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Chemins de Dialogue – 26 La Méditerranée toujours recommencée Chemins de Dialogue, 2005 Marseille

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Chemins de Dialogue – 26La Méditerranée toujours recommencée

Chemins de Dialogue, 2005Marseille

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© 2005, Chemins de Dialogue11, impasse Flammarion – 13001 Marseille

✆ [+33]4 91 50 35 50 – Fax [+33]4 91 50 35 [email protected]

I.S.S.N. 1244-8869

Publié avec le concours du CNL

Chemins de Dialogue

Revue théologique et pastorale sur le dialogue interreligieux,fondée par l’Institut de sciences et théologie des religions de Marseille

(département de l’Institut catholique de la Méditerranée),éditée par l’association « Chemins de Dialogue »,

publiée avec le concours du Centre National du Livre.

NUMÉRO 26 – NOVEMBRE 2005

COUVERTURE

Peinture d’André Gence

REVUE SEMESTRIELLE

Numéro 26 : 18 €

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SOMMAIRE

Liminaire ............................................................................................................. 5Jean-Marc Aveline

L’Europe et la Méditerranée ............................................................... 11Les enjeux du partenariat euro-méditerranéen ................................................ 17Jean-Marc AvelineL’héritage des trois monothéismes et l’avenir de l’Europe ............................... 37Claude GeffréÉtat laïque ou aconfessionnel ? ........................................................................ 67Antoni MataboschLa migration, un point de vue à partir du Maroc ........................................... 93Jacques LevratAppel pour la paix .......................................................................................... 101Congrès de Sant Egidio

Herméneutique et dialogue interreligieux ................................. 105Exégèse et pluralisme ...................................................................................... 111Claude GeffréL’exégèse aujourd’hui ...................................................................................... 123Charles PerrotL’énigme de l’humain et le désir de Dieu ....................................................... 145Hommage théologique à Paul RicœurJean-Marc Aveline

Études et expériences ........................................................................... 163Notre-Dame de l’Atlas: une Présence de « Visitation » ................................ 165Jean-Pierre FlachaireLe rocher du Tepeyac :du sanctuaire de Tonantzin à la basilique de Guadalupe ............................... 177Gilbert JouberjeanL’option pour les pauvres est une option pour la justice, et elle n’est pas préférentielle .......................................................................... 197José Maria Vigil

Repères bibliographiques ................................................................... 213Le judaïsme et l’avènement du christianisme ................................................ 215Un livre de Dan JafféPaul BonyRecensions ...................................................................................................... 235

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Jean-Marc Aveline

CAP SUR LA PAIX EN MÉDITERRANÉE

1. La publication de ce nouveau numéro de Chemins de dialoguecoïncide avec les quarante ans de la clôture du concile Vatican II, en cetautomne 1965 où, lors d’une dernière session, les pères conciliairesavaient promulgué deux déclarations qui sont au fondement du travail denotre revue : Nostra ætate, sur les relations de l’Église avec les religions, etDignitatis humanæ, sur la liberté religieuse. Depuis ses débuts en 1993,Chemins de dialogue a publié de nombreux articles s’efforçant de présenterla richesse de ces textes, les difficultés de leur mise en œuvre, leur perti-nence pour la situation qui est la nôtre aujourd’hui, et permettantd’approfondir les fondements théologiques de l’engagement de l’Églisedans la rencontre interreligieuse1.

Mais la publication de ce numéro coïncide également avec un autreévénement : le dixième anniversaire du partenariat euro-méditerranéen,appelé aussi « Processus de Barcelone ». Mis au point dans le but dedévelopper les échanges entre l’Union européenne et les pays riverains dela Méditerranée, ce processus comprend trois volets : un volet politique,concernant notamment les questions de sécurité, un volet économique et

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1. On trouvera dans Chemins de dialogue [CdD] 20 des tables analytiques desvingt premiers numéros, dans lesquelles sont classés les différents articles serapportant à ce sujet. Il convient d'ajouter à ces tables les articles suivants :Jean-Marc AVELINE, « Le dialogue interreligieux, chemin d'espérance pourl'humanité » (CdD 21 [2003], p. 25-40) ; Michael FITZGERALD, « Le Conseilpontifical pour le dialogue interreligieux : sa mission - ses objectifs » (CdD 21[2003] ; p. 69-81) ; Michel FÉDOU, « L'encyclique “Ecclesiam suam” » (CdD 25[2005], p. 103-119) ; Maurice PIVOT, « Le décret conciliaire “Ad Gentes” et lesperspectives de l'activité missionnaire au XXIe siècle », (CdD 25 [2005], p. 121-139).

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financier, qui devrait aboutir à l’établissement en 2010 d’une zone de libre-échange, et un volet socioculturel, visant à développer les ressourceshumaines et à favoriser la compréhension entre les cultures et leséchanges entre les sociétés civiles. Le lecteur trouvera, dans le dossierprincipal de ce volume, plusieurs articles permettant d’évaluer les diffé-rentes perspectives des relations euro-méditerranéennes.

En organisant à Marseille, du 9 au 13 novembre 2005, un colloqueinternational sur « L’art de vivre ensemble : pluralité des cultures et parte-nariat euro-méditerranéen », l’Institut catholique de la Méditerranée, avec leconcours de notre revue et de nombreux autres partenaires, a voulusouligner que si l’on ne développe pas de manière satisfaisante le voletculturel du Processus de Barcelone, dans son ampleur à la fois intercultu-relle et interreligieuse, celui-ci risque fort de ne jamais pouvoir générerune qualité de relations qui corresponde aux défis actuels du Bassinméditerranéen. Or ce qui vient de se passer dans les enclaves espagnolesau Maroc est à cet égard particulièrement inquiétant…

L’Europe, construite dans l’élan de la réconciliation franco-allemandeserait-elle en train de devenir une forteresse assiégée où viendront sanscesse buter des vagues de migrations de plus en plus pressantes ? Quelprojet commun l’Europe peut-elle construire avec ses voisins méditerra-néens, de telle façon que diminue le gigantesque écart économique quisépare les deux rives ? Et que souhaitent bâtir, de leur côté, les pays duSud avec l’Europe ? Une simple zone de libre-échange est-elle à la hauteurde l’intensité des liens culturels qui unissent profondément, par-delà lesblessures de l’histoire, les peuples du pourtour de la Méditerranée? Carcette mer déborde de souffrances et d’espérances, de déchirements et deréconciliations, de menaces de mort et de joie de vivre !

2. Puis-je me permettre de livrer ici un témoignage personnel? Le 7novembre 1962, avec une foule d’autres « rapatriés d’Algérie », j’avaiseffectué, d’Alger à Marseille, le premier grand voyage de ma vie. C’étaitun voyage sans billet retour… Un voyage au bout duquel l’on n’entre-voyait que la peur de l’inconnu, l’angoisse de la dispersion, l’incertitudede l’avenir. Certes, j’étais bien trop jeune pour mesurer l’ampleur des

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douleurs du départ et des vexations à l’arrivée, trop jeune pourcomprendre la profondeur des blessures et l’abîme des incompréhensionsqui ont dû habiter mes parents et tous ceux qui comme eux, simplesouvriers, n’avaient vu venir ni la colère de ceux qui les expulsaient, ni lemépris de ceux qui ne les attendaient pas ! Mais en relisant bien plus tardces années difficiles, j’ai compris que c’est en tissant en France denouvelles solidarités, en s’engageant au service des plus pauvres, en nerenonçant jamais ni au goût de vivre ni à la joie d’aimer, que mes parentsavaient réussi à nous faire comprendre, à ma sœur et à moi, que l’on peuttoujours transformer un obstacle en moyen, une blessure en ressource, unautomne en printemps.

Du reste, j’étais loin de me douter, en ce sombre automne de 1962, quevenaient de s’ouvrir à Rome, depuis le 11 octobre, les travaux du ConcileVatican II, que le pape Jean XXIII avait convoqué pour qu’il soit commeun grand renouveau printanier dans la vie de l’Église. Loin d’imaginerl’ampleur ni l’importance de ces longs débats d’où sortiraient des textessi fondateurs, des orientations si décisives pour la vie de l’Église et dumonde. Aujourd’hui, clin d’œil de l’histoire, ce sont ces travaux conci-liaires sur la liberté religieuse, sur le dialogue interreligieux et sur lasolidarité de l’Église avec toute l’humanité qui, par bien des médiations,m’ont reconduit à arpenter cette mer, à y tisser des liens, à en découvrirles multiples cultures… Les routes de l’exode peuvent toujours se changeren chemins de dialogue !

J’ai parlé de ma famille… Mais la Méditerranée recueille chaque jourson lot d’histoires de souffrance et de soifs d’espérance ! Trop étroite pourséparer, trop large pour confondre, la Méditerranée me semble être uneperpétuelle invitation à vivre la solidarité. Et je puis témoigner, en relisantl’histoire des miens, que ce n’est qu’en hissant ensemble les voiles de lasolidarité que l’on peut mettre réellement le cap sur la paix2 !

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2. « Cap sur la paix en Méditerranée » : tel était le thème de la croisière organiséeen octobre 2005 pour les soixante ans de l'hebdomadaire « La Vie » : voyage dedécouvertes et de rencontres multiples au cours duquel j'ai été convié àexprimer ce témoignage.

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3. Par ailleurs, l’engagement dans le dialogue des cultures supposel’intime conviction de l’égale dignité de toutes les cultures, de leurcapacité à s’interpénétrer et à s’articuler les unes avec les autres. Ilconvient, à cet égard, de saluer la déclaration universelle sur la diversitéculturelle qui a été adoptée le 20 octobre dernier par la Conférence généralede l’UNESCO : « Source d’échanges, d’innovation et de créativité, ladiversité culturelle est, pour le genre humain, aussi nécessaire qu’est labiodiversité dans l’ordre du vivant. En ce sens, elle constitue le patri-moine commun de l’humanité et elle doit être reconnue au bénéfice desgénérations présentes et des générations futures » (Article 1).

Je me souviens qu’il y a près d’un an, le 21 septembre 2004, recevantdans cette même prestigieuse enceinte de l’UNESCO, conjointement avecM. Mustapha Ceric, Grand Mufti de Bosnie, le prix Félix Houphouet-Boigny pour la recherche de la paix, le cardinal Roger Etchegaray s’étaitexprimé en des termes d’une grande profondeur, que j’invite le lecteur àméditer avant d’entre p re n d re la lecture des diff é rents articles quicomposent ce volume :

Aujourd’hui, je déchiffre mieux le plus vieux nom de la paix, celui dedésarmement, trop peu pris en compte comme s’il s’agissait d’une causeusée et désespérée, camouflée dans des pays pauvres où les armessurabondent. Aujourd’hui, je découvre mieux la force d’une opinionpublique, non anesthésiée, non manipulée, capable d’alerter, de secouer lespouvoirs installés, je rends hommage aux journalistes et aux reporters quiassument ce rude service, souvent au risque de leur vie.

Aujourd’hui, je touche mieux la fragilité d’une paix des hommes qui nes’appuie pas sur la paix de Dieu, prenant tous les hommes et tout l’homme,corps et âme, dans son intégrité et son harmonie avec le Créateur et lacréation entière.

Aujourd’hui, je situe mieux la réconciliation sur le chemin de la paix :elle l’accompagne à tous les pas. Ce concept, d’essence religieuse, estdevenu politique, mais doit garder sa sève primitive sans laquelle la justiceblessée ne supportera pas le baume de la miséricorde dont Dieu a le secret.

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[…] Certes, la paix ne jaillit pas automatiquement au bout d’une hymnede Védas hindous, d’un sermon de Bouddha, d’une sentence de Lao-Tseu,d’une sourate du Coran, d’un verset de la Torah ou de l’Évangile, maistoute religion puise dans ses écrits fondateurs les motivations et lesénergies les plus pures en faveur de la paix. Aucune religion ne peut sansblasphémer Dieu le capter, voire le capturer pour le mettre dans son campcontre un autre, encore moins aujourd’hui où s’élèvent d’intolérables etdangereux extrémismes qui livrent l’homme à la peur la plus terrible, cellequi l’animalise et le fait aboyer plus que crier au secours. ?

Je mesure l’ampleur et la complexité de la tâche des hommes et desfemmes responsables politiques des communautés nationales et interna-tionales : ils avancent à califourchon sur une ligne de crête vers la paix quiimplique de ses protagonistes un engagement d’autant plus obstiné etcourageux que la première page de la Bible, avec le récit de Caïn et d’Abelrévèle notre pedigree : nous sommes tous les descendants d’un criminelfratricide. Nous nous sentons tout petits devant le mystère de l’homme.Car, après avoir fait ce que nous pensions devoir faire, nous nous heurtonsà l'impondérable le plus secret, celui de la conscience : même Dieu ne peutrien contre la conscience d'un homme qu'il a créé libre. En définitive, c'estla conscience qui a le dernier mot, elle est plus forte que toutes lesidéologies, toutes les stratégies, et même toutes les religions.

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LE DIALOGUE INTERRELIGIEUX ET INTERCULTURELD’UNE RIVE À L’AUTRE DE LA MÉDITERRANÉE

À l’occasion du dixième anniversaire du Partenariat euro-méditerranéen(Pem) ou « Processus de Barcelone » qui concerne les relations écono-miques, politiques et culturelles entre l’Union européenne et les paysriverains de la Méditerranée, l’Institut catholique de la Méditerranée (ICM)organise un colloque international du 9 au 13 novembre 2005. C’est dansce contexte que s’inscrivent les cinq contributions qui constituent cedossier. Elles indiquent quelques défis et enjeux interculturels et interreli-gieux qui ne sauraient être occultés dans la perspective d’un renforcementdes relations multiformes entre les peuples du pourtour méditerranéen.

« Les enjeux du partenariat euro-méditerranéen » sont définis par Jean-Marc Aveline qui nous propose une évaluation claire et précise duProcessus de Barcelone et nous ouvre des perspectives suggestives sur lanotion de « Méditerranée », espace d’instabilités et de déséquilibres entrele Nord et le Sud, entre l’Europe et le monde arabe, comme l’indique laquestion de l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne.

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DossierL’ E u rope et laM é d i t e rr a n é e

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C’est à l’intérieur de ce vaste panorama que s’inscrit la question del’apport du judaïsme, du christianisme et de l’islam dans l’héritageculturel européen dont il nous faut garder la mémoire en vue d’uneEurope nouvelle à construire. « L’héritage des trois monothéismes et l’avenirde l’Europe » est un champ d’investigation que Claude Geffré exploredepuis longtemps avec une largeur et une profondeur de vue remar-quables. L’auteur souligne la responsabilité historique des tro i smonothéismes à l’égard d’une Europe nouvelle, une Europe engagée à lafois dans une politique sociale, environnementale et humaniste. À l’heurede la mondialisation et de la menace permanente du terrorisme soustoutes ses formes, un nouveau dialogue entre les religions est un enjeuconsidérable, non seulement pour l’avenir de l’Europe, mais aussi pourl’avènement d’une civilisation mondiale.

Un des points d’achoppement sur la place des religions dans nossociétés euro-méditerranéennes est bien celui de la laïcité. « État laïque oua-confessionnel? » La question posée par Antoni Matabosch, de Barcelone,est brûlante d’actualité, non seulement en Espagne, mais dans tous lespays du pourtour méditerranéen. Les différents modèles du rapport entrel’Église et l’État en Europe comme aux États-Unis d’Amérique conduisentl’auteur à définir quelques critères pour une application correcte de l’Étata-confessionnel. Ces critères inspire ront la réflexion en vue d’unecitoyenneté laïque et interreligieuse à promouvoir ensemble.

Comment parler du dialogue entre les peuples, cultures et religions,sans évoquer la réalité parfois douloureuse des migrations? Cette réalitéest constitutive de l’humanité. Selon Jacques Levrat, du Maroc, « lesquestions actuelles liées à l’immigration » sont à situer d’une part dans uneréflexion biblique et historique incontournable, d’autre part dans ledynamisme culturel de la Méditerranée. Les migrations - l’exemple duMaroc est typique - posent aussi une question éthique, la question del’altérité, de l’Autre à accueillir : « le migrant ne peut être réduit à uneforce de travail, il est une personne humaine, une personne à l’image deDieu ».

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Le premier article de ce dossier mentionne le « supplément d’âmerequis afin de rendre habitable pour tous l’espace euro-mediterranéen,lieu de mémoire, berceau et carrefour de civilisation… ligne de toutes lesfractures, tant la violence réelle et symbolique y est structurelle ». Ce« supplément d’âme », où le trouver, sinon dans l’Appel pour la paix ducongrès de Sant-Egidio? Ensemble, les croyants de traditions religieusesdifférentes réunis à Lyon (11-13 septembre 2005), avec ceux qui ne seréfèrent pas à Dieu, en appellent à « un humanisme capable de construirela paix entre les peuples et les individus ».

La voie est tracée…

Roger Michel

Présentation

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SOMMAIRES DES ARTICLES

Jean-Marc AvelineLes enjeux du partenariat euro-méditerranéen

En novembre 2005 seront célébrés les dix ans du Partenariat euro-méditerranéen(Pem) ou « Processus de Barcelone ». Le but poursuivi est de créer une zone depaix et de prospérité partagée autour de la Méditerranée, dont les objectifs écono-miques et politiques sont loin d’être atteints. Un « Groupe de sages » a formulévingt propositions d’ordre culturel ici reproduites. Les perspectives qui s’ouvrentdevant nous mettent en lumière quatre ensembles de problèmes liés à la notionmême d’espace méditerranéen, à l’émergence de nouvelles instabilités, au parte-nariat euroarabe et à la question de l’adhésion de la Turquie. L’intensité historiquedes liens entre les peuples et les cultures du pourtour méditerranéen soulignel’ampleur à la fois interculturelle et interreligieuse du Processus de Barcelone.

Claude GeffréL’héritage des trois monothéismes et l’avenir de l’Europe

Les pères fondateurs de l’Europe désiraient que celle-ci soit un exemple depaix et de réconciliation pour l’ensemble de la communauté mondiale. Lacomplexité de la mémoire européenne met en relief l’originalité du filon judéo-chrétien parmi les nombreux sédiments constitutifs de l’héritage culture leuropéen, depuis le miracle grec et la voie romaine jusqu’à la raison moderne enpassant par la composante arabo-musulmane. Cependant, la mémoireeuropéenne porte les stigmates des blessures de l’histoire infligées par les conflitsreligieux, les conflits politiques entre les nations et à l’intérieur de chaque nation.Cela ne doit pas nous paralyser par rapport à l’avenir. L’avenir permanent duchristianisme comme religion de l’Évangile pour l’Europe du futur, conjugué avecl’apport du judaïsme et de l’islam, peut contribuer à l’avènement d’une Europe

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engagée dans le respect de l’humain authentique, le combat pour la justice et lasauvegarde de la création, dans le contexte d’une mondialisation non-contrôlée.

Antoni MataboschÉtat laïque ou aconfessionnel?

Un historique critique des différents modèles de « laïcité » en Occident faitressortir la complexité des rapports entre Église et État selon les cas envisagés :pays protestants du Nord de l’Europe ou pays catholiques du Sud de l’Europe,singularité du modèle américain et de la laïcité à la française. Cette analyse permetde clarifier termes et contenus, d’évaluer et de faire des propositions raisonnéessur le modèle le plus approprié pour faire avancer le débat. Les inconvénients desmodèles confessionnaux, laïque américain, laïque français et laïciste conduisent àexposer et à défendre l’État a-confessionnel dont les caractéristiques sont mises envaleur à partir du cas espagnol et qui postulent quelques critères d’applicationcorrecte ici précisés.

Jacques LevratLa migration, un point de vue à partir du Maroc

Une réflexion biblique à partir d’Abraham et une réflexion historique sur lesmigrations autour de la Méditerranée font apparaître le phénomène migratoirecomme constitutif de l’aventure humaine. C’est dans cette longue histoire quenous pouvons aborder la situation des migrants maghrébins qui assiègent aujour-d'hui la forteresse Europe, avec tous les problèmes humains qui en découlent, tantdu côté des hommes que des femmes ou des enfants. Malheureusement, lapolitique « sécuritaire » de l’Europe masque les réalités qui provoquent des fluxmigratoires parfois dramatiques. Un sursaut éthique s’impose : sommes-nouscapables d’accueillir l’Autre? « Lui fermer la porte, c’est risquer de fermer la porteà Abraham! »

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Jean-Marc AvelineDirecteur de l’Institut catholique de la Méditerranée.

LES ENJEUX DU PARTENARIAT EURO-MÉDITERRANÉEN

C’est en novembre 2005 que seront célébrés les dix ans de ce que l’onappelle le Partenariat euro - m é d i t e r r a n é e n (Pem) ou « P rocessus deBarcelone », mis au point pour développer des relations de partenariatentre l’Union européenne (UE) et les pays riverains de la Méditerranée. Cepartenariat concerne les vingt-cinq pays membres de l’UE et dix parte-naires méditerranéens situés dans son voisinage immédiat : l’Algérie,l’Égypte, Israël, la Jordanie, le Liban, le Maroc, la Syrie, la Tunisie, laTurquie et l’Autorité palestinienne1. Le président du Gouvernementespagnol a donné le coup d’envoi de la préparation du sommet des chefsd’État et de gouvernement qui se tiendra les 27-28 novembre. L’objectif decette commémoration est de mesurer le chemin parcouru tout en essayantd’analyser les difficultés rencontrées dans la mise en œuvre de certainsprojets.

Dans un premier temps, je rappellerai les objectifs du partenariat, telsqu’ils avaient été énoncés en 1995 et je tâcherai d’en faire une rapideévaluation, puis, dans un deuxième temps, je présenterai quelques-unesdes thématiques qui s’imposent à la réflexion pour la poursuite de ceProcessus.

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1. Avant leur accession à l’UE, Chypre et Malte étaient également des partenairesméditerranéens. En outre, depuis 1999, la Libye est invitée à devenir membredu Pem à condition d’en accepter tout l’acquis. Sur les dix pays partenaires del’UE, il y a donc huit pays arabes (trois du Maghreb, cinq du Machreq),auxquels s’ajoutent Israël (qui n’a pas besoin de partenariat étant donné sonniveau de développement économique et politique et qui bénéficie déjà dulibre-échange et participe aux programmes de recherche de l’UE) et la Turquie(qui a déjà signé une union douanière et est un pays candidat à l’adhésion).

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1. Bilan du Processus de Barcelone

Il y a longtemps que l’Union européenne s’intéresse aux relations qu’ellepeut entretenir avec ses voisins méditerranéens. Il y eut tout d’abord leprojet de la « Politique méditerranéenne globale », lancé par la Commissioneuropéenne en 1972, auquel il faut ajouter le dialogue euro-arabe (1974-1990). Puis, après diverses formules, dont la concertation des « 5+5 »(1989-1991) et la « Politique méditerranéenne rénovée » (1990-1995), futscellé le « Partenariat euro-méditerranéen »2, établi par la Déclaration deBarcelone de novembre 1995. Aujourd’hui, ce partenariat euro-méditer-ranéen s’inscrit à l’intérieur de la « Politique de voisinage » qui concernenon seulement les pays du Sud, mais aussi ceux de l’Est et englobe doncdans un ensemble plus vaste les relations euro-méditerranéennes3.

L’idée de base de la Politique de voisinage est la « conditionnalitépositive » : en offrant des avantages concrets, surtout en termes d’accès aumarché européen, l’UE espère faire avancer les réformes politiques etéconomiques. Or dans le cadre du Pem, la conditionnalité n’a pas étéappliquée, l’UE préférant finalement la stabilité politique de régimes enplace, fussent-ils corrompus, à l’avènement incertain de nouveauxrégimes dont on pouvait craindre qu’ils ne soient pas démocratiques. Ilest dès lors possible que la Politique de voisinage permette de relancer lePem4. Revenons donc d’abord aux objectifs fixés lors de la rencontre deBarcelone en 1995.

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2. La préparation en avait été décidée au Conseil européen de Corfou, en juin 1994,qui souhaitait renforcer le partenariat euro-méditerranéen par le renouvel-lement des accords avec les différents pays, l’adoption d’une approche globaledes questions politiques, économiques et sociales et le développement d’unedimension régionale de coopération.

3. Depuis le 1er mai 2004, l’Europe s’est adjoint dix nouveaux membres quiaugmentent sa population de 20% (de 380 à 450 millions) et son PIB seulementde 6 %. Les pays de la rive Sud ont exprimé leur crainte que l’élargissement àl’Est ne se fasse au détriment du partenariat euro-méditerranéen.

4. Le sommet du G8 du 9 juin 2004 a fini par adopter un « Partenariat pour leprogrès et un avenir commun avec la région du Moyen-Orient élargie et de

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Les objectifs du partenariat

La déclaration de Barcelone (27-28 novembre 1995) a assigné commeobjectif au partenariat euro-méditerranéen de parvenir à « un espacecommun de paix et de prospérité », en développant des relations étroitesentre les membres selon trois volets : un volet politique et de sécurité (définirun espace de paix et de sécurité), un volet économique et financier( c o n s t ru i re une zone de prospérité partagée), un volet socioculture l(développer les ressources humaines, favoriser la compréhension entreles cultures et les échanges entre les sociétés civiles). La conférence minis-térielle de Barcelone avait été suivie d’un « Forum civil euromed » (29novembre – 1er décembre 1995), dont le Forum culturel avait été introduitpar Paul Balta5.

Basé sur la déclaration de Barcelone, le Pem comporte deux dimen-sions, multilatérale et bilatérale. Cette dernière prévoit des accord sd’association entre l’UE et chacun des pays sud-méditerranéens. Cesaccords s’articulent en plusieurs chapitres, le but poursuivi étant celuiénoncé à Barcelone de créer une zone de paix et de prospérité partagéeautour de la Méditerranée, par l’institution, notamment, d’une grandezone de libre-échange et de coopération économique6. L’UE propose doncà ses voisins du Sud la même stratégie globale proposée à d’autres régions

Les enjeux du partenariat euro-méditerranéen

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l’Afrique du Nord ». La Ligue arabe, dans sa déclaration de Tunis du 23 mai2004, a affirmé son soutien aux tentatives de réforme politique initiées par lesacteurs internes.

5. Cf. « Vers un nouveau scénario de partenariat euro-méditerranéen », ForumCivil Euro m e d, Institut Català de la Mediterrània, Barcelone, 1996. Vo i régalement : Paul BALTA, « Le projet culturel euro-méditerranéen. Intentions etréalités », Confluences/Méditerranée, n° 21, L’Harmattan, Paris 1997.

6. Les négociations des accords euro-méditerranéens ont débuté dès 1995. Sicertains ont pu être signés dans des délais relativement courts (Tunisie, Israël,Maroc), d’autres se sont avérés plus laborieux (Syrie), laissant entrevoir l’exis-tence d’importantes divergences de nature politique et économique.L’Autorité palestinienne a signé, le 24 février 1997, un accord d’associationintérimaire. La Turquie (membre à part entière du Pem mais dont les relationsavec l’UE sont définies dans le cadre du processus d’adhésion) et la Libye (quibénéficie d’un statut d’observateur) n’ont pas signé d’accords dans le cadre duPem. L’accord avec la Syrie reste encore à signer.

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du monde, stratégie qui peut se résumer en trois points majeurs : coopé-ration au développement, libéralisation économique et commerciale, etinstitutionnalisation d’un dialogue politique et culturel.

Éléments d’évaluation

En ce qui concerne le volet économique, force est de reconnaître quel’objectif fixé par le Processus de Barcelone, à savoir l’établissement, àl’horizon 2010 d’une zone de libre-échange synonyme de prospérité entreles deux rives de la Méditerranée, est loin d’être atteint ! Certes on attenden 2008 l’établissement d’une zone de libre-échange arabe est-ouest,groupant déjà quatorze pays qui représentent à eux seuls 93 % deséchanges intra-arabes. Mais l’écart économique entre le Nord et le Sud esttoujours aussi flagrant et risque fort de provoquer des déflagrations trèsgraves, à cause d’une pression grandissante des flux migratoires et d’unefragilité persistante des institutions politiques et financières. L’évolutiondes régimes politiques des pays de la rive sud, la régulation des fluxmigratoires et la lutte contre le terrorisme : tels sont les trois défis quiapparaissent en lien plus ou moins resserré avec le conflit israélo-pales-tinien7.

D’autant que le volet politique et de sécurité s’est lui aussi trouvé quelquepeu freiné. Certes, des mesures concernant la sécurité ont été adoptées,mais le projet d’une Charte pour la paix et la stabilité en Méditerranée8, projetqui prévoyait un dialogue politique institutionnalisé et des mécanismes

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7. Le danger est d’autant plus grand que les factions fanatiques de la rive sud etles partis xénophobes de la rive nord s’accordent à soutenir, mais pour desraisons opposées, qu’il y a un lien entre immigration et terrorisme. À terme,c’est la démocratie en Europe qui est mise en danger par le fanatisme des unset la xénophobie des autres. Dans ce contexte, il faut bien reconnaître que lechoix fait par l’Union européenne de soutenir certains régimes en place sur larive sud, malgré leur corruption, afin d’éviter que les contestations fanatiquesde ces gouvernements ne prennent le pouvoir (on a en mémoire l’exemple duFIS en Algérie), a empêché le Processus de Barcelone de se dérouler commel’Union Européenne l’avait envisagé.

8. Le terme « Pacte », jugé trop contraignant, avait été abandonné, ce qui est déjàsignificatif.

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de gestion de crises et de reconstruction après conflit, n’a pu voir le jour.La conférence ministérielle de Marseille (15-16 novembre 2000) a renvoyéà une date ultérieure l’adoption de cette Charte, « quand la situation lepermettra ».

Le sommet de novembre prochain devra également réfléchir auxconditions de développement du troisième volet du Processus deBarcelone, à savoir le volet culturel. En octobre 2002, le président de laCommission européenne, M. Romano Prodi, avait constitué un « Groupe desSages sur le dialogue entre les peuples et les cultures dans l’espace euro-m é d i t e r r a n é e n », chargé de formuler quelques propositions pourpromouvoir « l’Euro-Méditerranée des peuples » à côté de celle des États.Dans son rapport, publié en décembre 2003, ce groupe a fortementsouligné l’urgence de repenser le partenariat euro-méditerranéen à lalumière de la dimension culturelle, en faisant valoir les liens étroits quiexistent entre démocratie, paix et dialogue interculturel. À la fin de cerapport, vingt propositions concrètes ont été énoncées, selon tro i sdomaines interdépendants : l’éducation, épine dorsale du dialogue inter-c u l t u rel à pro m o u v o i r9 ; la pratique du dialogue interc u l t u rel auquotidien, avec en particulier les problèmes des flux migratoires10 et la

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9. Le rapport encourage l’apprentissage d’une véritable pédagogie de ladiversité (il faut former des formateurs à la diversité). Il incite à revoir lesmanuels d’histoire, à favoriser l’apprentissage des langues du pourtourméditerranéen, l’enseignement comparatif des religions et la refondation dessciences humaines, l’appui à la traduction et le soutien à l’édition. Il encourageégalement le développement de centres d’études euro-méditerranéens, lacréation d’une Académie euro-méditerranéenne et d’un réseau d’universités, quipourrait s’intituler symboliquement « Braudel - Ibn Khaldoun », à connecterau réseau Jean Monnet (Ibn Khaldoun [1342-1406], maghrébin, ancêtre de lasociologie et historien, au sens moderne du terme, alors qu’il n’y avait encore,sur les deux rives de la Méditerranée, que des chroniqueurs ; Fernand Braudel[1902-1985] de son côté, a promu une analyse prenant en compte les facteurséconomiques, démographiques, culturels et religieux, cherchant ainsi àcomprendre les « tendances profondes » par-delà les manifestations événe-mentielles).

10. L’accord de Schengen, signé en 1985, re g roupe aujourd’hui treize pays :l’Allemagne, l’Autriche, la Belgique, le Danemark, l’Espagne, la Finlande, laFrance, la Grèce, l’Italie, le Luxembourg, les Pays-Bas, le Portugal et la Suède,auxquels il faut ajouter la Norvège, l’Islande et tout récemment la Suisse, paysextérieurs à l’UE mais ayant signé un accord de coopération avec les ÉtatsSchengen.

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Les propositions d’action du groupe des sages

Sous réserve d’inventaire des actions en cours et des initiatives déjàprojetées par ailleurs, et dans le souci d’assurer l’efficacité de certainesd’entre elles ou les compléter, le Groupe des Sages a retenu vingt propo-sitions d’action traduisant concrètement les trois orientations opération-nelles ci-après. La future Fondation euro-méditerranéenne doit par ailleurs avoir la garantied’une i n d é p e n d a n c e sans restriction, et disposer de la capacitéd’exprimer la diversité des cultures de la région, pour assurer la mise enplace puis la mise en œuvre cohérente de toutes ces actions ciblant etimpliquant les sociétés civiles.

Faire de l’Éducation un vecteur central d’apprentissage de la diversité, de laconnaissance de l’Autre.

– L’apprentissage de la diversité et de la connaissance de l’Autre dès l’écoleprimaire doit s’appuyer notamment sur une série de dispositions spécifiquesconcrètes concernant:

1. L’apprentissage des langues du pourtour méditerranéen. 2. Le réaménagement des programmes en vue d’un enseignement comparatif

des religions et des cultures. 3. Une mobilité des enfants (voyages, jumelages, et échanges scolaires). 4. Une mise à disposition réciproque de modules éducatifs sur les Cultures,

l’Histoire et les Religions, dans la perspective d’une mise en place deprogrammes de savoirs partagés.

– Avec effet à plus longue échéance, mais à engager parallèlement dèsmaintenant:

5. La refondation des sciences humaines et de leur enseignement pour tout cequi concerne les dimensions anthropologique, juridique, culture l l e ,religieuse, économique, sociale, etc. de l’Histoire du pourtour méditer-ranéen. Il s’agit d’élaborer des éléments de savoirs communs.

– Cette action est à compléter par des mesures spécifiques concrètes dans lesdomaines suivants:

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6. La formation des enseignants et la révision des livres scolaires et universi-taires.

7. La traduction d’ouvrages classiques et de référence. 8. L’appui au(x) secteur(s) de l’édition engagé(s) dans les deux actions précé-

dentes. 9. La création d’une Académie euro-méditerranéenne, pour donner une assise

scientifique aux quatre actions ci-dessus (avec l’appui de la Fondation euro-méditerranéenne).

– La mise en place de réseaux du savoir et de la connaissance réciproque, avec: 10. La multiplication de Centres d’Études Euro-Méditerranéens sur le pourtour

méditerranéen. 11. La création d’un « réseau Braudel-Ibn Khaldoun » de chaires d’Université,

àinterconnecter avec le réseau Jean Monnet.

Promouvoir la mobilité, l’échange, et la mise en valeur des savoir-faire, descompétences et des meilleures pratiques sociales.

12. Encouragement à la création ou au développement de réseaux de lieux derencontre « civiques », pour faciliter la mixité sociale et le dialogue intergé-nérationnel. Élaboration, dans ce contexte, de mécanismes favorisantl’expression de différences culturelles dans la sphère publique, de sorte quetous les participants créent un sentiment d’appartenance commune, dans ladignité et la reconnaissance réciproque.

13. Encouragement à un rôle accru des associations locales, en particulier enmatière d’actions de solidarité.

14. Mise en réseau de ces associations locales (voir supra, proposition 13), pourencourager les « meilleures pratiques » en matière d’intégration sociale etrecourir ainsi au savoir-faire des cultures locales et régionales, en parti-culier en matière de santé publique (personnes âgées, par exemple) et demodes d’expression culturelle différents.

15. Inciter la jeunesse des deux rives à un « engagement civil commun au servicede la région euro-méditerranéenne », sous l’appellation d’« Engagementcivil de la jeunesse euro-méditerranéenne », fondé sur le volontariat.

16. Conforter le rôle de vigie de la Fondation euro-méditerranéenne par laconstitution en son sein d’une « cellule de veille »/task force chargée de

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recenser les « meilleures pratiques » sociales et de dialogue interculturel auxfins de vérifier la faisabilité de leur extension à une plus large échelle. Cettecellule de veille aura aussi pour mission de recueillir de nouvelles idées etsuggestions, pour permettre à la Fondation de contribuer à l’élaboration depropositions concrètes.

Faire des Médias un instrument privilégié du principe d’égalité et de connais-sance réciproque.

17. Incitation au développement des enseignements sur la diversité culturelledans les Écoles de Journalisme, les Écoles de Cinéma et les Écoles deformation aux métiers de l’Édition.

18. Organisation et formation du « grand public » / des téléspectateurs par lamultiplication de mesures concrètes ponctuelles: - mise en place de « téléclubs »; - participation de jeunes à la conception d’émissions, en s’appuyant sur les

efforts et l’expérience acquise en matière de vulgarisation scientifique (àinscrire dans le cahier des charges des chaînes de télévision pour que cesémissions soient attractives et produisent ainsi l’impact attendu).

19. Favoriser la production d’émissions spécifiques sur les chaînes « grandpublic » – au titre de la vulgarisation ci-dessus – ainsi que la production et ladiffusion de films provenant et parlant de la Méditerranée.

20. S’appuyer sur le programme Euromed « Audiovisuel » pour: – promouvoir des canaux et relais de diffusion locale dans les pays du

Sud et, au-delà, encourager la création de « chaînes de voisinage » selondes modalités qui encouragent le rôle de pont entre les populationsimmigrées et les pays du Sud dont elles sont originaires, tout enprévenant le risque de « communautarisme »;

– appuyer, au moyen d’un co-financement de l’UE, l’installation d’une oude plusieurs chaînes de télévision, multilingues et non cryptées, sur dessatellites méditerranéens existants;

– susciter la mise en place d’un Observatoire des Médias, rattaché à laFondation euro-méditerranéenne et, comme elle, assuré de ce fait d’unetotale indépendance.

Source : http://europa.eu.int/comm/archives/commission_1999_2004/prodi/pdf/spirit_report_fr.pdf

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volonté de susciter « un engagement civil commun de la jeunesse euro-méditerranéenne », comme prélude à une citoyenneté méditerranéenne ;et enfin le rôle des médias appelés à développer eux aussi une pédagogiede la diversité, privilégiant la connaissance sur l’impression, tant par ladiffusion de l’information, par la production d’émissions spécifiques quepar la formation des journalistes à la diversité.

C’est dans cet esprit qu’a été créée, lors de la Conférence interministé -rielle de Dublin, le 6 mai 2004, la Fondation euro-méditerranéenne Anna Lindh,dont le principe avait été adopté à Valence en 200211. Cette Fondation,basée à Alexandrie à la demande conjointe de l’Égypte et du Royaume deSuède a pour tâche de promouvoir l’Euro-Méditerranée des peuples, àcôté de celle des États. Par ailleurs, une Assemblée parlementaire euro-méditerranéenne à caractère consultatif a été également mise en place lorsde la conférence de Naples en décembre 2003, en remplacement du Forumparlementaire euromed, pour veiller institutionnellement au déroulementdu Processus de Barcelone et mieux faire connaître le Pem en fonction desintérêts et des attentes des opinions publiques. Car même si le parcoursest bien balisé, il reste semé d’embûches et n’est pas exempt de doutes.

11. La Fondation a été nommée Anna Lindh en hommage à l’action de la ministredes Affaires étrangères de Suède, assassinée le 11 septembre 2003. TraugottSchöfthaer en a été nommé directeur exécutif le 15 juillet 2004. C’est lors de laConférence euro-méditerranéenne des ministres des affaires étrangères de Valence (22et 23 avril 2002) que le principe en avait été adopté. Il a en effet été jugé néces-saire d’établir une structure qui puisse promouvoir la définition et la réali-sation de projets servant le dialogue entre les cultures et favorisant une coopé-ration culturelle renforcée, et « qui serve de catalyseur à la coopération entreles réseaux existants de fondations, d’ONG et d’autres organismes de lasociété civile, publics ou privés, à l’échelle nationale ou internationale,engagés dans la région euro-méditerranéenne, et qui dresse un inventaire decette coopération ».

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2. Perspectives

J ’ a b o rderai successivement quatre ensembles de problèmes. Lepremier est lié à la notion même d’espace méditerranéen, le deuxièmecorrespond à l’émergence de nouvelles instabilités, le troisième concernele partenariat euro-arabe et le quatrième aborde la difficile question del’adhésion de la Turquie.

La notion de « Méditerranée » remise en question

Chez les partenaires méditerranéens, ni les décideurs ni les universi-t a i res ne semblent s’intére s s e r, dans leur majorité, à la notion deMéditerranée en tant que concept organisateur du politique. Chaque paysvoit dans le Pem un cadre dans lequel organiser ses propres relations avecl’UE, sans que les relations transversales entre les pays du sud n’en soientdavantage développées12. Existe-t-il d’ailleurs vraiment une « identitéméditerranéenne »? La question mérite d’être posée. La perspective d’unesolidarité méditerranéenne est loin d’être partagée en Turquie, dans lespays arabes et même en Israël13. L’idée même de « Méditerranée » commeespace commun d’identité culturelle est souvent perçue, dans les pays duSud, comme une suite lointaine du rêve colonialiste des nationseuropéennes, notamment la France14.

12. L’inégalité du rapport de force est d’ailleurs un facteur aggravant : l’UE estquinze fois plus riche que l’ensemble des pays méditerranéens. Des rapportsasymétriques sont donc inévitables (80% des échanges de la Tunisie se fontavec l’UE). Tout cela fausse le jeu, même si c’est la réalité.

13. Cf. « Is there a Mediterranean Identity? », Bitterlemons, 4e édition, vol. 2, 22janvier 2004.

14. Paul Balta précise que le mot de « Méditerranée » n’est apparu qu’au XVIIe

siècle.

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Et il est vrai que la Méditerranée n’a connu de véritable unité politiqueque dans les trois siècles qui séparent la conquête de l’Égypte par Rome,de l’effondrement de l’Empire romain d’Occident, sous le coup desinvasions barbares. Certes, avant les Romains, d’autres peuples (surtoutles Phéniciens, puis les Grecs) avaient préparé l’unité de la Mare nostrum.Mais après Rome et Byzance, seuls les Arabes furent capables de recons-tituer une certaine unité politique en conquérant au VIIe siècle l’ensembledes provinces allant de l’Égypte et la Syrie jusqu’aux rivages atlantiquesde la Maurétanie, puis au début du VIIIe siècle l’Espagne et au IXe siècle laCrète et la Sicile. Plus tard, la chute de l’Empire byzantin et la suprématiedes Turcs permit à l’islam de marquer son empreinte jusque sur la Grèceet la péninsule balkanique. Mais après le déclin de l’Empire ottoman, ni laFrance, malgré son installation en Afrique du Nord à partir de 1830, nil’Angleterre, ne parvinrent à exercer une influence déterminante.

De nouvelles instabilités

Pour la plupart des États membres de l’UE (et cela est encore plusflagrant depuis le dernier élargissement), la Méditerranée n’est pas consi-dérée comme une réalité en-soi, mais plutôt comme le lieu de nouvellesinstabilités, comme une zone où se déploient dangereusement denouvelles fractures qui apparaissent de plus en plus menaçantes pourl’avenir même de l’Europe. Façonnées par les médias, les opinionspubliques n’appréhendent le plus souvent l’espace euro-méditerranéenqu’à travers le conflit israélo-palestinien, la guerre en Irak, le terrorismeinternational, ou encore les questions internes et récurrentes de l’immi-gration ou bien les questions nouvelles mais pressantes suscitées par larevendication musulmane d’expressions publiques du re l i g i e u x ,notamment dans les espaces scolaires et administratifs.

Le défi islamiste mérite également d’être évalué. Depuis le milieu desannées soixante-dix, après la guerre des Six jours et la mort de Nasser, leprojet saoudien de développer une hégémonie sur le monde musulman à

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partir de l’islam wahabite15 s’est peu à peu affirmé. Même si ce projet estentré en rivalité avec le projet sunnite de Khadafi et le projet chiite deKhomeyni, l’islam est ainsi redevenu un axe de référence pour lesindividus et pour les sociétés. Cette nouvelle importance de l’islam estressentie d’autant plus fortement en Europe qu’actuellement plus dedouze millions de personnes originaires directement ou indirectementd’un pays musulman sont présentes dans l’espace européen occidental(de 0,5% de la population en Finlande ou en Norvège à plus de 7 % enFrance, chiff re re c o rd en Europe). Leur nombre dépasse celui desmusulmans résidant dans les pays de l’Europe slave et balkanique, dontla présence est le résultat de l’implantation musulmane due à l’expansionde l’Empire ottoman, et que l’on estime à environ neuf millions depersonnes.

En outre, l’immigration musulmane en Europe se caractérise par uneréférence de plus en plus forte au religieux, non seulement dans la vieprivée, mais aussi dans la vie des communautés et plus largement dansl’espace public. L’islam bouscule ainsi le statu quo des rapports entrereligion et société, parfois par simple enthousiasme spirituel, parfois parvolonté politique délibérée, allant même jusqu’à véhiculer, dans certainscas, un esprit de conquête et une critique des sociétés occidentales. Ilsemble que ni les efforts pour concilier islam et laïcité, ni les tentativespour promouvoir un « islam des lumières », ne reçoivent aujourd’hui unegrande audience dans le monde musulman. Sans doute faudra-t-il encorebeaucoup de temps, de persévérance et de courage, avant que laperspective d’un dialogue fécond entre l’islam et la modernité finisse parl’emporter sur le projet déclaré en termes plus ou moins belliqueux,d’« islamiser la modernité ». Une partie de l’avenir de l’Europe et par là-même du partenariat euro-méditerranéen paraît dépendre de l’évolutionde ces questions internes à l’islam.

Par ailleurs, on fait souvent remarquer à juste titre que le mot « parte-nariat » cache une disproportion très grande entre les États appartenant àl’UE et les autres. Les déséquilibres économiques et démographiques

15. De Ibn Wahab, penseur de la fin du XVIIIe siècle, qui entendait restaurerl’islam pour pallier les dérives qu’il percevait au sein de l’Empire ottoman.

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autour de la Méditerranée sont très importants et la fracture Nord-Sudentre les deux rives est parmi les plus fortes de la planète. Économi-quement, on relève une très grande disparité des niveaux de vie16, desproblèmes liés au manque d’autosuffisance alimentaire17, d’autres auchômage18, lui-même à l’origine d’une grande partie des flux migratoiresvers l’Europe, sans compter le problème récurrent de la dette19. Leschiffres de la démographie sont eux aussi fort inquiétants : la populationtotale de la Méditerranée, qui était de 382,5 millions en 1990 est passée à439,4 en 2000 et devrait atteindre 519,5 en 2015. Dans cet ensemble, leMaghreb, qui représentait 16% en 1990 et 19% en 2000 passerait à 22 % en201520. Dans ce contexte, des questions comme celle de l’eau vont devenirde plus en plus difficiles à gérer et ne manqueront pas d’entraîner desconflits, d’autant que le réchauffement actuel de la planète touche déjàdurement les pays d’Europe du Sud.

Partenariat euro-méditerranéen ou partenariat euro-arabe ?

Certains, comme par exemple Bichara Khader, plaident pour undéveloppement du Pem dans une autre direction, vers un partenariateuro-arabe, par lequel l’UE pourrait contribuer à faire émerger une entitépolitique et économique arabe, appuyée sur des flux interarabes. Car,expliquent-ils, s’il n’y a pas d’identité méditerranéenne, il y a une identitéarabe, aujourd’hui cachée sous les appellations trompeuses de Proche-

16. Dans les années 90, le PIB par habitant des pays du Sud de la Méditerranéeétait rarement supérieur à 5000 dollars, alors que celui des pays du Nord étaitrarement inférieur à 12000 dollars.

17. De 1980 à 1990, l’Algérie a importé plus de deux milliards de dollars deproduits alimentaires, le Maroc pour 800 millions de dollars et la Tunisie pour450 millions.

18. Pour certains pays du Sud, le taux de chômage dépasse largement les 25 %.19. Cette dette des pays du Sud de la Méditerrranée s’élevait à 200 milliards de

dollars en 1992.20. À plus long terme, les chiffres prévus par l’ONU sont : 48,8 millions d’habi-

tants en Algérie, 31,9 au Maroc, 12,2 en Tunisie, 10,5 en Libye, 120 en Égypteet 121 en Turquie.

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Orient, Moyen-Orient ou Méditerranée occidentale, qui ne sont elles-mêmes que le résultat de découpages arbitraires de l’espace, sans perti-nence sociologique, culturelle ni géopolitique21.

Le morcellement actuel du monde arabe et la catégorisation des Étatsarabes en États amis, partenaires, « voyous » (rogue) ou « ayant failli »(failed states) contribue en Europe à faire douter de l’existence du mondearabe et de la pertinence même du concept de « l’arabité ». Par le passé,l’unité du monde arabe était vue à travers le prisme « nassérien » commeun défi aux stratégies européennes, ou à travers le prisme israélien, commeune menace, ou même à travers le prisme huntingtonien comme « l’altéritéirréconciliable ». Cette vision empêchait de percevoir le potentiel destabilité et de prospérité qu’induisait pour l’Europe un voisinage arabe sûrde lui-même, confiant dans son avenir, réconcilié avec son passé, et offrantà sa jeunesse une autre perspective que le chômage chronique, le martyr oul’exil.22

D’après Bichara Khader, c’est l’intérêt de l’UE qui lui commande, àlong terme, de soutenir l’intégration régionale arabe. L’ E u ro p e ,argumente-t-il, compte aujourd’hui 450 millions d’habitants, bientôt 500millions avec les élargissements prévus en 2007. De l’autre côté, si l’onconsidère l’ensemble du monde arabe, la population s’élève aujourd’huià 325 millions et bientôt (projection en 2025) près de 500 millions. L’entitéEurope – Monde arabe comptera donc près d’un milliard de personnes,soit un ensemble équivalent à l’Inde, un peu moins important que laChine (1,3 milliard) et représentant néanmoins plus du double des paysde l’Alena (États-Unis, Canada, Mexique). Il est donc très important,souligne Bichara Khader,

que le monde arabe devienne un partenaire sûr, prospère et fiable.Même si les gouvernements de ces pays sont aujourd’hui pour la plupartcorrompus, et même si les rêves d’un monde arabe unifié ont déjà fait long

21. Voir également : Roberto ALBONI, « L’Europe et la Méditerranée : perscep-tions, intérêts et politiques », dans Coll. Europes et mondes musulmans. Undialogue complexe, Bruxelles, GRIP, 2004, p. 37-47.

22. Bichara KHADER, « Partenariat Euro-méditérranéen ou Partenariat Euro-Arabe. Perceptions et propositions », Dialogo Mediterràneo n° 34 (septembre2004), p. 12.

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feu, il reste que l’opinion publique de ces pays est sensible à cette apparte-nance commune, scellée par une même langue, par des contraintes clima-tiques et géographiques similaires et par des proximités transfrontalières,comme le montre la forte mobilisation pour les causes palestinienne etirakienne.23

L’auteur en conclut que la perspective euro-méditerranéenne n’est pasà abandonner, mais qu’elle ne saurait devenir un but en-soi. C’est ensuscitant des échanges entre les pays arabes eux-mêmes que l’UEparviendra, en un second temps, à développer des relations économiquesentre le monde arabe et les pays d’Europe. De cette façon, et profitantd’un changement progressif de l’attitude d’Israël, on peut espérer quel’UE puisse favoriser la démocratisation et l’intégration du monde arabe.Certes, précise l’auteur, l’Europe ne s’élargira pas au Sud comme elle l’afait à l’Est, mais elle pourra considérer le monde arabe comme unedimension structurelle de sa politique extérieure, « car l’Europe ne peutêtre un acteur important à l’échelle du monde tant qu’elle demeure unacteur subalterne dans sa première zone de proximité : le monde arabe »24.

La question de l’adhésion de la Turquie

La question de la Turquie demeure l’un des points délicats. Lesnégociations d’adhésion doivent commencer le 3 octobre 2005, suite aurapport favorable émis par la Commission européenne le 6 octobre 2004.Mais le résultat est loin d’être acquis. On a souvent présenté la Turquiecomme un pont entre l’Europe et l’Asie, entre l’Orient et l’Occident. Elleappartient en fait à quatre sous-ensembles régionaux : les Balkans, leMoyen-Orient, le Caucase et la Méditerranée. Le peuplement actuel de laRépublique turque est le résultat d’un brassage continu de populations enprovenance de ces différentes régions.

23. Ibid., p. 13.24. Ibid., p. 13.

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Comme le note Robert Anciaux25, les adversaires de l’adhésion fontobserver que « la conquête d’une partie de l’Europe ne suffit pas à fairedes Ottomans un peuple européen ». Néanmoins, il est vrai que l’Empireottoman, par le jeu des alliances au cours de sa longue existence, a été unacteur majeur des politiques intereuropéennes. Avec le traité de Paris en1856, il entra même dans le concert des nations européennes, sanstoutefois revendiquer, quant à lui, une quelconque identité européenne.Ce n’est qu’avec la Turquie kémaliste que l’on a commencé à évoquerpour le peuple turc une vocation européenne.

Fondée en 1923 par Mustafa Kemal Atatürk (1881-1938), la Républiquede Turquie se définissait alors comme un État-nation conçu sur le modèledes États européens les plus développés de l’époque. Cette constructionidéologique reposait sur deux piliers : le nationalisme et la laïcité, quiimpliquaient une rupture totale avec les fondements idéologiques del’État islamique. Le régime kémaliste s’est employé à fabriquer uneidentité nationale turque par l’éducation, la propagande et la contrainte,sans hésiter à couper la Turquie de son passé historique récent et de sesracines orientales26. Mais la population turque, dans sa majorité, semblen’avoir appréhendé ces réformes que comme une composante d’uneidéologie dominante qui lui était imposée par le groupe détenteur del’autorité politique. D’où la constitution d’une opposition durable etprofondément enracinée dans le peuple.

Aux lendemains de la Deuxième Guerre mondiale, la Turquie s’estouverte au multipartisme et au libéralisme économique, avec une certaineavancée démocratique due à la pression très grande des États-Unis. Lespremières élections libres et régulières eurent lieu en 1950, remportées parle Parti démocrate, d’inspiration libérale. Ce fut l’époque des grandes

25. Robert ANCIAUX, «La Turquie, État européen ? », dans Coll. Europes et mondesmusulmans. Un dialogue complexe, Bruxelles, GRIP, 2004, p. 118.

26. Parmi les réformes les plus significatives, on peut noter : la laïcisation del’enseignement officiel, l’abrogation de la charî’a, l’adoption, en 1926, du codecivil suisse, du code pénal italien et du code commercial allemand, lasuppression, en 1928, dans la constitution, de la mention de l’islam commereligion d’État, la suppression de l’alphabet arabe et l’adoption de l’alphabetlatin. En 1924, la langue kurde fut interdite.

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Les enjeux du partenariat euro-méditerranéen

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manifestations populaires contre la laïcité, organisées par des confrériesreligieuses. Il y eut ensuite un premier coup d’État militaire en mai 196027,puis un deuxième en 197128 et un troisième en 198029. Mais le projet libéraldes militaires fut toujours mis en échec par la capacité de résistance de lasociété turque.

La question de l’adhésion de la Turquie à l’UE a déjà une longuehistoire. Depuis 1952, la Turquie adhère à l’Organisation du traité del’Atlantique Nord (Otan) et le 12 décembre 1963, la Communauté économiqueeuropéenne (CEE) et la Turquie ont signé leur premier accord d’associationportant sur la création progressive d’une union douanière et l’instau-ration de relations institutionnelles permanentes. La Turquie a présentéofficiellement sa candidature d’adhésion à la CEE le 14 avril 1987, mais le18 décembre 1989, la Commission européenne a considéré une éventuelleadhésion comme prématurée, d’un point de vue économique et politique(surtout à cause des relations avec la Grèce et de la question de Chypre).Le Conseil européen de Luxembourg (12 décembre 1997) a adopté la mêmeposition, invitant la Commission européenne à élaborer une « stratégieeuropéenne pour la Turquie », ce qui fut fait le 4 mars 1998.

Le Conseil européen d’Helsinki a cependant reconnu, le 11 décembre1999, les progrès accomplis par Ankara et a considéré officiellement laTurquie comme « un pays candidat, qui a vocation à rejoindre l’Union surla base des mêmes critères que ceux qui s’appliquent aux autre scandidats ». Le 8 mars 2001, l’UE a adopté un partenariat pour l’adhésionet le Conseil européen de Séville (21 et 22 juin 2002) a laissé entrevoir, au vudes progrès accomplis, la perspective d’entamer des négociationsd’adhésion. Cette orientation fut confirmée par le Conseil européen deCopenhague (10-12 décembre 2002), qui a demandé à la Commissiond’exprimer une évaluation définitive sur la possibilité de l’ouverture desnégociations d’adhésion. Le 19 mai 2003, l’UE a donc renouvelé le parte-

27. Le général Cemal Gürsel (1895-1966) dissout le Parti démocrate. Une consti-tution adoptée par référendum en 1961 accorde le droit de grève, reconnaît laliberté d’expression, de réunion et d’association.

28. L’armée prend le pouvoir et instaure l’état de siège dans onze départements.29. Coup d’État militaire le 12 septembre (Général Kenan Evren). La constitution

de 1961 est abolie.

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nariat pour l’adhésion de la Turquie et augmenté l’enveloppe financièrequi lui était destinée. La Commission s’est ensuite prononcée favora-blement, le 6 octobre 2004, pour l’ouverture des négociations, tout enprécisant que celles-ci pourront durer et être suspendues à tout moment.Des protestations ont alors été élevées par la Turquie au motif que cettecondition n’avait pas été imposée aux autres candidats. Néanmoins, uneautre étape a été franchie le 17 octobre 2004, lorsque le Conseil européena ouvert des négociations qui cependant s’annoncent longues (entre 10 et15 ans), conditionnées et incertaines quant au résultat final.30

Il importe de préciser que, loin d’apparaître comme une contrainteimposée arbitrairement de l’extérieur, l’exigence de se conformer auxcritères de Copenhague31 émise par l’UE pour tous les pays candidats àl’adhésion est souvent considérée par de nombreux re s p o n s a b l e spolitiques ou intellectuels comme l’occasion longtemps attendue pourmettre en place les instruments favorisant la démocratisation de leurpays.

D’un autre côté, Javier Solana, Haut représentant de la politiquee u ropéenne commune de sécurité déclarait, le 4 octobre 2004 que« l’adhésion de la Turquie à l’UE contribuerait à la sécurité de l’Europe,dans la mesure où la Turquie est située au centre d’une région partiel-lement instable comprenant le Moyen-Orient, le Caucase et les Balkans, etl’adhésion de la Turquie serait un signal fort pour ces régions instables.Secundo, la Turquie possède une puissance militaire qui pourrait être utilelors d’interventions de pays européens dans des régions en crise. »32 Maisla question de l’adhésion de la Turquie sera très probablement l’un dessujets difficiles à gérer à l’intérieur de l’UE dans les années à venir.

30. Pour l’ensemble de ce paragraphe, voir……31. Établis par le Conseil européen de Copenhague de 1993, ces critères résument les

conditions politiques (disposer d’institutions stables, garantir les principes dedémocratie, de droits humains, d’État de droit et des droits des minorités) etéconomiques (économie de marché qui fonctionne bien et soit capable de faireface à la compétitivité des marchés) que les pays doivent remplir pour pouvoiradhérer à l’UE.

32. Turkish Daily News, 4 octobre 2004.

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Les enjeux du partenariat euro-méditerranéen

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Conclusion

« Le dialogue des peuples et des cultures doit être au cœur duPartenariat euro-méditerranéen à réinventer », écrit Assia BensalahAlaoui, co-présidente du Groupe des Sages3 3. En effet, les sociétéseuropéennes ont changé et les problèmes liés à la multiculturalité, à ladiversité des religions et des mémoires sont multiples. Entre 1995 etaujourd’hui, les événements internationaux ont façonné de nouvellesproblématiques dans le rapport entre politique et religion, démontrant àquel point l’idéologie peut instrumentaliser le désarroi.

Si le Processus de Barcelone ne développe pas de manière satisfaisantece volet culturel, dans son ampleur à la fois interculturelle et interreli-gieuse, il ne pourra jamais générer une qualité de relations qui corres-ponde à l’intensité historique des liens entre les peuples et les cultures dupourtour méditerranéen. Comme on l’a souvent re m a rqué, laMéditerranée est à la fois trop étroite pour séparer et trop large pourconfondre. Elle rappelle qu’un engagement dans le dialogue des culturesrepose sur l’intime conviction de l’égale dignité de toutes les cultures, surleur vocation à s’interpénétrer et à s’articuler les unes avec les autres, etsur la nécessité de préserver leur diversité, surtout lorsque cette diversitéest mise en danger par une mondialisation économique qui favorise unestandardisation culturelle.

