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Chemins de Dialogue – 24 Islam et christianisme entre herméneutique et dialogue Chemins de Dialogue, 2004 Marseille CdD-24 3/07/06 16:08 Page 1

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Chemins de Dialogue – 24Islam et christianisme

entre herméneutique et dialogue

Chemins de Dialogue, 2004Marseille

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© 2004, Chemins de Dialogue11, impasse Flammarion – 13001 Marseille

✆ 04 91 50 35 50 – Fax 04 91 50 35 [email protected]

I.S.S.N. 1244-8869

Publié avec le concours du CNL

Chemins de Dialogue

Revue théologique et pastorale sur le dialogue interreligieux,fondée par l’Institut de sciences et théologie des religions de Marseille

(département de l’Institut catholique de la Méditerranée),éditée par l’association « Chemins de Dialogue »,

publiée avec le concours du Centre National du Livre.

NUMÉRO 24 – DÉCEMBRE 2004

COUVERTURE

Peinture d’André Gence

REVUE SEMESTRIELLE

Numéro 24 : 18 €

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SOMMAIRE

Liminaire ............................................................................................................. 5Jean-Marc Aveline

Recherches islamo-chrétiennes ......................................................... 11Lecture de la deuxième Sourate du Coran ....................................................... 13Jean-Louis DéclaisLa voie des soufis .............................................................................................. 93Roger MichelLe GRIC : Groupe de Recherche Islamo Chrétien .......................................... 115Mohamed Benjelloun-Touimi

Priants parmi d’autres priantsRelecture de l’expérience de Tibhirine ...................................................... 125Le thème de l’échelle sainte en islam et en christianisme .............................. 129Roger MichelLa croix de Tibhirine ....................................................................................... 133Anne-Noëlle ClémentNotes de lecture .............................................................................................. 147Françoise DurandProcessus de conversion ................................................................................. 155Christophe PurguEucharistie et islam ........................................................................................ 173Christian Salenson

Études et expériences ........................................................................... 185Qu’est-ce que le dialogue interreligieux a changé dans ma vie d’exégète ? ... 187Paul BonyCris des pauvres et humanité de l’homme. Des enjeux insoupçonnés ........... 201Claude RoyonRéconciliation, paix et responsabilité ............................................................. 225Cardinal Joseph Ratzinger

Repères bibliographiques .................................................................. 231« L’Église catholique et le peuple juif », de Jean Dujardin ............................ 233Paul BonyRecensions ...................................................................................................... 249

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Jean-Marc AvelineInstitut catholique de la Méditerranée.

LIMINAIRE

Ce nouveau numéro de Chemins de dialogue est, d’une certaine manière,un hommage à Paul Ricœur et, à travers lui, à ce que l’on appelle lapensée herméneutique, dont on perçoit de plus en plus, ne serait-ce qu’àtravers l’usage qu’en font ceux que l’on appelle « les nouveaux penseursde l’islam », qu’elle revêt une importance capitale pour l’avenir dudialogue interreligieux1. Comme il l’explique lui-même, c’est chez JeanNabert que Ricœur a découvert à la fois la force de la philosophieréflexive et l’intuition qui lui servira de fil conducteur tout au long de sesrecherches. En effet, pour Nabert, l’opération par laquelle une conscienceprend possession de soi n’est pas immédiate. Elle passe au contraire parles signes divers par lesquels le vécu vient à l’idée.

C’est chez Nabert que j’ai rencontré la formulation la plus serrée durapport entre le désir d’être et les signes dans lesquels le désir s’exprime,se projette et s’explicite ; avec Nabert, je tiens fermement que comprendreest inséparable de se comprendre, que l’univers symbolique est le milieude l’auto-explication ; ce qui veut dire d’une part : il n’y a plus de problèmede sens, si les signes ne sont pas le moyen, le milieu, le medium, grâce àquoi un existant humain cherche à se situer, à se projeter, à se comprendre ;d’autre part, en sens inverse : il n’y a pas d’appréhension directe de soi parsoi, pas d’aperception intérieure, d’appropriation de mon désir d’existersur la voie courte de la conscience mais seulement par la voie longue del’interprétation des signes.2

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1. Cf. Rachid BENZINE, Les nouveaux penseurs de l’islam, Paris, Albin Michel,2004.

2. Paul RICŒUR, Le conflit des interprétations. Essais d’herméneutique, Paris,Éditions du Seuil, 1969, p. 169.

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Dans l’histoire de la réflexion herméneutique en philosophie (deSchleiermacher à Gadamer, en passant par Dilthey et Heidegger), l’apportpropre de Ricœur consiste essentiellement en un approfondissement del’herméneutique des textes, dont l’aspect apparemment régional par rapportà l’herméneutique en général laissera pourtant apparaître une fonctionparadigmatique qui est celle, capitale pour toute herméneutique, de ladistanciation. En tant qu’écriture, le texte est une œuvre médiane entre lelecteur et l’auteur, désormais détachée de son lieu d’origine et susceptibled’être livrée à une série infinie d’interprétations. Pas de compréhensionpossible sans l’acceptation de cette distanciation.

En effet, un texte est un discours fixé par l’écriture. Parce qu’il restefondamentalement un discours, il importe de le remettre « en état deparler » à ses lecteurs. Parce qu’il est « fixé en écriture », il s’établit uneséparation irrémédiable et définitive entre l’acte d’écrire et l’acte de lire,l’auteur étant à jamais inaccessible au lecteur. Mais ces deux aspects dutexte sont complémentaires : négliger le premier serait oublier de passerdu sens intrinsèque d’un texte à sa signification pour des lecteurs(tendance structuraliste) ; négliger le second serait oublier l’autonomie dutexte par rapport à l’auteur et aux lecteurs (tendance psychologisante).

Une fois écrit, un texte fait son chemin dans l’histoire, au fur et àmesure qu’il est reçu et interprété par des lecteurs qui cherchent nonseulement à comprendre le texte mais à se comprendre grâce au texte :« Se comprendre, c’est se comprendre devant le texte et recevoir de lui lesconditions d’un soi autre que le moi qui vient à la lecture. »3 Cela est parti-culièrement vrai des textes dits « sacrés », des « Écritures saintes » quisont au fondement des diverses religions. À quelles conditions le travailherméneutique peut-il traverser le conflit des interprétations pour en fairesurgir des chemins de dialogue? Telle est la question à laquelle cettenouvelle livraison de notre revue voudrait apporter une contribution.

Il s’agit là d’un long travail, dont le développement s’appuieranotamment sur un cycle de colloques organisé par l’Institut catholique de la

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3. Paul RICŒUR, Du texte à l’action. Essais d’herméneutique II, Paris, Éditions duSeuil, 1986, p. 31.

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Méditerranée, et dont le premier, intitulé « Penser le Coran », donnera lieu,dans des livraisons futures, à de nouvelles contributions.L’herméneutique, telle que l’a déployée Paul Ricœur, a une double visée :une tâche interne, qui consiste à reconstruire la dynamique du texte aumoyen d’une articulation dialectique entre « e x p l i q u e r » et« comprendre » ; une tâche externe, dont l’objectif est de projeter la compré-hension du texte dans la représentation d’un monde habitable,mouvement qui entraîne inévitablement une critique du monde tel qu’ilest et une proposition d’un mode de vivre ensemble4.

Nous pouvons, en tant que lecteur, rester dans le suspens du texte, letraiter comme texte sans monde et sans auteur ; alors nous l’expliquons parses rapports internes, par sa structure. Ou bien nous pouvons lever lesuspens du texte, achever le texte en paroles, le restituant à la communi-cation vivante ; alors nous l’interprétons. Ces deux possibilités appar-tiennent toutes les deux à la lecture et la lecture est la dialectique de cesdeux attitudes.5

La longue analyse, par Jean-Louis Déclais, de la deuxième Sourate duCoran sera une excellente illustration de ce travail d’herméneutique d’untexte qui, pour être le « texte sacré » des musulmans, n’en reste pas moins,comme l’écrit plus loin Mohamed Benjelloun Touimi, un document quiappartient à l’histoire générale de l’humanité et fait partie de son patri-moine spirituel. Et il poursuit, explicitant la charte du Groupe de rechercheislamo-chrétien : « c’est pourquoi nous admettons d’autres lectures que lanôtre de l’histoire fondatrice de notre foi et de notre Écriture, à partir desseules sciences humaines, ou à partir d’une autre foi que la nôtre ».

Cette expérience de décentrement produite par l’étude des textes, c’estce dont témoigne avec vigueur Paul Bony, lorsqu’il s’interroge sur « ceque le dialogue interreligieux a changé dans ma vie d’exégète ». Évoquantle déplacement de l’exégèse à l’herméneutique, non pour négliger larigueur indispensable de l’exégèse, mais pour l’ouvrir aux problèmes

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4. Cf. ibid., p. 32.5. Ibid, p. 146.

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d’une compréhension vivante, dans un contexte à chaque fois particulier,il écrit :

Mais l’interprète doit ouvrir la lecture, faire entrer en dialogue lemonde du texte avec le monde du lecteur, respecter l’écart et cependantmontrer l’interrogation : apprendre à se laisser mettre en question par letexte, mais aussi mettre en question la compréhension du texte par lesquestions qui surgissent d’une nouvelle compréhension de l’homme et dumonde. Je crois pouvoir dire que cette pratique herméneutique est unebonne pédagogie du dialogue interreligieux. Car là aussi, il y a interro-gation mutuelle dans le respect des différences.

On sait bien que le christianisme n’est pas entré sans résistance dansce que Jean Greisch appelle « l’âge herméneutique de la raison »6, et qu’ila fallu du temps pour que se prenne résolument ce que Claude Geffrénomme « le tournant herméneutique de la théologie » chrétienne7.Néanmoins, il se pourrait que l’engagement dans le dialogue interreli-gieux ravive la flamme herméneutique en théologie et en fasse mieuxpercevoir la nécessité. En lisant les beaux textes du dossier sur Tibhirine,« Priants parmi d’autres priants », le lecteur apercevra sans doute lafécondité de cette dialectique entre herméneutique et dialogue. Il ne s’agitpas de négliger les différences, comme s’il n’y avait pas de « conflit desinterprétations ». On sait bien que l’islam parle de Jésus, mais enproposant à son égard une autre interprétation que celle des chrétiens,interprétation qui est même accusatrice (falsification) de la foi chétienne.C’est clair : l’herméneutique musulmane du fait Jésus récuse l’herméneu-tique chrétienne de ce fait. Faut-il cependant s’en tenir à ce constatd’échec ? C’est là que la pratique du dialogue et surtout de la prière(« priants parmi d’autres priants ») vient au secours des impasses dogma-tiques. Sans rien renier de sa foi, le priant confie à son Seigneur l’énigme

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6. Cf. Jean GREISCH, L’âge herméneutique de la raison, Paris, Les Éditions du Cerf,1985, « Cogitatio Fidei » 133.

7. Cf. Claude GEFFRÉ, Croire et interpréter. Le tournant herméneutique de lathéologie, Paris, Les Éditions du Cerf, 2001. Voir aussi, comme l’un des livresfondateurs de cette recherche théologique : Claude GEFFRÉ, Le christianisme aurisque de l’interprétation, Paris, Les Éditions du Cerf, 1983, « Cogitatio Fidei »120.

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des différences, dans l’espérance qu’elles puissent être vécues non commeun drame qui engendre la violence, mais comme un appel qui vient deDieu et tourne chacun vers l’accueil de son frère différent. La suffisanceest le pire ennemi de la foi.

L’écoute des « cris des pauvres », comme y invite Claude Royon dansun très beau texte écrit en hommage à Paul Bony, la tâche de « réconci-liation, paix et responsabilité », à laquelle convie le cardinal Ratzinger,dans une méditation prononcée en la cathédrale de Bayeux lors d’unecélébration œcuménique organisée le 6 juin 2004 à l’occasion du soixan-tième anniversaire du débarquement allié en Normandie, rejoignent lapréoccupation de l’ensemble de ce numéro, entre herméneutique etdialogue, entre relecture du passé et orientation pour le présent, entre lebesoin de comprendre et le désir de se comprendre. Bonne « lecture » !

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DossierR e c h e rches

i s l a m o - c h r é t i e n n e s

Penser le Coran, tel est le thème d’un colloque organisé les 10 et 11décembre 2004 à l’Alcazar de Marseille par l’Observatoire Méditerranée-Europe pour la Paix (OMEP), dans le cadre des activités de l’Institut catho -lique de la Méditerranée (ICM). Les actes de ce colloque seront publiésultérieurement dans Chemins de Dialogue, mais ce dossier du numéro 24s’inscrit déjà dans la dynamique de cet événement. Il est consacré essen-tiellement à une étude coranique dont l’importance n’échappera pas aulecteur.

Les débats sur le Coran ne datent pas d’aujourd’hui. Déjà les sourcesarabo-musumanes font état de différentes étapes dans la constitution durecueil coranique1. Certes, la position des docteurs traditionnels ensciences religieuses islamiques insiste sur le dogme selon lequel le Corann’est pas soumis à l’histoire. Les commentaires classiques du Livre saintse limitent tout au plus à déterminer les circonstances dans lesquelles telou tel verset serait « descendu » sur le prophète de l’islam (asbâb al-nuzûl).Le point de vue des « nouveaux penseurs de l’islam » est différent2. Ceux-ci préconisent de contextualiser historiquement les textes de référence del’islam et de les réévaluer en vue d’une réappropriation et d’une « moder-

1. On lira avec profit Alfred-Louis de Prémare, Aux origines du Coran, Questionsd’hier, approches d’aujourd’hui, Paris, Téraèdre, 2004, 144 p. Voir la recension quien est proposée dans ce numéro.

2. Cf. Rachid Benzine, Les nouveaux penseurs de l’islam, Paris, Éd. Albin Michel,coll. « L’islam des lumières », 2004, 289 p.

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nisation de la pensée islamique ». Il s’agit là de débats internes à la sociétéislamique contemporaine.

A u t re est l’approche privilégiée par les chercheurs occidentauxd’aujourd’hui. Elle se réalise dans le cadre de la recherche moderne sur lestextes religieux, par l’application des méthodes d’analyse philologique,littéraire et historique aux textes « sacrés », aussi bien la Bible que leCoran. Ceux-ci sont considérés comme des documents littéraires suscep-tibles d’être étudiés en faisant abstraction de la spécificité théologiquequ’ils revendiquent. Derrière cette approche pointe une question : ce quel’on sait de la façon dont le Coran est devenu livre peut-il influencer lamanière dont on l’interprète aujourd’hui? C’est le point de vue de Jean-Louis Déclais, exégète, qui nous offre une longue et minutieuse lecture dela deuxième Sourate du Coran. Le travail herméneutique ne peut fairel’économie de cette recherche sur l’histoire des textes fondateurs.

Témoin du soufisme en France, notre ami Éric Geoffroy écrit :

Le soufisme attire, séduit, alors que l’islam fait souvent figure derepoussoir en Occident. Quel paradoxe! Car le soufisme se veut laplénitude de l’islam, la « voie d’excellence » évoquée par le Prophète. […]Islam : « soumission » exotérique à Dieu ; soufisme : « soumission » ésoté-rique à Dieu… Le soufisme est la Sagesse éternelle incarnée dans le corpsde l’islam.3

Notre étude sur le soufisme n’a pour but que de faire connaître, par-delà les simplismes réducteurs, cette dimension « intérieure » de l’islam,cette veine forte qui traverse la civilisation islamique des origines à nosjours.

On peut penser que de telles recherches sont susceptibles d’alimenterla réflexion de « Laboratoires » tels que le G roupe de recherche islamo-chrétien (GRIC) présenté dans ce dossier par Mohammed Benjelloun-Touimi, professeur honoraire à l’université de Rabat.

Roger Michel

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3. Éric Geoffroy, L’instant soufi, Actes Sud, coll. « Le souffle de l’esprit », 2000,46 p.

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Jean-Louis DéclaisCentre diocésain d’Oran.

LECTURE DE LA DEUXIÈME SOURATE DU CORAN

Le Coran n’est pas facile à lire. Et on peut le fréquenter souvent sans le lirevraiment. On peut le célébrer en écoutant sa cantillation ou en le récitant rituel-lement, ce qui est normal pour le texte sacré de tout groupe religieux. On peutl’utiliser par fragments : des versets particulièrement vénérés seront calligraphiéset orneront les murs des maisons ; d’autres passages seront utilisés pour uneargumentation juridique, ou pour une homélie à prononcer au moment dupèlerinage ou du ramadan. Mais utiliser, ce n’est pas lire ; car un texte est autrechose qu’un conglomérat d’où il est loisible d’extraire un élément ou un autreselon les besoins du moment, de même qu’un corps vivant n’est pas une armoired’où on pourrait sortir à la demande un cœur, un foie ou deux yeux. Ce que nousnous proposons ici, c’est donc simplement de lire toute la deuxième sourate duCoran comme un texte organisé, en cherchant si la multiplicité de ses versets laisseapparaître un itinéraire relativement balisé.

Les sourates du Coran

Le Coran se compose de 114 unités appelées des sourates1, elles-mêmesdivisées en versets. On a l’habitude de les désigner par leur numéro d’ordre, cequi est pratique quand on veut indiquer une référence ou chercher un passage.Mais cela a l’inconvénient de laisser croire que le Coran serait un livre de 114chapitres qu’il faudrait lire dans l’ordre afin de suivre l’évolution de la pensée. Enréalité, les sourates ne sont pas des chapitres ; ce sont des unités littéraires

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1. En arabe et dans les langues voisines, le mot sourate (sûra) appartient d’abordau vocabulaire de la construction (c’est une « rangée de pierres ») avant d’êtreutilisé pour désigner une unité de texte. Dans le Coran (2,23 ; 9,64.86.124.127 ;10,38 ; 11,13 ; 24,1 ; 47,20), il ne désigne pas les sourates du recueil coraniqueactuel, mais une unité textuelle beaucoup plus brève, parfois une seule phrasecomme en 9,86 : « Lorsqu’une “sourate” est descendue, à savoir : “Croyez en Dieuet combattez avec son prophète”,… ».

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indépendantes. Les unes sont très brèves, comme un oracle, parfois étrange, notésur un simple feuillet (cf. les sourates 102 et suivantes), ou une confession de foilapidaire que le musulman peut mémoriser dès l’enfance (112) ; d’autres sont pluslongues et constituent de petits opuscules. Toutes portent un titre et lesmusulmans les désignent toujours par ce titre, jamais par leur numéro d’ordre.

Il s’ensuit qu’il n’est pas nécessaire d’avoir lu al-Baqara (n° 2) pour lire al-Mâ’ida (n° 5) ou al-Anbiyâ’ (n° 21), pas plus qu’il n’est nécessaire d’avoir lul’épître de Paul aux Romains pour aborder celles qu’il adressa aux Corinthiens. Ils’ensuit également que lire une seule sourate est une entreprise qui, objecti-vement, a du sens.

La sourate al-Baqara : son titre

La sourate al-Baqara (« la Vache »), la plus longue du Coran, porte le n° 2. Enfait, elle est la première, si on considère que celle qui porte le numéro 1 ne compteque quelques lignes et qu’elle se présente comme une prière adressée à Dieu parle croyant, et non comme une révélation adressée par Dieu aux hommes, prière« qui ouvre » (c’est son nom : al-Fâtiha) la série des cent quatorze sourates.

Donner un titre à un texte a d’abord un but pratique : pouvoir le désigner sansfaire de longues périphrases, pouvoir le retrouver facilement dans la bibliothèqueoù il est classé. Parfois, le titre est simplement constitué par les premiers mots dutexte ; c’est le cas des livres du Pentateuque en hébreu (Au commencement – Lesnoms – Il appela – Dans le désert – Paroles). Parfois, il annonce le sujet principal dulivre : c’est le cas des livres du Pentateuque en grec : Genèse, Exode, Lévitique,Nombres, Deutéronome.

Le titre des sourates du Coran annonce parfois le sujet traité : Joseph (12), laRépudiation (65), Noé (71). Parfois, il s’agit d’un mot tiré du premier verset de lasourate : Tâhâ (20), al-Furqân (25), Yâ-Sîn (36) et beaucoup de sourates brèves de lafin. Parfois, on désigne un des épisodes ou un des personnages présentés dans lasourate : Les gens de la Caverne (18), Marie (19). Souvent, il semble qu’on renvoiesimplement à un détail qui est loin d’être essentiel, mais qui aura piqué l’attentiondes musulmans. Est-ce le cas pour la sourate 2 ? Si elle s’appelle al-Baqara (« laVache »), est-ce seulement parce que les versets 67-71 parlent d’une vache que lesIsraélites reçurent l’ordre d’immoler ? Il s’agit d’une histoire un peu étrange et, àcause de cette étrangeté, on aurait pu désigner la sourate qui en parle sous le titre« celle où il est question de la vache à sacrifier ». Mais elle aurait pu tout aussi biens’appeler Goliath (cf. le v. 251), ou la Rivière de Saül (v. 249), ou Adam (v. 30-38), oumieux encore le Trône (v. 255).

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Cette manière de désigner la sourate avait cependant paru un peu cavalière àcertains clercs de l’islam, puisqu’un hadith attribué à Mâlik b. Anas fait dire auprophète :

Ne dites pas « la sourate de la Vache », ni « la sourate de la Famille de‘Imrân », ni « la sourate des Femmes », et ainsi de suite pour tout le Coran.Mais dites : la sourate dans laquelle il est question de la vache, celle danslaquelle il est question de la famille de ‘Imrân, et ainsi de suite.

Le hadith est considéré comme inauthentique parce que ses transmetteurs, dit-on, ne méritaient guère créance, mais surtout parce que d’autres traditionsassuraient que le prophète lui-même aurait une fois interpellé ses compagnonsavec ces mots : « Holà ! les hommes de la sourate al-Baqara ! ».

Jean Damascène (vers 675-750), dont le grand-père avait négocié les conditionsde la reddition de Damas aux conquérants arabes et dont le père était en quelquesorte ministre des finances des Omeyyades, avait travaillé lui aussi à la cour desArabes de Damas, qu’il quitta pour se faire moine quand le calife Omar II (717-720) obligea les hauts fonctionnaires à devenir musulmans. Il écrivit un cataloguedes « hérésies », à la fin duquel il place l’islam2. Il parle du « livre » (biblos) queMohammed dit avoir reçu du ciel ; il mentionne plusieurs « écrits » (graphê) dontil cite quelques lignes : la Table (sourate 5), la Femme (sic) (sourate 4) ; sous le titrela Chamelle de Dieu (aucune sourate ne porte actuellement ce titre), il évoque lalégende de la chamelle sacrée des Thamoud (cf. Coran 7,73-79 ; 11,61-68 ; 17,59 ;26,141-158 ; 54,23-31 ; 91,11-15) avec des développements qui ne se trouvent pasdans le Coran ; il connaît aussi un « écrit » intitulé la Vache, mais il se contente dele mentionner sans rien en citer.

Vers la même époque, un moine de Beth-Hâlé discutant avec un notablemusulman distinguait nettement le Coran et d’autres écrits comme « la sourate al-Baqara »3. Le Coran était encore en cours d’élaboration et les écrits qui allaiententrer dans sa composition pouvaient avoir une existence séparée4.

Lecture de la deuxième Sourate du Coran

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2. Cf. Jean Damascène, Écrits sur l’islam, collection Sources Chrétiennes, n° 383,Paris, Le Cerf (1992), p. 226.

3. Cf. Robert G. Hoyland, Seeing Islam as Others Saw It, Studies in Late Antiquityand Early Islam, vol. 13, Princeton, 1997, p. 465-472.

4. Cf. A.-L. de Prémare, Aux Origines du Coran. Questions d’hier, approches d’aujour -d’hui, Téraèdre, 2004.

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Contenu

Selon son découpage habituel, la sourate comporte 286 versets, dont l’un a unelongueur inhabituelle (282). Le découpage en versets correspond à une réalité dutexte lui-même puisque ces petites unités textuelles, constituant généralement desphrases, se terminent toutes par une sorte d’assonance rimée. Il s’agit ici d’unesyllabe longue, généralement -în, -ûn, -îm ; mais on trouve aussi -îr (16 fois), -îd (3fois), -îl (1), -îb (1), ainsi que -âb (7), -âr (4), -âd (3), -âq 1), -âm (1) et -ûd (1). Ces varia-tions peuvent, une fois ou l’autre, apporter une information sur l’histoire de lacomposition de la sourate.

La sourate al-Baqara contient le célèbre verset du Trône (255). Elle parle ici et làde plusieurs personnages de la Bible (Adam, 30-37 ; Moïse, 49-61 ; Abraham, 124s.258. 260 ; Saül, David et Goliath, 246-251) ou de la tradition midrashique, commece personnage anonyme qui s’endormit devant une ville en ruines et la trouvareconstruite à son réveil (259). Elle renferme également diverses instructionsconcernant la conduite pratique des musulmans : le pèlerinage (158.196-203), l’ali-mentation (168-173), les testaments (180-182), le jeûne du ramadan (183-187), lesmariages (221-237), etc.

Des éléments hétérogènes

C’est ce que le lecteur perçoit d’abord. Considérons par exemple les versets 21-39. Dans les versets 21-22, quelqu’un s’adresse aux hommes et leur parle de Dieu.Ensuite, c’est Dieu qui parle aux hommes (23-24), puis à un interlocuteur singulier(25). Après quoi, on parle de Dieu à la troisième personne (26-33) pour termineravec le pronom nous (34-39).

Les versets 40-123 présentent le même mélange de phrases qui tantôts’adressent aux Israélites, tantôt parlent d’eux à un autre auditoire ; tantôtévoquent des épisodes connus par la Bible ou la tradition midrashique, tantôt fontallusion à des polémiques interc o m m u n a u t a i res dont les données nouséchappent.

Sans compter que le texte coranique a un style souvent très elliptique, utilisantabondamment des pronoms personnels sans préciser toujours à quel nom ilsrenvoient (cf. les vv. 73, 114, 124, 165, 258), ce qui est parfois une manière

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d’évacuer la dimension historique et de laisser entendre que ce dont on parle a eulieu dans le temps sacralisé de la fondation (cf. le v. 217 et la note).

Rechercher si la rédaction de la sourate al-Baqara a été réalisée en fonction d’uncertain plan général ne saurait donc signifier qu’on ne voit pas combien lesmatériaux qui la composent sont variés et disparates. Mais la littérature commel’architecture savent parfois utiliser des matériaux de provenances diverses et lesassembler pour pro d u i re un certain effet global. Peut-on raisonnablementsupposer que cela a été le cas ici?

Sommes-nous devant une accumulation d’éléments hétéroclites? Ou bien lasourate est-elle animée par une logique d’ensemble qui assurerait sa cohérence etson unité? Peut-on discerner un plan dans un texte assez long qui ne comporte nisous-titres, ni alinéas, mais seulement des versets qui se terminent par une rimeassonancée et parfois par une de ces clausules qu’on trouve dans tout le Coran?Les premiers versets constituent nettement une bonne introduction et les derniersune bonne conclusion. Le corps de la sourate a-t-il fait l’objet d’un développementrelativement soigné, au service d’une certaine thèse?

Un plan d’ensemble ?

Le texte présenté ici est organisé en paragraphes munis de titres et de sous-titres qui, selon la formule consacrée, « sont de notre rédaction ». De la sorte, lelecteur peut embrasser d’un coup d’œil le mouvement d’ensemble qui structure letexte ; il peut mettre de l’ordre dans une succession de versets que les éditions duCoran présentent sans aucun alinéa ni aucun titre intermédiaire. En mettant ainsien évidence la lecture globale que nous avons faite, nous risquons une hypothèseque d’autres pourront améliorer ou refuser.

Nous ne savons pas qui a réalisé l’assemblage de la sourate, ni quand cela s’estfait, ni si cela s’est fait en plusieurs étapes. Reste que le texte existe et qu’il peutéventuellement dire quelque chose sur l’intention de ceux qui l’ont assemblé. Ensuivant le commentaire dont nous avons accompagné la traduction de la sourate,chacun pourra voir sur quels éléments nous nous sommes appuyés pour proposerle plan suivant :

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Après une introduction qui traite des destinataires du texte (1-20), on s’adresse àl’humanité tout entière dont la destinée est marquée par quelques paroles prononcées àl’origine à propos d’Adam (21-39).

Puis on s’adresse aux Israélites contre lesquels on dresse un long réquisitoire (40-123) ;ils n’ont pas tenu compte des bienfaits dont Dieu les a comblés et ils devront en répondrelors du Jugement, c’est ce qu’affirment aussi bien le début (40-48) que la fin (122-123) decette partie.

On peut alors conclure en affirmant que les musulmans constituent la véritablecommunauté issue d’Abraham (124-141) et qu’ils doivent signifier leur rupture avec lesjuifs et les chrétiens en adoptant une orientation de prière propre à eux-mêmes (142-150).

Puisque les musulmans forment une communauté différente et indépendante, il estlogique d’énumérer maintenant quelques-unes des règles que leur prophète leur demanded’observer (151-242). Après quoi, une sorte d’homélie, qui prend pour point de départ desanecdotes tirées de la Bible ou de la tradition juive5, exhorte les croyants à s’engageractivement au service de la cause de Dieu, que ce soit en combattant personnellement, quece soit en y consacrant une partie de leur fortune (243-266), – ce qui appelle en corollairequelques considérations sur la circulation de l’argent entre les personnes (267-284).

Les deux versets de conclusion (285-286) font entendre la réponse des croyants quipromettent obéissance et implorent la bienveillance de Dieu.

Une Écriture en deux temps

Moïse, lit-on au verset 53, a reçu « l’Écriture et le furqân ». Plus loin (v. 129),on voit Abraham prier pour qu’un prophète issu de ses descendants ismaélitesleur enseigne un jour « l’Écriture et la sagesse » ; et le verset 151 affirme que saprière a été exaucée (cf. aussi v. 231).

Par ailleurs, une autre distinction court tout au long du texte : il y a les âyât(« versets », parfois « signes ») et il y a les précisions explicatives qui leur sont

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5. Les « homélies » midrashiques partent toujours de textes bibliques (cf.P. Grelot, Homélies sur l’Écriture à l’époque apostolique, Paris, Desclée, 1989). Ici,on part de récits apocryphes ou de pages bibliques (l’histoire de Saül, v. 246-252 ; le v. 260 sur Abraham) qui ont été considérablement remaniées. Ceciaussi est symptomatique d’une rupture.

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apportées (le substantif ou adjectif bayyinât, le verbe bayyana). Plusieurs fois, laformule vient en conclusion d’un développement : « C’est ainsi que Dieu donne desexplications précises sur ses versets » (ainsi aux versets 187, 219, 221, 230, 242, 266),ce qui permet de comprendre les âyât bayyinât des versets 99 et 211 comme des« versets bien expliqués », plutôt que comme des « versets évidents » ainsi qu’ontraduit souvent.

La pertinence de cette distinction est corroborée par un antique commentairedes versets sur l’usure (cf. la note sur 280) : le Coran contient bien les versets surl’usure, mais l’Envoyé de Dieu est décédé avant d’y apporter les explicationsprécises qu’on attendait, et chacun est invité à les appliquer selon son appréciation.Ceux qui firent ce commentaire au début de l’islam faisaient donc naturellementla distinction entre versets et explications, entre l’Écriture de référence (kitâb) et lasagesse qui la développait avec autorité (hikma).

Le rapprochement s’impose avec le judaïsme qui a organisé toute sa pensée etsa vie à partir de la distinction entre Loi écrite et Loi orale (Tora shé bi-ktav et Torashé be‘al-péh). La loi orale, c’est tout ce qui régit la vie de la communauté, toutes lesdécisions qu’il faut prendre en fonction du temps qui passe et des circonstancesqui changent, et pourtant on affirme qu’elle « a été révélée à Moïse au Sinaï » toutautant que la Loi écrite. Cette tradition vivante est dite « orale » (be‘al-péh), etpourtant il fallut se décider à la fixer par écrit (mishna), et du coup elle devint elle-même l’objet d’un commentaire (talmud).

Ainsi donc, en affirmant que Moïse a reçu kitâb et furqân, que Mohammed atransmis kitâb et hikma, le Coran dit qu’il n’y a pas de kitâb sans une traditionvivante qui le reçoit et le déploie, sans un furqân (quelque chose qui fait la diffé-rence6 entre ceux qui lisent le Livre dans cette tradition et ceux qui le lisent endehors), sans une hikma (une sagesse de vie qui fait référence à une autorité,hukm). Un verset (âya) dépourvu des bayyinât serait finalement lettre morte. Pasd’Écriture sans une tradition qui est le milieu où elle prend naissance et où ellepeut déployer son sens.

Bien entendu, étant donné que cette Loi orale a pour but de régir la viecommunautaire, on peut y discerner la trace des oppositions et des débats qui

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6. « Dieu dit à Moïse : “Que demandes-tu? Que la Mishna soit mise par écrit ?Mais qu’est-ce qui distinguerait alors Israël des nations?” » (midrash TanhumaKi-Tissa sur Exode 34,27. Cf. La Torah orale des Pharisiens, Supplément auCahier Évangile 73, Paris, Le Cerf, 1990, p. 12).

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existent dans toute communauté vivante. C’était le cas entre les pharisiens et lesautres courants du judaïsme, entre les différents maîtres pharisiens eux-mêmes. Eton connaît la célèbre apostrophe de Jésus : « Vous avez annulé la parole de Dieu(la Loi écrite) au nom de votre tradition (la Loi orale) » (Mt 15,6). Ne pourrait-onrelever une pointe polémique de même genre dans l’épisode de la Vache qui adonné son nom à la sourate (v. 67-71)? Moïse a transmis un commandementdivin, mais en multipliant les demandes de « précisions », les Israélites ont mispeu d’empressement à obéir ; ils ont même failli rejeter le commandement divin(v. 71). Si ce jeu entre les « versets » et les « précisions » est effectivement unélément constitutif de la sourate, si le problème se posait également dans l’islam(cf. v. 159), cela explique-t-il pourquoi la sourate a tiré son nom de cet épisode ? Ilne s’agirait pas alors de mettre le projecteur sur une histoire étrange, capable depiquer la curiosité, mais plutôt de suggérer qu’il y a là une des clefs qui ouvrel’interprétation de l’ensemble.

Mais alors où situer la Baqara dans cette écriture à double battement ? Est-elletout entière du côté du kitâb? Toutes ses phrases sont-elles des âyât? En ce cas, elleappelle une « sagesse » qui soit son milieu de vie, de lecture et d’interprétation,qui lui apporte les précisions que toute âya demande, une « sagesse » qui ne seraautre que la tradition communautaire de l’islam. Ou bien est-elle déjà en elle-même un organisme complexe, mélange de âyât et de bayyinât comme le suggèrentles formules conclusives des versets 187, 219, 221, 230, 242, 266 ? Les versets 261-266 ne sont-ils pas l’explication autorisée du principe énoncé en 245 ? En ce cas, iciaussi, on constaterait que le destin normal d’une Loi orale, c’est de devenirfinalement écriture, une écriture qui sera à son tour l’objet de commentaires dansun jeu de miroirs incessant qui ne finirait que le jour où il n’y aurait plus delecteurs. Les deux temps de l’écriture rythment l’énoncé d’un message unique.

D’une certaine manière, ceci n’avait pas échappé à la réflexion des théologiensmusulmans. Suyûti (1445-1505) cite dans son ouvrage sur le Coran (al-itqân fî‘ulûm al-Qur’ân) une opinion de Juwayni (1028-1085) : « La Parole que Dieu fitdescendre est composée de deux parties » ; d’une part, l’ange Gabriel transmettaitau prophète des messages divins en respectant leur sens, mais sans s’attacher à lalettre, et c’est la Tradition (sunna) ; d’autre part, il transmettait un texte écrit sansrien changer, et c’est le Coran7. Ces données traditionnelles peuvent encore êtreutiles à une réflexion théologique sur l’Écriture.

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7. Cf. Jean-Marc Balhan, La révélation du Coran selon al-Suyûti, Roma, PISAI, 2001,p. 54.

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SOURATE AL-BAQARA

Introduction : le Livre et son public

Les v. 1-20 constituent une introduction :– ils parlent des hommes, des différentes catégories d’hommes à la troisièmepersonne ; à partir du v. 21 au contraire, le texte s’adresse aux hommes à ladeuxième personne ;– le v. 20 se termine par une de ces nombreuses clausules qui rythment le textecoranique en énumérant les qualités de Dieu (Dieu a puissance sur tout),formule qui revient six fois dans la sourate, vingt fois dans le Coran, plustreize fois avec Lui ou Toi au lieu de Dieu.D’emblée, on présente le Livre et les différents publics qu’il rencontre. Il y ad’abord les croyants (v. 2-5), puis les incroyants (v. 6-7) ; leur cas ne pose pasde problème, les premiers sont gagnants, les seconds sont perdants. Mais unetroisième catégorie existe et constitue le véritable centre d’intérêt de ce passage(13 versets sur 19) ; c’est celle des faux croyants, dont l’existence mêmedérange le classement bien tranché que les v. 2-7 avaient mis en place,d’autant plus qu’il ne s’agit pas d’imposteurs cyniques et hypocrites, maisplutôt de gens inconscients : ils ne se rendent pas compte (v. 9.12), ils nesavent pas (v. 13).Chez les incrédules, le cœur (c’est-à-dire l’organe de l’intelligence), les oreilleset les yeux ne fonctionnent plus du tout. Chez les faux croyants, celafonctionne encore un peu. Leur cœur est seulement malade (v. 10) ; leursoreilles fonctionneraient, mais ils les bouchent avec leurs doigts, commequelqu’un qui voudrait se protéger du tonnerre (v. 19) ; leurs yeux ne peuvents’éclairer qu’à une flambée passagère (v. 17) ou à la brève lueur des éclairs(v. 20). Dieu pourrait leur ôter même ces facultés diminuées, mais il ne le veutpas encore (v. 20).Qui est visé? On ne le précise pas. Les premiers destinataires du Coran étaient-ils supposés le savoir? Ou bien s’agit-il plus simplement d’un procédé

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polémique cher aux prédicateurs : dénoncer le péché sans désigner lespécheurs? « Parmi les hommes, il en est qui… »8, mais on ne dit pas lesquels.Dans le cours de la sourate (v. 88-91), les juifs seront désignés comme cesmauvais croyants qui refusent d’adhérer à la révélation que Dieu vient de fairepar l’intermédiaire de Mohammed. Mais ils ne sont pas les seuls à encourir cereproche.On notera enfin que cette introduction utilise un langage déjà bien en placedans l’islam primitif. Les mêmes formules, les mêmes assemblages de mots,les mêmes idées se trouvent ailleurs dans le Coran. Que l’on compare le v. 14avec la sourate 3,119 ; ou le v. 6 avec la sourate 36,10 ; ou encore la finale duv. 15 (…dans leur rébellion, ils seront désorientés) avec les sourates 6 (v. 110), 7(v. 186), 10 (v. 11) et 23 (v. 75) où l’expression fî tughyâni-him semble appelerautomatiquement le verbe ya‘mahûn. Enfin la sourate 31 commence prati-quement de la même façon que la sourate 2 ; les cinq premiers versets de l’uneet de l’autre se répondent de façon quasi synoptique, comme si l’un et l’autretexte mettait en œuvre un schéma déjà en place9.

1 Alif.Lâm.Mîm.2 Ce Livre est incontestable10.Il est bonne direction pour ceux qui craignent Dieu11, 3 ceux qui croient dans lesréalités invisibles, font la prière et versent leur contribution à partir des biens

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8. On trouve cette formule aux v. 165. 200. 204. 207 ainsi qu’en 22,3.8.11 ; 29,10 ;31,6.20.

9. Alif.Lâm.Mîm. Ces versets du Livre sage sont bonne direction et miséricorde pourceux qui font le bien, ceux qui font la prière et qui donnent la zakât, ceux qui sontcertains de la vie dernière. Ceux-là suivent une direction indiquée par leur Seigneur,ceux-là connaissent le succès (sourate 31).

10. Comment comprendre lâ rayba fî-hi (« pas de doute en lui ») ? Comme uneincise adverbiale? C’est ce que suggère Tabari : « Ce Livre – pas de doute là-dessus – indique la bonne direction », « ce livre indique incontestablement labonne direction ». Ou bien comme une qualité du Livre lui-même : « Ce Livren’a pas de doute en lui ; il indique… », « ce Livre est incontestable… » ?L’expression revient plusieurs fois dans le Coran ; elle qualifie le Livre en 10,37et 32,2 ; elle qualifie aussi le Jour de la résurrection (3,9.25 ; 4,87 ; 6,12 ; 45,26), leterme assigné à l’univers (17,99), l’Heure dernière (18,21 ; 22,7 ; 45,32). En 45,32au moins, il ne saurait s’agir d’une locution adverbiale, mais d’une expressionqui qualifie l’Heure elle-même.

11. Traduit habituellement par « craindre (Dieu) », le mot ne connote pas d’abordla peur, mais la recherche de protection contre une menace, le fait de seprémunir contre un risque. Un sondage dans la seule sourate 2 montre que :- à l’impératif, le verbe est toujours suivi d’un complément direct : Dieu (12

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dont nous les avons pourvus, 4 ceux qui croient en ce qui est descendu sur toi eten ce qui est descendu avant toi et qui sont certains de la vie dernière. 5 Ceux-làsuivent une direction indiquée par leur Seigneur, ceux-là connaissent le succès.6 Quant aux incrédules, que tu les avertisses ou non, c’est la même chose poureux ; ils ne croient pas : 7 Dieu a scellé leur cœur et leurs oreilles ; ils ont un voilesur les yeux ; un grand châtiment les attend.8 Parmi les hommes, il en est qui disent : « Nous croyons en Dieu et au Jourdernier », mais ce ne sont pas des croyants. 9 Ils cherchent à tromper Dieu et ceuxqui ont cru, mais ils ne trompent qu’eux-mêmes sans s’en rendre compte. 10 Leurcœur est malade, et Dieu a aggravé leur maladie ; un châtiment douloureux lesattend pour avoir menti. 11 Quand on leur dit : « Ne répandez pas la corruptionsur terre », ils disent : « Nous sommes seulement des gens honnêtes. » 12 Nesont-ils pas, eux, les corrupteurs? Mais ils ne s’en rendent pas compte.13 Quand on leur dit : « Croyez comme les autres ont cru ! », ils disent : « Allons-nous croire comme les insensés ? » Ne sont-ils pas, eux, les insensés? Mais ils nele savent pas. 14 Quand ils rencontrent les croyants, ils disent : « Nous croyons. »Mais quand ils sont seuls avec leurs démons, ils disent : « Nous restons avecvous, c’était seulement un jeu! » 15 C’est Dieu qui va se jouer d’eux et lesmaintenir dans leur rébellion, ils seront désorientés. 16 Ceux-là ont troqué labonne direction contre l’égarement, leur commerce n’a pas été gagnant, ils ontpris la mauvaise direction.17 Ils sont comparables à celui qui alluma un feu : quand celui-ci éclaira l’espacealentour, Dieu emporta leur lumière et les laissa dans des ténèbres où ils nevoyaient rien. 18 Sourds, muets, aveugles, eux ne se convertiront pas.19 – ou bien à un nuage du ciel, plein de ténèbres, de tonnerres et d’éclairs : ils semettent les doigts dans les oreilles pour éviter la foudre et la mort ! Mais Dieu

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fois), moi [=Dieu] (2 fois), le dernier Jour (3 fois), le Feu (fois) ; il s’agit deprendre des garanties, de s’assurer contre les risques du Jugement dernier oucontre la rigueur du Juge ;- à l’inaccompli, il est précédé de « peut-être » et n’a pas de complément ; c’estune clausule fréquente (16 fois) qui utilise plusieurs verbes : peut-êtrec o m p re n d rez-vous, re m e rc i e rez-vous, pre n d rez-vous la bonne dire c t i o n ,craindrez-vous (c’est-à-dire prendrez-vous vos précautions) ;- au participe et au passé, cela désigne une catégorie : ceux qui se sont rangésparmi les craignant-Dieu et se conduisent comme tels ; ce sont les mêmes queles croyants (cf. v. 103. 212) ;- le substantif taqwâ a pris un sens technique (cf. v. 237), presque synonyme de« vertu de religion ».

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cerne les incrédules. 20 L’éclair les prive presque de la vue ; chaque fois qu’il leurdonne de la lumière, ils s’avancent ; dès que l’obscurité se fait, ils s’arrêtent. SiDieu voulait, il leur ôterait l’ouïe et la vue, car Dieu a puissance sur tout.

La destinée des fils d’Adam

Les v. 21-39 s’adressent aux hommes pour leur parler à la fois de la création etdes fins dernières, c’est-à-dire du commencement et de la fin. On observe unbalancement entre l’annonce des vérités (21-22.25) et la controverse (23-24.26-27). Et ce discours aux hommes s’achève par l’histoire du premier homme qui amis en place le cadre de toute vie humaine.Il ne s’agit d’ailleurs pas d’un récit à proprement parler, mais d’une série de« paroles de Dieu » qui mettent en place les moments essentiels de la destinéehumaine. Dans une première parole aux anges, Dieu annonce sa décisiond’établir un lieutenant sur la terre malgré l’opposition des anges. La deuxièmeparole, également adressée aux anges, provoque la rébellion d’Iblîs qui aurade graves conséquences pour l’humanité. La troisième parole met Adamdevant ses responsabilités. La quatrième parole caractérise la situation del’homme, pris entre l’hostilité de Satan et la miséricorde de Dieu. Unecinquième parole rappelle le thème initial et le complète : ramenés vers Dieu,les hommes seront partagés, les uns échappant au malheur, les autres non.

21 Hommes, adorez votre Seigneur, lui qui vous a créés, ainsi que ceux qui étaientavant vous – peut-être le craindrez-vous – ; 22 lui qui, pour vous, a fait de la terreun tapis et du ciel un bâtiment, qui a fait descendre du ciel une eau grâce àlaquelle il a fait pousser des fruits pour votre nourriture – ne donnez donc pasd’égaux à Dieu alors que vous savez.23 Si vous avez des doutes sur ce que nous avons fait descendre à notre serviteur,apportez un texte12 de même genre et convoquez vos témoins autres que Dieu si

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12. En arabe, une sûra (« sourate »). Dans le Coran, le mot ne désigne pas unesourate au sens moderne, mais une brève unité textuelle.

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vous dites la vérité. 24 Si vous ne le faites pas – et vous ne le ferez pas –, craignezle feu qui consume les hommes et les pierres et a été préparé pour les incrédules.25 Annonce à ceux qui ont cru et ont fait le bien qu’il y a pour eux des jardins aubas desquels coulent les fleuves. Chaque fois qu’on leur offrira un fruit qui enprovient, ils diront : « C’est le même qu’on nous a déjà offert » ; de fait, ils enauront reçu de semblables13. Il y aura là pour eux des épouses purifiées. Et ilsresteront là éternellement.26 Dieu n’a pas honte de proposer en parabole un moustique, et même quelquechose de plus14. Les croyants savent alors que c’est là la vérité qui vient de leurSeigneur ; mais les incrédules disent : « Quelle parabole Dieu a-t-il ainsi voulu[signifier]? » C’est ainsi qu’il en égare beaucoup et qu’il en dirige beaucoup, maisil n’égare que les impies : 27 ceux qui violent l’alliance de Dieu après avoir fait unpacte avec lui, qui séparent ce que Dieu a ordonné de réunir, qui répandent lacorruption sur terre. Ce sont eux les perdants. 28 Comment vous rebellez-vouscontre Dieu alors que vous étiez morts15 et qu’il vous a fait vivre ? Puis il vousfera mourir ; puis il vous fera revivre ; puis vous serez ramenés vers lui. 29 C’estlui qui a créé pour vous tout ce qui est sur la terre. Puis il se porta vers le ciel eten forma sept cieux, lui qui sait toute chose.30 Et lorsque ton Seigneur dit aux anges : « Je vais établir un lieutenant sur laterre », ils dirent : « Vas-tu y établir quelqu’un qui y mettra le désordre et quiversera le sang, tandis que nous, nous célébrons ta louange et te proclamonssaint? » Il dit : « Je sais ce que vous ne savez pas. » 31 Il enseigna tous les nomsà Adam16, puis il les17 présenta aux anges et dit : « Indiquez-moi le nom de ceux-

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13. Les vergers terre s t res produisent des fruits diff é rents selon les espèces(cf. 6,99.141). Les fruits du paradis se ressemblent tous, sans doute parce qu’ilsseront tous parfaits ; mais peut-être prennent-ils le goût que chacun désire,comme la manne dont parlait le livre biblique de la Sagesse (16,20-21).

14. On trouve dans le Coran une parabole de la mouche (22,73), de l’araignée(29,41). Ce verset répondrait-il à une objection formulée par quelque contra-dicteur qui contesterait le langage imagé utilisé pour parler de l’enfer (v. 24)et du paradis (v. 25) et à qui on répondrait : « Mais Dieu lui-même utilise desimages, et même les plus humbles » ? En ce cas, la liaison entre les versets estimplicite et elliptique.

15. C’est-à-dire : Vous n’existiez pas encore.16. Dans la Genèse (2,19-20), c’est l’homme qui donne leur nom aux animaux ; ici,

c’est Dieu qui les lui enseigne. On pourra comparer avec ce midrash de R. Aha(4e siècle), recueilli en GnR 17,4 ; non seulement Adam y nomme les animaux,mais il se nomme lui-même et c’est encore lui qui nomme Dieu :R. Aha a dit : Quand le Saint entreprit de créer le premier Adam, il délibéra avec les

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ci si vous avez raison. » 32 Ils dirent : « Gloire à toi ! Nous n’avons de science quecelle que tu nous as enseignée, car c’est toi le savant et le sage. » 33 Il dit : « ÔAdam, indique-leur le nom [des êtres]. » Quand il leur eut indiqué ce nom, il dit :« Ne vous avais-je pas dit que je sais le secret des cieux et de la terre et que je saisce que vous manifestez et ce que vous dissimuliez? »34 Et lorsque nous dîmes aux anges : « Prosternez-vous devant Adam », ils seprosternèrent, sauf Iblîs : il refusa, s’enorgueillit et fut du nombre des rebelles.35 Et nous dîmes : « Ô Adam, habite le Jardin, toi et ton épouse ; mangez à plaisirde ce qui s’y trouve, là où vous voulez, et n’approchez pas de cet arbre, vousdeviendriez injustes18. » 36 Et Satan les fit trébucher par cet arbre et il les fit sortirde l’état où ils étaient.Nous dîmes : « Descendez, ennemis les uns des autres. Vous aurez sur la terreséjour et choses nécessaires pour un temps. » 37 Adam reçut des paroles de la partde son Seigneur, et celui-ci revint vers lui. Il est celui qui revient et qui faitmiséricorde.38 Nous dîmes : « Descendez tous de ce [Jardin]. Assurément, une direction voussera donnée par moi ; alors ceux qui suivront ma direction n’auront rien àcraindre et ne seront pas affligés. 39 Quant à ceux qui se rebelleront et traiterontnos versets de mensonges, ceux-là sont destinés au Feu pour y rester éternel -lement. »

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anges du service. « Faisons l’homme », leur dit-il. – « Cet homme-là, quelle sera sanature ? », lui dirent-ils. – « Sa science sera supérieure à la vôtre. » Il fit venir devanteux le bétail, les animaux sauvages et les oiseaux. « Celui-ci, quel est son nom ? », leurdit-il. Mais ils n’en savaient rien. Il les fit défiler devant Adam et lui dit : « Celui-ci,quel est son nom? » – « Voici un taureau, voici un âne, voici un cheval, voici unchameau », dit-il. – « Et toi, quel est ton nom ? » – « Il convient que je sois appeléAdam, puisque j’ai été créé à partir de la terre (adama). » – « Et moi, quel est monnom? » – « Il convient que tu sois appelé Adonaï, puisque tu es le Maître (adôn) detoutes tes créatures. » R. Aha a dit : « Je suis Adonaï, tel est mon nom » (Is 42,8), àsavoir : tel est mon nom, celui que m’a attribué le premier Adam.

17. À savoir les êtres nommés.18. Être zâlim, c’est faire ce qui ne doit pas se faire, soit aux autres (donc être

oppresseur, injuste), soit à Dieu (on pourrait alors traduire simplement parpécheur, ici et dans beaucoup d’autres versets).

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Réquisitoire contre les Israélites

Leur endurcissement

Dans cette section, le texte s’adresse aux Israélites. Il s’agit essentiellementd’une litanie qui énumère à la fois les bienfaits qu’ils ont reçus de Dieu et lesméfaits qu’ils ont commis en retour. En introduction, les versets 40-48 leurdemandent de ne pas commettre une faute de plus en refusant d’adhérer àl’islam qui vient confirmer et achever leur propre histoire. On y trouve desexpressions habituelles dans le Coran. Mais ici, leur assemblage aboutit à unparadoxe original : on demande aux Israélites d’être fidèles à l’alliance spécialeque Dieu a contractée avec eux et qui fait d’eux un peuple préféré aux autres(v. 40.47), un peuple élu ; et en même temps, on leur demande, au nom de leurBible elle-même (v. 44), de renoncer à cette élection particulière et de rejoindrela communauté de Mohammed en croyant à la nouvelle révélation (v. 41), enpriant et en versant l’impôt religieux comme les musulmans, bref en rentrantdans le rang de ceux qui s’inclinent dans les mosquées (v. 43). On reconnaîtque c’est difficile et qu’il y faut beaucoup d’humilité (v. 45) ; mais un autrepassage du Coran (3,199) affirme qu’il y a des juifs et des chrétiens qui ontcette humilité et qui ne perdront pas au change.La litanie qui suit fait défiler à peu près les mêmes épisodes que la sourate 7(v. 103-171). Il s’agit donc d’un schéma à la fois stéréotypé et adaptable.Certaines scènes longuement développées dans la sourate 7 sont ici évoquéesen un seul verset (ainsi 7,103-135 et 2,49) ; en revanche, l’affaire de la vacherousse à sacrifier ne se trouve qu’ici.Les accusations ici rapportées sont tirées de la Bible, mais aussi du midrash etde la tradition rabbinique, ainsi que de polémiques judéo-islamiques primi-tives, comme on le signalera en note au fur et à mesure. Il est clair que le textene demande pas que le lecteur s’attarde sur chaque épisode, mais qu’il selaisse porter par le rythme obsédant de ces fautes accumulées pour constateravec le verset 74 l’endurcissement véritablement incurable des Israélites.Pourtant, au milieu de cette litanie accusatrice, le verset 62 (comme dans lasourate 7, les versets 159 et 168) prend du recul et reconnaît la présence dejustes chez les non-musulmans.

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40 Fils d’Israël, souvenez-vous des bienfaits dont je vous ai comblés, soyez fidèlesà votre alliance avec moi et je serai fidèle à mon alliance avec vous. Redoutez-moi.41 Croyez en ce que j’ai fait descendre pour confirmer ce que vous possédez déjà,ne soyez pas les premiers à le refuser, ne vendez pas mes versets pour un prixdérisoire. Craignez-moi. 42 N’embrouillez pas la vérité avec l’erreur en cachant lavérité alors que vous savez. 43 Faites la prière, versez l’aumône, inclinez-vousavec ceux qui s’inclinent. 44 Allez-vous commander la piété aux autres en vousoubliant vous-mêmes, alors que vous récitez l’Écriture. Ne comprendrez-vouspas ? 45 Prenez appui sur la patience et sur la prière. Bien sûr, c’est difficile, saufpour les humbles 46 qui pensent devoir rencontrer leur Seigneur et revenir à lui.47 Fils d’Israël, souvenez-vous des bienfaits dont je vous ai comblés, et que je vousai préférés aux [autres] peuples. 48 Craignez un Jour où personne ne recevra larécompense d’un autre, où personne ne pourra intercéder ni offrir une compen -sation, où on ne recevra aucune aide.49 Nous19 vous avons sauvés de la maison de Pharaon : ils vous imposaient lespires tourments20 ; ils égorgeaient vos fils et laissaient vivre vos femmes21. Ce futlà une grande mise à l’épreuve22 de la part de votre Seigneur.50 Nous avons divisé la mer devant vous pour vous sauver et pour noyer lamaison de Pharaon pendant que vous regardiez23.51 Nous avons donné rendez-vous à Moïse pendant quarante nuits. Après sondépart, vous avez adopté le veau, vous étiez injustes24. 52 Après quoi, nous vousavons pardonné. Peut-être auriez-vous de la reconnaissance.

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19. Tous ces exemples tirés de l’histoire biblique sont introduits par la conjonctionEt quand… (v. 49, 50, 51, 53, etc.), comme habituellement dans le Coran. Nousne l’avons pas exprimée dans la traduction.

20. En 7,167, les mêmes mots décrivent la mission de celui qui infligera auxIsraélites leur châtiment définitif, les ramenant ainsi à leur point de départ, laservitude égyptienne.

21. Cf. Ex 1,15-22 ; Coran 7,127.141 ; 14,6 ; 28,4 ; 40,25. – Le même verbe signifiantlaisser en vie et avoir honte (cf. supra v. 26), la phrase peut avoir un senséquivoque (d’où la traduction de Blachère : « ils couvraient de honte vosfemmes »).

22. En comblant de bienfaits les Israélites, Dieu mettait leur fidélité à l’épreuve. Lasuite du texte va montrer comment ils ont échoué à leur examen. Une série depeut-être (v. 52, 53, 56, 63, 73) indique quels résultats étaient espérés ; mais enfait les fautes se sont accumulées.

23. Cf. Ex 14 ; Coran 7,136. 138 ; 10,90-92 ; 17,103 ; 20,77s ; 26,63-66 ; 28,40 ; 43,55 ;44,24 ; 51,40. Ils ne peuvent que regarder sans rien faire ni pour contribuer àleur salut (ici), ni pour échapper à leur perte (v. 55 ; et 51,44).

24. Cf. Ex 24,12-18 ; 32,1-35 ; Coran 7,142-152.

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53 Nous avons donné à Moïse l’Écriture et la Norme25. Peut-être vous laisseriez-vous diriger.54 Moïse a dit à son peuple : « Ô mon peuple, vous vous êtes lésés vous-mêmesen adoptant le veau. Revenez à votre créateur et entre-tuez-vous26, ce sera mieuxpour vous de l’avis de votre créateur. » De fait, il est revenu vers vous, il estvraiment celui qui revient et qui fait miséricorde.55 Vous avez dit : « Moïse, nous ne croirons pas en toi avant de voir Dieu osten -siblement ! » Alors la foudre vous a frappés pendant que vous regardiez. 56 Maisaprès votre mort, nous vous avons ressuscités27. Peut-être auriez-vous de lareconnaissance. 57 Nous vous avons mis sous l’ombre de la nuée, nous avons faitdescendre sur vous la manne et les cailles. « Mangez donc les bonnes choses quenous vous avons fournies »… Ils ne nous ont pas lésé, mais c’est eux-mêmesqu’ils lésaient28.

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25. « L’Écriture et le Furqân » : en araméen comme en syriaque (furqono), ce motsignifie « rédemption, délivrance, rançon ». La racine sémitique (f . r. q. )implique l’idée de séparation, de différence. Dans le Coran, le mot désigne uneaction décisive de salut (8,29 et 41 : la victoire de Badr) ou un texte, soit la Loidonnée à Moïse et Aaron (21,48), soit le Coran (3,4 ; 25,1). Pourquoi ici ladualité Écriture et Furqân? Faut-il entendre un hendiadys (désigner une seulechose avec deux mots) pour « le Livre du salut » ? Ou plutôt « la Loi écrite etla Loi orale » ? Pour la tradition rabbinique en effet, Moïse reçut au Sinaï à lafois la Tora écrite et son commentaire vivant, la Tora orale ; or, on estimait que,si la Tora écrite pouvait être lue aussi bien par les juifs que par les non-juifs, laconnaissance de la Tora orale « faisait la différence » entre les juifs et les autres.

26. Cf. Ex 32,27-29.27. En Ex 33,18, c’est Moïse seul qui demande à voir la gloire de Dieu ; et le texte

développe une réponse nuancée sur ce que signifie « voir la gloire de Dieu ».Dans un autre passage (Dt 5,23-27), les Israélites déclarent que Dieu leur a faitvoir sa gloire et entendre sa voix, mais ils ne veulent pas continuer à courir cerisque et ils délèguent Moïse pour qu’il rencontre Dieu en leur nom. Lemidrash en déduit que les Israélites avaient d’abord demandé à voir Dieu et àl’entendre (cf. ExR 29,4 ; 41,3). – Par ailleurs, la tradition midrashique disaitque le don de la Loi au Sinaï s’accompagna d’une véritable résurrection desmorts, en ce sens que toutes les générations passées d’Israël furent ramenées àla vie afin de recevoir la Loi divine (cf. Tg Ex 20,18 ; Tg Dt 29,14). De manièreplus dramatique, les Pirqê de-Rabbi Éliézer (ch. 41) racontent que, dès la procla-mation du premier commandement, les Israélites tombèrent morts et qu’ils serelevèrent à celle du second commandement. – En Coran 7,155, le cataclysmeemporte seulement les soixante-dix délégués qui accompagnent Moise, et onne parle pas de résurrection.

28. Ce v. 57 reprend les termes de 7,160 en changeant les pronoms personnels :« Nous vous avons mis… ; descendre sur vous », au lieu de « Nous les avons

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58 Nous avons dit : « Entrez dans cette ville et mangez de ce qui s’y trouve là oùvous voulez, à plaisir ; franchissez la porte en vous prosternant ; dites : “Pardon”(hitta), alors nous vous pardonnerons vos péchés et nous comblerons les hommesde bien » ! 59 Mais les injustes ont prononcé un mot différent de celui qui leuravait été dit, de sorte que nous avons fait descendre sur ces injustes un châtimentvenu du ciel à cause de l’impiété qu’ils avaient commise29.60 Moïse a demandé de l’eau pour son peuple. Nous avons dit : « Frappe le rocheravec ton bâton » et douze sources en ont jailli, chacun a su où aller boire30.« Mangez et buvez ce que Dieu fournit, ne soyez pas des criminels quicorrompent la terre. »

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mis…; descendre sur eux » ; mais la fin du v. est restée inchangée à la 3e

personne du pluriel : « Ils ne nous ont pas lésé ». Distraction d’un scribe quiconnaissait par cœur le v. 7,160? – Sur la nuée, la manne et les cailles, voir Ex13,21 ; 16,11-15 ; Nb 11,4-7.31-34. – Il y a un blanc narratif dans le verset, car onne précise pas de quelle manière les Israélites se sont lésés eux-mêmes. Peut-être suppose-t-on connue la narration biblique : en Nb 11, le peuple s’étantplaint de ne manger que de la manne, Dieu le gave de viande jusqu’à le rendremalade.

29. Voir le verset parallèle en 7,161 (avec quelques variantes) et une allusionrapide en 4,154. – On ne voit pas bien quelle faute des Israélites est ici évoquée.Il ne s’agit pas, comme en 5,21-26, de leur refus d’aller prendre possession dela terre promise (cf. Nb 13–14), car il est question ici d’entrer dans une ville etnon dans un pays ; d’autre part, ils ne refusent pas d’y entrer, mais ils le fontd’une manière rituellement incorrecte. C’est une allusion ironique au rituel deYom Kippour (Lv 16), où l’on offrait le « sacrifice pour le péché » (hattat enhébreu) ; si le mot hitta signifie en arabe « allégement, rémission, pardon », ilveut dire « blé » en hébreu, ce qui pouvait donner lieu à des plaisanteriesdouteuses, analogues à celles qu’on trouve aux v. 88 et 93. – Un hadith quifaisait partie du cahier de Hammâm b. Munabbih et qui se lit dans les collec-tions d’Ibn Hanbal (II, 318), de Bukhâri (al-Anbiyâ’, 28), etc. raconte la choseainsi : « L’Envoyé de Dieu a dit : On avait dit aux Israélites : “Franchissez la porte envous prosternant et dites : Pardon ! Vos péchés seront pardonnés.” Mais ilsmodifièrent. Ils franchirent la porte en se traînant sur les fesses et en disant : “Ungrain sur le poil !” » Les rédacteurs du Coran ont apparemment voulu atténuerla grossièreté du propos.

30. La Bible (Ex 15,27) dit que les Israélites trouvèrent 12 sources et 70 palmiersdans l’oasis d’Élim; et le Targum ne manque pas d’établir un lien entre cesdeux chiffres et les 12 tribus d’Israël ainsi que les 70 anciens, membres duconseil de Moïse. Il est question ailleurs (Ex 17,5-6 ; Nb 20,1-13) d’un autreendroit où Moïse dut frapper le rocher pour en faire jaillir de l’eau. Ce versetdu Coran (ainsi que le parallèle 7,160) combine les deux épisodes bibliques :l’eau jaillissant du rocher et les douze sources où chaque tribu dispose de lasienne.

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61 Vous avez dit : « Moïse, nous ne supporterons plus de manger toujours lamême chose. Prie pour nous ton Seigneur de faire pousser pour nous les produitsde la terre : légumes, concombres, ail, lentilles, oignons31 » ! Il a dit : « Allez-vouséchanger le meilleur contre le moins bon ? Descendez en Égypte, vous aurez ceque vous avez demandé. »

Ils ont été frappés de déchéance et d’humiliation et ils ont encouru la colèrede Dieu, cela parce qu’ils refusaient les signes de Dieu et tuaient injus -tement les prophètes, cela parce qu’ils ont désobéi et qu’ils étaient destransgresseurs. 62 Ceux qui ont cru, ceux qui sont devenus juifs, leschrétiens, les sabéens, – [bref] tout homme qui a cru en Dieu et au dernierJour et qui a fait le bien –, ils ont leur récompense près de leur Seigneur,ils n’auront rien à craindre et ne seront pas affligés32.

63 Nous avons conclu l’alliance avec vous et nous avons soulevé la montagne au-dessus de vous33 : « Saisissez fermement ce que nous vous avons donné etsouvenez-vous de ce qui y est [écrit] » ! Peut-être auriez-vous craint Dieu. 64

Mais après cela, vous avez tourné le dos. Sans la faveur de Dieu pour vous, sanssa miséricorde, vous auriez tout perdu. 65 Vous êtes d’ailleurs au courant34 deceux des vôtres qui ont transgressé le sabbat et à qui nous avons dit : « Devenezdes singes qu’on écarte. » 66 Nous en avons fait un châtiment exemplaire àl’intention de cette époque et de celles qui suivirent et une leçon utile à ceux quicraignent Dieu.

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31. Comme en Nb 11,4-6, les Israélites regrettent la variété des légumes égyptiens.32. La fin du v. 61 et le v. 62 marquent un temps d’arrêt dans le réquisitoire. Le

texte ne s’adresse plus aux Israélites (« Vous… »), mais il parle d’eux(« Ils… »). C’est le résumé d’un passage plus développé qui se lit en 3,110-115 :les juifs (et les gens du Livre en général) connaissent désormais la déchéance,mais certains d’entre eux peuvent échapper à la colère divine.

33. Rappel du don de la Loi au Sinaï, cf. 7,144-145. Le texte d’Ex 19,17 dit que lesIsraélites se tenaient « au bas de la montagne » ; le midrash a voulucomprendre « en-dessous de la montagne », celle-ci étant miraculeusementsoulevée au-dessus des Israélites et menaçant de retomber sur eux s’ilsrefusent de s’engager.

34. L’histoire des pêcheurs qui avaient violé le repos sabbatique et furent changésen singes est évoquée avec plus de détails en 7,163-166. Ici, elle n’est pasprécédée de « Et quand… » ; les v. 65-66 font donc partie de la même unité que63-64 ; ils montrent que les Israélites n’ont pas observé la loi reçue au Sinaï, enparticulier le commandement concernant le sabbat. – Sur cette légende, cf. J.-L. Déclais, David raconté par les Musulmans, Paris, Le Cerf, 1999, p. 249-270.

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67 Moïse a dit à son peuple : « Dieu vous ordonne d’égorger une vache » ! Ils ontdit : « Te moques-tu de nous? » Il a dit : « Dieu me garde d’être un ignorant ! »68 Ils ont dit : « Prie ton Seigneur pour nous de nous préciser quelle vache. » Ila dit : « Il dit qu’il s’agit d’une vache ni vieille ni jeune, mais entre deux.Exécutez l’ordre reçu. » 69 Ils ont dit : « Prie ton Seigneur pour nous de nouspréciser sa couleur. » Il a dit : « Il dit qu’il s’agit d’une vache rousse, de couleurfranche, agréable à voir. » 70 Ils ont dit : « Prie ton Seigneur pour nous de nouspréciser quelle vache. Pour nous, les vaches se ressemblent ! Mais si Dieu veut,nous aurons toutes les indications. » 71 Il a dit : « Il dit qu’il s’agit d’une vachenon avilie par le labour de la terre et l’irrigation des cultures, saine et sansrayures. » Ils ont dit : « Maintenant, tu as donné des [informations] exactes. » Etils ont égorgé la vache, mais ils avaient failli ne pas le faire.72 Vous avez tué quelqu’un, vous vous accusiez mutuellement et Dieu a faitressortir ce que vous dissimuliez ! 73 Nous avons dit : « Frappez-le avec quelquechose d’elle. » C’est ainsi que Dieu redonne vie aux morts et qu’il vous montreses signes. Peut-être comprendriez-vous35.74 Et vos cœurs sont endurcis, ils sont comme la pierre ou plus durs encore, caril y a des pierres d’où jaillissent des ruisseaux, il en est qui se fendent pour laissersortir l’eau, il en est qui s’écroulent par crainte de Dieu. Mais Dieu n’est pasinattentif à ce que vous faites36.

