chemins de dialogue – 19

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  • Chemins de Dialogue 19

    Religions, paix et violence

    Chemins de Dialogue, 2002Marseille

    CdD-19 3/07/06 15:59 Page 1

  • 2002, Chemins de Dialogue11, impasse Flammarion 13001 Marseille

    04 91 50 35 50 Fax 04 91 50 35 [email protected]

    I.S.S.N. 1244-8869

    Publi avec le concours du CNL

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  • Chemins de Dialogue

    Revue thologique et pastorale sur le dialogue interreligieux,fonde par lInstitut de sciences et thologie des religions de Marseille

    de lInstitut catholique de la Mditerrane,dite par lassociation Chemins de Dialogue ,

    publie avec le concours du Centre National du Livre.

    NUMRO 19 JUIN 2002

    DIRECTEUR DE LDITIONChristian Salenson

    COORDINATION DU COMIT DE RDACTIONJean-Marc Aveline,

    Roger Michel, Christian Salenson

    COMPOSITIONOlivier Passelac

    COUVERTUREPeinture dAndr Gence

    REVUE BISANNUELLENumro 19 : 13

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  • SOMMAIRE

    Assise, de 1986 2002 ..................................................................................... 7Christian Salenson

    Un islam pluriel ...................................................................................... 13Luniversalisme de lislam : unit et multiplicit ..................................... 19ric GeoffroyLmir, homme de dialogue ......................................................................... 29Henri TeissierVers une nouvelle exgse coranique? ....................................................... 49Jean-Marie Gaudeul

    Religions et violence ............................................................................ 85La non violence dans le bouddhisme : entre rve et ralit ................... 95Dennis GiraLa violence dans les religions .................................................................... 113Franois ChirpazLes attentats du 11 septembre 2001 et les questions sur lislamsouleves dans les mdias .......................................................................... 135Jacques Jomier

    Dossier christologie ............................................................................ 155Le paradoxe christologique comme cl hermneutiquedu dialogue interreligieux .......................................................................... 161Claude GeffrThses pour une thologie pluraliste des religions ................................ 183Jean Richard

    tudes et expriences ......................................................................... 207La Bienheureuse Vierge Marie, un signe pour les croyants .................. 209Cardinal Francis Arinze

    Repres bibliographiques ................................................................ 227 propos du livre Le moine et le lama .............................................. 229Michel-Marie du MerleRecensions ..................................................................................................... 237

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  • Christian Salenson

    ASSISE, DE 1986 2002

    Le pape a invit les chrtiens une journe de jene le 14dcembre 2001 et les reprsentants des religions du monde, Assise, le 24 janvier 2002. Lune et lautre journes taient auservice de la paix et les deux dmarches sclairent mutuellementmme si elles ne sont pas du mme ordre.

    La journe de jene des chrtiens tait propose pendant leramadan! Ce ntait pas fortuit ! Ainsi tait signifi tous, et auxchrtiens eux-mmes, dans le contexte international de laprs 11septembre, quil ny a pas dantagonisme entre les chrtiens et lesmusulmans. Les chrtiens refusent lidologie du choc des civilisa-t i o n s1, de la lutte du bien contre le mal et toute forme demanichisme ne servant pas la cause de la paix et pouvantcontribuer, terme, instrumentaliser les religions.

    La rencontre du 24 janvier intervenait 15 ans aprs la rencontredAssise 1986. Entre temps il y eut de nombreux rassemblementsinterreligieux, y compris en prsence du pape Les rencontresannuelles organises par la communaut Santegidio2, celles lini-tiative dautres religions, les nombreuses manifestations pour ledixime anniversaire de la rencontre dAssise, etc.

    Mais la rencontre dAssise 2002 renvoie plus directement Assise 1986. La mise en perspective de ces deux dates offre la possi-bilit de mesurer le chemin parcouru en quelques annes et montre

    7

    1. Samuel Huntington, Le choc des civilisations, 1993.2. Rome 87-88 ; Varsovie-birkenau 89 ; Bari 90, Malte 91, Louvain 92 ; Milan 93 ;

    Assise 94 ; Florence 96 ; Padoue 97, Bucarest 98 ; Lisbonne 2000 ; Barcelone 2001.

    CdD 19 - VI 2002 - p. 7-12

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  • la continuit entre ces deux vnements. La comparaison entre cesdeux rencontres, leur droulement et leur retentissement, est aussiriche denseignement.

    Occasion de mesurer le chemin parcouru Mme sil y avait eudes initiatives antrieures, Assise 86 a t, dans la consciencecommune des chrtiens, un point de dpart. Cette rencontre,organise en rponse lONU qui avait dclar 1986 anne inter-nationale de la paix, a t le grand symbole qui a rendu manifestelenseignement conciliaire dans le domaine de la rencontre desreligions, de la place et de la vocation de lglise vis--vis de lafamille humaine. Elle a ouvert la voie un dveloppement, dansles glises locales, dinitiatives en direction des autres traditionsreligieuses. Certes les rticences demeurent, les peurs existent,variables selon lhistoire et lidentit des peuples, mais la questionde la rencontre des croyants des autres traditions religieuses estdsormais pose lensemble des baptiss Le dialogue interre-ligieux fait partie de la mission vanglisatrice de lglise .

    Le chemin parcouru peut se mesurer par la prise en chargethologique des questions nouvelles que pose le pluralismereligieux la foi chrtienne dans ce nouveau paysage culturel quimarque le dbut du troisime millnaire. De nombreux chrtiens seforment. Les thologiens, quelle que soit leur spcialit, linscriventdans leurs re c h e rches. La confrence piscopale de Francenimagine plus faire un texte de rfrence sur la catchse sansprendre en compte ces questions nouvelles. Le pluralisme religieuxnest plus un chapitre particulier la fin dun parcours de catchsemais marque le parcours et la manire de prsenter la rvlationchrtienne en ses divers aspects.

    Certes, il reste beaucoup de chemin parcourir. Le pluralismereligieux, dans les annes qui viennent, aura des rpercussions,que nous ne mesurons pas encore pleinement, sur lensemble de lapastorale. Le besoin se fait sentir dune vraie spiritualit dudialogue qui prenne en compte aujourdhui sa ralit, y compris

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  • ses difficults pro p res et qui linscrive aux profondeurs delidentit mme de la rvlation chrtienne.

    Assise 2002 est aussi loccasion de mesurer la continuitLglise confirme son engagement dans le dialogue interreligieux.Plusieurs vnements symboliques durant ces quinze annes ontjalonn cet engagement : voyage du pape en Isral, Damas,dmarches de repentance etc. Le dialogue prend tout son sens surlhorizon de la vie du monde. Comme le dit Jean-Paul II en ouvrantAssise 2002 et en donnant le sens de cette rencontre : Le but esttoujours le mme savoir prier pour la paix 3.

    Mais Assise 2002 donne aussi loccasion de comparer ces deuxrencontres, leur droulement et leur rception. Les dlais furenttrs courts pour la prparation4, et le droulement fut comparable celui dAssise 86. Les reprsentants des religions ont bienrpondu cette invitation. Les dlgations musulmanes furentplus nombreuses quen 1986, signe dune croissance de confiancechez les musulmans par rapport au dialogue 5.

    Et pourtant, il faut prendre acte aussi que cette rencontre na paseu, en France tout au moins, limpact mdiatique de la rencontre de1986. Certes ce ntait plus une premire ! Mais Assise 2002 taitune rponse collective des religions aux vnements traumatisantsdu 11 septembre. On peut penser que cela aurait d particuli-rement intresser les mdias qui nous ont submergs de commen-taires sur les vnements de New York et de Washington. Cela nepeut manquer de susciter des interrogations et invite oserquelques tentatives de comprhension face cette re l a t i v ediscrtion mdiatique !

    Le message dAssise 2002 est dj prsent dans le message duPape du premier janvier de la mme anne : Si cette rencontre

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    3. Discours de Jean Paul II le 24 janvier au matin Assise.4. Le pape annona cette rencontre le 18 Novembre 2001.5. Michal Fitzgerald : Confrence du 6 Dcembre 2001 Institut Catholique de

    Paris, Documentation Catholique n 2264.

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  • dAssise est la rponse aux vnements du 11 septembre, elle estaussi et avec autant de force, laffirmation que la paix ne peut seconstruire sans la justice. Justice et paix sembrassent dit lepsalmiste6. Un troisime terme fait son apparition loccasion desvnements et de la riposte : le pardon. Que les vnements injus-tifiables aient suscit une riposte, comprise comme lgitimedfense, cela ne dispense pas de sinterroger sur la justice de lordreinternational. Et sans le pardon, en de nombreuses situations deconflits, les hommes seraient condamns lescalade de laviolence.

    Le sens de la rencontre dAssise est donn aussi dans ledcalogue sign par lensemble des responsables religieux. Cettecharte comprend dix articles dans lesquels les re s p o n s a b l e sreligieux sengagent en faveur de la paix sur des points trs prcisqui concernent les religions, leurs relations mutuelles et leur placedans le monde. Ce texte fut envoy aux gouvernants. Assise 2002montre des religions qui affirment ensemble quil ny a que la paixqui soit juste et que lon ne peut invoquer le nom de Dieu pour tuer.Affirmer le contraire serait dfigurer les religions, mme si, danslhistoire, on doit reconnatre que les religions furent aussi cause deviolence.

    Tout cela est susceptible dintresser les citoyens de nos paysquelles que soient leurs convictions philosophiques et religieuses.Comment expliquer la discrtion des mdias ?

    On peut mettre une hypothse : la rponse collective desreligions aux attentats terroristes ne correspond pas avec lide,politiquement correcte, selon laquelle les religions sont facteurs deviolence. Que cette journe soit laffirmation que la violence nestpas inhrente aux religions, mais quen revanche la paix seconstruit dans la justice et quil ny a de paix sans pardon necorrespond pas spontanment lidologie des mdias et interrogeles dmocraties occidentales sur leurs comportements lgard despays en voie de dveloppement. Que lensemble des religions se

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    6. Ps 84,11.

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  • rassemblent et signent ce dcalogue drange ! Les dmocratiesoccidentales ne peuvent se mettre dans le camp du bien ni dsignerun axe du mal , encore moins se dclarer exemptes de touteforme de violence !

    Par ailleurs, prier pour la paix peut paratre drisoire noscontemporains vivant dans une culture scularise. Ce gestecependant ouvre des dimensions de la paix souvent oublies : Lapaix nest pas uniquement labsence de conflits internationaux. Elleest aussi la paix au quotidien et elle commence et germe danslaptitude de chacun tre lui-mme en paix ! Cela concerne tousles hommes de bonne volont. Pour les chrtiens et pour un certainnombre de croyants dautres religions, la paix est don de Dieu qui,comme tout don, demande une capacit de rception. La paix dslors ne se joue pas uniquement New York ou sur les plateauxafghans mais dans le cur de tout tre humain.

    Assise 2002 fait apparatre de nouveaux enjeux au dialogueinterreligieux. Les enjeux traditionnels sont renforcs : la cause dela paix, la contribution des religions la construction dun mondeplus fraternel ; lenrichissement de chacune des traditionsreligieuses, lapprofondissement par les chrtiens de leur proprefoi.