La Méditerranée, peut-être plus que tout autre espace, a subi de pleinfouet les bouleversements de ces deux dernières décennies. Lieu demémoire, berceau et carrefour de civilisations depuis toujours, elle sembledevenue la ligne de toutes les fractures, tant la violence réelle et symbo-lique y est structurelle. Au-delà du supplément d’âme qu’elle nous offre àtous, la Méditerranée aujourd’hui se vit, en effet, dans la douleur. Une etplurielle, elle est à la fois riche et malade de sa diversité.34

33. Cf. Assia BENSALAH ALAOUI, « Le dialogue interculturel : pour une refon-dation du Partenariat euro-méditerranéen », dans Coll. Europes et mondesmusulmans. Un dialogue complexe, op. cit., p. 83-101, ici p. 83.

34. Assia BENSALAH ALAOUI, « Le dialogue interculturel : pour une refon-dation du Partenariat euro-méditerranéen », art. cit., p. 86.

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Claude GeffréThéologien, ancien directeur de l’École biblique et archéologique de Jérusalem.

L’HÉRITAGE DES TROIS MONOTHÉISMESET L’AVENIR DE L’EUROPE

L’Europe est toujours à la recherche d’elle-même. Surtout après lesévénements du 11 septembre 2001 et après la guerre en Irak qui a profon-dément divisé l’Union européenne, on a de plus en plus conscience quel’identité européenne ne peut être seulement économique ou mêmejuridique. Elle doit être proprement politique. Mais une Europe politiquequi veut faire entendre sa voix dans le concert des nations doit nécessai-rement réfléchir sur son identité culturelle et spirituelle. Après l’élargis-sement de l’Europe à vingt-cinq pays et alors que le débat est déjà ouvertsur l’adhésion future de la Turquie à l’Union européenne, la question del’identité européenne devient une question brûlante. Il est de plus en plusévident que la réussite de l’Euro n’a pas entraîné nécessairement l’émer-gence d’une Europe politique. Et il est sûr en tout cas qu’une commu-nauté légale qui parviendrait à adopter une Constitution commune nepourrait pas faire l’économie d’une communauté morale, c’est-à-dire dupartage d’un certain nombre de valeurs culturelles et spirituellescommunes. Il n’y a pas de nation européenne. Il y a une union d’Étatssouverains et donc de peuples européens divers mais avec un projet etune pratique communes. À défaut de pouvoir déjà parler d’unecitoyenneté européenne, certains parlent volontiers au moins d’un« patriotisme constitutionnel »1. Mais ce dernier s’enracine nécessai-rement dans une histoire et une culture.

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1. C'est l'expression utilisée par un auteur récent pour désigner contre les souve-rainistes un paradigme post-national. Cf. J. LACROIX, L'Europe en procès,Paris, Éd. du Cerf, 2004.

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On ne doit jamais oublier en particulier que les pères fondateurs del’Europe (pensons à Robert Schuman, Jean Monnet, Konrad Adenauer…)ont voulu celle-ci comme un exemple de paix et de réconciliation pourl’ensemble de la communauté mondiale après l’horrible gâchis en vieshumaines des deux guerres mondiales et après la catastrophe civilisation-nelle du double totalitarisme nazi et soviétique. Et alors, commentp romouvoir l’identité culturelle de l’Europe sans mentionner sadimension spirituelle et même religieuse ? Déjà en 1992, le présidentJacques Delors déclarait qu’« il faut donner une âme à l’Europe ». De soncôté, le cardinal Martini appelait de ses vœux ce qu’il appelait une« Europe de l’Esprit » et dans son Exhortation apostolique, L’Église enEurope (28 juin 2003), le pape Jean-Paul II affirmait : « L’Europe a besoind’un saut qualitatif dans la prise de conscience de son héritage spirituel.Un tel élan ne peut venir que d’une écoute renouvelée de l’Évangile duChrist » (n° 120). Dans le Préambule de la future Constitution européenne, onparle timidement des « héritages culturels, religieux et humanistes » del’Europe. On peut comprendre cette hésitation à mentionner explici-tement le christianisme tant il est vrai que des millions de citoyenseuropéens se réclament d’autres traditions religieuses ou même d’aucuneet se disent volontiers agnostiques. Mais comment parler d’héritagereligieux sans faire une mention explicite de l’héritage judéo-chrétien ?Quand il s’agit de l’Europe, il est évident que le christianisme a été lecreuset culturel qui a façonné son identité et le vecteur historique qui apréparé son unité.

Dans les réflexions qui vont suivre, je voudrais tout d’abord me livrerà un exercice de mémoire. Mais si je cherche à inventorier l’héritageculturel de l’Europe, ce n’est pas avec une mentalité de conservateur demusée, c’est pour préparer l’avenir. Nous sommes toujours en positiond’héritiers, mais nous devons avoir l’ambition de transmettre unetradition en fonction du présent et en vue d’un avenir à construire. Unetradition n’est vivante que si elle est toujours innovation. Il n’y a pas deconscience historique, c’est-à-dire de mémoire responsable, sans unetransaction entre notre expérience du passé et notre horizon d’attente sur

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la base de présent qui s’impose à nous2. Cela peut alors nous conduire àdes initiatives peut-être modestes mais décisives.

Dans une première partie, je commencerai donc par évoquer lacomplexité de la mémoire européenne avec le souci de situer l’originalitédu filon chrétien parmi les nombreux sédiments qui sont constitutifs del’héritage culturel européen.

Dans une deuxième partie, je crois utile de nous rappeler que lamémoire européenne est une mémoire blessée. C’est précisément parceque l’Europe n’est pas innocente qu’elle peut faire bénéficier l’ensemblede la communauté mondiale de ses expériences du passé.

Enfin, dans une dernière partie, je voudrais insister sur la responsa-bilité historique des trois monothéismes à l’égard de la construction d’uneEurope nouvelle, une Europe à la fois politique sociale, environnementaleet humaniste. À l’heure de la mondialisation et de la menace permanentedu terrorisme, on doit tout faire pour encourager un nouveau dialoguedes deux premières religions du monde, le christianisme et l’islam. Endépit des nombreux obstacles sur le chemin de l’Union européenne,comment ne pas rêver d’une Europe qui soit un modèle de paix et unealternative au néolibéralisme américain qui domine la planète? L’enjeu del’Europe au seuil du nouveau millénaire, c’est aussi l’enjeu de l’avenir dela communauté mondiale.

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2. Je me réfère ici à la manière dont Paul Ricœur comprend la « conscience histo-rique ». Voir en particulier, Temps et récit, III, Le temps raconté, Paris, Le Seuil,1985, p. 300-346.

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1. La complexité de la mémoire européenne

On peut distinguer l’Europe comme réalité culturelle et l’Europecomme réalité géopolitique. On sait combien la question est pertinente àl’époque où l’on s’interroge sur les frontières de l’Europe face à des candi-datures comme celle de la Turquie.

Mais mon propos ici est de parler du contenu de la mémoireeuropéenne. Il s’agit donc avant tout de son héritage culturel et spirituelmême si je sais bien qu’il est inséparable d’un certain contenant géogra-phique. L’émergence historique de l’Europe coïncide avec la naissance dela civilisation occidentale. Or, par définition, l’Occident, c’est-à-dire le lieuoù le soleil se couche, n’a pas de lieu ou bien alors il désigne le lieu où lesoleil décline. Et de fait l’Europe est née du déclin de l’empire romain,empire qui était sous le signe de la tension entre Rome et Byzance. Surl’autre rive du Bosphore, c’est l’Orient qui commence et, à cette époque,au-delà de l’espace méditerranéen, il n’y a que les barbares. C’est vers leIVe et le Ve siècle que l’Occident commence à entrer dans les textes. Il estsans doute plus vrai de dire que l’Europe est née à Byzance plutôt qu’àRome à l’heure de son déclin. Or Byzance est inséparablement grecque etromaine. Elle évoque parfaitement le double héritage de l’Europe, à la foisle gréco-romain et le judéo-chrétien. On vérifie là la double source insépa-rable qui fait tout le génie de l’Europe, ce double baptême évoqué par lesvilles emblématiques d’Athènes et de Jérusalem, mais sans jamais exclureRome comme le lieu de transmission de l’héritage grec et de l’héritagebiblique. Pour reprendre une expression d’Edgar Morin, l’Europe est un« chaos génésique »3. Elle a en effet été engendrée par le choc entre lemonde gréco-romain et la chrétienté, et cela sous la menace des barbares.

Il est impossible d’inventorier en quelques mots le contenu complexede la mémoire européenne. Mais au risque de simplifier, je distinguerai aumoins cinq sédiments : le filon hellénistique avec l’importance du logos

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3. Cf. E. MORIN, Penser l'Europe, Paris, Gallimard, Nouvelle édition, 1990.

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grec, le filon juif avec la prédication messianique des prophètes d’Israël,la voie romaine ou encore le lieu de transmission de l’héritage grec etjudéo-chrétien, la fécondité culturelle de l’islam et de la civilisation arabo-musulmane, l’émergence de la raison moderne comme raison critique àl’époque des Lumières.

1.1. Le miracle grec

C’est le nom donné par Ernest Renan à cette aventure unique de lapensée qui a duré près de douze siècles depuis Thalès (le premier recueildes écrits présocratiques) au VIe siècle avant J.C. jusqu’à Damascius undes derniers maîtres de l‘École d’Athènes au VIe siècle après J.C. Le motlogos désigne à la fois la parole et la raison. C’est la victoire de la raison etde la démonstration sur les mythes de la pensée religieuse et poétique. Ily a d’autres philosophies que la philosophie grecque, mais la philosophiecomme pensée de l’être et comme volonté de traduire la réalité du mondeextérieur dans une représentation conceptuelle est bien une spécialité del’hellénisme. Selon le mot de Max Weber, les Grecs ont inventé le concept.C’est avec eux que la réalité chaotique du monde devient un cosmos, c’est-à-dire un monde organisé. Et on ne peut pas dissocier la pensée métaphy-sique de l’abstraction mathématique (cf. Pythagore) et de l’astronomie.Quelle que soit la particularité de son origine, cette nouvelle langue desmathématiques a une portée universelle. Et la maîtrise grecque du mondepar la pensée coïncide avec une désacralisation du monde. La réalité dumonde doit être inventoriée pour elle-même et nous sommes là à l’originede la pensée scientifique. Un philosophe comme Heidegger pourraaffirmer que l’histoire de la métaphysique comme histoire de la mainmisede l’homme sur le monde à l’aide de représentations conceptuelles a eucomme aboutissement le triomphe moderne de la technique et le succèsde la pensée calculante au détriment de la pensée méditante.

Tout au long des siècles, la culture européenne n’a cessé de faireréférence à cet héritage grec. Et l’idée même de renaissance est toujours

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liée à l’idée d’une redécouverte des Grecs. Ce fut vrai au Moyen-Âgequand on a redécouvert les œuvres d’Aristote grâce à des traductionsfaites à partir de versions arabes de ses œuvres. C’est vrai de la renais-sance italienne qui est hantée par l’idéal grec de la beauté. C’est vraiencore au XIXe siècle avec la passion des philosophes et des éruditsallemands pour tout ce qui concerne l’hellénisme.

1.2. L’héritage judéo-chrétien

L’autre lieu de baptême à l’origine de l’Europe et de la civilisationoccidentale, c’est Jérusalem. Et s’il est vrai que la Grèce a apporté àl’humanité le langage formel et universel de la science, le judaïsme, lui, aapporté le sens de l’histoire, la conscience d’un temps irréversible qui a uncommencement et qui va vers un terme. Le peuple emblématique parexcellence, c’est le peuple d’Israël comme peuple de l’Exode : il quittel’Égypte et se met en marche vers une Terre promise. Alors que les Grecscontemplent le cosmos comme un monde éternel qui est réglé par lemouvement perpétuel des sphères célestes sous le signe de l’éternelretour de toutes choses, les Hébreux ont introduit l’idée d’une histoire quicommence avec la création du monde et qui avance vers un royaumeinconnu. L’histoire n’est pas sous le signe du retour éternel du même maiselle est le lieu d’une transformation et de nouveaux commencementsimprévisibles. Cette conception linéaire de l’histoire est inséparable del’idée de messianisme comme processus dynamique de transformation dela condition humaine et donc de l’histoire. Nous avons là la racinelointaine de notre idée moderne de progrès.

L’apport culturel de l’ancien Israël à la future Europe est considérable.J’ai déjà évoqué le sens de l’histoire et l’idée de messianisme. Alorsqu’Ulysse est le héros qui part à l’aventure mais qui revient à son point dedépart, Ithaque, Abraham demeure pour toujours la figure même de celuiqui se met en route sans savoir où il va. Et il renvoie à l’image d’un Dieusous le signe du futur, c’est-à-dire qui se révélera peu à peu par ses actions

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en faveur de l’homme. La fameuse réponse de Dieu à Moïse (Ex 3,14) n’estpas : « Je suis celui qui est » mais « Je serai qui je serai ».

Mais il faut insister aussi sur la dignité de l’homme créé à l’image et àla ressemblance de Dieu et sur sa suprématie sur tous les êtres vivants. Ilest co-créateur avec Dieu et c’est par son travail que la terre, en soi hostile,va donner son fruit et assurer la subsistance de l’espèce humaine. Paropposition avec l’homme du paganisme antique qui est soumis à la dureloi d’un destin inéluctable, il est le sujet responsable d’une histoire qui aun sens et qui peut déployer des possibles inconnus.

On doit aussi mentionner l’importance fondamentale de l’ensei-gnement éthique de la religion d’Israël pour le destin de la cultureoccidentale. La relation à Dieu trouve son accomplissement dans l’obser-vance de la Torah, c’est-à-dire dans l’obéissance aux préceptes duDécalogue, en particulier le respect absolu de la vie d’autrui. Lesprophètes d’Israël annoncent un royaume de justice et de paix qui doit seréaliser dès cette terre.

Les exigences éthiques de l’Ancien Testament se retrouvent dans lemessage du Christ. Il n’est pas venu abolir mais accomplir la loi anciennequi se résume dans le commandement de l’amour de Dieu et du prochain,même si l’enseignement des Béatitudes représente une nouveauté dans lamesure où il se réfère à un au-delà des exigences strictes de la justice, enmatière de pardon, de compassion et de souci prioritaire des plusdémunis.

Il est important de souligner la secondarité du christianisme parrapport au judaïsme. Les chrétiens sont greffés sur le peuple d’Israël etson expérience de Dieu. La nouvelle alliance en Jésus-Christ n’abolit pasla première : il l’achève et l’étend à l’ensemble des nations au-delà dupeuple élu. Cette secondarité est propre au monothéisme chrétien dans sadifférence avec le monothéisme juif et le monothéisme de l’islam. Lemonothéisme d’Israël qui apparaît tardivement (vers le VIIe siècle avantJ.C.) est un commencement inédit dans l’histoire religieuse de l’humanité.Et même si l’islam se réclame de la figure d’Abraham (il se rattacherait au

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père de tous les croyants par la médiation d’Ismaël), il ne prétend pasachever le judaïsme et le christianisme. En un sens il les abroge et il lesremplace : dans la mesure où leurs écritures ont falsifié la Parole de Dieu,il prétend restituer la révélation de l’unicité de Dieu dans sa perfectioninitiale.

J’ai parlé de l’apport culturel du judaïsme ancien, celui dont témoignela Bible hébraïque. Mais en dépit de sa situation de peuple humilié etpersécuté, le peuple juif de la diaspora n’a cessé d’être une source fécondepour la vie intellectuelle et morale de l’Europe. En un sens, les juifs ont étémieux traités dans les nations passées à l’islam que dans la chrétienté.Depuis le début des croisades jusqu’à leur expulsion d’Espagne en 1492,les juifs n’ont cessé d’être persécutés. Mais cela n’interrompit jamais lavitalité de la pensée juive dans le domaine de l’économie, de la politiqueet des sciences. L’Europe a en particulier une dette toute spéciale à l’égarddes traducteurs juifs. Il y a eu de véritables ateliers de traduction à Tolèdeau XIIe et XIIIe siècles et à Naples au XVIIIe. Et les centres intellectuels desjuifs Sépharades se sont déplacés peu à peu de l’Espagne vers la Provence.L’œuvre en partie perdue en arabe d’Averroès existait dans des traduc-tions en hébreu et a été retraduite en latin par des juifs. Et s’il s‘agit del’Europe au temps de la Renaissance et à l’époque moderne, alors ilfaudrait ouvrir tout un chapitre quant à la contribution du judaïsme auprestige de la civilisation européenne. On pense évidemment à Spinoza etplus près de nous, qu’il suffise d’évoquer les noms de Karl Marx, deKafka, de Freud et d’Einstein. Mais on pourra toujours se demander s’ils’agit du judaïsme comme religion ou du judaïsme comme race ou mieuxcomme nation et comme tradition. C’est là toute l’énigme de la judaïté.

1.3. La voie romaine

Quand on évoque les racines de l’Europe, on pense spontanément àl’héritage judéo-chrétien et à l’héritage grec. On pense moins à l’influencede Rome. On serait même tout prêt à conclure qu’ils n’ont rien inventé.

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On ne peut leur contester en tout cas de nous avoir légué le droit, c’est-à-dire tout le domaine des transactions humaines, qu’elles soient d’ordrecommercial ou politique. Mais surtout, la voie romaine est de grandeimportance pour mieux comprendre le génie de l’Europe elle-même. Legénie de Rome en effet, c’est de s’approprier les richesses des autres, deles adapter et de les transmettre. J’ai pu parler de la secondarité du chris-tianisme par rapport au judaïsme. Mais elle a pour modèle la secondaritédes romains par rapport aux Grecs4. Les juifs sont pour les chrétiens ceque sont les Grecs pour les romains. En un sens ; le christianisme est àl’Ancienne Alliance ce que les Romains sont aux Grecs. Les Européenssont encore tous des romains dans la mesure où ils ressentent une certainenostalgie et même une infériorité à l’égard de leurs sources, qu’elles soientjuives ou grecques. Mais en même temps ils peuvent être fiers d’avoir suadapter et transformer ce trésor culturel. Et il n’est sans doute pas fauxd’avancer que – malgré ses graves déficiences – l’aventure coloniale del’Europe est un héritage du génie colonial de Rome qui a su faire del’ensemble du bassin méditerranéen un formidable empire. Quandl’empereur Constantin devint chrétien, l’empire romain a fait le lit de lachrétienté et l’Europe est née de la tension entre la Rome latine et lanouvelle Rome de Constantinople.

Toute culture est seconde au moins en ce sens qu’elle est toujoursacquise et jamais innée. Mais c’est vrai dans un sens tout spécial dans lecas de la culture européenne qui est comme immigrée de l’intérieur et quise sent aliénée par rapport à ses sources permanentes, à la fois le mondebiblique et l’antiquité gréco-romaine. C’est pourquoi l’histoire del’Europe est sous le signe d’une série ininterrompue de renaissances. C’estun mouvement de retour à sa source pour une réappropriation nouvelledu passé. C’est déjà le cas au Moyen-Âge, c’est vrai évidemment des diffé-rentes renaissances italiennes. Et on peut le vérifier encore en plein XIXe

siècle avec la redécouverte de l’hellénisme par les Allemands.

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4. C'est là un thème privilégié de Rémi BRAGUE, dans son excellent livre,Europe, la voie romaine, Paris, Criterion, 1992. Il écrit : « Ce n'est que par ledétour de l'antérieur et de l'étranger que l'Européen accède à ce qui lui estpropre »

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1.4. La composante arabo-musulmane

Athènes et Jérusalem sont les deux villes-phares pour désigner ledouble héritage à l’origine de la culture européenne, l’hellénisme d’unepart, la tradition judéo-chrétienne d’autre part. Rome étant plutôt lesymbole de cette assimilation réussie dont la chrétienté fut l’agent le plusactif. On peut dire à la suite de Jacques Le Goff que l’Europe véritabledont nous sommes toujours les héritiers est née au Moyen-Âge5. Mais onne saurait passer sous silence la dette de l’Europe à l’égard du mondearabo-musulman. Entre le VIIIe et le Xe siècle, les Arabes ont transmisl’héritage grec à l’Occident dans tous les domaines, la médecine, lesmathématiques, l’astronomie, la philosophie. Cette conscience était trèsvive durant le Moyen-Âge latin et encore à la Renaissance. Mais elle a étérefoulée de plus en plus au XVIIIe et au XIXe siècle et il était devenucourant d’opposer les Lumières de l’Europe à l’obscurantisme du mondearabo-musulman. On ne doit jamais oublier que l’Occident a pris connais-sance d’œuvres aussi considérables que celle d’Aristote grâce aux traduc-tions arabes qui en avaient été faites. Vers 830 environ, il y avait à Bagdadune véritable École de traducteurs qui traduisaient les manuscrits grecsqui avaient été ramenés de Byzance. Et plus tard, en Espagne à Tolède, ily a eu comme on l’a vu une activité intense de traduction. Au XIIe siècle,les Latins commencent à traduire Aristote en latin à partir de traductionsarabes. Ce n’est qu’un siècle plus tard qu’on trouve des traductions faitesdirectement à partir du grec grâce à des manuscrits provenant du mondebyzantin. On sait que Thomas d’Aquin a travaillé la M é t a p h y s i q u ed’Aristote sur la base de la traduction de Guillaume de Moerbecke.

Mais il serait injuste d’estimer que les Arabes ne furent que des traduc-teurs et qu’ils n’ont rien inventé. Il suffirait de nommer ces deux grandscommentateurs d’Aristote que furent Avicenne et Averroès qui ont été desréférences obligées pour les grands maîtres de la scolastique au XIIIe

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5. Cf. J. LE GOFF, L'Europe est-elle née au Moyen-Âge ?, Paris, Le Seuil, 2003. Avantl'Europe rayonnante du XIIIe siècle, il discerne une Europe avortée à l'époquecarolingienne, une Europe rêvée et potentielle autour de l'an Mille, et puisl'Europe féodale aux XIe et XIIe siècles.

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siècle. En mathématique et en astronomie, les Arabes ont été de vraiscréateurs qui ont ouvert des avancées décisives bien au-delà de ce qu’ilsavaient reçu des Grecs. Dans leur critique du système ptoléméen, ils ontouvert une voie nouvelle en direction de Copernic.

Ce serait enfin ouvrir un nouveau chapitre que de réfléchir – en dépitde la polémique entre chrétiens et musulmans – sur les influences de lavision coranique de Dieu et du monde sur la théologie chrétienne. Il y aun prophétisme de l’islam dans le domaine des droits de Dieu, dumonothéisme intransigeant, du respect de la beauté de la création quiappartient à l’héritage spirituel de l’Europe.

1.5. La raison moderne ou la modernité

Enfin, dans cet inventaire de l’héritage culturel de l’Europe, il faut fairesa place à la raison moderne comme raison critique. C’est une autremanière de parler de l’émergence de la modernité au XVIIIe siècle ouencore de ce qu’on appelle l’époque des Lumières.

Un premier trait de cette modernité, c’est la conscience historique et unnouveau rapport au passé. J’ai déjà parlé de la nostalgie de la cultureeuropéenne à l’égard de ses sources. Désormais il y a une volonté dereconnaître le passé comme passé sans complexe d’infériorité. D’oùl’importance d’un rapport proprement scientifique au passé et l’idée demusée et de bibliothèque. Ce rapport proprement historique au passén’empêche pas une relation esthétique et l’émergence de la notion de« classique » pour désigner des chefs-d'œuvres littéraires ou picturauxavec l’idée que les classiques ont une portée transculturelle et peuventêtre l’objet d’une interprétation inépuisable.

Mais la modernité, c’est aussi l’avènement de la raison critique qui neveut pas connaître d’autre autorité que la lumière de la raison dans saquête de la vérité. Elle est inséparable du sentiment de l’autonomie et de

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l’inviolabilité de la conscience. C’est pourquoi, à l’époque moderne, onassiste au conflit entre l’autorité de la raison et l’autorité d’une révélationsurnaturelle.

Enfin, la modernité se définit par la raison ou l’ethos démocratique.Cela signifie non seulement l’égalité entre les personnes mais ladistinction du spirituel et du temporel et donc l’affirmation de la laïcité del’État qui ne privilégie aucun culte. La proclamation des droits del’homme et des libertés modernes, en particulier de la liberté religieuse,fut une conquête de la raison séculière. Mais après des décennies deconflit elles sont devenues un bien commun de l’Église elle-même. Face àl’islam et face à la démocratie américaine qui se réclame volontiers deDieu, l’Europe du futur s’affirme comme une Europe laïque. Mais lesgrandes valeurs qui font partie de la Charte de la future Constitutioneuropéenne, la dignité humaine, la démocratie, la liberté, l’égalité, lasolidarité, la justice, la paix, sont souvent des valeurs chrétienneslaïcisées. C’est le christianisme qui a achevé d’unir l’Europe de l’Islande àla Sicile et qui a donné à la culture européenne une coloration particulièreque l’on retrouve dans ses valeurs les plus laïques. Et c’est précisémentcette alliance des valeurs spirituelles et des valeurs rationnelles qui fonttoute l’originalité de ce qu’il est légitime d’appeler une civilisationeuropéenne.

2. La mémoire européenne comme mémoire blessée

Nous avons pris conscience de la complexité extrême de l’héritageculturel de l’Europe. Cela nous explique la difficulté de définir uneidentité européenne. Le critère de cette identité ne peut être seulementgéographique. Il est également très difficile de faire appel à une cultureeuropéenne : cette culture est aussi plurielle que les nations qui lacomposent. Mais dans le domaine économique, social et juridique, il est

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possible de trouver un consensus sur certaines valeurs. On mentionneraévidemment l’héritage religieux des trois monothéismes même sil’Europe moderne n’est plus religieuse, surtout par comparaison avec lesnations musulmanes qui bordent la Méditerranée. Il faut faire sa place àune spiritualité laïque qui est née avec l’humanisme issu des Lumières etqui n’est pas sans rapport avec l’héritage du rationalisme grec. J’ai déjà ditque le projet d’une Union européenne était né d’un immense désir de paixaprès les deux terribles guerres qui avaient déchiré le continent européen.Et si on ne peut rêver d’une utopie pour l’avenir sans faire mémoire detout l’héritage religieux et culturel du passé, ce devoir de mémoire doits’accompagner d’une attention et même d’une repentance pour les trèsn o m b reux conflits qui ont accompagné l’histoire de l’Europe enconstatant qu’ils ont eu très souvent une origine religieuse. La mémoirede l’Europe est une mémoire blessée et la paix entre les nations supposeun nouveau dialogue entre les trois monothéismes et les diverses confes-sions chrétiennes.

Je voudrais donc évoquer rapidement les grandes divisions qui ontaccompagné l’histoire de l’Europe. Il y a de grandes tensions inhérentes àun ensemble très hétérogène. Mais il y a aussi de véritables fractures quiont laissé leurs traces douloureuses dans notre mémoire et qui devraientnous inciter à la vigilance pour construire un avenir neuf.

2.1. Selon un axe Nord-Sud, il y a d’abord la tension entre un Occidentqui coïncide avec le bassin méditerranéen, c’est-à-dire l’oikoumenè ouencore la terre habitée, et puis l’Orient qui a été longtemps assimilé à larégion des barbares. Alexandre dans son conflit avec les perses a repoussétoujours plus loin les frontières de l’Occident. Mais on ne peut pasconfondre le Proche-Orient et l’Extrême Orient. Et l’identité originale del’Europe tient justement à la tension entre son pôle occidental et son pôleoriental. Durant les premiers siècles l’Asie mineure qui est devenue notreTurquie actuelle était une des parties la plus vivante de la chrétienténaissante. Très vite la chrétienté s’est divisée entre l’empire byzantin et lachrétienté latine correspondant avec la confrontation d’un Empired’Orient et d’un empire d’Occident. Et s’il est vrai, comme l’a montréJacques Le Goff, que c’est le Moyen-Âge latin qui a été le moment décisif

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de l’apparition de l’Europe comme réalité et comme représentation, ondoit se garder de confondre le christianisme avec l’Occident. Il est mêmelégitime de dire qu’il est plutôt né en Orient. Et après les événementsgéopolitiques de la fin du XXe siècle dont la chute du mur de Berlin en1989 est comme la figure emblématique, la chance de l’Europe de l’avenirest de surmonter la grande césure entre l’Europe de l’Ouest et l’Europe del’Est. Et comme nous le verrons, l’idée d’une nouvelle entité géogra-phique et politique de l’Atlantique à l’Oural aura un lien direct avec lesprogrès de l’œcuménisme chrétien.

2.2. En second lieu, nous ne pouvons pas occulter dans la mémoireeuropéenne cette longue tradition anti-judaïque qui a nourri et légitimél’antisémitisme et qui a trouvé son expression inouïe dans l’événement dela Shoah. Ce n’est pas l’Église qui a inventé l’antisémitisme et lescriminels nazis d’Auschwitz étaient des païens même si la plupart d’entreeux étaient baptisés. Comme disait le philosophe Waldimir Jankelevitch,« l’extermination est le produit de la méchanceté la plus gratuite que l’his-toire ait connue ». Et pour lui il s’agissait d’un crime « métaphysique ».Mais il reste vrai que l’accusation funeste de peuple déicide et une faussethéologie chrétienne du judaïsme ont pu alimenter l’antisémitisme durantdes siècles. Depuis le temps des croisades jusqu’au XVIIIe siècle, les juifsn’ont pas cessé d’être l’objet d’une persécution au cœur de l’Europechrétienne. Cette culture du mépris ne prendra fin qu’avec l’Église deVatican II et les actes de repentance de Jean-Paul II au cours de son voyagehistorique à Jérusalem au cours du jubilé de l’an 2000.

2.3. Depuis le VIIe siècle, l’Europe a été le théâtre du conflit sanglantentre chrétiens et musulmans qui se réclamaient les uns et les autres de lafiliation d’Abraham. Ce n’est pas seulement un conflit religieux qui apour objet le contenu de la Révélation faite successivement à Moïse, àJésus et à Mohammed, en particulier le refus par l’islam des dogmescentraux du christianisme, l’incarnation et la Trinité. C’est aussi la rivalitémimétique entre deux empires et deux grandes civilisations, celle del’Occident chrétien et celle de la civilisation arabo-musulmane. Du VIIe auXIIe siècle, l’islam a conquis l’ensemble du bassin méditerranéen deDamas à Cordoue. Jusqu’à la victoire de Lépante en 1571 on peut dire que

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la chrétienté a vécu dans la mentalité d’une ville assiégée. Cette peurancestrale continue d’habiter l’imaginaire et la mémoire des Européens.Cette mémoire s’est réveillée à l’occasion de la révolution islamique enIran, de la guerre du Golfe, et plus près de nous de la guerre contre l’Irak,sans parler de la menace permanente du terrorisme islamique au point deredonner son actualité à l’idée d’« un choc des civilisations » et d’unec roisade des forces du bien, c’est-à-dire en gros de la civilisationchrétienne, contre l’axe du mal identifié rapidement avec l’ensemble dumonde musulman. C’est une manière de redonner du crédit à la thèsepourtant excessive de Samuel Huntington sur le « clash des civilisations ».

2.4. Ces fractures qui ont blessé durablement la mémoire européennetiennent au conflit entre les trois monothéismes. Mais il faut évoquerencore la déchirure à l’intérieur de la chrétienté elle-même. Il y a leprocessus d’éloignement progressif entre la chrétienté romaine et lachrétienté rassemblée autour de la seconde Rome, Constantinople. Leschisme d’Orient en 1054 n’a fait que sceller ce processus d’exclusionmutuelle entre l’Église romaine et les Églises d’Orient. Cette coupureentre l’Ouest et l’Est de l’Europe a eu des conséquences désastreuses dupoint de vue de l’homogénéité d’une culture européenne et de l’identitégéographique de l’Europe. Mais ce fut aussi un appauvrissement consi-dérable du christianisme lui-même par rapport au christianisme del’Église indivise qui vit normalement avec ces deux poumons que sontl’Église latine et les Églises d’Orient. Spirituellement l’Occident a besoinde l’Orient car Dieu est né en Orient et Jérusalem est la mère de toutes lesÉglises. Cette ville emblématique de la cité céleste n’a été détrônée ni parla Rome latine, ni par la seconde Rome, Constantinople, ni par Moscou, latroisième Rome. En dépit de son côté tragique et sanglant, l’idéologie oumieux le mythe de croisade s’est nourri en Occident de la nostalgie derejoindre la Ville-mère de toute l’histoire humaine6.

2.5. Enfin, on ne peut passer sous silence la fracture entraînée par laRéforme du XVIe siècle au sein même de la chrétienté occidentale. Lesguerres de religion appartiennent à la mémoire européenne avec tout leur

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6. Je renvoie ici au grand livre d'Alphonse DUPRONT, Le mythe de crisade, I, II etIII, Paris, Gallimard, 1997.

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cortège de violences, de massacres et d’intolérances. Et ce conflit religieuxa favorisé une certaine rupture culturelle entre l’Europe du Nord etl’Europe du Sud, c’est-à-dire du bassin méditerranéen. Mais cette ruptureentre les Églises issues de la Réforme et l’Église catholique a aussi desretombées d’ordre politique et économique encore aujourd’hui quand onvérifie à l’intérieur de l’Union européenne la tension entre le modèlenéolibéral qui a la faveur de la Grande-Bretagne et des pays scandinaveset puis l’attachement à un modèle social dans les pays de l’Europe duSud.

2.6. Jusqu’ici, j’ai voulu mentionner les fractures qui affectent lam é m o i re européenne et qui proviennent soit des conflits entre lesmembres des trois religions du livre, soit de la division des Égliseschrétiennes. Mais, surtout à l’époque moderne, il faut compter aussi avecla fracture profonde entre les Églises et l’État, entre la foi et la raison. Ceconflit est inséparable de l’émergence de la modernité, si par modernitéon entend à la fois l’avènement de la raison critique et le processus desécularisation qui, à l’âge de l’industrialisation, a investi toutes lessphères de l’existence humaine. Depuis le XVIIIe siècle il n’est pas abusifde parler d’une culture postchrétienne et même athée à propos del’Europe. C’est même un cas unique dans l’histoire des civilisations, car iln’est pas fatal que la modernité dans l’ord re technico-économiqueentraîne nécessairement dans d’autres parties du monde une stérilisationdu sentiment religieux comme ce fut le cas en Occident. Et, paradoxa-lement, c’est le christianisme lui-même qui a favorisé l’avènement de lamodernité conçue comme autonomie du sujet humain à l’égard de toutetutelle religieuse. On connaît la thèse du penseur français Marcel Gauchetqui n’hésite pas à affirmer que le christianisme a été à la fois le vecteur etla victime de la modernité7. C’est pourquoi, il définit volontiers le chris-tianisme comme « la religion de la sortie de la religion ».

En conclusion, il apparaît que la mémoire européenne porte lesstigmates des blessures de l’histoire infligées par les conflits religieux, lesconflits politiques entre les nations et à l’intérieur de chaque nation. Mais

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7. Cf. M. GAUCHET, Le désenchantement du monde. Une histoire politique de lareligion, Paris, Gallimard, 1985.

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cela ne doit pas nous paralyser par rapport à l’avenir. Si on prendl’exemple de la France, son identité n’est pas d’ordre racial. Elle privilégieen termes de citoyenneté le droit du sol et elle n’a pas inventé commel’Allemagne un mythe ethnique. Sa citoyenneté doit pouvoir inclure unemultiplicité d’éléments divers à la fois religieux, ethniques et culturels. Iln’y a pas deux France, la France du baptême de Clovis (à ne pasconfondre avec le baptême de la France) et la France républicaine issue dela victoire de Valmy. Et on peut légitimement prétendre que le modèled’une laïcité à la française permet de parler d’une intégration à lacitoyenneté sans menace pour les légitimes particularités religieuses etculturelles. À condition bien sûr que la loi de 1905 sur la séparation del’Église et de l’État favorise non pas une laïcité militante et antireligieuse,mais une laïcité ouverte, un vouloir-vivre ensemble. Tel est le pari françaisde l’intégration sans assimilation pure et simple, à la différence d’unmodèle anglo-saxon qui croit pouvoir assurer une même identiténationale tout en favorisant le communautarisme.

3. La responsabilité historique des trois monothéismes

J’ai insisté sur le devoir de mémoire en vue d’une Europe nouvelle àconstruire. Même si, comme on l’a vu, le Préalable du projet de Traitéconstitutionnel n’ose pas parler des racines chrétiennes de l’Europe, il estévident qu’il est impossible de restituer l’originalité de la cultureeuropéenne sans renvoyer à un certain nombre de valeurs chrétiennes. Et,de fait, dans la charte des droits fondamentaux on retrouve des grandsprincipes d’inspiration chrétienne comme la dignité de la personnehumaine, la solidarité, la subsidiarité. L’Europe sera laïque. Elle seréclame d’un droit laïc hors de toute logique religieuse, ne serait-ce queparce qu’il y a une pluralité de traditions religieuses. Mais en mêmetemps l’Union européenne reconnaît que les religions ne sont pas desimples associations privées mais une réalité publique et qu’elles sont

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appelées à dialoguer avec les pouvoirs publics pour apporter leur contri-bution spécifique dans les questions fondamentales concernant le respectdes personnes, la justice, la solidarité. Dans les pages qui suivent, jem’attacherai tout d’abord à souligner l’actualité permanente du christia-nisme comme religion de l’Évangile pour l’Europe du futur. J’insisteraiensuite sur les chances nouvelles du dialogue entre les tro i smonothéismes au service d’un modèle européen qui soit à la mesure desattentes de la communauté mondiale à l’heure de la mondialisation.

3.1. L’actualité du christianisme face aux défis de l’Europe nouvelle

Avant de déterminer les ressources permanentes du christianismedans la conjoncture actuelle de l’Europe, je voudrais insister sur lanécessité de ne pas dissocier notre devoir de mémoire, en particulier notreattention aux blessures de l’histoire européenne, d’un appel à la repen-tance.

À l’occasion du jubilé de l’an 2000, le pape Jean-Paul II a invité leschrétiens à un exercice de purification de la mémoire. Et c’est vrai qu’unretour rétrospectif sur vingt siècles de christianisme nous fait découvrir –à côté d’actions admirables – une certaine inefficacité pratique de l’idéalévangélique sur le cours de l’histoire de l’Europe. Il n’y a pas seulementles occasions perdues que nous avons évoquées, la déchirure de lachrétienté, l’aventure tellement ambiguë des croisades, l’exclusion desjuifs, les guerres de religion, mais aussi la perversion même de l’Évangileau nom des droits de la vérité du message chrétien et au nom d’uneconception intolérante du devoir missionnaire.

Il n’y a pas de purification de la mémoire sans appel à la repentance età la conversion. C’est le mérite de l’Église catholique à la fin du XXe siècled’avoir commencé à emprunter ce chemin. Mais une telle démarche n’estporteuse d’avenir que si elle s’accompagne d’un travail de discernementhistorique quant aux causes qui ont pu favoriser ces dérives de l’idéalchrétien. On doit en particulier s’interroger sur la fausse légitimation du

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prosélytisme au nom des droits absolus de la Vérité révélée et au méprisdes droits de la liberté de conscience. À cet égard on commence tout justeà mesurer l’importance de la Déclaration sur la liberté religieuse du concilede Vatican II quand elle affirme : « La vérité ne peut s’imposer que par laforce propre de la vérité ». La théologie du XXIe siècle doit en explicitertoutes les conséquences non seulement à l’intérieur des Égliseschrétiennes mais aussi dans toute religion qui se réclame d’une véritérévélée par Dieu et qui au nom de cette vérité serait tentée de tomber dansun fanatisme aveugle. Le Concile a pris ses distances à l’égard du sloganbien connu de tous les fondamentalistes : « l’erreur n’a pas de droit », enmontrant que ce sont des personnes et non des idées qui sont des sujetsde droit.

Le sens global de l’histoire nous échappe complètement. Mais c’est laconviction commune de tous ceux qui se passionnent pour l’aventurehumaine que nous pouvons donner un sens à un fragment d’histoirechaque fois que nous luttons avec tous les hommes et toutes les femmesde bonne volonté contre l’injustice et l’absurde. J’aimerai parler de lacontribution des chrétiens à l’instauration de ce fragment d’histoire qu’estla construction de l’Europe au seuil du XXIe siècle. Le fondement del’espérance chrétienne, c’est la certitude que l’Esprit de Dieu est toujoursau travail pour renouveler la face de la terre. Instaurer un temps neuf,c’est transformer un possible en réel. C’est dans le contexte de l’aventureeuropéenne que j’aime parler des « possibles de l’histoire »8. Le possibleest au point de rencontre d’un destin historique et d’une liberté humaineen vue d’une initiative créatrice. Et je voudrais justement maintenanttenter d’évoquer quelques tâches qui relèvent du christianisme commereligion d’avenir. Je reprends à mon compte cette affirmation du socio-logue Jean-Paul Willaime : « C’est précisément parce que le christianismeest la religion de la sortie de la religion qu’il peut incarner aujourd’huiune des figures possibles de la religion »9.

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8. Je me suis exprimé ailleurs sur le sens de cette formule. Voir Cl. GEFFRÉ, « ElDos de Jésus y los possibles de la Historia », Concilium, n° 308, Noviembre2004, p. 745-759.

9. Cf. J.-P. Willaime, « Le christianisme : une religion de l'avenir de la religion »,dans R. RÉMOND (Dir.), Les grandes inventions du christianisme, Paris, BayardÉditions, 1999, p. 231.

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- Le christianisme est l’ami de l’homme

À la suite de beaucoup d’autres observateurs je pourrais évoquerlonguement le fait que l’Europe de l’ancienne chrétienté est devenue uneEurope postchrétienne. Surtout dans l’Europe de l’Ouest, on observemême une certaine décomposition du catholicisme institutionnel. Il nes’agit pas seulement de l’érosion de la pratique religieuse, de la baissetragique des vocations sacerdotales et religieuses. Il s’agit de la margina-lisation croissante du catholicisme du point de vue de son audiencemorale, sociale et culturelle. La situation peut être diff é rente danscertaines nations de l’Europe centrale. Mais depuis la chute du mur deBerlin on constate surtout chez les jeunes la généralisation d’unementalité sous le signe de la sécularisation, du consumérisme, d’unere c h e rche de l’épanouissement maximum, de l’indiff é rence à unetradition doctrinale et morale normative.

En dépit de ce constat quelque peu désabusé, je crois pouvoir faire unpari optimiste sur l’avenir du christianisme même en Europe. Je ne le faispas seulement au nom de la vitalité de nombreuses communautéschrétiennes dans d’autres continents. Je le fais au nom des atouts propresdu christianisme en comparaison avec les autres religions du monde dansleur défi avec la modernité. Par modernité, on doit entendre surtout l’avè-nement de la raison critique et de la raison démocratique. Comme l’amontré l’auteur déjà cité, Marcel Gauchet, même si les Églises chrétiennesont été depuis deux siècles les victimes de la modernité, le christianismefut au cours de l’histoire religieuse de l’humanité un « vecteur demodernité » entendue au sens de l’autonomie du sujet humain commeagent d’une histoire. Ainsi, le christianisme serait la religion de la « sortiede la religion » comprise à la fois comme cohésion sociale et commerelation aliénante à une divinité transcendante. Mais il garde tout sonavenir comme croyance religieuse.

Il faut savoir résister en effet au postulat typiquement moderne selonlequel il y aurait une contradiction fatale entre la relation à Dieu etl’humain véritable. Il est permis de penser au contraire que la relationauthentique à l’Absolu est au principe d’un surcroît d’humanité pour soi-

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même et pour l’ouverture à autrui. Or ce qui est au cœur du christianisme,c’est le paradoxe de l’incarnation, l’abaissement du Dieu fait homme.C’est l’inauguration la plus radicale d’une alliance, d’un pacte d’amitiéentre Dieu et l’homme10. « Plus Dieu est grand, plus les hommes sontgrands ». Jésus, dans sa réinterprétation de la religion d’Israël, a mis fin àla violence du sacré, non seulement le sacré des sacrifices rituels, mais lesacré d’un Dieu encore violent, un Dieu Tout Autre qui se définit entermes de Toute Puissance, de perfection et d’éternité. Sans vouloirprétendre prophétiser sur l’avenir, il est facile de prévoir que toutes lesreligions qui, soit dans leurs doctrines, soit dans leurs pratiques, portentatteinte à l’humain authentique qui fait l’objet d’un certain consensus dela conscience humaine universelle, sont condamnées soit à dépérir, soit àse transformer. Or je crois que si le christianisme est fidèle à son géniepropre et à la religion de Jésus, il demeure une religion d’avenir parcequ’il rejoint en tout être humain son aspiration à se libérer de la violencedu sacré.

3.2. La tension féconde entre l’Est et l’Ouest

J’ai déjà évoqué les conséquences désastreuses pour l’unité del’Europe de la rupture entre l’Église romaine et les Églises d’Orient depuisle schisme d’Orient. Un christianisme intégral a besoin d’être vécu avecses deux poumons. L’ é l a rgissement de l’Union européenne à denouveaux pays de l’Est où cohabiteraient orthodoxes et catholiques est unvéritable défi pour les Églises chrétiennes. Est-ce que la séparation desÉglises est un obstacle à l’Union européenne ou bien au contraire, est-cequ’un nouvel œcuménisme peut être un facteur d’unité et d’identitéculturelle pour l’avenir de l’Europe ? Il est vrai que les relations entrel’Église romaine et le patriarcat de Moscou connaissent une certaine crise

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10. C'est en tout cas la conviction réfléchie du philosophe Gianni Vatimo qui metun lien entre l'avenir du christianisme et ce qu'il appelle la « philosophiefaible », c'est-à-dire la fin de la métaphysique. Voir G. VATIMO : Espérer croire,trad. franç., Paris, Le Seuil, 1998.

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alors qu’il y a de grandes avancées dans l’ordre de nombreux consensusthéologiques. Mais sur le terrain il faut favoriser la connaissancemutuelle, le respect des différences dans une certaine unanimité dans lafoi. Il s’agit surtout de la découverte de la vie liturgique de chaque Église,du partage d’expériences spirituelles diff é rentes, du re s s o u rc e m e n tthéologique au contact de la grande tradition des Pères grecs, face auxdéfis de la sécularisation et du matérialisme ambiant qui grâce auxmédias tendent à façonner l’imaginaire collectif de toute l’Europe.

Les nouvelles chances de dialogue entre catholiques et orthodoxesdoivent nous convaincre qu’il est impossible de promouvoir une âmecommune à l’Europe sans intégrer les héritages religieux des diversescultures nationales qui ont façonné l’Europe. L’originalité de la cultureeuropéenne de demain sera de mieux bénéficier de la tension fécondeentre l’Occident et l’Orient à laquelle j’ai déjà fait référence. À cet égard,on ne saurait sous-estimer la portée symbolique de la ville quasimythique de Jérusalem. Elle nous rappelle que Dieu est venu de l’Orientet que c’est à Jérusalem que Dieu se manifestera dans les derniers temps.Et de fait, au long des siècles, s’il est vrai que Jérusalem a eu besoin de laRome des papes, il n’empêche que Rome n’a jamais détrôné Jérusalem quidemeure la plus ancienne Église chrétienne. Jérusalem joue le rôle d’unesorte d’avertisseur pour rappeler à un Occident sans mémoire que laraison moderne, celle des Lumières, n’a pas remporté la victoire définitivesur les croyances religieuses. Ce qui est en crise pour l’avenir de l’Europe,c’est la modernité elle-même sous le signe d’une raison trop sûre d’elle-même et sous le signe de la domination à l’échelle de toute l’Unioneuropéenne du technico-économique. La tentation récurrente de l’Europe,c’est, faute d’ambition politique et morale, de devenir de plus en plus uneEurope des marchands, une sorte de grande « Suisse » et de renoncer à savocation historique à la mesure des très graves questions que pose ledestin du monde contemporain.

- Les chances nouvelles du dialogue des religions

L’Europe de l’avenir ne sera pas seulement pluriculturelle. Elle ne serapas seulement pluri-confessionnelle (Église romaine, Églises de la

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Réforme, Églises orthodoxes). Elle sera plurireligieuse avec la présencesur son sol des fidèles des trois traditions monothéistes sans parler d’unnombre croissant de représentants des religions extrêmes orientales,surtout le bouddhisme. En dépit de contentieux historiques douloureux etde résurgences racistes et fanatiques qui tiennent à la situation géopoli-tique du monde contemporain, je crois beaucoup aux chances d’unenouvelle convivialité entre chrétiens, juifs et musulmans en Europe. Ilfaut souligner en particulier l’émergence d’un nouvel islam, l’islameuropéen qui compte déjà près de quatorze millions de fidèles. Et face auxdéfis de la mondialisation je pense que le dialogue interreligieux enEurope peut avoir une valeur exemplaire au service de la communautémondiale.

Le phénomène de mondialisation ou de globalisation coïncide avecl’âge planétaire de l’humanité et il recouvre des réalités aussi complexesque l’interdépendance nécessaire des États, la logique mondiale du libremarché, un réseau financier international toujours plus performant, larapidité de l’information grâce aux médias et à internet, le brassage descultures, etc. Mais après bien d’autres, il convient d’insister sur l’ambi-guïté du phénomomène11.

À première vue, on devrait pouvoir l’interpréter comme une chancedans le destin historique de l’humanité. Il témoigne en effet de l’unité del’esprit humain et il favorise la solidarité entre tous les peuples du mondeau-delà des frontières de races, de langues, de cultures, de religions et destades très divers de développement. Mais en fait, grâce à un réseau decommunication toujours plus performant, c’est la logique marchande dulibéralisme économique qui est le plus souvent le moteur caché duprocessus de globalisation. Le « village planétaire » tend à devenir unsupermarché où la hantise du profit maximum décide de ce qui doit êtreproduit, où et par qui. Ainsi, les habitants de la planète sont avant toutconsidérés comme des consommateurs potentiels et c’est plutôt lemimétisme de la consommation entretenu par une publicité sans

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11. Je me permets de renvoyer à mon article, « Pour un christianisme mondial »,où je réfléchis sur l'impact de la mondialisation sur le dialogue des religions :Recherches de science religieuse, 86, 1998, p. 53-76.

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frontières qui peut donner l’illusion d’une certaine solidarité entre leshommes.

Certes, l’extension à l’échelle planétaire d’une certaine raison scienti-fique et technique née en Occident a constitué un progrès indéniable pourdes millions d’êtres humains qui sont moins les victimes des fatalités dela nature. Mais concrètement, tel qu’il fonctionne, le système-Terre, duseul fait de la poussée démographique des pays émergents et du fait del’impérialisme de l’économie de marché est plutôt générateur de misèrepour les trois quarts de l’humanité sans parler de la dégradation de l’envi-ronnement. On constate un fossé toujours plus grand entre le premiermonde des nations les plus riches et ce que l’on continue de désignercomme le Tiers-monde. On sait par exemple que plus de deux milliardsd’êtres humains vivent avec moins de deux dollars par jour.

En dehors des effets pervers de la globalisation dans le domaine del’économie et de la justice sociale, il convient de souligner aussi les risquesde déshumanisation et d’érosion des cultures originaires sous le chocd’une certaine culture hégémonique véhiculée par les médias. On assisteau plan mondial à l’avènement d’un certain type d’homme qui est enru p t u re non seulement avec les anciens modèles de la civilisationoccidentale mais aussi avec les valeurs les plus respectables des grandescultures non occidentales. Alors que l’anglais devient la nouvelle koinè del’univers, on peut parler déjà d’un « macdonaldisme » culturel quipénètre jusqu’aux espaces les plus reculés du globe.

Face à ce double écueil, celui d’un désordre structurel de l’économiemondiale et celui d’une culture monolithique déshumanisante, je penseque le dialogue des trois traditions monothéistes est d’un enjeu considé-rable non seulement pour l’avenir de l’Europe mais aussi pour l’avè-nement d’une civilisation mondiale. Il faut dépasser un certain ethnocen-trisme européen. Mais en même temps, si l’Europe est fidèle à ses racinesreligieuses et humanistes, elle est porteuse d’une utopie dont l’ensemblede la communauté mondiale peut pro f i t e r. À l'intérieur du pro j e teuropéen, je me contenterai d’insister successivement sur le respect de

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l’humain authentique, le combat pour la justice, la sauvegarde de lacréation.

- Le respect de l’humain authentique

J’ai déjà évoqué la rivalité historique entre l’Occident et la civilisationarabo-musulmane. Mais s’il convient de mentionner parmi les racinesspirituelles de l’Europe la longue tradition judéo-chrétienne, il ne faut paspour autant occulter complètement la tradition prophétique de l’islam. Àla suite de l’historien tunisien Mohammed Talbi, on peut parler d’un« humanisme islamo-judéo-chrétien » qui est d’un grand prix pourl’ensemble de la civilisation mondiale. À l’âge de la fin de l’eurocen-trisme, les Européens doivent dépasser leur mauvaise conscience post-coloniale et découvrir le prix d’un certain esprit européen pour luttercontre les effets négatifs de la culture mondiale véhiculée par les médias,une culture consumériste et hédoniste qui met en danger les identitésculturelles. S’il y a un « génie » de l’Europe, il est au point de rencontre dela tradition biblique et de la raison critique qui est tout à la fois unhéritage de la Grèce et de l’âge des Lumières. Or tout au long de laconquête coloniale les Européens n’ont exporté qu’un esprit tronqué, àsavoir un appétit de domination, la maîtrise technique et le mépris descultures locales.

L’Union européenne de demain doit incarner une culture occidentaleoriginale qui prendra ses distances à l’égard de l’impérialisme de cet autreOccident incarné par la toute puissance des États-Unis. Une plus grandeconvivialité au sein de l’Europe entre les trois traditions monothéistespeut nous aider à défendre le sens de l’humain authentique, c’est-à-direun être humain qui ne se définit pas seulement en termes de besoins etd’échanges dans le registre de ses utilités immédiates. Il se définit entermes de désir et de dépassement de son désir. Disons qu’il se définit parl’ouverture à une Altérité transcendante. Par contraste avec le sacréarchaïque ou sauvage du néopaganisme, le vrai sacré coïncide avecl’authenticité de l’humain véritable. Il y a en effet une réelle complicitéentre le sacré de la foi biblique qui est plus d’ordre éthique que sacrificielet le sacré humain non religieux. Les trois religions monothéistes n’ont

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pas le monopole du sacré, mais avec d’autres instances d’ordre éthique etculturel, elles ont pour vocation de maintenir le sens de l’homme comme« histoire sacrée » et cela face à la fois au nihilisme moderne et à laséduction des sagesses immanentistes de l’Orient.

- Le combat pour la justice

Dans les sociétés post-chrétiennes de l’Europe qui heureusement necompte que des États de droit fondés sur l’indépendance de la justice,beaucoup de citoyens sont prêts à respecter la fameuse règle d’or : « Nefais pas à autrui ce que tu ne veux pas que l’on fasse à toi-même ». Il arrivealors que de nombreux chrétiens s’interrogent sur leur vocation propredans la mesure où ils n’ont pas le monopole des initiatives dans le sens dela justice et de la solidarité. On connaît par exemple le succès de l’actionhumanitaire qui mobilise de nombreuses bonnes volontés surtout chez lesjeunes. Mais à notre conscience laïque, qui est si fière de la conquête desdroits de l’homme, on ne peut s’empêcher de rappeler la mémoire descrimes contre l’humanité dont le siècle qui vient de s’achever a été lethéâtre. Et le XXIe siècle qui vient de commencer n’est pas lui-même trèsencourageant. Nos sociétés dites libérales connaissent elles-mêmes demultiples violences. Cela suffirait à nous convaincre de la fragilité de laconscience humaine laissée à elle-même.

Ainsi, même dans nos démocraties modernes, il apparaît de plus enplus qu’une société qui serait régie uniquement par les seules règlesformelles de la justice peut devenir rapidement inhumaine. Au-delà desrègles strictes de la justice qui sont des règles d’équivalence il faut faire saplace à une culture de l’amour et de la paix. Il s’agit d’une autre logique,celle de la loi de la surabondance qui nous renvoie au paradoxe del’Évangile. L’Europe du XXIe siècle aura un visage humain si elle tientcompte de cette logique de l’amour gratuit, du pardon, de la compassion,qui par-delà la stricte égalité de la justice fait pencher le plateau de labalance en faveur des plus défavorisés de nos frères humains. C’était toutle sens du message pour la paix de Jean-Paul II avant la rencontre d’Assisede janvier 2002 quand il déclarait : « Il n’y a pas de paix sans justice et iln’y a pas de justice sans pardon ».

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On retrouverait la même exigence d’un au-delà de la justice dans latradition du judaïsme et dans la révélation coranique. Il suffit de rappelerque la création de l’homme à l’image de Dieu et donc l’idée de la dignitéinviolable de toute personne humaine est un bien commun aux troismonothéismes. C’est là le fondement radical des droits humains. Dansl’Ancien Testament le droit de Dieu est au service des droits de l’hommeet on ne saurait trop souligner l’importance du thème de la justice deDieu. Mépriser les pauvres, les opprimés, les affligés, les étrangers, c’estporter atteinte au droit de Dieu.

C’est la vocation historique de l’islam en ce début du XXIe siècle defaire la preuve qu’il est capable de prendre ses distances à l’égard d’unislamisme radical qui légitime un terrorisme beaucoup plus soucieux dedéstabiliser l’Occident que de porter remède aux fractures et injustices dumonde contemporain. Alors que le christianisme et l’islam sont les deuxpremières religions du monde, elles ne peuvent justifier leur prétention àl’universel que si elles épousent les causes universelles de l’hommed’aujourd’hui.

- La sauvegarde de la création

La chance historique d’une nouvelle convivialité et d’une nouvelleémulation entre les enfants d’Abraham, ce n’est pas seulement detravailler à l’avènement d’une communauté européenne plus juste. C’estaussi de prendre conscience de la solidarité de l’Union européenne avectoute la communauté mondiale. Les mouvements puissants en Europepour une mondialisation alternative ne concernent pas seulement laréforme du système économique mondial et la lutte pour les droits del’homme dans les pays dits émergents. Ils se battent aussi pour la défensedes droits de la Terre, pour reprendre l’expression mise en avant par lephilosophe Michel Serres. Certains théologiens parlent déjà d’une justiceécologique (Cf. J. Moltmann).

Les pouvoirs de la science et des technologies modernes sont tels quenous pouvons commettre des crimes contre l’identité du génome humainet contre les équilibres qui assurent la permanence de la vie sur la terre.

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La question-clé pour l’avenir, c’est la nature de la maîtrise rationnelle del’homme. Comment prévenir les effets pervers de ce que nous expéri-mentons aujourd’hui comme un progrès ? Comment faire que la terre soitencore habitable par les générations qui nous suivent? On pourraitrappeler ici le nouvel impératif catégorique formulé par Hans Jonas dansson livre Le principe de responsabilité : « Agis de telle sorte que les effets deton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authenti-quement humaine sur la terre ». C’est toute la question de l’autolimitationdu pouvoir humain.

Face à cette éventualité d’un chaos écologique d’ordre planétaire, nousressentons l’urgence d’une théologie de la création qui donne unfondement radical à notre confiance dans l’avenir, dans la vie, dans l’être.Quoi qu’il en soit de profondes divergences doctrinales, chrétiens, juifs etmusulmans, nous partageons la même foi au Dieu créateur avec lacertitude que le dessein de Dieu, c’est la réussite de la création et l’accom-plissement de la vocation de l’homme image de Dieu comme intendantdu monde qui lui a été confié. Quoi qu’il en soit des calculs des experts,l’improbable reste possible pour reprendre une formule d’Edgar Morin. Jeveux dire que nous ne connaissons pas toutes les ressources des libertéshumaines quand elles se mobilisent pour inverser le cours fatal des choseset réaliser tous les possibles de l’histoire. On connaît le cri de ralliementdes altermondialistes : « Un autre monde est possible » ! La foi chrétiennenous assure que la vocation de l’être humain est d’être un co-créateur avecDieu pour rendre la terre habitable. Mais la transformation de la nature etl’exploitation des ressources de la planète ne doivent pas nous conduire àune démesure prométhéenne.

Finalement, face aux menaces qui pèsent sur notre environnement icimême en Europe, nous devons faire l’apprentissage d’une certaine démaî-trise. C’est le seul moyen d’endiguer une volonté de domination quis’enivre de son propre pouvoir et qui ne respecte plus les équilibresfondamentaux qui peuvent assurer la survie même de l’espèce humaine.Dans la fidélité au meilleur de la tradition biblique, les trois traditionsreligieuses issues d’Abraham doivent être des instances de sagesse. Demême que Dieu s’est reposé le septième jour, l’homo europeanus du

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troisième millénaire doit découvrir le secret d’une sagesse sabbatique,c’est-à-dire, au-delà du vertige d’une activité démiurgique, le prix de lanon-action, du silence, de la louange et de l’émerveillement devant lacréation.

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Antoni MataboschFondation Joan Maragall - Barcelone.

