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Chemins de Dialogue – 27 L’écho de Tibhirine Chemins de Dialogue, 2006 Marseille

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Chemins de Dialogue – 27L’écho de Tibhirine

Chemins de Dialogue, 2006Marseille

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© 2006, Chemins de Dialogue11, impasse Flammarion – 13001 Marseille

✆ [+33]4 91 50 35 50 – Fax [+33]4 91 50 35 [email protected]

I.S.S.N. 1244-8869

Publié avec le concours du CNL

Chemins de Dialogue

Revue théologique et pastorale sur le dialogue interreligieux,fondée par l’Institut de sciences et théologie des religions de Marseille

(département de l’Institut catholique de la Méditerranée),éditée par l’association « Chemins de Dialogue »,

publiée avec le concours du Centre National du Livre.

NUMÉRO 27 – AVRIL 2006

COUVERTURE

Peinture d’André Gence

REVUE SEMESTRIELLE

Numéro 27 : 18 €

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SOMMAIRE

Liminaire ............................................................................................................. 5Jean-Marc Aveline

L’écho de Tibhirine .................................................................................. 11Prier en Église à l’écoute de l’islam ................................................................. 17Christian de ChergéLe Martyre selon Christian de Chergé ............................................................. 25Christian SalensonExtraits de lettres de frère Luc ......................................................................... 41Frère Christophe : priant parmi les priants ..................................................... 67Marie-Dominique MinassianLe Cardinal Duval, une pensée d’une sidérante actualité ............................... 81Marie-Christine RayL’amitié est l’âme du dialogue islamo-chrétien ................................................ 93Marie-Christine Ray et Cardinal DuvalLes rencontres d’Aiguebelle ............................................................................ 101Roger MichelOptimisme naïf ou invincible espérance ?Christian de Chergé selon John Kiser ............................................................. 121Henry C. Quinson

Repères théologiques sur la question de la mission ............ 143Pour une théologie de la différence ................................................................. 149Claude GeffréL’Église - Sacrement universel du salut. Réflexions sur la théologie de la mission ........................................................ 179Walter Kasper

Études et expériences ........................................................................... 205Le thème du martyre dans la pensée de Jean-Paul II ..................................... 207Jean-Michel FabreLe système du « Kalâm ».Enjeux théologiques d’une pensée interreligieuse .......................................... 223Michel Younès

Repères bibliographiques ................................................................... 237Recensions ...................................................................................................... 239

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Jean-Marc Aveline

LIMINAIRE

La sortie de ce nouveau numéro de Chemins de dialogue coïncide avecune actualité qui ne porte pas à l’optimisme en ce qui concerne lesrelations interreligieuses ! De provocations en récupérations, de dérisionsen amalgames, tous les moyens semblent bons pour faire du religieux unvecteur de division et pour alimenter à travers lui les dangereux engre-nages de la violence. Dans ce contexte, on perçoit mieux l’urgence derecueillir l’écho de ce qui ne fait souvent pas de bruit : l’humble maisrésolu travail des artisans de paix.

1. Avant de dire quelques mots sur l’expérience de Tibhirine, à laquellenous avons décidé de consacrer, dix ans après l’assassinat des moines, ledossier essentiel de cette livraison, je voudrais souligner l’œuvre remar-quable et malheureusement trop peu connue en France du P. AndreasBsteh, directeur de l’Institut saint Gabriel de Mödling, près de Vienne enAutriche. Encouragé par le cardinal Kœnig puis par le card i n a lSchönborn, archevêques de Vienne, le P. Bsteh a fondé, sur la base dutravail anthropologique et ethnologique des pères missionnaires de laSociété du Verbe divin (installés à Mödling depuis 1889), un institutconsacré à l’examen des questions théologiques posées à la foi chrétiennepar la rencontre des religions. La Société du Verbe divin, dont est membrele P. Bsteh, est notamment connue à travers les travaux d’ethnologieréalisés par le P. Schmidt1, auteur d’une monumentale série de volumes

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1. C’est au P. Schmidt que le pape Pie XI confia, après le succès de l’Expositionmissionnaire vaticane de 1925, la direction du Musée ethnologique missionnaire,créé au Latran le 12 novembre 1926, dont l’objectif n’était pas seulement defavoriser l’élan missionnaire, mais aussi de recueillir tous les documents utilespour une meilleure connaissance des peuples et de leurs religions.

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sur L’origine de l’idée de Dieu. C’est sous son impulsion qu’avait été fondéeà Mödling la fameuse revue Anthropos à laquelle de nombreux mission-naires ont contribué par des travaux d’ethnologie de grande valeur. Cerenouveau de la théologie missionnaire est probablement l’un desfacteurs qui a rendu possible l’ouverture de l’Église au dialogue interreli-gieux.

À l’issue d’un premier colloque tenu à Vienne du 21 au 24 mai 1975,colloque auquel participaient, entre autres, Karl Rahner et Walter Kasper,Andreas Bsteh a entrepris une œuvre immense de publication, fondant lacollection des Beiträge zur Religionstheologie (contributions à la théologiedes religions – neuf volumes parus). Au fil des années, le P. Bsteh a consi-dérablement enrichi cette pre m i è re collection par la réalisation deplusieurs volumes de Studien zur Religionstheologie (études de théologiedes religions – six volumes parus) et plus récemment, à la faveur deséminaires réguliers entre chercheurs autrichiens et chercheurs iraniens,en lançant d’autres publications abordant de nouvelles perspectives sur ladimension sociale des questions religieuses (I r a n i s h - Ö s t e r re i c h i s c h eKonferenzen – trois volumes parus ; Vienna International Christian-IslamicRound Table – trois volumes parus).

On se souvient que le cardinal Kœnig, qui avait publié en 1951 unmonumental Manuel des religions en trois volumes (Christus und dieReligionen der Erde) et, en 1956, un Dictionnaire des sciences religieuses(Religionswissenschaftliches Wörterbuch), avait lui-même suivi des étudesd’orientaliste et avait consacré plusieurs travaux à l’Iran et à la religionzoroastrienne. Après le concile Vatican II, dont il avait été membre de laCommission centrale préparatoire, il fut président de la Commission pontificalepour les religions non chrétiennes (1965), qui devait devenir plus tard (en1988) le Conseil pontifical pour le dialogue interreligieux. La personnalité duc a rdinal Kœnig a considérablement facilité les re n c o n t res entre schercheurs autrichiens et chercheurs iraniens. L’actualité la plus récentedonne à ce patient travail de coopération, qui continue aujourd’hui à sedévelopper, une inestimable importance !

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À l’issue d’une rencontre de travail que j’ai pu avoir avec le P. Bsteh etJoseph Ndi-Okalla, de l'institut de missiologie de Bonn, à l’automne 2004nous avons décidé que la revue Chemins de dialogue engagerait un travailde traduction afin de faciliter l’accès du public francophone à cette œuvreremarquable de recherche théologique. Dans ce numéro, nous publions,grâce à l’excellente traduction de Sr Pascale Nau, la contribution deWalter Kasper au colloque de 1975.

2. Dans le même dossier, le lecteur trouvera un article de Claude Geffrésur la théologie de la différence, et c’est pour moi l’occasion de saluer làencore l’œuvre remarquable d’un pionnier de la réflexion en théologiechrétienne sur la pluralité des cultures et des religions. D’autant que deuxouvrages de Claude Geffré viennent de paraître tout récemment. Lepremier, Avec ou sans Dieu, publié aux éditions Bayard (2006), est le fruitd’un dialogue avec le philosophe Régis Debray. Le second, aux éditionsdu Cerf, dans la prestigieuse collection Cogitatio Fidei, dont il a pendantde longues années assumé la direction, s’intitule De Babel à Pentecôte.Essais de théologie interreligieuse. Dans ces deux ouvrages, on trouvera defort intéressantes intuitions sur la question de la différence, qui font échoà l’article que l’on va lire ici.

À la fin de son dialogue avec Régis Debray, Claude Geffré insiste surl’énigme que constitue, à ses yeux, « le caractère irréconciliable dessystèmes religieux alors même qu’il y a entre eux – non un fond commun– mais une complicité de l’“expérience religieuse” au meilleur sens duterme. Pour le dire autrement, ce sont les croyances qui divisent, ce n’estpas “l’expérience spirituelle” » (p. 151). Il perçoit dans cette incommuni-cabilité à la fois une limite et une chance pour le dialogue interreligieux,incapable de viser adéquatement le contenu de vérité auquel il se réfèremais délivré en même temps de la tentation d’absolutiser le langageculturel et religieux qu’il emploie.

Et dans l’épilogue du second ouvrage, épilogue qui reprend la confé-rence donnée par l’auteur lors du Forum mondial de théologie et libération àPorto Alegre en janvier 2005, Claude Geffré écrit, à propos de la mission

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de l’Église, ces lignes qui inscrivent la question de la différence dans lecontexte très actuel des phénomènes migratoires :

L’Église n’est pas seulement le sacrement du Royaume à venir. Dès ici-bas, elle est « le sacrement », c’est-à-dire à la fois le signe et le moyen del’unité du genre humain (Lumen gentium 1). À l’heure de la mondialisation,l’Église ne sera fidèle à sa vocation proprement catholique que si elle peutoffrir un paradigme quant à l’unité de la famille humaine. Il s’agit defavoriser un type d’unité qui fasse droit à la pluralité des cultures et destypes d’humanité. Au-delà du double écueil d’une culture de plus en plusmonolithique ou de la confusion de Babel, l’Église de la Pentecôte quiraconte les merveilles de Dieu dans la diversité des cultures et des languespourrait bien être le modèle de cette humanité de demain.2

3. Mystère de la différence… La pluralité des religions, disait déjà lecardinal Etchegaray lors de l’ouverture du Grand Jubilé de l’an 2000, n’estpas seulement pour l’Église un fait qu’elle constate, mais un mystèrequ’elle contemple. Mais que peut bien signifier, au regard du croyant,cette pluralité des religions et des cultures, génératrice de tant d’incom-préhensions et de conflits? On sait combien cette question lancinante ahabité la prière et la réflexion des frères de Tibhirine3. Et l’on mesuremieux aujourd’hui, dix ans après leur assassinat, combien leur messagenous avertit que la réponse à cette question ne se trouve pas dans leslivres mais dans la vie, que l’on n’en devine les contours qu’à la conditiond’accepter qu’elle demeure voilée, n’appartenant qu’à Dieu et ne selaissant approcher que dans l’engagement quotidien d’une fraternitéhumaine restant ouverte à tous, envers et contre tout, dût-elle conduire àla mort…

La communion des saints : ce dernier mystère, essentiel pour nous,indique le lieu de la rencontre sans donner prise sur le chemin qui yconduit. On se laisse alors stimuler et l’Esprit de Jésus reste libre de faireson travail entre nous en se servant de la différence, même de celle qui

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2. Claude GEFFRÉ, De Babel à Pentecôte. Essais de théologie interreligieuse, Paris,Cerf, Cogitatio Fidei 247, 2006, p. 356.

3. Pour une introduction à l’expérience de Tibhirine, je ne saurais trop recom-mander le livre de Christian SALENSON, Prier 15 jours avec Christian de Chergé,prieur des moines de Tibhirine, Paris, Nouvelle Cité, 2006.

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nous heurte. Nous le reconnaissons à son œuvre… Dieu en saitdavantage !4

Dieu en sait davantage… Peut-être est-ce en méditant sur cette affir-mation que l’on recueillera au mieux l’écho de Tibhirine. Non pas uneexplication de la différence, mais une présence au frère différent. Dire que« Dieu en sait davantage » c’est, pour un chrétien, accepter de ne pouvoirmaîtriser le sens divin de ce qui humainement nous sépare, sans pourautant renoncer à mettre en œuvre, au quotidien, l’engagement résolu àsuivre le Christ en recevant de lui une vie d’Église qui, dans sa simplicitéet sa précarité, est cependant sacrement, c’est-à-dire non seulement signemais aussi moyen de l’union de l’homme avec Dieu et de l’unité du genrehumain. « Le dialogue interreligieux, disait il y a quelques années lecardinal Ratzinger, devrait devenir toujours plus une écoute du Logos quinous montre l’unité au milieu de nos séparations »5.

Être à l’écoute de ce Logos en recueillant l’écho de Tibhirine et de tousceux qui œuvrent à la paix, tel est le programme de ce nouveau numérode Chemins de dialogue. Bonne lecture !

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4. Bruno CHENU, Sept vies pour Dieu et pour l’Algérie, Paris, Bayard Éditions /Centurion, p. 72.

5. Joseph RATZINGER, « L’unique Alliance » de Dieu et le pluralisme des religions,Paris, Parole et Silence, 1999, p. 94-95.

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PRÉSENTATION

Dieu est amour (1Jn 4,8).

Dans un monde où l’on associe parfois la vengeance au nom de Dieu,ou même le devoir de la haine et de la violence, c’est un message qui a unegrande actualité et une signification très concrète… La charité ne doit pasêtre un moyen au service de ce qu’on appelle aujourd’hui le prosélytisme.Celui qui pratique la charité au nom de l’Église ne cherchera jamais àimposer aux autres la foi de l’Église. (Benoît XVI, Deus caritas est, n° 1 et 31).

Ces propos rejoignent assurément la dramatique aventure des moinesde Tibhirine. Les sept frères de Notre-Dame de l’Atlas ont aimé jusqu’àl’extrême, jusqu’à donner leur vie par fidélité à Dieu et au peuplealgérien, dans un contexte marqué par une extrême violence. C’était il y adix ans. Pour ces martyrs de l’amour, ce qui de l’extérieur est une violencebrutale devient de l’intérieur l’acte d’un amour qui se donne totalement.Bien plus, cet acte peut être aussi vécu par des musulmans, à l’instar deMohammed qui a donné sa vie pour sauver celle de Christian de Chergé,lors de la guerre d’Algérie. Ce fut, on le sait, l’événement fondateur de sa

DossierL’écho de Ti b h i r i n e

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vocation monastique en terre d’islam. Telle est la plénitude de sens dumartyre qui émane de Tibhirine.

Les écrits de Christian de Chergé et de ses frères, relus par ChristianSalenson dans une perspective théologique, ainsi que la correspondancelimpide et émouvante de Frère Luc, le vieux médecin, ou encore la courbede vie de Frère Christophe, le poète mystique, retracée par Marie-Dominique Minassian, indiquent à quel point ces « priants parmi d’autrespriants » étaient saisis par l’amour du Christ et de leur prochain. Leuritinéraire personnel et communautaire dans cette Algérie blessée estdécrit de façon suggestive dans l’ouvrage de John Kiser, Passion pourl’Algérie, les moines de Tibhirine, traduit – et commenté ici pour nous – parHenry C. Quinson.

« L’amitié est l’âme du dialogue islamo-chrétien », disait le cardinalLéon-Etienne Duval.

Telle est l’une des caractéristiques du témoignage donné par lesmoines de Tibhirine en terre d’islam, jusqu’à l’ultime. « Et toi aussi, l’amide la dernière minute, qui n’aura pas su ce que tu faisais… », écritChristian de Chergé dans son testament. Comme le remarque Deus caritasest, « l’amour d’amitié (philia) est repris et approfondi dans l’Évangile deJean pour exprimer le rapport entre Jésus et ses disciples » (n° 3,cf. Jn 15,13-15). Enraciné dans la vie à la suite du Maître, ce rapportd’amour / amitié rejaillit sur le rapport des disciples de Jésus avec ceuxqui adhèrent à une autre foi. Il est le plus apte à exprimer la pratiqueecclésiale du commandement de l’amour pour le prochain en contexteislamo-chrétien.

Cet amour d’amitié fidèle et sans retour, les sept frères de Tibhirinel’ont appris à l’école de leur protecteur et ami, le cardinal Duval, dontnous publions quelques belles pages, avec le précieux concours de Marie-Christine Ray. « Tout mon apostolat en Algérie, je peux le résumer en unmot : amitié », disait le cardinal. Exprimé dans une prière en communentre chrétiens et musulmans (cf. le Ribât es-Salâm), cet amour d’amitié

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prenait forme à Tibhirine dans une solidarité concrète avec quelquesassociés agricoles voisins du monastère.

Le Coran lui-même en témoigne d’une certaine façon : « Tu constaterasque les hommes les plus proches des croyants par l’amitié (mawaddatan)sont ceux qui disent : oui, nous sommes chrétiens ! » (5,82). On est ici aucœur de la rencontre entre chrétiens et musulmans.

