrétaire général adjoint de l’enseignement catho-lique écrit dans son Guide pastoral de l’Enseignement Catholique :

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En effet, spécialiser des enseignants dans les connaissances religieuses,c’est pousser encore la spécialisation et le cloisonnement entre les diffé-rentes disciplines et le religieux : c’est « profaniser » encore plus les disci-plines profanes, enlever aux enseignants tout souci du spirituel et dureligieux, découper la vie et le projet humain en « rondelles de saucisson » :d’un côté la vie, de l’autre la science, d’un côté les loisirs, de l’autre lereligieux… Non seulement la culture est éclatée, mais l’homme aussi, lejeune est écartelé, éclaté, déstructuré.

Il plaide par ailleurs « pour la prise en compte de la dimension spiri-tuelle, religieuse, de l’enseignement des disciplines profanes ».

La même année au mois de décembre, la revue Télérama titre : « LaTrinité n’est pas seulement une station de métro ». L’enquête, qui pointel’inculture religieuse chez les jeunes, est accompagnée d’un sondage quiconfirme que l’opinion publique est favorable à l’introduction d’un ensei-gnement de l’histoire des religions à l’école.

Le troisième temps :La réhabilitation du fait religieux dans l’enseignement

En 1989, un rapport, rédigé à la demande de Lionel Jospin, ministre del’Éducation Nationale, propose d’accorder à l’histoire des religions uneplace plus importante dans les programmes du premier et du seconddegré. Son rédacteur Philippe Joutard, chargé de présider la commissionpour la réforme des programmes d’histoire-géographie y note :

C’est un pan entier de notre mémoire collective qui estm e n a c é . L’ignorance du fait religieux risque d’empêcher les espritscontemporains, spécialement ceux qui n’appartiennent à aucune commu-nauté religieuse, d’accéder aux œuvres majeures de notre patrimoine artis-tique, littéraire et philosophique, jusqu’au XIXe siècle au moins… Cetteignorance ne permet pas non plus d’appréhender nombre de réalitéscontemporaines dont on mesure de plus en plus l’importance (le Moyen-Orient, mais aussi les États-Unis). Enfin, une diversité religieuse plusgrande en France avec le développement d’une importante communautémusulmane rend plus urgente encore une large information.

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Le colloque de Besançon : une date clé

En novembre 1991, un colloque est organisé par le CRDP de Besançon,à l’initiative du recteur Joutard, auquel est associé l’EnseignementCatholique en la personne de France Rollin et de René Nouailhat, sur lethème « Enseigner l’histoire des religions dans une démarche laïque ».

Le discours d’ouverture de Philippe Joutard s’appuie sur les débatsprécédents :

Ce n’est pas la peine de revenir sur l’inculture religieuse… En resteraux jérémiades ne fait pas beaucoup avancer la solution des problèmes.(…) Tout le monde est d’accord pour bien distinguer histoire des religionset catéchèse.

Il souhaite qu’à l’issue de ce colloque « des propositions réalistes »soient faites.

Il a été entendu puisqu’apparaissent dans son discours de clôture lestrois propositions suivantes :

Il n’est pas nécessaire de créer une discipline spéciale, mais il s’agitplutôt de marquer plus solidement dans les divers programmes, en gras,l’importance des phénomènes religieux et enfin que si cette histoire desreligions ou des croyances est si importante aujourd’hui, c’est qu’elle nousintroduit à un domaine fondamental pour l’homme, le domaine de l’ima-ginaire et du symbolique.

Ce colloque est en quelques sortes un accélérateur dans l’histoire del’enseignement du fait religieux : des universités, des outils à l’intentiondes enseignants, des nouveaux programmes (notamment ceux de 1996 enfrançais et en histoire) suivent.

Le rapport Debray

Mais le projet n’est pas de réalisation facile puisque 10 ans plus tard,Régis Debray remet à Jack Lang, ministre de l’Éducation Nationale, un

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rapport sur l’enseignement du fait religieux dans l’école laïque quireprend en grande partie les conclusions du colloque. L’auteur y soulignela nécessité de combler des lacunes qui rendent incompréhensibles auxélèves des œuvres de la culture et l’itinéraire des civilisations ou desréalités du monde contemporain où les religions jouent un grand rôle. Ilp ropose de passer d’une laïcité d’incompétence (le religieux parconstruction ne nous regarde pas) à une laïcité d’intelligence (il est de notredevoir de le comprendre).

S’agirait-il alors d’informer des faits religieux pour en élaborer dessignifications ? On sent bien ici le glissement qui s’effectue et l’injonctionfaite à l’École. Ainsi après voir ignoré les religions, on cherche aujourd’huinon plus seulement à les connaître mais également à les comprendre paru n e quête de sens. Peut-on lire ce nouveau paradigme dans lesprogrammes et les pratiques de classe ?

2. Le fait religieux dans les classes d’hier à aujourd’hui

Les programmes de collège de 19861 et leur application

SixièmeProgrammeLes grandes civilisations de l’Antiquité.Naissance et développement du christianisme.

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1. Ce tableau est extrait de l’ouvrage de Nicole Allieu, Laïcité et culture religieuseà l’école, Paris, ESF, 1996.

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NotionsRituels funéraires à la préhistoire : la vie après la mort ? Au cœur de lanotion de civilisation, la dimension religieuse (croyance, rites, clergés, artfunéraire).La religion des hébreux et l’ancien Testament, la notion de diaspora.Les mythes, Dieux et héros en Grèce.Les débuts du christianisme, les Évangiles.La notion de religion.Les liens entre spirituel et matériel.

CinquièmeProgrammeLes principales civilisations médiévales.La naissance du monde moderne.NotionsL’héritage médiéval est religieux : Byzance, l’Islam et la Chrétienté commeentités spirituelles, « initier les élèves au phénomène religieux commeréalité historique et culturelle ». Évangélisation des slaves à partir deByzance, schisme de 1054, la dimension religieuse de la monarc h i ecapétienne, la Réforme, le choc avec les civilisations précolombiennes.

QuatrièmeProgrammeLes XVII, XVIII, XIXe siècles.NotionsL’absolutisme, un pouvoir sacralisé fondé sur la religion (le roi est le vicairede Dieu, l’oint du seigneur, il reste thaumaturge).Les rapports catholiques-protestants.Les philosophes des Lumières : rapports religion et sciences, concepts deliberté, tolérance…La Révolution française : son attitude face à la religion, le culte de l’Êtresuprême, l’état civil, le calendrier révolutionnaire.La révolution industrielle comme « nouvelle façon de se représenter lemonde ».

TroisièmeProgrammeLe XXe siècle.NotionsÉvolution culturelle du temps présent (1960 à nos jours).

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Ainsi le fait religieux n’est pas à proprement parler absent desprogrammes.

Cependant, si les programmes avec leurs commentaires en disentl’importance, la vérité oblige à préciser que la réalité d’alors est loin del’intention du législateur.

Au colloque de Besançon, Jean Carpentier, inspecteur général d’his-toire géographie, dresse un tableau quantitatif global des points traités etde ceux qui ne le sont pas en collège à ce moment-là :

Sont dans l’ensemble généralement traités :

La religion égyptienne (6e)La religion grecque (6e)Les débuts de l’Islam (5e)L’Église au moyen âge (5e)

Sont assez souvent traités :

La religion des hébreux (6e)Un certain nombre de points factuels comme l’édit de Nantes (4e), lesproblèmes religieux de la Révolution (4e)

Ne sont pas traités :

La religion de la préhistoireHindouisme et bouddhisme (même dans les DOM-TOM où ils pourraientavoir une importance particulière)La religion romaineLa religion orthodoxeRéforme et protestantismeJansénisme et gallicanismeLes faits religieux des XIXe et XXe siècles

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Certes le fait religieux est présent dans les programmes maisquasiment absent de la classe !

Les programmes de 1994-1996 et leur application

Avec la mise en place des nouveaux programmes d’histoire de collège,l’étude du fait religieux est plus fortement affirmée. Dès la classe de 6e estprévue une initiation aux grandes religions de l’Antiquité avec l’étude despolythéismes égyptien, grec et romain et la naissance de deuxmonothéismes : le judaïsme et le christianisme. L’essor du christianismedans l’Occident médiéval, l’apparition de l’Islam et leurs rapports plus oumoins conflictuels sont au cœur du programme d’histoire de 5e, ainsi quel’étude des crises qui conduisent aux grandes divisions de l’orthodoxie etde la réforme protestante.

Au lycée et particulièrement en classe de seconde, de nouveauxchapitres apparaissent sur le rôle du judaïsme, du christianisme et del’islam.

En lycée professionnel est introduite l’étude des monothéismes et de lareligion en France depuis 1850.

Si l’on peut déceler une volonté du conseil national des programmesde faire une place plus importante au fait religieux, on ne peut s’empêchertoutefois de pointer les oublis et lacunes. Pour un élève en fin de collège,le fait religieux ne risque-t-il pas d’appartenir au passé, d’être principa-lement chrétien et source de conflits ? On peut certes se réjouir qu’avec cesnouveaux programmes le fait religieux soit devenu sujet d’étude, tout encraignant un enseignement mutilé que l’analyse des manuels et despratiques enseignantes semble confirmer.

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Ne faut-il pas dès lors se demander si une certaine façond’enseigner le fait religieux n’a pas été elle-même sourced’inculture religieuse?

En classe de 6e, on étudie l’Égypte en découpant la séquence enplusieurs leçons (une pour une étude géographique avec les crues du Nilet l’économie agricole qui s’organise à leurs rythmes, puis une autre surl’organisation politique et le pouvoir de pharaon, la société hiérarchisée etenfin une sur le mythe d’Osiris et les pyramides et temples). Or, dansl’Égypte ancienne, tout était vécu religieusement ce dont ce découpage nerend pas compte mais que l’on pourrait faire percevoir aux élèves encentrant le chapitre sur le mythe d’Osiris.

De même en classe de 5e, l’étude du Moyen Âge propose des leçons surles croisades ou d’autres sur les monastères. Ces leçons sont la plupart dutemps descriptives, s’attachant à faire connaître aux élèves les différentesparties du bâtiment à l’aide d’un plan ou les divers trajets suivis par lescroisés à l’aide de cartes.

Dès lors comment l’élève perçoit-il que les motivations pour partir enguerre à Jérusalem étaient d’abord spirituelles?

Comment peut-il saisir la charge spirituelle de ces lieux?

Par ailleurs, est parfois appliquée à ces leçons une approche enapparence scientifique des événements du passé, qui se révèle en réalité« confessionnelle ». Il suffit d’ouvrir les manuels pour s’en convaincre.

Un exemple parmi d’autre ? Prenons la séquence intitulée dans leprogramme de 6e « les Hébreux, le peuple de la Bible ». Elle commencedans de nombreux manuels par l’étude d’une carte2 retraçant les déplace-ments des Hébreux dans le Croissant Fertile.

Le « périple des Hébreux » apparaît fidèlement retracé sur la carte. Ilest demandé aux élèves en lisant la légende de la carte de répondre aux

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2. Histoire Géographie 6e, Paris, Belin, 2000, page 45.

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questions suivantes : « De quelle région le peuple hébreux est-il origi-naire ? Retrace l’itinéraire des Hébreux dans le Croissant Fertile. Par quisont-ils conduits hors d’Égypte ? Dans quelle région les Hébre u xfinissent-ils par s’installer? »

Ils ne peuvent alors que produire une réponse du style « les Hébreuxquittent la Mésopotamie conduits par Abraham au pays de Canaan. LesHébreux gagnent l’Égypte. Finalement Moïse reconduit les Hébreux enTerre Promise (Canaan) ». Ils n’ont fait que copier la légende du manuel.

L’exercice scolaire cartographique (mise en couleur, légende, etc.) faitcourir le risque de transformer le récit biblique en une réalité historiqued’emblée avérée. Ce que raconte la Bible le serait-il ? Le traitement le faitcroire ici, validant une vision héroïque de l’Histoire, alors que les migra-tions des peuples obéissent à des circonstances complexes que les histo-riens ont justement mission d’établir. Le souci d’exécuter l’exerc i c econduit à perdre de vue la nécessaire critique des sources sur lesquelles ils’appuie.

On court également le risque d’une substitution de l’objet d’étude, enabandonnant le fait religieux pour faire de la cartographie.

Plus grave encore, la légende de la carte assimile tout un peuple à saseule dimension religieuse et fait croire que le monothéisme se seraitimposé tout d’un bloc.

En prenant la Bible à la lettre, les manuels donnent une vision fausséeet réductrice du judaïsme. La carte présente les patriarches (avecAbraham en tête) comme des personnages historiques de chair et de sanget valide leur chronologie. Or leur existence n’a jamais été avérée.

Au final, le fait historique à caractère religieux en sort amoindri etl’Histoire tout entière discréditée. Un verdict que confirme Jean-PierreVernant. Le grand spécialiste de l’Antiquité souligne, dans un numérorécent de Science & Vie3, à quel point la démarche de l’historien paraît peu

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3. Science & Vie n° 1033, Octobre 2003, page 44.

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rigoureuse dans l’enseignement, semblant se focaliser sur des textessacrés (aux yeux des croyants) au détriment d’études hébraïques, philolo-giques, archéologiques et historiques totalement absentes des manuels.« Je pense que le problème vient davantage de la façon dont cet ensei-gnement est conçu que de son contenu. La démarche des éditeurs consisteà romancer des platitudes que la tradition a conservées. Ce n’est pas satis-faisant. »

Comment rompre avec ces coutumes éditoriales et pédagogiques?Peut-être en ne s’obstinant plus à retracer les parcours, à situerles événements mais en cherchant davantage le sens de cetteHistoire.

En privilégiant une approche historienne, en suscitant chez les élèvesun questionnement, en introduisant de la complexité, en leur donnantaccès au symbolique.

Reprenons comme exemple la fameuse carte du déplacement deshébreux.

Phase 1 :soumettre ce document à une démarche historique rigoureuse…

Pourquoi ne pas se servir de ce document pour tendre un piège auxélèves ? Piège dans lequel ils tombent facilement, habitués qu’ils sont àfaire « leur métier d’élève » et donc à lire le titre « les Hébreux sedéplacent dans le Croissant Fertile », l’échelle et la légende avant decommencer à répondre aux questions ! Ce premier exercice sert alors desupport pour développer chez eux certaines aptitudes mentales pluscompatibles avec les objectifs que l’enseignement de l’histoire se fixe :susciter le questionnement, développer l’esprit critique, introduire de lacomplexité…

À ce moment-là de la séance et en étant un brin provocateur, l’ensei-gnant met les élèves en situation de recherche, les conduit à s’interrogersur ce que le manuel leur présente comme un fait historique, en leurposant la question : « De quelles sources disposent les auteurs de ce

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manuel pour établir cette carte? ». Les élèves de 6° entrent facilementdans la peau d’un détective !

Un corpus de documents leur est fourni, tous extraits de la Bible. Cecorpus est accompagné d’un questionnement qui doit leur permettred’écrire en synthèse que « selon la Bible, les Hébreux ont migré au secondmillénaire avant notre ère dans la région du Proche-Orient ». Certes lacivilisation hébraïque ancienne est essentiellement connue par la Bible.Cependant l’archéologie, comme le préconisent les instructions officielles,aide aussi à saisir sa place dans cette région. Un nouvel ensemble dedocuments est fourni. Cette fois-ci la synthèse attendue est que « l’archéo-logie confirme quelques points de la Bible ».

Phase 2 :… mais aussi lui donner du sens

Il est peut-être temps à ce stade de la leçon de s’éloigner d’unedémarche purement disciplinaire, de ne pas s’arrêter à ce travail sur lessources. Le fait de relier l’essentiel de l’étude des religions à l’ensei-gnement de l’Histoire est certes légitime dans la mesure où le phénomènereligieux est sans doute aussi vieux que l’homme lui-même et s’inscritdans une historicité. D’ailleurs comme le soulignait un journaliste de LaCroix dans un dossier consacré à la question : « Comment enseigner l’his-toire sans en comprendre la dimension religieuse ? » Mais il faut souligneralors la particularité de cette perspective : on y enseigne selon la logiquepropre à cette discipline.

Comment donner du sens à cette carte? Comment amener les élèves àsaisir les fondements de cette religion? La geste des patriarches doit êtreconsidérée comme un récit dont le but est à la fois théologique etpolitique. Un mythe destiné à affirmer le culte de Yahvé, mais aussi àrenforcer l’unification de ce que la Bible nomme « le royaume de Juda »,à légitimer la société israélite telle qu’elle existe à partir du IXe siècle avantnotre ère. Bref donner du sens en contextualisant le contenu, ce qu’ont faitdepuis longtemps l’exégèse et la recherche scientifique. Il s’agit alorsd’entrer dans l’intelligence des significations de ces déplacements et de

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leur narration, de chercher à compre n d re la portée symbolique etreligieuse de ces textes, l’histoire de leur rédaction et de leur transmission.L’étude de textes est à nouveau privilégiée pour aborder les caractèresparticuliers de la religion hébraïque que sont l’Alliance, le monothéisme,le peuple élu, la Terre Promise, l’importance de la Loi et de son interpré-tation…

Cette dernière phase consiste à compléter « une carte de synthèse » àlaquelle il faut donner un titre. On peut attendre « les Hébreux au Proche-Orient au second millénaire de notre ère, selon la Bible et l’archéologie ».Les élèves sont également invités à replacer sur la carte, chaque fois quecela est possible, les principaux documents étudiés pendant la séancemais en différenciant ceux reconnus/attestés par l’histoire et/ou l’archéo-logie et ceux que seuls les dogmes relatent. L’évidence du récit de départfait place à un savoir enrichi et complexifié.

On peut espérer alors les faire accéder au symbolique.

D’autres objets d’études (Mahomet, Jésus…) nécessitent la mêmevigilance. Il s’agit là encore de regarder le factuel, sans le contester, pouren extraire le sens.

Raconter la vie de Jésus, dessiner la carte des voyages de Saint Paul,construire la maquette du Temple de Jérusalem ou apprendre à énumérerles cinq piliers de l’Islam ne donne accès à aucune des trois religionsmonothéistes, ne permet pas d’ouvrir à l’intelligence d’expériencesreligieuses et spirituelles qui ont donné sens à l’édification d’un temple ouaux prescriptions d’une religion. Isolées de leur signification, ces donnéesn’ont pas d’intérêt. Le risque est grand de laisser recevoir ces récits aupremier degré.

Les réserves que s’imposent certains enseignants les protègent peut-être de tout risque de prosélytisme, mais elles entretiennent par là mêmel’obscurantisme. L’école manque alors à sa mission d’éducation, deformation à la pensée et au jugement personnel.

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Mounir Ben TalebProfesseur de Lettres au Lycée Technique privé Montplaisir à Valence.

PRATIQUES ET ENJEUX DU FAIT RELIGIEUX

Quand je m’étais présenté au bureau de la direction du lycéeMontplaisir à Valence le 17 septembre 1984 pour un poste d’enseignant enLettres Modernes, je ne découvrais pas l’enseignement catholique ni lareligion chrétienne. J’avais fait mes études au lycée Carnot à Tunis et jevenais de passer cinq ans en tant que maître d’internat au lycée privéMontfleury à Grenoble.

Après un bref entretien, le directeur avait retenu ma candidature sousréserve de l’accord de la Direction diocésaine. Ce que j’ai obtenurapidement. En revanche, il fallait me soumettre à « la question » pourobtenir l’autorisation de l’Académie de Grenoble. Je portais mon nomcomme une écharde. Premier signe ostensible ? ou signe ostentatoire ?(Jeunes filles musulmanes ne rajoutez pas le voile à la blessure du nompatronymique !).

On voulait savoir si le candidat qui venait de soutenir une thèse dedoctorat avait bien ses papiers en règle, s’il parlait correctement lefrançais, s’il avait soutenu sa thèse dans une université française ou dansun souk de la médina. Il était aussi envisagé un entretien de vérificationde la maîtrise de la langue française auquel on renonça après l’envoi desjustificatifs des diplômes. Je pressentais déjà qu’au-delà de mon cas, il yavait une résistance regrettable du personnel administratif du servicepublic qui regardait d’un mauvais œil - encore une superstition - l’arrivéed’un étranger qui se tournait vers l’enseignement catholique et danslequel il était accueilli. Comme s’il y avait une connivence religieuse,autour d’un même Dieu, entre le candidat au poste d’enseignant et le chef

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d’établissement qui se référait probablement au statut de l’enseignementcatholique qui se veut ouvert à tous « sans distinction d’opinion ou decroyance ». De même, les valeurs relatives à l’amour et l’accueil duprochain ne sont-elles pas les valeurs phare des Évangiles même si cesvaleurs sont communes à tous les humanistes avec ou sans croyance ?

Dans ce contexte je vivais, et peut-être à mon insu, le fait religieuxcomme un enclencheur du fait social que constituait ma situation. Carl’un était intrinsèquement lié à l’autre. Aurait-il ainsi favorisé mon recru-tement ? Et je pense à tous les jeunes musulmans des années 70 pour quila culture religieuse a été structurante et qui vivaient leur foi en bonneintelligence avec la société française car leurs parents avaient encore unefonction sociale dans cette société.

Alors, qu’est-ce que le fait religieux ?

Depuis que je suis enseignant je me rends compte que le fait religieuxs’inscrit dans la transmission des savoirs de l’école puisqu’il touche àtoutes les dimensions de l’homme. Une approche anthropologique etlaïque favorise cette transmission. « L’expression fait religieux, écrit RenéNouailhat, renvoie à un ensemble de faits humains qui sont à la fois del’ordre des croyances ou des convictions personnelles (avec ce qu’il peuty avoir de sentiments et d’émotions dans une expérience religieuse), del’ordre des pratiques (les comportements collectifs et leurs régulationsselon les lois d’un groupe) et de l’ordre de l’organisation collective. »1

On voit à partir de cette définition la complexité du fait religieux et dumalaise parfois que certains éprouvent à l’appréhender. Cela va descroyances à l’organisation des sociétés en passant par des pratiques

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1. René Nouailhat, Enseigner le fait religieux, un défi pour la laïcité, Nathanpédagogie,CRDP Franche-Comté, 2003.

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plurielles. Le fait religieux ne se limite pas à une étude descriptive,extérieure, d’ordre historique ou sociologique. Il s’alimente aussi desexpériences concrètes des hommes au-delà des dogmes. Ainsi, les ensei-gnants qui veulent s’impliquer dans une démarche vivante - soit dansleur propre discipline soit dans une démarche interdisciplinaire - y sontinvités par les institutions officielles à partir de leur programme. Sansperdre de vue les principes d’une laïcité d’intelligence, sans confondre laculture religieuse avec la catéchèse et dans le respect des consciences desélèves, si on veut être crédibles. On peut prendre à titre d’exemple lesdeux chapitres consacrés à l’histoire des religions monothéistes dans leprogramme de seconde : le premier, de la naissance du Christianisme à sad i ffusion, le deuxième, de l’empire Byzantin au XIIe siècle jusqu’àl’expansion du monde Musulman et son déclin2.

Des pratiques raisonnées du fait religieux

En m’appuyant sur ces chapitres étudiés en cours, j’ai rencontré unécho favorable de la part de ma collègue d’histoire pour faire visiter auxélèves les lieux de culte des trois religions monothéistes. Nous avonspréparé ensemble les questions qu’ils souhaitaient poser aux représen-tants de ces lieux.

Et c’est là qu’on voit émerger les représentations approximatives destrois religions, c’est là qu’on perçoit leurs confusions sur les croyancesmais aussi leur curiosité réelle quant à la pratique des fidèles. Aussi, ilnous a semblé nécessaire de sortir les élèves du lycée. Qu’au lieu d’allerchercher les religieux il valait mieux partir à leur rencontre, les voir in situ.Nous voulions que les élèves touchent la réalité du doigt. Qu’ils décou-vrent les fonctions plurielles des lieux de cultes : prier, communier, seprosterner mais aussi chanter, manger, se laver. Rappeler que ces lieuxsont ouverts à toute personne quelle que soit sa confession. Qu’ils

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2. Les professeurs d’histoire peuvent s’inspirer de la séquence pédagogique surl’histoire des religions en se référant au livre de René Nouailhat, Le fait religieuxdans l’enseignement, Magnard, 2000.

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prennent conscience de l’expérience religieuse des hommes animés par lafoi. Que la quête spirituelle est partout la même. Que le dialogue interre-ligieux existe. Que les hommes sont faits de la même argile. Qu’Abrahamest notre père commun. C’est souvent pendant les visites que l’ignorancerecule et que les rapprochements entre les diff é rentes confessionss’opèrent. Et nous assistons sur le chemin du retour à des débats, desquestionnements, « des échanges religieux », et à des éléments de compa-raison : le rôle des prophètes, les credos, l’unicité de Dieu, l’amour duprochain, le statut de la femme - auquel on n’échappe pas – les fêtes, lejeûne, le carême, les interdits alimentaires etc. Nous avons pu vivre cesexpériences avec plusieurs classes de seconde. Nous avons commencé parla Ville de Lyon, puis Grenade et Bruxelles avec une classe à optioneuropéenne. Au-delà de l’architecture des édifices et de leur histoire, au-delà du patrimoine propre à chaque religion ; de la Cathédrale Saint-Jean,à la « Mosquita » jusqu’à la grande Synagogue et la Cathédrale Sainte-Gudule de Bruxelles, les élèves ont pu réaliser que les hommes ont laisséles empreintes de leur foi partout où ils sont passés. Que la foi biencomprise, à l’image de la beauté peut nous aider à vivre ensemble dans lerespect de chacun.

En littérature, le fait religieux peut tout à fait trouver sa place dans ungroupement de textes sur l’Apologue, par exemple. Ainsi à côté du texteL’aigle et la renarde d’Esope, La cigale et la fourmi de La Fontaine, Le chêne etle roseau de Jean Anouilh, on peut insérer La parabole du fils prodigue –Évangile selon Luc 15, 11-32 – et (ou), La parabole du figuier stérile –Évangile selon Matthieu 24, 32-36. On peut demander à un premiergroupe d’élèves de faire une recherche sur ce que le Christ lui-même ditsur les mystères des paraboles dans les Évangiles Marc 4, 10-12 ouMatthieu 13, 10-17. Un deuxième groupe peut aller au CDI (Centre dedocumentation et d’information) pour une recherche sur le champ séman-tique de la parabole et la nature des Évangiles puis en rendre compte sousla forme d’un exposé avant l’explication de texte par le professeur.

De même dans un groupement de textes sur la définition de l’Autre,on peut recourir à un extrait des Évangiles pour montrer aux élèves que

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l’Autre en tant qu’étranger mérite respect et considération. Matthieu 25,31-46.

Cette année, il y avait au programme des classes préparatoires lethème de la croyance. J’ai pu, en collaboration avec mes collègues du CDI,proposer aux élèves une recherche sur un corpus du vocabulaire religieuxsous la forme d’un abécédaire. De ce fait, les étudiants ont pu découvrirle Credo chrétien dans la version dite de Nicée-Constantinople, et leSymbole des Apôtres, le Décalogue pour l’Ancien testament, et la Shahada– la profession de foi – suivie des autres piliers de l’islam pour le Coran.Nous avons prolongé cette recherche sur le thème de la non-violence.

Dans un travail préparatoire à la synthèse des documents, les élèvesont pu confronter le Décalogue, l’arrestation du Christ (Mt 26,47-56), et unextrait de la table servie (Sourate 5,32). Aux élèves qui voulaient attribuerla violence aux religions – puisque cette réalité existe – il a fallu rappelerque la Bible comme le Coran dit tout et son contraire, qu’il faut toujoursles contextualiser et que le plus grand commandement de Dieu resteattaché à l’amour du prochain : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Lc 10,25-28). Ou cette injonction qui sacralise la vie « Ne tuezpoint l’Homme que Dieu a rendu sacré » (La chevauchée nocturneSourate 17,33).

Fédérer une équipe pour la transmission du fait religieux

Il faut dire que ces pratiques raisonnées du fait religieux sont inspiréesdans une certaine mesure par la formation que je suis à l’Institut deformation pour l’étude et l’enseignement des religions (IFER). Je participedepuis six ans à des stages nationaux sur la culture religieuse, à raison dedeux sessions par an. Ces stages ont plusieurs fonctions : découvrir etétudier le patrimoine culturel de la ville organisatrice de la session, conso-lider les connaissances dans les sciences des religions et proposer desoutils pédagogiques exploitables par des enseignants. Les formations sont

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aussi mises en place pour faciliter la tâche des collègues, en les aidant àintroduire le fait religieux dans leur discipline

Pour ceux qui veulent devenir des formateurs, l’IFER a créé en 2002 undiplôme équivalent à une maîtrise, intitulé Sciences et enseignement desreligions. Ce diplôme est décerné par le centre universitaire catholique deBourgogne en partenariat avec l’université de Strasbourg et l’universitéde Louvain. Il reconnaît des capacités et des compétences en culturereligieuse à des personnes qui deviendront des référents dans les écoles etles diocèses.

Cette reconnaissance contribue aussi à leur identification pour parti-ciper à des manifestations publiques dans le domaine des religions. Il estimportant de préciser qui on est et d’où l’on parle, surtout sur un sujet quidéclenche parfois des passions et des crispations. J’ai pu le vérifier lors deconférences organisées dans la Drôme sur les rites funéraires, l’islam et lalaïcité ou liberté et religions.

Pour ma part je soutiendrai au mois de novembre 2004 un mémoiredont le titre est : « Croyances et superstitions, représentations de Soi et del’Autre dans Les raisins de la galère de Tahar Ben Jelloun ». Dans la conti-nuité des formations, on peut signaler que l’UNAPEC (Union nationalepour la promotion pédagogique et professionnelle catholique) a mis en place enjanvier 2002 un groupe de réflexion sur la thématique de l’interculturel etde l’interreligieux pour répondre aux attentes des établissements quiaccueillent des élèves et des professeurs musulmans3.

Ainsi pour ce qui concerne l’enseignement catholique, il existe un réelsouci de former des enseignants capable de fédérer une équipe pour latransmission du fait religieux. Cependant, il nous semble qu’il manqueaujourd’hui à ces enseignants une véritable visibilité institutionnelle, quece soit au niveau du chef d’établissement ou au niveau du diocèse.

En ce sens, il faudrait initier les chefs d’établissements aux formationsen cours et les impliquer dans les projets relevant de la culture religieuse.

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3. Voir à ce sujet Enseignement catholique actualité n° 261 et n° 268, février etnovembre 2002.

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De plus, il est évident que les formations actuelles doivent s’ouvrir auxenseignants de confession musulmane et juive. On ne peut pas insister surla dimension religieuse dans les écoles sans se préoccuper de la représen-tativité des communautés qui la constituent. La présence d’une équipeéducative variée associant des croyants à des laïques, respectueuse desespaces communs, pourrait favoriser le dialogue entre les élèves de diffé-rentes origines ethniques et dénouer bien des conflits à caractère commu-nautaire. Car l’avenir du fait religieux est dans ce terreau. Et nous parta-geons dans ce sens les propos de René Nouailhat chargé de la missionEnseignement et Religions : « l’avenir de l’enseignement du fait religieuxdépend du contexte national et international. Si on va vers l’apaisement lefait religieux trouvera sa place dans les écoles, les IUFM (Institut universi -taire de formation des maîtres), mais si nous avons des tensions sociales etune montée des fondamentalismes, cela risque de nuire, de freiner etd’entacher notre travail »4. Par conséquent, nous pouvons affirmer que sile fait religieux reste un problème de société son avenir dépend de chacunde nous et de notre engagement sur le terrain de l’école dans notrepratique quotidienne au contact des élèves qui sont le produit de notresociété déstructurée.

La laïcité ne peut l’ignorer : la laïcité consiste à faire passer la religionde la sphère publique à la sphère privée. On en déduit alors que la religionest seulement une affaire personnelle et qu’elle ne concerne que la vieprivée. En conséquence, elle ne doit pas intervenir dans la vie sociale, parexemple en prenant des positions publiques. En fait, ce raisonnement estinexact et repose sur une confusion. Les expressions « sphère publique » et« sphère privée » sont à prendre dans leur sens juridique technique : lapremière renvoie au domaine de l’État, et la seconde à celui de la sociétécivile (…).

La religion n’est donc pas réduite à sa dimension intérieure et indivi-duelle : elle a nécessairement un caractère extérieur et social.5

De ce fait, on est amené à croire que si la religion tombe du ciel, elletombe forcement sur la tête des hommes !

Pratiques et enjeux du fait religieux

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4. Propos recueilli le 27 février 2004 au CUCDB (Centre universitaire catholique deBourgogne).

5. Maurice Barbier, La laïcité, Paris, l’Harmattan, 1995.

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Bernard PanafieuCardinal Archevêque de Marseille.Conférence prononcée à Bruxelles le 19 mars 2003.

L’ISLAM EN EUROPEUne relecture de la laïcité

Mon propos est fortement teinté par l’expérience historique de monpays et singulièrement par le vaste débat né au XVIIIe siècle entre le chris-tianisme et la philosophie des Lumières, et qui n’a cessé de traverser lescourants de pensée en France. Bien que née sur un terreau chrétien, lapensée d’un Diderot ou d’un Condorcet et d’autres essayistes s’est inscritedans un contexte polémique accentué au XIXe et au début du XXe siècle,qui a provoqué une sorte de « guerre de religions » dont les lois deséparation ont marqué l’apogée. La laïcité était alors l’expression de cedivorce. Et il n’a pas fallu moins de deux guerres mondiales pour rétablirdes liens et cicatriser quelque peu les blessures toujours prêtes à seréveiller (on l’a remarqué il y a une dizaine d’années, lors de la visite duSaint Père à Reims). Car pour s’identifier, l’un et l’autre camp avaient eutendance à durcir leur position et à prendre leurs distances. Mais lecontexte général était celui de la culture greco-latine et du judéo-christia-nisme. Nous restions dans l’humanisme de la Renaissance.

Sur cette toile de fond, un phénomène nouveau apparaît au XXe siècle.Pendant plusieurs années nous avons rencontré des musulmans commeindividus venant de l’immigration, généralement pauvres économi-quement et culturellement, n’ayant qu’une connaissance limitée de leurpropre religion, mais tendant à recréer leur univers dans les cités et lesbanlieues. Aujourd’hui c’est l’islam qui apparaît comme religion, déjàfortement implantée en Europe Centrale, avec ses institutions, ses lieux deculte, ses pratiques cultuelles, ses centres culturels, ses librairies et ses

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écoles. Or, cette religion se trouve confrontée chez nous à un double défiqu’elle n’a jamais eu à affronter : d’une part elle est une communautéminoritaire en face de religions chrétiennes majoritaires, et d’autre part,alors qu’elle n’a connu qu’une expérience théocratique, elle rencontre unesociété séculière où les religions sont souvent cantonnées dans le domaineprivé. L’islam, qui a toujours résisté à la désacralisation de la vie et à laprivatisation de la foi, est déconcerté devant une réalité dont il necomprend pas l’origine et la portée. Pour trouver sa place sur l’échiquiersocial, il lui faut accepter la pluralité religieuse et reconnaître la liberté deconscience. C’est une situation radicalement nouvelle pour lui, qui met encause la pérennité de la « oumma ». Il ne faut pas oublier que, dans certainspays, des sanctions pénales et civiles s’appliquent à celui qui se rendcoupable d’apostasie.

Or, la laïcité suppose le refus du communautarisme et de l’identifi-cation nation-religion. Pour nos pays laïques en effet, ce n’est pas lareligion qui est le ciment de l’unité nationale même si elle y contribue.C’est le fait de vivre ensemble et de se reconnaître une commune identitéfondée sur l’histoire. Ce qui ne veut pas dire que la religion est reléguéedans la sphère privée : elle a aussi une dimension sociale. Elle imbibe laculture sans pour autant l’annexer.

Je constate d’ailleurs que nous assistons, à mon sens, à un renver-sement de perspectives en ce qui concerne les Églises chrétiennes et leurrôle dans la société. Avec leur projet sur l’homme, la promotion desvaleurs de transcendance, d’intériorité, de respect de l’altérité et desolidarité, bref de la haute idée qu’elles se font de l’homme auquel ellesdonnent une dimension d’éternité, elles deviennent un des ferments lesplus riches d’une laïcité ouverte, car elles apportent des raisons de vivreà une société en perte de finalités, en l’appelant à une utopie decommunion dans le respect des diversités. Elles proposent des repèresmoraux non pas pour plaquer une morale prête à porter mais pouréduquer au discernement des enjeux éthiques des situations. Bref, par unde ces renversements dont l’histoire a le secret, je crois que les Égliseschrétiennes, loin de perdre leur raison d’être sociale, peuvent irriguer unesociété en perte de sens, proposer leur patrimoine spirituel et du même

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coup canoniser la laïcité comme mode de vivre ensemble en étant fidèlesà leur rôle évangélique de servantes de l’homme et de la société. L’islampeut-il apporter sa contribution spécifique à cette recherche de sens etd’éthique?

Il est vrai que l’irruption de l’islam dans l’espace euro p é e n ,notamment en Europe occidentale, crée une situation inédite que les Étatset les Églises n’avaient ni prévue ni vraiment voulue, et pose desproblèmes aux pouvoirs politiques qui cherchent à créer en face de lui uneinstance de dialogue rendue difficile à instituer par l’absence de modèleh i é r a rchique, et aux opinions publiques pour lesquels l’islam est« étranger », « différent », « autre », non seulement parce qu’il vient avecsa légitime prétention à proclamer la vérité et un salut universel, maisaussi parce qu’il est héritier d’une histoire et de traditions qui ne leur sontpas familières. D’où les peurs réciproques qui génèrent l’agressivité et lerejet chez les uns, le repli identitaire et le fondamentalisme chez les autres.On devine que de telles attitudes sont porteuses de germes de violence.

Il ne faut pas oublier que l’islam en Europe est lié aux migrations quiont toujours existé, ne serait-ce que par les guerres. Les situationspolitiques et économiques engendrent ces phénomènes de mouvementsde population du Sud vers le Nord et de l’Est vers l’Ouest. On peutralentir ces migrations. On ne peut pas les arrêter. Le problème est à lasource, dans les pays d’origine dont le sous-développement entraîne cesexodes souvent douloureux.

D’ailleurs, toute migration est-elle à marquer d’un coefficient négatif ?Elle est certainement douloureuse pour celui qui la subit. Mais, outrequ’elle lui fait espérer de meilleures conditions de vie, elle l’ouvre aubrassage des cultures, à d’autres modes de vie qui peuvent être unenrichissement de l’esprit, à la rencontre d’autres religions. Pour ceux-làmême qui les accueillent sur leur territoire, les migrants sans doutedérangent et déconcertent en un premier temps, mais ne permettent-ilspas par leur présence d’accueillir d’autres cultures, d’autres traditions quiont leurs richesses, en même temps qu’ils interrogent les autres croyantssur le plan de leur foi, en provoquant une émulation spirituelle? Toute

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rencontre peut faire grandir en humanité et en spiritualité sans pourautant renier sa propre foi ou sa culture.

À la vérité, en Europe occidentale, nous sommes sortis de fait d’unesociété homogène, notamment sur le plan religieux, sécurisante pour lesindividus comme pour les institutions. Ce n’est pourtant pas la premièrefois que l’Europe a connu la multi-confessionnalité : au VIIIe siècle, lescavaliers d’Allah refluèrent par l’Afrique du Nord puis par l’Espagnejusqu’en Gaule au risque de mettre en danger les premiers germes dechristianisme. Au XIe siècle, c’est le schisme entre l’Orient et l’Occident,qui fait de l’Europe un continent déchiré. Au XVIe siècle, le mouvementde la Réforme créa d’irréductibles séparations au sein des confessionschrétiennes européennes. La vraie question aujourd’hui n’est pas tantdans la menace d’une religion, fût-ce l’islam, que dans la capacité del’Europe à garder ses racines religieuses et à les développer.

Or, depuis quelques années, la situation se trouve marquée surtout parun analphabétisme religieux particulièrement sensible qui fait dire àRégis Debray dans son rapport sur « L’enseignement du fait religieuxdans l’école laïque » :

C’est la menace de plus en plus sensible d’une déshérence collective,d’une rupture des chaînons de la mémoire nationale et européenne où lemaillon manquant de l’information religieuse rend strictement incompré-hensible voire sans intérêt les tympans de Chartres, la crucifixion duTintoret, le Don Juan de Mozart, le Booz endormi de Victor Hugo et laSemaine sainte d’Aragon. C’est l’aplatissement, l’affadissement duquotidien environnant dès lors que la Trinité n’est plus qu’une station demétro, les jours fériés, les vacances de Pentecôte et l’année sabbatique, unhasard du calendrier. C’est l’angoisse d’un démembrement communau-taire des solidarités civiques auquel ne contribue pas peu l’ignorance oùnous sommes du passé et des croyances de l’autre grossie de clichés et depréjugés.

Le vide spirituel risquerait alors d’alimenter le pro s é l y t i s m emusulman. Or, le temps des guerres de religion est terminé et doit faireplace à la stimulation spirituelle. En ce sens, l’exemple de François

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d’Assise est significatif : il nous révèle que les vraies victoires sont spiri-tuelles et que seul un homme désarmé et démuni peut traduire le messagedes Béatitudes et faire émerger le visage de l’humanité à l’image de Dieu,d’un Dieu d’amour dont la puissance se manifeste dans la faiblesse etdont l’amour se traduit dans le don de lui-même.

Faut-il pour autant pratiquer une pastorale de l’enfouissement et serefuser à toute visibilité ? Je ne le crois pas, au nom même du Dieu incarnéqui identifie le Dieu des chrétiens. Car notre Dieu fait corps avec l’his-toire, et, à ce titre, il a sa place dans l’histoire des peuples et des civilisa-tions. Son empreinte forge la culture européenne. Ne pas en tenir compteserait manifester de l’amnésie. Et un peuple sans mémoire finit par perdreson identité. L’Europe ne peut pas exister comme telle si elle renie sesracines chrétiennes et les civilisations qui l’ont façonnée. Il ne s’agit pas defaire de l’exclusivisme et d’oublier les divers courants de pensée qui onttraversé l’histoire de l’Europe et qui en ont fait ce qu’elle est aujourd’hui.Il s’agit simplement de ne pas sombrer dans l’amnésie. Donc, reconnaîtrela place des religions dans la constitution du continent européen - etsingulièrement des religions chrétiennes - c’est reconnaître un fait objectifet, sans archaïsme, se souvenir de l’œuvre culturelle des moines, desgrandes universités avec Albert le Grand et Thomas d’Aquin, des cathé-drales du Moyen âge et des grandes œuvres picturales ou musicales de laRenaissance, des courants de pensée chrétienne de l’Est à l’Ouest qui ontproduit des chefs-d’œuvre de la littérature comme de la philosophie.Comment ne pas faire mémoire de ce qui nous constitue comme Europe ?

À la lumière de l’action politique des fondateurs de l’Europe quefurent Robert Schuman, Konrad Adenauer, Alcide de Gasperi, le PapeJean-Paul II s’interrogeait, le 6 janvier 1984 :

N’est-il pas significatif que parmi les principaux promoteurs de l’unifi-cation du continent, figurent des hommes animés par une profonde foichrétienne? Leur dessein courageux ne fut-il pas inspiré par les valeursévangéliques de la liberté et de la solidarité? Un dessein, par ailleurs, qu’ilsconsidéraient à juste titre réaliste, en dépit des difficultés prévisibles, car ilsavaient clairement conscience du rôle joué par le christianisme dans la

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formation et le développement des cultures présentes dans les divers paysdu continent.

Et encore, au cours du Symposium pré-synodal du 31 octobre 1991,Jean-Paul II rappelait que « l’Europe, disait Goethe, est née en pèlerinage et lechristianisme est sa langue maternelle ».

Et Mgr Martino, président du Conseil Pontifical « Justice et Paix », dansune intervention récente, ajoutait :

La culture européenne plonge ses racines dans la civilisation gréco-romaine, et a bénéficié de la contribution du judaïsme et de l’islam, maiselle a été marquée principalement par le sceau du christianisme pendantdeux millénaires, un sceau qui représente la spécificité de l’Europe. Un telhéritage ne peut être nié aujourd’hui. Le reconnaître ne signifie pascontredire le principe de la laïcité, mais l’interpréter de façon correcte.

D’une certaine manière, la présence de l’islam en Europe occidentalenous invite à recouvrer nos racines et à renouer avec notre généalogiedont nous mesurons mieux la spécificité. La rencontre des civilisations esttoujours un choc qui oblige à fortifier son identité, à reconnaître celle desautres qui toutes, peuvent nous ouvrir à la transcendance en nous rendantplus fidèles à notre propre tradition en en creusant les sources. Mais, àbien y réfléchir, ce qui menace le plus l’Europe dans son âme, c’est moinsl’irruption de l’islam qu’une certaine forme de sécularisation rampantequi irrigue les structures de notre société et l’esprit même de nos institu-tions. Le rejet de la religion, le refus d’en faire un des aspects essentiels del’anthropologie, est une atteinte portée à ce qui fait l’essentiel de l’hommeet du citoyen, ce qui le décrit et ce qui le dépasse. C’est alors la porteouverte soit aux relativismes qui engendrent le dégoût de vivre ou l’hédo-nisme débridé, soit aux fondamentalismes qui produisent les violences etengendrent les totalitarismes. Dans l’un et l’autre cas, l’homme est exposéau mépris.