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35. Le Pentateuque contient deux dispositions rituelles utilisant une vache : si unhomme est trouvé assassiné sans qu’on connaisse le meurtrier, le village leplus proche sacrifiera une génisse en expiation (Dt 21,1-9) ; d’autre part, lescendres d’une vache rousse sacrifiée selon un rituel précis entreront dans lacomposition d’une eau de purification (Nb 19). – Une tradition rabbinique(NbR 19,7) associe les deux textes ; non sans humour, on montre Dieu répétantcomme un élève studieux la leçon de Rabbi Éliézer : « La génisse [Dt 21] doitavoir un an et la vache [Nb 19] deux ans. » – Ici, on évoque un récit légendairequi associait également les deux rituels : Un homme avait été assassiné et onignorait par qui ; le peuple reçut l’ordre de sacrifier une vache rousse et detoucher la victime avec un morceau de l’animal ; reprenant alors vie pourquelques instants, elle eut le temps de dénoncer son agresseur. On remarqueraque le style est très elliptique, surtout au v. 73. – Dans le réquisitoire en cours,le rôle de cette légende est d’accuser les Israélites d’être des chicaniers quimettent beaucoup de mauvaise volonté à exécuter les ordres divins, enréclamant sans cesse des « précisions ».

36. Première conclusion dans le réquisitoire, avec le thème classique de l’endurcis -sement du cœur et un effet rhétorique qui oppose aux cœurs endurcis desrochers qui, eux, s’ouvrent pour laisser couler des sources naturelles oumiraculeuses (cf. v. 60) et qui sont capables de réagir devant la majesté divine(cf. 59,21).

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Trafic d’Écritures et confiance indue

Il y a ici un changement d’auditoire (le texte ne s’adresse plus aux Israélites,mais il parle d’eux aux musulmans) et de forme (les phrases ne sont plus intro-duites par la formule Et quand…). Mais dans le montage final de la sourate,c’est toujours le réquisitoire qui se poursuit en accusant les juifs de se livrer autrafic des Livres saints (v. 75-79) et de se croire à l’abri de la damnationéternelle (v. 80-82).

75 Allez-vous désirer qu’ils croient avec vous37, alors qu’un groupe d’entre euxécoutait la parole de Dieu, puis après en avoir pris connaissance, la déformaitsciemment38 ? 76 Quand ils rencontrent des croyants, ils disent : « Nous sommesdevenus croyants. » Et quand ils sont entre eux, ils disent : « Allez-vous leurraconter ce que Dieu vous a fait savoir pour qu’ils en tirent argument contre vousprès de votre Seigneur? Ne comprenez-vous donc pas? » 77 Ne savent-ils pas queDieu sait ce qu’ils cachent et ce qu’ils rendent public ? 78 Parmi eux, il y a designorants39 qui ne connaissent pas l’Écriture, mais seulement des histoires fantai -sistes ; ils se contentent de conjectures. 79 Malheur donc à ceux qui rédigent unécrit de leurs propres mains et disent ensuite : « Ceci vient de Dieu », afin de levendre un prix dérisoire ! Malheur à eux pour ce que leurs mains ont écrit !Malheur à eux pour leurs pratiques !

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37. Comme dans tout conflit, les arguments varient en fonction des situations ;tantôt on invite les juifs à entrer dans l’islam (cf. v. 41-43), tantôt, comme ici,on reproche aux musulmans de désirer qu’ils le fassent.

38. L’accusation de trafic des Écritures vise plusieurs attitudes différentes : écouterle Coran et le répéter en le déformant (v. 75) ; dissimuler le contenu de la Bible(v. 76-77) ; substituer à la Bible elle-même des textes apocryphes (v. 78-79).Plutôt que des faits isolés, c’est une situation globale qui est évoquée, à savoirun conflit interc o m m u n a u t a i re portant sur les Écritures, lequel avaitcommencé avant l’islam entre juifs et chrétiens et dans lequel l’islam vient direson mot.

39. En arabe, des ummiyyûn, c’est-à-dire des gens qui connaissent mal l’Écrituresainte, soit qu’ils ne l’aient pas étudiée sérieusement, soit qu’ils ne sachent paslire et écrire. – Sur la désignation de Mohammed comme prophète ummi(« issu du paganisme »), voir J.-L. Déclais, Un récit musulman sur Isaïe, Paris, LeCerf, 2001, p. 132-133.

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80 Ils ont dit40 : « L’enfer nous atteindra seulement pendant une période limitée. »Dis : « Avez-vous reçu une promesse de Dieu ? En ce cas, Dieu ne manquera pasà sa promesse. Ou bien dites-vous sur Dieu ce que vous ne savez pas? » 81 C’estsûr : ceux qui pratiquent le mal et qui sont couverts de péché, ceux-là iront enenfer pour y rester éternellement. 82 Ceux qui auront cru et fait le bien, ceux-làiront au paradis pour y rester éternellement.

Manquements à la solidarité

Nouveau changement d’auditoire : le « vous » auquel on s’adresse désigne iciles juifs contemporains de Mohammed, distingués des « fils d’Israël » contem-porains de Moïse. Les tribus juives du Hedjaz étaient liées par des accordsavec diverses tribus arabes ; de ce fait, elles se trouvaient parfois engagées lesunes contre les autres, au mépris de la solidarité qui aurait dû prévaloir entredes coreligionnaires.

83 Et quand nous avons fait alliance avec les fils d’Israël : « Vous adorerez Dieuseul. Pour les parents, la bonté, ainsi que pour les proches, les orphelins et lespauvres. Dites de bonnes choses aux gens. Faites la prière. Versez l’aumône » !Mais vous avez tourné le dos, sauf quelques-uns, et vous déviez.84 Et quand nous avons fait alliance avec vous : « Ne versez pas le sang desvôtres, ne vous expulsez pas entre vous de vos maisons » ! Vous avez accepté, etvous en êtes témoins. 85 Et ensuite, voilà que vous vous entre-tuez, que vousexpulsez certains des vôtres de leurs maisons, vous liguant contre eux de façoninjuste et hostile. S’ils arrivent chez vous en prisonniers, vous payez leur rançon.Eh bien, cela vous était interdit, de les expulser ! Croyez-vous donc en une partiede l’Écriture et en refusez-vous une autre ? Quelle sera la rétribution de ceux

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40. Il va de soi que les juifs pensaient être sur une voie menant au salut, ce quipouvait s’exprimer par cet aphorisme de la Mishna : « Tout Israël a part aumonde à venir » ; mais aussitôt le texte énumère les Israélites qui, en raison deleur conduite ou de leur doctrine, seront exclus de la vie éternelle (MishnaSanh. X,1, = b.Sanh 90a). Notre verset fait peut-être allusion aux débats surl’« apocatastase», c’est-à-dire la damnation à temps limité et le salut final pourtous, qui avaient cours en Orient depuis l’époque d’Origène.

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d’entre vous qui font cela, sinon la honte en cette vie et, le jour de la résurrection,ils seront refoulés vers le pire des châtiments. Dieu n’est pas inattentif à ce quevous faites.86 Voilà ceux qui ont troqué l’autre vie contre celle de ce monde. Leur châtimentne sera pas allégé, ils ne recevront aucune aide.

Prophètes mis à mort

L’accusation de rejet et de mise à mort des prophètes ne repose pas sur unconstat historique ; ce fut d’abord un élément des prières pénitentielles d’Israëllui-même après la ruine de Jérusalem, avant de devenir un refrain polémiquedans la bouche de ses adversaires41.

87 Nous avions donné l’Écriture à Moïse et envoyé après lui une succession deprophètes ; nous avions procuré les preuves42 à Jésus fils de Marie et nous l’avionssoutenu par l’esprit de sainteté. Mais n’est-ce pas? chaque fois qu’un prophètevous apportait ce que vous ne désiriez pas, vous faisiez les fiers, prenant les unspour des menteurs et mettant les autres à mort.88 Ils ont dit : « Nos cœurs sont incirconcis43. » Pas du tout ! Que Dieu lesmaudisse pour leur incrédulité, car il est rare qu’ils aient la foi. 89 Lorsqu’un écrit

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41. Cf. J.-L. Déclais, Un récit musulman sur Isaïe, Paris, Le Cerf, 2001, p. 143-145.42. Les « preuves » (bayyinât) dont Jésus bénéficiait sont les miracles qu’il accom-

plissait « avec la permission de Dieu » (cf. 5,110).43. Cf. 4,155. – On a ici un jeu de mots ironique, évidemment intraduisible

puisqu’il s’agit d’une formule à double sens, signalée par les commentateurs.Dans la Bible, les Israélites ne disent pas : « Nos cœurs sont incirconcis » ; maison leur adresse éventuellement un tel reproche : « Vos cœurs sont tels » (cf.Jr 4,4 ; 9,25), c’est-à-dire vous ne comprenez rien, puisque le cœur est l’organesymbolique de l’intelligence en hébreu comme en arabe. Dans la formulationcoranique, les Israélites reconnaîtraient leur faute ; mais alors, pourquoi leurfaire reproche de cet aveu? C’est que, au lieu de prononcer ghulf (pluriel deaghlaf, « incirconcis »), on peut faire entendre ghuluf, c’est-à-dire le pluriel deghilâf (« sac, réceptacle »), ce qui signifierait : « Nos cœurs sont des réceptaclesdéjà remplis de science religieuse ; nous n’avons pas besoin du messageapporté par Mohammed. » La réaction des v. 89-91 est alors cohérente. – Cetype d’ironie n’est pas un cas isolé.

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venant de Dieu est arrivé jusqu’à eux pour confirmer ce qui se trouve chez eux –eux qui auparavant cherchaient la victoire sur les incrédules –, lors donc qu’estarrivé jusqu’à eux un [message] qu’ils connaissaient déjà, ils ont refusé d’ycroire. Malédiction de Dieu sur les incrédules ! 90 Que c’est mal d’avoir venduleur âme en refusant de croire en ce que Dieu a fait descendre, parce qu’ils protes -taient à l’idée que Dieu ait conféré sa grâce à l’homme qu’il a voulu. Ils ontencouru colère sur colère, un châtiment humiliant est réservé aux incrédules. 91

Quand on leur dit : « Croyez en ce que Dieu a fait descendre », ils disent : « Nouscroyons en ce qui est descendu sur nous » et ils refusent de croire en ce qui estvenu après cela, alors qu’il s’agit de la vérité qui confirme ce qui se trouve chezeux. Dis : « Et pourquoi donc mettiez-vous à mort les prophètes de Dieu autrefois,si vous étiez croyants? »

L’alliance trahie

92 Moïse vous avait apporté les [instructions] précises. Mais après son départ,vous avez adopté le veau ; vous étiez injustes.93 Nous avons conclu l’alliance avec vous et nous avons soulevé la montagne au-dessus de vous : « Saisissez fermement ce que nous vous avons donné etécoutez ! » Ils ont dit : « Nous avons écouté et nous avons désobéi.44 » On leur fitboire le veau45 jusqu’au fond de leur cœur pour prix de leur incrédulité. Dis :« Quelle chose détestable vous ordonne votre foi, si vous êtes croyants ! »

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44. Selon le Deutéronome (5,27), les Israélites répondaient à Moïse : « Ce que Dieut’aura dit, nous l’écouterons, nous le mettrons en pratique (we-shama‘nû we-‘asînû) », cf. Ex 24,7. Le verset coranique reprend un calembour polémiquecomme peuvent en faire des gens qui parlent des langues à la fois proches etdifférentes ; le verbe hébreu ‘asâ («faire, pratiquer») est en effet presquehomonyme de l’arabe ‘asâ qui signifie « désobéir» ; ainsi la formule coraniquesami‘nâ wa-‘asaynâ semble reprendre celle du Deutéronome, mais elle dit en faitle contraire.

45. Selon Ex 32,20, Moïse réduisit le veau d’or en une poudre qu’il dilua dans l’eauet fit boire aux coupables. Mesure étrange qui pouvait facilement devenirprétexte à brocarder les Israélites.

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94 Dis : « Si vous possédez la garantie d’avoir votre dernière demeure chez Dieu,vous et non les autres, souhaitez donc la mort si vous dites la vérité46 ! » 95 Maisils ne la souhaiteront jamais à cause de ce qu’ils ont déjà fait, car Dieu connaît lesinjustes. 96 Tu trouveras certainement qu’ils tiennent à la vie plus que les autres,et même plus que les polythéistes. Tel d’entre eux voudrait aller jusqu’à mille ans,mais cela ne lui épargnerait pas le châtiment, qu’il aille jusque-là. Dieu voit bience qu’ils font.97 Dis : « Quiconque est ennemi de Gabriel – et c’est lui qui a fait descendre cemessage dans ton cœur avec la permission de Dieu, pour confirmer les messagesantérieurs, pour guider les croyants et leur apporter une bonne nouvelle –, 98

quiconque est ennemi de Dieu, de ses anges, de ses prophètes, de Gabriel et deMichel47, eh bien Dieu est l’ennemi des incrédules. » 99 Mais nous avons faitdescendre sur toi des versets bien expliqués et personne ne les refuse, sauf lesimpies. 100 D’ailleurs à chaque fois qu’ils ont conclu une alliance, certains d’entreeux ne l’ont-ils pas rejetée ? Et même, c’est la majorité d’entre eux qui ne croitpas ! 101 Alors, quand un prophète est venu à eux de la part de Dieu pourconfirmer ce qui se trouve chez eux, certains de ceux qui avaient reçu l’Écritureont rejeté l’Écriture de Dieu derrière leur dos, comme s’ils n’étaient au courantde rien.

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46. Cf. Coran 62,6. Prendre au mot son adversaire est un argument polémiquehabituel : Si vous êtes si sûrs d’aller au paradis, pourquoi ne pas mourir desuite?

47. Sous une nouvelle forme, c’est toujours le même débat : en refusant le messagede Mohammed, les juifs se conduisent en ennemis de celui qui l’a envoyé(Dieu) et des intermédiaires angéliques qui ont transmis la révélation. Lecommentaire classique, qui cherche à illustrer par des anecdotes l’occasion dela révélation des versets, rapporte que, en apprenant que Mohammed étaitinstruit par Gabriel, des juifs auraient dit : « Celui-là est notre ennemi ! » –L’angélologie juive n’était ni une science exacte, ni une doctrine fixée. Onpouvait attribuer à tel ange la charge de veiller sur une nation (Dn 10,13.21 ;12,1), répartir entre eux les rôles d’avocat et de procureur (ainsi Michel d’uncôté, Sammaël ou Satan de l’autre, ExR 18,5). Certains textes considèrentGabriel comme un ange particulièrement sévère (1 Hénoch 40,9 ; LmR I, 13,§ 41), d’autres affirment que le protecteur d’Israël n’est ni Michel, ni Gabriel,mais Dieu lui-même (DtR 2,34) ; on n’en voit guère qui parlent de Gabrielcomme d’un ennemi d’Israël.

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La pratique de la magie48

Le Coran dénonce les origines suspectes de la magie, telles qu’elles sontrapportées dans les Histoires des prophètes : 1) Quand Salomon fut écarté dupouvoir (cf. Coran 38,34), les démons usurpateurs diffusèrent des livres demagie ; une fois rétabli, Salomon les fit disparaître en les enterrant sous sontrône; à sa mort, on les découvrit et certains crurent qu’il s’agissait de livressacrés authentiques où le roi avait puisé ses pouvoirs merveilleux. – 2) Lalégende de Harout et Marout est une variation sur les anges de Dieu séduitspar les filles des hommes (Gn 6,1-2 ; cf. aussi 2 Hénoch 33,8 : “Arioch etMarioch”) : les anges ayant dénoncé la perversité des hommes, Dieu en envoiedeux sur terre pour voir s’ils feraient mieux ; séduits par Zahara (=Vénus), ilspèchent comme les hommes ; en punition, ils ne peuvent regagner le ciel etsont condamnés à rester à Babel, où ils exercent leurs pouvoirs surhumains.

102 Ils ont suivi ce que les démons racontaient à l’époque du règne de Salomon49

– Salomon n’était certes pas un incrédule, mais ce sont les démons quil’avaient été en enseignant la magie aux hommes –, et [aussi] ce qui estdescendu sur les deux anges à Babel, à Harout et Marout – certes50 ils n’ins-truisaient personne sans lui dire : « Attention, nous ne sommes pas autrechose qu’une tentation ! Ne sois pas incrédule ! » Les gens apprenaientd’eux comment séparer l’homme de sa femme, mais ils ne pouvaient fairede mal à personne sans la permission de Dieu. Ils apprenaient des chosesqui faisaient du mal et ne leur servaient à rien. Et ils savaient bien quequiconque acquiert cela n’a pas de part dans la vie future. – Que c’est mald’avoir vendu leur âme ! S’ils avaient su 103 et s’ils avaient cru, s’ils avaientcraint Dieu, meilleure récompense de la part de Dieu… S’ils avaient su !

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48. Sur la superstition et la magie dans le monde antique et sur le rôle qu’yjouaient des juifs, cf. Marcel Simon, Verus Israël, Paris, E. de Boccard, 19642,p. 394s.

49. Déjà, Origène notait que les juifs « ont l’habitude d’adjurer les démons avecdes adjurations écrites par Salomon » (Commentaire sur l’Évangile deMatthieu, aux versets 26,63-64). La rédaction du Coran a soin d’innocenter lapersonne elle-même de Salomon.

50. Ici aussi, la rédaction coranique diminue la responsabilité des anges dans ladiffusion des pratiques magiques.

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Querelles de mots et discussions sur l’Écriture

104 Vous les croyants, ne dites pas râ‘inâ [« prête-nous attention »], mais ditesunzurnâ [« attends-nous »] et soyez à l’écoute51 ! Un châtiment douloureux estdestiné aux incrédules. 105 Ceux qui ont refusé de croire, qu’il s’agisse des Gensdu Livre ou des polythéistes, n’aiment pas qu’une faveur de votre Seigneur soitdescendue sur vous. Mais Dieu accorde sa miséricorde à qui il veut, Dieu répandabondamment sa grâce.106 Quand nous abrogeons un verset52 ou que nous le faisons tomber dans l’oubli,nous en apportons un meilleur ou semblable. Ne sais-tu pas que Dieu est le toutpuissant? 107 Ne sais-tu pas qu’à Dieu revient la royauté sur les cieux et sur laterre et que vous n’avez en dehors de Dieu ni allié, ni défenseur ? 108 Ou alorsvoulez-vous poser des questions à votre prophète comme on en a posé à Moïseautrefois? Mais celui qui échange la foi contre l’incrédulité a quitté le bonchemin. 109 Beaucoup de Gens du Livre aimeraient vous ramener à l’incrédulitédepuis que vous avez adhéré à la foi ; ils sont poussés par la jalousie depuis que lavérité leur est clairement apparue. Mais excusez et pardonnez jusqu’à ce queDieu vienne décider lui-même, Dieu est le tout puissant. 110 Faites la prière,versez l’aumône. Le bien dont vous faites provision, vous le retrouverez près deDieu. Dieu voit bien ce que vous faites.

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51. Bien qu’il s’adresse aux « croyants », ce verset a sa place dans le réquisitoire encours. Selon le parallèle de 4,46, il fait allusion à une querelle mettant des juifsen cause. On les accusait de s’adresser à Mohammed avec la formule râ‘inâ àlaquelle ils donnaient un sens équivoque en jouant sur les ressemblances entrel’hébreu et l’arabe (cf. supra v. 93). Le jeu de mots reste obscur.

52. Les v. 106-110 peuvent être considérés comme une pièce rapportée dans leréquisitoire. En effet, ils ont des rimes en -îr et -îl, alors que tout le contexte,antérieur et postérieur, a des rimes en -în, -ûn et -îm ; de plus, il s’agit d’uneadmonestation adressée à des musulmans troublés parce qu’ils constatent quele texte du Coran subit parfois des modifications. Malgré tout, comme lesv. 104-105, ce passage a peut-être sa place dans le contexte puisque le v. 109accuse les « Gens du Livre » de profiter de ces retouches rédactionnelles pourf a i re naître des doutes sur l’authenticité du Coran dans l’esprit desmusulmans. – Le v. 110 peut sembler hors contexte ; mais c’est un résumé de73,20, verset qui parle aussi du Coran en demandant par deux fois que chacunle récite selon ses possibilités.

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Querelles entre juifs et chrétiens

111 Ils ont dit : « N’entreront au paradis que ceux qui sont juifs ou chrétiens53 ! »Ce sont leurs désirs. Dis : « Présentez votre preuve si vous dites la vérité. » 112

Au contraire, celui qui se soumet à Dieu et qui fait le bien, c’est lui qui a sarécompense près de son Seigneur. Ils n’auront rien à craindre et ne seront pasaffligés.113 Les juifs ont dit : « Les chrétiens ne se basent sur rien », et les chrétiens ontdit : « Les juifs ne se basent sur rien. » Et pourtant ils récitent l’Écriture, eux.De même, ceux qui ne connaissent rien disent la même chose. Mais le jour de larésurrection, Dieu jugera entre eux à propos de leurs désaccords.114 Qui est plus injuste54 que ceux qui ont empêché qu’on invoque le nom de Dieudans ses sanctuaires et qui ont concouru à les détruire ? Ceux-là, ils ne devraient

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53. Cf. 5,18 ; 62,6. – Le v. 111 conteste ceux qui font de la simple appartenancecommunautaire une garantie de leur salut éternel ; au v. 112, on affirmequ’une conduite personnelle juste est nécessaire. Quant au v. 113, il constateque, de toute façon, juifs et chrétiens ne sont pas d’accord entre eux ; lesmenaces évoquées au v. 111 ne doivent donc inquiéter personne.

54. À première lecture, les v. 114-117 semblent hétéroclites. Mais l’examen ducontexte et les informations fournies par les commentaires permettent dedécouvrir leur cohérence. Si les commentaires appliquent généralement lev. 114 aux Mecquois qui, lors de l’entrevue de Hudaybiyya (628), avaientempêché Mohammed et ses fidèles de se rendre à la Ka‘ba, ils notentégalement que, selon d’autres traditions anciennes, ce verset parle du Templede Jérusalem et accuse les chrétiens d’avoir pris part à sa destruction. –Chronologiquement, les malheurs du Temple de Jérusalem sont les suivants :- 587 av. J.-C. : il est détruit par Nabuchodonosor le Babylonien ;- 167-164 av. J.-C. : Antiochus IV le consacre au culte de Zeus Olympien ;- 70 ap. J.-C. : il est détruit par Titus le Romain ;- 135 ap. J.-C. : Hadrien écrase la révolte de Simon bar Koziba, reconstruitJérusalem en ville romaine (Aelia Capitolina) dont il interdit l’accès aux juifs ;tombée en désuétude, cette interdiction sera remise en vigueur parConstantin ;- 361-363 : sous Julien l’Apostat, des juifs envisagent de rebâtir le Temple,projet qui suscite l’inquiétude des chrétiens, mais qui échoue à cause de lamort prématurée de l’empereur ; l’esplanade du Temple reste un terrain vagueet un dépôt d’ordures jusqu’à ce que les musulmans s’y installent.Mais dans la culture du midrash, la typologie est plus importante que lachronologie. Les juifs de l’époque considéraient que le christianisme prenait àson compte la destruction de leur Temple. Puisque le midrash voit en Édom (le

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y entrer qu’en tremblant de peur. À eux la honte en ce monde et, dans l’autre, ungrand châtiment. 115 À Dieu l’orient et l’occident. Où que vous vous tourniez, laface de Dieu est là. Dieu contient tout et il sait. 116 Ils ont dit : « Dieu s’est donnéun fils. » Mais gloire à lui ! Non! À lui ce qui est dans les cieux et sur la terre !Tous lui sont dociles55. 117 [Il est] créateur des cieux et de la terre56 et, quand il adécidé une chose, il suffit qu’il lui dise : « Sois ! », et elle est57.118 Ceux qui ne connaissent rien ont dit : « Pourquoi Dieu ne nous parle-t-il pas ?Ou pourquoi un signe ne nous parvient-il pas ? » De même, ceux qui vivaientavant eux disaient la même chose ; leurs cœurs se ressemblent58. En fait, nousavons montré ces signes à des gens qui sont convaincus. 119 Nous t’avons envoyéapporter la vérité comme un messager de bonne nouvelle et un avertisseur et onne te demandera pas de comptes au sujet de ceux qui iront dans la fournaise. 120

Ni les juifs ni les chrétiens ne seront satisfaits de toi tant que tu ne suivras pasleur religion. Dis : « La direction donnée par Dieu, c’est elle la [bonne]direction. » Si tu suis leurs goûts après la connaissance qui t’est parvenue, tu

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frère-ennemi de Jacob-Israël) le type de Rome (cf. Mireille Hadas-Lebel,Jérusalem contre Rome, Paris, Le Cerf, 1990, p. 460-473) et que le Psaume 137,7maudit les Édomites parce qu’ils ont aidé les Babyloniens à détruire le Temple,il était tentant de reprocher aux chrétiens d’avoir été les ennemis des juifsdepuis l’époque de Nabuchodonosor, soit 600 ans avant le Christ, – ce qui estrepris par un hadith de Qatâda que cite Tabari.Par ailleurs, le contexte parle des désaccords entre juifs et chrétiens (v. 113),évoque la question de l’orientation de la prière, donc du Temple de Jérusalem(v. 115) et s’en prend au dogme chrétien (v. 116-117). Logiquement, le v. 114vise donc bien les chrétiens, leur adressant un blâme qui reprend des griefsdéjà formulés par les juifs.

55. Cf. 30,26.56. C’est parce qu’il est le créateur universel que Dieu ne peut être dit père de qui

que ce soit (cf. 6,101 ; 10,68 ; 23,91 ; 25,2 ; 39,4-5). Par rapport à lui, tout est créé,non « engendré ». La formule du concile de Nicée (« engendré, non pas créé »)est donc inacceptable ; et la confession de foi chrétienne sur la filiation divinedu Messie est exclue (2,116 ; 4,171 ; 19,35) au même titre que les représentationspolythéistes du paganisme (6,100 ; 72,3 ; etc.). La question devait prendre uneautre forme en islam avec les débats sur le caractère créé ou incréé du Coran(cf. J.-L. Déclais, « Le Coran : une parole créée ou incréée », in La Figure de laSagesse : Proverbes 8, Supplément aux Cahiers Évangile n° 120, 2002, p. 32-34).

57. La formule vient du Psaume 33,9 : « Il parle, et cela est. »58. Cf. 13,7.27 ; 20,133 ; 21,5 ; 29,50. – Les juifs et les chrétiens qui réclament un

signe accréditant Mohammed comme prophète ressemblent aux juifs quidemandaient la même chose à Jésus (cf. Mt 12,38 ; 16,1 ; 1 Co 1,22).

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n’auras ni allié ni défenseur en face de Dieu. 121 Ceux à qui nous avons donnél’Écriture et qui la lisent correctement, ceux-là croient en lui. Ceux qui refusentd’y croire, ceux-là seront les perdants.122 Fils d’Israël, souvenez-vous des bienfaits dont je vous ai comblés, et que jevous ai préférés aux [autres] peuples. 123 Craignez un Jour où personne nerecevra la récompense d’un autre, où aucune compensation ne sera acceptée, oùaucune intercession ne sera utile, où on ne recevra aucune aide59.

La véritable communauté d’Abraham

Les versets suivants constituent un développement assez important surAbraham. Il ne s’agit pas d’un récit qui raconterait certains épisodes de la viedu patriarche, mais d’une réflexion sur les descendants authentiquesd’Abraham. On peut noter un double mouvement :– D’une part, la geste d’Abraham est arabisée, et même islamisée : on metl’accent sur Ismaël, ancêtre symbolique des Arabes selon la Bible elle-même(Gn 25,12-18) ; on fait d’Abraham et de son fils aîné les fondateurs dusanctuaire de La Mecque ; ils y prient pour qu’un prophète arabe soit un jourenvoyé aux Arabes.– D’autre part, on dissocie l’appartenance à la descendance d’Abraham etl’appartenance à sa communauté : aux v. 124 et 126, les réponses aux prièresd’Abraham excluent des bienfaits divins ses descendants indignes ; par deuxfois (v. 134.141), on affirme que les actions des générations passées n’ont pasde conséquences sur la génération présente ; et la profession de foi personnellel’emporte sur le rituel baptismal (v. 136-138).C’est donc en « se soumettant » à Dieu comme Abraham l’a fait (autrement diten devenant « musulman ») qu’on peut entrer dans la descendance authen-tique d’Abraham.

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59. En reprenant, avec une légère variante, les v. 47-48 qui introduisaient l’énu-mération des fautes commises par les juifs et les chrétiens depuis les tempsanciens jusqu’à l’époque du Coran, les v. 122-123 apportent la conclusion dugrand réquisitoire.

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124 Son Seigneur a mis Abraham à l’épreuve avec certaines paroles et il les aaccomplies60. Il a dit : « Je vais faire de toi un guide pour les hommes. » Il a dit :« Et aussi mes descendants? » Il a dit : « Mon alliance ne vaut pas pour lesinjustes. »125 Nous avons fait du sanctuaire un lieu de rassemblement et de sécurité pourles hommes : « Adoptez l’emplacement d’Abraham61 comme lieu de prière. » Carnous avions conclu une alliance avec Abraham et Ismaël : « Purifiez monsanctuaire pour ceux qui tournent autour, pour ceux qui s’y recueillent, pourceux qui s’inclinent et se prosternent. »126 Abraham a dit : « Seigneur, fais de ceci un endroit sûr et approvisionne seshabitants en fruits, [du moins] ceux d’entre eux qui croient en Dieu et au dernierjour. » Il a dit : « Celui qui refuse de croire, je lui laisserai un peu de répit, puisje le refoulerai dans le supplice de l’enfer. » Une triste fin !127 Abraham élevait les bases du sanctuaire avec Ismaël : « Notre Seigneur,accepte-le de nous, car tu es celui qui entend et qui sait tout. 128 Notre Seigneur,fais aussi que nous soyons deux musulmans62 pour toi et que nos descendantssoient une communauté musulmane pour toi. Montre-nous notre rituel. Reviensvers nous, car tu es celui qui revient toujours et tu es le miséricordieux. 129 NotreSeigneur, suscite chez eux un prophète pris parmi eux pour qu’il leur récite tesversets, leur enseigne l’Écriture et la Sagesse et les purifie, car tu es le puissantet le sage. » 130 Qui donc peut dédaigner la religion d’Abraham, sinon uninsensé ? Car nous l’avons choisi en ce monde et, dans l’autre monde, il fera partiedes justes.

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60. Ces « paroles » sont-elles des ordres qui veulent mettre à l’épreuve l’obéissanced’Abraham (quitter son pays, se soumettre à la circoncision, sacrifier son fils,etc.)? Le sujet du verbe « accomplir » serait alors Abraham lui-même, quiaurait passé l’épreuve avec succès. Ou bien plutôt, ces « paroles » sont-elles lapromesse d’une descendance (cf. Gn 12,2), véritable mise à l’épreuve de la foid’un Abraham déjà vieux ? En ce cas, c’est Dieu qui « accomplit » les parolesde la promesse en accordant des descendants à Abraham, lequel s’interrogesur leur avenir.

61. En arabe : le maqâm Ibrâhîm. Près de la Ka‘ba, un petit édifice qui porte ce nomabrite une pierre considérée comme celle où se tenait Abraham pendant sontravail de construction.

62. Dans les v. 128, 131-133, 136, le mot « musulman » doit être entendu dans sondouble sens : attitude de soumission obéissante à Dieu et appartenance à ungroupe religieux donné.

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131 Quand son Seigneur lui a dit : « Soumets-toi », il a dit : « Je me soumets auSeigneur des hommes. » 132 Et Abraham a laissé ce testament à ses fils, et Jacobaussi63 : « Mes fils, Dieu vous a donné une religion de choix. Ne mourez surtoutpas sans être musulmans. » 133 Ou alors, étiez-vous témoins quand la mort s’estprésentée à Jacob, quand il a dit à ses fils : « Qu’allez-vous adorer après mondépart ? »? Ils ont dit : « Nous adorerons ton Dieu et le Dieu de tes pères,Abraham, Ismaël et Isaac, un Dieu unique. Nous sommes des musulmans pourlui. » 134 Cette communauté est passée. À elle ce qu’elle a fait, à vous ce que vousavez fait. On ne vous demandera pas de comptes sur ce qu’ils faisaient.135 Ils ont dit aussi : « Si vous êtes juifs ou chrétiens, vous serez dans la bonnedirection. » Dis : « Pas du tout ! C’est la religion d’Abraham [qu’il faut suivre],il était un hanîf64, et non un polythéiste. » 136 Dites :

Nous croyons en Dieu,en ce qui est descendu sur nous,en ce qui est descendu sur Abraham, Ismaël, Isaac, Jacob et les tribus,en ce qui a été remis à Moïse et à Jésus,[bref] en ce qui a été remis aux prophètes par leur Seigneur.Nous ne faisons pas de différence entre eux.Nous sommes des musulmans pour lui.

137 S’ils font la même profession de foi que vous, ils sont dans la bonne direction ;s’ils s’écartent, c’est qu’ils ont fait scission. Mais Dieu te suffit contre eux, lui quientend et qui sait [tout].138 Le baptême de Dieu65 ! Qui mieux que Dieu peut donner un baptême ? C’estlui que nous adorons.

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63. La littérature pieuse avait composé beaucoup de « testaments » attribués àdivers personnages de la Bible. Cf. dans les Écrits intertestamentaires (LaPléiade, 1987), les « testaments » des Douze patriarches, de Moïse, de Job,d’Abraham. Les Testaments des Douze patriarches sont les recommandationsque les fils de Jacob adressent à leurs propres enfants. Ici, on parle d’uneconsigne qu’ils reçoivent de leur père Jacob.

64. La littérature musulmane qualifie de ce nom des personnages qui étaientmonothéistes de cœur tout en vivant dans une société païenne. L’histoire dumot n’est pas éclaircie. Sa racine signifie « pencher, dévier » ; en hébreu et enaraméen, il avait un sens péjoratif, désignant ceux qui s’écartaient dujudaïsme; en syriaque, il désignait les païens, ceux qui s’écartaient de la sociétéc h r é t i e n n e ; en re p renant ce mot, l’islam veut-il désigner des gens quis’écartent du paganisme arabe traditionnel?

65. En arabe : sibghata Llâhi. Du verbe sabagha qui signifie « tremper », d’où« teindre une étoffe en la plongeant dans un bain de teinture », sibgha était un

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139 Dis : « Allez-vous discuter avec nous sur Dieu? Il est pourtant notreSeigneur et le vôtre. Nous avons nos œuvres et vous avez les vôtres. Nous luisommes rigoureusement fidèles. 140 Ou bien direz-vous : “Abraham, Ismaël,Isaac, Jacob et les tribus étaient juifs, ou chrétiens”? »Dis : « Êtes-vous les plus savants, ou bien Dieu? Qui est plus injuste que celuiqui dissimule un témoignage reçu de Dieu? » Dieu n’est pas inattentif à ce quevous faites.141 Cette communauté est passée. À elle ce qu’elle a fait, à vous ce que vous avezfait. On ne vous demandera pas de comptes sur ce qu’ils faisaient.

La rupture inéluctable

Le réquisitoire commencé au v. 40 s’est terminé logiquement par une décla-ration de rupture au v. 141. Les vv. 142-150 en tirent la conclusion : l’islam doitadopter pour sa prière une direction qui manifeste rituellement sa différence.Selon l’historiographie musulmane, au début de leur installation à Yathrib-Médine, pendant 10 mois selon certaines traditions, pendant 17 selon d’autres,Mohammed et ses fidèles priaient tournés vers Jérusalem, comme les juifs.Mais cette historiographie ne reflète pas nécessairement la réalité historique.D’une part, le texte coranique lui-même ne dit pas que la prière était d’aborddirigée vers Jérusalem ; il parle même plutôt d’une orientation hésitante « verstous les côtés du ciel » (v. 144). D’autre part, des indices littéraires et destémoignages archéologiques montrent qu’il faut attendre le califat d’al-Walid I

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des mots par lesquels les Arabes chrétiens désignaient le baptême (ensyriaque, on utilise un mot de la même racine). Ici également, il désigne lebaptême chrétien, comme l’ont bien vu les commentateurs, ainsi Tabari :« Quand les chrétiens veulent que leurs enfants deviennent chrétiens, ils lesmettent dans une eau à eux, disant que c’est pour les sanctifier, à la manière del’ablution qui lave l’impureté chez les musulmans, et que c’est pour eux uneplongée (sibgha) dans le christianisme. » Le verset coranique oppose un« baptême de Dieu » à celui qui est conféré par les Églises. Cf. GérardTroupeau, « Un exemple des difficultés de l’exégèse coranique : le sens du motsibgha », in Communio XVI, 5-6 (1991) 119-126.

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(705-715) pour que toutes les mosquées soient obligatoirement dirigées vers LaMecque66, ce qui s’accorde avec le rôle important que les califes omeyyades ontjoué dans la constitution de l’islam.La décision de changer d’orientation (qibla) causa quelque trouble dans lacommunauté, et les vv. 142-150 s’en font l’écho. Ils affirment d’abord que lechoix de la nouvelle qibla ne dépend pas d’une nécessité théologique, commesi Dieu était ici plutôt que là (v. 142). Il s’agit en fait de situer la nouvellecommunauté par rapport aux religions déjà en place : puisqu’on ne peut pasadopter la qibla des juifs ni celle des chrétiens (les premiers prient versJérusalem, les seconds vers l’orient, v. 145), autant avoir la sienne propre et setenir en quelque sorte au milieu des deux.Mais ce qui pourrait sembler un simple aménagement rituel prend une impor-tance considérable : lors du jugement dernier, cette communauté du milieu serachargée de confondre les hommes qui prétendraient qu’aucun prophète n’estvenu à eux (c’est ainsi que la tradition interprète les témoignages du v. 143).

142 Les gens insensés diront : « Qu’est-ce qui les a détournés de l’orientationqu’ils prenaient pour la prière ? » Dis : « À Dieu l’orient et l’occident. Il dirigequi il veut sur une voie droite. » 143 Et c’est de cette manière que nous vous avonsconstitués en communauté du milieu pour que vous soyez des témoins face auxhommes67 et que le prophète soit un témoin face à vous.Si nous avions institué l’orientation que tu prenais auparavant, c’était seulementpour savoir qui suivrait le prophète et qui reviendrait en arrière. Certes, ce futdifficile, sauf pour ceux que Dieu guidait. Dieu ne pouvait pas faire que vous ayezcru en pure perte68. Pour les hommes en effet, Dieu est bon et miséricordieux. 144

Nous voyions que tu te tournais vers tous les côtés du ciel ; alors nous avonsvoulu t’indiquer une orientation qui te satisfasse : Tourne-toi donc vers lamosquée sacrée. Où que vous soyez, tournez-vous donc vers elle. Ceux qui ont

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66. Ainsi ce que dit Yâqût (Mu‘jam al-buldân) de la première mosquée de Fustât(plus tard le Caire), orientée trop à l’est ; ou encore la mosquée aux deuxmihrabs, dégagée en 1992 à Be’er Ora (18 km au nord d’Eilat, dans le Neguev),cf. Moshé Sharon, Uzi Avner and Dov Nahlieli, « An Early Islamic Mosquenear Be’er Ora in the Southern Negev : Possible Evidence for an Early EasternQiblah? », ‘Atiqot, XXX (1996) 107-114.

67. Selon 4,41 et 16,84.89, chaque communauté sera confrontée à un témoin pris enson sein, c’est-à-dire au prophète qui lui a été envoyé. Ici et en 22,78, l’islamdans son ensemble sera ce témoin opposé à toute l’humanité.

68. Certains se demandaient si les prières accomplies selon l’ancienne orientationavaient été valides.

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reçu l’Écriture savent que telle est la vérité qui vient de leur Seigneur. Dieu n’estpas inattentif à ce qu’ils font.145 Même si tu apportais quelque signe à ceux qui ont reçu l’Écriture, ils nesuivraient pas ton orientation, et tu n’as pas à suivre la leur, puisqu’entre eux lesuns ne suivent pas l’orientation des autres. Si, après la connaissance parvenuejusqu’à toi, tu suivais leurs désirs, alors tu serais injuste. 146 Ceux à qui nousavons donné l’Écriture la connaissent autant qu’ils connaissent leurs propresenfants. Mais certains d’entre eux dissimulent la vérité, alors qu’ils laconnaissent. 147 Telle est la vérité qui vient de ton Seigneur, tu ne dois pas endouter. 148 Chacun se tourne d’un côté [différent], mais rivalisez dans les bonnesactions69. Où que vous soyez, Dieu vous réunira tous. Dieu a puissance sur tout.149 D’où que tu viennes, tourne-toi donc vers la mosquée sacrée. C’est la véritéqui vient de ton Seigneur. Dieu n’est pas inattentif à ce que vous faites. 150 D’oùque tu viennes, tourne-toi donc vers la mosquée sacrée. Où que vous soyez,tournez-vous donc vers elle. [Ceci dit] afin que les gens n’aient pas d’argument àvous opposer – sauf ceux qui sont injustes, mais ne les craignez pas, craignez-moi– et afin de parachever la grâce que je vous fais. Peut-être vous laisserez-vousdiriger.

L’enseignement du prophète

On parle maintenant de la mission de Mohammed, décrite dans les mêmestermes en 2,129 ; 3,164 ; 62,2. C’est un tournant dans la sourate. Dieu avaitoffert une alliance aux Israélites (v. 40-47), ceux-ci n’ont pas su y être fidèlescomme l’a montré tout le réquisitoire des v. 49-123. De la même façon, il vousenvoie maintenant un prophète, lequel est d’ailleurs pris de chez vous, confor-mément à la prophétologie coranique selon laquelle le message divin neparvient pas à un peuple par l’intermédiaire de missionnaires étrangers, maispar une révélation faite à un membre de ce peuple (cf. 3,164 ; 9,128 ; 62,2). La

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69. Cf. 5,48.

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suite va énumérer les règles que doit suivre la communauté du nouveauprophète.

151 De la même façon, nous avons envoyé chez vous un prophète de chez vouspour qu’il vous récite nos versets, qu’il vous purifie, qu’il vous enseignel’Écriture et la Sagesse, [bref] qu’il vous enseigne ce que vous ignoriez. 152 Alorssouvenez-vous de moi et je me souviendrai de vous ; remerciez-moi, ne soyez pasingrats.

Le sort des martyrs

153 Vous les croyants, prenez appui sur la patience et la prière – Dieu est avec lespatients –, 154 et ne dites pas de ceux qui sont tués pour la cause de Dieu : « Cesont des morts » ; au contraire, ce sont des vivants, mais vous ne le sentez pas70.155 Bien sûr, nous vous mettons à l’épreuve avec un peu de peur et de faim, avecdes pertes en troupeaux, en vies humaines et en récoltes. Mais annonce une bonnenouvelle à ceux qui sont patients, 156 qui disent, quand un malheur les frappe :« Nous appartenons à Dieu et nous retournons à lui. » 157 Sur ceux-làdescendent les bénédictions et la miséricorde de leur Seigneur ; ceux-là sont dansla bonne direction.

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70. Ceux qui sont morts dans les batailles pour l’islam n’attendent pas la résur-rection générale pour entrer vivants au paradis. Dans le Talmud de Babylone(b.Berakot 18a), on voit deux rabbis se promener dans un cimetière et l’un direà l’autre que certains justes, que l’on croit morts, doivent être considéréscomme des vivants. Quelques auteurs ecclésiastiques affirmaient une choseanalogue pour les martyrs chrétiens, d’ores et déjà « auprès du Seigneur »(Irénée, Adv. Haer. IV, 33,9) ; cf. Hippolyte, Comm. Daniel, II,37 ; Tertullien, Deresurrectione 43,6.

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À propos du pèlerinage

158 Safâ et Marwâ font partie des rites [qu’on observe] pour Dieu. Celui qui faitle pèlerinage à la Maison ou qui la visite, rien à lui reprocher s’il va de l’un àl’autre. Car celui qui fait librement une chose bonne… Dieu est reconnaissant etil sait71.

Se soumettre aux décisions écrites

Pour les commentateurs, ce passage viserait les « gens du Livre » auxquels onreprocherait, ici comme ailleurs (cf. 2,42. 146 ; 3,71. 187), de « dissimuler »certains textes de la Bible. Mais le contexte incite à penser qu’il s’agissaitd’abord d’une querelle interne au groupe des musulmans. En effet, sur desquestions comme le rituel du pèlerinage (v. 158) ou les interdits alimentaires(v. 168-173), il y eut débat et tout le monde ne s’est pas rallié d’emblée auxmêmes solutions. De telles divergences, même sur des points mineurs, sontsouvent source de graves conflits dans des groupes qui débutent. Et il fallutrappeler que ce qui a été « précisé par écrit » n’était plus à discuter. – Quandle temps de la fondation est passé, qu’un écrit normalisé s’est imposé à tous,on perd le souvenir des débats initiaux et, tout naturellement, on applique le

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71. Safâ et Marwâ étaient deux buttes de terre proches de la Ka‘ba. Actuellement,elles sont incluses dans le complexe du sanctuaire mecquois et reliées par unvaste couloir que les pèlerins doivent parcourir sept fois en mémoire de Hagarqui cherchait désespérément de l’eau pour son fils Ismaël. La rédaction duverset garde les traces de la mise en place des rites du pèlerinage musulman.S’il faut préciser que ces allées et venues sont bien des rites exécutés enl’honneur de Dieu, c’est que certains se souvenaient avoir pratiqué là un cultepaïen et hésitaient à y retourner. Mais, si ce rite avait constitué d’emblée unélément obligatoire du pèlerinage, pourquoi dire que celui qui le pratique n’arien à se reprocher ? Les commentateurs se souviennent que le Coran d’IbnMas‘ûd comportait la négation : « … s’il ne va pas de l’un à l’autre », rédactionqui pourrait refléter une situation où la visite de Safâ et Marwâ était seulementune pratique pieuse facultative. Quand ce fut un rite obligatoire, la recensiond’Ibn Mas‘ûd devint obsolète et le texte prit la forme qu’il a actuellement dansla vulgate.

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texte à une querelle qui continue, celle qui oppose l’islam et les gens de laBible72.

159 Ceux qui dissimulent les précisions et les directives que nous avons faitdescendre, une fois que nous les avons précisées par écrit pour les gens, ceux-làDieu les maudira et ceux qui doivent maudire les maudiront, 160 à l’exception deceux qui seront revenus, se seront corrigés et auront reconnu [ce qu’ils dissimu -laient] : ceux-là, je reviendrai vers eux, car je reviens toujours et je suis miséri -cordieux ; 161 mais ceux qui auront refusé de croire et seront morts incrédules, surceux-là tombera la malédiction de Dieu, des anges et des hommes tous ensemble ;162 ils y resteront éternellement, sans allégement ni délai.

La confession monothéiste

En un raccourci vigoureux, le credo communautaire articule l’unicité divineavec le début et la fin de toutes choses. Dieu est créateur unique ; et le texte enénumère les « signes » selon un formulaire habituel (cf. Coran 45,4-5.12, etc.).Il est aussi l’unique maître du jugement dernier ; et le texte évoque de façondramatique la déconvenue irréparable des polythéistes désavoués par ceuxqui les auront trompés : les élites sociales (34,31-33), Satan lui-même (14,22) –ou à propos desquels ils se seront trompés : les anges (34,41), les divinitésassociées (10,28-29 ; 19,81-82 ; 28,62-63) et même le Messie (5,116-118).

163 Votre Dieu est un Dieu unique. Pas d’autre dieu que lui, le Clément, leMiséricordieux. 164 Dans la création des cieux et de la terre, dans la successionde la nuit et du jour, dans les navires qui transportent sur la mer les produitsutiles aux hommes, dans l’eau que Dieu fait descendre du ciel et par laquelle il

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72. On notera que la même chose s’est passée dans la réception des Évangiles ; àl’origine, certaines phrases du Sermon sur la montagne (Mt 5,19 ; 7,21-23)prenaient parti dans une querelle interne au christianisme primitif, Matthieun’admettant pas les libertés que les chrétiens pauliniens prenaient avec la Loide Moïse ; une fois cette querelle oubliée, le lecteur ne perçoit pas facilement lavisée primitive des versets et leur attribue une autre portée. – Dans la sourate3, les v. 85-90 développent ces v. 159-162.

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fait revivre la terre qui était morte et où il a répandu des animaux de toutes sortes,dans le changement des vents, dans les nuages mis en service entre ciel et terre,il y a des signes pour des gens qui comprennent. 165 Parmi les hommes, il en estqui, en plus de Dieu, adoptent des [divinités] égales, qu’ils aiment comme on aimeDieu. Mais ce sont les croyants qui ont pour Dieu l’amour le plus grand. Si tuvoyais les injustes quand ils verront le châtiment73, [alors tu verrais] que lapuissance appartient toute à Dieu et que Dieu châtie sévèrement ! 166 Quandceux qui auront été suivis désavoueront ceux qui les auront suivis, quand ceux-ci verront le châtiment et que pour eux tous les liens seront rompus… 167 Et ceuxqui auront suivi diront : « Si nous pouvions retourner, nous les désavouerionscomme ils nous ont désavoués. » Ainsi Dieu leur montrera que leurs œuvres neleur [auront valu que] des regrets et ils ne sortiront pas de l’enfer.

Les interdits alimentaires et la vraie piété

Le Coran ne fait pas des interdits alimentaires une priorité religieuse. Dans cepassage, comme en 6,136-153 et en 16,114-119, l’impératif principal est :« Mangez. » Les gens auxquels on s’adresse ne sont pas tentés de manger detout au mépris de toute règle religieuse ; ils sont au contraire pris dans unréseau d’interdits coutumiers (cf. 2,170 ; 5,87 ; 6,138-144 ; 7,32) que les fonda-teurs de l’islam veulent abolir. La liste des interdits intervient comme uneincise (« Mangez de tout, sauf évidemment ces quatre choses… ») et elle est

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73. Tabari recense plusieurs manières de comprendre cette phrase, selon qu’onadopte l’une ou l’autre des lectures admises pour quelques consonnes ouvoyelles et selon le mot qu’on suppose sous-entendu :- Si tu voyais les injustes quand ils verront le châtiment ! [Ils reconnaîtront] que lapuissance appartient toute à Dieu…- Si tu voyais les injustes quand ils verront le châtiment ! C’est que la puissance appar -tient toute à Dieu…- Si tu voyais les injustes quand ils verront le châtiment [et qu’ils diront] que lapuissance appartient toute à Dieu…- Si les injustes voyaient, [alors ils sauraient] en voyant le châtiment que la puissanceappartient toute à Dieu…Nous avons adopté la solution qui a la préférence de Tabari, bien qu’elle necorresponde pas à la vulgate actuellement imprimée.

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limitative : seulement ces quatre choses (5,1 ; 6,119 ; 22,30 ; en 5,3, une énumé-ration plus longue détaille ce qu’il faut entendre par « bête crevée »). Encoreprécise-t-on que le fait d’en manger par nécessité ne doit pas inquiéter (2,173 ;5,3 ; 6,145 ; 16,115). À quiconque objecterait que la nourriture cascher des juifscomporte des interdits beaucoup plus nombreux (cf. Lv 11 ; Dt 14), onrépondra ce que des auteurs chrétiens disaient déjà depuis longtemps : c’estpour les punir de leur endurcissement (cf. 4,160 ; 6,146) que Dieu a interdit tantde bonnes choses aux juifs, – à moins qu’il ne s’agisse d’une initiative prise parles juifs eux-mêmes (cf. 3,93 ; 16,118)74.

168 Hommes, mangez de [tout] ce qui est licite et bon sur la terre. Ne suivez pasles traces de Satan, car il est pour vous un ennemi notoire, 169 il ne fait que vousinciter au mal et aux vilenies et à parler de Dieu sans savoir. 170 Et quand on leurdit : « Suivez ce que Dieu a fait descendre », ils disent : « Mais non ! nous suivonsles habitudes que nous avons trouvées chez nos pères. » Mais si leurs pères necomprenaient rien et n’étaient pas dans la bonne direction ? 171 Avec les incré -dules, c’est comme celui qui interpelle un [troupeau] qui n’entend pas autre choseque des appels et des cris. Sourds, muets, aveugles, ils ne comprennent rien. 172

Vous les croyants, mangez des bonnes choses que nous vous avons fournies. Etremerciez Dieu si c’est lui que vous adorez. 173 Ce qu’il vous a interdit, ce sontseulement les bêtes crevées, le sang, la viande de porc et [l’animal] sur lequel ona prononcé un autre nom que celui de Dieu. Et celui qui [y] aura été contraintpar la nécessité sans être ni rebelle ni négligent, rien à lui reprocher. Dieupardonne, il est miséricordieux.174 Ceux qui dissimulent l’écrit que Dieu a fait descendre75 et le trafiquent pourun prix dérisoire, ceux-là n’avaleront que du feu dans leurs entrailles. Le jour dela résurrection, Dieu ne leur parlera pas et ne les purifiera pas, ils recevront un

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74. Voir J.-L. Déclais, « Du combat de Jacob avec l’ange à la licéité de la viande dechameau. Le devenir d’un récit », Islamochristiana 25 (1999), p. 25-43.

75. C’est le même débat qui continue dans les v. 174-177. On constate que lesexpressions qui, en 3,77, servent à blâmer les gens de la Bible accusés detrafiquer leurs Écritures, servent ici à fustiger les musulmans qui jugent troplibérales en matière alimentaire les règles édictées par le prophète et mises parécrit. Les sourates 6 (140.142) et 16 (116-117) réagissent avec la même sévérité.Le passage se termine (177) par la définition d’une attitude religieuse baséenon sur des tabous traditionnels, mais une adhésion doctrinale et unengagement moral. Dans la sourate 6 (151-153), le passage sur les interditsalimentaires se conclut de la même façon.

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châtiment douloureux. 175 Ceux-là ont troqué la bonne direction contre l’éga -rement, le pardon contre le châtiment. Qu’est-ce qui les a ainsi endurcis contre lefeu? 176 Cela parce que Dieu a fait descendre l’Écriture qui contient la vérité.Ceux qui sont en désaccord au sujet de ce qui a été écrit ont fait scission et se sontéloignés.177 La piété ne consiste pas à vous tourner en direction de l’occident et de l’orient.Mais la piété, c’est :

- celui qui croit en Dieu, au dernier jour, aux anges, à l’Écriture, auxprophètes ;

- celui qui donne de son bien – même s’il y est attaché – à ses proches, auxorphelins, aux pauvres, au voyageur76, aux mendiants et pour le rachat desesclaves ;

- celui qui fait la prière ;- celui qui verse l’aumône ;- ceux qui sont fidèles aux engagements qu’ils ont pris ;- ceux qui restent patients dans l’adversité, le malheur et en temps de

violence.Voilà ceux qui sont justes, voilà ceux qui craignent Dieu.

« Il vous a été prescrit… »

Les trois dispositions suivantes sont introduites par la formule « il vous a étéprescrit » (kutiba ‘alaykum). Il s’agit de prescriptions antérieures (le talioncomme le jeûne existaient avant l’islam) ; la rédaction de la sourate y apportedes précisions qui comportent d’ailleurs une certaine souplesse, peut-être enréponse à des questions posées par les musulmans (cf. v. 186).

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76. Litt. au fils du chemin. Autre sens possible : « celui qui s’est mis en route sur lechemin de Dieu » (cf. 24,22), c’est-à-dire pour la cause de Dieu.

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– Le talion77

178 Vous les croyants, le talion vous a été prescrit en ce qui concerne les victimes :homme libre pour homme libre, esclave pour esclave, femme pour femme78. Celuià qui son frère79 fait grâce, qu’on exige de lui ce que la coutume admet et qu’il leremette de bon cœur. C’est un allégement80 qui vient de votre Seigneur, unemiséricorde. Celui qui, après cela, réclame davantage recevra un châtimentdouloureux. 179 Le talion vous assure la vie81. Vous qui êtes doués d’intelligence,puissiez-vous craindre Dieu !

– Les testaments82

180 Il vous a été prescrit, quand la mort s’approche de l’un de vous – s’il a laissédu bien –, de faire un testament en faveur des parents et des proches, selon la

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77. Voir dans la Bible Ex 21,23-24 ; Lv 24,19-20 ; Dt 19,21. Le talion (qisâs, « égali-sation ») est la norme qui s’oppose à la vengeance incontrôlée de tous contretous. Mais on offre en même temps aux parties en cause la possibilité d’uncompromis mettant un terme au cycle de la vengeance tout en sanctionnantsévèrement les actes criminels.

78. Cette formulation (homme libre pour homme libre… au lieu de œil pour œil…) aposé des problèmes aux commentateurs. Si un homme a tué une femme,faudra-t-il exécuter une femme parente du meurtrier plutôt que le meurtrierlui-même? Certains ont imaginé que le texte visait à régler une bagarrecollective : chaque camp compterait ses morts (tant d’hommes, de femmes,d’esclaves) et celui qui a le plus de pertes recevrait un dédommagement.

79. Un « frère » par la religion, qui est en même temps le vengeur de la victime.Cette mention est l’indice d’une transformation des anciennes mœurs tribales :malgré ce qui a pu se passer, les parents de la victime et le meurtrier sont« frères » dans la nouvelle confédération des croyants. Cf. A.-L. de Prémare,Les Fondations de l’islam, Paris, Le Seuil, 2002, p. 91-97 et 398-401.

80. Se basant sur Coran 5,45, les commentateurs disent que c’est un allégementpar rapport au judaïsme qui appliquait le talion à la lettre. En réalité, lejudaïsme connaissait le système de compensations financières et les rabbinsdiscutaient sur ses modalités d’application (cf. Jean Le Moyne, Les Sadducéens,Paris, Gabalda 1972, p. 223-224).

81. En imposant une limite aux représailles sans fin et en faisant peur auxassassins potentiels.

82. Ce passage ne fixe pas la manière d’établir un testament (pour cela, voir 4,7-12.33 et 5,106-108) ; mais il dit que, si un testament doit évidemment êtrerespecté, il est cependant légitime de chercher à améliorer des dispositionsqu’on estimerait défectueuses.

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coutume admise83. C’est un devoir pour ceux qui craignent Dieu84. 181 Si on lemodifie après l’avoir entendu, la faute concerne seulement ceux qui l’aurontmodifié, – Dieu entend tout et sait tout. 182 Si on craint une irrégularité ou uneinjustice de la part du testateur et qu’on leur propose un arrangement, pas defaute en cela, – Dieu pardonne, il est miséricordieux.

– Le jeûne du ramadan85

183 Vous les croyants, le jeûne vous a été prescrit comme il a été prescrit à vosprédécesseurs86 – puissiez-vous craindre Dieu – 184 un certain nombre de jours

- si on est malade ou en voyage, alors un certain nombre d’autres jours ;- pour ceux qui en sont dispensés87, alors un rachat : nourrir un pauvre ;- celui qui peut faire plus, c’est bien pour lui ;- jeûner, c’est bien pour vous, si vous savez ;

185 le mois de ramadan88, pendant lequel descendit le Coran89 pour diriger leshommes, avec des précisions qui donnent la direction et qui tranchent

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83. La sourate 4 (v. 11-12) fixe avec précision ce qui revient aux parents dans unesuccession ; certains commentateurs pensent donc qu’elle abroge en partie cev. 180 puisqu’il n’y a plus de testament à faire en faveur des parents si la partqui leur revient est fixée par le droit. Le testament ne peut alors concerner quela part (environ un tiers de l’héritage total) dont le testateur dispose librementet qu’il peut léguer à des héritiers choisis par lui.

84. De faire un testament ou de respecter celui qu’un défunt a établi ?85. La syntaxe de ce passage est assez laborieuse. Les commentateurs juristes

supposaient parfois que certaines phrases étaient abrogées par une précisiondu verset suivant. Il semble que la rédaction du Coran a introduit des incisesqui visent surtout à barrer la route à des excès maximalistes

86. Avec des modalités diverses, des périodes de jeûne communautaire existaientégalement dans le judaïsme et le christianisme.

87. En lisant avec Ibn ‘Abbâs et d’autres : yutawwaqûna-hu au lieu de yutîqûna-hu(« qui pourraient [jeûner] »).

88. « Ramadan » était le nom d’un des douze mois de l’Arabie antique. Son nomsignifie « brûlé par le soleil » ; avant que l’islam supprime le mois intercalairequi permettait de maintenir les mois lunaires dans le cadre de l’année solaire(cf. 9,36-37), il tombait toujours en été.

89. D’une part ce verset affirme que le Coran est « descendu » pendant le mois deramadan ; d’autre part, la tradition exégétique s’ingénie à préciser les circons-tances précises de la « descente » de chaque verset tout au long de la vie duprophète. Pour concilier les deux affirmations, on dit parfois que, pendant lemois de ramadan, le Coran est descendu globalement de la Table céleste où ilétait conservé près du Trône divin jusqu’au premier ciel, le plus proche de la

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- si on est présent ce mois-là90, qu’on jeûne à ce moment ;- si on est malade ou en voyage, alors un certain nombre d’autres jours (Dieu

veut vous faciliter les choses, il ne veut pas vous les rendre difficiles) pourcompléter le nombre et magnifier Dieu qui vous a bien dirigés.

Puissiez-vous être reconnaissants !186 Et quand mes serviteurs t’interrogent sur moi, alors je suis proche ; j’exaucela prière de celui qui prie quand il me prie. Qu’ils m’écoutent donc et qu’ilscroient en moi. Puissent-ils marcher droit !187 Pendant les nuits du jeûne, il vous est permis de courtiser vos femmes ; ellessont un vêtement pour vous, vous êtes un vêtement pour elles. Dieu s’est renducompte que vous vous faisiez du mal91 ; il est revenu vers vous et vous a pardonné.Désormais, prenez-les et recherchez ce que Dieu a écrit pour vous92. Mangez etbuvez jusqu’à ce que, à l’aube, vous distinguiez un fil blanc d’un fil noir etaccomplissez le jeûne jusqu’à la nuit. Mais ne les prenez pas quand vous faitesune retraite dans les mosquées93.Telles sont les règles établies par Dieu, n’y touchez pas. C’est ainsi que Dieudonne aux hommes des explications précises sur ses versets94. Puissent-ils lecraindre !

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terre (cf. sourate 97,1) ; ensuite, il est descendu sur terre au fur et à mesure descirconstances.

90. Il ne s’agit pas ici de « voir » l’apparition de la nouvelle lune (un hadithprophétique traite de cette question en utilisant le verbe « voir »), mais d’être« présent » – et non en voyage – pendant le mois de jeûne collectif.

91. En pratiquant une abstinence et une continence trop rigoureuses.92. C’est-à-dire l’éventuelle naissance d’un enfant.93. Faire quelques jours de retraite implique garder la continence même en

rentrant chez soi le soir.94. Cette formule conclusive sur l’« explication précise » (bayyina) des textes

révélés revient en 2,219.221.230.242 ; 5,89 ; 24,58.59.61.

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Le bien d’autrui

188 Entre vous, que les uns ne prennent pas frauduleusement le bien des autres95

en soudoyant les juges pour prendre de façon inique une part du bien d’autrui,alors que vous savez96.

Des questions

Après les quelques versets introduits par « il vous a été prescrit », la sourateprésente aux vv. 189, 215, 217, 219, 220 et 222 une succession de péricopesintroduites par « ils t’interrogent sur… » (cf. déjà le v. 186), formule initialequ’on rencontre aussi ailleurs. Les questions portent sur des sujets aussi variésque la pureté des aliments (5,4), la fin du monde (7,187 ; 79,42), le partage dubutin (8,1), l’Esprit (17,85), Alexandre le Grand, l’homme aux deux cornes(18,83) ou le sort des montagnes à la fin du monde (20,105). La formule laisseentendre que certaines unités textuelles élémentaires se sont constituées enréponse à de telles questions posées par les gens avant d’être insérées dans lessourates actuelles lors de leur composition.

Questions de mois

Si l’ensemble du verset répond à la question sur les phases de la lune, il fautsupposer que, dans quelques situations de sacralisation, certains observaientd’étranges interdits pour rentrer chez eux au début de tel ou tel mois. Commeplus haut (v. 170), la réponse coranique vise à faire disparaître des rituelspaïens. S’ensuit un développement sur le problème des « mois sacrés » (190-194, cf. 217-218) et sur le mois du pèlerinage.

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95. Même expression en 4,29.161 et 9,34.96. Sous-entendu : que cela ne vous appartient pas.

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189 On t’interroge sur les nouvelles lunes. Dis : Ce sont des indications de tempspour les hommes et pour le pèlerinage. La piété ne consiste pas à entrer chez soipar derrière, mais la piété consiste à craindre Dieu. Entrez chez vous par la porteet craignez Dieu. Peut-être connaîtrez-vous le succès.

Règles du combat

190 Combattez pour la cause de Dieu ceux qui vous combattent, mais necommettez pas d’exactions, Dieu n’aime pas ceux qui en commettent. 191 Tuez-les là où vous les attrapez et chassez-les des lieux d’où ils vous ont chassés. Serévolter est plus grave que tuer97. Mais ne les combattez pas dans la mosquéesacrée tant qu’ils ne vous y combattent pas. S’ils vous [y] combattent, tuez-les.Telle est la rétribution des incrédules. 192 Mais s’ils cessent, alors Dieu pardonne,il est miséricordieux. 193 Combattez-les jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de révolte etque la religion revienne à Dieu. Et s’ils cessent, plus d’hostilité, sauf contre lesinjustes. 194 Mois sacré pour mois sacré ! Même les choses sacrées suivent la loidu talion98 ! Qui vous attaque, attaquez-le comme il vous a attaqués. Craignez

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97. Cf. v. 217.98. Pour les commentateurs, cette sentence concernerait la visite rituelle à La

Mecque que Mohammed effectua avec ses compagnons en 629. Il était venul’année précédente pendant le mois de Dhou l-Qa‘da (un des quatre moissacrés de l’Arabie pré-islamique, cf. Coran 9,36), et les Mecquois s’étaientopposés à son entrée dans la ville, mais ils avaient passé un accord avec lui :l’année suivante, ils évacueraient la ville et il pourrait accomplir sa visitependant trois jours. Ce qui se réalisa (la sourate 4 évoque cet épisode). Et onaurait alors remarqué : Mois sacré pour mois sacré, ce qui n’a pas été possibleen Dhou l-Qa‘da l’an dernier s’est réalisé le même mois cette année. Et cettevisite rituelle porte traditionnellement le nom de « visite du talion ». – Maistout le contexte (190-193, et même la fin de 194) parle de combats, alors queprécisément, en cette circonstance, Mohammed prit soin d’éviter tout affron-tement avec les Mecquois. En isolant le début de 194 de son contexte, lescommentaires morcellent à l’excès les unités textuelles et les transforment ensuite de phrases sans lien entre elles. En fonction du contexte, il semble préfé-rable de comprendre : Si on vous attaque pendant un mois sacré, défendez-vous et rendez la pareille (cf. 9,36). Par rapport à la question posée en 189, c’estune façon de relativiser la sacralité des mois sacrés. – En définitive, ces versets(ainsi que le v. 217) qui parlent de fitna (« révolte ») et de répression sont sans

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Dieu et sachez que Dieu est avec ceux qui le craignent. 195 Versez votre contri -bution pour la cause de Dieu afin de ne pas vous trouver exposés au danger.Faites-le généreusement, Dieu aime les généreux.

Le pèlerinage99

196 Accomplissez le pèlerinage et la ‘omra100 (« visite rituelle ») pour Dieu101. Sivous êtes immobilisés, [envoyez] une victime selon vos possibilités. Ne vous rasezpas la tête102 avant que la victime soit arrivée à l’endroit [du sacrifice]. Si vousavez une maladie ou une affection à la tête103, [offrez] alors compensation avec unjeûne, ou une aumône, ou un sacrifice. Quand vous avez la sécurité, si vousvoulez profiter de la ‘omra [pour attendre] jusqu’au pèlerinage, [offrez] unevictime selon vos possibilités104. Si vous n’en trouvez pas, un jeûne de trois jourspendant le pèlerinage et de sept quand vous serez rentrés. Ce qui fait dix jours

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doute à replacer dans le contexte des conflits qui déchirèrent l’islam aprèsl’assassinat de ‘Uthmân, le troisième calife (656, naissance du chiisme), et aussiaprès la mort du premier calife omeyyade, Mu‘âwiya (680) ; la révolte de‘Abdallâh ibn Zubayr, petit-fils du premier calife Abû Bakr, dura de 680 à 693,date à laquelle le général omeyyade al-Hajjâj reprit La Mecque après un longsiège qui ne tint pas compte des mois sacrés et qui n’épargna pas la Ka‘ba.