Recueillir le message de Tibhirine pour en vivre humblement etrésolument ici, aujourd’hui, tel est l’objectif des « re n c o n t re sd’Aiguebelle » dont nous faisons le bilan. À Notre-Dame d’Aiguebelle,m a i s o n - m è re de Tibhirine, puis de Midelt au Maroc, un modestemémorial en forme d’arbre où les photographies des sept frères sontcollées porte cette inscription évangélique dont la fécondité nous incombeà tous : « Et que votre fruit demeure… » (Jn 15,16).

Roger Michel

Présentation

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RÉSUMÉS DES ARTICLES

Christian de ChergéPrier en Église à l’écoute de l’islam

En 1980, dans la revue Tychique, Christian de Chergé réagit vivement à un« point de vue » défavorable au dialogue islamo-chrétien voulu par le concileVatican II et conduit par les évêques d’Algérie. Son témoignage personnel permetde saisir sur le vif les événements qui l’ont amené à découvrir et à vivre encommunauté sa vocation monastique de « priant parmi d’autres priants ».

Christian SalensonLe Martyre selon Christian de Chergé

Les écrits de Christian de Chergé éclairent le sens du martyre dans la traditionchrétienne. Ce qui est arrivé aux moines de Tibhirine au cœur de la tourmentealgérienne laisse place à une nouvelle approche du martyre, dans l’esprit duconcile Vatican II. Un glissement s’opère du martyre de la foi au « martyre del’amour » qui inclut le pardon, le don parfait qui trouve sa perfection dansl’attitude de Jésus vis-à-vis de ses compagnons et de ses adversaires, à la cènecomme à la passion. Le sens du martyre ainsi renouvelé transforme la notionmême de témoignage.

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Marie-Dominique MinassianFrère Christophe : priant parmi les priants

L’itinéraire de Frère Christophe, enseignant coopérant à Alger, profès deTibhirine, moine à Tamié, enfin envoyé en mission à Notre-Dame de l’Atlas, faitapparaître sa manière propre d’entrer en relation avec l’autre et de la cultiver, unequalité particulière de regard et une manière singulière de vivre la BonneNouvelle. L’expérience du Ribât es-Salâm (le Lien de la Paix) est vécue par luicomme un appel à « être avec », une attitude qui engendre l’espérance et l’amour.Frère Christophe suggère d’embrasser la réalité présente de l’Algérie comme lelieu de la résolution – par la croix – du drame humain. Son approche n’est pasintellectuelle, mais mystique.

Marie-Christine RayLe Cardinal Duval, une pensée d’une sidérante actualité

La pensée du cardinal Léon-Étienne Duval, archevêque d’Alger, était agissanteet prophétique. Quelques lignes de force de cette pensée claire et vigoureuse sontà souligner : pour le cardinal Duval, il est clair que l’injustice prépare la guerre etque la séparation du religieux et du politique est nécessaire. Par ailleurs, le rôle del’Esprit-Saint est d’abolir les frontières, ce qui fait du dialogue islamo-chrétien uneobligation de foi. Cette pensée fait vivre jusqu’à présent l’Église d’Algérie sur leschemins de la rencontre dans l’amitié, sur la ligne de fracture de l’humanité où ledevoir de réconciliation est urgent.

Henry C. QuinsonOptimisme naïf ou invincible espérance?Christian de Chergé selon John Kiser

Traduire et publier un nouveau livre sur Tibhirine en France (Passion pourl’Algérie, les moines de Tibhirine) est la tâche que s’est donnée Henry C. Quinson. Iltrace le parcours original de John Kiser, l’auteur américain du livre en question,recense rapidement les livres déjà parus sur Tibhirine et propose une lecture àtrois niveaux du livre de John Kiser. Le regard de celui-ci sur Christian de Chergéest suivi des réflexions du traducteur sur les débats politiques et théologiques quesuscite le message d’espérance de Tibhirine.

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Christian de Chergé +Prieur de Notre-Dame de l’Atlas à Tibhirine en Afrique du Nord.

PRIER EN ÉGLISE À L’ÉCOUTE DE L’ISLAM1

Le « point de vue » intitulé « À propos de l’islam »2 m’a heurté de pleinfouet. Je reste choqué de ce que représente, à mon sens, une telle publi-cation dans une « revue de formation » destinée à des groupes de prière.Peut-on vraiment proposer, même sous forme d’opinion libre, une contri-bution « théologique » si éloignée, dans son esprit et dans ses termes, dece que l’Église s’efforce de nous aider à redécouvrir, notamment depuisVatican II, en scrutant mieux le sens et les valeurs de ce fait massif qu’estl’existence du monde non-chrétien?

Et comment concilier cet article d’un « prêtre missionnaire en Afriquedu Nord » avec les perspectives de rencontres développées par lesévêques de cette même région, spécialement dans leur longue lettrepastorale de 19793.

Cependant ma réaction la plus profonde s’attache moins à cet articlemal venu qu’à la terrible petite phrase adoptée par la Convention de 1981de la « porte ouverte » :

Aujourd’hui nous aimerions vous inviter à prier pour que toutes nosÉglises reçoivent dans une même vision l’œuvre d’évangélisation dans lemonde musulman. Ceci implique déjà que chaque Église obéisse à l’ordredu Seigneur et se soumette à la volonté du Père qui veut que tous leshommes soient sauvés.

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1. Ce texte est une réponse de Christian de Chergé dans le courrier des lecteursde la revue Tychique en 1982.

2. Revue Tychique n° 34, novembre 1981, p. 48-55.3. Documentation Catholique, 1979, p. 1032-1044.

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S’il s’agit ici d’entrer en prière pour que soient partagées en Églisel’attitude et l’opinion exprimée par notre « prêtre missionnaire», il meparaît vital de rompre le silence, même monastique, pour gémir un toutautre écho d’intercession enfoui, lui aussi, en Afrique du Nord. Ce faisant,je resterai dans les strictes limites d’une vocation de prière comportant laspécificité d’une présence spirituelle au monde musulman. Sous la formed’un témoignage tout personnel, j’aimerais dire simplement la place del’islam et des siens dans le cheminement d’un frère qui s’efforce d’êtrechrétien. Question de justice.

Voici quarante ans, cette année même, que, pour la première fois, j’aivu des hommes prier autrement que mes pères. J’avais cinq ans, et jedécouvrais l’Algérie pour un premier séjour de trois ans. Je garde uneprofonde reconnaissance à ma mère qui nous a appris, à mes frères et àmoi, le respect de la droiture et des attitudes de cette prière musulmane.« Ils prient Dieu » disait ma mère. Ainsi j’ai toujours su que le Dieu del’islam et le Dieu de Jésus-Christ ne font pas nombre. Tel est le langage del’Église, de Grégoire VII (1076) à Jean-Paul II, encore tout récemment auNigéria :

Tous, chrétiens et musulmans, nous vivons sous le soleil de l’UniqueDieu de MISÉRICORDE. Les uns et les autres, nous croyons au Dieu UNIQUE,créateur de l’homme… Nous adorons Dieu et professons une totalesoumission à son égard. Nous pouvons donc, au vrai sens du terme, nousappeler frères et sœurs dans la foi au Dieu UNIQUE.4

Il y a près de vingt-cinq ans, j’ai retrouvé ce pays et des priants de cepays. Parvenu à l’âge d’homme et affronté, avec ma génération, à la dureréalité du conflit de l’époque, il m’a été donné de rencontrer un hommemûr et profondément religieux qui a libéré ma foi en lui apprenant às ’ e x p r i m e r, au fil d’un quotidien difficile, comme une réponse desimplicité, d’ouverture et d’abandon à Dieu. Notre dialogue était celuid’une amitié paisible et confiante qui avait la volonté de Dieu pourhorizon, par-dessus la mêlée. Cet homme illettré ne se payait pas de mots.Incapable de trahir les uns pour les autres, ses frères ou ses amis, c’est sa

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4. Documentation Catholique, 1982, p. 244-245.

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vie qu’il mettait en jeu malgré la charge de ses dix enfants. Il devaitconcrètement exprimer ce don en cherchant à protéger, dans un accro-chage avec ses frères, un ami plus exposé que lui. Se sachant menacé, ilavait accepté ma pauvre promesse de « prier pour lui ». Il avaitsimplement commenté : « Je sais que tu prieras pour moi… Mais, vois, leschrétiens ne savent pas prier… » J’ai perçu cette remarque comme unreproche adressé à une Église qui ne se présentait pas alors, du moinslisiblement, comme une communauté de prière.

Dans le sang de cet ami, j’ai su que mon appel à suivre le Christ devraittrouver à se vivre, tôt ou tard, dans le pays même où m’avait été donné cegage de l’amour le plus grand. J’ai su, du même coup, que cette consé-cration de ma vie devrait passer par une prière en commun pour êtrevraiment témoignage d’Église.

Et puis a commencé alors un pèlerinage vers la communion des saintsoù chrétiens et musulmans, et tant d’autres avec eux, partagent la mêmejoie filiale. Car je sais pouvoir fixer à ce terme de mon expérience aumoins un musulman, ce frère bien aimé, qui a vécu jusque dans sa mortl’imitation de Jésus-Christ. Et chaque eucharistie me le rend infinimentprésent dans la réalité du Corps de gloire où le don de sa vie a pris toutesa dimension « pour moi et pour la multitude ».

En revenant parmi les siens, je savais aussi que je n’avais pas à leurdonner une leçon de prière, et que la petite « Église monastique » àlaquelle je me liais se devrait d’évoluer vers sa vocation propre deprésence priante parmi d’autres priants, dans un partage de tout lequotidien, pour être, avec une immense et joyeuse espérance, un signevisible du royaume.

J’ai donc rejoint ce petit monastère sans en connaître le gîte précis, niles frères. Il me suffisait qu’il soit en ce pays, et parmi ces musulmansqu’un même appel à la prière des Heures m’amenait à accueillir duChrist, Lui « qui intercède sans cesse en notre faveur ». Ils seraient unecommunauté de surcroît qu’il me faudrait apprendre à comprendre et àcontempler en son « islam » le plus authentique, c’est-à-dire dans sa

Prier en Église à l’écoute de l’islam

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soumission à Dieu, et cela, sans autre désir que celui d’une « conversionréciproque » destinée à nous conduire ensemble, et, s’il plaît à Dieu, lesuns par les autres, vers la place définitive de chacun dans la grandeassemblée de tous les vivants.

Le vœu monastique de « conversion des mœurs » trouve ici un sens etun appui particuliers sur lesquels j’ai cru pouvoir fonder mon propreengagement définitif au jour de ma profession, affirmant avec confiance :

La louange monastique et la prière musulmane ont une parenté spiri-tuelle que je veux apprendre à célébrer davantage, sous le regard de Celui-là qui, Seul, appelle à la prière, et qui nous demande, sans doute mysté-rieusement, d’être ensemble le sel de la terre. De plus, certaines des valeursreligieuses de l’islam sont un stimulant indéniable pour le moine, dans laligne même de sa vocation. Il en est ainsi du don de soi à l’Absolu de Dieu,de la prière régulière, du jeûne, de la conversion du cœur, de la confianceen la providence, de l’hospitalité… En tout cela, m’efforcer de reconnaîtrel’ESPRIT DE SAINTETÉ dont nul ne sait d’où il vient ni où il va…

Ainsi je voyais bien, dès l’abord, qu’une vocation de contemplatifaurait à s’exprimer ici comme une fidélité exigeante au Christ desÉvangiles attentif à découvrir des signes du Royaume et l’action del’Esprit en dehors des limites visibles du peuple choisi… Vivait en moi lesouvenir des valeurs évangéliques nourries de la foi musulmane.

Il me fut permis ensuite de reprendre des études d’arabe et de faireplus systématiquement de l’islamologie. Mon approche du Coran, entre-prise depuis longtemps déjà, fut alors très facilitée. J’y retrouvai quantitéd’images bibliques que des études d’hébreu m’avaient rendu assezfamilières.

Certes la Parole de Dieu est une, proférée éternellement par le Verbe,dans le silence de l’Esprit. Mais les échos qu’elle a rencontrés dans l’his-t o i re et qu’elle suscite inépuisablement dans les cœurs dro i t s ,apparaissent infiniment diversifiés. Longtemps on a fait la sourde oreilleau message de l’autre en contestant son lien original au Tout-Autre. Oncontinue à se heurter, parfois durement, au nom de ces divergences.

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Et pourtant, Celui qui nous ouvre le chemin des Écritures est aussiCelui qui veut nous garder avides de toute Parole qui sort de la bouchedu Très-Haut. De même qu’il y a une lectio divina possible de la nature, detoute créature et du cœur de l’homme, de même je pense qu’un contem-platif peut laisser retentir, dans la paix d’une écoute intérieure, le Livre del’islam, avec le désir et le respect de ces frères qui y puisent le goût deDieu. Le conseil de Gamaliel (Ac 5,39) vaut sûrement pour l’islam aprèsquinze siècles d’existence, et donc pour le Coran. Une fréquentationquotidienne de ce dernier cesse peu à peu de paraître desséchante, alorsmême qu’elle reste souvent ardue et déconcertante, au même titre qu’unepremière lecture de tant de passages bibliques. Au point où j’en suis, jecomprends que le pasteur Gabus ait pu écrire « Je crois profondément quel’islam s’enracine dans la tradition de la révélation judéo-chrétienne etque Mohammed a été un prophète authentiquement inspiré par l’Espritdu Dieu Un et Vivant »5.

Et en effet, il m’est arrivé, bien souvent maintenant, de découvrir, aufil du Coran, un de ces parcours d’Emmaüs où vibre la joie qui brûle aucœur de notre Dieu. Certains versets que je rumine volontiers mesemblent être un évangile en raccourci, avec un sens toujours nouveau etactuel. Mais, à travers eux, la certitude qui s’ancre en moi reste profon-dément accordée à ma foi, puisqu’elle me redit que le Christ de Pâquesaccomplit toutes les Écritures, y compris le Coran…

Ce lent apprentissage d’une autre Parole d’un « Dieu qui se révèle » aété merveilleusement soutenu par les amis inconnus qui ont frappé unjour à notre porte et ont entrepris de faire avec moi un bout de ce chemin.Je pense à M. qui, il y a sept ans, fut le premier à me demander de l’accom-pagner dans une prière spontanée. Trois heures durant, nos voix se sontassociées et soutenues l’une l’autre pour se fondre en louange de l’Uniquede qui naît tout amour : une expérience si proche de ce que j’avais goûtéà travers le Renouveau charismatique à ses débuts (1972-74).

Prier en Église à l’écoute de l’islam

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5. Revue Tychique n° 28, novembre 1980.

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Depuis, d’autres ont pris la même initiative. À chaque fois, quelledécouverte, quelles retrouvailles ! Et comment oublier ceux qui viventd’un cœur libre les exigences de leur appartenance religieuse, à la façonde M. qui me disait, au seuil du dernier mois de Ramadan : « Tu vois, lejeûne, c’est un cadeau de Dieu pour nous attirer à Lui ! », parole d’unhomme simple qui n’a jamais « lu » les Écritures… Authentique définitionde la croix et de l’Eucharistie.

Et puis, depuis deux ans, il y a eu ces frères qui se présentent commedes « amoureux de Dieu » et sont liés entre eux par un engagement desupport fraternel quotidien, sur une même voie spirituelle, à l’école d’unmaître. Ils avaient voulu nous rencontrer en tant que communautémonastique et dans une démarche de prière commune. D’autre srencontres ont suivi, avec des partages sur des thèmes engageant larelation à Dieu : le mémorial ou prière du cœur (Dhikr), l’alliance, l’amourfraternel… L’un d’entre eux, chauffagiste, m’a dit un jour : « L’EspritSaint? Tu sais, il ne faut pas trop chercher à le comprendre, ça lui enlèveson charme! »

Il y a aussi une écoute fraternelle de l’islam qui peut nous ramener aucœur même du mystère de Dieu, dans un humble attachement à un Christtoujours plus grand que ce que nous pouvons en dire ou en vivre. Dansson journal, le frère Roger Schutz a noté, à la date du 10 septembre 1974 :« Affirmé hier soir à Hassam : votre présence est le gage que bientôt nousne pourrons plus parler de l’amour de Dieu sans découvrir les trésors deconfiance en Lui contenus dans votre famille d’origine, l’islam »6.

Il faut être net ! Si j’ai l’audace d’espérer signifier, dans ce « vivreensemble », quelque chose de la communion des saints, c’est d’abordparce que j’apprends, à mes dépens, et jour après jour, que le dessein deDieu, sur le christianisme comme sur l’islam, reste de nous convier les unset les autres à la « table des pécheurs ». Le pain multiplié qu’il nous estdéjà donné de rompre ensemble, est celui d’une confiance absolue en lamiséricorde du Tout-Puissant. Lorsque nous acceptons de nous retrouver

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6. Frère Roger, Étonnement d’un amour, Taizé, 1979.