L’Européen ne mérite pas ce sort. Il est héritier d’une riche civilisationqui n’a cessé de poser la question du sens, la seule qui justifie qu’on luisacrifie sa vie. La laïcité ne peut occulter les questions radicales de l’exis-

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tence autour de la vie et de la mort, de la souffrance et du bonheur, del’histoire et de l’éternité. Elle doit au contraire créer le climat favorable àla recherche métaphysique, dans le respect des diversités d’approches etdes sensibilités. La laïcité ne doit pas avoir la prétention d’apporter desréponses. Elle n’est ni une métaphysique ni une idéologie. Elle est unclimat qui permet à la liberté du citoyen de se déployer dans la recherched’une transcendance, lors même qu’il en nie la possibilité. La laïcité n’estpas un système de pensée mais une manière de vivre ensemble. Or, dumoins pour la France, la laïcité née dans un contexte polémique a été audépart un rempart contre les religions et, à ce titre, elle a créé des affron-tements de pensée, dont nous sortons à peine. Rendre à la laïcité savéritable identité, c’est libérer les religions d’un combat inutile et leurpermettre de jouer leur rôle : proposer la transcendance à toute société quien a besoin pour exister.

Pour conclure, il m’apparaît que démocratie, laïcité et religion vont depair en Europe. Ce sont les fruits de longs tâtonnements historiques quiont abouti à un « vivre ensemble », mais qui s’originent dans le christia-nisme, même si les sociétés s’en sont emparées comme moyens de coagu-lation sociale. Jean-Paul II avait souligné il y a quelques années le fait quela devise de la République française « égalité-liberté-fraternité » était deracine chrétienne. Sans le réduire à un humanisme, le christianisme estaussi un humanisme qui devrait colorer les législations des États commel’éthique personnelle et sociale. Le fait que cela ne soit pas le cas toujourset partout ne lui enlève pas sa pertinence et la nécessité de sa présencepour que l’homme ne soit pas livré à lui-même, mais qu’il ait des pointsde repère et des critères de jugement par rapport à lui-même et à sesconcitoyens. Bref, si l’Europe n’est pas chrétienne, et on a le droit de lepenser, elle ne peut pas faire fi de son histoire imbibée de christianisme.Une telle conviction n’est pas sans conséquences sur la laïcité d’aujour-d’hui et sur le dialogue avec les autres religions.

Le long chemin qu’a parcouru le christianisme pour s’inscrire dansl’histoire de l’Europe, l’islam l’a commencé non sans tensions et hésita-tions. C’est pour lui un tel dépaysement culturel ! Il nous faut souhaiterqu’il trouve sa place dans le concert des religions, qu’il y joue sa partition

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sans volonté hégémonique, qu’il épouse l’histoire européenne pourqu’elle devienne aussi la sienne et qu’il participe à l’édification d’uneEurope humaniste et génératrice de paix. L’Europe deviendrait alors lepôle emblématique de ce que pourrait être un monde pluraliste etcependant fraternel.

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Choc des civilisations ou rencontre des cultures?

Depuis le 11 septembre 2001, la pensée ne cesse d’osciller entre cesdeux alternatives, sur fond de guerres ouvertes ou larvées qui dévastentla terre des hommes. Jamais peut-être on n’aura autant parlé, hors desmilieux universitaires ou religieux, de la Torah, des Évangiles, du Coran,de l’étoile de David, de la croix et du croissant.

Les religions abrahamiques sont supposées, tour à tour, soitrapprocher les humains, soit les dresser les uns contre les autres. À lafraternité d’Abraham invoquée par les uns répond l’appel au Jihâd ou àl’esprit de croisade des autres. L’Histoire nous rappelle combien debatailles ont été menées et de massacres commis en utilisant la religion àdes fins politiques.

Peut-on dire, en observant le monde actuel, que les religions sontnécessairement facteurs de violences? Beaucoup de nos concitoyens lepensent. Le dialogue interc u l t u rel et inter religieux, qui prétendcontribuer à un véritable vivre-ensemble, est-il tout simplement crédible?

Dennis Gira, professeur à l’Institut catholique de Paris, écrivaitrécemment : « Non, les religions ne sont pas la source des violences. Cesont les hommes qui sont violents, et même terriblement violents. Les

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DossierR e n c o n t re

des culture s

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religions réussissent plus ou moins – et très souvent plutôt moins queplus ! – à juguler cette violence ».

Dans la rencontre et le dialogue, les croyants doivent assumer leurpropre mémoire, aussi douloureuse soit-elle, tout en disant leurs raisonsd’espérer.

Les trois études qui constituent ce dossier ouvrent des perspectivessuggestives pour avancer sur des chemins de dialogue.

Que ce soit avec le cardinal Poupard à l’occasion de la rentrée acadé-mique de l’Institut catholique de la Méditerranée à Marseille, avec MauriceBorrmans à Rome ou avec Jacques Levrat au Maroc, nous voici conviés àrelire notre histoire humaine et religieuse pour mieux affronter ensembleles défis du XXIe siècle qui commence, tout particulièrement sur lepourtour du Bassin méditerranéen.

On sait combien le pape Jean-Paul II a engagé résolument l’Église à lare n c o n t re des cultures. Ce projet est éminemment évangélique ethautement dialogique.

Roger MichelI.S.T.R de Marseille

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SOMMAIRES DES ARTICLES

Paul PoupardLa rencontre des cultures en Méditerranée - Un défi pour la paix

Dans cette conférence magistrale donnée à l’Institut catholique de la Méditerranéeà Marseille le 4 octobre 2003, le Cardinal Poupard, président du Conseil Pontificalde la Culture, retrace les grandes lignes de l’engagement de l’Église à la rencontredes cultures en Méditerranée. Pour relever le défi de la paix, le magistère del’Église nous offre d’utiles éléments d’analyse et de réflexion. Ce défi concerneparticulièrement le Bassin méditerranéen, espace multiséculaire de rencontres etde conflits. Dans ce contexte, la mission de l’Église est de dialoguer avec lesgrandes religions et d’évangéliser les cultures, dans le sens d’une humanisationcroissante de la terre des hommes.

Maurice BorrmansLa Rome pontificale vue par les musulmans

Comment le Saint-Siège se situe-t-il par rapport aux États islamiques et auxpays majoritairement musulmans? La question est souvent posée. La réponseapportée par l’auteur est fort documentée. De nombreux États islamiques et depays musulmans ont établi avec le Saint-Siège des relations diplomatiques.L’action du Vatican pour nouer des contacts et développer des échanges avec cesétats et ces pays s’appuie sur les multiples initiatives du Pape Jean-Paul II. C’estavec un islam aux multiples visages et aux expressions parfois contradictoires quele Saint-Siège se voit amener à dialoguer.

Jacques LevratViolence, religion, spiritualité

Poser la question des rapports entre religion et violence conduit à des débatsinterminables. L’auteur propose d’élargir le questionnement : revoir la violencecomme un dynamisme vital, pas nécessairement destructeur ; situer l’apport dudroit, des diverses sagesses et des grandes religions dans le cadre de l’histoirehumaine. Cette réflexion permet de faire apparaître des convergences profondesvers un humanisme intégral fondé sur le respect de la Création, de l’Autre, de laVie.

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CONTENTS

Paul PoupardThe meeting of cultures in the Mediterrean countriesA challenge for peace

In the brilliant lecture he gave at the M.C.I. of Marseille on October the 4th2003, Cardinal Poupard, as the president of the Pontifical Council of Culture,relates the broad lines of the Church commitment to the meeting of cultures in theMediterrean countries. To accept the challenge of peace, the Church magisteriumgives us useful elements of analysis and reflection. The Mediterranean basin, amultisecular space of meetings and conflicts, is particularly concerned. In thiscontext, the Church mission is to have a dialogue with the great religions andevangelize the cultures, in the sense of an increasing humanisation of the land ofmen.

Maurice BorrmansThe pontifical Roma as seen by the Muslims

What is the Holy See position in relation to the Islamic States and in majorityMuslim countries ? This is an often asked question. The answer of the author iswell-documented. Many Islamic States ans Muslim countries have establishedwith the Holy See diplomatic relations. The action of the Vatican to strike upcontacts and develop exchanges with these states and countries relies on PopeJohn Paul II ‘s numerous initiatives. It is an Islam with many faces and sometimescontradictory expressions the Holy See is led to converse with.

Jacques LevratViolence, religion, spirituality

Ask about the relations between religion and violence leads to endless debates.The author proposes widening the questions : review violence as a vital, notnecessarily destructive dynamism; situate the contribution of the right, the variedwisdoms and the great religions in the scope of human history. This reflectionreveals the appearance of deep convergences towards an integral humanismbased on the respect of the Creation, the Other and Life.

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Paul PoupardCardinal, Président du Conseil Pontifical de la Culture.

LA RENCONTRE DES CULTURES EN MÉDITERRANÉEUN DÉFI POUR LA PAIX *

1 C’est une double joie pour moi d’être parmi vous aujourd’hui pourl’ouverture de l’année académique. Ancien Recteur de l’Institut

Catholique de Paris, je retrouve avec grand plaisir ce climat particulierd’une nouvelle année académique qui commence, et je vous adresse,chers professeurs et étudiants, mes vœux les plus cordiaux pour uneannée studieuse et fructueuse dans un domaine tout à la fois passionnantet crucial pour notre temps.

Comme Président du Conseil Pontifical de la Culture, je me réjouisd’aborder avec vous un thème qui m’est particulièrement cher : Larencontre des cultures dans le bassin méditerranéen. Un défi pour la paix, et dele faire en votre présence, cher Monseigneur Panafieu. Nous sommes icichez vous, dans votre archidiocèse de Marseille, et je n’oublie pas quenous sommes ensemble membres du Conseil pontifical pour le dialogue inter -religieux. Vous êtes aussi, pour l’Église de France, Président du Comitéépiscopal des relations interreligieuses et des nouveaux courants religieux, etPrésident du Secrétariat pour les relations avec l’Islam, et à ces titres nousvous savons particulièrement attaché au magnifique travail et au rayon-nement de l’Institut catholique de la Méditerranée, à l’engagement de sonDirecteur, notre cher Père Jean-Marc Aveline, et de l’ensemble du corpsprofessoral.

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* Tous les textes du Magistère de l’Église cités dans la conférence sont dispo-nibles sur le site Internet du Vatican : http://www.vatican.va.

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Voici plus de vingt ans, il m’en souvient, le pape Jean-Paul II venait àParis où j’avais la joie de l’accueillir à l’Institut Catholique, avant del’accompagner au Siège de l’UNESCO. C’était le 2 juin 1980. Le jeune papeJean-Paul II, écouté dès les premiers mots avec attention et curiosité,jusqu’à ce qu’une émotion profonde s’empare de l’auditoire et l’envahissetout entier, prononçait un des discours-clés de son Pontificat sur l’Égliseet les Cultures, l’homme et la nation. Le pape philosophe exprimait saconviction :

Il existe une dimension fondamentale capable de bouleverser jusquedans leurs fondements les systèmes qui stru c t u rent l’ensemble del’humanité et de libérer l’existence humaine, individuelle et collective, desmenaces qui pèsent sur elle. Cette dimension fondamentale, c’est l’homme,l’homme dans son intégralité, l’homme qui vit en même temps dans lasphère des valeurs matérielles et dans celle des valeurs spirituelles.1

Quelques semaines plus tard, le 28 juin 1980, le pape me demandait dequitter les rives de la Seine pour présider le Secrétariat pour les non-croyants, avec la préoccupation conjointe de travailler avec le CardinalGarrone à la réalisation d’un projet pour la culture. Moins de deux ansplus tard, le Conseil Pontifical de la Culture était créé, et le Saint-Père m’enconfiait la présidence. C’est cette expérience de plus de vingt ans déjà queje voudrais partager avec vous ce matin.

Dans sa Lettre de création du Conseil Pontifical de la Culture, le papeaffirme :

L’homme passe infiniment l’homme, comme en témoignent de façonsaisissante les efforts de tant de génies créateurs pour incarnerdurablement dans les œuvres d’art et de pensée des valeurs transcen-dantes de beauté et de vérité plus ou moins fugitivement perçues commeexpressions de l’absolu. Aussi la rencontre des cultures est-elle aujourd’huiun terrain de dialogue privilégié entre des hommes également en

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1. Jean-Paul II, Discours à l’occasion de sa visite au Siège de l’Organisation desNations-Unies pour l’éducation, la science et la culture, UNESCO, Paris, 2 juin1980, n° 4.

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recherche d’un nouvel humanisme pour notre temps, par-delà les diver-gences qui les séparent.2

Me voici donc, avec une dizaine de collaborateurs de sept nationalitésdifférentes, embarqué au large des mers intérieures comme des vastesocéans du monde, passionné par la culture et les cultures, et par tout cequi touche la rencontre des hommes et des femmes de notre temps, dansle partage de leurs richesses culturelles. À la suite de Jean-Paul II, sil’Église s’intéresse au plus haut point à la culture, c’est qu’elle sait cequ’elle signifie pour l’homme : « La personne humaine, en effet, ne pourrase développer complètement, aussi bien au niveau individuel qu’auniveau social, que par le moyen de la culture »3.

Ces relations du Saint-Siège « avec toutes les réalisations de laculture », s’accompagnent d’un rapport original « dans une féconde colla-boration internationale, au sein de la famille des nations », comme c’est lecas, notamment, avec l’UNESCO et le Conseil de l’Europe4. Le thème crucialde La rencontre des cultures rejoint donc les préoccupations profondes duConseil Pontifical de la Culture. Et vous le devinez, je l’aborde selon lescontinents et les situations en suivant des lignes multiples et variées. J’enai donné récemment un « mode d’emploi » dans mon livre Foi et Culturesau tournant du nouveau millénaire5, auquel je me permets de vous renvoyerpour plus ample réflexion.

2 Je vous ai exprimé ma double joie d’être parmi vous aujourd’hui,comme ancien Recteur d’Institut catholique et comme Président du

Conseil Pontifical de la Culture. J’en ajouterai une troisième raison : celle depouvoir partager quelques convictions sur la rencontre des cultures danscette « ville-message » qu’est votre cité phocéenne. Marseille cache, sousl’uniforme blancheur de la ville, une mosaïque culturelle riche d’un patri-moine historique plurimillénaire. La situation géographique de la ville du

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2. Jean-Paul II, Lettre autographe de fondation du Conseil Pontifical de la Culture, le 20mai 1982.

3. Jean-Paul II, Discours à l’Université de Coïmbra, le 15 mai 1982.4. Ibid.5. Cardinal P. Poupard, Foi et cultures au tournant du nouveau millénaire, CLD,

Chambray, 2001.

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Vieux-port, remarquablement abritée des tempêtes et peu éloignée duRhône, fondée par les Grecs voici 2 600 ans, en a fait au cours des sièclesun lieu de rencontre de toutes les civilisations : ici, Étrusques, Phéniciens,Phocéens et Rhodiens, Grecs, Romains et Ligures, Celtes et Wisigoths,Burgondes, Francs et Sarrasins se sont rencontrés et ont fait de l’antique« Massilia » le grand carrefour de l’Europe, de l’Asie et de l’Afrique. À cespeuples antiques, se sont ajoutés plus tard Italiens et Espagnols,Arméniens et Juifs, Levantins, Africains et Asiates qui, chacun selon legénie de sa culture, a laissé son empreinte et son héritage. Par son histoireet sa culture, Marseille est un des plus beaux phares du Bassin méditer-ranéen, et elle l’éclaire pour lui dire que l’entente et la paix sont possiblesentre les peuples aux cultures contrastées. Au visiteur soucieux de goûterle bien-vivre de cette véritable Polis, Marseille offre un « met-symbole » :sa fameuse bouillabaisse, mixte des cultures qui se partagent entreconvives heureux.

1. Le défi de la paix

3 « Nous ne voulons pas accepter que la guerre domine la vie dumonde et des peuples. Nous ne voulons pas accepter que la pauvreté

soit la compagne constante de l’existence des nations entières ». Cet appeldouloureux du Saint-Père a été adressé, au mois de septembre dernier,aux représentants des Églises, des communautés chrétiennes et des autresgrandes religions qui participaient à la dix-septième Rencontre interna -tionale de prière des religions pour la Paix, organisée par la Communauté deSant’Egidio à Aix-La-Chapelle, du 7 au 9 septembre dernier. Cet appel duPape exprime la souffrance de l’Église devant une humanité incapable defaire le choix de la paix et de développer des relations de justice entre leshommes. Dans le même message, le pape constate douloureusement que :« toutes ces années, on a trop peu investi pour défendre la paix et poursoutenir le rêve d’un monde libre de guerres. On a en revanche préféré la

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voie du développement des intérêts personnels, dépensant des richessesimmenses d’une autre manière ».

Le défi de la paix est l’une des grandes préoccupations de l’Église. Plusde quarante ans se sont écoulés depuis le 11 avril 1963 où le BienheureuxPape Jean XXIII publiait l’encyclique Pacem in terris. J’étais alors, il m’ensouvient, son jeune collaborateur à la Secrétairerie d’État. Le mur de Berlinvenait d’être dressé, deux ans plus tôt, et la crise des missiles à Cubalaissait craindre une guerre nucléaire. Dans ce contexte de profond pessi-misme sur les chances de la paix dans le monde, le Bon pape Jeanaffirmait sa foi en la capacité de l’homme à construire un monde où viventdes hommes et des femmes conscients de leur commune appartenance àla famille humaine. Le Pape proposait alors les quatre piliers de la vérité,la justice, l’amour et la liberté comme conditions essentielles de la paixentre toutes les nations.6 La vérité, commentera plus tard son successeurJean-Paul II, constitue le fondement de la paix si tout homme prendconscience avec honnêteté que, en plus de ses droits, il a aussi des devoirsenvers autrui. La justice édifie la paix si chacun respecte concrètement lesdroits d’autrui et s’efforce d’accomplir pleinement ses devoirs envers lesautres. L’amour est ferment de paix si les personnes considèrent lesbesoins des autres comme les leurs propres et partagent avec les autres cequ’elles possèdent, à commencer par les valeurs de l’esprit. Enfin, laliberté nourrit la paix et lui fait porter du fruit si, dans le choix des moyenspris pour y parvenir, les individus suivent la raison et assument aveccourage la responsabilité de leurs actes7.

L’un des grands enseignements de cette remarquable encyclique dubienheureux Pape Jean XXIII, est que nous ne devons pas céder au pessi-misme, malgré les guerres et la vivacité des tensions internationales, maislire les signes des temps pour discerner ce qui est à l’œuvre dans l’histoiredes hommes comme prémisse à une authentique révolution spirituelle. Jel’ai souligné dans l’une de mes six Conférences de Carême sur La sainteté

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6. Cf. Jean XXIII, Lettre encyclique Pacem in terris, 11 avril 1963.7. Cf. le commentaire du Pape Jean-Paul II, dans son Message pour la Célébration

de la Journée Mondiale de la Paix de Janvier 2003, Pacem in terris, Un engagementpermanent, n° 4.

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au défi de l’histoire, à Notre-Dame de Paris, en avril dernier, sur le Bon papeJean :

Cette intuition libératrice… permit, lors de la crise de Cuba, de faire lelien entre Khrouchtchev et Kennedy ; de montrer par les faits que, si lessystèmes idéologiques sont par nature intolérants, les hommes ne s’yaliènent jamais entièrement et gardent toujours inentamée cette meilleurepart d’eux-mêmes qui leur permet de s’entendre pour éviter le pire.8

4 Les Pères du Concile Vatican II ont consacré un chapitre entier de laConstitution Gaudium et spes à La sauvegarde de la paix et la

construction de la communauté des Nations, afin de « mettre en lumièrela conception authentique et très noble de la paix » qui n’est pas « pureabsence de guerre » et « équilibre de forces adverses », mais « œuvre dejustice »9. La paix, jamais acquise une fois pour toutes mais sans cesse àconstruire, « ne peut s’obtenir sans la sauvegarde du bien des personnes,ni sans la libre et confiante communication entre les hommes desrichesses de leur esprit et de leurs facultés créatrices. La ferme volonté derespecter les autres hommes et les autres peuples ainsi que leur dignité, lapratique assidue de la fraternité sont absolument indispensables à laconstruction de la paix. Ainsi la paix est-elle aussi le fruit de l’amour quiva bien au-delà de ce que la justice peut apporter »10. Admirable vision surla capacité des hommes à élever leur esprit vers les sphères de l’amour etdu partage, dans une recherche commune de la beauté, de la justice et dela vérité.

Les pères du Concile proposent quelques règles opportunes pour uneféconde coopération entre les nations, et ils affirment :

Le progrès prend sa source et son dynamisme avant tout dans le travailet le savoir-faire des pays eux-mêmes ; car il doit s’appuyer, non pas sur lesseuls secours étrangers, mais en tout premier lieu sur la pleine mise en

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8. Cf. « Le bon pape Jean XXIII, 1881 – 1963. Homme d’unité et de paix » in :Card. Paul Poupard, La sainteté au défi de l’histoire. Portrait de six témoins pour leIIIe millénaire, Presses de la Renaissance, 2003.

9. Concile Vatican II, Constitution pastorale Gaudium et spes, n° 78-90.10. Op. cit., n° 78.

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œuvre des ressources de ces pays ainsi que sur leur culture et leurs tradi-tions propres. En cette matière, ceux qui exercent la plus grande influencesur les autres doivent donner l’exemple.11

C’est la conviction de l’Église, ce que Jacques Maritain appelle ledéveloppement intégral et que Paul VI a repris dans Populorum progressio,son admirable encyclique sur le développement qu’il n’hésite pas àappeler le « nouveau nom de la paix »12.

5 Paul VI, j’en suis le témoin pour avoir été son collaborateur à laSecrétairerie d’État avant de devenir Recteur de l’Institut Catholique de

Paris, avait une grande estime et une profonde amitié pour le philosophefrançais Jacques Maritain. Et c’est lui qui me l’a fait rencontrer, le 9décembre 1965, au lendemain de la clôture du Concile. Il se réfère explici-tement à ses convictions dans sa réflexion sur le développement intégral :

C’est un humanisme plénier qu’il faut promouvoir13, affirme Paul VI.Qu’est-ce à dire, sinon le développement intégral de tout l’homme et detous les hommes? Un humanisme clos, fermé aux valeurs de l’esprit et àDieu qui en est la source, pourrait apparemment triompher. Certes,l’homme peut organiser la terre sans Dieu, mais « sans Dieu, dit-il en citantun autre grand intellectuel français, le Père de Lubac14, il ne peut en fin decompte que l’organiser contre l’homme. L’humanisme exclusif est unhumanisme inhumain ». Il n’est donc d’humanisme vrai qu’ouvert àl’Absolu, dans la reconnaissance d’une vocation, qui donne l’idée vraie dela vie humaine. Loin d’être la norme dernière des valeurs, l’homme ne seréalise lui-même qu’en se dépassant. Selon le mot si juste de Pascal :« l’homme passe infiniment l’homme »15.

L’humanisme intégral, qui s’épanouit en une culture que fécondent lesvaleurs de la religion, est la voie la plus sûre qui conduit à la paix.

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11. Op. cit., n. 86.12. Paul VI, Lettre encyclique Populorum progressio, Ie partie, « Pour un dévelop-

pement intégral de l’homme », 26 mars 1967.13. Cf. J. Maritain, L’Humanisme intégral, Paris, Aubier, 1936.14. H. de Lubac, s.j., Le drame de l’humanisme athée, 3e éd., Paris, Spes, 1945, p. 10.15. Paul VI, op. cit., n° 42.

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6 Le défi de la paix est un énorme défi. L’histoire de l’humanité nousl’enseigne. Il ne peut se régler uniquement au plan économique,

juridique, politique et militaire. Il nous appelle à regarder les personnes etles peuples pour ce qu’ils sont, capables de produire les merveillesd’humanité dont témoignent les grandes œuvres de l’esprit : je pense auxtrésors de la littérature et des arts, à l’architecture des Cathédrales, auxprogrès étonnants de la médecine, aux formidables développements de latechnologie. Mais nous le savons, l’homme est capable aussi de se faire leprédateur de son frère, loup aux crocs blessants capables de donner lamort par cruelle avidité. À la clôture du Concile Vatican II, Paul VI aexprimé magnifiquement l’amour de l’Église pour l’homme : depuis deuxmillénaires, cette passion lui donne de comprendre dans le concret de lavie quotidienne,

l’homme tragique victime de ses propres drames, l’homme qui, hier etaujourd’hui, cherche à se mettre au-dessus des autres, et qui, à cause decela, est toujours fragile et faux, égoïste et féroce ; l’homme insatisfait desoi, qui rit et qui pleure ; l’homme versatile, prêt à jouer n’importe quelrôle, et l’homme raide qui ne croit qu’à la seule réalité scientifique ;l’homme tel qu’il est, qui pense, qui aime, qui travaille, qui attend toujoursquelque chose, « l’enfant qui grandit » (Gn 49,22), l’homme sacré parl’innocence de son enfance, le mystère de sa pauvreté, sa douleurpitoyable ; l’homme individualiste et l’homme social ; l’homme, « qui louele temps passé » et l’homme qui rêve à l’avenir ; l’homme pécheur etl’homme saint.16

7 L’humanisme plénier, valable pour tout homme, et donc pour tousceux et toutes celles qui peuplent le bassin méditerranéen, oblige à

une prise en compte explicite de la culture et des cultures. Le Bassinméditerranéen a vu naître les plus grandes civilisations de l’histoirehumaine. Les vestiges qui nous émerveillent sur les rives du Nil, auxpieds de l’Olympe, dans l’antique Byblos et du Capitole au Forum deRome, nous parlent aujourd’hui encore avec le langage de l’Oracle :« Homme, qui es-tu toi-même? capable de tant de beauté, mais aussi si

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16. Paul VI, op. cit., cité dans Cardinal Poupard, Le christianisme à l’aube du IIIe millé -naire, Plon-Mame, 1999, p. 178.

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prompt à détruire les fondations mêmes de ta propre humanité? ». LaTerre Sainte et l’extraordinaire rayonnement de la religion du Dieu uniquecontemplé, par les chrétiens, comme une Trinité d’amour, les mathéma-tiques égyptiennes, l’astronomie phénicienne, la philosophie grecque, led roit romain sont au fondement d’une civilisation de la personnehumaine, de ses droits inaliénables et de ses devoirs inéluctables, dudéveloppement des œuvres de l’esprit, de la science et de la technique,d’une conception de la vie sociale et politique où le bien commun est celuides personnes et ne peut, en aucun cas, aller à l’encontre de la liberté deconscience et de religion.

La Méditerranée est un lieu unique de rencontre des civilisations et descultures. Nulle autre mer intérieure n’a uni une aussi grande diversité depeuples, et si le milieu naturel, le climat, les conditions de vie sont moinsrudes que dans les régions du grand nord ou de l’équateur, ce sontsurtout les échanges humains qui ont permis la rencontre de ces peuplesaux histoires contrastées. Nous le constatons : une remarquable continuitéhistorique nous donne de considérer les philosophes grecs, les juristesromains, les pères de l’Église et saint Augustin, Avicenne et Averroèscomme des aînés et non des étrangers. Certes, les grandes civilisations dupassé ont disparu, mais elles nous ont laissé un héritage qui fait encorepartie de notre vie quotidienne : par l’écriture et le calendrier, par laconception de l’État et les diverses organisations politiques et administra-tives, par le calcul et le système métrique, nous sommes les héritiersd i rects de l’Égypte ancienne, Babylone, la Grèce et Rome, la Vi l l eéternelle. Est-ce un miracle? Je ne le crois pas, c’est le pouvoir de rayon-nement de l’universel. Et c’est, nul n’en doute, une merveille millénaire.

8 Si la méditerranée constitue un espace unique dans l’histoire deshommes, c’est avant tout parce qu’elle est le berceau d’une religion

universelle, et qu’elle reconnaît en l’homme une dimension qui dépasse lasimple particularité : l’homme, créé à l’image et à la ressemblance deDieu, est revêtu d’une dignité unique, inaliénable, frère de tous sessemblables, appelé à développer tous les dons qui enrichissent sa natureen harmonie avec ceux qui partagent son existence. Les rives ensoleilléesde la méditerranée ont vu se constituer, au long des siècles, un trésor

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immense d’humanité dans une civilisation nouvelle à vocation univer-selle dont l’âme est le christianisme, n’en déplaise à tous les amnésiques,militants d’une Europe froide et orpheline, sans religion et sans père, etsans amour.

La révélation de l’Évangile a transformé, bien loin de la supprimer, ellea élargi de manière inouïe la religion du Dieu exclusif du peuple élu desHébreux. Elle annonce un unique Dieu, Père de tous les hommes, Dieud’amour qui invite à l’amour, au dialogue et à la paix. L’historienGonzague de Reymond parle de l’homo mediterraneus pour désigner unemanière d’être homme, partagée par les peuples qui se côtoient sur lesrives de cette mer. C’est, certes, un concept séduisant, mais nous leconstatons malheureusement, illusoire et peu crédible en raison desprofondes fractures qui ont vidé cette commune culture de la rencontre etdu dialogue, de sa substance : le respect, l’envie de recevoir de l’autre, ledésir de partager des richesses pour, ensemble, édifier un monde debeauté et de paix emprunt de fraternelle cordialité.

9 Cette mer à vocation universelle, appelée par les romains Marenostrum, est aujourd’hui marquée par de multiples fractures. La

première, la plus ancienne, est sans nul doute la fracture si dommageablequi perdure encore aujourd’hui, entre l’Orient et l’Occident chrétien, à lasuite de la chute de l’Empire romain d’Occident. La divergence politiqueet culturelle s’est faite toujours plus grande entre ces deux pôlespolitiques, jusqu’à la rupture du schisme consommé, en 1054, entrel’Église de Rome et celle de Constantinople. Aujourd’hui encore, nousvoyons les efforts immenses et les trésors d’invention à déployer pourtenter de refermer les blessures toujours vives, malgré le nombre d’initia-tives heureuses et courageuses prises depuis le Concile Vatican II, par lespapes successifs dont je m’honore d’avoir été et d’être le collaborateur,Jean XXIII, Paul VI, et Jean-Paul II.

D’autres fractures sont apparues au cours de l’histoire, notammentdepuis la naissance de l’Islam et l’expansion du monde musulman. Aprèsdes siècles de heurts et de guerres sanguinaires, l’Europe a vécu pendantune longue période en feignant d’ignorer les rives du sud de la

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Méditerranée, se privant ainsi d’une partie importante de la cultureméditerranéenne. Le paysage géopolitique remanié au siècle dernier, n’apas réussi à créer une zone de paix et de convivance. Le Liban, cettenation qui, plus qu’un pays, est une culture, en est aujourd’hui le tristesymbole.

Le Bassin méditerranéen est en effet aujourd’hui en proie à de gravestensions et à des menaces inquiétantes. Cette situation préoccupante et lesn o m b reuses zones d’ombre, voire de nuits obscures pour certainspeuples, constituent autant de défis pour la paix qu’il serait périlleuxd’ignorer. Dans un contexte de tensions politiques et religieuses persis-tantes et préoccupantes, tous nous nous devons d’agir pour reconstituerla mare nostrum comprise comme berceau de rencontre et de dialogue,dans le respect et la conscience d’appartenir à une même famille humaine,constituée de membres qui sont tous fils d’un même Père et appelés parvocation à vivre en frères.

10 Aujourd’hui, les changements rapides que nous vivons à unrythme accéléré nourrissent des craintes, mais aussi laissent

entrevoir de nouvelles espérances. De nouvelles dynamiques poussentvers un rapprochement des deux rives de la méditerranée. Il ne s’agit plusd’invasions militaires, mais d’une « onde d’humanité ». En effet, l’immi-gration du sud vers le nord et de l’est vers l’ouest provoque unchangement rapide du visage de l’Europe. Il s’agit d’un phénomène auxproportions gigantesques, qui offre de grandes possibilités en matière dedialogue interculturel. Il renferme en même temps, vous le savez bien, undangereux potentiel de déstabilisation. Voici sans nul doute l’un des défismajeurs pour nous tous au commencement du troisième millénaire.

Si jusqu’à présent, seule une très petite minorité chrétienne survit dansles pays arabes, presque exclusivement musulmans, nous assistons àl’inverse, au cœur de l’Europe chrétienne, à la poussée d’importantesminorités musulmanes qui se développent rapidement et s’affirmentcomme telles dans leur identité propre. Aux tensions sociales et cultu-relles que ce phénomène massif entraîne, s’ajoutent d’autres gravestensions à l’échelle mondiale que résument les attentats terro r i s t e s

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monstrueux du 11 septembre 2001 et la guerre conduite par les États-Unisd’Amérique contre le terrorisme. Ces conflits géopolitiques sont perçus etprésentés, parfois et bien à tort, comme un conflit de civilisations et, plusgrave encore, de religions, si bien que nombre de nos contemporains attri-buent la faute de ces tensions au dogmatisme des religions monothéistes.Je me dois, devant vous, de redire avec force et sans équivoque ce que lepape Jean-Paul II n’a cessé de répéter à la face du monde contre la guerreet contre le terrorisme, à travers ses déclarations d’une netteté sanspareille : le recours à la religion pour justifier la violence, la guerre et leterrorisme est à la fois un blasphème contre Dieu et une insulte àl’homme. Des autorités musulmanes ont aussi élevé la voix avec desprises de position tout aussi nettes, comme celle du Cheikh Tantaoui,l’imam recteur de l’Université al-Azhar du Caire :

Je ne crois pas au choc des civilisations. Le sage croit au contraire à lacollaboration des civilisations. Il n’existe pas de rancune entre Orient etOccident, entre musulmans et non-musulmans. La religion appelle à lapaix, à la coopération et aux échanges de biens et d’expériences entre lesgens, quelles que soient leur couleur et leur religion.

(Le Figaro, 2 mai 2003).

11 Les tristes situations engendrées par l’intégrisme et le fanatismeviolent ne doivent pas nous rendre aveugles sur les autres causes

des profondes divisions qui constituent autant de défis pour la paix. Lephénomène croissant du sécularisme sur la rive nord de la Méditerranée,contribue fortement à alimenter les tensions et à provoquer de profondschangements sociaux. La marginalisation des religions dans la viepublique, l’implosion du modèle traditionnel de la famille, fondementmillénaire du modèle de vie du Bassin méditerranéen, la société deconsommation et l’omniprésence de la technologie dans la vie privée,sont en train de provoquer, à une vitesse sidérante, l’émergence de ce quecertains pensent être un nouveau modèle de société et de culture, quipourrait même faire disparaître les modèles millénaires des culturesméditerranéennes. Ce sont là, chers amis, de très graves questions : lesnouvelles migrations en cours et le sécularisme galopant, contribueront-

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ils à un rapprochement des deux rives de la méditerranée, ou ne devien-dront-ils pas un facteur aggravant de tensions et de divisions?

2. La mission de l’Église

12 Aujourd’hui plus que jamais, un nouveau projet de convivancepacifique entre les diverses cultures, capable d’absorber les

tensions qui poussent dans des directions parfois totalement opposées,est non seulement nécessaire, mais aussi possible. L’Église l’a compris quia fait du dialogue un des mots-clés du Concile Vatican II. Entre deuxsessions du Concile, le pape Paul VI publiait sa première encyclique,Ecclesiam Suam, le 6 août 1964, sur l’Église et l’accomplissement de samission, dans la conscience qu’elle a de son mystère, dans son désir derenouvellement à la lumière de son idéal, en dialogue avec le monde danslequel elle vit.

Dans ce jardin à la française, Paul VI, dans son style incomparable,consacre la 3e et dernière partie de son encyclique-programme, à rendre« plus clairs les motifs qui poussent l’Église au dialogue, plus claires lesméthodes à suivre, plus clairs les buts à atteindre. » Pour Paul VI, ledialogue est ouvert par l’initiative de Dieu, la révélation qui culmine dansla conversation du Christ avec les hommes. Ce dialogue du salut, formi-dable demande d’amour, se poursuit et s’étend à travers les siècles. C’estun art de communication spirituelle, un moyen d’exercer la missionapostolique. Ses caractéristiques sont la clarté avant tout, la douceur quele Christ nous propose d’apprendre de lui-même, la confiance, tant dansla vertu de sa propre parole que dans la capacité d’accueil de l’interlo-cuteur, la prudence pédagogique enfin. Dans le dialogue ainsi conduit seréalise l’union de la vérité et de la charité, de l’intelligence et de l’amour.Son climat, c’est l’amitié. Bien mieux, le service. Mais le danger demeure.Car l’art du dialogue est plein de risques, l’irénisme et le syncrétisme qui

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sont au fond des formes de scepticisme envers la force et le contenu de laParole de Dieu. Et de conclure : ce sera l’affaire du gouvernement del’Église elle-même d’intervenir de temps en temps avec sagesse pourmarquer certaines limites, signaler des pistes et proposer diverses formesen vue de l’animation d’un dialogue vivant et bienfaisant.

13 Le document conciliaire bien connu Nostra aetate, sur L’Église etles religions non-chrétiennes, promulgué sous forme de déclaration

moins d’un an et demi plus tard, s’inspire largement d’Ecclesiam Suam dePaul VI. Le Concile rappelle la tâche pour l’Église « de promouvoir l’unitéet la charité entre les hommes et les peuples », d’où découle l’intérêtqu’elle porte à toutes les religions non-chrétiennes. Puis il s’exprime surl’Islam :

L’Église regarde aussi avec estime les Musulmans, qui adorent le Dieuun, vivant et subsistant, miséricordieux et tout-puissant, créateur du ciel etde la terre, qui a parlé aux hommes. Ils cherchent à se soumettre de touteleur âme aux décrets de Dieu, même s’ils sont cachés, comme s’est soumisà Dieu Abraham, auquel la foi islamique se réfère volontiers. Bien qu’ils nereconnaissent pas Jésus comme Dieu, ils le vénèrent comme prophète ; ilshonorent sa Mère virginale, Marie, et parfois même l’invoquent avec piété.De plus, ils attendent le jour du jugement, où Dieu rétribuera tous leshommes ressuscités. Aussi ont-ils en estime la vie morale et rendent-ils unculte à Dieu, surtout par la prière, l’aumône et le jeûne.

Si, au cours des siècles, de nombreuses dissensions et inimitiés se sontmanifestées entre les chrétiens et les musulmans, le Concile les exhorte àoublier le passé et à s’efforcer sincèrement à la compréhension mutuelle,ainsi qu’à protéger et à promouvoir ensemble, pour tous les hommes, lajustice sociale, les valeurs morales, la paix et la liberté.

Au cœur de la déclaration conciliaire, les Pères du Concile affirment,que l’Église « ne rejette rien de ce qui est vrai et saint », qu’elle « respectesincèrement ces manières d’agir et de vivre », et reconnaît qu’elles« apportent souvent un rayon de la vérité qui illumine tous les hommes ».Cependant, dans sa prudence, elle ressent la nécessité de bien préciser leslimites du cadre dans lequel s’accomplira ce dialogue, en exhortant àreconnaître, préserver et faire progresser, avec prudence et charité, les

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valeurs spirituelles, morales et socio-culturelles qui se trouvent en ceuxqui suivent d’autres religions, tout en témoignant de la foi et de la viechrétienne (cf. Nostra aetate, n° 2).

Ce n’est pas le lieu ici de reprendre les grandes affirmations duMagistère de l’Église sur le dialogue avec les grandes religions, etcomment se pratique concrètement ce dialogue de vie. Je sais queMonseigneur Fitzgerald, Président du Conseil Pontifical pour le Dialogueinterreligieux, est venu vous parler ici de la mission de ce Dicastère de laCurie Romaine, et qu’il vous a présenté quelques-unes des grandes préoc-cupations actuelles de l’Église dans ce domaine. Son intervention a étéreprise dans l’intéressant volume de Chemins de Dialogue n° 21, sur« Dialogue et vérité. Les chemins de la médiation interreligieuse ». Je vousrenvoie aussi à mon intervention sur « Le magistère de l’Église durant lesquarante dernières années dans le dialogue entre bouddhisme et christia-nisme » – et ce qui est vrai du bouddhisme l’est aussi de l’Islam –, àl’occasion d’un Colloque organisé en octobre 2000, à la Fondation Singer-Polignac, à Paris, sur La rencontre du bouddhisme et de l’Occident depuisHenri de Lubac.17 Vous y trouverez la pratique du dialogue, telle quel’Église la vit dans le quotidien avec musulmans, bouddhistes et hindous.

14 L’Église, vous le savez, ne se limite pas au dialogue avec lesautres religions : elle est convaincue de l’importance du dialogue

entre les cultures, dans la conscience de sa capacité à ouvrir les cœurs etles esprits pour l’accueil de l’autre et de ses richesses. Je le disais aucommencement de mon intervention, c’est précisément à la rencontre descultures qu’œuvre le Conseil Pontifical de la Culture.18 Certes, quand l’Égliseva à la rencontre des cultures, elle le fait conformément à sa propremission, qui est d’évangéliser les peuples. Mais l’Évangile n’est-il pas un

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17. Cf. Cardinal Paul Poupard, « Le magistère de l’Église durant les quarantedernières années dans le dialogue entre bouddhisme et christianisme », inL’intelligence de la rencontre du bouddhisme, Actes du colloque du 11 octobre 2000à la Fondation Singer-Polignac « La rencontre du bouddhisme et de l’Occidentdepuis Henri de Lubac », réunis sous la direction de Paul Magnin, ÉtudesLubaciennes II, Les Éditions du Cerf, Paris, 2001, p. 127-141.

18. Cf. Jean-Paul II, Lettre autographe de fondation du Conseil Pontifical de la Culture,le 20 mai 1982.

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puissant ferment d’humanité pour l’homme ? Par son expérience deuxfois millénaire du « processus de rencontre et de confrontation avec lescultures », l’Église a acquis une sagesse qui l’autorise à prendre la parolesur le théâtre des Nations, et mon expérience me montre que cette paroleest toujours écoutée avec intérêt, attention et respect.

En quoi consiste cette évangélisation des cultures? La transmission dela foi demande un discernement qui permet de reconnaître, préserver etfaire progresser les authentiques valeurs morales et spirituelles, socialeset culturelles qui rendent les cultures plus humaines. Dans une cultureparticulière, des caractéristiques universelles ne sont pas contradictoires :il n’y a de culture que de l’homme, et l’homme partage avec sonsemblable une commune nature, par-delà les particularismes légitimes.En définissant l’Église, devant l’O.N.U., comme « experte en humanité »,Paul VI signifie par là que deux millénaires d’expérience des hommes, deleurs joies et de leurs espoirs, de leurs tristesses et de leurs angoisses, luiont enseigné de quoi les hommes et les femmes sont capables, dans le biencomme dans le mal, dans le beau comme dans l’horreur. L’humanisme estau cœur de l’Évangile, c’est pourquoi il est grandement dommageable deprôner une séparation entre un domaine privé, qui serait celui de la foi etde la religion, et un domaine public qui lui serait étranger, cadré par deslois propres sans aucune référence à une transcendance.

L’Église respecte et estime les différentes cultures, y compris celles quise sont formées au berceau de religions non-chrétiennes, comme c’est lecas pour d’immenses portions de l’humanité. Ces cultures sontl’expression vivante de l’âme de vastes groupes humains, et elles portenten elles l’écho de millénaires de recherche de Dieu, qui, si elles sontincomplètes, n’en sont pas moins réalisées avec sincérité et droiture decœur. L’Église admire le riche patrimoine de textes religieux de cescultures pluriséculaires, dans lesquels elle affirme reconnaître d’innom-brables « semences du Verbe ».19

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19. Cf. Paul VI, Exhortation apostolique Evangelii nuntiandi, 8 déc. 1975, n° 53 : Lesreligions non-chrétiennes.

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15 Comment œuvre, concrètement, le Conseil Pontifical de la Culture ?Je ne peux, ici, entrer dans le détail des activités du Dicastère.

Outre les rencontres personnelles avec les autorités civiles et religieuses,l’organisation de colloques et de congrès à travers le monde, est sans nuldoute un des lieux privilégiés de l’action du Conseil. Le pape le disait auxuniversitaires de la prestigieuse université de Coïmbra, au Portugal :« Nous sommes tous convaincus que c’est en premier lieu par l’intelli-gence, et seulement ensuite par les mains, qu’il faut façonner unenouvelle civilisation conforme aux aspirations et aux besoins de notreépoque »20. Les Colloques forment de véritables laboratoires où deshommes de culture ont la possibilité de se projeter vers un avenir fondésur le partage des valeurs inestimables des cultures traditionnelles et desimmenses richesses de l’âme des peuples. Je ne vais pas vous infligerl’énoncé des Colloques et des Congrès organisés depuis vingt ans déjà parle Conseil Pontifical de la Culture21, mais il reflète bien l’ampleur et ladiversité des problématiques de la rencontre entre la foi et les culturesdans tous les continents, en dialogue avec tous les courants de pensée. Jesignale en passant que le Conseil Pontifical de la Culture est aussi engagédans le dialogue avec la non-croyance, et il prépare actuellement uneréflexion approfondie sur la non-croyance et l’indifférence religieuse en cedébut du troisième millénaire.

Le Conseil Pontifical de la Culture consacre une partie non négligeablede son action à « la rencontre sans cesse renouvelée du message l’Évangileavec la pluralité des cultures, dans la diversité des peuples », à travers lesCentres Culturels Catholiques. Ces Centres sont nés d’une conviction : lapénétration de la foi dans la culture de notre temps ne peut s’accomplirque de manière approfondie et diversifiée. Face à la baisse croissanted’intérêt de la part de nos contemporains envers les grandes structuresinstitutionnelles, de l’État aux partis politiques, et à la défiance envers ces

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20. Op. cit., n° 1.21. Cet énoncé se trouve dans la publication faite par le Conseil Pontifical de la

Culture des Actes de la Journée d’études pour le 20e anniversaire du ConseilPontifical de la Culture : Cardinal Paul Poupard, « La mission du ConseilPontifical de la Culture dans l’intuition du Pape Jean-Paul II », in ConseilPontifical de la Culture, Il Pontifico Consiglio della Cultura nel XX anniversariodella creazione, 14 mai 2003, p. 11-28.

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institutions perçues, pour beaucoup, comme une menace à leur libertéd’action et de pensée, ces petites cellules créatives, avec peu depersonnels, dotées des moyens les plus modernes, et reliées les unes auxautres offrent une réelle opportunité pour la rencontre entre l’Évangile etla culture, sous toutes ses formes d’expression. Le document du ConseilPontifical de la Culture, Pour une pastorale de la culture, l’affirme : « Bieninsérés dans leur milieu culturel, il revient [aux Centres culturels catho-liques] d’aborder les problèmes urgents et complexes de l’évangélisationde la culture » (n° 32).