99. On ne trouvera pas ici un exposé systématique sur le pèlerinage. Celui-ci eneffet se pratiquait avant l’islam, les gens n’avaient donc pas besoin qu’on leurexplique tout, mais seulement qu’on réponde à leurs questions sur lesréformes que l’islam pouvait apporter. Il est encore question du pèlerinageailleurs dans le Coran (3,97 ; 5,1-2.95-97 ; 9,3.19 ; 22,26-33 ; 48,27), mais surtoutdans les recueils de hadiths.

100. Le pèlerinage (hajj) se déroulait en dehors du site de La Mecque, la ‘omraautour de la Ka‘ba elle-même. Le pèlerinage musulman va réunir les deuxdémarches.

101. Variante : Faites le pèlerinage et la ‘omra au sanctuaire.102. Se raser la tête, c’est quitter l’état de sacralisation et revenir dans le monde

profane.103. Qui obligent pour raison d’hygiène à se raser la tête avant le moment rituel-

lement fixé.104. Ceci concerne ceux qui, ayant accompli la ‘omra dans le mois qui précède celui

du pèlerinage, quittent l’état de sacralisation en attendant que commence lepèlerinage. Ils offrent un sacrifice en compensation.

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complets. Ceci vaut pour ceux dont la famille n’habite pas près de la mosquéesacrée. Craignez Dieu et sachez que Dieu punit sévèrement.197 Le pèlerinage, [c’est en] des mois déterminés105. Celui qui entreprend lepèlerinage à ce moment : pas de rapports sexuels, pas d’impiété, pas de disputespendant le pèlerinage. Ce que vous faites de bien, Dieu le connaît106. Prenez desprovisions107, mais la meilleure provision, c’est la crainte de Dieu. Craignez-moi,vous qui êtes doués d’intelligence.198 Rien à vous reprocher si vous recherchez une faveur de votre Seigneur108.Après avoir déferlé depuis ‘Arafât, invoquez Dieu dans l’espace sacré1 0 9 ;invoquez-le, lui qui vous a guidés, même si vous étiez dans l’erreur avant cela. 199

En outre, déferlez à partir de là où déferlent les autres110 et demandez le pardon deDieu. Dieu pardonne, il est miséricordieux. 200 Et quand vous avez achevé vossacrifices, invoquez Dieu comme vous évoquiez vos pères111, ou même davantage.

Parmi les hommes112, il y en a qui disent : « Notre Seigneur, accorde-nous[des biens] en ce monde » ; ils n’auront pas de part dans la vie future. 201

Il y en a d’autres qui disent : « Notre Seigneur, accorde-nous en ce monde

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105. Il s’agit des trois mois lunaires de shawwâl, dhou l-qa‘da et dhou l-hijja (les 10premiers jours).

106. Cf. 2,215, ainsi que 3,115 et 4,127.107. Pour ne pas vivre de mendicité. Autre interprétation : Gardez vos provisions,

c’est-à-dire ne jetez pas ce qui vous reste à la fin du pèlerinage sous prétexteque cela a été sacralisé.

108. L’exemplaire d’Ibn ‘Abbâs contenait en plus, dit-on, la formule : pendant lesfoires du pèlerinage. Ainsi les activités commerciales qui se déroulaient depuistoujours à l’occasion du pèlerinage ne sont pas condamnées.

109. Après avoir passé une journée en prière à ‘Arafât, les pèlerins descendent enfoule vers Muzdalifa et Mina pour lapider les stèles représentant Satan, offrirun animal en sacrifice et se raser la tête.

110. Ceci s’adresserait aux Qurayshites (les tribus de La Mecque) qui s’estimaientdispensés d’aller jusqu’à ‘Arafât.

111. A la fin du pèlerinage, les tribus avaient coutume de célébrer la gloire de leursancêtres.

112. Dans les deux paragraphes mis ici en retrait, les versets commencent par laformule « Parmi les hommes, il y en a qui… » (cf. 2,8.165 ; 22,3.8.11 ; 29,10 ; 31,6.20)et se terminent par des assonances en â (âq, âr, âb, âd). Les versets 200b-202interrompent le développement sur l’invocation de Dieu à la fin du pèlerinage.On peut penser que ceux qui ont « rassemblé » le Coran ont voulu signifier parcette insertion que toutes les invocations de Dieu ne se valent pas. Puis, aprèsle v. 203 qui termine le passage sur le pèlerinage, ils ont conservé les v. 204-207 qui appartenaient au même ensemble que 200b-202.

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de bonnes choses et dans la vie future de bonnes choses ; préserve-nous deschâtiments de l’enfer » ; 202 à ceux-là reviendra une part en fonction de cequ’ils auront fait. Dieu est rapide à compter.

203 Invoquez Dieu pendant un nombre de jours fixé113. Si quelqu’un le faitrapidement en deux jours, pas de péché sur lui. Si quelqu’un prend du retard, pasde péché sur lui114. [Ceci vaut] pour ceux qui ont craint Dieu. Craignez Dieu etsachez que vous serez rassemblés devant lui.

204 Parmi les hommes, il y en a dont les paroles concernant la vie en cemonde te plaisent ; ils prennent Dieu à témoin de ce qu’il y a dans leurcœur, mais ce sont les querelleurs les plus acharnés. 205 Et quand ils ont ledos tourné, ils parcourent la terre pour y répandre le désordre et détruirerécoltes et troupeaux. Mais Dieu n’aime pas le désordre. 206 Quand onleur dit : « Crains Dieu », ils se montrent fiers de pécher. La géhenne leursuffira, quel repos affreux !

207 Parmi les hommes, il y en a qui se vendent eux-mêmes par volonté de plaire àDieu. Dieu est bon pour [ses] serviteurs.

L’Écriture et ses explications

Le passage suivant peut sembler assez hétérogène, ce que montrent d’ailleursles assonances rimées qui sont diverses. Il ne s’adresse pas à des juifs ou à deschrétiens qui accepteraient bien d’entrer dans l’islam, mais avec des accom-modements et non intégralement, comme le disent généralement les commen-tateurs. Mais il traite d’un conflit interne à l’islam des débuts, à propos desbayyinât, ces « explications » qu’il faut toujours ajouter à une Écriture et surlesquelles tout le monde n’est pas nécessairement d’accord

208 Vous les croyants, entrez intégralement dans la paix115. Ne suivez pas lestraces de Satan, il est pour vous un ennemi notoire. 209 Si vous trébuchez116 après

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113. Les trois jours qui suivent le sacrifice à Mina.114. Les uns comprennent : Pas de faute rituelle sur lui, les autres : Tous les péchés de

sa vie lui sont pardonnés dans un cas comme dans l’autre, pourvu qu’il ait craintDieu, c’est-à-dire qu’il ait bien suivi le rituel.

115. Dans la paix (silm) de l’islam.116. Suivre Satan, c’est trébucher et tomber, ce qui est arrivé à Adam et à son épouse

(2,36).

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que les explications précises sont parvenues jusqu’à vous, sachez que Dieu estpuissant et sage.210 Qu’ont-ils à attendre, sinon que Dieu vienne dans l’ombre des nuées117, ainsique les anges ? Et le cas aura été jugé, c’est à Dieu que reviennent les cas.211 Demande aux fils d’Israël combien nous leur avons apporté de versets bienexpliqués. Celui qui change le don de Dieu118 après qu’il lui a été apporté, Dieu[le] punit sévèrement.212 Pour les incrédules, la vie de ce monde est apparue belle119 et ils se moquentdes croyants. Mais ceux qui auront craint Dieu seront au-dessus d’eux le jour dela résurrection et Dieu accorde à qui il veut des biens sans compter.213 Les hommes étaient une communauté unique...120 Dieu a donc suscité desprophètes chargés d’annoncer la bonne nouvelle et d’avertir et, avec eux, il a faitdescendre l’Écriture qui contient la vérité afin d’arbitrer les disputes entre leshommes. N’ont eu des disputes à son sujet que ceux qui l’ont reçue, [et cela] aprèsque les explications précises leur aient été apportées et pour [des raisonsd’]hostilité mutuelle121. Mais Dieu a bien dirigé ceux qui, avec sa permission, ontcru en cette vérité au sujet de laquelle [les autres] s’étaient disputés. Dieu dirigequi il veut sur une voie droite.

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117. La formule Qu’ont-ils à attendre, sinon… introduit une perspective eschatolo-gique, comme en 6,158 ; 16,33 ; 43,66 ; 47,18. Contester les explications préciseset remettre à toujours plus tard l’obéissance intégrale, c’est risquer de seretrouver plus tôt que prévu face au Juge du dernier jour. – La venue du Filsde l’Homme dans les nuées du ciel à la fin des temps est une image connue dela Bible (Dn 7,13 ; Mt 24,30 ; Ap 1,7). Le Coran (26,189) parle du « châtiment duJour de l’ombre », ce que les commentateurs développent en disant que cetteombre-là sera incapable de protéger ceux qui croiront y trouver un abri contrela chaleur du soleil devenue intolérable.

118. Il s’agit ici de la révélation de sa volonté.119. Les bonnes choses de ce monde apparaissent telles, mais ne sont pas ce qu’il y

a de meilleur (18,46). Par ailleurs, les impies trouvent belles leurs mauvaisesactions elles-mêmes (6,122) ; c’était là le projet de Satan (15,39), lequel réussitsouvent puisque certains vont jusqu’à trouver belles les pires perversités(6,137).

120. Dans le Coran d’Ibn Mas‘ûd et d’Ubayy, on lisait en plus : « … et ils se sontdisputés » (cf. 10,19), ce qui explique pourquoi il a fallu envoyer les prophèteset faire descendre une Écriture.

121. Avoir en commun un Livre ne suffit pas. Il faut encore s’accorder sur les expli -cations précises, autrement dit accepter l’autorité qui les fournit.

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214 Ou bien comptez-vous122 entrer au paradis alors que vous n’avez rien subi desemblable à ceux qui vous ont précédés? L’adversité et le malheur les ont atteints,ils ont été ébranlés, si bien que le prophète et les croyants qui étaient avec lui ontdit : « À quand le secours de Dieu? »123 Mais le secours de Dieu n’est-il pas[toujours] proche?

Reprise des questions

La série des Ils t’interrogent sur…, commencée au v. 189, reprend ici, avecd’abord des questions sur des points déjà abordés en 195 (la contribution àverser) et en 194 (la rupture de la trêve des mois sacrés). Des questions sur lagestion des biens des orphelins (220) et sur les règles des femmes (222) vontgénérer un long développement sur les relations matrimoniales (220-237).

215 Ils t’interrogent sur la contribution à verser. Dis : Le bien que vous avez versé,c’est pour les parents, les proches, les orphelins, les pauvres et le voyageur124. Lebien que vous faites, Dieu le connaît.216 Il vous a été prescrit de combattre, et cela vous répugne125. Mais il se peutqu’une chose vous répugne et qu’elle soit un bien pour vous ; il se peut que vousaimiez une chose et qu’elle soit un mal pour vous. C’est Dieu qui sait ; vous, vousne savez pas.217 Ils t’interrogent sur le mois sacré, [à savoir] combattre à ce moment-là126. Dis :Combattre à ce moment-là, c’est grave. Mais barrer le chemin de Dieu et ne pas

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122. La formule initiale accroche ce verset à ce qui précède. Sans pouvoir retrouverexactement les circonstances et les termes du litige, on voit bien qu’il s’agit derégler une querelle interne à la communauté musulmane primitive.

123. La sourate 33 (10-11) évoque une de ces situations d’ébranlement de la foi.124. La question portait sur le montant de la contribution, la réponse parle des

bénéficiaires. La question sera donc reprise au v. 219.125. Cf. 4,77 ; 47,20.126. La tradition voit dans ce verset une réaction à l’affaire de Nakhla. Pendant la

2e année de l’hégire, Mohammed envoya un groupe de Mecquois émigrés enmission d’observation à Nakhla, non loin de La Mecque. Ceux-ci attaquèrentune caravane qui rentrait à La Mecque. Or, c’était le mois de rajab, un des moissacrés. D’où la prise de position du Coran : s’il est grave de violer le tabou dumois sacré, il est encore plus grave, de la part des Mecquois, de s’opposer à la

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croire en lui, [barrer celui] de la mosquée sacrée et en chasser les habitants, c’estplus grave aux yeux de Dieu. Se révolter, c’est plus grave que tuer. Or ils necessent de vous combattre pour vous détourner de votre religion, s’ils le peuvent.Et ceux d’entre vous qui se laisseraient détourner de leur religion et mourraienten incrédules, voilà ceux dont les œuvres auraient été vaines en ce monde et dansl’autre, voilà ceux qui iraient en enfer pour y rester éternellement. 218 Mais ceuxqui ont cru, qui ont émigré et qui se sont battus pour la cause de Dieu, ceux-làpeuvent espérer la miséricorde de Dieu, car Dieu pardonne, il est miséricordieux.219 Ils t’interrogent sur le vin127 et les jeux de hasard. Dis : Il y a là un péchégrave, et quelques avantages pour les gens. Et en ce cas, le péché l’emporte surl’avantage.Ils t’interrogent sur la contribution à verser. Dis : Le surplus128.C’est ainsi que Dieu vous donne des explications précises sur les versets.Puissiez-vous réfléchir 220 en ce monde et dans l’autre129 !Ils t’interrogent au sujet des orphelins. Dis : Bien gérer [à part] pour eux, c’estbien [en soi]. Mais si vous vous associez avec eux, ils sont vos frères130. Dieureconnaît le corrompu et le bon gestionnaire. Si Dieu l’avait voulu, il vous auraitimposé de la gêne, [mais] Dieu est puissant et sage.

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religion de Dieu. – Mais les commentaires ont constamment le souci deraccrocher les versets coraniques à un moment de la biographie traditionnellede Mohammed, même s’ils concernent des événements ultérieurs, parexemple les troubles politiques des premières décennies de l’islam (cf. note surle v. 194).

127. Sur la question de l’ivresse, voir aussi 4,43 et 5,91.128. Surplus est une des traductions traditionnelles du mot ‘afw (qui signifie aussi

pardon, indulgence). Voir 17,29 et 25,67 (invitation au juste milieu entre la prodi-galité et la mesquinerie).

129. Ces premiers mots du v. 220 (qui semblent répétés du v. 217) ne peuvent serattacher à ce qui suit. Et normalement, les clausules du type « Puissiez-vousréfléchir » sont conclusives. Cependant les commentateurs relient habituel-lement ces mots au v. 219 et comprennent : réfléchir sur ce monde et sur l’autre.

130. Sur la gestion des biens des orphelins, voir aussi 4,6 ; 6,152 ; 17,34. Ce verset esthabituellement compris comme une permission : celle de faire fructifier lesbiens des orphelins sans attendre qu’ils s’en chargent eux-mêmes à leurmajorité.

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Au sujet du mariage

Le Coran traite en plusieurs endroits des relations entre les hommes et lesfemmes. Voir 4,1-35.127-130 ; 23,5-7 (= 70,30-31) ; 24,2-9.31-33 ; 58,1-4 ; 60,10-12.La sourate 65 (1-7) offre un ensemble assez parallèle à celui-ci. Les sourates 33(28-38) et 66 (1-5) traitent de problèmes internes au harem du Prophète. Parailleurs, le discours testament de celui-ci contient également des dispositionsconcernant les relations entre un homme et ses épouses ou ses captives.On ne trouvera pas ici un ensemble juridique complet, mais plutôt desréactions à des habitudes anciennes, plus ou moins bien connues maintenant.On y voit l’islam élaborer peu à peu son droit, veillant par exemple à ce qu’ilsoit toujours possible de revenir sur une décision irréfléchie (224-226), sanspour autant laisser trop longtemps la femme en suspens (229-232) ; demandantqu’on tienne compte de l’éventualité d’une grossesse en cours (228) ; obligeantles gens à réfléchir avant de décider une rupture définitive, puisque le couplene pourrait pas se reformer tant que la femme répudiée n’aurait pas connu unautre époux.

2 2 1 N’épousez pas les femmes païennes tant qu’elles ne deviennent pascroyantes131. Une esclave croyante vaut mieux qu’une [épouse] païenne, même sielle vous plaît. Ne mariez pas [vos femmes] à des païens tant qu’ils ne deviennentpas croyants. Un esclave croyant vaut mieux qu’un [gendre] païen, même s’ilvous plaît. Ceux-là, ils invitent en enfer, mais Dieu invite au paradis et aupardon, avec sa permission. Il donne aux hommes des explications précises sur sesversets. Puissent-ils s’en souvenir !222 Ils t’interrogent sur les règles132. Dis : « C’est une indisposition. Restez àl’écart des femmes pendant leurs règles, ne vous approchez pas d’elles avantqu’elles soient pures133. Quand elles se seront purifiées, allez vers elles de la façonque Dieu vous l’a ordonné. Dieu aime ceux qui reviennent [à lui] et il aime ceux

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131. Sur le mariage entre musulmans et non-musulmanes, voir aussi 5,5.132. Voir dans la Bible Lv 15,19-32 ; 18,19 ; 20,18. Pour les commentateurs, ce verset

limite les relations sexuelles, mais abolit tous les autres interdits qui pesaientsur les femmes pendant leurs règles (ne pas manger avec les autres, ne pashabiter sous le même toit, etc.)

133. Autre lecture : yittahharna (au lieu de : yatharna), « avant qu’elles se soientpurifiées (rituellement) ».

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qui se purifient134. 223 Vos femmes sont pour vous un champ [à ensemencer], allezà votre champ comme vous le voulez, faites des provisions à votre profit135 etcraignez Dieu, sachez que vous devez le rencontrer. » Annonce cette bonnenouvelle aux croyants.224 Avec vos serments136, ne faites pas de Dieu un empêchement [vous dispensant]de faire le bien, de craindre Dieu, de chercher des arrangements entre les gens.Dieu entend et il sait. 225 Dieu ne vous punira pas pour une parole irréfléchieprononcée dans vos serments, mais il vous punira pour ce que vous aurezvraiment pensé137. Dieu pardonne, il est longanime.226 Ceux qui jurent [de s’abstenir] de leurs femmes ont un délai de quatre mois.Et s’ils se rétractent [avant], Dieu pardonne, il est miséricordieux. 227 Mais s’ilsdécident la répudiation, Dieu entend et il sait. 228 Quant aux femmes répudiées,elles attendront de leur côté pendant trois périodes ; elles n’ont pas le droit dedissimuler ce que Dieu aurait créé dans leurs entrailles, si elles croient en Dieuet au jour dernier. Pendant ce temps, leurs maris ont un droit prioritaire à lesreprendre s’ils veulent une réconciliation. Les femmes ont des droits équivalentsà leurs devoirs selon la coutume admise. Les hommes ont un rang supérieur àelles138. Dieu est puissant et sage.229 La répudiation est [possible] deux fois. [Après quoi], soit [les] reprendre selonla coutume admise, soit [les] renvoyer de manière correcte. Vous n’avez pas ledroit de leur prendre ce que vous leur aviez donné, à moins que les deux necraignent139 de ne pas observer les règles fixées par Dieu. Si vous craignez qu’ilsn’observent pas les règles fixées par Dieu, rien à leur reprocher si la femme paie

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134. La finale du verset passe de la pureté rituelle à la pureté morale (cf. 9,108).Dieu re v i e n t vers les hommes par miséricorde (cf. plus haut lesvv. 37.54.128.160), les hommes reviennent vers Dieu par la repentance.

135. Les relations conjugales pratiquées selon la crainte de Dieu et éventuellement laprocréation d’un enfant constituent des bonnes œuvres qui seront profitablespour la rencontre avec Dieu après la mort.

136. Ces deux versets sur les serments (cf. 5,89) ne sont pas hors contexte puisqu’ilspréparent la suite : « Ceux qui jurent de s’abstenir de leurs femmes… »

137. Litt. « ce que vos cœurs auront acquis ». Dans la symbolique des languessémitiques, le cœur est l’organe de la pensée.

138. Cf. 4,34.139. Le Coran d’Ubayy b. Ka‘b disait : « …à moins que les deux ne pensent […] S’ils

pensent » ; celui d’Ibn Mas‘ûd : « à moins que vous ne craigniez qu’ils n’observentpas… ». – Il s’agit des « règles fixées par Dieu » pour une vie matrimonialenormale. Autrement dit : si les deux (ou leur entourage) pensent que leschances de reprise de la vie commune sont nulles…

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son rachat à l’homme140. Telles sont les règles fixées par Dieu, ne les transgressezpas. Ceux qui transgressent les règles fixées par Dieu, ceux-là sont les injustes.230 S’il l’a répudiée, elle n’est plus licite pour lui tant qu’elle n’a pas épousé unautre homme. Et si celui-ci la répudie, les deux [premiers conjoints] n’ont rien àse reprocher en revenant l’un à l’autre, s’ils pensent qu’ils observeront les règlesfixées par Dieu. Telles sont les règles fixées par Dieu. Il en donne une explicationprécise à des gens qui savent.231 Quand vous répudiez les femmes et qu’elles ont attendu le temps voulu, soitre p renez-les selon la coutume admise, soit renvoyez-les selon la coutumeadmise141. Ne les reprenez pas pour leur nuire en transgressant [les commande -ments de Dieu]. Celui qui fait cela se fait du tort à lui-même. Ne plaisantez pasavec les versets de Dieu. Souvenez-vous de la grâce que Dieu vous a faite, del’Écriture et de la Sagesse qu’il fait descendre sur vous afin de vous exhorter.Craignez Dieu et sachez que Dieu sait tout.232 Quand vous répudiez les femmes et qu’elles ont attendu le temps voulu, ne lesempêchez pas d’épouser leurs maris s’ils se sont mis d’accord selon la coutumeadmise142. Voilà à quoi est exhorté143 celui d’entre vous qui croit en Dieu et audernier jour. Cela est plus net et plus pur pour vous144. Dieu sait, et vous, vousne savez pas145.

233 Les mères allaiteront leurs enfants deux années complètes146. [Ceci], pour quiveut mener l’allaitement jusqu’au bout. Le père leur devra nourriture et

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140. Si la séparation est à l’initiative de la femme, celle-ci peut se libérer en resti-tuant tout ou partie de la dot qui lui a été remise lors du mariage.

141. Quand un processus de répudiation est commencé, ne pas le laisser traînerplus longtemps que prévu (cf. les v. 226-228) afin que la situation de la femmesoit claire : redevenir une épouse normale une fois la crise passée, ou retrouversa liberté.

142. L’exégèse ancienne comprend : Si une femme a été renvoyée dans sa famille,que celle-ci ne l’empêche pas de revenir à son ancien mari une fois la réconci-liation opérée. Mais cela donne au pronom vous deux valeurs différentes dansla même phrase : « Quand vous (les maris) répudiez une femme, nel’empêchez pas (vous, sa famille) de reprendre la vie commune » Faut-il plutôtcomprendre : « Si vous répudiez une femme, ne l’empêchez pas de refaire savie avec quelqu’un d’autre » ?

143. Cf. 65,2.144. Cf. 24,28.30 ; 33,53 ; 58,12.145. Cf. 2,216 ; 3,66 ; 16,74 ; 24,19.146. Ce verset traite soit de la durée théorique de l’allaitement (cf. 46,15), soit du

droit des femmes répudiées à allaiter leur enfant (cf. 65,1-6).

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habillement selon la coutume admise. Chacun n’est tenu qu’à ce qu’il peut.Qu’une mère ne subisse pas147 de préjudice à cause de son enfant, ni un père àcause de son enfant. L’héritier [du père] a les mêmes obligations. Si tous les deux,d’un commun accord et après réflexion, veulent le sevrer, rien à leur reprocher. Sivous voulez mettre vos enfants en nourrice148, rien à vous reprocher, pourvu quevous remettiez149 la somme que vous deviez donner selon la coutume admise.Craignez Dieu, sachez que Dieu voit bien ce que vous faites.234 Ceux d’entre vous qui décèdent en laissant des épouses : elles observeront deleur côté un délai de quatre mois et dix [jours]150. Quand elles auront attendu letemps voulu, vous n’aurez rien à vous reprocher quoi qu’elles fassent de leur côté,selon la coutume admise. Dieu est bien informé de ce que vous faites.235 Rien à vous reprocher si vous faites allusion à une demande en mariage de[ces] femmes ou si vous gardez [cette idée] secrète en vous-mêmes. Dieu sait quevous vous souviendrez d’elles. Mais ne leur promettez rien en secret. Ditesseulement des paroles admises. Ne décidez pas de conclure le mariage avant quele [temps] prescrit vienne à son terme. Sachez que Dieu sait ce qui est en vous-mêmes. Faites attention à lui. Sachez que Dieu pardonne et qu’il est longanime.236 Rien à vous reprocher si vous répudiez les femmes que vous n’avez pastouchées ou pour qui vous n’avez pas encore fixé [le montant de] la dot légale151.Donnez-leur une allocation selon la coutume admise, le riche selon ses moyens,l’indigent selon ses moyens. C’est un devoir pour les hommes de bien.237 Si vous les répudiez avant de les avoir touchées, mais après leur avoir déjà fixé[le montant de] la dot légale, alors [pour elles] la moitié de ce que vous avez fixé,à moins qu’elles y renoncent ou que celui de qui dépend le contrat de mariage yrenonce. Il est plus conforme à la crainte de Dieu d’y renoncer. N’oubliez pasd’être généreux entre vous. Ce que vous faites, Dieu le voit bien.

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147. Autre lecture : « Une mère ne subit pas… » (à l’indicatif).148. Quand la mère veut ou doit cesser l’allaitement.149. À la mère, pour le temps pendant lequel elle a allaité.150. Les commentaires disent qu’avant l’islam, les veuves arabes étaient soumises

à un deuil plus long (un an) et plus rigoureux (cf. v. 240).151. Cf. 33,49.

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Sur la prière152

238 Observez les prières et la prière médiane. Tenez-vous humblementdevant Dieu. 239 Si vous avez peur, alors en marchant ou à cheval. Quandvous avez retrouvé la sécurité, invoquez Dieu selon ce qu’il vous aenseigné et que vous ignoriez.

240 Ceux d’entre vous qui décèdent en laissant des épouses, … une disposition enfaveur de leurs épouses : une allocation pendant une année, sans les faire sortir.Si elles sortent, rien à vous reprocher quoi qu’elles fassent de leur côté selon lacoutume admise. Dieu est puissant et sage. 241 Pour les femmes répudiées, uneallocation selon la coutume admise. C’est un devoir pour ceux qui craignentDieu153.242 Voilà comment Dieu vous donne des explications précises sur ses versets.Peut-être comprendrez-vous.

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152. On trouve ici deux petites mesures annexes concernant la prière. La premièreconstitue un témoin de l’organisation progressive des prières dans l’islam : àl’origine, on parlait de deux prières, une le matin, l’autre le soir (cf. 7,205 ;24,36 ; 33,42 ; 40,55 ; 48,9), éventuellement suivie d’une veillée nocturne (17,78-79 ; 20,130 ; 50,39-40 ; 52,48-49 ; 76,25-26) ; quand une prière fut instituée aumilieu de la journée, ce fut la « prière médiane » ; après la mise en place descinq prières canoniques, on se demanda laquelle est ici désignée par l’adjectif« médiane » : celle de midi, celle de l’après-midi ou celle du soir? Chaquesolution est appuyée par une série de hadiths. On affirme même que le Corande Aïcha et celui de Hafsa (épouses du Prophète) disaient textuellement :Observez les prières et la prière médiane : celle de l’après-midi, ou … et la prièremédiane et celle de l’après-midi. – La seconde affirme que, lorsque les circons-tances l’exigent, le rituel normal est suspendu; c’est la « prière de la peur »,décrite avec plus de détails en 4,102-103. Pour la Mishna également (Berakot4,5), dans un lieu dangereux, la prière devait être écourtée.

153. Séparés de leur contexte naturel par la notice sur la prière, les vv. 240-241semblent une formulation ancienne des versets 234 et 236-237 qu’on a vouluconserver dans la rédaction définitive de la sourate. Ce qu’indique d’ailleursun hadith conservé par Bukhâri (Kitâb at-Tafsîr, in loco) : « Ibn Zubayr a dit : Jedisais à ‘Uthmân : “Ce verset de la Baqara (Ceux d’entre vous qui décèdent enlaissant des épouses… jusqu’à sans les faire sortir), il a été abrogé par l’autreverset. Alors pourquoi l’écris-tu?” – “Tu dois le maintenir, fils de mon frère,dit-il, je ne déplacerai rien.” »

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Exhortation : le combat pour la cause de Dieu

La sourate présente maintenant une sorte d’homélie, qui exhorte les croyantsà s’engager sans réticence dans le combat pour la cause de Dieu. L’affaire des« milliers de morts » (243) et les deux exhortations qui suivent (combattre pourDieu, 244, – lui accorder un prêt généreux, 245) servent d’introduction : le v.244 est illustré par le récit du combat contre Goliath (246-252) ; au v. 243, fontécho les trois figures de la résurrection (258-260) ; le v. 245 est abondammentdéveloppé par les v. 254 et 261-284.Pourquoi un tel développement à cet endroit ? Il faut sans doute le rapprocherdu verset 216 qui déplorait la réticence des fidèles à aller se battre quand onles y appelait. L’homélie a précisément pour objet de faire tomber les objec-tions et de motiver les hésitants.

Ouverture

Dans le Talmud, une discussion sur la résurrection fait référence au fameuxchapitre 37 d’Ézékiel. Pour les uns, c’est un texte parabolique ; pour les autres,c’est une scène historique : ceux qui ressuscitèrent à la parole d’Ézékielquittèrent la Babylonie pour s’installer en Palestine où ils eurent des enfants,et tel rabbin se dit un de leurs descendants. Reste à déterminer l’identité detous ces morts rendus à la vie : pour les uns, ils datent du temps de la sortied’Égypte ; pour les autres, ce sont des victimes de Nabuchodonosor (Talmudde Babylone, traité Sanhédrin 92b. Cf. Aggadoth du Talmud de Babylone, Éd.Verdier, 1982, p. 1080).Le verset 243 est le condensé de récits analogues qui avaient cours chez lesclercs de l’islam. Wahb (tradition transmise par ses neveux) parle d’Israélitesqui, découragés, désiraient le repos de la mort ; pour leur montrer que, mêmedans la mort, on n’en a pas fini avec lui, Dieu ordonne à Ézékiel d’aller ressus-citer les 4000 occupants d’un grand cimetière. D’autres font d’Ézékiel lesuccesseur de Caleb, lui-même successeur de Josué, parce qu’ils retiennentl’idée que les cadavres qu’il ressuscite sont ceux des Israélites qui périrentdans le désert après la sortie d’Égypte ; mais on voit certains (Suddi) situer la

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scène en Mésopotamie. Pour les uns, il s’agit de gens qui fuyaient uneépidémie de peste et moururent d’autre chose là où ils avaient cru trouver lesalut ; pour d’autres, de combattants qui fuyaient devant l’ennemi…D’autres essaient d’évacuer jusqu’au souvenir du texte d’Ézékiel : deux Juifspriant derrière le calife ‘Umar se demandaient si celui-ci ne serait pas lesauveur attendu, capable de ressusciter les morts comme Ézékiel ; ‘Umar, quia entendu, leur dit qu’il n’y a pas d’Ézékiel dans le Livre de Dieu et que seulJésus a ressuscité des morts ; les Juifs le renvoient alors à Coran 4,164 (il y a desprophètes non cités par le Coran) et à 2,243 (des milliers de morts ont étéressuscités par quelqu’un que le récit musulman traditionnel appelle Ézékiel).Toutes ces traditions sont rassemblées dans le Commentaire de Tabari.La formulation de ce verset est totalement elliptique. Elle suffit pour fonder laleçon qu’on veut tirer : toutes les précautions sont inutiles, on n’échappe pas àson destin, donc ne désertez pas le combat.

243 N’as-tu pas vu ceux qui sont sortis de leurs maisons, et par milliers, pouréchapper à la mort? Et Dieu leur a dit : « Mourez! » Ensuite il les a fait revivre.Dieu est généreux pour les hommes, mais la plupart ne sont pas reconnaissants154.244 Combattez pour la cause de Dieu et sachez que Dieu entend et qu’il sait. 245

Qui fera à Dieu un bon prêt pour qu’il le lui rende avec abondance155 ? Dieureferme [sa main] et il l’ouvre. À lui vous serez ramenés.

Saül et Goliath, ou le combat nécessaire

Le passage suivant renvoie au récit biblique de l’instauration de la royauté (cf.1Sm 8–10). Mais des changements significatifs ont été introduits :– Dans la Bible, les Israélites veulent un roi afin d’être comme les autresnations et d’avoir quelqu’un qui mène leurs combats (1Sm 8,20) ; ici, ils enveulent un pour mener les combats de Dieu.– Dans la Bible, Samuel objecte que le roi deviendra fatalement un tyran(1Sm 8,11-18) ; ici, le prophète pressent que le peuple pourrait bien déserter lecombat, ce que la majorité va faire.

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154. Cf. 10,60 ; 27,73 ; 40,61.155. Cf. 57,11.18 ; 64,17.

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– Dans la Bible, les aventures de l’arche d’alliance (un coffret renfermant dessymboles cultuels) sont indépendantes de l’histoire du roi Saül ; elle est saisiepar les Philistins, puis renvoyée par eux dans une ferme israélite avant lerègne de Saül ; elle est récupérée par David et déposée à Jérusalem après lamort de Saül. Ici, sa venue ratifie la désignation de Saül comme roi. Cependantcertaines Histoires des prophètes s’en tiennent au scénario biblique (cf. J.-L.Déclais, David raconté par les Musulmans, p. 83).– Non sans ironie, le récit biblique fait revenir l’arche sur un chariot tiré par desvaches sans conducteur ; ici, l’arche vient portée par les anges. Certains récitsmusulmans restent influencés par le scénario biblique, d’autres essaient d’har-moniser la Bible et le Coran, d’autres se détachent de la Bible et parlent d’unearche apportée directement du ciel par les anges (ce qui, selon Tabari, est plusfidèle à l’intention du texte coranique).– Dans la Bible, l’épreuve de la rivière n’appartient pas à la geste de Saül, maisà celle de Gédéon (Jg 7,1-8). Le déplacement de ce motif permet de soulignerque, dans le combat pour Dieu, la foi et l’obéissance des combattants comptentplus que leur nombre.– Le récit biblique (1Sm 17) insiste sur le combat singulier du petit David quirelève victorieusement le défi lancé par le géant Goliath, commençant ainsi samarche vers le pouvoir ; ici, la défaite des incrédules est l’œuvre de l’ensembledes combattants, même s’ils sont peu nombreux, et, dans cette bataillegénérale, David a tué Goliath. Les Histoires des prophètes gardent le souvenir del’exploit de David célébré par la Bible, le texte coranique veut rester discret.– La finale du v. 251 tire la morale de cette histoire : dans sa générosité, Dieususcite dans l’humanité des gens qui font régner l’ordre en réprimant lesfauteurs de désordres, à commencer par les incrédules. Ceci est développé en22,39-41. Et le v. 252 conclut en affirmant qu’il faut désormais raconter le vieuxrécit biblique avec ces modifications puisque c’est la vérité proclamée par Dieului-même à quelqu’un qui a le statut de prophète.

246 N’as-tu pas vu l’assemblée156 des fils d’Israël après Moïse, quand ils ont dit àun prophète157 qu’ils avaient : « Désigne-nous un roi, et nous combattrons pourla cause de Dieu »? Il dit : « Si le combat vous est prescrit, pourrez-vous ne pascombattre ? » Ils dirent : « Il n’est pas question que nous ne combattions pas pour

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156. En arabe, le mala’ ; c’était le nom du conseil où siégeaient les notables de LaMecque.

157. Les commentateurs savent qu’il s’appelle Samuel.

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la cause de Dieu, alors que nous avons été expulsés hors de nos maisons158 et loinde nos fils. » Mais quand le combat leur fut prescrit, ils tournèrent le dos, saufquelques-uns. Dieu connaît les injustes.247 Leur prophète leur dit : « Dieu vous a désigné Saül159 comme roi. » Ils dirent :« Comment deviendrait-il roi sur nous, alors que nous avons plus que lui le droitde régner? Il n’a guère de fortune. » Il dit : « Dieu l’a choisi plutôt que vous, illui a attribué un surplus de science et de taille. » Dieu donne son règne à qui ilveut, Dieu contient tout et il sait.248 Leur prophète leur dit : « Le signe de son règne, c’est que l’arche viendra chezvous, contenant une sakîna160 provenant de votre Seigneur et une relique161 laisséepar les gens de Moïse et les gens d’Aaron. Les anges la porteront. Voilà vraimentun signe pour vous si vous êtes croyants. »

249 Quand il sortit avec les soldats, Saül dit : « Dieu va vous mettre àl’épreuve avec une rivière. Celui qui y boira ne sera pas des miens ; celui qui n’ygoûtera pas – mis à part celui qui n’en prendra qu’une gorgée à la main –, il serades miens. » Or ils y burent, sauf quelques-uns. Quand ils eurent traversé, lui etceux qui avaient cru avec lui, ils dirent : « Aujourd’hui, nous n’avons aucuneforce contre Goliath et ses soldats. » Ceux qui pensaient devoir rencontrer Dieudirent : « Combien de fois une petite troupe en a vaincu une grande, avec lapermission de Dieu! » Dieu est avec les patients. 250 Quand ils livrèrent batailleà Goliath et à ses soldats, ils dirent : « Ô notre Seigneur, verse en nous lapatience, affermis nos pas et secours-nous contre ces incrédules. » 251 Ils leurinfligèrent une défaite, avec la permission de Dieu, et David tua Goliath. Dieu luiaccorda le règne et la sagesse et il lui enseigna ce qu’il voulut. Si Dieu nerepoussait pas les hommes les uns par les autres, la terre serait en désordre. MaisDieu est généreux pour l’humanité.

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158. Les Israélites parlent ici comme les compagnons de Mohammed, chassés de LaMecque et décidés à y revenir, cf. 2,191 ; 22,40 ; 60,1.

159. Son nom coranique est Tâlût, ce qui fait allusion à sa grande taille (Tâla, êtregrand) et forme un couple phonétique avec Jâlût (Goliath).

160. Dans la théologie juive, la shekina désigne la présence de Dieu ; le mot estarabisé et son sens est matérialisé : il s’agit d’un objet conservé dans l’arche, etles commentateurs le décrivent avec plus ou moins de fantaisie (cf. Déclais,ibid., p. 89).

161. Il s’agit d’objets symboliques qui rappelaient aux Israélites le passage de leursancêtres à travers le désert : les tablettes de la Loi, un vase de manne, le bâtond’Aaron, cf. Hb 9,4.

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252 Ce sont les versets de Dieu. Nous te les récitons selon la vérité, car tu faispartie des prophètes.

Des combats injustifiés

Dire que Mohammed est l’un des prophètes conduit à évoquer les autres. Lesprophètes forment un tout et il n’y a pas à choisir entre eux (2,136.285 ; 3,84 ;4,150.152) ; cependant, les uns peuvent avoir des qualités spéciales (fadâ’il) quiles distinguent des autres. Ainsi, seul Abraham est qualifié de bien-aimé (khalîl,4,125) ; à Moïse seul, Dieu a parlé (4,164 ; 7,143) ; de Jésus seulement, il est ditqu’il a été fortifié par l’esprit de sainteté (2,87 ; 5,110). Ces spécificités donnentprétexte à des conflits, comme ceux qui opposaient les juifs (adeptes de Moïse,à qui Dieu a parlé) et les chrétiens, aussi bien au Proche Orient qu’en Arabie dusud. Et le texte se demande pour quelle raison Dieu permet de tels conflitsentre croyants.

253 Ces prophètes, nous en avons distingué certains par rapport aux autres. Il yen a un à qui Dieu a parlé. Il a élevé certains selon des degrés162. À Jésus fils deMarie, nous avons procuré les preuves et nous l’avons fortifié par l’esprit desainteté. Si Dieu l’avait voulu, leurs adeptes ne se seraient pas battus entre euxaprès que les preuves furent parvenues jusqu’à eux. Mais ils furent en désaccord.Certains crurent, d’autres refusèrent de croire. Si Dieu l’avait voulu, ils ne seseraient pas battus entre eux. Mais Dieu fait ce qu’il veut.

Pour un engagement coûteux

Le v. 254, qui presse les croyants de mettre leurs biens au service de la causede la foi, vient logiquement après l’histoire de Saül et des quelques combat-tants qui l’ont suivi pour écraser Goliath et les incrédules. Il va être développépar la suite du texte :

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162. Cf. 6,83.165 ; 12,76.

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– le v. 255 fera écho à la question de l’intercession ;– les v. 257-260 traiteront du jour du jugement et de la résurrection ;– les v. 261ss reprendront le sujet principal : l’appel à la générosité pour lacause de Dieu.Le verbe anfaqa (dépenser) peut s’utiliser pour toutes sortes de dépensesprivées (18,42) ou familiales (65,6-7) ; il est aussi largement utilisé pourdésigner la contribution de chacun aux entreprises communautaires (8,60 ;9,92.98-99.121 ; 57,10 ; 63,7).Croire, prier, participer aux dépenses communautaires forment un ensembleindissociable (cf. 2,3 ; 8,2-3 ; 14,31 ; 42,36-38). C’est pourquoi les sommesoffertes par des croyants douteux ne sont pas acceptées (9,53-60) ; à l’inverse,après la mort du prophète, le calife Abû Bakr réprima vigoureusement lestribus qui ne voulaient plus verser l’impôt tout en restant fidèles à la religion,car cela équivalait à une apostasie. Il est donc normal qu’on demande auxcroyants de verser leur contribution.

254 Vous les croyants, versez votre contribution à partir des biens dont nous vousavons pourvus, et cela avant que vienne un jour163 où il n’y aura place ni pour lemarchandage, ni pour l’amitié, ni pour l’intercession164. Les incrédules, ce sonteux les injustes165.

Le verset du Trône

Le verset du Trône est un des plus connus du Coran. La tradition lui ayantattribué une valeur protectrice, on le trouve souvent à l’intérieur des maisonset jusque sur le pare-brise des voitures. Il s’agit d’un verset hymnique (c’est-à-dire qui décrit Dieu et le célèbre), qu’on peut comparer à d’autres comme 3,2 ;28,70 et 59,22-24.Il s’inscrit dans la tradition juive :– l’expression al-hayy al-qayyûm, « vivant, subsistant », vient tout droit del’araméen (Dn 6,27, élahâ hayyâ we-qayyâm ; Talmud, b.Berakôt 32a).– les mots « somnolence » et « sommeil » (sina, nawm) reprennent ceux mêmesdu Ps 121,4 (lô yanûm we-lô yishan, « il ne dort ni ne sommeille »).

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163. Cf. 14,31 ; 63,10.164. Cf. 6,51.70 ; 10,3 ; 20,109 ; 32,4 ; 40,18 ; 43,86 ; 53,26.165. Qu’il faut combattre, cf. le v. 250.

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Mais il n’hésite pas à s’en démarquer, comme sur le problème de l’intercession.Le judaïsme en effet attribuait volontiers aux anges une fonction d’intercessionen faveur des hommes (voir le mot intercession dans l’index des Écrits intertes -tamentaires de La Pléiade), même si tel célèbre homéliste du 4e siècle, R.Youdan, rappelait qu’il est toujours possible et préférable de s’adresser à Dieudirectement, car il ne ressemble pas aux grands de ce monde, séparés dupublic par des intermédiaires (Talmud de Jérusalem, Berakôt ix, 13a).Par ailleurs, certaines traditions conservées dans les recueils de hadiths et lescommentaires attribuent à ce verset une origine hors du commun : un djinnprisonnier d’Abû Hurayra aurait obtenu sa libération en lui enseignant ceverset et en lui recommandant de le réciter chaque soir pour jouir de laprotection divine pendant la nuit (Bukhâri, al-Wakâla, 10) ; et selon un hadithqu’Ibn Kathîr juge peu fiable mais qu’il rapporte quand même, le Prophèteaurait affirmé que le verset du Trône avait été révélé à Moïse lui-même pourêtre récité à la fin de chaque prière.

255 Dieu ! Pas d’autre dieu que lui, le vivant, le subsistant166. Ni somnolence, nisommeil ne le prennent. À lui ce qui est dans les cieux et ce qui est sur la terre.Quel est-il, celui qui intercéderait auprès de lui – à moins d’avoir sa permission ?Il sait ce qu’il y a devant eux et ce qu’il y a derrière eux167. Eux n’en ont d’autreconnaissance que ce qu’il veut. Son Trône168 contient les cieux et la terre, cela nel’accable pas de les maintenir169. Il est le Très-Haut, le Très-Grand.

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166. Cf. 3,2 ; 20,111. L’araméen qayyâm signifie « qui dure sans fin » ; les commen-taires du Coran et les dictionnaires arabes proposent deux sens pour qayyûm :un sens intransitif (« celui qui subsiste par lui-même ») et un sens transitif(« celui qui fait subsister la création »).

167. Le pronom eux peut désigner les anges (cf. 19,64 et 21,27-28), présents impli-citement puisqu’on leur refuse toute compétence d’intercesseurs. Sinon, ilrenvoie à cieux et terre, et il faut alors donner aux prépositions un senstemporel, avant et après.

168. En arabe kursî. En dehors de ce passage, le Coran emploie toujours le mot ‘arsh.Certains estiment que les deux mots sont synonymes, d’autres que le kursî estseulement le « marchepied » du ‘arsh. Le « Trône » n’est pas un siège solennelplacé pour Dieu au-dessus de l’univers, mais une réalité qui contient symboli-quement l’univers lui-même, comme pour exprimer la présence universelle deDieu. Si le Trône est le lieu de Dieu, il est évidemment sans limites et il estantérieur à la création. La réflexion sur le Trône de Dieu est un thème courantde la pensée juive. Cf. dans la Bible Is 6,1 ; Jr 17,12 et surtout Ez 1.

169. N’éprouvant aucune fatigue, Dieu n’a pas besoin d’un repos sabbatique,cf. 50,38.

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« Pas de contrainte en religion »

Dans les débats modernes, les premiers mots de ce verset sont souvent citéspour montrer que le Coran prône la tolérance religieuse, ce qui constitue sansdoute une interprétation anachronique.En lisant ces mots dans leur contexte immédiat, on peut les paraphraser ainsi :contraindre quelqu’un à adopter une religion est inutile, car personne ne peutcroire si Dieu ne le lui permet (cf. 10,99-100) ; et chacun peut trouver par lui-même le chemin de la vérité puisque désormais, grâce à l’islam, touteconfusion entre l’erreur et la vérité est dissipée.En les situant dans l’ensemble du recueil coranique (en particulier les versetsdu « combat » dans la sourate 9) et dans la pratique concrète de l’islam, lescommentateurs des premiers siècles pensent que les païens ne peuventbénéficier de cette mesure, mais seulement les fidèles des religions tolérées,comme le dit par exemple Tabari (« Pas de contrainte en religion à l’encontre decelui dont il est permis de recevoir le tribut, s’il verse le tribut et accepte le régime del’islam »), qui s’oppose ainsi à ceux qui estimaient que ce verset était purementet simplement abrogé.

256 Pas de contrainte en religion ! Désormais, la bonne voie est clairementdistinguée de l’erreur et celui qui renie les faux dieux170 et croit en Dieu a saisi lapoignée la plus solide171, celle qui n’a pas de fêlure. Dieu entend tout et il sait tout.257 Dieu est le défenseur172 des croyants, il les fait sortir des ténèbres vers lalumière. Ceux qui refusent de croire ont pour défenseurs les faux dieux, ils lesfont sortir de la lumière vers les ténèbres ; voilà ceux qui iront en enfer pour yrester éternellement.

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170. En arabe les tâghût, mot très utilisé par les mouvements islamistes pourstigmatiser les régimes auxquels ils s’opposent. Cf. 4,51.60.76 ; 5,60 ; 16,36 ;39,17. La racine du mot appartient à la langue sémitique commune; en hébreubiblique, elle désigne l’errance ; en hébreu rabbinique et en araméen, l’errancereligieuse et les idoles ; en éthiopien, les faux dieux ; en arabe, la démesure etla tyrannie.

171. Cf. 31,22.172. Cf. supra v. 107 et 120. Dans la vie sociale et familiale, le walî est celui qui

détient l’autorité et peut donc assurer la défense, l’analogue du patronusromain (qui a gardé son sens dans un des usages du mot parrain).

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Trois figures de la résurrection :

– Abraham et Nemrod

À l’origine, il y a une notice de la Genèse (10,8-12) faisant de Nemrod lepremier potentat sur la terre, le fondateur de l’empire assyrien. Ce n’est pas unpersonnage historique, mais la création d’un scribe israélite qui donna aupremier roi assyrien le sobriquet de Nemrod, c’est-à-dire « révoltons-nous »(contre Dieu). Par la suite, les lecteurs et commentateurs firent de ce Nemroddu chapitre 10 le constructeur de la Tour de Babel (ch. 11) et l’antithèsed’Abraham (ch. 12). On se plaisait à opposer le Nemrod impérialiste etidolâtre à l’Abraham nomade et monothéiste, autrement dit le monde gréco-romain à la communauté juive, de la même façon qu’on racontait des joutesentre tel empereur romain ou philosophe grec et tel maître juif.Les légendes islamiques sur Abraham sont de la même veine et ce verset offrele schéma très résumé d’un débat en trois temps :– Abraham affirme que Nemrod tient sa royauté de Dieu et non de lui-même,ce que conteste le roi.– Abraham affirme que Dieu est maître de la vie et de la mort ; Nemrod montrequ’il l’est aussi : faisant venir deux condamnés, il en exécute un et graciel’autre.– Abraham affirme que Dieu est maître des lois cosmiques, et Nemrod trouvelà la limite de son pouvoir.

258 N’as-tu pas vu celui qui contestait [ce que disait] Abraham à propos de sonSeigneur, [à savoir que] Dieu lui avait donné la royauté ? Quand Abraham dit :« Mon Seigneur, c’est lui qui fait vivre et qui fait mourir », il dit : « Moi, je faisvivre et je fais mourir. » Abraham dit : « Dieu fait venir le soleil de l’orient, fais-le donc venir de l’occident. » Celui qui refusait de croire resta confondu, car Dieune guide pas les gens injustes.

– Un sommeil centenaire

Les Paralipomènes de Jérémie (ouvrage apocryphe, cf. Écrits intertestamentaires, p.C X X X V I I-C X L et 1739-1763) racontent l’histoire suivante : Jérémie envoieAbimélek chercher des figues dans un jardin loin de Jérusalem. Pendant cetemps, les Babyloniens s’emparent de Jérusalem et la détruisent. De son côté,

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Abimélek, qui rapporte les figues en pleine chaleur, s’endort sous un arbre.Quand il se réveille au bout de 66 ans, il trouve une autre Jérusalem, recons-truite…Les récits musulmans, repris par les commentaires, disent généralement queJérémie lui-même fut ce dormeur centenaire, quelquefois que ce fut Esdras(‘Uzayr).

259 Ou encore [c’est] comme celui qui passa près d’une ville détruite de fond encomble. Il dit : « Comment Dieu fera-t-il revivre celle-ci, maintenant qu’elle estmorte? » Dieu le fit mourir pendant cent ans, puis le ressuscita. Il dit :« Combien de temps es-tu resté? » Il dit : « Je suis resté un jour ou une partie dejour. »173 Il dit : « Non, tu es resté cent ans. Regarde ta nourriture et ta boisson,elles ne sont pas gâtées. Regarde ton âne – c’est pour que nous fassions de toi unsigne pour les hommes –, et regarde les ossements, comment nous les relevons etles revêtons de chair. » Quand cela lui apparut clairement, il dit : « Je sais queDieu peut tout. »

– Les oiseaux d’Abraham

Le sens du verset est clair : Même si les morceaux des oiseaux sont éparpillés,Dieu peut les ressusciter. Mais l’origine de la scène est problématique. Onpense généralement au chapitre 15 de la Genèse : Abraham pose une questionà Dieu : « Comment saurai-je que je posséderai le pays que tu me promets? »Dieu lui dit alors d’offrir un grand sacrifice (une vache, une chèvre, un bélier,une tourterelle et un pigeon) en découpant les grands animaux, mais non lesoiseaux. En signe d’alliance, un feu passe entre les parts des victimes pendantla nuit. – Il y a des éléments de ressemblance (Abraham éprouve le besoin deposer une question, des animaux sont découpés), mais aussi de grandes diffé-rences : la scène biblique ne parle pas de la résurrection (et les lectures qu’enfont les rabbins non plus) et ce sont précisément les oiseaux qui ne sont pasdécoupés.

260 Et quand Abraham dit : « Seigneur, montre-moi comment tu fais revivre lesmorts. » Il dit : « Ne crois-tu donc pas ? » Il dit : « Si, mais c’est pour que mon

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173. Cf. 18,19. Comme les « jeunes gens de la caverne » qui restèrent endormispendant 309 ans (18,25) et comme ce dormeur anonyme, les ressuscitéspenseront que leur sommeil dans la tombe aura été très bref (10,45 ; 17,52 ;20,103-104 ; 30,55-56 ; 46,35 ; 79,46).

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cœur soit tranquillisé.174 » Il dit : « Alors, prends quatre oiseaux, découpe-les pourtoi, puis places-en une part sur chaque montagne, puis appelle-les, ils accourrontvers toi. » Sache que Dieu est puissant et sage.

Le prêt fait à Dieu

Quatre paraboles qui s’opposent deux par deux (le grain multiplié par 700 etla terre emportée par une averse ; le jardin sur la colline et le beau jardin perdu)expliquent à quelles conditions le prêt fait à Dieu, c’est-à-dire l’engagementfinancier au profit des combats de l’islam, peut être une opération fructueuse.

261 Ceux qui dépensent leurs biens pour la cause de Dieu sont comparables à ungrain qui a produit sept épis contenant chacun cent grains. Dieu double [larécompense] pour qui il veut175, Dieu contient tout et il sait.262 Ceux qui dépensent leurs biens pour la cause de Dieu et qui ensuite n’enprofitent pas pour se vanter ou causer du tort, ont leur récompense près de leurSeigneur ; ils n’auront rien à craindre et ne seront pas affligés. 263 Parler de façonconvenable176 et pardonner valent mieux qu’une aumône suivie d’un tort [infligéau bénéficiaire]. Dieu est riche177 et longanime. 264 Vous les croyants, ne rendezpas vos aumônes vaines en vous vantant et en causant du tort, comme celui quidépense son bien pour être vu des hommes et qui ne croit ni en Dieu ni au dernierjour178. Il est comparable à un sol rocheux recouvert de terre. Que tombe unegrosse pluie, elle le laisse dénudé. Ils ne peuvent pas profiter de ce qu’ils ont fait179.Dieu ne guide pas les incrédules.

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174. Certains commentateurs tenaient à préciser que la question d’Abrahamn’impliquait aucun doute de sa part ; mais d’autres rappelaient le hadithd’Abû Hurayra selon lequel le Prophète aurait dit : « Nous avons le droit audoute, plus encore qu’Abraham » (Bukhâri, al-Anbiyâ’, 11 ; Tafsîr al-Baqara, 46).

175. Cf. 4,40 ; 6,160 ; 34,37 ; 57,11.18 ; 64,17.176. Cf. 47,21.177. Il peut donc se passer des dons mal faits.178. Cf. 4,38.179. Cf. 14,18.

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265 Ceux qui dépensent leurs biens en cherchant à plaire à Dieu et par convictionpersonnelle sont comparables à un jardin planté sur une colline. Que tombe unegrosse pluie, il produit le double de fruits ; et si aucune grosse pluie ne tombe, [ily a] la rosée. Dieu voit bien ce que vous faites. 266 L’un d’entre vous n’aimerait-il pas avoir un jardin avec des palmiers et des vignes, au bas desquels couleraientdes canaux et où il aurait de tous les fruits? Mais le voici devenu vieux, il a desenfants faibles ; et voilà qu’un ouragan de feu est tombé sur le [jardin], qui abrûlé180.Voilà comment Dieu vous donne des explications précises sur les versets181. Peut-être réfléchirez-vous.

À propos de l’aumône et des transactions financières

Le verset précédent constitue en quelque sorte la conclusion de l’exhortationau combat pour la cause de Dieu. Par une transition naturelle, on passe de laparticipation financière à l’effort collectif à des consignes concernant la circu-lation de l’argent entre les personnes : aumônes, prêts usuraires, dettes…

267 Vous les croyants, donnez de ce qu’il y a de meilleur dans ce que vous avezgagné et dans ce que nous avons fait sortir de terre pour vous. Ne cherchez pas cequi ne vaut rien pour le donner, alors que vous ne l’accepteriez qu’en fermant lesyeux. Sachez que Dieu est riche et digne de louanges. 268 Satan vous faitenvisager le dénuement et vous ordonne des vilenies. Dieu vous fait envisager unpardon de sa part et un bienfait. Dieu contient tout et il sait. 269 Il accorde lasagesse à qui il veut. Et celui qui reçoit la sagesse reçoit un grand bien. Nul nes’en souvient, sauf ceux qui sont doués d’intelligence182. 270 Tous les dons quevous faites, tous les vœux que vous prononcez, Dieu les connaît. Il n’y a personnepour secourir les injustes. 271 Si vous faites vos aumônes de façon apparente, c’est

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180. De même que le beau jardin aménagé à force de travail n’est plus rien quandle vieillard ne peut l’entretenir et que la foudre l’a anéanti, ainsi le prestigesocial acquis par celui qui dépense ses biens « pour être bien vu des hommes »se révélera néant lors de la rencontre avec Dieu après la mort.

181. Les v. 261-266 sont bien une précision apportée au v. 245.182. Cf. 3,7 ; 13,19 ; 39,9.

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excellent. Si vous les cachez en les remettant aux pauvres183, c’est encore mieuxpour vous et il vous pardonnera184 vos fautes. Dieu est bien informé de ce que vousfaites. 272 Ce n’est pas à toi de les185 mettre sur la bonne voie, mais c’est Dieu quimet sur la bonne voie qui il veut. Le bien que vous donnez, c’est à vous que celaprofite, quand vous ne donnez qu’en cherchant la face de Dieu. Le bien que vousdonnez vous sera entièrement rendu, vous ne serez pas lésés. 273 [C’est aussi]pour les pauvres qui ont été réduits à l’inactivité pour la cause de Dieu186 : ils nepeuvent plus voyager187, l’ignorant les croit riches à cause de leur discrétion, tules reconnais à leur extérieur, ils ne mendient pas de façon importune. Le bien quevous donnez, Dieu le connaît. 274 Ceux qui donnent de leur fortune la nuit et lejour, en secret et en public, auront leur récompense près de leur Seigneur ; ilsn’auront rien à craindre et ne seront pas affligés.275 Ceux qui se nourrissent de prêts usuraires188 ne se lèveront189 qu’à la manièrede celui qui est rendu fou par un coup de Satan. Cela parce qu’ils ont dit : « Lavente, c’est tout à fait comme l’usure », alors que Dieu a permis la vente etinterdit l’usure. Celui qui reçoit un avertissement de son Seigneur et cesse [sapratique], à lui ce [qu’il a gagné] avant ; son affaire est renvoyée à Dieu. Maisceux qui recommencent, voilà ceux qui iront en enfer pour y rester éternellement.276 Dieu fait s’effondrer l’usure et fructifier les aumônes. Dieu n’aime pas celuiqui est toute ingratitude et péché. 277 Ceux qui croient, qui pratiquent les bonnesactions, qui font la prière et qui versent l’aumône légale auront une récompenseprès de leur Seigneur ; ils n’auront rien à craindre et ne seront pas affligés. 278

Vous les croyants, craignez Dieu et abandonnez les intérêts usuraires qui courent

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183. On perçoit ici un écho de l’enseignement du « Sermon sur la montagne »(Mt 6,3-4) ; Ibn Kathîr cite d’ailleurs deux hadiths dans lesquels Mohammed,reprenant les mots de l’Évangile, fait l’éloge de celui qui « cache à sa maingauche ce qu’il distribue de sa main droite ».

184. Autres lectures canoniques : elles (les aumônes) vous pardonneront et nous(Dieu) vous pardonnerons (celle-ci a la préférence de Tabari). L’aumône quicontribue au pardon des fautes est un thème classique ; cf. dans la BibleTb 12,9 ; Si 3,30.

185. Selon les commentateurs, il s’agit de non-musulmans que, dans un premiertemps, le Prophète déconseillait de secourir.

186. Les commentateurs pensent en particulier aux musulmans qui avaient fui LaMecque avec Mohammed et se trouvaient sans ressources à Médine.

187. Pour faire du commerce comme auparavant.188. En arabe : ribâ, mot de même racine que l’hébreu tarbît. Voir dans le Coran

3,130 ; 4,161, 30,39.189. Le Coran d’Ibn Mas‘ûd avait en plus : le jour de la résurrection.

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encore, si vous êtes croyants. 279 Si vous ne le faites pas, soyez prévenus d’uneguerre menée par Dieu et son prophète190. Si vous vous corrigez, vos capitauxvous restent acquis. Vous ne léserez pas et ne serez pas lésés. 280 Si quelqu’un setrouve en difficulté, alors un répit jusqu’à une situation meilleure. Et si vous enfaisiez aumône, ce serait mieux pour vous, si vous saviez191. 281 Craignez un jouroù vous serez ramenés à Dieu, où chacun sera rétribué pour ce qu’il a fait et oùpersonne ne sera lésé.282 Vous les croyants, si vous contractez une dette qui court jusqu’à une échéancedéterminée, écrivez-le. Qu’un écrivain écrive honnêtement en votre présence.Qu’aucun écrivain ne refuse d’écrire, comme Dieu l’en a instruit. Qu’il écrive.Que le débiteur dicte et qu’il craigne Dieu son Seigneur, qu’il n’en retranche rien.Si le débiteur est un ignorant ou un faible, ou s’il ne peut pas dicter lui-même,que son tuteur dicte honnêtement et prenez comme témoins deux hommes de chezvous. Si ce ne sont pas deux hommes, alors un homme et deux femmes prisesparmi les personnes que vous acceptez comme témoins, de sorte que, si l’une setrompe, l’autre lui rappellera. Que les témoins ne refusent pas si on les convoque.Ne trouvez pas fastidieux d’écrire, qu’elle soit petite ou grande, et [en indiquant]l’échéance. Ainsi ce sera plus équitable devant Dieu ; cela constituera un témoi -gnage plus solide et mieux à même de vous préserver de tous les doutes, – à moinsqu’il ne s’agisse d’une transaction immédiate que vous réglez entre vous : rien àvous reprocher si vous ne l’écrivez pas. Prenez des témoins quand vous faites uncontrat commercial. Qu’aucun écrivain ni aucun témoin ne subisse de

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190. Les mesures ici préconisées ne sont pas des conseils, mais des ordres quis’imposent à tous. Le « discours d’adieu » de Mohammed annonçait l’abolitionde l’usure : « Voici que tout prêt usuraire est aboli, mais vos capitaux vous restentacquis, vous ne léserez pas et vous ne serez pas lésés. Dieu a décidé : Pas d’usure. Etvoici que le prêt usuraire de ‘Abbâs ibn ‘Abd el-Muttalib [un oncle de Mohammed]est totalement aboli. » (texte de la Sîra d’Ibn Ishâq)

191. Les juristes hésitaient sur la manière de mettre en pratique ce verset 280 et lesthéologiens acceptaient difficilement l’idée d’une peine éternelle (cf. le v. 275)frappant des pécheurs qui sont malgré tout des croyants. On attribuait aucalife ‘Umar l’opinion suivante (citéé par Tabari) : « Par Dieu ! je ne sais pas siparfois nous vous ordonnons des choses qui ne vous sont pas utiles et je ne sais pas siparfois nous vous interdisons des choses qui vous seraient utiles. Les versets du Coranqui furent révélés les derniers furent les versets sur l’usure, et l’Envoyé de Dieu décédaavant de nous les expliquer avec précision. Alors laissez ce qui vous semble douteuxpour vous en tenir à ce qui n’est pas douteux pour vous. » (En fait d’autres tradi-tions affirment que le dernier verset révélé est le v. 3 de la sourate 5.)

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dommage192. Si vous le faites, c’est une impiété de votre part. Craignez Dieu. Dieuvous instruit. Dieu sait tout.283 Si vous êtes en voyage et ne trouvez pas d’écrivain193, prendre des gages. Sil’un de vous confie quelque chose à un autre, que celui à qui on a fait confiancerestitue ce qui lui a été confié et qu’il craigne Dieu son Seigneur.Ne dissimulez aucun témoignage. Celui qui les dissimule pèche en son cœur.Dieu sait ce que vous faites. 284 À Dieu ce qui est dans les cieux et sur la terre.Que vous manifestiez ce qui est en vous ou que vous le cachiez, Dieu vous endemandera compte ; et il pardonnera à qui il veut et châtiera qui il veut. Dieu estpuissant sur toute chose.

Conclusion

La sourate se termine par une confession de foi et une prière. L’une et l’autreconstituent une conclusion cohérente : la réponse rituelle des croyants àl’énoncé de la confession de foi (cf. 5,7 ; 24,51) contraste volontairement aveccelle qui, par dérision, était attribuée aux juifs (2,93) et, dans leur prière, lescroyants demandent à Dieu de ne pas leur imposer les mêmes commande-ments qu’aux religions antérieures. Ceci correspond à l’architecture globale dela sourate qui, après avoir dénoncé l’infidélité des juifs et des chrétiens (v. 40-141), s’est intéressée à l’organisation de la communauté musulmane elle-même.

285 Le prophète a cru en ce qui est descendu sur lui de par son Seigneur, ainsi queles croyants. Chacun a cru en Dieu, en ses anges, en ses Livres194, en sesprophètes195. Nous ne faisons pas de différence entre un prophète et un autre196. Ils

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192. La grammaire permet aussi une lecture à l’actif : ne cause de dommage [entrichant].

193. Autre lecture : kitâb (« de quoi écrire ») au lieu de kâtib (écrivain »).194. Autre lecture : « en son Livre », c’est-à-dire « dans le Coran ».195. Cf. 2,177 ; 4,136.196. Cf. 2,136 ; 3,84 ; 4,152.

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ont dit : « Nous avons entendu et nous avons obéi. Ton pardon, ô notre Seigneur.C’est vers toi que [tout] finira. »286 Dieu n’exige rien de personne au-delà de ses capacités. Pour chacun, ce qu’ilaura accompli ; contre lui, ce qu’il aura commis.Ô notre Seigneur, ne nous reprends pas quand nous oublions ou que nous noustrompons. Ô notre Seigneur, ne nous impose pas les obligations que tu asimposées à nos prédécesseurs. Ô notre Seigneur, ne nous charge pas de ce quenous n’avons pas la force de porter. Sois indulgent pour nous, pardonne-nous, aiepitié de nous.Tu es notre protecteur, porte-nous secours contre les incrédules.

•••

UN TEXTE DANS L’HISTOIRE

En composant la sourate, on voulut fournir aux musulmans un texte qui leurdirait clairement qui ils étaient : leur place dans une histoire humaine commencéeavec Adam sous le signe de l’hostilité satanique (v. 21-39) ; leur place par rapportà d’autres groupes religieux plus anciens mais jugés disqualifiés (v. 40-150) ; lesrègles qui devaient régir leurs observances rituelles et leur vie sociale (v. 151-242) ;l’énergie avec laquelle ils devaient mener leurs combats pour Dieu (v. 243-266).« Holà ! les hommes de la Baqara ! » pouvait retentir comme un cri de ralliement.Et certains prédicateurs musulmans en vinrent à considérer cette sourate commeun « sommet » (sanâm) du Coran, racontant sur elle beaucoup d’anecdotesédifiantes qui allaient prendre place dans la littérature des Fadâ’il al-Qur’ân (« lesvertus spéciales du Coran »). Certaines associent notre sourate à la lumière,d’autres à l’exercice de l’autorité et à la cohésion communautaire.

Selon une tradition recueillie par Abû ‘Ubayd et citée par Ibn Kathir197, devieux Médinois rapportaient l’histoire suivante. Un jour, quelqu’un dit au

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197. Op. cit., I, p. 58.

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prophète : « N’as-tu pas vu Thâbit b. Qays b. Shammâs? La nuit dernière, samaison est restée éclairée par des lampes. » Et le prophète remarqua : « Il étaitpeut-être en train de réciter la sourate al-Baqara. » Alors on interrogea Thâbit, quirépondit : « Effectivement, je récitais la sourate al-Baqara. »

Thâbit b. Qays faisait partie des proches de Mohammed. On dit qu’il fut sonsecrétaire ; et lorsque la tribu des Tamîmites envoya sa délégation à Médine, il futchargé de vanter l’excellence du groupe des musulmans dans la joute oratoireorganisée à cette occasion. Il faut bien comprendre la pointe de l’anecdote. Si sesvoisins ont remarqué l’éclairage de sa maison, ce n’est pas parce qu’il avait allumédes lampes afin de pouvoir lire le texte de la sourate qui aurait été écrit surquelque feuillet. Mais il récitait la sourate par cœur, et c’est cette récitation quidevenait source de lumière dans sa maison et même pour ceux de l’extérieur.