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dans ce partage, doublement frères parce que « prodigues » et parce quepardonnés, il nous devient possible, je l’affirme, d’écouter et de recon-naître une même Parole de Dieu livrant sa richesse de vie, un même Verbeoffert à la multitude en rémission des péchés.

À l’école des Pères du désert et de ses Anciens, le moine apprend quele chemin de la conversion passe par une plus grande unité de vie. Nousempruntons cette voie chaque fois que nous cherchons à réduire lecontraste, souvent stupéfiant, entre notre comportement humain et notreaffirmation de foi. Sans cette quête inlassable d’une réelle cohésionintérieure et pratique, il ne peut y avoir perception de ce qui nous unit àl’autre, s’il est bien vrai toutefois, comme je crois d’expérience, qu’on finittoujours par rencontrer l’autre au niveau où on le cherche vraiment. Sansauthenticité personnelle, quelle vérité pouvons-nous rêver de commu-niquer ?

Chrétiens et musulmans ont donc un chemin de fidélité communepossible, celui où toute relation humaine peut se vivre comme une« rencontre dans l’amour et la vérité »7. Car, de même que l’amour dufrère dit la vérité de notre amour pour Dieu, de même notre disposition àreconnaître et accueillir la parcelle de vérité déposée au cœur d’un frèreexprimera, mieux que tout autre discours, notre soif et notre amour de laVérité qui n’est qu’en Dieu. Ceux qui s’efforcent ainsi de grandir dansl’amour mutuel, ne peuvent que progresser ensemble vers la Vérité quiles dépasse et les unit à l’infini. Toute affirmation dogmatique qui necontribue pas à engendrer un style d’existence plus proche des hommes,au nom même de Dieu, risque fort de n’être qu’une abstraction stérile,aveugle ou partisane. Chrétiens ou musulmans, nous courons là le mêmedanger. Rien de plus étranger à l’Évangile que le sectarisme incapable deproclamer la foi du centurion romain ou la charité du bon samaritain auseul vu des œuvres qu’ils posent. Mais je sais un peu la joie réelle qu’il ya à les accueillir l’un et l’autre dans l’émerveillement, alors même qu’il mefaut confesser mon peu de foi et mon manque d’amour.

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7. Ps 84.

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Aussi quand il m’arrive de constater ou d’endurer certaines formes desectarisme - et il en existe, c’est vrai, dans le milieu musulman - je chercheailleurs l’islam des cœurs, du côté de l’ami parti devant, et de tantd’autres qui ont eu ou conservent le même visage pur et exigeant. Etquand certains d’entre eux me considèrent comme l’un des leurs, je nem’étonne pas de les sentir alors si proches de Celui qui s’est fait pour moiChemin, Vérité et Vie.

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Christian SalensonDirecteur de l’ISTR-Marseille.

LE MARTYRE SELON CHRISTIAN DE CHERGÉContribution à une théologie chrétienne du martyre

Le 23 mai 1996, un communiqué du GIA1 faisait connaître l’issue fatalede l’enlèvement de sept frères moines cisterciens de l’abbaye Notre Damede l’Atlas à Tibhirine2 en Algérie. Ce meurtre intervint au terme de deuxmois de séquestration, l’enlèvement ayant eu lieu le 21 mars précédent.

Trois ans auparavant, le 14 décembre 1993, à proximité de Tibhirine, àTamesgida, furent assassinés quatorze Croates qui travaillaient à unchantier dans l’Atlas. Ils étaient familiers du monastère où ils se rendaientrégulièrement, en particulier à l’occasion des grandes fêtes chrétiennes.Leur exécution sommaire interrogea vivement la communauté des frères.Cet assassinat fut suivi le 24 décembre de la même année d’une « visite »au monastère de l’émir de la région, Sayyat Attiya3, à la tête d’uncommando armé, durant la veillée de Noël. Il était venu demander del’argent, des médicaments et voulait emmener avec lui le frère Luc,médecin. Christian de Chergé, le prieur de la communauté, réussit às’opposer à ces demandes et d’une certaine manière, à désarmermoralement l’émir.

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1. Groupe Islamiste Armé.2. Le communiqué disait « Ils ont rompu le processus et donc nous avons coupé

la tête des sept moines. Ainsi nous avons mis à exécution nos menaces commenous nous y étions engagés devant Dieu» (cf. René Guitton, Si nous noustaisons…, Paris, Calmann-Lévy, 2001).

3. Sayyat Attiya fut assassiné quelques mois plus tard. L’enlèvement des moinesse fera sous la conduite de Zabel Zitouni.

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L’assassinat des Croates et la « visite » de Noël ainsi que la mortviolente de nombreux religieux et religieuses durant ces terribles annéescontribuèrent à ce que la communauté engage une réflexion nouvelle etapprofondie sur le sens de leur présence monastique en Algérie et plusradicalement sur l’éventualité du martyre et sa signification.

À l’heure actuelle, au vu des écrits qui ont été publiés ou auxquelsnous avons accès, il est possible de faire un premier inventaire des textesayant un rapport direct avec la question du martyre. Nous disposonsessentiellement de :

❑ Trois homélies du triduum pascal prononcées le 31 mars, 1er, 2 avril 1995ainsi que l’homélie du dimanche de la Pentecôte de la même année, le 22mai4.

❑ Les chapitres donnés à la communauté par Christian de Chergé quitraitent explicitement de cette question, du 4 novembre 1995 jusqu’au 16mars qui précède leur enlèvement5.

❑ Le testament rédigé entre le 1er décembre 19936 et le 1er janvier 19947.Entre ces deux rédactions eurent lieu l’assassinat des Croates et « lavisite » de Noël.

Telles sont les sources principales. Elles constituent une documen-tation relativement importante et fort utile. En effet, le martyre n’est passeulement l’acte d’une mort violente. Il se caractérise aussi par le sensdonné à cet acte. La documentation disponible permet d’entrevoir la placedu martyre et la compréhension qu’en eurent les moines de Tibhirine àtravers ce qu’en a dit leur prieur, Christian de Chergé.

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4. Christian de Chergé, L’invincible espérance, Paris, Bayard-Centurion, 1997.5. Dieu pour tout jour, chapitres du Père Christian de Chergé à la communauté de

Tibhirine (1986-1996), Cahiers de Ti b h i r i n e , 1994, Abbaye Notre - D a m ed’Aiguebelle.

6. Le premier décembre 1993 était la date limite imposée par les islamistes pourque les étrangers quittent le pays.

7. Christian de Chergé, L’invincible espérance, op. cit., p. 221.

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J’ai quelques appréhensions à disserter intellectuellement sur un sujetaussi douloureux pour leurs familles, leurs amis et pour tous ceux qui,par les textes, sont devenus familiers de ces frères. L’esprit qui guide cettecommunication est le même que celui de la famille de Chergé lorsqu’ilsdécidèrent, au terme de quelques jours de réflexion, de ne pas garder letestament de Christian uniquement pour eux et de le faire connaître parles médias. Le témoignage de ces moines est susceptible de beaucoupnous apporter.

Je vais commencer par poser le problème de leur martyre et les raisonsqui motivèrent leur choix de rester à Notre-Dame de l’Atlas. Je reviendraialors sur la définition traditionnelle du martyre, essentiellement conçucomme martyre de la foi. Puis j’essayerai de réfléchir au martyre del’amour et à son inscription dans la tradition chrétienne. Je pense pouvoirmontrer que parce qu’ils furent fidèles à l’Église et à l’enseignement conci-liaire de Vatican II sur la relation aux autres croyants, ils furent conduitsà penser et à vivre le martyre de manière nouvelle. En conclusion,j’essayerai alors de tirer quelques conséquences.

Position du problème

Il y eut beaucoup de martyrs en Algérie dans ces années-là… De tousles côtés ! Le terme de « martyre » fut indifféremment appliqué à denombreuses situations dans lesquelles nous ne pouvons pas toujoursreconnaître la réalité théologique que nous désignons traditionnellementpar ce terme. Son usage abusif voulait essentiellement désigner l’inno-cence des victimes et corrélativement le fanatisme de leurs persécuteurs.Les moines de Tibhirine se savaient menacés par la violence aveugle quise déchaînait dans le pays, rendus plus vulnérables encore par leur statutd’étrangers. De nombreux religieux et religieuses avaient déjà été assas-sinés.

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Furent-ils à proprement parler des martyrs? Ne furent-ils pas desvictimes innocentes d’une crise politique algérienne grave au même titreque de nombreux autres étrangers ou que d’innombrables Algériens ?Qu’est-ce qui ferait que les moines de Tibhirine seraient des martyrs etnon les Croates de Tamesgida? Certes ils sont morts dans la foi au Christet en cela se trouve déjà une différence mais sont-ils morts pour la foi,comme témoins de la foi au Christ ? L’agression qu’ils subirent, l’enlè-vement, la séquestration et finalement leur exécution tiennent-ils au faitqu’ils étaient moines, chrétiens ou au fait qu’ils étaient des étrangers etqu’ils furent les innocents qui servirent de marchandage entre desgroupes politiques, voire entre des gouvernements?

À cette question une première réponse et non la moindre, spontanée etmassive, fut que le sensus fidelium, les chrétiens dans leur ensemble, lesont immédiatement reconnus comme tels. Sans porter atteinte à lamémoire de ces hommes, la question doit être examinée de plus près. Onpourrait se demander s’ils correspondent aux critères du martyre élaboréspar la tradition chrétienne jusqu’à ce jour. Cela ne paraît pas suffisant carsans ignorer la richesse de la tradition – et il importe de montrer commentils s’inscrivent dans son prolongement – je serai tout aussi sensible aucaractère de nouveauté. On doit tenir compte que leur martyre intervientdans un pays musulman, de la main d’un adepte fanatisé d’une autrereligion, mais au lendemain du concile Vatican II. La réflexion conciliaire,le décret Nostra ætate sur les relations entre les religions, les actes dumagistère, en particulier les actes prophétiques de Jean-Paul II, ontprofondément changé certaines données et ne permettent plus d’établirune opposition frontale entre le témoignage de la foi au Christ et d’autrescroyances. En ce domaine comme en d’autres, la théologie et la spiritualitédu dialogue interreligieux apportent une nouveauté et un approfondis-sement de la pensée et de la foi de l’Église. On peut avancer l’hypothèseque la notion même de martyre subit quelques déplacements non négli-geables. On peut penser que Christian de Chergé et ses frères, pionniersdans la réception du concile dans le domaine des relations interreli-gieuses, apportent une contribution précieuse à une compréhensionrenouvelée du martyre.

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Quand se pose la question du martyre

Les frères eurent une conscience vive de risquer la mort violente dèsles événements de Tamesgida et plus clairement encore après la visite del’émir Sayyat Attiya. La question s’est alors posée de savoir ce qu’ilsdevaient faire et en particulier s’ils devaient s’éloigner, au moins pour untemps, de Notre-Dame de l’Atlas. L’abbé général de l’ordre cistercien,Dom Bernardo Olivera avait dit à Christian de Chergé8 : « L’ordre a plusbesoin de moines que de martyrs. Donc vous devez tout faire pour éviterune fin dramatique qui ne servirait personne ». Mgr Teissier, archevêqued’Alger, de passage à Tibhirine quelques jours après la visite de l’émirSayyat Attiya leur avait dit que « le coup le plus dur pour tous serait quevous connaissiez le sort des Croates. Nous ne pouvons nous exposer àcela »9. Et Christian, dans un des chapitres, nous fait savoir la réaction duvénéré cardinal Duval : « J’ai encore dans l’oreille, dit-il, la réponse duCardinal après Noël 93. À la question “Que conseillez-vous?” la réponsefut : “la constance” ». Le commentaire de Christian est sans détour :« constance vient du latin cum-stare. Il s’agit donc de tenir et de tenirensemble »10.

Les autorités de Médéa proposèrent aux moines diverses protections11.Ils refusèrent toutes ces propositions. Eux-mêmes prirent le temps de laréflexion, se déterminèrent et chacun décida personnellement de rester aumonastère. Dans le même temps, chacun dut faire un chemin personneld’acceptation éventuelle du don total et brutal de sa vie. De ce point devue le journal de frère Christophe12 est très significatif des peurs àsurmonter et des difficultés à vivre ce don total. On peut affirmer sansrisque d’erreur qu’ils se sont personnellement et collectivement13 préparés

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8. La rencontre eut lieu à l’abbaye de Timadeuc en février 1994.9. Chapitre du 7 novembre 1995.10. Chapitre du 14 décembre 1995.11. Les autorités proposaient de quitter le monastère ou d’aller coucher le soir à

Médéa ou d’être protégé par une garde militaire.12. Frère Christophe, Le souffle du don, Paris, Éd. Bayard, 1999.13. La dernière série des chapitres donnés par Christian de Chergé s’intitule, Le

charisme du martyre.

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à l’éventualité du don de leur vie dans le martyre. Ceux qui les ontapprochés ont dit combien au cours des trois dernières années la commu-nauté elle-même avait changé de physionomie, s’était resserrée et trans-formée.

Quelles furent les raisons de leur choix?

À cette question, il faut répondre que ce fut moins le choix entre dessolutions possibles que l’impossibilité morale pour eux de quitter leurmonastère, l’Algérie, leurs voisins, l’Église locale. Les moines cisterciensprononcent un vœu de stabilité qui les lie dans la durée à leur commu-nauté d’élection. Ce vœu, pour les moines de Tibhirine, prit unedimension nouvelle. Cette stabilité telle que l’exprime Christian deChergé et qui sans doute animait les autres frères – il suffit de penser àfrère Luc par exemple – comprenait la fidélité à un peuple auquel ilsavaient lié leur destin. Concrètement cela prit la forme d’une fidélité à desvoisins, des connaissances, des amis musulmans. Ce vœu de stabilité setraduisait aussi dans la fidélité à l’Église d’Algérie. Ils se définissaienteux-mêmes comme « des priants au milieu d’autres priants ». Telle était laperception qu’ils avaient dès 1975 de leur vocation monastique en terremusulmane. Le choix de l’Algérie était, pour certains, lié à leur appelpremier. Il en va ainsi pour Christian de Chergé. L’appel à une vie monas-tique et cet appel en terre d’Algérie sont inséparables. Son appel se fondedans le don que Mohammed le garde champêtre a fait de sa vie et qu’ilcommente ainsi : « dans le sang de cet ami, j’ai su que mon appel aurait àse vivre dans ce pays où m’avait été donné le gage de l’amour le plusgrand… » Pour d’autres frères, leur vie monastique s’inscrivait dans unetrès longue durée, Luc ou Amédée par exemple.

Quitter, fût-ce pour un temps, le monastère ou l’Algérie, leur étaitquasiment impossible sans, à leurs propres yeux, renier leur vocation, des

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années de présence monastique dans l’Atlas, des solidarités humainesavec des voisins. Ils avaient fait le don de leur vie à Dieu dans la viemonastique, mais ce don s’incarnait de manière indissociable dans le donde leur vie à l’Algérie, à leurs amis musulmans. Leurs écrits entémoignent et le testament de Christian de Chergé le résume avec force :« J’aimerais que ma communauté, mon Église, ma famille, se souviennentque ma vie était donnée à Dieu et à ce pays. »

Ils firent le choix de rester en disant : « Nous ne resterons pas “à toutprix”. Il faut que dans cette situation, nous puissions demeurer fidèles ànotre conscience, à notre idéal monastique, à notre environnement, ànotre église »14. Leur décision est une réponse d’hommes libres.

À la boutade de notre abbé général disant que notre Ordre a plusbesoin de moines que de martyrs, il faut donc répondre que nous sommesvraiment moines en continuant de vivre ici le mystère même de Noël, duDieu vivant avec les hommes… Et s’exposant par là, dès le berceau, aumassacre des innocents.15

Martyre de la foi

Si leur vie était donnée et s’ils firent le choix de rester dans la fidélité àleur appel, dans la stabilité de leur vie monastique, par amour pour unpeuple, furent-ils des martyrs de la foi ? Selon la théologie classique, « lemartyre consiste dans l’acceptation volontaire de la mort pour la foi auChrist ou pour tout autre acte de vertu rapporté à Dieu »16. La fin dumartyre, pour parler comme saint Thomas d’Aquin, est la foi. Le martyrest celui qui rend témoignage de la foi au Christ par la mort violente qu’il

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14. 7 novembre 1995.15. Chapitre du 4 janvier 1996.16. Dictionnaire de théologie catholique (DTC) T. 10 - 1, art. « Martyre », col. 226.