ÉTAT LAÏQUE OU ACONFESSIONNEL ? *Réflexions sur la laïcité

1. Un sujet d’actualité

Dans les dernières années, on a vu revenir avec force le sujet de laplace des religions - spécialement de la religion catholique - dans lasociété espagnole et catalane. Après quelques dizaines d’années sans degrandes discussions publiques sur la situation de l’aconfessionnalitép roclamée par la Constitution, s’est déchaînée une polémique trèsvirulente. Les nouveaux gouvernements espagnol et catalan parlentsouvent d’un état laïque, dans la ligne de la « Plate-forme pour unesociété laïque », l’association « Europe laïque », les « Journées pour lalaïcité », le « Manifeste de la ligue pour la laïcité » ou les journéesorganisées récemment par la municipalité de Barcelone avec le titre« Laïcité, éducation, citoyenneté ». Certains évêques espagnols ont parléde « laïcité intolérante », « national-laïcité » (Valence), « fondamentalismelaïciste » et « laïcité agressive » (Card. Herranz, de Rome), « nouvelleconfessionnalité : la laïciste » (Tolède), « laïcité belligérante » (Jerez) et qui« bâillonne les consciences » (Pampelune).

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* Ce texte est un recueil de sept articles, écrits par le père Antoni Matabosch,président de la Fondation Joan Maragall, publiés dans le journal catalan Avui du18/12/2004 au 15/01/2005 et traduits par Anna-Maria Blasco.

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Le sujet est important puisqu’il concerne la vie en commun descitoyens, la place des religions dans la société et dans l’état, la religion àl’école, etc.

D’autre part les confusions terminologiques sont si nombreuses qu’ilest difficile de savoir à quoi nous nous référons quand nous parlons de« laïcité », de « laïcisme » ou d’« aconfessionnalité » afin de pouvoir établirde la sorte un dialogue vrai et productif. Dans cet écrit, nous nousproposons de faire un historique critique des différents modèles surgis enOccident, d’éclaircir termes et contenus, d’évaluer et de faire des proposi-tions raisonnées sur le modèle le plus approprié pour faire avancer ledébat.

De façon pro v i s o i re et pour commencer, nous entendrons par« laïcité » le régime de séparation entre église et état, avec la reconnais-sance de la liberté religieuse et la neutralité de l’état. Le « laïcisme », parcontre, substituerait à la neutralité la belligérance antireligieuse tandisque l’« aconfessionnalité » serait pour la reconnaissance du fait religieuxet des religions, pour l’établissement d’une coopération réelle. Nousaurons l’occasion par la suite d’élargir et de nuancer ces définitions.

Un procès historique long et contradictoire

Dans l’Empire Romain et pour le peuple juif, religion et état seconfondent et l’empereur ou le roi a le pouvoir maximum, y compris lepouvoir religieux. Le christianisme apporte une grande nouveauté : ildistingue clairement deux domaines : le domaine religieux et le domainetemporel ou politique. Quand Jésus dit que son Règne n’est pas de cemonde, ou : « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est àDieu », un changement de perspective révolutionnaire, par rapport aumonisme politico-religieux alors en vigueur, vient de se produire et cechangement de perspective déterminera la civilisation occidentale.Malgré tout, les événements historiques postérieurs mèneront à des

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déviations de sens différents, explicables, mais pas toujours justifiables.Pendant les trois premiers siècles, le christianisme s’est maintenu bienséparé des pouvoirs politiques. Souvent il a été poursuivi parce qu’il nepeut ou ne veut pas être absorbé dans le panthéon romain syncrétique etarrive même à être une menace contre le pouvoir du César en exercice àce moment-là.

L’édit de Milan (Constantin, 313) établit la tolérance, la non-officialitéd’aucune religion et la liberté des religions. Avec un peuple majoritai-rement chrétien, Constantin se rend compte que le christianisme peut êtreun facteur de cohésion sociale ; il le protège et il veut le dominer.Théodose (380) finit par proclamer le christianisme comme la religionofficielle de l’État et réclame l’autorité sur les affaires de l’Église. S’initieainsi le césaropapisme qui restera en vigueur dans l’Empire d’Orientjusqu’à sa disparition en 1453.

Vers la fin du Ve siècle, le pape Gélase I rappela solennellement laséparation traditionnelle des deux pouvoirs, mais l’histoire empruntaitun autre chemin. En Occident, par exemple, les invasions barbaresfaisaient disparaître l’empire d’Occident, le pouvoir politique et l’organi-sation administrative. L’Église seule était capable de remplir le vide dupouvoir et elle s’y compromit fortement. Le Pape et les évêques sont, àpartir de ce moment, les seules personnes détentrices de l’autorité dansune civilisation en déclin. Les rois et les princes reconnaissent son autoritésur des sujets temporels et spirituels. Charlemagne lui-même reçoit lacouronne de la main de Léon III (800). L’augustinisme politique interprètemal Saint-Augustin en disant que la cité temporelle (pouvoir politique)doit se soumettre à la cité de Dieu (pouvoir religieux). C’est le régimeappelé hiérocratique (gouvernement des prêtres).

À l’époque Moderne, la papauté perd son prestige et l’empereur sonpouvoir. D’autre part, la réforme protestante et les luttes religieuses desXVIe et XVIIe siècles promeuvent une évolution de l’intolérance à latolérance proclamée par la paix de Westphalie (1648) ; le principe cujusregio ejus religio (à chaque région sa religion) s’établit. Dans les paysprotestants, cela signifie que chaque gouvernant impose et préside la

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religion dans son territoire : ce sont les nouvelles églises nationales. Dansle monde catholique, la création des états modernes renforce le pouvoirde l’état et même si on insiste à nouveau sur la séparation des deuxpouvoirs, les rois tâchent de limiter le pouvoir de l’Église. Au XVIIIe

siècle, les philosophes des Lumières luttent pour la liberté de conscienceainsi que pour la tolérance, veulent briser tout absolutisme et promouvoirla sécularisation du pouvoir politique. Au XIXe siècle, le mouvementlibéral s’affronte à l’Ancien Régime, l’Église catholique s’oppose auxchangements qui sont contraires à ses intérêts acquis depuis des siècles(même si ces intérêts sont contraires à ses authentiques principes deséparation) et elle continue à défendre l’État confessionnel. De toutes cestensions ont émergé les différents modèles que nous avons maintenant enOccident et que nous considérerons dans les pages suivantes.

2. La symbiose entre l’Église et l’État

La symbiose Église-État a produit deux modèles en Europe. D’unepart, l’Église d’État propre aux pays protestants du Nord de l’Europe.Dans ces pays, c’est l’État qui domine et absorbe, et ce sont les Églisesprotestantes qui veulent l’autonomie ainsi que la libération du contrôle del’État. Ce processus se fait, en général, sans de grandes tensions et permetla conservation pacifique de certaines structures très anciennes (parexemple les facultés de Théologie à l’intérieur des Universités d’État). Cerégime d’Église d’État se conserve encore de nos jours au Danemark et enNorvège (luthéranisme), en Finlande (luthéranisme et orthodoxie) ainsiqu’en Grèce (orthodoxie). D’autre part, dans les pays catholiques, cettesymbiose donne lieu aux États Confessionnels où c’est l’Église quidomine et absorbe tandis que l’État veut se libérer de cette contrainte.Cela expliquerait les grandes tensions et les polarisations qui se sontproduites au centre et au sud de l’Europe pendant le XVIIIe et le XIXe

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siècle si nous considérons que les discussions actuelles sur le laïcisme nesemblent pas terminées.

3. La singulière laïcité des États-Unis d’Amérique

Pendant les XVIIIe et XIXe siècles, les efforts idéologiques de la philo-sophie des Lumières, l’évolution des confessions religieuses et dessociétés ont conduit à l’apparition de deux modèles d’états laïques ou delaïcités : l’américain et le français. Les modèles formés sont différentsparce qu’ils partent de structures sociologiques et d’expériences histo-riques différentes. Aux États-Unis il existe une pluralité de minorités, sansaucune majorité religieuse, dès le départ, il y a une séparation entreconfessions et état, et la coopération n’est pas exclue. Il s’agit, pourtant,d’une expérience historique de valorisation positive du pluralisme et sansconfrontations. En France, il y a une structure sociologique de majoritécatholique – avec quelques petites confessions minoritaires – la séparationentre l’Église et l’État est tardive et, vues les tensions, la coopération insti-tutionnelle est exclue ; l’expérience historique est donc pendantlongtemps celle d’un pluralisme entendu comme moindre mal et ayantoccasionné de graves affrontements.

Le modèle américain peut être défini par trois traits caractéristiquesqui le rendent différent d’autres modèles et unique en son genre.

❑ Avant tout, le modèle américain se caractérise par un pluralismereligieux singulier. À partir de la première colonisation au XVIIe siècle, lacôte est de l’Amérique fut l’un des lieux de refuge pour les puritainspoursuivis pour des raisons religieuses en Angleterre et sur le continenteuropéen. Ils s’enfuirent en Amérique où ils pensaient rencontrer unparadis ; les pèlerins de ce nouvel Exode espéraient atteindre la TerrePromise. L’arrivée des calvinistes du Mayflower (qui sera considérée

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comme une épopée ou un mythe des origines), l’émigration forcée desbaptistes, des quakers, des huguenots français et de beaucoup d’autresvont remplir les anciennes colonies. Ce qu’on appelle le premier ravivage(de l’américain revival) du siècle a provoqué une grande ferveur et unrenouveau à travers des rencontres religieuses au cours desquelles lesprédicateurs sont les agents provocateurs de conversions instantanéesdans un climat de grande émotivité. De cette façon, la division confes-sionnelle s’accroît encore plus. Le second ravivage a lieu au XIXe siècle etcoïncide avec la conquête de l’Ouest. Il s’agit de créer un nouveau pays etune nouvelle forme religieuse. Les gens veulent avoir une expériencepersonnelle et directe de la grâce et les prédicateurs itinérants laprovoquent en même temps qu’ils fragmentent encore plus le protestan-tisme.

Le pentecôtisme naît et s’accroît, les mormons apparaissent ainsi queles adventistes et les témoins de Jehova. Le catholicisme importé par lesirlandais et plus tard par les hispanophones, l’émigration juive et posté-rieurement beaucoup d’autres religions viennent compléter un cadrepluraliste. Il s’agit d’une religiosité plurielle, non confessionnelle, maisqui est présente partout et intimement enracinée dans l’immense majoritéde la population. Dieu est invoqué constamment, même par lesdirigeants, mais sans spécifier le confessionnalisme de ce Dieu. Ceuxqu’on appelle les néoconservateurs, ou re b o r n, ou fondamentalistesp rotestants, sont des dizaines de millions et promeuvent ce genred’expansion religieuse et plurielle.

❑ La deuxième caractéristique est une religion individualiste. Toutesles enquêtes affirment que les Américains sont profondément religieux etsont convaincus que chaque individu doit forger ses propres croyancesreligieuses. En outre, pour les protestants, la religion implique un chemi-nement personnel dans lequel le croyant découvre en lui-même les signesde la grâce divine. L’individualisme civique américain (self-made-man) ason parallèle dans l’individualisme religieux (self-made saint). Undeuxième aspect de l’individualisme est la redéfinition de l’objet mêmede la religion qui devient pour de nombreux individus un moyen d’amé-liorer la vie temporelle, il s’agit d’une consommation religieuse indivi-

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duelle qui se concrétise dans des best seller chrétiens vendus à des millionsd’exemplaires qui présentent la religion comme la solution à tous lesproblèmes, maladies et déséquilibres psychologiques inclus. Il existe enplus tout un courant qui présente la religion comme une « penséepositive » qui permet à l’individu de prendre le contrôle de sa vie et debâtir une existence réussie.

❑ En troisième lieu, il s’agit d’une religion nationaliste. Entre lareligion et la nation il existe une étroite relation, une identification même.Les pèlerins puritains désiraient créer en Amérique la nouvelle Genève deCalvin, bien que très plurielle et, peu à peu, ils sacralisèrent l’expérienceaméricaine et l’État américain. Le post-millénarisme du protestantismeévangélique considère que la deuxième venue du Christ se fera à la fin dumillénaire et l’heureux millénaire s’identifie avec les opportunités de lanouvelle nation qui grandit et progresse. La doctrine de la prédestinationindividuelle (qui s’essouffle) est transférée à la nation qui devient ainsi uninstrument de l’intervention divine dans l’histoire. Ainsi se sacralisel’expérience américaine et les États-Unis deviennent agents derédemption pour le monde entier. Contre l’Union Soviétique ou contreBen Laden, une grande partie des États-Unis se considère comme l’axe dubien appelé à faire un grand bien à l’humanité dans la lutte contre l’axedu mal.

En conséquence, avec ces trois traits caractéristiques, les États-Unisd’Amérique ont établi un état laïque (aucune confession n’est officielle etil existe une totale séparation entre églises et état) qui établit une grandeliberté religieuse, incluant une population et divers niveaux de gouver-nants très croyants, confessant mais non confessionnels, avec un sens trèsaccusé de nation élue par Dieu. Quelques-uns ont défini les États-Uniscomme un état laïque sans laïcisme d’état. Le premier terme marque uneséparation claire entre le domaine politique et les religions. Le deuxièmeouvre un dialogue entre la religion et la république américaine.

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4. La France, État laique par antonomase

Selon Henri Peña-Ruíz, l’un des grands défenseurs actuels de la laïcitéfrançaise, la laïcité « consiste à libérer l’ensemble de la sphère publique detoute initiative exercée au nom de la religion ou bien d’une idéologiep a r t i c u l i è re. De cette façon, l’on préserve l’espace public de toutdépècement communautariste ou pluriconfessionnel, afin que tous leshommes puissent s’y reconnaître et s’y retrouver »

La laïcité française est une solution originale aux grandes tensions quiont eu lieu en France au moment de la perte du monopole catholiquesuivi de la naissance du pluralisme religieux et de l’émancipation de l’étatpar rapport à la religion. La Révolution Française prit un chemin qui futsource de nouvelles tensions au XIXe siècle entre deux visions : celle de laFrance comme « la fille aînée de l’Église » et la France comme « fille de laRévolution ». Dans ce contexte très conflictuel et avec le but de pacifier,on approuva, après un long siècle de tensions, la loi 1905 qui laissa établiela séparation entre l’Église et l’État. De toute façon, jusqu’à la Constitutionde 1946, il ne sera pas explicitement déterminé que la France est uneRépublique laïque. À mon avis, la laïcité française - au sens strict - peutêtre résumée en huit affirmations ou concepts :

❑ Le point de départ est l’égalité en droit des citoyens et l’affirmationque la liberté de conscience, de pensée, d’idéologie, et de culte de tous lescitoyens fait partie des libertés publiques avec la seule limite de l’ordrepublic. Toutes les croyances, les convictions, les idées et les opinions(religieuses ou pas) sont équivalentes et soumises au droit commun. Onpasse, pourtant, de la simple liberté religieuse à la liberté idéologique oude pensée.

❑ La complète séparation entre Église et État. « L’État ne reconnaîtaucun culte, ne paie pas de salaires, ne subventionne aucun culte » (Art.2 Loi 1905). Les églises ne sont plus de droit public mais de droit privé.Elles peuvent fonctionner de manière autonome comme une institution,

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mais socialement elles doivent prendre une forme analogue à une sociétéprivée de droit commun.

❑ Les religions et les Églises n’ont aucune légitimité sociale institu-tionnelle ni aucune reconnaissance de leur fonction sociale. Puisqu’ellessont devenues une « affaire privée » les besoins religieux n’ont aucuneobjectivité socialement reconnue. Le rôle, positif ou négatif, de la sociali-sation morale par la religion n’est pas considéré comme socialementpertinent. Ses enseignements moraux ne sont ni imposés ni combattus parles pouvoirs publics. D’autres institutions, comme l’école, y pourvoient entant qu’instances de socialisation.

❑ Cette séparation est entendue comme neutralité de l’état en matièrereligieuse. On considère que la neutralité est une condition nécessaire afinde garantir l’égalité de tous les citoyens dans l’exercice de la liberté deconscience et l’autonomie des confessions par rapport à l’état. L’état serend ainsi absent de tout ce qui est religieux pour laisser liberté à tout età tous.

❑ L’espace public ne peut pas devenir un lieu d’expressions des parti-cularismes, des intérêts communautaristes ou confessionnels ou d’autressignes distinctifs. « Public » signifiant tout ce qui concerne l’ensemble desmembres d’une nation ou d’une communauté politique ; « privé » tout cequi concerne une personne ou diverses personnes librement associées. Lalaïcité suppose un espace public neutre, libre de toute croyance religieuseou idéologique, où les citoyens évoluent en étant soumis à un mêmetraitement ; ils partagent les mêmes droits et devoirs communs et unmême bien commun qui les situe au-delà des différences qui discri-minent. La laïcité veut un ordre politique au service des citoyens consi-dérés comme tels et non pas en fonction de leur identité nationaliste,régionaliste, ethnique, de classe ou religieuse. Il y a, pourtant, une étroiteliaison entre l’état laïque et l’état jacobin avec une unification centraliste,puisqu’il méprise les particularismes linguistiques et culturels.

❑ La laïcité n’implique pas un vide éthique. Bien au contraire l’étatlaïque possède une éthique civique ou de minima partagés comme, par

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exemple, la dignité de la personne humaine et sa liberté, les droitshumains et les règles de convivialité démocratique.

❑ Dans ce cadre on propose une école publique laïque, considéréecomme un « sanctuaire de la laïcité ». Dans la société civile doit régner latolérance. Les pouvoirs publics de leur côté doivent garantir la tolérancecivile et, pourtant, ne peuvent pas exercer cette même tolérance (nepeuvent pas privilégier quelque idéologie que ce soit) mais doivent« réserver » leurs opinions, doivent être neutres. À l’école, tous doivent seréserver et être neutres puisque c’est le lieu où l’on s’éduque à la laïcité età ses valeurs. Il faut soustraire l’école de la société civile ; il faut que lesmaîtres et les enfants pratiquent la « réserve ». Il n’est pas suffisant depratiquer la simple tolérance sur les façons d’agir, de penser ou de croire,parce que cela conditionnerait les enfants, serait une façon d’imposer descroyances et empêcherait le principe du libre-arbitre. D’autre part, àl’école, il faut enseigner tout ce qui est commun, tout ce qui est scientifi-quement prouvé et rien d’autre. Tout signe distinctif ou croyance particu-lière exprimée doit être interdite (par exemple le voile islamique).

❑ La conséquence logique qui s’en suit est que seule l’école publiqueet laïque peut être incluse dans le budget public puisque c’est elle quiassure la dimension libre et universelle de ce qu’elle enseigne. Lecaractère propre des écoles privées établit ses fondements ou bien sur uneappartenance sociale (pouvoir économique, classe sociale…), ou encoresur une appartenance religieuse, et ces deux aspects vont – dit-on – contrel ’ o u v e r t u re à tous et la neutralité confessionnelle. L’ e n s e i g n e m e n treligieux confessionnel devrait se faire, toujours, hors de l’école puisqu’ils’agit d’une façon concrète, non universelle ni accessible à tout le monded’envisager le fait religieux.

Ceux qui sont pour la laïcité répètent encore et toujours qu’il ne s’agitpas de combattre la religion, mais d’aller au-delà des diff é re n c e sreligieuses tout en établissant un espace commun à tout homme et toutefemme. La République laïque ne reconnaît d’autre sujet de droit que lapersonne individuelle qu’il faut favoriser dans sa liberté.

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5. Considérations critiques sur la laïcité française

La laïcité française répond à une période historique marquée par lesouvenir des guerres de religions et les tensions entre l’Église catholiqueet la société française des Lumières qui avait la prétention d’être indépen-dante de l’influence du clergé. Elle visait à « pacifier » la société française.La loi 1905 marqua la fin d’une période très difficile ; aujourd’hui elle nerépond pas à la façon dont nous envisageons la personne humaine et lasociété.

La laïcité implique une notion libérale de la société fondée sur uneconception des citoyens compris comme individus en face d’un état. Toutce qu’il y a entre chaque citoyen et l’état est d’ordre privé et non public. Ily a, pourtant, une conception super-structurelle des devoirs de l’état quiconsiste à créer un espace commun et neutre au-delà de tout particula-risme.

D’autre part, la laïcité bannit complètement l’histoire ; elle ne reconnaîtpas la réalité sociologique de chaque pays et se borne à reconnaître lafonction sociale des religions, ses valeurs sociales, les activités socialesqu’elle réalise. Elle oublie aussi qu’il y a des droits et des devoirsantérieurs et supérieurs à l’état et au droit à une vie paisible en communqui supprime la reconnaissance des particularités (droits personnels,droits des parents, droits des collectivités, etc.).

Adela Cortina, philosophe et essayiste, dans un article très lucidea ffirme que la démocratie libérale exige certainement que tous lescitoyens soient traités avec une égale considération et respect. Mais lanotion même de citoyenneté « exige non pas de vouloir faire que tousaient la même taille mais plutôt de garantir une égalité civique à partir delaquelle les citoyens puissent développer librement, leurs projets vitaux ».Ce qui arrive est que la citoyenneté égale peut être comprise de deuxfaçons : comme citoyenneté simple ou citoyenneté complexe. Dans lepremier cas, elle traite les citoyens comme des égaux, sans tenir compte

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de leurs différences de religion, race, sexe… et il en résulte ainsi uncitoyen sans attributs. Une notion complexe de citoyenneté, par contre,implique d’accepter qu’il n’existe pas de personnes sans attributs et queles gens tissent leur identité avec les fils de leur religion, de leur culture,de leur sexe, de leurs capacités et options vitales. Dans ce cas, traiterchaque personne de la même façon par rapport à son identité exige quel’état ne mise pas sur une identité quelconque mais qu’il intègre toutes lesidentités et les différences qui les composent. Il ne s’agit pas d’effacer defaçon simpliste les différences de la vie publique mais d’accepter lacomplexité, de gérer et articuler la diversité.

L’État laïque français prétend effacer de la vie publique toute activitéou symbole religieux, comme s’il s’agissait d’une sorte d’obscénité qu’ilfaudrait enfermer dans la vie privée, comme si les croyants étaient, enquelque sorte, des citoyens de second ordre. Il semble bon que l’état nes’engage ni pour une religion déterminée, ni à bannir toutes les religionsde la vie publique mais qu’il essaie d’articuler institutionnellement la vieen commun de façon que tous se sentent citoyens de premier ordre, sansavoir besoin de renoncer à l’expression de leur identité.

En 1905 le problème qu’il fallait résoudre était que le catholicismemonolithique puisse céder le pas à la liberté religieuse et de conscience.Aujourd’hui, cent ans plus tard, nous nous trouvons devant une sociétépluraliste dans laquelle il y a un grand mélange de cultures, de langues,de religions et de conceptions de la vie.

La solution ne peut pas demeurer celle d’une neutralité distante etaseptisée. Dans les sociétés multiculturelles et pluralistes comme lesnôtres il n’est pas suffisant que l’état se déclare incompétent, qu’ilproclame le respect dû à chacun, qu’il défende la liberté de religion et depensée et qu’il tâche de promouvoir tout ce qui est commun. L’état doitdéfendre chacune des identités culturelles et faire en sorte qu’ellesforment un tissu compact dans la société. Les identités se tissent à partirde toutes sortes de diversités et c’est à cause de cela que l’état doitassumer le fait qu’il est impossible de renoncer à la constitution d’une

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citoyenneté complexe dans toutes les dimensions de l’identité person-nelle.

La neutralité religieuse que proclame la laïcité française est trompeuseen quelque sorte puisqu’elle est pleine d’idéologie. L’état doit être neutredans le sens qu’il ne doit pas favoriser une croyance au détriment desautres, mais, à la fois, il doit se compromettre activement et faire sonpossible pour que toutes les croyances puissent vivre et s’exprimer, touten mettant en valeur tout ce qu’elles apportent sur le sens de la vie etl’amélioration de la société.

L’école laïque, sanctuaire de la laïcité, est une utopie, puisqu’il estimpossible de préserver l’école et de la séparer de la société civile. D’autrepart, il ne semble pas approprié que l’école soit un milieu aseptisépuisque la tolérance et la convivialité s’apprennent par la vie en communau sein des classes, au milieu de la diversité manifestée et non cachée.L’école laïque ne rend pas plus facile l’intégration des immigrants, commele démontre l’interdiction du voile islamique en France qui provoque etprovoquera par la suite des problèmes de refus, d’affirmation de soi malgérée, et, finalement, d’exclusion. La laïcité n’a pas aidé à résoudre lesproblèmes de la société multiculturelle et multireligieuse. Comme le dittrès bien Graham Fuller : « l’idée que l’on exige de toutes les personnesqui habitent en France qu’elles se conforment à l’idée de l’État sur ce quedevrait être un citoyen français, ne s’accorde pas avec la notion modernedu multiculturalisme ».

De tout ce qui précède, on déduit qu’il est bien facile que la laïcitédevienne une idéologie ou une religion d’état. C’est peut-être pour celaque, récemment, on commence à parler de laïcité ouverte, de nouvellelaïcité ou de laïcité plurielle.

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6. Un état laïciste est-il approprié?

Il faut établir une claire distinction entre une conception laïque del’État et une conception laïciste. Laïcité et laïcisme ne sont pas la mêmechose. La laïcité affirme la neutralité de l’État face au fait religieux. Lelaïcisme, par contre, a un clair parti pris contre tout ce qui est religieux,contre toutes les religions et spécialement la religion chrétienne. Dansnotre pays, l’Espagne, il y a des personnes qui sont clairement favorablesau laïcisme. Les laïcistes expriment deux sortes de critiques contre lareligion :

❑ Quelques-uns ont pour opinion que la religion - par son essencemême - est irrationnelle, elle va contre la raison, elle est obscurantiste etest à l’origine de tous les fanatismes. Elle serait un sous-produit qu’il fauttâcher de faire disparaître ou qui doit être étroitement contrôlé puisqu’ilest nuisible à la personne et à la société. Le Manifeste pour l’athéisme desAthées de la Catalogne dit que « tout au long des siècles, le monde avancegrâce à la connaissance mais jamais grâce à la religion ». Un auteur etjournaliste, Sebastià Alzamora, affirme que « le christianisme est unmessage de souffrance, d’intolérance et de mépris pour l’être humain… ladoctrine de l’Église est stupide, obscène et antinaturelle. Un fabuleux etgrand mensonge… que personne ne s’y trompe… les religions continuentà être le problème et maintenant qu’elles recommencent à prendrehaleine… il est nécessaire que les sociétés civiles et les pouvoirs publicsdémocratiques surveillent plus que jamais avec grande attention seseffets. Les faibles garanties de la laïcité ne sont pas suffisantes… nousdevons nous protéger… avant qu’on nous apporte définitivement l’enfersur la terre. Ainsi soit-il ».

Oriol Bohigas, architecte et urbaniste de prestige, dit : « nous devonsnous habituer à ce que cette chose si absurde qu’est la religion soit consi-dérée comme ce qu’elle est, une chose absurde, très privée et très inexpli-cable. La folie de la religion doit être payée par ceux qui la subissent ».

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❑ D’autres affirment que toute religion empêche la liberté réelle, elleest un obstacle à un progrès authentique, elle rend impossible le plura-lisme et est contraire à la démocratie. L’État est libre uniquement sans lesreligions, la Modernité ne peut exister que contre le fait religieux.L’écrivain Mario Vargas Llosa a dit récemment : « par définition, toutereligion – toute foi – est intolérante puisqu’elle proclame une vérité qui nepeut pas vivre pacifiquement avec d’autres qui nient cette vérité… On nepeut pas en finir avec la religion mais on peut – et c’est ici le grandtriomphe de la liberté – la séparer de l’état et la réduire au domaine de lavie privée, de façon à ce que la liberté puisse se développer ». Dans lesDeuxièmes Journées sur la laïcité (Barcelone, 2002) un conférencier a dit :« celles qu’on appelle religions du Livre contiennent la terrible poten-tialité de réduire les personnes à la condition de serfs… la religion ne peutêtre comprise que comme incompatible avec la liberté… l’État démocra-tique contemporain a dû se construire contre la religion puisque celle-ciest le principal ennemi du progrès ». L’Association « La libre-pensée enFrance » a déclaré : « les religions sont le pire obstacle pour l’émancipationde la pensée », elle les juge « pleines d’erreurs dans ses principes etnéfastes dans leur action ». « Elles divisent les hommes - ajoute-t-elle - etles séparent de leurs finalités terrestres tout en développant dans leursesprits la superstition et la peur de l’au-delà. Elles dégénèrent en clérica-lisme, fanatisme, impérialisme et mercantilisme, aident les pouvoirsréactionnaires à maintenir les masses dans l’ignorance et l’asservis-sement ».

Sur ces bases, le laïcisme veut expulser tout ce qui est religieux del’espace social (et pas seulement de l’espace public, commun), il tend àrestreindre le droit à la liberté religieuse et d’expression et, peu à peu, ilimplante une subtile intolérance religieuse. Il nie, par exemple, le droitdes religions à donner leur opinion publiquement sur des sujets moraux :il tend à affirmer que les prises de position de l’Église sur certains sujetstendent à imposer des critères religieux, ou bien, il soutient qu’on ne peutpas avoir une opinion différente de celle qui a été approuvée dans lesParlements, le lieu de la souveraineté nationale.

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Devant ces idées, il faut proclamer à haute voix la liberté de pensée -de critique également - pour toute personne et toute collectivité. Ce droitdoit être reconnu ainsi que l’indépendance des critères personnels ou decroyances. En second lieu, toute collectivité a le droit d’affirmer que, à sonavis, certaines valeurs, certaines lois, certaines actions engendrent unprofit ou, au contraire, sont nuisibles pour la société, la convivialité ou lapersonne humaine. En conséquence, elle peut demander à l’État deprendre les mesures adéquates. Comme principe général on ne peut pasd i re que les critères sociaux ou moraux chrétiens soient valablesuniquement pour les croyants. Qui osera nier qu’il y a des valeurs dumessage de Jésus qui peuvent être une bonne nouvelle pour tous? Nedevrions-nous pas chercher - croyants et non croyants - ce qu’il y a demieux, que cela vienne de messages religieux ou de la raison? Sur lesquestions importantes et qui suscitent aujourd’hui un grand débat public(avortement, euthanasie, recherche avec des cellules souche…), on devraitpouvoir aller au-delà de la simple polémique ou de la disqualification etaller plus au fond. Différentes anthropologies entrent en jeu avec descritères, des valeurs et des lois différentes. Pourquoi ne sommes-nous pascapables de mettre en commun avec sincérité et profondeur ce que chacunpeut apporter, et de retrouver notre capacité à apprendre de l’autre? Ettout cela sans des oppositions globales de principe.

La dimension religieuse n’est pas un simple loisir, une manie, une« folie ». La dimension transcendante est une réalité dans toute l’histoirehumaine, elle est présente dans toutes les cultures. Parmi les conclusionsd’une commission formée par la Commission Européenne, on affirme que« la question du rôle public des religions européennes est particuliè-rement importante. Une vie publique sans religions n’est pas conce-vable ». Le christianisme a collaboré incontestablement à créer les notionsde personne, liberté, communauté, amour, prochain, pardon, vieéternelle, Dieu incarné, pour ne citer qu’elles. Pourquoi ne peut-il pascontinuer à contribuer à l’édification d’une société meilleure? Le laïcismen’est pas le propre d’une société équilibrée et démocratique.

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7. L’État aconfessionnel :le modèle le plus répandu et le plus équilibré

Le modèle espagnol

Nous avons vu jusqu’ici les inconvénients des modèles confes-sionnaux, laïque américain, laïque français et laïciste. Ces considérationsnous mènent de façon naturelle à exposer et à défendre l’État aconfes-sionnel lequel, à notre avis, n’a pas les mêmes inconvénients que lesautres modèles, recueille tout ce qu’il y a de positif en eux et laisse unegrande marge de concrétisation selon les lieux et les besoins. Nouschoisissons le cas espagnol pour expliquer ses caractéristiques essen-tielles, communes à la plupart des pays européens.

L’État aconfessionnel espagnol se caractérise par six traits :

❑ Aucune confession n’est officielle et il y a séparation entre lesreligions et l’État : « Aucune confession n’aura caractère d’État »(Constitution, Article 16.3)

❑ Reconnaissance institutionnelle du fait religieux : « Les pouvoirspublics tiendront compte des croyances religieuses de la sociétéespagnole » (id.)

❑ Il devra exister une nécessaire collaboration mutuelle, spécialementavec la religion majoritaire : « L’État maintiendra des relations de coopé-ration avec l’Église catholique et les autres confessions » (id.)

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❑ Il y a deux principes de base qui nuancent et conditionnent l’acon-fessionnalité. D’un côté, la liberté religieuse comme élément essentiel (Loide Liberté Religieuse, 1980) ; de l’autre, le droit des confessions et desreligions à l’égalité juridique entre elles, sans discrimination à caractèrereligieux.

❑ Les accords de l’Église catholique avec l’État jouissent d’un caractèreinterprétatif de la législation qui développe les droits et les libertés fonda-mentales reconnues par la Constitution.

❑ En 1992, ont été signés trois accords avec les religions considérées« de notable enracinement » : il s’agit de la Fédération des CommunautésIsraélites, la Commission Islamique et la Fédération des EntitésReligieuses Évangéliques (où reste incluse l’Orthodoxie). Tous ces accordsétablissent des dispositions concrètes dans les domaines juridique,éducatif et culturel.

L’Union Européenne

L’Union Européenne n’a pas de compétences directes en matièrereligieuse. Chaque État membre légifère selon son avis, dans un cadregénéral commun. L’actuelle Constitution Européenne, dans l’article 51,établit ce qui suit : « Statut des Églises et des organisations non confes-sionnelles. (1) L’Union doit respecter et non pas préjuger le statutreconnu, en accord avec le droit national, aux Églises et aux associationsou communautés religieuses dans les États membres. (2) L’Union doitrespecter, de même, le statut des organisations philosophiques et nonconfessionnelles. (3) Tout en reconnaissant leur identité et leur apportspécifique, l’Union doit maintenir un dialogue ouvert, transparent etrégulier avec les dites Églises et organisations » La Charte des DroitsFondamentaux de l’Union, incluse dans la Constitution, affirme que« toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion.Ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi

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que la liberté de manifester sa religion ou ses convictions de façon indivi-duelle ou collective, publiquement ou en privé, à travers le culte, l’ensei-gnement, les pratiques et l’accomplissement des rituels (Art. II.10) ». Plusen avant, dans l’article II.2, elle ajoute : « L’Union doit respecter ladiversité culturelle, religieuse et linguistique », et dans l’article III.8 elleaffirme : « elle prendra des mesures pour lutter contre la discrimination…religieuse ».

En accord avec ces normes de la Charte des Droits, le Tribunal deS t r a s b o u rg a émis une série de sentences pour défendre la libertéreligieuse dans quelques pays de l’Union, spécialement en Grèce.

Dix-sept des vingt-cinq pays de l’Union Européenne ont aujourd’huiun régime d’État aconfessionnel, comprenant cependant diff é re n t e snuances. Notamment entre les pays antérieurs aux récentes incorpora-tions comme la Belgique, l’Autriche, l’Allemagne, l’Italie, le Portugal et laSuède. Et au sein des dix pays qui viennent d’arriver, prévaut l’optionaconfessionnelle. Ceux qui sont issus d’un système communiste deséparation laïciste hostile penchent maintenant vers une aconfessionnalitéen coopération avec les communautés religieuses. Trois états suivent unautre chemin : Malte reconnaît le catholicisme comme religion d’état ;C h y p re conserve un système d’étroite collaboration avec l’Égliseorthodoxe, un peu moins confessionnel qu’en Grèce. Peu à peu l’aconfes-sionnalité gagne aussi du terrain dans les Églises d’État du Nord del’Europe.

La laïcité avec nuances et l’aconfessionnalité

Aujourd’hui la frontière entre l’État laïque et l’État aconfessionneldevient de plus en plus fragile en faveur de l’aconfessionnalité. Au coursdes siècles, les mêmes mots n’ont pas toujours le même sens. Un exemplecaractéristique est, à mon avis, celui de la laïcité française, où, même sil’affirmation constitutionnelle de 1946, reprise en 1958, que la France est

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un état laïque se maintient, on voit surgir des concrétisations qui larapprochent de plus en plus du modèle aconfessionnel. La loi Debré desannées 50 a ébranlé le tabou de l’école laïque en ouvrant la subventionaux écoles privées. Régis Debray a recommandé récemment que l’histoiredes religions soit étudiée à l’école ; Nicolas Sarkozy propose de réviser lalaïcité et, par exemple, de subventionner la construction des mosquées.

Beaucoup d’intellectuels français spécialisés autour du thème de lalaïcité sont en train de nuancer cette même notion. Émile Poulat, parexemple, met en doute la distinction fondamentale dans la laïcitéfrançaise entre l’espace public et l’espace privé, et la réduction desreligions à ce dernier. De son côté, Jean Baubérot défend un « troisièmepacte laïque » qui prenne en considération les grands changements de lasociété actuelle, comme le pluralisme ou l’immigration islamique. Toutesces positions assument ou, même, vont au-delà des critiques faites à unelaïcité au sens strict et rapprochent de plus en plus la laïcité de l’aconfes-sionnalité. Les positions laïques dures, comme celles qui sont défenduespar H. Peña-Ruíz, sont en train de perdre force intellectuelle et influencedans les analyses sociologiques.

En résumé, un État a-confessionnel se base, surtout, sur quatreéléments :

❑ Séparation entre État et religions ou confessions❑ Liberté religieuse❑ Considération positive de la dimension religieuse et des religions parrapport aux individus et à la société❑ Établissement d’une coopération amicale entre les religions et l’État.

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8. Critères pour une correcte application de l’État aconfessionnel

Domaines de concrétisation

De tout ce qui a été dit jusqu’ici, nous pouvons conclure que l’évo-lution des idées et des réalités sociales et juridiques dans les étatsoccidentaux mène à une claire option aconfessionnelle. C’est le meilleurmodèle possible dans une société démocratique moderne. La mise enplace de ce modèle dans les divers domaines concernés peut se réaliser dedifférentes façons et, en fait, varie d’un pays à l’autre, en conservant,néanmoins, les principes essentiels de l’aconfessionnalité.

Dans le domaine économique, on a l’habitude de reconnaître lafonction positive des religions, en ce qui concerne le soin des moinsfavorisés, ainsi que les valeurs humaines que les religions proclament etapportent à la citoyenneté. Cela se matérialise souvent en des aides écono-miques directes ou indirectes et dans des mesures financières, comme lesexemptions fiscales accordées à certaines activités du service social.Éducation et culture incluent des sujets qui suscitent la polémique. Lesaides ou subventions aux écoles confessionnelles sont justifiées biensouvent parce qu’elles sont données à des institutions privées, mais quiont une fonction de service public, offert à toute la société, précisément enrelation avec une idéologie propre à laquelle on doit respect et promotion.Chaque fois il est plus évident qu’une information spécifique sur lesreligions, spécialement celles qui ont le plus d’enracinement historiquedans le pays (dans le cas de l’Espagne, la religion catholique) est néces-saire afin d’éduquer des personnes culturellement mûres. Dans bien despays, les diverses confessions existantes offrent dans leurs écoles desclasses enseignant leur religion propre ; il s’agit d’une offre confession-nelle envisagée du point de vue culturel et non pas catéchistique. On

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s’assure, ainsi, que les contenus sont enseignés de façon correcte etcompétente, et que les droits des parents soient pris en compte. Danscertains pays, comme l’Allemagne, les facultés de théologie continuent àexister incluses dans les universités de l’État ; dans d’autres pays, il existedes chaires de théologie. Le troisième domaine est le domaine juridiquequi inclut des sujets divers, tels que les effets civils du mariage canonique,la personnalité juridique des institutions religieuses et l’assistancereligieuse dans les hôpitaux et les prisons.

Quelques critères pour une application correcte

Il faut réfléchir de façon sereine sur certaines objections de principequi sont posées sur quelques-uns des éléments de l’État aconfessionnel.Voici quelques critères :

Fréquemment surgit l’argument que l’Église Catholique ne doit pasavoir de privilèges. La question est de savoir ce que l’on veut dire quandon parle de privilèges. Un privilège est le résultat d’une norme qui fournitun avantage ou bien une singularité à une personne ou à un groupe, oubien comme exception à des devoirs dont les autres ne jouissent pas. Unprivilège est moral ou non selon qu’il favorise le bien commun de lasociété, ou qu’il met en cause le principe d’équité, d’égalité et crée desdiscriminations. Mais que signifie égalité sans discrimination? Est-ce quela reconnaissance de la différence implique toujours un privilège ? Lephilosophe Àngel Castiñeira défend la notion d’égalité complexe commeun modèle d’égalité que les chartes internationales de droit ne recon-naissent pas encore. Cette notion, dit-il, « a la prétention d’accepter lesdifférences sans permettre des inégalités ; elle prétend admettre, endéfinitive, des dissemblances réciproques ». La notion traditionnelle,établie au siècle des Lumières, du concept d’égalité prend comme pointde départ erroné une nature humaine égale et commune sans tenircompte du fait culturel qui l’influence nécessairement. De cette façon, onassure l’égalité au niveau de la nature humaine et on la nie au niveau

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culturel. B. Parekh propose une nouvelle notion d’égalité fondée surl’interaction entre uniformité et différence. L’égalité complexe doit néces-sairement inclure la différence. Quand il existe des différences culturelleset religieuses importantes, le traitement différentiel s’avère nécessaire :l’égalité des droits ne signifie pas des droits identiques pour les individusavec des histoires culturelles différentes. Pour jouir de l’égalité, lesbesoins peuvent requérir différents droits. Pour autant, l’égalité n’est passynonyme d’uniformité et toute différence n’est pas un privilège. Si nousappliquons ces réflexions à l’État aconfessionnel, nous verrons que l’onpeut éviter les privilèges, soit en généralisant les droits (toutes lesreligions seraient destinataires de subventions), soit toutes les religionspourraient transmettre leurs croyances dans le cadre de l’éducationnationale, soit en faisant des lois qui prennent en considération les diffé-rentes exigences culturelles et religieuses (on reconnaît à chaque religionses caractéristiques acceptables). En tout cas, la reconnaissance du faitreligieux, dans sa pluriformité même n’est pas un privilège ou n’est pasun privilège compris au sens strict et, pourtant cela serait inacceptable.

On affirme qu’avec l’argent de tous on ne peut pas payer les conve-nances de quelques-uns, dans ce cas les croyants ou les religions. Ceprincipe est apparemment correct, mais peut devenir injuste selon lamanière dont on l’entend. Le budget public paie les universités, mais tousles jeunes ne sont pas des universitaires ; il aide les régions moinsfavorisées, il subventionne les grands opéras, mais tous les citoyens nesont pas des mélomanes, etc. L’argent de tous sert à donner à la sociététout ce qu’elle estime nécessaire pour le bien de tous et comme une offreà tous. Pourquoi ne pouvons-nous pas reconnaître que les religions sontun bien social?

La tolérance authentique, a déclaré l’UNESCO en 1995, n’implique pas« la renonciation ou l’affaiblissement des principes propres » mais plutôt« la liberté d’adhérer à des convictions personnelles et d’accepter que lesautres puissent agir de même ». Ceux qui vivent en cohérence avec leurspropres convictions et le manifestent ainsi, ne sont pas intolérants. Sontintolérants ceux qui désireraient imposer par la force leur propre critère etpas seulement au moyen du raisonnement. D’autre part, « tolérer »

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devient trop fréquemment un terme synonyme de « supporter malgrésoi » ; il vaudrait bien mieux le comprendre comme « accueillir » ou« accepter ».

Finalement, existe le critère suprême du bien de tous les citoyensfondé sur une égalité ou sur une citoyenneté (complexe, avec attributs)qui englobe une infinité de situations et pas uniquement ce qui estcommun à tous.

Conclusion

Chez nous, en Espagne, a lieu en ce moment une polémique au sujetdu modèle des relations entre l’Église Catholique (et les autres religions)et l’État. Avec cet écrit, nous prétendons contribuer à centrer le sujet, à lesituer historiquement et à indiquer le modèle qui, à notre avis, est le plusapproprié à une relation mutuelle. Le modèle aconfessionnel nous semblele plus adéquat. Néanmoins, il nous semble aussi bien licite d’opter pourun modèle d’état dit laïque mais à condition de lui donner les attributs del’État aconfessionel. Le nom ne fait pas la chose, mais il faut, quandmême, expliquer ce qui se cache derrière chaque mot.

En tout cas, on doit établir des ponts de dialogue entre les défenseursdes diff é rents modèles afin de parler des thèmes de fonds et passeulement des mots. Pour arriver à une compréhension mutuelle et à unerelation plus détendue et constructive entre les diverses positions, il nefaut pas uniquement des critères pour penser correctement mais aussi desc r i t è res pour agir correctement. Quelques personnalités (Riccard i ,González de Cardedal, Felipe González) nous ont donné de bons conseilsque nous devons écouter : éviter les polémiques et les accusations ;écouter et dialoguer ; éviter la tentation d’un laïcisme que l’histoire a déjàenseveli ; tenir compte de ce qui peut aider autrui et compléter la relation

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entre société et confessions, etc. Comme le dit très bien A. Riccardi, ressus-citer la question religieuse ne profite à personne, « il faut apprendre àgérer la tension et la différence et ne pas l’utiliser pour des finalitéspolitiques ou de légitimation ». Aujourd’hui la paix religieuse devientfondamentale dans les sociétés européennes en crise d’identité et atteintesd’un certain affaiblissement.

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Bibliographie

Jean BAUBÉROT, Histoire de la laïcité en France, Paris, PUF, 2000.

Jean BAUBÉROT, Vers un nouveau pacte laïque ?, Paris, Seuil, 1990.

Jean BAUBEROT, Laïcité, 1905-2005. Entre passion et raison, Paris, Seuil,2004.

Henri PEÑA-RUIZ, La emancipación laica. Filosofía de la laicidad, Madrid,Laberinto, 2001.

Henri PEÑA-RUIZ, Qu'est-ce que la laïcité, Paris, Gallimard, 2003.

Henri PEÑA-RUIZ, La laïcité. Textes choisis et présentés, Paris,Flammarion, 2003.

Émile POULAT, Notre Laïcité publique, Paris, Berg International Éd.,2003.

Nicolas SARKOZY, La République, les religions, l'espérance, entretiensavec Thibaud Collin et le père Philippe Verdin, Paris, Cerf, 2004.

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Jacques LevratBeni Mellal, Maroc.

LA MIGRATION, UN POINT DE VUE À PARTIR DU MAROC

Avant d’aborder les questions actuelles liées à la migration, du pointde vue d’un observateur situé au Maroc, permettez-moi de vous proposerdeux réflexions de caractère général.

1. Réflexion biblique

Abraham, notre père dans la foi, était un migrant. À l’étroit dans sonunivers chaldéen ; mais, libre intérieurement, il était disponible pouraccueillir l’invitation divine : Quitte la maison de ton père… Va vers le paysque je te montrerai (Gn 12,1). Emmanuel Lévinas, à la suite de nombreuxinterprètes, n’hésite pas à traduire ce texte : Va à la recherche, à la découverte,de toi-même!

En effet toute personne qui - aujourd’hui comme hier – quitte sonpays, pour aller ailleurs, est, au-delà des contingences immédiates, à larecherche d’elle-même. Plus ou moins consciemment, elle désire naître àdes dimensions nouvelles de sa propre personnalité…

Dans le sillage d’Abraham, le peuple juif qui vivait en Égypte uneexpérience de migration, mais aussi d’humiliation et d’exploitation, aentendu lui aussi l’appel divin : Quitte ce pays (Ex 33,1).

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Des siècles plus tard, avec l’exil à Babylone, des croyants juifs ont subiune migration qui a été l’occasion d’un profond renouvellement de leurfoi. Loin de chez eux, ils ont compris que Dieu n’est pas lié à un Temple,à des sacrifices ou à des pèlerinages. Il n’est pas lié à une structurepolitique royale. Pas plus qu’à une terre… Il est plus grand!

De même, les juifs qui ont émigré en Égypte, à Alexandrie plus parti-culièrement, ont découvert que Dieu n’est pas lié à une langue, à uneculture. Ils ont ainsi pu développer une sagesse à caractère universel…

D’où la question : la foi d’Abraham, comme la foi du peuple juif,pouvait-elle pre n d re forme et se développer sans ces multiplesexpériences de migration?

Autre question : a-t-on suffisamment pris au sérieux le passage del’Évangile qui nous dit que Jésus enfant est allé en Égypte? L’exégèsehabituelle tient que Matthieu présente Jésus comme le nouveau Moïse quivient libérer son peuple… Mais n’y a-t-il pas plus que cela dans ce texte?Une référence au présent, et pas seulement au passé?

2. Réflexion historique

En me limitant à la période historique, j’observe que la Méditerranée aété un lieu de migrations incessantes. En voici une rapide énumération :

Les Phéniciens, souvent accompagnés de Juifs,Les Grecs qui, par l’Asie Mineure, ont beaucoup reçu de l’Orient et ontfécondé, durant des siècles, l’ensemble du bassin méditerranéen,Les Romains,Les Byzantins,Les Arabes, avec les riches périodes Omeyyade et Abbasside, mais aussiAndalouse et Sicilienne…Les croisades, occasion de multiples échanges,

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Les Ottomans et le rayonnement d’Istanbul…Les Catalans dès le XIIIe, puis les Espagnols et les Portugais présents ennombre au Maghreb depuis le XVe siècle,Mais aussi les Maltais et les Italiens eux aussi présents au Maghreb depuisdes siècles, puis la présence coloniale française, plus récente,Aujourd’hui, les juifs, les Migrants…

Cette vision d’ensemble est à compléter par les multiples déplace-ments de caractère plus personnels. Je vous en cite un seul, significatif : onparle beaucoup aujourd’hui des pateras qui transportent les migrants versl’Europe, or le 24 juin 1951 une patera a fait naufrage en abordant les côtesmarocaines près de Salé, elle était chargée d’Espagnols à la recherche detravail et fuyant le régime franquiste… Aléas de l’histoire !

Une question se pose alors : sans ces multiples brassages de popula-tions le dynamisme culturel de la Méditerranée aurait-il été possible?

Les migrations actuelles, vues du Maroc1

C’est dans cette longue histoire de brassages incessants de popula-tions, avec ses zones d’ombres et de lumières, avec de multiplesrencontres manquées et d’autres réussies que nous pouvons aborder lasituation des migrants maghrébins qui aujourd’hui assiègent la forteresseEurope…

Dans les années 60, pour faire simple, la France, puis d’autres paysd’Europe occidentale ont fait appel à des ouvriers marocains parce que

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1. Je m’appuie sur les informations très précises de Mohamed Khachani dans sonlivre : Les Marocains d’ailleurs, la question migratoire à l’épreuve du Partenariateuro-méditerranéen, Publications de l’Association Marocaine d’Études et deRecherches sur les Migrations, Rabat, 2004.

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ces pays avaient « besoin de bras ». Ils ont donc fait venir des bras sans sepréoccuper vraiment que ces bras appartenaient à des personnes…

Du côté marocain les chômeurs étaient nombreux et le besoin d’argentétait grand; on a donc exporté le maximum d’ouvriers sans mesurer lesconséquences sociales et culturelles de cette opération…

Les problèmes humains liés à cette migration vont apparaître peu àpeu. Je vous en présente quelques-uns, d’une manière très schématique.

1. Le migrant qui quitte son village est, généralement, un hommejeune, entreprenant, il a le goût du risque et l’esprit d’initiative… C’estainsi que de nombreuses communautés marocaines ont perdu leurséléments les plus dynamiques ! Peut-on se re m e t t re d’une telleamputation?

Certains de ces migrants vont acquérir une compétence profession-nelle réelle et découvrir les valeurs sociales de la vie syndicale etdémocratique… Mais l’expérience montre que, même lorsqu’ilsreviennent travailler au pays, ils ont beaucoup de peine à partager avecleurs compatriotes ce qu’ils ont appris à l’extérieur.

Au fil des ans, le niveau de développement humain des migrants vas’élever. Aujourd’hui des ingénieurs, des médecins… quittent le Maroc.Certains même illégalement et n’hésitent pas à risquer leur vie dans despateras…

Dans les années soixante c’est la population rurale qui perdait sesforces vives, aujourd’hui c’est l’ensemble du pays qui perd une partie deses forces vives. Je vous livre, sur ce point, quelques chiffres significatifs2 :

• le Maroc compte aujourd’hui 1 infirmier pour 10.000 habitants alorsque la norme proposée par l’OMS est de 1 pour 300. Et nous conti-nuons d’exporter des infirmiers en grand nombre car la France,comme d’autres pays européens, en recrute sans cesse.

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2. Ibid. p. 67-69.

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• 800 chercheurs marocains, sont rattachés au CNRS français, et l’und’entre eux dirige une unité rassemblant 360 chercheurs et 26 labora-toires associés,

• C’est un Marocain qui à la NASA est responsable de la communicationavec les robots envoyés sur la planète Mars…

Les Marocains sont fiers de leurs compatriotes qui réussissent, maisdans ces derniers cas, les transferts technologiques sont-ils encorepossibles?

La migration est une perte considérable de « capital humain » ; ce quiest beaucoup plus grave que le pillage des matières premières ! Lesquelques tentatives marocaines pour établir des échanges avec ces scien-tifiques à l’étranger et permettre au Maroc de bénéficier de leurs compé-tences n’ont pas encore abouti…

2. Voyons maintenant ce qui se passe du côté des femmes. L’hommedes années 60 partait le plus souvent seul. Lorsqu’il envoyait un« mandat » à sa femme, celle-ci voyait son rôle social fortement valorisé.Et, surtout si elle habite en ville, elle doit assumer la responsabilité de chefde famille ; ce qu’elle fait, le plus souvent, fort bien. Cela est moins vraidans le monde rural où les structures patriarcales pèsent encore très fortsur l’ensemble de la société : le mandat est envoyé, le plus souvent, à unhomme de la famille.

Avec le regroupement familial, la femme a été invitée à suivre sonmari. Cela n’a pas eu que des aspects positifs. Cette femme, le plussouvent analphabète, ne connaît pas la langue du pays où elle va vivre.Elle est donc confinée à la maison et perd ainsi toute initiative et respon-sabilité sociale : elle est dévalorisée… De nombreuses femmes ont été,elles aussi, victimes de cette migration qui demandait des bras, sans sesoucier vraiment des personnes et de leurs familles.

Depuis une vingtaine d’années, on voit se développer une migrationde femmes seules. Des femmes répudiées pour commencer, puis desc é l i b a t a i res dont le niveau culturel s’élève pro g ressivement. Elles

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affirment ainsi leur autonomie, leur liberté. Les résistances sociales tradi-tionnelles cèdent, peu à peu… Si les femmes rapportent de l’argent on estdisposé à les laisser partir ! Ce phénomène est révélateur de l’évolutionsociale. On observe que les nouvelles générations, du fait de la scolari-sation, s’accommodent de moins en moins du statut traditionnel de lafemme au foyer. Une enquête récente fait apparaître que 13,2 % des jeunesfilles de moins de 15 ans ont comme projet de vie de quitter le Maroc : leurcœur est ailleurs, elles ont déjà tourné le dos à leur pays.

3. Regardons maintenant du côté des enfants. Lorsque le père parttravailler à l’extérieur, l’argent qui arrive favorise le bien être matériel detoute la famille et donc des enfants : habitat, nourriture… et aussi scolari-sation. C’est très positif ! Cependant les migrants dont les conditions devie sont rudes et souvent humiliantes ont besoin de compenser lorsqu’ilsreviennent au pays. C’est pourquoi ils affichent, très ostensiblement, leurréussite matérielle pour être reconnus, estimés, au moins chez eux ! Ilsprésentent ainsi un visage très séduisant de la migration. Un visage quitrompe les enfants…

L’enquête que je viens de citer montre que, chez les moins de 15 ans,23,2% des garçons interrogés ont pour projet de vie de quitter leur pays…Ils sont pris par le mirage de l’argent facile et donc peu portés à étudier.Cela s’aggrave dans certaines régions où le trafic de la drogue, avec sesflots d’argent facile, utilise les réseaux migratoires en place. Alors, à quoibon étudier? Surtout lorsque l’on observe que même ceux qui réussissentleurs examens sont au chômage… La migration est la voie de l’argent, dusuccès facile !

Quelques considérations plus concrètes…

• L’argent : l’apport financier des migrants est considérable, il a atteintau Maroc 3,5 milliards d’euros en 2001, soit plus que le tourisme (2,8)et bien plus que les phosphates (1,1). Il est très certainement moindreque l’argent de la drogue… Et, comme ce dernier, il favorise laconsommation, ce qui en soi permet la survie d’une partie notable dupeuple marocain. C’est un bienfait à court terme, mais il ne permet pas

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les investissements stru c t u rels nécessaires au développement dupays… Il est aussi aléatoire : les événements du 11 septembre 2001, auxÉtats-Unis, et du 16 mai 2003, à Casablanca, ont accéléré ou freiné lestransferts d’argent…

• La politique : la politique « sécuritaire », comme celle qui se met enplace aujourd’hui en Europe, sera toujours inefficace. Tant que lerevenu par habitant sera dans un rapport de 1 à 15 ou 20 entre le Sudet le Nord de la Méditerranée, toutes les barrières seront inefficaces…On aura beau multiplier les obstacles administratifs, policiers etautres, le seul résultat sera de mettre les migrants dans une situationde plus grande précarité et de favoriser le développement de maffiasqui vivent du trafic d’hommes. Le prix moyen demandé par lesmaffias marocaines est de 600 dollars pour « livrer » une personne surles côtes européennes. Les maffias espagnoles, elles, peuventdemander 5.500 dollars car on espère, sans garantie aucune, que leursservices se poursuivront sur l’autre rive…

Mais le problème majeur, c’est l’hypocrisie politique. L’Europe saitqu’elle a besoin chaque année d’apports humains extérieurs et que celasera encore vrai pour des dizaines d’années. Un rapport du Parlementeuropéen, du 29 janvier 1997, le dit très clairement : « l’immigrationsera non seulement une réalité, mais aussi une nécessité ». Refuser dele reconnaître c’est maintenir des populations de migrants dans unesituation d’humiliation et de précarité qui favorise leur exploitation.

• Les noyés : entre 1997 et 2001, les chiffres officiels disent que 5.632personnes se sont noyées dans les embarcations de fortune quidevaient les conduire du Maroc en Europe. La mer a rejeté 3.932 deleurs corps, les autres sont portés disparus… Ces chiffres sont enréalité plus élevés, surtout si l’on tient compte de ce qui se passe plusà l’est de la Méditerranée. Pouvons-nous fermer les yeux sur de tellessouffrances ? Ne sommes-nous pas invités à des dépassements?

•••

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Pour les croyants que nous sommes, le migrant ne peut être réduit àune force de travail, il est une personne humaine, une personne à l’imagede Dieu… Une personne qui porte en elle une richesse unique qui ladépasse et qui nous dépasse.

La question qui se pose alors n’est pas tant de se demander sil’immigré est intégrable, mais bien plutôt, si – au plan personnel, commeau plan communautaire – nous sommes capables d’accueillir l’Autre…

Cet Autre qui frappe à nos portes est un frère à rencontrer, à découvrir,avec lequel nous sommes appelés à vivre, avec qui nous sommes appelésà grandir. Lui fermer la porte, c’est risquer de fermer la porte à Abraham!

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Congrès de Sant EgidioLyon, 11-13 septembre 2005.

APPEL POUR LA PAIX

Nous, hommes et femmes de religions différentes, nous nous sommesretrouvés dans l’antique cité de Lyon pour prier, pour dialoguer, pourfaire grandir un humanisme de paix. Nous rendons hommage à lamémoire de Jean-Paul II, qui a été un maître de dialogue et un témointenace de la sainteté de la paix. Nous sommes convaincus que, sans lapaix, notre monde devient inhumain. Nous avons écouté le cri de tousceux qui souffrent à cause de la guerre et du terrorisme. Nous noussommes penchés, attentifs, sur nos traditions religieuses et nous y avonslu un message de paix. Nous avons prié pour la paix dans le monde.

C’est au nom de la paix que nous nous adressons à nos coreligion-naires, aux hommes et aux femmes de bonne volonté, à tous ceux quicroient encore que la violence améliore le monde. Et nous disons : il esttemps que finisse l’usage de la violence ! La vie humaine est sacrée. Laviolence humilie les hommes et discrédite la cause de celui qui l’utilise. Lemonde est fatigué de vivre dans la peur. Les religions ne veulent pas de laviolence, de la guerre, du terrorisme. Nous le disons avec force à tous leshommes !

Nous déplorons la destruction des lieux de culte, de quelque commu-nauté que ce soit : les mosquées, les églises, les synagogues, les temples.Les symboles de la foi de l’autre ne doivent pas être piétinés, parce qu’ilsrappellent à tous le nom saint de Dieu qui n’appartient pas aux hommes.Comme nous demandons le respect pour la vie humaine, nous ledemandons aussi pour les lieux saints de la vie spirituelle.