Ceci entre résonance avec une page du Talmud de Jérusalem (Haguiga II,77b)198. Élisha b. Abuya était un des grands rabbis du début du second siècle,contemporain de R. Aqiba et maître de R. Méïr. Puis il perdit la foi et fut déclaréhérétique par ses pairs, de sorte qu’il est généralement désigné par l’épithète« l’autre », et non pas par son nom. Un jour, il raconta à R. Méïr ce qui s’était passélors de sa circoncision. Abuya son père avait invité beaucoup de monde. Laplupart passèrent leur temps à festoyer et à danser. Mais on avait réservé unepièce à part pour deux rabbis, Éliézer et Yehoshua.

Ils se mirent donc à s’occuper des paroles de la Torah, passant de laTorah aux Prophètes et des Prophètes aux Hagiographes. Un feu descenditdu ciel et les entoura. Mon père, Abuya, leur dit : « Mes Maîtres ! Êtes-vousvenus pour mettre le feu à ma maison ?» Ils lui répondirent : « Dieu nousen garde ! Mais nous étions assis et nous faisions un collier199 avec lesparoles de la Torah. Nous passions de la Torah aux Prophètes et desProphètes aux Hagiographes, et voici que ces paroles sont devenuesjoyeuses comme elles l’étaient quand elles furent données au Sinaï, et le feus’est mis à les lécher comme il les léchait au Sinaï ».

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198. Cf. La Torah orale des pharisiens, Supplément au Cahier Évangile 73, Le Cerf1990, p. 24.

199. La Bible hébraïque est divisée en trois parties (Torah, Pro p h è t e s ,Hagiographes) ; faire un collier était un procédé midrashique qui consistait àtraiter une question en citant des versets pris dans chacune des trois parties.Cf. Luc 24,44.

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Il y a analogie : dans les deux cas, la mise en œuvre du texte sacré faitapparaître la lumière et le feu. Il y a différence aussi : les rabbis sont deux, et ils nese contentent pas de réciter un texte puisqu’ils font jouer ensemble des passagestirés des diverses parties de la Bible ; Thâbit est seul, et il récite à la suite les versetsd’une seule sourate.

On racontait une histoire semblable sur Usayd b. Hudayr. C’était le fils d’unegrande famille de l’oasis de Yathrib (la future Médine) avant l’islam; son pèreavait trouvé la mort dans la dernière bataille qui opposa les deux tribus arabes deYathrib avant que celles-ci ne fassent appel à Mohammed; il savait écrire etexcellait à la nage et au tir à l’arc200.

Une nuit, il récitait la sourate al-Baqara ; près de lui, sa jument s’agitait quandil récitait et elle se calmait quand il se taisait ; craignant qu’elle fasse du mal à sonfils Yahyâ qui reposait à côté, il alla mettre celui-ci à l’abri tout en levant la têtevers le ciel. Le lendemain, il en parla au prophète qui lui dit : « Récite, Ibn Hudayr,récite ! » – « Mais Envoyé de Dieu, j’ai eu peur qu’elle écrase Yahyâ qui était à côtéd’elle, et j’ai levé la tête pour aller vers lui ; en levant la tête vers le ciel, j’ai aperçuune sorte de nuage sombre contenant comme des lampes qui s’éloignaient et queje perdis de vue. » – « Sais-tu ce que c’était ? » – « Non. » – « C’étaient les angesqui s’approchaient de ta voix. Si tu avais repris ta récitation, ils seraient apparusce matin et tout le monde les verrait sans qu’ils cherchent à se cacher. »201

On racontait sur le compte du même Usayd une autre anecdote édifiante202,basée également sur la capacité de la « parole » à éclairer le chemin des hommes.Avec un compagnon, ‘Abbâd b. Bishr, il sortait de chez le prophète avec qui ilsavaient discuté ; il faisait nuit noire ; alors, le bâton de l’un d’eux devint lumineuxet ils purent marcher à sa lumière ; quand leurs chemins se séparèrent, ce sont lesdeux bâtons qui devinrent lumineux…

Les rabbis du midrash n’auraient pas renié de tels fioretti pédagogiques, euxqui aimaient commenter ce verset de psaume : « Ta parole est une lampe pour mespas, une lumière sur ma route » (Ps 119,105) ou ce proverbe : « Le précepte est unelampe, et la Torah une lumière » (Pr 6,23).

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200. Ibn Sa‘d, op. cit., III, 604.201. Bukhâri, Des mérites du Coran, 15.202. Ibn Sa‘d, op. cit., III, 606.

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Mais il ne s’agissait pas seulement d’une lumière sur le chemin personnel dechacun. D’autres histoires affirmaient que la connaissance de la Baqara était indis-pensable à l’exercice de l’autorité.

Ibn Kathir rapporte celle-ci, qu’il a trouvée dans plusieurs recueils canoniquesde hadiths203 et qui est attribuée à Abû Hurayra. On remarquera que le but del’expédition n’est pas précisé, pas plus que les noms des personnages.Manifestement, une seule chose intéresse les transmetteurs : faire dire au prophèteque, pour être émir, il faut connaître la Baqara et l’appliquer. On peut soupçonnerici l’intervention de quelque opposant qui juge le pouvoir de son temps trop peusoumis à la lettre coranique :

L’Envoyé de Dieu envoya une expédition assez nombreuse et leurdemanda de réciter le Coran. Il demanda à chacun de réciter ce qu’ilconnaissait du Coran. Arrivé près d’un des plus jeunes, il dit : « Un tel, queconnais-tu? » – « Je connais ceci, et ceci, et la sourate al-Baqara. » – « Tuconnais la sourate al-Baqara? » – « Oui. » – « Alors va, tu es leur émir. »

Un des hommes qui faisait partie des notables dit alors : « Par Dieu ! cequi m’a empêché d’apprendre la sourate al-Baqara, c’est seulement que jecraignais de ne pas la mettre en pratique ! »

Et le même Ibn Kathir conclut son introduction au commentaire de la sourate2 par une autre anecdote. Il l’utilise pour répondre à la question : Est-il correct dedire “sourate de la Vache”? Serait-il préférable de préciser “sourate où il estquestion de la Vache”? Mais en elle-même, l’histoire disait autre chose, à savoir :cette sourate est capable de rassembler la communauté menacée de dispersion.Voici son texte :

Ibn Mardawayh a rapporté, d’après un hadith de Shu‘ba, qui le tenaitde ‘Aqîl b. Talha, lequel le tenait de ‘Utba b. Marthad : Voyant que sesCompagnons s’étaient attardés, le prophète dit : « Holà ! les hommes de lasourate al-Baqara ! »

Je pense que ceci se passa à la bataille de Hunayn204. Ce jour-là, ilsprenaient la fuite ; alors il donna à ‘Abbâs l’ordre de les rappeler : « Oh ! leshommes de l’arbre ! » (c’est-à-dire les gens qui avaient prêté le serment de

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203. Tirmidhi, Nisâ’î, Ibn Mâja.204. Elle se situe après la prise de La Mecque. Les musulmans avaient prêté le

« serment de l’accord » (ridwân) sous un arbre quelques années auparavant.

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l’accord) – mais une recension dit : « Holà ! les hommes de la sourate al-Baqara ! » – afin de les stimuler avec ces mots-là. Et ils se mirent à arriver detout côté.

Ce fut la même chose à la bataille de la Yamâma205 contre les partisansde Musaylima. Les Compagnons fuyaient devant la masse de l’armée desBanû Hanîfa ; mais les Émigrés et les Partisans [ansâr] s’encouragèrentmutuellement : « Holà ! les hommes de la sourate al-Baqara ! » et Dieu leuraccorda la victoire.

Tous ces récits édifiants reflètent parfois une culture pas très éloignée de celledes rabbis orientaux qui, à la même époque, achevaient la composition du Talmudde Babylone. Ils témoignent du travail des commentateurs et des prêcheurs quis’efforçaient de faire du texte le miroir de la vie communautaire. Pour eux, l’expé-dition de Khaled et de ses musulmans contre Musaylima, le rival du prophète,devait être en quelque sorte la réédition du combat de Saül et de sa petite troupecontre les soldats de Goliath (v. 246-252). Convoquer les « hommes de la sourate al-Baqara », c’était inscrire les combats fondateurs de l’islam dans la continuité deceux des prophètes de tous les temps.

Mais d’autres questions ne manquent pas de se poser. Nous avons surtoutcherché à vérifier si les éléments hétérogènes qui composent la sourate ont étéassemblés en fonction d’une certaine cohérence et d’un projet rédactionnel. Nousn’avons guère fait la critique historique de chaque péricope. La littérature tradi-tionnelle des « circonstances de la révélation » (asbâb an-nuzûl) s’efforce avecconstance de rattacher chaque verset à un moment de la biographie du fondateurde l’islam. Or une fois ou l’autre, nous avons pu remarquer que la circonstance enquestion pouvait être beaucoup plus tardive : ainsi pour les v. 142-149 (l’orien-tation de la prière), 158 (le rituel de Safâ et Marwâ), 190-195 et 217 (les révoltesdans l’islam), et même les v. 159-162 (débat interne à l’islam sur ce que veutl’Écriture), etc. Il ne s’agit pas de détails pour érudits, car le discours des théolo-giens et la réflexion des croyants ne peuvent pas sans dommage ignore rlongtemps ce que les historiens mettent au jour. En l’occurrence, si la déclaration

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205. La Yamâma est la région orientale de l’Arabie ; c’était le domaine des BanûH a n î f a ; un certain Musaylima s’était posé en prophète concurrent deMohammed; lui et ses partisans furent défaits par Khaled ibn Walîd, envoyépar le premier calife Abû Bakr. Dans son ouvrage historique al-Bidâya wa-n-Nihâya, Ibn Kathîr raconte la bataille de la Yamâma en citant cet épisode(Éd. Dâr al-Ma`rifa, Beyrouth, V, 717), ce que ne faisait pas Tabari dans sonHistoire des nations et des rois.

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de rupture avec les religions antérieures occupe une place importante dans lasourate, si d’autre part le texte qui la constate renvoie à une décision omeyyadedu début du 8e siècle, on n’échappe pas à la question : qui sont les rédacteurs dela sourate ? Et de quelle rupture parlent-ils ? Celle qui aurait sanctionné l’oppo-sition à Mohammed de quelques tribus juives du Hedjaz, selon ce que racontel’historiographie communautaire officielle ? Ou plutôt celle qui est intervenuedans l’empire arabe entre la religion nouvelle des conquérants et les commu-nautés historiques juives et chrétiennes ?

Certes, entreprendre une enquête historique peut sembler d’abord irrespec-tueux, voire prétentieux. Vouloir découvrir les conditions de la naissance del’Écriture, n’est-ce pas compromettre celle-ci dans les dédales du passé, et enl’occurrence d’un passé plus complexe que les deux décennies d’une prédicationfondatrice dans le Hedjaz ? On accusera alors l’historien de relativiser ce quidevrait rester un absolu, sans voir que relativiser ne signifie pas dévaloriser, maismettre en relation. Qui parle à qui? Et dans quel monde ? Se poser de tellesquestions, même si les réponses sont souvent difficiles à formuler, c’est ouvrir unchemin pour la parole. Si le texte est descendu d’en haut d’une façon merveilleuse,que peuvent faire les destinataires, sinon écouter et se taire? On pense au mot deLuther : « Avec la Bible, tu peux toujours discuter. Avec la Parole de Dieu, tu nepeux pas. » En maintenant un espace convenable entre la réalité textuelle et histo-rique du livre canonique et la Parole décisive que chacun peut y entendre dans lerisque de la foi, on donne la parole aux destinataires de la Parole et ceux d’aujour-d’hui peuvent alors entrer en discussion avec ceux de l’époque fondatrice.

•••

Puisque la revue qui accueille ce travail s’appelle Chemins de dialogue, nousterminerons donc en suggérant quelques questions qui pourraient être celles deslecteurs d’aujourd’hui. Par exemple :

1) La première partie de la sourate est une déclaration de rupture entre l’islamnaissant et les religions qu’il trouvait sur place, le christianisme et surtout lejudaïsme. Comment gérer ce constat aujourd’hui ? Que penser de la façon dont lestextes bibliques sont traités ? Que faire de l’image péjorative et caricaturale descommunautés concurrentes que le texte véhicule? Bref, que faire des polémiques

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fondatrices quand elles ont survécu à l’usure du temps et qu’elles sont devenuesun texte sacralisé206 ?

2) L’exhortation finale invite les « gens de la sourate al-Baqara » à combattrepour la cause de Dieu sans avoir peur de risquer leur propre vie, sans lésiner surla contribution qu’ils peuvent apporter à l’entreprise commune. Nous n’insis-terons pas sur l’actualité de ce discours. Mais ceux qui veulent emprunter les« chemins du dialogue » ne peuvent éluder cette question : que signifie combattrepour la cause de Dieu? De quels objectifs peut-on être sûr qu’ils sont ceux deDieu? Et quelles armes sont les siennes ?

Lecture de la deuxième Sourate du Coran

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206. Nous renvoyons à la conclusion de notre ouvrage Un récit musulman sur Isaïe(Paris, Le Cerf, 2001, p. 161-162), et à celle de notre article « les Histoiresprophétiques musulmanes », paru dans Chemins de dialogue 4 (1999), p. 261.

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Roger MichelISTR de Marseille.

LA VOIE DES SOUFIS

1. Approches et définitions du soufisme

Avant d’aborder directement le thème du soufisme, il est nécessaire dele situer dans le contexte plus large de la spiritualité musulmane qui ne seréduit pas seulement à la Voie des soufis.

La spiritualité musulmane est liée à la structure fondamentale de larévélation coranique. Il convient donc d’évoquer en avant-propos cequ’est la foi musulmane et quelle est sa spiritualité.

L’Islam (abandon à Dieu dans la paix), l’Imân (la foi) et l’Ihsân (la bonneconduite) sont les trois éléments essentiels de la religion musulmane.

• Au sens restreint, l’Islam est constitué par les cinq piliers bien connusdu culte musulman. L’ensemble de ces pratiques religieuses estappelée ‘ibâdât ou actes d’adoration. C’est en les accomplissant que lemusulman est en état d’obéissance (tâ‘a). Le croyant doit d’abord obéirà Dieu, et la spiritualité musulmane est essentiellement une spiri-tualité d’obéissance à la Loi (Charî’a), expression de la volonté divine.Pour extérieurs que soient les actes du culte, ils n’ont de valeur ques’ils sont immédiatement précédés par l’intention de les accomplir.C’est la niyya. Un hadîth célèbre dit : « Les actes ne valent que par lesintentions ». Tout risque de légalisme ou de ritualisme est par là écarté.

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• L’Imân, c’est-à-dire la foi, est avant tout la croyance en un Dieu uniqueet tout-puissant qui se fait connaître par ses anges, ses prophètes, seslivres, et qui jugera les hommes au jour dernier. Tel est le « Credo »musulman. Cette foi réside dans le cœur du croyant et Dieu seul est lemaître du cœur. La foi est un bienfait gracieux (ni’ma) du Seigneur. Elleest essentiellement la croyance en un Dieu unique, l’adhésion totale autawhîd (affirmation de l’unicité divine). Sur ce thème, le Coran, leHadîth et les écrits de tous les penseurs musulmans sont inépuisables.La foi n’est rien sans la Loi, mais la valeur de la Loi lui vient de la foi.

• L’I h s â n, c’est l’excellente conduite, fondement de l’éthiquemusulmane. Il s’agit de « vivre en étant conscient d’être toujours enprésence de Dieu », selon un hadîth.

•••

La fine pointe de la spiritualité islamique, c’est le soufisme, c’est-à-direla mystique musulmane.

On découvre mieux, aujourd’hui, la place de la mystique musulmaneau sein de la grande Tradition islamique, ne serait-ce que par les figurescontemporaines qui s’expriment en son nom, en France notamment1. Iln’est pas sans intérêt de se pencher sur cette veine spirituelle forte, sur lalongue histoire qu’elle occupe dans la Tradition islamique, sur l’impactqu’elle a aujourd’hui. Ce faisant, nous espérons contribuer à unemeilleure connaissance de l’islam, par-delà les clichés, les préjugés et lessimplismes réducteurs.

Le soufisme attire, séduit, alors que l’islam fait souvent figure derepoussoir en Occident. Quel paradoxe! Car le soufisme se veut laplénitude de l’islam, la « voie d’excellence » évoquée par le Prophète del’islam. Certes, le légalisme est tellement accentué en islam qu’il risque demasquer les valeurs spirituelles sur lesquelles le Coran a pourtant misl’accent. Tout ce qui touche à la spiritualité et particulièrement à lamystique est suspect aux docteurs de la Loi (les Ulémas) qui ne veulent

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1. Cf. Éric Geoff ro y, Initiation au soufisme, Paris, Fayard, coll. « l ’ E s p a c eintérieur », 2003.

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voir que la Loi (Charî’a) et l’obéissance (tâ’a) à la Loi, comme nous l’avonsdéjà dit.

Étymologiquement, le mot soufisme, apparu au XIXe siècle, traduit lemot arabe tasawwuf qui désigne l’action de devenir sûfi. Sur le planlinguistique, le mot sûfi dérive du verbe arabe sûfiya : « il a été purifié ».L’idée est de reconduire l’homme à la pureté originelle. En un deuxièmesens, le mot sûfi dérive du mot sûf, la laine. Le Prophète aurait recom-mandé à ses compagnons de porter une bure de laine rapiécée, en signede pauvreté spirituelle. Jusqu’à nos jours, les adeptes d’une voie initia-tique sont souvent appelés fuqarâ’ les « pauvres en Dieu ». Résumant lelien entre les deux sens évoqués, un maître spirituel définit le sûfi comme« celui qui a revêtu de laine sa pureté »2.

Comment définir le soufisme?

Globalement, le soufisme est une vision du monde et une manière devivre tendant à rapprocher de Dieu et dont le but ultime est l’union avecLui. Dans le cadre de cette « définition » générale, le soufisme tenteraprogressivement d’englober tous les courants spirituels de l’islam et de seprésenter comme la mystique musulmane.3

À l’époque du Prophète, il n’était pas tellement nécessaire de donnerun nom particulier au soufisme. Il s’agissait tout simplement de la voieintérieure de l’islam. Un soufi du IXe siècle affirme : « Le soufisme étaitauparavant (à l’époque du Prophète) une réalité sans nom, il est maintenantun nom sans réalité » ! L’idée est que, plus on s’éloigne de la périodeprophétique, plus le monde est supposé se dégrader. Chaque siècle estpire que le précédent. Cependant, affirme la Tradition islamique, au débutde chaque siècle de l’Hégire apparaît un rénovateur de l’islam.

Le soufisme a été défini par les soufis eux-mêmes comme la science descœurs, ou la science des états spirituels, ou encore la science de l’intérieur par

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2. Désormais, nous utiliserons les formes francisées de soufisme et de soufi(s).3. Mohammed Ali Amir – Moezzi, in Encyclopédie des religions, Bayard Éditions,

1977, tome 1, p. 782.

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opposition aux disciplines extérieures ou formelles telles que le Droitmusulman (fiqh) si important pour les Ulémas, les « savants » de l’islam.Il y aura souvent des heurts et des conflits violents entre les soufis et lesulémas.

Le soufisme repose sur les notions d’inspiration et de dévoilementspirituels. Il a pour assise le verset coranique 50,22 : « Nous avons ôté tonvoile ; ta vue est perçante aujourd’hui ! » (traduction de Denise Masson).Chaque verset coranique possède un sens extérieur (zâhir) et un sensintérieur (bâtin) que scrute le soufi. Cette science de l’exotérisme et del’ésotérisme est fondamentale dans le soufisme, chez les shi’ites encoreplus que chez les sunnites. Le soufisme est également défini comme uneaffaire de « goût ». Ibn Arabî (m. 1240) dit ceci : « Si l’on te somme deprouver la “science des secrets divins” (soufisme), demande à ton tour deprouver la suavité du miel. On te répondra qu’il s’agit là d’une sciencegustative. Rétorque alors qu’il en va de même pour le soufisme ». C’est ence sens qu’il faut comprendre l’adage soufi : « Seul celui qui a goûtéconnaît ».

Le soufisme est une Voie (tarîqa ; pl. turuq). Pour définir la Voie initia-tique, les maîtres spirituels utilisent le symbole géométrique du cercle. Lecercle représente la Loi divine (Charî’a). La plupart des hommes restenttoute leur vie sur cette limite, c’est-à-dire se contentent d’une observanceextérieure de la religion. Ainsi en est-il dans toute religion. Seuls certainsentreprennent la Voie initiatique (tarîqa) qui les conduira jusqu’au centre,là où ils ont accès à la Réalité intérieure (Haqîqa) du message divin. Lesymbole de l’échelle est aussi employé4. Le soufi progresse sur la Voieétroite en gravissant l’échelle des « stations » (maqâm ; pl. maqâmât) et des« états » spirituels (hâl ; pl. ahwâl) jusqu’à la demeure de l’Amour de Dieu

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4. Le chrétien pensera évidemment au thème de l’échelle sainte développé parsaint Jean Climaque, un Père du désert. Cette échelle ascétique et mystique atrente échelons, en nombre égal à celui des années que le Christ passa sur terreavant son baptême. Elle représente les étapes de l’ascension de l’âme versl’Amour de Dieu. Ce thème de l’échelle sainte, utilisé en islam comme enchristianisme, a été repris de façon originale et inédite par Christian deChergé, le prieur de Tibhirine, dans un texte majeur intitulé précisément« l’échelle mystique du dialogue » que nous présentons dans ce même volume.

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(mahhaba), dira Ghazâli (m. 1111). Avant lui, Abû Yazîd Bistâmî (m. 875)confessait cependant : « Chaque fois que je croyais être parvenu au termede la Voie, on me signifiait que c’en était le début ». Autrement dit, le soufiest toujours en voyage ; il n’est jamais arrivé au but.

Quatre objectifs principaux et progressifs sont à atteindre par le soufisur la Voie : s’adonner à la purification de l’âme; arriver à la connaissancede Dieu afin de mieux l’adorer ; s’unir à Dieu ou plutôt « s’éteindre » enLui (fanâ’) ; mourir à soi-même et revivre par Lui. Soustrait aux sollicita-tions du monde, le soufi connaît alors l’ivresse spirituelle de l’immersiondans la Présence divine ; il passe du témoignage extérieur (la shahâda) à lacontemplation intérieure (la mushâhada). En tout cela, le soufi renouvelleà chaque instant le Pacte (mithâq) primordial scellé entre Dieu et leshommes en Adam (cf. Coran 7,172).

En somme, la Voie des soufis est la transposition sur le plan mystiquedu verset coranique 55,26-27 : « Tout ce qui se trouve sur terre estévanescent. Seule subsiste la face de ton Seigneur, pleine de majesté et demunificence ».

•••

Le soufisme s’enracine foncièrement dans le Coran et la Traditionprophétique, quoiqu’il en soit des influences étrangères qui ont pul’enrichir. Junayd, le maître spirituel de Bagdad (m. 911), affirmait :« Notre science (le soufisme) est intimement liée au Coran et au modèlemuhammadien (Sunna) ».

De fait, le soufi chemine dans le Livre. Il méditera de nombreux versetsqui parlent de la présence de Dieu (2,115), de sa proximité (50,16), de sonamour (5,54) de sa lumière (24,35). Les exemples prophétiques l’inspi-reront aussi : Abraham, l’ami de Dieu ; Moïse, l’interlocuteur de Dieu ;Jésus, le fils de Marie, ou encore les sept Dormants dans la Caverne(cf. Coran 18,1-26). À titre d’exemple, les 372 « haltes » spirituelles del’ouvrage Kitâb al-Mawâqif (le livre des stations) de l’émir Abd al-Qâdir se

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nourrissent du Livre et s’appuient sur un verset coranique cité en exerguede chaque halte.

Le modèle muhammadien inspire aussi les soufis qui ont élaboré touteune doctrine de la primauté du Prophète par rapport à la création. Toutes lescréatures doivent leur existence à la lumière muhammadienne (nûrmuhammadî), de même que tous les prophètes y puisent leur proprelumière. Ce thème n’est pas sans rappeler celui du Logos chrétien.

Tustarî (m. 896) écrit : « Le Muhammad primordial représente le cristalqui attire sur lui la Lumière divine, l’absorbe en son cœur, la projette àtoute l’humanité dans le Coran, et illumine l’âme du mystique ». Avec IbnArabî (m. 1240), Muhammad deviendra « l’Homme universel ».

Tout cela inquiétera évidemment les Ulémas qui y verront de l’asso-ciationnisme (shirk). Associer quelqu’un à Dieu est un « péché mortel » enislam, une atteinte à l’unicité divine.

Par ailleurs, l’Ascension céleste (le mi’râj) du Prophète représentel’archétype de tout voyage initiatique en islam, de toute expérience spiri-tuelle. Selon la Tradition, le Prophète, après avoir été transporté de nuit deLa Mekke à Jérusalem, fut élevé jusqu’au Trône divin. Son guide,l’archange Gabriel, s’arrêta, tandis que Muhammad fut admis dans laproximité de Dieu, « à la distance de deux arcs ou plus près » (Coran 52,9).La proximité entre Dieu et l’homme est une notion-clé dans la spiritualitéislamique5.

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5. Roger Michel, « La notion de qurb (proximité) en islam », Chemins de Dialogue12,13 et 15.

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2. Quelques voies mystiques en islam

Il y a une riche palette de types spirituels dans le soufisme. Selon unadage : « Il existe autant de voies menant à Dieu que de fils d’Adam ».Chacun progresse dans la Voie selon ses prédispositions. En suivant lacourbe historique du soufisme, quelques figures emblématiques sont àsignaler.

Râbi’a al-Adawiyya (713-801) ou la voie de l’amour

Râbi’a est une pauvre et vieille dame décédée à l’âge de 90 ans, audeuxième siècle de l’Hégire, notre huitième siècle6. Née au bord du golfepersique, elle est la quatrième fille de ses parents, d’où son nom de Râbi’a.Esclave affranchie par son maître, elle se retire dans une cabane de jonc ety passe sa longue vie, dans la pauvreté et la prière, avec pour seulecompagnie une servante qui nous a fait connaître sa haute spiritualité.Beaucoup de musulmans venaient la voir et la consulter.

Sa voie spirituelle est centrée sur l’amour, selon les trois axes suivants :- Aimer Dieu seul, à l’exclusion de toute créature ;- Aimer Dieu seul, c’est-à-dire désirer le voir dans l’au-delà ;- Aimer Dieu pour lui seul, à l’exclusion de toute récompense, surtoutcelle du paradis.

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6. Le premier siècle de l’islam est celui des grandes conquêtes musulmanes.Devant les excès de celles-ci, de pieux musulmans réagissent et prônentl’ascèse, le détachement des biens. C’est le siècle où vécut celui que l’onappellera le « patriarche de la mystique musulmane » : Hasan al-Basri (642-728). Fidèle à sa conscience, il n’hésite pas à réprimander les gouverneurs et lecalife lui-même à cause de leurs abus de pouvoir et de leurs injustices. C’estun homme profondément religieux, voire scrupuleux.

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Voici sa prière : « Mon Dieu, si je T’ai adoré par crainte de l’enfer,brûle-moi à son feu. Si c’est par désir du paradis, interdis-le moi. Mais sije ne T’ai adoré que pour Toi, alors ne m’interdis pas de voir Ta face ! ».

Râbi’a est la femme du « pur amour » de Dieu :

« Je T’aime de deux amours : un amour instinctifet un amour dont Tu es seul digne.L’amour instinctif, c’est de passer mon temps à nepenser qu’à Toi, à l’exclusion de tout autre.Mais l’amour dont Tu es le seul digne,c’est que Tu enlèves les voiles pour que je Te voie ».

Râbi’a al-Adawiyya sera connue dans l’occident chrétien sous le nomde « Dame Caritée », grâce à Joinville, le compagnon de saint Louis. C’estpar lui qu’elle sera en quelque sorte « christianisée » jusqu’à jouer un rôledans la querelle du pur amour au XVIIe siècle, entre Fénelon et Bossuet.

Elle est un cas typique de l’action de Dieu dans une âme humble,généreuse et aimante, qui fait épanouir en elle les valeurs les plusprécieuses de l’islam par-delà les strictes limites de l’orthodoxieislamique. Très connue, très aimée, Râbi’a fait l’objet de films, de revueset d’articles de vulgarisation jusqu’à nos jours.

Bistâmî (m. 875) ou la voie de l’unicité divine

Au siècle suivant, le neuvième de notre ère, Abû Yazîd Bistâmî faitl’expérience austère, étrange et déroutante de l’unicité absolue de Dieu.Le nom d’Abû Yazîd deviendra en turc Bâyazîd, nom de plusieurs sultansottomans, et même Bajazet, dans la célèbre tragédie de Racine écrite en1672. Rude montagnard du Khorâsân, au bord de la mer Caspienne,Bîstâmî est excessivement personnel dans son ascèse comme dans samystique.

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D’étape en étape - les notions d’étape, de degré ou de station sontfondamentales dans le soufisme, comme nous l’avons déjà mentionné -Bistâmî en arrive à la conviction que lui, Abû Yazîd, n’existe plus et queDieu seul existe à sa place : « Je me suis desquamé de mon Moi, comme leserpent se desquame de sa peau, puis je me suis regardé moi-même, etvoici que j’étais Lui ! » Il s’agit d’une substitution du moi divin au moihumain, d’où certaines de ses expressions qui restent un blasphème pourles musulmans qui le comparent à un ivrogne ou à un fou. Pourtant, onre t rouve son nom dans la filière généalogique de bon nombre deconfréries.

L’unicité absolue de Dieu est le point de départ, le centre et la fin deson expérience spirituelle. Il pousse ce principe coranique fondamentaljusqu’à l’extrême. Dans son effort d’ascèse et dans sa tension intellectuelleexacerbés, sans doute lui a-t-il manqué une doctrine sûre des rapportsentre l’homme et Dieu.

Hallâj (858-922) ou la voie du martyre

Nous en arrivons à ce qui peut être considéré comme un tournant dansl’aventure du soufisme : la vie et le martyre de Hallâj, mort en 922, troissiècles après l’Hégire. Hallâj nous est connu grâce à Louis Massignon quilui a consacré une thèse magistrale en 1922.

Al – Husayn Ibn Mansûr al – Hallâj (858-922) est un Persan, né dansl’Iran actuel. Il entreprend une sorte de noviciat soufi auprès de troismaîtres spirituels successifs, dont le fameux maître de Bagdad, Junayd,dont il se séparera pour se rapprocher des milieux shi’ites gnostiques.Puis il séjourne deux ans à La Mekke, seul, et y prend conscience de savoie et de sa mission.

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Pour Hallâj, le mystique parvenu au sommet de l’union avec Dieu esttransformé en Lui. Il devient le témoin de cette union à Dieu et l’interprètede Sa volonté.

Hallâj se fait prédicateur itinérant jusqu’en Chine et revient dans lacapitale de l’empire, à Bagdad, où il prêche dans tous les lieux publics. Ilprône une doctrine d’union mystique à Dieu que résume bien sa célèbrephrase : anâ-l-haqq, « Je suis le Réel » ou « Je suis Dieu ». Le pouvoir se metà redouter son succès qui est considérable. On l’accuse de « prétendre à laSeigneurie » et de parler d’inhabitation de Dieu dans l’homme :

« Je suis (disait-il) devenu Celui que j’aime,et Celui que j’aime est devenu moi !Nous sommes deux esprits, fondus en un seul corps !Aussi, me voir, c’est Le voir, et Le voir, c’est nous voir ».

Hallâj est aussi suspecté de collusion avec des groupes shi’ites quimenacent le pouvoir abbasside. Au terme d’un procès politico-religieux,après douze ans de prison, il est condamné à mort, flagellé, mutilé desmains et des pieds, exposé au gibet puis décapité. Il meurt ainsi martyr, lelundi 25 mars 922, après avoir pardonné à ses bourreaux.

Il semble bien que Hallâj ait re c h e rché le martyre, ainsi qu’entémoignent ces propos :

« Va-t-en prévenir mes amisQue je me suis embarqué pour la haute merEt que la barque s’est brisée.C’est dans la religion de la croix (le gibet) que je mourrai.Je ne veux plus de La Mekke ni de Médine…Tuez-moi, mes chers amis, car mon meurtre est ma vie.Ma mort, c’est de survivre et ma vie, c’est de mourir…Unifie-moi à Toi, Ô mon Unique, en me faisantDire en vérité que Tu es unique,Car à cela aucun chemin ne mène ».

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Hallâj a vécu, a pensé et a voulu mourir en musulman. Mais sonexpérience dépasse les limites de l’orthodoxie islamique. Il est le plusgrand témoin de la contradiction entre la doctrine des Ulémas et lavocation soufie vécue jusqu’à l’extrême de l’amour. Le gibet de Hallâj estle signal sanglant de la rupture entre l’aventure mystique en quêted’absolu et l’orthodoxie officielle qui ne tolère pas qu’un musulmanprétende s’unir à Dieu.

Désormais, le soufisme devra pre n d re une autre direction. Unedeuxième période dans l’histoire de la mystique musulmane vacommencer.

•••

Après le drame vécu par Hallâj, et il n’est pas le seul à avoir étéexécuté, une nouvelle génération de soufis tentera de prouver que lavéritable mystique est en tout point conforme au véritable islam. Parmil’abondante littérature mystique qui fleurit aux Xe et XIe siècles, il faut aumoins citer la célèbre Épître de Qushayrî, sans cesse rééditée, et surtoutGhazâlî (m. 1111), l’Algazel du Moyen-âge latin que cite saint Thomasd’Aquin. L’influence de Ghazâlî, surnommé « la preuve de l’islam », neconnaît pas de déclin. Il a rédigé une véritable somme théologiqueappelée « la revivification des sciences de la religion », qui vise justementà insuffler l’esprit de la doctrine soufie dans les sciences religieuses tradi-tionnelles pour les revivifier. Pour lui, le sommet des stations de l’itiné-raire mystique est l’amour (mahhaba), comme nous l’avons évoqué dans lapremière partie de cette étude. Cet amour est réciproque, quoiqu’inégal,entre Dieu et l’homme. Il peut conduire l’homme tout près de Dieu (lafameuse notion de qurb ou proximité), mais jamais à l’union à Dieu ni àl’inhabitation de Dieu dans l’homme, comme le prétendait Hallâj. « Enrésumé, écrit Ghazâlî, le soufisme aboutit à une proximité (qurb) telle quecertains se sont presque imaginés que c’était une habitation (hulûl),d’autres une unification (ittihâd) et d’autres une jonction (wusûl), maistout ceci est faux ».

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Ibn Arabî (1165-1240) ou la voie de « l’unité d’existence »

Né en Espagne (1165) et mort à Damas (1240), Ibn Arabî, surnommé« le grand maître », représente lui aussi un « tournant » dans l’évolutionhistorique de la spiritualité en terre d’islam. Il est tributaire d’un triplecourant : la philosophie platonicienne, le mazdéisme de l’Iran ancien etl’influence du shi’isme. Sa doctrine est complexe et foisonnante, sonœuvre est immense (près de trois cents ouvrages, dont le monumentalKitâb al-Futûhât al-makkiya, ou « Les illuminations mekkoises », qui exposeen cinq cent soixante chapitres les mystères que les anges, les prophètes etDieu lui-même lui ont communiqués en vision. Citons aussi le Fusûs al-hikam qui suscitera près de deux cents commentaires).

Il s’adonna aux spéculations les plus riches, fondées sur sonexpérience personnelle scrutée avec finesse. L’axe essentiel de sa doctrinereprend la perception de base du Coran et de l’Islam : Dieu seul existevraiment. Ibn Arabî en tire les conséquences les plus extrêmes. Si Dieuseul existe, tout ce qui existe est Dieu. Puisqu’il n’y a qu’un seul Êtreexistant, Dieu et les créatures sont unifiés dans la même et uniqueexistence. C’est « l’unité d’existence » (wahdat al-wujûd). Cette doctrine estthéomoniste plutôt que panthéiste comme on l’a souvent qualifiée.

Tu ne connais le monde que dans la mesure où on connaît les ombres.Tu ignores Dieu dans la mesure où tu ignores qui est la source de cetteombre de Dieu qui est le monde. Reconnais donc que tu es, en réalité, cepar quoi tu es Dieu. C’est par cette connaissance de soi que les mystiquessont supérieurs aux autres hommes.

Un autre aspect de la doctrine d’Ibn Arabî concerne le dialogue inter-religieux, comme on le verra plus loin. Citons simplement ici ce textecélèbre :

« Mon cœur est devenu capable de toute image.Il est prairie pour les gazelles, couvent pour les moines.Temple pour les idoles, (la) Mekke pour les pèlerins.Tablettes de la Torah et livre du Coran.

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Je professe la religion de l’amour.Partout où se dirigent ses montures,l’amour est ma religion et ma foi ».

L’influence d’Ibn Arabî est considérable. Privilégiant la voie de la poésie,le grand mystique persan Mawlanâ Jalâl al-dîn Rumî diffusera la doctrinedu « grand maître ». Dans son Mathnawî de vingt-six mille vers, traduit enfrançais sous le titre de « La quête de l’Absolu », il célèbre l’union del’homme à Dieu. Le mystique est une flûte. À l’embouchure de la flûte setrouve la bouche de Dieu dont le souffle passe à travers le roseau et sortpar l’autre orifice qui est la bouche du mystique.

Un poète arabe, Omar Ibn al-Fârid, le « sultan des amoureux »,vulgarise, lui aussi, la doctrine d’Ibn Arabî. Ses poèmes, dont le fameux« éloge du vin », célèbrent l’ivresse mystique. Ses vers ont le don demettre en transes ceux qui les psalmodient. Ils sont particulièrementprisés dans les séances des confréries religieuses.

Dans la lignée spirituelle et doctrinale d’Ibn Arabî, il faut bien sûrévoquer Abd al-Qâdir, le résistant algérien à la colonisation française.Nous le connaissons comme guerrier, nous ignorons trop souvent sadimension intellectuelle et mystique. Son ouvrage Kitâb al-Mawâqif (lelivre des stations) décrit troix cent soixante-douze « haltes spirituelles »sur la Voie qui mène à Dieu. Malgré ses déboires avec la colonisationfrançaise, il entretiendra de solides amitiés avec les chrétiens, en Algérie,en France, dans son exil à Damas où il sauvera avec les siens, en 1860, lavie de quinze mille chrétiens menacés par des troubles entre chrétiens etDruzes7.

Abd al-Qâdir déclarait : « Si tu penses et crois que Dieu est ce queprofessent et croient toutes les écoles de l’islam, sache que Dieu est cela etqu’il est autre que cela ! Si tu penses et crois ce que croient les diverses

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7. Cf. Henri Teissier, « L’entourage de l’émir Abd al-Qâdir et le dialogue islamo-chrétien », extraits d’un ouvrage inédit, Islamochristiana 1, p. 41-69. Voir aussiHenri Teissier, « L’Émir, homme de dialogue », Chemins de Dialogue 19, p. 29-47.

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communautés – musulmans, chrétiens, juifs, mazdéens, polythéistes etautres – sache que Dieu est cela et qu’il est autre que cela… Aucune de sescréatures ne l’adore sous tous ses aspects ». Ces propos rejoignent ceuxdes mystiques chrétiens dans la ligne d’une théologie apophatique.

Amadou Hampâté Bâ (m. 1990) ou la voie de la sagesse

L’Afrique subsaharienne a engendré, elle aussi, de grands mystiquesmusulmans.

Né en 1900, Amadou Hampâté Bâ, de culture peule, est surnommé « leSage de Bamako »8. Disciple de Tierno Bokar, il appartient à la confrériesoufie Tidjaniya. Sa carrière administrative le mènera dans différentescontrées d’Afrique. Proche des chrétiens, ouvert à toute religion, ilrencontre le pape Jean XXIII à Rome, en 1958. Initié par Tierno Bokar ausymbolisme des lettres et des nombres, science ésotérique islamiqueclassique, il expose à Niamey (Niger), en 1975, la valeur numérale du nomcoranique de Jésus devant l’Église diocésaine rassemblée9. C’est lui quijeta cette phrase comme un appel à l’aide au Conseil exécutif del’UNESCO, en 1963 : « En Afrique, quand un vieillard meurt, c’est unebibliothèque qui brûle ! » Il aurait eu cent ans en l’an 2000.

Son approche des grandes religions monothéistes est typiquementafricaine : « Je considère le judaïsme, l’islam et le christianisme comme lesfils d’un père ayant trois coépouses. Dans cette famille polygame, chaquemère élève son enfant selon sa propre coutume, ce qui veut dire quechacune parle à son fils de son époux (symbolisant Dieu) selon laconception qu’elle en a ».

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8. Cf. Jean-Marie Mathieu, « Dialogue imaginaire entre le vieux sage peulAmadou Hampâté Bâ et un jeune blanc-bec », Chemins de Dialogue 15, p. 169-185.

9. Bâ Amadou Hampâté, Jésus vu par un musulman, Paris, Stock, 1994.

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Dans un beau livre intitulé Paroles de liberté en terres d’islam10 présentantdix personnages d’hier et d’aujourd’hui, la vie et le message d’AmadouHampâté Bâ et de son maître Tierno Bokar sont bien évoqués. Sous le titre« N’aimer que ce qui nous ressemble c’est s’aimer soi-même, ce n’est pasaimer », on peut méditer cette parabole du « Sage de Bamako » :

Il y a trois vérités : ma vérité, ta vérité, et la vérité.La vérité n’appartient à personne : elle est au centre, et n’appartient

qu’à Dieu. Elle représente la lumière totale, et c’est pourquoi elle estsymbolisée par la pleine lune […]. Ma vérité, comme ta vérité, ne sont quedes fractions de la Vérité. Ce sont des croissants de lune situés de part etd’autre du cercle parfait de la pleine lune. La plupart du temps, quandnous discutons et que nous n’écoutons que nous-mêmes, nos croissants delune se tournent le dos. […] Il nous faut d’abord nous retourner l’un versl’autre, prendre conscience que l’autre existe, et commencer à l’écouter.

Alors nos deux croissants de lune vont se faire face, se rapprocher peuà peu et peut-être, finalement, se rencontrer dans le grand cercle de laVérité. C’est là, et là seulement, que peut s’opérer la conjonction.

3. Les confréries (turuq)

Depuis le XIIIe siècle jusqu’à nos jours, la grande aventure du soufismeest véhiculée et diffusée dans le peuple musulman par les confréries. En1258, la chute de Bagdad met fin à l’Empire abbasside. L’effondrement desstructures religieuses traditionnelles va renforcer l’autorité des Cheikhs etdes familles spirituelles qui s’organisent en confréries, proposant jusqu’ànos jours des espaces de solidarité et des médiations entre le croyant etson Dieu. Dans la ligne des théoriciens du soufisme des Xe et XIe siècles,ces « voies » naissent d’un triple besoin du croyant musulman :

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10. Paris, Éditions de l’Atelier, 2002.

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- ne pas se lancer seul dans l’aventure spirituelle ;- chercher un guide (le rapport de maître à disciple est capital) ;- recevoir la Baraka que le Cheikh transmet par l’imposition des mains.

Au XIXe siècle, on peut dire que tous les musulmans de l’empireislamique relèvent d’une confrérie. Les quatre plus grandes sont laQâdiriya qui se réclame de Sidi Abd al-Qadîr al-Jilâni ; la Mawlawiya quidescend de Jalâl al-dîn Rûmî, dont les adeptes sont les « dervichestourneurs » ; la Shâdhiliya fondée par Abû l-Hasan al-Shâdhilî à Tunis ; laTidjâniya fondée par Sidi Ahmed al-Tijâni à la fin du XVIIIe siècle auSahara et au Maroc.

L’organisation d’une confrérie peut être comparée aux Ordres etCongrégations en christianisme, mais ses adeptes ne sont pas des« consacrés ». À la tête se trouve un supérieur général (le Cheikh), puisviennent des supérieurs locaux qui reçoivent du Cheikh un diplômed’investiture. Ce diplôme comporte la mention de la « chaîne » (Silsila ouisnâd), c’est-à-dire la filière généalogique qui permet aux confrères de serattacher au fondateur de la confrérie, puis du fondateur au Prophète del’islam, enfin de celui-ci à Dieu lui-même. Localement, une cellule deconfrérie (zâwiya) est dirigée par un « prieur » (muqaddam). Les membresde la cellule sont appelés les « frères » ou les « pauvres » en Dieu. Lesystème financier des confréries est re m a rq u a b l e ; les recettes sonténormes et viennent de partout.

L’exercice spirituel principal des confréries consiste en une séance deDhikr individuel ou collectif. Dhikr est un mot-clef du Coran qui signifiese remémorer Dieu et L’invoquer à la fois. Ce « rappel » incite l’homme àse souvenir du Pacte originel entre Dieu et les hommes en Adam(cf. Coran 7,172), qui a précédé la création et donc la séparation des êtresde Dieu. Les séances d’audition de chant et de musique (samâ’), ou encorela flûte du roseau (ney) de Rûmî jouent le même rôle : rappeler avecnostalgie l’état d’union primordial.

Les confréries ont été violemment combattues par les « réformistes »du début du XXe siècle qui y voient une « bid’a » (innovation blâmable)

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surtout à cause de leur « culte des saints », alors que l’islam n’admetaucun intermédiaire entre l’homme et Dieu. Les musulmans modernesleur reprochent aussi leur attitude de collaboration avec les agents de lacolonisation. Sont réprouvées également les déviances comme la super-stition, le trafic des talismans et des amulettes, les pratiques magiques.

En fait, les confréries survivent partout dans l’islam aujourd’hui. Ellesforment un milieu vivant et fraternel où le musulman peut progresserdans la voie de l’amour. En Europe, en France particulièrement, certainesconfréries étendent leurs réseaus. On connaît par exemple l’influence deCheikh Khaled Bentounès, qui dirige actuellement la confrérie Alawiyafondée à Mostaganem. Il est aussi le fondateur des scouts musulmans enFrance. Les moines de Tibhirine étaient en lien avec cette confrérie, dansle Ribât as-salâm, le « lien de la paix », lieu de rencontre, de réflexion et deprière commune.

4. L’ouverture interreligieuse du soufisme

Dans son Initiation au soufisme11, Éric Geoff ro y, universitairemusulman, développe une réflexion assez neuve sur « le soufisme etl ’ o u v e r t u re interre l i g i e u s e » (chapitre 5) : comment les soufis sepositionnent-ils par rapport à la pluralité des religions?

Le Coran évoque à plusieurs reprises la « Religion primordiale » ou« immuable ». Toutes les religions historiques seraient issues de cettereligion sans nom, et auraient une généalogie commune. Sur la base decette approche, les soufis vont développer « une théologie du pluralismereligieux ». Un verset du Coran (5,48) affirme : « À chacun de vous, Nousavons donné une voie et une règle ». Ce verset justifie la diversité des

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11. Paris, Fayard, 2003.

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traditions religieuses qui se trouvent unies, de façon sous-jacente, parl’axe de l’Unicité divine.

L’universalisme de la Révélation divine est confirmé par le Prophètedans un hadîth : « Nous autres, prophètes, sommes tous les fils d’unemême famille, notre religion est unique… Quiconque fait du mal à unchrétien ou à un juif sera mon ennemi le jour du Jugement ». Certes, aucours de l’histoire, les polémiques islamo-chrétiennes opposero n tchrétiens et musulmans ; pourtant, il y eut toujours des esprits ouverts.

Au XIe siècle, Ibn Hazin écrit : « Place ta confiance en l’homme pieux,même s’il ne partage pas ta religion ». Un cadi (juge) du XVe siècle affirme :« Tout homme peut être sauvé par sa propre foi, celle dans laquelle il estné, pourvu qu’il la conserve fidèlement ». Après avoir tancé unmusulman qui s’en prenait à un juif sur le marché de Bagdad, Hallâj a cesmots : « J’ai réfléchi sur les dénominations confessionnelles, faisant effortpour les comprendre, et je les considère comme un Principe unique àramifications nombreuses ».

Ibn Arabî fournit un cadre doctrinal au thème de l’« unité transcen-dante des religions ». À ses yeux, toutes les croyances et donc toutes lesreligions sont vraies, car chacune répond à la manifestation d’un Nomdivin, et il donne ce conseil : « Prends garde à ne pas te lier à un credoparticulier en reniant tout le reste. Que ton âme soit la substance de toutesles croyances, car Allâh le Très Haut est trop vaste et trop immense pourêtre enfermé dans un credo à l’exclusion des autres ».

L’émir Abd al-Qâdir, malgré ses déboires avec le colonialisme français,prône le rapprochement avec le christianisme : « Si les musulmans et leschrétiens m’écoutaient, s’écrit-il, je ferais cesser leur antagonisme et ilsdeviendraient frères à l’extérieur et à l’intérieur ». On sait que les soufisvoient en Jésus le « sceau universel de la sainteté ».

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Il faut toutefois re c o n n a î t re que l’ouverture interreligieuse dusoufisme a ses limites.

Le principe coranique de la « Religion immuable » s’assortit d’unecritique des « déviations » que les religions antérieures à l’islam auraientfait subir aux messages divins. Sur ce point, l’immense majorité des soufiss’alignent sur la position islamique traditionnelle et officielle concernantle thème bien connu de la « falsification des Écritures ». Dans la mesureoù les Écrits bibliques ne concordent pas avec les affirmations coraniques,c’est que les juifs et les chrétiens ont falsifié leurs textes fondateurs. Cethème qui a hypothéqué les relations entre juifs, chrétiens et musulmansest cependant remis en cause aujourd’hui par de sérieux exégètes etthéologiens musulmans et chrétiens12.

Certains soufis s’alignent aussi sur la pensée dominante en islam, àsavoir que chaque religion a eu sa raison d’être en son temps. Or l’islamest la dernière religion révélée. Le Coran rectifie et confirme les religionsantérieures ; Mohammed est considéré comme le « sceau des Prophètes ».Cette vision « englobante » de la théologie islamique traditionnelle estaussi relativisée par « les nouveaux penseurs de l’islam »13.

Que conclure?

Pour Ibn Arabî, l’islam est comparable au soleil, et les autres religionsaux étoiles. Au lever du soleil, les étoiles ne disparaissent pas, mais leurl u m i è re est absorbée par l’astre. Prolongeant cette métaphore, ÉricGeoffroy affirme qu’à notre époque où les frontières qui séparaient lescivilisations et les religions se sont effondrées, nul ne peut plus ignorer lesautres « soleils ».

La Voie des soufis reste ainsi ouverte au dialogue interreligieux.

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12. Cf. Ces Écritures qui nous questionnent, la Bible et le Coran, Paris, Le Centurion,1987. Il s’agit du premier ouvrage publié par le Groupe de Recherche Islamo-Chrétien (GRIC).

13. Cf. Rachid Benzine, Les nouveaux penseurs de l’islam, Paris, Éd. Albin Michel,Coll. « L’islam des lumières », 2004.

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Au terme de cette trop brève randonnée dans le monde du soufisme,quelques mots de conclusion s’imposent.

Sans nier l’influence du monachisme chrétien au début du soufisme etla triple influence de la philosophie grecque, de l’héritage iranien et del’esprit du shi’isme sur le soufisme postérieur (cf. Ibn Arabî), on peutaffirmer que l’essentiel de la mystique musulmane est fondé sur ledynamisme spirituel intérieur au Coran. Toutefois, l’orthodoxieislamique, soucieuse avant tout de sauvegarder la transcendance absoluede Dieu et sa dissemblance vis-à-vis de ses créatures, verra logiquementdans la prétention des soufis à s’unir à Dieu une forme d’associationismequi ne saurait être tolérée. Le pouvoir politique et l’autorité religieuseferont souvent corps contre ces « perturbateurs ». Il est vrai qu’en toutereligion instituée, les mystiques sont inquiétants.

Alors que l’islam orthodoxe aura toujours tendance à marginaliser,voire à exclure les soufis, ceux-ci ne cesseront jamais d’irriguer spirituel-lement les sciences religieuses traditionnelles, au bénéfice du peuplemusulman : « Le vrai soufisme, respectueux de la Loi, la vivifie par saspiritualité », remarque Éric Geoffroy, un des meilleurs témoins dusoufisme en France. Certes, le soufisme n’est pas tout l’islam, ni mêmetoute la spiritualité musulmane qui est essentiellement, nous l’avonsplusieurs fois souligné, obéissance à Dieu dans la foi et dans la Loi,expression de la volonté divine. Mais il peut être considéré comme un desplus beaux fleurons spirituels de la civilisation islamique.

Pour la foi chrétienne, le soufisme est, comme l’a dit Jacques Maritain,« l’histoire de la grâce en terre non-chrétienne ». Christian de Chergé, leprieur de Tibhirine, en était tellement persuadé qu’il a voulu entraîner sesfrères sur « l’échelle mystique du dialogue »14, ouvrant la porte à la voie dela rencontre et de la prière commune entre chrétiens et musulmans, une tâcheplus actuelle et plus nécessaire que jamais.

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14. On en trouvera le texte intégral dans Islamochristiana 23, Rome, 1997, p. 1-25.

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Orientation bibliographiques

Cheikh Khaled BENTOUNESLe soufisme cœur de l’Islam, Éd. La table Ronde, 1996, 275 p.

Robert CASPARDeux numéros de la revue Se Comprendre :« La mystique musulmane » 1981/05 et 1982/04.

Éric GEOFFROYInitiation au soufisme, Fayard, 2003, 322 p.Un véritable traité de spiritualité islamique.

Dom Pierre MIQUELL’Islam mystique, Éd. Le Léopard d’or, 1992.Initiation thématique au soufisme, suggestive et très pratique.

Alexandre POPOVIC et VEINSTEIN GillesLes voies d’Allah, Éd. Fayard, 1996, 711 p.Une somme sur le monde des confréries mystiques musulmanes.

Anne-Marie SCHIMMELLe soufisme ou les dimensions mystiques de l’Islam, Éd. Cerf, 1996, 632 p.Présentation classique assez complète sur le sujet et accessible.

Eva de VITRAY- MEYEROVITCHAnthologie du soufisme, Éd. Sindbad Albin Michel, 1978, 350 p.Choix de textes des grands auteurs classiques.

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Mohamed Benjelloun-TouimiAgrégé de l’Université de Rabat, Professeur honoraire du lycée Descartes.

LE GRIC :GROUPE DE RECHERCHE ISLAMO-CHRÉTIEN

1. Sa genèse

Le GRIC est né en 1977 à l’initiative d’un groupe d’amis chrétiens etmusulmans déçus par les différents colloques islamo-chrétiens qui se sontmultipliés à partir des années 70 (Cordoue, Tunis, Tripoli). Leur caractèrepublic et le mandat plus ou moins officiel des délégués sont de nature àpousser l’apologétique et à verser dans la polémique, et dans les meilleursdes cas donnent lieu à « des discours parallèles » peu propices à uneréflexion et une discussion approfondies.

Le GRIC est composé à partie égale d’universitaires chrétiens etmusulmans formés aux exigences de la recherche scientifique ayant uneconnaissance sérieuse de leur tradition religieuse et une connaissancesuffisante de la tradition de leurs partenaires. Le but est de proposer desvoies en partie nouvelles, sans mandat officiel ou officieux d’autoritésquelconques, afin de garantir la liberté de recherche. La première réuniondu groupe à l’abbaye de Sénanque (Vaucluse, France) en novembre 1977a élaboré une charte fondamentale intitulée : Orientations générales pour undialogue en vérité dont voici les têtes de chapitres.

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1.1. Fidélité à notre foi et ouverture à l’autre

Musulmans et chrétiens nous croyons que Dieu s’est révélé par saParole (Coran et Jésus). Mais nous pensons que notre certitude de foiimplique nécessairement une recherche sans fin de la vérité et qued’autres approches de la parole de Dieu sont légitimes et peuvent êtrefécondes pour nous. Il s’agit en quelque sorte pour le musulman de recon-naître la validité et la fécondité de la foi et de la recherche chrétiennes etinversement pour le chrétien.

Si chacun de nous reste fermement attaché à l’essentiel de sa foi et à lavision du monde qu’elle implique, nous avons tous à élargir notre visionpour rendre compte de la valeur religieuse de l’autre tradition. Le chrétienpar exemple n’a pas à exiger du musulman qu’il adopte la foi chrétienneen la divinité du Christ. De même que le musulman ne peut exiger duchrétien qu’il reconnaisse le Coran comme révélation ultime etMohammed comme le sceau des prophètes. Ainsi nous rejetons toutsyncrétisme qui tendrait à occulter les différences essentielles entre nosreligions et nous ne cherchons pas à concilier l’inconciliable au prix de lavérité.

Il s’agit pour nous de mettre en lumière les nombreuses convergencesentre nos visions de foi et en même temps de mettre en valeur les diver-gences réellement fondamentales. Ce respect de l’inconciliable et dupluralisme vaut aussi à l’intérieur de chaque groupe. Des divergencesimportantes peuvent se manifester entre participants d’une mêmereligion. Si l’on n’arrive pas à les réduire elles seront loyalement consi-gnées dans nos travaux car nous refusons tout unanimisme qui feraitviolence aux consciences.

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1.2. Notre « représentativité »

Nous récusons à l’avance l’objection que les membres de notre groupeet les résultats de leurs travaux ne sont pas représentatifs de la penséemajoritaire de leur communauté. Si nous participons à ce groupe à titrepersonnel, nous y venons en tant que croyants pleinement fidèles auxsources de notre foi.

Nous sommes des croyants héritiers conscients et critiques de tradi-tions multiséculaires et cherchons à mieux comprendre notre foi, àrépondre à ses exigences dans le monde actuel, et par là à contribuer àf a i re avancer nos communautés. C’est pourquoi nous publions lesrésultats de nos travaux. Le seul garant que nous revendiquons pour nosconclusions sera le sérieux de notre recherche, de notre Ijtihâd (effortd’interprétation des textes pour en actualiser le sens).

1.3. Accepter le regard critique des autres

À notre époque de rencontre des cultures et des hommes, accepter leregard critique que nous portons les uns sur les autres est une exigence denotre temps. On ne se connaît vraiment soi-même qu’en tenant compte duregard de l’autre sur soi. Aussi, nous acceptons et même nous désirons ceregard des adeptes de notre religion mais aussi de tout homme croyant ounon, leurs remarques, leurs questions, leurs critiques, à condition que soitexclue toute attitude apologétique ou polémique.

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1.4. Nous ne sommes pas les propriétaires des bases de notre foi

Ainsi la personne de Jésus et le témoignage de la foi des apôtres dansle Nouveau Testament sont les bases de la foi chrétienne. Mais lephénomène historique de Jésus de Nazareth et le texte des écrits duNouveau Testament sont des faits et documents accessibles à touthomme. De même que le Coran et la tradition authentique du prophètesont les bases de la foi musulmane, mais le texte du Coran et la personnede Muhamed b. Abdallâh appartiennent à l’histoire générale del’humanité et font partie de son patrimoine spirituel.

C’est pourquoi nous admettons d’autres lectures que la nôtre de l’his-toire fondatrice de notre foi et de notre écriture, à partir des seulessciences humaines, ou à partir d’une autre foi que la nôtre.

1.5. Notre fraternité dans la foi

La foi au Dieu unique doit affronter des défis nombreux et divers etnous, musulmans et chrétiens, nous avons à y répondre en commun.

Il ne s’agit nullement de constituer un « front commun » de croyantspour combattre, dialectiquement ou politiquement, les porteurs de cesdéfis. Il importe plutôt de dépasser la situation de blocage entre foi,religion, sociétés et empires temporels, et aider nos communautés respec-tives à apporter des réponses adaptées aux défis du monde contem-porain.

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1.6. L’absence de la voix du judaïsme et des autres religions et idéologies

Nous tenons à réaffirmer que notre dialogue entre musulmans etchrétiens ne se fera pas en vase clos. Il reste ouvert sur les autres religionset sur les grandes idéologies du monde contemporain. Et dans le cadre denotre réflexion entre croyants monothéistes nous souhaitons la présencede nos frères du judaïsme. Ce sont des facteurs circonstanciels (leproblème de la Palestine) qui nous ont amenés à remettre à plus tard ledialogue à trois voix.

2. Ses recherches, ses publications

Une fois la charte adoptée nous avons choisi un thème de rechercheaxé sur nos textes fondateurs : la Bible et le Coran. Ce travail a abouti à lapublication en 1987 de Ces écritures qui nous questionnent. Nous avonspoursuivi nos recherches en publiant les ouvrages suivants :

1993 : Foi et justice : un défi pour le christianisme et l’islam.1996 : Pluralisme et laïcité.2000 : Péché et responsabilité éthique.2003 : Nos identités en devenir.

Il serait fastidieux de faire le résumé de tous ces travaux. Je me conten-terai de proposer le compte rendu du livre Pluralisme et laïcité qui pose desquestions essentielles dont la solution détermine, en partie, le devenir denos sociétés.

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2.1. Le sujet au départ était :La sécularisation, problèmes et enjeux

Si le thème de la sécularisation a été largement étudié en occident etdans la tradition chrétienne, il n’en est pas de même pour le mondemusulman où le terme même n’a pas une existence établie dans la languearabe (hésitation entre « ‘almânia et ‘almana »). Il s’agit du « processus parlequel des secteurs de la société et de la culture sont soustraits à l’autoritédes institutions et des symboles religieux » (P. Berger).

Plus prosaïquement c’est le développement du secteur profane audétriment du secteur sacré ou religieux. L’ouvrage s’articule autour dequatre parties principales divisées en quatorze chapitres plus des propo-sitions sur lesquelles je m’arrêterai plus longuement.

- La première partie traite en particulier de la sécularisation dans lessociétés arabo-musulmanes modernes et de la sécularisation commeidéologie et comme utopie dans le christianisme contemporain.- La deuxième partie fixe quelques repères historiques de la sécularisationen occident et les temps forts des pouvoirs en islam avec les rapports duprofane et du religieux.- La troisième partie : situations actuelles : faits et institutions.

Elle comprend deux chapitres majeurs à signaler :1 - islam et laïcité dans les constitutions (Maghreb et Afrique subsa-harienne) ;2 - la sécularisation du droit au Maroc : illusion ou réalité (OmarAzziman).

- La quatrième partie : lectures contemporaines ; essais et réflexion.En conclusion, nos propositions qui méritent une attention particulière.

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2.2. Nos propositions

Nos recherches sur la sécularisation nous ont amenés à exprimer nospositions communes sur le pluralisme religieux, le rapport entre religionset sociétés civiles, et enfin notre rôle en tant que croyants. C’est pourquoinos conclusions et propositions s’articulent autour de deux axes essen-tiels : d’une part les voies du pluralisme religieux et le rapport religion-sociétés ; d’autre part la responsabilité des communautés de croyants.

2.2.1. Pluralisme religieux et relation religion-État

Notre point de départ était le suivant : comment, dans des sociétés deplus en plus sécularisées mais plurireligieuses, passer d’une pluralité defait à un pluralisme de mentalité qui respecte l’autre et sa communautédans leur identité et leur différence?

Pour atteindre cet objectif il convient :

- de reconnaître l’autre dans sa vérité propre, par l’authentique respect dumessage dont il vit et de la communauté où il s’insère.- de redéfinir une laïcité ouverte dans les pays qui s’en réclament. Laïcitéqui préserve l’espace des différentes communautés de foi et tient comptede leurs spécificités religieuses et culturelles.

Cette laïcité positive signifie que l’État ne peut se désintéresser de ladimension religieuse de l’homme, car la foi et l’adhésion à une religionfont partie des droits fondamentaux de la personne humaine. Cette laïcité,même ouverte, ne doit en aucun cas être imposée à une société qui n’enveut pas. L’essentiel n’est pas de séparer la religion de l’État, maisd’arriver à une distinction organique garantissant l’indépendance et lacroissance de chaque secteur, hors de toute manipulation ou récupération.Donc autonomie organique des institutions religieuses par rapport aupouvoir politique.

C’est le sens de la déclaration du Président Abdou Diouf en 1984 :

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La laïcité a précisément pour objectif, en libérant la religion de la tutelledu pouvoir, de la rendre à sa vocation. J’irai plus loin en disant qu’un Étatne peut ignorer la religion ni les institutions religieuses. Dès lors que descitoyens embrassent une religion, il appartient à l’État de favoriser lapratique de cette religion.

Donc l’autonomie que nous proposons ne signifie pas ignorancemutuelle ou exclusion. Bien au contraire, il est nécessaire qu’il y ait coopé-ration entre État et religion(s), surtout dans le domaine culturel et éthique.C’est à l’État d’assurer, dans le cadre civil, la liberté d’options philoso-phiques ou religieuses, mais aussi les conditions concrètes permettantl’expression de la foi.

Ce rôle, l’État devra l’assumer avec vigilance pour apaiser les tensionsqui peuvent surgir entre les droits acquis par les uns et les droits àacquérir par les autres.

2.2.2. La responsabilité des communautés de croyants

Elles veilleront tout d’abord à agir ouvertement en tant que forcemorale et non comme groupe de pression ou comme pouvoir occulte.C’est plutôt un contre-pouvoir, une instance critique qui doit rappeler àl’État ses obligations. Elles devront également défendre la dignitéhumaine, sans cesse rappelée dans leurs écritures, partout où elle estbafouée.

Elles sont tenues d’être vigilantes à l’égard d’elles-mêmes et de leursmembres à poursuivre leur quête d’une pertinence du message originelface à des réalités nouvelles. Elles sont appelées à être plus actives pourgarantir le respect des minorités en incitant à la rencontre, à la connais-sance, et à la reconnaissance de l’autre, dans ce qu’il a de commun et dedifférent.

Le groupe majoritaire doit donc être attentif à ne pas se clore dans uneattitude d’exclusion, ni prétendre définir ce qui est bon pour l’autre aunom du caractère universel de sa propre foi.

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En conséquence, il faut refuser le confessionnalisme qui fait que lescroyants ont souvent tendance à ne défendre que les droits et les intérêtsde leur coreligionnaires, car la fidélité au message de Dieu doit conduireles croyants des diverses religions à promouvoir ensemble les droits detout homme et de tous les hommes, croyants ou non, puisque la foiauthentique est engagement dans la cité.

Par ailleurs, il est recommandé d’organiser la concertation entre lesdifférentes instances religieuses pour réfléchir et agir ensemble en vue depromouvoir les valeurs éthiques communes et favoriser des relationsinternationales plus solidaires. Il est fortement souhaitable d’organiserdes échanges réguliers entre universités chrétiennes et centres d’ensei-gnement supérieur islamiques dans le domaine des sciences humaines, del’exégèse et de la théologie.

La dernière proposition porte sur le ressourcement et le rejet des exclu-sives. Si la communauté des croyants, dans une société pluri-religieuse,risque de se rétrécir, et certains de ses membres d’abandonner la pratique,la foi pourra gagner en conviction personnelle à condition de seressourcer aux textes fondateurs et de s’ouvrir à une vision critique destraditions séculaires. Le retour aux sources de la foi est également pour lecroyant incitation à une connaissance plus vraie de celle de l’autre. Et lescommunautés de croyants ont pour devoir de dénoncer les préjugésmutuels entretenus dans l’imaginaire collectif et de promouvoir uneapproche en vérité de ce qu’est la foi de l’autre car c’est une contributionpour la paix.

Conclusion

Devant la montée des intolérances et des intégrismes, on peut légiti-mement s’interroger : que vaut l’action d’un groupe comme le GRIC? À-

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t-il vraiment eu un impact sur nos communautés ? Les valeurs qu’ilpréconise peuvent-elles être mises en œuvre? Peut-on consacrer unepartie de sa vie à des recherches ardues qui ne débouchent pas sur latransformation des mentalités et des comportements ? Et d’autre squestions qui nous taraudent et qui parfois nous poussent au découra-gement. Mais nous étions conscients dès le départ que c’est un travail delongue haleine qui exige persévérance et foi en l’homme.

En tout cas sur le plan personnel, ce fut pour moi, et pour la plupartd’entre nous, une source d’enrichissement et d’approfondissement quimérite tant de sacrifices.

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DossierPriants parmi d’autres priantsR e l e c t u re de l’expérience de Ti b h i r i n e

Les contributions que l’on va lire dans ce dossier ont été données lorsde la rencontre organisée par l’abbaye d’Aiguebelle et l’Institut de scienceset théologie des religions de Marseille pour les familles des moines et lesmembres de l’ordre cistercien, le 8 mai 2004 à Paris, afin de leur faireconnaître les premiers éléments de la recherche sur les écrits de Tibhirine.

Depuis trois années, à la demande du père abbé de Notre-Damed’Aiguebelle, un laboratoire de recherche a été créé à l’ISTR de Marseillepour effectuer un travail théologique sur les écrits des frères, en parti-culier ceux de Christian de Chergé. Les interventions réunies dans cedossier ont été réalisées par des membres de ce laboratoire et prononcéeslors de la journée de rencontre à Paris. Nous leur avons volontairementconservé leur style oral. Ces textes ne constituent pas une évaluationthéologique de l’expérience vécue à Tibhirine. Celle-ci reste encore à faire.Ils y acheminent cependant, dans la mesure où ils permettent de mieuxdécouvrir la richesse spirituelle et la fécondité pastorale des écrits deTibhirine.