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subit17. D’ailleurs, en islam aussi, le martyre est témoignage de la foi.Christian fait remarquer qu’en arabe, martyrs se dit « shouhada » pluriel de« Shahid », de la même racine que « shahâda », la profession de foimusulmane18. Furent-ils assassinés parce qu’ils croyaient au Christ? Leura-t-on demandé d’abjurer leur foi ? Qui peut répondre à ces questions ? Enrevanche, il est possible d’affirmer d’une part que les moines ont étéfidèles à la foi au Christ et que c’est dans cette foi que prend sens leurfidélité à un peuple, une terre, une Église, une communauté monastique.D’autre part, le motif religieux est largement invoqué par les membres duGIA dans un communiqué adressé au gouvernement français le 18 avril.Le communiqué commence par deux citations du Coran, l’une concernantles gens du Livre19 et l’autre tous les polythéistes20, et le GIA dit explici-tement que c’est « en s’appuyant sur ces enseignements » qu’il agit. Onpeut donc parler d’un martyre de la foi même si leur martyre ne se laissepas qualifier uniquement de cette manière.

Christian prend en effet des distances avec le martyre de la foi dont ilcritique les excès et dérives possibles au moins sur trois points. On peutêtre surpris ou même choqués, dit-il, de l’arrogance de certains martyrsface à leurs juges ou leurs persécuteurs, étonnés aussi de leur « conscienced’être purs », de se parer de l’innocence complète, surpris enfin de leurprétention à connaître le jugement que devront subir dans l’au-delà leurspersécuteurs. Finalement le martyre de la foi peut parfois se teinter d’uncertain intégrisme, dit Christian. Sans juger des hommes d’une autreépoque, on peut penser à ces franciscains de Marrackech, contemporainsde saint François, qui insultaient le prophète sur la grand-place jusqu’aumoment où ils attirèrent la violence contre eux et furent exécutés. « Il n’estpas permis de provoquer le persécuteur »21 dira Thomas d’Aquin.

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17. À la différence du confesseur de la foi qui peut être victime de tortures et desupplices mais qui échappe à la mort violente.

18. Homélie du Jeudi saint 1995.19. « Combattez ceux qui parmi les scripturaires ne croient pas en Dieu et au

Dernier jour et n’interdisent pas ce que Dieu et son messager ont interdit, et necroient pas en la vraie religion, jusqu’à ce qu’ils paient le tribu, tout en étanthumiliés », Coran, Repentir, 29.

20. « Combattez tous les polythéistes comme ils vous combattent tous et sachezque Dieu est avec ceux qui le craignent ».

21. Thomas d’Aquin, Somme de théologie, Ia Iae Q. 124 a. 1.

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Cette critique du martyre de la foi est traditionnelle. La traditionchrétienne a toujours dénoncé la provocation, l’orgueil. « Nous ne louonspas ceux qui vont d’eux-mêmes s’offrir. L’évangile n’enseigne rien depareil »22. « Chacun doit être prêt à confesser sa foi, mais personne ne doitcourir au-devant du martyre » disait saint Cyprien. De même il ne fautpas irriter les païens ou les provoquer ; « Il n’est pas permis d’insulter, desouffleter les statues des dieux »23 ; ou encore comme le dit le conciled’Elvire : « Si un chrétien a brisé des idoles et a été tué sur le fait, il ne serapas compté au nombre des martyrs »24. La tradition chrétienne a combattules excès possibles d’un martyre de la foi que sont l’orgueil, l’arrogance oula prétention.

Le dialogue interreligieux vient confirmer et approfondir la traditionchrétienne sur ce point. Il n’est pas possible à celui qui vit dans l’espritconciliaire de ne pas considérer de manière positive les autres religions etles croyants qui les vivent. Le martyre de la foi ne peut se réduire à l’affir-mation péremptoire et quelque peu provocante ou hautaine de la foi auChrist. Le témoignage de la foi devra trouver à s’exprimer selon d’autresformes. Ces croyants d’autres religions sont des frères. Ces islamistes sontdes « frères de la montagne » et les moines soignaient leurs blessés aumonastère. Comme musulmans, ils appartiennent à une grande traditionreligieuse avec qui nous avons en commun la foi au Dieu unique et biend’autres aspects qu’énumère le décret conciliaire Nostra ætate. Il ne sauraitêtre question de diaboliser des frères, de faire preuve d’arrogance à leurégard et encore moins de les vouer aux affres de l’enfer, même si on nepeut que désavouer la violence qu’ils exercent sur le pays. Ils sont euxaussi des fils du Père, appelés à la table du royaume. Christian exprimecela avec des mots de feu dans son testament : « Voici que je pourrai, s’ilplaît à Dieu, plonger mon regard dans celui du Père pour contempler aveclui ses enfants de l’islam tels qu’il les voit »25. On ne peut vivre l’espritd’Assise voulu par l’Église et témoigner de la foi au Christ comme d’unevérité exclusive de tout autre chemin, en opposition aux autres croyants.

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22. Martyre de Polycarpe.23. Origène, Contre Celse, VIII, 38.24. Concile d’Elvire, canon 60.25. « Testament » dans Christian de Chergé, L’invincible espérance, op. cit., p. 221.

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L’esprit d’Assise26 conduit en revanche celui qui en vit à une tout autreattitude. Celui qui témoigne de sa foi ne peut prétendre être en touteinnocence. En l’occurrence Christian de Chergé sait bien que noushéritons d’une histoire difficile entre le peuple algérien et le peuplefrançais, une histoire de colonisation, et d’une histoire difficile entrechrétiens occidentaux et musulmans. Comme chrétien et français,Christian de Chergé appartient à cette histoire : « Ma vie… n’a pas l’inno-cence de l’enfance. J’ai suffisamment vécu pour me savoir complice dumal qui semble, hélas, prévaloir dans le monde, et même de celui-là quime frapperait aveuglément »27. Il a aussi longuement médité sur larelation de Jésus avec ceux qui l’ont trahi, ceux qui bien qu’ayant eu lespieds lavés, ont levé sur lui le talon comme il dit et aussi sur la relation deJésus avec ses persécuteurs. « J’aimerais, le moment venu, avoir ce laps delucidité qui me permettrait de solliciter le pardon de Dieu et celui de mesfrères en humanité, en même temps que de pardonner de tout cœur àcelui m’aurait atteint »28. Enfin, le témoignage de la foi au Christ, dansl’esprit d’Assise, ne peut pas se vivre en opposition ou en discréditant uneautre voie religieuse : « C’est trop cher payé ce qu’on appellera, peut-être,la grâce du martyre que de la devoir à un Algérien, quel qu’il soit, surtouts’il dit agir en fidélité à ce qu’il croit être l’islam… »29

Dès lors, il faut prendre acte que dans l’esprit du concile Vatican II, lemartyre de la foi se doit de prendre d’autres formes. Déjà la traditionchrétienne mettait en garde contre des excès du témoignage de la foi. Lathéologie et la spiritualité du dialogue interreligieux doivent permettred’inventer une nouvelle approche du martyre. La réflexion des moines deTibhirine, profondément engagés dans le dialogue interreligieux et enfidélité avec l’enseignement conciliaire, apporte une contributionoriginale et du même coup un approfondissement de la théologiechrétienne du martyre.

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26. Cf. Discours de Jean-Paul aux cardinaux et à la curie du 22 décembre 1986,Chemins de dialogue n° 20, p. 163-173.

27. « Testament » dans Christian de Chergé, L’invincible espérance, op. cit.28. Ibid., p. 222.29. Ibid.

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Martyre de l’amour

Christian de Chergé privilégie ce qu’il appelle « le martyre del’amour » en le distinguant du martyre de la foi. Dans une homélie célèbredu Jeudi saint, il fait valoir qu’il a fallu attendre Maximilien Kolbe pourque l’Église reconnaisse « le titre de martyre à un témoignage moins de lafoi que de la charité suprême »30. Il tient l’expression « martyre del’amour » de Jeanne de Chantal :

Saint Basile ni la plupart de nos saints pères et piliers de l’Église n’ontpas été martyrisés. Pourquoi ? Je crois que c’est parce qu’il y a un martyrequi s’appelle martyre de l’amour dans lequel Dieu, soutenant la vie à sesserviteurs et servantes pour les faire travailler à sa gloire, les rend martyrset confesseurs tout à la fois.31

Christian reconnaît en Maximilien Kolbe le même martyre que celui deJésus, lequel fut essentiellement un martyre de l’amour : « Ayant aimé lessiens qui étaient dans le monde, il les aima jusqu’au bout, jusqu’àl’extrême… »32 Jésus en donne le signe au cours du dernier repas et dansle geste d’amour du lavement des pieds des disciples. Ce geste donnesens à sa passion et à sa mort sur la croix.

Est-il légitime du point de vue de l’enseignement traditionnel del’Église de parler de martyre en ce cas ? N’est-ce pas une extensionabusive du terme? Dans la définition traditionnelle du martyre, il est dit :« Le martyre consiste dans l’acceptation volontaire33 de la mort pour la foiau Christ ou pour tout autre acte de vertu rapporté à Dieu ». La définitiontraditionnelle ne se limite donc pas exclusivement au témoignageexplicite rendu à la foi au Christ. La tradition a réfléchi à partir del’exemple de saint Jean-Baptiste dont la cause du martyre est « un acte de

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30. Homélie du Jeudi saint 1994.31. Chapitre du 12 décembre 1995.32. Jn 13,1.33. On ne peut parler d’acceptation volontaire pour les saints innocents qui sont

pourtant considérés comme des martyrs.

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vertu » en la défense de la fidélité conjugale. Sans s’enfermer dans desraisonnements trop canoniques34, on peut donc tout à fait légitimementdans la tradition parler de martyre pour des actes qui ne concernent pasdirectement et explicitement la seule confession de la foi au Christ devantses persécuteurs, confession qui entraînerait la mort violente.

Si la tradition rend tout à fait légitime cette approche du martyre, lasituation postconciliaire la rend souhaitable. En effet dans une situationdialogale, si le martyre s’inscrit bien dans la finalité d’un témoignagerendu au Christ, ce témoignage trouve à s’exprimer essentiellement dansle don de sa vie par amour pour les siens, par amour pour d’autrescroyants, témoignage qui signe une fidélité et qui se déploie jusque et ycompris dans le pardon des ennemis. Cet amour prit pour les moines laforme de la fidélité à un peuple, à leurs voisins, à leurs amis, à leur Église.Cette fidélité les conduisit au don total de leur vie. En cela, leur martyres’inscrit dans le martyre de Jésus qui est un « martyre d’amour, del’amour pour l’homme, pour tous les hommes, même pour les voleurs,même pour les assassins et les bourreaux, ceux qui agissent dans lesténèbres, prêts à vous traiter en animal de boucherie (Ps 49) »35.

Le martyre reste bien la mort violente pour un témoignage de foirendu au Christ, mais ce témoignage de foi prend la forme d’un témoi-gnage d’amour dans le don total de sa vie, « jusqu’à l’extrême », et dontle dernier repas de Jésus, sa passion et sa mort sur la croix constituent leparadigme. Les deux éléments sont nécessaires. Sans le dernier repasdans lequel Jésus fait le don volontaire de sa vie, la passion et la mort surla croix auraient été l’assassinat injuste d’une victime « innocente ». De lamême manière, si le martyre est une mort violente, il y faut une accep-tation volontaire qui fait de cette mort une vie donnée et non pasuniquement une vie ôtée. Christian a souvent commenté cette phrase deJésus : « Ma vie, nul ne la prend mais c’est moi qui la donne ». « Si j’aidonné ma vie à tous les Algériens, l’émir Sayyat Attiya ne me la prendra

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34. Les conditions du martyre ont longuement été étudiées au cours de latradition en particulier au XVIe siècle par Benoit XIV. DTC T. 10 – 1, art.« Martyre », col. 223.

35. Homélie du Jeudi saint 1995.

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pas, même s’il décide de m’infliger le même traitement qu’à nos amiscroates ».

Dans la compréhension que l’Église a de sa relation aux croyants desautres traditions religieuses et qui privilégie une considération positivedes religions du monde, le martyre doit inclure cette approche positive del’autre et de sa tradition religieuse. Cette approche incline le martyre quireste toujours témoignage rendu au Christ, à devenir essentiellementmartyre de l’amour.

Le martyre de l’amour inclut le pardon, le don parfait

Le martyre de l’amour trouve sa perfection dans l’attitude de Jésus vis-à-vis de ses amis et de leurs trahisons et vis-à-vis de ses bourreaux. Cetteattitude d’amour parfait inclut le fait de ne pas souhaiter que l’autrepuisse devenir persécuteur. Il ne peut souhaiter que quelqu’un lui prennesa vie au nom même de l’amour qu’il porte à cette personne et pasuniquement comme le dit la doctrine classique à cause du refus desouhaiter mourir. Christian le dit au moment où il parle de l’émir SayyatAttiya : « je souhaite vivement qu’il respecte ma vie au nom de l’amourque Dieu a inscrit dans sa vocation d’homme. Jésus ne pouvait souhaiterla trahison de Judas »36. Il l’exprime aussi dans un des chapitres : le moine« parce qu’il se veut ami de tout le genre humain, ne peut imaginer unemort qui ferait injure à un homme quel qu’il soit, le rendant meurtrier deson frère »37. Il le dit encore dans le testament avec des mots étonnants :

Je ne saurais souhaiter une telle mort ; il me paraît important de leprofesser. Je ne vois pas, en effet, comment je pourrais me réjouir que cepeuple que j’aime soit indistinctement accusé de mon meurtre. C’est trop

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36. Homélie du Jeudi saint 1994.37. Chapitre du 12 décembre 1995.

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cher payé ce qu’on appellera, peut-être, la grâce du martyre que de ladevoir à un Algérien, quel qu’il soit, surtout s’il dit agir en fidélité à ce qu’ilcroit être l’islam…38

Christian commente cela au cours d’un chapitre39. Certes il reconnaîtquelque chose de profondément traditionnel et vrai dans le fait que l’onn’a pas le droit de provoquer la mort. Le commentaire qu’il en fait estmoins habituel :

On ne saurait sans fauter, dit-il, mettre son prochain en situationimmédiate de tuer en le bravant directement sur le terrain où il se situe, oùson aveuglement du moment l’enferme. Pour autant il n’est pas dit qu’ilfaille déserter ce terrain. D’ailleurs dans la plupart des cas, la chose n’estpas possible. Sauf à courir le risque d’être infidèle à ce qu’on croit, à cequ’on est, à ce qu’on a voué, à l’urgence de la charité.

Quelques conséquences

Parvenu à ce point de notre réflexion, force est de constater que lasituation dialogale voulue par l’Église modifie la théologie chrétienne dumartyre. Elle garde son enracinement dans la tradition et opère un dépla-cement. Le martyre devient essentiellement martyre de l’amour lié au donque le Christ a fait de lui-même dans la cène et dans la passion. Ce dépla-cement entraîne quelques conséquences.

Si le martyre chrétien est essentiellement martyre de l’amour et sijustement le fait qu’il soit chrétien consiste dans ce « qu’ayant aimé lessiens qui étaient dans le monde, il les aima jusqu’au bout », et dans le donlibre de sa vie : « ma vie, nul ne la prend mais c’est moi qui la donne »,

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38. « Testament » dans L’invincible espérance, op. cit., p. 221.39. Chapitre du 7 Novembre 1995.

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alors dans un apparent paradoxe, le martyre chrétien n’est pas vécu quepar les chrétiens. Le martyre de l’amour, martyre chrétien par excellence,n’est paradoxalement pas l’exclusivité des chrétiens ! « D’expérience,nous savons que ce martyre de la charité n’est pas l’exclusivité deschrétiens »40. Christian sait de quoi il parle. Il a reçu sa vocation monas-tique d’un musulman qui a donné sa vie pour lui. Il a reçu par lui savocation en Algérie. Pour lui Mohammed a donné sa vie comme le Christet « chaque eucharistie [le lui] rend infiniment présent dans la réalité ducorps de gloire ». Christian le dit explicitement : « Mohammed a donné savie comme le Christ ». Le martyre de l’amour, martyre chrétien par excel-lence puisque c’est le geste même du Christ, est tellement martyrechrétien qu’il peut être vécu par beaucoup d’autres qui sont associés decette façon au mystère pascal41.