    De nouveaux enjeux voient le jour dans la rponse que repr-sente Assise 2002. Si aucune religion ne peut prtendre tuer au nomde Dieu, le dialogue des religions est un moyen efficace pour lutterc o n t re lidologie du choc des civilisations et promouvoir larencontre des cultures. Il permet de sopposer toute conceptionmachiavlique du monde selon laquelle il y aurait face face lesbons et les mauvais. Le dialogue des religions permet de rintr-roger chacune des cultures sur le rapport quelle entretient avec laviolence. Car si la violence est manifeste dans les phnomnesterroristes, une violence non moins meurtrire mais plus sournoiseest prsente dans les dsquilibres conomiques. Les dmocratiesoccidentales ont aussi leurs responsabilits dans la violence Si lapaix nest pas possible sans la justice et le pardon, aucune des

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  • cultures ne peut dsigner la violence de lautre sans sinterroger surla manire dont elle-mme gnre la violence en son sein et au plande la communaut internationale, et sur les rponses appropriespour combattre cette violence et lradiquer.

    lheure ou nous crivons ces lignes, la violence se dchane auProche-Orient ne faisant que rendre plus actuelle et plus urgente laprise en compte des facteurs sans lesquels il nest pas de paixpossible et durable.

    Laprs 11 septembre renforce notre dtermination, la placemodeste qui est la ntre, promouvoir le dialogue interreligieux enapprofondissant notre fidlit la rvlation biblique. Les vne-ments posent cependant dune manire nouvelle le lien entrepolitique et religion. Nous y voyons pour notre part une invitation redonner toute sa place une thologie politique sans doute tropdlaisse ces dernires dcennies. Lhistoire de la thologie, ycompris au XXe sicle, nous apprend la place essentielle de cettedimension de la thologie. Une marginalisation du phnomnereligieux dans la sphre prive est de moins en moins satisfaisante lintrieur des socits occidentales cause du dficit de sens etde valeurs que cela engendre. Cette privatisation est re n d u ecaduque par la situation internationale. Le dialogue des religionspeut grandement contribuer donner sens la vie des hommes et promouvoir des valeurs de dignit et de justice. Il est une descomposantes essentielles linstauration dune paix entre lespeuples.

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    Contrairement une ide reue, lislam nest pas un blocmonolithique. Cest une mosaque dont nous naurons jamais finide dcouvrir les mille et une facettes.

    Les tudes qui constituent ce dossier nous introduisent, chacune sa faon, lislam pluriel et ses tmoins.

    ric Geoffroy, universitaire musulman, expose avec finesse lepluralisme constitutif de lislam, lunit dans la multiplicit et lamultiplicit dans lunit . Son investigation porte tant sur lamtaphysique islamique que sur la dogmatique et le dro i tmusulman, ou encore sur le soufisme. cet gard, lexemple dIbnArab, qui fut le Matre de lmir Abdelkader, est loquent. Unetelle approche de lislam un et multiple la fois porte en elle desfruits que peut cueillir lOccident contemporain en qute de sens,dans la perspective dun dialogue des cultures et des religions.

    Mgr Henri Teissier, archevque dAlger, nous livre le messagede vie de lmir Abdelkader. Celui qui a conduit la rsistancenationale algrienne la conqute franaise de 1832 1847, et quidemeure en Algrie lun des symboles majeurs de la consciencenationale, peut tre considr comme lun des prcurseurs dudialogue islamo-chrtien contemporain. Quelques exemples de sonengagement dans la relation islamo-chrtienne indiquent combienlmir, homme de dialogue, tait soucieux du respect de lautre. Ce

    DossierUn islampluriel

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  • tmoignage prouve quun monde meilleur que le ntre estpossible.

    Jean-Marie Gaudeul, responsable du Secrtariat de lglise deFrance pour les relations avec lislam (S.R.I.), analyse avec minutiela mutation de lislam contemporain, occulte par lavalanchedarticles sur lislamisme radical. Une nouvelle exgse coraniqueest en gestation. De lInde, du Maghreb ou dailleurs, des voixslvent pour en appeler une relecture du Coran non plus selonla lettre, mais selon lesprit. Le rapport au texte coranique estreconsidr. Il sagit daccueillir le message essentiel quil portedans le contexte de la modernit. Linfluence de ces nouveauxpenseurs musulmans est sans doute dterminante pour lavenir delislam.

    Roger Michel

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  • SOMMAIRES DES ARTICLES

    ric GeoffroyLuniversalisme de lislam : unit et multiplicit

    En islam, la dynamique unit/multiplicit se manifeste dans toutes lesdimensions de la vie. Au niveau mtaphysique, ltre nappartient quDieu, toute cration est un foisonnement de signes de lUnique. Dansle domaine du droit, la notion de consensus est essentiellementplurielle puisquelle repose sur laccord de diff rentes parties. Lesoufisme est marqu par lextrme diversit des tempraments spirituels.Le Coran lui-mme lance un dfi permanent lhumanit, celui de lareconnaissance de lautre (5,48). Ces quelques notations, parmi biendautres, montrent combien le pluralisme constitutif de lislam permet debattre en brche les dogmatismes troits et les simplismes rducteurs.LOccident contemporain pourrait bnficier largement de cet apportislamique conjugu aux autres traditions religieuses.

    Henri TeissierLmir, homme de dialogue

    Louverture de lmir Abdelkader au respect du non-musulman semanifeste pleinement en 1860 au bnfice des chrtiens syriens menacspar un pogrom. Cet engagement courageux de lmir eut des rpercus-sions considrables en Europe comme dans le monde musulman. cetteoccasion, la correspondance entre lvque dAlger et lmir rvle quelouverture de lmir remonte plus loin dans le temps, ds les ngocia-tions pour la libration des prisonniers des deux camps franais etalgriens en 1841, puis durant son internement en France o il eut rencontrer beaucoup de personnalits chrtiennes. Malgr lpreuve deloccupation franaise, lmir porte sur la religion de son adversaire leregard que sa propre religion lui a enseign sur le christianisme. On peutainsi considrer lmir comme un prcurseur du dialogue islamo-chrtiencontemporain.

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  • Jean-Marie GaudeulVers une nouvelle exgse coranique ?

    Dans lislam contemporain, un nouveau rapport stablit entre leCoran et ses adeptes. Des penseurs dhorizons gographiques trs diversreformulent le Droit musulman en lisant le Coran non comme un codecivil ou politique, mais comme un texte indiquant une direction suivre.Ils recherchent dans le Coran non pas des rgles, mais des valeurs, etmettent en relief son message essentiel et universel. Le retour lislamspirituel de la Mecque est privilgi par rapport lislam temporel deMdine et lapplication de la Sharia. Le texte coranique prime sur latradition prophtique, et lesprit du texte sur sa lettre. Ltude de ce textedans son paisseur humaine dsacralise son statut. Distinction est faiteentre la religion et son interprtation. Tout cela nest pas sans rappeler lesrformateurs chrtiens au XVIe sicle.

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  • CONTENTS

    Eric GeoffroyThe Universalism of Islam : unity and multiplicity

    In Islam, the unity/multiplicity dynamic reveals itself in all the dimen-sions of life. On a metaphysical level, the Being belongs only to God, allcreation is a profusion of signs from the Unique . In the realm of thelaw, the notion of consensus is essentially plural because it is based onthe agreement of the different parties. Sufism is marked by the extremediversity of the spiritual dispositions. The Koran itself permanentlychallenges mankind, on the recognition of the other (5,48). These miscel-laneous notes, among many others, show how the constituent pluralismof Islam allows narrow dogmatisms and simplistic views to be put topieces. The contemporary West could largely profit of this Islamicprovision combined with the other religious traditions.

    Henri TessierThe Emir, a man of dialogue

    Emir Abdelkaders opening-up to the respect of the non-Muslims fullyreveals itself in 1860 to the benefit of the Syrian Christians threatened bya pogrom. This courageous commitment of the Emir had considerablerepercussions in Europe as well as in the Muslim world. On that occasion,the correspondence between the Bishop of Algiers and the Emir revealsthat the Emirs open-mindedness dates back further in time, from thenegotiations for the liberation of the prisoners of the two French andAlgerian parties in 1847, then during his imprisonment in France when hemet many Christian personalities. In spite of the sufferings of the Frenchoccupation, the Emir looks upon the religion of his opponent in the sameway his own religion taught him about Christianity. We can consider theEmir as a forerunner of the contemporary Muslim-Christian dialogue.

    Sommaires des articles

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  • Jean Marie GaudeulTowards a new koranic exegesis ?

    In modern Islam, theres a new relationship between the Koran and itsfollowers. Thinkers from different geographical horizons are reformu-lating the Muslim Law by reading the Koran not as a civil or politicalcode, but as a text which indicates a direction to follow. In the Koran, theydont look for rules, but for values, by enhancing its essential anduniversal message. The coming back to a spiritual Islam in Mecca is privi-leged in regards to the temporal Islam of Medina and the implementationof the Sharia. The koranic scripture comes first before the prophetictradition, and the spirit of the text before the letter. The study of this textin its human depth desacralises its status. There is a distinction madebetween religion and its interpretation. All this reminds us of theChristian reformers of the XVIth century.

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  • ric GeoffroyProfesseur lUniversit des sciences humaines de Strasbourg.

    LUNIVERSALISME DE LISLAM : UNIT ET MULTIPLICIT

    Lexistence est une mer sans cesse agite par les vagues.De cette mer, les gens ordinaires ne peroivent que les vagues.Vois comme des profondeurs dinnombrables vaguesapparaissent la surface, tandis que la mer reste cache sous les vagues.

    Jm (mystique et pote iranien du XVe sicle)

    Lislam pourra nouveau fconder lOccident contemporainlorsque les musulmans auront redcouvert le pluralisme constitutifde leur religion. Au cours de ces derniers sicles, la cultureislamique tait globalement en position de repli. Plus lhgmoniematrielle de lOccident saffirmait, plus cette culture devenaitfrileuse. Les musulmans, se sentant agresss, se fermrent auxautres cultures et aux autres religions. Une conception fige etmonolithique de la norme islamique prvalut alors, restreignant ladimension universaliste de lislam. Paralllement, le territoire delislam se fractionnait, se compartimentait, et les musulmans, nepouvant gure dsormais se dplacer lintrieur de ce vasteespace, assimilrent souvent leur religion des coutumes et desparticularismes locaux. Lampleur de vue et lesprit de dcouvertequi caractrisaient la civilisation de lislam classique avaientdisparu. Une telle position de repli ne sied plus aujourdhui, lheure o il faut, de faon urgente, donner une me la mondiali-sation.