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La paix est le nom de Dieu. Dieu ne veut pas l’élimination de l’autre.Dieu éprouve de la compassion pour ceux qui souffrent sous les coups dela violence, du terrorisme, de la guerre. Celui qui se sert du nom de Dieupour affirmer un intérêt partisan ou pour légitimer la violence, avilit lareligion. Aucune guerre n’est jamais sainte. L’humanité ne s’améliore pasavec la violence et la terreur.

Les religions enseignent que la paix du cœur est décisive. Dieu ladonne à celui qui croit en Lui. Notre ferme espérance est que la paix, donde Dieu, s’étende à tous les hommes et femmes, embrasse tous les peuplesde la terre, arrête la main des violents et fasse échouer les projets deterreur. Pour cela, nous avons prié à Lyon.

Nous avons aussi constaté combien les douleurs du monde sontnombreuses. L’humanité est encore très loin d’avoir réalisé les objectifs duMillénaire, abattre la pauvreté, assurer le droit à la santé, à l’eau, à lasécurité de la vie, à être libéré de la faim. Ceci est très grave ! Notre mondereste marqué par des pauvretés désespérantes. C’est une constatationdouloureuse que nous manifestons, très préoccupés, aux responsablespolitiques. Nous nous faisons les interprètes de la désespérance et desbesoins de millions de pauvres de la terre. Nous demandons une plusforte concentration d’énergies et de ressources pour rendre le monde duXXIe siècle moins pauvre et plus humain.

La paix et la justice favorisent l’avènement d’un monde meilleur. Lavoie de la paix est le dialogue. Loin de nous laisser sans défense, ledialogue nous protège ; il transforme l’étranger en ami ; il rend possible letravail en commun pour lutter contre la pauvreté et tout mal.

À Lyon, nous avons vécu un dialogue franc, éclairé par l’espritreligieux de la prière. Nous avons dialogué entre représentants des diffé-rentes communautés religieuses et avec les humanistes de notre temps.Ont émergé les différences profondes entre religions et cultures. Lemonde, bien que globalisé, n’est pas devenu uniforme. Mais il est devenuclair qu’il y a un destin unique. Il est temps de travailler ensemble aveccourage pour un humanisme capable de construire la paix entre les

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peuples et les individus. L’objectif n’est pas l’affirmation de l’un ou del’autre, mais de réaliser une civilisation dans laquelle on vit ensemble.L’art du dialogue est la voie patiente pour construire cette civilisation duvivre ensemble.

Que Dieu accorde au monde, à chaque homme et à chaque femme, ledon merveilleux de la paix !

Appel pour la paix

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DossierH e rméneutique et

dialogue interre l i g i e u x

Trois théologiens marquants des XXe et XXIe siècles apportent leurcontribution à ce dossier. Claude Geffré a enseigné à la faculté dethéologie de l’Institut catholique de Paris. De la théologie fondamentale, oùil a pris la succession de Henri Bouillard en 19681, il a été conduit à lathéologie herméneutique et est devenu un spécialiste mondialementestimé de la théologie de la rencontre des cultures et des religions2.

Charles Perrot a été professeur d’exégèse et de théologie du NouveauTestament au même Institut catholique de Paris. Il est l’auteur, notamment,d’un livre fondamental : Jésus et l’histoire3.

Actuel directeur de l’Institut catholique de la Méditerranée, Jean-MarcAveline, qui est l’un des fondateurs, en 1992, et la cheville ouvrière toutautant que l’âme (avec, entre autres, Christian Salenson) de l’Institut deSciences et de Théologie des Religions de Marseille, sait traiter des questions

1. Voir Lucchési (Bernard), « Henri Bouillard et l’I. S. T. R. de Paris », Chemins deDialogue n° 15, mai 2000, p. 189-199.

2. Voir Geffré (Claude), Profession Théologien, Quelle pensée chrétienne pour le XXIe

siècle ? (Entretiens avec G. Jarczyk), coll. « Spiritualités », Albin Michel, Paris,1999, 316 p.

3. Coll. « Jésus et Jésus-Christ », n° 11, Desclée, Paris, 1979, 336 p.

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spéculatives les plus difficiles4. Dans ce dossier, il rend hommage auphilosophe Paul Ricœur, qui est décédé ce printemps. Rédigé avec degrandes qualités de clarté et d’expression, son article est une leçon dephilosophie et de théologie. Il permet, d’abord, de se rendre compte duchemin qui a été parcouru par la philosophie française les cinquantedernières années, depuis l’époque de Jean Nabert, Emmanuel Mounier,Maurice Merleau-Ponty, Jean-Paul Sartre, etc. jusqu’à aujourd’hui. Celuiqui penserait que les questions soulevées dans les années 50 sont derrièrenous serait dans l’erreur. La force du propos de Jean-Marc Aveline est dene pas développer une philosophie séparée, mais de montrer, avec unerigueur et une passion authentiquement philosophiques, l’intérêtproprement théologique des questions traitées par Ricœur.

Parmi celles-ci, le rapport à l’écriture5 dans les religions monothéistesest un chantier sur lequel beaucoup de chemin a été parcouru, mais où ilreste encore à faire. Charles Perrot est bien placé pour faire le point surl’actualité de la tâche exégétique. Joint à une érudition aussi considérableque maîtrisée, son sens de l’humour l’autorise à brosser un tableau de lasituation, qui honore, avec un égal bonheur, le passé, le présent et l’avenir.Claude Geffré, qui repend ici sa contribution au colloque consacré auCoran, organisé par l’Institut catholique de la Méditerranée le 11 décembre2004, traite d’une question redoutable : comment surmonter le conflit desinterprétations et parvenir à une vérité du texte de l’Écriture, qui seraitreçue comme Parole de Dieu? De plus, l’éminent professeur tient despropos qui ne sont pas pertinents seulement pour le christianisme, maisaussi pour l’islam.

Ce dossier propose ainsi une élaboration scientifique sur d’immensesquestions. Toutefois la recherche n’est pas réservée à des spécialistes. Ellecircule dans la culture contemporaine lorsque celle-ci prend conscienceque les conditions de la vie en liberté aujourd’hui ne vont pas de soi. Nul

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4. Voir son ouvrage magistral : L’enjeu christologique en théologie des religions, Ledébat Tillich-Troeltsch, collection « Cogitatio Fidei », n° 227, Cerf, Paris, 2003.

5. On peut entendre ici « écriture » avec les deux orthographes : « écriture », lefait d’écrire, mais aussi « Écriture », les textes sacrés (ou canoniques) destraditions religieuses.

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doute que la radicalité du propos, jointe à l’élégance de l’expression et àla pertinence de la recherche dont témoignent, chacun à leur façon, lesécrits de Claude Geffré, Charles Perrot et Jean-Marc Aveline, sont unvivant encouragement pour ceux qui pensent que la rencontre de l’autreest non seulement un fait, mais une chance.

Jean-Marie Glé

Présentation

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SOMMAIRES DES ARTICLES

Claude GeffréExégèse et pluralisme

Comment échapper à l’antinomie possible entre l’unité de la vérité et lapluralité des interprétations des textes sacrés sans tomber dans le pur relativisme ?Ou, dit autrement, comment surmonter le conflit des interprétations et parvenir àune vérité du texte qui soit reçue comme Parole de Dieu par la communautécroyante ? Telle est la question que Claude Geffré traite tant dans le contexte duchristianisme que dans celui de l’islam. Il présente d’abord la tension nouvelle etla complémentarité entre la méthode historico-critique et les diverses figures de laméthode structurale (analyse sémiotique, rhétorique ou narrative) dans l’exégèsedes textes sacrés. Puis, il montre comment une approche herméneutique (qui n’estpas une troisième méthode) permet de développer une « i m a g i n a t i o nanalogique » qui conduit à ce que le texte devienne interprétant pour le lecteur oul’auditeur. Ainsi, une continuité est assurée entre une exégèse savante et uneexégèse croyante. Une telle attitude d’esprit est, enfin, la meilleure arme contre latentation d’une lecture fondamentaliste des textes sacrés.

Charles PerrotL’exégèse aujourd’hui

L’auteur part du constat que l’exégèse biblique est devenue le lieu d’unétonnant retournement de perspective depuis un siècle. Alors qu’au début duvingtième siècle, « la question biblique » semblait fragiliser tous les discoursthéologiques et pastoraux, le travail sur l’Écriture sainte provoque, en fait, unressourcement et un enrichissement de la pensée chrétienne. Après avoir brosséun tableau historique où le concile Vatican II (1962-1965) tient une place de choix,Ch. Perrot initie son lecteur à l’actualité de la tâche exégétique. Il expose lesnouvelles données littéraires (traductions et documentation) et archéologiques. Ilexamine, ensuite, les nouvelles méthodes d’investigation. Il souligne l’importancedes lectures de type synchronique sans pour autant renoncer à l’apport de laméthode historico-critique. Il projette, enfin, une vive lumière sur les chantiersactuels, dont quelques questions aujourd’hui sensibles : le rôle des femmes dansl’Écriture, une perception nouvelle de la grande diversité du Judaïsme au premier

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siècle de notre ère, l’unité et la diversité dans le Nouveau Testament, la questiondu langage et de son rapport à l’histoire. Il conclut par la question : comment doncfaire de l’histoire ?

Jean-Marc AvelineL’énigme de l’humain et le désir de DieuHommage théologique à Paul Ricœur

L’auteur adresse un hommage théologique réfléchi, argumenté et fervent augrand philosophe que fut Paul Ricœur, qui est décédé le 20 mai 2005. Après avoirretracé sa vie, il parcourt les différentes étapes de son œuvre. La fécondité théolo-gique de sa pensée procède, en effet, de l’ensemble de son œuvre. Celle-ci porte latrace d’un profond respect du désir de Dieu sous quelque forme qu’il apparaissedans l’énigme de l’humain. Comme celle de Jean Nabert, l’œuvre de Paul Ricœurs’inscrit, d’abord, dans la longue tradition cartésienne de la philosophie réflexive.Mais, l’illusion de la transparence qui la caractérise est d’entrée de jeu dénoncéecar Ricœur opère une double greffe phénoménologique et herméneutique, qui sedéploie dans l’art d’expliquer toujours davantage pour mieux comprendre. Sontainsi convoqués : une herméneutique des signes, des symboles et des mythes, untravail de compréhension du texte et du récit, une intelligence de l’humanité quiva de « l’homme faillible » à « l’homme capable » (capable de raconter et des’engager, capable de critique et de conviction). L’histoire et la reconnaissanceparaissent alors. Elles conjuguent devoir de mémoire et importance de l’oubli, nonl’oubli par effacement des traces, mais « l’oubli de réserve », c’est-à-dire lacapacité de ne pas laisser la mémoire patrimoine éteindre l’élan de la constructionde l’avenir. Elles permettent de penser à frais nouveaux le chemin qui va de laculpabilité au pardon. Jean-Marc Aveline rend ainsi compte, avec précision,p rofondeur et élégance, de la belle cohérence de l’œuvre de Ricœur. Enconclusion, il revient sur le lien entre la croyance en Dieu et la réalité du mal.

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Claude GeffréThéologien, ancien directeur de l’École biblique et archéologique de Jérusalem.

EXÉGÈSE ET PLURALISME

Je ne sais comment je dois interpréter la tâche qui m’est assignée sousce titre elliptique. On s’attend sans doute à ce que j’évoque la pluralité desméthodes exégétiques mais aussi la pluralité des lectures du texte sacré etdonc des interprétations. Surgit alors une question plus radicale qui est aupoint de rencontre entre une exégèse savante et une exégèse croyante.Comment surmonter le conflit des interprétations et parvenir à une véritédu texte qui soit reçue comme Parole de Dieu par la communautécroyante ?

Dans un premier temps, j’évoquerai la tension nouvelle et la complé-mentarité nécessaire entre la méthode historico-critique et ce que l’onpeut appeler la méthode structurale dans l’exégèse récente des textessacrés. En second lieu, je voudrais montrer comment une approcheproprement herméneutique (je ne parle pas d’une troisième méthode)nous aide à assurer la continuité entre une exégèse savante et une exégèsecroyante. Enfin, en terminant, je voudrais repérer en quoi consiste latentation d’une lecture fondamentaliste dans notre quête de la vérité d’untexte qui est reçu comme un texte canonique par la communauté croyante.

Je parle à partir de mon expérience de théologien chrétien. Mais jeprivilégie les règles générales de tout acte de lecture qu’il s’agisse ducorpus biblique ou du corpus coranique. Et je prétends que cela concerneaussi tous les lecteurs d’un texte sacré même en dehors d’une commu-nauté croyante.

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La complémentarité des méthodes

La méthode historico-critique est devenue incontournable. Elle a étéprivilégiée dans l’exégèse chrétienne aussi bien protestante que catho-lique jusqu’aux années soixante-dix. Elle cherche à élucider les processushistoriques de production des textes. Elle s’attache à dégager le genrelittéraire de chaque écrit, de situer son milieu d’origine (le Sitz im leben),de rendre compte de manière critique de sa forme (Formgeschichte), et desa rédaction, c’est-à-dire l’étude des diverses formes rédactionnellessuccessives (Redactionsgeschichte). Cette méthode ne sera jamais remplacéecar l’exégèse d’un texte sacré ne s’intéresse pas seulement aux codeslinguistiques immanents à un texte mais aux témoignages historiques quisont à l’origine du texte. L’exégèse historico-critique relève d’uneapproche diachronique et elle s’efforce de repérer les couches rédaction-nelles à travers lesquelles on est parvenu au texte canonique qui faitautorité pour la communauté interprétante.

Depuis au moins trois décennies, la méthode historico-critique a faitplace, grâce au succès de la linguistique moderne, à une pluralité d’ana-lyses que l’on peut regrouper sous le titre de méthode structurale dont lecommun dénominateur est de se réclamer d’une approche synchroniquedes textes.

On peut citer en particulier l’analyse sémiotique qui à la suite dulinguiste Greimas s’intéresse au corpus biblique compris comme unensemble signifiant. On découvre aussi l’importance de l’analyse rhétoriquequi, dans le cas de la Bible, s’intéresse aux textes du Premier et duNouveau Testaments en tant qu’ils sont dotés d’une fonction de commu-nication, d’argumentation. Il faut par ailleurs mentionner le succès del’analyse narrative des textes sacrés qu’il s’agisse du corpus biblique ou ducorpus coranique. L’analyse des récits dont témoignent la Bible ou leCoran cherchent à répondre à la question : comment le destinateur dutexte communique son message au destinataire?

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Ces diverses analyses concentrent leur intérêt sur la version finale,canonique, du texte sacré, quoi qu’il en soit de ses strates successives.Elles ont l’avantage de faire apparaître des problèmes exégétiques que laseule approche diachronique risque de laisser de côté. C’est particuliè-rement important dans la manière d’aborder la double source duPentateuque dans la Bible hébraïque. Et une approche synchronique estprécieuse pour nous mettre en garde contre certaines illusions inhérentesà une approche purement historique ou diachronique des textes sacrés.On peut distinguer l’illusion de la source, l’illusion de l’auteur et l’illusiondu lecteur ou du destinataire.

Ce n’est pas la connaissance des sources d’un texte qui faitcomprendre ce texte car il choisit et articule ses propres sources qui nesont sources que dans ce texte mais auraient pu donner un autre texte. Demême, il faut dépasser l’illusion de l’auteur du texte. Il est vain derechercher le vécu de l’auteur ou son intention. L’expérience supposée del’auteur n’existe pour nous que structurée par le texte. On pourrait direque l’auteur est autant produit par le texte que le texte par l’auteur. Enfin,grâce à toutes les analyses d’une approche structurale, il y a une mise àdistance du texte par rapport au lecteur. Celui-ci ne peut projeter soninterprétation subjective sur le texte. Il faut découvrir l’interprétationdans l’acte du texte sur sa propre tradition. Il y a dans le texte un travailde signification qui est la reprise et l’actualisation d’une traditionantérieure.

L’exégèse moderne souligne donc le danger d’un certain positivismeauquel peut conduire un usage exclusif de la méthode historico-critique.Elle considère le développement d’une écriture comme achevé avec l’éta-blissement de la dernière rédaction ou encore le texte canonique. Elle netient pas assez compte des liens constants du texte avec une communautévivante et ses intérêts propres.

Mais quoi qu’il en soit des re s s o u rces précieuses des diversesapproches que comporte une méthode structurale, elle peut conduire elle-même à un certain positivisme, celui d’une objectivité textuelle où l’onconsidère le texte sacré comme système de signes et jamais comme parole

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ou message. Selon le mot bien connu de Paul Ricœur, « expliquer plus,c’est compre n d re mieux ». En d’autres termes, son herméneutiquetextuelle cherche à compléter la critique historique et la critique textuellepar la quête du sens. Elle prend ses distances aussi bien à l’égard del’illusion positiviste d’une objectivité textuelle qu’à l’égard de l’illusionromantique d’une coïncidence d’esprit entre le lecteur d’aujourd’hui etl’auteur du texte passé. L’herméneutique n’est pas une troisième méthodeau-delà de la méthode historique et de la méthode structurale. C’est uneattitude fondamentale en présence d’un texte sacré. Et je voudraismontrer en quoi elle nous aide à assurer la continuité entre une exégèsesavante et une exégèse confessante. Je me contenterai de trois remarquestrès rapides.

Exégèse savante et exégèse confessante

1. Premièrement, l’interprétation n’est pas seulement le fait du lecteur,elle est le fait du texte lui-même, c’est-à-dire de sa réception. Cela revientà dire que l’interprétation est inséparable d’une communauté vivanteavec ses intérêts propres, ses besoins, ses attentes. Dans le cas du corpusbiblique, c’est toute la Bible qui devient un grand intertexte. C’est lacommunauté qui attribue à tels textes considérés comme inspirés leurstatut de textes fondateurs et qui reçoit de ces mêmes textes sa propreidentité. Comme je l’ai déjà dit, c’est le danger de la critique historique deréduire le texte sacré à un texte fixé une fois pour toutes. Il faut doncmettre en évidence la dynamique textuelle de telle Écriture sacrée qui nes’achève pas avec sa rédaction définitive ni avec son inscription dans unCanon des Écritures. Loin d’être un texte mort dont il faut faire l’autopsie,le texte dessine une trajectoire. Dans le cas de l’exégèse chrétienne, c’estcette dynamique d‘accomplissement permanent et pro g ressif desÉcritures à l’intérieur même de la Bible hébraïque qui nous aide à

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comprendre comment le Second Testament réinterprète le Premier et doncl’accomplit sans l’abolir.

Insister sur l’histoire de la réception, c’est aussi souligner la plurivocitédu texte en fonction de la diversité des communautés et de leurs intérêtsau cours de l’histoire. Contrairement à une exégèse qui croit pouvoir direle sens littéral et donc unique d’un texte qui correspondrait à l’intentionde l’auteur, une approche herméneutique va mettre en évidence lapluralité d’interprétations engendrées par une variété de communautésinterprétantes.

2. Deuxièmement, au-delà de l’objectivité textuelle du texte à étudier,il faut, en fonction de l’attente de la communauté de lecture et d’interpré-tation, faire sa place à une poétique de la lecture. Ricœur écrit : « laréception n’est pas seulement lecture, encore moins lecture savante, maisparole nouvelle proposée à propos du texte et à partir du texte »1. Il fautinsister ici sur le surplus de sens, l’augmentation iconique que recèle lelangage biblique ou le langage coranique en tant que langage symbolique.Il y a un lien étroit entre les contenus de la foi de la communauté confes-sante et la pluralité des formes ou des genres littéraires. La littératurebiblique par exemple, dans sa facture textuelle, dans la polyphonie de sesformes littéraires est révélatrice d’un certain monde, le « m o n d ebiblique », c’est-à-dire qu’elle refigure le réel, elle déploie un « êtrenouveau » par rapport à notre expérience banale et ordinaire du monde.La Bible et le Coran sont des monuments de la littérature universelle. EnFrance, la nouvelle Bible Bayard qu’on appelle la « Bible des écrivains »peut justement atteindre beaucoup de lecteurs au-delà de la communautécroyante.

Je cite volontiers ce texte de la Commission biblique de l’Église catho-lique, L’interprétation de la Bible dans l’Église, parce qu’il a une portéeuniverselle pour tout texte sacré :

La connaissance biblique ne doit pas s’arrêter au langage ; elle chercheà atteindre la réalité dans et par le texte. Le langage religieux de la Bible est

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1. P. Ricœur, A. Lacoque, Penser la Bible, Paris, Ed. du Seuil, 1998, p. 12.

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un langage symbolique qui « donne à penser », un langage dont on necesse de découvrir les richesses de sens, un langage qui vise une réalitétranscendante et en même temps éveille la personne humaine à ladimension profonde de son être.2

3. Troisièmement, le procès ou le processus d’interprétation nes’achève que lorsque le lecteur s’approprie le « monde du texte » auquelje faisais référence. C’est le domaine de l’application ou encore de l’appro-priation existentielle du sens d’une Écriture sacrée. On vérifie qu’il existeune distance criante entre une exégèse savante et une exégèse confessanteou encore ce que l’on peut appeler une exégèse canonique. Il s’agit desavoir si toutes les procédures qui visent une meilleure explication de telou tel texte de l’Écriture sont au service d’une meilleure actualisation del’Écriture comme Parole de Dieu. Et pourtant, une Parole de Dieu quin’est pas contemporaine de l’être humain aujourd’hui n’est déjà plus laParole de Dieu. Elle est une lettre du passé. Elle n’est pas « esprit et vie ».C’est encore la tâche d’une réflexion herméneutique de nous convaincrequ’il n’y a pas d’appropriation du message révélé dont témoignel’Écriture sans traduction et donc interprétation.

Il s’agit de traduire le message religieux dont le texte est porteur enfonction d’un nouveau contexte historique de telle sorte qu’il permetteune expérience religieuse comprise à la fois comme rencontre avec Dieuet comme libération de l’homme. Tout au long des siècles écoulés, il y a eunécessairement réinterprétation du message originaire en fonction denouvelles cultures et d’un autre régime de plausibilité de l’esprit humain,en fonction aussi des besoins et des attentes de la communauté croyante.Tout cela fut à l’origine d’un nouveau texte sous forme de commentaires,d’énoncés théologiques, de prescriptions d’ordre moral et juridique.J’évoque là le phénomène de la tradition avec la conviction qu’il n’y a detradition vivante que si celle-ci est sous le signe d’une dialectique inces-sante de continuité et d’innovation. Il n’y a donc pas de transmissionvivante de la foi sans réinterprétation. Même lorsqu’il s’agit d’un langageque l’on reçoit comme un langage inspiré par Dieu, il faut faire le discer-

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2. Commmission Biliblique Pontificale, L’interprétation de la Bible dans l’Église,Paris, Ed. du Cerf, 1994, p. 67.

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nement nécessaire entre le contenu du message ou encore sa viséereligieuse permanente et puis le véhicule culturel de ce message, c’est-à-dire les divers signifiants linguistiques qui ont la relativité de tout ce quiest historique. Ce que nous constatons aujourd’hui, c’est un fossécroissant entre le langage de la révélation et les langues les plus usuellesdes hommes même à l’intérieur d’une même aire culturelle.

Comment traduire le langage scripturaire pour qu’il soit porteur derévélation au sens fort, c’est-à-dire qu’il coïncide avec une nouvelle possi-bilité d’existence ? La bonne traduction, ce n’est pas la transpositionlittérale du même contenu dans une langue compréhensible. Il fautquelque fois être infidèle à la matérialité du texte pour être plus fidèle à lavisée de sens du texte. La passion du vrai traducteur, c’est la quête inlas-sable des équivalences entre le génie propre de la langue de départ et celuide la langue d’arrivée dans son état le plus actuel. Pour réussir dans cetart difficile, il faut faire preuve d’imagination analogique. Le critère de labonne traduction et donc de la bonne interprétation, c’est que le textedevienne interprétant pour le lecteur et l’auditeur. Alors, on peut parlerd’une actualisation de la Parole de Dieu dans les langues humaines. À cetégard, l’analogie avec l’interprétation musicale est pleine d’enseignement.Parmi de multiples interprétations, quelle est la meilleure interprétationde telle œuvre majeure? Ce n’est pas nécessairement l’imitation servile dela première exécution dirigée par le compositeur lui-même. C’est l’inter-prétation la plus fidèle à la capacité révélatrice de beauté inscrite dansl’œuvre elle-même. Il en va de même analogiquement pour le langage dela foi dans une communauté confessante, qu’il s’agisse de l’Église ou del’Ouma musulmane.

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La tentation d’une lecture fondamentaliste de l’Écriture

Le véritable enjeu d’une lecture fondamentaliste de l’Écriture, c’est laméconnaissance de la nécessaire approche herméneutique qui est engagéedans toute lecture d’un texte qu’il soit inspiré ou non.3 Comme on l’a vu,la lecture la plus objective d’un texte peut toujours susciter une pluralitéd’interprétations. Le fondamentalisme, qu’il soit chrétien ou musulman,est caractérisé par un refus de l’herméneutique. Sous prétexte qu’il estrévélation de Dieu, on prétend qu’un texte inspiré, aussi obscur soit-il,doit être porteur d’un unique sens qui est directement accessible. Et cetunique sens correspondrait à ce qu’on appelle le sens littéral qui corres-pondrait au vouloir dire de l’auteur du texte qui lui-même seraitl’expression du vouloir dire de Dieu. L’idée qu’un texte particulier del’Écriture ne prend son sens qu’à la lumière de l’ensemble des Écritures etqu’il relève de plusieurs lectures tout au long de l’histoire de sa réceptionn’effleure pas les tenants d’une lecture fondamentaliste. Accepter dereconnaître que l’on ne peut croire qu’en interprétant, c’est-à-dire en vertud’une naïveté seconde qui est passée par l‘épreuve de la critique histo-rique et de la critique littéraire, ce serait déjà tomber dans le libéralisme etle scepticisme.

Le Document le plus récent du magistère catholique sur l’interpré-tation de l’Écriture, que j’ai déjà cité, formule un jugement très sévère surla lecture fondamentaliste :

La lecture fondamentaliste part du principe que la Bible, étant Parolede Dieu inspirée et exempte d’erreur, doit être lue et interprétée littéra-lement en tous ses détails. Mais par « interprétation littérale » elle entendune interprétation primaire, littérale, c’est-à-dire excluant tout effort decompréhension de la Bible qui tienne compte de sa croissance historique etde son développement. Elle s’oppose donc à l’utilisation de la méthode

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3. Je me permets de renvoyer à mon livre Croire et interpréter, Ch. 4 : « Le néo-fondamentalisme dans l’Église », Paris, Ed. du Cerf, 1991.

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historico-critique, comme de toute autre méthode scientifique, pour l’inter-prétation de l’Écriture.

Le fondamentalisme insiste aussi d’une manière indue sur l’inerrancedes détails dans les textes bibliques, spécialement en matière de faits histo-riques ou de prétendues vérités scientifiques. Souvent il historicise ce quin’a pas la prétention à l’historicité, car il considère comme historique toutce qui est rapporté ou raconté avec des verbes à un temps passé, sans lanécessaire attention à la possibilité d’un sens symbolique ou figuratif.4

Dans les trois religions monothéistes, que je préfère désigner commedes religions scripturaires plutôt que comme des religions du Livre, onobserve une tension inévitable entre l’Écriture (le Livre sacré) et la Paroleabsente de Dieu. Le livre sacré aussi saint soit-il est un livre humain écriten hébreu, en grec ou en arabe. Il n’y a donc pas totale adéquation entrele livre et la Parole de Dieu. Même la théologie musulmane la plusclassique qui revendique une adéquation entre la Parole de Dieu et larévélation dictée au Prophète et qui défend une inspiration de la lettremême du Coran admet une certaine distance entre le Coran écrit (Mushaf)et le Coran récité qui coïncide avec l’acte même de la Parole de Dieu. Pardéfinition, le livre qui coïncide avec l’acte de la Parole de Dieu est un livreincréé qui nous est inaccessible.

En dépit de divergences irrécusables entre les conceptions de larévélation et de l’inspiration dans le christianisme et l’islam, il me sembleimportant de souligner la structure herméneutique commune entre lesdeux traditions religieuses. C’est précisément dans ce domaine qu’undialogue fécond entre théologiens chrétiens et théologiens musulmansdoit se poursuivre. Dans les deux cas, nous sommes en présence de« sociétés du livre » pour reprendre une expression chère à MohammedArkoun. Même s’il est vrai que le Christ Verbe de Dieu incarné tient laplace qu’occupe le Coran dans l’islam, il y a bien à chaque fois passage àun texte, processus de mise par écrit quoi qu’il en soit de la premièreénonciation, dictée directement par Dieu lui-même ou émanant ducharisme prophétique d’une tradition interprétative. Il est nécessaire de

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4. Ibidem, p. 61 et 63.

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passer par un texte fixé graphiquement pour accéder à une parole origi-naire en araméen ou en arabe qui est irrémédiablement perdue.

Dans ces deux « sociétés du livre », les écrits progressivement sélec-tionnés sont devenus des Écritures canoniques ou corpus officiels quiobéissent à la juridiction des « autorités » reconnues par les communautésrespectives. On se trouve alors en présence du phénomène de la traditionqui repose le plus souvent sur la conviction selon laquelle les textesconsignés dans les corpus officiels sont la reproduction fidèle des énoncésinitiaux de la Révélation. Il est certain que durant des siècles, chrétiens etmusulmans qui n’ont pas cessé de dogmatiser et de légiférer, ont ététentés de sacraliser des enseignements contingents au nom d’uneconception de la révélation conçue comme Vérité absolue, unique etimmuable, échappant à toute historicité. Aujourd’hui, nous sommesinvités à tout un travail de « déconstruction » dans la mesure où noussavons mieux qu’il n’y a pas de tradition vivante sans instauration dequelque chose de neuf. En fonction même de la situation herméneutiquedes religions révélées, nous savons que le message transmis de générationen génération est toujours la thématisation d’une expérience religieuseoriginaire. Or comment revivre cette expérience-source dans une toutautre expérience historique sans réinterpréter un message qui peutdemeurer sémantiquement le même?

Il me semble que l’avenir de notre dialogue théologique est d’enrichir,à partir de nos propres différences, notre intelligence d’une Parole deDieu incarnée dans la contingence historique du langage humain. Parcontraste avec les religions païennes, les religions monothéistes ditesreligions révélées soulignent l‘originalité d’un Dieu qui ne se manifestepas seulement à partir des prodiges du monde créé mais par le dongratuit d’une parole adressée à l’homme qui devient ainsi le partenaire deDieu. Dans le cas de l’islam, la Parole absente et transcendante de Dieu estrendue présente dans le Coran comme livre dicté au Prophète. Et lamétaphore de la descente au cours de la « nuit bénie » souligne le miraclede cet enseignement qui surgit dans l’histoire et qui dépasse les capacitésde la raison humaine. Dans un esprit d’émulation réciproque, leschrétiens devraient dépasser une apologétique un peu usée qui suren-

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chérit sur le christianisme comme religion de l’histoire par contraste avecles religions dites religions du Livre. La théologie chrétienne, surtout àl’intérieur du catholicisme, devrait plutôt retenir la leçon de l’islam alorsqu’elle est tentée de minimiser l’importance capitale de l’Écriture commequasi-sacrement de la présence de Dieu parmi les hommes. Et quand leschrétiens réagissent à juste titre contre un certain fondamentalismemusulman qui peut faire le jeu des orthodoxies les plus rigides, il faut segarder d’en faire une conséquence directe d’un fondamentalisme scriptu-r a i re. Il est intéressant, comme on l’a vu, de noter que plusieurschercheurs musulmans s’emploient aujourd’hui à bien distinguer leCoran écrit ou Mushaf et le Coran récité qui serait la reproduction sousforme de livre humain du Livre archétypal qui subsiste auprès de Dieu.

Conclusion

Je rappelle le thème qui m’était pro p o s é : exégèse et pluralisme.L’ambition d’un exégète, c’est de dire non seulement le sens mais la véritéd’un texte qui est pour lui Révélation. Et s’il considère le texte commel’écho même de la Parole de Dieu, il sera tenté de conclure que ce texte estporteur d’une vérité unique et immuable. Mais en même temps, il doitbien constater la pluralité des interprétations déjà à l’intérieur du textecanonique et tout au long de sa réception dans la tradition.

Comment échapper à cette antinomie de l’unité de la vérité et de lapluralité des interprétations sans tomber dans le pur relativisme ?

Il me semble que nous sommes invités à mieux comprendre le statutd’une vérité d’ordre religieux. Ce n’est pas une vérité mathématique ouscientifique. Ce n’est même pas toujours une vérité historique même sielle a l’apparence de l’histoire. Il serait plus exact de parler d’une véritéthéologique. Les exégètes chrétiens parlent volontiers d’une vérité salutaire

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pour ne pas la confondre avec une vérité scientifique ou philosophique.Alors une telle vérité n’est pas contradictoire avec une pluralité d’inter-prétations. À la différence d’une vérité objectiviste dont l’opposé estl’erreur, la vérité religieuse est un chemin, un advenir permanent, unvouloir dire tout tendu vers une plénitude de sens toujours absente.

Et le seul moyen d’échapper à un pluralisme ruineux d’interpréta-tions, c’est d’appartenir à une communauté interprétante dans le temps etdans l’espace qui ne cesse de confronter l’objectivité d’un texte sacré à ladiversité des contextes historiques et culturels.

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Charles PerrotProfesseur d'exégèse biblique. Institut catholique de Paris.

L’EXÉGÈSE AUJOURD’HUI1

Depuis plus d’un siècle, l’exégèse biblique des deux Testaments estdevenue le lieu d’un étonnant retournement de perspectives. La manièrede lire l’Écriture et donc la façon de penser la foi chrétienne s’est pour unepart transformée. Le théologien d’aujourd’hui ne lit plus la Bible commeses devanciers. Vous le savez, de nombreux facteurs expliquent cerenouveau biblique - mais, d’emblée, tempérons ce coup de trompettetriomphale : le renouvellement en question est peut-être entrain des’estomper faute, entre autres, d’exégètes, disons, professionnels en paysfrancophones surtout. Les travaux importants se font plus rares, ce qui,pour le moment, ne nuit pas trop aux nombreux groupes bibliquesessaimés dans nos diocèses. À quelques exceptions notables près, il en estun peu de l’exégèse comme de la théologie contemporaine : on vit plutôtsur les acquis des anciens combattants de l’exégèse et la synthèse de leurstravaux. Mais, ne vous troublez pas, c’est là une réflexion de vieux, et jele sais, vous aurez à cœur de la démentir !

Nous n’aurons pas ici à nous attarder sur une série de conclusionsexégétiques que vous connaissez déjà - des acquis de soi relatifs, commeen toute science de ce bas monde -, des acquis touchant, par exemple, laprise en compte du contexte historique des énoncés bibliques pour mieuxles pénétrer. Vous le savez : on a toujours à faire à des textes situés dansl’espace et le temps dont la lecture et la relecture se veulent à la fois fidèleset nouvelles en fonction du monde présent. Vous connaissez aussi l’essortoujours vif des sciences humaines, allant de la linguistique à la sociologieet autres, pour mieux distinguer la langue de ces textes d’hier, la

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1. Conférence aux Anciens des Carmes à Paris le 17 janvier 2005.

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nouveauté de leur premier jaillissement et l’étonnement de leur conti-nuelle réception. Ces textes anciens deviennent les textes de notre présentpar le biais d’une herméneutique usant des mots de notre temps.

Alors qu’au début du vingtième siècle « la question biblique » semblaitfragiliser tous les discours d’hier, le retour à l’Écriture provoqua en fait unressourcement et un enrichissement de la pensée chrétienne. L’Écriturereprit vie, et sa réception plurielle, disons sous le signe de l’Esprit Saint,inonda la catéchèse ; ainsi, le catéchisme de Colomb dans les années 50 etbien d’autres ensuite. Cela dit, le questionnement biblique continuetoujours de fragiliser en partie nos discours religieux ou plutôt de lesdéplacer, tant la question du langage est de nos jours cruciale.

Cette évolution de l’exégèse n’alla pas sans peine au long du XXe siècledans les milieux catholiques et ailleurs aussi, sinon plus encore .Aujourd’hui même, la lecture biblique semble parfois marcher comme àreculons dans certains milieux dits chrétiens. Voyez aux USA commentpar rapport aux grandes églises épiscopaliennes et méthodistes qui n‘ypeuvent rien, des dizaines de millions de croyants, surtout évangéliques,baptistes ou pentecôtistes (pas tous heureusement !), en restent à unelecture de type fondamentaliste. Ce qui aboutit parfois à d’étrangescomportements. Entre autres : de nombreux chrétiens de ce genre enappellent au soutien politique et financier des colons sionistes de Gaza etailleurs, puisque le rétablissement entier d’Israël sur sa terre doitprovoquer la conversion prochaine d’Israël, et donc une Parousie bientôtlà ! Tout cela, comme l’aurait prophétisé Paul dans Romains 11,25-26…!

Bref, et c’est le catholique qui parle ici, une référence immédiate àl’Écriture - disons, sans le tamis ecclésial, sans la médiation de l’Église ou,dirait saint Paul, sans le discernement des esprits dont il parle dans1Co 14 - bref, une référence et dépendance trop immédiates par rapport àl’Écriture ne permettent pas toujours de situer historiquement les textesbibliques, voire de les pénétrer spirituellement. Car les situer histori-quement, c’est d‘abord les mettre à distance ; tant l’histoire appelle de soiune certaine mise à distance. Ou encore, une telle immédiateté parrapport au texte biblique ne permet pas suffisamment de tenir compte du

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langage alors utilisé, et donc ne permet pas d’estimer justement l’écartentre le langage d’hier et celui de nos contemporains. Saint-Paul pourraitnous dire : laissée à elle-même, au raz de sa lettre, l’Écriture ne fait plusLoi, même si elle reste toujours la vive Révélation de Dieu, à la foisancienne et actuelle. Notre foi est bâtie sur une personne, celle du Christ,et non sur un livre.

Chez des catholiques, nous le savons, une certaine réticence à l’endroitdes assertions exégétiques subsiste encore. L’exégèse n’ouvre-t-elle pas laporte à un certain relativisme historique et théologique qui gangrène lessolides vérités d’hier ? Comment concilier une approche exégétique,inscrite peu ou prou sous le signe de l’hypothèse à l’instar des autressciences humaines, avec des certitudes théologiques énoncées pourtoujours, in fide? Avouons enfin qu’un certain écart, sinon une ignorancecourtoise, subsiste assez souvent entre, d’un côté, les produits del’exégèse la plus généralement reçue et, de l’autre, la lecture pastorale detels ou tels textes épiscopaux, sans trop parler de nos homélies - du moins,les miennes ! On cite parfois des textes bibliques pêle-mêle pour justifiernotre propre pensée. Il faudrait au moins apprendre le silence en lacirconstance.

Tous les espoirs étaient cependant permis après Vatican II. Le 18novembre 1965, après bien des révisions, parut la Constitution dogma-tique sur la Révélation divine, dite Verbum Dei. L’essentiel de l’œuvreporte sur des points touchant la théologie et la pastorale bibliques, et ellereste encore à approfondir. La théologie héritée d’hier portant sur les« deux sources » de la Révélation (L’Écriture et la Tradition) est reprise denouvelle manière : non pas dans la confrontation ou la rivalité de l’une surl’autre (La Tradition dépassant l’Écriture, etc.), mais en fonction même dulieu ecclésial d’où les deux surgissent et s’épanouissent, tout en réservantà l‘Écriture sa valeur référentielle fondamentale. En outre, les Pères duConcile mirent en relief le motif de la vérité de l’Écriture. Car il s’agitd’abord de la vérité du dessein sauveur de Dieu, dite sous la plume multi-colore des écrivains bibliques ancrés dans leur temps, et non plus commeautrefois, d’une sorte d’inerrance biblique d’allure négative et prêtant àde continuelles confusions. Enfin, le Concile devait solenniser hautement

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la vénération et la procession liturgique des Écritures, en les situant à labase des homélies nouvelles.

L’avancée de Vatican II devait évidemment enterrer les fameux décretsde la Commission Biblique édictés au début du XXe siècle. Récemment, leCardinal Joseph Ratzinger est revenu sur le sujet2 : la CommissionBiblique d’hier, dit-il, a exagéré, en nuisant alors à la crédibilité duMagistère et en contrant la nécessaire liberté de la recherche en exégèse.Vous le voyez, l’Église officielle sait quand même dire pardon, oupresque, une centaine d’années après les tracasseries du début du XXe

siècle… Mais, ajoute le cardinal, il faut reconnaître aussi la nécessitépastorale de sauver la foi des fidèles contre la soi-disant objectivité desconclusions exégétiques ! Les décrets d’alors ont donc permis à leurmanière de corriger des conclusions abusives, allant à l’encontre de lavérité du message biblique. Il faut donc remettre l’exégèse à sa place, sansnuire à ce qui serait la bonne lecture. Vous le voyez (c’est moi qui parle),un théologien arrive toujours à s’en sortir ! Ajoutons vite que la diteCommission Biblique, renaissant de ses cendres, a produit en 1994 unbeau dossier, L’interprétation de la Bible dans l’Église, fort bien instruit surles diverses méthodes désormais empruntées par l’exégèse internationale.

Projetons-nous maintenant dans l’actualité du travail d’exégèse, enabordant les trois points suivants portant sur : les nouvelles données oudocumentations ; les nouvelles méthodes d’investigation ; et enfin, lesprojets actuels de l’exégèse. À partir de quoi, comment et sur quoitravaille-t-on aujourd’hui? Commençons par une série de remarques,sans grand lien entre elles, touchant la documentation.

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2. J. Ratzinger, « 100 ans : le Magistère et l’exégèse », Internationale katholischeZeitschrift Communio 32 (2003), 522-529.

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1. De nouvelles données littéraires et archéologiques

Et d’abord de nouvelles traductions, fleurissant aujourd’hui en grandnombre - j’allais dire en trop grand nombre, suivant la convoitise deséditeurs. Pour ma part, je reste plutôt fidèle à Osty - Trinquet avec lesnotes de la TOB. Mais à chacun sa religion ! Faut-il énumérer la nouvelleBJ (Cerf, 1998) ; en attendant bientôt une BJ luxueuse entourée decommentaires à la manière de la Glossa Ordinaria de Nicolas de Lyre auX I Ve s. Mentionnons aussi une TOB révisée, avec un nouveauPentateuque en 2003. Puis, la Nouvelle Bible Segond (1999), fort estimableassurément, avec maintenant des annotations (une nouveauté dans lemonde protestant ; et cette fois sans la pesante mention de l’Éternel pourtraduire le nom divin) : Ou encore, La Bible de Bayard en 2001, si dumoins vous avez besoin d’être surpris et dérangés dans vos habitudessémantiques ; sans trop parler de La Bible des Communautés chrétiennes,traduite de l’espagnol, qui défraya la chronique en raison de ses annota-tions à tonalité antisémite ; corrigée, elle vient de reparaître sous le titreBible des peuples, en 2002,… avec l’imprimatur des évêques du CongoDémocratique! Ou encore, La Bible expliquée, 2004, en français courant(trad. 1996) avec de courtes explications marginales bien faites, mais encaractères trop petits pour mes yeux. Le titre ne me va qu’à moitié, car ils’agit moins d’expliquer que de comprendre, comme disent les hermé-neutes, c’est-à-dire entrer dans le mouvement du texte. Tout cela, enattendant la parution peut-être prochaine d’une Bible de la Liturgie, sous ladirection de Dom Delahougne de Clairvaux, dans la ligne du Lectionnaireliturgique francophone, et toujours sous le patronage de la Commissionliturgique épiscopale - ce qui ne la rendra pas forcément plus inspirée !(N.B. J‘ai travaillé dedans ! Bref, un déluge de traductions, accompagnéesd’une dizaine de Bibles Internet. Sans toujours arriver à percer l’oreille denos contemporains, malgré les efforts valeureux de la Bible, Parole de vie,en français fondamental. Peut-être des morceaux choisis, bien cadrés,seraient-ils parfois préférables. Où est la Miche de pain qui berça majeunesse en 1936? Je profite de l’occasion pour vous signaler ici la revueBiblia, publiée par le Cerf, avec des traductions prises dans la BJ 98, et

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voulant se situer au niveau d’une première initiation, ce qui est fort utilepour un groupe biblique de commençants. Cela dit, Évangile et Vie et LesCahiers Évangile poursuivent leur chemin, s’adressant à un public de plusen plus averti.

Passons à la documentation. Dans le monde de la critique textuelle, letravail se poursuit patiemment, sans grand changement dans l’éventaildes anciens papyri et autres. Dans le secteur néotestamentaire, les textua-listes arrivent de mieux en mieux à cerner l’état du texte ou plutôt les étatsdu texte dès le IIe siècle de notre ère ; ainsi, au niveau des lectures ditesoccidentales ou palestiniennes, sans parler du Diatessaron de Tatien. Maisplus ça va, plus la situation se complexifie, comme si la diversité quasioriginelle des recensions évangéliques et autres portait l’écho d’une nonmoins grande diversité communautaire à l’époque.

Dans un autre domaine documentaire, plusieurs nouveautés ou soi-disant telles comme l’Évangile secret de Marc, ont fait long feu. Le travailavance, au contraire, dans le cadre des recherches gnostiques à partir desdécouvertes de Nag Hammadi en Égypte, dès 1945. L’Évangile de Thomas,regroupant 114 paroles de Jésus fait toujours parler de lui, surtout dans lecadre du Jesus Seminar américain, où l’on part à la recherche d’un Jésusqui ne serait plus qu‘un simple maître de sagesse, un rhéteur - et non pas,déclare-t-on, un prophète ou un Messie. Mais, hors les États Unis surtout,ces thèses radicales semblent peu reçues, sinon par des journalistes. Aupremier siècle dans le monde juif, sagesse et prophétie font déjà bonménage, et l’on n’assassine guère des maîtres d’éloquence ou de sagesse.

Par ailleurs, l’intérêt reste grand touchant l’édition et la traduction desécrits dits apocryphes. L’équipe de spécialistes, sous la direction deFrançois Bovon et du regretté Pierre Géoltrain, ont déjà produit unvolume des Écrits Apocryphes chrétiens en 1997, indispensables pourcomprendre le christianisme populaire des premiers siècles, ou encore, lesgroupes sectaires de ce temps.

Restent deux domaines importants où des spécialistes laboure n ttranquillement le terrain. Ainsi, La Bible d’Alexandrie, lancée sous la

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direction de Marguerite Harl, et de nombreux travaux sur les Septante, enFrance et à l’étranger. Quant à Qumrân, vous avez sûrement entenduparler de la récente tempête qui a secoué les manuscrits découverts dès1947. Tout s’est maintenant apaisé, et apparemment rien de très nouveaureste à attendre des manuscrits non publiés officiellement. Les manuscritsde la Grotte IV sont en partie publiés, et désormais tous les fragments, laplupart minuscules, sont accessibles par le biais de la photographie. Leshurlements de certains Anglo-Saxons touchant des publications quiseraient, disent-ils, sous la coupe du Vatican semblent maintenant oubliés.Ce qui n’empêche la parution d’ouvrages, disons, extravagants, à lamanière de Heinemann et Wise3, selon lesquels ces manuscrits seraientjudéo-chrétiens, avec un Jacques de Jérusalem comme Maître de Justice.Laissons-là ces extravagances que le temps efface d’ailleurs rapidement.

Reste le travail en profondeur, celui d’un examen patient de cetensemble manuscrit (faut-il parler d’une bibliothèque?), un ensemble unpeu hétéroclite, engrangé sans doute à la va-vite dans les grottes de la MerMorte. Des textes d’une haute valeur religieuse, voire mystique ; restentencore à mettre en valeur, tels les Chants pour l’holocauste du Sabbat,énoncés en suppléance des sacrifices du Temple le jour du Sabbat. Cesmagnifiques chants de louange, continuellement ponctués par les mots« par la langue », pourraient bien jeter un nouvel éclairage sur la prièreglossolale de certains corinthiens, même si le passage de ce type de prièremystique juive en terre grecque en rendait la langue peu intelligible etdevait provoquer les réactions de l’Apôtre selon 1Co 12-14.

Passons à un autre domaine, celui de l’archéologie dont la revue LeMonde de la Bible permet de suivre l’actualité, malgré un champmaintenant élargi à l’iconographie ou autres représentations inspirées parla Bible. La revue n’en reste pas moins très belle.

Je ne saurais vous faire part ici des dernières découvertes en Israël,alors que le climat actuel n’est guère propice à de telles investigations. Deplus, une certaine surenchère médiatique invite aujourd’hui à la plusgrande prudence ; ainsi en Israël où l’on aurait découvert, dit-on, une

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3. Heinemann, Wise, Les manuscrits de la Mer Morte, Fayard, 1995.

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grotte de Jean le Baptiste ! Restent solides heureusement les étonnantesdécouvertes faites à Jérusalem aux abords du Temple, entre autres. Quantà la maison dite de saint Pierre à Capharnaüm, malgré les effortsvaleureux des franciscains de Terre Sainte, l’identification en questionreste à mon avis dans le royaume du possible seulement. Mais la décou-verte d’un petit village de pécheurs en ce lieu est bien réelle, ainsi quel’existence d’une dévotion judéo-chrétienne à Pierre. La belle synagogueblanche que vous connaissez est probablement du Ve siècle de notre ère -sans qu’on puisse être sûr, à mon avis, de l’existence d’une synagogueantérieure sous-jacente. Bref, il faut éviter de trop vite charger des décou-vertes de ce genre, alors que l’archéologie engendre souvent plus dequestions qu’elle ne résout d’énigmes.

Rapportons seulement deux scoops qui ont un moment agité lesjournalistes : l’un, anecdotique et l’autre, beaucoup plus sérieux.

1) Vous avez tous entendu parler de la récente trouvaille d’uneinscription en araméen sur un ossuaire en pierre, portant les mots : Jacquesfils de Joseph, frère de Jésus. Dès le Ier siècle avant J.C., avec la convictiond’une résurrection des corps individuellement distincts, on rassemblaitles os dans un petit ossuaire en pierre, avec le nom du défunt inscrit,gravé dessus. Cette pratique devait sans doute durer jusqu’en l’an 70,sinon en 135 après notre ère, et de nombreux ossuaires ont été découverts,hélas d’une manière souvent anarchique, sans un contrôle rigoureux dulieu de la découverte. Ainsi en est-il pour l’ossuaire en question, trouvé,dit-on, près de Jérusalem. S’agirait-il ici de Jacques, le frère du Seigneur,dont parle Paul dans Ga 1,19, c’est-à-dire le dirigeant de l’Église deJérusalem, lapidé par un grand prêtre sadducéen en l’an 62 ou 66 de notreère. Mais le problème porte surtout sur la datation de la taille de l’ins-cription? N’avons-nous pas affaire à un faux, comme le déclare unimportant Institut archéologique israélien, et, une fois de plus, on voitqu’une découverte archéologique non professionnellement située devientquasi inutile, surtout lorsqu‘on tombe sur des fabricants de reliquesanciennes !

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2) Le second point, qui s’appuierait d’abord sur l’arc h é o l o g i e ,concerne l’histoire biblique dans son déroulé. Il est important, au pointd’entendre parler ici ou là d’un « Pentateuque en crise ». L’Écriture de laPremière Alliance n’étant pas mon royaume, je ne fais ici que résumer ceque j’ai cru comprendre. Touchant l’histoire d’Israël, les découvertesarchéologiques ne surgiraient solidement qu’à partir du VIII-VIIe siècleavant notre ère. Tout ce qui précède relèverait d’un ouï-dire hasardeux,sans fondement très solide, et nos beaux tableaux chronologiques surAbraham en 1850, Moïse en 1300 et David en 1000, etc. seraient désormaissujets à caution ; ainsi, dans I. Finkelstein et N.A. Silberman4.

Par ailleurs, nous avons autrefois appris (avec Wellhausen) commentle Pentateuque était tissé à partir des quatre sources suivantes : unetradition ancienne, dite yahwiste [d’après le tétragramme divin YHWHdont use cette source] et datant du IXe s., à l‘époque de Salomon; puis, unetradition appelée élohiste [suivant le nom divin Elohim] qui serait du VIIIe

s . ; ensuite, la tradition deutéronomique vers 621 [l’écriture duDeutéronome suivi des livres de Josué, des Juges, etc.] ; et enfin, latradition sacerdotale de l’époque de l’Exil. Jusque-là, l’histoire du Peuplede Dieu débutait avec Abraham. Or, voilà que, depuis plus d’unedécennie, l’accent est mis sur le travail des scribes à l’époque de Josias(VIIe s.), puis, durant l’Exil (586) et après. La tradition dite yahwiste - et afortiori l’élohiste, plus nébuleuse encore -, apparaîtrait tardive et théolo-giquement marquée, sans qu’on puisse trop émettre des certitudesd’ordre historique à son endroit. La haute figure de Jacob sembleraitmême l’emporter sur celle d’Abraham… Ainsi, dit-on toujours, la religionchaleureuse de la tradition dite yahviste porterait surtout l’écho de lareligion des Prophètes d’Israël, sans pouvoir remonter trop haut et afortiori sans se perdre dans l’eau de la Mer Rouge ou les caravanesbédouines de l’époque d’Abraham.

Tout cela pose évidemment question au niveau de la catéchèse etobligerait en quelque sorte à mieux distinguer, d’une part, la connaissancede l’Histoire Sainte touchant Abraham, Isaac, Jacob, etc. - c’est-à-dire uneconnaissance religieuse et culturelle qui reste aujourd’hui nécessaire - et,

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4. I. Finkelstein et N.A. Silberman, La Bible dévoilée, Bayard, 2002.

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d’autre part, ce que les données historiques permettent d’assurer, mais àpartir des VIIIe-VIIe s. surtout. Bref, l’histoire, disons, événementielle, desPatriarches et même celle de Moïse paraît difficile à établir. Le langage dela légende et celui de l’histoire s’emmêlent, et l’historien n’est plus àmême de cerner exactement les contours des événements d’hier. Cela dit,je me demande quand même si certains vétérotestamentaires ne poussentun peu trop loin le bouchon en la circonstance ! Jusqu’à quel point lesrécits des patriarches bédouins n’apparaissaient-ils pas déjà bien vieux àl’époque de Josias?

Un regard nouveau sur l‘Écriture, visant une lecture d’ensemble, sansse concentrer seulement sur l’originaire, permet heureusement de sauverles meubles. Les vétéro t e s t a m e n t a i res, et les néo- aussi, accord e n tdésormais plus d’attention à chacun des livres bibliques, saisis en entier,dans leur mouvement d’ensemble, leur déroulé narratif et le jaillissementde leurs sens multiples. Ils s’intéressent aussi aux théologies plurielles quitraversent les écrits bibliques. L’exégète d’aujourd’hui cherche moins àdéterrer quelques textes dits primitifs ou originaires. Il vise moins àreconstituer quelque document dit antérieur qu’à entrer dans lemouvement d’un ensemble aux sens multicolores. Par ce biais, une lecturepastorale de l’Écriture retrouve ses couleurs - à la condition de ne passombrer dans un nouveau fondamentalisme, car demeure grande ladistance entre, d’une part, ces narrations bibliques pétries de soucisthéologiques et pastoraux d’un autre âge et, d’autre part, la réalitésouvent emmêlée des événements d’hier.

Mais nous venons à l’instant de passer au point suivant, portant sur lecomment, c’est-à-dire sur les nouvelles méthodes d’investigation. Revenons auxeaux relativement plus calmes du Nouveau Testament.

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2. De nouvelles méthodes d’investigation

Nouvelles ou anciennes méthodes, les deux s’entrecroisent, et pourune part s’épaulent mutuellement, même si le regard exégétique actuellaisse désormais plus de place à la synchronie qu’à la diachronie. En 1994la Commission Biblique Pontificale a publié un précis et précieux ouvragesur L’interprétation de la Bible dans l’Église. En très gros : il faut respecter lesdiverses voies d’accès à l’Écriture, disons, les différentes méthodes detype synchronique (le texte dans son déroulé littéraire présent) et diachro-nique aussi (le texte dans sa gestation littéraire et historique), et cela sansjamais oublier la dimension spirituelle et communautaire des Écritures :l’Écriture construit l’Église, et l’Église en construit l’interprétation. Enoutre, il est important de respecter aussi leur unité fondamentale par-delàdes divergences réelles entre ces écrits - non pas seulement apparentes,mais bien réelles.

En gros encore, sans nullement nier la valeur d’une exégèse ditehistorico-critique, les membres de la Commission en question avecl’appui du Cardinal Ratzinger relèvent l’importance des lectures de typesynchronique, sans doute plus aptes à s’ouvrir à une compréhensionspirituelle. Car, d’un côté, l’histoire appelle une sorte de mise à distanceentre le texte et son lecteur et, de l’autre, le lecteur semble collerdavantage au texte, comme entraîné dans le mouvement spirituel qui letraverse.

Au fait, l’affaire peut paraître amusante : au moment même où denombreux exégètes (en dehors des Allemands, il est vrai) mettent plutôtl’accent sur les procédures synchroniques, il est curieux de constaterl’intérêt d’un Père Sesbouë pour la diachronie. Dans son dernier livre Horsde l’Église pas de salut (Desclée de Brouwer, 2004) il plaide en théologiepour l’adoption d’une herméneutique historico-critique, une herméneu-tique historique des textes du Magistère y compris. Cela, pour dénouerl’imbroglio d’une devise, à la fois, infaillible et caméléon, qui change desens au point de susciter aujourd’hui la réticence à son endroit.

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Retrouvons notre sujet. Des années 1970 à nos jours, l’exégèse bibliquedevait se mettre à bouillonner d’une manière inattendue au regard desvétérans d’hier. Sans doute, après 1968 surtout, l’exégèse subit-elle lecontrecoup du vacillement des certitudes d’autrefois, sinon des identitéstraditionnelles et bientôt des idéologies. Une lecture biblique quasimonopolisée jusqu’ici par l’historico-critique va en partie voler en éclats.Mais en partie seulement, car le questionnement historique demeuretoujours vif, sinon essentiel.

Toutefois, en dehors de l’Allemagne surtout, et donc dans les paysfrancophones ou chez les Anglo-Saxons plus pragmatiques, la guerre nesera pas déclarée. Après un afflux massif d’études de type synchroniqueen tout genre, on devine mieux aujourd’hui l’équilibre à atteindre, leslimites méthodologiques à respecter et l’importance de la recherche histo-rique pour ne pas s’engluer dans une immédiateté fondamentaliste.

Bref, les sciences humaines envahissent le champ biblique, et particu-lièrement la linguistique, la sémiotique et autres recherches structurellesou narratologiques, puis, la sociologie, voire la psychanalyse. Le champest considérable, toujours en mouvement, et le « paysage biblique »d’aujourd’hui se présente en parfait contraste avec celui du début du XXe

s. où l’horizon semblait comme bouché. La Bible se remet à bouger, àparler. Mais un exégète, trop souvent livré à lui-même, s’inquiète de nepouvoir maîtriser tous ces domaines !

Je ne peux ici entrer dans le détail des procédures mises actuellementà l’œuvre. Ainsi, dès les années 1970, des travaux dans la ligne d’un struc-turalisme représenté en particulier par A. Greimas, Jean Delorme etl’équipe lyonnaise du CADIR (et beaucoup d’autres encore) devaientsensiblement révolutionner le regard exégétique francophone. Sans doutela recherche première des structures dites profondes, comme on disait àl’époque, a-t-elle quelque peu fait long feu, tournant parfois en rondautour d’un « carré sémiotique ». Mais les travaux actuels, privilégiant lesproblèmes de l’énonciation et de la réception, ont et auront certainementun impact important sur le ou les sens pluriels alloués à un texte.Comment s’opère la communication, la transmission du message ?

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Comment est-il reçu de fait ? Voilà des questions à dimension pastorale.Comment s’opère cette transmission? Les travaux de Marcel Jousse sur larythmique verbale ont ici leur intérêt, mêmes s’ils ont parfois été trop viteaccaparés par les tenants d’un certain traditionaliste biblique. Commentce message est-il reçu ? De ce que nous disons, qu’est-ce que l’autreentend réellement? C’est la question que nous nous posons souvent, qui,chaque fois, nous oblige à décanter notre pensée et épurer notre langue.Par ailleurs, au niveau de l’histoire de la réception d’un texte biblique, onpeut souvent récupérer de nombreuses perles précieuses, puisées chez lesPères de l’Église, les auteurs spirituels et autres. Comme pour lesEncycliques, un discours biblique n’est réel que lorsqu’il est reçu, religieu-sement reçu.

Plus encore, la Bible n’est telle que parce qu’à l’intérieur d’elle-mêmedéjà, elle est le lieu d’une immense orchestration de la Parole, le lieu d’uneréception en effervescence et celui d’un continuel jeu d’interprétations enmiroir. Car Dieu parle toujours aux siens et sa voix est, à la fois, une etplurielle, comme au Sinaï selon l’ancienne tradition juive.