Une autre conséquence peut être énoncée ainsi : si le martyre reste bienl’acte d’une mort violente, ce qui le caractérise, en son fondement, commenous venons de le dire, n’est pas la violence mais le don de sa vie paramour. Il faut souhaiter être dispensé de la mort violente ! Personne n’a ledroit de mettre sa vie en danger. Il ne peut souhaiter que l’autre soit unmeurtrier et trahisse ainsi sa vocation d’homme. En revanche, le martyreentendu au sens où nous venons de le dire est le signe de ce que chaquehomme est appelé à vivre, à savoir le don de sa vie par amour. Le martyre,entendu au sens du don de sa vie par amour, est, d’une certaine manière,proposé à tous.

Ceci appelle une première remarque. Christian donne sa vie parcequ’il s’est laissé aimer. Il a reçu le témoignage de Mohammed, indistinc-tement témoignage d’amour de Mohammed et à travers lui témoignagede l’amour du Christ. Le martyr par définition témoigne en donnant savie. Il témoigne de quoi? Il témoigne qu’il est aimé et qu’il se sait aimé etque sans cela il ne pourrait pas se donner librement. Il faudrait relire lestextes de Christophe. On donne sa vie à la mesure dont on se sait aimé…« Si je ne te lave pas les pieds, tu n’auras pas part avec moi ! » Un martyre

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40. Homélie du Jeudi saint 1994 : « Le martyre de la charité », dans L’invincibleespérance, op. cit., p. 230.

41. Gaudium et Spes n° 22, 5.

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témoigne d’abord qu’il est aimé et que c’est cela qui lui donne la force dese donner.

La deuxième remarque est que ce don peut se vivre au quotidien, dansce que Christian appelle « le goutte-à-goutte ». Ceux qui le vivent ainsi nesont pas déclarés martyrs officiellement mais ce don au quotidien n’estpas plus simple. À juste titre, me semble-t-il, Christian fait remarquer que« nous avons donné notre cœur “en gros” à Dieu et cela nous coûte fortqu’il nous le prenne au détail !» Terrible et éprouvant quotidien ! Le frèrepas choisi et même le compagnon ou la compagne choisis ! Le martyre estalors le martyre non seulement de l’amour mais de l’espérance, ditChristian. On pourrait tout aussi bien dire le martyre de la patience car ilen faut au quotidien pour vivre simplement ce que l’on a à vivre, pourvivre dans la patience envers les frères et surtout dans la patience enverssoi-même! Comment le pourrait-on sans revenir à la source de l’amourreçu ?

En renouvelant le sens du martyre, c’est la notion même de témoi-gnage qui s’en trouve transformée. Ce n’est pas sans répercussion sur lamanière de comprendre la mission de l’Église. Le dialogue interreligieuxmontre une nouvelle fois sa fécondité pour la réflexion théologique.

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EXTRAITS DE LETTRES DE FRÈRE LUC

Un film a été tourné sur frère Luc mais, à notre connaissance, nous nedisposons pas de textes publiés, signés de lui. Frère Luc est né en 1914. Il est entréau monastère en 1941 à Aiguebelle. Il était médecin mais a souhaité rester frèreconvers toute sa vie. Il débarque en Algérie le 28 août 1946, fête de saint Augustin.En 1959, pendant la guerre d’Algérie, il est enlevé par les maquisards du FLN etgardé en détention quelques jours. Il a créé un dispensaire et exerce sa vocation demédecin dans le cadre du monastère sans déroger à sa vie monastique.

Voici quelques extraits de sa correspondance. La sélection essaye de garder lerythme de ces lettres. L’année liturgique revient comme un leitmotiv ainsi que lerythme des saisons, celui de l’âge, de la fatigue à cause de la maladie et du travailharassant du dispensaire. Les extraits de sa correspondance sont pris dans lesdouze dernières années de sa vie. Les dates veulent permettre au lecteur de suivrela progression dans le temps. Ces extraits de lettres se passent de tout autrecommentaire…

12 décembre 1983

Nous sommes dans le temps de l’Avent, et nous attendons le Seigneur.Malheureux sont ceux qui n’attendent personne. À notre âge, l’Avent devient réel,car la rencontre avec Dieu ne peut tarder.

Les temps sont durs et peu réjouissants. Mais il ne faut pas être le roseau agitépar tous les vents. Pour transformer ce monde, il faut transformer les cœurs. Lesidéologies sont impuissantes. Tous les jours, j’aspire à être chrétien.

À Tibhirine, c’est la période d’hiver avec pluie, brouillard, et humidité. Je melivre toujours aux travaux de la cuisine et je soigne toujours aussi les malades qui

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nombreux viennent me trouver. Je m’occupe aussi de ceux qui viennent me trouverpour vêtements et autres nécessités matérielles.

26 avril 1984

Nous avons eu des élections et F. Christian a été élu. Il est donc maintenantnotre Supérieur et Prieur titulaire. Demain, il se rend aux USA à Boston pour leChapitre Général.

Quant à moi, je suis toujours cerné par la cuisine, le dispensaire et des événe -ments imprévus. Dom Jean de la Croix n’étant plus Supérieur, m’aide davantageà la cuisine.

Les Fêtes de Pâques sont terminées. Pour ressusciter, il faut mourir. Notremort corporelle sera plus paisible si, comme le dit St Paul, nous mourons tous lesjours.

24 janvier 1985

Mon myocarde va mieux. Je demande au Seigneur qu’il guérisse mon cœurdans le sens que ce cœur ne batte que pour Lui.

23 février 1985

En octobre 1984, j’ai eu une bronchite avec infarctus du myocarde, bloccomplet de la branche droite – douze jours d’hôpital et repos de quinze jours àAlger chez le Père Carmona.

Actuellement j’ai repris le travail, cuisine trois jours par semaine et consulta -tions au dispensaire. Je suis handicapé par une respiration courte et superficielle…

Ici à Tibhirine, c’est le carême avec un temps maussade : pluie et brouillard.

6 août 1985

Tout autour de nous la forêt s’éclaircit. Tu m’annonces les décès de nombreuxamis que j’ai connus. Notre bateau à nous n’est pas très neuf, même s’il tientencore le coup. Le naufrage n’est pas très loin, mais qu’importe le naufrage, s’il sefait sous le regard de Dieu.

Priez pour moi, afin que mon enthousiasme envers Dieu et le prochain nefaiblisse pas car, à la fin de notre vie, ce qui nous guette c’est la lassitude et le « àquoi bon. »

La violence est partout et s’étend sur la terre comme de l’huile.

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2 septembre 1985

Je ne crois pas qu’il soit bon de « regarder dans le rétroviseur », il est meilleurde regarder en avant vers le large. À notre âge nous ne sommes plus très loin denous embarquer vers la Joie, la Paix et la Lumière, cette seconde naissance qui nousétonnera davantage que la première, quand nous avons pris contact avec lemonde….

La vie s’écoule très vite, l’important c’est de l’œuvrer sous le regard de Dieu.

16 décembre 1985

Le monastère se tient toujours debout dans le site que tu connais. Nous avonsactuellement la neige. Les années passent. Dans quelques jours Noël. La liturgien’est pas un souvenir historique. C’est à tous les instants de notre vie que Jésusvient et ressuscite en nous. Aussi c’est devant nous et non pas derrière nous quenous devons regarder et bientôt le voile qui est devant nos yeux tombera et nouspourrons le voir.

22 décembre 1985

Combien verrons-nous de Noël encore? L’an 2000 sera, prétendent certains,âge d’or. Je n’y serai pas pour le constater. Heureusement pour moi ! Confesser lavenue du Christ, c’est actualiser l’Évangile. Il ne s’agit pas de refuser l’enga -gement dans les causes de la terre mais il faut exprimer la conviction que« préparer le chemin du Seigneur » passe par la conversion des personnes…

De nombreux retraitants et pour moi de très nombreux malades, malgré lenombre toujours croissant de médecins algériens privés à Médéa. On fait sansdoute confiance à mon âge.

19 janvier 1986

Pour cette année de nombreux sujets d’inquiétude : inquiétude politique,sociale, spirituelle. À notre âge, nous savons que le Royaume de Dieu est proche etce Royaume c’est Dieu. La réponse à l’angoisse de ce temps c’est le Christressuscité. J’ai hâte de voir une terre nouvelle et des cieux nouveaux.

Extraits de lettres de frère Luc

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6 septembre 1986

Nous approchons du terme, et tous ceux que nous avons connus et aimés et quine sont plus nous rappellent cette réalité si nous voulons l’écarter, la mort, cettedeuxième naissance comme dit l’église, et qui nous ouvrira des cieux nouveaux etune terre nouvelle.

Je suis encore vivant. Malgré ma respiration pénible, je travaille toujoursautant et à la cuisine et au dispensaire. Les malades sont très nombreux. Lesrécents examens médicaux actuels n’amènent parfois pas de solutions et jeretrouve ces malades avec leurs problèmes malgré tous les examens négatifs.L’homme est parfois très complexe et échappe à tous ces examens, aussi sophis -tiqués soient-ils. Le spirituel ne se pèse pas, ne se vérifie pas…

L’été a été très pénible, la rareté de l’eau m’amène des épidémies : choléra.Je suis à Tibhirine, maintenant, il y a quarante ans. Que Dieu prenne en

miséricorde ma vie passée ! Que pour le jour qui vient il me donne l’Amour et pourl’Avenir l’Espérance !

7 décembre 1986

semblable à ces vieux murs qui tiennent encore debout, je ne suis pas trèssolide. Un rien maintenant suffit à me jeter en terre…. J’ai l’impression actuel -lement d’accomplir mon dernier bout de chemin. Je partirai, le cœur paisible, meconfiant en la Miséricorde de Dieu.

10 janvier 1987

Le 4 janvier j’ai demandé à recevoir le sacrement des malades. Avec mon cœuret mon rein l’issue peut être brutale. Aussi j’ai voulu en pleine connaissance, mepréparer à la rencontre avec le Seigneur. Cependant je continue comme auparavantà travailler et à la cuisine et au dispensaire (une cinquantaine de malades par jour)

[…] Ici rien de nouveau : quatre novices - L’évêque du Maroc nous demandede faire une fondation au Maroc (une petite fondation de seulement quatre à cinqreligieux). Il offre locaux et terrains près de Fès.

19 février 1987

Ici l’hiver ne finit pas, aujourd’hui la neige tombe. Les amandiers qui étaienten fleurs sont sous la neige. Ces arbres ne donneront pas des promesses…

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10 mars 1987

Le printemps est là. Il fait presque chaud et les fleurs surgissent de partout.C’est le Carême, temps de conversion, après plus de quarante ans de vie monas -tique, je ne suis pas encore converti. Il faut chaque jour recommencer. Il est néces -saire de conserver au fond du cœur cet appel à la sainteté, sachant fort bien que siDieu l’a mis en nous Il ne nous abandonne pas.

17 mars 1987

Bientôt le troisième dimanche de carême et la Résurrection s’annonce. À notreâge la liturgie devient plus réelle et plus concrète et nous palpons le fait essentielde la Résurrection. Si nous avons l’Esprit de Jésus, Dieu nous ressuscitera commeil a ressuscité son Fils. Cette pensée doit nous accompagner et nous fortifier devantla Mort…

Ici c’est le printemps : les fleurs sont dans les arbres et sur le sol. Que la terreest belle !

30 mars 1987

Bientôt Pâques, Jésus n’est pas seulement le Ressuscité. Il est aussi laRésurrection pour tous ceux qui sont ses disciples.

10 octobre 1987

Bientôt la Toussaint vient nous dire que la vie n’est pas un terme mais unparcours. Ce qui nous manque, c’est quelqu’un et ce quelqu’un c’est le Seigneur.

31 janvier 1988

En ce moment nous sommes six religieux au monastère. Quatre sont partispour le Maroc pour une possible fondation. Deux vont rester sur place, deux vontrevenir.

C’est l’hiver, avec son brouillard et son humidité. Cependant les amandierslaissent voir les premières fleurs. Pas de neige encore.

Ma santé est toujours vacillante. Aujourd’hui - 31 janvier 1988 - j’ai soixante-quatorze ans. Je suis tout étonné d’être arrivé à cet âge. Sans doute le Seigneurveut que je m’occupe encore des malades et des pauvres.

Extraits de lettres de frère Luc

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En jetant un regard sur sa vie passée, on implore la miséricorde de Dieu, et envoyant l’avenir on invoque l’Espérance.

22 janvier 1989

La situation en Algérie est calme. Mais une chanson de notre jeunessecorrespond à cet état de choses : « Tout va très bien, Mme la Marquise… »

Le Seigneur est venu en ce monde pour nous délivrer de la Mort, et nousouvrir les Portes de la Vie. Pour connaître le Christ, il faut « se revêtir » de Lui.L’énigme du Royaume de Dieu se dissout dans la vie du Christ.

6 mars 1989

Comme une vieille lampe, la lumière baisse et j’attends la vie du monde à venir.

30 mai 1989

Merci donc infiniment de toujours penser ainsi aux pauvres du dispensaire.Les conditions économiques sont difficiles pour les pauvres et pour se soigner etpour s’habiller.

Notre R.P. Abbé d’Aiguebelle est donc venu nous visiter, après un détour parle Maroc où il a rencontré les frères de la fondation de Fès.

Dans ces deux monastères, nous sommes peu nombreux…

11 juillet 1989

Aujourd’hui 11 juillet, Fête de Saint Benoît – « C’est Lui qui nous apprend àpartager les souffrances du Christ par la patience ». La Patience est une grandevertu, qui nous aide à nous supporter nous même et à supporter les autres.

Il fait très chaud, trente-cinq dégrès à l’ombre, et cela à mille mètres d’altitude.Notre fondation au Maroc attend toujours des religieux ! Sans ce nombreminimum de religieux, pas de monastère. Espérons que d’autres monastères ferontun geste de charité pour envoyer des religieux.

15 juillet 1990

Vous avez dû suivre les événements d’Algérie et l’arrivée du FIS dans lesmairies.

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Quel sera l’avenir ? Nous ne sommes pas entre les mains des hommes maisentre les mains de Dieu, et Dieu est un Père. Il nous prépare toujours lesmeilleures choses. Peut-être aux yeux des hommes ces événements sont peuheureux. Mais notre vie ne s’étale pas seulement sur le plan terrestre mais hors dutemps dans l’éternité.

29 juillet 1990

Merci pour votre carte de La Louvesc. Quand j’étais enfant, j’allais avec mamère y passer des vacances. Vous m’avez remis en mémoire d’heureux souvenirs.

4 novembre 1990

En ces fêtes de tous les Saints, connus et inconnus, je médite souvent cettepensée de St Augustin : « tu nous as faits pour toi Seigneur et notre cœur est sansrepos tant qu’il ne demeure en toi ». Nos anxiétés, nos craintes, nos tristessesviennent de ce que nous ne demeurons pas en Dieu, vers lequel nous allons et quiest un Père…

Quant à moi, je me trouve toujours à Tibhirine, avec nos nombreux pauvres etmalades. L’Algérie est engagée dans de nombreuses difficultés avec confusionspolitiques sociales et économiques. Je pense pour le Golfe, que la guerre n’aura paslieu mais que cette affaire va s’enliser dans les sables.

3 décembre 1990

Les événements, ne sont pas agréables. Et ici et ailleurs. La Paix : il ne peut yavoir de vraie paix que dans la mesure où les uns et les autres acceptent desprincipes communs. En cette période de l’Avent nous allons vers ce monde récon -cilié, qui est notre certitude, dans lequel tous sont réconciliés dans la communereconnaissance de même Dieu. La Paix, ne peut être réalisée en ce monde, c’est unedirection. On ne peut la tenir pour acquise, sauf au niveau de cette paix profondedu cœur. C’est cette paix, que je te souhaite, qui est l’anticipation de la Paix duRoyaume de Dieu.

3 février 1991

Ce que je redoutais est arrivé. Tous les mauvais instincts de l’homme sontdéchaînés. Tout l’Enfer se réjouit. Les ténèbres recouvrent la terre. Ce qui est beau,c’est ce qu’on ne voit pas, c’est ce qu’il y a au-delà de l’horizon.

Extraits de lettres de frère Luc

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J’espère que ton cœur est dans la paix, et que les choses visibles n’altèrent pasta sérénité.

Ici, peut-être connaîtrons-nous des moments difficiles.Actuellement, c’est le calme dans l’inquiétude. L’hiver est encore là, la neige

est tombée sur la montagne.