    Cette rappropriation par les musulmans de lislam plnier - quiest, peut-tre, dj en uvre - ne peut survenir sans une prise deconscience radicale : celle de laction conjugue de lUnit et de lamultiplicit en islam et, au-del, dans toute la cration. Avons-nous, ce jour, dautre alternative que de percevoir simultanment,

    19CdD 19 - VI 2002 - p. 19-27

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  • comme lont peru les gnostiques de lislam, lUnit dans la multi-plicit et la multiplicit dans lUnit ? Sans cette vision enrichie,nous amputons le regard que nous portons sur le monde, surlislam, sur Dieu mme. Si nous nous unifions, individuellement etcollectivement, autour de laxe du tawhd, de ladhsion intime lUnicit divine, nous nous sentons assez forts, assez structurspour dialoguer avec le monde, pour nous frotter aux autres entoute scurit. Les premiers musulmans vivaient cette axialitintrieure, qui leur a permis de porter lislam jusquaux confins dela terre.

    1. A toutes les chelles de ltre, dans toutes les dimensions dela vie, lunit simpose nous travers la multiplicit des formes etdes apparences. Lislam exprime dabord cette ralit au niveaumtaphysique. La multiplicit ne se dploie-t-elle pas graduel-lement partir de lUnicit divine, par une succession ininter-rompue de thophanies (tajall ; pl. tajalliyt) prenant des formesi n n o m b r a b l e s ? Le monde ne subsiste-t-il pas grce cette cration sans cesse renouvele , le khalq jadd voqu dans leCoran ?1 Dieu ne Se manifeste-t-il pas nous par Ses diffrentsnoms, qui expriment les aspects illimits de Sa cration ? Parlunicit de la multitude, nous dit Ibn Arab, nous pouvonsconnatre lunicit de lUnique 2. Il ny a pas deux fleurs, deuxflocons de neige, deux humains identiques. Chacun de nous estunique, limage de lUnique , nous rappelle le cheikh Bentouns.

    Dans la mtaphysique islamique, ltre nappartient qu Dieu ;les cratures ne bnficient que dune existence adventice,emprunte ltre de Dieu. Derrire la nature changeante dumonde rside donc une ralit permanente qui le transcende ; cestpourquoi les gnostiques appellent Dieu al-Haqq, le Rel, le seulRel. Lart islamique, en re p roduisant linfini des formesfugitives, suggre lunicit de leur origine (Titus Burckhardt parlaitde profusion dans lUnit 3). Les savants traditionnels de lislam

    Chemins de Dialogue

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    1. Voir notamment Coran 50,15.2. Al-Futht al-makkiyya, Le Caire, 1329 h., III, 404.3. Lart de lIslam, Paris, 1985, p. 189.

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  • eux aussi ont peru demble cette unit complexe du cosmos. Ilsont observ dans divers champs dapplication linterdpendancede tout ce qui existe. Leur rflexion sur les multiples signes divins (yt) prsents dans la cration les renvoyait sans cesse lacontemplation de lUnique. Loin du savoir moderne, qui parcelliseautant la conscience que le champ dtude, ils apprhendaientlunit primordiale des sciences, et taient donc la fois potes,mathmaticiens, astronomes, mdecins, etc.

    Ils savaient aussi que la science doit tre subordonne lasagesse, ce que lOccident a dramatiquement oubli. Lcologie delislam a un fondement coranique essentiel : ltre humain a certesla prcellence sur les autres cratures mais, en tant que repr-sentant de Dieu sur terre (khalfat Allh f l-ard), il est responsabledes rgnes animal, vgtal et minral qui lui sont subordonns. ce titre, il devra rpondre de sa gestion de la plante. Le Prophtenaffirmait-il pas que la cration tout entire est la famille deDieu (al-khalq iyl Allh) ?

    Abordons maintenant les domaines de la dogmatique et dudroit musulmans. Il ny a pas en islam dautorit suprme, demagistre dfinissant le dogme et fixant son interprtation une foispour toutes. Cest pourquoi coexistaient dans le giron de lislamautant de groupes religieux (firaq), qui rendaient la frontire entreorthodoxie et htrodoxie trs fluctuante. Lintolrance et lostra-cisme, certes, dominaient souvent les rapports entre ces groupes,mais lon remarque que ceux qui brandissaient facilement lana-thme (al-takfr) ntaient pas des grands savants. Ces derniers onttoujours eu tendance inclure dans la sphre de lislam les tenantsdes divers courants thologiques, et non les exclure. Ils mettaienten garde contre lesprit dinquisition, qui a aussi svi, parfois, enislam mdival. Lcole chafiite fut, sur ce point, exemplaire. Un deses plus illustres reprsentants, Ghazl, affirmait : Tu dois retenirta langue lgard des gens qui se tournent vers la qibla , cest--dire qui effectuent la prire de lislam4.

    Luniversalisme de lislam : unit et multiplicit

    21

    4. Cf. E. Geoffroy, Le soufisme en gypte et en Syrie sous les derniers Mamelouks et lespremiers Ottomans : orientations spirituelles et enjeux culturels, Damas, IFEAD, p.381.

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  • Le pluralisme interne et lesprit de tolrance apparaissentsurtout dans le domaine du droit musulman. Envisageons, aupralable, la Shara pour ce quelle est : un vaste rseau dinjonc-tions et de rgles que lon peut situer sur une circonfrence, maisdont lensemble converge vers un centre unique. Nouscomprenons mieux, de la sorte, pourquoi le droit musulman avritablement consacr le principe de la divergence dopinion. Lesdeux sources scripturaires, le Coran et le hadith, on le sait, ne sontpas toujours explicites, et rclament ainsi une exgse. La seuleorthodoxie, en dfinitive, sur laquelle se fonde lislam sunnitehistorique consiste dans le consensus des savants (ijm) proposde ce que les deux sources scripturaires nont pas stipul. Cettenotion, en essence plurielle puisquelle repose sur laccord de diff-rentes parties, contient donc en son sein celle de la divergence(khilf ou ikhtilf)5. Durant les premiers sicles, au moment o sla-boraient les diverses sciences islamiques, les diffrences dopiniontaient en effet considres comme un phnomne naturel, dprcisment aux problmes de linterprtation des donnes scrip-turaires6.

    Par ailleurs, pour les savants de lislam, Dieu seul sait la vrit,et ceux qui interprtent Sa parole ne saisissent ncessairement quedes reflets partiels, subjectifs, de cette vrit. Apocryphe ou non, lehadith selon lequel les divergences dopinion dans ma commu-naut [celle du prophte Muhammad] sont une source de misri-corde 7, est rvlateur de cet esprit douverture lautre et adtermin une certaine thique du dsaccord 8 qui tait la rgle

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    5. Cf. G. Makdisi, Lislam hanbalisant, R.E.I. Hors srie 10, Paris, 1983, p. 64 ; Voirde faon plus gnrale le chapitre IV intitul orthodoxie musulmane , p. 55-71.

    6. Cf. lart. Ikhtilf dans lEncyclopdie de lIslam, ainsi que Chafik Chehata, Likhtilf et la conception musulmane du droit , dans Lambivalence dans laculture arabe, ouvrage collectif publi sous la direction de J. P. Charnay, Paris,1967, p. 258-267.

    7. Ikhtilf ummat rahma . J. Schacht affirme que son attribution au Prophte estpostrieure Ab Hanfa, qui le cite dans Al-Fiqh al-akbar (cf. art. Ikhtilf danslEncyclopdie de lIslam) ; Suyt mentionne cependant ce hadith, ainsi que sestransmetteurs (Al-Jmi al-saghr, p. 24 ; n 288).

    8. Pour reprendre le sous-titre dun ouvrage de Th Jbir al-Alwn, sintitulantIslam - conflit dopinions, Paris, 1995.

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  • parmi les premiers savants. Ne vit-on pas limam Mlik refuser aucalife al-Mansr que son clbre ouvrage al-Muwatt' soit imposcomme rfrence unique du droit dans le monde musulmandalors? Il tait ncessaire, ses yeux, que se maintienne unepluralit de sources et dinterprtations.

    La mme approche a prvalu dans dautres domaines de lascience islamique. Prenons lexemple de la mystique, de cesoufisme dont le cheikh Ahmad al-Zarrq, au XVe sicle, affirmaitquil ne cesserait de bien se porter tant que ses membres auraientdes positions diverg e n t e s9. Il faisait sans doute allusion,notamment, lextrme richesse des tempraments spirituels ausein du soufisme, qui prserve ce dernier de toute uniformit. tremystique en islam, cest suivre la Voie muhammadienne (al-tarqaal-muhammadiyya), qui fdre toutes les voies particulires, cest--dire tous les ordres soufis, ou confrries. Le vritable matre, dansle soufisme, le matre des matres nest-il pas le pro p h t eMuhammad, dont les diffrents cheikhs sont les reprsentants?Dans lislam classique, les membres des ordres soufis avaient lesentiment dappartenir une seule grande famille initiatique, etcela en dpit de certaines rivalits inhrentes la nature de legohumain ; cette ampleur de vue a parfois disparu lheure actuelle,o rgne volontiers lexclusivisme entre les confrries.

    2. A lore de ce XXIe sicle, la dynamique unit / multipliciten islam porte en elle des fruits que peut cueillir lOccidentcontemporain. Elle est mme de susciter ici une ouverture provi-dentielle sur les plans spirituel et civilisationnel. Ainsi, pourlislam, il existe une seule culture humaine issue dAdam, et laquelle nous participons tous. Certes, Dieu nous a rpartis surterre en de multiples communauts, car il fallait que nous appre-nions nous connatre, et donc nous respecter (je me rfre ici auverset bien connu : vous les hommes ! Nous vous avons crsdun mle et dune femelle. Nous vous avons constitus en peupleset en tribus pour que vous vous connaissiez mutuellement (Coran 49,13). La cration des cieux et de la terre, la diversit de

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    9. Cf. E. Geoffroy, Le soufisme en gypte et en Syrie, p. 503.

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  • vos langues et de vos couleurs sont autant de signes divins pourceux qui savent , nous dit encore le Coran (30,22). Mais l rsidelpreuve voque dans un autre passage coranique, preuve de ladiversit et de la sparation qui ne sera leve que lors de notrersorption en Dieu : Si Dieu lavait voulu, Il aurait fait de vousune seule communaut, mais Il a voulu vous prouver par le donquIl vous a fait. Cherchez vous surpasser les uns les autres dansles uvres de bien. Votre retour tous se fera vers Dieu ; Il vousclairera, alors, au sujet de vos diffrends (Coran 5,48). Le Coran,on le voit, lance un dfi permanent la socit humaine : celui dela reconnaissance de lautre.

    Le Livre saint attire souvent lattention sur le fait que notreconscience dtre humain est unique, bien que nous soyonsentours de multiples formes de vie. Un tel degr de consciencedoit amener les musulmans dpasser davantage le seuil de laseule fraternit islamique. Lesprit de corps qui assure la cohsionde la Umma, de la communaut musulmane, ne doit pas enestomper la vocation universaliste. Cette communaut qui est lavtre est une communaut unique, et Je suis votre Seigneur.Adorez-moi donc ! Ils sentre-dchirrent, mais tous, ils retour-neront Nous (Coran 21,92) : pour certains commentateurs, leterme umma ( communaut ) dsigne ici la communaut deshommes, et non tel ou tel groupe particulier. Dans cette perspectivese comprend mieux lappel pressant de Rm, ce grand mystiquedu XIIIe sicle : Viens, viens, qui que tu sois, infidle, religieux oupaen, peu importe. Notre caravane nest pas celle du dsespoir,viens, mme si tu as rompu mille fois tes promesses .