Ajoutons, sans plus, la mention d’autres recherches en train d’affinerles couteaux : ainsi les études dites structurelles (et non pas « structu-rales ») qui veulent, disons, décortiquer l’ossature d’un texte à partir desprocédures de composition littéraire, exploitées dans les civilisations detype oral [ainsi, à partir des parallélismes littéraires, des chiasmes, etc.].Ou encore, les recherches dites rhétoriques dans la ligne des rhétoriquesd’Aristote et beaucoup plus tard de Quintilien. Sans les récuser entiè-rement, j’avoue mon inappétence en ces domaines où les conclusions,sous le masque de l’objectivité, demeurent souvent bien fragiles. Leschiasmes (ou soi-disant tels), changent de couleur selon celui qui lesproduit. Et si la méthode historico-critique demeure toujours sous le signede l’hypothétique (de l’histoire), il ne faut pas non plus surévaluer desconclusions relevant de la synchronie, au risque de sombrer dans unnouveau fondamentalisme.

Les travaux actuels mettant en relief les aléas de la narrativité et lesrègles d’une énonciation en continuel jaillissement s’avèrent néanmoins

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s’imposer fortement. D’une certaine façon, avec le pragmatisme anglo-saxon surtout, ce type de lecture ramasse en termes plus compréhensiblesl’apport de la sémiotique et autres lectures structurelles. Et cela, avec ledouble souci de mesurer l’effet produit chez le lecteur (Qu’est-ce que letexte produit chez le lecteur?), et aussi avec le souci de le faire entrer dansle mouvement même du texte. Du point de vue pastoral, c’est payant !Pensez aux travaux de Jean-Noël Aletti ou de Daniel Marguerat5 sur lemouvement même de la narrativité et le déplacement du questionnementqu’introduit ce type d’analyse. Mais là encore évitons d’exagérer. Enexégèse, tout est question d’équilibre et de mesure.

D’autres pistes encore sont actuellement suivies : non pas tellementdans le cadre d’une recherche psychologique ou psychanalytique [peu detravaux apparemment valables à ce niveau, du moins à mon point devue], mais dans la coulée d’une investigation dite socioreligieuse (avecTheissen et autres). De nombreux travaux de ce genre marquent l’exégèsed’aujourd’hui. L’éventail des recherches porte d’abord sur le ou lesjudaïsmes (ou mouvements juifs) du premier siècle, un judaïsme alorssingulièrement éclaté et qui, pour une part, portait déjà en lui ce quideviendra ensuite le christianisme. Ensuite, la recherche part des textesnéotestamentaires ; dans leur diversité parfois extrême, en les considérantalors comme le reflet des diverses communautés qui les soutiennent. Lafigure des premières communautés, judéo-chrétiennes et autres, est alorsmieux distinguée, et s’affine aussi l’évaluation des liens et des distancesentre elles. Tout cela renouvelle l’intelligence des éléments néotestamen-taires et pose la question de leur historicité de nouvelles manières. Bref, laconnaissance des contextes culturels, politico-religieux et communau-taires, juifs ou non, permet de mieux jauger la valeur d’un élément donné.Nous ne pouvons hélas présenter un exemple. Car il reste encore àévoquer deux points importants, très rapidement : le problème synop-tique et le bon usage de la tradition Q.

La Question synoptique - mesurant les liens, distances et rapports dedépendance entre les évangiles de Mc, Mt et Lc - n’a guère évolué depuisdes décennies déjà, et cela, malgré des coups d’annonce publicitaire qui

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5. Daniel Marguerat, La Bible en récits, Genève 2003.

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régleraient définitivement l’affaire. Gardons-nous de céder à quelquesurenchère médiatique momentanée. Par exemple : la priorité de Marc estlargement reçue depuis plus d‘un siècle, et les travaux sur ce pointsemblent quelque peu taris, tellement la cause est entendue. Sur ce, ontrouve toujours quelqu’un pour remettre l’affaire sur le tapis. En un sens,c’est bien, en obligeant alors à vérifier à nouveau les données de base.Mais, disons, vu de l’extérieur, hors du petit monde de l’exégèse, on aparfois l’impression que la maison s’écroule. Toutefois, la vague média-tique passée (il faut bien que les éditeurs vendent leurs productions), toutredevient calme. Et Marc résiste !

La priorité de Marc sur Mt/Lc demeure donc très largement acceptée,ainsi que la théorie des Deux Sources (Mc et Q). Hormis quelques auteursplutôt marginaux, et donc suivant l’opinion presque commune desnéotestamentaires, la critique des sources continue d’attribuer à l’évangilede Marc une quasi-priorité littéraire sur la rédaction grecque de Matthieuet de Luc. Ces deux derniers qui ne se connaissaient pas l’un l’autre onten plus utilisé d’autres sources, dont une Seconde Source ou tradition diteQ (de l’allemand Quelle). On en trouve l’écho, par exemple dans leDiscours sur la Montagne rapporté seulement par Matthieu et par Luc.Certes, çà et là, quelques exégètes en appellent toujours à la priorité litté-raire de Matthieu, sinon à celle de Luc ; ou encore, embrouillent un peutout. Mais la théorie dite des deux sources (Mc et Q) résiste toujours,quitte à assister aujourd’hui à un certain déplacement de la probléma-tique. D’abord, l’argumentation devient en général moins systématique.En quelques cas, au moins, cette priorité de Marc pose de réelles questions(Mc 7,1). Mais si cette priorité marcienne ne saurait devenir une règle defer, d’une manière pragmatique au moins, commençons d’abord par lirele récit de Marc avant les deux autres. Cela dit, le déplacement s‘opèresurtout sur le point suivant. L’intérêt porte moins sur la systématiqued’une reconstruction allant à la recherche de l’originaire, à la découvertedu père ou d’un grand père littéraire - par exemple, à la manière deBoismard. Il porte surtout sur chacun de ces évangiles saisis au niveau deleur rédaction, en tant qu’elle reflète à sa manière, disons, la mèreporteuse, la communauté d’où le récit a surgi.

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La bataille actuelle porte plutôt sur le point suivant, déjà en partieévoqué. Mais, à nouveau elle agite surtout certains journalistes améri-cains et une poignée d’exégètes seulement (ainsi, Mack). Voilà laquestion : Qui donc est Jésus, un Prophète ou une Sage? Un prophète plusou moins messianisé dans le contexte d’Apocalypse de l’époque ou unmaître de sagesse, à la grecque, à la manière des cyniques ou des néostoï-ciens? Cette fois, si, malgré son intérêt réel, le problème synoptique necaptive guère les foules, la présente question devient brûlante. Le chris-tianisme n’est-il qu’une philosophie? Car évacuer la dimension prophé-tique de la figure de Jésus, c’est aussi ruiner sa dimension religieuse. Je l’aidéjà dit, l’argument des protagonistes d’un Jésus rhéteur veut s’appuyersur l’Évangile de Thomas, avec ses cent quatorze paroles de Jésus, dontun tiers environ trouve son parallèle dans les synoptiques ; d’aucuns l’ontappelé un cinquième évangile. L’expression est fausse, car il s’agit ici d’unamoncellement de paroles, et non pas du récit de la Bonne Nouvelle.L’argument s‘appuie surtout sur les éléments parallèles de Matthieu et deLuc, donc sans Marc, et encore en éliminant de Matthieu ou de Luc tousles éléments dits surajoutés tardivement… Bref, cette tradition Q,savamment reconstruite et parfois d’une façon aléatoire, refléterait, dit-on, le milieu des charismatiques itinérants de Galilée, subjugués par laparole du Maître de sagesse.

Qui donc est Jésus? Voilà à nouveau la question posée, selon le type dedocumentation que l’on se donne pour base, par exemple, à partir d’unetradition Q arbitrairement épurée de toutes connotations prophétiques. Etcela pourtant, à une époque où, en Israël même, la Prophétie et la Sagessese côtoyaient largement. Néanmoins, indépendamment des exagérationssusdites, l’intérêt porté à cette tradition demeure toujours vif. En d’autresmots, quelle était la figure des premières communautés galiléennes ? N’a-t-on pas commencé dans le premier cercle du Ressuscité en Galilée àramasser et entasser les paroles du Maître, paroles de sagesse et parolesprophétiques ensemble, avant que ne s’impose l’anamnèse de sa Passion,puis, de tout son ministère? Car c’est sa personne qu’il faut suivre, et nonpas son enseignement seulement. Mais ouvrons maintenant nos regardssur l’avenir.

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3. Les terrains et projets actuels de l’exégèse

Les terrains et projets actuels de l’exégèse sont nombreux et considé-rables, mais bien des points restent en suspens, dont certains, sinon tous,dépassent l’ouvrage exégétique, même si leur départ surgit de l’Écriture.Ainsi en est-il largement de l’herméneutique, à la suite de Ricœur etd’autres, c’est-à-dire fondamentalement du problème du langage dans lemonde de la Bible, de la Théologie ou de la Pastorale.

Avant d’effleurer ces sujets fondamentaux, citons seulement quelquesproblèmes aujourd’hui plus sensibles :

1. Le rôle des femmes selon l’Écriture fait toujours l’objet de nombreuxtravaux dans les milieux anglo-saxons surtout et particulièrement dans lemonde américain. Une lecture féministe de la Bible fait florès, parfois avecexagération, mais sans que nous puissions en deviner aujourd’hui lespoints d’aboutissement. La documentation reste fragile, souventimplicite, alors que tous les écrits bibliques sont rédigés par des hommes[à l’exception peut-être du Cantique des Cantiques !]. Bref, on ne voit pastrop où les femmes nous mènent ! Mais la figure de Madame Phoebédésignée comme diakonos (au sens de « serveur de la parole ») et prostatès(dirigeante) de l’Église de Cenchrées ne saurait trop vite être effacée (Rm16,1)6.

2. Autre sujet d’une grande actualité : à la suite des travaux basés surles écrits qumrâniens et les apocryphes juifs, une perception nouvelle duJudaïsme au premier siècle se fait jour dans sa grande diversité. Ce quipose à nouveaux frais la question des rapports entre le Judaïsme etl’Église - comme nous disons aujourd’hui. Ce qui débouche sur une inter-rogation herméneutique brûlante : même si les premiers écrits judéo-chrétiens ne peuvent être taxés d’antisémitisme - puisque des Juifsconfessant Jésus interpellent ici d’autres Juifs - jusqu’à quel point la

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6. Voir C. Perrot, Après Jésus. Le ministère chez les premiers chrétiens, éd. de l'Atelier,2000.

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relecture liturgique de ces textes brûlants peut-elle maintenant échapperau danger d’un certain antisémitisme larvé ou virulent? Car il ne s’agitpas seulement de corriger une réception ultérieurement dévoyée de cestextes litigieux - chez Jean, par exemple. En fait, certains éléments duNouveau Testament lui-même semblent peu… chrétiens ! Faut-il, commePaul VI, expurger les psaumes imprécatoires ? Mais où s‘arrêter alors ?D’une manière plus large, c’est la question d’Israël qui est directementposée. Vous le savez, elle l’était déjà chez Paul, surtout dans Rm 9 à 11.D’autres milieux judéo-chrétiens (Matthieu par exemple, sinon Luc)avaient à ce sujet un regard différent. Malgré ce qu’en disent certains, lathéologie dite de la substitution (signant quasiment la mort d’Israël)apparaît aussi dans le Nouveau Testament. Alors qu’en faire? Et jusqu’àquel point le discernement des esprits dont parle l’Apôtre dans 1Co 12-14doit-il s’exercer jusque dans le Nouveau Testament lui-même. De plus enplus, le temps passant, nous peinerons à en lire certaines pièces. Dès lorscomment doit s’opérer notre rapport à l’Écriture, lieu de notre référencepremière?

3. Je ne m’attarderai pas sur les travaux actuels portant sur Jean ouplutôt la tradition johannique avec des communautés en effervescence, ausein d’un judéo-christianisme teinté par l’essénisme et menacé par unegnose déjà naissante. La figure du Christ selon le Bien-aimé, sa parole etses gestes, semblent tellement différents de la tradition des autres Églises.

Je ne m’attarderai pas, non plus, sur les nombreux travaux portant surPaul, dans le monde juif israélien y compris. Si le motif du soi-disantantiféministe de Paul paraît maintenant mis quelque peu en veilleuse, desmilieux juifs surtout entendent souvent désigner l’Apôtre comme « lefondateur du christianisme ». Ce qui est vrai d’une certaine manière, tantPaul a bien été au principe d’une nouvelle figure du christianisme, alliantjudéo- et helléno-christianisme, mais faux aussi, en re c o n n a i s s a n tcombien l’Apôtre trempe sa foi dans la première tradition chrétienne enconfessant ce qu’on appellera plus tard la divinité de Jésus. Ce qui amèneau point suivant.

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4. Un autre champ considérable touche en effet la question de l’unitéet de la diversité dans le Nouveau Testament. On s’intéresse alors auxjudaïsmes (au pluriel) du premier siècle, ainsi qu’à la diversité despremières communautés serrées autour de telles ou telles figures aposto-liques ; Pierre, Jacques et autres. Si l’on peut continuer de parler dujudaïsme (au singulier) en raison d’une orthopraxie commune oupresque, les mouvements juifs de l’époque témoignent cependant d’unmonde en pleine ébullition. Or, d’une certaine manière, il en est de mêmeau sein des premières communautés chrétiennes : à partir de la commu-nauté de Jérusalem, direz-vous, si vous êtes lucanien, ou encore, à partirde la première rencontre du Ressuscité avec les siens en Galilée selonMarc et surtout Matthieu. Je ne puis entrer ici dans ce sujet considérableavec des communautés judéo-chrétiennes de type divers et des commu-nautés helléno-chrétiennes non moins diverses aussi - avec une manièrepropre à chacune de désigner le Messie, le Fils de David, le Seigneur, leFils de Dieu, etc., dans le cadre d’une christologie encore en gestation.

Je me contenterai d’une seule réflexion. Par-delà toutes ces diversitésoriginelles, le Nouveau Testament qui les reflète devient le lieu d’uneréelle tension ou visée d’œcuménicité, dont le Canon des Écritures seraensuite le sceau. Le mouvement œcuménique commence dès le départdes premières traditions orales traversant ensuite l’Écriture. Ainsi, selonune lecture socioreligieuse, l’Écriture redevient plurielle, une pluralité àtoujours respecter. Et en même temps, comment ne pas être saisi par cemouvement unitaire qui la traverse, au point de voir l’auteur des Actes enarriver jusqu’à réconcilier Paul et Pierre ? Luc voudrait-il effacer l’incidentd’Antioche de la mémoire chrétienne (Ga 2,11s)?

Faut-il ajouter que ces derniers points ne sont pas toujours bien saisispar quelques théologiens, sans parler des hauts échelons hiérarchiques,dont la tendance à niveler les textes et les traditions risque parfois devoiler une part du message - bref, une unité qui écrase la pluralité langa-gière de la Révélation nouvelle. On emmêle tous les textes bibliques sousmotif de leur unité canonique, pour mieux vérifier ensuite quelques asser-tions théologiques découpées à sa mesure. Mais c’est d’abord en recon-naissant ces différences premières qu’on peut tendre vers l’unité, et non

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pas en les écrasant dans l’œuf. Ou encore, une théologie qui ferait fi del’histoire, avec son corrélât d’hypothèses y compris, est-elle aujourd’huiacceptable?

5. Ce qui nous mène aux points suivants, d’une actualité brûlante,portant sur la question du langage et celle de l’histoire (les deux en partieconnexes). Ces questions dépassent largement la compétence d’unexégète isolé. Le travail en équipe regroupant diverses compétencesdevrait de plus en plus s’imposer. Ce qui n’est guère le cas en France. Nosmoyens sont trop pauvres.

Langage et histoire : quel type de langage est utilisé dans telles outelles strates des récits évangéliques - et ils sont nombreux ! - et en quoicela touche-t-il notre appréciation historienne, je veux dire le jugement devaleur historique portant sur ces histoires racontées littérairement? Lesexégètes, comme J.P. Meier et d’autres, s’affrontent continuellement à cesquestions, par exemple lorsqu’ils étudient les miracles évangéliques7. Etl ’ a ff a i re devient particulièrement sensible au niveau catéchétique.Comment mettre en lumière des valeurs religieuses exprimées dans lelangage sémitique de l’image, sinon celui du mythe - à la manière desrécits de Gn 1-11, le péché d’Adam y compris? Comment faire percevoirl’historicité fondamentale de ces récits par-delà une lecture de type disonshistoriciste, devenue incro y a b l e ? L’ a ff a i re se trouble plus encore ,lorsqu’un auteur emmêle ces divers types de langage - j’allais dire à lamanière de Jacques Duquesne. Marie, dit-il entre autres, serait-elle libred’exprimer son fiat, si son Immaculée Conception devait l’obliger à unetelle réponse? On en arrive alors à un certain cafouillage, entremêlant lerécit littéraire de l’annonce angélique à des expressions fidèles, in fide,portant sur la radicale sainteté de Marie. L’exégèse consiste d’abord à lireles textes tels qu’ils sont, sans en rajouter et sans les réduire, non plus,sans même s‘immerger dans la soi-disant conscience des personnages durécit.

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7. J.P. Meier, Jesus, A Marginal Jew, New York, 1991. C. Perrot , J.L. Souletie, X.Thévenot, Les miracles, Ed de l'Atelier, 1995.

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Sans accepter le radicalisme d’un Bultmann, d’ailleurs largementtempéré par ce qu’on appelle la deuxième et la troisième quêtes histo-riques de Jésus, la question du langage et de son rapport à l’histoires’avère de plus en plus aiguë. Comment respecter ces divers niveaux delangage dans leur spécificité et en même temps jauger l’historicité desévénements ainsi racontés? Car il y a toujours une distance à respecterentre le récit littéraire et l’objet de ce récit, à savoir la distance instauréepar la parole qui déclare et construit de quelque manière l’objet enquestion.

Comment donc faire de l’histoire ? Puis-je seulement ramasserquelques suggestions à ce propos :

1) D’abord, il importe de se situer au niveau de l’histoire racontée litté-rairement (son organisation, ses rouages littéraires, sa pointe, etc.), sansd’emblée sauter dans l’histoire alors désignée ou référencée. Et a fortiori,sans reconstruire une autre histoire à notre mesure. Ou encore, sans seprojeter indûment dans la conscience des personnages du récit, encroyant se mettre à leur place.

2) Ensuite, il ne faut pas négliger les travaux de type historico-critique(École de l’histoire des Formes littéraires, celle de la Rédaction et de laTradition), qui peuvent plus ou moins nous désigner les diverses étapesdes rédactions et traditions successives. Mais sans pour autant identifierimmédiatement cet état ou ces états premiers d’une ancienne traditionavec ce qu’on appelle la/les réalités. Même si pour beaucoup Marc est lepremier écrit évangélique, cela ne signifie pas qu’il soit toujours le plushistorique. La recherche d’historicité réclame d’autres instruments qu’uneétude de sa tradition littéraire.

3) Ensuite, il importe de situer, autant que faire se peut, ces rédactionset traditions dans le contexte pluriel de l’époque. À partir des groupes etcommunautés chrétiennes qui répercutent la mémoire de Jésus et dessiens, il faut voir comment les croyants les désignent en leurs gestes etparoles. Bref, à travers le prisme des médiations linguistiques et socialesdont les textes portent encore la trace, il s’agit de cerner les points histo-

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riques les plus solides ou, du moins, ceux que notre documentation litté-raire et archéologique d’aujourd’hui permettent de mieux distinguer.L’historien n’est pas un magicien, il ne recrée pas l’histoire, toute l’histoired’hier ; il ne peut qu’en repérer quelques traces et suggérer les déplace-ments littéraires ensuite opérés.

4) Cela dit, l’exégète chrétien, ce théologien de l’incarnation de laParole de Dieu, et avec lui tous les lecteurs de l’Écriture appelés aussi à cetravail de lecture, ne saurait oublier le sens, la fonction de cette Parole desalut. Et si l’opération d’exégèse est toujours une opération de mise àdistance, encore lui faut-il entrer aussi dans le mouvement de cette Paroleet la faire résonner de nouvelle manière. Si nos auditeurs risquent parfoisd’être heurtés par nos dires, même en évitant des jugements péremp-toires, l’affaire, dans le cadre d’un cercle biblique ou autres, deviendraitsans doute plus acceptable, si l’on a à cœur de faire résonner religieu-sement ce message et d’instaurer progressivement un climat de prière.

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Jean-Marc AvelineInstitut catholique de la Méditerranée.

L’ÉNIGME DE L’HUMAIN ET LE DÉSIR DE DIEUHommage théologique à Paul Ricœur

Avec Paul Ricœur, décédé il y a quelques mois, le vendredi 20 mai2005, la France a perdu l’un de ses plus grands philosophes du vingtièmesiècle. Homme d’une grande rigueur intellectuelle, à la plume précise,alerte et pédagogique, Ricœur était aussi un penseur engagé dans lesdébats de son temps, homme de critique et de conviction1, au risque d’êtreparfois critiqué ou incompris. Son œuvre, immense et déjà très féconde,est tout entière soutenue par l’effort cherchant à scruter l’énigme de lacondition humaine, en assumant ce questionnement en tant que philo-sophe, avec toute la rigueur intellectuelle requise, sans pour autantnégliger l’apport original de l’expérience croyante du désir de Dieu, selonle précieux avertissement donné par celui qui fut son maître, Jean Nabert,lorsqu’il affirmait que « le désir de Dieu se confond avec le désir d’unecompréhension de soi »2. On peut dire que toute la recherche et toute lavie de Paul Ricœur furent animées par ce double désir.

Né à Valence le 27 février 1913 au sein d’une famille protestante,Ricœur se trouva très vite orphelin, sa mère puis son père (tué lors de labataille de la Marne) étant morts en 1915. Devenu pupille de la nation,

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1. Cf. La critique et la conviction. Entretiens avec François Azouvi et Marc deLaunay, Paris, Calmann-Lévy, 1995.

2. Jean NABERT, Le désir de Dieu, Paris, Les Éditions du Cerf, 1996, p. 21. Il s’agitd’une reprise posthume de notes rédigées par Jean Nabert pour un ouvragequ’il n’aura pas eu le temps de faire aboutir. Dans sa Préface, Paul Ricœurinvite le lecteur à « pénétrer dans ce texte comme dans l’atelier d’un artistemort et y chercher les linéaments et les raisons d’une œuvre qui ne sera pas »(p. 8).

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recueilli à Rennes avec sa sœur Alice3 chez leurs grands-parents paternels,le jeune Ricœur commença très tôt une carrière universitaire en philo-sophie. Enseignant au lycée de St-Brieuc (1933-1934), il bénéficia ensuited’une bourse qui lui permit d’étudier à la Sorbonne et de réussir leconcours de l’agrégation en 1935. C’est à cette époque que, fidèle auxfameuses « réunions du vendredi »4 chez Gabriel Marcel, il fut introduitpar celui-ci à la pensée de Karl Jaspers. Puis, après son mariage avecSimone Lejas en 1935, Ricœur enseigna à Colmar, avant de faire sonservice militaire et de revenir en Bretagne, enseigner au lycée de Lorient(1937-1939).

Quelques mois après le début de la guerre, il fut fait prisonnier (en mai1940), et resta cinq ans captif en Poméranie. C’est là qu’il traduisit lepremier volume des Ideen de Husserl, qu’il avait commencé à lire dansune traduction anglaise lorsqu’il était à Paris. Au retour de la guerre,André Philip, qui faisait partie du gouvernement, le fit nommer auChambon-sur-Lignon (1945-1948), dans un collège protestant qui avaitprotégé un grand nombre d’enfants juifs. C’est là qu’il rencontra desquakers américains qui l’inviteront régulièrement aux États-Unis dès 1954.Proche d’Emmanuel Mounier et du groupe d’Esprit, élu au CNRS dès1946, il devint docteur-ès-lettres en 1950, et enseigna à l’université deStrasbourg (1948-1956) puis à la Sorbonne (1956-1967), où il regrettal’ambiance communautaire de Strasbourg entre professeurs et étudiants,plus proche du système universitaire américain qui ne cessera de l’ins-pirer.

Mai 68 le trouva à Nanterre, où il était professeur et directeur dudépartement de philosophie, ayant délibérément choisi, avec d’autresprofesseurs, de quitter la Sorbonne pour venir vivre l’aventure de cettenouvelle université, dans laquelle il s’honore d’avoir réussi à faire intro-duire, bien qu’ils ne fussent pas à l’époque agrégés, Henry Duméry,

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3. Née en 1911, Alice fut atteinte de la tuberculose à l’âge de dix-sept ans etmourut en 1932. À son sujet, Ricœur parle d’une « dette impayée » qui l’apoursuivi toute sa vie (cf. La critique et la conviction, op. cit., p. 13).

4. « Il n’imposait qu’une seule règle : ne jamais citer d’auteurs, toujours partird’exemples et réfléchir par soi-même » (ibid., p. 21).

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Sylvain Zac et Emmanuel Lévinas. Élu doyen en 1969, il eut à faire face,avec son adjoint René Rémond5, à une grave dégradation de la situationet il donna sa démission en 19706. Voulant gratifier l’enseignementrégulier qu’il donnait aux États-Unis depuis 1954, l’université de Chicagol’avait fait docteur honoris causa en 1967. Aussi, lorsqu’en 1970 il remit sadémission de Nanterre, la Divinity School de Chicago lui proposa desuccéder à Paul Tillich comme titulaire de la chaire John Nuveen7. Il passaégalement trois ans à l’université de Louvain, avant de revenir enseignerà Nanterre, mais tout en continuant, jusqu’en 1992, son enseignement àChicago.

Comme son ami Emmanuel Lévinas, Paul Ricœur fut longtemps sous-estimé en France, surtout par ceux qui, au nom d’un laïcisme étroit etintolérant, n’admettaient pas que l’on puisse à la fois faire œuvre de

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5. Revenant sur le contexte de son élection comme doyen, Paul Ricœur raconte :« J’ai été élu d’une façon tout à fait étonnante. J’avais participé à des groupesde professeurs, d’assistants et d’étudiants à beaucoup de décisions, de discus-sions, de projets plus ou moins utopiques de recréation d’une université. RenéRémond et moi-même avons été mis en compétition sans jamais avoir étécandidats, mais pour la seule raison que, lui, avait quitté le syndicatautonome, et moi, le S.N.E.S.U.P. : pour des raisons diverses, nous n’accep-tions ni l’un ni l’autre la discipline du syndicat ; j’ai été élu par le conseil provi-soire de gestion, qui comportait, à cette époque-là déjà, des professeurs, desassistants et des étudiants. J’avais pour moi la quasi-unanimité des étudiants,la majorité des assistants et la minorité des professeurs. J’ai considéré quec’était un devoir d’accepter, mais je l’ai fait à la condition de pouvoir choisirmon second, qui a été René Rémond. Ceux qui m’avaient élu l’ont mal pris carRené Rémond avait pour lui la majorité des professeurs. Mais nous avonstoujours agi ensemble » (ibid., p. 62-63).

6. « J’ai réagi en choisissant la pire des solutions : interdire à la police de pénétrerdans les locaux. Les policiers ne sont pas entrés, sauf quelquefois contre mongré. C’était la pire des solutions parce que la police qui cernait les bâtimentsétait bombardée de machines à écrire, de tables, etc., et je craignais vraimentqu’il y ait des morts ; Nanterre a connu trois jours de saccage. Huit jours après,je démissionnais » (ibid., p. 64).

7. Paul Tillich (1886-1965) avait occupé cette chaire dénommée « PhilosophicalTheology » de 1962 à 1965, après avoir passé dix ans à Harvard. Mircea Eliade,que Ricœur avait connu à Paris, avait animé des séminaires en commun avecPaul Tillich pendant ces années. C’est également chez Tillich que Ricœur fit laconnaissance de Hannah Arendt.

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philosophie et rester ouvert aux questions religieuses8. Mais un certainrenouvellement du questionnement philosophique contemporain, joint àl’évolution interne de son œuvre, ont fait de lui l’un des penseurs les pluséclairés et les plus consultés de la fin du vingtième siècle. Entre autresresponsabilités, il dirigea la Revue de métaphysique et de morale et présidal’Association philosophique internationale.

Ricœur excellait dans l’art de faire dialoguer entre elles des penséesapparemment distantes voire même opposées, ayant, comme il le disaitlui-même, une « manie de la conciliation »9. On lui doit également d’avoircherché à baliser philosophiquement les conditions d’une rencontreféconde entre la raison et la foi. Avec lui, la théologie perd l’un des raresphilosophes contemporains soucieux, avec respect et exigence à la fois, dela stimuler, de l’interpeller et de la faire progresser dans sa tâche spéci-fique d’intelligence de la foi. Acceptant volontiers les invitations que luiadressaient les Églises, il ne cessait d’inviter les croyants à ne pas gémirsur leur époque, mais à faire preuve de capacité d’invention et decréation. Ainsi s’exprimait-il en 1946 à Melun, invité par l’association desanciens de la Fédération étudiante :

Un des signes les plus inquiétants de notre temps est de voir quelques-uns des meilleurs chrétiens frappés les premiers par cette maladie qu’ilsdénoncent brillamment chez les autres et qui est l’impuissance à inventer.Il semble chez eux que le christianisme soit devenu un pouvoir de

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8. Lui-même affirme toutefois : « Je n’ai jamais ressenti ce que j’ai lu plus tard meconcernant, que j’aurais été “à la trappe” jusqu’à une période récente, oublié.J’ai toujours eu, au contraire, le sentiment d’avoir l’audience que je méritais, niplus ni moins ; de grandes satisfactions d’enseignement et des satisfactionsque je dirais conceptuelles dans mon rapport avec moi-même » (La critique etla conviction, op. cit., p. 118). Il ne nie cependant pas qu’il y ait eu combat : « Jetenais beaucoup à être reconnu comme un professeur de philosophie, ensei-gnant la philosophie dans une institution publique et parlant le discourscommun, donc avec toutes les réserves mentales, entièrement assumées, quecela supposait, quitte à me laisser accuser périodiquement d’être unthéologien masqué qui philosophe, ou un philosophe qui fait penser ou laissepenser le religieux. J’assume toutes les difficultés de cette situation, y comprisle soupçon qu’en réalité je ne serais pas parvenu à maintenir cette dualité aussiétanche » (ibid., p. 227).

9. Ibid., p. 97.

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diagnostic et de critique plus que de création ou de récréation. Soyonsencore heureux qu’ils ne s’obstinent pas à démontrer que le christianismen’a pu être vécu que dans un contexte de civilisation aujourd’hui périmé,et à prouver contre eux-mêmes que l’Éternel n’est plus éternel puisqu’il nepeut plus habiter tous les temps.10

Pour rendre hommage au penseur original et libre qu’il fut, je tâcheraide parcourir brièvement les grandes étapes de son itinéraire philoso-phique, afin d’en retenir quelques questions que son incessante recherchelivre à la réflexion de la théologie chrétienne à l’orée du vingt-et-unièmesiècle.

L’art de comprendre

La réflexion philosophique de Ricœur s’est d’abord développée,comme je l’ai évoqué en commençant, à l’école de Jean Nabert, s’ins-crivant ainsi dans la longue tradition cartésienne de la philosophieréflexive, préoccupée de définir les conditions d’une juste connaissancede soi : si le « sujet » désigne un « foyer de sens », alors « la position dusoi est la première vérité pour le philosophe placé au cœur de cette vastetradition de la philosophie moderne qui part de Descartes… Je suis, jepense… Tel est notre point de départ philosophique »11.

Mais en accord avec les intuitions du travail de Nabert, Ricœur entenddénoncer l’illusion de transparence qui caractérise la philosophieréflexive. Car en réalité, l’opération par laquelle un sujet prend connais-sance de soi n’est jamais immédiate : elle passe par de nombreuses média-tions au travers desquelles l’altérité configure l’identité. Cette altérité

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10. « Le chrétien et la civilisation occidentale » [1946], A u t re Te m p s 7 6 - 7 7(printemps 2003), p. 23.

11. De l’interprétation. Essai sur Freud, Paris, Seuil, 1965, p. 50-51. Ce livre fut, defaçon particulièrement injuste, mal reçu par Jacques Lacan. Ricœur s’enexplique dans La critique et la conviction, op. cit., p. 107-113.

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n’est pas seulement celle de la personne d’autrui ; elle est aussi celle dessignes, du langage, des symboles et des mythes, et même celle de l’incons-cient. Pour honorer l’intention de la philosophie réflexive, il faut dès lorsaccepter le détour par l’herméneutique des symboles. Lecteur de Nabert,mais aussi de Mircea Eliade et de Rudolf Bultmann1 2, Ricœur estconvaincu qu’on ne saurait déchiffrer l’énigme de l’humain, sans menerl’enquête, aussi loin que possible, dans le maquis des matériauxmythiques et symboliques qui façonnent les cultures de l’humanité. Latâche de la philosophie consiste alors à explorer rationnellement ce que« le symbole donne à penser »13. C’est ainsi que Ricœur mettra au jour lesmultiples facettes de la symbolique du mal, la riche et curieuse dialec-tique entre le volontaire et l’involontaire, les relations toujours difficilesentre faillibilité et responsabilité, et développera une grande et suggestiveanthropologie de l’homme faillible14.

Pour se comprendre lui-même, le sujet doit donc accepter le longdétour par l’interprétation des signes, des symboles et des mythes quiforgent une culture : « avec Nabert, je tiens ferme que comprendre estinséparable de se comprendre, que l’univers symbolique est le milieu del’auto-explication ; […] il n’y a pas d’appréhension directe de soi par soi,pas d’aperception intérieure, d’appropriation de mon désir d’exister surla voie courte de la conscience, mais seulement par la voie longue del’interprétation des signes »15. Pas d’identité réfléchie sans détour parl’altérité ; pas de « reconnaissance » de soi qui ne se découvre « soi-mêmecomme un autre »16. Et cette anthropologie de la reconnaissance a desconséquences éthiques :

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12. Ricœur est l’auteur d’une Préface magistrale à la traduction française du livrede Rudolf BULTMANN, Jésus. Mythologie et démythologisation, traduit parFlorence Freyss, Samuel Durand-Gasselin et Christian Payot, Paris, Éditionsdu Seuil, 1968 [1926].

13. « Ce qu’il nous faut, c’est une interprétation qui respecte l’énigme originelledes symboles, qui se laisse enseigner par eux, mais qui, à partir de là,promeuve le sens, forme le sens dans la pleine responsabilité d’une penséeautonome » (Philosophie de la volonté, II : Finitude et culpabilité, Paris, Aubier,1960, p. 481).

14. Philosophie de la volonté, Paris, Aubier, vol. I, 1949 ; vol. II, 1960.15. Le conflit des interprétations. Essais d’herméneutique, Paris, Seuil, 1969, p. 169.16. Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990.

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Le terme de reconnaissance me paraît beaucoup plus important quecelui d’identité, autour duquel le débat sur le multiculturalisme tourne laplupart du temps. Dans la notion d’identité, il y a seulement l’idée dumême ; tandis que la reconnaissance est un concept qui intègre directementl’altérité, qui permet une dialectique du même et de l’autre. La revendi-cation d’identité a toujours quelque chose de violent à l’égard d’autrui. Aucontraire, la recherche de la reconnaissance implique la réciprocité17.

Sur la philosophie réflexive, désormais dégagée de l’illusion d’uneintuition immédiate de soi à soi, Ricœur opère alors une double greffe.D’abord une greffe phénoménologique, inspirée de Husserl et de son explo-ration du concept d’intentionnalité, permettant d’approfondir le lienentre l’intelligibilité du sens et la réflexivité du soi, puis une greffe hermé -n e u t i q u e, à l’école de Schleiermacher, Dilthey, Heidegger et surtoutGadamer, dont il publiera les œuvres en français dans la collection qu’il afondée en 1966 avec Jean Wahl aux Éditions du Seuil, « L’Ordre philoso-phique ». Cette orientation conduit Ricœur à déployer une philosophie del’art de comprendre selon ses aspects épistémologiques (à quelles condi-tions l’art de comprendre est-il une science et quelle est sa méthode?) etontologiques (qu’est-ce que révèle de l’être de l’homme le fait qu’il chercheà comprendre le milieu dans lequel il vit ?). On peut dire, en résumantbeaucoup, que, de ce point de vue, la spécificité de la recherche de Ricœurconsiste dans l’importance paradigmatique qu’il a donnée à l’herméneu -tique des textes et notamment à l’étude de la fonction narrative.

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17. La critique et la conviction, op. cit., p. 96.

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L’identité narrative

Un texte, en tant que discours fixé par l’écriture, est une œuvremédiane entre le lecteur et l’auteur, une œuvre désormais détachée de sonlieu d’origine et susceptible ainsi d’être livrée à une série infinie d’inter-prétations, par lesquelles le lecteur tente de se comprendre lui-même, àsavoir de « se comprendre devant le texte et [de] recevoir de lui les condi-tions d’un soi autre que le moi qui vient à la lecture »18. C’est dans cetteperspective que Ricœur a forgé, dans sa fameuse trilogie Temps et récit, leconcept si éclairant d’« identité narrative » : en définitive, explique-t-il,répondre à la question « qui suis-je ? », c’est raconter l’histoire d’une vie19.À maintes reprises, Ricœur a rappelé que c’est en racontant les histoiresde l’Exode que l’Ancien Israël s’est donné collectivement une « identiténarrative ». À une époque de brassage des cultures et des religions, lethéologien lecteur de Ricœur et en amont de Gerhard Von Rad, de PaulBeauchamp et de quelques autres exégètes20, est ainsi invité à s’interrogersur ce que signifie le fait que le « medium narratif » se révèle être le modeprincipal de la confession de foi dans diverses religions et notamment enjudaïsme et en christianisme21.

En définitive, l’anthropologie ricœurienne décèle dans la capacitéhumaine à (se) raconter l’indice de la singularité d’un être qui, malgré labrièveté, à l’échelle cosmique, de sa vie, est le seul à poser la question dusens :

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18. Du texte à l’action, Paris, Seuil, 1986, p. 31.19. Temps et récit, Paris, Seuil, vol. I, 1983 ; vol. II, 1984 ; vol. III, 1985.20. Cf. Gerhard VON RAD, Théologie de l’Ancien Testament, Genève, Labor et Fides,

1971 [1957] (vol. I), 1972 [1960] (vol. II). Lors d’un hommage à PaulBeauchamp organisé au Centre Sèvres le 5 octobre 1995, Paul Ricœur aprononcé une conférence intitulée : « Accomplir les Écritures selon PaulBeauchamp, L’Un et l’Autre Testament, t. II », (Hommage à Paul Beauchamp, Paris,Médiasèvres, 1996, p. 7-22).

21. Cf. Lectures III. Aux frontières de la philosophie, Paris, Seuil, 1994 ; en collabo-ration avec André LACOCQUE, Penser la Bible, Paris, Seuil, 1998 ;L’herméneutique biblique, Paris, Cerf, 2001.

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[L’immémoriale sagesse] a toujours su la disproportion du temps que,d’un côté, nous déployons en vivant et qui, de l’autre, nous enveloppe detoutes parts ; elle a toujours chanté la brièveté de la vie humaine au regardde l’immensité du temps. Le vrai paradoxe est là : à l’échelle cosmiquenotre durée de vie est insignifiante, et pourtant ce bref laps de temps oùnous paraissons sur la scène du monde est le lieu d’où procède toutequestion de signifiance.22

En invitant à passer, selon le titre de l’un de ses principaux ouvrages,Du texte à l’action, Ricœur entend attirer l’attention sur le fait que le travailde compréhension d’un texte se prolonge par celui de la représentationd’un monde habitable : « d’un côté, la notion de texte est un bonparadigme pour l’action humaine, de l’autre, l’action est un bon référentpour toute une catégorie de textes »23. D’une part, comprendre un texte,c’est recevoir de lui une tâche d’habitation du monde, et, d’autre part,l’action sensée est elle-même un texte à interpréter. Ainsi, la fonctionnarrative comporte en elle-même une capacité de « reconstitution duréel », de création d’un « monde du texte » qui découvre une nouvelleconfiguration de la réalité. De même que le procédé rhétorique de lamétaphore permet de révéler la densité d’une réalité, mieux encore que nele ferait une simple description linéaire24, de même le genre littéraire durécit permet de suggérer une interprétation du sens mieux que ne le feraitun simple compte-rendu des faits. En d’autres termes : l’empirique n’estpas le seul critère de l’expérience (l’expérience artistique en est le plusclair exemple), et l’exactitude du descriptif n’épuise pas la richesse duconcept de vérité. La métaphore comme le récit laissent deviner la subtilerelation entre l’explication des faits et la compréhension du sens, révélantqu’« expliquer plus, c’est raconter mieux ».

En résumé, interpréter, c’est accéder à une nouvelle compréhension,passée au crible de la critique et du « conflit des interprétations » ; maisc’est aussi s’engager dans un rapport au monde et à la vie où se forge,

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22. « Le temps raconté », Revue de métaphysique et de morale 1984 / 4, p. 440.23. Du texte à l’action, op. cit., p. 175.24. Cf. La métaphore vive, Paris, Seuil, 1975.

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dans l’action elle-même, une nouvelle compréhension de soi. Ricœur citeProust :

Mais pour en revenir à moi-même, je pensais plus modestement à monlivre, et ce serait même inexact que de dire en pensant à ceux qui meliraient, à mes lecteurs. Car ils ne seraient pas selon moi mes lecteurs, maisles propres lecteurs d’eux-mêmes, mon livre n’étant qu’une sorte de cesverres grossissants comme ceux que tendait à un acheteur l’opticien deCombray ; mon livre par lequel je leur fournirai le moyen de lire en eux-mêmes.25

On peut encore faire un pas de plus. Car, à y regarder de plus près, letexte n’est pas une « mémoire morte » : il est déjà un lieu vivant où dessignes interprètent des choses. Comme le bois, même une fois coupé deses racines, le texte « travaille ». L’herméneute ne fait donc que réactiverce qui est déjà « à l’œuvre » dans le texte. Plus exactement, l’herméneuteprend le texte « dans l’état où il le trouve », c’est-à-dire déjà interprété demultiples fois selon une « tradition » déployant ce qui est en travail dansle texte. De ce fait, la tâche sans cesse à approfondir de l’explication et lareprise sans cesse à actualiser de la tradition dans laquelle s’insère laréception d’un texte, constituent les deux versants de l’interprétation. Onperçoit toute l’importance de cette réflexion pour l’exégèse biblique, surle rapport entre exégèse historico-critique et exégèse structurale, entreexégèse scientifique et exégèse confessante… On perçoit également lesconséquences fort suggestives de ces réflexions pour une théologiechrétienne de la révélation, notamment pour une compréhension théolo-gique du rapport entre la Parole et l’Écriture, entre l’Écriture confesséecomme inspirée et la communauté ecclésiale exprimant cettec o n f e s s i o n …2 6 On perçoit finalement combien, pour ceux que l’onnomme, avec Rachid Benzine, les nouveaux penseurs de l’islam27, le

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25. Marcel PROUST, Le Temps retrouvé, La Pléiade III, p. 1033.26. Je renvoie à deux articles fondamentaux de Paul Ricœur sur ces questions :

« Herméneutique de l’idée de Révélation », dans Coll. La Révélation, Bruxelles,Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 1984, p. 15-54 ;« Phénoménologie de la religion » [1993], Lectures 3. Aux frontières de la philo -sophie, Paris, Seuil, 1994, p. 263-271.

27. Rachid BENZINE, Les nouveaux penseurs de l’islam, Paris, Albin Michel, 2004.

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travail herméneutique de Ricœur offre une voie d’accès à une nouvelleconsidération du rapport entre la communauté confessante et son textefondateur. À l’école de Paul Ricœur, la pensée herméneutique est encoreloin d’avoir livré toute sa fécondité pour les problèmes liés à la rencontreinterreligieuse28.

La mémoire et le pardon

En 2000, Paul Ricœur a publié son dernier grand ouvrage intitulé Lamémoire, l’histoire et l’oubli29. Peu à peu, l’anthropologie de « l’hommefaillible » (le volontaire et l’involontaire) l’a conduit à une phénoméno-logie de « l’homme capable » (capable de raconter et de s’engager, capablede critique et de conviction), puis à une herméneutique de la conditionhistorique, mettant en valeur le fait que l’homme est un être affecté parl’histoire et cependant capable de s’engager dans l’histoire. Tout au long dece parcours s’est révélé ce que l’on pourrait appeler « la grandeur d’êtrehomme », une grandeur que ne sait voir que celui qui devine, sous lafragilité de toute vie, la beauté d’un désir comblé d’inachèvement. Telleune épitaphe, la dernière page de La mémoire, l’histoire et l’oubli est ornéede ces mots : « Sous l’histoire, la mémoire et l’oubli. Sous la mémoire etl’oubli, la vie. Mais écrire la vie est une autre histoire. Inachèvement »30.

La question qui traverse cet ouvrage est la suivante : comment décrire« l’attribution à soi de l’ensemble des souvenirs qui font l’identité fragile

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28. Voir en particulier : Claude GEFFRÉ, Croire et interpréter. Le tournant herméneu -tique de la théologie, Paris, Éditions du Cerf, 2001.

29. La mémoire, l’histoire et l’oubli, Paris, Seuil, 2000.30. Jean Greisch propose de comprendre ici « inachèvement » non pas de manière

négative ou empreinte de tristesse et de résignation, mais avec la mêmenuance de sens que celle qu’induit l’adjectif « inespéré » quand on veutsignifier que ce qui arrive est au-delà de tout ce que l’on aurait pu espérer.

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d’une vie singulière »31 ? En méditant sur la mémoire et l’oubli, Ricœuramorce tout un parcours de la « reconnaissance », c’est-à-dire de cettefaculté humaine qui « enrobe de présence l’altérité du révolu » :

Je tiens la reconnaissance pour le petit miracle de la mémoire. Commemiracle, il peut lui faire défaut. Mais quand il se produit, sous les doigtsqui feuillettent un album de photos, ou lors de la rencontre inattendued’une personne connue, ou lors de l’évocation silencieuse d’un être absentou disparu à jamais, le cri s’échappe : « C’est elle ! C’est lui ! » Et la mêmesalutation accompagne de proche en proche, sous des couleurs moinsvives, un événement remémoré, un savoir-faire reconquis, un état dechoses à nouveau promu à la « récognition». Tout le faire-mémoire serésume ainsi dans la reconnaissance.32

Il faut toutefois ajouter au devoir de mémoire l’importance de l’oubli.Certes, il y a bien des situations historiques où le devoir de mémoire estun « impératif catégorique » que traduit l’injonction « Tu tesouviendras ! ». Mais Ricœur adjoint à ce devoir de mémoire la nécessitéd’un certain oubli, et propose de distinguer entre « l’oubli par effacementdes traces et l’oubli de réserve »33. En effet, estime-t-il, il n’est pas possiblede fonder un vivre ensemble, notamment dans des sociétés pluralistes,sans prendre la mesure de la relation qui existe entre la mémoire vive despersonnes individuelles et la mémoire publique des communautésd’appartenance. Or celles-ci sont souvent gagnées par une fièvre ambiguëde la commémoration, propice aux tentations identitaires et aux manipu-lations de la mémoire :

En effet, il est un privilège qui ne saurait être refusé à l’histoire, celuinon seulement d’étendre la mémoire collective au-delà de tout souvenireffectif, mais de corriger, de critiquer, voire de démentir la mémoire d’unecommunauté déterminée, lorsqu’elle se replie et se referme sur sess o u ffrances pro p res au point de se re n d re aveugle et sourde auxsouffrances des autres communautés. C’est sur le chemin de la critique

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31. Ibid., p. 645.32. Ibid., p. 644.33. Ibid., p. 652.

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historique que la mémoire rencontre le sens de la justice. Que serait unemémoire heureuse qui ne serait pas aussi une mémoire équitable ?34

Dans cette perspective, l’oubli de réserve, que préconise Ricœur, loind’être un obstacle à la mémoire, désigne cette capacité qu’a l’homme dene pas laisser la mémoire-patrimoine éteindre en lui l’élan de laconstruction de l’avenir. Car il y a des « abus de mémoire » qui étouffentla vie en niant sa capacité d’espérance35. En certaines circonstances, c’estle rôle institutionnel de l’amnistie, explique Ricœur, que de permettre àune société de dépasser les traumatismes collectifs qui hantent son passéet essoufflent son présent. Il importe alors cependant de veiller à sauve-garder « la mince cloison qui sépare l’amnistie de l’amnésie »36 : c’est cequ’exprime le devoir de mémoire, en tant que « devoir de rendre justice,par le souvenir, à un autre que soi »37. Mais au-delà de ce devoir, Ricœurveut souligner l’importance de cet « art d’oublier », qui ressemble à un« travail de deuil par lequel nous nous détachons des objets perdus del’amour et de la haine »38. L’art d’oublier, commente Jean Greisch, c’est« l’art de tourner le dos aux histoires officielles et à la frénésie commémo-rative qui les met en scène, en choisissant de raconter autrement. Pariersur cette possibilité est d’autant plus difficile, mais aussi d’autant plusurgent que, dans le monde qui est le nôtre, les récits imposés sont plusd’une fois directement liés à une “guerre des images” »39.

En d’autres termes, on pourrait dire que l’oubli de réserve ne tait pasle mal, mais qu’il permet de le dire sur un mode apaisé, sans que la colèren’aveugle le jugement. Il effectue une remise de dettes sans concéder pourautant un oubli des faits, car « il faut garder une trace des faits pour

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34. Ibid., p. 650.35. « Au fond, chaque période a autour d’elle une aura d’espérances qu’elle n’aura

pas remplies ; c’est cette aura qui permet des reprises dans le futur, et peut-êtreest-ce par là que l’utopie pourrait être guérie de sa maladie congénitale, qui estde croire que l’on peut commencer de zéro : l’utopie est bien plutôt une re-naissance » (La critique et la conviction, op. cit., p. 189-190).

36. La mémoire, l’histoire et l’oubli, op. cit., p. 651.37. Ibid., p. 108.38. Ibid., p. 577.39. Jean GREISCH, Paul Ricœur. L’itinérance du sens, Grenoble, Éditions Jérôme

Millon, 2001, p. 311.

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pouvoir entrer dans une thérapie de la mémoire ; ce qu’il faut guérir, c’estla capacité destructrice de ces souvenirs »40. Avec cette précision, Ricœuraborde la « délicate articulation entre le discours de la mémoire et del’oubli, et celui de la culpabilité et du pardon »41. Le pardon, tel qu’il ledéfinit, apparaît comme l’horizon eschatologique commun à l’histoire, àla mémoire et à l’oubli. « Le pardon, c’est ce que les victimes seulespeuvent accorder. C’est aussi ce qu’elles seules peuvent refuser »42. Iltrouve son expression dans « la volonté tenace de comprendre ces autresdont l’histoire a fait des ennemis »43 et permet ainsi de forger une mémoireréconciliée, indispensable à l’art de vivre ensemble. Car le pardon, s’il nepeut jamais être décrété ni imposé, reste toujours une option ouverte,même au plan politique. Dans une belle page de La critique et la conviction,évoquant le chancelier Willy Brandt, à propos de la Shoah et le roi JuanCarlos à propos de l’Inquisition, Ricœur souligne la portée politiqued’une demande de pardon, seule capable d’ouvrir une brèche contrel’usure inexorable du temps, usure de la souffrance et usure de la justice,« une brèche qui serait véritablement l’œuvre conjointe du travail dusouvenir, du travail de deuil et de la demande de pardon »44.

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40. La critique et la conviction, op. cit., p. 190.41. La mémoire, l’histoire et l’oubli, op. cit., p. 111.42. La critique et la conviction, op. cit., p. 175.43. La mémoire, l’histoire et l’oubli, op. cit., p. 618.44. La critique et la conviction, op. cit., p. 175. Quelques années après la rédaction de

ce livre, le pape Jean-Paul II a inscrit une importante et significative démarchede repentance au cœur de la célébration du Grand Jubilé de l’an 2000. Pourune réflexion théologique sur ce thème, on pourra consulter le documentélaboré par la Commission théologique internationale : Mémoire et réconci -liation. L’Église et les fautes du passé, Paris, Éditions du Cerf, 2000.

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Conclusion

On le voit, il est impossible de résumer l’inestimable fécondité dutravail de Ricœur pour la pensée théologique contemporaine. Cettefécondité, j’espère l’avoir montré, n’est pas à chercher uniquement dansles textes qu’il a expressément consacrés à des questions d’ordre théolo-gique. Elle procède de l’ensemble de son œuvre, s’il est bien vrai quecelle-ci porte la trace d’un profond respect du désir de Dieu, sous quelqueforme qu’il apparaisse dans l’énigme de l’humain.

Bien d’autres aspects de la réflexion de Ricœur auraient pu êtrementionnés. Fasciné par la grandeur et la fragilité du politique dans dessociétés démocratiques et pluralistes, il s’est intéressé à toutes sortes deproblèmes d’éthique sociale, aux questions de justice, de laïcité, dedémocratie ou encore à la construction européenne. En ne se dérobant àaucun dialogue, il a forgé une profonde réflexion éthique, fondée sur lestrois piliers de l’estime de soi, de la sollicitude pour autrui et de l’instau-ration d’institutions justes.

Ne pouvant tout parcourir en quelques pages, j’aimerais simplement,en conclusion, revenir sur un point. À maintes reprises, Ricœur s’estmontré préoccupé par le lien entre la croyance en Dieu et la question dumal45. Dans un article paru en 1988, il écrivait : « celui qui peut dire qu’ilc roit malgré l’objection du mal, trouve en Dieu la source de sonindignation, sans chercher en lui l’apaisement de son besoind’expliquer »46. Tout au long de son existence, Ricœur s’est engagé dansplusieurs combats pour exprimer son « indignation » et élaborer despropositions. C’est ainsi qu’il fut l’un des premiers à dénoncer les dérivestotalitaires du marxisme après les événements de Budapest en 195647. Plustard, on le retrouve aux côtés de ceux qui dénoncent la pratique de latorture en Algérie, au point d’être menacé par l’OAS et même brièvement

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45. Cf. Le Mal. Un défi à la philosophie et à la théologie, Genève, Labor et Fides, 1986.46. « Le scandale du mal », Esprit, juillet-août 1988, n° 7-8, p. 63.47. Cf. « Le paradoxe politique », Esprit, 1957, n°5.

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arrêté en 196148. Il devint ensuite l’un des principaux appuis français desdissidents tchèques. En 1958, alors professeur de philosophie générale àla Sorbonne, il avait accepté la présidence du Mouvement du christianismesocial, présidence qu’il gardera jusqu’en 197049.

Au printemps 1986, quelques semaines après avoir donné àEdimbourg les Gifford Lectures qui devaient constituer la matière de Soi-même comme un autre, Simone et Paul Ricœur durent traverser l’épreuvedu suicide de leur second fils, Olivier.

Cette catastrophe devait laisser une plaie ouverte que l’interminabletravail de deuil n’a pas encore cicatrisée. Encore maintenant, je suis la proiede deux reproches alternés : l’un de n’avoir pas su dire non au momentopportun à certaines dérives, l’autre de n’avoir pas discerné, ni entendul’appel au secours lancé du fond de la détresse. Je rejoignais ainsi le lotimmense de tant de pères et découvrais cette fraternité silencieuse qui naîtde l’égalité dans la souffrance. Peu de semaines après ce désastre, j’accom-pagnais jusqu’au seuil de la mort, à Chicago où je m’étais réfugié, monvieil ami Mircea Eliade : et je me trouvais accablé, d’une certaine manière,par le contraste – apparent, mais insistant – entre deux destins, dont l’unseulement aura laissé la trace d’une œuvre, et l’autre, rien de cet ordre, àvues humaines du moins50.

C’est peut-être pour cela que l’essentiel de la grande fécondité théolo-gique de l’œuvre de Ricœur reste, à mes yeux, cette curiosité qui n’est pasmoins théologique que philosophique, concernant la beauté et lagrandeur de l’être-homme lorsqu’il assume humblement sa conditionhistorique et s’engage à habiter le monde, simplement et fraternellement :« Se soustraire à la fascination de la puissance. Habiter ce monde sans ledominer. Renouer une relation fraternelle aux êtres dans une sorted’amitié franciscaine pour la création. Retrouver le gracieux, le gracié,

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48. Cf. « L’insoumission » [1960], repris dans Autres Temps 76-77 (printemps 2003),p. 91-95.

49. Il avait très tôt été impliqué dans les mouvements de jeunesse socialiste, sousl’influence notamment d’André Philip, cherchant à conjuguer protestantismeet socialisme.

50. La critique et la conviction, op. cit., p. 140-141.

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l ’ i n o u ï … »5 1. À la fin de La mémoire, l’histoire et l’oubli, Ricœur alonguement évoqué les méditations de Kierkegaard sur l’invitationévangélique à regarder les lis des champs et les oiseaux du ciel : « C’estbien en effet aux soucieux que s’adressait l’exhortation de l’Évangéliste à“considérer les lis des champs et les oiseaux du ciel” : “Si le soucieux, noteKierkegaard, prête une réelle attention aux lis et aux oiseaux, s’il s’oublieen eux, il apprendra de ces maîtres, par lui-même insensiblement,quelque chose de lui-même”52 ». Et il ajoute cette question, que l’on peuta u j o u rd’hui re l i re comme ayant valeur de testament : « Q u e l l e“distraction divine”, comme Kierkegaard dénomme cet “oubli del’affliction”, pour le distinguer du divertissement ordinaire, sera capabled’amener l’homme “à examiner combien il est magnifique d’être homme” ? ».

Au terme d’une longue vie de recherche et d’engagement, Ricœur n’apas caché sa conviction que ce qui, en définitive, fait la grandeur del’homme, c’est qu’il est à jamais présent dans « la mémoire de Dieu »53,quels que soient la discrétion ou l’éclat de la trace qu’à vues humaines, savie aura laissée dans l’histoire54. Reprenant le questionnement étonné dupsalmiste : « Qu’est-ce que le mortel pour que tu en gardes la mémoire ?Le fils d’Adam, que tu en prennes souci? » (Ps. 8,5), il commente :

Dans la ligne de ce verset, je me prends à méditer sur un Dieu qui sesouvient de moi, au-delà des catégories du temps (présent, passé, futur).[…] Je me “figure” que l’existence humaine qui n’est plus, mais qui a été,

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51. « Prospective du monde et perspective chrétienne », dans Coll. L’Église versl’avenir, Paris, Cerf, 1969, p. 143.

52. Sören KIERKEGAARD, « Ce que nous apprennent les lis des champs et lesoiseaux du ciel », dans Discours édifiants à divers points de vue (1847), trad. Fr. deP.-H. Tisseau et E.-M. Jacquet-Tisseau, Paris, Éd. De l’Orante, 1966. Cité parRicœur dans La mémoire, l’histoire et l’oubli, op. cit., p. 656.

53. C’est dans cette ligne que Ricœur comprend la résurrection : « La résurrectionest le fait que la vie est plus forte que la mort en ce double sens qu’elle seprolonge horizontalement dans l’autre, mon survivant, et se transcende verti-calement dans “la mémoire de Dieu” » (La critique et la conviction, op. cit., p.242-243).

54. « Je peux assumer pour moi-même la citation de Bernanos : “Il est plus facileque l'on croit de se haïr. La grâce est de s'oublier. Mais si tout orgueil était morten nous, la grâce des grâces serait de s'aimer humblement soi-même, commen'importe lequel des membres souffrants de Jésus Christ” » (ibid., p. 245).

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est en quelque manière recueillie dans la mémoire d’un Dieu qui en estaffectée. […] Pour employer un langage qui reste très mythique, je diraisceci : Que Dieu, à ma mort, fasse de moi ce qu’il voudra. Je ne réclame rien,je ne réclame aucun “après”. Je reporte sur les autres, mes survivants, latâche de prendre la relève de mon désir d’être, de mon effort pour exister,dans le temps des vivants.55

Comme si le geste de sa vie avait consisté, en définitive, à unir inlas-sablement ces deux mouvements d’une égale densité spirituelle : à lamémoire de Dieu, confier l’énigme de l’humain ; au temps des vivants,confier le désir de Dieu.

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55. Ibid., p. 238-239.

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Études&Expériences

SOMMAIRES DES ARTICLES

Jean-Pierre FlachaireNotre-Dame de l’Atlas, en Afrique du Nord :une Présence de « Visitation », selon Christian de Chergé

La visitation exprime au mieux la présence chrétienne en terre d’islam et elleest une fête quasi-patronale de la communauté Notre-Dame de l’Atlas, hier àTibhirine, aujourd’hui à Midelt au Maroc. À travers sept textes de Christian deChergé, Jean-Pierre Flachaire, prieur de Midelt, montre comment la visitation deMarie et d’Élisabeth, par la hâte de la première, la réciprocité de la rencontre, lemagnificat de Marie libérée par Élisabeth exprime au mieux la mission de l’Égliseen terre d’islam. L’Église ne sait pas « le lien exact entre la bonne nouvelle quenous portons et le message qui fait vivre l’autre » mais elle peut croire que de larencontre peut jaillir un magnificat, et même un cantique à deux voix.