16 mars 1991

Dans quelques jours Pâques. Je te souhaite d’heureuses fêtes. Les armes se sonttues et de douloureux problèmes vont se poser. La Paix sur terre ne peut pasexister, la seule Paix que nous pouvons désirer, c’est celle du cœur. Pâques est larésurrection de Jésus : c’est notre propre Résurrection. Sans elle, notre vie seraitvaine et futile. Je crois à la vie du monde à venir et je l’attends.

Cette vie que sera-t-elle? Après notre mort, au moment même, nous entreronsdans une autre dimension l’Éternité, bien différente du temps. Nous vivrons avecnotre propre corps mais sous une autre forme, une forme spirituelle, comment celase fera-t-il ? Mais c’est sûr, nous verrons Dieu, et là où est le Jésus de la résur -rection, nous serons. Le monde est douloureux. Dieu entend toutes les prières,celles qui ne sont pas prononcées et qui agitent le fond des cœurs.

13 mai 1991

Dans un mois les élections en Algérie. Je redoute des violences. Ces électionsorientent le destin de l’Algérie. Que sera l’avenir? Bientôt j’aurais soixante-dix-huit ans – quarante-cinq ans de présence à Tibhirine – c’est peu et c’est beaucoup.

Il pleut souvent ; J’ai l’impression d’être en Normandie. Le soleil est rare aussile printemps n’est-il pas triomphant et les fleurs ont de la peine à surgir. J’espèreque vous allez bien et que la vallée du Rhône promet une belle récolte de fruits.Souvenir merveilleux, d‘autrefois, quand je descendais de Lyon à Romans par cettevallée couverte d’arbres en fleurs à Pâques. Merci pour votre inlassable charité. Lamisère est grande. Les prix flambent et beaucoup de chômage.

14 juillet 1991

Chômage, augmentation du prix des denrées, manque de logements, revendi -cations, toute l’économie est malade. Dans ce climat, la misère se développe. Lesdroits de l’homme sont bafoués un peu partout.

Et pourtant, l’Espérance est là. Elle veille à notre porte. « Ne jamais désespérerde la miséricorde de Dieu » (n° 72 de la Règle).

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29 février 1992

Sans doute, vous devez suivre par l’image ou la lecture les événementsd’Algérie. La répression n’est ni une solution ni un but. Le problème essentiel estle problème économique, et l’économie actuellement tend vers zéro. Aussi la misèreest grande. La pénurie de médicaments est grande. On trouve difficilement del’aspirine !

Le monastère est toujours là. Il traverse les tempêtes. Sa devise pourrait êtrecelle de la ville de Paris « Fluctuat nec mergitur ».

9 avril 1992

À notre âge, le seul fait important qui doit retenir toute notre attention et fairebattre notre cœur c’est la Mort et la Résurrection du Christ. Les autres événementsne sont que des faits divers. De la mort de Jésus, s’écoule sa vie en nous. Sa mortest la porte qui s’ouvre sur le lieu où notre cœur sera pleinement satisfait.

La situation économique et politique de l’Algérie est dangereuse. La violenceest à la porte. Chaque jour avec les malades je vois défiler la misère et la détresse.Devant le bureau où je t’écris, l’image du Christ souffrant de Rouault me regarde.C’est plus parlant qu’un texte.

5 septembre 1992

La situation en Algérie est toujours confuse et trouble. L’économie ne démarrepas et la vie est très chère… La grosse chaleur est partie, les vendanges approchent.

Je suis malade. Je fais ce que je peux. L’essentiel n’est pas de réussir mais dedevenir un homme créateur de joie et plein de joie lui-même parce qu’il est fils deDieu et chrétien…. Priez pour moi, pour qui le jour baisse.

31 octobre 1992

Demain 1er novembre, fête de tous les Saints, connus et inconnus, cachés ousur les autels. Le temps s’écoule très vite et bientôt le Christ viendra. Ce sera leroyaume de Dieu où les valeurs de ce monde n’auront plus cours, mais seulcomptera l’Amour. Après notre mort physique je pense à la résurre c t i o n .Comment? Ce sera une métamorphose, ce sera toujours nous mais nous entreronsdans une autre dimension « l’Éternité », nous aurons quitté le temps. Mystère deFoi.

Extraits de lettres de frère Luc

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10 novembre 1992

Il ne faut pas laisser vagabonder notre imagination, pour dire que dans la vieéternelle, les choses sont comme ceci ou comme cela. C’est certain nous ressusci -terons avec toute notre histoire personnelle. Mais entre ce que nous sommesmaintenant et ce que nous serons il y aura discontinuité - la même discontinuitéqu’entre la graine et la plante - ce sera notre même identité, mais nous auronslaissé l’espace et le temps, pour entrer dans une autre dimension l’Éternité.

Ici l’avenir se présente avec incertitude et le présent dans la détresse. Dieu estAmour et Sainteté, le saint est irrigué par l’amour et par Dieu lui-même. Malgrénos résistances l’Amour réussit un peu à passer à l’homme.

23 novembre 1992

Ici pour l’avenir c’est l’incertitude, pour le présent la détresse. Les lendemainsqui chantent ne sont pas encore là, les attentats persistent…

Quant à moi, je suis proche de la sortie. Comme le voyageur sur un quaij’attends le signal, les mains ouvertes et vides, me confiant uniquement en laMiséricorde de Dieu.

3 janvier 1993

L’Algérie présente toujours des convulsions ; la guérison n’est pas encore pourdemain. Le problème est économique, mais surtout politique.

La neige est sur les sommets, nous sommes à mille mètres d’altitude. Les« Laudes » du matin de Noël ont été accompagnées par le bruit des armes automa -tiques.

2 février 1993

Ici à Tibhirine nous vivons dans la violence et les fluctuations politiques etreligieuses.

3 février 1993

J’ai soixante-dix-neuf ans - et quarante-sept ans de Tibhirine - vieux et malade,je continue…

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L’Algérie est toujours dans la détresse politique, économique et sociale… Avecla violence.

Devant ce spectacle, il faut louer Dieu et s’émerveiller quand même. Les fleurspoussent dans les endroits les plus inattendus.

22 février 1993

Le temps de Carême est là. En ce moment je prie beaucoup. Je m’efforce derépondre à la question que Jésus me pose : pour toi, qui suis-je ? À la fin de cettepériode liturgique je désirerais pouvoir dire :

- Seigneur, pour moi tu es la Résurrection et la Vie.Je prie beaucoup actuellement pour ceux que j’ai connus et qui ne sont plus et

pour les vivants. Je prie pour le monde.

13 mars 1993

(…) Le temps est humide et pluvieux, et nous progressons dans le Carême.Cette progression ne se fait pas au hasard. Nous tendons vers un but et ce but estcertain et vrai : la Résurrection. Résurrection dès cette vie dans l’obscurité, et dansla lumière après notre mort.

L’Algérie marche toujours dans la violence et la détresse. L’horizon est bouché.

4 mai 1993

La situation se durcit : gouvernement et islamistes. Résultat : accroissementde la violence et de la détresse.

Devant ces événements et ceux du monde, que faut-il penser? Dieu ne restepas sourd à nos prières, mais il ne change pas le cours des choses. « Les choses sontce qu’elles sont ». Mais il nous fait le don de son Esprit ; cet Esprit fait allianceavec notre liberté et nous donne la force de les supporter ou de les modifier si nousle pouvons.

2 juin 1993

Comment agit l’Esprit Saint ? Il ne vient pas modifier les événements. Il laisseles hommes tuer… etc, mais quand ceux-ci reconnaissent leurs péchés, il se faitpardon. L’Esprit travaille chaque homme en son cœur pour que naisse l’hommenouveau.

Prie bien pour moi afin que je ne fasse pas obstacle à l’Esprit.

Extraits de lettres de frère Luc

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9 juin 1993

(Suite à l’annonce de la mort d’un ami) Nous ressemblons à des arbres qui enhiver sont dépouillés peu à peu de leurs feuilles. Tous ceux que nous avons connusnous quittent.

2 août 1993

C’est un homme malade et usé qui t’écrit, mais non désabusé, car il a en lui lajoie de se savoir plus proche de la résurrection et de la Vie que l’enfant qui vient denaître ; chaque jour je recommence et je continue.

14 août 1993

La Paix est un bien inestimable, surtout la Paix en soi - car bien souvent leshommes et les événements déchirent la paix extérieure -… Ici en Algérie, laviolence persiste et la détresse, pour une partie de la population. Mais ces actes deviolence, pour les Algériens sont devenus de la routine !

L’homme qui t’écrit est usé par la chaleur et le travail. Mais je ne suis pasdésabusé. La Résurrection est déjà là, dans l’attente que l’on a. La mort n’aura pasle dernier mot. Je ne crois pas plus à la mort qu’aux puissances de ce monde.

28 août 1993

En ce jour de la St Augustin, vous m’avez comblé (…) Le 28 août 1946, jedébarquais à Alger, jour de la St Augustin. Cela fait exactement quarante-sept ans.Que d’événements se sont depuis déroulés ! Je demande à Dieu de me pardonnertoutes mes insuffisances et défaillances. St Augustin est le Docteur de l’Amour. Ila beaucoup médité l’évangile de St Jean. En réalité, à la fin de notre vie, nousserons jugés sur l’Amour.

Je vous demande de prier pour moi afin d’avoir pendant le temps qu’il me resteà vivre une étincelle de véritable Charité car, sans elle, mes actions sont vides.

9 octobre 1993

En Algérie, la violence se poursuit sans trêve envers les personnes et sur lesbiens de l’état. Actuellement je ne vois pas de solution et d’issue au problème et lamisère s’étend. Dans trois mois j’aurai quatre-vingts ans. J’ai passé plus de

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quarante-sept ans de ma vie à Tibhirine. Je suis vieux, fatigué, malade, mais nonlas. Avant que le Seigneur ne me rappelle à Lui, je souhaite que la paix s’installesur cette terre que j’ai bien aimée. La chaleur est partie, c’est la fraîcheur et presquele froid. Toujours beaucoup de monde à l’hôtellerie et au dispensaire. Le F. Philippeest rentré du Liban, sa présence est précieuse car nous sommes peu nombreux et leP. Amédée vient de partir pour une intervention chirurgicale en France.

Priez pour moi, afin que je vieillisse dans la Paix, la sérénité et la joie.

17 novembre 1993

Ici la situation est devenue inquiétante, peut-être sera-t-elle pour l’avenirdangereuse… La mort… Ce serait un témoignage rendu à l’absolu de Dieu.

Je suis comme un vieux manteau, usé, troué, rapiécé mais là-dedans mon âmechante encore.

Noël bientôt. Un libérateur nous est né.Depuis le 1er décembre 1993, un ultimatum du GIA a été adressé à tous les

étrangers pour qu’ils quittent le pays.

Le soir de Noël 1993, les frères de Tibhirine reçoivent au monastère la « visite »de l’émir du GIA Sayyah Attiyah avec une bande armée. Ils viennent demanderdes médicaments, de l’argent et veulent emmener avec eux le frère Luc. Christiande Chergé s’oppose à ces demandes non sans prendre beaucoup de risques.Quelques jours auparavant, quatorze Croates qui travaillaient sur un chantier ontété assassinés à Tamesgida, à quelques kilomètres du monastère. Ils étaientconnus des frères car ils venaient au monastère pour les fêtes. Finalement l’émirquitte les lieux mais il promet de revenir… Les frères vont célébrer la nuit de lanativité. Pour eux la question se pose désormais de leur départ. Après réflexion,ils font le choix de re s t e r. Comment quitter sa vie, l’Algérie, les voisinsmusulmans, l’Église d’Algérie? Mais la violence se déchaîne autour d’eux et ilssavent que l’éventualité d’une mort violente n’est pas à exclure. Chacun pour sapart et la communauté dans son ensemble se prépare à cette éventualité. Lacorrespondance de frère Luc laisse entendre ce climat de violence et le chemin dedon de soi.

9 janvier 1994

Ici notre situation est inconfortable et dangereuse. Nous vivons dans un climatde violence. Nous sommes isolés, nous sommes seuls, mais le Seigneur est avecnous. Nous restons (cinq religieux), nous persistons dans la Foi et la Charité.

Extraits de lettres de frère Luc

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janvier 1994

Malgré le contexte difficile nous persistons à rester dans la Foi et la Charité.Que peut-il nous arriver? D’aller voir Dieu et d’être baigné dans sa tendresse.

Le Seigneur est le grand miséricordieux et le grand pardonneur.

20 janvier 1994

Que vous dire ? Notre situation est dangereuse, à la merci des nombreusesfluctuations politiques et religieuses de l’Algérie. Mais nous restons au monastère.Actuellement nous sommes 6 religieux. Aussi longtemps que nous faisons de notrevie un but en soi ne subsiste aucune raison de vivre, car tout se termine par lamort. C’est dans le Christ que nous découvrons le sens profond de notre vie. Ceque Dieu demande est que nous Lui fassions confiance à Lui et au Christ. Priezpour moi, priez pour nous. Je ne vous oublie pas, je ne vous oublierai pas.

30 janvier 1994

Merci d’avoir fait célébrer le 30 janvier une messe à la Grande Chartreuse. Jevous fais une confidence, j’avais hésité entre la Grande Chartreuse et la Trappe.Avant l’arrivée des Chartreux en 1940, j’allais souvent à la Grande Chartreuse(une distance de 45 Km nous séparait seulement). Mon cœur a battu trèslongtemps pour ce monastère, à quatre-vingts ans j’en ai encore la nostalgie.

3 février 1994

Nous sommes encore vivants - et bien vivants - décidés de demeurer dans cemonastère dans la Foi et la Charité.

9 février 1994

Ici, malgré l’élection d’un nouveau président, toujours règnent la confusion etla violence. De plus, situation économique très difficile… Vendredi, début duRamadan. L’Avenir? Nous faisons confiance à Dieu.

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12 février 1994

J’ai donc quatre-vingts ans. Il faut regarder sa vie avec bienveillance etdouceur. Tous les jours nous allons vers l’anniversaire de notre mort. À la manièredes vagues qui ne modifient pas la profondeur de la mer, ainsi les événements à lasurface de notre vie ne modifient pas le sens de celle-ci, qui doit rester un cheminvers Dieu. À mon âge on franchit un seuil plein de mystère où, comme le ditl’Ecclésiaste, les chansons se taisent et où l’on éprouve des frayeurs dans lechemin.

Si je ne meurs pas de mort violente mais de maladie, je désire qu’à mon derniermoment, on me lise la page de l’Évangile : L’Enfant prodigue. Comme ce dernier,je me précipiterai dans les bras du Père, car sa miséricorde et sa tendresse sontinfinis.

La situation est ici toujours confuse et dangereuse.

En 1994 : texte manuscrit donné à un jeune algérien et conservé, encadré,par les parents :

Pourquoi nous attacher à tant de choses, alors que nous devrons tout quitterun jour?

Pourquoi tenir avec tant d’acharnement à la vie alors qu’il est absolumentcertain que nous mourrons ?

Vivre, c’est se détacher.

6 mars 1994

Quand tu liras cette lettre, le carême sera sur le point de s’achever et la lumièrede Pâques commencera à luire. Chaque année, avec attendrissement etémerveillement, je vois les premiers amandiers en fleurs. Le printemps chezl’homme, chez le chrétien, réside dans l’offrande de sa vie à Dieu, offrande qu’ilfaut renouveler chaque jour au fil des années. Mais au bout de la route, c’estPâques avec sa Lumière et sa Joie.

Ici la violence persiste.

25 mars 1994

Quand tu liras cette lettre ce sera Pâques. Le Christ nous montre le chemin.La mort est le « Passage » obligé. Que sera pour nous cette mort ? Violente, ou auterme d’une maladie? C’est l’imprévu de toute vie. Quand l’heure sera venue, je

Extraits de lettres de frère Luc

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me présenterai à Dieu comme le mendiant, les mains vides, couvert de plaies. Nousmarchons vers Lui par la pauvreté, l’échec, et la mort. Le christianisme estl’inversion de toutes valeurs. J’irai vers Dieu, mon Père, comme ceux qui sont sansdomicile fixe, pour rejoindre une demeure stable et définitive. Ma seule confiance,ma seule Espérance est la Miséricorde infinie de Dieu qui nous accueille chacuntel que nous sommes. Malgré les malheurs de la vie, c’est une grâce d’être né, carau fond du mal il y a quelqu’un. Le secret de la vie est d’« Aimer ».

1er mai 1994

La situation est toujours violente. Nous sommes dans l’œil du cyclone mais lamenace s’est éloignée. Notre hôtellerie se vide. Les coopérants sont partis et ceuxqui restent - religieux ou laïcs - redoutent le voyage. Tout le monde est las, fatigué,dégoûté.