On sera d’abord invité par Roger Michel à noter comment Christian deChergé explore une façon originale de mettre en correspondance le thèmemystique de l’échelle sainte en christianisme et en islam. Sans entrer dansle développement de cette intuition, c’est surtout à « la posture » deChristian de Chergé que l’auteur veut nous rendre attentifs.

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Le texte d’Anne-Noëlle Clément se veut plutôt une méditation sur « lacroix de Tibhirine ». Il s’agit de contempler l’icône de la croix qui était aumonastère de l’Atlas et qui se trouve maintenant à l’abbaye d’Aiguebelle,en relisant pour cela quelques belles homélies de Christian de Chergé. Làencore, l’objectif n’est pas d’élaborer une évaluation théologique, maisplutôt de proposer une relecture qui veut suggérer la fécondité de la priseau sérieux d’un environnement musulman pour appréhender de façonrenouvelée les grands symboles de la foi chrétienne.

L’angle choisi par Françoise Durand est lui aussi celui d’une relecture,provoquée d’abord par une question d’ordre social : quel rôle a joué, dansl’expérience de la communauté de l’Atlas, le fait qu’elle ait eu à traverserune période historique troublée, marquée par une violence de plus enplus grande au sein de la société algérienne ? Soulignant à ce propos lac o h é rence de l’engagement des moines avec l’ensemble de l’Églised’Algérie, l’auteur s’interroge ensuite sur la signification du fait que, dansles écrits de Christian de Chergé, le thème de la « communion des saints »apparaisse comme central et de toute première importance. Elle relit pourcela, entre autres textes, celui de 1984 intitulé « Chrétiens et musulmans.Nos différences ont-elles le sens d’une communion? ». Cette double inter-rogation prépare à sa façon le terrain d’une évaluation théologique de cequi fut vécu à Tibhirine, en faisant notamment apparaître l’originalitéd’une réflexion enracinée dans une expérience ecclésiale et sociale, conju-guant fidélité et créativité.

En concentrant son étude sur l’ensemble des chapitres donnés parChristian de Chergé sur le thème de la conversion, la relecture proposéepar Christophe Purgu se veut essentiellement pastorale. L’auteur suitavec précision les développements des chapitres dans lesquels Christiande Chergé propose d’entrer dans ce qu’il appelle un « processus deconversion », un « tropisme » : « la conversion est un dynamisme, uneattitude de l’être, destinée à rester en acte, c’est un tropisme : on se tournevers Dieu comme la plante vers le soleil ». Soulignant le fait que laconversion du pécheur est elle-même portée par le mouvement par lequelDieu lui-même « revient » vers l’homme, mouvement que le Christ« incarne », Christian de Chergé, fait remarquer l’auteur, invite à situer en

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Dieu le dynamisme de la conversion, ce qui permet, en contexte plurireli-gieux, de rappeler l’importance de la conversion sans la réduire à unchangement de religion.

Mettre au jour, dans l’expérience et la réflexion de Tibhirine, lafécondité d’une prise au sérieux de la foi des croyants de l’islam pour unapprofondissement de la foi chrétienne, c’est aussi ce que tente de faireChristian Salenson à propos de l’eucharistie. Rappelant d’abord quel’expérience fondatrice de Christian de Chergé est pro f o n d é m e n tenracinée dans l’eucharistie, notamment dans sa re n c o n t re avecMohammed, l’auteur relit ensuite deux ensembles de textes où Christiande Chergé approfondit à travers l’islam sa compréhension de l’eucha-ristie : à partir d’un commentaire croisé du discours johannique sur « lepain de vie » et de la sourate coranique de « la table servie », puis à partird’une mise en correspondance de l’appel au Dhikr dans l’islam et del’invitation au mémorial dans l’eucharistie. L’auteur insiste sur le fait qu’ilne s’agit nullement pour Christian de Chergé d’effectuer une approchecomparative des textes ou des notions. Il s’agit plutôt de les mettre enécho, d’inviter les chrétiens et les musulmans à un enrichissementmutuel, tout en respectant les différences irréductibles des normes de nosfois, mais en développant « toutes les complémentarités virtuelles de nosfidélités à Dieu ».

Avec ce dossier, Chemins de dialogue continue le travail entrepris depuisplusieurs années pour contribuer à mettre en partage la fécondité spiri-tuelle de ce qui fut vécu à Tibhirine et continue à l’être aujourd’hui àMidelt, dans l’Atlas marocain, par la petite communauté cistercienne quia pris le relais d’une vie monastique en pays musulman, une vie depriants parmi d’autres priants.

Jean-Marc Aveline

Présentation

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Roger MichelEnseignant à l’I.S.T.R. de Marseille.

LE THÈME DE L’ÉCHELLE SAINTE EN ISLAM ET EN CHRISTIANISMELa posture de Christian de Chergé

Christian de Chergé a écrit un texte majeur de vingt-six pages intitulé« L’échelle mystique du dialogue », destiné à un auditoire international depersonnes engagées dans le dialogue islamo-chrétien, à Rome, enseptembre 1989. Dans cette intervention – témoignage, il décrit sa visionthéologique et mystique des relations entre chrétiens et musulmans d’unefaçon particulièrement originale. Les auteurs spirituels sur lesquels ils’appuie sont des auteurs importants, tant dans la tradition chrétienneque dans la tradition musulmane.

Du côté chrétien, le thème ascétique et mystique de l’échelle sainte aété développé par saint Jean Climaque, un père du désert qui vécutquarante ans dans la solitude du Mont Sinaï au VIe siècle. Il est considérécomme un nouveau Moïse apportant aux moines cette sorte de Table dela Loi qu’est son ouvrage intitulé précisément « L’échelle sainte » où setrouve condensé tout l’enseignement des pères du désert.

Cette échelle est décrite avec ses trente échelons, en nombre égal àcelui des années que le Christ passa sur terre avant son baptême. Ellereprésente les étapes de l’ascension de l’âme vers la charité, c’est-à-direvers Dieu lui-même, puisque « Dieu est amour ».

Selon Thomas Merton, un auteur du XXe siècle, « Jean Climaquecherche à dire que les personnes les plus avancées qu’il ait connues dansle désert n’étaient pas celles qui se croyaient être de grands ascètes ou degrands contemplatifs, mais celles qui étaient sincèrement convaincues

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d’être des moines indignes, d’avoir échoué dans leur vocation ». C’est àcette condition qu’un progrès constant est possible. L’échelle sainte eutune influence considérable sur la spiritualité de l’orient chrétien.

Côté musulman, le soufisme est aussi décrit par les mystiques del’islam comme une Voie, à l’image d’une échelle. Le soufi progresse sur laVoie en gravissant une double échelle, celle des « stations » qui sont lesfruits d’une discipline spirituelle, et celle des « états » qui sont des faveursdivines. Plusieurs objectifs sont à atteindre dans cette ascension spiri-tuelle de l’âme vers Dieu : la purification de l’âme, la connaissance deDieu, l’immersion dans la Présence divine, la mort à soi-même pourrevivre par Dieu.

Ghazzâlî (m. 1111), le maître à penser de l’islam orthodoxe, fait del’amour (mahhaba) le sommet de l’itinéraire mystique. En cela, il rejointSaint Jean Climaque, pour qui la charité est le dernier degré de l’échelledes vertus.

Évidemment, Christian de Chergé ne va pas manquer de rapprocherces deux figures : « Tout ce qui monte converge », disait Teilhard deChardin. Christian de Chergé adopte donc une posture tout à fait singu-lière par rapport à ce thème de l’échelle sainte. Il part d’une observationd’ordre anthropologique : « L’homme n’est pas un singe pour se suffired’une perche. Il a été créé debout ; il invente la scala pour l’accompagnerdans ses montées ; avec deux montants et des passages de l’un à l’autrepour prendre appui à intervalles plus ou moins réguliers ». Le mystiquea les pieds sur terre et la tête vers le ciel.

À partir de cette observation, Christian de Chergé se pose unequestion d’ordre théologique : « pourquoi ne pas imaginer de la montersur deux files, cette échelle commune dont les montants seraient nos foisrespectives? » Il évoque alors l’échelle de Jacob dans la Bible, une échellequi devient christique dans l’Évangile : « En vérité, en vérité, je vous ledis, vous verrez le ciel ouvert et les anges de Dieu monter et descendre au-dessus du Fils de l’homme » (Jn 1,51).

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Mais cette échelle est aussi coranique : « Comment pourrais-tu savoirce qu’est la voie ascendante? dit le Coran. C’est racheter un captif, nourriren un jour de famine un proche parent orphelin, un pauvre dans ledénuement. C’est être au nombre de ceux qui croient, de ceux qui s’encou-ragent mutuellement à la patience, de ceux qui s’encouragent mutuel-lement à la mansuétude. Tels sont les compagnons de la droite » (Coran90,12-18).

L’échelle christique et coranique a donc une dimension concrète envue d’un monde plus solidaire entre croyants. C’est ainsi que, pourChristian de Chergé, les valeurs religieuses de la tradition musulmanesont un stimulant pour sa propre fidélité monastique. « Il y a des corres-pondances évidentes qui en font comme des échelons successifs pour uneascension commune ».

C’est dans l’expérience du Ribât as-Salâm que Christian développe saconception de « l’échelle mystique du dialogue ». Des thèmes appartenantà l’une et l’autre tradition tenaient proches au quotidien les moines etleurs amis soufis dans la méditation et la prière.

C’est en méditant sur le thème de l’humilité, central en islam commeen christianisme, que Christian « re n v e r s e l ’ é c h e l l e », selon sonexpression. Déjà saint Benoît, dans sa Règle, dressait une échelle del’humilité qui ne se gravit qu’en la descendant : « Qui s’abaisse s’élève ».Cette échelle renversée évoque la kénose du Christ.

Enfin, si cette échelle mystique du dialogue est « bien arrimée dansnotre glaise commune », elle peut aussi « s’appuyer sur cette réalité de lafoi qui lui est ajustée : l’assemblée des élus ayant effectué le passage de cemonde au Père. Nous y contemplons la Jérusalem nouvelle en qui touthomme est né » (Ps 86,5).

L’échelle mystique du dialogue relie ainsi le ciel à la terre, en consi-dérant le monde nouveau de Dieu comme une réalité eschatologique àvivre ensemble aujourd’hui.

Le thème de l’échelle sainte en islam et en christianisme

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Anne-Noëlle ClémentResponsable de la pastorale des jeunes adultes pour le diocèse de Valence.

LA CROIX DE TIBHIRINE

Introduction

Dans ma recherche sur la christologie de Christian de Chergé, j’aiétudié des homélies qui proposent une réponse à la question que Jésuspose à ses disciples : « Pour vous, qui suis-je? ». L’homélie du 22 juin 1986,qui porte sur cette interrogation, s’achève par : « vivre la croix sur le modede la résurrection, c’est passer de la croix de souffrance à la croix de gloirede Dieu ». Cette façon de parler de la croix m’a étonnée. Les deux anciensde Tibhirine, qui vivent maintenant au Maroc, m’ont suggéré d’aller voirl’icône de la croix qui était au monastère de l’Atlas en Algérie et qui setrouve maintenant à l’abbaye d’Aiguebelle.

Dans l’observation de cette icône, et à la lecture d’une homélie deChristian de Chergé pour la fête de la Croix Glorieuse du 14 septembre19931, j’ai compris combien vivre en terre d’islam, dans un contexte dedialogue interreligieux, invitait à voir et à recevoir différemment la croixdu Christ.

Nous suivrons le plan de cette homélie. Dans celle-ci, le prieur deTibhirine soulève la question de la croix de Jésus telle qu’elle est posée parles musulmans en particulier. Ensuite, il nous fait part d’un dialogue qu’il

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1. Publiée dans Sept vies pour Dieu et pour l’Algérie, Paris, Bayard Éditions /Centurion, 1996, p. 105-108. Les autres homélies citées sont inédites.

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a eu avec un ami soufi au sujet de cette croix. Cette conversation vapermettre de distinguer plusieurs croix, « celle de derrière » et « celle dedevant ». Enfin, le prieur exhorte ses frères à se démarquer de la croix dederrière, pour adhérer à celle de devant.

La croix des musulmans

Christian de Chergé commence son homélie pour la fête de la CroixGlorieuse en affirmant que cette croix est justement l’un des pointsd’achoppement du dialogue avec les juifs et les musulmans. En effet, dansces milieux religieux, « l’Évangile de la croix est communément rejeté ». Ilcontinue en faisant allusion à Saint Paul en 1 Co : « que dire de la croix,scandale pour les juifs, blasphème pour les musulmans ? » De même, onpeut lire dans une remarque préliminaire à une autre homélie : « c’est àun païen qu’on doit la plus belle définition de la foi chrétienne (donnée àdes juifs) : “un certain Jésus qui est mort et que Paul déclare vivant”. Lesjuifs déclarent qu’il est mort… Les musulmans déclarent qu’il est vivant,pas mort. Nous affirmons qu’il est passé par la mort, qu’en lui la mort apris sens de vie et d’amour »2. Nous voilà donc confrontés à une questionimportante pour Christian de Chergé : comment parler de la croix avecdes musulmans, sachant que ceux-ci lisent dans le Coran :

À cause de leur parole : « nous (les juifs) avons vraiment tué le ChristJésus, fils de Marie, le Messager d’Allah »… Or, ils ne l’ont ni tué nicrucifié ; mais ce n’était qu’un faux-semblant !… Ils ne l’ont certainementpas tué, mais Allah l’a élevé vers Lui3. Et Allah est sage et puissant(Coran 4,156-159).

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2. Homélie du 17 mai 1991.3. Jacques BERQUE traduit : « Ils ne l’ont pas tué, ils ne l’ont pas crucifié, mais

l’illusion les en a possédés… Ils ne l’ont pas tué en certitude, mais Dieu l’élevavers Lui. »

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En outre, comment répondre à la question que Jésus pose à sesdisciples, et à nous aujourd’hui, « pour vous, qui suis-je? », sans éluder lacroix? En 1985, le prieur de Tibhirine avoue que « la question est uneblessure inguérissable »4, blessure sans doute de ne pas pouvoir répondreen vérité dans un dialogue avec les musulmans. Et ces versets coraniquessont aussi « la croix des exégètes musulmans » est-il dit à la fin del’homélie.

Pour soutenir une lecture valable de la croix, il faut un fondement,commun et indiscutable, que Christian de Chergé va chercher dans lacréation. Celui-ci affirme alors : « La dignité de l’homme est d’être unecroix, comme le constate Saint Bernard5, car il a bien la forme d’une croix,il est cruciforme : “qu’il étende les mains, dit Bernard, et cela devient plusévident”. Là commence sa gloire. Là commence la croix glorieuse. Dès lacréation de l’homme à l’image de Dieu. ». Notons que c’est dans unsermon sur la Nativité que Saint Bernard écrit ces mots sur la croix !

Dès 1980, en préparant une homélie6, le prieur de Tibhirine note :

Le Cheikh al-Alawi7 répondait à qui le critiquait de « porter le rosaireen forme de croix » : « Si un homme doit absolument éviter dans ce qu’ilmange, boit ou regarde, tout ce qui de quelque façon a une forme appro-chant celle d’une croix, alors ta forme même en vertu de laquelle tu es unêtre humain est bien plus proche d’une croix qu’un rosaire… Si étantdebout, tu étends de chaque côté les bras, tu n’auras pas besoin de chercherla croix dans le rosaire, car tu l’auras trouvée en toi-même, et alors tu serasobligé de mettre fin à ta propre existence ou au moins d’avoir soin de nejamais te voir toi-même, de peur que ton regard ne tombe sur quelquechose qui ressemble à une croix.

Dans d’autres homélies on retrouve cette même affirmation, l’hommea été créé en deux dimensions : « l’homme a été créé debout, nous l’avonsoublié. Non pour être couché un jour dans la mort, mais pour le

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4. Homélie du 15 septembre 1985.5. 4e sermon Vig. Nativité, 7.6. Homélie du 22 juin 1980.7. Fondateur d’une confrérie soufie.

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demeurer »8. De même, Jésus est mort debout, et la descente aux enfersfait partie de cette direction verticale, dans les deux sens de la hauteur etde la profondeur. Les bras étendus du Christ en croix, et de tout hommeles bras ouverts, dessinent l’autre direction, horizontale, dans les deuxsens de la largeur et de la longueur. Ces dimensions sont nos « dimen-sions légitimes » individuelles, mais aussi celles de l’Église, notre« envergure ».

On peut donc affirmer que la croix n’appartient pas aux seulschrétiens, elle est inhérente à l’humanité créée par Dieu. Mais ce n’est pasqu’une question de corps humain, c’est aussi une question d’attitude,c’est ce que va développer le prieur.

Les deux croix

L’homélie se poursuit par un dialogue avec un ami soufi.

- « Quand tu regardes une image de Jésus en croix, combien vois-tu decroix? », demande le chrétien.- « Peut-être trois… sûrement deux. Il y a celle de devant et celle dederrière », répond le musulman.

La croix de derrière

Intéressons-nous d’abord à cette croix dite de derrière. Cette croix estle morceau de bois sur lequel Jésus a été cloué, c’est un instrument de

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8. Homélies du jour de l’Ascension du 13 mai 1983 et du 28 mai 1992.

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supplice. Celui-ci a été inventé par les hommes, « c’est l’instrument del’amour travesti, défiguré, de la haine figeant dans la mort le geste de lavie ». En effet, si ouvrir les bras pour embrasser, pour aimer, pouraccueillir, est la dignité de la créature humaine, les clouer sur la croix enest une perversion. Pour Jésus, cette mort sur la croix a été la conséquencede la violence humaine.

Les chrétiens ont pris l’habitude, depuis de nombreux siècles, dereprésenter cette croix, de la mettre sur les murs de leurs églises, sousforme de crucifix ou de peintures, ou de la porter avec une chaîne autourde leur cou. Mais n’oublions pas que, dans les premiers siècles du chris-tianisme, il n’allait pas de soi de représenter le Christ autrement que sousforme symbolique. Une fois cette possibilité admise, en Orient, on avaitd’abord peint des icônes donnant à contempler un Christ triomphant,même sur la croix, un Christ de majesté ou un Christ juge. Mais, petit àpetit, en Occident, c’est un Jésus souffrant et mort (avec la couronned’épines, du sang qui s’écoule des plaies, un corps décharné et affaissé,presque nu, les yeux fermés, les mains tournées vers le bas…) qui a été leplus souvent proposé à la vénération des chrétiens. Les peintures deCimabue (1240-1302) avec la croix de Santa Croce à Florence, de Giotto(1266-1337) à Florence et Assise, ou encore de Grünewald sur le retabled’Issemheim (peint vers 1512-1516) en sont des exemples célèbres. Onpourrait dire, en utilisant le vocabulaire de Christian de Chergé, que lacroix de derrière est passée devant !

Observons l’icône de la croix du monastère de Tibhirine. Notonsd’abord qu’il s’agit d’une icône de la croix, pas d’un crucifix. Pendant lalongue querelle des icônes, l’Église a élaboré une théologie de l’icône oùla représentation du Christ était rendue possible grâce à son incarnation,car on ne peut pas représenter le divin. Ainsi saint Jean Damascène, auVIIe siècle, affirme :

Lorsque Celui qui existe de toute éternité dans la forme de Dieu, s’estdépouillé en assumant la forme d’esclave, devenant ainsi limité dans laquantité et la qualité, ayant revêtu la marque de la chair, alors figure-Le surune planche et expose à la vue de tous Celui qui a voulu apparaître.9

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9. Cité par © 2000, Encyclopædia Universalis, France S.A. « Représentations duChrist ».

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On retrouve sur l’icône de Tibhirine, icône récente peinte spécialementpour le monastère par une ermite de l’Ardèche, toutes les composantes debase d’une icône de type byzantin (bois recouvert d’une toile fine enduitede craie et colle, fond recouvert d’une ou deux couches de feuille d’or,succession de couches de peinture à l’œuf…). On peut voir aussi tout enhaut le doigt créateur du Père, seule représentation autorisée du Père. Dechaque côté de la croix, se tiennent Marie et Jean (notons au passage laréférence à l’épisode dans l’Évangile de Jean), représentation tout à faittraditionnelle de la crucifixion. Marie a une position d’orante, les mainslevées, elle figure l’attitude de « l’Église notre mère, debout au pied de lacroix, qui nous invite à regarder plus haut, plus loin »10.

Remarquons aussi que l’inscription qui figure sur le bois de la croixn’est pas le traditionnel écriteau « le roi des juifs » en latin, en grec ou enhébreu, mais il est écrit en arabe : « il est ressuscité », salutation tradition-nelle des chrétiens orientaux le jour de Pâques (« il est vraimentressuscité ! »).

La croix de devant

Notre homélie sur la croix glorieuse affirme que cette croix de devantest celle qui vient de Dieu, qu’elle a été créée par Dieu. Cette croix, c’estcet homme qui a les bras étendus pour embrasser et pour aimer.

Le prieur de Tibhirine fait allusion à cette « croix de devant » dansd’autres homélies ou prises de parole. Par exemple en 1986 il prêche surla façon qu’a Jésus d’être Messie de Dieu. Il affirme alors que, si la croixpeut être considérée comme instrument de supplice, la croix de Jésus est« croix de chair créée pour l’amour à l’image de Dieu »11. Cette croix dechair nous la voyons bien sur l’icône de Tibhirine, avec cet homme droit,les bras étendus, dans « le geste invaincu de l’Amour embrassant le

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10. Homélie du jour de l’Ascension 20 mai 1982.11. Homélie du 22 juin 1986.

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monde »12, un geste d’accueil, d’ouverture, une attitude d’amour et depardon. Le corps de Jésus est cette croix de chair, où « la verticale de laCroix exprime aussi parfaitement la réponse de l’homme à toutes cesprévenances de Dieu : Je te bénis, Père… Jésus, c’est la “bénédiction deDieu faite chair” ; mais c’est aussi “l’homme fait bénédiction”, remontanttout entier vers le Père en louange de gloire. »13

Déjà les pères grecs l’avaient magnifiquement dit. On peut citer Irénéeou Athanase parmi les nombreuses méditations sur les bras étendus surla croix :

« Verbe tout-puissant de Dieu, sa présence invisible s’étend à lacréation tout entière et en soutient la longueur, la largeur, la hauteur et laprofondeur : tout est gouverné par le Verbe de Dieu. Il a été crucifié, lui leFils de Dieu, en ces quatre dimensions, lui dont l’univers portait déjàl’empreinte cruciforme. S’étant rendu visible, il devait nécessairementmanifester de manière sensible, sur la croix, son action invisible. Car c’estlui qui illumine les hauteurs, c’est-à-dire les cieux, qui scrute les profon-deurs de la terre ; il parcourt l’étendue de l’Orient à l’Occident, il atteintl’immense espace du Nord au Midi, et appelle à la connaissance de sonPère les hommes partout dispersés », écrit l’évêque de Lyon.14

« Car c’est seulement sur la croix que l’on meurt les mains étendues.Aussi convenait-il que le Seigneur subît cette mort et étendît les mains : del’une il attirerait l’ancien peuple, de l’autre les Gentils, et il réunirait lesdeux en lui. Et cela, lui-même l’a dit, en indiquant par quelle mort il rachè-terait tous les hommes : “Quand je serai élevé, je les attirerai tous à moi”(Jn 12,32) », reprend Athanase d’Alexandrie.15

Le point d’appui de cette théologie patristique est le verset del’Évangile de Jean : « pour moi, quand j’aurai été élevé de terre, j’attireraià moi tous les hommes »16. La plupart des commentateurs de ce verset,

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12. Homélie du vendredi saint, 1er avril 1983.13. Chapitre du 28 avril 1994 dans Dieu pour tout jour, chapitres de P. Ch. De Chergé

à la communauté de Tibhirine, Abbaye ND d’Aiguebelle, 2004.14. Irénée de Lyon, La prédication des apôtres et ses preuves 34, DDB, 1977, page 43.15. Athanase d’Alexandrie, De l’incarnation, 25.16. Jn 12,32.

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comme l’Évangile lui-même, comprend que Jésus a été élevé sur la croix,c’est là le lieu de sa glorification, et le lieu de notre salut.

Mais contrairement à ce que certaines spiritualités ont pu laisserpenser, la croix n’est pas une manière de faire de Dieu ! Ce n’est pas lavolonté de Dieu de clouer qui que ce soit sur une croix. Christian deChergé note la différence entre une manière de faire et une manière d’être.Donc la croix est une « façon d’être de Dieu »17. Le prieur de Tibhirineutilise deux très belles images pour exprimer cette attitude de Dieu : cesbras de la croix montrent « les ailes de Dieu déployées sur le mondedepuis la création », et ils rappellent aussi « les bras ouverts du Père auProdigue »18. Ainsi Jésus crucifié manifeste la sollicitude de Dieu dès lacréation et son attente miséricordieuse de notre retour vers lui. C’estpourquoi le prieur de Tibhirine peut affirmer : « (et si la croix) n’était passeulement l’instrument de supplice que nous en avons fait, mais d’abordcette croix de chair créée pour l’amour à l’image de Dieu »19. Il s’agit pourJésus d’être ainsi dans toute sa vie, et jusque dans sa mort, le véritable filsà l’image du Père.

La croix de chair élevée

En gommant le bois de la croix, laissons apparaître cette croix de chairsur l’icône de Tibhirine. Que nous est-il alors dévoilé plus clairement?

Jésus y est montré debout, pas affaissé ou arqué comme chez Cimabueou Giotto, mais droit verticalement, et les bras étendus à l’horizontale. Àla place habituelle des clous, sont peintes des étoiles de lumière ; en effet,l’homélie de la croix glorieuse affirme : « c’est l’amour, et non les clous,qui le tenait fixé à ce gibet que nous lui avions taillé ». Le Christ n’aaucune trace de blessure ni de souffrance, pas de plaies ouvertes d’oùs’écoulerait du sang.

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17. Homélie du 22 juin 1986.18. Homélie du 22 juin 1980.19. Homélie du 22 juin 1986.

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Cet homme est vêtu avec une tunique blanche et un drapé rouge. Leseul vêtement blanc pourrait évoquer la transfiguration. Le drapé rougeest plutôt signe de la royauté de celui qui s’est laissé revêtir par le Père degloire et d’honneur20. On peut y voir aussi une allusion à l’habit de noces,et pour Christian de Chergé, il faut étendre les bras pour se laisser vêtirde cet habit21.

Sur cette croix, Jésus est vivant22, avec les yeux ouverts et les mainstournées vers le haut. Il semble nous regarder et nous accueillir comme lePère du prodigue. Mais s’il n’est pas cloué sur la croix, il ne s’appuie pasnon plus sur ses pieds. Il semble plutôt que Jésus soit emporté vers le ciel,élevé par le haut.

Nous pouvons donc en conclure que nous avons la représentationd’un Christ de type byzantin, glorieux, triomphant, et même ressuscité !

En effet, en parcourant les écrits de Christian de Chergé pour y déter-miner en quels termes il parlait de la croix, nous avons découvert dessermons sur… l’Ascension23 ! Pour lui, l’Ascension est la « consommationen gloire du Verbe incarné »24, autre façon de dire la résurrection ou l’exal-tation du Christ, avec toujours cet accent sur l’Incarnation du Verbe deDieu.

Le prieur de Tibhirine utilise ce thème des bras étendus dans deshomélies du jour de l’Ascension. Citons par exemple ce passage :

Le Christ en élévation, plus haut que tout l’univers, « au plus haut descieux ! »Le Christ en extension, en expansion « aux extrémités de la terre ».Un double mouvement qui révèle la Croix telle qu’elle préexiste dans lecœur de Dieu, dans le cœur du Christ, où vibrait un double Élan : mettre le

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20. Chapitre du 28 octobre 1987, op. cit.21. Cf. en particulier l’homélie du 14 octobre 1984.22. « Le gibet prend vie dans l’élan du corps vivant qui s’en détache » (homélie

du 22 juin 1980).23. En particulier le 20 mai 1982 et le 28 mai 1992.24. Chapitre du 14 mai 1994.

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feu à la terre et aller vers le Père. Tourné vers le Père et livré à lamultitude.25

Christian de Chergé superpose la croix de chair de la crucifixion et leChrist qui monte aux cieux de l’Ascension. Le Christ crucifié est élevé parDieu (l’élévation, ou exaltation, fait partie du vocabulaire de la résur-rection, par exemple en Ph 2,9), et celui qui est élevé a toujours les brasétendus. Finalement, celui qui est au premier plan est le ressuscité. Lesdeux faces du mystère pascal ne nous sont pas montrées dos à dos ou côteà côte (comme Grünewald qui peint deux tableaux différents sur sonretable), mais elles sont superposées sur l’icône de la croix de Tibhirinecomme dans la théologie de Christian de Chergé. C’est le même mystèred’amour qui nous est donné à contempler, comme dans le verset del’Évangile de Jean : « pour moi, quand je serai élevé, j’attirerai à moi tousles hommes ». Le Christ livré pour la multitude attire l’humanité toutentière et l’introduit dans la gloire de Dieu dans un même mouvement.

La croix du disciple

N’oublions pas que l’ami soufi avait suggéré l’existence d’unetroisième croix. Le prieur de Tibhirine avait développé cette idée : « Cettetroisième croix, n’était-ce pas moi, n’était-ce pas lui, dans cet effort quinous portait, l’un et l’autre, à nous démarquer de la croix de “derrière”,celle du mal et du péché, pour adhérer à celle de “devant”, celle del’amour vainqueur. » On aurait pu s’attendre à ce que cette croix soitvécue dans un événement douloureux, dans la logique de l’amour qui vajusqu’au bout et donc jusqu’à consentir à la souffrance et à la mort. Maisnon, cette croix est visible quand les hommes étendent les bras ou setendent les mains, et qu’alors l’amour est vainqueur. Cette troisième croix,qui fait adhérer à la croix de devant, est reconnaissable quand l’amour

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25. Homélie de l’Ascension, 28 mai 1992.

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recouvre la haine, quand le pardon passe par-dessus la vengeance, quandle projet de Dieu de rassembler l’humanité commence un tant soit peu àse réaliser. « Nous savons bien que ce passage de l’une à l’autre croix, c’estbien là notre chemin de croix et aussi notre chemin de gloire, car c’est parlà que Jésus nous élève, avec lui, vers le Père qui nous attend tous, brasouverts », nous avertit le prieur de Tibhirine.

Nous avons tellement l’habitude de penser qu’il nous faudrait portern o t re croix comme un fardeau, que pre n d re sa croix est un « u nprogramme de vie morale… un peu masochiste », « comme si l’ins-trument du supplice qu’est la Croix était la façon de faire de Dieu ! »26

insiste Christian de Chergé. Mais nous sommes invités à ouvrir les bras,et « si j’ouvre les bras, je revêts le Christ, c’est lui qui me sous-tient…j’ouvre les bras, je suis la croix vivante »27. C’est à cette croix qu’il fautnous convertir pour « donner à notre vie sa plus grande ouverture et savéritable trajectoire, l’ascension »28. La croix de derrière nous fige dans lamort, mais la croix de devant nous établit dans la vie. Le disciple de Jésusadopte l’attitude du Fils, les bras ouverts vers ses frères, pour rejoindre lePère. C’est sans doute cela « vivre la croix sur le mode de la résur-rection »29 à quoi invitait déjà Christian de Chergé en 1986.

Ce n’est peut-être pas si facile d’ouvrir les bras, et de se rendre ainsivulnérable, pour suivre son Seigneur ! Mais cette croix est la « façon d’êtrede Dieu », et pour le disciple le moyen d’être associé à la gloire du Christdans « l’événement unique de la mort et la résurrection »30. Cette attituden’est pas celle d’un seul moment, qui serait celui ultime de la mort, maisbien l’attitude de toute une vie. Et c’est bien ainsi que le prieur deTibhirine exhorte ses frères, en janvier 1996, à « rejoindre l’imitation duChrist ici par cette offrande à une incarnation continuée dans l’humbleconsécration d’une vie cachée de prière et de travail plutôt que de l’assi-

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26. Homélie du 22 juin 1986.27. Homélie du 22 juin 1980.28. Homélie du vendredi saint, 17 avril 1987.29. Homélie du 22 juin 1986.30. Chapitre du 14 mai 1994, suite à la mort de Henri et Paule-Hélène, op. cit.

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miler directement à la seule réalité de la croix et du martyre isolés de leurcontexte concret d’une vie longuement partagée »31.

Conclusion

R e p renons la démarche de Christian de Chergé dans l’homélieétudiée.

Le prieur de Tibhirine n’a pas peur de soulever un point d’achop-pement du dialogue interreligieux, la croix de Jésus, mystère central pourla foi chrétienne et blasphème pour l’islam. Mais, dans cette homélie, iln’a pas pour objectif de faire l’apologie du christianisme en montrant à sesfrères que le Coran est dans l’erreur. Il n’entre pas dans un débatpolémique sur la différence de conceptions, il ne compare pas les deuxapproches, biblique et coranique, de la mort de Jésus sur la croix. Il necherche pas non plus un consensus entre les deux religions.

C’est un véritable dialogue entre le moine chrétien et un ami soufi quiva permettre de dépasser l’aporie. Cette conversation est amicale, certes,mais elle est d’abord spirituelle, car ce sont deux croyants qui se parlent,au nom de leur foi. Ce dialogue se passe d’ailleurs au retour d’une retraitefaite par le soufi dans une communauté cistercienne !

Ce dialogue provoque une ré-ouverture des Écritures et une relecturede la Tradition chrétienne. Christian de Chergé, grâce à son ami soufi,nous fait ainsi lire à nouveaux frais l’Évangile de Jean et en particulier leverset « quand j’aurai été élevé de terre, j’attirerai à moi tous leshommes ». Nous avons vu la théologie d’Irénée ou d’Athanase quiaffleure, et la référence à la tradition de l’icône en Orient. En retrouvant

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31. Chapitre du 4 janvier 1996, op. cit.

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cette veine traditionnelle, le prieur de Tibhirine nous donne à contemplerle Christ en croix, homme de chair, debout, vivant, dans le mêmemouvement livré à la multitude et élevé par le Père.

Mais tout en utilisant cette conception somme toute traditionnelle dela croix, Christian de Chergé nous entraîne plus loin. Il invite chacun àcomprendre autrement l’injonction de « porter sa croix », il s’agit depasser de la croix de derrière à la croix de devant, en ouvrant les bras. Celadoit se traduire très concrètement : les ennemis se tendent les mains, lesbelligérants renoncent à l’épée et décident de travailler ensemble pacifi-quement le même sol. Le véritable dialogue interreligieux ne conduit-ilpas chacun à aller plus loin dans sa propre foi et à avancer vers la paix?

La démarche de cette homélie de la Croix Glorieuse ne serait-elle pasparadigmatique du dialogue interreligieux? En effet, ce dialogue respec-tueux entre croyants des deux religions conduit chacun à approfondir sapropre foi, à retrouver une théologie tout à fait traditionnelle et en mêmetemps à ouvrir de nouveaux chemins. Il entraîne enfin chacun à faire despas concrets vers la paix !

Je ne peux m’empêcher de penser à un célèbre dialogue, en chemin,obligeant les disciples de Jésus à ré-ouvrir les Écritures pour redécouvrirla présence de Dieu, source de vie. « Notre cœur n’était-il pas tout brûlanttandis qu’il nous parlait en chemin et nous ouvrait les Écritures ? » (Lc 24,32).

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Françoise DurandISTR de Marseille.

NOTES DE LECTURE

À la lecture des écrits de Christian de Chergé, deux questions ont plusparticulièrement retenu mon attention et m’ont fait travailler :

❑ Comment l’expérience spirituelle vécue à Tibhirine est-elle une réponseaux défis posés à la communauté par une époque et un contexte particu-liers, ceux de l’Algérie, dans son évolution historique?

❑ À l’intérieur de cette expérience spirituelle, le thème de la communiondes saints.

1. L’expérience spirituelle, défi posé à une histoire violente

On peut dire que les moines se sont trouvés sur une ligne de fracturehistorique. Or, ce qui aurait seulement pu être vécu comme un drame ouun malheur (tout d’abord l’indépendance de l’Algérie et le départ d’unegrande quantité de chrétiens, puis la dégradation progressive de lasituation et l’installation d’une lutte armée meurtrière) a donné lieu à deschoix successifs qui dessinaient petit à petit un sens nouveau à leurprésence et qui apportaient avec eux des renouvellements personnels etcommunautaires. Ils ont vécu le drame de leur époque à l’intérieur même

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de leur expérience spirituelle, de façon spirituelle, les inscrivant dans lesmodes de vie religieuse que leur fournissait la tradition cistercienne. Leuraventure est accueil de ce drame et sa traduction en une façon renouveléede vivre en disciples du Christ.

C’est la recherche, souvent tâtonnante et pas toujours explicitée, d’unecohérence entre leur vocation propre et le lieu où elle s’inscrit, c’est-à-direl’Église et la société algérienne en crise. Je voudrais développer un peu cepremier point, en donnant surtout la parole à Christian de Chergé. Je megarderai bien de circonscrire l’expérience spirituelle seulement dans laprière ou à l’intérieur des règles de la vie monastique. Mais je voudraismontrer qu’elle a traversé tous les aspects de leur vie. Comme je ne peuxpas les reprendre tous, j’en retiens quelques-uns.

1.1. Tout d’abord, une cohérence avec les questions qui travaillent lemonde dans les rapports Nord/Sud marqués par les déséquilibres écono-miques et les grandes migrations de populations du Sud vers le Nord.Dans ce contexte, ce qu’ils s’efforcent de vivre est de l’ordre de la protes-tation, quelque chose de prophétique : ils ouvrent la voie au chemininverse. Le sud est leur patrie d’adoption, pays dans lequel ils attestentqu’une vie humaine peut trouver à s’épanouir :

Cette absence de vocations originaires du pays nous met quasimenttous en situation d’immigrés, et dans ce Maghreb où l’immigration versl ’ E u rope est si forte. Imaginez l’étonnement des jeunes qui nousfréquentent lorsqu’ils réalisent que nous avons fait le chemin inverse decelui dont ils rêvent !1

Ils seront donc des étrangers (« notre réalité d’étrangers conditionneles modalités de notre présence »2) avec tout ce que la différence culturellepeut avoir parfois de douloureux, qu’ils avouent parfois au détour d’unepage.

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1. Sept vies pour Dieu, Paris, Bayard Éd./Centurion, 1996, p. 86.2. Ibid., p. 67.

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1.2. Cohérence par rapport à l’éclatement de la société algérienne, àl’insécurité et au terrorisme. Elle s’exprime dans le choix de rester, dansun contexte où la violence est de plus en plus présente et menaçante :« Nous les accompagnons dans la situation d’insécurité et de granddésarroi que traverse le pays actuellement ».3

1.3. S’il est bien vrai, comme le rappelait un de leurs supérieursgénéraux que « Séparation du monde ne signifie pas isolement du monde,moins encore isolement de l’Église » (Dom Southey, 1978), ils vont êtreamenés à inventer leur inscription dans l’Église locale d’une façon parti-culièrement forte. Elle se vivra dans des options diocésaines qu’ils ontprises à leur compte : « Cela nous aide, redisons-le enfin, de nous savoirintégrés dans une Église locale constituée de personnes qui ont desvisages, et dont les choix rejoignent les nôtres »4.

De ce fait, leur vocation propre n’est pas isolable du reste de la vie deleur Église.

1.4. Cohérence enfin avec l’engagement de l’ensemble de l’Église dansle dialogue interreligieux. Les évêques d’Algérie écrivent, en effet, le 25novembre 1994 :

Nous voulons mettre en œuvre, en Algérie, l’alliance de Dieu avec tousles hommes dont la Bible nous fait découvrir le sens à travers l’histoire dusalut. Nous savons que souvent, dans cette histoire, Dieu s’est servi dupetit reste de son peuple pour sauver l’avenir. Cette vocation est communeà tous les chrétiens où qu’ils soient. Mais notre condition de minoritairesau sein d’une société musulmane lui donne une dimension très particu-lière. Le peuple pour lequel nous sommes appelés à consacrer notre vie, sereconnaît dans un autre chemin religieux que le nôtre, celui de l’islam.Notre offrande de vie passe par-dessus cette barrière des différencesd’identités religieuses. Elle témoigne aussi d’un projet de Dieu quiconcerne toute l’humanité et qui est de faire venir sa communion entre leshommes.

Notes de lecture

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3. Ibid., p. 93.4. Ibid., p. 73.

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À cela Christian de Chergé fait écho pour ce qui concerne leur viemonastique : « En ce sens, il nous reviendrait de présenter comme una u t re défi bien réel du monde actuel l’urgence faite aux re l i g i o n sd’apprendre à dialoguer au chemin même des expériences spirituellesqu’elles éveillent… »5.

Courant tout au long des textes de Christian de Chergé, on peut lire letémoignage d’une espérance… « Invincible espérance » selon le titre bienchoisi par Bruno Chenu dans le recueil de textes rassemblés par lui en19976. Et cela m’amène à mon second point.

2. Le thème de la communion des saints

On peut dire que c’est un thème clef, rassembleur ou cristallisateur desa pensée, un thème à la lumière duquel il peut exprimer sa pensée sur lavie de l’Église, sur sa vie communautaire, sur les relations du christia-nisme avec l’islam, sur sa vie personnelle, sur la vie politique du pays…Il nous faut donc chercher un fil rouge pour visiter cet espace sans nousperdre.

Pour cela, nous partirons du thème de la communion des saintscomprise par Christian de Chergé comme une vocation personnelle, àlaquelle il a répondu par l’engagement de sa liberté. Puis il sera possibled’envisager ce que signifie cette communion dans le dialogue avec l’islamcomme le lieu concret de sa mise en œuvre.

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5. Ibid., p. 88.6. Christian de Chergé, L’invincible espérance, Paris, Bayard Éd./Centurion, 1997,

318 p.

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2.1. La communion comme projet de vie

La communion, comme projet de vie, et concrètement comme projet devie en Algérie, comme moine. Sur cette vocation personnelle, Christians’est parfois expliqué, en particulier dans sa réponse au journal Tychique,sur la place très grande qu’a pris dans son orientation personnelle sarencontre avec son ami Mohammed, assassiné pour avoir choisi de leprotéger lors d’une embuscade :

Dans le sang de cet ami, j’ai su que mon appel à suivre le Christ devraittrouver à se vivre, tôt ou tard, dans le pays même où il m’avait été donnéce gage de l’amour le plus grand. J’ai su du même coup que cette consé-cration de ma vie devrait passer par une prière en commun… Et puis, acommencé alors un pèlerinage vers la communion des saints où chrétienset musulmans, et tant d’autres avec eux, partagent la même joie filiale.7

Quelle forme particulière cela prend-il chez Christian de Chergé?

❑ La communion dont il s’agit est une communion relationnelle avantd’être une communion sur des contenus théologiques. Elle se vit d’aborddans la vie quotidienne.

❑ Vouloir vivre la communion, c’est une œuvre de conversion. Il faut selaisser inviter par Dieu « à la table des pécheurs », image qu’il affectionne,à la suite de Thérèse de l’Enfant-Jésus. « Parce que tous sont appelés à laconversion, la conversion d’autrui m’intéresse, et la mienne lui importe.La conversion des pécheurs est le prélude nécessaire de la communiondes saints » écrit-il également8.

S’il choisit de vivre en communion, c’est parce qu’il découvre qu’il y ace que Michel de Certeau appelle du « répondant » : il n’est pas seul,l’autre, différent, est aussi celui avec qui entrer en dialogue dans cette

Notes de lecture

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7. Christian de Chergé, 1982.8. Christian de Chergé, Chapitre du 4 juin 1986, dans Dieu pour tout jour, Abbaye

Notre-Dame d’Aiguebelle, 2004.

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visée de communion. C’est le répondant qui va permettre que son projetse développe. Avec le thème du répondant, on entre dans l’économie del’échange, du dialogue.

2.2. Le dialogue avec l’islam, chemin de communion

Pour Christian de Chergé, au lieu où il est inscrit, le répondant duchristianisme c’est l’islam avec lequel il entend entrer en dialogue. Il y asur ce sujet un long texte très important, paru dans L’invisible espéranceintitulé : « Chrétiens et musulmans. Nos différences ont-elles le sens d’unecommunion? » (1984).

Ce dernier part d’une réflexion sur la différence. La différence estinscrite dans la création elle-même, dans sa diversité et sa variété. Maiselle nous ramène à un créateur unique dont chrétiens et musulmans ontune vision qui les différencie.

L’unicité qui est en Dieu est tellement « différente » que l’Unique resteau-delà de ce que nous savons pouvoir en confesser dans la foi éclairée partoutes les diverses interprétations de Dieu. Mais voir les choses diffé-remment ne signifie pas qu’on ne voit pas les mêmes choses. De même,quand Dieu se dit autrement, il ne se dit pas autre, mais Tout-Autre, c’est-à-dire autrement que tous les autres. Normalement, dans la lumière de lafoi qui est don gratuit de Dieu, dire Dieu autrement n’est pas dire un autreDieu.9

D’ailleurs, dans cette création, il y a, du côté de l’homme, de l’unité. Ilest unique dans la création, créé, dit le christianisme, à l’image et ressem-blance du Dieu Unique, créé pour être vraiment soumis en tout à l’Uniqueen même temps qu’intendant sur la terre et pour réaliser ainsi sa vocation.Or, cette unité est brisée, « l’image a été défigurée. La division du règneanimal a été introduite au sein de l’espèce humaine »10. Et tout particuliè-

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9. L’invincible espérance, op. cit., p. 127-128.10. Ibid., p. 133.

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rement entre les chrétiens, l’islam étant d’ailleurs un appel à une unitéreconstituée. Elle est en attente de l’heure de Dieu pour être restaurée, carcela ne peut pas se faire à force de volonté humaine : « À ce point précisdu chemin où chacun sent vivement sa différence d’avec le “Modèleunique”, l’unité se dit malgré tout dans l’espérance qui sous-tend lamarche commune vers l’au-delà de cette différence »11… « espérancepartagée d’une “unité différée” » écrit-il encore quelques lignes plus baset un peu plus loin encore : « Si les différences proviennent réellement del’unité, elles devraient tendre logiquement à y revenir, un peu à la façondont les pièces d’un puzzle aspirent à retrouver leur cohérence dansl’image complète qui préexistait à leur morcellement ».

Aussi, la question qui se pose est celle de la mise en relation des diffé-rences. Ici, Christian de Chergé rappelle que, du point de vue du christia-nisme, cette mise en relation s’inscrit dans la droite ligne de la foi en unDieu Trinité : « S’il nous est permis d’avoir une mystique de la différence,c’est bien parce que celle-ci s’origine en Dieu même »12.

La communion dont il s’agit est donc le fruit d’une différence reconnueet assumée. Chacun différent dit quelque chose de l’Unique mais n’en ditpas tout car il est infiniment au-delà de ce que l’on peut en dire. Elle estaussi attente d’un accomplissement eschatologique. Mais elle est déjàréalisée pour ceux qui ont achevé cette vie :

Dans la réalité actuelle de la communion des « élus », nous pensons, lesuns et les autres, pouvoir rejoindre d’un même cœur ces frères et ces sœurs,jadis « musulmans » ou « chrétiens » (pour s’en tenir à notre sujet), quipartagent de fait la même joie de Dieu après avoir vécu, jusque dans leurmort, une authentique fidélité à des normes de foi différentes.13

Au fond, c’est l’humanité tout entière qui marche vers son véritableaccomplissement en marchant vers la communion des saints : « Le grandjeu que la Sagesse de Dieu aime à jouer avec les enfants de l’homme est

Notes de lecture

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11. Ibid., p. 150.12. Ibid., p. 158.13. Ibid., p. 164.

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celui de la communion dans l’Unique. C’est ainsi que l’Esprit patient nousunifie en présence du Père ».14 Cette communion des saints est donc ici-bas une sanctification : la communauté.

C’est un lieu de sanctification où nous apprenons le prix à payer à lacommunion qui est d’abord de s’offrir tout entier avec ses goûts et savolonté propres, pour se recevoir autant, dans la symphonie de l’EspritS a i n t1 5. Et elle est appelée à devenir universelle : le mystère de lacommunion avec Dieu est un mystère ouvert, et l’Église ne peut être elle-même qu’en signifiant cette ouverture au cœur même de la communion laplus intime.16

Mais il s’agit d’une « communion des saints encore en devenir puisquesous ce voile du signe, celui du pèlerinage »17, une communion qui appellepar avance le pardon, comme le Testament mais aussi bien d’autres textesen témoignent.

Conclusion

Le thème de la communion des saints est, en fait, un déploiement dela conception que Christian de Chergé, et avec lui la communauté deTibhirine, se sont fait de leur engagement dans les défis posés par l’his-toire. Il y a entre les deux une grande cohérence. Cette dernière leur apermis de conjuguer sur ces points comme en beaucoup d’autres, fidélitéet créativité.

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14. Christian de Chergé, Chapitre du 28 avril 1988, dans Dieu pour tout jour,Abbaye Notre-Dame d’Aiguebelle, 2004.

15. Christian de Chergé, Chapitre du 2 juillet 1991, ibid.16. Christian de Chergé, Chapitre du 26 juillet 1994, ibid.17. Christian de Chergé, Homélie du 31 mai 1993, ibid.

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Christophe PurguISTR de Marseille.

PROCESSUS DE CONVERSIONSur l’œuvre et la pensée de Christian de Chergé

Présentation

Les chapitres à propos de la conversion débutent en mai 1986 pour seterminer en juin 1987. Dès le commencement, Christian de Chergé dessineun canevas à partir d’une parole du Mont Athos dont la citation setermine ainsi : « Les prophètes et les saints demandaient sans cesse à Dieude changer leur cœur de pierre en cœur de chair ». Il en profite pourpréciser à la fois le thème et le plan de ce chapitre :

Un thème qui est lié :• À la profession de frère Michel : conversion perpétuelle de mœurs ;conversio ou conversatio morum : qu’est-ce à dire ?• À l’année augustinienne ouverte le 24 avril et à la célébration du 16e

centenaire de la conversion d’Augustin baptisé à Milan le 24 avril 387(Pâques).• Au centenaire de la conversion de Charles de Foucauld sous le signede la confession des péchés donnant à cette conversion son doublesens.• Au bicentenaire de la naissance du curé d’Ars dont la vie fut lestimulant de tant de retournements.

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La future profession de foi de frère Michel interroge Christian sur laconversion perpétuelle des mœurs. Cette question vient à lui naturel-lement puisqu’elle est liée à la vie monastique de la communauté del’Atlas et à la règle de Saint Benoît qui appelle les moines à faire de leurvie un carême permanent, afin de lutter contre les habitudes et l’indiffé-rence. Qu’est-ce à dire que se convertir, se retourner ou encore changer demœurs, d’habitudes ?

Voila le travail de recherche que nous pouvons faire ensemble :découvrir avec Christian ce que peuvent signifier de manière concrète cestermes de la vie spirituelle. Concrète, c’est-à-dire pour une petite commu-nauté de moines bénédictins, dans un pays musulman où le christianismeest minoritaire.

Qu’entendons-nous par le mot de « conversion » ?

Le terme de conversion est utilisé pour re n d re compte d’unchangement de vie radical, définitif et sans plus aucun rapport avec unétat précédent. Quant au processus, il est la suite continue d’opérationsconstituant la manière de faire quelque chose. Mais c’est aussi un enchaî-nement ordonné de faits ou de phénomènes, répondant à un certainschéma et aboutissant à un résultat déterminé comme une marche, undéveloppement. Ouvrir une porte, c’est réaliser la conversion de celle-ciautour d’un axe fixe.

Dans la vie spirituelle, et plus spécialement celle d’un moine, il s’agitde mettre en œuvre les moyens d’un équilibre de vie, en toutes les obser-vances monastiques, c’est-à-dire à l’aide des différents moyens prévus parla règle.

Pour parler de la conversion, Christian de Chergé utilise cette notionde « processus de conversion ». Ce concept porte en lui-même la marquepermanente d’une marche, d’un changement, d’une transformation, qui

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s’entretient tout en s’opérant. Le propre de la conversion serait alors denous faire voyager, déplacer, à la manière des nomades, familled’Abraham dont nous sommes.

1. La conversion

Vendredi 23 mai 1986 : Convertissez-vous !

Cette exclamation de Jean le Baptiste est « la première injonction de laprédication apostolique relayée par celle du Christ lui-même au seuil del’Évangile ».

Autant dire que ces deux constats nous imposent d’entendre cet appelavec sérieux. La conversion n’est pas une option, ni quelque chose desurajouté à la vie religieuse plus ou moins agréable selon les jours. Cetteinjonction apostolique trouve son accomplissement dans l’histoirepersonnelle des croyants.

La conversion est un dynamisme, une attitude de l’être, destinée àrester en acte, c’est un tropisme : on se tourne vers Dieu comme la plantevers le soleil. Le changement de religion peut apporter une précisionimportante dans la direction, il n’épuise pas la conversion, et il peut arriverqu’il n’en soit même pas une étape.1

Bien que ce mot soit souvent associé à l’idée d’un effort à faire, ou d’unsacrifice à opérer, et de ce fait n’a pas bonne presse, la nature profonde dela conversion consiste à grandir l’être. La conversion n’est donc pasd’abord un phénomène extérieur, mais elle est un phénomène dont

Processus de conversion

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1. Chapitres, Vendredi 23 mai 1986 : Convertissez-vous !, dans Dieu pour tout jour,Abbaye Notre-Dame d’Aiguebelle, 2004. Cf. le livre récent D’une foi à l’autre,en sous-titre : « Du christianisme à l’islam ».

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l’action est ontologique, c’est-à-dire qu’elle permet une évolution réelle dela personne, une croissance humaine et donc nécessairement spirituelle.

La conversion est un dynamisme, elle fait donc partie de la vie et peutêtre considérée dans son fonctionnement comme un véritable ressort.Ressort qui confirme notre existence dans ce qu’elle reçoit de Dieu,puisque si la grâce est accueillie, reçue pour ce qu’elle est vraiment, nouslui permettrons alors d’opérer en nous ce pourquoi elle est faite : la sancti-fication. Tout comme d’autres activités vitales, c’est l’esprit, l’intelligenceet le corps qui sont parties prenantes de ce processus.

Le propre de la conversion, c’est donc d’être un acte continu, ce quisignifie en fait qu’elle est un processus existentiel puisqu’il s’agit d’untropisme. Le tropisme d’une plante est sa capacité à s’orienter et à seréorienter vers une source lumineuse, afin d’assurer sa croissance et sondéveloppement. La plante a besoin de lumière pour assurer sa photosyn-thèse. La conversion est donc un tropisme : on se tourne vers Dieu commela plante vers le soleil. La conversion est donc à la vie spirituelle ce que letropisme est à la plante. Sans ce processus la vie est en péril.

Même le changement de confession religieuse n’épuise pas laconversion. En effet ce qui est de l’ordre de la foi, d’une orientationreligieuse, ne diminue en rien les manières par lesquelles cette foi vas’enraciner et prendre vie dans le cœur du croyant. D’une part à travers laconnaissance qu’il va faire de la révélation, c’est-à-dire de la manière parlaquelle Dieu se donne à connaître dans une religion particulière, et,d’autre part, à travers les actes que le croyant réalise dans sa vie, il donneà voir ou plus exactement à contempler à son insu ce que produit en lui larévélation que lui offre sa religion.

Jean Baptiste montre l’Agneau de Dieu : qui voit le Fils contemple leP è re. Ainsi la conversion dans la pre m i è re prédication opère unchangement d’orientation pour découvrir où se situe maintenant lasource divine : cachée dans cet Homme de Nazareth.

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Cependant, croire en Jésus Christ, et même changer de religion2, sontdes orientations de foi dans une révélation donnée. Mais quelle que soitla révélation dans laquelle le croyant engage ses pas, il aura à vivre ceprocessus de conversion et de croissance spirituelle, avec la traditionreligieuse de la communauté à laquelle il appartient. Dans cetteperspective rien n’est jamais fini, tout commence toujours. Ce commen-cement se conjugue souvent au présent, là où l’Esprit Saint agit en espritet en vérité.

2. Conditions opérationnelles

Du mercredi 4 juin 1986 : il commence par citer un passage de laSeconde Lettre de Pierre :

2P 3,9 : Le Seigneur ne tarde pas à tenir sa promesse, alors que certainsprétendent qu’il a du retard, mais il fait preuve de patience envers vous, ne voulantpas que quelques-uns périssent mais que tous parviennent à la conversion.

À partir de cette affirmation de Pierre, contre ceux qui n’ont ni foi nimœurs, il commente : « la conversion est pour tous. Donc c’est uneresponsabilité commune. On pourrait presque dire que nul ne doit seprétendre “converti” tant que son frère ne l’est pas ».

La responsabilité de la communauté est engagée dans le processus deconversion, elle doit être attentive à se laisser convertir. La conversion neconcerne pas une élite faite de quelques-uns, mais elle doit être l’affaire detous en particulier, tout autant qu’ensemble. Le croyant tout commel’Église ne peut pas raisonner comme Caïn : « Suis-je le gardien de monfrère? Puis-je lui donner de croire ? » Nous devons réellement être respon-sables les uns des autres.

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2. Metourni, en arabe signifie : détourné… tourné… retourné.

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Ceci va très loin car, après tout, s’il faut attendre que son frère soitconverti pour estimer l’être soi-même, ce travail spirituel interpelle sanscesse le croyant à écouter où l’appelle son Dieu, et aussi où celui-ci rejointle croyant dans son histoire. Il semble ici que Christian nous interpelle àvivre ensemble une réelle humilité, personnelle et communautaire, en vued’un bien commun où la communion peut commencer à se vivre.

L’illustration continue avec l’Apocalypse de Saint Jean, en écoutant ceque l’esprit dit aux Églises. Christian remarque que toutes subissent lamême litanie : « Mais tous ceux que j’aime, je les reprends et les corrige ».Deux de ces Églises y échappent, il s’agit de Smyrne et de Philadelphie,qui ne se sont pas laissées émouvoir par la synagogue de Satan, ellestiennent ferme bien que l’une soit pauvre et l’autre faible. Le témoignagede ces deux Églises confère un caractère tout particulier au processus deconversion. Ce dernier est opérationnel chez les croyants de Smyrne àcause de leur précarité et à cause de leur faiblesse pour ceux dePhiladelphie.

Christian ne le développe pas ici, mais il me semble qu’il est trèsimportant de redécouvrir que la précarité du cœur est la condition pourque le processus de conversion puisse s’épanouir, dans le cœur ducroyant jusque dans la communauté, mais aussi de la communautéjusqu’au cœur du croyant. Il poursuit : « Ce témoignage communautaireva être l’arme de Dieu. C’est gagné ! »

Sûrement, il y a ici un témoignage à porter et à rendre : « Parce quetous sont appelés à la conversion, la conversion d’autrui m’intéresse, et lamienne lui importe. La conversion des pécheurs est le prélude nécessairede la communion des saints ». Cette arme de Dieu est inoffensive etpourtant bien réelle, ici la conversion de chacun et de tous peut devenirune véritable communion des saints.

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La conversion c’est l’affaire de tous et de chacun

Ce n’est pas seulement l’affaire de soi ou celle de l’autre. Ce quel’Esprit dit aux Églises continue à se dire dans le cœur des croyants etdans des communautés célébrantes. Et il y a interaction entre les uns et lesautres. Ce qui est dit ici des Églises fondées par les apôtres, peuts’entendre à plusieurs niveaux :

• Dans une communauté de vie cénobitique.• Dans les différentes communautés présentes dans un diocèse.• Dans le cadre de l’œcuménisme.• Dans la recherche de dialogue interreligieux.

Cette analyse en appelle une autre, où Christian nous livre sonexpérience de commune et mutuelle conversion :

Ce chemin de commune et mutuelle conversion passe sûrement parune plus grande unité de vie. Nous l’empruntons chaque fois que nouscherchons à réduire le contraste souvent stupéfiant entre notre compor-tement humain et notre affirmation de foi. Sans cette quête inlassabled’une réelle cohésion intérieure et pratique, il ne peut y avoir perceptionde ce qui nous unit à l’autre.3

Ici, c’est à travers le vivre ensemble auprès de frères musulmans, qu’ilest donné aux uns et aux autres de vivre quelque chose de la communiondes saints. Ce chemin est parcouru chaque fois que les caricatures sontestompées, au profit de ce que les uns et les autres portent en eux. Dansla vie pratique et les rencontres de chaque jour se donne à célébrer et àvoir la foi de chacun partagée dans des actes.

Sans authenticité personnelle, quelle vérité pouvons-nous rêver decommuniquer? Par contre dans un tel effort patient et constant, il nousdevient possible de mieux reconnaître ce que peut avoir de réellement

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3. Perspective, dossier 1. 5/8.

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évangélique le comportement d’un musulman au cœur droit, et aussi demieux percevoir ce que sa foi dit de la nôtre.

Le cœur droit est le microprocesseur dont l’Esprit Saint se sert pourinspirer le cœur des croyants. Cette inspiration ne se fait pas sans nous,d’où la nécessité de rester en éveil dans une attention patiente etconstante. Que nous sachions qui il est ou pas ne l’empêche pas d’agir.Finalement, accueillir ce qu’il y a de vraiment évangélique dans lecomportement d’un musulman au cœur droit revient à recevoir pour unchrétien les « semences du verbe ».

3. Trois conversions convergentes

En latin, c o n v e r s i o s’entend souvent comme un changement dereligion, de foi, mais il signifie aussi un changement de mœurs et de vie.Christian fait le constat que le premier sens prévaut souvent.

3.1. En contemplant le Christ des Évangiles :la conversion personnelle

Vendredi 30 mai 1986 : Vous m’avez amené cet homme commedétournant le peuple du droit chemin ! (Lc 23,14)

Jésus qui est le chemin à prendre pour se tourner vers le Père est rejetécomme détournant le peuple du droit chemin. La conversion la plusprofonde, la plus bouleversante, celle qui est œuvre de l’Esprit, a souventpour critère d’authenticité cette radicale incapacité du tout-venant àl’accueillir, à la soutenir, à en bénéficier comme un don de Dieu dépassantle simple profit spirituel de l’intéressé.

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L’homme n’est pas premier dans la conversion : en matière de foi ou demœurs, on se tourne vers quelqu’un, on répond à l’appel d’un Autre quivient changer quelque chose en nous. Il y a là un double mouvement,contenu dans le nom de Dieu, que le Coran associe souvent à celui demiséricordieux : celui qui revient sans cesse vers le pécheur repentant. Cenom dit toute la mission de Jésus, du Bon Pasteur en quête de brebiségarées, et aussi toute l’astuce de Satan traduisant en termes de perversionle Verbe d’inversion destiné à retourner les cœurs.

Jésus est le chemin qui conduit au Père. Le suivre, c’est se tourner versle Père et découvrir à la fois ce que nous sommes pour lui, et, dans lemême mouvement, qui il est pour nous. Ce qui est premier dans laconversion, c’est l’action de Dieu en nous. Celui qui est à l’origine de cetteaction, de cette conversion, dans le cœur des croyants, c’est l’Esprit Saintlui-même, puisque : « la conversion la plus profonde, la plus boulever-sante, est celle qui est œuvre de l’Esprit ».

Ceci signifie que l’Esprit Saint est à l’origine de toute conversionauthentique. L’Esprit Saint est le don et l’expression de l’amour. Ainsi, ilne s’agit pas d’abord d’une œuvre humaine. La volonté humaine neconsiste qu’à accueillir ce que ce don manifeste : un appel à entrer dansune relation humanisante avec autrui, prologue d’une communion offerteet effective dans l’altérité des personnes et des religions.

En effet, répondre à un appel, c’est commencer à découvrir et àconnaître l’autre. Mais c’est aussi accepter de se laisser déplacer, aussibien dans sa foi que dans ses mœurs. Cette action de l’Esprit de Dieu ennous va « bien au-delà du simple profit spirituel de l’intéressé » car ils’agit pour le croyant de se laisser attirer et orienter par celui qui est lasource de la vie. Souvenez-vous, il s’agit bien là d’un tropisme, comme laplante cherche les rayons du soleil pour vivre et se développer.

Rencontrer quelqu’un, c’est entrer en relation. Pour peu que l’on soitouvert à ce que l’autre porte en lui, on ne sort jamais indemne d’unerencontre. Lorsque l’homme rencontre Dieu il en est de même, mais alorspeut-être que lorsque Dieu rencontre l’homme il en est de même. En effet,quand l’échange relationnel est au rendez-vous il y a appauvrissement et

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enrichissement personnel de part et d’autre, simultanément. La Croix duChrist, sa kénose, est le lieu le plus sûr de cette réalité cachée aux sages etaux savants.

Dans le nom de Dieu, que le Coran associe souvent à celui de miséri-cordieux : « Il est revenu vers eux afin qu’ils reviennent vers lui, car Dieuest celui qui revient sans cesse vers le pécheur repentant »4, Jésus vientincarner ce mouvement du Père vers ses fils et de ses fils, dans le Fils, versle Père. Le Christ des Évangiles illustre par ses paroles et par ses actes quece double mouvement contenu dans le nom de Dieu est la mise en œuvrede la mission reçue de son Père pour la multitude en rémission despéchés.

Se convertir, c’est prendre les mœurs de Jésus car, tout aussi bien, c’estvenir vers le Père, et venir vers l’autre, vers le frère à confirmer. Depuis queDieu a fait le premier pas de la conversion en venant vers l’homme, lepremier pas de l’homme sera de venir vers son semblable. Le Bonsamaritain va vers le blessé ! Ni le prêtre, ni le lévite n’étaient convertis…Ils se sont détournés. Va et fais de même. Ainsi, l’homme, mon frère, est lechemin de la conversion, de ma conversion. Il y a entre lui et moi un va-et-vient de la conversion qui engage le dialogue du salut.5

Le premier pas de la conversion, c’est celui qu’a fait Dieu en venantvers l’homme. Pour reprendre les termes de la prière eucharistiquequatre, « Comme il avait perdu ton amitié en se détournant de toi, tu nel’as pas abandonné au pouvoir de la mort. Dans ta miséricorde, tu es venuen aide à tous les hommes pour qu’ils te cherchent et puissent te trouver ».

Donc le premier pas de l’homme qui se convertit sera d’aller vers sonsemblable, à la manière de Dieu. Il est question pour nous d’épouser lesmanières de faire du Christ, d’habiter ses propres mœurs selon lescapacités de chacun. Le frère devient alors le chemin de ma propreconversion.

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4. Coran 9,118.5. Lundi 30 juin 1986 : « toi quand tu seras revenu, confirme tes frères »

(Lc 22,32).

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Dans cet échange se joue quelque chose qui engage le salut. Il sembleque dans cet échange de conversion réciproque soit engagé le dialogue desalut. Dialogue à travers l’histoire et les cultures, la création et lesreligions, et où le créateur et sa créature sont en recherche de ce qu’ils ontperdu, ou plus précisément de ce que l’homme oublie.

Se recevoir d’une personne et se donner à elle n’est-ce pas préci-sément, à des niveaux divers, ce qui fonde la confiance et l’alliance? Icinous est donné de vivre quelque chose d’une communion réelle etprofonde, dans le respect des différences de ce que les uns et les autressont, mais, tout autant, « dans l’espérance de ce que l’autre porte en luicomme germe de son devenir ».

3.2. En contemplant le Christ des Évangiles :la conversion de Jésus

Le mercredi 2 juillet 1986 : les « conversions » de Jésus

Le Fils de l’homme est venu chercher et sauver… Le mouvement deJésus vers l’homme semble laisser à Jésus l’initiative de la conversion del’homme. Jésus vient au devant et l’homme revient. Jésus prend lesdevants… et le disciple est invité à suivre. Il est vraiment partie prenantede la conversion. On pressent que sans lui elle resterait en chemin, impar-faite, incertaine. Il faut aller plus loin. En venant prendre place à la tabledes pécheurs Jésus se situe résolument du côté de ceux qui ont besoin de« conversion ». Et il devient possible de parler de « la » conversion, ou desconversions de Jésus. Le mot lui-même est là pour nous imposer la chose.Jésus se tourne, se retourne vers l’homme, vers son frère d’incarnation.

Le signe que Jésus se situe résolument du côté de ceux qui ont besoinde conversion, c’est qu’il a pris son repas avec eux. Il a mangé avec lespécheurs ne craignant pas plus l’impureté rituelle que le qu’en-dira-t-on.Il nous rejoint vraiment là ou se trouve notre humanité, il partage pournous des paroles et des actes qui nourrissent notre esprit et notre corps,

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tout autant que ce qui se trouve sur la table. La mission de Jésus l’appelleplus loin que ce que la loi prévoyait, pour devenir réellement le frère dela multitude. Jésus vient chercher et rencontrer l’humanité là où elle setrouve vraiment, en cela elle est sauvée par lui.