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Gilbert JouberjeanLe rocher du Tepeyac :du sanctuaire de Tonantzin à la basilique de Guadalupe

Le sanctuaire de Notre Dame de Guadalupe est le plus important pèlerinagede toute la planète. Il était déjà le lieu le plus fréquenté de toute l’Amérique préco-lombienne. La vierge de Guadalupe a été souvent l’emblème de nombreusesp rotestations contre les formes coloniales passées et présentes. Comments’expliquer cela sans faire retour sur l’histoire de la conquête, le génocide depopulations entières, l’esclavage et la traite des noirs, la spoliation des terres, lelaminage de cultures développées et d’empires prodigieux et la terrible aliénationde l’Église, malgré des exceptions remarquables, par et avec l’ordre colonial? Lavierge de Guadalupe, apparue à Juan Diego, est venue se superposer, prolonger etréinterpréter le culte de Coatlicue-Tonantzin, déesse mère et mère de toute vie etdont le sanctuaire avait été totalement détruit par les Espagnols. Le culte de lavierge de Guadalupe constitue ainsi un « exemple paradigmatique du phénomènede superposition et de syncrétisme des croyances ».

José-Maria VigilL’option pour les pauvres est une option pour la justice, et elle n’est pas préférentielle

Suite à l’irréfutable fondement biblique, évangélique et théologique de« l’option pour les pauvres » - marque déposée de la théologie latino-américainede la libération - et étant donné la force de sa propre évidence interne, la seulepossibilité de la combattre a été la stratégie de la dénaturaliser, la transformant en« préférentielle » et en prétendant que son fondement était la « gratuité » de Dieu,de manière à la déplacer dans le domaine de la charité assistentialiste politi-quement conservatrice. Certains théologiens de la libération semblent s’êtreaccommodés de cette stratégie. L’auteur la dénonce et montre que l’option pourles pauvres n’est pas préférentielle mais alternative et exclusive et qu’elle ne sebase pas sur la gratuité de Dieu, mais sur sa justice.

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Jean-Pierre FlachairePrieur de la Trappe Notre-Dame de l’Atlas, Midelt, Maroc.

NOTRE-DAME DE L’ATLAS, EN AFRIQUE DU NORD :UNE PRÉSENCE DE « VISITATION »

selon Christian de Chergé

L’idée de rassembler les textes de Christian de Chergé sur le mystèrede la Visitation m’est venue après avoir eu en ma possession deux textesoù j’ai senti que, pour Christian, ce mystère exprime au mieux notreprésence chrétienne en terre d’islam. D’où un premier intérêt à étudier cequ’il a dit ou écrit sur ce sujet…

Un deuxième intérêt, pour moi, moine de l’Atlas et qui rejointd’ailleurs le premier, c’est qu’à deux reprises, dans deux homélies,Christian dit que ce mystère de la Visitation est une fête « quasi patronale » dela communauté, depuis ses origines.

Ce n’est donc pas une idée, une trouvaille de Christian ; mais bien unevocation spécifique de Notre-Dame de l’Atlas, ressentie et vécue depuisprès d’une quarantaine d’années – par rapport à la première fois oùChristian évoque ce thème – puisque les moines sont arrivés à Tibhirineen 1938… Mais nous y reviendrons.

Le premier texte de Christian que j’ai eu, et qui est aussi le premier endate – à ma connaissance du moins – remonte à 1977. Il s’agit d’une lettrequ’il a écrite à une Sœur Blanche avec qui il a fait ses études d’arabe litté-raire et d’islamologie au PISAI, de 1972 à 1974… Lorsqu’il lui écrit, cetteSœur était alors au Yémen.

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Je vais surtout laisser parler Christian. Sa pensée est claire, me semble-t-il. Christian répond à cette Sœur, par rapport à ce qu’elle lui a confié dece qu’elle vit là-bas. Il lui écrit :

Comment ne pas me sentir interpellé par ce que tu as commencé àvivre, tout là-bas, avec tes deux Sœurs? Cet isolement avec et pour Lui : cepeuple qu’Il poursuit avec et par nous : ce petit peuple sur lequel Il s’estattendri, émerveillé et qui fut, pour Lui aussi, porteur de l’Esprit : « Je terends grâce, Père, de ce que… » ; ce service, si comparable à celui de Marieen sa Visitation, et Marie, elle aussi portait en elle son secret, dans le silencede la contemplation, un secret qu’il ne lui appartenait pas de révéler (ce quila rassurait, car elle n’aurait su comment faire le lien et quels mots trouverpour dire l’Insaisissable) ; cette présence, nécessaire, à qui veut entendrel’autre [quand Christian emploie le mot l’autre, c’est habituellement dumusulman qu’il s’agit], saluer comme Élisabeth, de ces mots d’annon-ciation, de ces gestes d’Évangile que l’Esprit seul révèle et qui restituent laBonne Nouvelle à celui-là qui la porte en soi (son secret, ai-je dit !) ; cetteEucharistie qui célèbre alors la vie communiquée et fait (tomber) lesbarrières (et tant) de credos pour entrer dans la ronde des âges et desespaces et des enfants d’Abraham. Marie, à l’heure du Magnificat, n’estplus la petite fille de Nazareth à qui serait arrivé quelque chose d’inouï ;elle est le chantre privilégié de l’action de grâce née dans le don du Fils :déjà c’est la communion des saints qui prend corps en son sein. Elle le saitdésormais,… y consent ; de Cana au Golgotha, elle sera là, et c’est tout…C’est tout.

Tous ces derniers temps, je me suis convaincu que cet épisode de laVisitation est le vrai lieu théologico-scripturaire de la mission dans lerespect de l’autre que l’Esprit a déjà investi. J’aime – écrit Christian – cettephrase de Sullivan (dans : Matinales) qui résume bien tout cela : « Jésus estce qui arrive quand Dieu parle sans obstacle dans le cœur d’un homme ».Autrement dit, quand Dieu est libre de parler et d’agir sans obstacle dansla droiture d’un homme, cet homme parle et agit comme Jésus : il fallaits’en douter !

Et Christian de conseiller à la Sœur : « Essaie d’être sans obstacle et tune cesseras de t’émerveiller… De t’eucharistier… (hum! pas très eupho-nique – dit Christian) ».

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Je trouve ce texte beau… Vingt ans avant de donner sa vie pour celuiqui la lui prendrait, Christian avait déjà une pensée très claire, et peut-êtreaussi déjà définitive sur ce que doit être la présence de l’Église en terred’islam.

Le deuxième texte en ma possession a été l’homélie de Christian pourla profession simple de Frère Philippe, le 31 mai 1989. Ce texte n’est pasmoins beau que le précédent…

Voici Marie – dit-il – jeune professe (son oui est tout récent). Elle selance sur la route vers la montagne pour faire le noviciat de sa maternitéuniverselle… Marie, vouée à porter le Christ en elle, hors de chez elle,comme chacun de nous. Et à servir humblement pour que l’Esprit fassetressaillir l’enfant de Dieu encore en gestation en tout autre. Déjà, tu as sucela – dit Christian à Philippe - : il suffit d’être là, avec toute sa confiancepour que l’autre s’ouvre plus avant. Et tu pressens que l’islam même peutse révéler dans son lien au Christ que tu aimerais lui porter, pour peu quetu lui offres, au creux d’une Visitation permanente, un cœur disponible àl’impossible qui nous vient de Dieu.

Le troisième texte que je voudrais vous citer est antérieur d’un peuplus d’une année au précédent. Je l’ai trouvé dans un Bulletin du Ribât(n° 8, janvier 1988, p. 3). Peut-être dois-je dire brièvement ce qu’est leRibât… Ribât veut dire : le lien de la Paix. C’est un groupe islamo-chrétiendont les membres se rencontrent deux fois par an et partagent leur vécupour les six mois qui viennent de s’écouler, sur un thème choisi à lare n c o n t re précédente et qui se re t rouve dans les deux traditionsreligieuses… Christian était le cofondateur du Ribât avec Claude Rault, lenouvel évêque du Sahara. Actuellement, le Ribât continue de se réunir.Comme exemple, le thème retenu pour la rencontre d’avril 2005 est : « Jecherche son visage tout au fond de vos cœurs ». Donc, dans le compterendu de la rencontre de janvier 1988, Christian a dit :

Si les événements nous bousculent, laissons-les nous bousculer !L’Esprit-Saint est celui qui fait sauter les frontières. Savoir reconnaître laprésence de l’Esprit-Saint agissant dans le cœur de l’autre : ça lui donne ducharme et quelque chose évolue et grandit en moi : « Tu n’es pas loin du

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Royaume et tu m’as permis, à moi aussi, de m’en approcher ». Noussommes invités donc à être continuellement en état de Visitation, commeMarie auprès d’Élisabeth, pour magnifier le Seigneur de ce qu’il a accomplien l’autre… Et en moi.

Le quatrième texte a été donné par Christian aux Journées Romaines, enseptembre 1989 – tout juste trois mois après la profession de FrèrePhilippe. Dans ce long texte, un passage évoque, de nouveau, le mystèrede la Visitation… Et Christian dit : « Ce mystère est bien celui de l’hospi-talité réciproque la plus complète… » Il cite alors un ami musulman quidisait, en commentant le chemin de Marie : « L’Esprit Saint est toujoursavec celui qui prend Marie chez lui ».

Ce mystère de la Visitation – ajoute Christian – il est bon que l’Église lemette de mieux en mieux, au cœur de la « hâte » qui la porte vers l’autre(qui désigne tout être humain)… Elle découvre alors sa mission… Et là,Christian cite l’ancien évêque du Sahara, Mgr Jean-Marie Raimbaud : « Lamission, disait-il, sous l’action de l’Esprit-Saint est la confluence de deuxgrâces, l’une donnée à l’envoyé, l’autre à l’appelé… Le chrétien s’efforce delire ce que Dieu lui dit par la personne… du non-chrétien, il s’efforce aussid’être lui-même “avec sa communauté” un signe visible, une parole aussiclaire que possible du Dieu, Père, Fils et Esprit ». Et Jean-Marie Raimbaudajoutait : « Le Royaume de Dieu est là, au milieu de vous. Aurons-nous descœurs de pauvres pour l’accueillir? » Et Christian de conclure : des cœursde pauvres d’où peut jaillir le Magnificat infiniment repris en eucharistie.

Le cinquième texte n’est pas écrit, mais enregistré. Il s’agit d’uneretraite que Christian a prêchée aux Petites Sœurs de Jésus, au Maroc…C’était en novembre 1990. Cette retraite avait pour thème « Le Cantiquedes cantiques et l’Apocalypse », et le 21 novembre, à l’occasion de la fêtede la Présentation de Marie au Temple, au début d’une instruction,Christian revient sur ce mystère de la Visitation et il y re v i e n tlonguement… C’est le plus long texte que nous avons sur ce thème etaussi le plus développé.

Christian commence en disant : « Il est tout à fait évident que nousdevons privilégier ce “mystère” dans l’Église qui est la nôtre… » Puis, il

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imagine… Il imagine que nous sommes dans la situation de Marie qui vavoir sa cousine Élisabeth et qui porte en elle « un secret vivant », une« Bonne Nouvelle vivante »… Il imagine Marie dans l’embarras, nesachant pas comment s’y prendre pour livrer ce secret… Qui est aussi lesecret de Dieu… Faut-il le dire…? Comment… ? Faut-il le cacher…? Etpuis, il se passe quelque chose de semblable dans le sein d’Élisabeth…Elle aussi porte un enfant… Et ce que Marie ne sait pas, c’est quel est lelien, le rapport entre les deux enfants… Elle sait qu’il y en a un, puisquec’est le « signe » qui lui a été donné… « sa cousine Élisabeth… »

Et Christian de poursuivre…

Il en est ainsi de notre Église qui porte en elle une Bonne Nouvelle… Etnotre Église, c’est chacun de nous… Et nous sommes venus un peu commeMarie… D’abord pour rendre service… Finalement, c’est sa premièreambition, mais aussi en portant cette Bonne Nouvelle… Et comment nousy prendre pour la dire…? Et nous savons que ceux que nous sommesvenus rencontrer, ils sont un peu comme Élisabeth, ils sont porteurs d’unmessage qui vient de Dieu… Et notre Église ne nous dit pas – elle ne sait pas– quel est le lien exact entre la Bonne Nouvelle que nous portons et cemessage qui fait vivre l’autre… Finalement mon Église – dit Christian – neme dit pas quel est le lien entre le Christ et l’islam. Et je vais vers lesmusulmans sans savoir quel est le lien… Et voici que quand Marie arrive,c’est Élisabeth qui parle la première… Puis Christian se reprend aussitôt…Pas tout à fait exact, car Marie a salué sa cousine. Elle lui a dit : « La Paix…La Paix soit avec toi… » et ça, c’est une chose que nous pouvons faire, ditChristian. Et il ajoute : cette simple salutation a fait vibrer quelque chose,quelqu’un dans Élisabeth. Et dans cette vibration quelque chose s’est dit, quiétait la Bonne Nouvelle, pas toute la Bonne Nouvelle, mais ce qu’onpouvait en percevoir dans le moment. « D’où me vient que l’enfant qui esten moi a tressailli », dit Élisabeth… Et vraisemblablement que l’Enfant quiétait en Marie a tressailli aussi… Et qui est-ce qui a tressailli le premier ?Enfin, c’est entre les enfants que ça s’est passé… (Et, dans la cassette, onentend un grand éclat de rire des Petites Sœurs…).

Tous les mots employés par Christian portent… Sont importants pourcerner sa pensée… Quand on fait la transposition de ce qui s’est passé

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entre Marie et Élisabeth, entre Jésus et Jean-Baptiste, entre l’Église etl’islam, entre nous et les musulmans…

Et Élisabeth, poursuit Christian, a libéré le Magnificat de Marie… Et là,Christian a encore une réflexion forte et profonde, me semble-t-il. Il nousdit :

Si nous sommes attentifs, et si nous nous situons à ce niveau-là, notrerencontre avec l’autre – le musulman – dans une attention et dans unevolonté de le rejoindre… Et aussi dans un besoin de ce qu’il est et de cequ’il a à nous dire… Vraisemblablement, il va nous dire quelque chose quiva rejoindre ce que nous portons (cette Bonne Nouvelle), montrant qu’il estde connivence et nous permettant d’élargir notre Eucharistie. Car,finalement, le Magnificat que nous pouvons, qu’il nous est donné dechanter : c’est l’Eucharistie. La première Eucharistie de l’Église… C’est leMagnificat de Marie.

Et puis, Christian ajoute et cela me paraît aussi d’une grande impor-tance : pour achever de commenter cela – la Visitation – il raconte l’his-toire bien connue du puits. De ce jeune musulman – un voisin – qui luiavait demandé de lui apprendre à prier… Dans la foi musulmane. Pourcela, tous les deux se retrouvaient régulièrement… Jusqu’au jour où,après un temps assez long d’empêchements de la part de Christian, lejeune lui dit : « Il y a longtemps qu’on n’a pas creusé notre puits ». Et cesmots de l’autre ont vibré en Christian et ont libéré un Magnificat… (dansla cassette, on entend Christian tout ému dire : C’était beau…). Alors, cetteexpression « creuser le puits » entre eux était restée… Et Christian un jourde lui poser, en plaisantant, la question : « Au fond de notre puits, à tonavis, que va-t-on trouver : de l’eau chrétienne ou de l’eau musulmane? »Et le jeune qui n’avait pas pris, lui, la chose en riant, répondit : « Enfin,quand même, ça fait si longtemps qu’on est ensemble, et tu te posesencore cette question? Au fond du puits, on va trouver l’eau de Dieu »…« Je ne crois qu’il y ait de meilleure réponse », conclut Christian.

Oui, je trouve beau et important que Christian lui-même termine soncommentaire du mystère de la Visitation aux Petites Sœurs, par sonhistoire du puits… Et donc le lien qu’il fait entre les deux. Le secret de

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Marie, libéré par Élisabeth et qui éclate en Magnificat… Le secret deChristian libéré par son ami musulman et qui éclate aussi dans unMagnificat… Finalement, dans les deux cas, un Magnificat possible, quepar l’action des deux… Comme au Maghreb, le forage d’un puits à lamain n’est possible qu’à deux… Celui qui creuse, à l’intérieur du puits, etcelui qui extrait la terre à l’aide d’un seau et d’une corde à l’extérieur.

Un sixième texte est une homélie pour le 31 mai 1993, jour de la fête dela Visitation… Et comme cette fête cette année-là coïncidait avec l’Aïd,Christian – comme on aurait pu s’en douter – a fait tout un parallèle entreles deux fêtes… Je ne reprendrai pas tout le texte, mais seulement la finqui touche à notre thème.

C’est ici que peut et doit s’accomplir la Visitation de l’Église au peupledes musulmans, dit Christian… Comment ? L’Église est venue en ce payspour une urgence de service, ou déjà de présence (en ce moment dedésarroi, ne pas l’oublier) [Les années de violence avaient commencédepuis près de trois ans], un enfantement dans la douleur, poursuitChristian. Comme Marie, elle porte en elle, l’Emmanuel. Il est son secret.Elle ne sait comment le dire. Doit-elle même le dire? Et voici que souvent,c’est l’autre – le musulman – qui prend l’initiative du salut, commeÉlisabeth parlant la première dans la liberté de l’Esprit dont nous savonsce qu’Il peut dévoiler de communion profonde, plus loin que toutes lesfrontières et différences. Alors quelque chose se libère en nous aussi, uneparole irrésistible, celle d’un Magnificat, un cantique à deux voix – jerajoute : ou un puits creusé à deux mains – et à Visage unique – je rajoute :celui de l’Esprit – prélude à la Réconciliation qui est sacrifice et don de soi,prélude à l’Eucharistie qui est mystère de la foi et viatique pour l’humanitéen pèlerinage vers ce Dieu qui n’en finit pas de faire merveille : « Saint estson Nom ! »

Ces textes sont d’une grande densité… Il y a de quoi s’essouffler àsuivre Christian… Et, en même temps, il y a aussi de quoi s’émerveiller,éclater en Magnificat devant sa pensée, si riche, si profonde… Et aussi, siprophétique.

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Je voudrais citer un dernier texte, le septième. Il s’agit du fameux texte,intitulé « Nuit de feu » (cf. L’invincible espérance, p. 33). Christian était restéà la chapelle pour prier, après Complies, le dernier Office de la journée.Puis, voilà qu’un hôte, musulman, s’approche et prie lui aussi, dans lachapelle… Après un long silence, monte un murmure de prière, du côtémusulman, entrecoupé de soupirs. Puis, ce musulman demande àChristian de prier pour lui…

Alors s’entremêle une prière à deux voix, dit Christian… L’arabe et lefrançais se mélangent, se rejoignent, se répondent, se fondent et seconfondent… Se complètent et se conjuguent… Le musulman invoque leChrist… Le chrétien se soumet au plan de Dieu sur tous les croyants…Puis, c’est la louange alors qui déborde le lieu et le moment…

Et voilà qu’il arrive à la chapelle – sans doute le frère hôtelier – quicherchait son hôte… Quand il les voit tous les deux, Christian et lemusulman, il n’ose trop y croire… Alors, sans plus, il s’est joint à eux…

La Parole nous vient alors aussitôt, dit Christian : Là où deux ou troisse rassemblent en mon Nom, Je suis au milieu d’eux! Et puis, c’est commeun ballet où tour à tour, invocations et louanges se succèdent… Note aprèsnote, écrit Christian, la symphonie se construit dans la fusion de ces troisexpressions différentes et d’une seule et même fidélité, celle de l’Esprit quiest Dieu…

Prières chrétiennes et prières musulmanes se mêlent et s’entremêlent…La prière contre Satan… De la part du musulman…; puis ensemble, lafatihâ, le Magnificat (tu le répètes mot à mot). Par contre le Pater (tu le saispar cœur)… Et toujours… Et encore… La louange, l’action de grâce…

Un Magnificat qui n’en finit pas…

Joie exubérante… écrit Christian. Et ainsi, trois heures durant. Tout cetemps qui ne fut qu’un instant, à ne pas y croire, s’étonne Christian. Puis ilcontinue : lui – l’hôtelier donc – a voulu savoir : « Comment cela s’estpassé? Comment cela avait débuté… » Et l’hôte musulman de répondre enparlant de Christian : « Quand je l’ai vu là tout seul, j’ai senti qu’il fallaitfaire quelque chose… J’avais peur, et puis, j’y suis allé… Il y avait comme

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une force en moi qui m’a poussé… » J’ajoute : comme l’enfant qui atressailli dans le sein d’Élisabeth…

Et le lendemain, le musulman avouera avoir eu envie de danser… Puis,d’avoir fait le tour des bâtiments quatre fois en chantant… Et il ajoute :« Tout est simple quand Dieu conduit… »

Dans ce texte de Christian, il n’y a aucune allusion au mystère de laVisitation et pourtant, c’est bien ce qui s’y est vécu… Ce texte est unsommet pour dire dans la pratique ce que Christian a commenté dans lesautres textes cités. C’est bien la Rencontre de l’Église et de l’islam qui s’estvécue durant cette Nuit de feu… Et cette Rencontre a abouti au jaillissementd’un Magnificat à deux voix – et même trois – mue par un seul et mêmeEsprit.

Oui, cette expérience vécue de Christian avec un frère musulman sembleêtre comme l’aboutissement de toute une longue recherche, et d’essaismultiples dans ce domaine du dialogue islamo-chrétien. Et voilà, qu’aucontraire, cette expérience se situe tout au début de son cheminement… Etc’est elle, sans doute, qui a déclenché toute sa réflexion sur la présencechrétienne en terre d’islam… Et c’est elle, aussi, qui lui a donné lacertitude que c’est le mystère de la Visitation qui l’exprime le mieux…

Cette expérience de Christian est à l’origine de sa réflexion, puisque letexte qui nous l’a fait connaître est daté du 24 septembre 1975. Un peuplus d’une année après que Christian fut revenu du PISAÏ… Et en note dece texte Nuit de feu, une année plus tard, Christian ajoute, avec proba-blement de la nostalgie : « Je ne l’ai pas revu ce frère d’une seule nuit… Ilexiste. Il me dit tous les autres. »

•••

Je voudrais revenir un moment sur cette parole de Christian que jevous ai citée au début de mon partage : « Que ce mystère de la Visitationest une fête quasi patronale de Notre-Dame de l’Atlas »…

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J’ai fait quelques recherches… Voici ma conclusion.

Dans son homélie du 31 mai 1993, Christian précise que c’est peut-êtresous l’inspiration de Frère Charles que les premiers moines de l’Atlas ontfait de cette fête, une fête quasi patronale. En effet, nous savons par denombreux textes que c’était déjà une intuition forte du Père de Foucauld.Et, à ma connaissance, l’ermite de Tamanrasset est le premier à avoircompris que c’est ce mystère que nous avons à vivre en terre d’islam…

Et Notre-Dame de l’Atlas – la statue qui porte ce nom – se trouve surla montagne à un point très élevé, visible de toute la contrée, et elledomine le monastère et toute la région… Cette statue vient de Staouëli, lepremier monastère trappiste en Algérie de 1843 à 1904… Et il est rapportéque le Père de Foucauld, qui a vécu quelque temps à Staouëli, a priédevant cette statue… Très vite donc nos premiers Frères de l’Atlas ont faitle lien entre le Père de Foucauld, cette statue, le mystère de la Visitation –qui lui était si cher – et leur devise.

N’oublions pas que le Père de Foucauld a été révélé au monde par lelivre de René Bazin, dès 1921. Nous avons hérité de plusieurs exemplairesde ce livre qui nous montrent, par leur état, qu’ils ont été très lus…

La devise de l’Atlas est : « Un signe sur la montagne ». Ce signe, sur leblason du monastère, c’est la croix, au sommet des montagnes de l’Atlas.Mais, plus discrète, dans l’angle gauche du blason, il y a aussi une Étoileet l’Étoile, nous le savons, représente Marie…

Alors, cette statue en provenance de Staouëli, nos premiers Frères, àpeine un an après leur arrivée à Tibhirine, au lieu de la garder pour euxdans l’enceinte du monastère, sont allés la placer sur un socle de béton dequatre mètres de hauteur, au sommet de la montagne. Et ce fut vraiment,pour eux, Marie, le nouveau signe sur la montagne… Pas Marie seule, maisMarie avec Jésus… Pas Jésus dans les bras de Marie… Mais Jésus dans lesein de Marie… En effet, cette statue, Notre-Dame de l’Atlas, c’est assezrare peut-être, est une Vierge enceinte avec, sur la ceinture, la tête d’unpetit ange… Marie portant Jésus… Marie dans sa Visitation… En toute

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hâte vers l’autre… Notre-Dame dans sa Visitation… Notre-Dame del’Atlas a rempli sa mission…

Nos sept Frères ont été enlevés le lendemain de la célébration del’Annonciation, le 26 mars 1996… Et leurs restes – leurs têtes – ont étéretrouvés la veille de la fête de la Visitation, le 30 mai 1996… Ils sont restéscachés durant toute leur vie, mais, plus encore, leurs derniers 56 jours…Comme dans le sein d’une mère…

Puis, le témoignage du don de leur vie, par amour, a été le signe, letressaillement qui a déclenché une multitude de Magnificat, partout dans lemonde, et tout d’abord, chez l’autre de l’islam.

Au Maroc, où Notre-Dame de l’Atlas se trouve désormais, ce mystèrede la Visitation nous a devancés depuis longtemps. Albert Peyriguère –l’ermite d’El Kbab – l’un des premiers disciples du Père de Foucauld, enparle souvent dans ses pro p res écrits. Charles-André Poissonnier,franciscain, l’ermite de Tazert, a nommé son propre ermitage, l’ermitagede la Visitation. C’est tout dire… Le Père Abd-el-Jalil, ce marocain devenuchrétien, puis franciscain et professeur pendant trente ans à l’InstitutCatholique de Paris, et enfin, ami de Paul VI, a écrit lui aussi (Cf. Abd-el-Jalil, Marie, p. 87) :

Un effort héroïque de témoignage vivant de la part de chrétiens« opérant la vérité dans la charité » est plus nécessaire encore aujourd’huique jamais. Le mystère marial qui, par excellence, doit être vécu auprès demusulmans, est celui de la Visitation.

Et enfin, la dernière parole que nous dit le Père Voillaume lors de sonpassage chez nous, quelques semaines seulement avant de mourir :« Porter le Christ en soi, pour le porter à ce monde de l’islam… »

Si l’Atlas en Algérie est un signe qui demeure… Ce même signe reste àdonner encore partout dans le monde… Et cela, jusqu’au retour définitifdu Christ.

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En attendant, Marie, et nous avec elle, nous devons continuer devisiter l’autre, pour que, sans cesse, éclatent de nouveaux Magnificat…Pour qu’ensemble avec l’autre, nous puissions creuser notre puits… Et ytrouver l’eau de Dieu.

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Gilbert JouberjeanInstitut catholique de la Méditerranée.

LE ROCHER DU TEPEYAC :DU SANCTUAIRE DE TONANTZIN À LA BASILIQUE DE GUADALUPE*

Il existe en Amérique latine quatre grands sanctuaires mariaux dontl’influence spirituelle respective recouvre approximativement les quatregrandes régions culturelles et de géographie humaine du sous-continent.En partant du nord vers le sud il s’agit des sanctuaires de Nuestra Señorade Guadalupe à Mexico, pour la meso-Amérique, de Nuestra Senõra deCopacabana, sur la rive bolivienne du Lac Titicaca, pour l’Amériqueandine, de Nossa Senhora de Aparecida, sur le « caminho real » quiconduit de Rio de Janeiro à São Paulo, pour l’Amérique lusophone, et deNuestra Senõra de Caacupé, sur les bords du fleuve Paraguay, dans lepays du même nom, pour l’Amérique platesque1. Il est à noter que lesmouvements d’indépendance des métropoles espagnole et portugaiseainsi que l’élaboration des consciences nationales particulières à chacundes pays latino-américains ont souvent trouvé leur inspiration, comme ilsy ont puisé leur dynamisme, dans l’exploitation des représentationsmariales2.

* Ce texte est la réédition légèrement revue d’un article publié dans le livre desactes du colloque de Lourdes organisé par l’ISTR de Marseille : La grotte et lerocher dans les religions, Marseille, Publications Chemins de Dialogue, 2004,p. 119-141.

1. Zone riveraine du Rio de la Plata, constituée par l’estuaire des fleuves Paranàet Uruguay, et recouvrant les territoires de leurs bassins respectifs, comprenantl’Argentine, l’Uruguay et le Paraguay.

2. Outre le Mexique, avec Nuestra Señora de Guadalupe, la Bolivie, avec NuestraSeñora de Copacabana, le Brésil, avec Nossa Senhora de Aparecida, et le Paraguay,avec Nuestra Señora de Caacupé, chaque pays latino-américain possède unsanctuaire marial qui lui est propre, emblème d’un catholicisme national qui avocation à fédérer toutes les aspirations patriotiques : Nuestra Señora deChiquinquira en Colombie, Nuestra Señora de Lujan en Argentine, NuestraSeñora de Guapulo en Equateur, Nuestra Señora de las Mercedes au Pérou, etc.

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Incontestablement le sanctuaire marial latino-américain le plus emblé-matique, en tout cas le plus célèbre hors des limites de l’Amérique latine,est celui de Mexico. Il constitue actuellement le plus grand centre dedévotion de l’ensemble du continent américain avec une moyenne devingt millions de visiteurs par an. Antérieurement à la conquêteeuropéenne, le site aujourd’hui dédié à Marie était déjà le lieu du plusimportant pèlerinage de l’Amérique précolombienne. Il s’agit donc làd’un site majeur de l’identité religieuse des Amériques. En tant qu’inspi-ratrice tutélaire des mouvements nativistes qui ont secoué l’Amériqueibérique au début du dix-neuvième siècle, la figure de Notre-Dame, enson expression de la Vierge de Guadalupe, a conduit la vice-royauté deMexico vers l’indépendance politique, et le Mexique, en tant que nouvelÉtat souverain, a élaboré toute son idéologie nationale autour de l’imagede la Vierge de Guadalupe.

En 1810 l’insurrection animée par le prêtre créole3 Miguel Hidalgo yCostilla (1753-1811), père glorifié de l’indépendance et de la patriemexicaines, secondé par un autre prêtre, métis et produit de la mixité descultures, José-Maria Morelos y Pavon (1765-1815), s’instaure en négationmillénariste de tous les principes de gouvernement et d’ordre émanant dela monarchie espagnole. Cette rébellion contre les autorités coloniales estparfaitement symbolisée par le cri de ralliement des insurgés : « Vive laVierge de Guadalupe! ». Le symbole est très puissant. Des centaines demilliers d’indiens et de métis, accompagnés de quelques créolesconvaincus, s’enrôlent sous la bannière de la Guadalupe brandie parHidalgo sur le parvis de sa petite église de province4, dans une guerrereligieuse, sociale, paysanne et indienne, exprimant leur revanche contreune frustration qui les a condamnés au mutisme pendant trois cents ans.

Un siècle plus tard, les petits-enfants de ces indiens et métis, déçus parles promesses non tenues des dirigeants mexicains issus de l’aristocratieblanche, se regroupent à nouveau autour de la bannière de la Vierge deGuadalupe, brandie cette fois par Emiliano Zapata (1879-1919) et

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3. Espagnol né au Mexique.4. Dans la ville qui s’appelle désormais Dolores Hidalgo, dans l’État de

Guanajuato.

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Francisco « Pancho » Villa (1878-1923)5. La dévotion à la Vierge deGuadalupe, fut, au Mexique, l’expression spirituelle de la protestationcoloniale.

Durant trois siècles, le système colonial, qu’il fût espagnol ouportugais, avait réduit l’Église catholique au rôle d’auxiliaire de l’autoritéroyale. Aussi bien les gouvernants des nations latino-américaines nouvel-lement indépendantes gardèrent-ils l’empreinte de cette relation inégalemême si sa perpétuation était formellement rompue avec le retour àLisbonne de Jean VI de Portugal en 1821, et la défaite des troupes deFerdinand VII d’Espagne à Ayacucho6 en 1824. De son côté, l’Égliseescomptait bien reprendre sa liberté. Mais les libérateurs des Amériquesestimèrent avoir hérité des droits exercés par les souverains ibériques.

Le contrat qui avait été passé entre la papauté et les rois d’Espagne etles rois de Portugal au moment de la Conquête était très favorable aupouvoir temporel. La conquête des Amériques avait donné à l’Égliseromaine un champ d’expansion immense qui venait à point pourcompenser les avancées significatives de la Réforme en Europe. Elle avait,en échange de cette ouverture spirituelle exclusive, accepté son instru-mentalisation par l’autorité des souverains espagnol et portugais. Lep r ê t re et le moine accompagnaient le guerrier. Il leur revenait desoumettre les esprits initialement contraints par la force des armes. Cettecombinaison avait été éprouvée pendant la croisade ayant permis lareconquête de la Péninsule ibérique. Achevée après la prise de Grenade le2 janvier 1492, la croisade s’est poursuivie la même année en d’autreslieux, avec le premier voyage de Christophe Colomb.

Il convient, dès lors, d’essayer de comprendre comment et pourquoi,la figure de la Vierge Marie, symbole, par excellence, d’un catholicisme

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5. Emiliano Zapata, pour le sud du Mexique, et Francisco Villa, pour le nord dupays, furent les meneurs d’un vaste mouvement insurrectionnel paysan, dirigéentre 1910 et 1917, contre les politiques, pourtant contrastées, menées parplusieurs présidents du Mexique, dont le Général Porfirio Diaz (1876-1911), lePrésident Francisco Madero (1911-1913), le Général Victoriano Huerta (1913-1914) et le Général Venustiano Carranza (1914-1920).

6. Ville des Andes péruviennes.

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o fficiel, représentant la puissance colonisatrice, donc associé àl’oppression et à la répression, a pu devenir l’inspiratrice, la conductricemythique des mouvements insurrectionnels indigénistes qui devaientconduire, en quelque deux siècles depuis l’indépendance, sur les cheminsd’une reconnaissance, certes encore bien discrète, mais tout de mêmeréellement amorcée, de l’identité proprement américaine des nationsmodernes de ce continent, en passant par une réhabilitation de l’indianité.

1. Une histoire de fermeture au dialogue :la christianisation des Amériques

La religion du Christ arriva dans le Nouveau-Monde à l’occasiond’une conquête militaire motivée, à la fois par des objectifs économiqueset des intérêts politiques, et, de manière tout à fait accessoire, par desconsidérations de nature scientifique, et, éventuellement, religieuse. À telpoint que, dès les débuts, l’évangélisation de l’Amérique latine fut massi-vement instrumentalisée par le pouvoir politique, ce qui eut pour effetobjectif d’engendrer une déperdition considérable de la substance dumessage spécifiquement religieux.

Le christianisme qui investit le Nouveau-Monde, d’essence exclusi-vement européenne et latine, ne sut pas, ou ne fut pas en mesure, deréunir les conditions favorables à l’ouverture d’un dialogue avec lesvaleurs religieuses et de civilisation qu’il y trouva, et perdura dans uneattitude faite de suspicion et de pusillanimité, voire de rejet pur et simpledans certaines situations extrêmes7, à l’encontre des cultures indigènesaméricaines. Il se maintint dans cette position d’ignorance superbejusqu’au début du vingtième siècle, et ce, malgré l’incontestable effortd’actions missionnaires diligentées, depuis les débuts de la conquête,

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7. En particulier à l’encontre de la culture religieuse des sociétés précolom-biennes.

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notamment par les Jésuites, les Dominicains, les Franciscains, lesAugustins et les Capucins8, dont l’action de terrain fut, le plus souvent,violemment et efficacement contrariée par la réaction des colonseuropéens qui n’avaient, pour toute philosophie, que la défense de leursintérêts économiques immédiats, et ce, encore, malgré l’engagementpersonnel de divers monarques ibériques individuellement très attachésaux valeurs humanistes et universalistes portées par le christianisme9.

Si l’unité religieuse de l’Amérique espagnole et portugaise se révélaa p p a remment incontestable, ses limites apparu rent très rapidement.L’évangélisation des indigènes, réalisée hâtivement par une poignée dereligieux enthousiastes mais mal préparés à leur mission, resta souventextrêmement superficielle. Contrairement au projet qu’elle avait établi,l’Église ne réussit pas à éradiquer les anciennes croyances, ni à éviter lesmultiples formes de syncrétisme, où se mêlèrent inextricablement les ritescatholiques et les pratiques précolombiennes ou africaines. Entre lesdévotions des masses indiennes et des esclaves noirs et le christianismeauthentique, subsista un immense fossé que l’action pastorale, faute deprêtres connaissant les langues, les cultures et les civilisations indigènes,fut impuissante à combler.

Pendant cinq siècles le christianisme importa tout ce qui était indis-pensable à sa diffusion et à son implantation du continent européen :prêtres, religieux, méthodes pastorales, calendrier, art, jusqu’au baroquemexicain, centre-américain, andin et brésilien. Rien de ce qui étaitautochtone ne fut considéré. Ce n’est qu’aujourd’hui, depuis les années1930 seulement, que le christianisme latino-américain découvre larichesse de son patrimoine indigène, et tout l’intérêt qu’il a à valoriser ses

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8. Ainsi que les Carmes dans les territoires portugais du « Maranhão e Grão Para »,recouvrant les parties centrales et orientales de l’actuelle Amazonie brési-lienne.

9. Il s’agit notamment, pour l’Espagne, d’Isabelle de Castille, de Ferdinandd’Aragon, de Charles Quint, de Philippe II, de Philippe III, et pour le Portugal,de Jean II, de Manuel Ier, de Jean III et de Sébastien. Ces souverains, dontcertains furent pourtant fort puissants, ne parvinrent jamais à imposer leursconvictions à leurs gouvernements.

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racines pluriculturelles : européennes certes, mais aussi américaines etafricaines.

Les études de caractère scientifique sur l’exploitation des témoignagesde l’évangélisation de l’Amérique latine, témoignages issus pourl’essentiel de relations écrites par des prêtres et des religieux espagnols etportugais, datent, pour les plus anciennes d’entre elles, des années 1980.Je veux parler, en particulier, de la « Crônica » de Guamàn Poma de Ayala,rédigée dans la deuxième partie du XVIe siècle relatant la rencontre duchristianisme et de la religion impériale Inca, étudiée au début du siècle,et qui n’a fait l’objet d’une publication scientifique qu’en 1980. Leprécieux essai intitulé Etiope resgatado, œuvre d’un prêtre de Salvador daBahia, anonyme, datée de 1759, qui décrit l’évangélisation des esclavesnoirs de la Capitainerie de Bahia, n’a retenu l’attention des historiens duchristianisme brésilien qu’à partir de 1992. Enfin l’œuvre, majeure, dufranciscain Bernardino de Sahagùn, disparu en 1590, et sans doute l’undes hommes les plus extraordinaires de toute l’histoire du christianismedans les Amériques, grand connaisseur de la religion aztèque classique etde son choc avec la doctrine chrétienne, n’a été sérieusement travailléequ’à partir de la seconde moitié du vingtième siècle.

C’est ainsi qu’aujourd’hui encore des centaines de millions d’indi-vidus, à savoir plus du tiers des catholiques du monde entier - les deuxplus grands pays catholiques du monde, le Brésil avec cent quatre-vingtmillions d’habitants et le Mexique avec cent dix millions d’habitants, sonttous deux situés en Amérique latine - se révèlent conditionnés, au plan dela culture religieuse, par une histoire singulière qui se caractérise partiel-lement par une incapacité, il est vrai depuis peu dépassée, à s’ouvrir audialogue et à l’accueil de l’altérité, par référence obligatoire et exclusive àun système exogène de valeurs.

Cette situation devait engendrer une sociologie de la religion quidistingue à côté d’un christianisme savant élaboré à partir d’une culturethéologique, souvent de haut niveau, apanage d’une élite blanched’origine européenne, un christianisme populaire, indien, noir, métis oum u l â t re, souvent syncrétique, superposant aux croyances précolom-

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biennes ou africaines, les acquis chrétiens, pratiqué par les populationsmultiethniques de l’Amérique latine. De sorte que, jusqu’à nos joursencore, le christianisme latino-américain ne s’est pas trouvé en mesure deréunir les conditions favorables à l’élaboration d’une théorie propre quilui soit originale, d’une doctrine cohérente et homogène, qui puisse serévéler susceptible de fonder, avec quelque assurance, une actionpastorale spécifique, adaptée aux attentes religieuses des peuples ducontinent10, et ce, précisément, parce qu’il n’a pas pu établir une rencontrepositive, un dialogue avec les acquis des cultures existantes.

Cette incapacité d’ouverture à l’échange procédait de ce que l’implan-tation de la religion nouvelle avait été pensée par l’autorité publique selonles critères d’une volonté de planification politique élaborée tant à Madridqu’à Lisbonne qui ne voulut pas, en raison de considérations conjonctu-relles, laisser s’établir des conditions favorables à l’épanouissement d’undialogue interculturel. La puissance civile, à l’encontre de l’avis de laplupart des autorités ecclésiastiques du moment, refusa, pour desquestions d’ordre public, et notamment de pacification des territoiresnouvellement conquis, de permettre aux représentants de l’Églised’adapter la substance du message chrétien à l’usage des diversescultures du continent. C’est ainsi qu’à l’exception de quelques rares etremarquables expériences - Sahagùn, Mendieta, Tierra y Mer pour leMexique, Poma de Ayala, Santa Cruz Pachacuti, Garcilaso de la Vega,Acosta pour le Pérou, ou Serafim Leite, Antônio Vieira, José de Anchietaet Manuel de Nobrega pour le Brésil - aucun dialogue ne put sérieu-sement s’instaurer entre christianisme et culture nahuatl du plateauméso-américain, entre christianisme et cultures quechua et aymara de laCordillère des Andes, ou entre christianisme et culture tupi-guarani de lafaçade atlantique du continent sud-américain.

Cela est d’autant plus regrettable que les grands empires américains11

avaient élaboré des civilisations puissantes et singulières construites sur

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10. Bien que la théologie de la libération se soit initialement développée dans lecontexte socio-religieux de l’Amérique latine, en particulier au Pérou et auBrésil.

11. Essentiellement, Olmèque, Toltèque, Aztèque (Mexique), Inca (Pérou, Bolivie,Équateur), Maya (Yucatan, Guatemala) et, de manière plus accessoire, Chibcha(Colombie).

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la base de systèmes religieux fortement originaux privilégiant la mise enrelation de l’homme avec l’ensemble de la création, envisagée notammentdans ses dimensions cosmiques et astrales. Le lien avec la nature et lesforces qui se manifestent dans l’univers s’y révélaient déterminants del’articulation établie entre le fonctionnement de la société humaine etl’harmonie des mondes créés. Il en découlait, en particulier, une impor-tance spécifique du concept de sacrifice et une approche originale du sensde la relation au divin. Les religions américaines se sont montrées,également, étonnement sensibles au champ de réflexion concernant lerapport des espèces vivantes avec leur milieu et à la place de l’hommeenvisagée essentiellement dans sa dimension relationnelle, en sa qualitéde créature en situation de responsabilité éminente parmi les autrescréatures, générant ainsi une remarquable éthique de la solidarité.

Or, ce sont les conséquences de la confluence de trois cultures et detrois traditions religieuses radicalement différentes, l’européenne, l’amé-ricaine et l’africaine, qui, dans la formation historique de l’Amériquelatine, ont constitué comme un défi gigantesque lancé au christianisme,tant dans sa phase de diffusion que dans celle d’enracinement. En effet,dans cette région du monde, le christianisme s’est trouvé confronté à dessituations hautement provocantes : génocide de populations entières - lesIndiens Caraïbes ont été totalement anéantis dès le XVIIe siècle, quant auxpopulations indigènes du Mexique et du Pérou elles ont diminué demoitié en un siècle, entre 1550 et 1650 -, la traite des Noirs - quelque seizemillions de personnes furent déportées entre la fin du XVIe et le milieu duXIXe siècle -, l’institution de l’esclavage - abolie au Brésil en 188812

seulement -, la spoliation des terres - aucune réforme agraire sérieuse n’a,aujourd’hui encore, réussi à s’imposer -, la discrimination sociale etraciale extrêmement marquée et exclusiviste - malgré certaines affirma-tions non fondées de toute une littérature journalistique laissant parfoisentendre le contraire.

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12. C’est la loi « Aurea », promulguée par la Régente de l’Empire du Brésil, laPrincesse Isabelle de Bragance-Orléans, qui met un terme à l’institution del’esclavage, dans l’histoire de l’Occident chrétien.

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Le christianisme, qui se constitue, avant toute autre chose, sur ledevoir de transmission du message évangélique d’amour révélé àl’intention des nations, a dû se positionner dans un contexte trouble, defaçon parfois fort délicate, incompris soit par les uns, soit par les autres,empêtré dans des situations de terrain très dures, très difficiles, trèscomplexes, situations qui traduisaient une réalité souvent en complètecontradiction avec ses enseignements. Il fut souvent un christianismemarqué par la bonne volonté, mais non dénué d’une ingénuité qui lerendit objectivement, mais jamais de façon pleinement consciente,complice de la pérennisation d’une situation de fait globalement incom-patible avec les idéaux qu’il défend.

Certes, de notables réactions se sont manifestées au cours de l’histoire :celles des réductions jésuites du Paraguay en sont un brillant exemple13.Par ailleurs certains intellectuels se sont fait connaître pour leur prise deposition courageuse en faveur d’une évangélisation adaptée aux popula-tions américaines : le dominicain Bartolomé de Las Casas est l’un des pluscélèbres d’entre eux, mais aussi les dominicains Francisco de Vitoria,Melchior Cano et Domingo de Soto de l’université de Salamanque, lejésuite Francisco Suarez, de l’université de Coïmbre, le franciscain Juan deZumarraga, évêque de Mexico1 4. Cependant, d’une façon générale,l’Église subit, de manière plutôt passive, l’autorité d’un pouvoir politique,qu’il fût d’Espagne ou de Portugal, hostile à tout type d’expansionreligieuse qui ne fut pas strictement contrôlé par l’État et conforme à savolonté de gouvernement. Ce furent bien les mesures d’interdictionprises, depuis Lisbonne, par Sebastião de Carvalho e Melo, l’illuministeMarquis de Pombal, qui provoquèrent la disparition des réductionsjésuites du Paraguay15, entraînant, à terme, par l’intervention d’unesuccession de décisions hostiles, la suppression de la Compagnie de

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13. Dans la région des cours moyens et supérieurs des fleuves Parana et Paraguay,trente-huit « réductions », gouvernées par les Pères jésuites et regroupantquelques trois cent mille indiens guaranis, fonctionnèrent entre 1609 et 1767.

14. Juan de Zumarraga reçut, de Charles Quint, le titre officiel de « Protecteur desIndiens » par une Provisoire royale signée à Burgos le 10 janvier 1528.

15. Les réductions jésuites, à l’origine établies sur des territoires soumis à lajuridiction des rois d’Espagne, s’étendirent, ensuite sur des zones relevant del’autorité des rois de Portugal.

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Jésus16. De sorte que ce qui fut ressenti par la masse des populationslocales, comme une compromission de l’Église avec la puissancecoloniale, contribua à augmenter la distance qui, dès l’abord, s’étaitinstaurée entre les fidèles et l’autorité ecclésiastique.

De plus l’inadaptation culturelle du christianisme officiel, en raison dela méthode d’évangélisation adoptée, aux attentes des indigènes indienset des esclaves venus d’Afrique, les porta à opérer des syncrétismes extrê-mement imaginatifs, à même de satisfaire formellement, à la fois leurbesoin de garder un lien avec leurs anciens cultes, désormais interdits, etleur adhésion au catholicisme qui, non seulement était la religion officielledes empires espagnol et portugais, mais qui, encore, et peut-être surtout,dans certains de ses aspects, d’ailleurs les plus authentiques, répondait àleur soif de justice, d’équité et d’espérance. Au même moment l’aristo-cratie et la bourgeoisie blanches, d’origine ibérique, s’attachaient à lapratique d’une orthodoxie doctrinale et cultuelle extrêmement stricte, trèsfortement « européanisante » et fort proche des positions romaines. Quantaux populations métisses et mulâtres, dont la pression démographiquedevenait toujours plus importante, elles participaient, selon leur niveaud’intégration sociale, dans la pratique très souvent fort mal réussie, àl’une ou à l’autre des expressions du christianisme latino-américain.

Il est grave que l’Église des Amériques, jusque dans ses activitésofficielles de protection des Indiens, soit restée l’Église de la minoritéblanche. Ni les efforts des franciscains, fondateurs du collège de SantaCruz de Tlateloco17, à Mexico, destiné à l’éducation d’une élite indienne,ni les projets analogues des jésuites, n’aboutirent à la création d’un clergéindigène : c’est tout à fait exceptionnellement que quelques rarissimesIndiens arrivèrent à la prêtrise, et plus exceptionnellement encore à l’épis-copat. Vers la fin du seizième siècle, le rêve millénariste d’une nouvellechrétienté indienne qui eût restauré sur le nouveau continent les vertus de

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16. En 1773, le Marquis de Pombal, tout puissant premier ministre du Roi dePortugal Dom José, obtint, du Saint-Siège, la suppression pure et simple de laCompagnie de Jésus.

17. Fondé en 1536 par le premier évêque de Mexico, le franciscain Juan deZumarraga. Bernardino de Sahagun y fut professeur de latin pendant toute ladurée de son ministère.

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l’Église primitive, s’effaça définitivement. L’action missionnaire perdit deson enthousiasme et de sa vigueur. L’Église militante et conquéranted’âmes céda de plus en plus la place à une Église établie, dominée par leclergé séculier, alourdie de richesses matérielles et plus soucieuse, dansl’ensemble, de la splendeur extérieure du culte que de conquête spiri-tuelle. C’est seulement sur les marches de l’empire espagnol18, aux confinsinsoumis, du Nouveau-Mexique19 vers le nord et du Paraguay vers le sud,que fut poursuivie, désormais, l’activité de missions surtout franciscaineset jésuites, sous des formes originales, les réductions, mais finalement toutà fait marginales. Dans la structure sociale de l’Amérique ibérique,l’Église n’a pas su être l’élément qui pût transcender les classes, les raceset les castes, mais seulement l’alliée des possédants et la garante de l’ordrecolonial.

2. Du culte de la Mère des Dieux à celui de la Mère de Dieu : syncrétisme ou superposition?

Le culte voué à la Vierge de Guadalupe constitue un exemple paradig-matique du phénomène de superposition et de syncrétisme descroyances. Lorsque le 13 août 1521, Mexico-Tenochtitlan, la capitale del’Empire aztèque, tombe sous les assauts répétés d’Hernan Cortés et deses troupes, les Espagnols y découvrent les expressions riches et multiplesd’une civilisation hautement élaborée, étayée par une religion dont lathéologie se révèle extrêmement créative et complexe. Il existait alors, aunord-ouest de Mexico au lieu-dit Tepeyac, une colline de proportionmodeste, où se déroulait le pèlerinage le plus important du monde connu,

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18. Et, plus discrètement, portugais - cf. supra note 8.19. La région du Nouveau-Mexique, perdue en 1848 par le Mexique indépendant

au profit des États-Unis d’Amérique, en raison de l’application des clauses,très dures pour les Mexicains, du Traité de Guadalupe-Hidalgo, correspondaux actuels États de la Californie, du Nevada, du Colorado, de l’Arizona, duNouveau-Mexique, de l’Utah et du Texas.

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qui attirait des populations venues de tous les horizons de la méso-Amérique. Sur cette colline du Tepeyac s’élevait un temple, cœur d’unsanctuaire majeur de l’ancien Mexique, dans lequel était adorée l’image,sous la forme d’une statue entièrement recouverte de vêtements blancs,jupons, chemise et cape20, de la déesse Coatlicue-Tonantzin, « Notrevénérable Mère », mère des dieux, déesse-mère des Mexica, portant surson dos, à la manière des Indiennes, son fils enfant né parmi les hommes,Huitzilopochtli, divinité tutélaire des Aztèques.

C’était donc la puissante et troublante Coatlicue-Tonantzin, aimante etgénéreuse autant que sévère et redoutable, encore connue sous les nomsd’Iztacciuatl, la « Dame blanche », de Toci « Notre Grand-Mère le Cœurde la Terre », de Teteo Innan, « Notre Aïeule, Mère des Dieux », deCihuacoatl Quilatzi, la « Femme-Serpent Obtention de la Verdure », deTlaelquarni, « la Mangeuse de Choses sales », ou encore de Tlazolteotl,« une Autre Vénus », déesse de la sexualité et de l’enfantement, vieilledéesse du Plateau central mexicain21, ayant donné naissance aux dieux etaux hommes22, qui était adorée au Tepeyac. Mère polymorphe, dispensa-trice des ressources et des maux, déesse du renouveau, pourvoyeuse dessubsistances, alors nommée Chicomecoatl, elle était la divinité cathar-tique et rédemptrice. En cette qualité elle était également la déesse de lapropreté, tant physique que morale, des bains (temazcal), des soinscorporels et des purgations. Le troisième mois du calendrier rituelaztèque, Tozoztontli, était plus particulièrement consacré à son culte.Coaltlicue n’est autre qu’une manifestation hypostatique d’Ometeoltl23,expression phénoménale majeure de son principe féminin, Omecihuatl.

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20. Cf. Diego Duran, Historia de las Indias de Nueva España e islas de TierraFirme.

21 Quoique de très lointaine antériorité sans doute olmèque, c’est-à-dire origi-naire des régions orientales proches des rivages du Golfe du Mexique, enparticulier du sud de l’actuel État mexicain de Vera-Cruz et de l’État duTabasco.

22. Octavio Paz définit Tonantzin comme « Mère des Dieux et des hommes, desastres et des fourmis, du maïs et de l’agave », « giron de la Mère-Montagne,giron de la Mère-Eau » in Quetzalcoatl et Guadalupe, de jacques Lafaye.

23. Le Dieu suprême, unique et duel, conjoignant les concepts de transcendanceet d’absolu, duquel sont issues toutes les expressions connues de la divinité etduquel émane l’ensemble du monde créé, visible et invisible.

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Ses représentations iconographiques la montraient comme une femmedécapitée à la poitrine flasque à cause des nombreux enfantements, auxserres d’aigle et vêtue d’une jupe faite de serpents entrelacés. Sa couleurétait le blanc.

En tant que déesse de la Terre, véritable Grande Mère en ce qu’elle étaitla mère de toute vie, elle était réputée se nourrir symboliquement desrares corps inhumés, dont les âmes étaient destinées à jouir de labéatitude éternelle au sein du Tlalocan24. C’est elle, également, qui dévoraitles péchés des hommes, car la confession des péchés, toujours précédéed’un jeûne de quatre jours et de l’imposition de scarifications rituelles25,qui devait être pratiquée au moins une fois dans la vie, en principe dansla vieillesse, se déroulait face à cette énigmatique divinité. La confessions ’ e ffectuait par la médiation des prêtres de Coaltlicue-To n a n t z i n .L’absolution donnée par le prêtre, au nom de la déesse, lavait de tous lespéchés antérieurs. Cependant, la rechute dans une faute dont on avaitdéjà obtenu le pardon ne pouvait plus s’expier. Une cédule pouvait êtrerequise du prêtre confesseur par le pécheur absous aux fins de productiondevant un tribunal de l’ordre judiciaire, ou une autorité administrative oumilitaire.

Telle était la divinité qui mobilisait la ferveur des foules immenses,colorées et bigarrées mais silencieuses et mélancoliques, qui venaientprier et se prosterner à ses pieds.

Lorsque les Espagnols en découvrirent le sanctuaire, ils le détruisirent,le brûlèrent, le rasèrent, à tel point qu’il n’en demeura aucune ruine.

Dix ans plus tard, le samedi 9 décembre 1531, tout juste avant l’aube,un Indien macehualli, c’est-à-dire appartenant à la classe sociale aztèquela plus humble formant la grande masse du peuple, nomméQuauahtlatoazin, âgé de 57 ans et baptisé depuis cinq ans sous le nomchrétien de Juan Diego, alors qu’il passait au pied de la colline du

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24. Le Tlalocan, correspond, très grossièrement, à ce que l’on pourrait rapprocher,pour certains de ses aspects, au Paradis chrétien.

25. Ainsi que du percement des oreilles à l’aide d’épines de maguey.

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Tepeyac, très exactement à l’emplacement du Temple disparu deTonantzin, entendit une voix féminine qui l’appelait du sommet du rochersurplombant la falaise du Tepeyac. Il aperçut alors une Dame blanched’une incomparable beauté, souriante et radieuse de bonté. Ses vêtementsbrillaient comme le soleil, ses pieds étincelaient d’une lumière éblouis-sante et reposaient comme sur un arc-en-ciel. Les mesquites, nopals eta u t res cactées qui poussent à cet endroit paraissaient comme desémeraudes, leur feuillage comme des turquoises, leurs épines comme del’or. La femme l’interpella par le diminutif affectueux de Juanito et luiparla ainsi en langue nahuatl :

Sache et comprends, toi le plus humble d’entre mes enfants, que je suisla toujours très Sainte Vierge Marie, Mère du Vrai Dieu pour qui, tous nousexistons, du Créateur de toutes choses, Seigneur du Ciel et de la Terre.J’aimerais qu’une église soit érigée en ce lieu même afin que je puisse voustémoigner mon amour, ma compassion, mon aide et ma protection, parceque je suis votre Mère miséricordieuse, à vous, tous les habitants de cetteterre, à tous ceux qui m’aiment, qui m’invoquent et ont confiance en moi.J’écoute leurs lamentations et je remédie à leurs misères, leurs détresses etleurs peines. Afin d’accomplir ce que sollicite ma clémence, va rencontrerl’évêque de Mexico pour lui faire savoir que je manifeste un grand désirqu’ici, près de ce rocher, une église soit construite en mon honneur. Tu luiraconteras dans les moindres détails ce que tu as vu et entendu ici. Va, leplus humble de mes fils, et déploie tous tes efforts !

Trois apparitions, les trois jours suivants, succédèrent à la première.Une cinquième et dernière fois, la Vierge se montra à un autre indien, JuanBernardino26, le premier miraculé de la Guadalupe, qu’elle guérit d’uneaffection mortelle. Pour obéir à la Vierge Juan Diego se rendit au palaisépiscopal de Mexico et réussit, non sans mal, à rencontrer le prélat.L’évêque l’écouta sans le croire. Juan en informa la Vierge qui le renvoyaauprès de l’évêque. Celui-ci n’accordant toujours pas de crédit à sesparoles, Juan demanda à la Vierge un signe pour convaincre l’évêque.Aussi bien, lui ordonna-t-elle de cueillir des roses, écloses dans l’instantau pied du rocher, et de les porter à l’évêque dans son vêtement. Lorsquel’Indien déploya son tilma27 devant l’évêque, alors que les roses, parfai-

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26. Juan Bernardino était un parent de Juan Diego.27. Vêtement traditionnel nahua.

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tement fraîches en plein cœur de décembre, se répandaient sur le sol etembaumaient l’espace, l’on vit se dessiner, imprimée sur le tissu, l’imagede la Mère de Dieu.

Juan de Zummarraga, premier archevêque de Mexico, dès lorsconvaincu, ordonna que l’on construisît sur l’emplacement des appari-tions un sanctuaire qui fut achevé en 1533 et agrandi, déjà, en 1556. Cesanctuaire fut consacré à la Vierge de Guadalupe. Une tradition veut queNotre-Dame ait utilisé, pour se désigner, le terme nahuatl de coatlaxopeuh qui se prononce « quatlasoupe » et qu’il y ait eu confusion avecl’espagnol « guadalupe ». L’expression nahuatl signifie « celle qui écrasele serpent ». Elle correspond à une image traditionnelle de la Vierge quiécrase le péché symbolisé par Satan ou le Serpent. La Vi e rge deGuadalupe symboliserait donc l’évangélisation de cette terre ancien-nement païenne28. Une autre tradition veut que la Vierge ait évoqué lenom espagnol de Guadalupe, en se référant à la statue de Notre-Dame deGuadalupe29 offerte par le Pape Grégoire le Grand à Saint Léandre, évêquede Séville, qui fut égarée pendant six cents ans et retrouvée par le bouvierGil Cordero sur le territoire d’un village de la Sierra de las Villuercas,arrosé par le rio Guadalupe, en Estrémadure30, sur les rives duquelAlphonse XI de Castille fonda, en 1340, un monastère en remerciement dela victoire qu’il remporta sur les Maures près des berges du rio Salado, àproximité de Tarifa.

Quoiqu’il en soit, la Vierge de Guadalupe de Mexico, fut très viteutilisée comme un étendard du catholicisme. Son image fut amenée lors

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28. Les Espagnols considérèrent longtemps la religion aztèque commel’expression d’un culte satanique.