À quatre-vingts ans dépassés, je ne suis pas dégoûté mais fatigué. Je vois sanscrainte le jour qui décline.

25 mai 1994

Merci de nous suivre par la pensée, au milieu des événements d’Algérie. Unreligieux et une religieuse ont été assassinés. Pas de trêve pour la violence.

Nous sommes ici sept religieux et nous persistons. Nous sommes commel’oiseau sur la branche prêt à s’envoler vers d’autres cieux ! Des cieux nouveaux etune terre nouvelle. Partout où nous allons, partout où nous sommes, Dieu nousaccompagne. Dieu n’est pas contre nous mais avec nous. Quand nous débar -querons de cette planète, encore tout plongés dans nos préoccupations terrestres,nous n’aurons pas peur, car en franchissant le seuil angoissant de la mort, noustrouverons le Christ qui nous introduira dans la maison du Père.

15 juin 1994

La violence persiste. Elle ne dit pas son nom, mais c’est une guerre civile.Comme un train qui entre bientôt en gare, je désirerai ralentir… Mais harcelé

par les pauvres et les malades, je persiste et, chaque matin, je recommence. Il faitmoins chaud aussi peut-on dormir.

En raison des événements et de notre situation géographique, l’hôtellerie estpeu fréquentée.

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Juin 1994

Nos conditions de travail ne changent pas. Je lisais dernièrement cette penséede Pascal « Les hommes ne font jamais le mal aussi complètement et joyeusementque lorsqu’ils le font pour des raisons religieuses ».

12 juillet 1994

Ici, il fait très chaud et de plus le feu a été mis aux montagnes face aumonastère. La violence persiste et s’exaspère.

Le 11 juillet, douze morts à Alger. Je ne pense pas qu’un dialogue soit possible.C’est une épreuve de force. Et nous, nous demeurons toujours à Tibhirine dans uncontexte difficile. C’est pour le moment un lieu de calme et de paix.

L’Avenir ? J’ai plus de quatre-vingts ans. La peur c’est le manque de foi, la foitransforme l’angoisse en confiance. Alors de quoi et de qui pourrions-nous avoirpeur ?

Priez pour moi, je ne vous oublie pas, je ne vous oublierai pas…

26 juillet 1994

La situation est toujours violente et complexe. Mais le Monastère baigne dansla Paix.

21 août 1994

Ici la violence s’intensifie. Je ne vois aucune solution aux problèmes.

19 septembre 1994

Christian vient d’arriver avec dans ses bagages Célestin (six pontages).Mon ami le Professeur Guillemin est mort. C’était un élève de Clavel, et moi

aussi. Ma douleur est grande. Pour moi Guillemin était plus qu’un frère, un ami.Il avait quatre-vingt-deux ans.

La mort est un accident physique, qui nous libère des servitudes physiques. Cen’est pas la fin mais un commencement. La Résurrection n’est pas pour demain,mais pour aujourd’hui quand dans le ciel de notre âme nous retrouvons avec levisage du Seigneur les visages de ceux que nous avons aimés.

Extraits de lettres de frère Luc

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24 octobre 1994

Avec quelle joie et quelle reconnaissance, j’ai reçu votre mandat. La misères’étend comme de l’huile. Le 23 octobre, deux religieuses ont été assassinées àAlger.

La situation devient de plus en plus violente et… confuse.Nous persistons à rester. Harcelé, je suis, par les pauvres et les malades.Dans un cirque les artistes travaillent avec un filet. Je travaille, moi, avec la

confiance en Dieu et une Espérance aveugle.

2 novembre 1994

Il y a une histoire visible et une histoire invisible (Marthe Robin que j’aiconnue). L’histoire visible met en scène des violences, des intellectuels – et denombreux comédiens – elle est à base d’ambitions et de vanités. Mais l’histoireinvisible est une conversation de Dieu avec les âmes.

8 novembre 1994

Celui qui porte en son cœur la plaie d’un deuil se pose cette question : commentjoindre celui que j’aimais? Car nous sommes convaincus qu’un amour doit durer.En ce monde, il n’y a de vraie rencontre qu’en Dieu. Atteindre un mort, c’est leretrouver en Dieu qui vit en nous. Il n’est pas d’autre chemin que d’intériorisernotre vie pour vivre en Dieu.

Ici les temps sont mauvais, nous vivons dans la violence et l’ineptie. Ainsi, onsait à quoi s’en tenir sur le monde. Vieux (j’aurai quatre-vingt-un ans dansquelques mois) et malade, je suis toujours harcelé par les pauvres et les malades.Ma seule défense est une Espérance aveugle en Dieu. Il faut savoir passer puismourir. Que ce soit dans la Paix du Christ en pleine lucidité et dans l’amour deshommes !

25 novembre 1994

Des pluies abondantes et dévastatrices n’ont pas éteint la violence qui s’infiltrepartout. Deux partis sont en présence, l’un veut garder le pouvoir, l’autre s’enemparer. Ils se battent le dos au mur. J’ignore quand et comment ça finira. Enattendant, j’accomplis ma tâche, recevoir les pauvres et les malades, en attendantle jour et l’heure de fermer les yeux pour entrer dans la maison de Dieu dont laporte s’ouvre toujours pour qui y frappe, sans crainte d’être importun.

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Il ne s’agit pas de mourir, mais de ne point mourir en triomphant tous les joursde la mort, laissant respirer en nous la présence divine.

20 décembre 1994

Plus je vis, plus je pense au Christ. Avec le temps et les événements actuels, jele comprends mieux. Autrefois, je le voyais dans le passé, maintenant Il est là.

15 janvier 1995

À l’âge de quatre-vingt-un ans, la mort est une compagne mais il ne faut pasredouter le passage sur l’autre rive, Dieu nous y attend pour nous juger avec « lamagnifique injustice de l’Amour ». Il fait froid, je regarde tomber la neige sur cepaysage que j’ai contemplé depuis quarante-huit ans.

Au soir de ma vie, je ne regrette rien. Une seule tristesse « n’être pas un saint »comme le dit Léon Bloy dans la dernière page de son livre « La femme pauvre ».

Quand liras-tu cette lettre ? Les relations avec la France sont coupées, avions,bateaux sont suspendus. Ici c’est toujours la violence, les gens de Médéa neviennent plus, bien que la distance ne soit que de huit kilomètres. Ils ont peur.Seuls persistent les pauvres et les malades.

29 janvier 1995

Le 31 janvier, j’aurai quatre-vingt-un ans. Depuis quarante-neuf ans, jecontemple le paysage de montagnes qui entourent le monastère. Pour combien detemps encore, le verrai-je?… La violence s’amplifie et le ramadan est là. Je vistoujours au milieu des pauvres, des malades, des écrasés de la vie. Comme lechantait Edith Piaf « Je ne regrette rien »1.

31 janvier 1995

La violence s’intensifie ; le 30, attentat à Alger (trente-huit morts, deux centcinquante blessés) le mois du Ramadan qui débute va être meurtrier. J’imagine malquand et comment cela finira ?

Extraits de lettres de frère Luc

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1. Frère Luc avait souhaité que cette chanson soit écouté lors de ses obsèques.Elle fut effectivement interprétée lors de la célébration à Notre - D a m ed’Afrique.

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Nous restons à Tibhirine sept religieux. Beaucoup de religieuses et religieuxont quitté l’Algérie.

Comment rassurer et stabiliser ce « monstre d’inquiétude » qu’est l’homme,comme le dit Péguy ? En s’appuyant chaque jour de plus en plus sur Dieu.

Le soleil brille, la neige a disparu. Les amandiers sont en fleurs. C’est unvéritable printemps.

Priez pour moi, priez pour nous maintenant et à l’heure de la mort.

15 février 1995

Le monastère est un îlot battu par la tempête. Mais nous persévérons.

26 février 1995

Actuellement toujours la violence et l’incertitude sur les jours qui viennent?Je me trouve dans cette zone incertaine où les frontières entre la vie et la mort sontincertaines. Le consentement à la mort ouvre en nous une brèche par où Dieu faitirruption. Quand on meurt, on tombe en Dieu… On ne peut que prier devant lesévénements qu’on est impuissant à modifier.

19 mars 1995

Ici le soleil brille. Dieu m’a donné le loisir encore de voir tomber les feuilles àl’automne et de contempler les amandiers en fleurs. Que la nature est belle à lasortie de l’hiver ! Hélas la violence est toujours là, violence aveugle. On est partipour la guerre de « cent ans ». Il n’y a pas de véritable amour de Dieu, sans unconsentement sans réserve à la mort.

31 mars 1995

Quand tu liras cette lettre, le Seigneur sera en croix. Craindre Dieu, C’estvivre de sa présence et cette crainte exclut toute autre crainte. Au cours de lasemaine Sainte, les textes nous rappellent que Jésus a été le serviteur souffrant parobéissance, obéissant en tout jusqu’à la mort. Et pourtant, Jésus apparaît commel’homme libre par excellence, libre en tout.

Aimer Dieu en vérité, c’est donc accepter la mort sans réserves.

Chemins de Dialogue

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28 mai 1995

Parce qu’elle est une rencontre avec Dieu, la mort ne peut être l’objet deterreur. La mort c’est Dieu.

5 juin 1995

Ici on prépare les élections présidentielles. En France les élections se font sansvictimes. Ici, on doit redouter des morts… La chaleur est intense. Et l’eau va sefaire rare. Ma respiration devient difficile et pénible…

Si le Père infirmier pouvait m’envoyer de la « Ventoline ».Priez pour moi, et pour Tibhirine maintenant et à l’heure de notre mort.Je ne vous oublie pas, je ne vous oublierai pas.

11 juin 1995

Je viens de recevoir deux colis… Avec joie et allégresse je les ai réceptionnés -je ne recevais plus rien. Ces deux colis sont pour moi la bouffée d’oxygène. Merci,merci - je reprends ainsi courage malgré les événements. La violence est toujoursla même. Je ne vois pas la solution ni l’issue du problème. L’élection d’un présidentn’amènera pas la diminution de la violence.

Pour un chrétien la mort ne peut être objet de terreur - la mort c’est Dieu.Paradoxe du christianisme la mort est le commencement de la vie.

25 juin 1995

Devant le spectacle de tout ce qui contredit l’Amour, en dépit de toutes lesapparences contraires, le mal sans cesse renaissant, il faut tenir pour un « DieuAmour » - Si on ne voit rien au-delà de ce qu’on voit, le visible n’est que l’imagedu néant, amputé de l’invisible. On se heurte à l’absurde.

27 juin 1995

Je ne songe ni à partir ni à m’évader. Je creuse plutôt la place étroite qui m’aété donnée. On y trouve Dieu et tout. L’amour creuse.

Je suis usé, mais chaque jour je recommence.

Extraits de lettres de frère Luc

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7 juillet 1995

Pour moi, j’ai l’impression d’un navire qui va bientôt entrer au port, parviolence ou temps calme, je ne sais.

Le rôle que j’ai joué ici-bas a été très effacé, j’ai été le dernier des mendiants.Pendant cinquante ans j’ai vécu au milieu des pauvres et des écrasés de la vie.

6 août 1995

Si, à l’heure venue, la mort nous apparaît comme une étrangère importune,c’est que le Christ aura toujours été pour nous un étranger importun.

14 août 1995

Beaucoup de nos amis disparaissent… Mais la mort est nécessaire. Sans elle,la vie de l’homme serait misérable… Je ne reverrai plus la France, j’irai vers le paysoù coulent le lait, et le miel, la Terre Promise.

26 août 1995

Ici la violence devient plus violente. Je doute que des élections puissent sedérouler normalement.

La confiance en Dieu est une des qualités principales du chrétien. Demain,c’est le secret de Dieu. Dans cet inconnu, il se cache. Il est dans les événements. Ilest dans la vie et la mort, la maladie et les malheurs. Dieu est toujours en nous. Ilnous redit : ne crains rien, je suis avec toi. Prie pour moi afin que ma confiance enDieu soit absolue.

3 septembre 1995

Ici la cloison qui sépare la vie de la mort est très fragile mais la mort nous faitpasser des incertitudes de ce monde à la Paix et à l’Amour. Ainsi il est bon que lavie arrive à son terme. La confiance en Dieu est une des qualités principales deschrétiens.

Chemins de Dialogue

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18 septembre 1995

Nous demeurons toujours dans le monastère au milieu d’un contexte difficile.La violence persiste, malgré le dialogue. L’avenir en Algérie? On ne voit pasd’issue.

20 septembre 1995

Ici la violence à l’approche des élections s’exagère. Nous n’avons pas le droitde demeurer indifférent devant le mal, mais nous ne devons pas nous troubler. Ilnous faut apprendre à voir le mal comme Dieu le voit. Le monde des hommes estun immense champ de souffrances et d’atrocités qui leur cachent le visage de Dieu.Les hommes sont aimés de Dieu et sauvés par Jésus-Christ.

Prie pour moi afin que je me livre entièrement à Dieu.

22 septembre 1995

Bientôt le 1er novembre. Cette fête de tous les Saints est une Espérance. Àl’approche de la mort, ne cherchons pas à être assuré de notre vertu, mais sachonsseulement que Dieu seul est Saint, que Lui seul est bon. Si on aime la vraie vie, onpense souvent à la mort. Ne pouvant plus nous appuyer sur rien, nous n’avonsrien à perdre et rien à craindre. L’Amour de Dieu pour nous est infini, il ne faitl’objet d’aucun marché. Dieu nous donnera gratuitement ce que nous n’avons pasmérité et celui qui refuse la miséricorde de Dieu n’aime pas Dieu.

27 septembre 1995

Le froid est arrivé avec pluies et orages. Je vais un peu mieux et je poursuismon travail avec la santé précaire… Prie pour moi afin que ma confiance en Dieusoit sans limites.

6 octobre 1995

La violence s’exaspère en fréquence et en intensité. Devant tant d’atrocités,certains s’étonnent du silence de Dieu. Mais le Christ en croix a été dans ledénuement et l’abandon absolu. Le 6 octobre : Saint Bruno. En ces temps troubléset malheureux, il serait bon de méditer la devise des Chartreux « Le monde tourne,la Croix demeure ».

Extraits de lettres de frère Luc

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19 novembre 1995

J’espère que cette lettre te parviendra la veille de Noël. Dieu naît à Bethléem,pour naître dans notre cœur, c’est le mystère que nous sommes appelés à vivre.Quand on ne désire que Dieu, on devient soi-même le Royaume de Dieu.

4 décembre 1995

Nous avons un président qui se succède à lui-même. Mais les problèmes nesont pas résolus pour autant, et la violence refait surface. Ma présence ici n’est pasnécessaire mais peut être utile. Le 31 janvier 96, j’aurai quatre-vingt-deux ans, jesuis malade, cœur et poumons, mais tant qu’il reste un peu de jour, dans uncontexte difficile, je me dois aux autres – aussi je ne peux quitter Tibhirine. « Queton règne vienne ». Il ne faut pas rechercher ce qui est « sien ».

À Noël, Jésus nous apprend à le rencontrer dans la vie quotidienne sous uneautre forme : sa présence dans l’homme. À nous de le découvrir à chaque rencontre.

Prie pour moi afin que Jésus soit dans mon cœur et que ce cœur ne soit pas uneétable.

26 janvier 1996

La violence refait à nouveau surface, elle semble sortir de terre. Je m’occupetoujours des malades, des pauvres, des écrasés de la vie, des désespérés.

Et que « Ma joie demeure » je le demande à Dieu. En face de tant de mal ici etailleurs, que le Seigneur nous garde dans sa Paix et sa joie jusqu’au jour où il nousfera signe et surtout « n’ayons pas peur. » Sa Miséricorde est infinie.

27 janvier 1996

Ici malgré la présence du président, la violence est toujours la même, ellesemble sortir de terre.

Le 31 janvier j’aurais quatre-vingt-deux ans et je suis encore vivant malgré lesembûches de la maladie et de la violence.

Je m’occupe toujours des malades, des pauvres, des écrasés de la vie, des déses -pérés. Je fais ce que je peux avec ce que j’ai. J’unis ma détresse à la leur.

Je lis et relis le livre de Job.

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5 mars 1996

Ici la violence est toujours présente - c’est une violence aveugle. La morttouche tout le monde, mais personne ne s’en émeut. L’élection d’un président n’arien résolu. Comme tu le dis, c’est le monde qui est malade. Aussi c’est en soi qu’ondoit se faire une retraite et un lieu pour conserver la sérénité…

15 mars 1996

J’ai donc quatre-vingt-deux ans. Un homme âgé n’est qu’une chose misérable,à moins que son âme chante. Priez pour moi afin que le Seigneur me garde dans lajoie.