La vitalité des Centres culturels catholiques, c’est ma conviction, repré-sente une chance pour l’Église et pour les cultures. La foi est créatrice deculture, et il est bon que, partout, se développent ces petites cellulesouvertes, accueillantes, désireuses de rencontres et de dialogues dans lerespect, la recherche de la vérité, et l’amitié. Je ne prendrais que l’exemplede La Source, à Rabat, au Maroc, où unc e n t re de documentation de plus de30.000 ouvrages est ouvert aux profes-seurs et aux étudiants de l’Université, etoù s’instaure un dialogue de confianceentre les chrétiens engagés qui en sont lesresponsables, et les intellectuelsmusulmans qui s’y sentent chez eux,libres de pouvoir confronter des convictions dans des débats, colloquesou rencontres informelles. De multiples initiatives aux formes diverses,dans les différents secteurs de la culture, voient le jour partout dans lemonde, et leur influence créatrice devient de plus en plus manifeste.J’étais, voici deux semaines, au Chili, pour une réunion des directeurs desCentres Culturels Catholiques de plusieurs pays d’Amérique latine, et j’aipu mesurer l’efficacité de ces Centres, même s’ils ne sont très souvent quede petites oasis cachées. Je n’oublie pas non plus notre récente rencontreà Barcelone, en mai dernier, où, cher Jean-Marc Aveline, vous présentiezl’Institut Catholique de la Méditerranée, et où vous nous avez fait la joie derédiger les Conclusions du Colloque, pour le plus grand bonheur et profitde tous les participants.

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Pour une présentation duCentre La Source, voir l’articlede Jacques Levrat, « La Source,à Rabat : un lieu de rencontreislamo-chrétien», dans Cheminsde Dialogue n° 13 (1999), p. 221-229.

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16 Chers amis, vous l’aurez compris, la rencontre des cultures dansle Bassin méditerranéen est le grand défi du nouveau millénaire,

et c’est du succès de cette rencontre que dépendra la paix pour desgénérations. Le pape Jean-Paul II a engagé résolument l’Église à cetterencontre des cultures. Je me permets de conclure en reprenant sonMessage pour la Journée mondiale de la paix, du 1er janvier 2001, intituléDialogue entre les cultures pour une civilisation de l’amour et de la paix :

Au seuil d’un nouveau millénaire, l’espérance se fait plus vive de voirles rapports entre les hommes s’inspirer toujours davantage de l’idéald’une fraternité vraiment universelle. Si l’on ne partage pas un tel idéal, lapaix ne pourra pas être assurée de manière stable. De nombreux signeslaissent penser que cette conviction se fait jour avec de plus en plus deforce dans la conscience de l’humanité. La valeur de la fraternité estproclamée par les grandes « chartes » des droits humains ; elle est mise enrelief concrètement par de grandes institutions internationales, en parti-culier par l’Organisation des Nations unies ; enfin, elle s’impose plus quejamais en raison du processus de mondialisation qui unit de façon crois-sante le sort de l’économie, de la culture et de la société. La réflexion mêmedes croyants, dans les diverses religions, a tendance à souligner que lerapport avec le Dieu unique, Père commun de tous des hommes, ne peutque favoriser la conscience d’être des frères et la façon de vivre en consé-quence. Dans la révélation de Dieu en Jésus Christ, ce principe est expriméd’une manière extrêmement radicale : « Celui qui n’aime pas n’a pas connuDieu, car Dieu est Amour » (1Jn 4,8).

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Maurice BorrmansProfesseur au PISAI, Rome.

LA ROME PONTIFICALE VUE PAR LES MUSULMANS

Chaque année, au début du mois de janvier, l’échange des vœux entreJean-Paul II et le Corps diplomatique accrédité près le Saint-Siège voit serassembler autour du Pape les « ambassadeurs extraordinaires et pléni-potentiaires » des cent soixante treize États qui ont décidé de nouer desrelations diplomatiques avec le Centre de la Catholicité. Parmi eux,nombreux désormais sont les représentants de pays musulmans oud’États islamiques pour lesquels la Rome pontificale représente uneautorité morale incontestée. N’est-ce pas là un des « signes des temps »nouveaux, au seuil du troisième millénaire ? Qui aurait jamais pu ypenser, il y a un siècle ? Il est vrai que ces relations n’ont commencé à semultiplier qu’après les accords du Latran, signés le 11 février 1929, et plussingulièrement après la deuxième guerre mondiale et l’accès de tous cespays ou États à l’indépendance nationale1. Mais avant d’analyser de plusprès l’état actuel de ces relations et l’importance que celles-ci revêtentdans le contexte international, qu’il nous soit permis d’évoquer ce queRome a pu représenter dans l’imaginaire collectif des musulmans aucours de l’histoire.

Un livre récemment publié2 par les Professeurs Adalgisa De Simone etGiuseppe Mandalà, sous le titre L’immagine araba di Roma (I geografi del

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1. Pour l’état de la question en 1988, cf. J.P. de Gandt, L’extension des relationsdiplomatiques du Saint-Siège depuis 1900, Rome, Libreria Leoniana, 1987, 40 p.,ainsi que Maurice Borrmans, « Le Saint-Siège et les États islamiques », in LeSaint-Siège dans les relations internationales, sous la direction de Joël-Benoîtd’Onorio, Paris, Cerf/Cujas, 1989, p. 271-299.

2. Publié à Bologne, Pàtron Editore, 2002, dans la collection dirigée par SilviaMaddalo, 2000 Viaggi a Roma, 123 p.

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Medioevo, secoli IX-XV), rappelle, à juste titre, que la ville de Rome(Rûmiya), parfois confondue avec cette « deuxième Rome » qu’était alorsConstantinople, a toujours suscité l’intérêt des Arabes et parfois excité lesprétentions des musulmans : ces derniers ne répétaient-ils pas un « dit »attribué à Hasan ibn ‘Atiyya et rapporté par Ibn al-Faqîh, affirmant que« les musulmans, après avoir conquis Constantinople, feront la conquêted’une ville appelée Rome, où se trouvent mille cent marchés, chacund’eux ayant mille cent marchands »? Tant les géographes arabes duProche-Orient, comme Ibn Khurradâdhbih, Ibn Rustah, Ibn al-Faqîh,Yâqût al-Rûmî et Ya’qûb de Nisîbîn, que ceux du Maghreb, comme Ishâqibn al-Husayn, al-Bakrî, al-Idrîsî, Abû l-Fidâ’, Abû Hâmid de Grenade etaz-Zuhrî, font de Rome des descriptions merveilleuses où abondentéglises et couvents, palais et marchés, richesses et grandeurs, même s’ilssemblent ignorer le « sac » des basiliques de Saint-Pierre et de Saint-Paulpar des Sarrasins venus de Tunisie, en 846. Mais que disent-ils alors duPape qui s’y trouve régner en maître?

Le comparant, plus ou moins, à un calife, al-Idrîsî dit de lui, en 1153-1154, que « personne ne lui est supérieur en puissance : les rois lui sontsoumis et le considèrent égal au Créateur (Que celui-ci soit magnifié etexalté !). Il gouverne avec justice, réprime les injustices, aide les faibles etles pauvres, soutient l’opprimé contre son oppresseur. Ses décisions ontvaleur de lois pour tous les rois des Rûm et personne ne peut s’yopposer ». Quant à Yâqût (1179-1228), qui le considère comme l’imâm deschrétiens, il déclare que, « quand l’un des leurs s’oppose à lui, il estconsidéré comme un rebelle et un coupable, digne d’être proscrit, exilé oumis à mort. Le Pape décide de tout ce qui est licite quand il s’agit desfemmes, de la purification, des aliments et des boissons, et personne nesaurait le contredire en cela ». Prestige d’une fonction, importance d’unemission, grandeur d’un pouvoir, rien ne manque à la description qui enest faite ! Ce que les anciens pensaient ainsi du Pape, beaucoup de leurssuccesseurs, nos contemporains, sont bien près d’en dire autant. En effetqui, d’entre les musulmans, aujourd’hui, ne voit en lui un adversaireintransigeant de toute injustice, un arbitre impartial au milieu des conflitsde l’heure et un témoin courageux de la paix, de la justice et du pardon?

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Nul doute donc que la personnalité de Paul VI et de Jean-Paul II ne soitpour beaucoup dans ce prestige accru du Saint-Siège auprès des respon-sables des pays musulmans et des États islamiques. Mais que faut-ilentendre sous cette double qualification ? Qu’est-ce qu’un État islamique?S’il faut en réserver le titre aux seuls États qui affirment constitutionnel-lement que « l’islam est la religion de l’État », on ne pourrait envisager icique ceux de la Ligue des États Arabes3, créée en 1945 (hormis le Liban, et laSyrie sous un mode particulier), ainsi que certains autres comme l’Iran etle Pakistan. Il convient donc d’en élargir la définition en y faisant entrertous les pays membres de l’Organisation de la Conférence Islamique (OCI)4

qui fut créée en 1969 et rassemble aujourd’hui plus de cinquante Étatsmembres. Force est bien de reconnaître, d’ailleurs, que demeureraientencore exclues bien des populations musulmanes dont les États n’ont pasvoulu ou n’ont pas pu adhérer à ladite Organisation, tels que l’Inde et leKenya, par exemple. C’est bien pourquoi il sera question ici d’Étatsislamiques et de pays musulmans, afin de tenir compte de tous cesensembles de fidèles de l’islam dont on sait qu’ils représentent désormaisplus du cinquième de la population mondiale.

On tentera donc d’abord de faire le point actuel des relations diplo-matiques que le Saint-Siège entretient aujourd’hui avec ces États et cespays. On s’efforcera ensuite de décrire et d’analyser sommairement lesefforts réitérés des derniers papes, de leurs représentants attitrés ou desdicastères romains qui en dépendent, en vue de nouer des contacts et dedévelopper des échanges. On évoquera enfin les nombreuses difficultésqui demeurent et aussi les rares chances qu’il convient de saisir en cesrelations originales entre le Saint-Siège et les États islamiques ou les paysmusulmans, relations qui ne sont pas sans engager l’avenir des rapportsentre chrétiens et musulmans dans le monde, ainsi que le succès d’undialogue interreligieux qui ne peut être étranger au salut de tous.

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3. Cf. La Ligue des États Arabes, in Études Arabes-Dossiers (PISAI, Roma), n° 77,1989-2, 151 p. Ces États sont aujourd’hui au nombre de 22 : Algérie, ArabieSaoudite, Bahreïn, Comores, Djibouti, Égypte, Émirats Arabes Unis, Irak,Jordanie, Koweit, Liban, Libye, Maroc, Mauritanie, Oman, Palestine, Qatar,Somalie, Soudan, Syrie, Tunisie, Yémen.

4. Cf. Les Organisations Islamiques Internationales, in Études Arabes-Dossiers (PISAI,Rome), n° 66, 1984-1, 121 p.

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Saint-Siège, États islamiques et pays musulmans

Les dernières décennies ont vu nonciatures et ambassades grandir ennombre et en importance, témoignant ainsi d’un développement inéditdes relations diplomatiques entre de nombreux États et le Saint-Siège,d’autant plus que celui-ci, par principe, accepte toujours la demande quelui en font les pays intéressés. C’est ainsi qu’en 2002, sur cent soixante-treize pays effectivement représentés auprès du Saint-Siège, cent vingt-neuf avaient un « ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire »nommé et agréé, tandis que quarante-quatre n’en avaient pas encorenommé5. Très souvent, pour des raisons compréhensibles d’économie oude relations privilégiées, c’est l’ambassadeur auprès d’un État européenqui est, en même temps, le représentant de son pays auprès du Saint-Siège, étant exclue toute possibilité de cumul des fonctions à Rome même(nul ne peut, en même temps, être accrédité auprès de l’État italien etauprès du Saint-Siège) : c’était le cas de soixante-trois États sur les centvingt-neuf mentionnés plus haut, en 2002, alors que soixante-six, les plustraditionnellement chrétiens ou catholiques, ont une ambassade à Romemême, auprès du Saint-Siège. De son côté, celui-ci dénombre, à ce jour,environ cent dix représentants personnels du Pape dans le monde,répartis entre environ cent cinq nonciatures et quelque cinq délégationsapostoliques, couvrant plus ou moins cet ensemble de cent soixante-treizepays envisagés plus haut. Les nonces auprès des pays chrétiens et les pro-nonces auprès des États non chrétiens disposent donc de toutes les préro-gatives diplomatiques que l’on sait, tout en ayant pour mission d’être lesreprésentants du Pape auprès des Églises locales « en communion avecRome », tandis que les délégués apostoliques, pour leur part, n’ont quecette dernière mission à remplir, car ils n’entretiennent aucune relationofficielle avec les États.

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5. Les informations dont il est tenu compte, ici même et plus loin, sontempruntées à la dernière édition de l’Annuario pontificio de 2002, Città delVaticano, en ce qui concerne le Corps diplomatique accrédité près le Saint-Siège, p. 1161-1184, et en ce qui concerne les nonciatures et les délégationsapostoliques, p. 1133-1160.

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Sur les vingt et un membres de la Ligue des États Arabes, quinze ontactuellement un représentant auprès du Saint-Siège, alors qu’ils n’étaientque neuf en 1988 (Algérie, Autorité palestinienne, Bahreïn, Djibouti,Égypte, Irak, Jordanie, Koweït, Liban, Libye, Maroc, Soudan, Syrie,Tunisie, Yémen), dont cinq avec ambassade à Rome même (Égypte, Irak,Liban, Libye, Maroc). Il convient de signaler que le Qatar a récemmententrepris des démarches en vue de nouer également des relations diplo-matiques. Sur les quelque cinquante États membres de l’Organisation de laConférence Islamique, trente ont un représentant auprès du Saint-Siège(Algérie, Bahreïn, Bangladesh, Bénin, Burkina-Faso, Cameroun, Djibouti,Égypte, Gabon, Gambie, Indonésie, Irak, Iran, Jordanie, Koweit, Liban,Libye, Mali, Maroc, Niger, Nigeria, Ouganda, Pakistan, Sénégal, Soudan,Syrie, Tchad, Tunisie, Turquie, Yémen) dont neuf avec ambassade à Rome(Égypte, Indonésie, Irak, Iran, Liban, Libye, Maroc, Sénégal, Turquie).C’est dire qu’il y a encore un certain nombre d’États membres del’Organisation de la Conférence Islamique qui n’ont aucune relation avec leSaint-Siège.

Sur les États islamiques ainsi définis ou les pays à populationmusulmane importante, tels qu’ils sont ici considérés dans leur acceptionla plus large, quarante-huit ont donc un « ambassadeur extraordinaire etplénipotentiaire » auprès du Saint-Siège : seize ont une ambassadedistincte à Rome (Albanie, Bosnie Herzégovine, Congo Kinshasa, Côted ’ I v o i re, Égypte, Indonésie, Irak, Iran, Israël, Liban, Libye, Maro c ,Philippines, Sénégal, Turquie, Yougoslavie), douze ont accrédité auprèsdu Saint-Siège leur ambassadeur à Paris (Burkina-Faso, Congo, Éthiopie,Gabon, Ghana, Guinée Bissau, Jordanie, Kenya, Koweït, Mali, Soudan,Syrie), neuf ont accrédité auprès du Saint-Siège leur ambassadeur à Bonn-Berlin (Bénin, Cameroun, Chypre, Érythrée, Guinée, Kirghizstan, Niger,Tanzanie, Yémen), quatre ont accrédité auprès du Saint-Siège leur ambas-sadeur à Berne (Inde, Kazakhstan, Pakistan, Tunisie), deux ont accréditéauprès du Saint-Siège leur ambassadeur à Londres (Gambie, Maurice),deux ont accrédité auprès du Saint-Siège leur ambassadeur à Genève(Bangladesh, Algérie), d’autres enfin ont accrédité auprès du Saint-Siègeleur ambassadeur à Bruxelles (Togo), à Madrid (Nigeria) ou à Athènes(Chypre). Les pays musulmans ainsi représentés s’avèrent être les plus

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peuplés, d’une part, et les plus importants socio-culturellement, d’autrepart.

La place manque ici pour analyser dans le détail les pro p o sréciproques que s’échangent le Pape et ces ministres extraordinaires etplénipotentiaires lors de la remise de leurs lettres de créance, maisrévélateur s’avère être chaque année le discours qu’il adresse à tous cesambassadeurs lors de l’échange des vœux de nouvel an : il n’hésite pas àleur parler des problèmes les plus difficiles, voire à les entretenir de ce quilui semble porter atteinte aux libertés fondamentales de l’être humain, ycompris dans l’exercice de ses droits religieux. Il convient de se rappelerenfin que le Saint-Siège assure une présence assidue auprès des trente-huit Organisations internationales dont il est membre ou auprèsdesquelles il est observateur. Les interventions de ses représentantsoffrent souvent à ces ambassadeurs l’occasion de se faire les porte-parolede l’enseignement du Saint-Siège auprès de leurs gouvernementsrespectifs.

Paul VI, Jean-Paul II et dialogue islamo-chrétien6

C’est certainement un « signe des temps » que de voir ainsi le Saint-Siège engagé en de telles relations diplomatiques qui facilitent d’autant larencontre avec les fidèles de l’islam dans l’esprit même de la Déclarationconciliaire Nostra ætate sur les Relations de l’Église avec les religions non

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6. Comme source fondamentale à ce sujet, cf. Le dialogue interreligieux dans l’ensei -gnement officiel de l’Église catholique (1963-1997), documents rassemblés parFrancesco Gioia et publiés aux Éditions de Solesmes, 1998, 995 p., où l’ontrouve les textes essentiels du Concile Vatican II en la matière, puis lemagistère officiel de Paul VI et de Jean-Paul II, et enfin le magistère ordinairede ces mêmes Papes, suivi des documents des dicastères romains sur lesmêmes sujets.

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chrétiennes, en son troisième paragraphe. « Si, au cours des siècles, y est-il rappelé, de nombreuses dissensions et inimitiés se sont manifestéesentre les chrétiens et les musulmans, le Concile les exhorte tous à oublierle passé et à s’efforcer sincèrement à la compréhension mutuelle, ainsiqu’à protéger et à promouvoir ensemble, pour tous les hommes, la justicesociale, les valeurs morales, la paix et la liberté »7. C’est donc en œuvrantdans le cadre des collaborations humaines nécessaires et des conver-gences religieuses possibles que le Pape et le Conseil Pontifical pour leDialogue Interreligieux ont pris et prennent encore toutes les initiativesopportunes en vue de faciliter la réalisation d’un tel programme. Faut-ilici rappeler celles de Paul VI lors de ses visites à Jérusalem (4-6 janvier1964), puis à Beyrouth et à Bombay, ainsi qu’en Turquie (juillet 1967), enOuganda (août 1969) et en Indonésie, avec escale à Téhéran et à Dacca(décembre 1970), y mettant en pratique ce qu’il en avait dit dans sonencyclique Ecclesiam Suam (6 août 1964) ?

Jean-Paul II, au cours des cent voyages apostoliques entrepris au coursde son pontificat, n’a cessé de vouloir rencontrer, à côté des responsablesdes Églises locales, les représentants des diverses religions et, spécia-lement, des communautés musulmanes. Emblématique semble bien avoirété, dans ce cadre, le discours qu’il a adressé à quatre-vingt mille jeunesmarocains, au stade de Casablanca, le 19 août 1985, sur invitationexpresse de Hasan II, alors roi du Maroc et « commandeur des croyants »,au terme d’un voyage qui l’avait conduit aux quatre coins du continentafricain8. N’est-ce pas cette rencontre inattendue, en terre musulmane, qui

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7. Pour une étude exhaustive de la Déclaration Nostra ætate, cf. Les relations del’Église avec les religions non-chrétiennes, sous la direction de A.-M. Henry, Paris,Cerf, 1966, 325 p., surtout le ch. intitulé « La religion musulmane », par RobertCaspar, p. 201-236. On y ajoutera « L’émergence inattendue de Nostra ætate »,p. 147-176, in Maurice Borrmans, Dialogue islamo-chrétien à temps et contretemps,Versailles, Saint-Paul, 2002, 253 p.

8. Ce discours constitue, en quelque sorte, la charte commune des diverses inter-ventions du Pape lors de ses rencontres avec les musulmans : « Comment êtreensemble les témoins de la grandeur de Dieu et de la dignité de l’homme, enses trois dimensions matérielle, culturelle et spirituelle ? » Cf. le numérospécial de Seminarium, qui en fait l’analyse détaillée et le commentairepastoral, intitulé Ioannes Paulus II et Islamismus, anno XXXVIII, Ianuario-Martio1986, 240 p.

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lui donna l’idée d’inviter à Assise, le 27 octobre 1986, les représentants desreligions mondiales afin d’y prier, chacun selon sa propre tradition, enfaveur de la paix internationale? Événement dont la Communautéromaine de Sant Egidio commémore, chaque année, le caractère prophé-tique et qui devait se concrétiser, au seuil même de l’année sainte de l’an2000, en un grand rassemblement de ces mêmes représentants, sur laplace Saint Pierre, à Rome, du 25 au 28 octobre 1999 : tous n’y ont-ils pasréaffirmé que les religions œuvrent partout pour la paix, la justice et ledialogue ? Et c’est toujours dans cette même logique que Jean-Paul II,après les événements douloureux du 11 septembre 2001, a proposé auxcatholiques de jeûner le 14 décembre, en solidarité avec les musulmans etleur ramadân, et a invité, de nouveau, tous les représentants des religionsmondiales à se réunir à Assise, le 24 janvier 2002, pour un même« engagement en faveur de la paix », avant que ne soit proposé un« décalogue d’Assise pour la paix » aux gouvernements par eux plus oumoins représentés.

Jean-Paul II n’a pas hésité, au cours de ses voyages, à privilégierparfois la relation islamo-chrétienne. Avant sa visite historique àCasablanca, n’avait-il pas témoigné de cette même attention en Turquie(29 novembre 1979), au Pakistan (16 février 1981) et au Nigeria (15 février1982). Par la suite, il fit de même au Cameroun et au Kenya (septembre1995), à Tunis (14 avril 1996), à Sarajevo (13 avril 1997), au Liban (10-11mai 1997) et au Nigeria (21-23 mars 1998). Mais, sans nul doute, ce sontses pèlerinages accomplis au cours de l’année sainte au Proche Orient quiauront plus particulièrement marqué l’opinion publique musulmane : du24 au 26 février 2000, il est en Égypte et va au Sinaï, après avoir rencontréle président Moubarak ainsi que le grand cheikh d’al-Azhar, puis du 20 au26 mars 2000, il est en Jordanie et à Jérusalem où il rencontre les chefsd’État et se recueille d’abord au Mont Nebo et sur le lieu présumé dubaptême de Jésus, et ensuite à Nazareth, à Bethléem et au Mur desLamentations, en la Ville sainte, et enfin, du 5 au 7 mai 2001, il est à Damas« sur les pas de Saint Paul » pour cette rencontre historique dans la courde la Grande Mosquée des Omeyyades avec les plus hauts responsablesmusulmans du pays. Un dernier exemple de cet intérêt de Jean-Paul IIpour les pays musulmans n’est-il pas ce double voyage accompli au

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Kazakhstan (22-25 septembre 2001) et en Azerbaïdjan (22-23 mai 2002)après les événements du 11 septembre 2001?

Tous les ambassadeurs accrédités auprès du Saint-Siège peuventtémoigner des efforts répétés et inlassables déployés par Jean-Paul II et laSecrétairerie d’État du Vatican en faveur de la paix mondiale, et surtout auProche Orient, lors de la crise et de la « Guerre dite du Golfe » (1990-1991)et depuis septembre 2001, qu’il s’agisse de l’Afghanistan, de l’Irak ou duconflit israélo-palestinien. À lui rendre visite, à Rome, se sont succédés,e n t re autres, à côté des grands responsables de la politique« occidentale », le Président de l’Autorité palestinienne, Yasser Arafat, lePrésident Bouteflika de la République algérienne, l’Emir de Bahreïn et leSeyyed Mohammed Khatami, président de la République islamiqued’Iran. C’est dire que le Saint-Siège, en la personne du Pape, est désormaisreconnu comme une autorité morale qui sait prendre ses distances parrapport aux intérêts des puissances politiques et représente un catholi-cisme universel que nul ne devrait plus confondre avec sa seuleexpression européenne ou occidentale. Son attitude impartiale vis-à-visdes derniers événements du Proche Orient en est une preuve supplémen-taire.9

Tout ceci est d’ailleurs confirmé par les multiples activités du ConseilPontifical pour le Dialogue Interreligieux10 dans le cadre des relations islamo-chrétiennes. Celui-ci a su, toujours en harmonie avec l’institution corres-pondante du Conseil Œcuménique des Églises à Genève, continuer etdévelopper de multiples rencontres avec les instances musulmanes repré-sentatives de Turquie, de Jordanie, d’Égypte, de Libye, du Liban et debien d’autres pays. Des comités conjoints ont même été créés avecl’Université musulmane du Caire, al-Azhar, et des org a n i s a t i o n sislamiques internationales. Bulletins et revues en dressent chaque année

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9. Sur toutes les activités et tous les discours de Paul VI, de Jean-Paul II et desresponsables, romains ou locaux, du dialogue islamo-chrétien, on peutconsulter les Notes et documents de la revue annuelle Islamochristiana (anglais,français et arabe), PISAI, Rome, depuis sa parution en 1975.

10. Bien des études ont été publiées sur son histoire, sa méthodologie, sa théologieet sa spiritualité. On consultera, avant tout, son Bulletin bilingue (anglais etfrançais), devenu Pro Dialogo depuis un certain nombre d’années.

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le bilan : c’est ainsi que de nombreux responsables musulmans, qu’ils’agisse de culture ou de religion, ont l’occasion de rencontrer à Rome desreprésentants du Saint-Siège, d’y traiter de leurs problèmes respectifs etmême d’y donner parfois des conférences publiques dans les diversInstituts qui s’y trouvent. Ce faisant, les propos de Paul VI se réalisent àmerveille, lui qui disait, en 1963, en instituant le Secrétariat pour les Non-Chrétiens : « Ainsi aucun pèlerin, si éloigné que puisse être religieusementet géographiquement son pays d’origine, ne sera complètement étrangerdans cette Rome, fidèle encore aujourd’hui à son programme historiquede patria communis, que lui conserve la foi catholique ».

Problèmes, difficultés et chances

Telles sont les multiples manifestations de l’attention renouvelée duSaint-Siège et, plus singulièrement, de Jean-Paul II vis-à-vis des popula-tions musulmanes et des États islamiques. Est-ce à dire que tout y soitacquis et que tous les problèmes y aient été résolus? Force est bien dereconnaître que jamais les difficultés et les obstacles n’y ont été aussigrands, et cela tient à une multitude de facteurs historiques, sociologiqueset politiques dont on ne sait, en fin de compte, qui peut les maîtriser, carle Pape se sait et se veut solidaire de toutes les communautés chrétiennesqui, de par le monde, ont à « vivre ensemble » avec des populationsmusulmanes aux idéologies des plus variées. L’absence d’instances repré-sentatives de l’islam comme religion et les liens étroits qui unissentpartout les « hommes de religion » et les « hommes de l’État » en paysislamiques font que tout dialogue interculturel ou interreligieux a partoutdes dimensions politiques et que celles-ci dépendent étroitement dessituations locales. À bien analyser ces dernières, on est obligé d’en relati-viser l’importance sans en oublier parfois le caractère dramatique.Souvent, les conséquences négatives des problèmes socio-politiques nonrésolus engendrent des malentendus difficilement surmontables : il suffit

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de penser ici au problème des minorités religieuses chrétiennes ensociétés islamiques, à la revendication musulmane d’appliquer la Loiislamique en certains pays, aux méfiances maintenues ou ressuscitées àpropos de la mission chrétienne, d’un côté, et de la da’wa musulmane, del’autre. Il y a enfin, plus généralement, le « choc des ignorances » respec-tives et celui des interprétations diversifiées des Droits de l’Homme, pourmotifs philosophiques ou théologiques11.

La pratique du dialogue, au niveau du Saint-Siège comme à celui desinstances qui en dépendent, révèle ainsi bien vite que le monde desmusulmans est loin d’être monolithique : c’est avec un islam auxmultiples visages et aux expressions parfois contradictoires que le Saint-Siège se voit amené à dialoguer, de loin ou de près. La chose est d’autantmoins aisée que rares sont ceux qui, parmi les musulmans eux-mêmes,peuvent hasarder de sûrs pronostics sur le proche avenir de leur pays oude leur religion. C’est pour toutes ces raisons que le Saint-Siège s’estpermis d’entre p re n d re auprès des États islamiques et des paysmusulmans toutes les initiatives que l’on a énumérées, se substituantparfois aux Églises locales quand celles-ci se trouvent impuissantes àtenter quoi que ce soit en ce sens. Et qui ne voit que l’un des problèmesles plus crucifiants est ici et demeure celui du peuple palestinien,infiniment plus important que celui de Jérusalem et de son statut. Le Papen’a eu de cesse de rappeler aux uns et aux autres les exigences de la paix,de la justice et du pardon. C’est dans cet esprit de respect mutuel qu’il nes’est pas opposé à la construction d’une grande mosquée et d’un centreislamique à Rome même : ce beau « complexe » architectural a d’ailleursété inauguré, le 21 juin 1995, par l’ambassadeur du Maroc auprès duQuirinal, accompagné du secrétaire général de la Ligue du Monde Islamiqueet du prince Salman Bin Abdulaziz Al-Saoud, représentant du roi Fahd

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11. Il convient de consulter, au sujet de tous ces problèmes, les divers documentsrassemblés en arabe et en traduction française, par les Études Arabes-Dossiersdu PISAI, Rome : Débats autour de l’application de la Sharî’a, n° 70-71, 1986,240 p. ; L’Islam, religion de l’État, n° 72, 1987-1, 1235 p. ; L’appel à l’Islam(Da’wa), n° 73, 1987-2, 139 p. ; La Dhimma : L’Islam et les minorités religieuses,n° 80/81, 1991-1/2, 255 p. ; Le mouvement wahhâbite, n° 82, 1992-1, 133 p. ; Ledialogue vu par les musulmans, N° 88-89, 1995-1/2, 257 p. ; Islam et laïcité, n°91-92, 1996-2/1997-1, 283 p.

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d’Arabie Saoudite, en présence du Président de la République italienne. Ilest regrettable que tous les vœux alors exprimés pour que ce « centre » soitcelui d’un dialogue interculturel et interreligieux soient demeurés lettremorte et que ce « complexe » soit devenu tout simplement un centreculturel de l’Arabie Saoudite. Chacun sait combien difficile est la situationdes milliers d’étrangers chrétiens qui travaillent en Arabie Saoudite sansque l’Église ne puisse leur venir en aide.

Dans un tel contexte, l’extension même des relations diplomatiquesque le Saint-Siège a développées avec les États islamiques, l’accueilréservé à leurs représentants lors de leurs visites à Rome et la multiplicitécroissante des colloques, rencontres et collaborations constituent autantde chances que les hommes de dialogue, du côté chrétien comme du côtémusulman, devraient savoir intelligemment exploiter pour le bien futurdes relations islamo-chrétiennes. La Rome pontificale continue à accueillirdes visiteurs musulmans de tous genres. Certains y admirent lesmerveilles de l’art roman, gothique et baroque qui y témoignent esthéti-quement d’un christianisme deux fois millénaire. D’autres y enseignentdans certains Instituts religieux et participent aux publications de cesderniers. Et n’y a-t-il pas aussi ces jeunes chercheurs, hommes et femmes,venus de Tunisie, de Turquie, du Liban, d’Algérie ou de Macédoine,bénéficiant de bourses Nostra ætate, qui y étudient ce que sont la théologiechrétienne et la spiritualité catholique auprès des Universités pontifi-cales ? Nombreuses sont encore les organisations caritatives pontificalesqui interviennent en tous lieux, au nom de la Caritas internationale, pourvenir en aide aux populations musulmanes, et en collaboration avec ellesquand c’est possible. Tel est, pour l’heure, le point d’une situation globalequi, si elle est complexe et difficile, n’est cependant pas sans susciterquelque espoir.

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Conclusion

La Rome pontificale - où le Saint-Siège multiplie ses relations diplo-matiques avec les États islamiques, où Jean-Paul II accueille volontiers lesreprésentants de l’islam et développe au mieux de ses voyages aposto-liques ses rencontres avec les musulmans de tous pays et où les dicastèresdu Vatican s’efforcent d’actualiser les décisions du Concile de Vatican IIauprès des grandes cultures et religions du monde - s’efforce toutsimplement de réaliser de manière renouvelée le projet multiséculaire del’Église : répondre à l’attente des peuples et œuvrer pour la paix, tout entémoignant de l’amour de Jésus-Christ pour tous les hommes et del’estime des chrétiens pour toutes les civilisations. Le Pape lui-même en acomme rappelé l’essentiel dans ses messages du 1er janvier 2001, Dialogueentre les cultures pour une civilisation de l’amour et de la paix, et du 1er janvier2002, Il n’y a pas de paix sans justice, il n’y a pas de justice sans pardon. Cefaisant, il reste fidèle à sa ligne de conduite personnelle, éminemmentévangélique et hautement dialogique, malgré la faiblesse de ses moyens,car il est bien conscient de l’importance que revêtent aujourd’hui partoutles relations islamo-chrétiennes : « Chrétiens et musulmans, disait-il àCasablanca, nous nous sommes généralement mal compris, etquelquefois, dans le passé, nous nous sommes opposés et même épuisésen polémiques et en guerres. Je crois que Dieu nous invite, aujourd’hui, àchanger nos vieilles habitudes. Nous avons à nous respecter, et aussi ànous stimuler les uns les autres dans les œuvres de bien sur le chemin deDieu ». Tel est l’esprit qui anime désormais cette Rome pontificale où denombreux musulmans trouvent, surtout auprès du Pape, compréhension,réconfort et amitié malgré les difficultés de l’heure et les contrastes de lasituation internationale.

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Jacques LevratMembre du Groupe de recherches islamo-chrétien (GRIC) de 1977 à 2000, et directeurde La Source, centre de recherche spécialisé sur le Maroc, de 1980 à 2000. Vit actuel-lement à Beni Mellal où, avec un ami et donateur marocain, Omar Akalay, il meten place un complexe culturel – bibliothèque et musée – dans une région démuniede structures culturelles.

VIOLENCE, RELIGION, SPIRITUALITÉ

Les événements qui ont marqué l’histoire de ces dernières décennies,particulièrement depuis le début du XXIe siècle, ont conduit à réfléchir surles liens entre religion et violence ou, en d’autres termes, à poser laquestion : les religions sont-elles des facteurs de paix ou de guerre? Forceest de constater que les débats sur ce sujet sont très souvent passionnés etstériles, et qu’il n’y a pas, en effet, de réponse simple à ce genre dequestion…

Les quelques réflexions qui suivent se proposent de reprendre cettequestion dans une perspective plus large : resituer la violence dans uncadre plus global que celui qui est habituellement envisagé. Et replacer lareligion dans le cadre, plus ouvert, de la spiritualité.

1. La violence

La violence est, le plus communément, considérée comme unepression morale ou physique, exercée par une personne, ou un groupe depersonnes, sur un ou plusieurs individus. On retient alors principalement

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son aspect nuisible, souvent destructeur, et on s’efforce de la faire cesser,sans percevoir toute la complexité du problème1…

Or la violence doit aussi être considérée comme une composanteintrinsèque de cet univers que nous habitons, une de ses données fonda-mentales, bien antérieure à l’homme :

• le big-bang initial fut d’une violence extrême,• la dérive des continents qui soulève les montagnes et qui provoquetremblements de terre et éruptions volcaniques est aussi d’une grandeviolence cosmique,• dans le monde végétal des espèces s’excluent les unes les autres, et il enva de même dans le monde animal : le plus fort ou le plus rusé tend àéliminer l’autre…

Avec l’apparition de l’homme la violence continue, et elle prend mêmede nouvelles dimensions qui peuvent devenir perverses : une affirmationconsciente de soi qui devient volonté de puissance au détriment desa u t res. Ou sans tenir compte des autres, selon la belle formuled’Emmanuel Lévinas : « Est violente toute action où l’on agit comme si onétait seul à agir ».

La Bible et le Coran nous disent que cette forme de violence estprésente dès le début de l’histoire humaine. Lorsque Caïn et Abel setrouvent en rivalité, face à face, Caïn rejette son frère, le tue… Ces récitsde rivalité fondatrice, de volonté de puissance, que nous trouvons aussisous des formes proches dans d’autres univers culturels - Romulus etRemus, Etéocle et Polynice, par exemple - sont riches d’une grandeexpérience humaine. Ils nous invitent à prendre la violence au sérieux : nepas tenter de l’ignorer, ne pas fermer les yeux sur sa réalité, mais bienplutôt chercher à la compre n d re, à en analyser les mécanismes2.Comprendre, aussi, pourquoi le petit Caïn qui sommeille, aujourd’hui

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1. Cf. Jean Bergeret, La Violence fondamentale, Paris, Dunod, 2000.2. Sur cette question on peut se référer à l’ensemble de l’œuvre de René Girard ;

mais également au livre de Jacques Arènes, Dépasser sa violence, Paris, Éditionsde l’Atelier, 2001, qui analyse bien la dimension familiale de la violence.

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encore, en chacun de nous, pense trop facilement qu’il doit écarter lamenace que représente l’autre, son frère : l’éliminer, pour vivre en paix !

L’homme appartient au mondematériel, et il est travaillé par toutes lespulsions biologiques qui le traversent. Iln’est donc pas étonnant que la violencemarque, imprègne, toute son histoire. Laviolence est de l’ordre du dynamismevital, de l’instinct de conservation de l’individu. L’étymologie nous lerappelle : le mot violence vient d’une racine indo-européenne, à l’originedu mot grec bios qui signifie vie3, et du mot latin vis qui signifie force,vigueur, énergie. Certes le mot violence a pris, dans l’histoire, des conno-tations, généralement négatives – une force orientée contre les autres -,mais son sens originel est là, il demeure, et il est positif. Des expressionscomme « un exercice violent » ou encore « se faire violence » nousmontrent bien que ce dynamisme n’est pas nécessairement dévié, tournécontre les autres. La violence exprime donc, en son sens premier, fonda-mental, l’énergie de la vie, elle est un dynamisme nécessaire à la crois-sance de l’Univers et de ses habitants.

2. La spiritualité et la maîtrise de la violence

L’homme est matière, charnel, par toute une part de lui-même, il estainsi porteur du dynamisme biologique et de sa violence. Mais l’hommen’est pas que matière, il est en même temps esprit – ce terme étantentendu ici en son sens le plus large. Et l’esprit travaille l’homme pourque ce dynamisme puisse être maîtrisé, orienté en force de vie, en force decroissance personnelle et sociale au service de la vie sur la terre.

Violence, religion, spiritualité

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3. En grec, le même radical a donné naissance au mot bios (la vie), et au mot bia(la violence).

Sur cet aspect de la violence,voir le texte de FrançoisChirpaz, « La violence dans lesreligions », dans Chemins deDialogue 19 (2002), p. 113-134

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L’histoire de l’humanité, considérée sous cet angle, nous permet de liredes signes de ce travail de l’esprit qui tend à orienter la violence, non versla destruction, comme le fit Caïn, mais dans le sens de son dynamismefondamental : vers plus de vie. C’est une histoire complexe, un enfan-tement douloureux, qui demande une longue patience… Je relève, ici,quelques étapes significatives de cette évolution, souvent liées à l’histoiredu droit :

2.1. Le roi Hammourabi, qui vivait à Babylone il y a 3.800 ans environ,a fait graver dans la pierre un code de loi. Dans ce code on trouve, pourla première fois, la célèbre loi dite du talion : « œil pour œil, dent pourdent »4. Cette loi visait à limiter la violence exercée sur les autres, alorsque, spontanément, surtout lorsqu’on est le plus fort, on entre dans unelogique d’escalade : on veut faire subir à l’autre plus que ce qu’il nous afait subir. La loi du talion est clairement un refus de l’escalade de laviolence, un refus de la loi du plus fort. Elle vise à contrôler la violencedestructrice. Cependant la loi du talion autorise cette forme de ripostephysique et donc, en quelque sorte, elle la légitime et la fonde…

2.2. Quatre siècles plus tard, à un millier de kilomètres de là, apparaîtle code Hittite qui tend à infléchir la loi du talion, à sortir de la logique der é c i p rocité. Ce code invite celui qui a été victime d’une agre s s i o nphysique à ne pas réagir de la même manière, mais bien plutôt à accepter,en réparation, une somme d’argent… Il y a là une tentative de dépas-sement de la violence brutale, une avancée significative du travail del’esprit dans l’histoire humaine.

2.3. Ce travail du droit, commencé il y a des millénaires, se poursuit,sous des formes variées, tout au long de l’histoire humaine. Aujourd’hui,cet effort prend la forme de « Droits humains » qui s’affinent peu à peu :droits de l’enfance, des femmes, des minorités… Mais aussi de « Droits dela Terre », pour réagir à la violence, destructrice, exercée par l’homme surla nature, etc. Un travail considérable a été effectué, dans ces diversdomaines, depuis des décennies, en particulier par l’ONU5.

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4. Cf. les paragraphes 191, 197, 200 et 201 de ce code.5. Souvent sensibilisée par le travail patient des O.N.G.

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2.4. Ce travail de l’esprit n’est pas l’apanage des juristes. Il a été, et esttoujours, stimulé et aidé, de multiples manières et en de multiples lieux,par la réflexion de penseurs et de sages du monde entier… Le théâtre deSophocle et celui de Shakespeare sont de beaux exemples de cette prise deconscience, multiforme, des mécanismes de la violence ! On pourraitévoquer également les Mille et une nuits, avec, en particulier, le conte deJawdar dont le thème principal est la rivalité de celui-ci avec ses frèresSâlim et Salîm. Sans oublier de nombreux contes africains, maghrébins, leMahâbhârata indien…

3. Religion et violence

C’est dans cet effort général du travail de l’esprit pour prendreconscience et tenter de maîtriser la violence que l’on peut situer la contri-bution des diverses traditions religieuses. Je n’aborderai pas ici l’apportdes diverses religions traditionnelles africaines, amérindiennes, chama-nistes, océaniennes… le manque de documents écrits ne facilitant pas leurinterprétation dans le domaine qui nous intéresse ici.

3.1. L’apport des religions orientales, de l’hindouisme et dubouddhisme plus particulièrement, est lui bien connu et fondamental ence domaine. Depuis 2500 ans, au moins, elles ont, mieux que les autrestraditions religieuses, abordé avec une grande lucidité la question de laviolence. Elles invitent les humains à une connaissance d’eux-mêmes, àune prise de conscience de la violence qui les habite. Elles éduquent à lamaîtrise de soi, de ses propres passions… Ces religions ont produit, entreautres, une très belle réflexion sur la non-violence6 ; et aussi un hommeexceptionnel, le Mahatma Gandhi, qui a su donner forme politique à ce

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6. Le mot ahimsa, traduit le plus souvent par « non-violence », a aussi le sens de« force de la vérité ».

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mouvement. Gandhi, dans sa réflexion sur la résolution des conflits,invite à toujours maintenir le contact et le dialogue avec l’adversaire -essentiellement l’occupant britannique dans son cas -. La démarcheproposée demande du temps, un temps qui favorise l’apaisement despassions et qui permet de faire connaissance avec l’adversaire. C’est ainsique se prépare, peu à peu, la voie à une solution juste et réaliste desconflits ; tout en permettant, grâce au dialogue, de garder l’avenir ouvertà la convivialité… C’est, là encore, un beau produit de l’esprit qui travailleau cœur de l’homme et de son histoire.

3.2. Dans cette longue histoire, je situe, maintenant, les traditionsabrahamiques.

Il me semble nécessaire de commencer cette partie par une remarquegénérale : les religions abrahamiques7 nous disent que la matière estbonne. Je tiens à le rappeler, car la tradition chrétienne et la traditionmusulmane – plus que la tradition juive - ont, trop souvent, étéinfluencées par une philosophie platonicienne ou néo-platonicienne quitend à abstraire l’homme de la matière pour « l’élever » vers l’esprit. Il ya là, en réalité, une fuite dans le spirituel qui est un refus de notre statutde créature charnelle, une fuite qui peut entraîner de graves déséqui-libres, et que Blaise Pascal a bien diagnostiquée : « Qui veut faire l’angefait la bête ». La Bible, elle, affirme clairement que la matière est bonne :après la création de la terre, des astres, des plantes et des animaux, « Dieuvit tout ce qu’il avait fait : cela était bon ». Puis, après la création del’homme et de la femme, le texte insiste : « cela était très bon » (Genèse1,31). Ce thème est repris, de multiples manières, dans diverses pages dela Bible… Le Coran, de son côté affirme : « Ce qui est dans les cieux et surla terre appartient à Dieu. Toute chose revient à Dieu » (3,109). Et le belhymne au Créateur de la sourate 16,3-18 commence ainsi : « Il a créé lesCieux et la terre et leur a donné leur réalité » (v. 3). Ce sont là des textes

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7. Délibérément, j’emploie l’expression « religion abrahamique » tantôt ausingulier, tantôt au pluriel, pour faire apparaître ce qu’elles ont en commun,mais aussi ce qui les diversifie. Par contre, je ne dis jamais « les trois religionsmonothéistes », car elles n’ont pas le monopole du monothéisme. Il y a,ailleurs, de vrais monothéistes…

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importants, à ne pas oublier ! L’homme est un être de chair, il appartientau monde de la matière, il doit donc vivre et assumer cette condition.