    En islam, la rfrence Adam nest pas un vain mot. Il repr-sente dabord, au niveau de la condition humaine, le passage delunit la multiplicit. Gardons-nous de voir en lui, sous leffet detelle ou telle science humaine, une sorte de mythe fondateur, carnous renierions alors la singularit qui habite chaque individu surcette plante. Comme le disait Tierno Bokar, le sage deBandiagara , chaque descendant dAdam est dpositaire duneparcelle de lEsprit de Dieu 10. Adam est aussi le premier prophte

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    10. Cf. Amadou Hampat B, Vie et enseignement de Tierno Bokar, le Sage deBandiagara, Paris, 1980, p. 148.

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  • historique, Muhammad tant le premier sur le plan cosmique etmtaphysique. Il revient donc au musulman, qui considre chaqueprophte comme muslim, cest--dire soumis activement lavolont divine , de vivifier le message adamique, linstar desautres messages prophtiques. Le musulman prie Abraham ouJsus comme il prie Muhammad, car ils sont autant de grains dunmme chapelet.

    Ibn Arab nous enseigne qu chaque prophte correspond unesagesse particulire que le musulman, dans les limites propres chacun, doit actualiser11. Puisque, selon le prophte Muhammad, ily a eu 124000 prophtes, le musulman bnficie dun formidablepatrimoine spirituel, ncessairement inclusif. Pour certainsoulmas, Bouddha, Akhnaton, Zoroastre, par exemple, figurentparmi cette longue litanie des prophtes qui nous relie Adam.Quant aux soufis, ils ralisent intrieurement cet hritage proph-tique. Voici, par exemple, Ibn Hd, matre andalou ayant vcu Damas au XIIIe sicle. Il y tenait des runions cumniques avantla lettre. Appel le cheikh des juifs , il exerait une grandeinfluence spirituelle sur ceux-ci. un musulman layant press dele prendre comme disciple, il demanda sil prfrait suivre la voieinitiatique de Mose, celle de Jsus ou celle encore dautre sprophtes12. En tenant ce discours quelque peu provocateur, ilagissait pourtant en parfait musulman : les saints de lislam, il fautle souligner, peuvent hriter des messagers antrieurs par linter-m d i a i re de la fonction totalisante (al-jamiyya) du pro p h t eMuhammad. Chacun sabreuve lOcan muhammadien , pourreprendre lexpression de lmir Abd al-Kader13.

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    11. Cf. Ibn Arab, Fuss al-hikam. La traduction franaise en a t faite par Charles-Andr Gilis (avec notes et commentaires) sous le titre Le livre des chatons dessagesses, 2 tomes, d. al-Bouraq, Beyrouth, 1997-1998.

    12. Sur ce personnage, voir notamment Ibn al-Imd al-Hanbal, Shadhart al-dhahab f akhbr man dhahab, Beyrouth, 1988, V, 446 ; L. Pouzet, De Murcie Damas : le chef des sabniens Badr al-dn al-Hasan Ibn Hd , Actes du congrsde lunion europenne des arabisants et des islamologues, Evora (Portugal), 1986.

    13. M. Chodkiewicz, Le Sceau des saints, Paris, 1986, p. 175.

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  • Il y a donc unit et multiplicit des Rvlations, car chacunemane de la Religion primordiale (al-dn al-qayyim). chacun devous, Nous avons donn une voie et une rgle (Coran 5,48) : lescommentateurs les plus exotristes voient dans ce verset la justifi-cation de la diversit des traditions religieuses, lesquelles setrouvent unies, de faon sous-jacente, par laxe du tawhd. L rsideune des diffrences entre le christianisme et lislam. Le premier aune conception linaire du temps, qui distingue un avant et unaprs le Christ. Pour lislam, le temps consiste en une multitude decycles, chacun tant gnr par la Rvlation divine. De mme quechaque tre dans lunivers est la thophanie dun nom divin,chaque religion dvoile un aspect divin. Comme lindiquaitJunayd, grand matre soufi de Bagdad, la couleur de leau nestque la couleur quelle prend dans tel ou tel rcipient 14. Lesmystiques ont sans doute davantage peru cette unit transcen-dante des religions (wahdat al-adyn), qui simpose pourtant, sanssyncrtisme aucun, tout musulman. Le Prophte ne disait-il pas : Nous autres, les prophtes, sommes des frres issus dune mmefamille. Notre religion est unique 15 ? Pour le musulman, bienvidemment, lislam reprsente laccomplissement du cycle desRvlations et, ce titre, il actualise de faon optimale, pour letemps prsent, lexpression de la Volont divine ; mais chaquereligion nen est pas moins louable en soi, puisquelle participe duprojet divin.

    On mesure bien, partir de ces quelques rflexions - que lonpourrait tendre dautres domaines de lislam - quel point unislam connu et appliqu dans sa plnitude pourrait battre enbrche les dogmatismes troits, mettre fin aux querelles declocher ou de minaret, afin que lhomme devienne enfin mture.

    Par son pouvoir de synthse et dintgration, croyons-nous,lislam peut aider lhomme moderne, qui erre plus que jamais dansle monde des apparences et de la multiplicit, retrouver sa

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    14. Cet aphorisme sibyllin est souvent cit dans la littrature du soufisme.15. Ce hadith est notamment cit par Ibn Kathr dans son Tafsr : Mukhtasar tafsr

    Ibn Kathr, Beyrouth, 1981, I, 524.

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  • conscience unitive, se recentrer. Mon tre physique, psychique etspirituel est cohrent, il nest pas ballot par les multiples vaguesde la Manifestation, parce que je ralise intrieurement lUnicitdivine, qui est mon point dancrage. De mme, lislam historique,unifi autour de cet axe du tawhd, sest-il toujours adapt auxdivers contextes spatio-temporels sans rien perdre de son essen-tialit. Cest re s t re i n d re limmense possibilit divine quedenfermer lislam dans une culture, un terroir ou une modalitdtermins. Nombre de musulmans, il faut bien lavouer,nourrissent des reprsentations sur leur religion tout aussi rduc-trices que celles de certains mdias occidentaux!

    Les musulmans nont pourtant pas craindre la rencontreislam-Occident, car ils sont mieux dots que dautres pour raliserlUnit au milieu du monde phnomnal. lheure actuelle, lesoulmas et les matres soufis orientaux attendent beaucoup de cetterencontre. LOccident, en effet, a touch le fond de la civilisationmatrialiste : sil se sent encore sr de lui sur le plan de lavoir, ilest plus que jamais en qute de ltre. Dans cet espace ouvert, olhomme sest affranchi, parfois de faon effrne, de ses anciensrepres psychologiques et sociaux, voire religieux, le meilleur et lepire peuvent surgir. Puisse lislam contribuer apporter le discer-nement ncessaire, le Furqn qui est un des noms du Coran.

    Mais au-del, face cette hydre quon appelle la mondialisation,face aux divers prils qui menacent tant la personne que la plante,une union sacre des croyants et des rels humanistes ne doit-ellepas voir le jour? tous gards, nous navons plus le choix : si nousvoulons rester humains, il nous faut tre spirituels ; si nous voulonstre religieux, il nous faut tre universalistes.

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  • CdD-19 3/07/06 15:59 Page 28

  • Henri TeissierArchevque dAlger.

    LMIR, HOMME DE DIALOGUE

    Nous avons encore dans les yeux et dans le cur les violencesextrmes de ces derniers temps aux U.S.A. Et nous savons, hlas,quelles ne font que porter leur paroxysme dautres violences,plus quotidiennes mais galement cruelles pour les familles qui ensont victimes dans beaucoup de pays comme en Palestine, enAlgrie, en Irak et ailleurs.

    Nous avons besoin du tmoignage de tous ceux qui, dans leurvie, ont donn ce signe, prcieux entre tous, du respect de lautre.Ces tmoignages prouvent quun monde meilleur que le ntre estpossible. Cest dans cette perspective que nous pouvons, aujour-dhui, recevoir le message de vie de lmir Abdelkader. Cestpourquoi je suis heureux dapporter quelques exemples de sonengagement dans la relation islamo-chrtienne vcue par celui-lmme qui a conduit la rsistance nationale algrienne la conqutefranaise de 1832 1847, et qui demeure en Algrie lun dessymboles majeurs de la conscience nationale.

    1. Le dfenseur des chrtiens Damas

    Nous ne prendrons pas dans leur ordre chronologique lesvnements qui prouvent louverture de lmir au respect du non-

    29CdD 19 - VI 2002 - p. 29-47

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  • musulman. Il ma paru prfrable douvrir cette rflexion surlmir et le dialogue par une vocation rapide de linterventiondAbdelkader en 1860 au bnfice des chrtiens syriens menacspar un pogrom tolr, sinon encourag, par le Pacha de Damas.

    M. Boualem Bessaih dans son livre sur lmir et lImam Chamyl1a donn le contexte de cette crise. Elle est lie aux mesuresimposes par lEurope la Sublime Porte.

    Je prfre emprunter le rcit de ces vnements la biographieen arabe crite par le fils de lmir Tuhfat Az-zair2.

    Le lundi 21 de Dhu Al Higra de lan 1276, correspondant au 10juillet 1860, un policier arrta un jeune garon parce quil jouaitavec une croix. Il le conduisit aux autorits. Celles-ci donnrentlordre de le corriger et de le promener dans les souks pour faire unexemple. Le policier commena sa tourne et passa par le Souk deBab Al Barid. Son frre le vit et ne put se contenir. Il sauta de saboutique et se jeta sur son frre. Les voisins vinrent son secours etdlivrrent lenfant des mains du policier. Cet incident souleva lafoule. Il ny eut plus que cris et vacarme dans la ville. Des excits semirent crier dans les rues et les chemins : venez tous au Djihad.

    Les gens se pressrent en foule vers le quartier chrtien, sinfil-trrent de tous les cts, sans rflchir aux consquences de cequils faisaient, cherchant tuer les habitants du quartier, semparer de leurs biens et mettre le feu aux maisons.

    Lorsque lmir apprit cette nouvelle, il dit : Ctait bien ce quenous redoutions, et ce contre quoi nous avions mis en garde tout lemonde. Nous appartenons Dieu et cest Lui que nous revien-drons tous.

    Puis il partit vers le quartier chrtien et trouva que le dsordretait son comble, il vit les maisons en flamme et le tumulte de

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    1. Boualem Bessaih, De lmir Abdelkader lImam Chamyl, Alger, ditionsDahlab, 1997, 368 p.

    2. Mohamed Ben Abdelkader Al Djazairi, Tuhfat Az-zair fi tarikh Al Djezair wa-l-Emir Abdelkader, Dar-al Yaaqaza 1964.

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  • ceux qui tuaient ou pillaient. Il essaya de les rappeler la raison etde les arrter. Mais personne ne lcoutait.