29. Selon certaine tradition, le toponyme qui identifie Notre-Dame de Guadalupe,protectrice de la chrétienté hispanique, serait formé d’un radical d’originearabe légèrement déformé, guad, « oued », effectivement très répandu dans latoponymie ibérique (Guadalquivir, Guadiana, Guadalete, etc.) auquel estaccolé le suffixe latin, lupum, « loup ». Guadalupe, unissant curieusementétymologies arabe et latine, signifierait donc, le « Fleuve aux loups ».

30. Selon la légende, la Vierge noire appelée Notre-Dame de Guadalupe aurait étésculptée par saint Luc lui-même, puis, après une première occultation, auraitété retrouvée à Byzance, d’où elle fut amenée jusqu’à Rome par Grégoire leGrand.

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de la première expédition espagnole aux Philippines en 1564 par leconquistador de ce territoire Miguel Lopez de Legazpi. L’amiral génoisAndrea Doria conservait une reproduction de l’image miraculeuse lors dela bataille de Lépante en 1571. Il attribua sa victoire contre les Ottomans,et donc la sauvegarde de la Chrétienté, à l’intervention de Notre-Dame deGuadalupe de Mexico. Après avoir été patronne de la ville de Mexico,puis du Mexique, le Pape Pie X la proclama patronne de l’Amérique latineen 1910. En 1935, le Pape Pie XI étendit sa protection aux Philippines etPie XII la désigna comme « Impératrice » de toutes les Amériques en 1945.La dernière basilique fut consacrée en 1976 et reçut une première visite deJean-Paul II en 1979. En 1990, le Pape revint à Notre-Dame de Guadalupeet procéda à la cérémonie de béatification de Juan Diego. En 1992 ilconsacra l’une des chapelles de la basilique Saint Pierre de Rome à Notre-Dame de Guadalupe, Mère des Amériques. Il canonisa Juan Diego le 31juillet 2002, à Rome.

Le miracle de la Vierge de la Guadalupe est triple

Tout d’abord, la scène de la rencontre entre Juan Diego et Juan deZummarraga fut prodigieusement reproduite sur le tilma que portait JuanDiego en ce mardi 12 décembre 1531. Le tilma est un vêtement rustique,dans le genre poncho, fait d’un tissus en fibre de cactus maguey, peurésistant au temps, qui se détériore en quelques huit à dix ans.Aujourd’hui, après 473 ans d’existence, il ne montre aucun signe dedégradation et défie toutes les explications scientifiques avancées jusque-là. De plus, et surtout, le tilma a enregistré l’impression colorée de l’imagede la Vierge, dont on ne parvient toujours pas à affirmer avec exactitudeet de manière absolument certaine, s’il s’agit d’une peinture ou d’unesorte de photographie. Il ne s’y trouve aucun pigment connu, ni minéral,ni végétal, ni animal, ni synthétique, pas plus qu’on n’y voit trace dequelque coup de pinceau. En outre, aucun indice de couleur n’a été trouvédans les fibres mêmes du tilma, qui continue à tenir en échec toute expli-cation humaine et qui se trouve, jusqu’à ce jour, hors de portée de toutecapacité de reproduction. Le pape Pie XII en a conclu que « cette œuvren’est pas de ce monde ».

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La Vierge apparaît sur le tilma comme une jeune femme de seize à dix-huit ans, enceinte, au teint olivâtre, mesurant légèrement plus d’un mètrecinquante. Ses cheveux bruns sont partagés par le milieu. Elle porte unerobe de couleur rose-brun qui la couvre jusqu’aux pieds ainsi qu’une caped’un brillant bleu turquoise, partant du sommet de la tête pour descendrejusqu’aux chevilles. Cette cape, étoilée, reproduit, avec une précisioninattendue, la carte du ciel de Mexico, avec toutes ses constellations, telqu’il se présentait très exactement à l’aube du samedi 9 décembre 1531,jour de la première apparition, y compris le passage de la comète Halleyà l’heure de son zénith, symbole aztèque du retour de Tonantzin.

Ensuite, les yeux de la Vierge apparaissent comme étant vivants sur letilma. Diverses expertises ophtalmologiques entreprises dans plusieurslaboratoires mexicains et étrangers et qui se sont déroulées de 1951 à 1999,ont conclu à l’observation d’un oeil humain, incluant la rétine, surlaquelle se reflétait à environ cinquante centimètres de la pupille, l’imaged’un indigène aux mains étendues devant lui à la hauteur de la ceintureet dont les paumes tournées vers le haut présentent des roses rouges. Àses côtés se tient un personnage barbu, de race blanche, vêtu d’habitsreligieux, identifié à Zummarraga, accompagné de son interprète nahua.L’image de la pupille laisse voir une distorsion naturelle, causée par lacourbure de l’œil, parfaitement conforme aux lois de l’optique. Il sembleque l’œil ait comme photographié la rencontre. La courbure de la cornéeest étonnement semblable à celle que l’on peut observer in vivo.

Enfin, l’image a bénéficié d’une sorte de protection contre les aléas del’histoire. Ainsi, en nettoyant la vitre de protection, un accident seproduisit au début du vingtième siècle, en ce que de l’acide nitriqueimprégna une partie du tilma. Or, et de façon tout à fait extraordinaire,non seulement ce dernier n’a été altéré en aucune manière par l’acide,mais les traces de la réaction chimique xantoprotéique se sont effacéesprogressivement, pour ne pratiquement plus apparaître aujourd’hui. Par,ailleurs au matin du 14 novembre 192131, une bombe cachée dans une

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31. Époque au cours de laquelle une politique, promue à partir de 1917 par lePrésident Venustiano Carranza, instaura au Mexique un anti-cléricalismeradical.

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gerbe de fleurs posée au pied de l’image sur l’autel majeur de la basiliqueexplosa. Le souffle détruisit les marches en marbre de l’autel, les candé-labres, les vases, les sièges, et toutes les vitres à l’entour, dans un rayon deplusieurs dizaines de mètres. Mais le tilma ainsi que le cadre de verre quile protégeait restèrent absolument intacts.

Aujourd’hui, avant Rome, avant Lourdes, avant Jérusalem, avant LaMecque, avant Bénarès, le sanctuaire de Guadalupe constitue le centre dece qui est devenu le plus important pèlerinage de la planète. Il s’agit dulieu où se révèle, de façon privilégiée, la profondeur et l’intensité dusentiment religieux de l’Amérique indigène, de l’Amérique profonde, del’Amérique authentique. Il convient de ne point se dissimuler que ladévotion à Tonantzin s’est prolongée, bien que réinterprétée, durant dessiècles à l’abri d’un sanctuaire dédié à la Vierge Marie, se révélant sous levisage de la « Madre de los Indios ». À côté de la permanence du lieu sacréet de la revitalisation des images mythiques, l’on observe, ici, l’activitécréatrice de la mémoire collective. Chaque moment historique est capabled’apporter une recharge sacrale à une image pieuse, en la dotant d’unpouvoir nouveau adapté à des aspirations nouvelles, le dialogue descultures se résumant, à Mexico, à un échange, plus qu’à une substitution,entre ancienne culture dominante aztèque et nouvelle culture dominantehispanique.

La mariophanie guadalupaniste se développe comme une véritableépiphanie identitaire propre au Mexique - mais dont on retrouve les intui-tions fondatrices dans la plupart des pays de l’Amérique latine - oùconfluent, d’une part, l’un des courants les plus permanents du catholi-cisme, le culte de Marie Immaculée, et d’autre part, l’une des croyancesles plus fondamentales de l’ancienne Amérique indigène, le principe dedualité, particulièrement bien manifesté dans le personnage de la GrandeMère, Tonantzin au Mexique, ou Pachamama au Pérou. Ce phénomèneéclaire l’histoire de la dimension nativiste latino-américaine dans lamesure où, au sein d’une certaine éthique et d’un certain système depensée, il a été le miroir de la conscience d’une identité à la fois retrouvéeet renouvelée.

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Au Tépéyac, une manifestation aussi éclatante de la grâce de Marie futcomme un baptême collectif des populations de la Nouvelle-Espagne,incarnées, pour la circonstance, dans l’un de ses plus humbles représen-tants, l’Indien Juan Diego, un néophyte converti par les Franciscains. À cemouvement de conversion sanctifié par des prodiges, la Vierge Marie apris une part décisive, avec sa personnalité duelle de femme del’Apocalypse annonciatrice de la parousie, et de Mère du Christ, inter-cesseur privilégié des hommes. En ce double sens, le culte voué à Notre-Dame de Guadalupe prolonge, de manière tout à fait indiscutable, latradition religieuse précolombienne, en ce qu’il propose une réinterpré-tation, un réinvestissement du rôle de la déesse Tonantzin. En effet,Tonantzin, expression matricielle, maternelle, maïeutique de la divinitéfut, dans l’ancienne religion aztèque, à la fois médiatrice d’une possiblebéatitude éternelle située dans un au-delà des temps présents32, qui resteà identifier sur le fond d’un horizon eschatologique encore indéterminé33,

et Mère du dieu incarné34 qui élut, parmi les créatures, une humanitéfragile mais rendue puissante par le don de la liberté qu’il lui fit, afinqu’elle eût capacité, par sa collaboration à la construction du tempsprésent, à participer à l’élaboration de celui qui reste à venir.

32. À savoir, pour les Mexica, le « cinquième Soleil » aztèque.33. Cf. toute la théorie sur les conséquences de la dissipation du tonalli.34. Ici Huitzilopochtli, ou ailleurs Quetzalcoatl, alias Jésus?

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José Maria VigilThéologien clarétain. Nicaragua.

L’OPTION POUR LES PAUVRES EST UNE OPTIONPOUR LA JUSTICE, ET ELLE N’EST PAS PRÉFÉRENTIELLE

Pour un recadrement théologico-systématique de l’option pour les pauvres

Situation de la question

Nous avons toujours dit que l’option pour les pauvres se fondait surDieu lui-même, sur la nature même de Dieu et c’est pourquoi elle a unenature « théocentrique1 ». De cette façon, nous pouvons dire que Dieu lui-même fait une option pour les pauvres2, Dieu « est » option pour lespauvres. Et ce fut un consensus universellement connu que cette optionpour les pauvres se base précisément sur l’amour, justice du Dieu bibliqueet chrétien3.

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1. « Disons-le clairement : la dernière raison de cette option est dans le Dieu enqui nous croyons. (…) Il s’agit pour le croyant d’une option théocentrique,basée sur Dieu », Gustavo Gutierrez, « El Dios de la vida », Christus 47 (1982),p. 53-54, Mexico ; La fuerza historica de los pobres, Lima, p. 261-262.

2. « Dieu se révèle comme celui qui fait une option pour les pauvres et cetteoption est médiation essentielle de sa révélation », Jon Sobrino, Voz Opcion porlos pobres en Floristan-Tamayo, conceptos fundamentalesdel cristianismo, Trotta,Madrid, 1993, p. 899.

3. Même si c’est une évidence, voyez la thèse doctorale de Julio Lois, Teologia dela liberacion : opcion por los pobres (IEPALA, Madrid, 1986), qui étudie l’optionpour les pauvres en fonction des principaux théologiens de la libération de lapériode classique.

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Cependant, avec l’arrivée de la crise de la théologie de la libération,certains auteurs adoucirent leur discours sur l’option pour les pauvres,préférant abandonner la perspective de l’amour-justice4, lui substituantpresque complètement celle de la « gratuité » de Dieu comme fondementde l’option pour les pauvres. Dans ce nouvel énoncé, Dieu, simplement« p r é f è re » les pauvres, Dieu a une faiblesse miséricordieuse, unetendresse irrépressible envers eux, et ceci, sans chercher d’autres raisonsprécisément que sa gratuité.

L’option pour les pauvres pourrait être une espèce de « caprice » deDieu envers « les petits, les faibles, ceux qui ne font pas de bruit ». Ce sontd’eux dont il faudrait parler aujourd’hui, et non plus des « pauvres » ausens « fort5 » du discours classique, discours qui aujourd’hui serait déjàdépassé. La théologie même de l’option pour les pauvres devrait sedétacher du thème fort de la justice et être ajoutée au doux thème de lagratuité.

Ma thèse est que ce courant ou déplacement de l’accent depuis laJustice vers la Gratuité de Dieu comme fondement de l’option pour lesp a u v res, détériore et finalement détourne la dite option- consciemment ou inconsciemment - la convertissant en une simple

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4. Un cas évident peut être celui de Gustavo Gutiérrez. Dans un exposé prononcédevant le cardinal Ratzinger, il affirme : « La thématique de la pauvreté et lamarginalisation nous invitent à parler de justice, et à avoir présent à l’esprit lesdevoirs du chrétien à ce sujet. Ceci est en vérité et cette mise au point est sansdoute féconde. Mais il ne faut pas perdre de vue ce qui fait que l’option préfé-rentielle pour les pauvres soit une perspective aussi centrale. La racine de cetteoption est la gratuité de l’amour de Dieu. C’est le dernier fondement de lapréférence ». À partir de ce moment le mot justice n’apparaît plus dans sonexposé et toute l’option pour les pauvres tourne autour de la « gratuité ». Cf.Una téologia de la libéracion en el contexto del tercer milenio, en Varios, el futuro dela reflexion teologica, en A.-L. Celam, Bogota, 1996, p. 111. Il ne s’agit pas d’untexte isolé, mais, à mon humble avis, d’une perspective commune adoucie surla théologie de l’option pour les pauvres de Gustavo, datant de plus de dixans ; cf. « Pobres y opcion fundamental », en Mysterium Liberationis, UCAEditores, San Salvador, 1991, p. 303-310.

5. Le mot « Pauvres » qui était une réalité « collective, conflictuelle et socialementalternative », C. Boff, Quienes son hoy los pobres, y por qué ?, en J. Pixley - C. Boff,Opcion por los pobres, Paulinas, Madrid, 1986, p. 17s.

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« préférence », « un amour préférentiel », une simple priorité de l’ordre dela charité6, cessant d’être une véritable « option », une prise de partiedisjointe et excluante, comme une option fondamentale, fondée pournous dans la nature même de Dieu.

Je ne nie pas que j’ai quelque émotion à affirmer que « Dieu a unepréférence gratuite pour les petits et les faibles » ; mais je soutiens qu’unetelle préférence ne peut être identifiée en un sens précis à l’option pour lespauvres, ni à plus fortes raisons posée comme son fondement.

Confondre l’option pour les pauvres avec cette « préférence de Dieuenvers les petits et les faibles », ou avec l’appellation « amour préférentielpour les pauvres », et lui appliquer le nom même d’option pour lespauvres, c’est être victime de la confusion, ou céder à la stratégie de ceuxqui ont essayé de redéfinir et de prendre le terme d’option pour lespauvres pour le dépouiller de son contenu propre. L’option pour lespauvres originale et classique latino-américaine, celle typique de lathéologie et de la spiritualité de la libération, l’option pour les pauvrespour laquelle moururent nos martyrs, et que nous considérons aussi« ferme et irrévocable », est autre, et doit être distinguée de quelquesuccédané. Une fidélité courageuse et lucide doit rejeter consciemment etde manière explicite ce prétendu enracinement de l’option pour lespauvres dans la « gratuité » de Dieu. C’est ce que je veux aider à éclairciren essayant de recadrer théologico-systématiquement la nature même del’option pour les pauvres.

Première thèse :Au sens strict, Dieu aime sans préférences ni discriminations.

Affirmer le contraire serait en bonne partie un anthropomorphisme.Dieu aime et chérit toutes et tous de façon égale, avec un amour à la foissi particulier pour chacun et à la fois si infini qu’il n’y a pas de possibilitéde quantifier ni de comparer cet amour. Toute personne peut se sentir

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6. Un amour égal pour tous mais qui commence par les pauvres et continue parles riches, sans faire de différences entre eux ; un « amour égalitaire mais avecsimplement un ordre de priorité ».

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infiniment aimée de Dieu, et personne ne doit se sentir « préféré » oudiscriminé de manière positive ou négative. Il n’est pas possible de parlersérieusement d’« amours préférentiels » de la part de Dieu à propos decertains êtres humains face à d’autres. La dignité suprême de la personnehumaine et l’impartialité infinie de Dieu l’exigent. Et tout ce qui s’éloignede ceci sont seulement des formes inadéquates de langage, « trophumaines », des anthropomorphismes.

Dieu n’a pas de préférences ni « acception de personnes ». Il ne les apas pour des motifs de race, ni de couleur, de genre ou de culture… Dieuaime toutes ses créatures, avec un amour vraiment « inquantifiable etincomparable » dans lequel ne rentrent ni préférences ni discriminations.

Seconde thèse :Dieu opte pour la justice, non pas préférentiellement, mais de manière alternative et excluante.

Il y a cependant un domaine dans lequel Dieu est nécessairementradical et inflexiblement partial : le domaine de la justice. Ici Dieu se metdu côté de la justice, à l’encontre de l’injustice, sans la moindreconcession, sans la moindre « neutralité » et sans simples préférences » :Dieu est contre l’injustice et se met du côté des « opprimés » (les victimesde l’injustice7). Dieu ne fait ni ne peut faire une option préférentielle pourla justice8, mais il opte pour elle en se positionnant radicalement contrel’injustice et en assumant de façon totale la cause des « opprimés ».

Cette option de Dieu pour la justice ne se fonde pas sur sa « gratuité »,elle n’est pas non plus une espèce de « caprice » divin qui pourrait avoirété autrement ou simplement ne pas avoir été, comme si la sanctiondivine de la justice avait obéi à un simple volontarisme éthique9.

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7. Avec une parole plus métaphorique, d’origine néotestamentaire, Ellacuria etJon Sobrino parlent des « crucifiés » de l’histoire.

8. Celui qui opte « préférentiellement » pour la justice, opte aussi bien que moinspréférentiellement, pour l’injustice. Dans le dilemme de justice et injustice, iln’y a pas de « simples préférences » possibles : l’option est devant des alter-natives d’une alternative excluante.

9. Nous rappelons la position théologique médiévale (le volontarisme éthique)de ceux qui soutenaient que l’ordre moral actuel n’était pas nécessaire mais

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L’option de Dieu pour la justice repose sur sa nature même : Dieu nepeut être autrement, Il ne pourrait pas faire cette option sans se contredireet sans nier son propre nature. Parce que Dieu est miséricorde10, Dieu estpar « nature » option pour la justice, et cette option n’est pas gratuite maisaxiologiquement inévitable, ni contingente mais nécessaire, ni arbitrairemais fondée sur la nature même de Dieu, ni « préférentielle » mais alter-native, exclusive11.

Troisième thèse :L’option pour les pauvres est une option pour les « opprimés ».

Le concept « pauvres », comme partie de l’expression « option pour lespauvres », a causé une certaine confusion. En effet si l’option est « pourles pauvres », naturellement survient la tentation de situer dans la« pauvreté » les racines d’une telle option, soit en identifiant faussementpauvreté avec sainteté (ce qui est opposé depuis le début), ou réélaborantmétaphoriquement le concept de « pauvreté » en différentes directions12,ou en le détournant vers n’importe lequel de ces groupes qui dans

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contingent, et qu’il obéissait à une volonté positive et gratuite (arbitraire) deDieu. L’ordre moral – soutenait cette doctrine – aurait pu être autre, mêmeradicalement contraire à l’actuel, si Dieu l’avait voulu ainsi dans un desseininsondable, secret de sa volonté.

10. Cf. Jon Sobrino, El principio misericordia, UCA Editores, San Salvador, 1992.Gonzales Faus voit ainsi la relation entre la miséricorde et la justice : la faim dejustice est une première expression de la miséricorde, et celle-là est l’ultimeraison de la justice ; cf. Varios, Religiones de la tierra y sacralidad del pobre, SalTerrae, Santander, 1997, p. 15.

11. J.-M. Vigil, « Opcion por los pobres, preferencial y no excluente? », en Sobre laopcion por los pobres, Salterrae, Santander, 1991, p. 57s. Éditions aussi auNicaragua (éditorial Nicarao, 1991), Chili (Rehue, 1992), Colombie (Paulinas,1994), Équateur (Abya yala, 1998), Italie (Citadella, 1992), Brésil (Paulinas,1992).

12. Comme lorsqu’on argumentait sur le fait que les riches étaient les véritablespauvres (pauvres en richesses spirituelles, les pauvres matériellement étaienttrès riches)… On est arrivé à de véritables jeux de mots ou des jongleriesconceptuelles pour ne pas comprendre ce qui est évident. Casaldaliga a dit defaçon poétique, dans ses Bienventuranzas de la conciliacion pastoral :« Bienheureux les riches, parce qu’ils sont des pauvres d’esprit. Bienheureuxles pauvres, car ils sont riches en Grâce. Bienheureux les riches et les pauvres,parce qu’ils sont les uns et les autres riches et pauvres. Bienheureux tous lesêtres humains, parce qu’ils sont tous frères en Adam. Bienheureux enfin, les

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l’Ancien Testament paraissent être objet d’une « préférence » de la part deDieu (les « faibles » et les « petits »…), ou par d’autres nombreuxchemins13.

On pourrait éviter ces déviations si l’enseignement théologiquemettait en lumière que le concept de « pauvre » joue concrètement dansl’expression « option pour les pauvres ». Théologiquement parlant,« pauvre » a le sens exact ici d’opprimé. Parce que Dieu n’opte pas pourles pauvres en tant que pauvres (matériels, économiques), mais en tantqu’opprimés. La pauvreté économique n’est pas en soi une catégoriethéologique, mais l’injustice qui en découle dans cette pauvreté écono-mique. Théologiquement considérée, « l’option pour les pauvres » est enréalité « option pour les opprimés14 ». Si l’on l’appelle option pour les« pauvres », cela vient du fait, quoad nos, que la pauvreté (économique) estla première injustice et son expression maximale ou par antonomase.

Parlant avec une précision théologique, les destinataires de cetteoption pour les pauvres ne peuvent être identifiés ni à des « pauvreséconomiques » en soi, ni à des « gentils » ni à ceux qui sont « pauvresd’esprit », ou ceux qui ont un « esprit de pauvres »… Délimitations toutestrès instables, glissantes, à cause des jeux métaphorique du langage, maisaux « opprimés », qu’ils soient « pauvres économiques » ou non,métaphoriques ou non.

Au contraire : les « petits et les faibles », autrement dit, tous ceux dontla « pauvreté » ne peut être mesurée en terme d’injustice15, ne doivent pasêtre identifiés à des destinataires nets de l’option pour les pauvres maispar extension métaphorique. Ils peuvent être l’objet d’une « tendressespéciale » et gratuite de la part de Dieu et de nous, mais ce sentiment et

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bienheureux qui, en pensant ainsi vivent calmes… Parce que d’eux est le paysdes limbes ».

13. Pauvreté d’esprit, pauvreté de Yawhé, vertu de la pauvreté, anawin, enfancespirituelle…

14. « Option pour les opprimés » est une expression précise, qui échappe à lapossibilité d’être mystifiée ou métaphorisée.

15. Comme c’est le cas des pauvretés « naturelles », non historiques sans faute depersonne.

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cette attitude ne doivent pas être confondus avec l’option pour lespauvres.

Toute problématique humaine qui se transforme en injustice – mêmesi elle n’a rien à voir avec la « pauvreté » au sens littéral ou économique –est objet de l’option pour les pauvres (parce qu’elle est option pour lajustice). Ainsi, les discriminations ethniques, de genre, culturelles… quisont comme des formes d’injustice, et bien qu’elles ne soient pas liées àdes situations de pauvreté économique, sont objet de l’option pour lespauvres. Elles ne le sont pas en tant que formes de la pauvreté – parcequ’elles ne le sont pas – mais en tant que formes d’injustice.

L’option pour la culture dépréciée, pour la race marginale, pour legenre opprimé… Ne sont pas des options différentes de l’option pour lespauvres, mais des concrétions diverses de l’unique « option pour lesopprimés », celles que nous appelons option pour les pauvres.

Quatrième thèse :L’essence de l’option pour les pauvres est théologico-systématiqueet son fondement est l’option de Dieu pour la Justice.

Théologiquement parlant, au sens dogmatico-systématique, lavéritable nature de l’option pour les pauvres, est l’option de Dieu pour lajustice. La « radiographie théologique » de l’option pour les pauvres, lefondement sur lequel elle s’appuie, ce qui en réalité la constitue, estl’option de Dieu pour la justice16.

Si l’on ignore sa relation avec la justice et si on l’apparente à unesimple « volonté gratuite » de Dieu, l’option pour les pauvres s’égare dansdes chemins qui l’affaiblissent, la mystifient et la dénaturalisent, achevantde la convertir en un simple « amour préférentiel », ou une option option-nelle, facultative, gratuite, arbitraire, contingente, détachée de la justice,réduite en « charité » ou bienfaisance.

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16. « L’option pour les pauvres concrétise l’amour de Dieu – son ultime définition– comme une justice qui sort en faveur de l’opprimé » : J. Sobrino, ibid., p. 890.

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L’option pour la justice de Dieu est plus grande – et antérieure – à ceque la théologie de la libération latino-américaine a saisi et exprimécomme option pour les pauvres. L’option pour les pauvres n’est passeulement une captation – importante mais non vidée de la totalité – decette option de Dieu pour la justice. L’option pour les pauvres est notremanière à nous de percevoir, d’exprimer et d’assumer cette option deDieu pour la justice. « L’option pour les pauvres » est un terme pastoral,historique, choisi en fonction de son intelligence immédiate. Mais,théologico-systématiquement considérée, c’est-à-dire répondant à sonessence théologique plus profonde, l’option pour les pauvres est « optionpour la justice » et le terme qui exprimerait le mieux sa nature théologiqueserait celui d’« option pour les opprimés17 ».

Nous ne plaidons pas pour un changement de nom, nous attironssimplement l’attention sur le fait que le nom ne correspond pas à ce quiserait une « définition essentielle18 » de l’option pour les pauvres

Cinquième thèse :En tant qu’option pour la justice comme telle, l’option pour lespauvres n’est pas préférentielle, mais disjointe et exclusive. Au contraire, l’option préférentielle pour les pauvres estsimplement une priorité, elle n’est même pas une « option ».

L’option pour les pauvres est une prise de position spirituelle, intégra-lement humaine et par conséquent aussi sociale et politique, en faveur despauvres dans le cadre du conflit social historique, et pour cela elle est uneoption disjointe et exclusive19, qui exige de prendre partie en faveur desuns contre les autres20.

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17. Ainsi, les nouveaux exposés ne nécessitent pas d’« option » pour la femme,l’indigène, ou l’afro… Mais l’option même pour les « opprimés » les incluttoutes et tous.

18. La « définition essentielle », au dire de la logique classique, est celle qui nonseulement discrimine de manière adéquate son objet, mais qui le fait enréférence à son essence (et non par exemple, sur la base personnelle ou unensemble d’accidents suffisamment discriminant).

19. J.-M. Vigil, ibid.20. « P a u v res et appauvrissants, opprimés et oppresseurs, royaume ou

antiroyaume, Dieu de la vie et idoles de mort… ; ces deux types de réalités sonten conflit et en lutte, et l’option pour l’une est option contre l’autre », JonSobrino, ibid., p. 891.

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L’« option (non préférentielle) pour les pauvres » appartient audomaine de la justice et s’enracine dans l’option même de Dieu pour lajustice. Au contraire, l’« option préférentielle pour les pauvres » appar-tient au cadre de la charité21 et peut se mettre en relation avec la gratuitéde Dieu. L’option pour les pauvres n’a pas d’applicabilité devant lesp a u v retés naturelles. L’option préférentielle pour les pauvres, aucontraire, est seulement valable pour les pauvretés naturelles.

L’option pour les pauvres voit la pauvreté comme une injustice àéradiquer à travers l’amour politique et évolutif, grâce à une praxissociale, comme un acte de justice. L’option préférentielle pour les pauvres,pour sa part, voit la pauvreté comme quelque chose de lamentable maispeut être naturelle, comme quelque chose que l’on doit simplementcompenser par des actes de générosité gratuite, avec assistance.

La « préférentialisation » de l’option pour les pauvres, autrement dit,le déplacement ou la substitution de l’option pour les pauvres grâce àl’option préférentielle pour les pauvres occulte les cadres de la justicepour regarder la réalité seulement dans la perspective de la bienfaisanceou de l’assistanat. Ou comme la réduction de l’amour chrétien à unemiséricorde privatisée et une solidarité spiritualisée. Un christianismeavec option préférentielle pour les pauvres mais sans option pour lespauvres est praticable dans n’importe quel système injuste. L’oppositionà l’option pour les pauvres – et en général à la théologie et à la spiritualitéde la libération au sein desquelles elle naquit – a fait fonction de principalobjectif pour ceux qui ont essayé de revenir à la rénovation post-conci-liaire de la théologie et la spiritualité latino-américaines avec Medellin etPuebla, et comme un retour à une Église que légitime le système capita-liste et néolibéral et qui aussi s’opposa clairement à l’Église de lalibération latino-américaine et à ses nombreux martyrs.

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21. Ou de celles appelées de façon classique « œuvres de miséricorde » ; pour cela,l’option préférentielle pour les pauvres peut être appelée à proprement parler,effectivement, « amour préférentiel pour les pauvres ». C’est ce qu’elle est.L’option pour les pauvres est autre chose.

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Appliqué à l’option pour les pauvres, l’adjectif « préférentiel », enimpliquant une relation de simple priorité entre des termes exemptsd’alternative ou d’exclusion mutuelle, dénaturalise l’option pour lespauvres, la convertissant en une simple priorité ou préférence d’ordre eten refusant la possibilité d’une option radicale par un des termes soumisà une relation de préférence. Pour cela, rigoureusement parlant, l’optionpréférentielle pour les pauvres n’est pas option pour les pauvres, mais,comme l’ont exprimé ses théories, un simple « amour préférentiel » ouune « forme spéciale de primauté dans l’exercice de la charitéchrétienne ». C’est une priorité, et ce n’est même pas une « option », ausens fort du terme22. L’ajout de l’adjectif « préférentiel » a fait office dansde nombreux cas de « cheval de Troie » ce qui a introduit dans l’optionpour les pauvres le germe de sa propre dénaturalisation. Heureusement,nombreux sont ceux qui, à cause des pressions alentour, ont adoptéseulement extérieurement l’usage de l’adjectif, sans abandonner intérieu-rement la compréhension et l’expérience radicale de ce qu’est la vraienature de l’option pour les pauvres, non préférentielle, exclusive.

Applications et corollaires

Option pour les pauvres : transcendantale au niveau de la normanormans.

Dans son sens théologico-systématique (d’abord avant, ou au-delà deson application concrète par des truchements non théologiques, et biendistincte de celle-ci) l’option pour les pauvres est un transcendantal quisurpasse et traverse les dimensions théologiques et appartient essentiel-lement à la même image du Dieu biblique et chrétien.

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22. L’acte par lequel une personne fait son option pour les pauvres ou choisit sonlieu social, participe au caractère anthropologique existentiel que l’on appelle« option fondamentale ».

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Notre Dieu « est » – tout au plus noyau de la révélation biblique23 etchrétienne, et pour lui-même – option pour la justice24, avec une absolueprécédence et une totale indépendance de toute école théologique ou dequelconque charisme ou spiritualité dans laquelle nous évoluons. Danscette qualité, l’option pour les pauvres n’est pas susceptible d’être régléepar des dimensions subalternes25 (elle se situe au niveau maximal de lanorma normans) ; et, perçue en conscience elle doit être obéissance ensoumission à Dieu même, avec une disposition d’esprit comme preuved’un amour immense.

Dans ce même esprit, l’option pour les pauvres n’est pas une« théorie » de la théologie latino-américaine de la libération, mais unedimension transcendantale du christianisme, dimension que cettethéologie a eue le mérite de redécouvrir – dans le christianisme universel– comme liée à l’essence même de Dieu. Cette redécouverte est effecti-vement « le meilleur événement de l’histoire du christianisme desderniers siècles26 », et marque un avant et un après, indélébile et sansretour, pour ceux pour qui l’option pour les pauvres a été une expériencespirituelle de conversion au Dieu des pauvres. L’option pour les pauvresdoit être considérée comme « ferme et irrévocable » et comme une « notede la véritable Église ».

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23. Dieu n’a pas de favoris (Rm 2,11). Le souverain de tous ne fait pas de différences entreles personnes et n’attachera pas d’importance à leur grandeur (Sg 6,7). Un jugementimplacable attend les puissants ; le petit obtient le pardon et mérite compassion, maisles puissants seront punis sévèrement. Dieu a fait confiance aux grands et aux petitset prend soin de chacun également. Les puissants seront jugés avec plus de rigueur (Sg6, 6.7b.8). Maître, nous savons que tu es juste et que tu acceptes tous les hommes…(Mt 22,16). L’homme regarde les apparences, mais Dieu regarde le Cœur… (1S 16,7).

24. « La lutte pour la justice est comme un autre nom du Dieu de l’AncienTestament et du Dieu de Jésus », Rufino Velasco, La Iglesia de Jésus, Verbodivino, Estelle, 1992, p. 33.

25. Ecclésiastiques ou disciplinaires par exemple.26. « Personnellement, je pense qu’avec l’option préférentielle pour les pauvres

est arrivée la grande et nécessaire révolution copernicienne dans le sein del’Église, dont la signification débordant le contexte ecclésial latino-américainconcerne l’Église universelle. Sincèrement, je crois que cette option signifie laplus importante transformation théologico-pastorale survenue depuis laRéforme protestante du XVIe siècle », L. Boff, cité par Julio Lois, dans LaTéologia de la libéracion : Opcion por los pobres, IEPALA, Madrid, 1986, 193.

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Pauvreté, richesse et injustice

Respectant l’identification de l’option pour les pauvres comme optionpour la justice, nous pouvons faire quelques prolongements dans unlangage plus approprié.

❑ Si la pauvreté d’une personne ou d’un groupe vient du fait qu’il a étévictime de l’injustice27 – et dans ce cas – Dieu est du côté de ce pauvre,contre sa pauvreté, et contre les causes de cette pauvreté – injustice. Etceci, nécessairement, d’une manière « exclusive » de l’injustice desinjustes et non simplement comme une « option préférentielle nonexclusive ». S’il s’agit d’une « pauvreté » qui n’a rien à voir avec la justice(« pauvretés naturelles », de race, de genre, de culture…) Dieu ne fait pasde discrimination à ce sujet, ni de « préférences » dans ce domaine pourpersonne. Dieu ne préfère ni n’abandonne aucune race genre ou culturepour eux-mêmes.

❑ Si la richesse d’une personne ou d’un groupe implique une injustice –et dans ce cas – Dieu est résolument contre cette richesse, contre le modede vie qui la génère, parce que Dieu est du côté de ceux qui supportent lesconséquences de l’injustice et contre ceux qui la causent. Et c’est danscette attitude d’une manière nécessaire et d’un mode qui exclut cetteinjustice, et non avec une option seulement « préférentielle envers lepauvre » mais non radicalement exclusive du « mode de vie du riche28 »que cette injustice produit.

❑ Si il y a quelque richesse qui n’a rien à voir avec l’injustice (qualitéspsychologique, de genre, dons corporels et/ou spirituels, hasard…) Dieu

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27. C’est cela que l’on devrait dire avec la préférence de l’adjectif dynamique« appauvris » (parce que dynamique est aussi le concept d’« opprimé ») sur lenom statique de « pauvres ».

28. Par mode de vie du « riche » nous comprenons tout ce qui implique le riche –excepté sa propre personne – : son style de vie, son rôle social, la cause qu’ilsert objectivement, son luxe, son exploitation des pauvres, sa participation ausystème qui les exploite…

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ne fait pas ici de discriminations : Dieu ne préfère ni n’abandonnepersonne.

Dit d’une autre manière :

❑ Si dans la réalité sociale, nous avons seulement des personnes blanchesou noires, petites ou grandes, courageuses ou faibles, réputés ou ceux quine font pas de bruit … ( c’est-à-dire des différences simplement naturelles,non dialectiques, non conflictuelles, non politiques29), alors nous pourronsarriver à penser que Dieu a concrètement une certaine « préférence »envers les petits, les faibles, ceux qui ne font pas de bruit… Mais ce n’estpas une « option » ou une prise de partie exclusive (parce que ce seraitinjuste de la part de Dieu). Le fondement de cette « préférence », effecti-vement, pourrait être la gratuité de Dieu, et l’action qu’elle préconiseraitde notre part serait la bienfaisance, l’aumône ou l’assistanat. Ceci est le casde l’option préférentielle pour les pauvres.

❑ Si dans la réalité sociale nous sommes capables de voir des personnesappauvries par d’autres qui se sont enrichies30, des races dominantes faceà des cultures dominées, un genre oppresseur face à un autre opprimé…Nous pouvons arriver à saisir qu’il est évident que Dieu ici ne peut avoirde simples « préférences », mais qu’Il a de véritables « options », Il se metdu côté des opprimés et « contre » l’injustice, et cette option de Dieu estradicale, disjointe et exclusive du contraire. Son fondement théologiquen’est pas dans la gratuité de Dieu, mais sa justice, et par conséquent, elleentraîne envers nous l’exigence d’une « option » semblable : radicale,disjointe, exclusive avec une implication de choix pour un lieu social, etavec un compromis d’une praxis de transformation historique. C’est le casde l’option pour les pauvres.

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29. Soit parce qu’elles sont effectivement ainsi, soit parce que nous voulons lesregarder ainsi.

30. Observez le caractère dynamique, actif et processuel des adjectifs.

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Le concept de justice comme médiation

Logiquement les principes théologiques sont obligés de passer néces-sairement par le filtre ultérieur de diverses médiations philosophiques,sociologiques et même politiques au moment d’être mis en pratique sur lascène de la réalité.

Par exemple, le concept même de « justice », avec toutes ses implica-tions philosophiques, sociologiques, politiques et même culturelles, seraune médiation spécialement influente dans le domaine de cette « optionpour les pauvres ». Il existe un concept capitaliste de justice, un autresocialiste, un autre néolibéral, un autre impérialiste… Nous sommesinfluencés par l’un ou l’autre selon le « lieu social » que nous occupons,ou pour lequel nous optons. Pour qui la justice est simplement donner àchacun ce qui lu est dû, un monde d’inégalités extrêmes peut paraîtrejuste si – par exemple – seule a de valeur la loi actuelle de la propriétéprivée absolutisée. Il ne conviendrait à aucun des Pères de l’église ni àcelui qui a fait sien le concept de justice sociale distributive et démocra-tique de la doctrine sociale de l’église, parce que ces personnes opèrentavec un concept de justice très différent.

Dans ce sens, bien que nous nous référions théoriquement à un mêmeDieu et même en acceptant peut-être comme évidente son option pour lajustice, la vision de la volonté de Dieu sur le monde peut être diverse oumême contraire chez certains chrétiens par rapport à d’autres. D’où vientl’origine de cette divergence?

Elle pourrait ne pas être dans le concept même que nous avons deDieu ni de son projet ou de sa volonté, mais dans le concept de justiceavec lequel nous construisons nos jugements moraux. L’origine peut êtredans le jugement moral que, depuis le concept de justice de chacun, nousfaisons sur la pauvreté et la richesse et sur les mécanismes sociaux ou lesstructures qui les génèrent ou les produisent, soit que nous les jugionscomme naturelles ou historiques, comme fatales ou corrigibles, comme

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imprévues ou occasionnées, coupables ou innocentes, structurales ounon, produit essentiel du système pervers ou sous produit accidentelnégatif d’un système social pas nécessairement négatif…

Ainsi par exemple, celui à qui l’actuelle division aussi inégale de larichesse dans le monde (la fameuse « coupe de champagne » des rapportsdu PNUD) paraîtra « naturelle », il pensera aussi – en bonne logique – queDieu ne se prononce pas sur elle ou que seulement il nous exhorte àl’aumône, à la bienfaisance, à la gratuité généreuse… Pour pallier cesdifférences « naturelles » lamentables… Celui à qui, au contraire, il semblequ’une telle division du monde est injuste et coupable, il lui semblera –aussi en bonne logique – que Dieu en est irrité et qu’il désire ardemmentqu’elle soit abolie et qu’il veut que nous l’aidions à combattre ce désordreinjuste avec un compromis radical pour la justice ; celui qui pense quecette situation du monde est le plus grand drame de l’humanité actuelle…il lui semblera aussi que sa résolution urgente exprime la plus grande etla plus pressante volonté de Dieu ; celui qui considère que le néolibéra-lisme est innocent, ou qu’il est « le moins mauvais des systèmes »… il luisemblera que Dieu veut que nous l’aidions, ou même que nous l’amélio-rions dans certaines de ses « déficiences accidentelles ». Celui, aucontraire, à qui le néolibéralisme paraît injuste, ou même la plus grandeinjustice, la plus structurelle, pensera que Dieu veut que nous combat-tions cet état de péché le plus courageusement possible.

Ainsi, il semblerait évident que le problème théologique s’acheminevers la discussion et l’analyse des médiations, et que les divergences sesitueraient non pas au niveau proprement théologique des principes maisau niveau approximatif des médiations. Cependant ceci n’est qu’à moitiévrai, parce que notre concept de justice fait partie de notre choix de Dieu.« Dis-moi ce que tu comprends par justice, et je te dirai quel est ton Dieu ».Dis-moi en quelle justice tu crois et je te dirai quel Dieu tu adores.

Nous avons l’habitude de penser que notre concept de justice nousvient d’un Dieu confiant, mais le contraire est vrai aussi : nous croyonsseulement au Dieu qui entre dans notre concept de justice31. L’option plus

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31. Sobrino arrive à dire que l’option pour les pauvres est nécessaire pourcomprendre la « révélation », ibid., p. 885.

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fondamentale32 de notre vie peut être celle pour laquelle nous optons pourtel ou tel concept de justice, justice qui est à la fois notre utopie pour lemonde. Notre image de Dieu est fille de l’option pour laquelle nouschoisissons notre concept de justice et son utopie correspondante pour lemonde. Et vice versa : beaucoup n’arrivent pas à assumer un conceptutopique de justice parce qu’ils ont fait préalablement l’option pour leDieu de l’égoïsme et de ses richesses.

Alors l’option pour les pauvres est à la fois une option pour le Dieudes « pauvres » et une option pour la justice utopique (du Royaume).« L’option pour les riches » est à la fois un renoncement au Dieu despauvres et une option pour une justice résignée33 à l’égoïsme. L’optionpour les pauvres ou pour les riches, la justice utopique et la justicerésignée, et le Dieu des pauvres ou son rejet, sont mutuellementimpliqués dans un cercle herméneutique. L’obéissance à Dieu nous lajouons non-pas dans une relation directe vers Dieu, mais dans le choixd’un idéal de justice utopique ou celui d’une justice résignée. Principes etmédiations sont plus mutuellement impliqués qu’il n’y paraît. Dieu estjuste et la justice est divine. L’option pour les pauvres est à la fois un actede foi dans le Dieu des pauvres et une option éthique et humanisantepour la justice (simultanément). Pour sa part, l’option pour l’égoïsme està la fois une injustice et un rejet du Dieu (des pauvres). Et nous revenonsau début : Dieu et l’option pour les pauvres ne peuvent se séparer parceque l’option pour les pauvres se fonde sur Dieu lui-même, sur Sa justice.La gratuité de Dieu est un autre thème.

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32. Juan Luis Segundo dit que l’option pour les pauvres fait fonction de « foianthropologique », comme un « pari », quelque chose de très proche del’option « fondamentale ». Cf. « La opcion por los pobres como clave herme-néutica para entender el Evangelio », dans la revue Electronicca latino-améri-caine de théologie, RELaT, http://servicioskoinonia.org/relat/118.htm

33. Casaldaliga exprimait le conflit entre les deux dieux et les deux justices dansson poème Equivocos : « Où toi tu dis loi / moi je dis Dieu / là où tu dis paix,justice, amour / moi je dis Dieu! / Là où tu dis Dieu, / moi je dis liberté, /justice, / amour ! »

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RepèresB i b l i o g r a p h i q u e s

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Paul BonyExégète, ISTR de Marseille.

DAN JAFFÉLE JUDAÏSME ET L’AVÈNEMENT DU CHRISTIANISME.

ORTHODOXIE ET HÉTÉRODOXIE DANS LA LITTÉRATURE TALMUDIQUE 1ER – 2E SIÈCLE

Préface de François BlanchetièrePatrimoines, Judaïsme, Les Éditions du Cerf, Paris 2005, 484 pages

Enjeux de cette recherche

Dan Jaffé1 aborde une question décisive, qui touche aux origineschrétiennes comme à celles du judaïsme rabbinique, à savoir le rapportentre les Sages du Judaïsme et les judéo-chrétiens, à ce moment de l’his-toire où la séparation n’était pas encore consommée entre christianisme etjudaïsme. L’expansion de l’un allait-elle compromettre la survie del’autre? Point d’attention, qui rejoint beaucoup d’études actuelles sur unepériode qui vit se consolider l’une en face de l’autre deux « religions ».

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1. Dan Jaffé est Docteur ès lettres en histoire des religions, Master of Arts enhistoire juive de l’université Bar-Ilan (Israël), actuellement chargé de confé-rences à l’Institut d’études et de culture juives (Aix-en-Provence) et à l’Institut desciences et théologie des religions (Marseille). Il nous offre une thèse précieuse par« sa documentation empruntée aux textes fondateurs du Judaïsme rabbiniqueet par la mise à notre disposition d’une ample littérature scientifique récente »(F. Blanchetière), sur l’étude de ces textes et de cette période, comme l’attesteson abondante bibliographie. Il nous met ainsi en mains les moyens de vérifierle bien-fondé de ses analyses.

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Cependant l’ouvrage ne s’intéresse pas qu’au seul problème desjudéo-chrétiens. Il mène une analyse parallèle au sujet de cette frangerelâchée de la population juive - les amei ha-aretz (lit. « gens de la terre »)- qui ne se conformaient pas aux exigences de comportement socioreli-gieux que les Sages estimaient nécessaire pour la survie du judaïsmeaprès la fin du Second Temple. Cette mise en parallèle fait l’originalité del’ouvrage. Elle met en relief l’unique préoccupation des Sages après lefiasco de 70 : reconstituer la société juive sur la base de l’étude de la Tôrahet sur la mise en œuvre de la halakha2 qui en découle selon leur tradition(le relâchement serait mortel) ; mais elle fait voir en même temps la diffé-rence de danger que représentaient les judéo-chrétiens d’un côté, les ameiha-aretz de l’autre ; c’est pourquoi les premiers furent définitivementécartés, les seconds furent réintégrés après avoir été marginalisés.

Les écarts de la norme étaient en effet bien différents dans l’un etl’autre cas : laxisme chez les amei-ha-aretz, susceptibles d’être corrigés etramenés à une pratique plus rigoureuse de la halakha ; déviance doctrinalechez les judéo-chrétiens, qui, en raison de leur foi messianique, ne selaissaient pas intégrer purement et simplement au système religieuxinstauré par les Sages et à leur interprétation de la Tôrah (p. 12). Lacomparaison « montre que l’on peut être rejeté à cause d’idées et decroyances » - celles des judéo-chrétiens - « et pas seulement à cause d’unepraxis lacunaire ou imparfaite » - celle des amei-ha-aretz, « et il est notablequ’à l’époque où émerge progressivement le judaïsme rabbinique et aveclui la pluralité d’opinions caractéristique du raisonnement talmudique,certains individus sont marginalisés du fait de conceptions religieusesdéviantes » (p. 12). Cette remarque dit clairement que la normalisationdes Sages ne s’est pas affrontée seulement à une pratique laxiste, mais àune différence dans l’interprétation des Écritures et de la révélation dontelles étaient porteuses. Comme le laisse entendre le sous-titre del’ouvrage, l’enjeu était bien d’établir une orthodoxie et pas seulement uneorthopraxie.

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2. Halakha « marche » ou « cheminement » : « ensemble des traditions juridiquesdu judaïsme… Les décisions de la h a l a k h a font jurispru d e n c e » (AlanUNTERMAN, Dictionnaire du judaïsme, Thames & Hudson, 1997, p. 121)« Halakhique » : ce qui relève de la halakha.

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L’ouvrage s’ouvre par une longue Introduction générale sur la sociétéjuive au tournant du premier et du second siècle (p. 15-116). Il procèdeensuite à l’analyse des textes du Talmud qui se rapportent aux relationsdes Sages avec les judéo-chrétiens (p. 117-335), puis des textes qui serapportent aux relations des Sages avec les amei ha-aretz (p. 337-407). Uneconclusion générale revient aux enjeux du comportement des Sages parrapport à ces deux catégories (p. 408-418). Cette recension n’a pas d’autreprétention que de présenter les résultats de cette recherche, pour en fairebénéficier les lecteurs de la présente revue.

Introduction générale

Dans cette riche introduction, nous relèverons principalement deuxpoints : ce qui concerne la figure des Sages, et ce que l’on peut dire desgroupes auxquels ils s’opposent.

1. La figure des Sages

Dans la période de transition qui va de 70 (destruction du Temple) à135 (écrasement de la révolte de Bar Kokheba), émerge progressivement,dans la ligne pharisienne, le pouvoir des Sages, et prend forme leurcombat pour la survie du judaïsme. Dan Jaffé tente de répondre à desquestions dont l’approche reste difficile dans l’état de notre documen-tation. Quel pouvoir les Sages avaient-ils d’exclure ? Pourquoi etcomment s’est imposée leur autorité? À quel type de « domination »correspond-elle dans la classification de Max Weber : légale, tradition-nelle, charismatique ? D’aucune à l’état pur. L’émergence de l’autorité desSages ne sera bien établie qu’à la fin du IIe s. avec l’ethnarque R. Judah. Et

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comment définir l’identité juive que les Sages s’attacheront à sauve-garder? « Qui est juif ? » Faut-il répondre à la question « selon unedémarche que l’on peut qualifier de l’intérieur vers l’extérieur, c’est-à-diredes relations entre les juifs et les non juifs » (païens, chrétiens, samari-tains), ou selon une démarche qui traite « des relations de l’intérieur versl’intérieur, c’est-à-dire des relations entre les Sages et les autres juifsestimés êtres dissidents à leurs normes? » C’est justement de cetteseconde démarche qu’il s’agit dans le dossier des relations entre les Sages,les amei-ha-aretz et les judéo-chrétiens (p. 50).

2. Les groupes auxquels s’opposent les Sages

Il importe aussi de préciser les contours des groupes dont parlent lestextes de la Mischna. Les « amei ha-aretz » n’étaient pas un groupeorganisé, mais un groupe laxiste sans limites précises. Quant aux Minim,ce terme sert à désigner les juifs déviants, fractionnistes, hérétiques,coupables de « minuth » (hérésie). Désigne-t-il les seuls judéo-chrétiens ?Non, mais il convient très bien pour les stigmatiser. Particulièrementimportante, la fonction que Dan Jaffé attribue à la « Birkat-ha-Minim ».Celle-ci n’a de « bénédiction » que le nom, elle est en fait une malédiction.Comment les « Minim », visés par elle, pouvaient-ils la prononcer sureux? Il leur était préférable de s’exclure eux-mêmes de la fréquentation dela synagogue, et par là même de toutes les relations sociales qui gravi-taient autour de l’assemblée cultuelle.

La Birkat-ha-Minim, lit. « bénédiction des Minim » a été décrétée ourétablie dans le dernier quart du Ier siècle, dans la prière quotidienne des« Dix-Huit Bénédictions ». Voici le texte d’une version judéenne,retrouvée à la fin du XIXe s. dans la Genizah du Caire : « Pour les meshu -madim (apostats), qu’il n’y ait pas d’espoir ; et que le royaume de l’imper-tinence (l’empire romain) soit déraciné de nos jours ; et que les notzrim(nazaréens) et les minim soient perdus maintenant, qu’ils soient effacés dulivre de la vie et ne soient pas écrits avec les justes. Béni sois-tu, Seigneur,

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qui soumets les impudents ». La mention des notzrim, qui définit lesnazaréens, renvoie directement aux Juifs qui ont suivi Jésus, donc auxjudéo-chrétiens. Il s’agit d’un conflit à l’intérieur de la société juive entreles Sages, leurs disciples, et les dissidents parmi lesquels les judéo-chrétiens (Dan Jaffé, p. 90-91).

Par rapport à la société juive, les judéo-chrétiens représentaient-ils une« secte »? Dan Jaffé en discute à partir des données sociologiques. « Lasecte crée un groupe externe qui lui-même provient du groupe interne ; end’autres termes, la secte se constitue comme mouvement indépendantalors que ses propres membres proviennent de la société environnante(groupe interne) qui est maintenant rejetée. Ce phénomène prend tout sonsens dans l’observation de l’expansion progressive du christianismenaissant, l’illustration en sera en effet la constitution du groupe externe (lechristianisme) prônant l’éloignement, voire le rejet du groupe interne (lejudaïsme) » (p. 42-43). Cette affirmation, tout à fait recevable au sujet dela grande Église (pagano-chrétienne) à partir du milieu du second siècle,paraîtra étonnante, au sujet des judéo-chrétiens, dans un ouvrage quis’attache à montrer toutes les mesures prises par les Sages pour leséloigner de la vie sociale juive. Certes cet éloignement utilise desméthodes indirectes obligeant les judéo-chrétiens à s’éloigner eux-mêmes,Dan Jaffé y revient souvent en soulignant l’importance de la Birkat-ha-Minim. Mais celle-ci représente bel et bien une initiative du « groupeinterne ». Elle est « la démarche officielle la plus représentative qui vise,entre autres, à rejeter les judéo-chrétiens de la synagogue » (p. 90).

Première partie : les Sages et les judéo-chrétiens

Le corps de l’ouvrage analyse d’abord avec précision quatre textestalmudiques (et leurs parallèles), dans lesquels on perçoit la mise àdistance des judéo-chrétiens par les Sages à l’époque de Yabneh (vers 90)

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et au début de la période d’Oucha (lieu de Galilée où fut transféré leSanhédrin après 135). Il s’agit :

1 - de la rencontre entre R. Eliézer ben Hyrcanus et Jacob le Min, judéo-chrétien ;

2 - de la proposition de guérison de R. Eléazar ben Dama par Jacob leMin, un thérapeute judéo-chrétien ;

3 - du traitement des livres des judéo-chrétiens (les guilyonim) et desMinim;

4 - de la controverse halakhique3 entre R. Gamaliel et un juge judéo-chrétien.

Chaque fois, la structure du texte-source est mise en évidence et lesvariantes de la tradition sont relevées. Puis l’événement est replacé dansson contexte historique. Une évaluation est faite alors de la distance prisepar les Sages envers ce qui provient des judéo-chrétiens : interprétationh a l a k h i q u e, actes de guérison, littérature judéo-chrétienne. Si desrencontres et des dialogues pouvaient encore avoir lieu à la fin du Ier s., onvoit nettement se répercuter l’effet de l’ostracisme engendré par la Birkat-ha-Minim. À tel point que la relation avec les idolâtres est jugée moinsdangereuse que les contacts avec les judéo-chrétiens et leurs ouvrages.Voici un aperçu des données significatives que met patiemment à jourDan Jaffé en chacun de ces épisodes.

1. La rencontre entre R. Eliézer ben Hyrcanus et Jacob le Min4

1.1. Le premier texte analysé rapporte la comparution de R. Eliézer benHyrcanus devant le gouverneur romain pour raison de christianisme. Ilest disculpé. Mais comme il est affligé d’avoir encouru un tel soupçon(aux yeux du judaïsme : soupçon de Minuth, d’hérésie), R. Aqiba l’invite

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3. Voir note 2.4. P. 117-178 . Textes : Tosefta, Hulin II, 24 ; Baraïta de Abodah Zarah 16b-17a ;

Midrash Qohelet Rabba I, 8.

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à dépasser son trouble, en se souvenant si, dans le passé, il n’avait pas euquelque contact avec l’un des « Minim » (en l’occurrence un judéo-chrétien), et s’il n’avait pas trouvé du plaisir à écouter de sa bouche uneparole de « Minuth ». R. Eliézer se souvient alors effectivement d’une tellerencontre avec Jacob le Min, près de Sepphoris en Galilée. D’après uneprécision de la tradition, il s’agissait de savoir que faire du salaire d’uneprostituée, s’il était apporté au Temple. R. Eliézer avait trouvé judicieusela position de Jacob fondée sur une parole de Yéshu ha-notzri (Jésus leN a z ô r é e n ) : « C’est le salaire de la courtisane, il retournera à lacourtisane » (Mi 1,7), autrement dit, le salaire de la prostituée sera affectéaux lieux d’aisance du Grand-Prêtre. Type de propos scabreux quirappelle un logion évangélique (Mt 15,17 ; voir aussi l’argent du sangrapporté par Judas en Mt 27,6).

1.2. Ce n’est pas le propos du Min en lui-même qui est répréhensible,mais c’est d’avoir écouté un logion qui a été enseigné par un Min. Enl’écoutant, R. Eliézer a transgressé l’Écriture : « Éloigne tes pas de cetteétrangère, ne t’approche pas de l’entrée de sa maison » (Pr 5,8). Le contactavec un judéo-chrétien est ainsi rapproché du contact avec « la femmeétrangère ». « Il semblerait en fait que les rédacteurs de ce passage aientvoulu transmettre un message élaboré au travers d’une analogie. Toutcomme on doit refuser le salaire de la courtisane pour une tâche enrapport avec la sainteté (le Temple), on ne doit pas non plus accepterl’enseignement d’un hérétique en rapport avec la sainteté (l’enseignementde la Tôrah). Bien que les paroles de la Tôrah soient a priori identiques –tout comme l’argent – leur provenance impure les rend impropres à unefonction sainte et leur acceptation est proscrite. Ceci revient à dire – dansune même perspective – que l’hérésie est à rapprocher de la prostitution ».(p. 142)

1.3. Sur cet épisode en deux temps (comparution probable sous Trajan,quand le nom chrétien est comme tel passible de poursuites – et rencontreavec Jacob le Min quelques décennies plus tôt), Dan Jaffé fait remarquerle durcissement des relations entre juifs et judéo-chrétiens intervenu dansl’intervalle : « R. Eliézer le jeune ne trouve aucun mal à rencontrer unjudéo-chrétien, par opposition à R. ELiézer l’ancien, plus tard, à l’époque

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de Yabneh ; il ne peut plus envisager aucune relation que ce soit avec cesmouvements qui sont maintenant à l’extérieur de la synagogue » (p. 175).Le rapprochement avec le propos du partenaire juif dans le « Dialogueavec Tryphon » (n° 38) est suggestif : « Ainsi il nous eût mieux valu suivrele conseil de nos docteurs qui avaient décidé de ne frayer avec personned ’ e n t re vous, et n’avoir pas engagé cette conversation avec toi » .Comment expliquer ce durcissement ? Par la reprise en mains par lesSages après 70, par l’élimination progressive des judéo-chrétiens desre n c o n t res de la synagogue en vertu de la B i r k a t - h a - M i n i m, cettebénédiction / malédiction qu’ils ne pouvaient pas prononcer sur eux-mêmes. « Mais deux questions restent ouvertes : dans quelle mesure, lesSages de la fin du Ier siècle représentaient-ils une autorité prédominanteau sein de la société juive au point de décréter de façon coercitive uneattitude à adopter envers un ou plusieurs groupes? Et dans quelle mesureles judéo-chrétiens de la fin du Ier siècle représentaient-ils un péril pour lejudaïsme en train de se constituer ? » (p. 177). La deuxième question estparticulièrement excitante quand on pense à l’insuccès de l’Évangile enmilieu juif selon l’épître aux Romains environ quarante ans plus tôt.

2. Jacob le Min le Thérapeute et R. Eleazar ben Dama5

2.1. Nous sommes encore en Galilée ; la tradition a eu tendance àconfondre les noms de personnes et les noms de lieux avec ceux del’épisode précédent. Il y a des judéo-chrétiens assez nombreux en cetterégion, à cette époque. R. Eleazar ben Dama, neveu de R. Ismaël estmordu par un serpent. Un certain Jacob de Kefar Sama se propose de leguérir - au nom de Yeshu ben Pantira (ou ben Pandira), ou au nom d’untel (pour éviter de le nommer). « Jacob » peut être un nom judéo-chrétienstéréotypé en rapport avec Jacques de Jérusalem, fondateur de la secte.Ce Jacob est un Min ; c’est pourquoi R. Ismaël dissuade son neveud’accepter. Eleazar résiste en disant qu’il peut démontrer par l’Écriture

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5. P. 179-236. Textes : Tosefta, Hulin II, 22-23 ; TJ Sabbath XIV, 4, 14d-15a ; TBAbodah Zarah 27b.

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qu’il a le droit de se laisser guérir. Mais il meurt avant d’avoir eu le tempsd’en apporter la preuve. R. Ismaël s’en félicite : il n’a pas eu le temps detransgresser les ordonnances des Sages, il ne sera donc pas mordu par leserpent des temps futurs. Certes l’Écriture ne demande pas en toutescirconstances de risquer sa vie pour obéir aux préceptes de la Torah. Nedit-elle pas : « Que l’homme les accomplisse et vive par elles » (Lv 18,5).R. Ismaël lui-même se montrait tolérant pour des comportements« idolâtres » en privé, sans risque de profanation du Nom. Il est d’autantplus remarquable que dans la circonstance il se soit montré intransigeant.