3.2.1. La tradition juive a repris la loi du talion, évoquée plus haut. Lelivre de l’Exode le dit explicitement : « Si malheur arrive tu paieras viepour vie, œil pour œil, dent pour dent… » (Exode 21,24)8. Durant dessiècles cette loi a été commentée, nuancée, affinée par la tradition prophé-tique et la tradition sapientielle juives, qui toutes deux invitent l’hommeà prendre conscience de ses propres torts, l’invitent au respect de l’autrepar l’intériorisation de la loi, afin de changer « des cœurs de pierre encœurs de chair » (Ezéchiel 11,19). Le dynamisme vital qui habite l’hommedoit être orienté au service du frère pour construire la société humaine,non pour la détruire. Il s’agit de sortir de l’égoïsme et de l’individualismepour élaborer une culture de solidarité.

3.2.2. Ce travail de spiritualisation connaîtra une nouvelle étape, avecla tradition chrétienne, en la personne de Jésus de Nazareth. Celui-ci, partoute sa vie, comme par son enseignement, va apporter une contributionessentielle à ce travail de l’esprit. Une de ses paroles exprime bien sapensée en ce domaine : « Si on te frappe sur une joue, tends l’autre ! »(Luc 6,29). Ce texte a été, presque toujours, mal compris – par les chrétienseux-mêmes – car compris comme un appel à la résignation, alors qu'ilinvite à un dépassement. En effet, si j’en reste au niveau de la loi du talion,si je réponds au niveau de l’autre, c'est-à-dire si je le frappe dans son corps– un coup pour un coup – je rentre dans sa logique et, en quelque sorte, jelui donne raison… et nous restons ainsi, l’un et l’autre, prisonniers decette logique de violence destructrice. Or, je ne dois pas le conforter danscette logique, je dois, au contraire, l’inviter à la dépasser et, pour cela,tenter d’élever le débat. En « tendant l’autre joue » – ce qui est une attitudeactive et qui assume le risque d’être de nouveau frappé – je veux frapperl’autre, non dans son corps, mais dans sa conscience. Je vise ainsi à le faireréfléchir, je l’invite à dépasser son comportement instinctif… Poser unequestion à l’autre, c’est tenter de l’arracher à sa matérialité brute, à sa

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8. Cf. également : Lévitique 24,20 et Deutéronome 19,21.

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violence destructrice, c’est l’inviter à modifier son regard et son compor-tement !

3.2.3. La tradition musulmane reprend la loi du talion, cela estclairement affirmé dans le Coran, par exemple à la sourate 2, au verset179 : « Il y a pour vous une vie dans le talion. Ô vous, les hommes douésd’intelligence ! Peut-être craindrez-vous Dieu ! ». Mais de nombreux textesinvitent aussi à dépasser cette logique. Le Coran le dit explicitement : « Àune blessure reçue on devrait répondre par une blessure analogue. Maisqui pardonne les offenses et se réconcilie sera récompensé par Dieu »(42,40). Un autre beau verset affirme : « Rends le bien pour le mal et tuverras ton adversaire se changer en ami sûr » (41,34). Ces textes, etd’autres9, sont clairement un appel à répondre à une action destructrice,par une autre en faveur de la vie…

Ces paroles du Coran sont étonnamment proches de celle de Jésusprésentées plus haut. Très proches, également, de la pensée non-violentedu bouddhisme et de l’hindouisme. Il y a là une convergence, enprofondeur, de ces diverses traditions qui est saisissante et invite à laréflexion ! Cette convergence est un signe d’espoir pour l’avenir, une basesolide pour un dialogue et un travail en commun entre traditionsreligieuses.

On m’objectera, à juste raison, que l’on peut également trouver dansles diverses traditions religieuses – comme dans les traditions juridiques,et même de sagesse - des textes qui favorisent le mépris voire la haine del’autre et qui invitent à la guerre… C’est certain ! Mais, si on les resituedans le contexte plus général de la spiritualité, et de son patient travaildans l’histoire humaine, on peut compre n d re que cette évolutionlaborieuse demande du temps. Ces textes s’adressent à l’homme tel qu’ilest, ils sont lucides sur son comportement réel - qu’il faut bien reconnaître

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9. Cf. : Coran 5,45 : « Les blessures tombent sous la loi du talion ; mais celui quiabandonnera généreusement son droit obtiendra l’expiation de ses fautes » ; et16,126-127 : « Si vous châtiez, châtiez comme vous l’avez été. Mais si vous êtespatients, c’est mieux pour ceux qui sont patients. Sois patient ! Ta patiencevient de Dieu ».

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– mais ils l’invitent à aller au-delà. Ici se trouve leur aspect novateur, celuiqui doit retenir, en priorité, notre attention. Ils sont à situer dans uneœuvre d’éducation qui demande une longue patience…

Le travail des religions se situe dans la durée et il tient compte ducontexte socioculturel dans lequel il intervient. Il s’inscrit dans la longuehistoire de l’humanité et contribue à lui donner sens… Il ne doit donc pasêtre interprété d’une manière simpliste et intemporelle !

4. Mise en œuvre

Cette question de la violence qui nous habite, et devient si facilementdestructrice, n’a pas encore, me semble-t-il, été suffisamment prise encompte par les fidèles des traditions abrahamiques ; surtout si on lescompare à l’effort des religions orientales, évoquées précédemment.

Or, la question de la violence se pose, actuellement, avec une grandeacuité à l’ensemble de ces traditions. Elles sont, toutes trois, concernéespar la violence destructrice exercée, depuis des décennies, en Palestine.Mais aussi par ce qu’ont révélé, et entraîné, les événements du 11septembre 2001 ! Que de souffrances inutiles dans notre monde! Que devies qui demandent à être respectées et reconnues… et qui sont brisées !Que de vies qui aspirent à se développer harmonieusement et sontécrasées ! Mais aussi combien de discours religieux décevants, voireirrecevables10 !

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10. Parler, par exemple, de « l’Empire du bien » et de « l’Empire du mal » pourjustifier la guerre est inadmissible. Ce n’est pas ainsi que Dieu regarde leMonde : tous les humains sont ses créatures, à son image et donc dignes derespect. De même, penser que Dieu peut se réjouir de la mort des victimes duterrorisme, d’où qu’il vienne, est inadmissible. Dieu ne peut se réjouir de lamort d’aucun de ses enfants.

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4.1. Pour dépasser cette situation, il importe tout d’abord de prendreconscience que l’on est toujours plus sensible à la violence que l’on subitqu’à celle que l’on exerce. D’où l’importance du dialogue pour sortir desubjectivités gravement blessées, pour bien poser les problèmes etchercher à faire la lumière. C’est ainsi, seulement, que nous pouvonsprendre conscience de la violence que nous exerçons, nous aussi, sur lesautres. Violence actuelle, mais aussi violence historique. La reconnais-sance de cette violence permettra seule de construire la paix. Le penseurtunisien contemporain, Abdelmajid Charfi, le dit très clairement : « LesMusulmans ne pourront rentrer dans la paix, dans la construction d’unmonde fraternel, s’ils ne relisent pas leur histoire ». Cette affirmationcourageuse dépasse le cadre de la Communauté musulmane, elle a valeuruniverselle !

Chaque tradition religieuse doit avoir le courage de se mettre devantla réalité historique, de sortir d’une vision de l’histoire idéalisée, pleined’autosatisfaction, d’auto-glorification… pour reconnaître ses responsabi-lités, et les assumer.

4.2. Il est donc urgent, pour les traditions abrahamiques, dedévelopper une prise de conscience et une réflexion sur la violence. Etcela aussi bien à l’intérieur de chaque communauté que dans ses relationsavec les autres. Les relations ad intra sont toujours un test pour lesrelations ad extra, et réciproquement… À ce propos je lisais, avec grandintérêt, un article sur la nouvelle orientation de la Jâmaa Islamiya enÉgypte. Celle-ci : « demande pardon au peuple égyptien pour tous lescrimes commis dans le passé par la Ligue Islamique… Nous ne nouscontenterons pas seulement de nous excuser mais nous étudierons sérieu-sement au sein de la “Shoura” de la Jamâa l’indemnisation des famillesdes victimes »11. Ce n’est là qu’un exemple d’une prise de conscience etd’une réflexion courageuses, menées aujourd’hui en monde musulman.Cette réflexion se fait ailleurs aussi, mais, partout, trop timidement…

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11. Al-Ahrâm, juin 2002, cité par Se Comprendre, n° 02/07.

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Conclusion

Personnellement, je pense que les croyants sont invités à relire leurhistoire pour dépasser leurs querelles historiques, pour dépasser, aussi,certaines lectures rigides - marquées par un contexte précis, et donc caduc- de leurs traditions religieuses. Ils sont invités ainsi à revenir à l’essentielde leurs traditions : le respect de la Création, le respect de l’Autre, lerespect de la Vie et de sa dynamique. Ce retour à l’essentiel facilitera ledialogue et la coopération entre les diverses traditions religieuses, maisaussi avec les sages et les juristes de toutes cultures et civilisations. Il nouspermettra de mieux coopérer à la venue d’un monde plus pacifié, plusfraternel.

Le douloureux enfantement de la Création – Création qui, pour lescroyants, est un don de Dieu, et qui nous conduit à Dieu – nous demandede gérer ensemble, au mieux, son dynamisme vital ; d’articuler harmo-nieusement matière et esprit, pour réconcilier l’homme avec lui-même,avec ses frères, avec la Vie.

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La réflexion théologique connaît de profonds changements sous lapression des transformations culturelles qui affectent le monde et lasociété. La sécularisation et la pluralité religieuse se conjuguent pourdéfinir la nouvelle situation du croyant. Les conditions même d’élabo-ration et d’exercice de la théologie sont en train de se transformer euégard à la fragilité des institutions ecclésiales et aux mutations quia ffectent les Églises. La précarité, subie plus qu’acceptée, s’imposerapidement et caractérise la vie des Églises. Vécue douloureusement, leschrétiens en oublieraient presque que les deux seules Églises qui dansl’Apocalypse ne sont en proie à des reproches sont celles qui vivent dansla pauvreté et la précarité.

La sécularisation affecte profondément le rapport de l’homme contem-porain avec Dieu et les croyants eux-mêmes dans leur relation aux insti-tutions ecclésiales. Que devient la mission dans un contexte sécularisé,s’interroge Joseph Moingt? Ce qui avait pu soutenir la mission, enmanifester l’urgence, en déterminer le caractère obligatoire a perdubeaucoup de son intérêt. Dans un contexte de changement de paradigme,on s’interroge : quel est l’objet de la mission, qui sont ses acteurs,comment définir son impérieuse nécessité? La même question se posed’ailleurs à propos de la pluralité religieuse. Que devient la mission dansun contexte de pluralité religieuse dès lors que l’on considère positi-vement les religions dans le dessein de Dieu ?

DossierThéologie

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D’une certaine manière, cette question est engagée par José Maria Vigildans « Spiritualité du pluralisme religieux, une spiritualité émergente ».Il propose de partir du constat que le christianisme vit une mutation quile fait passer d’un exclusivisme qui serait au fond récupérateur (ecclésio-logique : « hors de l’Église pas de salut » ou christologique : hors de la foidéclarée au Christ pas de salut) et même d’un inclusivisme (le Christ,unique médiateur, est présent dans les religions) à un pluralisme nonseulement de fait mais de principe selon lequel toutes les religions sevalent ! Même la notion d’élection du peuple choisi de Dieu, porteur etinitiateur de la révélation chrétienne aurait perdu toute pertinence.Désormais, estime José Maria Vigil, dans le concert des religions où toutesles religions se valent, la mission propre du judéochristianisme consiste àse faire le chantre et l’acteur privilégié de la libération des pauvres. On yreconnaîtra des discours qui sont dans l’air du temps mais on n’est pasobligé de suivre l’auteur sur ce terrain. La suppression de l’élection dupeuple choisi ne laisserait pas notre mémoire tranquille… Que devien-drait le christianisme – et a fortiori le judaïsme - et surtout que devien-drait la révélation chrétienne, si la notion d’élection était considéréecomme caduque ? Il est vrai que l’on n’est pas obligé de souscrire à ladéfinition de l’élection qui nous est proposée selon laquelle « Dieu […]avait choisi un peuple et s’était désintéressé des autres peuples ». Neserait-il pas préférable d’approfondir théologiquement le sens del’élection ? Par ailleurs dire que toutes les religions se valent est peut-êtreun a priori heuristique en sociologie. Il ne constitue pas pour autant unénoncé théologique !

S’appuyant sur l’engagement de Dieu dans l’histoire des hommes, lathéologie ne peut se dérober à sa tache propre de penser la mission dansun contexte marqué à la fois par la sécularisation et la pluralité religieuseafin de contribuer à l’avènement d’un nouveau paradigme missionnaire.Cela demande de revenir, avec la Tradition, à l’unique mission, à la« missio dei », dessein du Père, mission du Fils et mission de l’Esprit. Lanature de la mission est d’être trinitaire. Risto Jukko nous rappelle, à justetitre, dans l’article « Le dialogue du christianisme avec les autres tradi-tions religieuses et la doctrine de la Trinité » que la théologie de la secondemoitié du XXe siècle a manifesté beaucoup d’intérêt pour la doctrine trini-

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taire. Elle constitue assurément la clef aussi bien en théologie du dialogueinterreligieux que pour repenser une théologie de la mission dans lemonde de ce temps. La mission trinitaire oriente la mission de l’Église.L’enracinement dans la mission divine, toujours actuelle, lui fait vivre unemission qui ne lui appartient pas, dont elle n’est ni la source ni la finalitéet qui la décentre constamment d’elle-même.

Se trouve alors posé l’enjeu d’un juste rapport du croyant à l’Église etdu croyant à l’universalité de la fraternité, caractéristique du lien ducroyant à l’humanité. Guy Lafon nous livre sa réflexion sur ce sujet – « Lecroyant et les autres » - en nous entraînant dans les innombrablesméandres des multiples sens possibles de la phrase de René Char : « Laperte du croyant, c’est de rencontrer son Église. Pour notre dommage, ilne sera plus fraternel par le fond. » L’appartenance à une Église, apparte-nance particulière, dont on s’accordera à reconnaître qu’elle est incon-tournable pour le croyant, le détourne-t-elle d’une fraternité universelle?

On l’aura compris, tout cela convoque la théologie, aujourd’hui plusque jamais, sur le fond de l’expérience humaine. Encore faut-il fairevraiment droit à l’expérience et ne pas en rester à une théologie de l’expé-rience selon laquelle l’expérience est jaugée, évaluée, triée, filtrée enfonction de critères élaborés ailleurs, démarche dangereuse pour l’expé-rience qui n’est pas prise en compte « en elle-même et pour elle-même »et pour la théologie qui risque, comme on le constate parfois en théologiepratique, de se voir réduire à n’être que des sciences religieuses. MarcDumas nous invite à passer d’une théologie de l’expérience à la« théologie en expérience » déplacement qui consiste pour la théologie àmigrer au cœur de l’expérience personnelle et collective, non seulementcelle des chrétiens ou des croyants, mais celle de tout homme, comme lelieu par excellence de la théologie.

Christian SalensonISTR de Marseille

Présentation

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SOMMAIRES DES ARTICLES

Joseph MoingtMission de l’Église en société sécularisée

De fait, la société contemporaine est sécularisée. La sécularisation désignel’émancipation de l’état vis-à-vis du religieux mais aussi celle de l’homme contem-porain à l’égard de Dieu où des fidèles à l’égard de l’autorité ecclésiastique. Elleentraîne une explosion du religieux hors religion, une distinction de la foi et descroyances, une propagation des idées des lumières. Vivre dans une société sécula-risée a des conséquences sur la manière de concevoir la mission de l’Église, dontla nature profonde est l’annonce du salut, un salut qu’il devient urgent deredéfinir. Quels sont donc les moyens de la mission ? À qui en incombe la respon-sabilité ? Quelles formes doit prendre la mission ?

José Maria VigilSpiritualité du pluralisme religieux, une expérience spirituelle émergente

Historiquement le christianisme est en train de passer du christocentrisme aupluralisme. Ce passage fait émerger une nouvelle spiritualité. Toutes les religionssont bonnes et émanent d’une volonté positive de Dieu. Le vieil exclusivisme estrejeté et l’inclusivisme a ses jours comptés, au même titre que l’élection particu-lière d’un peuple. Être religieux c’est être interreligieux. L’émergence de ce nouvelétat de conscience affecte profondément la mission, le rapport à la vérité, la déter-mination de la place du judéochristianisme dont l’apport essentiel au concert desreligions est la libération des pauvres.

Risto JukkoLe dialogue du christianisme avec les autres traditions religieuses et la doctrine de la Trinité

Au cours de la seconde moitié du XXe siècle, la théologie chrétienne amanifesté un intérêt croissant pour la doctrine de la trinité. Les répercussionsfurent nombreuses sur l’ensemble de la théologie, y compris en théologie desreligions à la fois parce que le mystère trinitaire fonde le dialogue et est la clefherméneutique de l’expérience dialogale. Dans le dialogue islamo-chrétien, la

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Trinité est un point délicat. Aux nombreux débats, souvent polémiques, auxquelsla doctrine trinitaire a donné lieu, on peut préférer une approche effective. Ledialogue lui-même en effet n’est-il pas la participation concrète à la vie et à l’actiondu Dieu trinitaire.

Marc DumasLa théologie en expérience

Les sociétés occidentales adoptent différentes attitudes face au religieuxdepuis quelques décennies. Observant les marées du religieux et du spirituel, lethéologien propose une parole théologique plus ouverte aux réalités particulières,contextuelles et plurielles. Comment le théologien peut-il se placer en expériencedans cette culture? Les expériences religieuses multiples et complexes, person-nelles ou collectives, ne sont-elles pas présentes à travers les médiums culturels etne viennent-elles pas interrompre la pratique théologique? Cette pratique peut-elle déployer ce qui s’inscrit dans ces médiums culturels afin de garder l’expé-rience ouverte à une rencontre théologale au cœur de la vie? L’auteur explore cettepossibilité théologique avec un roman de Marie-Claire Blais.

Guy LafonLe croyant et les autres

« La perte du croyant c’est de rencontrer son Église. Pour notre dommage, caril ne sera plus fraternel par le fond. » Cette phrase de René Char interroge lecroyant. Quand il rencontre son Église, le croyant rencontre un groupe particulier.Cette rencontre particulière peut compromettre son universalité. La fraternité esten passe alors de devenir superficielle ou seconde, lors même qu’elle se présente,bien qu’elle soit dans l’inachèvement, comme la réalité première de l’humanité.Pourtant, il est vrai qu’il n’y a de croyant sans rencontre de son Église. Dès lorscomment s’articulent l’appartenance à une communauté, en l’occurrence uneÉglise, l’engagement dans la foi, et une fraternité vécue par le fond ?

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CONTENTS

Joseph MoingtMission of the Church in secularized society

The contemporary society in in fact secularized. Secularization refers to theemancipation of the state towards the religious but also that of the contemporaryman concerning God or the faithful concerning the ecclesiastical authority. It leadsto an explosion of the religious out of religion, a distiction between faith andbeliefs, a propagation of the Enlightenment ideas. To live in a secularized societyhas consequences on the way to understand the mission of the Church , whoseprofound nature is to announce salvation, a salvation which needs urgent redifi-nition. What are the means of the mission ? Who is responsible for it ? Whatforms must the mission take ?

José Maria VigilSpirituality of the religious pluralism, an emergent spiritual experience

Historically Christianism is switching from Christocentrism to pluralism.Anew spirituality is emerging from this change. All the religions are good and issuefrom God’s positive will.The old exclusivism is rejected and inclusivism has itsdays numbered, in the same way as the particular choice of a people. To bereligious is to be interreligious. The emergence of this new state of consciousnessdeeply affects the mission, the relation to the truth, the determination, of theplace of Judeochristianism whose essential contribution to the religious concert isthe liberation of the poor.

Risto JukkoDialogue of Christianism with the other religious traditionsand the doctrine of Trinity

During the second half of the XXth century, Christian theology showed anincreasing interest in the Trinity doctrine. There were many repercussions on thewhole theology, including theology of the religions, both because the Trinitarianmystery founds the dialogue and is the hermeneutic key of dialogal experience.

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In the Islamo-Christian dialogue, the Trinity is a delicate point. An effectiveapproach can be preferred to the many, often controversial debates brought up bythe Trinitarian doctrine. Isn’t dialogue itself indeed the concrete participation inthe life and action of the Trinitarian God ?

Marc DumasTheology in experience

For a few decades have Western societies adopted different attitudes facingthe religious.Watching the waves of the religious and the spiritual, the theologistproposes a theological speech more open to specific, contextual and pluralrealities. How can the theologist stand in experience in this culture ? Aren’t themultiple and complex, personal or collective religious experiences pre s e n tthrough the cultural mediums and aren’t they interrupting the theologicalpractice ? Can this practice display what fits in with these cultural mediums inorder to keep the experience open to a theological encounter in the heart of life ?The author explores this theological possibility with a novel of Marie-Claire Blais.

Guy LafonThe believer and the others.

« The believer is lost when he meets his church. It is a pity for us, for he willnot be truly brotherly any more ». These words by Rene Char question thebeliever.When he meets his church, the believer meets a special group. Thisspecial meeting can compromise his universality. Brotherhood in then on the wayto becoming superficial or second, even if it appears as the essential reality ofhumanity, though being incompleted. Yet it is true that there is no believerwithout his church. Consequently, how can the belonging to a community, in thiscase a church, the commitment to faith and a true brotherhood be articulated ?

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Joseph MoingtJésuite, professeur émérite de théologie au Centre Sèvres (facultés jésuites deParis) et à l’Institut catholique de Paris. Ancien directeur et rédacteur en chef desRecherches de science religieuse. Écrivain.

MISSION DE L’ÉGLISE EN SOCIÉTÉ SÉCULARISÉE

Projet

Définir cette situation de fait « société sécularisée »

Idée ancienne définie par rapport à la modernité, aux Lumières, à laséparation de l’Église et de l’État en France, au laïcisme « à la française ».

Idée bousculée dans les vingt, trente dernières années par la décom-position du paysage chrétien, la recomposition du paysage religieux, lecommunautarisme.

Définir l’objectif « mission de l’Église ».

En lui-même d’abord, à partir de l’Évangile et de la tradition del’Église. En quoi consiste l’obligation de la mission : sauver le monde ?Sauver les âmes? En quoi disant ? En quoi faisant ?

Dans la situation qui est la nôtre ensuite et compte tenu de l’évolutiondes mentalités et des théologies, quel objectif peut-on assigner à la

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* Cette conférence a été donnée par Joseph Moingt le 16 décembre 2003 dans lecadre des Journées d’études organisées par le Département de recherche del’Institut catholique de la Méditerranée. Nous lui avons conservé son style oral.

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mission, à l’égard des individus ? de la société ? en France? ou partoutdans le monde ?

Définir les moyens de la mission telle qu’elle aura été précisée.

À qui incombe la responsabilité de la mission? Si on répond : à tous leschrétiens, on doit se demander quel type de structuration et d’implan-tation dans la société doit se donner l’Église pour être concrètementmissionnaire?

Quels types d’activités peut-on considérer comme pro p re m e n tmissionnaires et en quoi ces activités peuvent-elles se répercuter surl’ensemble de la vie de l’Église ?

Ce sont des questions prospectives et qui remettent en cause despoints fondamentaux – en gros, toute la théologie du salut.

Aussi vais-je développer mon exposé principalement sous forme dequestions et d’incitations à la recherche, et j’indiquerai mes proprespositions pour servir d’ouverture à cette recherche.

Introduction. La société sécularisée

Les mots

Sécularisation : passage d’un religieux à la vie dans le monde. - Sociétésécularisée : qui a perdu le caractère, l’aspect visible d’une société

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religieuse, marquée par les croyances et les pratiques d’une religionauparavant dominante.

Laïcisation : passage d’un service ou d’un bien d’Église sous lepouvoir de l’État. Exemple : l’enseignement. - État laïc : séparé de l’Église.

L’un ou l’autre mot est couramment employé dans le langage chrétienpour désigner l’état d’une société qui n’est plus globalement sousl’emprise de la foi chrétienne (« sécularisée ») ou qui est marquée enprofondeur par la séparation de l’Église et de l’État.

Marcel Gauchet1 a préféré éviter ces deux mots, les disant justifiés auplan descriptif, mais peu explicatifs, et il a préféré parler d’une « sortie dereligion » pour traduire un état du monde que Max Weber qualifiait de« désenchantement » au sens, déjà, de sortie d’une époque magique dumonde où les phénomènes les plus significatifs avaient une explicationreligieuse. – Autour de 1950, on parlait déjà du déclin de l’Église, mêmesi on n’y croyait pas trop, et on attribuait ce déclin aux méfaits d’unlaïcisme agressif, d’une politique hostile à l’Église qui ne lui permettaitplus d’exercer son influence sur la société. – Un peu plus tard, on attri-buait cet état à une expansion de l’incroyance sous la pression des idéesmodernes et de l’anticléricalisme.

M. Gauchet a introduit une explication à la fois philosophique, socio-logique et historique, en partie aussi théologique. En gros, à l’origine descivilisations, c’est la religion qui organise le vivre ensemble des collecti-vités humaines (référence à un passé fondateur commun, régularisationdes rites) ; peu à peu c’est l’État, lui-même fortement sécularisé, qui prenden charge l’organisation de la vie en société ; plus le rôle de l’État s’accroît,plus la religion perd de son emprise sur la société ; plus qu’aucune autrereligion, le christianisme favorise cette évolution grâce à la distinction duspirituel et du temporel ; la rupture s’accentue aux XVI-XVIIe siècles (laraison s’émancipe du théologique, le pouvoir politique de l’autorité ecclé-

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1. M. Gauchet, Le Désenchantement du monde. Une histoire politique de la religion,Paris, Gallimard, 1985.

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siastique, la Réforme émancipe totalement le temporel à l’égard del’Église) ; - au terme, la société sort totalement de l’orbite religieuse2.

Gauchet précise bien qu’il n’annonce pas la fin du religieux pas plusque des religions, mais seulement la fin de la fonction sociale exercée parla religion. Mais son livre avait été compris comme s’il annonçait la fininéluctable du christianisme.

D’où un nouveau livre en 1998, La religion dans la démocratie, danslequel il s’explique sur le point précédent, mais aussi sur d’autres aspectsde la sortie de la religion dont le livre antérieur ne tenait pas compte ouinsuffisamment3. Il s’agit de phénomènes concomitants qui complexifientle théâtre destinataire de la mission chrétienne. J’indique ces phénomènesnouveaux indépendamment de M. Gauchet.

Un vaste mouvement de perte des croyances et des pratiques qui nes’explique pas totalement par le transfert des anciennes compétences del’Église à l’État, qui en est par exemple la conséquence, mais qui réclamedes explications autres que socio-politiques : l’émancipation du sujet àl’égard de Dieu (phénomène bien analysé par Bonhoeffer), la propagationdes idées des Lumières, la distinction foi et croyance (ou pratique).

Un mouvement d’émancipation des fidèles à l’égard de l’autoritéecclésiastique, notamment pour tout ce qui touche à la vie en société(« protestantisation », « religion à la carte », « privatisation »).

Une explosion du religieux hors religion, qui a longtemps fait croire(ou espérer !) un « retour du religieux », mais dont l’Église a été très peubénéficiaire.

À l’intérieur de l’Église, à nouveau beaucoup de fêlures entre denouvelles sensibilités religieuses et des fidélités traditionnelles radica-lisées.

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2. Voir en particulier les p. 232-238 où Gauchet compare le cas français au casaméricain.

3. Marcel Gauchet, La religion dans la démocratie. Parcours de la laïcité, Paris,Gallimard, 1998.

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À l'extérieur du christianisme, un fort mouvement de communauta-rismes et de fondamentalismes religieux, surtout islamiques, avec unedemande de reconnaissance publique qui interroge la laïcité à la française.

Conclusion : La population à laquelle la mission chrétienne est suscep-tible de s’adresser est composée :

de personnes ayant perdu ou n’ayant jamais eu des références chrétienneset n’ayant pas de besoins religieux explicites ;de personnes ayant des sensibilités religieuses même imprécises et sansréférences chrétiennes formelles ;des personnes appartenant à des mouvements religieux plus ou moinssectaires ou à des communautés religieuses structurées.

Pour cette troisième catégorie, il s’agit davantage d’instaurer desrelations fraternelles qu’une mission proprement dite, - et je ne m’enoccuperai pas directement -. Cela concernerait le dialogue interreligieuxqui demeure comme tel en dehors du champ de cette réflexion.

Il sera utile de définir avec plus de finesse les deux autres catégories.La deuxième pourrait être l’objet d’un accueil catéchuménal, surtout pourceux qui frappent à la porte d’une communauté chrétienne, plutôt qued’une démarche proprement missionnaire. Quant à la première, il seraitutile de connaître ses affinités culturelles avant de mettre en œuvre unedémarche missionnaire.

Il ne faudrait pas oublier non plus les chrétiens aux mentalités sécula-risées qui fréquentent plus ou moins occasionnellement une église, et quisont peut-être à la veille de la quitter définitivement. Une étude de cettepopulation serait aussi à faire, - un type de relation à l’Église sans appar-tenance pourrait être envisagé. Il se pourrait aussi que le plus sûr moyende garder ces personnes en lien avec l’Église serait de leur proposer uneactivité missionnaire dépourvue de tout prosélytisme et dogmatisme.

Autrement dit, quand on cherche à définir la mission de l’Église, ils’agit aussi de rendre le christianisme plus vivable et habitable (M. de

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Certeau) pour ceux du dedans, - pour nous-même. Si la situationreligieuse du monde change, la condition religieuse change aussifatalement et nécessairement pour ceux qui vivent encore en religion.

Première partie :Nature et motifs de la mission de l’Église

1.1. Vision rétrospective

Origines et premiers siècles

❏ Le christianisme est la seule religion fondée sur un ordre d’envoi :aller aux autres. Les religions sont d’ordinaire liées à un passé, un livre,un pays. Le christianisme est né d’un ordre de séparation : aller ailleurs.Non pour conquérir ou s’accroître. Non directement pour exporter unepratique de salut. Mais avant tout pour lancer une invitation, porter unmessage, annoncer une nouvelle. Ne pas trop se fixer sur la mission debaptiser : il y avait beaucoup de mouvements baptistes au temps de Jésus,et Paul se flattait d’être envoyé pour évangéliser et non pour baptiser.

On peut déjà en déduire qu’un christianisme qui n’annonce pas est enperte de vitalité, infidèle à son devoir-être éventuel. Le Christ inaugure samission sur l’horizon de la fin de l’histoire : accueillir le Règne qui vient.La mission des apôtres se fait sur le même horizon, mais met en avantl’annonce de la passion-résurrection, qui est l’inauguration de ce règne.Au temps des apôtres, on peut dire que la vie de l’Église s’identifie à samission : « la Parole se répandait ».

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❏ La nature de la mission change quand elle ne s’adresse plus à desjuifs ni à des prosélytes, mais aux païens qui n’attendent pas la venue duRègne. Le retard de la Parousie aidant, la mission appelle les païens àassurer leur accès à la vie éternelle après la mort, et cette voie d’accès, c’estle baptême. Le christianisme se présente dès lors comme une religion desalut. La mission consiste alors à passer du paganisme au christianisme, àchanger de religion. Tant que la règle générale est le baptême des adultes,l’annonce de la Parole sous la forme de la catéchèse garde la premièreplace. Quand se généralise le baptême des enfants, la voie du salut estconfiée aux rites et à la pratique religieuse. Il n’y a pratiquement plus demission là où l’Église est installée – si ce n’est sur les marches de l’Empire,mais le baptême des barbares est le signe et l’effet de leur soumission àl’Empire. Je ne considère donc pas toute expansion du christianismecomme un effet de la mission : cela peut n’être qu’un effet de la propa-gation des rites (l’annonce vient après le rite, mais sous la forme d’ensei-gnement et non directement d’annonce). Cette distinction devrait êtreprise en compte quand on parle de « déchristianisation ».

De la chrétienté à nos jours

La découverte des Terres nouvelles relance la mission. Celle-ci consistegénéralement à proposer le baptême, parfois à l’imposer, souvent à ledonner à des enfants (abandonnés). La théologie de la mission au XIXe

siècle : « planter l’Église ». Comme la mission s’adresse le plus souvent àdes populations incultes et dont les langues sont mal connues desmissionnaires, la pratique rituelle est nécessairement prépondérante. Onconsidère la mission accomplie quand on juge possible la création d’unclergé indigène : l’autoreproduction du christianisme, des rites chrétiensdu salut, est censée devenue effectivement possible, et est généralementmarquée par un changement de statut ecclésiastique du territoire enquestion.

Depuis 1950 environ, un double phénomène s’est produit :

Dans les anciens pays de mission, le mouvement de conversion d’ado-lescents et d’adultes s’est considérablement ralenti en beaucoup de lieux,

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sinon presque complètement arrêté en d’autres (là où s’est produit unréveil agressif d’une religion localement dominante). Il peut se produiredes mouvements de conversion à base socioculturelle (ce pourrait être lecas aujourd’hui des régions « tribales » de l’Inde du nord). La remarquen’est pas faite pour déprécier ces conversions : simple appel à la vigilance.

Les anciens pays de chrétienté se découvrent plus ou moins largement« déchristianisés ». Dès la fin du XIXe siècle se répand l’expression« France pays de mission » - pour ce qui concerne la classe ouvrière, quisera le titre du livre des abbés Godin et Daniel, en 1943 (avec un pointd’interrogation repris par H. Simon en 1999 : Vers une France païenne?).Jusqu’à une époque récente, la mission dans nos pays est considéréeavant tout comme un retour à la situation antérieure du christianisme,c’est-à-dire un retour à la pratique religieuse, à une plus grande visibilitédu religieux chrétien dans la société. Il se peut que ce soit encore le cas dela « Nouvelle Évangélisation » : signe qu’on ne veut pas prendre lasituation présente pour ce qu’elle est : un phénomène d’évolution de lacivilisation occidentale.

La mission est redevenue d’actualité, mais dans un épais brouillard :pourquoi faut-il annoncer? Que faut-il annoncer? Et comment le faire?

1.2. Actualité

Le problème : Pourquoi annoncer ? Qu’est-ce qui fait l’obligation de lamission?

Jusqu’à présent, il s’agissait de « sauver les âmes ». Mais, la notion desalut s’est brouillée : est-il possible que seuls les baptisés soient sauvés, àtout le moins par un désir implicite du baptême ? On trouve des popula-tions nombreuses invinciblement attachées à la religion de leurs pères : onen arrive à penser que ces gens sont sauvés par la pratique de leurreligion. – On trouve des masses de braves gens qui ont cessé toutepratique religieuse, qui n’ont aucune inquiétude religieuse : on en arriveà penser qu’ils sont sauvés dès lors qu’ils ne font pas le mal, selon laconscience qu’ils en ont. Finalement, la notion de salut se vide de tout

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contenu. Du coup, il ne reste de la mission que l’obligation de témoignerde sa foi, - au plus de proposer à un mourant l’assistance d’un prêtre(rarement, car on parle de moins en moins de la mort). Alors, annoncerquoi, et dans quel but? Cherchons d’abord ce qu’un chrétien peutannoncer, avant de dire pourquoi il est nécessaire de l’annoncer.

L’objet de la mission : Annoncer quoi ?

❏ « Annoncer l’Évangile à toute créature ».

On a pris l’habitude d’identifier l’annonce de l’Évangile à l’annonce deJésus-Christ crucifié et ressuscité (1Co 1,23 ;2,2). Il est vrai qu’on ne peutpas séparer l’un de l’autre ; mais annoncer Jésus-Christ, ce n’est pasenseigner formellement ce qu’il est, c’est d’abord annoncer ce qu’il a ditet surtout ce qu’il a fait et aussi ce qu’il a enseigné, ce qu’il a rendupossible, ce qui est advenu en lui. Dans cette réflexion, je ne parlerai pasde l’annonce de Jésus-Christ. Pour que cette annonce ait du sens, il fautdonner sens d’abord à l’attribut « Christ » au regard des gens qui, nonseulement ne vivent pas sous un horizon eschatologique, mais qui, parhypothèse, sont censés ne pas même éprouver un besoin de salut. J’essaiede leur dire quel salut le Christ leur apporte. Et je m’en tiens à cette prisede contact avec des gens qui se situent hors religion. Je cherche quellangage de communication je peux parler avec eux.

❏ Annoncer la réconciliation des hommes avec Dieu.

C’est la Bonne Nouvelle du salut. Le salut ne s’annonce pas commeune menace, comme une chance à accomplir, mais comme une choseadvenue une fois pour toutes, un don inconditionnel, un événement qui aeu lieu, qui est à recevoir gratuitement., le pardon des péchés obtenu parla mort du Christ, la réconciliation avec Dieu obtenue par sa résurrection.

Un nouveau sens de Dieu : Dieu qui est pour nous (Rm 8,31). Dieu quiest amour (Jn). L’événement du Christ a radicalement changé l’ordre desrapports entre Dieu et les hommes. L’histoire est passée sous le régime dela grâce, c’est-à-dire de la gratuité. Sous cet éclairage, le salut se dévoile

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comme l’accès à l’intimité de Dieu dans le partage de son amitié et de sonéternité. Jésus annonçait la Bonne Nouvelle de la Proximité du Royaume,c’est-à-dire de la venue de Dieu non pour juger, mais pour sauver lemonde (Jn 3,17). Nous annonçons la même chose, mais comme accomplie.Nous annonçons la Nouvelle Alliance, c’est-à-dire la nouvelle économiedes rapports entre Dieu et les hommes sous le signe du pardon4.

❏ Annoncer la réconciliation des hommes entre eux.

Le salut que nous annonçons a un autre aspect, qui concerne la vieprésente dans le monde : la paix fraternelle entre les hommes, l’unité despeuples réconciliés (cf. Ep 2,11-18). Sur la croix, Dieu déclare la paix entreles hommes, car le Christ, condamné au nom de la Loi, a supprimé l’obs-tacle qui séparait les peuples et les dressait les uns contre les autres. Celarevient à annoncer l’humanité de Dieu sous la forme d’une anthropologietirée de l’Évangile. Éric Weil dit que l’objet de la philosophie est desupprimer la violence. Nous pouvons donner la même définition du salutchrétien. Elle est contenue dans l’annonce d’un Dieu qui pardonne et dansle précepte de pardonner à ses frères et d’aimer ses ennemis (Mt 5,43-48 ;6,12-15 ; etc.). C’est aussi le sens de Noël. Ici, le salut se présente commeune obligation à remplir par l’homme. Mais cette obligation est l’autreface du salut auquel Dieu invite (ce n’est pas une condition extrinsèque ) :Dieu s’intéresse à la vie des hommes sur terre, il veut leur bonheur, il aune ambition pour sa création, il veut sa réussite ; il se réconcilie avecnous dans l’acte même par lequel nous nous réconcilions avec nos frères,il ne demande rien de plus, car il se sent aimé par nous quand nousaimons les autres comme des frères, car il les considère tous comme sesenfants. C’est donc un salut à visage humain, qui ne doit laisser personneindifférent. Invitation à s’humaniser. C’est une réconciliation que Dieuopère en même temps que nous : il répand dans les hommes un Esprit de

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4. J’énonce ce point en premier parce que c’est celui que Paul met en avant dansson Évangile. Ce n’est pas obligatoirement par là que commence pour nous lamission, mais, c’est l’objet ultime de l’annonce, et dans bien des cas nousserons amenés à commencer par là à cause des préjugés contraires, des faussesidées sur Dieu et le salut qu’il faut balayer d’entrée de jeu ; de toute façon, c’estl’autre face du point suivant.

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pardon et d’amour. Annoncer l’Esprit de Dieu, son avènement, c’estdonner l’assurance que cette paix entre les hommes est possible, car Dieus’y engage.

❏ Annoncer une éthique de salut.

Si nous annonçons l’objet du salut, d’un salut que l’homme doitaccomplir avec l’aide de Dieu, nous indiquons aussi les moyens de lefaire. Ces moyens ne sont pas des rites ni des interdits, même pas des loismorales, ce sont des préceptes qui relèvent de l’humanité de Dieu, quisont inhérents au ministère de la réconciliation. Ils se résument dans leprécepte de l’amour et du pardon, ils se déduisent de l’espoir desBéatitudes, et de maints enseignements de Jésus, de ses exemples aussi.Nous devons à cet égard examiner les maux qui nous paraissent particu-lièrement menaçants autour de nous, qui entraînent l’humanité à sa ruine,et chercher dans l’Évangile tout ce qui s’y oppose. Encore une fois, ils’agira moins d’énoncer des règles morales, que de présenter un art devivre entre hommes selon l’esprit de l’évangile ; mais aussi de dénoncerles idoles auxquelles les hommes de notre temps sacrifient et qui déshu-manisent la société ; cela ne consiste pas à dénoncer les péchés auxquelsles hommes succombent, mais les maux qu’ils se font les uns aux autres ;cela ne consiste pas non plus à se situer sur un terrain d’éthique purementséculière : c’est adapter à nos contemporains les enseignements que Jésusadressait à ses compatriotes. On peut admettre que cela revient à tenir undiscours humaniste - on n’a pas à en rougir – mais d’inspiration expres-sément évangélique.

Pourquoi annoncer le salut : les motifs de l’obligation.

Si nous partons du principe que « Tout le monde il est gentil, tout lemonde il est sauvé », mieux vaut ne pas parler du salut… et laisser lemonde aller à sa perte. Nous partons donc du principe inverse : faire sonsalut est une tâche difficile sur le plan théologal, mais urgente sur le planhumaniste. Cette difficulté et cette urgence font l’obligation et la respon-sabilité de l’annonce du salut pour les chrétiens.

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❏ Le salut, chose simple, mais difficile.

Simple : c’est la voie de l’amour, - difficile : l’amour n’a pas de mesure.L’amour est la voie du salut puisque c’est elle que Jésus a choisie, et le seulprécepte qu’il ait donné (Jn 13,34-35 ; Mt 22,39 ; Rm 13,8-10 ; Ga 5,14 ;1Jn 3,11-20 ; 4,7-16 ; etc.). Ce n’est pas une voie qui faciliterait le salut pourles non-chrétiens. Les chrétiens sont soumis à la même règle : les sacre-ments ne les sauveront pas si l’amour leur manque. C’est la révélationchrétienne que l’amour, c’est la vie et réciproquement. Nous pouvonsdonc dire en toute assurance : qui vit dans l’amour est sur la voie quiconduit à la vie éternelle, il est même déjà pénétré de cette vie éternelle s’ilest plein de cet amour « qui vient de Dieu, qui va à Dieu et qui est Dieumême » (Augustin). Mais l’amour qui sauve, c’est celui qui va jusqu’ausacrifice de soi, qui donne la vie (Jn 15,13) : personne n’est jamais sûrd’aimer à ce point ni de cette façon : c’est donc une entreprise qui requierttous nos soins tout au long de la vie. Ici, je désacralise le salut habituel-lement mis dans le rite. Je postule avec Tillich que le christianisme est larévélation parfaite en cela même qu’elle ne s’identifie pas à une voie desalut déterminée, unique et obligatoire à l’exclusion de toute autre.J’identifie donc le salut à l’Évangile perçu comme voie de conversion, quise précise comme conversion à l’amour.

❏ Le salut du monde, entreprise grave et urgente.

Le chrétien doit se sentir responsable de ce salut, et pas seulement dusalut éternel des âmes, car il est l’intendant de la création. Ici, je veuxinsister sur la visée globale du salut, qui dépasse le souci de la conversionindividuelle des « âmes ». Alors même que nous n’enregistrons pas defruits de conversion sous forme de « retour » à la pratique religieuse, ledevoir nous reste et nous presse de travailler au salut du monde. Par desdémarches le plus souvent individuelles, sans doute, mais qui visent desmaux dont souffre la société tout entière, un « esprit du monde » qui portela mort en lui-même. Le chrétien doit donc être attentif aux maux dontsouffrent les gens autour de lui, à ceux qui menacent le plus gravement lapaix entre les peuples, la santé, la vie, la liberté, les droits des personneshumaines, le respect des femmes, des enfants, la justice, etc. Il doit se

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sentir envoyé aux autres pour les aider à vivre humainement leur vie. Entant qu’il représente celui qui s’est fait solidaire des souffrances de tousles hommes.

Ce devoir de veiller au salut du monde peut encore se comprendrecomme un prolongement de l’incarnation dans le corps du Christsolidaire de la chair du monde. Il n’y a pas un salut au ciel et un autre surterre, car Dieu vit dans le corps du Christ que nous formons, et nous nesommes pas à part de nos frères humains avec qui nous coexistons. Cesalut doit être porté à « la chair du monde ». Ce souci du chrétien doit êtreuniversel, à la mesure de l’universalité du Christ : il n’est pas restreint àson entourage, il s’étend au monde entier. Invitation à nouer des solida-rités lointaines, fatalement particulières. Relire L’Épître à Diognète sur lechrétien « âme du monde ». C’est un nouveau visage du salut que l’Églisedoit manifester, autrement que sous le mode « Mater ac Magistra » non endonneuse de leçons, mais en cherchant à tâtons avec d’autres même non-chrétiens les remèdes à apporter à notre monde.

❏ Ranimer l’espérance.

Le salut chrétien a été annoncé une première fois sous l’horizon d’uneattente eschatologique. Aujourd’hui, plane sur l’humanité la menace d’unavenir inconnu5. L’Église qui a si longtemps brandi les menaces éternelles,doit plutôt, dans les temps présents, entretenir l’espérance au cœur deshommes. Les menaces, tout le monde les voit ; mais les raisons d’espérer,on ne les voit guère. Mais, sans espérance, on ne lutte plus, on laisse le maladvenir. Les chrétiens doivent se sentir responsables de ranimer l’espé-rance de l’homme dans ses propres ressources d’humanité pour parvenirà maîtriser son destin. Cette foi de l’homme, dans ses capacités, sesdestinées, n’est pas du naturalisme, n’est pas une croyance séculariséedans le progrès ; le chrétien la puise dans la confiance que lui inspirel’amour de Dieu pour les hommes, la présence active de L’Esprit Saint quitravaille au cœur de l’humanité. Le chrétien ne cherche pas à détournerles hommes des préoccupations de la vie présente pour mieux les

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5. Voir Émile Poulat, L’ère postchrétienne, Paris, Flammarion, 1994, chap. XVIII« La route de Siloé ».