Par nature, il est le seul à pouvoir initier cette conversion pour nous etavec nous. Les « conversions » de Jésus envers ses frères et sœurs d’incar-nation sont autant de lieux et d’exemples par lesquels, à notre tour, nouspouvons vivre la conversion avec lui et en lui. C’est-à-dire dans l’espé-rance de la résurrection, chemin par lequel la conversion de Dieu et del’homme en Jésus Christ devient parfaite et certaine dans l’Alliance. Il seretournera même dans la mort pour nous faire participer à sa victoire surelle, allant jusqu’au bout du processus de conversion de Dieu en faveurde l’homme et de la création.

Le mercredi 4 juillet 1986 : Ordonne que je vienne à toi ! (Mt 14,28)

Que cherchez-vous ? Rabbi, où demeures-tu ? Venez et vous verrez !Alors Jésus se retourne. En se retournant, Jésus sait qu’il ne se détournepas, que désormais le chemin de la maison du Père passe par le cœur dessiens, de même que, pour tous, le chemin passe par son cœur à lui.

Il s’agit pour Christian de conversion réciproque entre Jésus et lessiens. Que ce soit avec les disciples du Baptiste ou encore avec Pierre, sanscesser d’être tourné vers le Père, Jésus se tourne vers eux car désormais samission passe par le cœur de ses frères. Et il s’agit pour ses frères depasser par son cœur pour trouver le Père. Dans le Fils nous trouvons notrevéritable vocation filiale.

Mais tout ce que nous découvrons ici des conversions de Jésusn’annule en rien ce que nous avons découvert de la mission de l’Espritdans le cœur des croyants. Le Paraclet est bien ce que Jésus a promis etque le Père a envoyé. Il souffle où bon lui semble, ce qui signifiequ’aucune institution ne peut lui imposer des limites. Il est depuis lesorigines le premier protagoniste de la mission de Dieu dans la création.

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3.3. En écoutant la Parole Biblique : la conversion de Dieu

Le lundi 7 juillet 1986 : Conversion de Jésus, conversion de Dieu?

Psaume 84,5 : Fais-nous revenir, Dieu notre sauveur !La conversion de Dieu est liée à sa fidélité. Chez nous, elle est le plus

souvent fonction de nos sautes d’humeur, de notre peu de fidélité… Etencore Is 63,17 : « Reviens pour la cause de tes serviteurs, des tribus de tonlot ». Non, Dieu ne change pas. Ses dons sont sans repentance (Rm 11,29).Mais l’acte par lequel l’homme se détourne de son péché, revient versDieu, se convertit à Dieu, est de même nature et de même origine que celuipar lequel Dieu revient vers l’homme, vers le pécheur. La préposition nechange pas en arabe (et en hébreu).

Jésus incarne alors le Nom de Dieu : « Celui qui vient vers le pécheurrepentant ». Crier à Dieu : revertere, c’est lui dire d’exercer son Nom, del’incarner, d’entrer en acte sur nous. Dans le Coran, l’impératif est employéune fois, et dans la bouche d’Abraham à Dieu : « Reviens à nous ! »(Coran 2,128).

Ne boude pas dans ton coin, reviens ! Ne te cache pas ! Reviens nousfaire vivre et chanter tes louanges. « Ce que j’ai appris de mon Père, jevous l’ai fait connaître », si donc Jésus se convertit pour rejoindrel’humanité, c’est que cela rejoint la mission même de son Père, et celle del’Esprit Saint qui poursuit son œuvre de sanctification dans le monde.

Parce que nous sommes crééé à son image et à sa ressemblance, setrouve présent en nous ce désir de ne pas en rester là et de continuerl’exode, ou d’espérer un avenir toujours possible. Nous portons en nouscette soif de l’exode qui nous porte vers Dieu et vers le frère. Cetteespérance d’avenir oriente nos pas vers le Père, qui en est l’origine et lafin. En suivant ces deux directions : celle du Père et celle de notrehumanité à travers le frère, il nous est peut-être offert de trouver ce quenous sommes vraiment. « La kénose du Père serait de quitter sa maisond’éternité pour courir sur nos chemins au-devant de nos retours »6.

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6. Lundi 7 juillet 1986.

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D’après Christian, à la manière dont Dieu revient vers l’homme,l’homme peut revenir vers Dieu. Le principe de notre propre conversionpersonnelle et communautaire trouve son fondement en lui. Une diffé-rence théologique de taille justifie cette analyse : « La conversion de Dieuest liée à sa fidélité. Chez nous, elle est le plus souvent fonction de nossautes d’humeur, de notre peu de fidélité ». Si la conversion de Dieu estliée à sa fidélité, à sa nature profonde d’être toujours le miséricordieux,alors l’homme peut y participer : c’est-à-dire toujours de manière impar-faite, approximative, dans les contingences de l’espace et du temps, mais« avec l’espérance de ce que l’autre porte en lui comme germe de sondevenir »7.

4. Situer en Dieu le dynamisme de conversion

Lundi 21 juillet 1986 : aversio a malo, conversio ad bonum !

Nous avons coutume de penser, et nous n’avons pas totalement tort,bien sûr, que la conversion, notre conversion est intimement liée à notreétat de pécheur, cet état même qui nous rend bien incapables de concevoirce que pourrait être une conversion à l’état pur dans une nature toutautre.

Nous le savons bien par expérience, la coutume contribue souvent auxmœurs. Les mœurs liées à la conversion seraient donc tributaires de notrecondition pécheresse. Mais une question fondamentale se pose alors :pour rendre opérationnel le processus de conversion, est-il nécessaire quela nature humaine soit marquée par le péché ? Christian va chercher saréponse auprès de la Vierge Marie :

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7. Tychique n° 42, 1983, p. 52-54.

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Pourtant, à le bien recevoir, le Magnificat de Marie célèbre ce que nousavons appelé le tropisme de conversion de Dieu : Il s’est penché sur sonhumble servante ! Et Marie répond à ce penchant de Dieu en se tournantvers lui de tout son être, comme les yeux de la servante vers la main de sonMaître…

Le péché n’est pas une condition préalable au processus deconversion, puisqu’en Dieu comme en son humble servante rien ne peutdonner prise au péché. Une question perceptible demeure : quelle est lacause de ce processus? Cette réponse pour Christian se trouve liée à lanature de Dieu et à celle de l’humain, et ceci y compris dans son étatantérieur au péché, car ce qui change tout c’est de « Situer la conversionde Dieu » :

Situer la conversion de Dieu, cela change tout pour l’homme, c’est enfaire une attitude, un instinct fondamental de l’être humain, inscrit dans sanature « au fond de lui-même » (Jérémie), non dans sa nature de pécheurmais dans sa nature antérieure au péché, dans l’image de Dieu qu’il est.Mais ce détour est lui-même le fruit d’un « retour en soi » qui enchaîne lesecond pas nécessaire, celui du retour à Dieu, dans l’option conforme à ceque Dieu est et veut. Ce n’est pas le péché qui provoque la conversion, c’estla sainteté de Dieu, c’est l’attrait du Bien.

Nous retrouvons ici la notion ontologique d’un « retour en soi », saufque le soleil n’est plus extérieur à la plante… Car ce retour en soi est préci-sément le lieu où Dieu habite en nous, la sainteté de Dieu dans sonTemple qu’est l’homme provoque en lui la conversion. Peut-être mêmeque l’expérience de cet état est le paradis, c’est retrouver c’est-à-direprendre conscience de ce qui est donné : la sainteté de Dieu offerte enpartage. Dans cet état se conjugue le bonheur de Dieu et celui del’homme, la communion et la sainteté.

« Ce n’est pas le péché qui provoque la conversion, c’est la sainteté deDieu, c’est l’attrait du Bien. » Nous connaissons par expérience que lecœur humain (spirituel) est susceptible de reconnaître ce qui peut luiapporter ce qu’il désire, attend, aspire, sans pouvoir pour autant en

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rendre compte. Le tropisme fonctionne quand notre histoire s’oriente versl’attrait du Bien, le milieu divin n’est pas loin et la vie trouve son sens.

Mercredi 23 juillet 1986 : conversion et création…

Dans la conversion, c’est l’attrait du bien qui est premier… on peutdire que Dieu revient sur les lieux de son amour. Mieux : il faut dire quel’homme revient sur les lieux et les temps de son bonheur, de son courage,de son enfance.

Ce qui attire et change les cœurs dans le regard de Jésus, c’est qu’il nousrestitue le regard de bénédiction du Père dans lequel notre péché n’est pas prévu :le regard de Jésus ne s’est jamais d’abord posé sur le péché, et c’est ce qui a boule-versé Marie-Madeleine.

Revenir, faire « retour sur soi », c’est retrouver le champ magnétique dela création, là où l’Esprit peut continuer d’agir librement et où le Verbe deDieu, c’est celui qui confesse l’Amour créateur de Dieu et qui s’offre à cettepermanente transformation de lui-même, qui se met en état de conversionperpétuelle… Pour lui, vivre, c’est changer ! La conversion et la créationrestent l’une et l’autre au mode inaccompli… Dieu a même besoin de maconversion pour continuer de me créer librement à son image, homme etfemme, de génération en génération.

En soi, se laisser faire, c’est devenir autre, c’est accepter de changergrâce au regard que le Père par son Fils porte sur nous. Et peut être qu’ennous l’Esprit Saint rend ce regard de Dieu contemplatif de l’œuvre endevenir que nous sommes, ainsi l’Esprit poursuit son œuvre dans lemonde et achève peu à peu toute sanctification. Il est possible de se laissertransformer par l’Esprit Saint à travers les événements de la vie, appro-chant peu à peu de façon éparse et non définitive de ce qu’est le milieudivin. De cette façon, comme le dernier Concile nous le rappelle :« L’Esprit Saint offre à tous, d’une façon que Dieu connaît, la possibilitéd’être associé au Mystère Pascal » (Gaudium et spes 22,5).

Ce qui semble être le plus époustouflant chez Christian, c’est de placerles choses dans le bon ordre, à savoir que ce qui est premier ce n’est certai-

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nement pas le péché, mais le bonheur du Père dans lequel il crée sanscesse l’humain à la ressemblance de son Fils. En faisant mémoire noussommes partie prenante de cette transformation et nous participons à cebonheur. Revenir sur les lieux de son amour c’est tout aussi revenir sur leslieux de son bonheur, de ses épreuves. C’est faire mémoire de ce qui faitréellement vivre, c’est reconnaître à notre tour ce que le Christ nous faitconnaître de son Père.

Le lundi 28 juillet 1986 : Conversion de toute la création…

Jésus changera, convertira l’eau en vin à Cana, après avoir refusé deconvertir les pierres en pains, comme pour bien affirmer que le Créateurreste le seul Maître de la conversion. Et on aboutit ainsi à l’ordre sacra-mentaire, quand les humbles choses de la terre deviennent entre les mainsde Dieu ces choses cachées depuis la fondation du monde, ces réalitésincréées signifiant l’achèvement de toute conversion et de toute création.Le pain et le vin, fruits d’une première mutation lié au travail de l’homme,contiennent la création, changent de substance, de conscience pourparvenir à une qualité d’être qui est celle du milieu divin.

Conversion, mutation, changement, ainsi va la vie. Dans les sacre-ments, la création tout entière est en cours d’accomplissement. Elle est entranshumance, et à travers les différentes étapes de son évolution, c’est lavie éternelle et la sainteté qui sont engagées, jusqu’au jour où nousparviendrons à « cette qualité d’être qui est celle du milieu divin ». À nepas en douter, cette qualité d’être dont parle Christian est très proba-blement la communion du Père et du Fils et de l’Esprit Saint à laquelle lescroyants musulmans et chrétiens peuvent être associés. À condition qu’ilssoient mis en présence et en dialogue, des croyants au cœur droit.

Il est important de noter que ce qui est converti par Dieu dans lesacrement, est préalablement changé par le travail de l’homme. Personnene peut trouver dans la nature de l’huile, du pain, du vin, une parole depardon, ce sont les fruits du travail de l’homme. Dieu à besoin de cetravail garant de notre liberté et de notre réponse.

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Conclusion

Grâce à ce qui nous est donné de percevoir de l’expérience des moinesde Tibhirine, et plus spécialement ici à travers la pensée de Christian deChergé dans cette première partie des chapitres, peuvent se dégagerquelques éléments sur ce que l’expérience de dialogue interreligieux peutaider à comprendre de la conversion :

❑ La conversion ce n’est pas d’abord une entrée en religion, ni mêmechanger de religion. Elle est d’abord une affaire de cœur entre les donnéesd’une révélation particulière et la communauté des croyants quil’accueillent. Dans la communauté c’est aussi à chaque croyant de selaisser déplacer dans sa foi comme dans ses mœurs.

❑ Percevoir ce qui nous unit à l’autre dans le cadre du dialogue, passenécessairement par une réelle cohésion intérieure de part et d’autre. Cequi permet de vivre une commune et mutuelle conversion, prélude de lacommunion des saints. Ce prélude est une expérience de qualité d’êtrequi permet de percevoir ce qu’est le milieu divin.

❑ Ces deux points ont une racine commune de vérification etd’authenticité : la précarité. Sans elle, aucun déplacement n’est possibleque ce soit au niveau de sa foi ou de ses mœurs. Ceci est tout aussi vraipour le croyant que pour la communauté religieuse à laquelle il appar-tient : dans les deux cas il s’agit d’un témoignage à recevoir et à donner.

❑ Épouser les mœurs de Dieu c’est entrer en conversion, quelle quesoit la religion. Parce que c’est précisément la vocation de Dieu dans l’his-toire du salut que de venir et de revenir vers le pécheur repentant. Tel estle fruit de sa miséricorde inconditionnelle et gracieuse pour la multitude.Jésus Christ dans son incarnation a témoigné et réalisé jusqu’au bout cetteAlliance.

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Christian SalensonDirecteur de l’ISTR de Marseille.

EUCHARISTIE ET ISLAM

Les moines de Tibhirine définissaient dès 1975 leur présence en terred’islam comme celle de « priants parmi d’autres priants ». Ils entendaientainsi ne pas considérer leur prière comme supérieure à d’autres formes deprières au prétexte que cette prière serait chrétienne et monastique. Laseule prière qui ne soit pas agréée du Père est la prière du pharisien. Ils nevoulaient pas non plus que leur prière soit séparée ou indifférente à celledes priants de l’islam. Cela a contribué à donner une dimension nouvelleà leur prière en général et à l’eucharistie en particulier. Par ces quelqueslignes, je voudrais l’évoquer.

Ensemble, ils se définirent comme « priants au milieu d’autre spriants ». Ensemble ils vécurent cette expérience. Il est impossible deséparer ceux qui, dans la différence de leurs itinéraires et de leurscharismes, avaient lié leurs vies en faisant vœu de stabilité au sein d’unemême communauté monastique et qui, morts et survivants, demeurentprofondément unis dans le cœur du Christ. Toutefois, il revint essentiel-lement à Christian de Chergé de faire œuvre de théologien. Sa formationlui en donnait les capacités. Une consultation des livres de la biblio-thèque1, une fréquentation assidue de ses écrits, y compris ceux qui nesont pas encore publiés à ce jour2, permettent d’identifier ses auteurs de

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1. La bibliothèque se trouve au monastère Notre-Dame de l’Atlas à Midelt dansle Moyen Atlas marocain. Cette petite communauté cistercienne regroupe lesmoines de Fès et les survivants de Tibhirine, frère Amédée et frère Jean-Pierre.

2. Plusieurs conférences et écrits de Christian de Chergé ont été publiés. Dès 1996dans L’invincible espérance et Sept vies pour Dieu et pour l’Algérie, Éd Bayard -Centurion. L’abbaye d’Aiguebelle, où se trouvent les archives de Tibhirine,vient de publier, dans le cadre d’un atelier de recherche fait avec l’ISTR deMarseille sur la pensée des moines, les chapitres donnés par Christian deChergé durant les dix ans de son prieurat de 1986 à 1996 : Dieu pour tout jour,Abbaye Notre-Dame d’Aiguebelle, 2004.

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référence même lorsqu’ils ne sont pas explicitement cités3. Christian deChergé est un théologien et un mystique. Il n’est pas moins mystiqueparce qu’il serait théologien ! Il n’est pas moins théologien parce qu’ilserait mystique ! Il serait vain d’opposer le théologien au mystique ou lemystique au théologien et l’on ne gagnerait pas en compréhension de lapersonnalité de ce témoin de la foi. L’histoire nous apprend, par ailleurs,que ni l’expérience spirituelle ni la théologie n’ont jamais rien gagné à cesoppositions.

J’ai choisi d’interroger quelques écrits de Christian de Chergé surl’eucharistie. Ma question est la suivante : est-ce que le fait de vivre enterre d’islam a eu des incidences sur la manière de comprendre et de vivrele mystère eucharistique? L’enjeu apparaît immédiatement. Une réponsepositive vérifierait l’affirmation selon laquelle la rencontre des autresreligions est susceptible d’enrichir la compréhension de la foi chrétienneet donc la théologie, mais aussi la manière de vivre la foi et doncd’enrichir l’expérience mystique elle-même. La réponse à cette questionpour moi ne fait pas de doute et je souhaiterais que cette expérience denos frères de Tibhirine soit largement offerte. Elle est d’abord un don faità leurs frères de l’ordre de Citeaux et à tous les moines. Elle est offerte àl’ensemble de l’Église et à tout chrétien, chacun au fond pouvant se recon-naître, en quelque contrée qu’il habite, comme « un priant parmi d’autrespriants » et l’Église vivre son ministère de louange et d’intercession danscette attitude sacramentelle. Cette attitude fondamentale ne manqueraitpas d’avoir des répercussions pour chacun sur sa manière d’être et deprier, sur l’Église dans son rapport au monde, pour le monde lui-mêmedans l’accueil du don de la paix.

Je voudrais montrer dans ces quelques lignes que l’expérience fonda-trice de la vocation de Christian de Chergé est eucharistique, dès son plusjeune âge. Sa vocation monastique aussi est profondément eucharistiqueet il la reçoit d’un musulman! Dès lors il n’aura de cesse de chercher dans

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3. Parmi les auteurs de référence, théologiens ou philosophes du XXe siècle, onpeut avancer les noms de de Lubac, Teilhard de Chardin, Karl Rahner,Levinas. Il faut ajouter évidemment les auteurs spirituels et tout particuliè-rement ceux de la tradition cistercienne.

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ses frères de l’islam et dans le Coran les « notes eucharistiques », les notesqui s’accordent.

L’expérience fondatrice de Christian de Chergé est eucharistique

Le premier appel de Christian date de sa première communion faitetrès tôt à l’âge de cinq ans ! Il fait un caprice et veut faire sa communionavec son frère plus âgé, ce qui entraîne un débat parental. Son père estimequ’il n’y arrivera pas et sa mère objecte que de toute façon « il comprendraplus tard » ! Christian, qui s’en souvient, est très étonné de retrouver lamême formule dans la bouche de Jésus lors du lavement des pieds,moment eucharistique s’il en est, alors que Pierre refuse le gested’offrande de Jésus. Jésus lui dit : « Ce que je fais maintenant tu ne lecomprends pas, tu comprendras plus tard… ». Christian dit qu’à cinq ans,il avait le sentiment de tout comprendre ! Mais surtout, il commente4 endisant : « De ce jour-là, datent un lien et un appel tracés », expressionsoulignée dans le texte manuscrit qui évoque la naissance d’une vocationdont les contours ne sont évidemment pas encore tracés. Ces événementsse déroulent déjà en Algérie.

L’événement fondateur, non plus seulement d’une vocation maisd’une vocation monastique en Algérie, se déroulera dans la rencontreavec Mohammed. Christian, séminariste, est en Algérie5 comme sous-lieutenant. Il lie amitié avec Mohammed, le garde champêtre qu’il décritcomme « un homme mûr, profondément religieux, qui a libéré ma foi aufil d’un quotidien difficile, comme une réponse de simplicité, d’ouverture

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4. Homélie du 16 avril 1992.5. Christian a fait son service militaire en Algérie de juillet 1959 à janvier 1961, à

Tiaret. Il est séminariste. Il est entré au séminaire des Carmes, séminaire del’Institut catholique de Paris, le 6 octobre 1956. Il a fait ses classes militaires àTrèves entre septembre et décembre 1958, puis de janvier 1959 à juillet 1959 àl’école de cavalerie de Saumur.

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et d’abandon à Dieu. Notre dialogue était celui d’une amitié paisible etconfiante qui avait la volonté de Dieu pour horizon, par-dessus la mêlée.Cet homme illettré ne se payait pas de mots. »6 Or Mohammed pourprotéger Christian a donné sa vie. Christian en est profondément boule-versé et ne parle à personne de cet événement. Il semblerait qu’il en parlepubliquement pour la première fois en 1972. Mais cet événement vachanger radicalement sa vie. « Dans le sang de cet ami, j’ai su que monappel à suivre le Christ devrait trouver à se vivre tôt ou tard dans le paysmême où m’avait été donné ce gage de l’amour le plus grand. J’ai su dumême coup que cette consécration de ma vie devrait passer par une prièreen commun pour être vraiment témoignage d’Église. »7 Tous les motscomptent !

Un événement devient Parole par la manière dont il est reçu. D’autresmusulmans ont pu donner leur vie au moment de la guerre d’Algériepour protéger des personnes. Christian a accueilli cet événement dans lafoi au point d’y recevoir sa vocation monastique. Il a longuement mûri etpensé cet événement en découvrant progressivement toute sa portéethéologique. Il commente en disant « Au moins un musulman a vécujusque dans sa mort l’imitation de Jésus Christ ». Mohammed a donné savie pour lui comme le Christ. Le don de la vie de Mohammed est eucha-ristique. « Chaque eucharistie me le rend infiniment présent, dans laréalité du Corps de gloire où le don de sa vie a pris toute sa dimensionpour moi et pour la multitude. » Christian est conduit au cœur du mystèreque l’eucharistie signifie : le don total de soi. Il est conduit en même tempsau cœur du mystère de l’Église : « Le Corps de Gloire »

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6. Réponse à un article de la revue du Chemin Neuf, Tychique, n° 34, denovembre 1981.

7. Réponse à Tychique.

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L’eucharistie est pour la multitude

Puisqu’au moins un musulman a été capable d’imiter le Christ et dedonner sa vie, alors tous les musulmans peuvent aussi vivre le mystèreeucharistique. Évidemment Christian ne limite pas l’eucharistie à la parti-cipation au rite eucharistique dans lequel on la célèbre. Il est fidèle en celaà la tradition constante de l’Église qui ne réduit jamais un sacrement aurite. Il comprend le mystère que le rite signifie et rend présent. Ce mystèreest celui du don et de l’échange, de l’admirabile commercium dont parle lathéologie classique. Jésus inaugure cet échange admirable en renversantles tables des changeurs. Il l’accomplit en manifestant aux hommes dansle don de sa vie que c’est Dieu lui-même qui est à l’initiative de tout don.Christian d’ailleurs reçoit ce don qui lui est fait et c’est parce qu’ill’accueille qu’il entend l’appel à consacrer sa vie, sur cette terre d’Algérie,dans une communauté priante.

Mohammed est comme l’attestation que le mystère eucharistique peutêtre vécu par tous les hommes. Christian alors comprend mieux pourquoidans le récit de l’institution Jésus ne dit pas « ceci est mon corps livré pourvous » mais « livré pour vous et pour la multitude ». Et ce, pasuniquement le jour où la multitude serait devenue chrétienne mais pourla multitude dès aujourd’hui.

Christian ne dit rien de moins que le fait que tous les hommes,chrétiens ou non, vivent, s’ils y consentent, le mystère eucharistique. Ils’inscrit dans le prolongement de l’enseignement conciliaire qui n’a pascraint d’affirmer que tout homme pouvait vivre le mystère pascal. Cetteaffirmation audacieuse, dès lors qu’on la déploie, bouleverse grandementla vie eucharistique, la compréhension de l’Église, « le corps de gloire »,et de sa mission. Elle change le regard sur les autres et, pour Christian, elles’accompagne alors d’une attitude qui va consister à rechercher les « noteseucharistiques ». La référence est musicale et même mozartienne. Il s’agitd’aller chercher dans la vie des musulmans avec qui il vit tout ce qui esteucharistique, toutes « les notes qui s’accordent » avec l’eucharistie.

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La table servie

Il va trouver des notes qui s’accordent dans le Coran, dont il est unlecteur familier. En particulier il entrecroise le discours sur le Pain de Vie8

et la sourate de la Table Servie.

Les apôtres dirent : « Ô Jésus, fils de Marie ! Ton Seigneur peut-il, duciel, faire descendre sur nous une table servie? » Il dit : « Craignez Dieu sivous êtes croyants ». Ils dirent : « Nous voulons manger, et que nos cœurssoient rassurés ; nous voulons être sûrs que tu nous as dit la vérité et noustrouver parmi les témoins ». Jésus fils de Marie dit : « Ô Dieu notreSeigneur, du ciel, fais descendre une table servie ! Ce sera pour nous unefête – pour le premier et dernier d’entre nous – et un signe venu de Toi.Pourvois-nous des choses nécessaires à la vie, tu es le meilleur dispen-sateur de tous les biens ».

Il commente9 le discours sur le pain de vie en Jean VI et le récit de lamultiplication des pains en ayant en arrière-fond cette sourate. Christianva faire résonner comme en écho le Coran dans l’Évangile et l’Évangiledans le Coran. Dans la sourate, il y a une demande des apôtres adressée àJésus pour que le Seigneur fasse descendre une table servie ! Dansl’Évangile, il manque du pain. Les uns et les autres manquent denourriture. Le pain qui manque est en fait l’insatiable du cœur humain. Lepain dans Saint Jean est le pain de vie. Le pain est ce que le Coran désignepar l’expression « les choses nécessaires à la vie ». Quand dans la sourate,il est dit : « fais descendre une table servie », les chrétiens disent « donnenous notre pain quotidien ». On voit peu à peu se dessiner de nombreusesharmoniques entre le Coran et l’Évangile.

Puis le commentaire se développe essentiellement sur le fait que Jésus« voit ». Il voit le manque de pain c’est-à-dire l’insatiable du cœur humain,la plénitude introuvable.

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8. Jean VI.9. Homélie du 28 juillet 1991.

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Dieu donne à partir du peu que nous avons : les cinq pains. Entre sesmains le pain se multiplie. Pas de miettes ! Il y a du surplus. Il reste douzecorbeilles qui sont là « pour les douze tribus d’Israël qui ont manqué lerendez-vous. Comme l’Église quand elle se replie sur ses frontières et nesait plus que Dieu l’envoie faire merveille parmi les nations ».

La clef nous est fournie dans un jeu de mot comme Christian les affec-tionne : Dieu pourvoit. Il voit pour ! Il emprunte l’expression au textemême du Coran : « Dieu pourvoit ». Le fond de son inspiration vient decette expression « pourvois-nous des choses nécessaires à la vie. » On peutdire que le texte coranique lui fournit le sens de son homélie : Dieupourvoit. Le texte biblique lui donne le comment : Jésus voit la faim deshommes. Il donne à partir du peu que nous avons et il multiplie. Il y a dusurplus et il y a pour ceux qui ont manqué le rendez-vous.

Il commente donc en même temps le texte coranique et le textebiblique. La méthode employée retient l’attention de celui qui s’intéresseaux liens possibles entre des traditions religieuses et entre des écrituressacrées. Il commente les textes l’un par l’autre. Il les ne compare pas pourvoir ce que dit l’un, ce que dit l’autre, ce que dit l’un que l’autre ne dit paset réciproquement. Sans doute la comparaison n’est-elle pas une bonneméthode qui oppose trop ou qui confond parfois. Il ne hiérarchise pas lestextes non plus. On pourrait dire qu’il les fait dialoguer. Un texte met envaleur la beauté de l’autre un peu comme le dit le livre de la Sagesse selonlaquelle tout être est là pour mettre en valeur la beauté de l’autre. Ainsi lalecture de l’un et de l’autre texte s’en trouve enrichie. La méthode utilisées’apparente à celle du dialogue entre croyants de traditions religieusesdifférentes dès lors qu’ils ne s’ignorent plus, ne cherchent pas à secomparer mais s’enrichissent de l’échange mutuel.

Christian dans son testament donne le sens de ce qui, pour être uneméthode, est fondamentalement une attitude de foi. « La joie secrète del’Esprit » est par le jeu des différences de conduire chacun vers lacommunion et vers la ressemblance. Il ne nie rien des différences. Il yreconnaît même le jeu de l’Esprit. Il ne nie rien d’une unité car sansprésupposer cette unité, il n’y a pas de rencontre possible. Mais cette unité

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ne nous est pas encore donnée. Elle nous attend au terme de l’histoire touten étant déjà là dans l’unité du genre humain. Quand à « la joie secrète del’Esprit » on sent qu’il y a déjà suffisamment goûtée pour nous la fairepartager et nous inviter à y entrer ! En effet nous sommes tous conviés àla même table.

La table des pécheurs

La table servie est la table des pécheurs. Voici ce qu’il dit :

J’apprends à mes dépens, jour après jour, que le dessein de Dieu, sur lechristianisme comme sur l’islam, reste de nous convier les uns et les autresà la table des pécheurs10. Le pain multiplié qu’il nous est donné de rompreensemble est celui d’une confiance absolue en la seule miséricorde du tout-puissant.

Pour Christian, chrétiens et musulmans partagent déjà le pain commenous venons de le dire. Chrétiens et musulmans sont assis à la mêmetable. La référence est bien sûr la table du royaume de Dieu à laquelle tousles hommes sont conviés et au festin qui à la fin des temps rassembleratous les hommes de tous pays, races, langues et cultures. D’une certainemanière, la fin des temps est là. Aujourd’hui nous partageons le mêmepain. Aujourd’hui nous sommes assis à la même table.

Le pain qui nous nourrit et nous fait vivre les uns et les autres, le painreçu du ciel, le pain de la vie, est essentiellement celui de la confiance.Cette confiance, cette foi a une caractéristique commune à l’islam et auchristianisme : elle est une foi en la miséricorde. Nous sommes attablés lesuns et les autres par la seule force de la miséricorde. Le pain qui nousnourrit et qui nous fait vivre est notre confiance en la miséricorde.

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10. Souligné dans le texte.

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Étonnante est cette formule : « j’apprends à mes dépens ». Il semblevouloir dire qu’il est pris à contre-pied entre sa culture native et ce qu’ilvoit vivre jour après jour par des frères musulmans. D’une certainemanière il vit la même expérience que Thérèse de Lisieux à laquelle il étaittrès attaché et à qui il emprunte l’expression de « la table des pécheurs ».Elle était entrée au monastère pour sauver les pécheurs et elle se découvreà la fin de sa vie assise à la table des pécheurs ! C’est ce qu’on appelle uneconversion!

Cela ne se comprend pas si on n’entre pas dans la vue mystique etthéologique qui caractérise sa compréhension de la relation entrechrétiens et musulmans. Avec Mohammed il a appris que tout musulmanest susceptible de vivre la plénitude de l’eucharistie qui est le sacrifice.Avec l’homélie sur Jean VI, on s’aperçoit que l’intelligence de l’eucharistieest donnée aussi dans un croisement de deux écritures : le texte bibliqueet le texte coranique et donc que le Coran aussi est porteur d’une parolesur l’eucharistie. Là nous sommes mis en présence d’une conception de latable eucharistique comme table à laquelle les uns et les autres sontconviés pour partager un même pain de miséricorde.

L’eucharistie est sacrement de l’unité. Elle ouvre à l’intelligence d’uneunité des hommes qui est déjà en train de se vivre dans le mystère pascal,dans le don que le Christ fait de lui-même à tout homme l’appelant à sontour à faire don de sa vie. Cette table dressée est celle des pécheurs, dequelque traditions religieuses qu’ils soient, où prennent place ceux quiont foi en la miséricorde.

Souvenir de Dieu et mémorial eucharistique

Lors d’une rencontre du Ribât-es-Salam11, Christian entrecroise, selonsa méthode habituelle ce qui est dit du Dhikr dans le Coran et la

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11. Le Ribât as Salam, le lien de la paix, est un groupe fondé en 1979 entre chrétienset musulmans qui se réunissait au monastère deux fois par an.

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dimension du mémorial dans l’eucharistie. Le Dhikr est à la fois « lesouvenir de Dieu, la mention de ce souvenir et la technique de cesouvenir »12. Christian dispose d’un petit document réalisé par les soufisdans lequel les principales mentions du Dhikr dans le Coran sont réperto-riées. À partir de là, Christian recherche les « notes qui s’accordent ». Dansune expression qu’il a finement ciselée, il nous livre le présupposé théolo-gique qui lui permet de faire dialoguer les deux traditions sur ce sujet.C’est possible à cause de « la mémoire que Dieu a de nous et de nousensemble, dans l’aujourd’hui du don qu’il nous fait»13.

Le fondement est en Dieu : « la mémoire que Dieu a de nous ». Ce quia pour effet immédiat de décentrer chaque religion d’elle-même et d’unecertaine manière de la déposséder. Le second fondement est dans le faitque Dieu se souvient de nous et de nous ensemble. Ce qui met l’unité noncomme une conquête mais comme un donné a priori. Le troisièmefondement est dans la temporalité. Ce souvenir que Dieu a de nous et denous ensemble n’est pas renvoyé à un avenir lointain. Il est là aujourd’hui.

À partir de là, Christian va faire dialoguer les deux traditions autourde vingt et un points qu’il désigne comme des « notes eucharistiques »qui, eu égard au thème, vont devenir des « traits de mémoire » présentsaussi bien dans le Coran que dans l’eucharistie. Je ne mentionne que lepremier à titre d’exemple. Christian repère un impératif de mémoire. LeCoran énonce l’impératif suivant : « Invoquez souvent le nom de Dieu! »et l’appel à la prière, cinq fois par jour, concrétise cet impératif.L’eucharistie, pour sa part, dans le récit de l’institution, invite à prendreet à manger et se conclut par cet ordre : « Faites ceci en mémoire de moi ».

Le Dhirk tient une place considérable dans l’islam. Le mémorial est unedes dimensions fondamentales de l’eucharistie. Sans identifier ces deuxnotions, sans les comparer non plus mais en les mettant en écho, elles

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12. Roger Michel, « L’islam en dialogue avec ses mystiques », Chemins de Dialoguen° 18 (2001), p. 181-189.

13. Ce texte n’est pas publié. Il n’est pas rédigé. Il se présente sous la forme denotes personnelles.

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permettent un approfondissement mutuel. Christian le déploie à traversces vingt et un « traits de mémoire »

Conclusion

Christian de Chergé a été conduit au cœur de l’eucharistie par unmusulman, recevant dans le même temps sa vocation monastique! Cetteexpérience lui a fait compre n d re le sacrifice eucharistique. JeanChrysostome dans le commentaire de la lettre aux Hébreux dit que leChrist a changé « l’essence du sacrifice ». Le sacrifice, avant d’être un donfait à Dieu, fût-ce le don de soi, est d’abord don reçu. Christian en a faitl’expérience et ce n’est pas un hasard s’il commente si souvent et avec unetelle force le lavement des pieds. Un musulman lui a fait comprendre quel’eucharistie est pour la multitude au sens où la multitude vit déjà de cemystère. Il pouvait donc chercher les « notes eucharistiques » à la foisdans la vie des musulmans et dans leur tradition religieuse. Cherchantdes notes eucharistiques dans le Coran, il a découvert qu’en faisantdialoguer le Coran et le sacrement de l’eucharistie, il entrait dans uneintelligence renouvelée de l’eucharistie.

Ce simple exemple permet de comprendre la fécondité du dialogueentre deux traditions religieuses. Elle est rendue possible parce que lepositionnement de Christian est profondément eschatologique. Le centrede gravité de sa théologie est « un Au-Delà présent ». Je ne sais pas si unevéritable théologie en dialogue est possible en dehors de ce position-nement qui donne une place centrale à l’eschatologie. Je constate en mêmetemps que cette théologie est portée dans une expérience monastique. Lavie du moine n’est-elle pas signe de cette eschatologie? Certes les moinesn’en ont pas le monopole mais ils en sont un signe nécessaire.

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L’Église pourrait-elle se passer de ce signe d’une présence monastiqueen dialogue avec d’autres croyants, éventuellement de moines d’autrestraditions religieuses? Heureusement elle le vit dans le dialogue interreli-gieux monastique. Dans le contexte du monde actuel, peut-elle se passerde « priants parmi des priants » en terre d’islam?

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Études&Expériences

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Paul BonyISTR de Marseille.

QU’EST-CE QUE LE DIALOGUE INTERRELIGIEUXA CHANGÉ DANS MA VIE D’EXÉGÈTE ? *

Préalables

Deux préalables, le premier assez bref ; le second plus développé :

1. Ma vie n’est pas qu’une vie d’exégète.Avant de venir à Marseille, j’avais peu la préoccupation du dialogue

interreligieux ; le quartier du séminaire était un lieu de rencontres ; PetitesSœurs de la Paternelle ou pradosiennes me parlaient de leurs contacts ;influence réciproque : création de l’ISTR et diverses rencontres person-nelles.

2. Ma « vie antérieure » d’exégète – avant l’interreligieux – était déjàmarquée par la confrontation, sinon le dialogue – avec les cultures et lesreligions au milieu desquelles ont été produits les textes bibliques. LaBible n’est pas tombée du ciel ; elle n’est pas née en vase clos. « Laméthode historique » (titre de l’ouvrage du P. Lagrange qui publiait sesconférences de Toulouse, 1902) avait reconnu la parenté des genres litté-

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* Conférence prononcée à l’ISTR de Marseille le 16 octobre 2004 lors de la remiseà Paul Bony du livre d’hommage Au carrefour des Écriture s ( M a r s e i l l e ,Publications Chemins de Dialogue, 2004) ; on lui a gardé son style oral.

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raires, des thèmes et des récits mythiques qui s’affrontent aux questionsde la condition humaine. Certes, il y avait le souci de montrer la différenceet la supériorité de la Bible à l’instant où l’on reconnaissait son enraci-nement culturel. Mais la considération est devenue plus positive ; parexemple le jugement que l’on porte aujourd’hui sur les grands mythesreligieux. Ce qui était vrai pour Gn 1-11 (création, paradis, chute, Déluge,Tour de Babel) l’était aussi pour les pratiques religieuses1.

Quant aux prophètes, ils furent par excellence des acteurs de confron-tation – pas seulement de combat, mais aussi de réception, de surgis-sement de nouvelles expressions de la foi d’Israël. Un seul exemple, maisà mon avis très éloquent : la manière dont la religion de Canaan, trèsorientée vers la vie, la sexualité, la fécondité, avec ses couples de divinitésmasculines et féminines, fut affrontée en Israël. Première forme : combatpar la violence, Élie massacrant les prophètes de Baal. Deuxième forme :la compromission ; c’est le fait des masses populaires, mais aussi dupouvoir royal pouvoir, Jézabel, Achab. Troisième forme : le discernementet le travail de la foi ; Osée procède à une ré-écriture de la théologie del’Alliance : ce n’est plus la relation de suzerain à vassal, mais d’époux àépouse ; un des sommets de la révélation biblique, sans concession à cequi relativiserait la transcendance divine ; mais découverte de ce qu’elleest : transcendance de l’amour ; « je suis Dieu et non pas homme; je suisle Saint, je ne viendrai pas pour détruire » (Os 11,9).

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1. Débat sur l’authenticité mosaïque du Pentateuque : Que va-t-on laisser àMoïse, à force de lui enlever ceci et encore cela : le code de l’Alliance ? Ledécalogue? Lagrange : « On devra selon nous, lui laisser beaucoup plus. LaThora est un ensemble de lois sur les sacrifices, le sacerdoce, la distinctionentre le pur et l’impur, les vœux. Voudrait-on, si Moïse n’a pas écrit la Thora,que tout cela soit postérieur à Moïse? Mieux vaudrait cent fois dire que toutcela lui est antérieur de 1000 ou 2000 ans. Mais tous ces usages, en partiecommuns à tous les sémites, en partie propres aux sémites nomades ou semi-nomades, Moïse les a connus et agréés de la part de Dieu » (cité dans :Introduction à la Bible, sous la direction de : A. Robert et A. Feuillet, I, Paris,Desclée, 1957, p. 309-310). Indépendamment des positions de critique litté-raire, un tel jugement est significatif d’une appréciation positive du rapportentre religions du monde et révélation biblique.

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On ferait certainement des remarques analogues sur les écrits desagesse… Mais vous n’attendez pas en ce moment un cours d’exégèsebiblique…

Cela suffit pour souligner que le dialogue interreligieux n’est pas unenouveauté absolue pour des exégètes. Mais il est vrai que l’on reste encoredans le domaine de la confrontation littéraire et historique ; le dialogueavec les textes du passé, s’ils ne sont pas portés par une tradition toujoursvivante, n’a pas la saveur d’un dialogue de foi et de vie. Il en iraautrement quand il s’agira du dialogue au sujet des sources communesaux juifs et aux chrétiens.

Si j’entre maintenant dans le vif du sujet (quel changement dans mapratique exégétique, par suite du dialogue interreligieux ?), je verrais troislieux / trois sites / de déplacement dans mon travail d’exégèse biblique :un déplacement plus accentué de l’exégèse vers l’herméneutique, unemeilleure prise en compte des sources juives, une attention nouvelle aurapport possible entre les Écritures saintes du christianisme et celles desautres religions.

1er site1. Le déplacement de l’exégèse vers l’herméneutique

1.1. L’exigence herméneutique (c’est-à-dire de l’interprétation)

Le métier de l’exégèse est déjà assez accaparant, assez exigeant pouréviter l’amateurisme, l’à-peu-près de la lecture. Exigences de critiquetextuelle (quel est le texte sûr quand il y a des variantes importantes,

Ce que le dialogue interreligieux a changé dans ma vie d’exégète

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exemple : Jn 1,14 : eux qui sont nés, lui qui est né ?), de critique littéraire(histoire de la production du texte qu’on a sous les yeux), critique histo-rique (milieu de production) – on pourrait finir pas s’immerg e rtotalement dans ce travail d’approche – et finir par oublier que lire le texteaujourd’hui, c’est l’interpréter, c’est faire en sorte que le sens se manifeste,à travers ses conditions de lecture. Comment nous parle aujourd’hui laPremière Épître de Pierre, même à travers son langage ici ou là de« soumission » – ou son évocation de la descente du Christ aux enfers, ouencore son évocation de l’arche de Noé pour parler du baptême… ?

Ce passage de l’exégèse à l’herméneutique s’impose davantage à notreépoque, moins préoccupée des combats de l’époque moderniste par lesquestions d’historicité, d’authenticité, de défense des dogmes. Un PaulBeauchamp a fait école en mettant à profit les philosophes de l’hermé-neutique, en particulier Paul Ricœur.

Le texte de la Commission Biblique Pontificale2 de 1993 contient unvigoureux appel à l’herméneutique3 :

L’exégèse catholique n’a pas le droit de ressembler à un cours d’eau quise perd dans les sables d’une analyse hypercritique. Elle a à remplir, dansl’Église et dans le monde, une fonction vitale, celle de contribuer à unetransmission plus authentique du contenu de l’Écriture inspirée…L’exégèse catholique ne cherche pas à se distinguer par une méthode scien-tifique particulière.

Elle utilise tout ce qui est bon et « se situe consciemment dans latradition vivante de l’Église ». En d’autres termes son originalité n’est pasdans les méthodes, mais dans l’acte d’interpréter, que servent les

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2. L’interprétation de la Bible dans l’Église, 1993.3. La science et la pratique de l’interprétation, voilà ce que l’on appelle hermé-

neutique. Le travail de la raison aujourd’hui, a-t-on dit, n’est pas seulementd’expliquer, mais de comprendre, d’interpréter. D’interpréter les textes, maisaussi plus largement toute la dimension symbolique qui caractérise l’existencehumaine. L’herméneutique philosophique des textes a pris un essor considé-rable en notre siècle ; et la CB cite trois noms spécialement importants pourl’interprétation des textes bibliques : ceux de Bultmann, de Gadamer et deRicoeur (tous trois protestants)

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méthodes, chacune à sa manière. La Bible est elle-même un immenseprocessus d’interprétation et de réinterprétation. Les relectures que lesauteurs bibliques ne cessent de faire de leur propre tradition l’attestent,jusque dans le Nouveau Testament.

1.2. Or, le dialogue interreligieux redouble cette exigence

1. Il nous oblige à ne pas nous arrêter en chemin, au niveau de la pureexégèse, mais à conduire la lecture jusqu’au niveau où le texte touche lesfibres profondes de l’humain et du religieux. C’est là que l’on a deschances de se rencontrer. Certes l’exégète se méfiera toujours des lecturesqui « font plaisir », et il doit toujours ramener au texte, mais pas demanière servile, pas plus que ne l’a fait saint Paul avec les textes de laTôrah (nous ne nous permettrions cependant plus toutes ses libertés,parce que nous sommes dans un autre monde culturel). Mais l’interprètedoit ouvrir la lecture, faire entrer en dialogue le monde du texte avec lemonde du lecteur, respecter l’écart et cependant montrer l’interrogation :apprendre à se laisser mettre en question par le texte, mais aussi mettreen question la compréhension du texte par les questions qui surgissentd’une nouvelle compréhension de l’homme et du monde. Je crois pouvoirdire que cette pratique herméneutique est une bonne pédagogie dudialogue interreligieux. Car là aussi, il y a interrogation mutuelle dans lerespect des différences4.

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4. Pré-compréhension. Oui. Mais non pas fusion. Paul Ricœur met en relief lafonction de distanciation comme préalable nécessaire à une juste appro-priation du texte. Une première distance existe entre le texte et son auteur, car,une fois produit, le texte prend une certaine autonomie par rapport à sonauteur ; il commence une carrière de sens. Une autre distance existe entre letexte et ses lecteurs successifs ; ceux-ci doivent respecter le monde du textedans son altérité. Les méthodes d’analyse littéraire et historique sont doncnécessaires à l’interprétation (car ce sont elles qui manifestent l’altérité etl’objectivité du texte, irréductible à moi). Mais ce n’est encore qu’un préalable.Le monde du texte m’interpelle ; il met en question la compréhension que j’aide moi-même. Comprendre un texte, c’est toujours de quelque manière SEcomprendre.

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2. Cette attitude herméneutique est la seule capable de vaincre leshandicaps du fondamentalisme, par lequel sont toujours tentés lesréflexes identitaires des religions. En honorant le souci de l’interprétationje contribue à faire tomber les barrières qui bloquent le dialogue interreli-gieux sur des aspects qui sont relatifs à un monde culturel bien situé et quine font pas définitivement corps avec la révélation elle-même.

3. Le souci herméneutique peut se manifester aussi dans le choix dessujets, parce que l’on sait que, dans tel ou tel domaine, on va rencontrerles points de vue à la fois semblables et différents d’autres traditionsreligieuses, et cette rencontre mettra nécessairement le doigt sur desquestions d’interprétation : la même figure, le même récit donneront lieuà un travail d’interprétation cohérente avec telle ou telle traditionreligieuse. C’est ainsi que j’avais choisi une étude des « Évangiles del’enfance » de Jésus, à la fois parce qu’il y a des rapprochements à faire :

– avec les traditions anciennes du judaïsme sur les enfances des grandsancêtres, tels que Noé, Abraham, Moïse (la haggada des enfances deMoïse) ;

– avec les figures de Marie et de Jésus dans le Coran ;

– et parce qu’il y a des points communs entre les récits d’enfance desfondateurs de religion tels que Moïse, Jésus et Mohammed, et cela ditquelque chose du sens que l’on a de l’initiative de Dieu à l’origine desgrandes traditions religieuses. À travers les récits et les représentations,que l’exégèse analyse de part et d’autre, se révèlent des manières decomprendre le rapport de l’homme avec Dieu. Les traditions coraniquesseront plus proches des « Évangiles apocryphes » ; ce constat ne mènerapas nécessairement à disqualifier les traditions coraniques, mais à sedemander pourquoi les Évangiles apocryphes ont connu un tel succès?Pur besoin de merveilleux ? Ou une certaine idée de dire à la foisl’humanité de Jésus et sa transcendance. Si celle-ci se donne la figure du« merveilleux », il faudra certes la corriger par les Évangiles canoniques,mais non l’éliminer. On peut supposer que les lecteurs du Coran saurontaussi trouver un chemin analogue, en sachant faire sa place au langagesymbolique.

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2e site2. Le rapport avec le judaïsme

La Commission Biblique Pontificale a produit encore un texte important :Le peuple juif et ses saintes Écritures dans la Bible chrétienne (2001).

2.1. Une connaissance exigeante ; éviter l’amateurisme

Que dire à ce sujet, qui ne consisterait pas à parler comme un livre,mais qui livrerait quelque chose de mon expérience personnelle? Je le distout de suite : je ne suis pas très expert dans la connaissance des sourcesanciennes du judaïsme, celles qui sont contemporaines de la productiondu Nouveau Testament. Je dois m’en rapporter à des gens plus compé-tents que moi : il y en a heureusement de plus en plus parmi les exégèteschrétiens, catholiques et protestants. Pour ce qui est de la connaissance du(des) judaïsme(s) de l’époque Nouveau Testament, il faut passer par less o u rces juives (Ta rgums, Mishna, Talmud). On ne s’improvise pascompétent sur ce terrain ; certaines sessions avec Pierre Leenhardt m’ontbeaucoup aidé à percevoir les principes de lecture de la tradition juive, lecombiné de la loi écrite et de la loi orale, leur égale provenance del’autorité mosaïque ; l’importance des débats, la multiplicité des sens del’Écriture (« Dieu a dit une chose, j’en ai entendu deux », Ps 62,12 ;Jérémie 23,29 : la parole de Dieu est comme le marteau qui de l’enclumefait jaillir des étincelles). J’y ai surtout appris le principe de l’interpré-tation juive des Écritures : la Tôrah (écrite et orale). Ce qui ne fait quemettre davantage en relief la différence, le point de clivage, entre juifs etchrétiens : quel est le principe herméneutique ultime de toute l’Écriture,la Torah d’un côté, la personne du Christ Jésus, de l’autre ? Je n’en perçoispas moins la lumière à recueillir des sources qui me sont accessibles ; j’aitraîné sur mon dos les six gros volumes de la polyglotte de Walton, parceque je voulais avoir accès aux targums des psaumes. Les Targums du

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Pentateuque, les traductions de la Septante, les textes de Qumran livrentdes interprétations de la Torah et des Prophètes que connaissent etutilisent les auteurs du Nouveau Testament et qui sont indispensables àleur correcte interprétation (exemples : Rm 10,5-8 ; Ep 4,7-8).

2.2. Connaissance de l’Ancien Testament et connaissance du judaïsme

Mais je dois reconnaître que cela est encore du domaine des relationsavec le judaïsme de jadis, et qu’il y aurait encore beaucoup à faire pour undialogue avec le judaïsme actuellement vécu, lui aussi dans sa diversité.Je le confesse simplement : la manière dont j’ai été introduit, quand j’étaisétudiant séminariste, par un maître comme Albert Gelin, à l’intelligencereligieuse, spirituelle, sans même parler encore de son interprétationchristologique, m’avait enlevé d’avance toute idée de marcionisme, etd’antijudaïsme. Je dois reconnaître que par la suite j’ai mieux prisconscience qu’il ne me suffisait pas de connaître et d’estimer les textes del’Ancien Testament, pour connaître le judaïsme tel qu’il est vécu vingtsiècles après.

J’apprécie la pertinence des remarques de Geneviève Comeau5 dans ladistinction qu’elle fait entre le monde juif « textuel » et le monde des juifsd’aujourd’hui. « Les racines juives de la foi chrétienne concernent le judaïsmedu second temple. La connaissance du judaïsme, par contre, ne pourra pascontourner le Talmud, la Torah orale, tout ce qui s’est développé après le premiersiècle, et qui n’a donc pas grand-chose à voir avec les racines juives de la foichrétienne. Sauf à faire des amalgames et à considérer comme racines pour noustout ce que vit le peuple juif à quelque époque que ce soit. Je ne veux pas dire parlà que ce qu’a vécu le peuple juif après le 1er siècle ne nous intéresse pas, aucontraire, mais il ne faut pas penser cela en termes de racine » (j’y reviendrai –dit toujours Geneviève Comeau – dans la troisième partie – où elle

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5. « Le dialogue avec le judaïsme aujourd’hui », dans Chemins de Dialogue n° 11(1998), Marseille, p. 39.

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s’exprimera en termes de « fraternité » et d’« ouverture à l’altérité », loc.cit., p. 48-51).

2.3. En ce qui concerne certains secteurs particuliers de l’enseignementque l’attention au judaïsme m’a amené à mettre au programme oudavantage au point, je signale :

- le sens de la grâce et de l’universalisme dans le judaïsme contemporaindu Nouveau Testament ;

- l’intérêt particulier à Rm 9-11, notre « bouée de sauvetage » par rapportau risque d’antijudaïsme que pourrait secréter certains écrits du NouveauTestament ;

- une présentation de la « typologie » plus respectueuse de la consistancepropre de l’Ancien Testament. Le « Nouveau » ne dévalue pas l’Ancien ;il le met sous un éclairage nouveau;

- l’intérêt porté à la prière juive, dans le cadre d’une session sur la prière :juive, musulmane, chrétienne.

3e site3. Le rapport des Écritures juives et chrétiennes

aux autres Écritures, aux textes sacrés et fondateurs des autres religions.

Un atelier de recherche a été lancé en commun par la Faculté dethéologie de l’Université Catholique de Lyon et l’ISTR de Marseille sur lethème « Révélation et textes sacrés ». Textes sacrés au pluriel. Deux typesde questions peuvent être formulés à ce sujet :

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1. Quel rapport entretiennent, en telle ou telle religion, les Écrituresavec l’accueil d’une révélation divine, avec la possibilité pour unecommunauté et pour ses membres de s’orienter vers l’Absolu ? En quelsens sont-elles « parole de Dieu », s’il y a lieu de s’exprimer ainsi? Unpremier tour d’horizon montre un éventail de réponses, en fonction, pourune part, du sens que l’on a de la « révélation » :

- révélation de ce qui est inscrit dans les lois du cosmos, fruit de l’obser-vation « scientifique » d’une classe sacerdotale ou lettrée (Aztèques,« écritures sans écriture ») ;

- expérience « mystique », condensé de sagesse, voire charge émotion-nelle, « i n t u i t i o n », retour à la source, « p u re présence à soi »(hindouisme) ;

- révélation de la volonté de Dieu sur l’homme, inscrite dès l’origine enchaque être humain, et rappelée par les envoyés divins, les prophètes, etfinalement par Mohammed, le sceau de la prophétie (islam) ;

- auto-communication de Dieu dans une histoire de salut : Dieu « serévèle », en actions et paroles, histoire et interprétation (juifs et chrétiens).

Dans tous ces cas, la pratique des Écritures ne joue pas exactement lemême rôle dans la communauté religieuse qui s’y réfère.

2. Quel accueil des Écritures des autres est rendu possible dans unereligion par l’idée qu’elle se fait de la révélation dont elle est porteuse? Enparticulier, en ce qui nous concerne, quelle prise en considération desÉcritures des « autres » est possible aux tenants et confessants desÉcritures chrétiennes ? Depuis longtemps déjà cette question est posée – etrésolue dans un certain sens – au sujet des rapports entre Écritures reçuespar les Juifs et Écritures reçues par les chrétiens : Bible juive et Biblechrétienne, et la question est sans cesse reprise, comme je viens de lerappeler en mentionnant le texte de la Commission Biblique : « Le Peuple juifet ses saintes Écritures dans la Bible chrétienne » – titre dans lequel on voitque les « saintes Écritures » ne sont pas déconnectées de la communautéqui les reçoit et qui les porte, et dans lequel on voit que les deux

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(Communauté et Écritures) ont une place dans la Bible chrétienne. Étantdonné le rapport unique entre l’Église et le peuple d’Israël, on doit direque l’accueil est nécessaire (contre Marcion). Mais qu’en est-il à l’égarddes textes sacrés des autres religions ? Une réponse à cette question estesquissée par Dominus Jesus n° 8 :

Cependant, parce qu’il veut appeler à lui tous les peuples en JésusChrist et leur communiquer la plénitude de sa révélation et de son amour,Dieu ne manque pas de se rendre présent de manière multiforme nonseulement aux individus mais encore aux peuples, par leurs richessesspirituelles dont les religions sont une expression principale et essentielle,bien qu’elles comportent des « lacunes, des insuffisances et des erreurs ».Par conséquent, les livres sacrés des autres religions qui de fait nourrissentet dirigent l’existence de leurs adeptes, reçoivent du mystère du Christ leséléments de bonté et de grâce qu’ils contiennent.

Mon propos n’est pas de commenter cette réponse (ouverture etlimites) – ni de dire quelle contribution notre atelier apportera à cettequestion. Je voudrais seulement dire, en réponse à votre question sur « mavie d’exégète » – que j’ai été provoqué à dépasser ma pratique habituelle(me contenter d’initier à la lecture des textes bibliques : on a déjà bien àfaire avec cela), pour aborder les questions de fond, qui sont autant et plusdu ressort de la théologie que de l’exégèse, telles que : l’inspiration et lavérité des Écritures. Pour ma part, j’ai choisi dans l’atelier de reprendre laquestion de l’accomplissement des Écritures. C’est un sujet qui me tientencore en relations étroites avec la Bible, et qui prend son point de départdans la relation entre Ancien et Nouveau Testament. Mais la manière dontest compris cet accomplissement peut ouvrir sur une compréhensionrenouvelée de la manière dont le Christ Jésus accomplit toutes lesÉcritures. J’ai été considérablement aidé en ce domaine par les travaux dePaul Beauchamp, en particulier : L’un et l’autre Testament. 2. Accomplir lesEcritures6 (et des articles de revue sur le même sujet).

En substance, l’accomplissement dont parle le Nouveau Testament (etdéjà l’Ancien Testament) n’est pas « un jeu d’écritures », c’est un rapport

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6. Éditions du Seuil, Paris 1990.

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entre une écriture porteuse de désir, témoin d’une mémoire et d’uneespérance, et la réalité de la personne et de l’événement pascal de JésusChrist. C’est l’accomplissement d’un récit, le dénouement d’un drame. Orce drame et le récit de ce drame se donnent à lire déjà dans l’ensemble dela littérature qui porte à l’écrit, sous ses multiples facettes, le drame del’aventure humaine, en quête du « nouveau », qui est aussi son « origine »(et pas seulement son « commencement »). En comprenant ainsi l’accom-plissement des Écritures saintes, on l’arrache à un splendide isolementqui en ferait un pur processus religieux, et un processus réservé, chez leschrétiens, au seul rapport interne entre Ancien Testament et NouveauTestament. Il se pourrait, certes, que la grande tradition juive et chrétiennede « l’accomplissement » ait permis de mieux prendre conscience de ladynamique inhérente à toute écriture humaine. Mais, réciproquement,l’accomplissement des Écritures n’a pas de sens en dehors de ce processusi n h é rent à cette dynamique, à plus forte raison de toute écriturereligieuse.

Pour la foi chrétienne, cet accomplissement est encore inachevé, car ilpromet les noces de Dieu avec toute l’humanité ; de cela l’Église est lesprémices et le sacrement ; elle n’est pas elle-même l’accomplissement,mais comme dit Paul Beauchamp, elle est « introduite dans l’accomplis-sement ». Pour Paul Beauchamp encore, la parabole de l’accomplissementest la maxime de la Genèse : « L’homme quittera son père et sa mère pours’attacher à sa femme » ; cette maxime est à entendre sous son doubleaspect de quitter / s’attacher, sur la ligne d’un mourir / naître (figurée parla nuit du sommeil d’Adam quand il reçoit de Dieu seul son vis-à-vis). Iln’y a d’accomplissement possible que sous cette figure des noces, et celle-ci suppose un mourir à soi-même, pour recevoir l’autre en différence et encommunion, et non pas dans l’annexion. N’est-ce pas là une figure del’accomplissement de toutes les Écritures dans les noces eschatologiquesde Dieu avec « ses peuples » (au pluriel comme dit une varianted’Ap 21,3). Pour l’instant nous cheminons, les uns et les autres, avec nossaintes Écritures, comme nous l’avons fait lors du pèlerinage d’Assise :nous n’ignorons pas celles des autres, nous sommes à l’écoute de cettetension eschatologique qui les traverse toutes. Déjà nous les accom-plissons par l’obéissance qui nous fait communier à l’obéissance même de

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Jésus-Christ, car, pour lui, accomplir, c’est obéir. Il n’est pas étonnant dèslors, qu’un Christian de Chergé ait pu lire le Coran en forme de lectiodivina, sachant qu’un musulman obéissant à ses propres Écritures, lesavaient accomplies, en ce qui le concerne, par le don de sa vie, luimusulman pour un chrétien. C’est ainsi que, sur le chemin de l’obéis-sance, s’accomplit toute justice et que le Christ accomplit en nous toutesles Écritures.

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Claude RoyonThéologien.

CRIS DES PAUVRES ET HUMANITÉ DE L’HOMMEDES ENJEUX INSOUPÇONNÉS

La pauvreté et la présence des pauvres dans les sociétés humaines sontdes questions permanentes dans l’histoire1. Aujourd’hui, elles prennentune acuité particulière dans chaque société et dans les re l a t i o n smondiales, du fait notamment de la globalisation économique. L’ONU, lePNUD en particulier, ne cessent, au fil de leurs campagnes, de faire de lalutte contre la pauvreté une priorité.

Le cri des pauvres, pourtant souvent silencieux, est au cœur de l’his-toire sociale. Impossible de l’ignorer, malgré le cloisonnement de l’espacedans les agglomérations modernes2 et l’éloignement des pays pauvres. Ledéveloppement des mobilités et des télécommunications obligent àcroiser les pauvres, que ce soit dans les nœuds de communication ou surles écrans des télévisions. Il s’agit moins aujourd’hui de « l’irruption despauvres comme sujets de l’histoire3 », – à moins qu’on ne considère les

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1. Cette contribution veut être un écho de l’intérêt de Paul Bony pour les pauvreset les interpellations qu’ils adressent aux Églises et aux sociétés. Elle est aussil’expression d’une gratitude pour ses travaux sur ces sujets. Signalons, entreautres, ses deux études « Au cœur de la diaspora chrétienne : les esclaves(Première Épître de Pierre) » et « Une relecture du dossier biblique : électiondes pauvres et peuple de Dieu », dans Cl. Royon, R. Philibert (dir.), Lespauvres, un défi pour l’Église, Paris, Les Éditions de L’Atelier, 1994 (épuisé ; ci-dessous cité : Les pauvres…), p. 165-177 et p. 179-209, ainsi que son livre L’Égliseet les pauvres, Paris, Les Éditions de L’Atelier, « Tout simplement » n° 30, 2001.

2. Lorsque j’habitais une ZUP, nous utilisions la définition suivante : « unquartier où personne ne va s’il n’y habite pas ».

3. En 1981, Gustavo Gutiérrez, voyait « l’irruption du pauvre… dans le processushistorique… et dans l’Église » comme « le fait le plus important de l’histoirerécente de l’Amérique ecclésiale ». Voir « Les grands changements à l’intérieur

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violences urbaines et le terrorisme comme une des figures de cetteirruption – que de l’obligation de voir en pleine lumière les « laissés pourcompte » de la croissance et du développement.

Pauvres et pauvretés : tous concernés

Depuis la parole de Jésus « des pauvres vous en aurez toujours parmivous », les évolutions économiques et sociétales ont été considérables aucours de ces deux millénaires, sans que son affirmation soit jusqu’iciinfirmée. Si les disparités entre pays riches et pauvres soulèvent des inter-rogations, tant sur la mondialisation et ses conséquences que sur lesmoyens d’assurer un développement pour tous – et donc sur les critèresmêmes du développement humain –, dans les sociétés développées, lesdisparités entre riches et pauvres, entre personnes intégrées et personnesexclues, interrogent sur la volonté de ces sociétés à faire que tous bénéfi-cient de capacités productives jamais égalées dans l’histoire del’humanité. Paradoxalement, mais selon une sorte de loi constatée dansles sociétés au cours des siècles, la croissance économique conduit àl’accentuation des phénomènes d’exclusion des « laissés pour compte » decette croissance. Les mesures en faveur de l’emploi et les politiquessociales ne suffisent pas à réduire les disparités. Et si, comme c’est le casen France, la pauvreté chiffrée en termes purement économiquesdiminue, le sentiment que la pauvreté augmente, lui, s’accroît4.

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des sociétés et des Églises de nouvelle chrétienté après Vatican II », dans LesÉglises après Vatican II, Beauchesne, 1981, p. 33.

4. Si on part du revenu médian de la totalité de la population et qu’on considèrela moitié de ce revenu comme le seuil de pauvreté (mode de calcul appliquéen France), les personnes en dessous de ce seuil sont passés de 15% de lapopulation en 1970, à 7,5% en 1996 et 6,5 % en 2000. Or les sondages montrentque la majorité des gens (et des associations d’aide) pensent que la pauvreté aaugmenté. Remarquons que si on mettait le seuil à 60 % du revenu médian, lenombre de « pauvres » s’élèverait à 6 millions au lieu de 4, car 2 millions sontdans cette fourchette de 10 % proche du seuil de pauvreté.

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Des réponses sociales

Les sociétés ont (ou ont eu) des manières différentes de répondre,économiquement, au défi des pauvretés et des marginalisations : solida-rités familiales ou claniques, aumônes, droit des pauvres, prises encharges municipales, mutuelles, État providence, etc. Elles ont véhiculédes représentations diverses, depuis les bons pauvres, jusqu’aux pauvresdangereux, comme en témoigne, le mouvement de réforme municipalequi va de l’Aumône générale à l’Hôpital général et à la pratique del’enfermement au XVIIe siècle5.

Avec des systèmes de couverture sociale, surtout liés au salariat6, uneexigence de citoyenneté pour tous, la mise en avant des droits inscritsdans les constitutions, voire devenus juridiquement opposables7, onpourrait penser que nos sociétés ont presque résolu la question des dispa-rités. Or, le sentiment se développe que les pauvretés s’accroissent, et lesfigures les plus emblématiques pour l’opinion publique demeurent cellesde personnages défenseurs actifs et immédiats des « pauvres » (AbbéPierre8, Mère Teresa, Sœur Emmanuelle…), ce qui montre l’importanceaccordée à cette attention active, mais exprime aussi un sentiment d’échecde l’action publique9.

Cris des pauvres et humanité de l’homme

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5. Voir Jean-Pierre Gutton, La société et les pauvres en Europe (XVIe-XVIIIe siècles),PUF, 1974.

6. Voir Robert Castel, Les Métamorphoses de la question sociale, Paris, Fayard, 1995.7. Comme le droit à la santé qui a abouti à la Couverture Maladie Universelle. De

même pour le droit au logement, dont des associations cherchent à faire undroit juridiquement opposable.

8. Dans son nouvel appel, 50 ans après le premier (La Croix, samedi 27, dimanche28 décembre 2003), l’abbé Pierre interpelle : « Ceux d’entre nous qui ne sontpas affamés, ni sans travail, ni sans logis, saurons-nous vivre ce que la détresseimplacable, des autres, réclame de nous? ».

9. Sentiment qui existait bien avant les décès dus à la canicule de l’été 2003.

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Les incertitudes de la fraternité

Si les valeurs de « l i b e r t é » et d’« é g a l i t é » de la Républiques’expriment concrètement, celle de « fraternité » est loin d’être honorée dela même manière, même si les mesures de solidarité nationale nemanquent pas. Il se pourrait que nous touchions là à une insuffisancestructurelle des valeurs républicaines, qui prennent en compte des sujetsde droit, mais ont de la difficulté à considérer les sujets concrets et leparcours des personnes. Or les « pauvres » n’attendent pas seulement desallocations ou des droits – même si ceux-ci sont essentiels – mais aussi, etparfois d’abord, une écoute, un respect, une estime, « une fraternité », cedont sont conscients beaucoup de travailleurs sociaux et d’associationsqui cherchent à « agir avec » ou à « connaître avec » les « bénéficiaires dusocial », en un mot à les considérer comme des personnes dont les poten-tialités et la parole méritent d’être prises en compte.

Impossibles dénominations

De fait, la relation aux pauvres, telle qu’elle est vécue dans les diffé-rents dispositifs de solidarité, est ouverte, au moins en creux, à une inter-rogation fondamentale sur la dignité des personnes, les fraternitéspossibles, et parfois la perception d’un « mystère » sur le visage de cetautre10 qu’est le pauvre. Autant, en effet, il est possible de parler despauvretés en échappant à l’interpellation que constitue le pauvre, autantla rencontre du pauvre et de l’exclu interroge l’interlocuteur sur sa proprehumanité. À moins d’enfermement – ce dont nous courons tous et

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10. La rencontre du pauvre est toujours celle d’une altérité. Lorsqu’il s’agit d’unimmigré, d’une culture et d’une religion différentes, cette altérité est encoreaccrue. L’oubli du pauvre se double très souvent de l’oubli de l’altérité del’autre. Bruno Van der Maat a montré avec perspicacité la réalité de cet oublide « l’autre », y compris chez ceux qui se sont voulus proches des pauvres.Voir L’Église et les autres : les Indiens et les Noirs au Pérou, Lyon, Profac, 1994.