2.2. Ce récit s’éclaire à la lumière des pratiques de guérison exercées enmilieu juif comme en milieu judéo-chrétien. Dans les pratiques deguérison à distance du rabbi juif Hanina ben Dosa (2e moitié du Ier siècle),la prière joue un rôle majeur. Si Jésus guérissait parfois à distance par saparole, il se conformait aussi à l’emploi de certaines méthodes curativesusuelles en milieu juif et au-delà (usage de la salive, toucher de la langueou des yeux, paroles mystérieuses : Mc 7,31-37 ; 8,22-26 ; Jn 9,1-7) ; àtravers ces techniques, il donnait sens à la guérison en unissant santé etsalut sur le plan religieux. Les groupes judéo-chrétiens auront repris cetteactivité curative avec les mêmes méthodes et dans le même esprit. Maisils le font désormais « au nom de Jésus ». L’expression implique-t-elle uneconception magique de la guérison? Cela est possible, mais non certain.À ce sujet Dan Jaffé trouve pertinentes deux remarques de D. Marguerat(La première histoire du christianisme, p. 179) :

1 - Le Nom de Jésus peut être agissant dans la mesure où il renvoie à laRésurrection ; il ne s’agit pas d’exercer un pouvoir sur Jésus, maisd’actualiser son pouvoir d’intervention dans la guérison ;

2 - Opérée par la puissance de la foi que suscite le Nom, la guérisonrenvoie à la christologie.

On appréciera la compétence et le tact avec lesquels Dan Jaffé abordeles questions soulevées par certains détails de ce récit talmudique : soit latradition de Jésus guérisseur dans les sources juives et païennes, soitl’origine de la désignation de Jésus comme Yeshu ben Pantira (proba-

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blement une création d’une antithèse juive à la croyance chrétienne en laconception virginale).

2.3. Mais revenons à la ligne maîtresse de cette deuxième étude. Lerécit étudié est relatif à des personnages dont l’intervention est à situerplus près de 135 que de 90 (R. Ishmaël est un tanna6 de la 3e génération= 80-110). Quelles sont les conclusions auxquelles aboutit Dan Jaffé?

❑ « La rencontre entre Jacob le Min et Eléazar ben Dama est à situer àune époque où les Sages désirent se détacher des groupes judéo-chrétiens ; elle montre qu’il valait mieux mourir que d’être soigné par unMin disciple de Jésus ; cela constitue un cas d’exception aux règles desSages selon lesquelles la vie a la primauté sur les observancesreligieuses ».

❑ « On peut supposer que les rencontres de ce type étaient courantesentre les gens du peuple et les autres Juifs attachés à Jésus, dont certainspratiquaient la médecine. C’est peut-être même pour entraver ces contactsque les Sages, tel Ismaël, se montraient aussi radicaux ».

❑ « Les judéo-chrétiens sont en voie de devenir non plus un courantjuif parmi d’autres, mais une secte dont il faut à tout prix s’éloigner afind’empêcher sa diffusion ; ce durcissement des convictions est la consé-quence de la Birkat ha Minim. Cette malédiction n’a pas eu d’effeti m m é d i a t ; cependant elle a entravé pro g ressivement la vie de lasynagogue et donc les moments de rassemblements communautaires. Orla synagogue n’était pas seulement un lieu liturgique, on pouvait s’yrendre pour d’autres manifestations à caractère social ou éducatif. Êtreexclu de la Synagogue devait donc avoir un poids dans la société que lesSages voulaient ériger. On peut ajouter qu’en plus de l’aspect formel quereprésente la Birkat ha Minim, c’est tout un ensemble de démarches –émises à l’initiative des Sages - qui furent promulguées contre les Minim

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6. Lit. « fidèle », la mémoire vive de la tradition. Aux « tannaïm », qui sont àl’origine de la Mischna, succèderont les « amoraïm » (diseurs ou interprètes),commentateurs de la Mischna. Le passage des uns aux autres se fait avecYehouda Ha-Nassi, rédacteur de la Mischna (vers 200).

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– et qui visèrent à les exclure définitivement. C’est assurément dans cecontexte que doit être replacé le passage de la rencontre entre Jacob le Minet Eléazar ben Dama » (p. 234-235).

2.4. Un point sur lequel on désirerait plus de lumière concerne lesraisons de la distance prise envers les judéo-chrétiens. Dan Jaffé penchepour des raisons doctrinales. « L’opposition des sages n’est pas d’ordrerituel, car ces judéo-chrétiens adhèrent à la pratique des principalesordonnances mosaïques. Cette opposition est plutôt d’ordre doctrinal etpeut-être même christologique. C’est cet aspect de la définition des judéo-chrétiens qui sera perçu comme condamnable parce que facteur de risqueaux yeux de ceux qui se veulent être les tenants de l’orthodoxie juive –C’est seulement en ce sens qu’on peut parler d’hétérodoxie » (p. 194).

Nous sommes volontiers d’accord. Nous voudrions faire préciser : si lemotif christologique a été présent, n’est-ce pas avant tout dans unepratique, à savoir dans le fait de référer l’interprétation de la Tôrah à lapersonne de Jésus? Si l’on se réfère aux analyses de F. Blanchetière, lesmotivations de la rupture tiennent bien à la halakha, c’est-à-dire à lamanière de l’interpréter, les nazaréens s’en tenant à l’interprétation deJésus. La comparaison entre les partisans de Bar Kokheba et les disciplesde Jésus est éclairante : de part et d’autre il y a revendication messianique ;mais Bar Kokheba n’a jamais été exclu ni R. Aqiba. « Donc c’estassurément sa conviction messianique qui fait le notzri (le nazaréen), maisce n’est pas elle qui a généré la rupture et qui a fait du notzri un nochri »(un « étranger », un autre). « Les proto-nazaréens sont des shomerei-mizvot7, donc ils observent les commandements et les préceptes commetout bon juif, et c’est pourquoi ils sont en délicatesse avec les chrétiens. Enquoi leur pratique, leur orthopraxie leur a-t-elle valu des difficultés avecles Sages de l’époque si ce n’est fondamentalement parce qu’ils ontpréféré la halakha de leur Maître à celle des Rabbis pharisiens »8. De fait,selon l’évangile de Matthieu, une christologie est impliquée dans le fait de

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7. Observants des commandements, NDR.8. F. BLANCHETIERE, Enquête sur les racines juives du mouvement chrétien (30-

135), Les Éditions du Cerf, Paris, 2001, p. 287- 288.

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reconnaître à Jésus seul cette autorité interprétative. L’acte de guérir enson nom a pu apparaître aussi comme une revendication dans ce sens.

3. Les « Guilyonim et les livres des Minim »9

3.1. Cette troisième étude traite de textes qui déterminent la conduiteà tenir envers les livres des judéo-chrétiens. Faut-il, un jour de sabbat, lessauver de l’incendie, pour cette raison qu’ils contiennent des mentions duNom divin et des extraits de la Tôrah? Non, on les laissera brûler. Il y acependant divergence entre les Sages sur ce que l’on peut et doit faire lasemaine, quand on possède de tels livres. Pour les uns (ainsi R. Yossi legaliléen), découper les passages sacrés et brûler le reste ; pour les autres(ainsi R. Tarfon, R. Ismaël, R. Aqiba) brûler le tout, témoin le dict de R.Tarfon : « Que je sois privé de mes enfants [plutôt que de manquer], si leslivres des Minim tombaient dans mes mains, de les brûler avec lesmentions [du Nom divin, qu’ils renferment], et si quelqu’un me poursuit,je m’enfuirai dans une maison d’idolâtrie mais non dans une maison deMinim, car les idolâtres ne connaissent pas Dieu et Le renient, alorsqu’eux Le connaissent et Le renient » ( Talmud de Jérusalem, Sabbath XVI,1, 15 c, cité p. 240).

3.2. L’une des principales difficultés dans l’étude de ce texte concernel’identification des livres proscrits : « Guilyonim » et « livres des Minim »,qu’il ne faut pas sauver de l’incendie, et même que l’on doit brûler. 1. Lepluriel « G u i l y o n i m » est-il la translittération hébraïque du gre c« euaggélia » (évangiles) ? 2. Ou rien d’autre que la forme pluriel dusubstantif « gilyon », au sens de tablette (cf Is 8,1), espace blanc ; il pourraitalors désigner les marges blanches des pages des livres ? 3. Ou encore deslivres gnostiques, des apocalypses? Cette troisième hypothèse est lamoins fiable. Dan Jaffé se rallie à la première, mais en tenant compte de ladeuxième possibilité dans l’histoire de l’utilisation du mot. On aurait

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9. P. 237-312. Textes : Tosefta Sabbath XIII, 5 ; Sifrè Nasso 16 ; TJ Sabbath XVI, I, 15c ;Midrash Tanhuma (ajout à la péricope Korah I ; TB Sabbath 116a.

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d’abord rapproché les « évangiles » du langage de « marges » au sens devide, de vacuité : ils sont « des rouleaux de mensonge » (R. Meïr au 2e s.).On les aurait ensuite désignés comme « des rouleaux de transgression »(R. Yohanan, IIIe s.). Comme support linguistique de ces lecture sinfamantes, il y aurait effectivement la transcription hébraïque du motgrec euaggelion, lu soit comme awen gilyon = rouleau de mensonge, soitcomme awon gilyon = rouleau de transgression. R. Meïr se fonde sur lesens de marges ou d’espaces blancs et estime que les évangiles ne sontqu’un rouleau vide de sens, voire un rouleau de mensonge – alors que R.Yohanan les définit comme rouleaux de transgression. On passe de l’idéede vacuité à celle de transgression religieuse avec toutes les conséquencesque cela implique. On peut lire T. Sabbat XIII, 5 : « en cas d’incendie on nesauve pas les évangiles car ils n’ont aucune valeur et sont même emplisde mensonge » (p. 238-239). Question subsidiaire : les Sages pouvaient-ilsconnaître des « évangiles » au pluriel, au début du second siècle? Oui,répond Dan Jaffé, en citant nommément l’usage de Justin. Quant à l’iden-tification de ces « évangiles », il peut s’agir de textes judéo-chrétiensproches de l’évangile de Matthieu.

3.3. Quant aux « livres des Minim », il pourrait s’agir de copies de laTôrah appartenant aux Minim, et, comme tels, suspects de falsification oud’interprétation non conforme. Ces Minim sont certainement desdéviants juifs. Sont-ils en tous les cas des judéo-chrétiens? Pas forcément.Dan Jaffé opte pour l’hypothèse d’écrits chrétiens associés aux« guilyonim », c’est-à-dire aux évangiles. Quant à la catégorie des « livresextérieurs », il s’agit « d’écrits non canoniques, hérétiques ou non. Parmiles premiers devaient se situer les écrits chrétiens. Mais rien n’autorise àpenser qu’ils étaient les seuls ainsi désignés » (p. 295).

3.4. Les débats rapportés dans ces textes talmudiques nous mettent enprésence de l’importance qu’éprouvent alors les Sages (tous des Tannaïmqui ont vécu pendant la 1re moitié du 2e s.) d’établir une halakhaconcernant les livres religieux en considérant non seulement leur saintetéintrinsèque, mais aussi leur provenance. À l'égard des livres judéo-chrétiens, le problème est double. D’une part les judéo-chrétiens sontencore à l’intérieur du judaïsme ; les contacts sont encore fréquents ; un

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Tryphon avoue qu’il prend du plaisir à lire les Évangiles10 ; les chosesdeviendront plus claires après 135. D’autre part les anciennes recensionsd’évangiles et les premières épîtres contenaient de nombreuses citationsbibliques. La question de la sainteté de ces fragments devait donc êtredéterminée. C’est dans cette perspective qu’il y a lieu de comprendre lespropos tenus par les Tannaïm dans notre passage sur les mentions duNom de Dieu. « À ce niveau la position de R. Tarfon est radicale : aucunedifférence à faire entre le texte et les mentions du Nom… Les judéo-chrétiens sont encore plus condamnables que les idolâtres… Ladistinction entre juif et judéo-chrétien est ici patente… Le judéo-chrétienest exclu… Au niveau de l’opinion de R. Tarfon, la distinction halakhiqueréside dans le fait que l’idolâtrie polythéiste avait cessé d’être un dangerpour les Juifs de cette époque, alors que les Sages redoutaient fortementl’influence des judéo-chrétiens. Un des objectifs de cette règle est dedécourager la lecture des écrits chrétiens dans la lecture au cours du cultesynagogal (p. 303-304). « On peut même affirmer que les groupes judéo-chrétiens les tenaient pour Écriture révélée et se fondaient sur eux ainsique sur la Bible juive pour transmettre leurs doctrines. Devant cephénomène, les Sages ont dû réagir de façon radicale afin d’entraver cettedémarche et d’en éviter les conséquences sur la population juive »11.

« On peut donc, en résumant, estimer que la volonté des Sages sefondait sur plusieurs perspectives : 1 - éviter que la littérature chrétienneprimitive s’implante dans la littérature juive de façon formelle ; 2 - donnerun statut halakhique officiel à cette littérature ; 3 - clamer que cette litté-r a t u re ne possède aucune autorité scripturaire et aucune saintetéreconnues par les instances juives ; 4 - éviter sa propagation et les facteursd’influence dont elle pouvait être porteuse en monde juif » (p. 303).

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10. Dialogue, 10,2 : « Vous avez dans ce qu’on appelle l’Évangile des préceptes sigrands et si admirables, que personne, je soupçonne, ne peut les suivre : j’aipris soin de les lire ».

11. Parmi les points litigieux, Dan Jaffé énumère : - l’interprétation des événe-ments de 70 comme jugement de Dieu sur Israël (d’où le point de vue de R.Tarfon sur les livres des Minim qui engendrent l’hostilité et les dissensionsentre le peuple juif et son Père qui est aux cieux) ; – le débat autour du conceptde l’élection ; - la place accordée à la prophétie : interrompue durant la périodedu Second Temple, pour les Sages ; renouvelée par l’effusion de l’Esprit pourles chrétiens.

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À cette époque les situations ne sont pas encore figées de part etd’autre, mais elles ne vont pas tarder à le devenir. Si, dans un premiertemps, il n’y a pas encore un recueil d’écritures chrétiennes constituées enécritures saintes, mais plutôt des écritures juives interprétées typologi-quement par la foi chrétienne, quand on passe de Justin à Irénée apparaîtnettement une Bible à deux volets. On aimerait souligner l’avis de G.G.Stroumas reproduit p. 301, note 182 : « Nouveau testament et Mishna sontdes textes secondaires (nous dirions plutôt seconds) qui représentaient lesrègles interprétatives. Deux corpus qui sont comme des “meta-Tanak”12,différents dans leur contenu, mais équivalents dans leur fonction ».

4. La controverse halakhique entre R. Gamaliel et un juge judéo-chrétien13

4.1. Cet épisode est différent des précédents en ce qu’il comporte unpropos de dérision à l’égard du comportement vénal d’un judéo-chrétien.Celui-ci reste anonyme dans le récit. Il reçoit la visite de R. Gamaliel II etde sa sœur Imma Shalom. Ils lui soumettent une question d’héritage : lafille a-t-elle le droit d’hériter comme le fils? Dans un premier temps, ilrépond affirmativement à Imma Shalom, qui lui avait apporté auparavantune lampe en or. Dans un deuxième temps, il répond négativement à R.Gamaliel, qui lui avait apporté un âne de Lybie. Imma Shalom lui dit(ironiquement) : « Que ta lumière brille comme une lampe ». R. Gamaliellui dit : « L’âne est venu et a donné un coup de pied à la lampe ».

4.2. Le récit dit clairement que la consultation était un piège. Ledialogue fait apparaître plusieurs données du conflit entre juifs et judéo-chrétiens et comporte des allusions au texte évangélique de Matthieu.Dans sa réponse à Imma Shalom le juge fait état de l’exil de la terred’Israël comme châtiment divin, de la suppression de la Loi de Moïse et

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12. Ta N a K : désignation juive de la Loi (T ô r a h), Prophétes (N e v i ’ i m), Ecrits(Ketouvim).

13. P. 313-336. Texte : TB Sabbath 116a-b.

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de la substitution de l’Évangile à cette Loi ; selon cette loi nouvelle, lahalakha de l’héritage est changée dans le sens de l’égalité. Dans saréponse à R. Gamaliel, le juge emploie une formule qui est le décalque deMt 5,17 : « Je ne suis venu ni pour retrancher à la loi de Moïse, ni pourajouter à la loi de Moïse ». La remarque ironique d’Imma Shalom faitallusion à Mt 5,15, et il n’est pas impossible que le mot final de R.Gamaliel y fasse allusion lui aussi, l’âne (hamra) étant substitué auboisseau (hômer) pour éteindre la lampe.

4.3. Si Mt 5,17 est connu des Sages, cela permet de voir en quoi il y aopposition avec les judéo-chrétiens, à savoir la place que Jésus revendiquepar rapport à la Tôrah :

❑ « il se positionne face à la Torah, et non face aux enseignements desmaîtres qui l’ont précédé ; Jésus apparaît comme “un maître sans maître”,selon la formule de Delitsch ; à la différence de Hillel qui se situe déjà dansune longue chaîne de sages, qui ne demande pas qu’on l’écoute person-nellement mais que la transmission du savoir ancestral se perpétue(p. 325 note 21) ;

❑ il pose son Je comme une autorité non dérivée ;❑ il ne fonde aucune nouvelle halakha (la relecture de la Tôrah en Mt

5, 21-48 demeure paradigmatique et non exhaustive) ».

4.4. Dan Jaffé estime que cette anecdote relative à R. Gamaliel est histo-riquement fiable et bien révélatrice des relations qui pouvaient encoreexister à cette haute époque entre juifs et judéo-chrétiens. « Ce texte peutêtre considéré comme singulier en ce qu’il met en relation une rencontreentre un des Sages les plus éminents du début du IIe siècle et un notablejudéo-chrétien. Cependant - et ce point est très important - la controversene tourne pas autour de l’interprétation allégorique de la Bible afin demontrer la primauté ou la véracité d’une tradition sur l’autre. Il s’agitplutôt d’un dialogue, que l’on peut très nettement qualifier de rabbinique,sur l’interprétation halakhique14 d’une question biblique. Or, ce cas defigure est fort rare. Il nous permet de reconstituer la provenance de cetteanecdote qui, sans aucun doute, émane de milieux rabbiniques. Il permet

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14. Voir note 2.

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également de situer ce dialogue à une date reculée, alors que les judéo-chrétiens évoluaient encore au sein du judaïsme. En effet, l’objet ainsi quela nature de la discussion laissent entrevoir une certaine ouverture dansles relations… dans un contexte non encore clôturé, c’est-à-dire dans uneconjoncture où juifs et judéo-chrétiens se rencontrent encore tout enconnaissant les conceptions et les doctrines de chacun ». Malgré lafameuse Birkat ha-minim dont Gamaliel II était pourtant l’instigateur, lesjudéo-chrétiens continuaient encore à fréquenter la synagogue et à entre-tenir des relations avec des juifs… Les relations entre les deux groupes nesont pas bloquées de façon hermétique comme ce sera le cas plus tard.Mais dans la démarche de R. Gamaliel et d’Imma Shalom se profile aussiune fermeture. « Ils ont recours à ce juge afin de le ridiculiser, de montrerson manque de vertus et son esprit corruptible. À travers lui, ce sont lesjudéo-chrétiens et leurs écrits qui sont tournés en dérision… La rupturene s’est donc pas encore amorcée, cependant, les frontières sont déjàmarquées et le seul dialogue possible est celui du cynisme. » (p. 334-335).

Seconde Partie : les Sages et les amei-ha-aretz

Après ces longs développements sur les judéo- chrétiens (p. 117 – 336)l’auteur consacre une seconde partie, beaucoup plus courte (p. 337 – 404),aux relations entre les Sages et les amei-ha-aretz et aux synagogues desa m e i - h a - a re t z (Naveh en Tr a n s j o rdanie, Mont Sion à Jérusalem), quipourraient être en fait des synagogues judéo-chrétiennes, comme aussicelle de Doura-Europos. Malgré son intérêt évident, nous rendronscompte plus brièvement de ce deuxième versant de l’étude de Dan Jaffé.

1. À la fin de la période du second Temple, les amei-ha-aretz sont desmembres de la société juive qui manifestent un certain laxisme à l’égardde nombreux préceptes religieux15, à l’opposé des haverim (membres des

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15. Les Maîtres ont enseigné: qui est un am-ha-aretz ? Celui qui ne récite pas le Shema' lesoir et le matin, c'est l'opinion de R. Eliézer. R. Yéhoshua dit: celui qui ne met pas les

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confréries pharisiennes), exigeants en matière de pureté et de dîmes.Cependant les rapports restent encore cordiaux. Pas de volonté dec l i v a g e ; seulement volonté d’énoncer une démarcation en vue deprémunir les haverim de se laisser induire en faute du fait des amei-ha-aretz. À l’époque des Tannaïm les choses changent : l’animosité des Sagesà leur égard est vive. On n’arrive cependant pas à leur donner une figureprécise : « c’est un groupe diffus bien qu’important au sein de la sociétéjuive… Il semble que les fustigations des Sages avaient pour objectif de lesréprimander et d’inciter le peuple à un engagement religieux plussoutenu ». « L’homme doit vendre tout ce qu’il possède afin d’épouser lafille d’un homme d’étude ». Ne pas se marier avec la fille d’un am-ha-aretz : « ce sont des reptiles impurs ». Ne pas s’accoupler avec un animal(Dt 27,21) (p. 341-342) Mépris et animosité qui engendrent une hainehomicide chez les amei-ha-aretz, comme en témoignera R. Aqiba qui estpassé d’un groupe à l’autre (p. 344-345).

2. Ce type de conflit est révélateur de l’axe autour duquel les Sagesvoulaient reconstituer la société juive, à savoir l’étude passionnée de laTôrah. Démarche illustrée éloquemment par ce texte de Cantique RabbaII, 5, relatif au moment où le Sanhédrin émigre en Galilée, après 135 : « Àla fin des persécutions, nos maîtres se sont rassemblés à Oucha ; voici quiils sont : Rabbi Judah et Rabbi Nehemiah, Rabbi Meïr, Rabbi Yosé, RabbiSiméon ben Yohaï, Rabbi Eliézer fils de Rabbi Yossi le Galiléen, RabbiEliézer ben Jacob. Ils ont envoyé aux anciens de Galilée en disant : quecelui qui a étudié vienne et enseigne, et que celui qui n’a pas étudié vienneet apprenne. Ils se sont réunis, ont étudié et ont fait tout ce dont ils avaientbesoin ». Rien de plus dangereux alors que la tiédeur des amei-ha-aretz.« À quoi ressemble un homme d’étude devant un am-ha-aretz ? Au débutil ressemble à un ustensile en or, s’il converse avec lui, il ressemblera à unustensile en argent, s’il profite de la fréquentation, il ressemblera à un

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phylactères. Ben Azaï dit: celui qui n'a pas de franges rituelles à son vêtement. R.Nathan dit: celui qui n'a pas de mezuza à sa porte. R. Nathan bar Joseph dit: celui quia des enfants mais ne les éduque pas dans l'étude de la Torah. Les autres disent: Bienque [l'on puisse] lire et étudier, si l'on ne se fait pas le disciple des Sages, on est unam-ha-aretz. (Baraïta de Berakhot 47b).

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ustensile d’argile, et dès lors qu’il sera brisé il ne pourra plus se recom-poser » (R. Eleazar, génération de Yabneh) (p. 353).

3. L’hostilité atteindra son paroxysme à la période d’Oucha à l’issuedes événements de 132-135. Mais elle s’atténuera ensuite. On constate unadoucissement des lois de pureté rituelle et des dîmes au IIIe s. à cause dela situation économique (374-375). « À partir du IIIe siècle, voire depuisl’ethnarchie de R. Judah le Prince, il semblerait qu’un changements’effectua dans le regard des Sages sur les amei-ha-aretz ». Les textes desAmoraïm16 témoignent de plus d’aménité à leur égard. Ils sont reconnuscomme une composante d’Israël (lequel est comparé à la vigne quicomporte feuilles et grappes) ; thème de la solidarité, p 370-371). On peutles instruire et ils peuvent exprimer des points de vue dignes d’être citéspar un homme d’étude.

4. Les amei-ha-aretz n’ont fait un vrai problème que par suite des crisesissues de 70 et 135. Le conflit avec eux est seulement interne à la sociétéjuive. Il n’y a pas de volonté de dissidence de leur part, mais attitude denégligence. Il n’est jamais question à leur sujet d’une déviance doctrinale.Au IIIe s. on peut les réintégrer, sans compromis. « À titre comparatif, il enalla tout autrement avec les judéo-chrétiens qui, à partir de l’époque del’assemblée de Yabneh, furent perçus par les Sages comme un groupequ’il convenait d’éloigner sans hésiter afin d’entraver son expansion dansle cadre de la Synagogue » (p. 377).

Conclusion générale

Au terme de ce parcours, Dan Jaffé revient une fois de plus, comme àla fin de chaque grande section, au contexte historique de la restaurationentreprise par les Sages ; un certain aspect répétitif en ce domaine tient

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16. Voir note 5.

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sans doute à ce que certaines études ont été rédigées indépendamment dela rédaction finale du livre. Mais on ne s’en plaindra pas : on saisit avectoujours plus de clarté l’enjeu exprimé dans la conclusion générale : il yallait de la survie du judaïsme après la terrible épreuve de la disparitiondu Temple et du sacerdoce en 70, tout cela confirmé et scellé dans l’échecde la révolte de 135. Dan Jaffé cite la reconstitution historienne de L.-H.Schiffman17. « Selon cet auteur, les judéo-chrétiens de l’époque de Bar-Kokhba étaient des « judaïsants » qui tentaient de se rapprocher de la Loisans être considérés comme juifs du point de vue de la halakha. En outre,une grande partie de ces chrétiens proviendraient de l’Eglise judéo-chrétienne de Jérusalem et auraient persisté jusqu’au Ve s.. … Si les Sagess’étaient montrés plus souples dans leurs normes et avaient admis dess e m i - p rosélytes dans leurs rangs, les chrétiens seraient devenusrapidement majoritaires au sein de la société juive. Le judaïsme auraitmême cessé d’exister en tant que tel avant la fin du 2ème s., époque de lacodification de la Mishna et autres compilations d’époque tannaïtique.Les observances de la Torah auraient disparu au profit du christianismecomme seule tradition biblique. C’est donc « la halakha » et sa définitionde l’identité juive qui ont sauvé le peuple juif et son héritage del’extinction, après l’émergence de l’idéologie chrétienne ».

On peut le penser. En tous cas, cela s’est passé ainsi, mais cela était-ilnécessaire et inévitable? La mouvance judéo-chrétienne s’est trouvéemarginalisée du fait de l’affirmation forte des deux identités : celle dujudaïsme et celle du christianisme. Dans le Dialogue avec Tryphon (47),Justin ne rejette pas indistinctement tous les judéo-chrétiens, loin de là.On ne refait pas l’histoire. Aurait-il été possible que cette mouvance joueun rôle médiateur entre, non pas deux « religions » antagonistes, maisdeux expressions de la fidélité au Dieu des Pères ? Le Paul de l’épître auxRomains (15,7-13) n’aurait-il pas encouragé cet accueil fraternel, plutôtque cette rivalité qui allait devenir meurtrière, lui qui attribuait aux Juifset aux Nations une manière distincte, mais convergente, de manifester lagloire de Dieu ?

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17. Who was a Jew? Rabbinic and halakhic Perspectives on the Jewish-Christian Schism,New-Jersey-Hoboken, 1985, p. 76-77.

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Recensions

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Peter NeunerThéologie œcuménique, la quête de l’unité des Églises chrétiennesÉd. du Cerf, Col. « Initiations », Paris, 2005, 513 p.

L’édition originale est de 1997. Elle a été mise à jour par l’auteur et augmentéed’une cinquantaine de pages. Des éléments bibliographiques en langue françaiseessentiellement ont été ajoutés en fin de volume. Tout cela contribue à faire de cetouvrage un livre de référence en son domaine.

La matière se répartit en quatre sections : une histoire du mouvement œcumé-nique, la contribution œcuménique des différentes églises, les avancées œcumé-niques et les principaux problèmes théologiques. L’auteur fait l’histoire desgrandes étapes des avancées œcuméniques depuis la concorde de Leuenberg de1974 jusqu’au « Kirchentag » de 2003. Il expose assez longuement La déclarationcommune sur la doctrine de la réconciliation signée le 31 octobre 1999, à Augsbourg,entre luthériens et catholiques. Parmi les problèmes théologiques, une attentiontoute particulière est apportée à la doctrine des sacrements : communion eucha-ristique, problèmes des ministères, doctrine du mariage. L’ouvrage se termine enexaminant les différentes manières de concevoir l’unité des églises.

L’auteur s’efforce de présenter les points de vue des uns et des autres avecclarté et empathie. Le souffle œcuménique qui anime l’ensemble du texte réveillel’espérance du lecteur. L’auteur, avec le même souci de vérité, met le doigt sur lesblocages ou les lenteurs des églises à recevoir les textes : « le problème principalde l’œcuménisme est moins aujourd’hui celui de la recherche de l’unité que celuide l’effort à faire pour leur réception par les directions des églises, les théologienset les communautés » (p. 453). La lecture de cet ouvrage très documentéencourage et stimule pour œuvrer et surmonter ce qui reste le plus grand obstacleà la mission de l’Église.

Christian SalensonISTR de Marseille

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Mgr Michael FitzgeraldDieu rêve d’unité Les catholiques et les religions :les leçons du dialogueBayard, Paris, 2005.

Mgr Michael Fitzgerald, Père Blanc, ancien secrétaire du Secrétariat pour lesnon-chrétiens, à Rome, est, depuis 2002, président du Conseil pontifical pour ledialogue interreligieux (CPDI). Il s’entretient dans cet ouvrage avec Annie Laurent,journaliste, docteur d’État en sciences politiques, dont les questions souventincisives permettent au collaborateur immédiat du pape de déployer une penséesereine et hardie, à l’occasion du 40e anniversaire de la Déclaration conciliaireNostra ætate (1965) sur les relations de l’Église avec les religions non-chrétiennes.

L’introduction de cet ouvrage retrace l’itinéraire vers le dialogue de l’auteurqui a vécu longtemps en Afrique et qui fut pendant six ans directeur de l’Institutpontifical d’études arabes et d’islamologie (PISAI).

Dix chapitres analysent successivement les finalités du dialogue, la place dudialogue dans la mission, les fondements théologiques du dialogue, les disposi-tions et les exigences du dialogue, la réciprocité dans le dialogue, une structured’Église au service du dialogue, Église et Islam, la rencontre avec les musulmans,un dialogue aux limites du monde, la spiritualité dans le dialogue.

On saura gré à l’auteur de réhabiliter en quelque sorte le beau mot de« dialogue » trop souvent galvaudé aujourd’hui.

« Chaque fois que les caricatures sont éliminées et les préjugés dépassés, unservice est rendu à la vérité. Les différences fondamentales peuvent alors êtreappréciées à leur juste valeur et, lorsqu’elles ne peuvent donner lieu à un accord,elles sont éclairantes, tout en constituant un défi », écrit l’auteur dont le but estd’indiquer les enjeux du dialogue interreligieux initié par le Concile Vatican II etdont les papes successifs n’ont cessé de creuser le sillon. On se souvient desparoles et des gestes prophétiques qui jalonnent le pontificat de Jean-Paul II, de lasynagogue de Rome (13 avril 1986) à la mosquée de Damas (6 mai 2001), enpassant par le discours de Casablanca aux jeunes musulmans (19 août 1985), lajournée mondiale de prière pour la paix à Assise (27 octobre 1986) et le pèlerinageau Mur des Lamentations (26 mars 2000).

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L’ouvrage de Mgr Michael Fitzgerald a pour intérêt de montrer combien cetteouverture de l’Église catholique au monde des religions est irréversible, commentelle a suscité des initiatives interreligieuses multiples et variées sur tous les conti-nents, manifestant ainsi le positionnement de l’Église du Christ comme servanteet signe de l’unité de toute la famille humaine et de l’union de l’humanité avecDieu. Cette compréhension de l’Église s’enracine dans la foi au Dieu unique ettrois fois saint. La contemplation de Dieu, Père, Fils et Esprit, instaure partout lapriorité de la relation et en cela vient structurer l’existence humaine. Si Dieu estrelation d’amour, l’être humain, qui porte en lui l’image de Dieu, aura à se réaliseraussi comme relation d’amour. Tels sont les fondements ecclésiologique et théolo-gique du dialogue interreligieux explorés par l’auteur.

« L’avenir est au dialogue! », conclut l’auteur qui ne cache ni les déceptions niles impasses, mais qui se réjouit des avancées positives et dit son invincibleespérance.

Dans la 1re lettre de Pierre, nous lisons : « Soyez toujours prêts à répondre àquiconque vous demande raison de l’espérance qui est en vous. Mais que ce soitavec douceur et respect, en possession d’une bonne conscience. » (1P 3,15-16).L’ouvrage de Mgr Michael Fitzgerald en est une belle illustration appliquée à larencontre interreligieuse comme chemin de paix.

Roger MichelISTR de Marseille

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Michael BonnerLe Jihad. Origines, interprétations, combatsParis, Téraèdre, 2004, 216 p.

Avec un titre pareil, on pourrait s’attendre à un ouvrage sur l’actualité la plusbrûlante, ses tragédies, ses peurs. Au contraire, loin d’être un réquisitoire anti-islamique faisant de la doctrine du jihad la source de tous les terrorismes, ou uneplaidoirie apologétique qui ne voudrait voir dans le jihad que l’effort accompli parchacun pour vaincre ses passions (ce qu’on appelle habituellement le « grandjihad »), le livre de Michael Bonner est l’œuvre d’un universitaire (professeur àl’université du Michigan) qui entend présenter au grand public, et de manièrepaisible et objective, toutes les pièces d’un dossier historique complexe.Conformément au titre de la collection (« l’islam en débats »), l’auteur vise à initierses lecteurs aux débats que les spécialistes ont entre eux ; il le fait à l’intérieur dechaque chapitre en présentant les points de vue des uns et des autres ; et surtout,à la fin des chapitres, il propose une série de lectures qui permettraient à chacunde prolonger sa réflexion et de compléter son information… ou à un professeur detrouver les éléments d’un cours équilibré et bien documenté.

Les neuf chapitres du livre couvrent toute l’histoire, depuis l’antique culturearabe jusqu’à l’époque récente, marquée par les empires coloniaux, la naissancedes États modernes et ce que l’auteur appelle le « nouveau jihad ».

Dans le chapitre 2 (« le Coran et l’Arabie »), l’auteur discerne à l’intérieur duCoran une double thématique : celle du don et de la réciprocité (Dieu comblel’homme à partir de son « surplus », fadl, sans que l’homme puisse le rembourser ;mais le croyant peut imiter l’action de Dieu en donnant ses biens et sa vielibrement et sans limites), - celle du combat et de la récompense (sorte detransaction commerciale, de prêt à intérêt, entre Dieu et le croyant). La premièrethématique favorise la solidarité communautaire, la seconde confère auxindividus « un sentiment unique de confiance et de revendication » (p. 40).

L’auteur s’intéresse ensuite aux textes qui parlent du Prophète et de la commu-nauté qui s’est rassemblée autour de lui, textes dans lesquels « le jihad a commencéà émerger, aussi bien en tant que doctrine que comme ligne de conduite » (p. 45).

A b o rdant l’histoire des grandes conquêtes, il énumère les explicationsislamiques et anti-islamiques qui ont été avancées dans le passé, et celles qui, àl’époque moderne, soulignent leur caractère « arabe » (plus que musulman) et ilconclut : « Quelque chose de nouveau s’est produit au début du Vlle siècle en

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Arabie, quelque chose surpassant en puissance la faim et le désir de domination,transformant la vie sociale et spirituelle, en partie par la participation au combat »(p. 86).

Après un chapitre sur le martyre, un autre sur la place des non-musulmansdans la demeure de l’islam, le chapitre 7 (« les érudits en armes ») est particuliè-rement intéressant. Il présente des personnages qui, sur le problème en question,ne réagissent pas de la même manière selon qu’ils sont en Syrie (gardiens de lafrontière avec Byzance), en Arabie (où les Mecquois semblent plus intéressés parle pèlerinage que par le jihad), en Irak, en Afrique du Nord ou en Espagne. On aainsi « une idée de la variété des provinces frontalières aux débuts du mondeislamique » (p. 141).

Le chapitre 8 (« empires, armées et frontières ») passe en revue quelquesgrands moments historiques, depuis le califat Umayyade jusqu’à l’empireOttoman et la course en Méditerranée, en passant par les croisades. Que devientla doctrine du jihad quand il s’agit de combattre des leaders qui sont musulmans?Comment considérer la figure de Saladin ? En quoi consiste la nouvelle interpré-tation du jihad préconisée par Ibn Taymiyya? Des histoires à la fois différentes etapparentées, dans lesquelles on retrouve toujours les figures du guerrier tribal, duchef (imam, émir, ghâzî…), de l’érudit et du volontaire.

Le chapitre 9 aborde la situation moderne, avec la résistance aux entreprisescoloniales et la naissance du fondamentalisme. « Le jihad est aujourd’hui l’armeidéologique principale des terroristes. Pourtant, il n’y a rien dans sa longuehistoire qui nous condamne tous à la violence sans fin, à l’échec » (p. 203).

Avec la sérénité de l’historien qui n’a pas le nez collé sur l’actualité, MichaelBonner termine son livre en reprenant la double thématique relevée au début : « Sices deux éléments, de générosité et de violence, de paix et de guerre, sont entension l’un avec l’autre dans l’islam, alors cette tension est permanente.Cependant, on a souvent, par le passé, pu parvenir à un équilibre entre ces deuxéléments, et il est possible que l’on parvienne encore à cet équilibre entre laréciprocité au sein de la communauté et la récompense due aux individus pourleurs hauts faits héroïques » (p. 213).

Noter enfin que cet ouvrage est mis à jour sur le site www.teraedre.fr

Jean-Louis DéclaisCentre diocésain d’Oran

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Jean Fernand-LaurentFaut-il craindre l’islamParis, Éd. Saint-Augustin, 2004,102 p.

L’islam fait peur. C’est un fait dont les causes sont multiples : démographieaccélérée, immigration incontrôlable, culture et religion dont l’étrangetédéconcerte les occidentaux, radicalisation des mouvements islamistes…

L’objectif de cet ouvrage est de proposer « une alternative à la crainte » par uneffort de compréhension : « la connaissance de l’autre est le passage obligépermettant de dépasser la crainte née de la différence » (p. 81). L’auteur insiste àplusieurs reprises sur une conviction forte : « L’ennemi qu’il faut craindre, ce n’estpas l’islam : c’est le fanatisme dans l’islam comme en toute religion » (p. 92). Sadémarche consiste à relire avec impartialité les rapports complexes entre islam etchristianisme, entre orient et occident.

Les huit chapitres de cet essai clair et précis s’enchaînent logiquement.L’argumentation est marquée par un a priori de bienveillance - parfois un peu tropmarqué - dans l’esprit du concile Vatican II qui nous invite à changer notre regardsur l’autre : « L’Église regarde aussi avec estime les musulmans », affirme laDéclaration conciliaire Nostra ætate. Est-ce toujours le cas ?

L’islam représente pour l’historien une énigme (chapitre 1). La rapidité de sonexpansion géographique est exposée et expliquée à grands traits. L’islam est aussipour le théologien un mystère (chapitre 2) dont l’approche est ici résolumentconciliaire. L’auteur adhère sans réserve au point de vue de l’Église catholiquedepuis Vatican II jusqu’à Jean-Paul II dans l’analyse des convergences et desdivergences entre islam et christianisme. Le problème de la violence dans l’islamest étudié à partir des interprétations historiques du Coran (chapitre 3), de l’émer-gence de l’islamisme radical contemporain en ses diff é rents mouvements(chapitre 4) et des causes profondes de « la revanche des humiliés » (chapitre 5)dont le processus est fatal. L’auteur explore ainsi les enchaînements historiques etdénonce le cercle vicieux dans lequel se succèdent colonisation, humiliation etressentiment… jusqu’aux dérives extrémistes. Dans « l’islam européen et l’idée deréforme » (chapitre 6), l’auteur plaide pour un aggiornamento de l’islam dans lecontexte européen, à condition que les sociétés occidentales traitent en profondeurles problèmes économiques et socioculturels liés à l’immigration et que les

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pratiques islamiques s’adaptent au statut de minorité de l’islam en occident. Onpeut se demander si l’auteur ne sous-estime pas trop l’ampleur de la tâche qui serévèle ardue. Les deux derniers chapitres invitent le lecteur à poursuivre unchemin de re n c o n t re et de dialogue. « Quand chrétiens et musulmans serencontrent » (chapitre 7), le chemin de Dieu devient chemin de paix. Tel est lemessage d’un Saint François d’Assise, d’un Charles de Foucauld, d’un Massignon,ou encore des moines de Tibhirine et de Monseigneur Claverie. Ce survol estintéressant, mais un peu rapide. En somme, « vivre en frères » (chapitre 8) est unimpératif. Dans le passé, il y eut de longues périodes de convivialité, comme enAndalousie. Aujourd’hui, de nombreux groupes d’amitié, de prière ou d’étude seréunissent autour de projets communs. Que nous réserve l’avenir ? Dieu seul lesait. L’Europe : une chance pour l’islam? L’islam : une chance pour l’Europe? Toutdépend de notre volonté personnelle et collective d’éradiquer les causes desdéséquilibres actuels « dans les rapports économiques entre pays du Nord nantiset pays du Sud en situation de sous-développement » (p. 95-96).

Il y a du pain sur la planche ! L’ampleur de la tâche ne semble pas effrayerl’auteur dont l’espérance se veut communicative.

Roger MichelISTR de Marseille

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Silvia NaefY a-t-il une « question de l’image » en Islam?Paris, Téraèdre, 2004, 132 p.

En 2001, l’opinion internationale était choquée par la destruction desbouddhas millénaires de Bamyan (Afghanistan), décidée par un décret desTalibans. Cette action était-elle conforme aux principes et à l’histoire de l’islam?Quelle place l’islam accorde-t-il à l’image, à la représentation figurative en deuxdimensions (la peinture), en trois dimensions (la sculpture) et, à l’époquemoderne, à l’image en mouvement (télévision et cinéma)?

Ce petit livre de Silvia Naef, professeur à l’université de Genève, fait le tour dela question avec beaucoup de clarté, apportant les distinctions nécessaires enfonction des époques, des lieux et des groupes.

Un premier chapitre s’intéresse aux normes mises en place par les textes sacréset les théologiens de l’époque classique. Les images représentant des hommes oudes animaux (c’est-à-dire des êtres auxquels manque seulement le souffle duCréateur) sont considérées comme impures et donc exclues de l’espace cultuel. Siun art figuratif trouve sa place, ce sera comme art profane. Le deuxième chapitreentreprend un voyage dans l’espace et dans le temps : quelle fut la place de l’artfiguratif dans les empires arabes (des Omeyyades aux Fatimides), en Iran, chez lesOttomans? Le troisième chapitre étudie la multiplication de l’image sous toutesses formes à l’époque moderne, depuis les photos ornant les demeures familialesjusqu’au cinéma et aux statues érigées dans les villes, et la façon dont les religieuxréagissent à cet état de fait. L’évolution de la société contraint-elle ceux-ci àlégitimer en partie ce qui est désormais entré dans les mœurs ?

Comme pour l’ouvrage de Michael Bonner, on peut consulter le sitewww.teraedre.fr pour prendre connaissance d’éventuels compléments apportés àce livre.

Jean-Louis DéclaisCentre diocésain d’Oran

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Michel DousseMarie la musulmaneParis, Albin Michel, 2005, 268 p.

Docteur en histoire des religions, Michel Dousse entreprend dans cet ouvrageune exégèse du texte coranique concernant Marie dans l’islam. Le Coran fond enune seule personne la figure de Marie, Mère de Jésus, et celle de Miryam, sœur deMoïse et d’Aaron. Cette superposition des deux figures en « Marie lamusulmane » n’est pas sans signification. L’auteur y consacre une étude en septchapitres suivis de la traduction personnelle qu’il propose des sourates mariales,à savoir la sourate 3 (la famille de ‘Imrân) et la sourate 19 (Maryam).

L’histoire de Maryam dans le Coran s’ouvre par un épisode que ne relatent pasles évangiles : le vœu de sa Mère qui consacre par avance l’enfant qu’elle porte enson sein. Elle espérait la naissance d’un garçon. Or, « Dieu fit que ce fût une fille »(chapitre 1). Cette situation inattendue demande à être déchiffrée. C’est laquestion du masculin et du féminin qui est ici posée dans le plan de Dieu Créateurqui déploie et articule ses « signes » comme il l’entend. On sait que la notion designe est fondamentale dans le Coran.

« La prière secrète de Zacharie » (chapitre 2) demandant à Dieu un fils renvoie,selon l’auteur, à Abraham et à toute la thématique biblique de la stérilité à partirde laquelle éclate le don de la vie. La naissance de Yahya (Jean Baptiste) sera doncun « signe » anticipateur, à la façon de la vie venue du ciel, telle la pluie qui faitreverdir le désert, image coranique de la résurrection, dont la seule et uniquesource est le Créateur.

Le chapitre 3 articule « deux versions de l’annonciation : au Temple et audésert ». Selon la sourate 3, Maryam grandit dans le Saint des saints auprès deZacharie ; selon la sourate 19, Maryam enceinte « prit ses distances d’avec les siensvers un site oriental (19, 16-17) pour accoucher de ‘Isâ (Jésus) au pied d’unpalmier. Le désert et le Temple : deux cadres éminemment symboliques. Selonl’auteur, « ces deux sites sont emblématiques de deux situations paradigmatiquesde l’homme sur terre, en même temps que de deux moments déterminants del’histoire d’Israël illustrant typologiquement deux modalités de présence de Dieuà son peuple » (p. 93-94).

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« Le Messie ‘Isâ-fils-de Maryam » (chapitre 4) constitue avec sa mère un seulet même « signe ». Le Coran fait dire à Dieu : « A Moïse Nous avons donné leLivre… du fils de Maryam et de sa mère Nous avons fait un signe » (chapitre 23,49-50). Moïse se voit chargé d’un message inscrit par Dieu sur des Tables depierre, Maryam porte en elle un Verbe venu de Dieu dont, toujours vierge, elleenfantera. Le rapprochement des deux vocations en fait apparaître avec force ladifférence. Le signe du fils de la vierge et de sa mère est ontologique, selon lavolonté souveraine de Dieu.

À la différence des évangiles, le Coran ne dit rien sur la vie de Yahya (JeanBaptiste). Tout ce qui est dit à son sujet est exclusivement contenu dans les parolesde l’ange qui annonce à Zacharie que sa prière a été exaucée. « La figure deYahya » (chapitre 5) est entièrement orientée vers l’attestation du mystère de ‘Isâ(Jésus). Le Coran désigne sa fonction testimoniale et introductive d’un seul terme :musaddiq, avérateur (3,39), ce qui fait dire à l’auteur : « L’épure coranique de lafigure de Yahya, qui ne participe d’aucune narration événementielle, met d’autantplus en valeur la force des attributs qui le campent en archétype de figure spiri-tuelle exemplaire » (p. 152).

Après la naissance de Maryam, la femme de ‘Imrân (sa mère) s’empresse de lasoustraire, elle et sa descendance, au pouvoir de Satan, en la mettant sous l’immé-diate protection divine. « Avec Maryam, Dieu donne à sa création un centre »(chapitre 6). Nouvelle Ève, elle est mise en contradiction avec une faute originellenon attribuée à l’homme, mais à Iblis, l’ange devenu en conséquence maudit.Dans la temporalité, la figure de Maryam répond à celle de l’ange déchu dans lapré-éternité. Elle restaure en l’inversant, en attitude d’islam, ce qu’Iblis avaitcompromis par son orgueil.

Au terme de ce parcours à travers le texte coranique, force est de constater« l’exemplarité de Marie la musulmane » (chapitre 7). Le Coran ne la présentecertes pas comme la mère de Dieu. Dans sa recherche absolue de conformité à lavolonté divine, « elle réactualise le témoignage monothéiste dont Abrahamconstitue la figure universellement reconnue, mais elle le fait en tant que femme,ce qui y ajoute, selon le Coran, une proximité nouvelle avec le mystère de Dieu »(p. 208).

La lecture intertextuelle de Michel Dousse est suggestive. Le Coran, par l’ins-trument de la figure de Maryam, conjoint simultanément l’Ancien et le NouveauTestaments. Cette approche originale de l’Histoire constitue l’une des clés de l’her-

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méneutique coranique. Le Coran est allusif, la continuité temporelle s’y trouvesouvent brisée, voire émiettée. La révélation coranique se présente comme uneconstellation de « signes » organisés en fonction de l’orientation axiale de sonmessage polarisée par la Création et le Jugement dernier. La figure de Maryam nedéploie toutes ses significations qu’en tant qu’elle participe du Coran dans sonensemble.

L’auteur se veut en prise directe avec les textes fondateurs, Bible et Coran,dans une lecture intertextuelle. On peut regretter qu’il n’ait pas mis à contributionles récits apocryphes (côté chrétien) et les commentaires coraniques. Son analyseen eût été enrichie.

La confusion coranique entre le père de la Vierge Marie - Joachim d’après lesapocryphes - et ‘Imrân, le père de Marie, sœur de Moïse et d’Aaron, ainsi quel’assimilation de la Vierge Marie avec cette Marie de l’Ancien Testament, a étédepuis longtemps observée par les polémistes chrétiens. À leurs yeux, cetanachronisme réduisit à néant les prétentions de Mohammed à être un prophètede Dieu. Aujourd’hui, certains commentateurs musulmans sont gênés devant cesversets coraniques, tel Hamidullah qui évoque « cette amronite, cette descendanted’Amran : Anne, femme de Joachim et mère de Marie », alors que le versetcoranique en question (3,35) parle expressément de « la femme de ‘Imrân ».

L’origine de cette méprise gênante remonte sans doute à l’exégèse judéo-chrétienne ancienne qui a amalgamé les deux Maries. Et c’est un des plus intéres-sants indices de l’influence de l’environnement et des spéculations judéo-chrétiennes sur Mohammed.

Roger MichelISTR de Marseille

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Patrice ChocholskiAux sources de la Miséricorde, Approche chrétienne et interre l i g i e u s eColl. Racines, Nouvelle Cité, Montrouge, 2005.

« Personnellement, j’ai lu ce travail comme la méditation théologique et spiri-tuelle d’un frère », écrit le cardinal Barbarin en préface à cet ouvrage d’un collègueet ami à l’Institut catholique de la Méditerranée (ICM) et à la revue Chemins dedialogue.

Patrice Chocholski, membre de la « Famille de Miséricorde », propose une« Approche chrétienne et interreligieuse » de la Miséricorde de Dieu, présentée icidans le christianisme, le judaïsme, l’islam, le bouddhisme et l’hindouisme,ouvrant ainsi des perspectives de dialogue riches d’avenir. On sait que le papeJean-Paul II a donné à entendre que la Miséricorde n’était pas seulement unattribut de Dieu, mais comme son Nom, et que la mission de l’Église était d’en êtrela servante, le signe et le témoin. L’auteur plaide pour l’élaboration d’unethéologie nouvelle qui aurait la Miséricorde pour paradigme. Loin d’être un motet un concept démodés, la Miséricorde est un « lieu géométrique » incontournableà la croisée des religions (Introduction, p. 16). Il est heureux que soit ainsi réhabi-litée cette notion fondamentale en théologie contemporaine.

La première partie (Miséricorde, un vieux mot?, p. 19-36) fait l’état de laquestion autour du terme et de l’altérité désignée par « miséricorde divine ».L’auteur s’emploie à repérer une éclipse du terme dans la culture contemporaineet un transfert vers d’autres équivalences, puis il cherche à en interpréter lessymptômes, avec une note brève sur les approches philosophiques contempo-raines du concept. Sous-jacente à ces réflexions, la notion de base de « miséri-corde » correspond à celle de l’encyclique Dives in misericordia de Jean-Paul II (30novembre 1980), en continuité avec les notions hébraïques de HeSeD et RaHaMin.Ainsi, « la miséricorde serait un amour tendre et/ou compatissant qui manifesteà l’autre sa fidélité en contribuant à lui rendre ou redéclarer sa dignité et qui jouitde ce nouvel état » (p. 17).

Dans la deuxième partie (La miséricorde : un mot-clé pour les grandes religions, p.37-84) est analysée avec finesse et clarté l’approche plurireligieuse du concept demiséricorde à travers le judaïsme, l’islam, l’hindouisme et le bouddhisme. Textesfondateurs, traditions théologiques et pratiques des religions en question sontinterrogées par l’auteur qui constate « des traits assez proches entre elles » (p. 71)

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recensées en onze points. Les traces d’un mystère de miséricorde divine à traversles grandes religions « interpellent toujours non seulement l’homme contem-porain, mais surtout la théologie et du coup la spiritualité » (p. 80).

La troisième partie (Jésus-Christ, le visage de la divine miséricorde, p. 85-108)présente une brève relecture de l’héritage scripturaire chrétien quant à la termi-nologie, aux questions sur le rapport amour-miséricorde et aux développementsdu Premier Testament et du Nouveau Testament sur la miséricorde du Seigneur.L’auteur en conclut à la spécificité de l’événement et du mystère christique sur lamiséricorde : « On discerne ici une anthropologie de miséricorde » (p. 108).

Dans la quatrième partie (La miséricordia dans la tradition chrétienne, p. 109-120)sont explorées les données de la tradition théologique chrétienne chez les Pères del’Église, les théologiens du Moyen-Âge et de l’Orient chrétien, les auteurs contem-porains et le magistère catholique. Ces données « nous orientent vers uneréflexion sur le mystère du Christ dans sa relation au Père et sur l’Église dans sonrapport aux autres religions » (p. 120).

Ainsi en arrive-t-on à la question fondamentale qui sous-tend tout l’ouvrage :« La miséricorde, nouveau paradigme théologique? » (cinquième partie, p. 121-141). L’auteur suggère qu’une théologie de la miséricorde peut offrir à la recherchethéologique contemporaine de nouvelles pistes de réflexion. Il pointe huit repèrespour des chantiers nouveaux concernant la théologie du salut et la théologiefondamentale, la métaphysique, la gnoséologie, la christologie trinitaire, l’escha-tologie, l’anthropologie, l’ecclésiologie et la théologie des religions. Vaste etaudacieuse entreprise esquissée ici en ses grands axes.

En conclusion, l’auteur ne prétend pas construire un système théologique,mais simplement déchiffrer « les signes de miséricorde » présents dans notremonde et mis en évidence par les différentes traditions religieuses. Nous savonsque son questionnement théologique est nourri par une riche expérience derencontre et de dialogue avec des amis musulmans dans la région où il exerce sonministère, ce qui lui permet de conclure avec Christian de Chergé : « Le mondeserait moins désert si nous pouvions nous reconnaître une vocation commune,celle de multiplier au passage les fontaines de miséricorde ».

Roger MichelISTR de Marseille

Recensions

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TABLE DES MATIÈRES

Sommaire 3

Liminaire 5[Jean-Marc Aveline]

L’Europe et la Méditerranée 11

Les enjeux du partenariat euro-méditerranéen[Jean-Marc Aveline] 171. Bilan du Processus de Barcelone 18

Les objectifs du partenariat 19Éléments d’évaluation 20Les propositions d’action du groupe des sages 22

2. Perspectives 26La notion de « Méditerranée » remise en question 26De nouvelles instabilités 27Partenariat euro-méditerranéen ou partenariat euro-arabe ? 29La question de l’adhésion de la Turquie 31

Conclusion 35

L’héritage des trois monothéismes et l’avenir de l’Europe[Claude Geffré] 371. La complexité de la mémoire européenne 40

1.1. Le miracle grec 411.2. L’héritage judéo-chrétien 421.3. La voie romaine 441.4. La composante arabo-musulmane 461.5. La raison moderne ou la modernité 47

2. La mémoire européenne comme mémoire blessée 483. La responsabilité historique des trois monothéismes 53

3.1. L’actualité du christianisme face aux défis de l’Europe nouvelle 54

3.2. La tension féconde entre l’Est et l’Ouest 57

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État laïque ou aconfessionnel ? Réflexions sur la laïcité[Antoni Matabosch] 671. Un sujet d’actualité 67

Un procès historique long et contradictoire 682. La symbiose entre l’Église et l’État 703. La singulière laïcité des États-Unis d’Amérique 714. La France, État laique par antonomase 745. Considérations critiques sur la laïcité française 776. Un état laïciste est-il approprié ? 807. L’État aconfessionnel : le modèle le plus répandu

et le plus équilibré 83Le modèle espagnol 83L’Union Européenne 84La laïcité avec nuances et l’aconfessionnalité 85

8. Critères pour une correcte application de l’État aconfessionnel 87Domaines de concrétisation 87Quelques critères pour une application correcte 87

Conclusion 90Bibliographie 91

La migration, un point de vue à partir du Maroc[Jacques Levrat] 931. Réflexion biblique 932. Réflexion historique 94

Les migrations actuelles, vues du Maroc 95

Appel pour la paix[Congrès de Sant Egidio] 101

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Herméneutique et dialogue interreligieux 105

Exégèse et pluralisme[Claude Geffré] 111La complémentarité des méthodes 112Exégèse savante et exégèse confessante 114La tentation d’une lecture fondamentaliste de l’Écriture 118Conclusion 121

L’exégèse aujourd’hui[Charles Perrot] 1231. De nouvelles données littéraires et archéologiques 1272. De nouvelles méthodes d’investigation 1333. Les terrains et projets actuels de l’exégèse 139

L’énigme de l’humain et le désir de DieuHommage théologique à Paul Ricœur[Jean-Marc Aveline] 145L’art de comprendre 149L’identité narrative 152La mémoire et le pardon 155Conclusion 159

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Études & expériences 163

Notre-Dame de l’Atlas, en Afrique du Nord : une Présence de« Visitation » selon Christian de Chergé[Jean-Pierre Flachaire] 165

Le rocher du Tepeyac : du sanctuaire de Tonantzin à la basilique de Guadalupe[Gilbert Jouberjean] 1771. Une histoire de fermeture au dialogue :

la christianisation des Amériques 1802. Du culte de la Mère des Dieux à celui de la Mère de Dieu :

syncrétisme ou superposition ? 187

L’option pour les pauvres est une option pour la justice, et elle n’est pas préférentielle[José Maria Vigil] 197Situation de la question 197Applications et corollaires 206Pauvreté, richesse et injustice 208Le concept de justice comme médiation 210

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Repères bibliographiques 213

À propos du livre de Dan Jaffé :Le judaïsme et l’avènement du christianisme. Orthodoxie et hétérodoxie dans la littérature talmudique 1er – 2e siècle[Paul Bony] 215

Enjeux de cette recherche 215Introduction générale 217

1. La figure des Sages 2172. Les groupes auxquels s’opposent les Sages 218

Première partie : les Sages et les judéo-chrétiens 2191. La rencontre entre R. Eliézer ben Hyrcanus et J. le Min 2202. Jacob le Min le Thérapeute et R. Eleazar ben Dama 2223. Les « Guilyonim et les livres des Minim » 2264. La controverse halakhique entre R. Gamaliel

et un juge judéo-chrétien 229Seconde Partie : les Sages et les amei-ha-aretz 231Conclusion générale 233

Recensions 235Théologie œcuménique, la quête de l’unité des Églises chrétiennes 237

de Peter NeunerDieu rêve d’unité. Les catholiques et les religions : les leçons du dialogue 238

de Mgr Michael FitzgeraldLe Jihad. Origines, interprétations, combats 240

de Michael BonnerFaut-il craindre l’islam 242

de Jean Fernand-LaurentY a-t-il une « question de l’image » en Islam ? 244

de Silvia NaefMarie la musulmane 245

de Michel DousseAux sources de la Miséricorde, Approche chrétienne et interreligieuse 258

de Patrice Chocholski

254

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Achevé d’imprimer en novembre 2005sur les presses de l’imprimerie Robert

Groupe HorizonParc d’activités de la plaine de Jouques

200, avenue de Coulins – 13420 GémenosDépôt légal avril 2005

© 2005, Chemins de Dialogue 26

Revue semestrielleXI 2005 - 18 €

I.S.S.N. 1244-8869

Directeur de l’édition :Jean-Marc Aveline

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Chemins de DialogueRevue théologique et pastorale sur le dialogue interreligieux,

fondée par l’Institut de sciences et théologie des religions de Marseille(département de l’Institut catholique de la Méditerranée),

éditée par l’association « Chemins de Dialogue »,publiée avec le concours du Centre National du Livre.

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