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intéresser à la vie éternelle. Son attitude missionnaire est désintéressée :c’est par la gratuité de sa parole et de son activité qu’il témoigne au mieuxde l’amour inconditionné de Dieu pour les hommes. La vie éternelle,d’autre part, n’est pas une autre vie, c’est l’ouverture de la vie présente àla présence de Dieu en elle. Mais, pour qu’il y ait ouverture, générosité,excès, il faut de l’espérance. Aider les autres à vivre en plénitude cemoment présent, c’est la responsabilité du chrétien qui puise sonespérance en Dieu, et c’est le fondement de l’attitude missionnaire, sonobjectif le plus immédiat.

Deuxième partie :Les moyens de la mission

Bien des questions se posent sous cet angle : à qui incombe la respon-sabilité de la mission, comment s’organisera-t-elle ? Quel public veut-onatteindre et comment l’atteindra-t-on ? On est aujourd’hui dans unesituation toute nouvelle. Jadis, on envoyait au loin des prêtres et desreligieux(ses). Aujourd’hui, le théâtre de la mission est partout autour denous : comment l’aborder? Qui va l’aborder? Ces questions sont d’autantplus angoissantes que l’Église se vide, que le recrutement d’un personnelspécialisé se tarit. Il s’agit de quelques perspectives, de solutions àchercher, d’une recherche à mener en commun.

La mission est l’affaire de toute communauté comme de la commu-nauté dans son ensemble.

Je partirai du terme « annoncer » par lequel nous avons traduit leterme « mission », comme il en est d’ailleurs dans les écrits du NouveauTestament : les disciples sont envoyés annoncer l’Évangile. L’annoncerelève de la parole, du discours. Dans l’Église catholique, la parole est denature hiérarchique. C’est un fait : elle appartient au clergé, et plus décisi-

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vement au Magistère ; elle relève de la fonction d’enseignement. Je nediscuterai pas ce point. On admettra que la mission relève par priorité del’autorité pastorale de l’Église d’autant plus volontiers que le Christ aconfié son Évangile à ses apôtres, d’où est issu le collège épiscopal. Mais,j’ajouterai plusieurs observations qui découlent des réflexions précé-dentes. La mission ne relève pas d’un enseignement d’autorité,puisqu’elle s’adresse par hypothèse à des personnes qui n’appartiennentpas à l’Église. Elle doit donc être parole d’exhortation, de proposition.Notre monde séculier occidental est peu disposé à recevoir une paroleémanant d’une autorité sacrée. Beaucoup de points qui devraient entrerdans ce discours missionnaire sous son aspect anthropologique relève-raient davantage d’une parole de laïcs engagés dans la vie du monde :question de famille, de sexualité, de vie économique, etc. S’il s’agitd’atteindre les individus, une parole qui vient de leur entourage plusimmédiat aura plus de possibilité de les atteindre qu’une parole anonymequi tombe d’en haut. Enfin, nous avons reconnu que la mission estl’affaire de chaque chrétien, donc de toute communauté chrétienne dansson ensemble et que cette attitude missionnaire est d’autant plus urgenteque les chrétiens qui cessent de proclamer leur foi sont en grand dangerde la perdre. Nous partirons donc de ce point de vue : c’est au niveau dela communauté que doit s’exercer la mission.

La mission est une manière de vivre ensemble.

Nous poserons donc ce premier principe : la mission n’est pas unefonction qui incomberait à des individus, c’est une manière d’être qui doitcaractériser la communauté chrétienne comme telle. Elle ne relève pas aupremier chef d’une attitude individuelle. C’est une affaire communautairepar essence. Ainsi en était-il aux origines ; la Parole se répandait. À partirdes communautés. Mais, ce n’est pas non plus avant tout affaire dediscours, mais un mode de vivre en communauté, auquel on donneradeux caractéristiques : un style d’existence engagée dans la vie de lasociété, et ouverte sur la diversité du monde et ses problèmes, c’est-à-dire

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e n c o re une attitude d’accueil. Ce style missionnaire se définit paropposition à une communauté sectaire, à savoir : repliée sur elle-même,fermée sur le dehors, centrée sur la préservation et la jouissance de sonidentité. Une communauté missionnaire n’est pas finalisée par rapport àsa vie religieuse, mais par le souci de porter au dehors la Parole dont ellevit, c’est un être-ensemble avec-les-autres, un style d’échange, de commu-nication.

La mission requiert par priorité la conversion de la communauté elle-même, du religieux à l’évangélique.

Avant de détailler cet être-ensemble, on doit reconnaître que cetteattitude missionnaire ne va pas de soi, qu’elle ne fera pas l’unanimité,qu’elle requiert une conversion. C’est un mot du vocabulaire mission-naire, mais qu’on a coutume d’adresser au dehors : il faudrait ici enretourner le sens. Or, ce ne sera pas facile : beaucoup de chrétiens nefréquentent l’Église que pour satisfaire leurs besoins religieux, leur piété.L’église est pour eux un lieu plus qu’une communauté. C’est plus facileque de prendre la société en charge. La situation minoritaire de l’Églisefavorise un repli identitaire sectaire. L’autorité pastorale est tentéed’encourager ce repli sur l’intériorité, la ferveur, le sacré et met plutôt leschrétiens en garde contre le danger de mondanéisation sous prétexted’enfouissement (critique épiscopale en cours de l’ancienne ActionCatholique).

L’attitude de conversion missionnaire consistera à se mettre dans laposture du disciple à qui Jésus a confié la Parole de son Père pour qu’il laporte au monde (Jn 17,8.14.18). Une communauté de disciples est unecommunauté qui se nourrit de la Parole (attitude d’intériorité) pour laporter au dehors, parce qu’elle se sent responsable du salut des autres,envoyée à eux. Le danger de se séculariser ne doit pas être dédaigné, maisnous miserons sur le fait que le souci de sa responsabilité engagera lacommunauté à se renforcer dans son attachement au Christ et à l’Évangilepar tous les moyens dont elle dispose (par exemple, avant tout par lespartages d’Évangile). Cette conversion consistera à prendre davantageconscience que la vie chrétienne est ordonnée à l’évangélique plus qu’au

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religieux. Cette prise de conscience est déterminante en vue de l’exercicede la mission.

La mission est d’abord engagement et dissémination dans la société

Nous pouvons maintenant examiner le premier des deux traits quicaractérisent la manière d’être d’une communauté missionnaire : l’enga-gement dans la vie de la société environnante, tout particulièrement dansles lieux et les secteurs où se vivent des problèmes, des difficultés, dessouffrances, des combats, qui intéressent la dignité humaine, la justice, lafraternité (problèmes d’exclusion, de pauvreté, etc.). Engagement au sensde solidarité active, militante. La communauté missionnaire doit se mettreen état de dissémination (diaspora), non de dispersion, mais d’ensemen-cement : verser des semences évangéliques dans ces divers lieux. Savoirdiscerner les phénomènes de société pour y entendre des appels adressésà l’Évangile, puis méditer l’Évangile pour y trouver des orientationsd’actions à entreprendre. L’annonce de l’Évangile, sur ce terrain, ne se faitpas en discours, mais en action : répandre un esprit évangélique dans lesréalités de ce monde. Jn 3,21 : « Celui qui fait la vérité vient à la lumièreafin que ses œuvres manifestent qu’elles sont opérées en Dieu ». Il nes’agit pas que toute la communauté agisse ensemble, mais qu’elle soitenvoyante, qu’elle envoie des membres là où il y en a besoin (cf. Ac 13,1-4). Il ne s’agit pas non plus que ces chrétiens agissent formellement enreprésentants de l’Église, mais plutôt qu’ils se mêlent à ceux qui ontembrassé la même cause, de façon totalement sécularisée, mais sans dissi-muler leur qualité de témoins de l’Évangile. La communauté ne se trans-forme pas pour autant en ONG, elle ne se sécularise pas, mais elle chercheà donner de la visibilité à l’Évangile, comme facteur d’humanisation, etnon à l’Église prise comme institution religieuse. Elle imite le Verbe sefaisant homme; elle répand l’Évangile en s’enfonçant dans la pâtehumaine et c’est dans le milieu où vivent les hommes qu’elle cherche àporter des fruits de vie.

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La mission exige l’ouverture de la communauté sur sa diversité interne

Le deuxième trait d’une communauté missionnaire est d’être ouverte,de se structurer en communauté d’accueil, ouverte sur une diversitéinterne, accueillante à des hôtes de passage, à des visiteurs du dehors,communauté de style catéchuménal, de libre échange. Cette constitutiona une double raison d’être :

❏ ne pas imposer un style d’uniformité à des chrétiens, de plus en plusnombreux, qui ne pensent plus de la même façon et ne parlent plus lemême langage même en matière de foi, qui n’ont pas les mêmes besoinsrituels et sacramentels, la même sensibilité, ne pas les contraindre às’exiler par excès de dogmatisme (cf. Rm 14,13 « il ne faut rien mettredevant son frère qui le fasse achopper ou trébucher ») ;

❏ pouvoir accueillir des chrétiens dissidents, qui ne vivent plus enrégime d’« appartenance », ou d’anciens chrétiens qui ont des besoinsreligieux, ou des non chrétiens qui cherchent un « entretien » spirituel.

Autrement dit, la mission ne se vit pas seulement au dehors, en allantaux autres, mais aussi au dedans, en les laissant venir (sans se précipiterpour mettre la main sur eux). Et, réciproquement, pour être missionnaireau dehors, la communauté doit aussi l’être au dedans. Ce qui supposed’inventer un style de vie communautaire où les différences puissents’exprimer, s’entendre, se comprendre et où on sache prier avec les appelsévangéliques venus du dehors, de la misère du monde. Ainsi, auxorigines, la toute première expression de la mission, c’étaient des commu-nautés de coexistence, de convivialité entre Juifs et Grecs, hommes libreset esclaves, etc. (1Co 12,13 ; Ga 2,14-16). L’Église n’est Église, c’est-à-direchrétienne, que là où il y a mélange du même et de l’autre ; c’est peut-êtreexcessif de dire cela, mais dans la situation présente, cela paraît unecondition nécessaire de telle sorte que l’Église surmonte son hémorragieinterne, qu’elle prenne un visage vraiment évangélique et qu’elle soit en

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elle-même un lieu de mission. Les chrétiens apprendront à évangéliserceux du dehors en s’évangélisant les uns par les autres.

La mission appelle la prise de responsabilité des laïcs dans l’Église

L’Église ne parviendra à se constituer en ensemble de communautésde type missionnaire qu’au prix d’une refonte structurelle profonde. Letype de mission ici envisagée suppose l’engagement de tous les chrétiens,donc une promotion du laïcat. Il ne s’agit pas tellement d’eff a c e rdavantage le clivage entre clercs et laïcs (clivage qui s’était bien estompé,mais qui est en train de renaître, à ce qu’on entend dire de bien des côtés)que d’appeler des laïcs chrétiens à prendre plus de responsabilités dansl’Église – comme les y invitait d’ailleurs le Concile. En termes encore plusprécis, il s’agit de faire entrer davantage de démocratie dans l’Église. Celaveut dire que les chrétiens laïcs doivent être tenus pour responsables del’organisation du vivre ensemble en Église, de ce qu’ils y font, desactivités qu’ils assument ; ils doivent être considérés comme despersonnes majeures. C’est la condition pour qu’ils soient des croyantsvivants, et même plus simplement pour qu’ils restent en Église. L’Églisefonctionne selon des stru c t u res archaïques, restées mi-féodales, mi-rurales. Cela ne durera pas longtemps, ne serait-ce que par manque deprêtres. L’Église ne pourra vivre en état missionnaire que sur la base deson laïcat restructuré. Ou alors il ne restera dans peu de temps qu’uneorganisation de services religieux, de type sectaire.

L’Évangile appelle l’Église à se décentrer de l’utile et du religieux pourse restructurer sur le pôle évangélique de la gratuité, en vue de la restau-ration de l’ordre symbolique des relations humaines.

La restructuration de l’Église met en cause des prévisions d’avenir etdes conflits de priorité. L’Église est actuellement tiraillée par des forcescontradictoires et en état de schisme virtuel : communautés nouvelles /

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réseaux de type communautés de base / communautés paroissiales detype Vatican II / communautés paroissiales de type traditionnelles c’est-à-dire marquées par un retour au sacré et au passé / traditionalistes /intégristes / folklore JMJ / pèlerinages et rencontres type Taizé.

Si on observe l’âge moyen des communautés paroissiales et si l’onremarque que les jeunes se dispersent et ne viennent pas les renflouer, onpeut prévoir que l’Église ne sera bientôt plus qu’une organisation minori-taire de groupes réduits à finalité cultuelle, et de groupes sans doutedivisés. On peut d’ailleurs prévoir une extinction plus ou moins rapide etmassive des religions du monde sous les assauts de la technologiematérialiste et rationaliste, la même à laquelle succombent en Occident lesconfessions chrétiennes. En effet, quand la religion n’infiltre plus profon-dément le tissu social, les croyances et pratiques religieuses, qui ne sontplus soutenues par la pression sociologique, tendent à s’eff o n d re r.L’hypothèse d’une fin de la religion – au sens de force dominante – estdésormais du domaine de l’envisageable.

D’où vient la fragilité de la religion face à la technologie? C’est qu’ellesconstituent l’une et l’autre un système d’échanges basé sur le principe del’utile. La religion régule les échanges de biens symboliques entre ladivinité et la société et elle est utile dans la mesure où elle fortifie le liensocial sans lequel les individus ne peuvent pas vivre. La technologie, elle,régule les échanges des biens de consommation dont les individus ontbesoin pour vivre agréablement. Quand la société patriarcale basée sur latradition s’effondre, la société civile s’émancipe de l’État, qui perd soncaractère théocratique et l’individualisme triomphe. À ce moment-là, lareligion perd son utilité et la technologie triomphe. Or, l’Église sentant safaiblesse, cherche à survivre en réaffermissant son pôle religieux, parpriorité, se réservant de pourvoir ensuite à sa fonction missionnaire sur labase du religieux. Si notre analyse des risques des temps est juste, ilfaudrait faire le choix inverse : miser sur le pôle missionnaire. Mais cen’est pas une analyse sociologique qui commande ce choix, c’est uneanalyse proprement théologique, à savoir que le christianisme est fondésur la gratuité et non sur l’utilitaire.

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Sur la Croix, Dieu n’a pas cherché sa gloire, il s’est sacrifié au salut dumonde, ou plutôt il a mis sa gloire dans le salut du monde « afin que leshommes vivent et qu’ils vivent en plénitude » (Jn 10,10). L’Évangile neparle que de la gratuité et de la surabondance de l’amour désintéressé etuniversel de Dieu pour les hommes. Et Jésus ne laisse derrière lui aucuneorganisation cultuelle, rien d’autre que le commandement nouveau del’amour (Jn 13,14), nouveau en ce sens qu’il n’en donne pas d’autre et qu’iln’en donne aucune traduction cultuelle et religieuse. L’Église ne doit doncplus se considérer comme le lieu du salut. Il ne peut pas être davantagequestion de considérer les autres religions comme d’autres lieux de salut.Le salut se joue là où le monde est en péril mortel, sur le théâtre dumonde. Ce péril, c’est la victoire de l’utile sur le gratuit, c’est la disso-lution de la relation humaine menacée par l’échange mercantile, ladestruction de l’ordre symbolique. Si, aux origines du judaïsme, l’ido-lâtrie a pu être considérée comme un péril mortel, aujourd’hui c’est bienla perte du symbolique, qui efface l’image de Dieu, en laquelle leshommes peuvent se reconnaître tous frères. D’où la proposition dereconstruire l’Église sur son pôle missionnaire, c’est-à-dire évangélique,en ne concevant plus la mission comme étant ecclésiocentrée - car ce seraitencore de l’utile, même centrée sur la restauration de l’ordre symbolique,qui est l’ouverture de l’humain sur la transcendance – et de la concevoiren toute gratuité : travailler à refaire un tissu d’humanité partout où desdéchirures apparaissent. « Vous avez reçu gratuitement, donnez gratui-tement » (Mt 10,8). « Donnez et on vous donnera… une bonne mesure,tassée et débordante. Car c’est de la mesure dont vous mesurez qu’enretour il vous sera mesuré » (Lc 6,38). Nous miserons donc sur la gratuitéde Dieu. Nous ne compterons pas sur la force du religieux pour sauver lamission ; nous compterons sur la puissance de l’Évangile pour sauverl’Église. À la condition qu’elle opère cette conversion de se laisser porterpar l’Évangile au lieu de prétendre le porter : à nous de préparer cetteconversion.

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Invitation à constituer des petites communautés de disciples

Si donc on entre dans ces vues, il ne s’agira plus de rebâtir l’Égliseautour des lieux de culte, c’est-à-dire de rassembler des fidèles autour desprêtres disponibles, mais inversement de la disséminer, comme il a déjàété dit, c’est-à-dire de constituer de petites communautés évangéliquesbien implantées dans le tissu social, pour apporter l’Évangile partout oùil y en a besoin, pour le mettre à portée des maux dont souffre l’humanité.Réorganiser l’Église sur des bases et à des fins missionnaires. Ce quisuppose que l’Église donnera à ces communautés tous les moyens devivre leur vie chrétienne là où ils exercent la mission. Passer d’une Égliseadministrative à une communion de petites Églises locales, conçuescomme des lieux de vie et de partage selon l’Évangile, des communautésde disciples.

Une communauté missionnaire a besoin de fonder son culte sur le pôleeucharistique de la gratuité.

Où sera le culte en tout cela? Là aussi, une conversion est à faire : nonsacrifier le culte, mais le fonder sur son pôle eucharistique, c’est-à-dire surson pôle de gratuité. Le seul culte qui a son origine directement en Jésus,c’est l’eucharistie. Or, l’eucharistie a trois caractères :

❏ elle est essentiellement action de grâce, gratitude pour le salut déjàet une fois pour toutes accompli par la Croix de Jésus ;

❏ elle est la célébration joyeuse de ce salut, qui est la réconciliationavec Dieu et entre eux, et cette réconciliation est célébrée en « s’accueillantles uns les autres » (1 Cor 11), en se reconnaissant frères, en se pardonnantles offenses mutuelles ;

❏ elle se fait dans l’attente de la venue du Seigneur, dans une attituded’espérance même aussi de vigilance active, qui consiste à lui ouvrir lesportes pour qu’il vienne consommer son salut au cœur des hommes.

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Or, le culte de l’Église est bâti sur l’efficacité, sur la production de bienssymboliques, donc sur l’utile et, par conséquent, sur le pouvoir sacré.C’est sur ce point qu’une conversion sera à accomplir. L’Église devraapprendre à se dessaisir de son pouvoir pour mettre les biens dont elle ala charge à la disposition du plus grand nombre de ses fidèles, selon desmodalités appropriées. Alors qu’elle cherche à sacraliser encore plus sonculte, elle devra faire passer l’eucharistie du pôle religieux vers le pôlemissionnaire (évangélique), faire de l’eucharistie la ressource sacramen-telle de la mission. L’eucharistie distribuée et célébrée avec plus degratuité donnera aux chrétiens le sens de la gratuité, qui inspirera leurconduite missionnaire : puisque le salut a été accompli, la préoccupationne doit plus être de le fabriquer, mais de le distribuer avec allégresse etgratitude, sans arrière-pensée mercantile, partout où il en est besoin.

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José Maria VigilTraduction du livre : Por lo muchos caminos de Dios, page 137 à 155.

SPIRITUALITÉ DU PLURALISME RELIGIEUXUNE EXPÉRIENCE SPIRITUELLE ÉMERGENTE

Pluralisme religieux, dialogue interreligieux, théologie pluraliste desreligions… sont maintenant des « thèmes à la mode ». Depuis quelquestemps, la quantité de publications et de sujets de discussions réaliséesautour des ces thèmes est innombrable. Il n’est pas possible de se rendrecompte de la situation religieuse actuelle de l’humanité sans soulignercette « nouvelle conscience » qui s’est étendue rapidement à travers lemonde. Et comme dit John Hick, c’est une conscience très récente, qui n’acomplètement émergé qu’avec la génération actuelle1. Elle vient d’hiermais elle remplit le monde. Et tout semble indiquer « qu’elle est venuepour rester »…

Qu’est-ce qui provoque ces nouveaux « états de conscience » quisurgissent et s’étendent inopinément à travers l’humanité? Il s’agit, sansdoute, « d’une nouvelle expérience spirituelle ». Les grands courantsthéologiques, les grands mouvements ou transformations culturelles nese produisent généralement pas en réponse à une idée occurrente d’unquelconque penseur génial, mais obéissent à de nouvelles vies spirituellesauxquelles l’humanité – ou une partie significative de celle-ci – se voitmenée. L’Esprit est derrière ces phénomènes, encourageant, conduisant,poussant. Et les esprits les plus éveillés de l’humanité captent cetteprésence du vent et déplient leurs voiles en se laissant porter…

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1. « In Western Christianity this pluralistic consciousness has only emergedduring the lifetime of people now living… » (J. HICK, God has Many Names,Westminster Press, Philadelphia, 1980, p. 7).

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Aujourd’hui nous vivons cette nouvelle expérience spirituelle. Il y a unEsprit nouveau, qui nous entoure, nous défie, presque chaque jour, dansune multitude de gestes, de réflexions, de nouvelles pratiques. Noussommes dans un mouvement de transformation. Historiquement, noussommes en train de passer du « christocentrisme » au pluralisme. Il y a dela peur, il y a de la résistance… et en même temps il y a de l’attirance, etde la clarté et jusqu’à l’évidence qui s’impose lentement mais irrésisti-blement… C’est un kairos, un point de réflexion important, qui va intro-duire des changements très profonds : une nouvelle époque qui succéderaà dix-neuf siècles d’exclusivisme et à peine à un de christocentrisme…

Il est donc très important d’être attentifs à ce kairos. Il faut s’informersur l’esprit qui l’anime, pour le discerner et l’aider. Et c’est ce que prétendfaire ce texte bref. Il veut être une simple tentative de capter et systéma-tiser cet esprit ou « spiritualité du pluralisme religieux » qui granditparmi nous. Quels sont ses traits les plus importants ? Nous décrivons lesprincipaux.

Pluralisme de principe face au vieux pluralisme de fait

Depuis toujours, dans la vie du simple croyant, les autres religionsn’existaient pas. En premier lieu parce qu’elles restaient hors d’atteinte desa perception. Et en second lieu, parce que si elles arrivaient à êtreperçues, elles étaient considérées comme une réalité négative. Dieu nousavait manifesté, à nous les êtres humains, sa propre volonté, son offre desalut, nous indiquant le chemin vers Lui, qui était « notre » religion, maisil arrivait que d’autres peuples se perdent dans des superstitionsreligieuses qui supplantaient pour eux la vraie et unique religion, la nôtre.

Cette vision se donnait dans toutes les religions. Elles toutes se consi-déraient comme « la religion », l’unique, la vraie face aux autres, les

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« fausses religions », qui étaient des créations des hommes, « croyance »,superstitions, voire même parfois des cultes diaboliques. La pluralité dereligions était alors un triste fait, un fait négatif ; c’était un pluralisme defait, mais qui n’était pas la volonté de Dieu, qui n’était pas un « pluralismede droit ».

Or aujourd’hui, c’est cela qui a changé. Un nouvel esprit se répand àtravers l’humanité. Les êtres humains ont maintenant une autreperception. Ils perçoivent les religions avec une autre sensibilité. Commeles cultures, les religions font partie du capital le plus précieux despeuples. Elles constituent, d’une certaine manière, son identité parce qu’iln’y a rien de mal à ce qu’il y ait plusieurs religions. Il n’apparaît aujour-d’hui plus acceptable de penser qu’il n’existe qu’une religion bonne etvraie et que toutes les autres son mauvaises et fausses. Non : « toutes lesreligions sont vraies ». Parce que Dieu aime tous les peuples. Dieu les acréés, et chacun d’eux, avec son identité, sa religion et sa culture, estl’œuvre de ses mains, éclat unique de sa lumière multicolore.

Les croyants ne perçoivent plus maintenant le pluralisme religieuxcomme un fait triste, mais comme une volonté positive de Dieu. Non pluscomme un pluralisme « de fait », comme un fait triste, mais comme unpluralisme voulu par Dieu, de droit, « de droit divin ». « Pluralisme deprincipe » comme dit la théologie.

Cela signifie un changement radical d’attitude face à la pluralité desreligions : c’est maintenant une attitude positive, de révérence et derespect, qui voit en elles une œuvre de Dieu. Cela signifie aussi unchangement de l’image de Dieu même : avant, nous croyions en un Dieuqui avait choisi un peuple et qui s’était désintéressé des autres… ;maintenant, nous percevons l’image d’un Dieu plus universel, moinsparticulier, qui ne se restreint ni s’attache à un peuple mais qui est enrelation avec tous les peuples.

Spiritualité du pluralisme religieux

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Une grande méfiance vis-à-vis des attitudes de privilège ou d’exclusivité

Il y a une perception croissante par la consciente actuelle del’humanité, que les attitudes d’« exclusivisme » religieux sont non viableset injustifiées. De plus en plus, une majorité de fidèles religieux modernes,de n’importe quelle religion, perçoit, comme par un sixième sens, sansmême savoir expliquer le pourquoi par la raison, que leur propre religionne peut être « la seule véritable ». C’est-à-dire : le vieil exclusivisme quidisait « hors de notre religion, il n’y a pas de salut » n’est plus accepté.

Ce changement signifie aussi une transformation de l’image que nousavons de notre propre religion ainsi que l’image même de Dieu. Nous nepensons plus que notre religion est la seule véritable, et nous nepercevons plus Dieu comme le « nôtre », mais celui de tous les peuples etde toutes les religions.

Le refus qui, au milieu du siècle passé, a été commun contre l’exclusi-visme, est aujourd’hui en train de s’étendre dans le domaine théologiquejusqu’à l’inclusivisme. De plus en plus de croyants perçoivent que l’inclu-sivisme ne peut être qu’une forme d’exclusivisme, une forme tempérée etmoins omnipotente, mais exclusivisme quand même à la fin. Commedisait Hans Küng sur la théorie inclusiviste de Rahner des « chrétiensanonymes », c’est une forme très polie de conquérir et soumettre l’autreavec une étreinte. L’inclusivisme, qui est toujours la position officielle, ases jours comptés face à l’irruption de cette spiritualité du pluralismereligieux.

Dans ce même sens, une autre catégorie qui commence à être rejetéeest celle de l’« élection ». Il s’agit d’une catégorie qui est égalementbiblique, enracinée dans le Premier (Ancien) Testament, et faite proprepar le Nouveau Testament. L’ « é l e c t i o n » d’Abraham, le Peuple« choisi »… Il y a encore seulement quelques années, le bibliste reconnuG e rh a rd Lohfink donnait une justification brillante des raisons du

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« pourquoi Dieu a besoin d’un peuple propre » et raisonnait théologi-quement en montrant que « ce peuple est concrètement Israël »2. Touteune « constellation de magnitudes : lieu convenable, moment propice etpersonnes adéquates » montraient la profonde convenance de l’électiond’Israël de la part de Dieu, élection qui « est comme une anticipation dumystère de l’incarnation du fils de Dieu dans ce peuple »3.

A. Torres Quiruga, un des théologiens qui s’est le plus distingué parson intérêt pour le thème du pluralisme religieux, nous semble observerune évolution significative : il y a encore dix ans, il tentait de justifierthéologiquement le concept de l’élection ; dans son dernier texte que nousconnaissons, il propose l’abandon clair et net de la catégorie d’élection4.Mais ce ne sont pas les théologiens qui vont nous faire découvrir l’inadé-quation de ce concept ; c’est plutôt la nouvelle spiritualité émergente dupluralisme religieux qui fait que nous percevons cette inadéquation, et lesthéologiens sont ceux qui expriment de façon adéquate ce que tous, detoute manière, nous percevons dans notre esprit.

Une grande ouverture à la complémentarité et l’interreligieux

De nos jours, de nombreuses interdictions quant à la participation deschrétiens par exemple aux célébrations d’autres confessions chrétiennes etplus encore à celles des religions non-chrétiennes sont encore en vigueurlégalement. Les normes officielles de l’Église catholique interd i s e n t

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2. ¿Necessita Dios la Iglesia?, San Pablo, Madrid 1999, p. 48 s. L’original est de1998 : Braucht Gott die Kirche ?

3. Ibidem, p. 56. Pour John HICK, c’est précisément l’incarnation qui est la clé devoûte expliquant la conscience de supériorité du christianisme : A metàfora dodeus Encarnado, Vozes, Petròpolis 2000.

4. El dialogo de las religiones, en Vaticano III. Como lo imaginan 17 cristianos ycristianas, Herder, Barcelona, 2001.

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encore de communier à d’autres cultes ou de prêter attention auxmessages des « livres sacrés » qui ne soient pas de la Bible. Mais cela restedans le monde des relations institutionnelles : le monde des influencesmutuelles religieuses est beaucoup plus varié et incontrôlable : il n’est paspossible de mettre des barrières autour de la campagne. Qui, chrétien ounon, sérieusement préoccupé par le religieux et par sa répercussion surl’humanité, n’a pas senti à un certain moment l’urgence d’enrichir la viede sa tradition par les contributions des autres? Plus encore, ne sommes-nous pas nombreux qui ont expérimenté que notre vie actuelle estmaintenant, de fait, beaucoup plus riche que ce l’on pense de façonordinaire et ce par le contact des autres traditions? Pensez, simplement, àl’influence croissante de la spiritualité orientale sur notre façon de prier etd’accueillir la présence de Dieu dans la vie. Personnellement, je ne remer-cierai jamais assez le contact avec un jésuite indien – jésuite hindou ? –Antonio de Melo. L’accueil de ses œuvres – et de toute la littérature spiri-tuelle comparable – montre qu’il s’agit d’un phénomène qui va bien au-delà de l’individuel5.

Les religions ne se rencontrent plus les unes avec les autres seulementdans les livres religieux qui traversent les frontières, mais aussi dans larue, dans les moyens de communication, dans les escaliers des logements,dans les unions matrimoniales, dans les migrations, de partout.Aujourd’hui, dans la société actuelle, plurielle et interreligieuse commejamais, « la religion authentique implique nécessairement une relationavec les autres religions, et pour l’être humain, être religieux, c’est êtreinterreligieux »6.

Nous percevons tous que la lumière de Dieu ne s’enferme dans aucunereligion. N’importe quelle religion, qui est aussi humaine et culturelle, estincapable d’enfermer en elle toute la richesse de Dieu, pouvant trouver endehors d’elle, dans d’autres religions, d’autres éclats de la lumière deDieu qu’elle n’a pas captée en elle-même de la même forme ou avec lamême intensité. Ainsi, d’un point de vue plus spécifiquement théolo-

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5. A. TORRES QUEIRUGA, El dialogo de las religiones, Sal Terrae 1992, p. 30.6. J. DUPUIS, Verso una teologia del pluralismo religioso, Queriniana, Brescia, 1997,

p. 19-20.

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gique, on peut dire que la doctrine chrétienne de la Trinité nécessite unpeu de l’obstination islamique dans l’unicité de Dieu ; que le vide imper-sonnel du Bouddhisme a besoin de l’expérience chrétienne du Toi divin ;que les contenus prophético-pratiques du Judéo-christianisme severraient sainement complétés par l’accentuation orientale de la contem-plation et de la gratuité de l’action7.

Il ne s’agit pas de plaider pour un éclectisme confus ou la perte desidentités. Il s’agit, en fait, de ne pas se sentir prisonnier de ces frontièresrigides de méconnaissance et d’excommunications mutuelles.Aujourd’hui, les personnes religieuses vont l’être de plus en plus de façoninterreligieuse8.

Un nouvel esprit missionnaire

Un des points les plus sensibles du christianisme qui se voit boule-versé par l’irruption de ce nouvel esprit pluraliste est celui de la mission.C’est logique. Dans le christianisme par exemple, durant dix-neuf sièclesla mission a été fondée sur l’exposé exclusiviste : « en dehors de l’Église,il n’y pas de salut ». Durant de longues périodes de l’histoire de l’Église,on pensait « aucun de ceux qui se trouvent en dehors de l’Église catho-lique, non seulement les païens, mais aussi les juifs, les hérétiques et lesschismatiques, ne pourront participer à la vie éternelle. Ils iront au feuéternel qui a été préparé pour le diable et ses anges »9. Saint FrançoisXavier a été aux Indes Orientales gêné par un missionnaire zélé,

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7. P. KNITTER, No Other Names ?, Orbis Books, Maryknoll, 2000, p. 221.8. P. KNITTER, Introducing Theologies of Religions, Orbis Books, Maryknoll, 2000,

p. xi.9. DS 870 (Unam Sanctam), DS 1351 (Concile de Florence). Pie IX le tient pour un

dogme, affirmé et réaffirmé : F.A. SULLIVAN, ¿ Hay salvación fuera de laIglesia?, Desclée, Bilbao, 1999, p. 136 s.

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convaincu que tous ceux qui mourraient sans connaître Jésus Christn’atteignaient pas le salut… Il y a encore cinquante ans à peine, Pie XIIparlait des millions d’êtres humains qui « se trouvent dans les ténèbres etles ombres de la mort », comme dit le psaume 107, psaume que lesencycliques missionnaire s1 0 appliquaient traditionnellement aux« païens »11. Il y a encore des auteurs qui continuent à parler avec natureldes « païens » de l’actualité, sans aucun type de recours à la métaphore12.

Quand une religion dépasse l’exclusivisme – comme c’est le cas actuel-lement du christianisme – toutes ces motivations de la mission qui étaientfondées sur l’exclusivisme tombent avec lui. Et même quand l’inclusi-visme entre aussi en crise, la mission renouvelée qui se fondait sur luientre en crise. Aujourd’hui la mission fait toujours sens, mais seulementune mission basée sur une perspective pluraliste.

La mission ne va pas apporter le salut dans un lieu qui serait uneespèce de « vide sotériologique », jeûne de salut, parce que ce lieu n’existepas. Comme l’a dit la théologie de la libération avec une phrase célèbre,« le premier missionnaire tarde toujours à venir : le Dieu Trinité esttoujours arrivé avant ». Le missionnaire ne pourra apporter le salutcomme si, sans sa présence, le salut n’aurait pas pu arriver ou être làdepuis toujours. Aujourd’hui, la mission ne peut plus être orientée –comme elle l’a pratiquement toujours été – pour implanter l’Église commeson objectif principal… De plus, même Jésus n’avait pas comme objectifde fonder une Église, ni de l’étendre de façon missionnaire13. La cause deJésus était autre.

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10. Evangelii Praecones 227 ; trente ans plus tôt, c’était Benoît XV dans sonMaximum illud 7.

11. Dans le monde protestant, il y a déjà 40 ans, le Congress on World Mission deChicago, déclarait : « Depuis la dernière guerre, plus de mille millions depersonnes sont passées dans l’éternité et plus de la moitié est allée à l’enfersans connaître Jésus Christ ». Cf. les actes publiés par J.O. Percy, EerdmansPublishing Co. 1961, p. 9.

12. J.A. SAYES, par exemple en Cristianismo y religiones, San Pablo, Madrid, 2001.13. Aujourd’hui, par exemple, il y a accord général parmi les exégètes sur la

conclusion canonique de Marc 16,9-20, qui en fait ne fait pas partie del’évangile écrit par l’évangéliste. Cf. G. BARBALIO et R. FABRIS, O sEvangelhos (I), Loyola, São Paulo, 1990, p. 620-621.

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La Mission fait sens, oui, mais un autre sens. Dans un contexte dethéologie et de spiritualité pluraliste, la mission centrée en Dieu (théocen-trisme), dans le Dieu du Règne et dans le Règne de Dieu. La mission estune impulsion vers les autres peuples et religions, pour partager avec eux– dans les deux directions – la recherche religieuse. Pour enseigner et pourapprendre. Pour annoncer notre bonne nouvelle et pour écouter lesbonnes nouvelles que les autres ont certainement aussi à nous offrir. Sanspenser qu’a priori, les autres devraient abandonner leur religion et adopterla nôtre pour pouvoir approfondir leur rencontre avec Dieu.

Aujourd’hui, nous sentons mieux que la conversion – comme lechangement de religion – n’est pas nécessaire : les autres doiventrencontrer Dieu en principe sur le chemin que Dieu leur a donné. Laconversion qu’il faut donner est autre : la conversion à Dieu, au Dieu duRègne et au Règne de Dieu, cette même conversion qui est impérativeaussi pour nous-mêmes. Nous, nous ne voulons pas que l’autre cessed’être bouddhiste, musulman ou hindou, mais qu’il soit un meilleurbouddhiste, un meilleur musulman ou un meilleur hindou. La conversionà une autre religion, bien sûr, n’est pas écartée, tant que l’une des deuxparties sent qu’elle pourra mieux avancer vers sa plénitude religieuse parl’autre chemin, mais cela ne sera pas le chemin normal ni la norme de lamission. Il est certain que la mission – en tant que dialogue – ne sera pascomplète tant que de notre côté nous n’annoncerons pas Jésus Christ,comme elle ne sera pas complète non plus tant que les bonnes nouvellesreligieuses des autres ne nous seront pas données.

Cette nouvelle vie de la mission demande beaucoup plus de nuances,mais ce qui est dit est suffisant pour comprendre que ce nouvel esprit dupluralisme religieux comporte, effectivement, pour la mission, unesecousse authentique, une transformation dont elle sortira renforcée etrenouvelée.

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Relecture de la christologie

Depuis des années déjà, la problématique fondamentale de la sotério-logie n’est pas l’ecclésiologie mais la christologie. Quel est le rôle duChrist dans le salut ? Évidemment, il s’agit d’un point très sensible, dû aurôle absolument central et « absolument absolutisé » qui a caractérisé laconstruction théologico-dogmatique autour du personnage du Christ.

Le nouvel esprit du pluralisme religieux est en train de produire, surdivers fronts, un dégel des attitudes rigides et absolutisées auxquellesnous étions habitués. En premier lieu, les textes mêmes du Second(Nouveau) Testament qui constituent la base exégétique de la dogmatiquechristologique sont soumis à une nouvelle étude. Il s’agit, trèsbrièvement, de textes qui sont écrits dans un langage doxologique,confessionnel, voire même liturgique et dévotionnel, avec lequel lesauteurs ne voulaient pas faire de théologie ni de philosophie, ni – encoremoins - de dogmes. Hick le dit avec une phrase symbolique : « la poésiefut prise pour prose, et la métaphore pour métaphysique »14.

D’autre part, arrive le thème de l’histoire : « quel rôle ces dogmes ont-ils joué dans l’histoire du christianisme, quelles attitudes ont-ilslégitimées ? »15 Le jugement actuel envers l’histoire du christianisme estplutôt sévère : ses invasions, ses guerres, croisades, conquêtes, colonisa-tions, néocolonisations, impérialismes… presque toujours accompagnésd’une présence de l’Église qui globalement les a légitimés, et d’uneévangélisation et action missionnaire qui complétaient dans le domainespirituel ce qui se faisait dans le domaine politique et économique. Ils sontaujourd’hui examinés sous une nouvelle perspective critique historico-

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14. L.c., spécialement au chapitre 10, p. 136 s.15. Ibid., chapitre 8, p. 111 s. « Les doctrines orthodoxes qui donnent des fruits non

éthiques sont, pour en dire un minimum, très suspectes ». P. KNITTER, Towarda Liberation Theology of Religions, in HICK-KNITTER, The Myth of ChristianUniqueness. Toward a Pluralistic Theology of Religions, Orbis Books, Maryknoll,1998, p. 178.

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idéologique. Pour nous référer à un seul cas emblématique : dans la lettredu Requerimiento, cette plaidoirie que les conquistadors espagnols lisaientet proclamaient aux indigènes en arrivant aux Amériques, pour les avertirque toutes les terres étaient les leurs parce que c’est ainsi que le Pape lesavait données au roi catholique, incluait comme pièce clé de l’argumen-taire théologique la médiation du Christ, Dieu incarné, propriétaire detoute la terre, et de qui le Pape était le lieutenant.

D’autres abords de cette problématique sont la genèse même de l’éla-boration dogmatique durant les premiers siècles jusqu’aux concilesdécisifs de Nicée et Calcédoine ; ou l’étude de plausibilité des catégoriesontologiques impliquées dans la dogmatique (nature, personne,hypostase…) sans mésestimer les optiques plus récentes comme celles desthéologies politiques européennes du XXe siècle, qui dénoncent le rôlesexiste et raciste que peut jouer et, qu’en fait, a joué une christologie danslaquelle on prédit que la perfection de l’humanité a été atteinte dans l’êtrehumain masculin et blanc…16

Tout fait penser que la christologie a devant elle de nouveaux défis àaffronter, et qu’ils sont d’une telle envergure qu’aujourd’hui nous nepouvons pas prévoir le déroulement que cette évolution va prendre. Cesera peut-être un travail pour plusieurs générations17. En tout cas, pour lemoment, il n’est pas fondé de faire des affirmations gratuites dans un sensou dans l’autre, mais, simplement, d’être ouverts à la réflexion et audiscernement et de savoir avoir la patience de l’histoire. Nous affirmonstous le caractère unique et universel du Christ : ce qui est à réinterroger,c’est le caractère rigide qu’ont pris les affirmations classiques qui ont étéfaites à propos de son absoluité.

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16. T. DRIVER, Christ in a Changing World. Toward an Ethical Christology, Crossroad,New York, 1981, p. 22 ; R. RUETHER, To change the World and Cultural Criticism,Crossroad, New York, 1981, p. 4 ; P. KNITTER, No Other Name ?, p. 163.

17. J. HICK, God has Many Names, p. 125.

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Un nouvel esprit critique et pénitentiel

Le christianisme a été la première grande religion qui a fait unerelecture de son patrimoine théorique en le confrontant à la science. Denos jours, une attitude de la critique historique sur la propre traditionchrétienne, tant institutionnelle que populaire, s’est généralisée dans lamajeure partie du peuple chrétien moyennement cultivé.

Les « maîtres du soupçon » et leur sens critique font désormais partie,qu’on le veuille ou non, de la culture moderne occidentale, et le christia-nisme ne peut échapper à cela. Aujourd’hui, aucun croyant n’estscandalisé d’entendre que la religion est fréquemment autre chose que cel’on dit. Un nouvel esprit tourne dans l’air, et nous rend tous enclins àdouter devant la facilité d’une doctrine qui devient « idéologie », c’est-à-dire, une justification des intérêts propres face aux intérêts étrangers. Oucombien fréquemment une doctrine que nous proposons comme« volonté de Dieu », ou comme « révélée », est en réalité une forme incons-ciente d’obtenir ou de maintenir un état de privilège, un contrôle de lasituation ou une supériorité culturelle ou économique. Aujourd’hui nousvoyons avec clarté que l’histoire est surchargée d’exemples similaires.

Cette « herméneutique du soupçon » nous amène à questionner lesaffirmations théologiques et doctrinales qui sont derrière ces attitudeshistoriques clairement idéologiques. Et l’Évangile le dit : « Par ses fruits,vous les reconnaîtrez ». Les doctrines « orthodoxes » qui donnent demauvais fruits sont – pour le moins – très douteuses18.

Tout cela s’applique aussi, concrètement, à notre théologie desreligions, à la « carte » que nous nous faisons de la position de notrereligion dans l’ensemble des religions. Serait-il possible que Dieu ait faitles choses précisément en nous mettant au centre de tout et dans une

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18. P. KNITTER, Toward a Liberation Theology of Religions, in HICK-KNITTER, TheMyth of Christian Uniqueness. Toward a Pluralistic Theology of Religions, OrbisBooks, Maryknoll 1998, chap. 11, p. 178.

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position tant privilégiée? Nos propres intérêts et notre idéologie nousauraient-ils influencés dans le tracé de cette « carte »? Est-ce que l’autocompréhension des Églises qui ont légitimé l’oppression sexiste, raciste,classiciste et religieuse peut être théologiquement véritable?, demandentceux d’Asie19. Quelque chose de profond nous va bien dans l’exclusivismeet dans l’inclusivisme, quand nous les voyons engendrer ces attitudeshistoriques d’omnipotence et de manque de respect envers les autresreligions et cultures, quand ils nous rendent incapables de dialoguercomme des frères, « en égalité » (par cum pari) ?

C’est un esprit d’honnêteté, qui n’accepte pas de « cacher la vérité avecl’injustice ». C’est un esprit d’humilité, qui ne peut pas accepter lespropres attitudes d’omnipotence que nous avons adoptées dans le passéet que nous sommes toujours poussés à maintenir en vertu de ces« théologies douteuses ». C’est un esprit pénitentiel, qui demande pardonpour notre histoire de croisade, de conquête, de colonisation culturelle etreligieuse. C’est la nouvelle humeur qui imprime chez les chrétiens et lesthéologiens ce nouvel esprit de pluralisme religieux.

Un nouveau type de vérité

« La Vérité nous rendra libres » a dit Jésus. Pilate lui a demandé : « Etqu’est-ce que la Vérité? ». La question se pose aujourd’hui à nouveau. Lemodèle de vérité que le christianisme a cultivé depuis le tout début de sonhistoire a été le modèle grec. Les ciments de ce modèle sont dans lesprincipes logiques et métaphysique aristotéliciens : le principe d’identitéet le principe de non contradiction. Une chose est ce qu’elle est et elle nepeut être autre chose. Une même chose ne peut pas être et ne pas être à la

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19. T. BALASURIYA, A Third World Perspective, en Doing Theology in a dividedWorld, Virginia Fabella and Sergio Torres (eds), Orbis, New York, 1985, p. 202.