    Effray de ce quil voyait, et persuad quil ne pouvait arrter cevent de folie, il mit labri tous ceux qui sadressaient lui, etaccueillit chez lui les consuls trangers, de nombreuses personna-lits ainsi que beaucoup dautres gens. Il envoya ses Maghrbins groupe par groupe, vers le quartier chrtienavoisinant, pour ramener tous ceux quils trouvaient, sansexception. Il avertit le pacha que les Maghrbins navaient pasassez darmes pour les protger. Le pacha promis quil donneraitles armes dont il avait besoin. Et de fait le lendemain, il lui envoyades fusils et des munitions. Il demanda que les Maghrbins lappel de lmir, rassemblent les chrtiens quils trouveraient dansles glises, les caves, les maisons en flammes.

    Le troisime jour, la populace de la ville et de Salhiyye se runit Bab Al Hadid pour nous attaquer. Lmir marcha vers eux etgrce Dieu, ils prirent peur et reculrent. Alors la populace partitdans les maisons des notables qui, comme lmir, avaient recueillides chrtiens, pour les attaquer et prendre de force ces chrtiens.Ces notables demandrent de laide lmir qui leur envoya desgroupes de ses Maghrbins pour les rassurer. Quand lesbtiments appartenant lmir malgr leur nombre et leur impor-tance furent pleins de chrtiens, il les envoya la citadelle, aveclaccord des autorits, et il y eut ainsi chez lui et la citadelle 15.000chrtiens. Lmir prenait en charge les frais, et comme cela tranaiten longueur et que les chrtiens vivaient dans la peur, ils deman-drent lmir de partir pour Beyrouth. Et lmir les y envoyagroupe par groupe sous la protection de ses Maghrbins . Cettemeute dura quatorze jours.

    On sait que cet engagement courageux de lmir eut des rper-cussions considrables aussi bien en Europe que dans le mondemusulman comme le prouve sa correspondance avec Chamyl.

    Parmi les personnalits qui exprimrent lmir leurs senti-ments dadmiration, il y eut lvque dAlger de lpoque, MgrPavy (1846-1866). Il semble quil ncrivit pas lui-mme, mais quilen charget son vicaire gnral, lAbb Suchet, qui avait eu

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  • loccasion de rencontrer personnellement lmir, loccasion delchange des prisonniers (1841) dont nous parlerons par la suite.

    Voici le texte de cette lettre :

    Le 10 aot 1860. lIllustrissime mir, le Seigneur Abd-el-Kader,

    Cest comme khalifat de Mgr Dupuch (vque dAlger il y aenviron vingt ans) que le prtre Suchet qui a eu linsigne honneurde vous voir dans la plaine dghris, prs de Cacherou et plus tardau chteau dAmboise, vient vous exprimer personnellement sagrande admiration et son ardente reconnaissance pour votrehroque et incomparable conduite dans les horribles massacresdes Chrtiens du Liban.

    Ces sentiments, on vous la dit sans doute dj, sont ceux dumonde catholique tout entier qui demande Dieu, le Pre de tousles hommes, de vous rendre en bndictions tout ce que vous avezfait pour ses enfants si malheureux.

    Votre glorieuse renomme stait dj rpandue partout ovotre nom tait connu, mais ce que vous venez de faire pour noschrtiens dOrient, dont vous avez t la providence vivante, vousplace dsormais au rang des plus grands hommes de ce sicle etdes plus gnreux dfenseurs de la justice et de lhumanit. Tout enremerciant Dieu, lauteur de tout bien et qui incline comme il veutle cur des hommes pour en faire linstrument de sa volont, nousle prions daccomplir en vous, pour sa gloire, les grandes destinesauxquelles il semble vous avoir appel.

    Daignez agrer les hommages trs respectueux

    Et cest en rponse cette lettre que fut crit le document delmir, qui est conserv aux archives de larchevch, et qui, monsens, donne les convictions les plus fortes de lmir sur ce thmedu dialogue des religions et du respect rciproque entre chrtienset musulmans.

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  • Louange Dieu seul

    sa grandeur le trs aim Louis Antoine Auguste Pavy, vquedAlger.

    Je demande au Dieu Trs Haut pour votre grandeur la lumirepar laquelle on peut discerner les choses et distinguer par leurscauses ce qui est prjudiciable de ce qui est avantageux.

    Votre lettre loquente et votre brillant message me sont bienparvenus. Ce que nous avons fait de bien avec les chrtiens, nousnous devions de le faire, par fidlit la foi musulmane et pourrespecter les droits de lhumanit. Car toutes les cratures sont lafamille de Dieu et les plus aims de Dieu sont ceux qui sont les plusutiles sa famille.

    Toutes les religions apportes par les prophtes depuis Adamjusqu Mohamed reposent sur deux principes : lexaltation duDieu Trs Haut et la compassion pour ses cratures. En dehors deces deux principes, il ny a que des ramifications sur lesquelles lesdivergences sont sans importance.

    Et la loi de Mohamed est, parmi toutes les doctrines, celle quimontre le plus dattachement et donne le plus dimportance aurespect de la compassion et de la misricorde, et tout ce qui assurela cohsion sociale et nous prserve de la dissension.

    Mais ceux qui appartiennent la religion de Mohamed lontdvoye. Cest pourquoi Dieu les a gars. La rcompense a t demme nature que la faute.

    Je vous remercie pour vos prires notre intention et votrebienveillance mon gard.

    Avec mes salutations.

    Au milieu du mois de Moharam 1279 (10 ou 11 juillet 1862)Abdelkader ben Mahieddine

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  • On remarquera dans ce texte la hauteur de vue de lmir quisitue son sommet le message de toute religion. On notera aussique ce texte est sans doute le premier utiliser en arabelexpression droits de lhomme dans son sens moderne. On trouvedailleurs une expression semblable dans une lettre de lmir lImam Chamyl.

    2. Les ngociations pour lchange des prisonniers

    En ralit, la relation de Mgr Suchet avec lmir remontait loin.Elle tait ne en 1841 loccasion des ngociations pour lalibration des prisonniers des deux camps franais et algrien. Ilnous faut maintenant prsenter cet autre aspect de la relationislamo-chrtienne dveloppe par lmir.

    Aprs une priode dhsitation et de discussion entre le Vaticanet ltat franais, la dcision fut prise de nommer Alger unvque. Choix fut fait dun prtre de Bordeaux, labb Antoine-Adolphe Dupuch3. II arrive Alger le 30 dcembre 1838.Lexpdition du Duc dOrlans de Constantine Alger, par lesportes de fer, (28.10.1839) entrane la rupture du trait de la Tafna,sign le 30 mai 1837 entre lmir et Bugeaud, peu de temps avantlarrive en Algrie de Mgr Dupuch. Un sous-intendant militairefranais, Massot, tait, alors, fait prisonnier pendant quilvoyageait en diligence, prs de Doura. Son pouse allait inter-venir auprs de Mgr Dupuch pour que celui-ci entreprenne uneaction auprs de lmir en vue de la libration de son mari.Dupuch crit lmir, au dbut de sa lettre Tu ne me connais pas,mais je fais profession de servir Dieu et daimer en Lui tous les hommes,ses enfants, mes frres. Il sagit donc bien du dbut dune relation

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    3. La vie de Mgr Dupuch a t crite par lAbb E. Pioneau, Vie de Mgr Dupuch,Bordeaux 1866, 485 p.

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  • qui va se dvelopper dune manire remarquable comme on leverra.

    Voici donc le texte de ce premier change de correspondance.Cest Mgr Dupuch qui crit dabord lmir ceci :

    Si je pouvais monter cheval sur le champ, je ne craindrais nilpaisseur des tnbres, ni les mugissements de la tempte ; jepartirais, jirais me prsenter la porte de ta tente, et je te diraisdune voix laquelle, si on ne me trompe point sur ton compte, tune saurais rsister : donne-moi, rends-moi celui de mes frres quivient de tomber dans tes mains guerrires mais je ne peux partirmoi-mme.

    Cependant laisse-moi dpcher vers toi lun de tes serviteurs etsuppler par cette lettre, crite la hte la parole que le ciel etbnie, car je timplore du fond du cur.

    Bienheureux les misricordieux, car un jour il leur sera faitmisricorde eux-mmes.

    Lmir Abdelkader rpond lvque la lettre suivante, danslaquelle lintelligence et lhumour de lmir apparaissent avecvidence :

    Jai reu ta lettre. Elle ne ma pas surpris daprs ce que jaientendu de ton caractre sacr Pourtant permets-moi de te faireremarquer quau double titre que tu prends de serviteur de Dieu etdami des hommes, tes frres, tu aurais d me demander non lalibert dun seul mais bien plutt celle de tous les chrtiens qui ontt faits prisonniers depuis la reprise des hostilits.

    Bien plus est-ce que tu ne serais pas deux fois digne de lamission dont tu me parles si, ne te contentant pas de procurer unpareil bienfait deux ou trois cents chrtiens, tu tentais encore dentendre la faveur un nombre correspondant de musulmans quilanguissent dans vos prisons.

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  • Il est crit : Faites aux autres ce que vous voudriez que lonvous fasse vous-mmes ! 4

    Remarquons en passant que lmir utilise l, comme argument,une phrase du Nouveau Testament. Nous avons de nombreuxexemples de ce fait dans la correspondance de lmir. (cf. parexemple Tuhfat az-zar, p. 544).

    Le prtre auquel fait allusion la lettre de Mgr Dupuch est lAbbSuchet. Cest lui que lvque envoie la rencontre des collabora-teurs dAbdelkader. Lmir, lui, confia le soin de cet change deprisonniers son ex Khalifa de Miliana, Sidi Mohamed ben Allal.La premire rencontre a lieu le 18 mai 1841. Cent trente prisonniersalgriens sont conduits par labb Suchet au lieu de lchange, Sidi Klifad, prs de Boufarik. Auparavant Mgr Dupuch et Ben Allalavaient confr pendant trois heures dans la voiture du prlat.

    Le 31 mai, lmir envoyait Mgr Dupuch un troupeau dechvres, pour reconnatre par un geste dlicat les services renduspar lvque aux prisonniers musulmans, surtout des femmes etdes enfants, auxquels lvque avait apport une aide alimentairequand ils taient en prison.5

    Une seconde mission pour la libration des prisonniers allaitalors commencer. Mgr Dupuch, encourag par ce premier succs,obtenait en effet de lmir un sauf-conduit pour labb Suchet.Celui-ci partit de Boufarik jusqu la plaine de Ghris, avec un inter-prte et un guide. Il traversait ainsi les lignes adverses et arrivaitauprs de lmir, avec qui sengageaient non seulement langociation sur la libration des prisonniers, mais le premierdialogue islamo-chrtien du sicle pass, en Algrie, en pleinepriode de guerre entre la France et lmir.

    Labb Suchet nous a rapport lui-mme lessentiel de sondialogue avec lmir. En voici les principaux passages :

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    4. Pioneau, Vie de Mgr Dupuch, p. 246-247.5. Pioneau, Idem., p. 163

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  • Lmir : Vous navez quun seul Dieu comme les musulmans.Suchet : Nous navons quun seul Dieu en trois personnes.

    L je lui donnai, dit Suchet, qui nous devons le rcit delentretien, quelques explications sur le mystre de la sainte Trinit.