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toujours le risque – la rencontre du pauvre, de « l’insignifiant », fait surgirune dimension de mystère. On peut en voir un signe dans les difficultés àdésigner les personnes « pauvres ». Les locuteurs craignent, à juste titre,une désignation stigmatisante. Mais ils ne tardent pas à percevoir que lesdésignations abstraites du citoyen, du bénéficiaire de l’action sociale, oules nominations par un statut objectif (SDF, demandeur d’asile,débouté…) laissent échapper quelque chose d’essentiel : le prénom, le« je » de la personne concernée, qui ouvre sur un « mystère » d’humanité.

Un mystère d’humanité

Les difficultés de désignation des « pauvres » touchent à quelquechose d’essentiel : l’impossibilité de réduire au concept les personnes qu’ildésigne. « Le pauvre » serait ainsi un concept trop plein (ou trop riche demanque) pour donner prise à des rationalisations qui risqueraient delaisser échapper, ou plutôt de masquer, le secret qui veut s’y dévoiler11.

Il est sans doute heureux de s’en tenir à une litanie de désignations des« pauvres », qui interdit aussi bien d’évacuer les dures réalités querecouvre le concept que de s’imaginer pouvoir s’en emparer par uneopération de pensée. Restons donc à cette pluralité ouverte. Le « pauvre »est suffisamment divers pour qu’il ne puisse être réduit à l’unité, etfinalement à l’abstraction, mais suffisamment concret pour qu’on nepuisse échapper à la pesanteur de sa présence, pourtant habituellement sifacilement oubliée et inaperçue.

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11. Comme ces rationalisations de la croix qui feraient que la proclamation dumessie crucifié ne serait plus une folie. On sait ce qu’il en a été de certainesthéologies de la substitution.

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Drames de la pauvreté, richesses des pauvres :se laisser guider par la Bible

Si les pauvretés constituent des questions économiques, des interroga-tions sociales et des enjeux politiques, qui appellent des réponsestechniques et financières, la présence des pauvres et des démunis (quellesqu’en soient les formes) interrogent l’homme sur son humanité et souventson inhumanité, sa difficulté à vivre la fraternité.

En ces domaines, la tradition biblique a beaucoup à dire à nos sociétés,tant celles qui sont développées et créatrices de richesses, que celles quirestent en marge de la croissance générale. À cet égard, les Écritures juiveset le message chrétien gardent une capacité d’interpellation qui est loind’être épuisée, tant pour les sociétés humaines que pour les Églises elles-mêmes et les diverses communautés chrétiennes.

Un patrimoine à se réapproprier

Les Écritures juives et chrétiennes constituent des patrimoines qui ontnourri l’histoire occidentale, façonné son sens de la fraternité, son regardsur la richesse… L’Occident, sur ces questions, aurait sans doute toutintérêt à assumer l’histoire des pratiques et des réflexions qu’a façonnéele christianisme, à la suite du judaïsme, en portant une attention quasipermanente à la présence des pauvres, en mettant en avant des exigenceséthiques de partage, mais aussi en soulignant « l’éminente dignité dupauvre ».

La tradition biblique donne une importance accrue aux actions menéesaujourd’hui pour l’égalité de tous les citoyens, à la nécessaire intégrationde l’immigré, aux luttes contre toutes les formes de discriminations12. Elle

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12. Au cœur du débat passionné sur l’interdiction du voile à l’école, à l’automne2003, les responsables des Églises chrétiennes en France ont souligné cesdimensions de manière fort heureuse.

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invite à mieux percevoir la profondeur des enjeux que comporte larelation aux pauvres pour le devenir de l’homme et des sociétés.

L’omniprésence des pauvres dans la Bible

La Bible ne cesse de faire place aux pauvres, d’en exiger le souci, d’enmontrer la présence, d’en dénoncer l’oppression, de leur adresser unmessage d’espérance13.

Alors qu’on semble gêné aujourd’hui par la désignation « pauvres »,dont l’emploi risque effectivement d’être stigmatisant, la présence de cevocabulaire est prégnante dans la Bible. L’Ancien Testament utilise unlexique étendu pour parler des pauvres : ‘anî (malheureux, courbé, socia-lement inférieur), ‘anaw (pauvre, humble, doux), dal (faible, chétif), ébyôn(pauvre, mendiant), miskén (indigent), haser (manquant), rash (indigent,dépourvu), ôved (miséreux) ; il en va de même de la pauvreté : ré’sh( p a u v reté), h é s e r (indigence), ‘ o n î ( m i s è re, oppression, souff r a n c e ,affliction), ‘énût (pauvreté), ‘anawah (pauvreté, humilité). Alors que, pournous, le pauvre est celui qui possède peu, « le Sémite est plus sensible àl’infériorité sociale qui fait des gens de condition modeste la proie despuissants et des violents, leur attire toutes sortes de vexations et d’humi-liations, les empêche de se faire rendre justice. Le pauvre nous apparaîtcomme un dépourvu, les Juifs le regardent comme un homme sansdéfense14 ». Paul Bony distingue schématiquement trois types de pauvresdans les Écritures15 :

• Les économiquement faibles, notamment la veuve, l’orphelin, le lévite,l’étranger.

• Diverses catégories d’affligés et d’humiliés du fait de leurs situations defaiblesse et de déconsidération sociale (maladies, calomnies, jugementsinjustes…). Ils sont victimes de puissants et de riches prêts à exploiter leur

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13. Voir, entre autres, Claude Wiener, Le Dieu des pauvres, Éditions de l’Atelier, « LaBible tout simplement », Paris, 2000.

14. Jacques Dupont, Les Béatitudes, t. II, Paris, Gabalda, 1969, p. 34.15. Voir P. Bony, L’Église et les pauvres, p. 13 sv.

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faiblesse, et sont naturellement prêts à en appeler à Dieu comme à leurdéfenseur.

• Les humbles caractérisés par leur confiance en Dieu, à l’inverse de ces richeset de ces puissants qui les font souffrir et ne sont que des mécréants. En facede ces violents, ce sont des doux qui comptent sur Dieu leur protecteur.

Des exigences éthiques surdéterminées par les Écritures

Nos sociétés sont largement inégalitaires, mais elles ne peuventprendre leur parti de cette coexistence entre pays riches et pays pauvres,entre riches et pauvres dans une même société. En partie, du fait del’héritage chrétien, la pauvreté apparaît comme un mal, et l’oubli despauvres demeure impossible. De fait, la tradition chrétienne n’a cessé deprotester contre les disparités, depuis le partage des biens des Actes enpassant par les multiples appels des Pères, jusqu’aux droits des pauvresau XIIe siècle16 et à la tradition de la destination universelle des biens. LesÉcritures et les textes des Pères de l’Église17 fourmillent de rappels.

Cette tradition a des racines profondes dans le Premier Testament :protestations des prophètes du VIIIe siècle (Amos, Isaïe, Michée) en faveurdes pauvres, importance des pauvres et des immigrés dans les codeslégislatifs18, notamment dans le Deutéronome19. Combattre la pauvreté(souvent par le partage et l’aumône, mais aussi l’exigence de justice et ladénonciation) et libérer les pauvres de ce qui pèse sur eux ne sont pas desexigences facultatives. Jésus le rappellera, mais en soulignant plus encorela dimension de fraternité. Les Actes des apôtres insistent sur la mise en

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16. Sur ce sujet passionnant, voir la thèse de Gilles Couvreur, Les Pauvres ont-ils desdroits ?, Rome, P.U.G., 1961 et sa contribution « Autour des années 1200, effer-vescence évangélique et droits des pauvres », dans Les Pauvres…, p. 277-292.

17. Voir Les Pauvres…, p. 217-243.18. Voir le Code de l’Alliance (Ex 20,22 - 23,19), en particulier Ex 22,20 à 23,12, et la

Loi de sainteté du Lévitique (chap. 17 à 26), en particulier Lv 19,1-36 et Lv 25,35-55.

19. Voir P. Bony, L’Église et les pauvre s, chap. 3 « Ton frère pauvre – LeDeutéronome », p. 41-55.

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commun des biens (Ac 4,44-45) et l’épître de Jacques reprend la vigueurde la protestation des prophètes20.

La mise en œuvre de ces exigences a pris des formes diverses au coursde l’histoire. Celles-ci n’ont pas toujours été reluisantes (enfermement despauvres, formes de paternalisme, acceptation de l’esclavage jusqu’à unepériode récente, etc.), mais l’exigence est toujours réapparue de ne pasprendre son parti de la pauvreté et de l’exclusion des pauvres. Dans lesdeux derniers siècles, la nouveauté a été une plus grande perception descauses de la pauvreté et des responsabilités humaines à cet égard.

Des enjeux de fraternité aux dimensions insoupçonnées

Les relations aux pauvres, qu’elles soient le fait d’individus, degroupes, de villes, de pays, de communautés religieuses, etc. comportentde forts enjeux de solidarité et de fraternité, qui engagent finalement lafigure de l’homme, l’humanité (ou l’inhumanité) de l’homme.

Aux exigences de fraternité et de lutte contre les discriminations, quesoulignent divers courants éthiques21, la perspective biblique donne uneforce singulière. En effet, en liant le premier et le second commandement,comme le fait Jésus d’une manière radicale, elle valorise théologiquementl’exigence de fraternité. De même qu’avec le pardon, il est impossible d’enrester à des relations d’adversaires et d’ennemis, de même il n’est paspossible de passer à côté du frère en détresse, ou d’ignorer le pauvredevant sa porte. Si Jésus l’a souligné avec une force inégalée, c’estl’ensemble de l’Écriture qui porte cette orientation, comme en témoignentles prophètes et les divers codes législatifs. La parabole du samaritain, quise fait proche de l’homme victime, et celle de Lazare, avec la dramatique

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20. Ibid., p. 123-128.21. Par exemple, Kant avec « la règle d’or », ou Paul Ricœur avec sa « petite

éthique » : « Le désir d’une vie bonne, avec et pour les autres, dans des insti-tutions justes » (Soi-même comme un autre, Éditions du Seuil, 1990, p. 199 sv.).

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indifférence du riche, invitent à cette proximité concrète avec les pauvres.Et lorsque des « frères » se font proches des pauvres, mangent à leur table,leur donnent la parole, les bouleversements personnels et sociaux sontconsidérables. Avant Valdès ou saint François, qu’il a inspirés22, Jésus en afait l’expérience. Sa proximité avec les pauvres (et les pécheurs) lui a valubien des inimitiés. Et lui-même s’est laissé déplacer, dans la perception desa mission, par sa proximité avec les pauvres, comme l’indique singuliè-rement le récit de Mc 7,24-31, où la position centrale est tenue parquelqu’un qui est femme, grecque-païenne, Syrophénicienne de race, etdont la fillette est possédée23. Cette mère désemparée ose lui demander dereconsidérer les choses : non seulement à partir de ceux (juifs) qui sontnaturellement invités au repas, mais en se mettant au niveau de ces« petits », relégués tels de petits chiens, sous la table24.

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22. La destinée respective des deux hommes laisse songeur. « Pourquoi nombred’adeptes de la pauvreté ont-ils fini sur le bûcher alors que d’autres étaientcanonisés? […] Le plus essentiel des critères selon lesquels l’Église a jugé cescourants est incontestablement l’obéissance envers la hiérarchie. Si saintFrançois a réussi là où Valdo avait échoué, ce n’est pas parce que ce dernierallait plus loin en matière de pauvreté, mais parce que, à la différence duPauvre d’Assise, il avait fini par considérer qu’“il vaut mieux obéir à Dieuqu’aux hommes”, en cas de conflit avec l’autorité ecclésiastique. […] Ledésaccord porte donc sur les fonctions respectives des clercs et des laïcs dansl’Église, non sur la question de la pauvreté elle-même. […] Sans doute serait-il plus exact de dire que l’adhésion à la pauvreté a été approuvée tant qu’elleest demeurée un phénomène clérical, et qu’elle a été condamnée lorsqu’elle aatteint les laïcs, susceptibles de mettre en cause les fondements mêmes del’ordre social » (André Vauchez, Annales E.S.C., nov.-déc. 1970, p. 1572).

23. Cette femme est « non pas rien, mais moins que rien », comme aurait ditColuche, ce proche des démunis, révélateur de souffrances et de fraternité, et,en ce sens, proche de Charlot et d’autres.

24. La structure manifestement concentrique du texte, qui va de la Galilée à Tyr(v. 24), puis du pays de Tyr vers le lac de Galilée (v. 31) attire l’attention sur lesversets 27-28 qui sont au centre du récit :« 27 Et il lui disait : “Laisse d’abord les enfants (= engendrés = juifs) se rassasier, caril n’est pas beau de prendre le pain des enfants et de le jeter aux petits chiens”. 28 Celle-ci répondit et lui dit : “Seigneur, les petits chiens aussi, dessous la table, mangent desmiettes des petits enfants”. »Ce texte, paradigme d’une Église qui doit entrer en conversion, montre unchangement de perspective de la part de Jésus lui-même. La femme l’invite àchanger de point de vue, à se déplacer pour regarder les choses non pas àpartir des seuls invités à la table juive, mais à partir des « petits », dessous latable. Ce que fait Jésus et qu’il reconnaît : « en raison de cette parole » (v. 29).

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Les pauvres prennent la parole

D’objets de sollicitude à sujets d’initiative et de parole, la perceptionde la place des pauvres a beaucoup évolué ces dernières décennies25, entout cas dans un certain nombre de secteurs de la société et de l’Église(ATD Quart Monde, Secours Catholique, travailleurs sociaux…).

Un aspect moins habituellement souligné, et pourtant déterminant, estle fait que l’émergence du sujet humain s’est produite en grande partie àpartir des pauvres, comme en témoigne le recueil des psaumes2 6.L’émergence du sujet s’est produite bien avant Descartes et une desexpressions de cet avènement du sujet humain est justement celle d’indi-vidus qui ont pris la parole pour s’adresser à leur Dieu capable d’entendrecette parole. Les cris des psaumes représentent une étape essentielle dudevenir humain. Et il se trouve que, dans leur majorité, les psaumes sontles cris de pauvres. Dans les psaumes, ceux-ci ne sont pas d’abord l’objetde discours ou les destinataires d’une parole, ils deviennent sujets enprenant la parole, en portant à la parole, le désir, la souffrance, laconfiance, le désespoir qui les habitent. Ces paroles adressées à leur Dieu,comme à celui qui les écoute et les sauve, à leurs frères, comme à destémoins, à leurs ennemis ou à leurs oppresseurs, sous la forme d’invec-tives, ce sont des paroles qui construisent l’humain, comme elles consti-tuent la communauté des pauvres devant le Dieu protecteur des pauvres.Avec la parole échangée dans les vocations prophétiques, la parole de ces« tutoyeurs de Dieu » constitue une étape particulièrement remarquabledans l’avènement de l’homme comme sujet.

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25. Collectivement, il est arrivé que les pauvres s’expriment, notamment par denombreux mouvements de révolte, depuis celles des esclaves, en passant parla Grande Rebeyne de 1529. Au long de l’histoire, les protestations, les mouve-ments de pauvres n’ont pas manqué. Si les pauvres ont pu parfois trouver uneexpression syndicale et politique, celle-ci n’a pas jusqu’ici été durablementacquise. Les choses sont loin d’avancer dans ce sens, et ce depuis déjàplusieurs décennies.

26. Cette collection de 150 psaumes s’est constituée sur plusieurs siècles : aumoins du VIe au IVe siècle av. J.-C.

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Lorsqu’on sait la place tenue par les psaumes depuis leur longueapparition jusqu’aux chants des esclaves dans les plantations, et qu’on sesouvient de leur importance dans les liturgies chrétiennes, on ne peut quereconnaître cette dette de l’humanité vis-à-vis de ces pauvres dont nousest parvenue la prière. Désormais, toute « situation de faiblesse, demaladie, de vieillesse, d’abandon, de violence, d’oppression, de persé-cution, de calomnies, de procès, d’accusations, de faux témoignage, decaptivité, de danger de mort, et pas seulement de pauvreté économiqueproprement dite27 » peut trouver des mots, dans lesquels des êtreshumains s’expriment et adviennent ainsi comme sujets. « C’est le momentde nous rappeler que le langage biblique de “pauvreté” n’évoque passeulement le besoin (‘ébyon), le dénuement, mais aussi et même d’abord lasituation de faiblesse (dal) et d’infériorité sociale (‘ani, ‘anaw) qui expose àtoutes sortes de vexations, de dénis de justice, d’isolement,d’oppression28. » L’être auquel s’adressent les pauvres est perçu par euxcomme un Dieu qui les écoute et les sauve, un Dieu de compassion quifera justice, et sauvera les petits et les faibles des exactions des puissants.

Premiers destinataires de la promesse de bonheur déposée au cœur de l’humanité

L’action de Jésus est révélatrice d’un visage inattendu de Dieu, nousallons y revenir. Il nous faut d’abord souligner que les pauvres sont lesdestinataires premiers d’une Bonne Nouvelle originale, l’annonce duRègne de Dieu : Dieu prend leur cause en mains. Comme Messie, Jésus sesait mandaté auprès des pauvres – aveugles, boiteux, lépreux, sourds… –pour agir en leur faveur au nom du Dieu qui l’envoie. C’est même cetteaction en leur faveur qui est le meilleur indicateur de son identité de

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27. P. Bony, L’Église…, p. 75.28. Ibid.

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Messie29, conformément aux psaumes et oracles messianiques pour qui leMessie de Dieu devait être envoyé aux pauvres30.

Selon la bonne nouvelle portée par les chrétiens, dans le destin humainet divin qui se joue pour l’humanité, les pauvres et l’action en leur faveurtiennent une place centrale. La relation entre riches et pauvres, entredominants et dominés, entre repus et affamés est une relation profon-dément remise en cause par la venue de Jésus. Luc le souligne dans laprière de Marie la mère de Jésus, le Magnificat31 : Dieu a mis fin au« théâtre social32 » de la puissance et de la richesse dominantes. Avec Jésusné de Marie, quelque chose de nouveau est inauguré : « une paroleprononcée » sur les relations humaines qui fait que les choses ne peuventplus rester en l’état. Même si elles mettent longtemps à s’effectuer, cesparoles – comme celles de Ga 3,2833 – donnent à voir à la fois qui est Dieuet le destin de l’humanité, avec cette place inouïe qu’y ont les pauvres.« Heureux vous les pauvres ; malheureux vous les riches ! », ce constat demalheur pour les rassasiés indifférents aux démunis est identiquement unconstat de bonheur pour ceux qui sont rejoints par Jésus et la BonneNouvelle pour tous, dont ils sont les premiers destinataires.

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29. C’est la réponse donnée aux envoyés de Jean le Baptiste s’inquiétant de savoirsi Jésus est bien le Messie, ce dont doute Jean-Baptiste puisque le jugement desimpies ne se réalise pas : Jésus cite l’annonce d’Isaïe 61,1-3. Voir Mt 11,2-6 et leparallèle en Lc 7,18-22.

30. Voir P. Bony, L’Église…, p. 102 sv.31. Lc 1,46-56.32. J. Delorme, Au risque de la parole. Lire les Évangiles, Paris, Le Seuil, 1991, p. 186.33. « Il n’y a ni Juif ni Grec, ni esclave ni homme libre, il n’y a ni homme, ni femme,

car tous vous ne faites qu’un dans le Christ Jésus. »

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Le mystère caché de l’histoire humaine

Jésus réhabilite les pauvres – et les pécheurs34 – en partageant leursrepas et aussi leur condition35. Plus encore peut-être que sa mission demessie des pauvres, l’achèvement de celle-ci dans sa passion et sa mortsuggère un partage qui va jusqu’à son identification inattendue auxpauvres et aux pécheurs.

Le texte le plus inouï et le plus surprenant à cet égard est certainementcelui dit du « Jugement dernier » (Mt 25,31-46). Ce texte n’est pas uneparabole, une parole d’avertissement ou une exhortation éthique ; il estl’indicateur d’enjeux humains « cachés » qui seront révélés. Il n’est pas untexte de révélation, au sens de la communication anticipée d’un savoir,puisque pour tous, y compris les auditeurs de cette parole, la révélation,la mise à jour, et à nu, ne se fera que « quand le Fils de l’homme viendradans sa gloire ».

Il s’agit du « Jugement final » de l’humanité – de « toutes lesnations » –, « une manière de penser le tout du monde et de l’histoire36 »,de suggérer la manifestation de ce qui est en jeu dans les pratiqueshumaines37. Un clivage radical est appelé à se manifester, clivage ici pensé(et non su) théologiquement.

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34. Il n’est pas sans intérêt de remarquer que pauvres, pécheurs et enfants consti-tuent les trois groupes privilégiés par Jésus dans l’annonce de la proximité duRègne de Dieu. Une focalisation exclusive sur les pauvres, qui oublierait deprendre en compte la situation de pécheurs des humains, passerait à côté dumessage évangélique. Mais si la théologie chrétienne s’est fortement déployéedans le champ du péché et de la rédemption, elle n’a guère, si ce n’est avec lesdiverses théologies de la libération, produit les fruits qu’elle est susceptible dedonner en axant son herméneutique sur les pauvres, ou plutôt en la déployantà partir d’un choix de proximité avec les pauvres.

35. Comme Jésus le dit de lui-même : « Les renards ont des tanières et les oiseauxdu ciel ont des nids ; le Fils de l’homme, lui, n’a pas où reposer la tête. » Lc 9,58.

36. S. Breton, Pour une petite histoire de la théologie de la Croix, Louvain, StaurosInternational Association, 1986, p. 86.

37. Pour une réflexion sur ce Jugement final, voir, dans Les pauvres…, les contri-butions de Jean Landier (p. 115-126) et Louis Panier (p. 127-138) ; également

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La séparation insurmontable, la scission décisive ne relèvent pas de lareligion, du développement des cultures, mais du plus élémentaire, del’attitude envers les démunis de l’humanité qui sont en manque du néces-saire pour vivre : nécessaire matériel (nourriture, boisson, vêtement) etrelationnel (étranger, malade, prisonnier). Sont en jeu des actes dedonation, c’est-à-dire une exigence radicale de suppression de lasouffrance des miséreux.

Un redoublement de fraternités

En faisant parler le « Fils de l’Homme – Roi – Fils du Père », Jésusqualifie ces démunis de « plus petits de mes frères ». La proximité est icipoussée très loin. Ce ne sont pas seulement les disciples de Jésus38, maisles pauvres « de toutes les nations » qui sont ici appelés « mes frères39 ». Àces inconnus, quels qu’ils soient, démunis et méprisés, « le Roi – Jésus »donne une dignité de frères.

La fraternité de « Jésus – le Fils de l’Homme » avec les pauvres est icifortement affirmée et ouvre à la manifestation d’une autre relation qui

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l’interprétation qu’en donne Stanislas Breton, exposée dans Cl. Royon, Dieu,l’homme et la croix, Paris, Le Cerf, « Cogitatio fidei » n° 207, p. 252-260.

38. L’exégèse a hésité à propos de ce texte entre les disciples de Jésus et les pauvresquels qu’ils soient « de toutes les nations ». Cf. les études citées à la note précé-dente.

39. Jurgen Moltmann, parle à ce sujet d’une double fraternité du Christ : d’unepart sa fraternité avec ses disciples (« Qui vous écoute m’écoute »), d’autrepart sa fraternité avec les pauvres (« Qui les visite, me visite »). Il en déploieles conséquences ecclésiologiques : « Où est la véritable Église : dans lacommunauté manifeste de la parole et des sacrements, ou dans la fraternitélatente du juge du monde caché dans les pauvres? Les deux choses peuvent-elles s’accorder? Si on prend au sérieux les promesses de la présence duChrist, on doit parler d’une fraternité des croyants et d’une fraternité des pluspetits avec le Christ. […] Alors l’Église avec sa mission serait présente là où leChrist l’attend dans les humiliés, les malades et les prisonniers. L’apostolat ditce qu’est l’Église. Les plus petits disent où l’Église doit se trouver » (L’Églisedans la force de l’Esprit, Paris, Le Cerf, 1980, p. 168-172).

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redouble, pourrait-on dire, la pre m i è re : celle de la proximité desdonateurs40 avec lui-même, le Fils de son Père : « Venez les bénis de monPère ! »

L’humanité est ainsi appelée à être dévoilée comme une communautéde frères, frères de Jésus, du simple fait de leur situation de démunis,frères adoptés dans Jésus le Fils, car « bénis de mon Père » pour ceux quiagissent en faveur des démunis, dont ils deviennent ainsi des proches. Etle bien dont hérite cette humanité faite de l’appel des démunis et des actesde donation des « bénis du Père » – outre la mise à jour d’une bénédictionprimordiale – est le Royaume préparé pour eux « depuis la fondation dumonde ». Ce qui se joue dans l’appel des démunis et la sollicitude desdonateurs, ces créateurs de relations humanisantes, c’est un enjeud’humanité, depuis la fondation du monde jusqu’à son achèvement et samanifestation finale. C’est une béné-diction décidée depuis toujours parle Père qui est (sera) ainsi mise à jour dans les actes de sollicitude enversles pauvres.

Une participation (ou non) à la générosité créatrice

La générosité créatrice du don divin continue de se réaliser par lesbénis du Père. La puissance créatrice, en effet, est toujours en cours chezle Fils, mais aussi chez ceux qui se révéleront être « les bénis de monPère ». Quant aux autres, ils sont voués à la cendre, à l’inexistence de solli-citudes manquées et d’actes qui n’ont pas été posés. Ils sont destinés àl’éloignement de l’Amour. Ils ne sont pas maudits « depuis la création dumonde ». Ils ne sont pas des maudits « de mon Père », mais ils se révèlenteffectivement comme « mau-dits », étrangers au mouvement de la béné-diction, dont leurs actes montrent qu’elle ne les a pas atteints. Ce seraitdépasser le texte que de dire qu’ils l’ont refusée, mais il y a là, dans ceparallélisme dissymétrique, un mystère caché qui nous échappe. Mystère

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40. Inversement, Jésus insiste sur l’éloignement vis-à-vis de lui-même de ceux quine donnent pas.

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de qui se soustrait à la bénédiction, énigme non rationalisable, commel’indique la figure symbolique (ou plutôt, très précisément, dia-bolique)du diable et de ses anges.

Les enjeux d’humanité qui entourent l’appel des démunis et la réponse(ou non) de leurs frères sont proprement tragiques et dramatiques,comme le rappelle la Croix du Fils de l’homme, mais selon une dissy-métrie dans laquelle seule la bénédiction est fondatrice de l’histoire dumonde « depuis les commencements ». Seule la fraternité entre humainset l’alliance humano-divine est au centre de l’histoire humaine, quoi qu’ilen soit des possibilités pour des humains de se soustraire au mouvementde la béné-diction et donc de la fraternité.

L’irréductible identification entre le Fils et les pauvres

Le plus prodigieux dans ce texte est sans doute l’identificationqu’opère Jésus entre les démunis et « le Roi – Fils de l’Homme – Fils duPère ». Identification affirmée et réaffirmée dans une série de dialogues :quatre fois affirmée ou interrogée (pour six situations à chaque fois).Nourrir, désaltérer, accueillir, vêtir, visiter, aller voir, en un mot secourir(v. 44), ce sont des actions humaines, œuvre d’humains, réalisées ou non,mais qui engagent des « nous » face à un « te » ignoré, insu, « caché », maisbien réel. Dans l’histoire, il se vit une rencontre, avec des enjeux de vie etde mort « éternels », dont le dévoilement relève de l’achèvement de l’his-toire. La relation avec le « je » christique était en cause au cœur de cesappels des démunis. Cette identification de Jésus aux pauvres est un actede parole de Jésus, impensable pour l’expérience humaine. Ce choixd’identification du Fils, premier « béni de mon Père », est insaisissable àl’intelligence humaine. Non pas à cause de sa complication mais de sasimplicité, de sa folie aux yeux des hommes. C’est le même « je » quis’exprime sur la Croix et ici dans l’identification à ses frères miséreux.

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Souffrances des hommes, passion du Fils

Cette passion dont le récit s’ouvre très précisément à la suite de cetexte41 est scandale et folie, car elle est anéantissement subi par le Fils,mais choisi par amour des hommes et de son Père. Elle se prolonge dansl’anéantissement de la figure du Fils, de son enfouissement dansl’humanité souffrante. La passion de Jésus continue, nous avertit-il, chezses frères démunis42. Le « je » christique de la passion et de la Croixn’abolit pas l’individualité des pauvres, mais celle-ci, en tant qu’appeld’être démunis, renvoie au « je » kénotique du Fils, qui « s’est anéanti,prenant condition d’esclave » jusqu’à la mort et à « la mort sur une croix »(Ph 2,6-8). On peut y entendre une interprétation forte de l’union del’humanité et de la divinité du Fils en Christ, qui prend sur lui le tout del’histoire souffrante (et pécheresse) des humains, bénéficiaires de la béné-diction du Père et destinés à l’héritage du Royaume, mais victimes de lapuissance du mal et du péché, et « inaperçus » de leurs frères. Avec leJugement final, la parole de Jésus suggère une réciprocité qui lie le Christet les pauvres, dans la diversité des formes de manque qu’ils peuventéprouver.

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41. Le texte du Jugement final, qui commence par « quand le Fils de l’hommeviendra dans sa gloire… », et qui clôt l’ensemble du « discours eschatolo-gique », s’achève en ouvrant directement sur la passion en Mt 26,1 : « Et iladvint, quand Jésus eut achevé tous ces discours, qu’il dit à ses disciples : “LaPâque, vous le savez, tombe dans deux jours, et le Fils de l’homme va être livrépour être crucifié.” » Cette conjonction a sans doute une grande portée théolo-gique.

42. Jean Chrysostome est particulièrement sensible à cet aspect. À la fin de la 16e

homélie sur l’Épître aux Romains, il s’exclame : « Il ne s’est pas contenté de lamort de la croix ; mais il a voulu être pauvre, étranger, errant, nu prisonnier,malade, afin de t’attirer à lui. […] Cède au moins à la nature, et en me voyantnu, songe à la nudité que j’ai supportée pour toi sur la croix. Si cette nudité-làne t’émeut pas, souviens-toi de celle que je subis maintenant dans la personnedes pauvres.[…] J’ai eu soif sur la croix, j’ai encore soif dans la personne despauvres » (p. 232-233).

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Entre abaissement et élévation, une histoire humano-divine

La réciprocité qui lie le Christ et le pauvre change notre image de Dieu,de l’homme, et de l’histoire. Celui qui dit « je » est, en effet, indissociablede ce Dieu – Bonne Nouvelle pour les pauvres et proche des pauvresjusqu’à l’a-néantissement de la croix – et de l’humanité souffrante,démunie, a-néantie. L’anéantissement de Dieu en Christ sur la Croix estindissociable de son anéantissement parmi la foule anonyme, dépouilléedu nécessaire pour vivre. Mais cet a-néantissement est promis à la résur-rection, comme le marque le mouvement de l’hymne de Ph 2 : « C’estpourquoi Dieu l’a exalté et lui a donné le nom qui est au-dessus de toutnom » (v. 9). En cet abaissement, surgissent des potentialités insoup-çonnées, car elles sont celles que le Fils bien-aimé – et « tout aimant »jusqu’au bout, jusqu’à l’a-néantissement – attend de son Père, l’Amourimmotivé, principe de tout Amour et de toute vie. Le « je » du Fils del’homme est constitué par sa double relation au Père, principe de tout (detoute béné-diction), et à l’humanité infirme et souffrante. Christ se reçoitcomme Fils de son Père, donc dans l’Esprit, et il reçoit également, nousdit-il, son « je » de la misère et de la nudité des démunis.

Christ est à la fois Celui qui reçoit corps et visage des affamés,assoiffés, dénudés, étrangers, malades, prisonniers et Celui qui, dans lacommunion avec le Père, inspire, par la puissance de son Esprit d’Amour,les actions contre le malheur. Celles-ci sont des indices et des expressionsde la puissance créatrice de l’Amour, qui est au principe de tout acte dedonation. L’histoire humaine, ou plutôt humano-divine, serait alors letemps de cette sorte d’accomplissement réciproque de l’homme et deDieu. « L’histoire est cet immense mouvement qui lie indéfectiblementdans une “genèse réciproque”, l’humain et le divin. Et le plus surprenantc’est… son caractère prosaïque43. » Dieu prendrait visage à la fois en Jésus– en particulier dans sa passion – et dans l’action en faveur des miséreux.Dieu, le Père de bénédiction, serait cette Source qui permet que les actescorrespondant à la bénédiction originelle puissent advenir du fait de

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43. S. Breton, Poétique du sensible, Paris, Le Cerf, 1988, p. 159.

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l’action d’hommes et de femmes en faveur de leurs frères et sœurs.L’advenue de l’homme et celle de Dieu sont donc inséparables dans l’his-toire. Ces actes de miséricorde seraient porteurs de la venue de Dieu enhumanité44, icônes de la générosité créatrice de l’Absolu. Ces actions nerelèvent pas seulement d’un humanisme ou d’une éthique, elles rendentjustice au Fils, et en lui à la Puissance créatrice, la Source de tout. Ce quipeut être dit en un langage relativement simple, comme le fait l’abbéPierre45.

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44. « Le “je” énigmatique signifierait-il que… faire advenir Dieu sur la terre deshommes c’est, au fond, lui donner un corps en lequel et par lequel il puisse setenir, et recueillir sur son visage la lumière du ciel ? L’incarnation ne serait plusun dogme mais l’audace d’un acte » (Ibid., p. 160).

45. La dernière partie de l’appel de l’abbé Pierre (« Pour vaincre le malheur… »,La Croix, 27-28 décembre 2003), très fortement théocentrée, est comme un échodes enjeux humains et divins du Jugement final : « Et n’oublions pas l’Éternel.[…] Rien ne le saisit. Mais celui qui dit non à l’injustice…, mais celui qui va,par “vrai amour”, à rebours de tout profit pour que soit servi en premier lepetit…, dans la saveur inexprimable qui jaillit en lui, il sait bien que l’Éternelinsaisissable le saisit et […] il sait bien que, dans ce commencement d’amour,il est aimé par l’Aimable infini, dont tout en lui était autant signe, en creux,qu’impatientes faim et soif. N’ayons pas peur. À l’heure de mourir n’ayons paspeur ! Nous nous verrons en pleine lumière devant notre Père avec les péchésde notre vie. Mais notre Dame, la Vierge Marie, aux côtés de Jésus NotreSeigneur dira au Père : “Oui, il ou elle a été pécheur. Mais Père regarde commeil ou elle a vécu pour les pauvres avec les pauvres, pour leur redonner leurpain et leur dignité”. Alors Jésus dira : “Père oui celui-ci ou celle-là sont de mesamis.” Et notre Père dira : “Merci d’avoir aimé comme vraiment un de mes fils,pour rendre croyable que je suis Amour, malgré tout ce qui, dans la Nature etdans l’Histoire semble le nier. Entre dans la pleine Vie, et Paix, et Joieéternelle.” » (Abbé Pierre, 91 ans et plus pour pas loin de la rencontre, j’espère !, ÀGênes, le 12 décembre 2003).

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Une parole vouée à l’oubli ?

L’histoire montre que le Jugement final, cette prodigieuse parole, quine cesse de nous être dite par Jésus le Fils, semble en grande partie vouéeà un certain oubli. Dans l’histoire des Églises, les reprises de ce texte sontp a r t i c u l i è rement nombreuses pour re n f o rcer l’exigence éthique dupartage et de la solidarité avec les frères humains. En revanche, saradicalité christique et théologale est beaucoup plus rarement mise enavant ; avec toutefois de notables exceptions, comme chez saint Augustin,Jean Chrysostome46, ou Vincent de Paul47, et plus récemment les diffé-rentes théologies qui ont fait de la proximité avec les pauvres et de l’expé-rience des pauvres le principe herméneutique de leur réappropriation dela tradition chrétienne48.

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46. Avec la théologie du Christ total, dans laquelle le corps personnel du Christ estinséparable de son corps ecclésial, Augustin et Chrysostome ont su recevoir laparole du Jugement final avec beaucoup de réalisme. Jean Chrysostome necesse de mettre en avant la conviction que la passion de Jésus est continuéedans les souffrances des hommes : « Chrysostome estime que les souffrancesdu Christ se prolongent dans les souffrances des pauvres de son temps, que leChrist est toujours méprisé et maltraité. Il met en rapport étroit la passion duSeigneur sur la croix et ses souffrances en la personne des malheureux. […]Pour Chrysostome les souffrances de Jésus n’ont pas encore trouvé leur fin. Sapassion continue encore aujourd’hui. Toutes les deux, les souffrances duChrist sur la croix et les peines qu’il supporte maintenant à travers les hommesaccablés de faim et de soif, les étrangers, les malades, les prisonniers, appar-tiennent à son action salvatrice. » (Extraits de Rudolph Brändle, VigiliaeChristianae, 1977, n° 31, p. 42-52).

47. Voir l’exposé, par Bernard Koch, de sa superbe théologie (et pas seulementspiritualité) trinitaire des pauvres, « Monsieur Vincent théologien de lapauvreté », dans Les Pauvres…, p. 313-334.

48. Le lecteur français peut en avoir une idée avec Bruno Chenu, Théologieschrétiennes des Tiers-Mondes, Le Centurion, 1987, et, spécialement pour l’Asie,avec Michel Fédou, Regards asiatiques sur le Christ, Paris, Desclée, « Jésus etJésus-Christ » n° 77, 1998, notamment avec la christologie dalit, et les œuvresd’Aloysius Pieris, de Choan-Seng Song, de Kosuke Koyama, etc. Voir aussiPeter Eicher, « Option pour les pauvres » dans Nouveau dictionnaire de théologie,Le Cerf, 1996, p. 624-636.

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Une parole trop fondamentale ?

Aujourd’hui, la place prise par les interrogations que les pauvresadressent à nos sociétés et à chacun de nous devrait conduire les chrétiensà un « retour au centre » de leurs représentations de Dieu – « un Christcrucifié, scandale pour les Juifs et folie pour les païens » (1Co 1,28) – et deses relations avec l’humanité. Certes, la relation aux pauvres a unedimension éminemment éthique, elle est porteuse d’enjeux d’humanité,mais elle engage le Fils lui-même, alors que certains ne le soupçonnentmême pas, et que beaucoup de chrétiens ne mettent pas cette perspectiveau premier plan. Et pourtant, la relation aux pauvres est une question« théocentrique49 ». Le mystère de l’homme en son devenir, la croix deJésus, la résurrection du crucifié et la révélation du Dieu des pauvres –parce que Dieu de tous – sont enserrés dans des relations indissociables.

Or il semblerait que les Églises sachent faire entendre l’exigenceéthique de solidarité à l’égard des pauvres et des exclus50, mais qu’ellesaient davantage de peine à témoigner de l’expérience spirituelle décisiveet des enjeux d’humanité ou d’inhumanité que comportent la relation auxpauvres, sans même parler des engagements proprement christiques etthéologaux que cette relation manifeste51. Or plus que d’une simple

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49. « À propos de la question que Pilate a posée à Jésus : “Qu’est-ce que lavérité?”, Mounier répond en prenant la voix du Christ : “La vérité, Pilate, c’estd’être du côté des pauvres”. C’est remarquable, n’est-ce pas ! Car il suffitd’ouvrir la Bible pour savoir çà : la vérité est du côté des derniers de l’Histoire.Lorsqu’on parle de la solidarité envers les pauvres, on le fait sur un pointcentral du message biblique, parce qu’on ne peut pas séparer, dans ce message,le rapport entre Dieu et les pauvres. Dieu aime toute personne, mais surtoutles plus faibles et les plus marginalisés. La solidarité avec les pauvres, c’est, endernière instance, une question théocentrique, pour employer un grand mot »(Gustavo Gutierrez, Mission de l’Église n° 130, janvier 2001, p. 48).

50. Voir par exemple, en France, les remarquables prises de position de laCommission sociale de l’épiscopat ou du Comité épiscopal des migrations.

51. Il est surprenant, pour ne pas dire désolant, que l’engagement du CardinalLercaro – et de la cinquantaine d’évêques réunis avec lui, sous la présidencedu Cardinal Gerlier – à Vatican II, au début de la discussion du schéma surl’Église n’ait pas produit davantage de fruits, au-delà du magnifique n° 8 deLumen Gentium. La déclaration de l’archevêque de Bologne, « la plus hardie et

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question sociale, ce qui est déjà beaucoup, il s’agit de la relation même del’humanité au Crucifié-Ressuscité et du déploiement de la béné-dictiondu Père depuis le commencement du monde jusqu’au dévoilement final.

Pour ne pas oublier…

Nous terminerons cet essai en écoutant un message fort, en l’occur-rence celui de Jean Chrysostome, dans sa vingtième homélie sur ladeuxième Épître de Paul aux Corinthiens. Avec un grand réalisme, il voitdans les pauvres, à la fois le Corps du Christ et l’autel qu’ils constituent,justement parce qu’ils sont Corps du Christ. La relation entre le Corpspersonnel du Christ, son Corps ecclésial, et son Corps que sont lespauvres en est comme bouleversée, de même que la relation entre« sacrifice au Seigneur » dans l’église et sacrifice « à toute heure » surl’autel des pauvres « dans les ruelles et sur les places ». Le plus audacieuxest sans doute de considérer que le chrétien fait l’épiclèse, « appellel’Esprit », lorsqu’il sert les pauvres.

L’autel dont je vous parle est constitué des membres mêmes du Christ,et le Corps du Christ devient pour toi l’autel. Vénère-le, car dans la chair,tu y fais le sacrifice au Seigneur. Cet autel est plus sacré [terrible] que celui

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la plus réformatrice de la première session » (P. Rouquette, Études, fév. 1963)pose d’emblée que « le mystère du Christ dans l’Église est toujours, maissurtout aujourd’hui, le mystère du Christ dans les pauvres ». Pour lui, laquestion des pauvres est avant tout christologique. Cette perspective estdéveloppée encore plus explicitement dans sa longue préface à l’ouvragedirigé par G. Cottier, Église et pauvreté, Paris, Le Cerf, Unam Sanctam n° 57,1965, p. 9-21 : « La pauvreté pour le christianisme n’est pas tant un élémentimportant d’une soi-disant morale évangélique, […] elle est vraiment unmystère, dans le sens propre que le mot revêt dans la révélation chrétienne. Etc’est un mystère qui rejoint, de la manière la plus immédiate, le Mystère parexcellence, celui caché aux siècles éternels (Rm 16,25), le Mystère de la volontédu Père (Ep 1,9), le Christ même. […] Dieu se plait à accorder ses dons à ceuxque les hommes jugent les moins dignes. La leçon de cet enseignement n’estpas directement morale mais théologique : les préférences de Dieu vont versles êtres qui, du point de vue humain, sont déshérités. »

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qui se trouve en cette église, et, à plus forte raison, que l’autel de la loiancienne. Ne soyez pas offusqués. Certes l’autel qui est ici est auguste, àcause de la victime qui y vient ; celui de l’aumône l’est davantage, parcequ’il est fait de cette victime même. Celui-ci est auguste, parce que fait depierres, il est sanctifié par le contact du corps du Christ ; l’autre, parce qu’ilest le Corps même du Christ. […] Et toi tu vénères cet autel-ci lorsque lecorps du Christ y descend. Mais l’autel qui est le Corps du Christ, tu lenégliges et tu restes indifférent quand il périt. Cet autel, tu peux le voirdressé partout, dans les ruelles et sur les places, et, à chaque heure, tu peuxy faire le sacrifice ; car c’est là aussi le lieu des sacrifices. Et comme le prêtredebout à l’autel, appelle l’Esprit, de même toi aussi, tu appelles l’Esprit,comme cette huile répandue en abondance.

(Patrologie Grecque 61, p. 540).

Service des pauvres, communauté eucharistique, Croix du FilsServiteur, lavant les pieds des hommes, et accueil de l’Esprit du Père sontà jamais inséparables.

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Cardinal Joseph RatzingerPréfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi.

RÉCONCILIATION, PAIX ET RESPONSABILITÉ*

En ce jour, nous faisons mémoire. Faire mémoire ne signifie passeulement jeter un regard sur le passé, c'est aussi donner une orientationpour le futur. Commençons néanmoins par un examen rétrospectif. Àcette époque – il y a de cela soixante ans – il s'agissait de libérer l'Europeet le monde d'une dictature basée sur le mépris de l'homme : l'hommeétait écrasé, utilisé et manipulé au compte d'une puissance et de son projetdémentiel de créer un monde nouveau. On parlait de Dieu, certes, mais iln'était qu'une étiquette permettant de conférer à la volonté propre uncaractère absolu. Ce n'était pas la volonté de Dieu qui comptait, maisseulement la volonté de puissance personnelle, et de la sorte, on ne recon-naissait plus, en l'homme, l'image de Dieu devant qui nous devonsprendre une attitude de révérence, mais uniquement un « matérielhumain », avec lequel on travaillait, que l'on méprisait, comme, en réalité,on méprisait Dieu lui-même. Une quantité innombrable de personnes aété, pour ce motif, « consommée » comme matériel dans les camps deconcentration. Et les champs de bataille ont vu tomber un nombre nonmoins élevé de jeunes dont nous honorons aujourd'hui la tombe. Nousconfions tous ces défunts, de quelque côté qu'ils fussent, à la miséricorde

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* Le dimanche 6 juin, à 18h30, une célébration œcuménique a réuni, en la cathé-drale de Bayeux, des représentants de plusieurs Églises chrétiennes àl'occasion du 60e anniversaire du Débarquement allié en Normandie (France),en juin 1944. Ce temps de prière était dédié à la mémoire des soldats défuntset à la promotion de la paix. Le cardinal Joseph Ratzinger, envoyé spécial duPape, re t a rdé par les célébrations officielles, n'a pas pu prononcer sonallocution qui a été lue. Nous en publions le texte paru dans la DocumentationCatholique n° 2317 du 4/07/2004, p. 620-622. Texte original allemand. Versionfrançaise du secrétariat du cardinal Joseph Ratzinger. Titre et sous-titres de laDocumentation Catholique.

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du Bon Dieu. Tous sont enfants de Dieu, chacun en particulier est connude lui, voulu, aimé, appelé par son nom. Chacun d'eux a laissé derrière luiun vide. Quelqu'un a porté le deuil, éprouvé de la douleur pour chacund'eux. Maintenant nous les savons dans les bonnes mains de Dieu,accueillis par son amour de réconciliation.

Pour nous aujourd'hui, ce doit être l'occasion de réfléchir à nouveausur la dignité de l'homme, de chaque homme, mais aussi sur la mort et lavie éternelle. En chaque personne, si étrangère ou antipathique qu'ellepuisse être, nous devons apprendre à reconnaître une image de Dieu. Enchacune nous devons aussi reconnaître le partenaire de la vie future, celuique nous rencontrerons à nouveau dans l'autre monde. Et nous devrionsretrouver une conscience neuve de notre vocation à la vie éternelle – vivrede façon à pouvoir nous présenter un jour à la face de Dieu avec toutenotre vie actuelle.

Dans la génération à laquelle j'appartiens, l'idée de l'au-delà et de lavie éternelle a été toujours mise de côté, même dans la prédication del'Église. Le soupçon que les chrétiens négligent l'ici-bas, ne rêvant jamaisque de l'au-delà, avait affecté les croyants chrétiens, même les prédica-teurs de la Parole. Les chrétiens, disait-on, avaient pris part à laconstruction du monde seulement à mi-coeur, et déjà dans le passé, cemonde aurait pu être meilleur et plus humain, s'ils n'avaient vécu dans lafuite du monde. À l'au-delà il y aurait toujours bien le temps de penser ;il s'agissait, à présent, de rendre une bonne fois cette terre plus habitable.À dire vrai, ces idéologies ne l'ont certainement pas rendue plus habitableet humaine. Ce n'est qu'en vivant sa journée quotidienne de façon respon-sable face à la vie éternelle, qu'on lui confère précisément tout son poids.La parabole des talents nous le montre : le Seigneur ne nous appelle pas àvivre dans la commodité, mais à faire valoir nos talents (cf. Mt 24,14-30).Et à l'inverse, qui a le sens de la vie éternelle est libéré de l'aviditépoussant à jouir et à consommer tout, dès maintenant, parce qu'il sait quel'heure est au travail et qu'ensuite viendra la grande fête. Les champs dela mort, devant lesquels nous nous trouvons, nous avertissent de noussouvenir de la mort et de vivre loyalement notre vie en face de l'éternité.

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Pouvoir, aujourd'hui, être des amis

Trois autres mots s'imposent à moi, en ce jour de commémoration quinous a rassemblés : réconciliation – paix – responsabilité. Après lesconflits sanglants de la Seconde Guerre mondiale, a commencé unprocessus de réconciliation dont nous ne pouvons qu'être reconnaissantsdu fond du cœur. L'Amérique a, par un programme généreux d'assis-tance, aidé l'ennemi d'autrefois à se relever. À l'ennemi des deux guerresmondiales, la Grande-Bretagne et la France ont tendu les mains de laréconciliation. Charles de Gaulle a dit un jour, plus ou moins en cestermes : si, autrefois notre devoir était d'être des ennemis l'un de l'autre,aujourd'hui, notre joie, c'est de pouvoir être des amis.

Tout ce processus historique de réconciliation dont nous avons été lesbénéficiaires, en Europe et dans l'Alliance atlantique, provenait d'unesprit chrétien : la réconciliation seule crée la paix ; ce n'est pas la force quiguérit, mais seulement la justice. Tel doit être le critère de l'actionpolitique dans les conflits actuels. La Lettre aux Hébreux parle du sang duChrist, duquel part un autre appel par rapport au sang d'Abel (He 12,4) :ce sang n'est pas un appel à la revanche, mais à la réconciliation. La Lettreaux Éphésiens nous dit la même chose : le Christ est notre paix. Il a abattupar sa mort le mur de séparation de l'inimitié. Par son sang, c'est-à-direpar son amour qui a persévéré jusqu'à la mort, il a ramené les uns vers lesautres ceux qui étaient proches et ceux qui étaient loin (Ep 2,14-22).

C'est ce Dieu que nous annonçons, c'est cette image de l'homme quidoit nous guider. La paix du Christ dépasse les frontières du christia-nisme, elle concerne les lointains comme les proches. C'est elle qui doitdéterminer les modalités de notre action dans les petites choses commedans les grandes.

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Ce qu'il nous est permis d'espérer

Par là j'en viens au troisième mot : responsabilité. Dès la fin de laPremière Guerre mondiale, et plus fortement encore après la Seconde,éclata spontanément le cri : « la der des der ! » – jamais plus la guerre ! Laréalité a hélas un autre visage : depuis 1945, les décennies furent un tempsde guerres sanglantes en bien des parties du monde. Et, hélas, il nous fautcraindre que l'injustice continue encore à lever la tête et qu'il soit, dès lors,encore et toujours, nécessaire de défendre le droit et la justice contrel'injustice, même en recourant à des moyens militaires. Que nous est-il enfait permis d'espérer? Que devons-nous faire? Les idéologies totalitairesdu XXe siècle nous ont promis l'édification d'un monde libre et juste et ontexigé pour cela des hécatombes de victimes.

Mais ce phantasme utopique a exercé une forte influence égalementsur la conscience chrétienne, au point de la marquer profondément.L'attente du retour du Christ a pour objet une guérison par-delà l'histoire,mais les hommes veulent un espoir dans l'histoire et pour l'histoire. Dansl'expression néotestamentaire « Royaume de Dieu », on préfère laisser decôté le mot « Dieu » et ne plus parler que du Royaume, désignant par làune nouvelle utopie qui doit maintenant embrasser de la même manièrechrétiens et non-chrétiens : dans l'histoire doit se réaliser le « Royaume »,c'est-à-dire le monde meilleur. Rien de tel ne nous est promis par notre foi,et les recettes pour le « Royaume » sont généralement si indéterminéesqu'elles ouvrent la voie à tout abus idéologique. Or les utopies et lesidéologies sont des chimères qui induisent l'homme en erre u r. Denouveau : qu'est-ce qui nous est promis? Que devons-nous faire ?

La réponse chrétienne à cela inclut trois dimensions. Il y a tout d'abordla promesse de la Jérusalem future, qui n'est pas faite par l'homme, maisvient de Dieu. Il y a ensuite, sur notre histoire, d'une part la prédictionque la liberté humaine continuera toujours à être usée indûment et quedès lors l'injustice continuera toujours à gagner du pouvoir dans lemonde : l'Apocalypse nous le dit en des images effrayantes. L'obscurité de

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ces images nous fait le plus souvent négliger l'autre moitié, qui leur estessentielle : bien que Dieu laisse à la liberté beaucoup d'espace pour lemal (beaucoup trop, dirions-nous), il ne lâche jamais le monde tout à fait.Lorsqu'il est question de destruction, dans l'Apocalypse, ce n'est jamaissans mentionner des temps précis et pour ainsi dire des pourcentages demalheur, par exemple un tiers. Le monde appartient à Dieu et non au Mal,quel que soit son pouvoir d'action – cette certitude est finalement le pointdécisif des images de l'Apocalypse. Car les horreurs que celle-ci décritsont supposées connues ; qu'elles ne puissent jamais prendre le pouvoirsur le monde entier et le ravager, c'est là, au fond, le noyau de l'affir-mation.

Enfin, voici la troisième dimension de la réponse chrétienne à laquestion concernant le futur : elle s'appelle ethos, c'est-à-dire responsa-bilité. Il n'y a pas de formule magique du progrès, de monde construit unefois pour toutes sur de bonnes bases, ce qui serait aussi un monde sansliberté. Dieu conserve le monde, mais il le conserve essentiellement aussià travers notre liberté, une liberté pour le bien que nous devons opposerà la liberté pour le mal. La foi ne crée pas un monde meilleur, mais ellesuscite et fortifie les énergies morales qui érigent des digues contre lesflots du mal ; elle suscite et fortifie la liberté du bien contre la tentationd'user de notre liberté pour le mal.

La tâche à laquelle les tombes de la Seconde Guerre mondiale nousinvitent est la suivante : fortifier les énergies du bien, se porter garant,travailler, vivre et souffrir pour les valeurs et les vérités qui, de par Dieu,maintiennent le monde dans l'unité. Dieu a promis à Abraham de ne pasdétruire la ville de Sodome s'il s'y trouvait dix justes (Gn 18,32). Nousdevons faire tous nos efforts pour que ne vienne jamais à manquer les dixjustes qui peuvent sauver une ville.

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RepèresB i b l i o g r a p h i q u e s

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Paul BonyISTR de Marseille.

JEAN DUJARDINL’ÉGLISE CATHOLIQUE ET LE PEUPLE JUIF

Un autre regard, Calmann-Lévy, Paris, 2003

Cet ouvrage est le bienvenu. Il constitue en effet une véritable sommed’information et de réflexion sur les relations entre juifs et chrétiens, entant que relations transformées sous le choc de la Shoah. Il invite à relirel’histoire tourmentée du long passé ecclésial, depuis la rupture desorigines jusqu’au renouveau décisif amorcé par le Concile Vatican II,encore accéléré et approfondi sous le pontificat de Jean-Paul II. Relectured’une histoire, réflexion théologique, proposition pastorale se conjuguentpour fonder et affermir le changement de regard que l’Église catholiqueporte sur le peuple juif.

L’ouvrage comprend trois parties :

I. Réflexions devant le choc de la Shoah : comment son horreur a fini parébranler l’antijudaïsme chrétien.

II. Une approche renouvelée de quelques points litigieux : les origines dela séparation, l’antijudaïsme chrétien et l’antisémitisme païenmoderne, Pie XII et les Juifs, le retour à la Terre d’Israël, l’affaire duCarmel d’Auschwitz, les déclarations de repentance.

III. Nouveau regard, nouvelles perspectives : il s’agit d’exposer le contenudes textes majeurs de l’Église catholique depuis Vatican II. De cetenseignement ecclésial renouvelé, Jean Dujardin dégage des orienta-tions pour le dialogue, donnant ainsi à son ouvrage une dimensionpastorale solidement fondée.

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L’auteur explique en introduction comment les rencontres de sa vie etde son ministère ont suscité sa passion pour cette cause ; l’expérience a,chez lui, précédé et nourri la réflexion. C’est l’histoire qui provoque etdéplace la théologie. Ses responsabilités de secrétaire de la Commissionépiscopale française pour les relations avec le judaïsme lui ont permis d’êtremêlé de près aux événements, aux rencontres et aux négociations. Il saitde quoi il parle.

À la fin de l’ouvrage, un recueil des textes qui ont jalonné cette histoirerécente nous est offert en une volumineuse et précieuse annexe (p. 391-484). Mais c’est bien plus qu’une annexe ; on pourrait dire que c’est lachair et le sang du changement historique constaté et préconisé par celivre. Il reproduit non seulement les grands textes du magistère catho-lique (Nostra ætate, Notes romaines, Déclarations de conférences épisco-pales, Déclarations de repentance, Accord fondamental entre le Saint-siège etl’État d’Israël), mais aussi des textes peu connus ou carrément ignorés(ainsi la Lettre d’Édith Stein à Pie XI), des déclarations élaborées encommun par des juifs et des chrétiens, enfin des textes de maîtres juifs,d’une grande nouveauté, sur la manière dont le judaïsme considère lechristianisme (« Le christianisme dans la théologie juive », « Avancées et

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Articles à consulter dans Chemins de Dialogue :Dominique Cerbelaud, L’indicible - Méditation sur la Shoah, CdD1, p. 99-107. Jean-Marc Chouraqui, Les paroles de l’un et les paroles de l’autre sont paroles duDieu vivant, CdD4, p. 129-139.Dominique Cerbelaud, Le regard de l’Église sur le judaïsme comme clé de sondialogue avec les autres religions, CdD5, p. 21-35.Jean Dujardin, Terre promise - Terre due - Terre à partager?, CdD5, p. 37-61.Jean Dujardin, Où en est le dialogue entre juifs et chrétiens aujourd’hui ?, CdD9,p. 125-130.Jean Landier, Antijudaïsme de l’Évangile de Jean ?, CdD10, p. 113-128.Card. Roger Etchegaray, Est-ce que le christianisme a besoin du judaïsme ?, CdD11,p. 17-26.Geneviève Comeau, Le dialogue avec le judaïsme aujourd’hui, CdD11, p. 27-51.Jean Richard, La personnalité messianique, une voie de dialogue judéo-chrétien,CdD14, p. 179-204.Geneviève Comeau, Loi et liberté dans le judaïsme et le christianisme, CdD14,p. 205-216.Charles Perrot, Jésus, le juif, CdD17, p. 15-34.

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tensions dans les relations judéo-catholiques… », « DABRU EMET »). L’auteura rendu un très grand service en constituant cet impressionnant dossier. Ilpermet au lecteur d’avoir immédiatement sous les yeux les documentsqui soutiennent la reconstitution de l’évolution présente, dans sesmoments fastes et néfastes. Car tout ne se déroule pas de façon linéairesans soubresauts et résistances. Mais la Shoah a été l’élément déclencheurd’une prise de conscience et un appel à la conversion, qui est effecti-vement d’abord une conversion du regard : fini le temps du mépris ! Dumoins peut-on l’espérer et, en tout cas, y travailler.

Il ne nous est pas possible de rendre compte en détail de toutes lesanalyses et réflexions de cet ouvrage. Il n’y aura pas lieu, dans cetteRevue, de refaire l’analyse de l’enseignement conciliaire et des notesd’application. Mais nous chercherons à faire émerger quelques-uns desthèmes majeurs de cet ouvrage, avec les débats auxquels ils peuventdonner lieu

1. Antijudaïsme chrétien et antisémitisme païen

On ne saurait confondre l’antijudaïsme chrétien, de nature religieuse,tel qu’il s’exprime parfois dans le Nouveau Testament, ou même denature socioreligieuse, tel qu’il a été vécu dans le monde chrétien jusqu’àune époque récente, avec l’antisémitisme moderne, raciste, athée etantichrétien. Mais l’antijudaïsme chrétien avec ses mythes (le juif errant,le peuple déicide) et ses pratiques sociologiques (la discrimination, lesouci de la pureté du sang chez les conversos espagnols, etc.) a servi derelais vers l’antisémitisme moderne. Celui-ci est spécifique et différent del’antisémitisme ancien du monde romain, en ce qu’il a des fondementsantichrétiens (nationalismes et racismes du XIXe siècle). Pour Hitler, c’étaitle nom juif lui-même qui devait disparaître. Le juif n’était pas seulement,comme les Slaves, une race inférieure, il était la pourriture de l’humanité.

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Le choix du gaz Zyklon B, à Auschwitz, est significatif : c’est un insec-ticide… On doit certes parler aussi de l’antichristianisme nazi, mais lechrétien allemand n’était pas tout à fait pour Hitler l’équivalent du juif, ilen était un dérivé comme le bolchevique. Il a tenté un moment de nazifierl’Église allemande, c’est-à-dire de la déjudaïser, en suggérant desubstituer Mein Kampf à l’Ancien Testament. Cette tentative a avorté.Néanmoins ses basses œuvres ont pu se déployer contre les juifs sansrencontrer d’opposition déclarée. Il profitait de la persistance d’unepensée chrétienne négative à l’égard du peuple juif, d’un marcionismelarvé (dédain de l’Ancien Testament), finalement d’un refus de l’électiond’Israël comme peuple de Dieu. Il y eut comme une alliance objectiveentre antijudaïsme religieux et antisémitisme moderne : « ils ont contribuél’un et l’autre au rejet et à la haine des Juifs » (p. 64).

Il a fallu le choc de la Shoah pour réveiller l’Église et pour qu’elleprenne conscience de l’attitude de mépris dans lequel elle avait tenu lesjuifs durant presque deux millénaires. Son manque de réaction claire etnette devant la Shoah s’explique largement par son habitude de consi-d é rer les juifs comme un peuple sur lequel pesait un destin demalédiction – ou qui, tout au moins – posait une question par sa manièred’exister au sein des autres nations : « la question juive ». Cet antisémi-tisme larvé anesthésiait les consciences chrétiennes même les pluséveillées. Jean Dujardin relève les prises de position de quelques évêqueset de quelques théologiens de renom qui se sont élevés contre l’entreprisenazie. Mais leur protestation relevait souvent plus de l’atteinte aux droitsde la personne humaine que de la prise de conscience de l’atteinte portéeà l’élection des juifs comme peuple de Dieu. La réaction chrétienne étaitencore handicapée par le poids ancestral d’une théologie de la substi-tution et du rejet. « Les chrétiens s’étaient trop habitués à l’existenceanormale des Juifs pour être surpris par des mesures antisémites. Ilfaudra, hélas, l’horreur des camps pour leur ouvrir totalement les yeux etles inciter à faire la révision nécessaire de leur regard, de leur pensée et deleur action vis-à-vis du peuple juif » (p. 64).

Dans cette « discrétion » de la réaction chrétienne aux enjeux de laShoah, on est bien obligé de faire une place particulière au « silence » de

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Pie XII. On ne met pas en cause ses efforts, discrets mais efficaces, poursauver de nombreuses vies juives, mais sa réticence devant toute décla-ration publique claire et explicite, sous prétexte de ne pas entraîner dedommages plus graves. Ce « silence du pape » fait encore partie ducontentieux entre juifs et chrétiens. Même la publication des Archives dela Secrétairerie d’État, à l’initiative de Paul VI, n’a pas désamorcé la crise.Il ressort de l’état actuel du débat que Pie XII a choisi un type d’inter-vention diplomatique, dans un langage feutré, qui ne répondait pas auxbesoins de clarté que réclamait une communication intelligible par legrand nombre. Les avertissements répétés de différents responsablespolitiques et religieux et de différents points du monde auraient dû alerterplus vivement le Saint-Siège. Certains relents d’antisémitisme (distinctionentre un « antisémitisme raciste » et un « antisémitisme acceptable ») sont-ils pour rien dans cette « surdité »? Jean Dujardin se demande s’il estconcevable d’envisager un procès de béatification de Pie XII tant que laresponsabilité historique imputable à sa fonction n’est pas davantageéclaircie.

Tardivement, trop tardivement, la Shoah a révélé la monstruosité del’idéologie hitlérienne – et, en retour, la place unique occupée par lepeuple juif comme contestation de cette idéologie. Du coup, la consciencechrétienne a pris conscience simultanément de sa déficience et de sa detteà son égard, au niveau même de sa racine (Nostra ætate, 4). À partir de ceréveil brutal, l’Église catholique a été amenée à s’interroger sur le rôlenéfaste d’un antijudaïsme qu’elle a trop vite considéré comme un héritagelégitime du Nouveau Testament, surtout à partir du moment où le chris-tianisme s’est affirmé comme religion dominante et comme religiond’État.

Le choc de la Shoah, c’est donc aussi une provocation à s’interroger surles textes fondateurs du Nouveau Testament dans leur relation aux juifs.Jean Dujardin y consacre un chapitre, intitulé « La séparation ». Quepenser de cette analyse? Les études exégétiques qui ont fleuri sur cettequestion depuis quelques décennies facilitent la tâche de l’historien. JeanDujardin tente un « essai de synthèse » sur les raisons de la séparation : àses yeux, non pas d’abord la christologie, mais l’ouverture de l’Évangile

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aux Nations sur pied d’égalité avec Israël, ce qui amène à relativiser lescommandements spécifiques du judaïsme et peut mettre en périll’identité juive. Oui, il est bien vrai que la question missionnaire a été ledéclenchement du conflit, non pas d’abord entre juifs et chrétiens, mais àl’intérieur du judéo-christianisme lui-même. Mais justement la prise deposition en cette matière obligeait les partenaires à se situer par rapport àla personne et à l’œuvre du Christ Jésus. Ce qui apparaît clairement endernier lieu était implicitement présent en premier lieu. Jean Dujardinpense avec raison que le Nouveau Testament ne désigne pas l’Églisecomme « nouvel Israël » et que, pris dans sa totalité, il n’autorise pas lathéologie de la substitution (mais voir Mt 21,41, qui n’en est pas loin).Nous préciserons que, si Paul peut désigner la communauté des croyantsde Jésus-Christ comme « Israël de Dieu » (Ga 6,16, texte très discuté), soit« le véritable Israël », c’est qu’il ne réduit pas l’Église à ce qui deviendrasous peu « l’Église des Nations », purement et simplement, sans sacomposante originelle judéo-chrétienne.

Une dernière re m a rque d’importance à nos yeux : le contexteconflictuel, interne au judaïsme lui-même et aux divers mouvementsjudéo-chrétiens, interdit une lecture fondamentaliste et isolée des texteschrétiens les plus durs. « L’antijudaïsme » de Matthieu et de Jeans’explique par la rupture en train de se durcir et de se figer. À vrai dire, lemot, devenu classique, d’« antijudaïsme », pour caractériser, dans leNouveau Testament, la critique des juifs qui ne reçoivent pas l’Évangile,et même s’y opposent, est ambigu. En effet les auteurs du NouveauTestament ne prétendent pas critiquer le judaïsme lui-même, mais unecertaine interprétation qui est faite de sa foi et de ses pratiques, et, dumoins au début, ils émettent cette critique de l’intérieur de la commu-nauté juive à laquelle ils appartiennent encore ; ils n’étaient d’ailleurs pasles seuls à le faire. « La critique à l’intérieur d’un groupe par un membredu groupe n’est pas du même ordre qu’une critique malveillante del’extérieur »1. Sont-ils responsables de la généralisation et de la radicali-sation qui seront faites plus tard de leur propos dans le monde chrétien?Le souci qu’ils manifestent de souligner l’enracinement de la foi

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1. Je dois ces remarques pertinentes à un dialogue oral avec Philippe Mercier.

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chrétienne dans les Écritures d’Israël devrait être un antidote contre l’anti-judaïsme lui-même. C’est l’Évangile de Jean qui met dans la bouche deJésus : « Le salut vient des Juifs » (Jn 4,22).

Cela est particulièrement vrai pour Paul, qui se situe avant la rupture,même si son interprétation de la foi chrétienne obligeait déjà les judéo-chrétiens à en reconnaître plus clairement l’originalité. Le début et lafinale de Rm 9-11 sont heureusement la bouée de sauvetage qui permet delaisser ouverte encore aujourd’hui l’histoire d’Israël avec son Dieu.L’apôtre Paul, à qui l’on fait injustement porter toute la responsabilité dela rupture, pourrait au contraire, au moins du côté chrétien, jeter l’archede la réconciliation. Tenir ensemble toutes les données du NouveauTestament, et même toutes celles de Paul, est un exercice exigeant, défianttoute simplification. « Le Nouveau Testament ne se vend pas en piècesdétachées » (Peter Tomson).