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fois sous le même rapport. Ou c’est une chose ou c’en est une autre, maiselle ne peut pas être les deux à la fois. C’est le modèle de vérité parexclusion : je suis moi parce que je ne suis pas toi. Le modèle occidentalde vérité, avec l’incroyable développement que la logique aistotélico-scolastique a acquis, a été très utile pour la construction de systèmesthéoriques impeccables quant à la précision de ses énoncés, la correctionde ses argumentations et la légitimité de ses conclusions, en se basant surce modèle de vérité d’exclusion, qui seul produit la sécurité des affir-mation absolues. L’Occident, et en lui le christianisme, ont fait étalage dela sûreté de leurs conclusions, de leurs affirmations absolues, de leursûreté et convictions face aux systèmes de vérité – scientifique, culturelleou religieuse, non occidentales.

Ce modèle occidental grec aristotélicien de vérité est entré en crise il ya longtemps. Et le nouvel esprit de pluralisme religieux a précisémentrapport à l’émergence d’un modèle distinct de vérité. Aujourd’hui,courent des temps de « deshéllènisation », de « désoccidentalisation »,d’ouvertures à d’autres approches de la vérité. « Les catholiques, commeles chrétiens en général, sont en train de se rendre compte que pour quequelque chose soit vraie, ils n’ont pas besoin qu’elle soit absolue »20.

On reconnaît aujourd’hui, de façon croissante, que la vérité a uncaractère plus inclusif qu’exclusif, plus pratique que théorique, plusévolutif que fixe, historique plus que physique ou naturel. La vérité estcomme la vie : elle grandit, se développe, évolue. Nous ne la détenonsjamais complètement mais nous la découvrons progressivement. Laprogression de l’histoire permet d’accéder à de nouveaux points d’obser-vation qui donnent de nouvelles perspectives, de nouvelles visions, unenouvelle configuration de la vérité, toujours en mouvement. Aujourd’hui,nous reconnaissons le caractère multi-relationnel que tout a : tout est reliéà tout, tout ce qui existe co-existe et est imbriqué mutuellement avec toutce qui l’entoure.

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20. P. KNITTER, No Other Name ?, p. 219.

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Au niveau des vérités absolues, on ne peut pas jouer à l’exclusioncomme avec des « vérités claires et distinctes ». Dans la profondeur de cemystère pour lequel nous croyons avoir besoin d’expressions absolues,nos affirmations ne peuvent enfermer le mystère dans des affirmationsmathématiques maniables, parfaitement délimitées, mutuellement exclu-sives. Les vérités profondes ne peuvent pas être maniées comme desobjets contrôlables : « une vérité profonde s’exprime dans un énoncé dontl’opposé est aussi une vérité profonde ; une vérité superficielle s’exprimedans un énoncé dont l’opposé est faux », dit Niels Bohr21.

Dans ce nouveau modèle de vérité, bien des constructions théologico-dogmatiques, qui ont prétendu distiller en laboratoire une vérité parfai-tement délimitée par des formules définies et contrôlées, tombent devantl’évidence qui s’impose que la Vérité qui nous rend libres est, elle-même,libre et insaisissable. Les affirmations exclusivistes et inclusivistes, qui ontla prétention d’absoluité exclusive face à la recherche religieuse ancestralede secteurs immenses de l’humanité, suscitent simplement aujourd’huiun sourire bienveillant plus qu’un rejet irrité. L’esprit de pluralismereligieux opte pour un autre modèle de vérité et pour d’autres attitudesface à la vérité : attitude d’écoute infatigable, de spiritualité intégrale, detolérance, de complexification et d’interrelation… d’humilité enfin. C’estpour cela que le dialogue avec ceux qui sont encore dans le vieux modèlede vérité est difficile.

La libération des pauvres comme critère herméneutique

Dans plusieurs des traits de cet esprit que nous avons déjà évoqué,celui que nous voulons refléter maintenant est impliqué : la dimensionlibératrice. La bonne nouvelle pour les pauvres continue à être pour les

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21. Atomtheorie und Naturbeschreibung, Berlin, 1931, p. 143.

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chrétiens qui se sentent attirés par cet esprit de pluralisme religieux,comme il le fut pour Jésus, la pierre de touche : un critère central quiréajuste tout le précédent et se fixe au réalisme de la vérité de l’amour.

Ce que nous avons dit de l’« herméneutique éthique » et de l’attitudecritique a rapport à cette dimension libératrice : il n’est pas possiblequ’une vérité religieuse soit réellement vérité, si elle n’est pas libératrice,ou – encore moins – si elle entre en connivence avec un systèmed’oppression, de quelque genre que ce soit. La vérité vous rendra libres,et vous rendra libres pour libérer. Si la vérité de la religion ne libère pas,si elle n’est pas bonne nouvelle pour les pauvres, elle n’est pas unereligion véritable.

Nous pouvons poser un critère général : « Une religion est véritable etbonne dans la mesure où elle n’opprime ni détruit l’humanité, mais si ellela protège et l’encourage »22. Nous sommes ici à un premier niveau où lepauvre à libérer est l’humanité elle-même. À un second niveau de plusgrande concrétion, le pauvre à libérer est le prochain en général, parrapport auquel l’« éthique minimale » est recueillie dans la « règle d’or » :ne fais pas aux autres ce que tu ne veux pas que l’on te fasse. Aujourd’huinous savons que cette règle d’or est, avec des mots très similaires, danspresque toutes les autres religions. À un troisième niveau, cette règle d’orse concrétise dans et par les pauvres, et cela est le fondement de l’option.

Tout cela ne repose pas dans de nouvelles théories, mais dans cet espritauquel nous nous référons, qui crée une sensibilité et une prédispositionde conscience qui s’impose au sujet précédent, même sans connaître lesargumentations théologiques qui les justifieraient. C’est une intuitionplus qu’une théologie, un esprit plus qu’une norme morale.

À la lumière de cet aspect de libération des pauvres comme critèreherméneutique, nous pourrions amener ici un plus grand approfondis-sement. Qu’est-ce que la religion en définitive ? Comment, où l’homme

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22. H. KÜNG, Teologia para la posmodernidad. Fundamentación ecuménica, Alianza,Madrid, 1989, p. 187. Cf. aussi L. SWINDLER, The Dialogue Decalogue, enJournal of Ecumenical Studies, 20/1 (1983) 10.

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réalise-t-il sa rencontre la plus profonde avec Dieu, que la religion ditviabiliser? Les origines du judéo-christianisme sont claires sur ce point.Une phrase de Van der Meersch qui marqua Alfonso Carlos Cominpourrait exprimer de façon plastique cet esprit qui unit la Vérité religieuseet la libération : « La Vérité, Pilates, est celle-là : mettez-vous du côté deshumbles et de ceux qui souffrent ». Sentence que nous pouvons mettre enparallèle avec les mots de Jacques (1, 27) : « La véritable religion, c’est derendre visite aux orphelins et aux veuves et de rester non contaminé parla corruption ». On pourrait citer ici d’innombrables passages bibliquesqui indiquent la même chose23. Pour le judéo-christianisme, la véritablereligion, c’est l’amour et la justice, l’engagement pour la construction d’unRègne de Dieu qui soit « vie, vérité, justice, paix, grâce et amour », pourtous, mais en premier lieu pour les pauvres, qui sont ceux qui souffrentd’injustices et ceux qui sont privés de leurs droits.

D’autres religions ont trouvé accès à Dieu à travers la nature ; d’autresl’ont trouvé dans l’expérience intérieure subjective ou intersubjective. Lejudéo-christianisme l’a trouvé exclusivement dans la rencontre libératriceavec le pauvre (Mt 25,31 s). Nous pensons que dans le dialogue interreli-gieux mondial qui s’étend aujourd’hui, cela pourrait être son principalapport.

Ceux-ci sont seulement quelques traits parmi tous ceux que l’onpourrait signaler, pour la caractérisation de cette nouvelle spiritualité dupluralisme religieux qui est en train d’envahir le monde. Avec lui, ledialogue entre les religions entre, sans doute, dans une nouvelle étape.

Spiritualité du pluralisme religieux

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23. Nous nous permettons de signaler : « Il t’a été expliqué, homme, ce que leSeigneur désire de toi : que tu défendes le droit et aimes la loyauté, et que tusois humble avec ton Dieu » (Mi 6,6-8).

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Risto JukkoPasteur finlandais, docteur en théologie.

LE DIALOGUE DU CHRISTIANISME AVEC LES AUTRESTRADITIONS RELIGIEUSES ET LA DOCTRINE DE LA TRINITÉ

Qu’est-ce que le dialogue interreligieux?

Les chrétiens du XXe siècle ont été beaucoup plus intéressés par ledialogue avec les non-chrétiens que ces derniers avec les chrétiens. Parexemple dans le dialogue entre le christianisme et l’islam la grandemajorité des musulmans ne montre guère d’intérêt pour le messagechrétien dont ils voient le Coran comme la perfection. Cette attitude mèneparfois à la frustration du côté chrétien. Ainsi est-il généralement reconnuque le dialogue islamo-chrétien n’est pas facile.

Dans le dialogue entre chrétiens et non-chrétiens l’entente se faitd’emblée tant qu’ils discutent au niveau général de la justice sociale, desvaleurs morales et de la paix mondiale, mais dès qu’ils commencent àparler plus précisément d’attentes inclues dans ces concepts, ou desresponsabilités du dialogue, ou du contenu exact du dialogue, l’ententedevient facilement mésentente.

Le « dialogue interre l i g i e u x », « dialogue entre les traditionsreligieuses » ou tout simplement souvent « dialogue » est un des termesclés de la théologie chrétienne des religions. Malheureusement le sens de

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ce terme est assez vague1. Il contient des attitudes et aussi des sens diversenvers l’autre, ce qui peut signifier que l’on n’a pas pensé jusqu’au boutles buts et la direction du dialogue. Dans le langage quotidien le mot« dialogue » peut signifier plusieurs choses dans différents contextes.Normalement il est attaché à la communication : il signifie un langage oralet aussi un discours écrit entre deux ou plusieurs partenaires. Le PetitRobert, lui, confirme ces deux sens2. Étymologiquement le mot françaisvient du mot grec dialogos, « entretien ».

Les dialogues écrits sur les sujets religieux et philosophiques ont unelongue histoire qui peut être laissée de côté ici3. Le dialogue modernecomme concept philosophique peut être ramené à deux origines : primo,au personnalisme judéo–chrétien4, secundo, au problème méthodologiqueet existentiel continu de « l’Autre » ou de « l’Être autre », à partir de lapensée ego cogito de R. Descartes. Ces deux origines gouvernèrent la

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1. Par exemple le Conseil œcuménique des Églises dans son manuel Lignes direc -trices sur le dialogue (Genève 1979, 7-8) l’admet : « On ne peut pas définir préci-sément le terme de “dialogue”, pas plus que celui de “communauté” ; il s’agitplutôt de le décrire, de le vivre, d’en faire un style de vie. » Cf. Considérationsœcuméniques sur le dialogue et les relations avec les autres religions (Genève, 2003,10) : « … les partenaires engagés dans le dialogue devraient être habilités àparticiper à une recherche commune de la justice et de la paix et à une actionconstructive pour le bien de tous les êtres humains. » Cf. Sperber, 2000, 340-341 : « So, in fact, there has not been the slightest bit of progress withanswers… To speak of a “theology of dialogue” as a specific locus or of a dialo-gical theology is more like wishful thinking. Absolutely everything in the contextof dialogue that has to do with theology and theological decisions is still very muchdisputed. » (C’est moi qui souligne.)

2. Le concept est ainsi compris, entre autres, dans le guide pour le dialogue del’Église évangélique luthérienne de Finlande Suunnista uskontojen maailmassa(S’orienter dans le monde des religions) 2001, par exemple p. 7 (je traduis dufinnois) : « L’entretien ou dialogue de l’Église avec les autres traditionsreligieuses et idéologies est devenu un thème central dans le mouvementœcuménique et en plusieurs églises à partir des années soixante ».

3. Voir par exemple Heinrichs, 1972.4. Par « personnalisme » on entend ici un courant philosophique né au XIXe siècle

qui met l’accent sur la personnalité comme la valeur suprême et le concept clé.Elle donne son sens à toute réalité. Le personnalisme est normalement profon-dément théiste. Les noms européens les plus connus ont été les français C.B.Renouvier, M. Blondel et E. Mounier. Une bonne introduction sur le sujet estpar exemple Mounier, 2001 (1949).

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pensée dialogique du XVIIIe au XIXe siècle. Le siècle des Lumières, parexemple la parabole des anneaux de G.E. Lessing dans le Nathan le Sage,enracina le concept de dialogue dans l’Europe occidentale, plus particu-lièrement dans la philosophie des religions. Dans la philosophie moderne« dialogue » signifie un entretien qui mène, à travers le partage commun,à un « Entre-Deux » des personnes, à un état commun des sens despersonnes. F. Ebner, F. Rosenzweig et M. Buber présentèrent une nouvelleidée sur Tu, en rapport étroit avec l’existentialisme. Au niveau pratiqueces philosophes considérèrent le dialogue comme un principe éthique etpédagogique. Le concept moderne du dialogue commença à avoir uneffet sur la théologie aussi.

Dans la théologie, le dialogue interreligieux a une longue histoire, àpartir du premier siècle chrétien. Le discours de Paul à Athènes (Actes17,22-31) est considéré comme le modèle du premier dialogue chrétien.Parmi les Pères le grand apologète Justin-Martyre (décapité à Rome vers165) parla des « semences » (en grec : spermata), que le divin Logos, déjàlongtemps avant qu’il ne se manifestât entièrement en Jésus Christ, avaitlaissées dans les religions qui existaient avant le christianisme (logosspermatikos, « la Parole semence », Parole à laquelle toute humanitéparticipe). À travers l’incarnation, la manifestation du Logos a eu lieuparfaitement en Jésus Christ. Irénée perfectionna la théologie du Logos deJustin en la systématisant. Irénée définit quatre alliances de Dieu avecl’humanité : en Adam, en Noé, en Moïse et en Jésus Christ5. Le Fils, qui estla manifestation visible du Père, s’est manifesté à l’humanité depuis ledébut : toutes les manifestations divines durant l’histoire du salut, à partirde la création, ont été des manifestations du Logos, logophanies. Pourtantl’incarnation du Logos en Jésus Christ était nouvelle et définitive. Clémentd’Alexandrie admit que dans la philosophie païenne il y avait une partrelative de vérité. Dieu donna la philosophie païenne aux grecs commealliance ou pierre d’achoppement, mais la vérité entière ne se trouve quedans le Logos lui-même, qui conduit tout homme à la vérité, même unhellène, philosophiquement orienté.

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5. Adversus Haereses III, 11, 8.

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Après la deuxième guerre mondiale le mouvement œcuménique intro-duisit dans le langage chrétien et la théologie chrétienne le terme de« dialogue ». Par exemple on dit que l’évangile était « dialogique ».Théologiquement l’invitation des chrétiens au dialogue avec les autres estexpliquée à partir de la création : Dieu ne créa pas l’homme comme unêtre seul, mais il le créa multiple, dans la diversité, comme l’homme et lafemme. Normalement le terme « dialogue » est utilisé en théologie d’unepart pour décrire les rapports entre les églises chrétiennes, et d’une autrepour décrire les rapports entre les chrétiens, ou le christianisme, et lesnon-chrétiens, ou les autres traditions religieuses (cette dernière forme estdonc le dialogue interreligieux, le dialogue entre les religions). Il devraitêtre clair qu’il n’existe pas un dialogue interreligieux en général : « Ledialogue interreligieux en général n’existe pas. Il s’agit toujours dudialogue entre deux religions concrètes. »6

Le dialogue signifie une nouvelle attitude de base envers les gens quiappartiennent à d’autres églises, religions ou idéologies : il signifie quel’on essaye de comprendre l’autre et sa foi/religion de la même manièrequ’il se comprend lui-même. Ce point de départ exclut le sentiment desupériorité et un faux absolutisme. Il exclut l’intention de convertirl’autre. Souvent il est dit que le but le plus important du dialogue estd’apprendre sur l’autre et de l’autre – tout en gardant sa propre conviction– ce qui signifie que dans le dialogue il y a toujours un certain risque deson propre changement et de sa propre transformation. Souvent il est ditque le dialogue a une valeur en lui-même.

Une des nombreuses définitions du dialogue interreligieux voit en lui

un rassemblement de deux personnes ou groupes de différentes tradi-tions religieuses, comme personnes engagées religieusement, avec pourbut d’enrichir, d’approfondir et d’élargir leur vie religieuse à travers unecompréhension mutuelle de leurs convictions réciproques en obéissance àla vérité, dans le respect de la liberté et à travers le témoignage et l’explo-ration de leurs convictions religieuses respectives. Le dialogue est un effort

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6. Geffré, 1992, 6.

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positif pour arriver à une compréhension approfondie de la vérité à traversla conscience mutuelle de leurs convictions et témoignages respectifs.7

Le dialogue interreligieux est nécessaire pour conclure les rapports etclarifier les différences entre les religions, encombrées pendant des sièclespar des attitudes polémiques et des croyances stéréotypées. On ne peutpas mener de dialogue sans se rendre compte de vieilles mésententesentre les religions, du fanatisme religieux, de la haine et du chauvinisme.Ainsi le dialogue est-il nécessaire pour améliorer les rapports entre lesindividus et les communautés. Il peut mettre un terme aux abus pratiquésau nom de la religion et libérer des gens de la peur des autres. Il peutapprofondir la foi de chacun, puisque rencontrer l’autre force inévita-blement chacun à penser à sa propre foi. Si le dialogue rend les chrétienset les non-chrétiens plus proches les uns aux autres, la communion qui enrésulte peut agir constructivement pour l’unité de toute l’humanité.

À côté du Conseil Œcuménique des Églises8, l’Église catholique romainea beaucoup parlé du dialogue à partir du concile de Vatican II (1962-1965).Dans les documents du concile est mentionné le dialogue avec le mondeet des hommes de toute opinion (Gaudium et Spes 43 ; cf. Christus Dominus13), avec les frères séparés (Unitatis Redintegratio 9, 18, 21), avec les juifs(Nostra ætate 4) et avec les religions non-chrétiennes (Nostra ætate 2).

Dans le cadre de Vatican II, entre la deuxième et la troisième session dece concile, le pape Paul VI publia son encyclique Ecclesiam suam (le 6 août1964), véritable programme d’existence chrétienne9. Pour le pape, l’his-toire du salut est un dialogue (colloquium) entre Dieu et les hommes.

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7. « The interreligious dialogue is a coming together of two persons or groups ofdifferent religious traditions, as religiously committed persons with the viewof enriching, deepening and broadening their religious life through mutualunderstanding of one another’s convictions in obedience to truth and respectfor freedom and through witnessing and the exploration of re s p e c t i v ereligious convictions. Dialogue is a positive effort to arrive at a deeper unders-tanding of truth through mutual awareness of one another’s conviction andwitnessing. » Dhavamony, 1998, 202. (Traduction R.J.)

8. Sur le dialogue islamo-chrétien organisé par le COE, voir par exemple StrivingTogether in Dialogue, 2001.

9. Le texte dans AAS 56 (1964), p. 609-659 ; en français dans Documentation catho -lique 61 (1964), p. 1057-1093.

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L’Église doit dialoguer avec le monde entier à quatre niveaux, qui formentquatre « cercles concentriques », ordonnés de l’extérieur à l’intérieur :avec le monde entier ; avec les membres des autres religions ; avec lesautres Églises chrétiennes ; à l’intérieur de l’Église10.

En 1984 le Sécrétariat pour les non-chrétiensdu Vatican (Secretariatus pro non christianis)publia un document majeur avec le titre« Attitude de l’Église catholique devant lesc royants des autres re l i g i o n s », souventappelé Dialogue et mission (en anglais : « Theattitude of the Church towards the followersof other religions », souvent appellé Dialogue and Mission), qui traite desrapports entre dialogue et mission11. Le point le plus important devrait enêtre le fait que, pour la première fois dans un texte officiel de l’Églisecatholique, est donnée une définition au mot « dialogue » : il est « un styled’action, une attitude et un esprit ». Le troisième paragraphe dudocument dit ce qui suit : « Il [le dialogue] signifie non seulement le faitde se parler, mais aussi l’ensemble des rapports interreligieux, positifs etc o n s t ructifs avec des personnes et des communautés de diversescroyances, afin d’apprendre à se connaître et à s’enrichir les uns lesautres. »12 La condition préliminaire du dialogue est la compréhension deses propres limites et la capacité à les traverser. Ce n’est qu’à traversl’autre que chacun peut se découvrir13.

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10. Cf. Gaudium et spes 92, souvent appelé la Magna charta du concile au sujet dudialogue.

11. Le document est publié en français, entre autres, dans la revue Bulletin of theSecretariat for Non-Christians, 56 (1984), XIX/2, p. 146-161, et dans le livre Ledialogue interreligieux 1998, 746-761. Le document est publié en anglais, entreautres, dans la revue Bulletin of the Secretariat for Non-Christians, 56 (1984),XIX/2, p. 126-141, et dans le livre Interreligious Dialogue, 1997, 566-579. – Ledéveloppement parallèle et chronologique de l’Église catholique et du COEconcernant le dialogue interreligieux est frappant : par exemple la premièreédition du manuel du COE Guidelines on Dialogue (Lignes directrices sur ledialogue) est publiée en 1979 (2e édition 1982, 3e édition 1984, 4e édition, révisée,1990 et 5e édition 1993). Voir aussi Sperber, 2000, 344-345.

12. Le dialogue interreligieux, 1998, 747.13. Les effets du personnalisme et de la philosophie de « l’autre » sur le document

sont évidents.

Vous tro u v e rez lesgrands textes de référencesur le dialogue interre l i-gieux dans le numéro 20 deChemins de Dialogue (2002),L’Église et les religions.

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En 1991 le Conseil pontifical pour le dialogue interreligieux du Vatican(Pontificium Concilium pro dialogo inter religiones) publia un deuxièmedocument majeur appellé Dialogue et annonce (en anglais : Dialogue andProclamation)14. Jusqu’à aujourd’hui, il est le dernier document officiel del’Église catholique concernant le dialogue interreligieux (pourtant il y ena un nouveau en cours de préparation ; son thème est le dialogue interre-ligieux et la spiritualité). Ce document a été interprété comme la premièrefois où l’Église catholique, au niveau officiel, admettrait que les diffé-rentes traditions religieuses pourraient contribuer et participer à lamédiation du salut auprès de leurs membres. Il pourrait en découler queles non-chrétiens pourraient recevoir la grâce de Dieu et le salut en JésusChrist en faisant sincèrement ce qui est bon dans leurs traditionsreligieuses15.

À cause de la difficulté de définir le contenu du dialogue, il est aussidifficile de le mettre en catégories ou de le classifier. Le document catho-lique de 1984 en fait d’abord une partie de la mission chrétienne et définitensuite quatre différentes formes de dialogue. La première est le dialoguede vie, la rencontre quotidienne dans des situations religieusement plura-listes, dans lesquelles les gens essayent de vivre dans une atmosphèreouverte et amicale et de partager joies et chagrins, problèmes humains etexistentiels. Dans ce dialogue le défi du pluralisme religieux est rencontréd’une façon concrète dans la vie quotidienne. Ce dialogue est ouvert etpossible à tous, et il devrait être le dialogue le plus commun. La deuxièmeforme de dialogue est le dialogue des œuvres, dans lequel chrétiens etnon-chrétiens travaillent ensemble pour la justice et la liberté. Latroisième est le dialogue théologique ou intellectuel, dans lequel les

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14. Le document est publié en français, entre autres, dans la revue Bulletin duConseil pontifical du dialogue interreligieux, 77 (1991), XXVI/2, p. 260-302, et dansle livre Le dialogue interreligieux, 1998, 797-836. Le document est publié enanglais, entre autres, dans la revue Bulletin of the Pontifical Council forInterreligious Dialogue, 77 (1991), XXVI/2, p. 210-250, et dans le livre Redemptionand Dialogue, 1994, 93-118.

15. Une des interprétations les plus fortes de cette pensée a été avancée par J.Dupuis. Voir par exemple Dupuis 1997, 269-270. Pourtant, à ma connaissancele Catéchisme de l’Église catholique de l’année 1992 ne soutient pas cette inter-prétation ; voir surtout les paragraphes 839-848, qui se fondent sur lesdocuments du concile de Vatican II.

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spécialistes essayent d’approfondir leur connaissance de la traditionreligieuse des autres, d’apprécier les valeurs sprituelles des autres et defaire progresser l’unité. La quatrième est le dialogue spirituel ou ledialogue de l’expérience religieuse, dans lequel on se concentre sur lesquestions et expériences spirituelles, par exemple sur la prière et lacontemplation, sur la foi et sur les voies de recherche de Dieu ou del’Absolu16.

Au niveau le plus général le dialogue interreligieux a une grandefaiblesse méthodologique : le dialogue de vie commence typiquement pardes questions de la vie pratique. À l'inverse du travail des théologienssouvent déductif, le dialogue de vie a un caractère inductif, se fondant surla pratique, le travail théologique ne venant qu’après. Il en résulte que ledialogue interreligieux le plus commun peut rester sans effet ou demeurerdans la seule velléité, sans avoir le courage de traiter de questions théolo-giques en profondeur. Le meilleur résultat serait acquis si on réussissaitd’une façon fructueuse à associer travail déductif et travail inductif17.

La doctrine de la Trinité comme base du dialogue islamo-chrétien

Peut-être le plus important développement dans la discussion théolo-gique au cours de la deuxième moitié du XXe siècle a été un intérêtcroissant porté à la doctrine de la Trinité, c’est-à-dire, à la doctrinechrétienne sur le Dieu trinitaire comme Père, Fils et Esprit. Cet intérêt fortn’a pas été seulement un intérêt d’une église ou d’un courant théologique,mais il a traversé toutes les confessions et courants et touché toute lathéologie chrétienne.

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16. Par exemple Le dialogue interreligieux, 1998, 756-758.17. Dupuis, 1997, 33.

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La recherche moderne présente différents modèles d’interprétation dela Trinité, qui vont d’un modèle psychologique jusqu’à un modèle social.En simplifiant un peu, le modèle psychologique signifie que la vie intra-trinitaire de Dieu est étudiée à travers des analogies ; le point de départ estalors l’unité et la diversité de la conscience humaine en ses différentesfonctions. Le modèle social (ou les modèles sociaux) se dirige vers un êtretrinitaire perçu comme l’existence des trois personnes en communionentre elles.

Un intérêt croissant à la doctrine de la Trinité est dû à plusieurs raisonsqui peuvent être laissées de côté ici18. Ce qui est important à noter, c’estque la « renaissance » de la doctrine de la Trinité a inévitablement desconséquences sur toute la théologie chrétienne. Pensons, par exemple, à lathéologie de la création, à la personne et l’œuvre du Christ, à l’Église, auconcept de ministère et de sacrement de l’Église et à l’eschatologie. Ladoctrine de la Trinité a aussi une importance capitale pour la théologiechrétienne des religions et le dialogue mené par les chrétiens avec les non-chrétiens, même si les relations entre la doctrine de la Trinité et lathéologie chrétienne des religions sont encore à étudier de plus près.L’application de la doctrine chrétienne du Dieu trinitaire au dialogueinterreligieux n’est pas une nouvelle façon radicale de faire des recherchesthéologiques, mais plutôt un essai pour trouver dans l’histoire de lathéologie les concepts et idées avec lesquels on peut être suffisammentéquipé pour faire face aux situations religieusement pluralistes du monded’aujourd’hui.

Le Secrétariat pour les Relations avec l’Islam de l’Église catholique deFrance (S.R.I.) constate : « L’Église est engagée dans le dialogue avant toutà cause de sa foi au mystère trinitaire du Dieu unique. La révélationchrétienne nous fait entrevoir une vie de communion et d’échanges enDieu lui-même, source de toute mission et de tout dialogue. »19 Le Dieutrinitaire est donc en dialogue en lui-même et avec lui-même, ce quiimplique que le dialogue correspond à l’être de ce Dieu trinitaire, qui s’est

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18. Voir par exemple Wolinski, 1998.19. Dossier du S.R.I. 7, 1988, 27.

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manifesté en Christ. Le dialogue n’est pas une demande, mais en fait uncadeau, une possibilité.

De ce fait le dialogue interreligieux se fonde sur le dialogue mené parDieu, non seulement avec lui-même et en lui-même, mais aussi avecl’humanité. Le dialogue est constitutif dans la relation de Dieu avecl’homme et dans les relations des hommes entre eux. Le dialogue se passeentre les hommes créés par Dieu. Et la révélation et les œuvres salutairesde Dieu ont une structure dialogique. L’incarnation est l’accomplissementde ce dialogue, dans lequel Dieu s’exprime parfaitement. Le dialoguecorrespond à la façon dont Dieu rencontre les hommes et conclut unealliance avec eux.

Le concept du Dieu trinitaire est un point de départ très fructueuxpour le dialogue des chrétiens avec les non-chrétiens. Même si le conceptest un article de la théologie chrétienne et non, par exemple, une insti-tution de Jésus lui-même (cf. Jean 7,16), il combine transcendance etimmanence, création et rédemption de telle manière que d’un point devue chrétien le dialogue devient une possibilité, et il devient signifiant. Ladoctrine du Dieu trinitaire est en fait une clé herméneutique pour l’inter-prétation de l’expérience religieuse des chrétiens ainsi que celle des non-chrétiens20.

Dans le dialogue, les chrétiens ont souvent essayé – en vain –d’expliquer aux musulmans la doctrine de la Trinité, au lieu d’essayer dela réaliser dans leur propre vie et ainsi, créés par Dieu, rachetés par leChrist et dans la mouvance de l’Esprit, de partager leur foi en Christ avecles musulmans (et d’autres non-chrétiens). Ainsi réaliseraient-ils dansleur propre situation historique de vie ce qu’on appelle le principe de la« trinité économique »21. Il est clair que si les chrétiens dans le dialogue

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20. Plusieurs théologiens chrétiens ont souligné l’importance de la doctrine de laTrinité dans la théologie chrétienne des religions, par exemple les catholiquesM. Barnes, G. D’Costa et J. Dupuis ainsi que les protestants C. Braaten, W.Pannenberg et L. Newbigin.

21. La trinité économique signifie, pour être court, le fait que le caractère trinitairede Dieu se révèle dans l’histoire du salut.

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avec les non-chrétiens abandonnaient leur foi au Dieu trinitaire, en mêmetemps ils abandonneraient une grande partie de leur identité chrétienne.Une telle réduction identitaire ne peut pas être une condition d’undialogue interreligieux authentique.

À ma connaissance, c’est précisément le caractère trinitaire de Dieu quiest en dialogue avec lui-même et en lui-même qui explique la volonté deschrétiens d’être en dialogue avec les non-chrétiens, par exemple avec lesmusulmans. De l’autre côté on peut se demander si l’unité et la transcen-dance absolue du Dieu de l’islam donne un motif théologique profondpour un dialogue des musulmans avec les non-musulmans.22

Dans les relations islamo-chrétiennes la réflexion théologique a étéjusqu’ici trop peu amenée systématiquement d’un point de vue de lathéologie trinitaire. Dans le dialogue islamo-chrétien, au lieu d’avoir undialogue fructueux, il y a eu des polémiques, même des conflits.

C’est exactement les différences doctrinales qui rendent le dialoguedifficile entre le christianisme et l’islam. Le Coran rejette la doctrine de laTrinité, c’est-à-dire la foi en Dieu le Père, le Fils et le Saint Esprit23 ; il rejettel’incarnation et la mort sur la croix, qui sont un scandale pour lui, puisquel’islam est par essence une religion de force et de victoire, donc, Dieu nepeut pas laisser son prophète Jésus mourir sur la croix24. Parce que l’islam

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22. C’est la question soulevée, par exemple, par Geffré, 1985, 131.23. Sourate 5,73 : « Impies ont été ceux qui ont dit : “Allah est le troisième d’une

triade.” Il n’est de divinité qu’une Divinité unique. S’ils ne cessent point leurdit, ceux qui parmi eux sont impies seront touchés par un tourment cruel. » (LeCoran, traduit par Régis Blachère, Paris, 1999, nouvelle édition) Cf. Sourate5,116 : « [Rappelez-vous] quand Allah demanda : “O Jésus, fils de Marie, est-ce toi qui as dit aux Hommes : ‘Prenez-nous, moi et ma mère, comme divinitésen dessous d’Allah !’” [Jésus] répondit : “Gloire à Toi ! Il n’est point de moi dedire ce qui n’est pas pour moi une vérité ! Si j’ai dit cela, Tu le sais, [car] Tu saisce qui est en mon âme, alors que je ne sais point ce qui est en Ton âme, ô Toiqui as toute connaissance des Inconnaissables !”».

24. Cf. Moltmann, 1984, 17, 40 : « Dieu souffre avec nous – Dieu souffre par nous– Dieu souffre pour nous : cette expérience de Dieu révèle le Dieu trinitaire. …On ne peut parler de la passion de Dieu qu’en termes trinitaires. Lemonothéisme n’autorise pas cette possibilité, comme le montrent aussi bien laphilosophie aristotélicienne que la religion islamique. »

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se présente comme la révélation la plus ultime et la plus parfaite donnéeà l’humanité, l’islam pense tout savoir sur les révélations antécédentes, cequi rend difficile le partage et le respect mutuels. Le musulman atendance à penser que les écritures juives et chrétiennes, la Bible donc, ontété falsifiées, puisqu’elles sont différentes de la révélation coranique.

J’ai essayé dans ma thèse doctorale25 de montrer comment la doctrinechrétienne classique de la Trinité rend possible la théologie chrétienne desreligions ainsi que le dialogue interreligieux. Sans la pensée trinitaire et leconcept du Dieu trinitaire il est pratiquement impossible pour lathéologie chrétienne des religions de traiter d’une façon adéquate destraditions religieuses non-chrétiennes et de les rencontrer aux niveauxpratique et théorique26.

Si la base du dialogue interreligieux mené par les chrétiens est le Dieutrinitaire, qui est en dialogue en lui-même, avec lui-même et avec sacréation, qui est actif dans la création à travers son Esprit et qui s’estrévélé en Christ, alors il est possible de souligner par exemple l’anthro-pologie à côté de la christologie et de l’ecclésiologie traditionnelles, sansavoir besoin de les écarter, ni glisser dans un exclusivisme rigoureux, uninclusivisme libéral ou un relativisme pluraliste27. Dès lors la théologiechrétienne peut rencontrer les religions non-chrétiennes sérieusement surtous les points. Ainsi une théologie trinitaire des religions et un dialogueinterreligieux fondé sur elle peuvent être la réponse de la théologiemoderne au défi des religions et néo-religions non-chrétiennes. Ainsi le

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25. Jukko, 2001.26. Ici je rejoins les pensées de S. Mark Heim (2001) sur les relations entre la

doctrine de la Trinité et la théologie chrétienne des religions. Je suis d’accordavec lui lorsqu’il faut prendre la Trinité comme base de toute la théologiechrétienne des religions et du dialogue, mais je suis plus réservé que Heimquant à la définition des buts exacts de chaque religion à partir de la Trinité oudes relations intra-trinitaires (voir par exemple p. 273, n. 2, dans laquelle lenirvana dans le bouddhisme exprime, selon lui, la kenosis dans la vie trinitairede Dieu). Au lieu de parler de la théologie des religions Heim parle de « lathéologie des buts religieux » (Theology of religious ends, voir par exemplep. 290-295).

27. Sur les termes « exclusivisme », « inclusivisme » et « pluralisme », voir parexemple Race, 1983.

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dialogue islamo-chrétien, qui peut nous sembler une menace, devient-ilune possibilité de participer à l’action du Dieu trinitaire dans notremonde.

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Bibliographie

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Dupuis, JacquesVers une théologie chrétienne du pluralisme religieux. Traduit de l’anglais parOlindo Parachini, Paris, Cerf (coll. Cogitatio Fidei), 1997.

Geffré, Claude« La théologie des religions non chrétiennes vingt ans après Vatican II »,Islamochristiana 11, 1985, 115-133.« La portée théologique du dialogue islamo-chrétien », Islamochristiana 18,1-23, 1992

Heim, S. MarkThe Depth of the Riches : A Trinitarian Theology of Religious Ends, GrandRapids, Michigan/Cambridge, U.K., 2001.

Heinrichs, J.Dialog, dialogisch. - Historisches Wörterbuch der Philosophie, Hrsg. vonJoachim Ritter, Band 2 : D-F. Basel/Stuttgart, p. 226-229, 1972.

Jukko, RistoTrinitarian Theology in Christian-Muslim Encounters : Theological Foundationsof the Work of the French Roman Catholic Church’s Secretariat for Relations withIslam. Schriften der Luther Agricola-Gesellschaft 50, Helsinki, Diss, 2001.

Moltmann, JürgenTrinité et royaume de Dieu : contributions au traité de Dieu. Traduit del’allemand par Morand Kleiber, Paris, 1984.

Mounier, Emmanuel« Le personnalisme », Que sais-je? 395 (1949), Paris, 2001.

Race, AlanChristians and Religious Pluralism : Patterns in the Christian Theology ofReligions, London, 1983.

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Sperber, JuttaChristians and Muslims : The Dialogue Activities of the World Council ofChurches and their Theological Foundation, Berlin & New York. Diss, 2000.

Wolinski, JosephTrinité A. Théologie historique. - Dictionnaire critique de théologie. Publié sousla direction de Jean-Yves Lacoste, Paris, p. 1164-1172, 1998.

Textes de référence :

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Le dialogue interreligieux dans l’enseignement officiel de l’Église catholique(1963-1997). Documents rassemblés par Francesco Gioia, Paris, 1998

Dossier du S.R.I. n° 7 : Repères pour un dialogue islamo-chrétien en France,Novembre 1988.

Suunnista uskontojen maailmassa - dialogiopas seurakunnille. Suomen ev.lut.kirkkohallituksen julkaisuja 2001, 3, Helsinki, 2001.

Striving Together in Dialogue : A Muslim-Christian Call to Reflection andAction, Geneva, 2001.

Redemption and Dialogue : Reading Redemptoris Missio and Dialogue andProclamation. Edited by William R. Burrows (1993), Maryknoll, New York,1994.

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Interreligious Dialogue : The Official Teaching of the Catholic Church (1963-1995), Edited by Francesco Gioia, Boston, 1997.

Guidelines on Dialogue with People of Living Faiths and Ideologies. Fourthprinting, revised (1979), Geneva, 1990.

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Lumière & Vie

janvier - mars 2004 n° 261

Le quotidien, au fil des jours

Gérard Bailhache Le quotidien obscur sublime exceptionnel

Hugues Puel Une transfiguration illusoire du quotidien: la Nouvelle économie

Jean Dietz Sale beau temps aujourd’hui

Martine Mertzweiller L'enfant et la musique : du quotidien, quoi de neuf ?

Michel Maffesoli La fête au quotidien

Sœur Myriam La liturgie d'une diaconnesse

Jean-Étienne Long Trois fois par jour, il priait et louait en présence de Dieu

Bernard Maitte Le quotidien et sa tension eschatique

Positions et débats

• François Genuyt Le dieu de saint Thomas est-il immoral ?

• Michel Demaison La transparence poursuivant le crimeSociété et Église face au scandale de la pédophilie

• Jean-Michel Potin Marie de la Trinité: le début d'un compagnonnage?

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Marc DumasUniversité de Sherbrooke.

LA THÉOLOGIE EN EXPÉRIENCE1

Je me dois tout d’abord de justifier mon intitulé car j’y introduis unrapport entre deux termes « problématiques », que je désire, de surcroît,articuler selon un mode qui ne s’inscrit pas spontanément dans leslogiques dominantes actuelles. La théologie est souvent soupçonnée etobjet de critiques. Support et témoin encombrant d’un autre monde, lathéologie, à qui la modernité avait prédit la disparition de son objet,s’ouvre de plus en plus au monde depuis quelques décennies. Elle secontextualise et cherche sa place au sein de l’espace public, étonnammentmarqué par un retour du religieux et une ouverture aux autres religions.Nos contemporains n’ont jamais été autant en recherche de sens et despiritualité. Les enquêtes et réflexions de collègues sociologues sontéloquentes à ce sujet2. Si la culture d’ici est aujourd’hui séculière, si lereligieux institutionnel est miséreux, on peut affirmer que cette cultureflirte paradoxalement avec le spirituel qui prend parfois des formesétonnantes et bigarrées.

L’expérience, par contre, semble aussi faire problème dans nossociétés, mais pour d’autres raisons. Le terme est devenu tellement usé,que l’on ne sait plus trop à quoi elle réfère vraiment. Pour certains, l’expé-rience n’est perçue que dans un cadre scientifique et fait référence à uneobjectivité, à une répétitivité et à une vérifiabilité. Pour d’autres, l’expé-rience est de l’ordre de la subjectivité, de l’émotion et du senti. Parfois,

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1. Ce texte est une version modifiée d’un exposé fait lors d’une journée d’étudeà l’Institut Catholique de la Méditerranée le 3 novembre 2003.

2. Voir par exemple les travaux de Raymond Lemieux ou encore ceux de SolangeLefebvre.

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elle apparaît comme un acquis de sagesse ; parfois elle révèle toute laliberté de la jeunesse. Appliquée aux réalités religieuses et/ou spiri-tuelles, travaillée par la théologie, elle conserve souvent ses caractèresflous et décevants, au point que le mot usé soit tout à fait vide de sens.

Le rapport proposé ici et son articulation veulent dépasser la méfianceenvers la théologie et l’insignifiance du recours à l’expérience enproposant un déplacement pour l’un et l’autre des termes, ce qui risquede les conduire à une réelle efficience et pertinence pour aujourd’hui. Etsi les champs explorés par la théologie et l’expérience avaient précisémentaffaire à un espace nécessaire pour l’humain aujourd’hui? Et si lespratiques théologiques et l’expérience avaient, chacune à leur manière, lafonction de nous tenir en éveil, la fonction de nous garder ouverts et àl’écoute de nous-mêmes et de l’autre? Et si elles étaient risque et soufflequi appellent à la réalisation d’un humain authentique?

Le rapport théologie et expérience doit être considéré à nouveauxfrais. J’imagine qu’une meilleure articulation permettra d’augmenter lapertinence du travail théologique dans la cité. Si l’expérience n’est plussimplement saisie comme un outil conceptuel supplémentaire d’un fairethéologique, si, au contraire, elle est comprise comme travaillant et trans-formant l’activité même de la théologienne et du théologien, alors onpourra parler de théologie en expérience. Proposer l’expérience commeclé et horizon de l’acte théologique soulève évidemment une série deproblèmes à propos de l’acte théologique lui-même et à propos de soninscription dans la société, que je ne peux résoudre ici3. Je me limiteaujourd’hui à une proposition de théologie en expérience qui peut s’ins-crire comme un élément de réponse à une telle recherche. Je présente toutd’abord l’horizon de mes recherches sur l’expérience en théologie et lepassage vers une théologie en expérience. C’est avec cette posture quej’explore la place du théologal dans un roman de Marie-Claire Blais, afind’en déployer les divers éléments et de valider ou non la viabilité de cettethéologie en expérience. Quelques considérations sur les rapports entrethéologie et expérience viendront conclure cet exposé.

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3. Voir à ce propos les textes rassemblés par Marc Dumas et publiés dans Lavalthéologique et philosophique, 56, 1, février 2000.

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1. Vers une théologie en expérience

Mes recherches portent depuis quelques temps sur le statut de l’expé-rience en théologie4. Certaines de mes explorations ont mis en évidencecombien il est difficile de produire des discours théologiques pertinentspour aujourd’hui et ce pour plusieurs raisons : les expériences religieuseset spirituelles sont diverses, individuelles et contingentes ; le réflexethéologique habituel est d’user de grilles, de maillages non théologiquespour aborder les expériences contemporaines et l’introduction de cesexpériences filtrées confortent trop souvent l’assise théologique au lieu depousser à la créativité, à l’imagination et à la critique théologiques. Faceaux multiples expériences contemporaines, ne devient-il pas nécessaire detransformer radicalement le travail théologique et d’exercer un certainlâcher-prise sur certaines prétentions objectives et scientifiques pouraccueillir des perspectives plus subjectives et situées, personnelles etcollectives, dynamiques et constructives? Prendre en compte ce que lesfemmes et les hommes vivent, éprouvent, expérimentent, désire n t ,souffrent et espèrent signifie opérer un passage du registre de l’expérienceen théologie ou encore de celui de l’expérience en théologie au registred’une théologie en expérience. Qu’est-ce à dire?

L’expérience en théologie est de nature plus évaluative ; la littératureproduite dans ce registre rapporte la place, le rôle ou la fonction de l’expé-rience en théologie. La théologie de l’expérience, bien consciente del’importance de l’expérience dans le faire théologie, ne réussit pasvraiment à opérer le déplacement nécessaire pour faire bouger l’activitéthéologique comme telle ; de nature plus corrélative, elle use desexpériences qui confortent le travail théologique habituel. La théologie enexpérience initie un autre mouvement théologique, plus transgressif etinterruptif, parce que marqué par le dialogue et la prise en compte del’altérité.

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4. Pour connaître le projet de recherche et les publications, voir :h t t p : / / w w w. u s h e r b ro o k e . c a / f a t e p / q u i / p e r s o n n e l / e n s e i g n a n t s / m d u m a s . h t m l .

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Nous sommes en droit de nous demander si le travail théologique estsuffisamment dérangé par les expériences religieuses et spirituelles descontemporains et s’il retrouve ses fonctions de service critique au seind’une société pluraliste éclatée et devenue malheureusement trop souventessoufflée, assoiffée, éteinte. Puis-je chercher à vérifier si, au-delà de laformalisation et de la systématisation, je ne peux pas laisser glisser lathéologie en expérience, un peu comme on met un canot à l’eau pourdescendre une rivière? Le canoteur à genoux dans son canot relève le défide la rivière. La rivière vit, c’est-à-dire que son débit fluctue selon lespluies ou les sécheresses, que ses rapides, ses remous et ses courants, maisaussi ses plats ou ses bancs de sable ou de pierres évoluent et modulentcontinuellement le rapport du canoteur à la rivière. Elle contraint parfoisau portage, parfois à des manœuvres audacieuses. Et si la théologie sefaisait canot en rivière, si elle quittait le sec de la berge pour se mouiller àla vie, à la diversité religieuse et aux quêtes spirituelles contemporaines?