    - Mais par qui le monde a-t-il t cr?- Par le Verbe de Dieu.- Ce Verbe de Dieu, est-ce sa parole?- Oui, cest sa parole incarne par amour pour les hommes.- Est-ce que Jsus-Christ est mort?- Oui, il est vritablement mort.- Mais non, reprit-il vivement, Jsus-Christ nest pas mort.- Et o est-il maintenant?- Il est maintenant au ciel, la droite de Dieu son Pre.- Il reprit alors : Et Jsus-Christ reviendra-t-il sur la terre?- Oui, il reviendra la fin du monde pour juger tous les hommes

    et pour donner son paradis aux bons et prcipiter les mchantsdans lenfer.

    - O est le paradis ?- L o est Dieu ; cest--dire quil est partout o Dieu se

    manifeste, tel quil est et sans voile, ses lus.

    Il demeura un instant pensif puis il continua :- Quel est le ministre des prtres catholiques?- Tu as pu le savoir, surtout depuis quil y a un vque Alger ;

    cest de continuer sur la terre le ministre, la mission de Jsus-Christ, de faire du bien tous les hommes, que nous regardonscomme nos frres, quelle que soit leur religion.

    - Mais puisque ta religion est si belle, si bienfaisante, pourquoiles Franais ne lobservent-ils pas ? Sils la suivaient, ilsseraient meilleurs.

    - Tu vas me rpondre toi-mme cette question : ta religion, tula crois bonne aussi ; eh ! pourquoi tous les musulmans nelobservent-ils pas ?

    Il leva les mains et les yeux au ciel, et, aprs un instant desilence, il me demanda continuer ses questions sur notre saintereligion.6

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    6. Abb Suchet, Lettres difiantes et curieuses sur lAlgrie, Tours, 1840, p.405-406,432.

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  • LAbb Suchet demandait ensuite lmir si celui-ci accepterait,dans lavenir, la prsence dun aumnier chrtien auprs desprisonniers, au cas o de nouveaux prisonniers franaisviendraient tomber entre ses mains. On sait que lmir rponditquil acceptait, dans le principe, cette ide, qui, en fait, neut pas tre mise en uvre. Mais en elle-mme cette acceptation deprincipe a une grande signification. Elle prouve que lmir envisa-geait, mme en priode de guerre, davoir son camp, si besointait, un prtre catholique charg du soutien spirituel des chrtiensqui auraient vcu sous sa responsabilit.

    3. Lmir et les chrtiens, pendant son internement en France

    Cette aff a i re de lchange des prisonniers avait tabli desrelations trs fortes entre lvque dAlger et labb Suchet, dunepart, et lmir, dautre part. Dans une rencontre de lmir aveclvque Paris, Abdelkader dira Dupuch : Tu es le premierfranais qui mait compris, le seul qui mait toujours compris 7. Lacorrespondance dont nous conservons des traces dans les archivesde larchevch prouve la ralit et la permanence de ces liens.Cest par lintermdiaire de Mgr Dupuch que lmir sera aussi misen contact avec de nombreuses personnalits chrtiennes au dbutet tout au long de sa dtention.

    Les liens de lmir avec lAbb Suchet demeureront galementtrs forts. Lorsque lmir dut consentir cesser le combat, lAbbSuchet est l Mers el Kebir pour accueillir lmir arrivant deGhazaout et partant pour Toulon. Dans les archives de

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    7. Rcit de lAbb Vazils qui accompagnait Mgr Dupuch lors dune rencontre Paris, rapporte dans ldition franaise du livre de lmir Brousse intitulpar Ren Khawam Lettre aux Franais, p. 258.

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  • lArchevch nous trouvons un pisode particulirement signifi-catif de cette relation8. Labb Suchet demande lmir de luilaisser son turban comme souvenir. Cest le 29 dcembre 1847.Lmir aurait rpondu, au tmoignage de labb Suchet : Puissecette ceinture ou ce turban qui ma servi entourer tant et de si doulou -reuses penses, lorsque tu la porteras dans ton cur, ne retenir que dedoux sentiments, parmi lesquels tu voudras bien placer celui de monamiti qui te suivra toujours

    Il nentre pas dans le cadre de ce colloque de suivre toutes lesrelations de lmir avec des chrtiens, dans le dtail, pendant lapriode de son internement en France, ou, ensuite, quand lmirfut arriv Brousse, puis Damas.

    Nous signalons particulirement ce qui prouve la permanencedes liens tablis en Algrie avec les deux ecclsiastiques dont nousavons parl, Dupuch et Suchet, et par eux, avec dautres chrtiensen 1849. Mgr Dupuch rejoignait lmir Abdelkader Pau. Illaccompagnait lors de son transfert Amboise, lui faisantconnatre, au passage Bordeaux, Mgr Donnet, archevque de laville, et embarquant ensuite avec lmir sur un bateau appel Lecaman, pour laccompagner Amboise. II tablissait ensuite desliens entre lmir et le cur dAmboise9. Par son intermdiaire, ilobtenait que des religieuses, des Dominicaines de la Prsentationde Tours, forment une communaut pour le service et le soutien dela famille de lmir pendant sa dtention. Lmir nous a dailleurslaiss des pomes quil composa pour exprimer sa reconnaissance ces religieuses.

    Les liens de lmir avec des hommes de religion chrtienneslargissaient, alors, beaucoup dautres personnes quil navaitpas connues en Algrie. Ds son arrive au Fort de Lamalque Toulon, il recevait la visite de labb Cordoran, cur de la ville. Le

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    8. Correspondance de lmir avec Mgr Dupuch et lAbb Suchet, casier 58, ch. 5.9. Dupuch, (Mgr Ant. Ad), Abdelkader au chteau dAmbroise, Bordeaux, Mai 1849,

    136 p., p. 7.

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  • jour de son dpart de Pau il remit au maire de la ville, Mr OQuinune petite somme dargent lui disant :

    Je suis pauvre, mais il y a dans cette ville des personnes plus pauvresque moi. Priez le vnr cur de St Martin (lglise voisine du chteau) deleur distribuer cette offrande en mon nom 10 ce qui laisse supposerque, dans cette ville aussi, lmir avait tabli une relation avec leprtre voisin de son lieu de dtention. Pendant son internement Amboise, il rencontrait, entre autres personnalits chrtiennes, MgrMarlot, vque de Tours, puis le Suprieur du Sminaire diocsainet mme le P. Lacordaire. propos de ses relations avec labbRabin, cur dAmboise, on rapporte ceci : Lmir tait en termesaffectueux avec le distingu abb Rabin, cur dAmboise, qui taitfrquemment invit au chteau et auquel il crivait .

    Le fils de lmir, dans Tuhfat az-zr, relve aussi en denombreuses occasions, ces liens de lmir avec divers reprsen-tants de lglise commencer par Mgr Dupuch (p. 522 p. 524), maisaussi avec larchevque de Tours (p. 527), lArchevque de Paris (p.565), les prtres de Paris (p. 725), etc.11

    Pour clore ces tmoignages, je ne rapporterai que le texte decette lettre de lmir crivant Mgr Dupuch qui lui annonaitdevoir reporter une visite projete, au-del du carme chrtien.

    Gloire Dieu seul, de la part de ceux qui souffrent dans lexil !Salut celui que nous chrissons comme un pre, notre ami leseigneur Dupuch (lancien) vque de lAlgrie.

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    10. Tmoignages extraits du Guide des Pyrnes.11. Al Amir Mohammed ibn Abd al Kader, Tuhfat az-zair, f tarhh el djazir wa-l-

    Amir Abdelkader, ditions Mamdouh Hakki, 960 p. ; voir aussi les nombreusesrfrences aux relations de lmir avec des responsables chrtiens dansAbdelkader de Smail Aouli, Ramdane Radjala, Philippe Zoumaroff, Paris,Fayard, 1994, 623 p. (cf. p. 400 447).Abdelaziz Ferrah dans son livre Lmir Abdelkader, Alger Marinoor, 1999,359 p., met dans la bouche de lmir lui-mme une rflexion synthtique surses relations avec des ecclsiastiques chrtiens (p. 212).

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  • Il connat, lui, notre affliction, la tristesse profonde de noscurs, nos privations et nos besoins ; il les connat, et il sait ycompatir.

    Que la paix soit sur toi !

    Nous avons reu les nobles paroles que tu nous as crites. Tunous annonces que tu tes dcid publier ton ouvrage sur lareligion chrtienne en Afrique ; cette nouvelle nous a rjouis, carnous esprons que Dieu en bnira la publication, et quainsi ce livredeviendra dune grande utilit pour ses serviteurs.

    Mais, hlas tu nous annonces, en mme temps, que tu ne peuxpas venir nous visiter avant la fin du grand jene des chrtiens.Cette dernire nouvelle nous a contrists au-del de toute parole.

    Ne sommes-nous pas malades, et ne fais-tu point commecertains mdecins, qui nayant pas entre les mains des remdese fficaces, essaient de tranquilliser leurs malades par despromesses? Cest leur dire, en dautres termes : Mourez, car je naipas de mdecine gale votre mal .

    Nous nous rsignons, cependant, en rptant : Que ce que Dieuveut, se fasse, que ce quil ne veut pas, ne se fasse point !

    Tu veux bien aussi nous parler des surs de la Charit que tu asplaces auprs de nous, et qui ont dj commenc y remplir leursm i s r i c o rdieuses fonctions. Ah ! nous avons grand besoin desecours, en effet, tous, tant que nous sommes ici, hommes etfemmes ; car tous nous souffrons cruellement ; en voici surtout lacause :

    Ce pays-ci est pour nous le pays tranger ; nous ne pouvons pasnous accoutumer y vivre ; ce climat est trs contraire noshabitudes, et il semble quil veut, nous arracher, avec elles,jusquaux derniers restes de notre existence passe. Que devien-d rons-nous si Dieu lui-mme ne nous soutient de son braspuissant ? Nous ne cessons de limplorer.

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  • Nous naurions d trouver dans ce qui nous a t dit depuis lecommencement de notre captivit que de la justice et de lasincrit ; mais, hlas ! lambition naveugle que trop souvent lecur des hommes ; ce quelle entrane avec elle les rend parfoisinjustes ; elle les empche de croire la franchise des autres ; ellednature leurs yeux les paroles et jusquau bon sens de ceux-ci.

    Certes, nous, dsormais, nous navons plus dautre ambitionque celle quun pauvre exil peut avoir encore ; cest--dire de voirarriver enfin le terme de notre dsolation, le moment o nouspourrons partir pour aller mourir l o nous avons demand denous retirer.12

    Il ne faudrait pas penser que les preuves de lmir lui ont retirson humour. Dans la Tuhfat az-zair du fils de lmir on trouvemention dun fait rapport par le gnral Daumas. Un prtre deMacon avait voulu rencontrer lmir pour le convertir. Lmirrpond quon le laisse venir, cest moi qui le remettrais sur la voiedroite . 13 Ce fait prouve en mme temps la fascination quexeraitla personne de lmir sur les milieux chrtiens de lpoque.

    4. La position de principe de lmir devant le christianisme

    Je nai pas rencontr de jugement systmatique de lmir sur lechristianisme dans ses crits de la priode de son combat. On peutcependant rejoindre sa pense en se rfrant son autobiographiecrite en France quelques mois seulement aprs son arrive, et sansdoute dj commence Pau. Nous ferons rfrence cet ouvrage

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    12. Dupuch, (Ant. Ad.) Abdelkader au chteau dAmboise, Bordeaux, 1849, 136 p.,p. 133.