2. Silence et parole

Devant la Shoah : d’abord le silence. Il est difficile, voire impossible, des’exprimer. Ce n’est surtout pas aux chrétiens de le faire à la place desjuifs. D’où l’incongruité d’un Carmel à Auschwitz sur le lieu même duhangar des gaz d’extermination et, à proximité, de l’érection d’une croixmonumentale. Dans un chapitre très bien documenté sur l’affaire de ceCarmel, Jean Dujardin excelle à dénouer l’écheveau et la complexité dese n j e u x : patriotiques et religieux, civils et ecclésiaux, polonais eteuropéens. Il décèle une source importante de l’incompréhension entrejuifs et chrétiens dans la présentation très nationaliste que faisaitd’Auschwitz le gouvernement communiste polonais : on exaltait lemartyre de la nation polonaise, mais on occultait la Shoah. L’Églisepolonaise réagit en mettant l’accent sur l’aspect religieux de l’événement,mais risquait elle aussi de minimiser le caractère spécifiquement antijuif

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d’Auschwitz. Ce débat laborieux, à l’aboutissement encore inachevé, estrévélateur de la difficulté pour les chrétiens de comprendre et d’accepterla manière dont les juifs entendent faire mémoire de la Shoah (au Yad vaShem, mais pas sur un cimetière !). Pas d’appropriation chrétienne de laShoah. La croix, pour le juif, est symbole de domination – il était mal venude la planter à Auschwitz. L’événement nous a rapprochés, mais en mêmetemps il nous sépare. « Ne pas consentir à ce que la passion d’Auschwitz soit,même en noble pensée, arrachée au mystère d’Israël »2.

Il faut parler, cependant, pour faire mémoire. Si des juifs risquent uneparole sur la Shoah, c’est avec beaucoup de circonspection ; ils parlentpour qu’elle ne soit pas banalisée en la réduisant à un génocidequelconque. Le mouvement négationniste équivaut à une profanation desépulture. Les négationnistes banalisent la Shoah, parce qu’elle barre laroute aux lectures idéologiques et totalisantes de l’histoire qu’ilsvoudraient imposer. La parole de foi, quant à elle, n’est pas une parole« d’explication », c’est une parole dite dans la nuit, qui concerne essen-tiellement le mystère de l’alliance d’Israël avec son Dieu, alliancemaintenue envers et malgré tout. « Béni sois-tu Israël pour ta foi en Dieu,malgré Dieu. Béni sois-tu Israël pour ta foi en l’homme en dépit de l’homme. Bénisois-tu Israël pour ta foi en Israël malgré les hommes et malgré Dieu » (ÉlieWiesel, cité p. 69).

À partir de la Shoah, des maîtres juifs s’efforcent de saisir comme unnouveau cours des rapports d’Israël avec son Dieu. La Shoah oblige à sedemander non pas seulement « où est Dieu ? », mais « qui est Dieu? »,pour avoir abandonné son peuple comme il ne l’avait jamais fait dans lesétapes précédentes de son histoire (au moment de l’exil babylonien ou dela ruine du second Temple). « L’épreuve de la ruine du Temple a conduitles rabbins à privilégier la défense et la fidélité à la Torah par rapport auculte sacrificiel qui venait de disparaître » (p. 93). Sans être une pureinnovation, cela représentait une mutation considérable. Aujourd’hui,après Auschwitz, Dieu ne propose-t-il pas à son peuple une nouvellemutation dans la figure de l’Alliance : prendre en main sa destinée, alors

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2. Grand Rabbin Gutman, Discours au pape Jean-Paul II, Strasbourg, 9 octobre1988, cité p. 69.

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que, dans l’Alliance, Dieu avait jusqu’alors tenu le rôle principal? JeanDujardin cite une prière du journal d’Etty Hillesum : « Une chose cependantm’apparaît de plus en plus claire : ce n’est pas toi qui peux nous aider, mais nousqui pouvons t’aider… » (cité p. 93-94).

Mais, s’il y a une parole qui convient aux chrétiens par rapport à laShoah, c’est une parole de repentance. En cette matière, l’événementmarquant, en France, fut la déclaration de Drancy (30 septembre 1997).Cet acte comme celui des épiscopats d’autres pays (Allemagne, Italie,Suisse, Pologne) et surtout celui du Pape à Jérusalem sous les yeux dujudaïsme mondial, amène à s’interroger sur ses motivations et às’expliquer sur son sens. Le mot de « repentance » peut prêter à malen-tendu (culpabilité personnelle de crimes collectifs passés). La démarcheveut traduire la solidarité dans le « corps du Christ » et appeler à laconversion en vue de l’avenir. La « conversion » intérieure qu’elleimplique est proche de la teshouva juive. Le temps du Jubilé où s’estexprimée cette repentance lui donne sa dimension d’acte de mémoire,sans lequel le peuple de Dieu n’est pas un vrai partenaire de l’histoire dusalut. Des réflexions anthropologiques soutiennent cette démarche spiri-tuelle. La responsabilité collective n’est pas fictive, bien qu’elle ne soitpas uniforme : « Le morcellement des responsabilités a permis au nazisme des’assurer un grand nombre de complicités : dans le mot « extermination », chacunn’avait à lire qu’une seule lettre, jamais le mot en entier » (A. Frossard, citép. 283). Jean Dujardin reprend alors le terme de Jean-Paul II : « structuresde péché », pour l’appliquer aux relations entre chrétiens et juifs (p. 286).« La structure de péché de l’antisémitisme peut affecter les consciencespersonnelles sans qu’elles en soient troublées. C’est pourquoi lesdémarches de repentance collective sont nécessaires ».

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3. La permanence d’Israël dans le dessein de salut de Dieu

Dans le réveil de la conscience chrétienne sous le choc de la Shoah, il ya la reconnaissance du rôle toujours vivant et actuel du peuple juif dansle dessein de salut de Dieu. Il n’est plus possible de parler du « juiferrant », en punition collective à travers les siècles du déicide qu’il auraitcommis dans la crucifixion de Jésus. La déclaration conciliaire Nostra ætateet les Notes romaines d’application qui l’ont suivie ont fortement mis enrelief non seulement l’enracinement de la foi chrétienne dans la foi juive,mais, dans la ligne de Rm 9-11, le fait qu’Israël est toujours le peuple aiméde Dieu, qu’il n’a pas perdu les « dons » qui lui ont été faits de manièreinamissible. Le pape Jean-Paul II a dit avec clarté, devant la communautéjuive de Mayence, que l’Ancienne Alliance n’a jamais été révoquée. Letexte précurseur, remarquable, de la Conférence épiscopale française(1973, voir « Annexe », p. 411-419), reconnaît au peuple juif « une missionuniverselle à l’égard des nations » ; sa vocation particulière n’est-elle pas « lasanctification du Nom »? « Cette vocation fait de la vie et de la prière du peuplejuif une bénédiction pour toutes les nations de la terre ». Les chrétiens n’ontpas à considérer le peuple juif comme une survivance sociologique dupassé, mais comme une communauté religieuse qui intéresse au plus hautpoint le dessein de salut de Dieu. « La permanence comme en vis-à-vis d’Israëlet de l’Église est le signe de l’inachèvement du dessein de Dieu. Le peuple juif etle peuple chrétien sont ainsi dans une situation de contestation réciproque ou,comme dit saint Paul, de “jalousie” en vue de l’unité (Rm 11,14 ; cf. Dt 32,21) ».

Plusieurs fois revient sous la plume de Jean Dujardin le thème éthiqued’Israël comme représentant et paradigme du respect de l’homme, créé àl’image de Dieu, et de l’Extermination comme négation de cette dignitéqui affecte tout homme et tout peuple. Mais il a raison de ne pas s’en tenirseulement à cette dimension éthique, et de mettre en relief la dimensionproprement religieuse de l’existence d’Israël et de la tentative, heureu-sement avortée, de sa complète élimination. Il cite Jean-Paul II : « À lamalice morale de tout génocide, s’ajoute avec la Shoah la malice d’une haine qui

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s’en prend au plan salvifique de Dieu sur l’Histoire ». Ce propos du pape« situe l’événement dans l’Histoire du salut » (p. 91). D’où la question : « Lesévénements de l’extermination marquent-ils une date dans l’Histoire duS a l u t ? ». Manifestement, pour Jean Dujardin il ne s’agit pas d’unévénement de persécution parmi d’autres. Son maître, le P. Dabosville,proposait le chemin que voici : « Si nous admettons que les événements ne sevalent pas, qu’une année n’est pas une autre, alors nous verrons que les annéesde l’extermination marquent une date dans l’Histoire du Salut. Car elles sont unévénement de l’Histoire du Salut que nous ne savons pas déchiffrer mais qui n’enest que plus profondément greffé sur le Mystère » (cité, p. 96).

Que penser de cette suggestion? On objectera peut-être que, pour laposition chrétienne classique, l’histoire présente d’Israël n’est pas unsegment de cette « histoire sainte » qui a été consignée dans les Écriturespour annoncer le Christ. Mais si la permanence d’Israël qui n’a pasreconnu le Christ tient pourtant une place dans l’économie du salut (telleque saint Paul en parle en Rm 11), alors ce qu’il vit dans cette vocationpermanente et non retirée, jusqu’à ce que la plénitude des Nations soitentrée et jusqu’à ce que « tout Israël » à son tour soit sauvé, cela peut bienfaire partie de cette « histoire du salut », en tant qu’elle est, même enChrist Jésus, une « histoire sainte inachevée », un « accomplissementinaccompli ». « L’Histoire du Salut » – en toute son extension, de lacréation à la fin des temps, comme en son segment sacramentel(d’Abraham à l’Église), est une histoire dramatique, en laquelle Dieu serévèle et se cache à la fois, en relançant sans cesse l’homme à la recherchede sa vérité, jusqu’à l’accomplissement eschatologique. Or ce processusest encore en cours, tant que, tour à tour, la plénitude des Nations et « toutIsraël » ne sont pas entrés ; et cela fait partie de cet événement, quel’apôtre Paul énonce comme un « mystère », c’est-à-dire une « révélation »qui va au-delà même du texte des Écritures, même si celles-ci peuventaprès coup l’éclairer. C’est un fait qu’à partir de l’événement de la Shoah,l’Église des Nations a été conduite à se situer autrement vis-à-vis del’Israël qui n’a pas reçu l’Évangile, et à se comprendre elle-même demanière renouvelée. Par ricochet une autre évaluation du christianismecommence de se frayer la voie dans le monde juif. Il ne s’agit pas làseulement d’un moment de l’histoire générale de l’humanité, mais d’un

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moment significatif de l’histoire singulière du rapport entre Israël et lesNations, lequel fait partie de l’histoire d’Israël dans le dessein de salut deDieu. Pour reprendre les termes de Paul Beauchamp : « L’Ancien Testamentest autre chose que l’histoire d’Israël. C’est le récit de la relation d’Israël avec soncommencement, les Nations, relation appelée à s’accomplir dans une rencontrenuptiale où chacun honore le récit de l’autre, où les partenaires se recon -naissent »3. L’événement de dialogue provoqué par la Shoah peut êtreconsidéré au moins comme un chemin vers cet accomplissement.

4. Le retour du peuple juif sur la terre d’Israël

Ce chapitre est un des plus délicats, car il est obligé d’aborder ce retournon seulement sous l’aspect politique, mais sous l’aspect religieux du lieninterne à la foi juive entre le peuple et sa terre, selon les données de laBible elle-même. C’est un fait que la survie du peuple juif pendant deuxmillénaires hors de sa terre ne s’explique pas sans la conscience d’un lienreligieux avec la terre d’Israël. Les positions extrêmes du Goush Emmunim,pour lequel il est sacrilège de céder un pouce de Terre sainte aux païens,ne sont pas validées par tous les juifs, loin de là. Beaucoup de voixs’élèvent, en Israël et dans la Diaspora, pour rappeler le lien entre le séjoursur la Terre d’Israël et la pratique de la Tôrah. Le souci de la justice – ycompris pour les Palestiniens – l’emporte sur la pure considération del’occupation du sol (thème biblique de la terre qui « vomit ses habitants »s’ils ne respectent pas les clauses de l’Alliance, Lv 18,28).

Vatican II, dans le paragraphe de Nostra ætate concernant les juifs,n’avait pas mentionné le lien spirituel à la Terre. Les Notes pour une correcteprésentation des Juifs et du judaïsme (1985) le font (n° 25) en distinguant troisaspects : 1- l’attachement religieux des juifs à la Terre : « Les chrétiens sont

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3. « Accomplir les Écritures. Un chemin de théologie biblique », dans : RB, XCIX,1992, p. 154-155.

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invités à comprendre cet attachement religieux, qui plonge ses racines dans latradition biblique sans pour autant faire leur une interprétation religieuse parti -culière de cette relation » ; 2- la question de l’État d’Israël : « Pour ce quiconcerne l’existence de l’État d’Israël et ses options politiques, celles-ci doiventêtre envisagées dans une optique qui n’est pas en elle-même religieuse mais seréfère aux principes communs du droit international » ; 3- la permanenced’Israël dans l’histoire : « La permanence d’Israël alors que tant de peuplesanciens ont disparu sans laisser de traces est un fait historique et un signe àinterpréter dans le plan de Dieu ». Nous nous permettons de faire remarquerque le « signe à interpréter », dans ce texte, n’est pas directement la réalitépolitique de l’État d’Israël, mais la permanence du peuple Israël. Mais ilest bien vrai que cette permanence ne s’est pas réalisée sans une référenceà la Terre, quelles qu’aient pu être les modalités politiques de cetteréférence et de cette présence. « L’Accord fondamental entre le Saint-siègeet l’État d’Israël » (1993) n’est pas seulement un acte politique ; il est unacte religieux qui coupe court à un jugement négatif sur un Israël éternel-lement voué à l’errance et à la dispersion. Le Préambule reconnaît « lecaractère unique et la signification universelle de la Terre Sainte ».

Jean Dujardin s’engage ensuite dans un essai de théologie bibliquepour essayer de clarifier la position chrétienne sur cette relation d’Israël àla Terre. Elle occupe une place majeure dans la Tôrah et chez lesProphètes, même s’il y a chez eux « un infléchissement de sens dans uneperspective plus spirituelle et eschatologique… Mais cet infléchissementn’abolit pas le don de la Terre, pas plus que le culte en esprit n’abolit ensoi le culte du Temple » (p. 234). Le silence du Nouveau Testament peut-il être interprété comme l’indice que le don de la Terre serait considérécomme « transitoire »? La Béatitude des doux qui hériteront la Terresuppose-t-elle une interprétation purement spirituelle, ou bien ne dit-ellerien d’autre que « la relation conditionnelle entre l’Homme et la Terre, liésau respect de la Torah ? » (p. 236). On voit bien de quel côté penche laréponse de l’auteur. « Pas plus que la vocation permanente d’Israël n’a étéabolie par l’Église, rien dans le Nouveau Testament ne nous permet depenser que le don de la Terre au peuple d’Israël a été annulé par Dieu »(p. 237).

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Mais on ne peut faire abstraction du contexte de conflit dans lequel leretour sur la terre d’Israël s’effectue aujourd’hui et des conséquencesd’injustice qui en résultent pour les Palestiniens. Jean Dujardin reprendalors les suggestions de Rossi de Gasperis : « À quoi bon invoquer le don deDieu si on ne le sanctifie pas par la reconnaissance, le respect et l’amour del’homme ? »4. Cette réponse d’ordre éthique est déjà un premier pas qui vaà l’encontre des objections légitimes qui s’expriment dans la lettrepastorale du patriarche latin de Jérusalem, Mgr Sabbah, « Lire et vivre laBible au pays de la Bible aujourd’hui » (1993). Est-il possible de reconnaîtreun don de Dieu dans la violence qui permet l’appropriation de cetteTerre? Mais cela règle-t-il le fond du problème, qui est théologique et nonseulement éthique ?

Jean Dujardin propose alors une réflexion anthropologique sur lesrapports de l’homme et de la Terre, comme lieu de son enracinement, desa langue et de sa culture. L’homme a vitalement besoin d’être de quelquepart. Mais la révélation biblique apporte des correctifs. Pas de possessionabsolue, car la terre est à Dieu : « La terre m’appartient et vous n’êtes pour moique des étrangers et des hôtes » (Lv 25,23). Invitation pressante à l’accueil del’étranger : « l’étranger qui réside avec vous sera pour vous comme un compa -triote » (Lv 19,33-34). Jean Dujardin ratifie une interprétation juive du donde la Terre à Israël comme paradigme de tout don d’une terre à quelqueautre peuple. « Israël récapitule l’humain » (p. 241), et dans le fait qu’ilreçoit une terre et dans la manière de gérer ce don. Cette vue n’est passans intérêt. Elle peut trouver un appui dans les textes qui rapprochentl’Exode d’Israël de la migration d’autres peuples, objets eux aussi de laProvidence divine. Amos : ne dit-il pas que YHWH a fait monter lesPhilistins de Caphtor et les Araméens de Qir comme il a fait monter Israëld’Égypte ? (Voir Am 9,7). Encore que cela soit dit non pas pour glorifierIsraël d’une providence particulière, mais pour le ramener à un dénomi-nateur commun. Autrement dit : Israël n’est pas le seul peuple dont Dieus’occupe, y compris pour lui donner une terre, et des uns comme desautres il attend qu’ils y vivent dans la justice (Am 1-2). Un texte des Actes(Ac 17,6-27) énonce lui aussi cette attention de Dieu à tous les peuples

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4. « La Terre Promise : un don à partager », dans : Christus, avril 1991, cité p. 238.

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pour donner à chacun leur habitat et leur développement, et pour lesinciter à chercher Dieu. Ce point de vue appelle deux remarques :

1. De cette Providence générale du Créateur, on pourrait tout aussibien conclure que le don de la Terre à Israël n’a rien de spécifique, si cen’est dans la forme particulière de recherche et de rencontre de Dieuqu’elle avait en vertu de l’histoire du salut. De fait la Terre est pour Israëlle lieu de la rencontre et de la présence de son Dieu, du Dieu de l’Exodeet de l’Alliance : l’Exode s’achève dans la construction du Temple àJérusalem. C’est bien cette expérience spécifique qui ne la ramène pas àun simple paradigme de toute terre habitée par un autre peuple, même sielle peut l’être aussi. La tradition chrétienne l’a vue comme une antici-pation de l’habitation de Dieu dans le Verbe incarné : « Et il a habité parminous ». Du point de vue chrétien cela honore et relativise à la fois la signi-fication de la Terre d’Israël. Désormais, aux yeux d’un chrétien, ce n’estplus seulement la Terre sainte5 qui est le symbole de la présence de Dieu,c’est la chair du Verbe et c’est toute l’humanité appelée à la recevoir. « Leschrétiens sont invités à comprendre cet attachement religieux, qui plonge sesracines dans la tradition biblique sans pour autant faire leur une interprétationreligieuse particulière de cette relation » (Notes citées ci-dessus). La deuxièmepartie de la phrase suppose une différence d’interprétation. Cette diffé-rence tient à la compréhension des étapes de l’histoire de la Révélation,qui relève de la seule foi au Christ Jésus. On ne saurait l’imposer aux juifsqui, selon le mystère du dessein de Dieu, n’ont pas accédé à cette foi, maisdemeurent cependant ses bien-aimés. La relation à la terre d’Israëldemeure pour eux une expression de l’Alliance ; et nous devons respectercette conviction.

2. Mais quand Jean Dujardin écrit : « Israël sait que l’amour universelde Dieu passe par l’amour privilégié dont il a été l’objet et donc que le dond’une terre pour tous passe par le don qu’il a reçu » (p. 241), et encore :« Si le peuple palestinien a droit à une terre, ce n’est pas pour affirmerqu’Israël n’a pas droit à sa Terre, c’est au contraire parce que ce dernier a

5. « Sainte » ou, plus exactement « à sanctifier » : l’Écriture n’est pas prolixe surl’expression Terre sainte, puisque le juif est appelé à la sanctifier en y accom-plissant la Torah, c’est la qedûshah de la Terre (Philippe Mercier).

Recension : L’Église catholique et le peuple juif

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droit à sa Terre que le peuple palestinien a droit à une terre », la réflexionest généreuse, mais elle peut masquer le fondement des exigences dejustice qui se trouve dans l’ordre de la création elle-même. Oui, dans ledon de la Terre Promise à Israël, on peut penser que Dieu signifie aussi àchaque peuple le sens qui revient à son installation sur une terre qui est lasienne. Mais ce qui est vrai pour le sens ne l’est pas d’une dépendance endroit. Le don d’une terre pour tous ne passe pas par le don fait à Israël :c’est un don de la création, dont on peut dire que le don de la Terre à Israëlmanifeste pleinement le sens, mais il n’en est pas la condition. Lathéologie de Jean Dujardin souffre peut-être ici d’une confusion entrecréation et salut : si la création a son sens ultime dans le salut, elle a uneréelle consistance et autonomie, sans lesquelles le salut ne reçoit plustoute sa figure de gratuité et de transcendance.

Les réserves que nous venons de formuler sur ce point sont de l’ordrede la justification théologique, elles ne prétendent pas mettre en cause lefait religieux lui-même d’un lien entre Israël et sa Terre. Comme chrétiensnous devons respecter cet attachement, motivé par l’amour et la recherchede la présence de Dieu à son peuple. Les raisons de sécurité ne sont pasnégligeables, elles ne sont pas les seules ni même les premières. L’aliyyahreste une démarche religieuse. Nous souhaitons cependant que le« rétablissement d’Israël » ne se fasse pas au détriment de la justice inter-nationale, sous peine de ne pouvoir y reconnaître un don de Dieu.

Malgré les lacunes ou les points de vue discutables émis par l’auteurde cette recension, nous espérons avoir donné une haute idée de l’intérêtet de la qualité de l’ouvrage de Jean Dujardin. Il n’a pas son équivalentdans la littérature catholique de langue française. Il est bien apte àpromouvoir cet « autre regard » que le Concile Vatican II invite leschrétiens à porter sur les juifs et le judaïsme.

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Jean DumasL’arc-en-ciel des religions. Conflits et défisGenève, Petite bibliothèque de spiritualité, 2003, 196 p.

Sous forme de témoignage personnel, cet ouvrage décrit l’évolution du chemi-nement spirituel et théologique d’un pasteur français aujourd’hui retraité dans laDrôme. Le style est alerte et vivant. On pardonnera à l’auteur certains jugementsà l’emporte-pièce.

Après une éducation protestante classique et anticatholique, Jean Dumas estamené à prendre ses distances avec la théologie de Karl Barth et de DietrichBonhoeffer telle qu’elle est reçue en France ; il découvre le mouvement œcumé-nique et revisite ses certitudes grâce à une riche expérience pastorale dans le nordde la France. Il s’engage ensuite dans le dialogue interreligieux, aux côtés d’amisjuifs, musulmans et bouddhistes. Il milite jusqu’à présent dans le cadre de laConférence mondiale des religions pour la paix.

« Le dialogue interreligieux n’est pas une mode ; il est un combat de tous lesinstants, à peine ébauché » (p. 10). Selon Jean Dumas, ce combat vise à désamorcerles conflits et à travailler à la réconciliation des consciences ; il se joue aussi sur lefront des fondamentalismes de tous bords ; il se situe enfin au cœur de chaquecroyant.

L’auteur nous dit que sa longue expérience interreligieuse lui a appris que lamême réalité divine est cachée, sous des formes et des noms différents, à la sourcedes diverses religions. Il ne s’agit pas de fondre ces religions en un syncrétismemou, mais de vivre une aventure à la rencontre de l’autre et du Tout-Autre :

C’est pourquoi le dialogue nous apprend d’abord le respect de l’autre et de sasingularité, non sans rapport avec le respect du Tout-Autre. Cet Autre quej’appelle quant à moi « Dieu » et même « Dieu au-delà de Dieu », tant il est insai -sissable à l’homme.

(Interview de l’auteur dans le revue Prier, septembre 2004, p. 23)

Ce langage n’est autre que celui des auteurs spirituels en quête de sens, éprisd’absolu et de liberté.

Roger MichelISTR de Marseille

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Christian de ChergéDieu pour tout jour. Chapitres de Père Christian de Chergé à la communauté de Tibhirine (1986-1996)Abbaye Notre-Dame d’Aiguebelle, 2004, 536 p.

L’enlèvement et l’assassinat des sept moines du monastère de Tibhirine en1996 a projeté un rayon de lumière inattendu sur une fidélité vécue à l’ombre duquotidien.

Dédié aux Pères Amédée et Jean-Pierre, les deux moines rescapés de Tibhirine,ce premier numéro des Cahiers de Tibhirine rassemble les chapitres (ou l’ensei-gnement) du Père Christian de Chergé à ses frères de la communauté de Tibhirinedurant son priorat (1986-1996). Le Père Christian opte résolument pour une formeassez originale de chapitres qu’il appelle lui-même des « mini séries ».

Les six cent cinq chapitres du Père prieur abordent onze thèmes développés demanière inégale dans le temps, sans doute selon l’inspiration, l’importance dusujet, l’intérêt qu’il y trouvait pour ses frères et les nécessités du moment. Cesthèmes concernent l’étude de la Bible (Psaumes et Cantique des cantiques), laliturgie et le Catéchisme de l’Église catholique, la vie spirituelle (conversion ethumilité), la Règle de saint Benoît, la figure de saint Bernard, les constitutions del’ordre cistercien, la situation au Maghreb et au Machreq, le charisme du martyre.

Au fil de la trame manuscrite qu’il conservait, l’enseignement du PèreChristian de Chergé à ses frères révèle l’audace prophétique d’un homme depensée et de prière : une pensée tendue vers son « incarnation » en communautéet une foi vécue au risque de la rencontre en terre d’islam. Le témoignage devientbrûlure lorsqu’il nous conduit au seuil du martyre, consommé comme les moinesavaient vécu… ensemble !

Un index thématique particuliè-rement fourni (p. 465-517) répertorieles références à la Bible, aux textes duMagistère et à la tradition monas-tique, les mots grecs, les références auCoran et à la tradition musulmane,les noms et les lieux.

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Autres articles à consulter :J e a n - M a rc Aveline, L’Algérie blessée,CdD 8 (1996), p. 7-21. Christian deC h e rgé, Tu es l’Autre que nousattendons !, CdD 13 (1999), p. 41-44 ; Ensituation d’Église, hic et nunc, CdD 13(1999), p. 45-51.

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La collection des Cahiers de Tibhirine, en alternant la publication de documentsd’archives et d’études – avec le concours de l’ISTR de Marseille – veut proposer àtous d’entendre ce message spirituel pour notre temps. Moines, théologiens dudialogue, mais aussi amis de l’Algérie ou simples chercheurs de Dieu, sauront ypuiser pour continuer d’en écrire la fécondité.

Dieu pour tout jour…Dieu a mille ans pour faire un jour ;je n’ai qu’un seul jour pour faire de l’éternel,c’est aujourd’hui !(Christian de Chergé)

Roger MichelISTR de Marseille

Alfred-Louis de PrémareAux Origines du Coran.Questions d’hier, approches d’aujourd’huiParis, Téraèdre, 2004, 144 p.

Ce nouveau livre d’Alfred-Louis dePrémare est de taille modeste, mais il nedevrait pas passer inaperçu, car il présenteavec clarté et sobriété tout un dossierhistorique permettant de répondre à laquestion suivante : comment le Coran a-t-il été constitué? Quand, où et par qui?

Le chapitre 1 ( « Les débats sur le Coran ») rappelle les questions que lespremières générations de musulmans se posaient sur le Coran, ainsi que lesdébats de l’époque moderne. Par exemple, comment les orientalistes ont souventadopté la répartition des sourates en « mecquoises » et « médinoises » et commentd’autres se sont interrogés sur la fiabilité de ce schéma. Il définit clairement l’objetde ce travail, non pas : comment interpréter et utiliser le Coran aujourd’hui? (débatfondamental pour les sociétés islamiques), mais : que peut dire la recherche historique

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Autre article à consulter :Jean Lambert, L’histoire en miettes,comme elle est apparue dans l’islam(à propos d’Alfred-Louis de Prémare,Les fondements de l’islam - Entre écritureet histoire, Paris, Éditions du Seuil,2002), CdD 22 (2003), p. 103-117.

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profane sur l’origine de ce texte qui, pas plus que les autres textes religieux fondateurs, nesaurait avoir « un statut d’exception » (p. 16)?

Le chapitre 2 (« Une approche littéraire du Coran ») offre une descriptionrapide du contenu du Coran : des fragments hétérogènes certes, auxquels deséléments rhétoriques et des thèmes doctrinaux récurrents assurent cependant unecertaine cohésion. Plusieurs sourates sont même le fruit d’une véritable compo-sition au service d’un message déterminé. Et l’auteur énumère les différents typesde discours qu’on rencontre : pièces uniques de quelques sourates brèves, procla-mations oraculaires, hymnes, récitatifs d’instruction, évocations narratives, texteslégislatifs et parénétiques, discours de guerre, discours polémiques…

Le chapitre 3 (« Aux sources de l’histoire du Coran ») situe et définit lesmatériaux de base qui ont servi aux auteurs de l’époque abbasside pour larédaction de leurs ouvrages devenus classiques. Qu’est-ce qu’un khabar (un« dit »)? Qu’est-ce qu’un hadith ? Qu’est-ce qu’un isnâd (une « chaîne d’appui ») ?Dans quelle mesure un compilateur d’akhbâr est-il un auteur?

Le chapitre 4 (« L’histoire d’un texte »), le plus long de l’ouvrage, constitue lecœur de la démonstration. Après avoir signalé les enseignements qu’on peut tirerdes plus anciens fragments de manuscrits coraniques actuellement connus, ceuxqui furent découverts au Yémen en 1972 et dont on attend que « les savants enpossession du dossier nous en parlent plus ouvertement » (p. 59), l’auteur parledes divers akhbâr qui, à partir du VIIIe siècle, circulaient dans l’islam et « témoi-gnent du fait que l’on avait conscience que le Coran, “Livre de Dieu”, avait été,dans sa réalité observable, le résultat d’un travail effectué par des personnes donton citait les noms, la généalogie, les activités spécifiques, les rapports qu’ilsavaient entretenus avec les califes, et, éventuellement, avec le fondateur de l’islamlui-même » (p. 61). Il analyse la tradition canonique rédigée au IXe siècle parBukhâri à propos de la collecte du Coran commencée par Abû Bakr et terminéepar ‘Uthmân, tradition devenue la base de l’enseignement officiel sur la consti-tution du Coran. Puis, grâce à des textes d’Ibn Shabba, d’Ibn Sa‘d, de Sayf b.‘Umar, grâce aussi à des témoins extérieurs comme Jean Damascène et un moinesyrien de Beth Hâlé, il remonte en deçà du récit orthodoxe mis en place parBukhâri et aboutit à la conclusion suivante : « L’histoire du Coran ne peut êtreétudiée qu’en la considérant dans un cadre spatial et temporel élargi » (p. 97).Autrement dit, si la présentation traditionnelle insiste sur le fait que le Coran estapparu dans le cadre restreint du Hedjaz (La Mecque et Médine) et à l’intérieurd’une période brève (les quelque vingt ans de la prédication du fondateur et

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autant d’années pour la collecte et la publication de la recension de ‘Uthmân),l’historien est amené à considérer que non seulement la collecte, mais la rédactionmême des textes coraniques ont duré jusqu’au début du VIIIe siècle, que les califesomeyyades y ont joué un rôle important et que cette activité s’est déroulée danstous les centres importants de l’Empire, dans toutes ces villes-garnisons qu’étaientDamas, Koufa, Bassora, etc. où circulaient des recensions concurrentes avant quele calife Abd al-Malik et son gouverneur Hajjâj imposent un texte officiel uniqueaux grandes capitales de l’Empire.

D’une certaine manière, le chapitre 5 (« Les débats sur le Coran… dans leCoran ») applique à la lecture de quelques passages coraniques les conclusions duchapitre précédent. En effet, le texte coranique évoque souvent les objections degens qui contestent le messager, les textes qu’il transmet, voire la façon dont ceux-ci sont manipulés. La riposte est toujours la même : c’est Dieu qui est à l’originede tout cela et qui change ce qu’il veut comme il veut. Les « circonstances de lar é v é l a t i o n » (c’est-à-dire les a k h b â r grâce auxquels l’exégèse traditionnelleexplique que tous les versets du Coran ont été révélés au fondateur de l’islam lui-même dans telle et telle circonstance) racontent généralement que ces contesta-taires étaient des compatriotes de Muhammad, des Mecquois qui refusaient sonmessage. L’analyse de l’auteur montre qu’il est beaucoup plus probable que cestextes soient l’écho de polémiques qui ne manquaient pas de naître entre les prédi-cateurs musulmans et les populations conquises. La lecture des textes y gagne envraisemblance et en intérêt.

Bref, ce dernier chapitre montre ce que pourrait être une exégèse du Coran quitiendrait compte des origines réelles du texte. Mais dans sa conclusion, l’auteur necache pas la difficulté de l’entreprise. « Il ne suffit pas de penser ou de dire que leCoran, à l’instar des autres textes religieux, doit être soumis à une analyse critique.Encore faut-il prendre la mesure de la difficulté de la tâche » (p. 136). Si « le Coranest en grande partie un livre opaque », ce n’est pas seulement pour des raisonslinguistiques ; c’est aussi parce que ceux qui l’ont composé ont voulu l’abstraire« de tout cadre historique précisément désigné, en raison des guerres civiles, desschismes ou simplement des divergences, qui constituèrent souvent la toile defond de leur composition » (ibid.). Et il faut reconnaître qu’ils ont réussi. Mais vientun moment où la critique historique doit remplir son rôle, préliminaire et modestecertes, mais néanmoins nécessaire, pour permettre à la lecture d’aujourd’hui derejoindre l’écriture d’hier.

Jean-Louis DéclaisCentre diocésain d’Oran

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Jean JolivetLa théologie et les ArabesParis, Éditions du Cerf, 2002, 120 p.

Édité d’abord en italien chez Jaca Book en 2001, le petit ouvrage de Jean Jolivet,qui fut directeur d’études à la section de « Sciences Religieuses » de l’École pratiquedes hautes études, est une excellente présentation d’un regrettable rendez-vousmanqué : celui de la théologie chrétienne avec les théologiens musulmans auMoyen-Âge. Certes, les docteurs scolastiques chrétiens ont pu bénéficier destraductions en latin des œuvres des philosophes arabes (mot toujours employé iciau sens linguistique et non ethnique), surtout Avicenne et Averroès, traductionsentreprises dès le XIe siècle, mais ils ont quasiment ignoré la théologie arabe, lekalam. Ils ont connu et commenté ce que l’auteur appelle la théologie des philo-sophes arabes, mais n’ont pas eu accès à la théologie des théologiens. Néanmoins,et c’est le propos du livre, cette rencontre inachevée est riche d’enseignementsd’abord sur les subtilités de la théologie des philosophes arabes, ensuite surl’important travail de traduction latine de leurs œuvres (et le soubassementthéologique de ce travail), enfin sur les réactions complexes des théologienschrétiens devant « ces infidèles si savants et si géniaux » (13). Ainsi se dessine leplan de l’ouvrage.

Un premier chapitre, intitulé « Les théologiens », propose au lecteur quelquestraits généraux du kalam, ses objectifs, son histoire et sa méthode. Prouver lesdogmes de la foi par des arguments rationnels, réfuter les innovateurs et professerl’unicité de Dieu : tels sont, d’après Ibn Haldun (XIVe), les trois objectifs du kalam.Après une brève période préparatoire, l’histoire du kalam (du moins dans latradition sunnite) passe par trois grands moments : le moment mutazilite, engrande affinité avec la philosophie grecque (fin VIIIe - début Xe), le momentcritique, qu’inaugure al-Ascari (mort en 873), soucieux d’affirmer la puissanceabsolue de Dieu sur les actes des hommes ; la période dominée par al-Gazali(1058-1111), auteur résolument théologien mais ne négligeant pas d’intégrer danssa réflexion les apports philosophiques de l’aristotélisme et de l’avicennisme.Quant à la méthode du kalam, elle est essentiellement dialectique et prend souventla forme d’une hérésiographie, abordant les mêmes questions que celles de lathéologie chrétienne : Dieu, les fins dernières de l’homme, son libre arbitre, ouplus spécifiquement celles de l’origine et du statut du Coran : « a-t-il été créé –thèse mutazilite ; ou, étant la Parole divine, est-il éternel et donc incréé – thèse des

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traditionnalistes? » (23). Il reste que cette littérature arabe n’a pas bénéficié dumouvement de traductions qui aura lieu pour les philosophes. L’auteur suggère àquel point cette absence, ou ce « refus » (27) de contacts a été dommageable nonseulement pour l’avenir des relations entre chrétiens et musulmans, mais aussipour la théologie chrétienne elle-même, aux prises avec des questions (sur laliberté de l’homme, sur l’eschatologie,…) pour lesquelles les réflexions des théolo-giens musulmans auraient pu constituer un excellent stimulant.

Avec le chapitre II, intitulé « Les Philosophes », on découvre l’ampleur de larelation entre la théologie chrétienne et les philosophes arabes. Surgie en mêmetemps que et en accord avec la théologie des mutazilites, la philosophie d’al-Kindi(mort vers 870) est imprégnée de néoplatonisme : « elle réunit une physiquearistotélicienne à une métaphysique de l’Un » (31). Retrouver par la philosophiela vérité révélée du Coran : tel était l’objectif d’al-Kindi, dont les médiévaux latinsne connurent malheureusement que sa brève É p î t re sur l’intellect, inspiréed’Aristote. Le même phénomène s’est produit avec al-Farabi (mort en 950).Inconnu également des docteurs chrétiens ce mouvement sapiential représentépar Miskawayh (mort en 1030) et qui, convaincu que depuis Adam, chaquepeuple a reçu une sagesse, opère une ouverture vers l’extérieur de la philosophiemusulmane. En revanche, la philosophie d’Ibn Sina (environ 980-1037), Avicennepour les Latins, a bénéficié à Tolède au XIIe siècle de traductions partielles maisconséquentes. C’est au cours de ce XIIe siècle que, grâce notamment à Abélard etPierre le Vénérable, les œuvres des philosophes musulmans vont parvenir auxdocteurs chrétiens avant que n’arrivent les traductions d’Ibn Rusd (Averroès,1126-1198), notamment de ses grands commentaires des traités d’Aristote. Et sil’on peut aujourd’hui regretter que les docteurs latins n’aient connu d’Averroèsque son œuvre de commentateur, il reste que, grâce aux traductions d’Avicennepuis d’Averroès, la théologie latine s’est fortement enrichie des apports gréco-arabes de la philosophie musulmane.

Au chapitre III, « Les Traductions », l’auteur commence par rappeler que, dansle contexte des Croisades (l’appel d’Urbain II au concile de Clermont en 1095),c’est le mérite de Pierre le Vénérable d’avoir voulu, ne serait-ce qu’à des finsapologétiques, respecter intellectuellement l’islam, même s’il le considéraitcomme « la pire des erreurs, la lie de toutes les hérésies » (45). C’est au cours d’unevisite aux abbayes clunisiennes d’Espagne qu’il avait commandé une traductionlatine du Coran et un dossier islamologique comprenant notamment un ouvrageapologétique composé par un Arabe chrétien. Toutefois, avant les traductionsthéologiques, il y avait eu, note l’auteur, d’importantes traductions latines, en parti-

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culier par Adélard de Bath, d’ouvrages scientifiques arabes. Et Pierre Abélardn’avait pas attendu la traduction commandée par Pierre le Vénérable pour écrire,en 1125 ou 1126, son Dialogue entre un philosophe, un juif et un chrétien, que lui-même appelle Collationes, « Conférences », et où le « philosophe » est assezévidemment un philosophe arabe. Les œuvres philosophiques d’al-Kindi, d’al-Farabi, d’Avicenne et d’al-Gazali seront traduites partiellement au cours du XIIe

siècle. Et l’auteur fait remarquer que les traductions de ces œuvres philosophiquesn’ont pas manqué d’attirer l’attention des chrétiens sur l’importance de cesréflexions philosophiques arabes pour la théologie, notamment à cause de la basenéoplatonicienne commune aux deux traditions. C’est encore plus vrai, un siècleplus tard, avec la réception de l’œuvre philosophique d’Averroès, son œuvrethéologique n’ayant malheureusement (et étrangement) pas été traduite : « seulela théologie philosophique des Arabes aura eu de l’importance pour celle desthéologiens chrétiens » (60).

Et quelle importance ! Le chapitre IV, consacré à « L’avicennisme au XIIe

siècle », montre l’impact en théologie chrétienne des traductions d’Avicenne.L’auteur discute ici la thèse défendue par Étienne Gilson dans un article de 1926,étoffée dans un autre article de 1929, selon laquelle Thomas d’Aquin ne s’opposaitpas, à propos de la théorie de la connaissance intellectuelle, à Augustin, maisplutôt à Avicenne, ou mieux encore à un « augustinisme avicennisant » (65). SelonGilson, « la préoccupation de lutter contre l’influence des doctrines arabes fut unedes causes déterminantes de la réforme thomiste » (66). Dans l’article de 1929,Gilson évoque un texte de Gundissalinus et surtout un traité anonyme intitulé Decausis primis et secundis, que R. de Vaux a repris dans un article de 1934 et dontl’auteur reproduit ici un extrait du chapitre 4 (75-78), afin de montrer comment cetauteur anonyme, en sortant Avicenne de la gangue augustinienne de sa réceptionlatine, et en faisant jouer aux références chrétiennes un rôle délibérément subor-donné, est un bon témoin d’une « laïcisation commençante de la pensée » (74).

L’influence d’« Avicenne après le XIIe siècle », qui fait l’objet du chapitre V,comprend, d’après Gilson que l’auteur suit ici, trois périodes : une premièreréception (avec Guillaume d’Auvergne, Roger Bacon, Albert le Grand) dans lapremière moitié du XIIIe siècle, puis une deuxième période où l’arrivée d’Averroèstend à équilibrer ou à repousser l’avicennisme (Thomas d’Aquin), avant qu’aucours d’une troisième période, après 1277, l’avicennisme ne regagne en audience,avec Henri de Gand et surtout Duns Scot. L’auteur se concentre d’abord surl’influence d’Avicenne sur Thomas d’Aquin, qui lui emprunte la « distinction entrela chose existante selon sa propre nature et cette nature elle-même » (80-81), au-

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delà de la distinction aristotélicienne entre la matière et la forme. « Thomas rediraaprès Avicenne que Dieu a pour essence d’exister, que l’essence et l’être sont en luiidentiques » (82). Même si, sur certains points (la question de la création, la théoriede la connaissance,…), Thomas se sépare d’Avicenne, l’auteur peut conclure que« ces refus mêmes témoignent de l’importance que le théologien chrétien attachaità la doctrine du philosophe musulman, du soin avec lequel il voulait s’endémarquer, et ce d’autant plus attentivement qu’il en avait beaucoup appris » (86).Il en va de même pour Jean Duns Scot, que ce soit pour la démonstration de l’exis-tence de Dieu par la métaphysique (Avicenne) et non par la physique (Averroès) ;pour la notion de « nature commune » et pour celle d’univocité de l’être, qui,basée sur la notion avicennienne d’essence, est reprise par Duns Scot dans un sensopposé à celui de Thomas, qui en déduisait, quant à lui, une théologie de l’esse etdonc de l’analogie de l’être (89). Même la conception scotiste de la Trinité, lerapport entre les Personnes et l’essence en Dieu, est dérivée de l’ontologied’Avicenne, ce que s’empresse de relever l’auteur, pour souligner la fécondité dela réception en théologie chrétienne des doctrines philosophiques musulmanes.

Un dernier chapitre, qui ne manque pas d’intérêt, examine « Un cas singulier :Averroès et Jean de Ripa ». En effet, la réception d’Averroès dans la théologiechrétienne des XIIIe et XIVe siècles est ambiguë : tantôt l’averroïsme est dénoncécomme contraire à la foi, tantôt, comme Thomas d’Aquin, on s’appuie surAverroès pour rejeter la noétique d’Avicenne (ou de l’augustinisme avicennisant).Jean de Ripa, franciscain scotiste, fournit un cas singulier d’utilisation en théologiede la philosophie d’Averroès pour montrer « comment l’essence divine peut êtreobjet de connaissance pour des âmes créées » (96). Dans une longue et subtileargumentation, celui que l’on appelle le « docteur supersubtil » (96) a recours auphilosophe musulman pour « structurer d’un point de vue philosophique unedoctrine de la béatitude conforme à la foi chrétienne » (107). L’auteur relève ceparadoxe qui lui fournit la conclusion suggestive de son livre : « Ainsi le mêmeAverroès, qui fonde la thèse commune aux “averroïstes” latins selon laquelle labéatitude par la connaissance intellectuelle peut s’atteindre en cette vie – c’est lafiducia philosophorum – est aussi le philosophe qui donne à un théologien scotistede quoi asseoir une doctrine de la béatitude céleste » (109).

Une abondante bibliographie clôt l’ouvrage.

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Vladimir SolovievMahometTraduction et présentation de Bernard MarchadierGenève, Ad Solem, 2001, 146 p.

La traduction de ce texte du grand théologien russe Vladimir Soloviev (1852-1900) est d’une grande importance pour la recherche contemporaine en théologiedes religions. En 1877, dans un essai intitulé « Trois forces », Soloviev tente, à 25ans, juste après deux séjours au Caire en 1875 et 1876, de déterminer les grandesforces à l’œuvre dans l’histoire de l’humanité : l’Orient, dont l’islam, avec sonidéal d’homme soumis, est la quintescence civilisationnelle, l’Occident, dont letype est l’homme athée, et le monde slave, en particulier la Russie, synthèse del’Orient et de l’Occident. Même s’il rejettera plus tard ce schéma trop slavophile,Soloviev maintiendra un jugement assez sévère sur l’islam. En revanche, et c’esttout l’intérêt de cet ouvrage, Soloviev voue une grande admiration à Mahomet ets’insurge contre les verdicts injustes prononcés à son endroit par une apologétiquechrétienne qui se trompe de cible.

Après une courte introduction, l’ouvrage est composé de 18 chapitres quiretracent historiquement la vie de Mahomet. Relativement bien informé pour sontemps, Soloviev décrit le cadre historique (ch. 1) de l’apparition de l’islam,marqué, après la chute des grands royaumes d’Arabie du sud (dès le IIe siècleaprès J-C), par des rivalités entre les grandes puissances d’alors : l’empire perse etl’empire byzantin. Lorsqu’il évoque ensuite « la jeunesse de Mahomet et savocation religieuse » (ch. 2), Soloviev exprime sa conviction profonde : « Si l’onreconnaît que l’histoire a un sens intrinsèque et tend vers un but, alors il va de soiqu’une œuvre aussi considérable que la fondation de l’islam et de la culturemusulmane doit avoir un sens providentiel, et que la mission de Mahomet nesaurait lui être ôtée » (p. 37). Soloviev voit en Mahomet quelqu’un qui, à causemême de sa soif spirituelle, n’a pu se contenter de la religion nationale des Arabes,dont le sanctuaire central se trouvait à La Mecque, à cause de la source duZemzem (où l’ange, à la prière d’Agar, avait désaltéré Ismaël) et de la pierre noireenchâssée dans une des parois de la Kaaba (autel) érigée par Abraham lui-même,selon la tradition, lorsqu’il était venu visiter son fils exilé (p. 26). Car les rassem-blements des Arabes à La Mecque restaient idolâtriques et sans grande portéespirituelle. Quant au christianisme, il était devenu « trop compliqué et surchargéd’ajouts dogmatiques, rituels et hiérarchiques », au point d’être « inaccessible à

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l’intelligence arabe » (p. 42-43). C’est donc plutôt vers les Hanifs (ch. 3), cesmonothéistes arabes considérés comme hérétiques (d’où leur nom), que Mahometse retourna.

Le récit de Soloviev suit d’abord l’itinéraire spirituel de Mahomet, depuis ladécouverte de « sa mission de prêcher » (ch. 4), avec ces deux premières révéla-tions qui le convainquirent du « lien particulier qui le rattache à Dieu » (p. 50),jusqu’à l’hégire (ch. 12), analysant au passage l’essence de l’islam (ch. 5) et sesrapports avec les religions monothéistes. Bien que l’islam soit la religion « recom-mandée à Noé, à Abraham, à Moïse, à Jésus » (Coran11), au point que « Mahometne prétend absolument pas être le fondateur ou le premier annonciateur de lareligion musulmane » (p. 56), Soloviev explique qu’il n’y a pas en islam de lien dedépendance entre ces diverses révélations : « Toutes ces révélations viennent deDieu, mais elles en procèdent séparément, sans être liées génétiquement les unesaux autre s ; c’est pourquoi le Coran ne dépend en rien des révélationsantérieures » (p. 59). Soloviev souligne également que « l’idée que Mahomet sefaisait de lui-même » (ch. 6) n’avait rien d’extravagant : « je ne suis qu’un apôtrechargé d’avertir ouvertement » (Coran46, 8). Il put ainsi répondre aux premièresobjections (ch. 7) avec la simplicité de sa confiance en Dieu, plus forte que laprétendue foi des pères derrière laquelle se retranchaient les Arabes ayant renié lemonothéisme abrahamique : « suis-je donc autre chose qu’un homme et unapôtre? » (Coran 17, 95). Soloviev expose ensuite succintement l’enseignement duCoran sur la prédestination et la liberté, la foi et les œuvres (ch. 8) puis sur la viefuture (ch. 9), déjouant là encore les fausses accusations développées par l’apolo-gétique chrétienne, surtout par rapport à la prédestination ou au sensualisme del’eschatologie musulmane. Pour Soloviev, ce qui décide du sort de l’homme selonl’islam, « ce n’est pas l’arbitraire de la force d’en-haut ni le fait d’avoir confessételle ou telle religion, mais l’attitude intime de l’homme face au bien et au mal,l’accueil réel qu’il a réservé à la loi divine » (p. 85). Ayant ainsi exposé l’essentielde la doctrine théologique du Coran, Soloviev conclut : « cet enseignement étaitfort incomplet, mais il n’y avait là rien de faux et, par rapport à la religionnationale des Arabes, il représentait un énorme progrès de la consciencereligieuse » (p. 88). Avec les chapitres 10 et 11, Soloviev présente les premièrespersécutions dont Mahomet a été victime, ainsi que les premières conversions,jusqu’à l’hégire (ch. 12), au voyage nocturne de Mahomet à Jérusalem (et sonchoix, en songe, de la coupe de lait, de préférence au miel et au vin) et à sa fuitede La Mecque pour Yatrib, devenue « ville du Prophète » c’est-à-dire Médine. Aupassage, Soloviev note la double insuffisance de la christologie de Mahomet :« Avec les ébionites (chrétiens judaïsants), Mahomet considère le Christ comme un

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grand prophète parmi d’autres prophètes, et avec les gnostiques docètes, il voit enlui un être céleste particulier qui n’est pas même soumis à la loi de la mort » (p.92).

À partir du ch. 13, Soloviev raconte la deuxième partie de la vie de Mahomet,celle des premières conquêtes et du développement rapide de l’islam. Établissantentre l’événement du départ de La Mecque et celui de la chute de Jérusalem en 70une équivalence dans l’essor respectif de l’islam et du christianisme (« rupture ducordon ombilical entre la nouvelle religion et la matrice originelle » – p. 109),Soloviev estime que « dans la mesure où l’islam était plus simple que le christia-nisme, son développement historique a été plus rapide, plus bref et plusconcentré ; pendant les dix dernières années de la vie de Mahomet, entre l’hégireet sa mort, sa religion a donc connu l’ensemble des métamorphoses auxquellescorrespond, dans l’histoire du christianisme, ce qui s’est passé en presque troissiècles, depuis la prise de Jérusalem par Titus jusqu’à la mort de Constantin leGrand (70-337) » (p. 109). En s’écartant tout aussi résolument des païens de LaMecque que des juifs de Yatrib (modifiant la qibla, de Jérusalem vers La Mecque),puis en adoptant l’idée de guerre sainte (ch. 14), dont Soloviev note qu’elle étaitau début « une mesure politico-religieuse temporairement nécessaire et non pasun principe religieux permanent » (p. 114), Mahomet allait lui-même transformerle principe religieux de l’islam en force politique et militaire, notamment aprèsl’élimination des tribus juives avec lesquelles il avait pourtant établi jusque-là detrès bons rapports, et surtout après les batailles décisives de Badr et d’Ohod,contre les Mecquois, batailles que Soloviev raconte avec maints détails. La« guerre de la tranchée » (ch. 15), les suites de l’élimination des tribus juives deMédine et le retour à La Mecque (ch. 16) au printemps 629, suivie des premièresambassades auprès de l’empereur bysantin Héraclius et au roi du Perse Chosroès,préparaient ce que Soloviev appelle « le triomphe définitif de Mahomet » (ch. 17),avec son entrée triomphale à La Mecque en janvier 630 et ses dernières victoirescontre les tribus bédouines d’Arabie. Après avoir raconté la mort de Mahomet, le8 juin 632, au début du ch. 18, Soloviev se livre, dans la deuxième partie de cechapitre, à une nouvelle apologie du prophète de l’islam contre tous ceux quil’accusent d’avoir eu une deuxième période beaucoup plus politique quereligieuse. Rappelant les méfaits politiques de Constantin et de Charlemagne, ilobserve : « si les Grecs ont canonisé Constantin et les Latins Charlemagne, lesmusulmans ont d’autant plus de raisons de vénérer la mémoire de leur apôtre »(p. 143).

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Mais c’est dans la « Conclusion » que Soloviev livre sa conviction à propos deMahomet et de l’islam. Ayant fait preuve d’une sympathie et d’une bienveillancemanifestes pour le prophète, il estime que, malgré toutes ses erreurs et ses imper-fections, l’islam joue un rôle positif d’ordre pédagogique et propédeutique dans ledessein de Dieu. « Pour les Arabes et les autres peuples qui ont adopté la religionde Mahomet, celle-ci doit être pour eux ce que fut la Loi pour les Juifs et la philo-sophie pour les Grecs : un degré intermédiaire entre le naturalisme païen et lavéritable culture universelle, une école de spiritualisme et de théisme sous uneforme pédagogique élémentaire accessible à ces peuples » (p. 145). Estimant quece qui fait défaut à l’islam, c’est ce que révèle l’incarnation de Jésus Christ, à savoirla vocation divine de l’homme et « l’idéal d’une véritable divino-humanité »,Soloviev voit dans l’islam comme l’invitation à la réalisation de la première étapede la vie spirituelle : « l’islam n’exige pas du croyant qu’il se perfectionne indéfi-niment, mais seulement qu’il fasse acte de soumission inconditionnelle à Dieu »(p. 146). Ce qui dans le christianisme est première condition devient dans l’islamobjectif dernier. C’est en ce sens que sa fonction est certes propédeutique, mais trèsinsuffisante. Néanmoins, conclut Soloviev, « les progrès constants de l’islam chezles peuples peu réceptifs au christianisme – en Inde, en Chine, en Afrique centrale– montrent que le lait spirituel du Coran est encore nécessaire à l’humanité » (p.146).

En sauvant ainsi Mahomet, Soloviev laisse entendre (ce que fait observerl’« Introduction » de l’éditeur, à qui l’on peut reprocher les nombreuses coquillesdu texte), que le succès de l’islam est révélateur de l’ambiguïté du christianismebyzantin, qui n’a jamais réussi, entre nestorianisme et monophysisme, à accepterréellement l’incarnation. Pour Soloviev, l’islam est « un byzantinisme conséquentet sincère, délivré de toute contradiction intérieure » (p. 11). Le byzantinismen’était qu’un voile sur un théisme non chrétien : « cinq années suffirent pourréduire à une existence archéologique trois grands patriarcats de l’Église orientale.Il n’y avait pas de conversion à faire, il n’y avait qu’un vieux voile à déchirer » (p.11).

Réflexions qui donnent à penser…

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Autour d’une conversion. Lettres de Louis Massignon et de sesparents au père Anastase de BagdadTextes choisis et annotés par Daniel MassignonPréface par Maurice BorrmansParis, Les Éditions du Cerf, 2004, 112 p.

Entre le 4 juin et le 9 juillet 1908, Louis Massignon, alors jeune chercheur enmission archéologique en Irak, et le père Anastase, résident au couvent desCarmes de Bagdad, accomplissent ensemble un long voyage vers la France (encaravane de Bagdad à Alep, en train d’Alep à Beyrouth via Baalbeck, en bateau deBeyrouth à Marseille, via Port Saïd). Ils se connaissent déjà : Louis Massignonavait rencontré le père Anastase à la mission latine le 20 décembre 1907, dès lelendemain de son arrivée en Irak, et l’avait entendu à la cathédrale deux jours plustard, fortement impressionné par l’érudition du religieux. Mais lorsqu’ils seretrouvent pour ce long périple, la vie du jeune Massignon (il va avoir 25 ans) esten plein bouleversement spirituel. En effet, le 3 mai 1908, sur le bateau qui leramenait, malade, à Bagdad depuis le site de son exploration archéologique, prèsde Koût el-`Amara, il avait reçu ce qu’il appelle « la visitation de l’Étranger », puisle 7 mai, à l’hôpital de Bagdad, « l’éveil à la vie », lorsqu’une famille musulmaneamie était venue prier pour lui. Voyageant avec le père Anastase, il lui demande,le soir de leur halte à Baalbeck (le 25 juin), de l’entendre en confession.

De ce long voyage, accompli en une période de grande densité spirituelle pourMassignon, va naître une amitié profonde et durable, non seulement entre Louiset le père Anastase, mais aussi avec les parents de Louis, qui voueront au religieuxbagdadien (il était né à Bagdad le 5 août 1866) une profonde reconnaissance, luioffrant leur hospitalité à Paris et en Bretagne. Ce sont ces relations amicales,tissées par une abondante correspondance, que ce petit livre donne à découvrir, àpartir de certaines lettres de Louis Massignon et de ses parents au père Anastase.Il manque toutefois l’autre versant, les lettres du père Anastase ayant été confiéesaux Archives nationales irakiennes, où l’on ne sait aujourd’hui ce qu’elles sontdevenues.

Néanmoins, le choix des missives, réalisé et organisé par Daniel Massignon,fils de Louis, permet au lecteur de mieux saisir la personnalité de Massignon, enparticulier dans sa redécouverte de la foi chrétienne, inséparable de son intérêtscientifique pour l’islam. Bien qu’à jamais marquée par l’expérience de conversion

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pour laquelle le père Anastase fut l’homme providentiel, la relation entre les deuxhommes ne prit jamais l’allure d’une direction spirituelle, même si quelquesconseils furent quelquefois sollicités ou échangés. Leur commune passion pourl’orientalisme, leurs divergences dans l’interprétation de la mystique d’al-Hallâj,sur laquelle Massignon allait produire sa thèse, leur intérêt pour les ressemblancesentre mystiques chrétiens et musulmans, devaient devenir les principaux sujetsd’entretien.

À la mort de Daniel Massignon, ce travail d’édition restait inachevé. Sonépouse et quelques amis, dont le père Maurice Borrmans, signataire d’une éclai-rante préface, entreprirent de mener à bien cette tâche, dont le lecteur leur sauragré, eu égard à son importance historique et à son actualité théologique.

Jean-Marc AvelineInstitut catholique de la Méditerranée

Conseil des Conférences Épiscopales Européennes (CCEE)Aller à la rencontre des musulmans ?Document de travail du Comité « Islam en Europe » d’avril 2003

Le Comité Islam en Europe regroupe des représentants de l’ensemble des Églisesdu continent européen (Conseil des Conférences Épiscopales Européennes et Conférencedes Églises Européennes). C’est donc une instance œcuménique autorisée qui publiele document de travail ici présenté, sur la démarche chrétienne de rencontre et dedialogue avec les musulmans.

Un constat : nous vivons dans des sociétés pluralistes, dans un monde remplide violences et de haines, mais où se manifestent aussi de nombreuses recherchesde justice et de paix, de liberté et de fraternité.

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Un objectif : le but de ce document de travail est d’exprimer d’une façonglobale ce que représente l’attitude des Églises européennes qui se refusent àl’enfermement dans un ghetto et qui cherchent à accueillir toute personnehumaine, en fidélité à l’Évangile.

Des pistes de réflexion et d’action : le texte ici présenté propose une largesynthèse de la pensée exprimée par les Églises au cours des dernières décennies.La liste des questions abordées est significative de ce projet :

• Prendre la mesure de la société pluraliste.• Quels repères dans les Écritures chrétiennes ?• L’Église comme signe et sacrement d’Alliance et de fraternité.• Les pionniers du dialogue au cours des siècles (Orient-Occident).• Les étapes pour la rencontre et le dialogue.• La formation des chrétiens.

Voici donc un texte important, à travailler seul ou en groupe. Il prolonge expli-citement la Charte Œcuménique signée en 2001 à Strasbourg, dans laquelle il estécrit :

Nous voulons intensifier, à tous les niveaux, la re n c o n t re entrechrétiens et musulmans ainsi que le dialogue islamo-chrétien. Nous recom-mandons en particulier de parler ensemble de la foi au Dieu unique et declarifier la compréhension des droits de l’homme (Art. 11).

C’était déjà l’intention de la déclaration Nostra ætate du concile Vatican II(1965), du discours de Jean-Paul II à Casablanca (1985) et du dossier publié par lesévêques de France, Catholiques et musulmans : un chemin de rencontre et de dialogue(Lourdes 1998).

Une belle continuité dans l’approfondissement de la démarche chrétienne derencontre et de dialogue avec les musulmans.

Roger MichelISTR de Marseille

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TABLE DES MATIÈRES

Sommaire 3

Liminaire 5[Jean-Marc Aveline]

Recherches islamo-chrétiennes 11

Lecture de la deuxième Sourate du Coran[Jean-Louis Déclais] 13Sourate al-Baqara 21Introduction : le Livre et son public 21La destinée des fils d’Adam 24Réquisitoire contre les Israélites 27

Leur endurcissement 27Trafic d’Écritures et confiance indue 33Manquements à la solidarité 34Prophètes mis à mort 35L’alliance trahie 36La pratique de la magie 38Querelles de mots et discussions sur l’Écriture 39Querelles entre juifs et chrétiens 40

La véritable communauté d’Abraham 42La rupture inéluctable 45L’enseignement du prophète 47

Le sort des martyrs 48À propos du pèlerinage 49Se soumettre aux décisions écrites 49La confession monothéiste 50Les interdits alimentaires et la vraie piété 51« Il vous a été prescrit… » 53Le bien d’autrui 57Des questions 57Questions de mois 57

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Règles du combat 58Le pèlerinage 59L’Écriture et ses explications 61Reprise des questions 63Au sujet du mariage 65Sur la prière 69

Exhortation : le combat pour la cause de Dieu 70Ouverture 70Saül et Goliath, ou le combat nécessaire 71Des combats injustifiés 74Pour un engagement coûteux 74Le verset du Trône 75« Pas de contrainte en religion » 77Trois figures de la résurrection 78Le prêt fait à Dieu 80À propos de l’aumône et des transactions financières 81

Conclusion 84Un texte dans l’histoire 85

La voie des soufis[Roger Michel] 931. Approches et définitions du soufisme 932. Quelques voies mystiques en islam 99

Râbi’a al-Adawiyya (713-801) ou la voie de l’amour 99Bistâmî (m. 875) ou la voie de l’unicité divine 100Hallâj (858-922) ou la voie du martyre 101Ibn Arabî (1165-1240) ou la voie de « l’unité d’existence » 104Amadou Hampâté Bâ (m. 1990) ou la voie de la sagesse 106

3. Les confréries (turuq) 1074. L’ouverture interreligieuse du soufisme 109Orientation bibliographiques 113

Le GRIC : Groupe de Recherche Islamo Chrétien[Mohamed Benjelloun-Touimi] 1151. Sa genèse 115

1.1. Fidélité à notre foi et ouverture à l’autre 1161.2. Notre « représentativité » 1171.3. Accepter le regard critique des autres 117

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1.4. Nous ne sommes pas les propriétaires des bases de notre foi 118

1.5. Notre fraternité dans la foi 1181.6. L’absence de la voix du judaïsme

et des autres religions et idéologies 1192. Ses recherches, ses publications 119

2.1. Le sujet au départ était : la sécularisation, problèmes et enjeux 120

2.2. Nos propositions 121Conclusion 123

Priants parmi d’autres priantsRelecture de l’expérience de Tibhirine 125

Le thème de l’échelle sainte en islam et en christianismeLa posture de Christian de Chergé

[Roger Michel] 129

La croix de Tibhirine[Anne-Noëlle Clément] 133Introduction 133La croix des musulmans 134Les deux croix 136

La croix de devant 138La croix de chair élevée 140

La croix du disciple 142Conclusion 144

Notes de lecture[Françoise Durand] 1471. L’expérience spirituelle, défi posé à une histoire violente 1472. Le thème de la communion des saints 150

2.1. La communion comme projet de vie 1512.2. Le dialogue avec l’islam, chemin de communion 152

Conclusion 154

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Processus de conversionSur l’œuvre et la pensée de Christian de Chergé

[Christophe Purgu] 155Présentation 155

Qu’entendons-nous par le mot de « conversion »? 1561. La conversion 1572. Conditions opérationnelles 159

La conversion c’est l’affaire de tous et de chacun 1613. Trois conversions convergentes 162

3.1. En contemplant le Christ des Évangiles :la conversion personnelle 162

3.2. En contemplant le Christ des Évangiles :la conversion de Jésus 165

3.3. En écoutant la Parole Biblique : la conversion de Dieu 1674. Situer en Dieu le dynamisme de conversion 168Conclusion 172

Eucharistie et islam[Christian Salenson] 173L’expérience fondatrice de Christian de Chergé est eucharistique 175L’eucharistie est pour la multitude 177La table servie 178La table des pécheurs 180Souvenir de Dieu et mémorial eucharistique 181Conclusion 183

Études et expériences 185

Qu’est-ce que le dialogue interreligieux a changé dans ma vie d’exégète?

[Paul Bony] 187Préalables 1871. Le déplacement de l’exégèse vers l’herméneutique 189

1.1. L’exigence herméneutique 1891.2. Or, le dialogue interreligieux redouble cette exigence 191

2. Le rapport avec le judaïsme 1932.1. Une connaissance exigeante ; éviter l’amateurisme 193

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2.2. Connaissance de l’Ancien Testament et connaissance du judaïsme 194

2.3. En ce qui concerne certains secteurs particuliers de l’enseignement… 195

3. Le rapport des Écritures juives et chrétiennes aux autres Écritures, aux textes sacrés et fondateurs des autres religions 195

Cris des pauvres et humanité de l’hommeDes enjeux insoupçonnés

[Claude Royon] 201Pauvres et pauvretés : tous concernés 202

Des réponses sociales 203Les incertitudes de la fraternité 204Impossibles dénominations 204Un mystère d’humanité 205

Drames de la pauvreté, richesses des pauvres :se laisser guider par la Bible 206

Un patrimoine à se réapproprier 206L’omniprésence des pauvres dans la Bible 207Des exigences éthiques surdéterminées par les Écritures 208Des enjeux de fraternité aux dimensions insoupçonnées 209Les pauvres prennent la parole 211Premiers destinataires de la promesse de bonheur

déposée au cœur de l’humanité 212Le mystère caché de l’histoire humaine 214Un redoublement de fraternités 215Une participation (ou non) à la générosité créatrice 216L’irréductible identification entre le Fils et les pauvres 217Souffrances des hommes, passion du Fils 218Entre abaissement et élévation, une histoire humano-divine 219

Une parole vouée à l’oubli ? 221Une parole trop fondamentale ? 222Pour ne pas oublier… 223

Réconciliation, paix et responsabilité[Cardinal Joseph Ratzinger] 225Pouvoir, aujourd'hui, être des amis 227Ce qu'il nous est permis d'espérer 228

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Repères bibliographiques 231

Jean Dujardin, L’Église catholique et le peuple juif

[Paul Bony] 2331. Antijudaïsme chrétien et antisémitisme païen 2352. Silence et parole 2393. La permanence d’Israël dans le dessein de salut de Dieu 2424. Le retour du peuple juif sur la terre d’Israël 244

Recensions 249Jean Dumas

L’arc-en-ciel des religions. Conflits et défis 249Christian de Chergé

Dieu pour tout jour. Chapitres de Père Christian de Chergé à la communauté de Tibhirine (1986-1996) 250

Alfred-Louis de PrémareAux Origines du Coran. Questions d’hier,approches d’aujourd’hui 251

Jean JolivetLa théologie et les Arabes 254

Vladimir SolovievMahomet 258

Louis MassignonAutour d’une conversion. Lettres de Louis Massignon et de ses parents au père Anastase de Bagdad 262

Conseil des Conférences Épiscopales Européennes (CCEE)Aller à la rencontre des musulmans ? 263

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Achevé d’imprimer en décembre 2004sur les presses de l’imprimerie Robert

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Directeur de l’édition :Jean-Marc Aveline

Responsables de la rédaction :Jean-Marc Aveline

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Christian Salenson

Secrétaire de la rédaction :Olivier Passelac

Association Chemins de Dialogue11, impasse Flammarion – 13001 Marseille

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Bureau du Conseil d’Administration de l’Association :Christian Salenson (Président)

Jean-Marc AvelineGérard Tellenne

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Chemins de DialogueRevue théologique et pastorale sur le dialogue interreligieux,

fondée par l’Institut de sciences et théologie des religions de Marseille(département de l’Institut catholique de la Méditerranée),

éditée par l’association « Chemins de Dialogue »,publiée avec le concours du Centre National du Livre.

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Recensions et bulletins bibliographiquesIntégrale des numéros 2 à 7 de la revue

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