Ne devrait-on pas partir des expériences racontées d’hommes et defemmes qui ne témoignent pas simplement d’émotions et de faitsobjectifs, mais aussi d’interprétations, de liens qu’ils tissent avec unehistoire parfois très ancienne? Ne pourrait-on pas mettre à leur dispo-sition les récits déstabilisants, ouverts et vivifiants du peuple de Dieu etaller voir avec eux si et comment ces expériences racontées par noscontemporains « rappellent » des récits du peuple de Dieu et peuvents’inscrire à leur suite ? Ne serait-ce pas une part du travail théologique de« tenir ouvert », pour les individus et les communautés, des chemins quileur permettent de se construire comme sujets dans ce monde ? Ce travailen est aussi un de relieur, car il met en lien les contemporains avecplusieurs horizons : premièrement avec l’horizon de l’histoire, il peutsituer le contemporain avec une histoire passée et une espérance à venir ;deuxièmement avec l’horizon relationnel, il peut l’ouvrir à d’autresindividus qui reconnaissent sa présence, son désir, sa souffrance et saprière ; et troisièmement avec l’horizon du continent intérieur qui l’habite,qui le fait non seulement vibrer, éprouver, goûter, mais aussi raconter,comprendre, construire du sens et vivre. Le travail théologique enexpérience, comme j’aime à le dire, en est un de passeur entre des rives :tout d’abord, de la rive de l’éprouvé à celle de son récit et de son inter-

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prétation. Le théologien s’intéresse à ce qui est en langage ; il ne peut allersous, en deçà, en arrière des formes langagières5. Puis, de la rive del’individu à celle du collectif, du communautaire. Il brise ainsi la possiblefermeture sur soi-même à travers la conversation. Ensuite de la rive de lathéorie et de l’abstraction à celle de la pratique. La réciprocité entre lathéorie et la pratique est à nouveau dynamique et enrichie. Le fossé etl’indifférence sont franchis. Enfin, de la rive du témoignage à celle de soninscription dans une tradition qui interprète à l’infini le théologal au cœurdes expériences humaines. L’expérience est alors possiblement intégrée etreconstruite dans un horizon de sens plus large ; pour le croyant, cethorizon est celui de la tradition de foi chrétienne. Cette possible posturethéologique, celle de la théologie en expérience, peut avoir au moins troissens.

Le premier souligne comment une théologie sensible aux expériencesindividuelles et plurielles ne peut plus simplement filtrer les éléments quil’intéressent ; la théologie en expérience demeure théologie, mais elleprend le risque d’une parole et d’une action en expérience, c’est-à-dire ens’ouvrant continuellement aux expériences qui surviennent, à leurc a r a c t è re inédit. Pour re p re n d re l’analogie du canot en rivière, lathéologie en expérience ne peut pas toujours prévoir la réaction du canotet les gestes à faire devant chaque nouveau rapide ; ces gestes seront ceuxde l’« apprenti-expert » qui met à la disposition des contemporains sonsavoir-faire, son expérience ; la théologie abandonne les processus defiltration des expériences ; l’eau vive les rend caducs.

Le second sens possible de l’expression accentue le déplacement versle sujet situé. Le théologien se préoccupe moins des contenus à sauve-

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5. Introduisant un colloque sur la mystique allemande au Kloster Fischingen en1998, A. M. Hass, reconnaissait le caractère incontournable du mode langagierpour travailler l’expérience mystique : « En dépit du fait que le mystiquesouligne toujours à nouveau le caractère indicible de son expérience, l’expé-rience mystique n‘est seulement communicable que par le mode langagier, parl’oral ou encore mieux par l’écrit. » Alois M. Hass, « Die Verständlichkeitmystischer Erfahrung», in Deutsche Mystik im abendländischen Zusammenhang,W. Haug et W. Schneider-Lastin éd., Tübingen, Max Niemeyer Verlag, 2000,p. 9.

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garder, à imposer, à monnayer et plus des sujets d’expériences qui ontrecours à l’expérience théologique pour interpréter ce qui leur arrive.L’Église n’a plus seulement le statut de gardienne du dépôt de la foi ;l’Église est une assemblée interprétante qui relie (et relit) les nouvellesexpériences à un réseau d’expériences favorisant l’ouverture, la crois-sance humaine et la vérité du sujet, rencontrant le théologal à sa manièreau cœur de son intimité, de son individualité. L’expérience théologiqueattise ce qui vivifie et conduit des individus à se rassembler pour célébrerla présence du théologal parmi eux.

Un dernier sens possible rend compte de l’échec de la croix, d’unediscontinuité herméneutique, de l’émergence et de la construction d’undiscours proposant une intelligence de l’expérience dans l’horizon de foi.La théologie en expérience est préoccupée par le caractère fracturé desexpériences contemporaines, car c’est au cœur de celles-ci que peut se direl’inimaginable de Dieu. L’expérience religieuse ne se réduit pas à quelquechose de prévisible et de gérable, à une transcendance immanente ouencore à une clôture sur soi-même; en elle se dit du neuf, du gratuit, dutransgressif, bref de l’ouvert par Dieu ; et cette ouverture postule l’Autrede la relation, une « présence » théologale6.

Il faudrait par conséquent quitter le rivage sécuritaire et descendre àl’eau. Notre proposition risque peut-être de mieux équilibrer le rapport dela théologie et de l’expérience. Elle se voudrait un possible chemin entreune totale absorption de la théologie par les sciences de l’expérience, cequi lui fait perdre sa qualité théologale, et un rejet total de l’expérience parla théologie, ce qui lui fait perdre de vue l’horizon dans lequel elle vit. Lathéologie en expérience indique aux expériences nouvelles un horizonpossible d’interprétation, celui de la foi chrétienne ; l’expérience pousse lathéologie à se déplacer vers les sujets actuels. Il s’agit d’établir un rapport

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6. Chercher à trop définir le théologal, c’est risquer d’éteindre le feu du buissonardent ou encore la Parole du Seigneur. Je le différencie du théologique, cedernier se rapportant spontanément au concept et au discours argumentatifqui peut oublier le souffle, l’histoire et la vie qui la porte, la supporte et latransporte ; avec la notion de théologal, je désire plutôt rappeler ces dernierscaractères et cherche à souligner la chose de la théologie, son lien intrinsèqueet mystique avec Dieu.

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réciproque, rapport respectant tant la qualité théologale du travail théolo-gique que l’originalité et la pluralité des expériences contemporaines. Ilne faut pas transformer la théologie en une science des horizons passés,en une archivistique qui userait à son tour de méthodes et de grilles pourfiltrer le récupérable des expériences contemporaines.

La question du filtre théologique m’apparaît importante à clarifier ici,car le but premier d’un filtre est de donner un produit épuré de scories quipourraient être impropres à la consommation. Mais l’inversion de laperspective pousse notre regard à voir non le produit purifié, mais ce queles maillages du filtre ont conservé. Les scories ne sont-elles pas préci-sément les éléments avec lesquels la théologie devrait travailler, si elleveut plonger au cœur des expériences spécifiques contemporaines? Lathéologie contribue alors à les pousser plus avant, afin de participer à laconstruction de sujets et de communautés. Cette concentration sur lesexpériences contemporaines en théologie ne risque-t-elle pas de faireperdre les points de repères traditionnels de la théologie ? Au contraire, nepourrait-on pas dire que les expériences contemporaines invitent autémoignage des expériences d’autrui, de la Bible et de la tradition? Cesexpériences ne peuvent-elles pas servir justement l’expérience contempo-raine à se poser dans un horizon signifiant, emballant et porteur pour lescontemporains qui font des expériences aujourd’hui ?

Résumons-nous avant d’aborder un roman québécois avec cetteposture théologique. Une théologie en expérience est éco-sensible. Elle estouverte aux expériences individuelles, plurielles et elle ne filtre plussimplement ce qui conforte ses intérêts. Une théologie en expérience estaussi au service du sujet en quête de vérité, de beauté et de bonté, car ellecontribue à situer ce qui s’éprouve dans un horizon de croissance et detransformation pour le sujet. Une théologie en expérience est aussi unepoussée de l’expérience vers des lieux propices, de l’Écriture et/ou de laTradition, qui permettent de mettre en lumière une rencontre du théologalau cœur de la vie, au cœur d’une vie. Retenons aussi le désir de tisser unethéologie issue des expériences contemporaines, de mettre le travailthéologique au service des hommes et des femmes d’aujourd’hui, de leur

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rendre disponibles des balises, afin de les aider à poursuivre leur marche,leur pèlerinage…

L’exploration d’un roman de Marie-Claire Blais à partir de laperspective brièvement esquissée illustre la possible bascule que je faisfaire à la théologie et à l’expérience. Situons tout d’abord le roman deMarie-Claire Blais pour ensuite déplier théologiquement ce que j’y trouvecomme lecteur théologien.

2. Le roman Soifs7

C’est en 1995 que l’auteur publie Soifs, premier roman d’une trilogie.La suite de Soifs, Dans la foudre et la lumière, est paru chez Boréal en 20018.Il importe moins pour notre propos de raconter in extenso l’histoire ou leshistoires de Soifs. Insistons plutôt sur les grands traits du roman et disonsqu’à partir des soifs d’une femme, en convalescence sur une île desCaraïbes, des mondes se déploient, dont celui du religieux. Une fête pourcélébrer le dixième jour de naissance d’un enfant réunit des gens, desréseaux, et j’oserais dire des univers en tensions perpétuelles. Le texte estfort, l’écriture serrée au point que les alinéas disparaissent. Seul le pointd’interrogation et le point final, utilisés rarement tout de même, résistentà l’écumage de la ponctuation, de sorte que les transitions entre lesséquences s’opèrent par des associations d’idées. Le texte, apnée dans ununivers (le nôtre), raconte quelques jours de vie d’une communauté depersonnes ; chacune de ces personnes voyage dans ses souvenirs, samémoire, et dans ses espérances de vie les plus folles. C’est un texte quirésonne, reprend, répète, sillonne les menus détails du quotidien pour les

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7. Marie-Claire Blais, Soifs, (Boréal compact 81), Montréal, Éditions du Boréal,1997 (1995), 314 p.

8. Marie-Claire Blais, Dans la foudre et la lumière, Montréal, Éditions du Boréal,2001, 251 p.

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mettre en relation avec ce qui peut conduire à, ou induire des effets desens. L’écriture crue est lucide ; elle marque toujours les limites ou lesfrontières de la vie et de la mort, de la mort et de la vie. Les personnagesdu roman dévoilent tour à tour une destinée où les relations interperson-nelles blessantes, les rapports aliénants femme – homme, les violencesinterraciales menaçantes, les fragilisations de l’existence par la maladie, lavieillesse, la mort, marquent les personnes ; ces échos du passéinfluencent par leurs ombres la vie présente. Elles hantent chacun desacteurs du roman. Marie-Claire Blais ne dessine-t-elle pas des trajectoiresde vie et de mort, toutes marquées par l’ambiguïté et l’aliénation,quelques trajectoires insouciantes, inconscientes, d’autres trajectoire sd’espérance, quasi-croyantes ? C’est un texte lucide où les personnagesportent en eux les traces du siècle, du vingtième : camp d’exterminationde Dachau et ghetto en Pologne, catastrophe nucléaire de Tchernobyl,sida, racisme et Klux Klux Klan, « boat people » et émigrations clandes-tines, esclavagisme, violences faites aux femmes, etc. Et ces traces révèlentcrûment les ombres et les défis du nouveau siècle.

Je ne suis qu’un lecteur attentif de Soifs et n’ai ni la prétention, ni lescompétences pour ressaisir les théories littéraires sous-jacentes. Je lis etrelis Soifs et y découvre à travers une histoire bien simple, la fête autourd’un bébé naissant, des histoires très complexes, celles des personnagesimpliqués qui gravitent autour de cette première histoire toute simple.Comme lecteur théologien, je suis initié à un manège tournant sans arrêt,aux plis et replis des personnages qui vivent et meurent, qui se balancentsingulièrement entre la naissance et la mort, qui subissent les aléas del’amour et de la haine, qui passent en un clin d’œil d’un niveau superficielà celui d’une profondeur radicale. Les histoires complexes de ce mondesoulignent bien les contradictions permanentes au cœur des vies indivi-duelles et collectives. Il faut cependant noter un certain nombre deréflexes dans cette écriture qui porte à penser.

Je remarque tout d’abord le jeu des constantes oppositions entre la vieet la mort, l’enfance et la vieillesse, la maladie et la santé, les malheurs etles bonheurs, l’insouciance et l’engagement, la superficialité et l’extase,

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etc. Ce jeu d’opposition ne sert-il pas de murs sur lesquels résonne l’échode ce qu’il y a à découvrir, à construire, à déployer ou encore à dépasser ?

Les personnages sont ensuite toujours et toujours mis au défi de lalucidité sur eux-mêmes, mais cette lucidité opère un passage d’un savoirsur les choses à une connaissance d’expérience de ces choses. Le spécia-liste de Kafka, professeur d’Université mourant du sida, expérimentel’univers kafkaïen. Il en va de même pour la lecture faite par Renata de lacondition des femmes et de sa propre histoire personnelle. Ce que disentet pensent les personnages se reflète dans ou à travers ce qu’ils vivent. Cejeu de miroir existe-t-il avec le lecteur qui reçoit une monumentale fresqued’un univers, d’un lieu où les différentes misères humaines entrent encollision ? Ces personnages atteints par les malheurs du siècle, tels le sida,le racisme, l’injustice, la violence, touchent-ils les lecteurs et lectrices deSoifs ? Si on met en joue aussi lucidement la vie, la mort, l’amour, Dieu,n’est-ce pas pour déteindre sur le lecteur? Un passage de Soifs le laisseentendre : « Ce manuscrit de Daniel a tellement déteint sur moi que j’enai eu de mauvais rêves, […] je leur dirai, méfiez-vous de ce jeune écrivain,la lecture de ce livre déteint sur vous comme du chlore… »9.

Les fils du roman sont enfin tendus dès le départ entre les protago-nistes. Au long des pages, ces tensions ne tendent pas nécessairement à serésorber. Ces fils provoquent ou agissent comme une tension vibratoirequi dégage un espace abyssal à habiter, à transformer ; la transfigurationne se fait cependant que dans le travail de frottement, de nettoyage, dedécapage. On ne refoule pas, on exprime, on pousse au dehors. On ne niepas, on s’avoue. On ne cache pas l’Ombre et les ombres qui menacent,engloutissent, tuent ; on les sait présentes autour de nous et en nous. Etc’est peut-être pour cette raison que les figures de la soif et du dépla-cement importent tant tout au long du roman. Les soifs de plusieurs, maisprincipalement de Renata, sont des soifs parfois superficielles (cigarette),corporelles (eau, désirs d’un homme, des hommes), parfois existentielles(solitude, angoisse, fragilité de la vie) et même transcendantes oureligieuses (désir de renaître autrement dès le début de sa convalescence,

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9. M.-C. Blais, Soifs, op. cit., p. 301.

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désir d’atteindre l’ultime délivrance de tant d’injustices, révélation que lavie n’est que passage, désir de conquérir du temps, un autre temps). Cescreuses sensations de soifs, Renata les engourdira tant bien que mal. Jesouligne les différentes harmoniques du titre du roman qui portent lemouvement du texte. Pour apaiser ces soifs, les protagonistes se mettenten situation de déplacement : la fuite, l’exode, le passage, la naissance,l’envol, etc. sont des structures bien utilisées par Marie-Claire Blais. Jesuppose qu’elles favorisent le processus libérateur du travail d’écriture.Mais avec ces mises en évidences (le jeu continuel des oppositions, l’effetdomino du savoir à la connaissance d’expérience et à son possible effetsur le lecteur, les tensions qui découvrent autre chose de l’ordre de latransfiguration ou peut-être de la quête), je voudrais faire un pas de pluset passer à ce que je nomme le dépliement théologique.

3. Dépliement théologique

Une théologie en expérience, a-t-on dit plus haut, est une théologie auservice de toutes les expériences pour les déplier théologiquement, pourles accompagner dans leur découverte et leur vivre théologal. Lethéologien ou la théologienne en mode d’expérience n’a-t-il pas à être auxaguets pour déceler des traces ou des signes qui pourraient interpeller àaccompagner, à accueillir ce qui cherche à naître, à prendre parole? N’ai-je pas alors à plonger au cœur du texte de Soifs pour y découvrir desénoncés religieux, mais peut-être aussi une instance d’énonciationthéologale? N’étant point expert en sémiotique, je ne m’aventure pas icidans ce type de chantier technique, mais retiens que le théologien enexpérience ne peut simplement se contenter de retracer les renvois aureligieux pour ensuite les comparer aux textes bibliques. En surface, lemonde de Soifs ne semble ni très religieux ni très spirituel. Le religieuxexplicite est dans plusieurs cas un religieux profane, un religieux sclérosé,figé, dévitalisé. C’est souvent un Dieu qui oublie le souffrant, un Dieu

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ambivalent (tantôt il aime, tantôt il méprise), un Dieu qui plane autour,mais qui est froid, un Dieu qui exauce la prière en laissant mourir.

Mais après quelques lectures, le monde de Soifs m’est apparu « trèsreligieux et très spirituel ». J’avais rapidement noté l’ambiguïté despersonnages face au religieux et au spirituel et je me demandais biencomment et si la radicalité évangélique pouvait offrir une pousséevivifiante, donner une eau désaltérante aux assoiffés du roman? Lepasteur Jérémy est bien débordé avec ses problèmes familiaux et tous cesjeunes qui meurent d’un « amour traversé de radiations mortelles ennotre temps »10. Pas de temps pour intervenir et déplier la perspectivechrétienne au cœur du roman. C’est en regardant autrement et ailleursque j’ai découvert ce qui pouvait se déplier théologiquement. Ne faut-ilpas sentir cette soif, goûter à ce qui a soif au cœur des existences etdégager ce qui procure la joie et la paix ? L’assoiffé ne quitte-t-il pas detemps en temps, pour un instant, le réel ambigu? Ou ne passe-t-il pas àtravers ce réel souffrant pour avancer, guérir et vivre au diapason del’accueil et de la vie ? Le rêve, l’imaginaire, la créativité ne sont-ils pas àsaisir comme des envolés, comme des signes d’espérance? Faut-il intro-duire telle voix hors champ ou imposer telle voie pour pousser hors de lamatrice la vie nouvelle ? Renaître, rencontrer Dieu, vivre de son Esprit,boire son eau vive, voilà ce qui pourrait préciser la vérité des sujets langa-giers. Voici quelques éléments pour mettre un peu de chair sur cettedernière affirmation.

Nous sommes tout d’abord introduit dans un monde de création,d’artistes de toutes sortes, photographe, musicien, danseur, chanteur etsurtout écrivaines et écrivains. Et si je voulais préciser ce qui a uncaractère salvifique, je devrais mettre en relief le travail de création oul’effort pour aller au-delà de ce qui est, pour dépasser la réalité. Ce monded’écriture, particulièrement le travail de l’artiste plutôt que la consom-mation de l’œuvre d’art comme telle, reçoit un caractère salvifique. Le faitd’écrire un livre sauve Daniel de l’enfer de la drogue ; les compositionsmusicales de Franz ont le même effet salvifique sur le compositeur, etc.

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10. Ibid., p. 106.

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Même l’effort de Renata de vouloir transcender la justice injuste deshommes pourrait recevoir un caractère salvifique.

Il faut noter aussi la présence du spirituel et/ou du religieux qui porteles personnages du roman et qui renvoie à diverses traditions religieuses.L’art manifeste le religieux : que l’on pense à la musique des grandscompositeurs allemands ou autres qui dynamise les êtres, ou encore auxpoèmes de Zwingli, à Dante et même à l’Évangile de Matthieu ; ces textesattestent du religieux. Remarquons que ces fragments sont en allemand,en italien ou en espagnol, comme si le religieux était étranger et plus diffi-cilement accessible. Ces langues obligent à s’arrêter, à traduire ou àchercher de l’aide. Extraordinaire. Les créations du passé deviennentcomme des relais ou des traces de la tradition chrétienne. Les languesétrangères (et non celles appelées langues mortes) cachent ou encodent unreligieux autre ou différent que le religieux vulgarisé.

Et les porteurs du Christ ne sont point les maîtres blancs dans leroman, mais les serviteurs. Il y a par exemple Jenny, qui a eu le couragede dénoncer le shérif blanc qui la molestait. Elle a trouvé refuge chezDaniel et Mélanie pour garder les enfants. Jenny, en dépit de l’Ombre quimenace de lyncher les noirs, prie pour « que ne viennent plus vers nousces clameurs, car il est mort pour nous aussi, celui qui est mort sur lacroix »11. Pour Jenny, « Jésus avait été supplicié sur la croix »12, et onpourrait se demander si sa foi n’est pas le moteur de sa dénonciation et deson courage.

Voici un autre exemple assez étonnant. Le vieux Frédéric, prodiged’antan, est celui qui maintenant oublie. Pendant une marche où il s’égareaux alentours, les fils du pasteur en profitent pour lui voler ses biens, sontéléviseur, ses disques et même une statuette de bronze qu’il avait faitedans sa jeunesse. La perte des traces de son passé, de ce qui l’attache,mène pourtant Fred à une « résurrection ». Cet incident le sauve, car il lestimule et le pousse à reprendre son travail de musicien et de sculpteur.Frédéric connaît la libération grâce au vol et à la déstabilisation qu’il

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11. Ibid., p. 150.12. Ibid., p. 171.

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e n g e n d re; lui qui avait su, mais qui ne savait plus, devient unconnaissant, un re-connaissant. Et son préposé ou valet, Eduardo, lui litl’Évangile de Matthieu en espagnol. Nous sommes aux dernières pagesdu roman et Eduardo lui lit Matthieu…

Un dernier exemple re m a rquable. Charles, un des écrivains dugroupe, espère prendre sa retraite loin du vacarme du monde. Ce retraitne devient-il pas nécessaire pour ne pas oublier de vivre pleinement?Charles emprunte le sentier de la Mémoire, le sentier du souvenir. Il a lesnerfs à vif et cherche le silence du cloître, cherche à entendre le glas isolédes églises, des temples. Le glas, appel régulier à étancher une soif, dirais-je.

Le glas qui retentit et les réflexions de Charles, tout comme les servi-teurs, Jenny et Eduardo, m’apparaissent comme des accroches quieffleurent la texture du roman et son lecteur théologien. D’autant plus quele roman se termine comme l’Évangile. Nous sommes invités à allerailleurs pour rencontrer le vivant. Cet ailleurs est dans le bonheur deretrouver les siens, dans celui de faire communauté de table avec unepersonne et dans le bonheur de la délivrance, parce qu’il y a espérance derevivre et de demeurer dans la joie.

•••

Concluons. Nous voulons penser autrement le rapport théologie etexpérience. Nous avons esquissé la lecture d’un théologien en expérienced’un roman québécois, grande fresque décrivant notre monde entamantun nouveau millénaire. Le roman porte témoignage de soifs inextin-guibles qui transcendent le monde, le monde des représentations : unejustice autre, une relation plus épanouissante, une vie vivante, etc. Leroman marque aussi la faillite de certaines représentations dudivin comme celle du Dieu théorique, d’un Dieu qui n’en est pas un. Jem’imaginais tout d’abord inscrire le théologal dans les marges du texte, cetexte étant tellement compact, tellement chargé (semblable à des viesremplies et chargées, sans espace pour le silence, la prière à Dieu) que jene percevais pas le mouvement libérateur, salvifique et divin au coeur du

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roman ; j’affirmerais maintenant que le travail du théologal se trouve aucreux du texte et de sa lecture.

Si le théologien est un passeur de Dieu, ceux et celles qui parlentadéquatement de Dieu dans leur monde deviennent théologiens etthéologiennes. L’écrivain et les autres artistes expriment à travers leurscréations l’héritage d’un peuple ou les tendances sociétales nouvelles ; ilsy médiatisent les blessures refoulées et parfois un chemin thérapeutiquepour gérer le difficile et l’inaccessible ; ils produisent souvent une aisepour les vies stressées et surchargées, servent de prétexte à une rencontre,une conversation… Ne pourraient-ils pas aussi être passeurs de transcen-dance et des traces du sacré?

La littérature dans notre mise en application ne résiste-t-elle pas troisfois plutôt qu’une à une réalité insatisfaisante? N’offre-t-elle pas toutd’abord une résistance herméneutique, une résistance à l’interprétationréductrice de l’humanum en nous ? L’humanum ne peut être aplati par lessystèmes et les institutions ou encore par les jeux de pouvoir et dedomination souvent exercés. La résistance ne peut-elle pas être aussicréatrice? La littérature dénonce certes le caractère pervers des intérêtsd’individus et de sociétés, mais elle médiatise par bribes et pointillés uneespérance de transformation du monde. N’est-elle pas finalement unerésistance théologale? La littérature ne tourne-t-elle pas dans certains cascomme le derviche autour de Dieu, autour de son absence ou de saprésence ? Ne peut-elle pas devenir icône qui met le lecteur en route versune terre nouvelle, qui le fait passer d’une rive à l’autre ? Cette résistancethéologale brise les idoles, qui arrêtent la marche, fixent le regard etreplient sur soi-même.

Le traitement théologique de l’expérience ne serait-il pas précisémentde mettre en évidence le travail d’une altérité éprouvée intérieurement ourencontrée extérieurement? Le travail théologique en expérience décapel’individu d’un possible recroquevillement. L’expérience le tient ouvert etle dynamise ; ce travail peut provoquer une poussée de l’expérience versdes lieux propices de la Tradition ou de la Bible pour bousculer, déranger,rompre la membrane sécure et conduire à une co-naissance, à une re-naissance et à une re-co-naissance du théologal au cœur de la vie.

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Guy LafonAgrégé de lettres, ancien aumônier de l’École normale supérieure, théologien.

LE CROYANT ET LES AUTRES

La perte du croyant, c’est de rencontrer son Église. Pour notre dommage, car il ne sera plus fraternel par le fond.1

•••

« La perte du croyant… » Comment entendre cette perte? Le croyantest-il dépossédé d’un bien qu’il détenait? Est-il réduit à avoir moins qu’iln’avait ? Subit-il une diminution de son être? On peut penser aussi qu’ils’égare ou, comme on dit couramment, qu’il ne sait plus où il est, qu’il estprivé de repères. L’amoindrissement peut enfin aller jusqu’à le détruire.La perte alors équivaut à son anéantissement pur et simple. Il dépérit aupoint de disparaître. Dans tous les cas qu’on vient d’évoquer le croyantest le sujet passif de sa perte mais il peut, en même temps, en être aussil’auteur. D’autres que lui, enfin, peuvent être intéressés à ce qui lui arrive,le perdre, au double sens de ce verbe : être la cause de sa perte et aussi enpâtir, parce qu’ils seraient privés de lui.

Il est impossible de choisir dans ce foisonnement de significations. Onpeut toutefois relever un trait qui leur est commun à toutes. Quelqueaspect qu’on retienne dans l’idée de perte, le mot, par lui-même, nousavertit qu’il s’agit d’une situation où le vide l’emporte sur le plein, lemoins sur le plus et, à l’extrême, le rien sur le tout, le néant sur l’être.

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1. René Char, Recherche de la base et du sommet. IV. À une sérénité crispée, Édit.Pléiade, p. 756.

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Il y a plus encore. Nous venons de faire apparaître et d’extraire,comme on ferait dans le faisceau compact d’une gerbe, quelques-uns desépis de sens rassemblés dans une même expression. Il nous faudra donctenter de maintenir réunies les différentes significations que nous avonsdégagées. Nous ne pouvons pas oublier qu’elles nous sont offertes toutesensemble, à la fois. À l’analyse nous en avons distingué quelques-unes.Mais leur confusion initiale demeure. La puissance propre à la pensée quenous commentons tient à l’inextricable et fécond entrelacement des lignestracées dans la simplicité d’un énoncé apparemment limpide. Tout sepasse comme si la richesse de la lettre était presque inépuisable, plusgrande en tout cas que la somme des significations qu’on peut en fairesortir.

Le cas n’est pas exceptionnel. Il se rencontre ailleurs. C’est même lepropre de toute expression poétique forte que de paraître d’abord troublerla clarté des mots, strictement requise par l’usage habituel qu’on en fait,pour nous conduire vers des régions où leur sens univoque défaille sansque, pourtant, l’obscurité s’installe. En effet, c’est plutôt la ressourceinfinie du langage qui brille alors de tout son feu.

Sans doute. Mais, ici, grâce au coup de sonde de la poésie, la perte,comprise dans sa plus extrême variété, vient hanter les profondeurs ducroyant lui-même. C’est lui qui perd, qui se perd, qui est perdu. Or, onestimait plutôt que, s’il pouvait toujours, comme on dit, perdre sa foi, dumoins, tant qu’il croyait, il était sauf et, en tout cas, n’entamait pasl’intégrité des autres, qui ne croient pas. Voilà, au contraire, que le régimed’autarcie mutuelle qui règne entre le croyant et les autres se trouve miné,virtuellement au moins. Nous ne pouvons plus tenir croire pour un acteinoffensif. Croire porte en soi la possibilité d’un séisme pour celui quicroit et pour tous.

•••

Il s’agit de croire, purement et simplement, et non pas de croire ceci aulieu de cela, en celui-ci plutôt qu’en celui-là. Avec croire, quoi que l’oncroie, en qui que l’on croie, pointe une menace de perte pour le croyant

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lui-même et pour les autres. Du coup, croire devient dangereux pour tous.La perte possible ne tient pas à l’objet auquel on croit, au contenu de lafoi, ni même à la personne à qui on se fie. Croire, en tant que tel, peutperturber gravement la paix de l’entretien de chacun avec soi-même etavec tous. En effet, plus que le croyant, plus que les autres, c’est l’étatmême de communauté dans lequel nous vivons qui se trouve compromis.La teneur particulière de notre conviction, qu’elle soit douce ou violente,n’y fait rien. Les idées ou les récits par lesquels nous pouvons nousreprésenter ce que nous croyons n’y sont pour rien, pas plus quel’intensité de l’adhésion que nous pouvons leur accorder. Dans le seul faitde croire, absolument en quelque sorte, il y a place pour une dynamiquede perte, et c’est notre association les uns avec les autres qui en esttouchée : la perte nous gagne tous.

•••

« …, c’est de rencontrer son église. » Il est remarquable que la perte soitamenée par un événement de nature sociale. Pour mesurer la portéed’une telle affirmation, il convient de se rappeler que l’existence dechacun dérive d’une appartenance à un univers de liens qui nousconstituent jusque dans notre individualité la plus singulière. Bien loinque celle-ci s’insurge contre cette appartenance, comme si elle y sentait unpéril pour elle, elle s’entretient à partir d’elle, elle n’en est pas isolable, etle réseau des relations innombrables dans lequel nous sommes pris neconstitue pas un carcan. Car, en humanité, la vie est devenue inséparabledu jeu des échanges qui nous unissent les uns aux autres et dans lesquelss’exerce notre liberté. Nous devons donc nous penser par-delà où, plutôten deçà de l’opposition entre autonomie et dépendance. Or, cetteheureuse liaison, qui nous fait exister, serait blessée, et d’un mal qui noustouche tous, lorsque certains vivent en croyant et forment une église.

Une église, en effet, si nombreux soient ses fidèles, n’est jamais qu’ungroupe particulier. Quand le croyant rencontre la sienne, il ressent alors,mais amplifiée aux dimensions d’une collectivité, sa propre particularité.Or, par lui-même, le croyant n’est pas seulement un être particulier.Comme tout un chacun, il est le fruit unique, singulier, résultant du

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croisement des liens qui l’attachent à la communauté universelle deshumains. Il est singulier, et pas seulement particulier, même si, bienentendu, il n’est pas par lui-même tous les hommes, mais seulement unhomme et tel homme individuel, cet homme-ci. Ainsi l’église qu’ilre n c o n t re ne le fait-elle pas sortir de l’isolement pour passer à lacommunion, comme on pourrait le penser d’abord, mais d’une singularitéouverte à tous, de laquelle croire ne le privait pas d’emblée, à uneparticularité fermée sur elle-même, même s’il est uni à une multitude demembres. Car, si vaste soit cette église, elle a des frontières. À l’intérieurde l’immensité humaine, elle forme un territoire, non pas spatial maismoral. Le croyant se perd donc quand il abandonne ou quand on luiprend sa singularité irreprésentable, qui est son être même, et qu’ildevient un élément repérable d’un ensemble.

Le croyant tombe de haut en se définissant par son appartenance à sonéglise. Il peut certes lui sembler qu’il devient un être concret, engagé dansl’histoire, parce que ses liens sont maintenant visibles, institutionnelsmêmes, au lieu de rester infigurables, impalpables, comme ils le sontaussi longtemps qu’il n’a pas rencontré son église. À vrai dire, pourtant,quand il est sans église, ses liens ne sont pas abstraits. Ils le rendent alorssolidaire de tous, sans exception, mais virtuellement : ils lui donnent laforce de s’unir à tous, à n’importe qui. Paradoxalement, il lui revient decréer ces liens, il lui appartient de les inventer réellement au fur et àmesure qu’il assume sa condition, qu’il se laisse prendre librement parelle. Maintenant, au contraire, le voilà pris aussi mais sans avoir à se fairesolidaire de tous ceux qui, en fait mais insensiblement, l’entretiennentdéjà dans son irréductible singularité. Les pensées qu’il adopte, lesconduites qu’il suit, en s’alignant sur d’autres, l’unissent à eux dans lacohésion d’un groupe. Alors, à l’encontre de ce que l’on pense souvent, iln’est pas ainsi privé de la disposition de soi, comme s’il sombrait dansune existence grégaire, mais de la libre et libératrice relation à tous et àn’importe qui, jamais encore réalisée, toujours en train de se produiredans un univers sans clôture.

La perte du croyant est donc de nature sociale ou communautaire,comme on voudra, ainsi que sa foi elle-même. Elle ne provient pas, en

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effet, de ce que sa foi l’entraverait mais de ce qu’il ne l’honore pas assez,ne la pousse pas assez loin ou, si l’on ose dire, de ce qu’il ne lui est pasassez fidèle. Car le croyant se fie, puisqu’il croie, et en cela il témoigne deson appartenance à l’entretien d’humanité, mais il s’arrête maintenantaux marques qui délimitent un ensemble social. Son église lui impose desbornes, qui stoppent l’énergie de son acte de croire. En effet, emporté qu’ilest par sa foi, il devrait s’interdire de mettre des conditions à son appar-tenance à la communauté universelle. Ainsi la perte du croyant réalise-t-elle un paradoxe. La rencontre de son église est en contradiction avec lemouvement par lequel le croyant existe. Car une église peut appeler sesressortissants à croire. Mais par le seul fait qu’elle est une église, telleéglise, elle freine l’élan qu’elle est censée incarner.

•••

« Pour notre dommage… » La perte du croyant précise et étend seseffets. En rencontrant son église, le croyant nous porte préjudice. Noussommes lésés dans nos droits, dans notre statut. C’est notre lien avec lecroyant qui est changé à notre désavantage. De ce fait, se trouve perturbél’état de droit auquel nous appartenons tous, lui comme nous. Rien, ici,qui tienne à l’affectivité, même si nos sentiments peuvent en être trans-formés. Un désord re s’est produit qui concerne notre institutioncommune en humanité. En poussant la pensée à l’extrême, nous serionsfondés à demander réparation au croyant, comme pour une infraction.

Soyons plus précis encore. Le dommage que nous subissons ne nousfrappe pas du fait que nous appartiendrions à un autre groupe, à uneautre église. Il ne découle pas d’une rivalité entre des ensembles sociaux.Aussi convient-il de saisir exactement en quoi consiste la personnalité dece pluriel, de ce nous, qui pourrait porter plainte en justice.

Nous sommes victimes d’un tort qui s’en prend à l’être commun, à laconsistance que nous formons, nous tous ensemble, et qui se révèle dansl’emploi de la première personne du pluriel. Nous change de sens. Alorsqu’on utilisait ce pronom pour désigner l’appartenance de tous et dequiconque à une même humanité, il en est venu à nous isoler du groupe

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dont relève maintenant le croyant. Celui-ci est sans nous et nous sommessans lui. Il ne suffit pas, en effet, de soutenir que ce pronom nousdistingue et qu’il évite ainsi que s’établisse entre tous la confusion sousprétexte de communion. Puisque, disons-nous, il y a dommage, c’est quela distinction est, en fait, une séparation qui n’a pas lieu d’être, une dissi-dence illégitime. Car l’église du croyant ne se contente pas de découperune part sur une surface plus étendue. Par sa seule existence elle romptavec un régime de solidarité auquel nous appartenons tous de droit.

La fraction qu’est l’église ne se juxtapose donc pas à d'autres, nes’élève pas, en s’en détachant comme un morceau, sur un ensemble donton pourrait compter les membres. Elle introduit une sécession sans raisond’être, puisque l’entretien d’humanité est étranger au morcellementmême. Ici, d’ailleurs, on peut noter en passant que par ces termes decroyant et d’église il faut entendre tout autre chose que ce qui apparaîthistoriquement dans ce qu’on est convenu d’appeler religion. Si ces mots,en effet proprement religieux, sont employés ici, c’est parce que, du fait deleur signification habituelle dans notre culture, ils permettent d’attribuerau comportement qu’on envisage présentement sa force la plus grande, laplus pure. Mais, c’est bien clair, croyant et église peuvent s’appliquer à despersonnes et à des groupements qu’on tient pour civils ou laïques, selonles classifications en usage en sociologie.

Mais il y a plus important encore. La rencontre de son église par lecroyant ne fait pas déchoir l’entretien d’humanité d’un fonctionnementparfait dans lequel nous aurions vécu initialement, comme si, dèsl’origine, nous avions formé tous ensemble une immense communauté,dans l’harmonie des personnes et des entités sociales. On n’affirme pasqu’une concorde, historiquement attestée dans le passé ou théoriquementpostulée, serait maintenant mise en pièces. L’accord rompu est celui,virtuel et nullement idéal, d’un appel, d’une aspiration. Sa réalité, quin’est pas fictive, est tout à la fois d’institution et d’esprit. Or, cet appel etcette aspiration sont ignorés, méconnus par le croyant d’église, quelle quesoit sa foi et quelle que soit son église. Tel est, du moins, le sentiment deceux pour qui le nous reste indivisible, quelque diversité qu’il présentedans la pratique, au point qu’ils continuent à s’en recommander en

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disant : « notre dommage ». Car ils restent attachés au respect de l’uni-versel. Or, ils discernent chez le croyant d’église de l’indifférence, voire dumépris à l’égard de l’universel. Pourtant ils ne lui en veulent pas, commesi sa conduite devait leur faire concevoir pour lui du ressentiment. Maisils en appellent à l’observation de la loi fondamentale, constitutive, del’alliance humaine. C’est elle qui leur paraît compromise quand le croyantrencontre son église. En invoquant la vigueur imprescriptible de cettealliance, ils ne prônent pas un retour à un état antérieur maintenantdétruit. Ils témoignent de la puissance d’un vœu qui nous est, aujourd’huiencore comme toujours, commun à tous, qui est nôtre, dans la portéeuniverselle de ce mot.

•••

« … car il ne sera plus fraternel par le fond. » Notre dommage est d’unenature bien singulière. En effet, c’est nous qui sommes atteints par lessuites d’une situation propre au croyant lui-même. Ainsi l’effet est-il ennous mais la cause est en lui, sans que nous ayons rien accompli pourpâtir de cet effet. En vérité, un détriment s’est produit moins en nous quedans la communauté qui nous lie à lui, sans que pourtant celle-ci soitdétruite. Certes, le croyant éprouve-t-il une perte, et même se perd lui-même, mais sans que lui soit enlevée une certaine propriété, qui semblebien être inamissible et qui se nomme la fraternité. Quoi qu’il lui arrive, àlui et à nous de son fait, il ne sort pas de ce règne. Car il reste fraternelmais il ne l’est « plus… par le fond ».

Il faut donc distinguer dans la fraternité. Ce qui est universel, ce n’estpas l’état de fraternité possédée mais son vœu, bien réel. Or, quand lecroyant rencontre son église, quelque chose affecte la réalité d’un tel vœu.Son universalité est compromise, détruite même. La fraternité persiste,mais comme une écorce, non plus comme une sève : elle devient superfi-cielle. D’un fond, pour lequel il n’y a pas d’instrument de mesure, parcequ’il est insondable, elle passe à une surface, où se dessinent desfrontières. Car toute optative qu’elle soit, la fraternité est la réalité del’humanité même, elle est sa vie, et elle le reste toujours. Mais, avec lecroyant d’église, elle se transforme. En lui elle devient positive, sans

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doute, sensible comme un fait mais, en définitive, abstraite, puisque,limitée qu’elle est par des contours déterminés, elle cesse d’être infin-iment accueillante. Elle est visible, tangible, mais elle est privée de sarépercussion en ondes innombrables dans l’humanité tout entière.

Il ne s’agit pas de l’opposition qui peut exister entre deux fraternités,quantitativement diverses, l’une étant restreinte et l’autre, large. De l’uneà l’autre, la différence est d’ordre, non de degré. Elles s’opposent commece qui se compte à ce qui ne connaît rien du nombre ni du compte. On nepeut pas non plus les distinguer comme le fermé et l’ouvert, sauf àentendre par fraternité ouverte une façon d’être où l’on n’aurait aucuneidée de toute fermeture possible, de toute limitation. À vrai dire, on ne vapas de l’une à l’autre par élargissement progressif d’un noyau qui, peu àpeu, occuperait toute la place disponible. Il faut plutôt supposer que lafraternité de fond, si fragile qu’elle soit, comme l’est une intention, enappelle, comme dans un procès, contre une fraternité de surface qui seserait introduite dans la communauté humaine. Bref, si consistantesqu’elles soient, l’église et la fraternité qu’elle induit chez le croyant ne sontjamais que des formations secondes, elles ne participent pas de l’élanpremier, à moins qu’elles n’en soient que des interruptions, des retombéesdurcies.

•••

Avec cette fraternité seconde une histoire commence. Rien n’est pluscomme auparavant : « …il ne sera plus… » De l’irrémédiable, semble-t-il,serait survenu. Pourtant, n’est-il pas possible, non de revenir en arrière –car il ne s’agit pas de remonter le temps comme on ferait d’un fleuve ! -mais de puiser, aujourd’hui encore, à la source d’une fraternité sansrivages ? Le croyant qui rencontre son église peut-il encore cesser deperdre, de se perdre? Les autres peuvent-ils ne plus le perdre, n’être plusvictimes du tort qu’il se fait à lui-même ? La fraternité peut-elle, en lui,rejoindre le fond abandonné ?

La portée de ces questions n’est pas la même, on s’en doute, selon quenous recevons les analyses précédentes comme un verdict ou comme un

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diagnostic. Dans le premier cas, l’affaire est entendue, le croyant quirencontre son église est à la fois blessé et coupable, non de croire, mais dessuites de la rencontre qu’il a faite. Et c’est à nous qu’il fait tort. Sa faute ousa misère le conduit à être condamné, au motif d’avoir anéanti en lui safraternité radicale avec tous les hommes. En revanche, on conclura toutautrement si l’on tient la pensée de René Char pour un jugement quiidentifie des symptômes. Alors nous sommes invités à entreprendre untraitement. Les indices relevés ne composent pas un tableau clinique, quinous laisserait sans moyens, à moins d’être en face d’une maladie estiméeinguérissable, et alors le diagnostic rejoindrait le verdict. Mais si tel n’estpas le cas, nous pouvons prendre prétexte de ce qui n’est qu’un constatpour entendre autrement qu’on ne le fait souvent ce que c’est que croyant,ce que c’est qu’église, et aussi perte et dommage et, enfin, fraternité.L’observation sans complaisance du poète devient un instru m e n tprivilégié de forage pour pénétrer plus au fond.

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Qu’est-ce qu’un croyant? Ou, plutôt, de quels moyens disposons-nouspour répondre à cette question après les réflexions que nous venons deproposer ?

Rappelons d’emblée que croire a été traité de façon très formelle. Onn’a considéré ni le contenu ni le destinataire de la foi. On a, de plus,marqué expressément que le terme de croyant ne désignait pas d’abord niexclusivement quelqu’un qui serait réputé religieux, au sens que ce quali-ficatif a pris dans notre culture.

Cette approche, qui peut paraître bien abstraite, offre un avantageappréciable. En effet, croire apparaît ainsi comme une manière d’être et depenser que n’importe qui peut adopter, que tous peut-être adoptent tantsoit peu. Un tel abord nous permet d’observer, très généralement, lecroyant, tout homme qui croit, dans son histoire, quelle qu’elle soit. Ainsi,c’est bien vrai, nous n’avons pas commencé par définir ce que c’est quecroire. Mais nous pourrons le découvrir à partir de ce qui se présente dansle cours de l’expérience de quiconque croit.

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Accordons aussi que la rencontre de son église conduise le croyant à saperte, au sens prégnant qu’on a reconnu à une telle expression. Or,puisqu’il s’agrège à un groupe, nous pouvons avancer l’hypothèse quecette perte provient de ce que le croyant a cessé d’être seul ou de n’êtreassocié à d’autres que virtuellement, du fait de son appartenance àl’immensité sociale de l’humanité. Quant à nous, nous l’aurions perdu,parce qu’il nous aurait quittés pour d’autres. Ajoutons même que nousaurions pu contribuer à sa perte. Pourtant, avant de connaître cette perte,était-il vraiment seul, d’une solitude réelle ? Il ne semble pas, puisqu’ilétait alors « fraternel par le fond ».