    13. Tuhfat Az-zair f tarkh el djezair wa-el amir Abdelkader, ditions MamdouhHakki, 960 p., p. 513.

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  • en fin darticle. Le texte suivant dans lequel il aborde cette questionest, par ordre chronologique le plus ancien, cest celui du livrepubli par lmir Brousse sous le titre Dhikra el qil ou tanbih elghfil et publi nouveau en traduction franaise, rcemment, parRen Khawam sous le titre Lettre aux franais14. On y trouve cetteposition qui reviendra aprs, assez souvent, dans la correspon-dance de lmir : La religion est unique. Et ce par laccord desprophtes, car ils nont t dun avis diffrent que sur certaines rgles dedtail Cest dans ce livre que lon trouve la fameuse phrase delmir souvent cite : Si les musulmans et les chrtiens avaient voulume prter leur attention, jaurai fait cesser leurs querelles : ils seraientdevenus extrieurement et intrieurement des frres. 15

    On trouve aussi un chapitre de rflexions sur Jsus danslouvrage de lmir intitul al Miqrd el hd16. Dans ce livre, commedans son autobiographie, lmir montre sa dpendance parrapport aux anciens traits des auteurs classiques musulmans duMoyen ge. Il recourt en effet aux classements des positionschrtiennes partir dcoles thologiques qui nexistent quenOrient : les melkites, les nestoriens, les jacobites etc. Le chapitre estdailleurs plus consacr une rponse aux juifs qui ne recon-naissent pas la mission de Jsus, qu une discussion des positionsproprement chrtiennes.

    Pour une rflexion plus thorique de lmir sur les relationsentre chrtiens et musulmans, il faudrait faire une tude systma-tique de son grand trait mystique des Mawaqifs. Grce MichelChodkiewicz17, les textes majeurs de lmir sur ce thme sont

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    14. mir Abdelkader, La lettre aux Franais, traduction Ren Khawam, p. 163-164.15. On trouvera un long extrait des positions de lmir par rapport au christia-

    nisme, dans sa Lettre aux Franais reproduit dans le livre : Dr BouamraneCheikh, Lmir Abdelkader rsistant et humaniste, Alger, 2001, p. 124-125.

    16. Al Miqrd el hd liqitai lisn muntaqid dn el Islam, dit par Mohamed AbdAllah al khlid al maghribi, s.d. 254 p. cf. p. 166-173 et aussi sur le Paraclet,p. 180.

    17. mir Abdelkader, crits spirituels, prsents et traduits de larabe par MichelChodkiewicz, Paris, Seuil, 1982, 225 p.

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  • maintenant connus du public francophone. On nous permettra deciter au moins ce texte remarquable :

    Notre Dieu et le Dieu de toutes les communauts opposes lantre sont vritablement un Dieu Unique Il sest manifest auxmohammadiens au-del de toute forme Aux chrtiens il sestmanifest dans la personne du Christ et des moines Il sestmanifest tout adorateur dune chose quelconque sous la formede cette chose : car nul adorateur dune chose finie ne ladore pourelle-mme. Ce quil adore, cest lpiphanie, en cette forme, duDieu vrai.

    On reconnat l des thmes o sexprime linfluence du Matrede lmir, Ibn Arabi. Mais en mme temps on mesure louverturedu regard sur les autres croyants que de telles positions permettentet sous-tendent.

    Mais je dsire rester plus proche du temps o lmir vivait soncombat en Algrie. Comme on la dj mentionn, il a rdig uneautobiographie dans les premiers mois de son internement enFrance, sans doute dailleurs en rponse linsistance amicale deMgr Dupuch qui dsirait utiliser ce tmoignage pour la dfense delmir. Le livre commence dailleurs par cette phrase : Certainsvques chrtiens mont demand

    Dans cet ouvrage, un chapitre entier est consacr la prsen-tation dun certain nombre de traditions musulmanes sur le chris-tianisme. Jai publi ce texte et sa traduction dans la re v u eIslamochristiana18. Je cite quelques passages de ce chapitre, on ydcouvre le soin que lmir prend de dcrire les dogmes chrtienstels que ceux-ci les confessent.

    Les premiers Chrtiens sont ceux qui croyaient que Dieu tait leMessie, le fils de Marie, et personne dautre : ce sont les Jacobites.Ils disent que Dieu sest incarn dans un corps dhomme particulierou dans son esprit, et ils croient pouvoir lui reconnatre les attributs

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    18. Lentourage de lmir Abdelkader et le dialogue islamo-chrtien , inIslamochristiana, n 1, 1975, Roma, p. 41 69.

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  • propres Dieu. Ils croient en lexistence de Dieu, mais sobstinent affirmer que cest le Messie. Et on dit quils prtendent que ladivinit rside en Jsus. Quant aux Modernes, ils ont une positionqui saccorde avec la ntre : ils confessent sa mission et sonc a r a c t re prophtique sans affirmer sa divinit, ni par modedunion, ni substantiellement. Par essence, ils dcrivent sous laforme de trois hypostases (aqnm), celle de lexistence - cest le Pre- et celle de la connaissance cest le Fils - et celle de la vie - cest leSaint Esprit (lhypostase [uqnm] est un mot grec qui veut dire "origine " dune chose). Pour eux, la ralit (mhiyya) divine est donccompose de ces trois personnes. La connaissance et la vie sont desaspects de lEssence (dt). Cest pour cela quils disent : Au nomdu Pre, et du Fils, et du Saint Esprit, le Dieu unique .

    Le rdacteur (de cette autobiographie) fait parfois appel sonexprience actuelle de la rencontre avec les chrtiens, (par exemplep. 184, ligne 15 ssq et p. 186, ligne 12 ssq du manuscrit). Cependant,on se rend compte aisment de ce que sa connaissance du christia-nisme prend surtout ses sources dans la tradition musulmane de lagrande poque (VIIIe au XIIIe sicle) et na gure t influence parles positions de ses contemporains chrtiens. Cest ainsi parexemple que la prsentation de la Trinit qui est faite aux pages184-186 du manuscrit rvle en plusieurs passages une formulationorientale et ancienne de la foi chrtienne sur ce point : descriptionde la personne du Fils dans la Trinit comme lhypostase de laconnaissance et celle de lEsprit, comme lhypostase de la vie .Pareillement la formule du signe de la croix nest pas celle deschrtiens latins mais de ceux de lOrient dont parlent videmmentla plupart des auteurs classiques musulmans : Au nom du Pre etdu Fils et du Saint Esprit, le Dieu Unique. 19

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    19. Henri TEISSIER, Lentourage de lmir Abdelkader et le dialogue islamo-chrtien(extraits dun ouvrage indit) t. 1 51975, p. 41-69.

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  • Conclusion

    Ma conclusion sappuiera sur ces dernires constatations.Lmir a t en contact avec de nombreux chrtiens, commencerpar les prisonniers qui se trouvaient dans son camp, en passant parses relations avec ses interlocuteurs lors des ngociations pourlchange des prisonniers. Ces relations se sont largies lors de sadtention en France. Et ici lon peut penser non seulement tousses visiteurs Amboise, mais aussi la relation quotidienne quilentretenait avec le capitaine Boissonnet, responsable de sa garde Amboise. Cependant les positions quil tenait sur le christianismeviennent non pas dabord dune volution lie toutes sesrelations. Elles sont fondes dabord, me semble-t-il, sur sa culturemusulmane, et sur sa formation. Elles refltent ainsi ce quil avaitpu apprendre dans le temps de ses tudes la zouia paternelle,puis Arzew, Oran, et lors de son plerinage ou loccasion deses lectures Amboise. Elles expriment surtout ce que pouvaitpenser un algrien musulman form avant loccupation franaise.Malgr les annes prouvantes de son long combat contre lapntration franaise, lmir porte sur la religion de son adversairele regard que la religion musulmane lui a enseign sur le christia-nisme.

    Avec toute la vigueur de sa foi religieuse et de son nationalisme,lmir a ragi la pntration franaise en Algrie. Il a dit quil nepouvait accepter une domination, considre comme chrtienne,sur une terre musulmane. Mais ses convictions trs fermes ne lontpas fait dvier des positions classiques de lislam sur le christia-nisme. Il a vcu, en France, dans un pays de tradition chrtienne,en portant tmoignage de sa fidlit sa foi musulmane et auxobligations de lislam. Cette fidlit sera, dailleurs, objet de consi-dration de la part de beaucoup de ses interlocuteurs chrtiens. Ence sens, on peut considrer lmir comme lun des prcurseurs dudialogue islamo-chrtien de lpoque contemporaine.

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  • Comme toute la tradition musulmane, il situe le christianismedans lhistoire des messages apports aux hommes par lesprophtes. Il relate avec respect les traditions sur Jsus quil a reudes auteurs musulmans. Il le fait sans polmiquer avec leschrtiens sur le contenu de leur foi, en particulier sur le plan chris-tologique o les diffrences dogmatiques sont plus marques. Sesreproches aux chrtiens se situent davantage au plan pratique. Ilcritique les socits chrtiennes parce quelles ne sont point fidles leur religion.

    partir du moment o il est en France, on est frapp par lenombre de ses relations avec des responsables, divers niveaux, delglise de France. Il est en relation aussi avec beaucoup de " lacs "chrtiens, cest--dire de fidles chrtiens non clercs et proposdesquels il est plus difficile de distinguer ce qui met en cause larelation islamo-chrtienne de ce qui concerne la relation franco-algrienne. On est frapp, toutefois, de constater que ses allusionsau dogme chrtien prouvent sa dpendance par rapport auxsources classiques de lislam. Il ne semble pas avoir t marqu, auniveau des formulations, par les points de vue de ses contempo-rains chrtiens dEurope occidentale.

    Dans ces groupes de partenaires ou dinterlocuteurs chrtiens sedtache son amiti pour Mgr Dupuch, vque dAlger de 1838 1846, devenu trs proche de lmir, aprs sa dmission et sonretour en France. Pendant plus de dix ans, depuis les premiresrelations avec laffaire des prisonniers (1841) jusquau dpart delmir pour Brousse, cette amiti ira en sapprofondissant et joueraun rle pour la libration de lmir. Abdelkader, sur ce point aussi,donne un exemple dune fermet dans les convictions, qui saitsallier avec le respect pour lautre, en particulier pour le chrtien.Son intervention courageuse Damas, en faveur des chrtiens, serale sommet de cette attitude. Dans limaginaire de beaucoup dechrtiens, lmir deviendra ainsi le symbole dun islam sr de sesconvictions mais respectueux de lautre, en particulier deschrtiens.

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  • Institut deSciences etThologie desReligions

    Institut associ au Programme Mditerrane de l

    11-15 septembre 2002

    Colloque international

    Dialogue & VritLes chemins de la mdiation interreligieuse

    Marseille

    Dans le cadre de son projet danalyse pluridisciplinaire du dialogueinterreligieux et de recherche de modes dinterventions mieux appropris lacomplexit de ce dialogue, la Fdration internationale des universitscatholiques organise en collaboration avec lInstitut de sciences et thologiedes religions de Marseille, qui clbre cette anne le dixime anniversaire desa cration, un colloque inaugural sur le thme Dialogue et vrit .Ce colloque poursuit deux objectifs.Premier objectif : approfondir le concept spcifique du processus de dialogueet la pratique de mdiation dans des contextes o les interlocuteurs,personnes, groupes, institutions, se dfinissent comme appartenant dessystmes de pense et de croyance caractriss par ladhsion une vritconsidre comme absolue et non sujette transaction. Il sagira galementde dvelopper, de manire pluridisciplinaire, des formations au dialogue et lapratique de la mdiation.

    Deuxime objectif : mettre en place un rseau international ayant pour fonctionde stimuler, coordonner et consolider des initiatives au sein du mondeacadmique qui engagent davantage ses responsabilits dans ce domaine etfavorisent lmergence dune parole et dune action originales solidaires etsignificatives sur les problmatiques de linterreligieux.

    renseignementsinscriptions

    ISTR - Le Mistral11, impasse Flammarion - 13001 MarseilleTl : 04.91.50.35.50 - Fax : 04.91.50.35.55e-mail : [email protected]

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  • Jean-Marie GaudeulResponsable du Secrtariat de lglise de France pour les relations avec lislam (SRI).

    VERS UNE NOUVELLE EXGSE CORANIQUE ?*

    Contrairement ce que pourraient laisser croire les innom-brables articles dcrivant lislamisme radical contemporain, lislamactuel est en train de connatre une mutation considrable, la plusimportante, sans doute, de toute son histoire. Sil faut nous inter-roger sur la faon dont les musulmans contemporains conoiventleur rapport au texte du Coran, nous ne saurions ignorer leschangements qui forment la toile de fond de toute volution dansce domaine.

    Un contexte mouvant

    Bien sr, ce que lon appelle lislam de rfrence ne sauraitchanger : croyance dans la mission prophtique de Mohammed,acceptation du Coran comme parole de Dieu, proclamation queDieu est unique et quil ny en a pas dautre, conviction que Dieunous appelle une adhsion qui comporte des dimensions spiri-tuelles, certes, mais aussi des exigences thiques concrtes et unrattachement la grande communaut des croyants de lislam.Tout cela demeure.

    En mme temps, cependant, le monde tisse une nouvelle toilede communications toujours plus denses entre les hommes : les

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    * Article publi avec laimable autorisation de la revue de lInstitut catholiquede Paris, Transversalits.

    CdD 19 - VI 2002 - p. 49-83

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  • musulmans ne peuvent plus vivre dans un univers part o tousadhreraient la mme foi et vivraient des mmes convictions. Parcontact direct ou par mdias interposs, chaque musulman setrouve dsormais confront dautres messages et dautres appels.Il lui faut, chaque fois, renouveler son adhsion lislam pardcision volontaire et non par simple appartenance tel ou telensemble humain. Cette ralit incontournable a introduit unlment essentiel dans le rapport du croyant sa religion : le librearbitre.

    Quil en soit conscient ou non, le simple musulman se trouve enposition de choisir entre ce qui lui est propos par les instancesofficielles de lislam et ce qui vient dailleurs. Les autorits religieuses sont toutes relativises par le simple fait quelles nesont plus seules parler.

    Un deuxime lment intervient : la scolarisation. Alors quau-trefois, dans les pays musulmans, lcole coranique - la seule -proposait en priorit la mmorisation du texte du Livre et laissaitpeu de temps lapprentissage dautres disciplines, tous les paysdu monde musulman ont institu un systme scolaire qui - entreautres caractristiques - rduit linstruction religieuse ntrequune partie du programme propos. Son contenu, assezsommaire, de tendance trop traditionaliste au gr de beaucoup1,sest substitu la formation par imprgnation du texte sacr quelon ne connat plus que par quelques passages, voire quelquescitations trs courtes. Une distance sest donc introduite entre lecroyant et le Livre. On le lit moins, on le lit moins frquemment, onle lit en gardant lesprit les mille problmes et proccupations dumonde prsent qui habitent le systme ducatif de tous les tatsactuels.

    Tout musulman cultiv se trouve en position de sexpliquer surles raisons de sa foi ou de ses doutes, surtout si les cadres religieuxde lislam lui semblent moins informs que lui sur les problmes

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    1. M. Charfi, Islam et libert, le rendez-vous manqu (Albin Michel, Paris, 1998), p.220 et s.

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  • contemporains et sur les dfis quils prsentent la religion. Le rledes Oulmas est ainsi profondment remis en cause, nonseulement par une lite occidentalise , comme on voudrait lefaire croire, mais par lensemble dune communaut croyante quine trouve pas, chez eux, les rponses dont elle ressent profon-dment et confusment le besoin.

    En effet, cest quotidiennement que le moindre fidle se trouveaffront linadquation du systme normatif labor par lesjuristes du IXe sicle la vie moderne que la mondialisation rpandjusquaux extrmits de la plante. Les solutions anciennes nerpondent pas aux conditions nouvelles de la vie en socit. Cestdabord partir de questionnements juridiques que se met en placeune profonde remise en question de la faon dont on a tir du Livreles rgles qui savrent si impraticables aujourdhui.

    Enfin, cette scolarisation gnralise donne un poids accru lap a role de populations musulmanes non-arabes. La rflexionthologique tait le fait dune lite qui sexprimait surtout en arabe.La rflexion se basait directement sur la lettre du texte que lonprsentait comme la norme absolue, la parole divine faite livre.Pour les non-arabophones (il sagit de 80 % des cro y a n t smusulmans) laccs au Livre se fait par le biais de traductions.Autrefois condamn, puis dconseill par les oulmas, lacte detraduire est devenu incontournable. Du coup, des organismes trso fficiels, comme la Prsidence Gnrale des Directions deRecherches Scientifiques Islamiques, de lIfta, de la Prdication etde lOrientation Religieuse de lArabie Soudite (Mdine) publiedes ditions bilingues. Mme si la traduction, en franais parexemple, ne sappelle pas traduction du Coran , mais traduction du sens des versets , il nen reste pas moins que leslecteurs francophones musulmans qui connaissent mal ou peularabe sont en contact avec le sens du texte et non avec sa lettre . Cest le sens qui primera automatiquement sur la lettredans lesprit de ces lecteurs. Cest un nouveau rapport qui stablitentre le Coran et ses adeptes.

    Vers une nouvelle exgse coranique ?

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  • 1. Un regard nouveau

    En proclamant que Dieu ne peut se dcrire en termes humainset quIl est lInconnaissable, les pre m i res gnrations demusulmans taient certainement fidles au Coran (Cor. 112). A tropinsister sur cette ide, pourtant, sinstallait lintuition que le Livrene visait donc pas nous Le faire connatre, mais nous faireconnatre sa volont sa Loi. Les Lettrs de lislam nhsitrentpas et se lancrent dans llaboration du Droit (Fiqh) en tirant desversets du Livre et des traditions portant sur les faits et gestes deMohammed le maximum de rgles dfinissant la conduite pratique tenir dans les moindres dtails de la vie quotidienne.

    Un Livre pour dire la Loi ?

    De nombreux auteurs modernes acceptent le Coran commeparole de Dieu rvle lHumanit, mais remettent en cause lideque le Coran aurait pour but de nous fournir des rgles. Avecvhmence, Sayyid Ahmad Khn (1817-1898), fondateur de lcole moderniste indienne, sexprime sur ce sujet :

    Cest mon credo que lIslam est la religion parfaite et finale. Jesuis absolument certain de la parole de Dieu qui dit : aujourdhuijai rendu parfaite votre religion et jai complt ma faveur votregard, et jai agr lIslam pour votre religion (Cor. 5,3). Mais, siles exgtes - Dieu les prenne en piti - expliquent le sens de cetteperfection en disant que Dieu a rendu parfaite la religion endclarant tel animal hall et tel autre harm, alors je moppose eux,quil sagisse de Fakhr al-dn al-Rz2, de Moll Al Nshpr oudun autre encore plus minent. ces rvrends, je suggrehumblement : messieurs, si tel est le sens de la perfection de la

    Chemins de Dialogue

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    2. Exgte et thologien fameux (1149-1209).

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  • religion, alors adieu. Quant moi, je maintiens que cette exgse estfausse. La religion de lIslam a t rendu parfaite par la faonparfaite dattester de lUnicit de Dieu en la mettant en lumiredans son dtail et son principe (le tawhd). Voil lunique takml al-dn (perfectionnement de la religion), et cest en raison de cetteperfection que lIslam est la religion finale qui restera sanschangement jusquau jour de la Rsurrection . 3

    Tout aussi explicite est Chiragh Al (1844-1895), chiite indien quifut lun des pionniers de cette nouvelle rflexion sur le Droitmusulman :

    Le Coran ne prtend pas enseigner une loi politique et sociale ;tous ses prceptes et sa prdication visent une rgnrationcomplte de la communaut Arabe. Lobjet du Coran, loi rvlemusulmane, ne consiste pas donner des instructions dtailles etparticulires dans la Loi Civile, ni poser des principes gnrauxde jurisprudence

    Les dductions du Coran

    Les institutions politiques et civiles les plus importantes duDroit Musulman coutumier bases sur le Coran ne sont que desdductions et des infrences faites sur un seul mot ou une phraseisole. Une adhsion servile la lettre sans prter la moindreattention lesprit du Coran est la triste caractristique des inter-prtations et dductions coraniques labores par les juristesmusulmans.4

    On a dit quil y avait prs de cent versets, sur les six mille quecompte le Coran, qui portent sur le Droit (canon, ecclsiastique)civil, criminel, fiscal, politique, dvotionnel et crmoniel. Mme cen o m b re insignifiant de Ayat Ahkam (versets juridiques), un

    Vers une nouvelle exgse coranique ?

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    3. Extrait de C. Troll, Sayyid Ahmad Khan (Vikas, New Delhi, 1978), p. 329-331.4. La rvlation musulmane est beaucoup plus rcente, et bien quun lecteur

    parcourant le Coran pour la premire fois verrait difficilement que telle en tait lafinalit, elle a, cependant, t adopte par les nations musulmanes comme le fondementde leurs institutions sociales et politiques ; mais les plus importantes dentre elles sontdes implications de son esprit plutt quune application exacte de quelque rgle spci -fique que lon pourrait y trouver. Dans les cas o des rgles spcifiques sy trouvent,car il y en a quelques-unes sur des points de dtail, elles ont t observes, pour laplupart, avec une exactitude scrupuleuse . Elements of Law, par William Markby,M.A. 2e dition, p. 37. (Note de Chiragh Al)

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  • trentime de la premire source de la loi, nest pas tel que lonpuisse sappuyer dessus. Ce ne sont pas des rgles spcifiques, etplus des trois quarts, je crois, ne sont que de simples lettres, desmots isols, ou des phrases mutiles dont on tire des dductionsextravagantes, contraires la saine Raison, et quaucune rgledinterprtation rigoureuse ne permet de tirer5.

    Le Coran nest n