Telles sont les données, complexes, que nous avons à discuter.

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Être croyant, c’est avoir une certaine identité à l’intérieur du mondehumain dans lequel chacun peut être qualifié par un nom. Qu’on le disecroyant ou qu’il se déclare tel lui-même, celui qui est désigné ainsi reçoitde ce fait, devant lui-même et devant les autres, sa consistance sociale ou,du moins, une partie importante de celle-ci. Cette désignation permet del ’ i d e n t i f i e r. Or, quelle consistance sociale pourrait encore conserverquelqu’un si l’acte par lequel se produit son identification - ici, l’acte decroire - devait le détacher de toute insertion dans la communautéhumaine, le couper de toute relation à d’autres, voire à tous les autres ? Àl’évidence, son existence deviendrait impossible, puisqu’il ne seraitnommé et affirmé que pour disparaître. Or, de fait, le croyant demeure.Comme quelque sujet que ce soit, qui possède une identité, loin de perdre,de se perdre, d’être perdu, il est, au contraire, structurellement constituédans son existence historique par la culture qui fournit le mot et leconcept qui servent à l’identifier. Cette culture est, d’une certaine façon, sapremière église. S’il en allait autrement, il n’existerait pas en tant quecroyant. Pourtant, on soutient qu’une perte lui advient du fait de larencontre de son église. Admettons-le. Mais alors, si tel est le cas, le défautne serait pas dans son église ni même en lui, puisqu’ils se tiennentfortement l’un l’autre, ainsi qu’on vient de le reconnaître, mais dans le lienqui existe entre eux, dans la modalité même de leur rencontre. C’est donc

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cette rencontre qu’il faut soumettre à l’examen. À quelle condition peut-elle avoir lieu sans qu’intervienne la perte du croyant ?

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Toute rencontre prend la forme d’un entretien, au sens fort que l’onpeut convenir de donner à ce terme. L’un et l’autre des partenairescommuniquent entre eux et aussi vivent par cette communication et enelle. Celle-ci est donc à entendre dans l’ordre de la parole échangée, dansl’ordre biologique, et aussi dans celui de la subsistance vitale, dans l’ordreéconomique. Or, pour que la rencontre ne soit pas fatale, littéralementmeurtrière pour l’un et pour l’autre, pour que l’entretien demeure, il fautqu’entre eux s’exerce un mixte de présence et d’absence, de proximité etd’éloignement. Ils ne restent intacts dans leur rencontre qu’au prix d’unecoïncidence délicate de disjonction et de conjonction. Si donc la perte del’un se produit dans la rencontre de l’autre, c’est que cette coïncidence afailli. L’un a absorbé l’autre, les deux se sont fondus ensemble ou bien,tout à l’opposé, ils se sont irrémédiablement écartés l’un de l’autre. Quoiqu’il en soit, la rencontre n’a plus lieu, l’entretien a cessé. Dans les deuxcas la relation qui fait vivre humainement est détruite.

Revenons au cas du croyant. Il n’y a pas de croyant sans rencontre deson église, ou alors il n’y a pas de croyant du tout. Si le croyant en vient àperdre, à se perdre, à être perdu, c’est que la rencontre ne s’est pas réaliséede façon satisfaisante. Peut-il la restaurer dans sa justesse ? Ou, puisqu’ils’agit ici de perte, un salut est-il possible? Sans sortir de l’entretien ni dela rencontre historique où il prend corps, ni donc de son église, tout engardant toutes ses autres attaches, comment peut-il éviter de disparaître ?

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Dans la rencontre, toujours particulière, qu’il fait de son église, lecroyant reste-t-il assez épris de sa singularité pour garder, au moinsvirtuellement, son ouverture à tout l’univers? Tout se décide dans laréponse qu’il apportera à cette question. C’est pourquoi on peut estimerque, pour ainsi dire, il s’adresse à son église en lui imposant un cahier des

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charges. Quelque pensée qu’elle lui propose, quelque conduite qu’elle luiprescrive, en acceptant les unes et les autres, sera-t-il conforté dans sasingularité et sa disposition à l’universel ? Question grave. Rappelons-nous que nul n’échappe à une église, sous peine d’être socialementinexistant. Cette question conduit donc tout croyant soit à quitter sonéglise pour une autre, soit à puiser assez profond dans les ressources dontil crédite son église pour en recevoir la force et l’élan en vue d’être unhomme parmi les autres. À son église de faire la preuve qu’elle peut lemaintenir et le faire croître en humanité. À lui de décider si elle yparvient.

Mais qu’est-ce qu’une église? Redisons-le, rien d’autre qu’une certaineconfiguration particulière, instituée en une collectivité au cours de l’his-toire. En se tournant vers elle, c’est donc encore vers lui-même que lecroyant se tourne, vers le sujet, lui aussi particulier, qu’il est. Ce qu’ilattend d’elle, il se le demande à lui-même, à ceci près - et ce n’est pas peu!- qu’il lance aussi son appel vers tous ceux qui composent avec lui sonéglise. Car il les suppose animés de la même attente que lui, puisqu’ilssont là, avec lui, dans la même communauté. Il se met donc à l’unissonavec eux, tout en maintenant, sans concession, l’exigence inaltérable quil’habite et, à certains jours même, le consume : être un homme, au milieudu monde, en lien, virtuellement au moins, avec tous les hommes.

Or, cette exigence n’est pas contradictoire avec l’appartenance à uneéglise, quelle qu’elle soit. En effet, sauf à entendre par église une insti-tution, qui, nécessairement, replie ses fidèles sur elle comme sur eux-mêmes, pourquoi ne pas penser plutôt que, par ce nom, on désigne undispositif social bien propre à servir le vœu des croyants ? En effet, touteparticulière qu’elle soit, comme toute chose dans l’histoire, une églisen’est pas de soi allergique à l’universel. Pour peu qu’on accorde ce point,toute église peut se présenter comme une concrétion sociale de l’élan versla liaison avec tous et entre tous, non pas inévitablement comme la faillitede cet élan, sa retombée et, encore moins, sa négation. Mais assurément, ilrevient à ses fidèles de la préserver de pareils fourvoiements, et non passeulement à tels d’entre eux, pris isolément, mais à leur rassemblement, àl’institution qui les réunit.

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En supposant, comme nous le faisons, l’aptitude d’une église àconstituer un foyer d’universalité dans le respect de la singularité dechacun, nous accomplissons un geste décisif. Il convient d’en bienmesurer la portée.

Nous pouvons paraître donner un objet et un destinataire à l’acte decroire du croyant. Il s’adresse en effet à une personnalité collective, sonéglise, et il crédite celle-ci du pouvoir de lui accorder un certain bien, lafraternité. Nous refusons cependant de déclarer tout net que sa foi setermine à quelque chose ou à quelqu’un. Car l’ouverture à l’universel, quele croyant attend et peut éventuellement recevoir de son église, est plutôtune forme ou un mode de l’acte de croire, elle est intérieure à celui-ci, ellele constitue dans sa nature même. Le vœu d’une communauté avec tousest lui-même tendu par un acte de foi et cet acte, réciproquement,s’épanouit dans un tel vœu. La fraternité par le fond n’existe que parce quenous acceptons chacun, très radicalement, de nous fier à tous sansexception. Elle est donc présente avant même d’être réfléchieexplicitement dans une foi qui se la propose comme objet. Si nous tenonsla fraternité pour vraie et si nous tendons vers elle de tout notre être, c’estparce qu’une foi est à l’œuvre, elle aussi par le fond, dans cette penséecomme dans cet élan. Plutôt qu’un terme vers lequel nous porterait ets’achèverait cette foi, la fraternité est elle-même tissée de foi, si l’on peutdire, elle est comme une étoffe dont nous sommes faits, une façond’exister qui se nourrit de croire. Dans la fraternité par le fond croiretrouve son expression et aussi son origine et sa fin. Ainsi, dans le vœu defraternité se manifeste en acte la vigueur présente d’une virtualité, c’est-à-dire d’une force. Virtuelle, la fraternité par le fond est donc tout autrechose qu’une simple possibilité. Elle possède une énergie qui, de façon àpremière vue contradictoire, l’impose à notre consentement, l’accorde ànotre liberté, comme un don gracieux.

Ainsi le croyant est-il toujours en train de se mettre à croire. Commel’indique la forme grammaticale du nom qu’il porte, il participe à la foi auprésent, à un présent où il n’arrête jamais les comptes. La rencontre de son

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église n’est pas une échéance sur laquelle il bute et qu’il honore, ni nonplus un port où il échoue et se protège. De cette rencontre, il ne retient quel’aptitude qu’elle lui donne à pouvoir exister comme croyant dans lemonde et dans l’histoire. De cela d’ailleurs il sait gré à son église. Elle lesoutient, mais pour actualiser une foi qui est d’un autre ordre que laformulation qu’elle peut lui en proposer. Aussi bien, au cas où elle s’yrefuserait, il l’obligerait à devenir un foyer, c’est-à-dire un centre et unesource ardente d’universalité. Il n’attend pas d’elle qu’elle ait déjà effec-tivement réalisé une liaison avec tous. Encore moins n’imagine-t-il pasqu’elle serait devenue cette liaison pour la seule raison qu’elle le proclameet le désire même très sincèrement. Il espère qu’elle actualisera son vœu,qu’elle ne cessera de s’engager, et lui avec elle, dans l’effort interminablequi donne son corps à la communauté universelle des hommes dans lemonde.

Car, en vérité, si le croyant croit en la fraternité, ce ne peut être que parle fond. Si l’on peut supposer que la rencontre de son église constitue pourlui un danger, c’est parce que sa foi, en effet, peut s’y perdre et lui-mêmey perdre la foi, et que nous autres, nous pouvons le perdre, ne plus êtreavec lui ou encore l’enfoncer dans sa perte. Mais pourquoi affirmerions-nous arbitrairement la réalité de cette perte, en décrétant que la seulerencontre de son église, de toute église, serait la cause et la consommationd’une telle perte ? N’avons-nous pas reconnu, tout au contraire, quecroire, comme tout acte humain, fait toujours exister avec d’autres et pourd’autres et, virtuellement, avec tous?

Il suffit peut-être, et c’est beaucoup, de supposer que tout croyantd’église - et qui n’est pas croyant d’église? - pour rester croyant, passe etrepasse toujours par un certain point vide. En rencontrant son église et endemeurant en elle, il éprouve comment la fraternité s’y actualise dans unmouvement qui ressemble à une respiration. Or, il est impossible derespirer, c’est-à-dire de vivre, si l’on expire seulement ou si l’on aspireseulement. Pareillement, il est impossible de croire à la fraternité ou,plutôt, de croire fraternellement par le fond, si l’on est avec d’autres, soitseulement dans la confusion, comme dans un tout, soit seulement dans ladistance, absolument séparés, en quelque sorte. Ainsi le croyant, dans son

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église, passe-t-il sans cesse par un point où cette fraternité paraît impos-sible, où elle expirerait presque, en raison de la confusion menaçante, etd’où, pourtant, elle renaît sans fin par l’aspiration à un toujours nouvelavenir, sous la pression de la foi elle-même. Que s’interrompe cette alter-nance de retraits et d’essors, et c’en est fait de toute foi, de toute église etde toute fraternité. Or, passer par ce point est une expérience proprementspirituelle au sens le plus précis de cet adjectif, puisqu’il y va de la respi-ration même, qui donne de vivre, qui est effet et cause de la vie. Lecroyant importe dans son église et reçoit d’elle une telle expérience, oualors il n’y a plus rien, et c’est la fin, la perte, pour de bon. Mais que sepoursuive cette expérience, et c’est le salut.

On peut cependant résister à ces conclusions. Car, en exigeant ducroyant qu’il passe sans cesse par un point où la fraternité par le fonddéfaille et renaît, nous l’avons peut-être confirmé dans la fécondité de safoi. Mais n’avons-nous pas rendu inutile, voire nocive, son appartenanceà une église? En effet, l’ouverture du croyant à l’universel passe, semble-t-il, quand il rencontre son église, d’un état de tranquille possession à unesituation de risque. Pourquoi serait-il assuré de refuser le repliement surune société re s t reinte qui peut être frileuse, répugner à toutélargissement? Or, toute église, en raison même de sa particularité,l’expose à subir cette défaite. Ne vaudrait-il pas mieux qu’il fassel’économie de toute allégeance à un groupe?

Ces objections procèdent d’une suite d’illusions. En dissipant celles-cinous obtiendrons de pousser plus loin encore la méditation dans laquellenous sommes engagés.

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Nous l’avons dit, mais répétons-le : rencontrer son église n’est pas,pour le croyant, le résultat d’une option facultative. Nul ne peut éviter deconstituer avec d’autres des sociétés particulières. C’est pour chacun denous la condition élémentaire de notre existence dans le monde. Nous nepourrions le regretter que si nous vivions persuadés qu’il est bon, qu’il estmeilleur d’être seul. Mais cette pensée est proprement suicidaire. Nous

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relevons, pour exister, d’une situation d’entretien qui fait de nous deshumains. Sauf à n’être qu’une imagination, cette situation est toujoursvécue dans des conditions concrètes, limitées. Or, ces conditions ne nousemprisonnent pas dans une geôle. En effet, notre insertion dansl’entretien d’humanité ne nous fait pas inévitablement déchoir dans laservitude par le seul fait que cet entretien est toujours déjà incarné. Telleest la première illusion qu’il convient de détruire.

Mais on s’égare encore quand on estime que, de soi, la fraternité par lefond est vécue sans combat, qu’on la possède sans avoir à y atteindre etdonc à s’efforcer vers elle. Elle n’est pas une nature. Elle est faite del’étoffe du temps. Puisqu’elle est de l’ordre du souhait, nous pouvons êtredéçus par les réalisations qu’elle reçoit. Seuls la mobilisation de notreeffort, une poursuite obstinée, le consentement à la virtualité qui nouspresse peuvent nous diriger vers la fraternité dont nous formons le vœu,nous la donner effectivement, mais comme quelque chose qui habite notreattente active, sans jamais finir. Bref, la fraternité par le fond ne va jamaisde soi. Elle n’est jamais sans nous, qui en vivons, qui la vivons. Qu’elle nesoit jamais obtenue, possédée, ne signifie pas qu’elle n’est qu’un leurre.Flèche lancée, confondue avec son élan même, elle ne se fixe sur aucunecible, où elle s’arrêterait triomphante.

L’erreur la plus grave serait sans doute de feindre que, dans un passélointain, réellement, il y eut un règne de la fraternité par le fond. Or, onpourrait être porté à le penser quand on lit : « il ne sera plus ». Pourquoice « ne … plus »? Pourquoi supposer un moment paradisiaque dontl’humanité aurait été chassée ?

Car, à vrai dire, ce regard jeté vers un commencement n’invite pas à lanostalgie. Il est une figure que prend notre espérance. On parle, certes, dela fraternité comme de quelque chose qui viendra à manquer, après avoirété là. Mais ce langage n’est rien de plus qu’une façon de parler. Puisqu’iln’est ni un diagnostic ni un verdict, pourquoi ne pas l’entendre commeune mise en garde, la suggestion d’une tâche à entreprendre, un appel àéviter une dérive ? C’est, en tout cas, la lecture à laquelle on s’arrêtera ici.Car il n’y a pas de raison de prendre ce propos comme un pronostic infail-

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lible. On ne pourrait se ranger à ce parti que si la rencontre de son égliseétait, pour le croyant, un événement venu s’ajouter à sa foi, qui lapervertit. Mais on a vu que, dès l’origine et toujours, le croyant est lié àune église, vit en elle et y existe fraternellement sans être, de ce fait,fatalement empêché de croire. L’évocation d’un temps où la fraternité parle fond aurait été intégrale n’a donc pas la valeur d’une informationpositive.

Ainsi compris, le propos du poète révèle un trait, encore inaperçu, dela fraternité par le fond. Bien loin d’avoir jamais existé à l’état pur et d’êtreexposée ensuite à succomber inévitablement à la dégradation, ellen’advient que de s’inventer elle-même, toujours neuve. Quant à l’acte decroire qui, on l’a dit, lui est essentiel, il participe, lui aussi, de cetteinvention permanente dont il est la source toujours jaillissante.

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Au point où nous en sommes, nous pouvons estimer que la plussimple et la plus généreuse fraternité n’advient dans le monde que pardes hommes capables de se fier à tous, à quiconque, sans exclusiveaucune. Que ces croyants rencontrent leur église n’est de soi un péril nipour leur foi ni pour leur fraternité. Mais, ils ne peuvent éviter la perteque s’ils poursuivent avec exigence, une certaine expérience que nulle foi,nulle église n’assurent. Plus profondément que l’appartenance à unecommunauté, plus profondément aussi que tout engagement dans unefoi, il y a la fraternité elle-même. On pourrait la tenir comme un objet quel’on vise, tout comme on peut faire pour Dieu dans le cas de la foireligieuse. Mais on peut aussi se refuser à la prendre pour un objet. Elleserait alors plutôt une forme ou un mode d’existence.

La comparaison que nous venons de faire avec la foi religieuse n’estpas déplacée ici. Elle nous était pour le moins suggérée par le texte mêmede René Char. Il écrivait croyant, il écrivait église et, quand il écrivaitfraternel, on peut encore penser qu’il n’excluait pas la foi religieuse. C’estpourquoi nous pouvons nous demander si, en nous autorisant du textedu poète, nous n’avons pas développé une pensée religieuse au sens qu’a

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cet adjectif dans notre culture. Aussi, le moment est-il venu de nous inter-roger sur la pertinence d’un tel vocabulaire religieux. Quel rapport entre-tient-il avec son emploi dans la tradition où il a vu le jour, la traditionbiblique et chrétienne ? S’agit-il d’une même expérience, autre m e n ténoncée, ou de l’énonciation identique de deux expériences, radicalementdifférentes l’une de l’autre? Et la différence, si elle existe, serait sans douteà chercher non dans les termes de croyant ou d’église mais dans celui defraternité par le fond. Celle-ci, en venant à la place de Dieu, suffirait àdistinguer l’une de l’autre les deux expériences. À moins que - pourquoipas ? - en essayant de les distinguer l’une de l’autre, nous ne soyonsconduits invinciblement à les rapprocher étroitement, s’il est vrai queDieu et la fraternité par le fond ne désignent pas des objets ou des contenusmais des formes et des modes. Alors c’est encore de Dieu qu’il s’agiraitdans la fraternité par le fond. De Dieu ? De fraternité par le fond ? Non, pasexactement, mais plutôt de notre rapport à cette fraternité et à ce Dieu, cequi n’est pas la même chose.

Il nous faut donc examiner de plus près ce que nous comprenons parfraternité par le fond. Puisque la rencontre d’une église était censéesupprimer une telle fraternité, nous avons d’abord supposé qu’elle laremplaçait par une fraternité de surface, re s t reinte, limitée par lesfrontières d’un groupe. La mention qui était faite d’une église pouvaitraisonnablement nous diriger dans ce sens. Cependant, nous avionsremarqué que d’une fraternité à l’autre, il y avait une différence d’ordre,non de degré. On ne passe pas de l’une à l’autre sans rupture. Et l’appar-tenance à une communauté que l’on peut compter n’empêche pas depoursuivre le vœu d’une fraternité par le fond. D’ailleurs, dans l’histoire,il n’y a pas de groupe social qui réaliserait par lui-même cette fraternité,qui lui serait adéquat. Car elle ne relève pas du nombre. De ce fait, ellepeut être vécue même dans l’exiguïté d’un petit cercle. La fraternité par lefond, on l’a dit, est vécue à l’optatif, elle est désir. Le mensonge oul’illusion peuvent s’introduire en elle. Mais ils ne lui sont pas inhérents.

Ainsi le fond désigne-t-il dans la fraternité la vérité, inentamable, dudésir. Ce désir peut être déçu dans sa réalisation, et même il l’est toujourschaque fois qu’il se confond avec le rêve d’une fraternité qui serait

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coextensive à la société humaine tout entière, considérée dans l’espace etdans le temps. Mais ce désir n’est regardé comme une illusion ni par lepoète ni par le croyant ni par son église. Pour le coup ils se rencontrenttous les trois pour confesser la vérité qui habite ce désir. On peut tout auplus soutenir qu’ils diffèrent par les chemins qui les conduisent à cetteconfession. Ainsi n’hésitera-t-on pas à qualifier de profession de foi ladémarche du croyant et de son église. Quant à l’autre, celui qui sedémarque du croyant, on pourra nommer sa démarche proclamation defraternité. Mais, dans tous les cas, il y va de la vérité, d’une même véritésur laquelle des chemins différents se croisent.

•••

Le désir d’une fraternité par le fond est donc commun au croyant et auxautres. Ils entendent également l’appel qui s’adresse à eux dans ce désir,même s’ils y répondent toujours insuffisamment. En un mot, ils sec roisent dans une telle fraternité comme sur un terrain qu’ilstraverseraient ensemble. Mais il en va de cette traversée comme il arriveà deux fleuves qui se rejoignent pour former un lac dans lequel ils seréunissent pour un temps avant d’aller plus loin. Il semble alors qu’ils seconfondent. Mais il n’en est rien. En fait ils ne perdent pas la direction deleur cours respectif. Chacun d’eux va dans le sens qui est le sien, commele révèle quelquefois un léger frémissement à la surface des eaux. Ainsi enest-il quand le croyant et les autres sont fraternels par le fond. Unedifférence demeure entre eux. Ils n’ont pas la même façon de passer parce fond, où ils paraissent d’abord indiscernables l’un de l’autre. Car ils nese rapprochent pas au point de se mêler. Bien plus, l’orientation propre àchacun apparaît encore en ce lieu où ils sont ensemble. C’est même làpeut-être qu’elle se manifeste avec le plus de clarté.

Les autres que le croyant s’en tiennent à la pratique optative de lafraternité par le fond. Non qu’ils s’arrêtent à cette pratique, qu’elle leursuffise, qu’ils se refusent à aller plus loin. C’est seulement au regard dequi ne partage pas leur pratique que celle-ci pourrait paraître inachevée.Eux-mêmes ne la vivent ni comme satisfaisante ni comme déficiente. Ilsne lui demandent pas autre chose que l’immense ouverture qu’elle leur

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apporte sur l’universalité humaine. Ils n’estiment pas, par exemple, qu’ily aurait plus à attendre et, notamment, qu’il faudrait fonder sur autrechose qu’elle-même la fraternité par le fond. En effet, selon eux le fondqu’ils touchent en elle n’a pas besoin lui-même d’un fondement. Lapensée d’une base, qui serait nécessaire, leur est étrangère.

Qu’en est-il du croyant? Ne pourrait-on pas soutenir que lui non plusmais pour des raisons qui lui sont propres, qui tiennent à sa foi elle-même,ne va pas plus loin et qu’il ne cherche pas d’au-delà à l’expérience qu’il viten étant fraternel, lui aussi, par le fond ?

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Semaine œcuménique des « Avents »

Le sacré au XXIe siècleQue peuvent en dire des chrétiens?

Du 22 au 27 août 2004

Au Centre Spirituel « Les Naudières »31, rue des Naudières 44400 Rezé-lès-Nantes

Semaine animée par :

• Les Pasteurs Denis Vatinel de Royan, membre du Groupe

des Dombes et Yves Noyer de Saint Malo, président de

l’Équipe œcuménique régionale.

• Les Pères Lous-Michel Renier, doyen de la Faculté de

théologie d’Angers, membre du Groupe des Dombes et

Pierre Guilbaud de la Faculté de théologie d’Angers et du

Séminaire interocésain de Nantes.

• Participation des Pères : Dominique Verbeke, prêtre

orthodoxe et Yves Burdelot, prêtre catholique, Service

incroyance et foi.

Contact :A.M. de QUELEN

36, Quai de Versailles 44000 NANTES

Tél. : 02 40 47 63 71

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Christian van Nispen tot SevenaerChrétiens et musulmans, frères en Dieu ?Paris, Éditions de l’Atelier, 2004, 189 p., 15 €.

En Occident, la présence musulmane suscite des débats passionnés : le foulardislamique, la construction des mosquées ou la confusion entre islam et islamismeradical. L’islamophobie n’est pas un leurre. Dans ce contexte, est-il possible dedépasser le poids des préjugés, des fantasmes, des clichés et des peurs ? Quellessont les conditions d’un dialogue authentique entre chrétiens et musulmans ?

Sans gommer les aspérités et les embûches qui rendent difficiles les cheminsde la rencontre et du dialogue, Christian van Nispen tot Sevenaer nous invite àdépasser les barrières pour rechercher ensemble, chrétiens et musulmans, lesvoies de la fraternité sous le soleil de l’unique Dieu de miséricorde.

Ce beau récit est le fruit d’une riche expérience de rencontre (p. 15-73) quipermet à l’auteur, installé en Égypte depuis plus de quarante ans, de proposer aulecteur une fine analyse des conditions du dialogue (p. 75-178).

L’expérience de Christian van Nispen tot Sevenaer est impressionnante :découverte de la pensée islamique à travers le commentaire coranique du Manâr(le Phare), cheminement avec l’Association de la Fraternité religieuse, groupeégyptien de dialogue islamochrétien, participation à la commission égyptienne deJustice et Paix, amitié avec le dominicain Georges Anawati (1905-1994), découverted’autres pays à majorité musulmane (Algérie, Indonésie)…

L’auteur en arrive à une forte conviction : « Il nous est donné vraiment d’êtreensemble devant Dieu, et donc ensemble pour défendre l’être humain » (p. 68).

L’analyse des conditions du dialogue proposée par Christian van Nispen totSevenaer décrit avec minutie les rapports entre christianisme et islam au cours dessiècles, les recherches contemporaines du dialogue islamochrétien, les principes etles règles de la rencontre et du dialogue, la dimension du dialogue théologique, larencontre dans la prière…

L’auteur souligne en conclusion « le lien organique et véritable entre la rencontre -qui peut devenir une rencontre en Dieu, exprimée ou implicite dans le vécu - et la vie

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ensemble en société. Il s’agit de ne pas vivre des relations et des rencontres hors de la viecommune concrète, avec toutes ses dimensions : économique, politique, sociale, culturelleet institutionnelle ; comme il s’agit de ne pas vivre cette vie en société dans un pur horizon -talisme, sans donner place ni au Dieu vivant, ni aux relations avec les autres êtreshumains, qui découlent de notre relation à Dieu » (p. 180).

La postface de Zeinab El Khodeiry, professeur de philosophie médiévale àl’université du Caire, rend hommage à l’engagement amical et tenace de Christianvan Nispen tot Sevenaer aux côtés de ses partenaires musulmans d’Égypte.

D’origine néerlandaise, l’auteur est jésuite, professeur de philosophie et d’isla-mologie à la faculté copte-catholique du Caire depuis 1964. Son témoignageinfirme ce que nous entendons souvent en Occident, à savoir que le dialogue avecl’islam n’est possible que là où il est en situation minoritaire. Dans la sociétéégyptienne, il a vécu intensément et profondément l’aventure de la rencontre etdu dialogue. C’est pourquoi la préface de Jean-Luc Brunin, évêque auxiliaire deLille, insiste à juste titre sur le défi que nous lance Christian van Nispen totSevenaer : « Il nous engage à poursuivre l’aventure dans notre pays, avec la même volontéet la même confiance ».

Roger MichelISTR de Marseille

Rachid BenzineLes nouveaux penseurs de l’islamParis, Éd. Albin Michel, coll. « L’islam des lumière s », 2004, 289 p., 18,50 €.

Contrairement à une idée reçue, l’islam n’est pas un bloc monolithique. C’estplutôt une mosaïque dont nous n’aurons jamais fini de découvrir les mille et unefacettes. Occultée par l’avalanche d’articles, d’études et d’ouvrages consacrés àl’islamisme radical, la pensée critique est féconde en islam, portée avec rigueur etvigueur par de « nouveaux penseurs » que Rachid Benzine se propose de nousprésenter dans cet ouvrage. L’auteur fait partie de la nouvelle génération d’intel-lectuels musulmans, formée à l’école des sciences humaines que l’on voit émergeren France aujourd’hui.

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Cette pensée critique est en pleine gestation. Certes, elle ne constitue pas uncourant structuré, mais elle annonce sans doute une mutation de l’islam contem-porain, amorcée dès le XVIIIe siècle par les « pré-réformistes » (cf. chapitre 1, p. 29-55).

Ces « nouveaux penseurs » viennent d’horizons géographiques très divers, etla convergence de leurs recherches n’en est que plus remarquable : Rachid Benzinenous présente ainsi l’Iranien Abdul Karim Soroush, surnommé « le Luther del’islam » ; le Kabyle Mohammed Arkoun, professeur émérite de la Sorbonne ; lePakistanais Fazlur Rahman, qui travaille à une nouvelle approche du Coran et dela Révélation ; deux précurseurs de l’analyse littéraire moderne du Coran : lesÉgyptiens Amin al-Khûli et Muhammad Khalafallâh ; l’Égyptien Nasr HamidAbû Zayd, le père d’une nouvelle herméneutique du Coran, exilé en raison de sonprétendu « apostat » ; l’universitaire tunisien Abdelmajid Charfi et Farid Esack,Africain du Sud, qui élabore une théologie islamique de la libération.

Minoritaires dans leur pays, parfois menacés de mort ou contraints à l’exil, ces« nouveaux penseurs » explorent les chemins périlleux d’une « déconstruction -reconstruction » de la pensée islamique : « Leur intention est de réexaminer lesmanières dont l’islam a pu se construire historiquement. De « revisiter » les inter-prétations successives et les utilisations qui ont été faites du message coranique etdes autres textes fondateurs (h a d i t h s, S u n n a, c o r p u s des grandes écolesjuridiques…), et de passer ceux-ci au tamis de la critique » (p. 12). Ce faisant, ces« nouveaux penseurs » prétendent permettre à chaque musulman de s’approprierle message de l’islam, loin des manipulations idéologiques. Leurs recherchesimpliquent l’émergence d’une démocratisation des sociétés musulmanes.

On peut se poser deux questions après la lecture de cet ouvrage :

• quelle instance islamique autorisée pourrait donner à ces penseurs modernesl’audience qu’ils méritent ?

• à quand le renouvellement de la pensée islamique face aux défis éthiques quisont aussi importants que les défis théologiques?

Roger MichelISTR de Marseille

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Albert NaderCourants d’idées en Islam, du VIe au XXe siècleParis, Éd. Médiaspaul, 2004, 174 p.

« Le but de notre ouvrage est de montrer comment de grands penseursmusulmans ont compris l’islam » (p. 14).

L’auteur de l’ouvrage en question, Albert Nader, est Libanais d’origine, catho-lique de confession. Spécialiste de la pensée musulmane, il a été professeur d’uni-versité en de nombreux pays arabes. La lecture de ce livre suppose une bonneconnaissance du monde arabo-musulman.

Dans une première partie (les sectes ou partis musulmans), l’auteur expose lesdifficultés occasionnées par le problème de la succession du Prophète, à savoir leproblème du califat, qui a divisé les adeptes de l’islam entre plusieurs brancheshistoriques… Le problème du califat resurgira au XXe siècle avec l’abolition decette institution.

Dans une deuxième partie (les penseurs), Albert Nader retrace deux grandesentreprises de l’islam à ses débuts : la théologie, avec les mu’tazilistes, et la philo-sophie, avec Ibn Sina (Avicenne) et Ibn Rochd (Averroès) parmi d’autres. L’enjeude ces deux entreprises est de comprendre le statut du Coran. Un des problèmesposés est celui de l’articulation entre la raison et la révélation. Le soufismeapparaît pour répondre à la quête de spiritualité. Le père de la sociologie (IbnKhaldun) ouvre la voie à un nouveau courant d’idées. Tout cela se développe surfond de confrontation avec les autres systèmes de pensée rencontrés histori-quement par l’islam.

La troisième partie (les réformateurs) est consacrée au renouveau de la penséeislamique initié en Égypte aux XIXe – XXe siècles avec Jamal al-Din al-Afghani etle cheikh Mohammed Abdu parmi bien d’autres, alors que l’institution du califats’effondre en Turquie en 1924.

Voilà le tableau dressé avec érudition par Albert Nader, à destination de ceuxqui désirent connaître le dynamisme intellectuel de l’islam depuis ses originesjusqu’aux mouvements politico-religieux du XXe siècle.

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Farid EsackCoran, mode d’emploiParis, Éd. Albin Michel, 2002, 345 p., 19,50 €.

Né en 1957 en Afrique du Sud, formé à la jurisprudence et à la théologiemusulmanes au Pakistan, Farid Esack a participé activement à la lutte contrel’apartheid. Il élabore depuis une vingtaine d’années une théologie islamique dela libération qui s’appuie sur une nouvelle herméneutique coranique.

Dans cet ouvrage, l’intention de l’auteur est de faire connaître à un large publicles questions et les débats qui entourent le Coran depuis les origines jusqu’à nosjours.

Son approche est originale. Alors que le Coran est présenté habituellement àpartir de l’histoire de sa « descente » par la tradition apologétique musulmane,Farid Esack commence par situer le livre dans la vie des musulmans. Dèsl’origine, la Parole de Dieu est « en prise » avec ce que vivent le Prophète et sescompagnons. La réception du message est aussi importante que le message lui-même. Le livre est ce que les musulmans en ont fait et en font.

L’auteur n’ignore aucune des grandes questions que soulève la pensée critiqueface au phénomène coranique. Il récapitule ce que les exégètes musulmans (ounon musulmans) disent de la structure du texte, de sa composition et de sonassemblage en un recueil. Il expose les débats historiques sur la nature « créée »ou « incréée » du Coran. Il nous initie aux sciences islamiques appliquées à lalecture du livre : circonstances de la révélation (asbâb al-nuzûl), exégèse coranique(tafsîr), herméneutique contemporaine…

Enfin, Farid Esack indique les thèmes fondamentaux du Coran et développeles implications de la lecture du message coranique dans le comportementpersonnel, social et économique des musulmans, ainsi que dans les pratiquesreligieuses instituées en islam.

Dans la préface, Rachid Benzine situe la recherche de Farid Esack dans lamouvance des « nouveaux penseurs de l’islam » qui se font entendre depuisquelques décennies. Il note que les questions abordées par l’auteur le sont aussipar les orientalistes occidentaux et les chercheurs contemporains non musulmans.

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Cependant, « il est rare de les voir abordées de front par un intellectuel qui serevendique ouvertement de l’islam » (p. 13).

Une nouvelle conscience islamique est-elle en train de naître?

Roger MichelISTR de Marseille

Jean-Marie PlouxLe dialogue change-t-il la foi ?Éditions de l’Atelier, Paris, 2004, 208 p.

Lire Jean-Marie Ploux, c’est agréable, sans conteste… Et c’est profond!…Passer du quotidien du dialogue interreligieux à des réflexions sur le logos, enl’espace de 200 pages, avec un style aussi accessible, cela fait preuve d’une excel-lente maîtrise du sujet. Comme les ouvrages précédents, Le christianisme a-t-il faitson temps (Éd. de l’Atelier, 1999) et Lettres à Sébastien, un jeune peut-il encore croireen Dieu aujourd’hui ? (Éd. de l’Atelier, 2000), celui que nous avons sous les yeux adécidément l’avantage d’être le fruit d’une longue expérience interreligieuse etd’une théologie très attentive.

De quelle révélation et de quelle vérité parle le chrétien quand il dialogue?Où, quand et de quelle manière dialogue-t-il ? Si liberté, lucidité et acceptation dela différence apparaissent comme des conditions sine qua non du dialogue, à quois’y engage le chrétien ? À quels risques s’expose-t-il ? Qu’apporte concrètement àla foi chrétienne la relation avec les membres d’autres religions et avec les areli-gieux ? En quoi le dialogue est-il constitutif de l’être chrétien ? Telles sont lesquestions posées par l’auteur. En fait, ce prêtre de la Mission de France focaliseson attention sur le cercle herméneutique entre foi et dialogue. Plus encore qued’interroger un dialogue qui changerait la foi, l’objet de cet ouvrage est plutôtcelui d’un dialogue qui interroge la foi et d’une foi qui vit du dialogue.

Mieux, à la question ultérieure de savoir si le dialogue peut être le « chemin dela vérité », l’auteur répond que c’est précisément « dans le dialogue que l’on saisitavec le plus de force que la foi chrétienne n’accède pas au Christ à partir d’uneidée de Dieu ou de l’homme mais, au contraire, que c’est à partir du Christ qu’elle

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découvre et pense et Dieu et l’homme » (p. 178). Ainsi la vie, l’engagement, larelation, le dialogue se relient intimement à une contemplation.

On notera du coup, avec beaucoup de satisfaction, l’importance accordée parl’auteur à une théologie de la relation : il fait tout son droit à l’altérité et au sensde la différence. On appréciera également les distinctions fécondes qu’il opèreentre ce qui relève de l’universel, du particulier et du singulier.

C’est ainsi que, grâce à une écriture plaisante et très accessible, Jean-MariePloux nous fait partager le goût de la rencontre avec des membres d’autresreligions à partir du quotidien ; il nous offre de bons outils de réflexion pour lecheminement avec l’autre, proposant de nouvelles pistes d’approfondissement dela relation avec le judaïsme, l’islam, le bouddhisme - le zen spécialement - etmême avec la gratuité de l’athéisme.

Selon l’auteur, le dialogue avec le judaïsme a l’avantage de nous rappelerl’irréversibilité d’une élection, la vitalité d’une espérance, la fidélité à unengagement dans l’histoire ; il nous invite à accueillir Jésus dans sa judéité ; il nousrappelle l’existence d’un gouff re de mal, ouvert au sein de l’humanité(Auschwitz) ; et même si c’est sous la modalité d’un Dieu qui déçoit, l’interactionavec le peuple de la Bible nous fait penser Dieu autrement… De quoi orienternotre cheminement vers de nouveaux horizons !

La piste du dialogue avec l’islam, quant à elle, nous fait prendre la mesure etle poids des mots qui ont dessiné dans l’histoire un parcours grevé de malen-tendus. À titre d’exemple, qu’entend le chrétien par engendrement?… En tout cas,marcher avec le musulman, c’est certainement cheminer avec un témoin de latranscendance, en direction de celui qui est toujours plus grand que nos mots(Allah akbar). Peut-être l’oublions-nous trop facilement.

La relation au bouddhisme, pour sa part, nous renvoie aux énigmes de lasouffrance et de l’Ultime (que nous appelons Dieu). Le silence, beaucoup plusséduisant que les dogmes aujourd’hui, peut rappeler au chrétien que sa foi estpassage à une action, bien plus qu’à une connaissance. Orientations stimulantespour la mission de l’Église de notre temps.

L’auteur est loin de négliger le contexte de laïcité. L’attention accordée auxnon-croyants constitue un autre chemin de dialogue et fait émerger le caractère

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gratuit de l’acte de foi. Mais au-delà de ces dialogues, dont le caractère estdésormais irréversible pour l’Église et que l’on essaie d’aborder sans naïveté,l’auteur nous propose avant tout un dialogue intérieur avec nous-mêmes. Celan’enlève rien à l’unique médiation de Jésus Christ qu’envisage la foi chrétienne,car « en lui se réalise en plénitude le rapport de l’homme à Dieu. »

On ne manquera pas de remarquer l’honnêteté intellectuelle de l’auteur quipréfère ne pas aborder certains thèmes (le dialogue avec l’hindouisme, parexemple), dont il n’aurait pas fait suffisamment l’expérience au quotidien. Onappréciera également le détour de sa réflexion sur le logos par les Pères de l’Église.Ce sont des précisions qui permettent sans aucun doute de donner une meilleureassise aux contenus des dialogues. On regrettera seulement de ne pas y retrouversuffisamment le logos stoïcien, en tant que metaxu, rapport. On aimera aussi lafinesse psychologique utilisée en certaines recommandations pour la pratique dudialogue. « Rien ne remplacera dans le dialogue l’attente gracieuse, l’aptitude àl’émerveillement ». On saura goûter aux fondements spirituels de tout dialogue,aucun dialogue ne pouvant avoir lieu si ce n’est en Dieu ; le rapport à la propretranscendance passant par la transcendance de l’autre, qui devient et me faitdevenir son « hôte intérieur ». On appréciera enfin l’ecclésialité de Jean-MariePloux, son inscription dans un cheminement et une réflexion d’Église.

Certains points stimuleront certainement notre réflexion. Ils pourront mêmenous poser quelques questions : dans ce dialogue, c’est l’homme qui se découvreà lui-même. Sans aucun doute. Mais qu’en est-il de l’affirmation que, parallè-lement, c’est aussi Dieu qui se découvre à lui-même ? Cette intuition, autant quecelle de H. Jonas dont il est également question, mériterait sans doute un dévelop-pement plus approfondi. La question du Dieu au-delà de Dieu de Maître Eckhartdemeure ouverte. Reste aussi sujet à réflexion ultérieure le désormais fameux koanpour Zen « chrétien » :

« L’être-Dieu de Dieu ne saurait être sans l’être-Homme de Dieu,L’être-homme de l’homme ne saurait être sans l’être-dieu de l’homme.

L’être-Dieu de l’homme ne saurait être sans l’être-dieu de l’homme,L’être-homme de l’homme ne saurait être sans l’être-Homme de Dieu. »

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Cependant, avant d’offrir matière à réflexion, cet ouvrage, qui s’adresse à touspublics, offre de précieux repères pour la mission de l’Église. Et c’est là sonprincipal mérite !

Patrice ChocholskiISTR de Marseille

Recensions

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TABLE DES MATIÈRES

Sommaire 5

Éduquer à la liberté religieuse : un défi pour l’école dans la laïcité[Jean-Marc Aveline] 7Laïcité et sécularisation 8La liberté de croire et l’art de vivre ensemble 11L’intégration en question 12

L’école, la laïcité et les religions 15

Une lecture de la laïcité[Bernard Panafieu] 25

Le fait religieux[Christian Salenson] 271. Le fait religieux 282. Le fait religieux dans le cadre de la laïcité 323. La mission de l’école catholique 354. Le fait religieux à l’école catholique 37En conclusion 42

L’État et les religions en France. Réflexions et perspectives[Joseph Sitruk] 45Introduction 461. La liberté religieuse, droit fondamental de toute personne 502. La liberté religieuse en France. Heurs et malheurs de la laïcité 553. Des pistes pour l’avenir des relations religions - État 63

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Quelle place pour le fait religieux dans l’histoire enseignée ?[Dominique Santelli] 711. Le fait religieux : une longue histoire 712. Le fait religieux dans les classes d’hier à aujourd’hui 76

Pratiques et enjeux du fait religieux[Mounir Ben Taleb] 85Alors, qu’est-ce que le fait religieux ? 86

L’islam en Europe. Une relecture de la laïcité[Bernard Panafieu] 93

Rencontre des cultures 101

La rencontre des cultures en Méditerranée Un défi pour la paix[Paul Poupard] 1051. Le défi de la paix 1082. La mission de l’Église 117

La Rome pontificale vue par les musulmans[Maurice Borrmans] 125Saint-Siège, États islamiques et pays musulmans 128Paul VI, Jean-Paul II et dialogue islamo-chrétien6 130Problèmes, difficultés et chances 134Conclusion 137

Violence, religion, spiritualité[Jacques Levrat] 1391. La violence 1392. La spiritualité et la maîtrise de la violence 1413. Religion et violence 1434. Mise en œuvre 147Conclusion 149

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Théologie en dialogue

Mission de l’Église en société sécularisée[Joseph Moingt] 159Projet 159Introduction. La société sécularisée 160Première partie : Nature et motifs de la mission de l’Église 164Deuxième partie : Les moyens de la mission 172

Spiritualité du pluralisme religieux une expérience spirituelle émergente[José Maria Vigil] 183Pluralisme de principe face au vieux pluralisme de fait 184Une grande méfiance vis-à-vis des attitudes de privilège

ou d’exclusivité 186Une grande ouverture à la complémentarité et l’interreligieux 187Un nouvel esprit missionnaire 189Relecture de la christologie 192Un nouvel esprit critique et pénitentiel 194Un nouveau type de vérité 195La libération des pauvres comme critère herméneutique 197

Le dialogue du christianisme avec les autres traditions religieuses et la doctrine de la Trinité[Risto Jukko] 201Qu’est-ce que le dialogue interreligieux ? 201La doctrine de la Trinité

comme base du dialogue islamo-chrétien 208Bibliographie 214

La théologie en expérience[Marc Dumas] 2171. Vers une théologie en expérience 2192. Le roman Soifs 2243. Dépliement théologique 227

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Le croyant et les autres[Guy Lafon] 233

Repères bibliographiques 253

Christian van Nispen tot SevenaerChrétiens et musulmans, frères en Dieu ? 255

Rachid BenzineLes nouveaux penseurs de l’islam 256

Albert NaderCourants d’idées en Islam, du VIe au XXe siècle 258

Farid EsackCoran, mode d’emploi 259

Jean-Marie PlouxLe dialogue change-t-il la foi ? 260

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Chemins de DialogueRevue théologique et pastorale sur le dialogue interreligieux,

fondée par l’Institut de sciences et théologie des religions de Marseille(département de l’Institut catholique de la Méditerranée),

éditée par l’association « Chemins de Dialogue »,publiée avec le concours du Centre National du Livre.

ABONNEMENTS & COMMANDES

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11, impasse Flammarion13001 Marseille

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Présentation de l’association Chemins de dialoguePrésentation de la revue Chemins de dialogueTables générales, thématiques et par auteurs

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Achevé d’imprimer en juillet 2004sur les presses de l’imprimerie Robert

Groupe HorizonParc d’activités de la plaine de Jouques

200, avenue de Coulins – 13420 GémenosDépôt légal juillet 2004

© 2004, Chemins de Dialogue 23

Revue semestrielleVII 2004 - 18 €

I.S.S.N. 1244-8869

Directeur de l’édition :Jean-Marc Aveline

Responsables de la rédaction :Jean-Marc Aveline,

Jean-Marie Glé,Roger Michel,

Christian Salenson

Secrétaire de la rédaction :Olivier Passelac

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