À nouveau notre région est plongée dans les horreurs de la violence. Dieu neveut pas le malheur. Il se trouve avec les victimes. Dieu avec nous.

Je peux poursuivre mon activité. J’ignore quand et comment tout cela finira.Priez pour moi.

24 mars 1996

Nous ne pouvons exister comme homme qu’en acceptant de nous faire imagede l’Amour, tel qu’il est manifesté dans le Christ, qui juste a voulu subir le sort del’injuste.

•••

Le 26 mars, frère Luc était enlevé avec six de ses frères. Au terme de deux moisd’enlèvement, ils furent assassinés, le 21 mai 1996. Ils reposent dans le cimetièrede Tibhirine. Leur rayonnement ne cesse de s’étendre. Frère Amédée et frère Jean-Pierre, qui ne furent pas enlevés, poursuivent dans leur fidélité à la vie monas-tique le martyre du quotidien à Midelt et assurent la continuité de Tibhirine,présence monastique en terre d’islam, lueur d’espérance pour notre temps, signedu temps qui vient où Dieu sera « tout en tous ».

Extraits de lettres de frère Luc

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PRIER 15 JOURS

avec

Christian de Chergé

Prieur des moines de Tibhirine

Par Christian Salenson

Christian de Chergé va nous guider durant ces quinze jours de prière et deméditation, en particulier dans une spiritualité de la rencontre et de l’ouverture àl’autre.

Nous vivons désormais dans une situation de pluralité religieuse qui nous metde plus en plus en contact avec des croyants d’autres religions. Les chrétiensengagés avec l’ensemble de l’Église, apprennent à vivre cette situation relati-vement nouvelle comme une chance pour la foi. Christian et ses frères sont despionniers et, d’une certaine manière, nous ont balisé la route.

Ces quelques méditations peuvent nous aider à devenir avec Christian et sesfrères, « priants parmi d’autres priants ».

MontrougeNouvelle Cité2006

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Marie-Dominique Minassian

FRÈRE CHRISTOPHE : PRIANT PARMI LES PRIANTS1

Le cheminement de frère Christophe n’en fait apparemment pas unspécialiste du dialogue islamo-chrétien. Il n’a suivi aucune formationspécifique et n’a jamais vraiment réussi à apprendre l’arabe. En revanche,la suite du Christ l’a amené en terre d’Algérie qu’il a aimée, au point dese donner avec ses frères, tenant jusqu’au bout leur mission ecclésialed’amitié avec leurs voisins algériens. Un des messages que nousrecueillons à la lecture de ses écrits, c’est une manière d’entrer en relationavec l’autre et de la cultiver, une qualité de regard, une manière de vivrela Bonne Nouvelle, sans forcément la verbaliser.

Enseignant-coopérant à Alger

L’itinéraire de frère Christophe l’emmène pour la première fois enterre d’Algérie en 1972. Il a alors vingt-deux ans et se retrouve dans unquartier populaire d’Alger - Hussein Dey - comme coopérant, affectécomme enseignant dans une école auprès d’enfants en difficulté. Il porteà cette époque déjà le désir de la vie religieuse. Il en avait exprimé le projetaux Petits Frères de Jésus desquels il s’était rapproché, après sa décou-

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1. Cet article s’inscrit dans une recherche effectuée dans le cadre d’une thèse dedoctorat à la Faculté de théologie de l’Université de Fribourg, recherche intitulée :« La spiritualité de frère Christophe moine-martyr de Tibhirine : élémentsd’une théologie du don ».

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verte des écrits de Charles de Foucauld. Les petits Frères ayant éxigé qu’ils’acquitte de ses obligations militaires, Christophe avait souhaité êtreenvoyé dans un pays où il pourrait être proche d’une fraternité de PetitsFrères. Il avait donc transmis la liste des pays où les Petits Frères étaientprésents, et une relation de la famille avait rendu possible cette affectation« spéciale », précisée par une correspondance avec le vicaire général dudiocèse d’Alger. C’est ainsi que Christophe, issu d’une famille plutôtbourgeoise, rencontre pour la première fois le visage de pauvreté de lacapitale algérienne : un petit « choc », confiera-t-il à ses parents. Sa corres-pondance avec eux est très régulière. Elle est nourrie de son quotidienavec les enfants à l’école, de ses rencontres, d’anecdotes, de sa vie departage avec le Père Carmona, alors curé d’Hussein Dey. Elle est ausiponctuée de demandes de Christophe pour se faire envoyer livres,vêtements, pour lui-même ou pour d’autres. De fait, les colis en prove-nance de France sont nombreux, et remplis de toutes choses manquantd’évidence à Alger. Durant ces deux années de coopération son choix devie religieuse va se préciser, non pas en direction des Petits Frères de Jésuscomme il le pensait en arrivant, et qu’il a côtoyés durant son séjour, maisvers la Trappe de Tibhirine. Dans ses notes personnelles de l’époque,Christophe relève qu’il est attiré par la pauvreté et la simplicité de ceshommes, leur vie rude et en pure perte à vues humaines, ainsi que leurliturgie « poignante ». C’est donc avec le projet d’intégrer la petitecommunauté de Tibhirine qu’il écrit au père abbé de Tamié pour recevoirsa formation monastique, de préférence à Aiguebelle la maison-mère,Tibhirine n’ayant pas de noviciat. Christophe est accueilli à Tamié. Il yconnaît la joie des premiers temps mais aussi les premières difficultés liéesaux exigences de la vie communautaire et à son tempéramentbouillonnant. Après dix-huit mois, un retour à Tibhirine est arrangé entreles supérieurs, malgré de fortes réticences, eu égard à la configurationcommunautaire de Tibhirine, peu apte au regard des frères à recevoir unnovice. La force de persuasion de Dom François de Sales - alors père abbéde Tamié - et la confiance en l’expérience du père Pierre Faye, à qui la finde la formation de Christophe est confiée, ouvriront finalement la voie àson intégration à Tibhirine au printemps 1976.

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Profès de Tibhirine

La purification entamée quelques mois plus tôt à Tamié continue sonœuvre en Christophe qui commence à sentir combien le chemin en Dieune peut qu’être un chemin reçu et non saisi. La clôture « ouverte » deTibhirine ne lui favorise pas le recueillement, et Christophe en souffre. Ledépouillement n’est pas qu’une idée ! Il est un genre de vie pour le moinequi s’est mis à la suite du Christ. Il n’est pas une fin en soi mais un moyen,une étape nécessaire – pour ne pas dire un mouvement continuel - sur lechemin qui conduit à s’attacher à l’essentiel. La confiance au cœur de cesdépouillements : c’est là l’invitation du moment. Elle est d’ailleurs aussile lot de cette petite Église d’Algérie que son pasteur, le Cardinal Duval,ne manque pas de confier à la prière des moines. C’est précisément sur cesocle de confiance que Christophe va prononcer ses premiers vœux le 31décembre 1976. Il n’y a pas alors de discours construit chez lui exprimantsa volonté de vivre ce don en terre d’islam, juste le sentiment diffus d’unappel, et une rencontre troublante intervenue quelques jours avant sesvœux, alors qu’il revenait d’Alger.

Il prend en stop un homme, la quarantaine, sur quelques kilomètres. Àpeine monté, celui-ci sort un Nouveau Testament de sa poche. Il s’ensuit undialogue entre les deux hommes que Christophe consigne dans ses notespersonnelles :

– « Oui, je sais (me dit-il alors que je lui disais qui j’étais). Regardez… »– « Quel livre préférez-vous? »– « St Jean, c’est le plus simple, le plus profond. Il parle toujours de

l’amour. Jésus, c’est l’amour… Je suis musulman. Jésus, il est dans leCoran. Le Coran c’est Jésus. J’aime aussi le Pentateuque (sic) qui montrel’effort de l’homme pour dominer la chair… Le christianisme c’est lachasteté… On a la même foi. Vous m’avez pris parce qu’on s’estreconnu… »

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Arrivés à destination, les deux hommes se quittent, s’embrassent etChristophe continue sa route avec au cœur cette phrase des pèlerinsd’Emmaüs : « “Notre cœur n’était-il pas tout brûlant quand il nous expli-quait les Écritures” - Alléluia sur plusieurs kilomètres… Joie - Sacrementde la rencontre ».

Cette rencontre illustre son être en chemin rejoint de l’intérieur par unmusulman, en cette terre commune - christique - du cœur où la rencontredevient possible. Elle désigne en l’Écriture le lieu de rencontre descroyants, le lieu de toute reconnaissance et donc de tout accueil. Cetépisode dessine au fond le chemin à parcourir pour Christophe qui estencore un tout jeune moine.

Moine à Tamié

Christophe continue son chemin. Cet amour l’appelle à se donnerplus. Il le ressent doublement se heurtant d’une part à sa sensibilité« excessive » qui le ramène si souvent à ses limites propres, même s’ilcontinue de croire à une fidélité possible malgré l’échec apparent, etd’autre part son incapacité grandissante à pouvoir vivre cette fidélité àTibhirine. À l’automne 77, faisant une relecture de l’année passée, iltrouve, dans le cours des événements, les traces de cette fidélité dansl’obéissance vécue de manière loyale envers ses supérieurs, faisantconfiance à leur discernement. Il trouve trace aussi de la présence deDieu… Mais l’option du retour à Tamié se fait plus précise.

Dans son analyse, Christophe pointe quatre lieux où il se trouve enrupture avec son expérience, ou risque de l’être sous peu. Il évoque toutd’abord l’épreuve qu’a constituée le changement de communauté. Noussavons que le noviciat est le lieu de « décantation » d’une vocation, letemps de son enracinement aussi avec des frères que l’on n’a pas choisis

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mais que l’on reçoit. Cette grâce de la communauté est évidemment trèsdifférente selon la physionomie de celle-ci. En cela, la formation initiée àTamié, constituée alors de plus de quarante frères, avec un noviciat trèsvivant et une structure de vie quotidienne et de travail porteuse, disposaitobjectivement assez peu Christophe à rejoindre une petite communautéde huit hommes, engagés pour la plupart depuis longtemps dans la viemonastique, et vivant dans une relative précarité liée à l’environnement.

Le deuxième point de son analyse rejoint le premier. Christophe ne sesent pas en mesure de grandir dans sa vocation monastique dans cesconditions concrètes de vie. Bien qu’admirant ses frères dans le don qu’ilsfont d’eux-mêmes dans ce contexte si particulier, Christophe reconnaît nepas être assez solide pour vivre dans cette liberté « marginale » qu’offre lapleine intégration des valeurs monastiques.

Un troisième obstacle est le départ annoncé du père Pierre Faye quil’accompagnait. Christophe trouvait auprès de lui l’affection et le soutienpour sa propre vie monastique. Il regarde donc ce départ comme un signede plus, allant dans le sens d’une impossibilité à continuer à l’Atlas.

Le dernier point que Christophe relève est bien réel et marginal, maispas nouveau, puisque déjà à Tamié le problème de conceptions différentesdans le domaine liturgique avait surgi et n’avait pas davantage trouvé sarésolution. Cette difficulté est donc manifestement liée à Christophe, cequ’il reconnaît humblement.

Christophe va donc quitter l’Atlas, la mort dans l’âme mais dansl’impossibilité d’y poursuivre sa vie monastique sans risquer de lacompromettre à terme. Tamié va constituer, non sans difficultés, le lieu deson mûrissement. Il va y faire profession définitive, changeant par le faitmême de stabilité et laissant à Dieu le soin de le conduire là où son cœurle pressentait.

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Envoi en mission à l’Atlas : corps-présence priante

Alors que frère Christophe poursuivait son chemin, comme moine deTamié prêté au monastère des Dombes, un appel est lancé par l’Église duM a roc à implanter une présence monastique. Christian de Cherg é ,devenu prieur de Tibhirine, relaie largement l’appel pour donner uneréponse positive et créer l’annexe de Notre-Dame de l’Atlas à Fès.Christophe, absent lors du passage de frère Christian à Tamié, entendcependant l’appel et se porte volontaire pour aider à la réalisation de ceprojet. C’est ainsi qu’il est envoyé par sa communauté de Tamié en terred’Algérie pour la seconde fois. Nous sommes en Automne 1987. L’envoien Algérie n’est plus directement lié au cheminement personnel deChristophe. Désormais, c’est clairement un envoi en mission qui regardel’Église et son besoin de présence priante au cœur d’un pays musulmanet qui intervient au moment où Christophe se préparait à cheminer en vued’une ordination presbytérale maintes fois repoussée…

La spiritualité de Christophe en arrivant en Algérie est une spiritualitéde l’enracinement. Son lieu désigné pour rencontrer l’autre n’est pasdifférent de celui emprunté pour rencontrer l’Autre : « Plus on devientchrétien conforme au Christ, plus on devient capable d’accueillir l’autre,et ici le musulman, dans ce qu’il vit d’essentiel par rapport à Dieu. Doncpour comprendre l’islam et rencontrer le croyant musulman : approfondirma foi »2. Ce rapport à l’autre différent dans sa foi est nouveau chezChristophe mais il le rapporte à la seule exigence sentie jusqu’à présent,et ressentie doublement de retour d’un voyage en terre sainte : « Il fautcontinuer d’aller au pays de mon ami, habiter sa terre et me laisserimprégner de sa parole faite chair (elle ne peut parler que par ma chair,ici, avec mes frères) »3. Cette conscience est celle d’une Présence à réaliserdans le quotidien :

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2. Réflexion, non datée précisément, de 1988.3. Réflexion, non datée précisément, de décembre 1990.

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Partons… d’ici. Des moines en pays « non-chrétien »… Pas d’avenir.C’est clair. Mais la conscience d’une Présence à vivre ici : service de laprière et rencontre, visitation d’amitié. Rien d’important. Donc pas de« structures lourdes ». Mais quand même : une maison… dans la Maisonde l’islam… Une petite chambre d’ami ouvrant sur l’Intérieur qui nousunit. Ne faut-il pas vivre plus la solidarité et l’interdépendance ?4

La perspective est celle non d’un voisinage vécu bon gré mal gré maiscelle d’une hospitalité vécue comme telle, et invitant à l’humilité de lasituation d’hôte. C’est une relation de l’intérieur qui est suggérée, non unvis-à-vis mais un côte à côte :

Dans la maison de l’islam - en l’état actuel de sa stru c t u r a t i o nalgérienne (!) - il n’est peut-être pas opportun de se présenter comme… lamaison d’en face, de structuration diff é rente… C’est mieux d’êtrerésolument et simplement le Corps de ta Présence, là en relation d’amour,vulnérable, exposé. Quand il s’agit d’être moines ici, ce corps - dans lameilleure des hypothèses - serait caractérisé par… son oreille largementdéployée, son re g a rd, son accent de Nazaréen-trappiste et sa tailled’enfant. Le Père est plus grand.5

Membre du Ribât : Lien de la Paix

La visite de Noël 1993 des « frères de la montagne »6 créera un avantet un après dans la vie de la petite communauté de Tibhirine, marquée par

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4. Lettre au Père Abbé de Tamié du 09.06.88.5. Journal de frère Christophe, Le souffle du don, Paris, Bayard Éditions/Centurion,

20.03.94, p. 74.6. C’est ainsi que les frères de Tibhirine nommaient les islamistes armés

retranchés dans la région de l’Atlas. Frère Luc soignait indistinctement tousceux qui se présentaient à la porte du monastère. La nuit de Noël 1993, unebande armée s’introduit dans le monastère. Le matin même, au chapitre, ilsavaient convenu d’éviter d’être pris ensemble, et chacun avait pensé à une

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la promesse d’une prochaine visite et par les premiers assassinats dechrétiens. Mais plus encore, c’est un autre appel qui surgit au cœur dechacun et qui prend corps peu à peu :

Nous nous sentons tenus de rester et d’opposer à cette violenceaveugle, à ce mensonge homicide : la vie du Christ Jésus au milieu de nous,offerte, libre. Nous continuons les gestes simples de la prière, de l’amitié,de la compassion, du travail partagé. La communauté vit cela paisiblementdans une précarité bien acceptée. Au fond, il y a un bonheur d’Évangile.7

Au moment où Christophe écrit cette lettre à Mère Trees, il est enFrance. Un événement d’amitié l’y a conduit : l’ordination presbytérale defrère Philippe de Tamié. C’est comme si la distance permettait de mieuxsentir cette joie bien présente dans un quotidien bien pesant. Et c’estprécisément au retour de ce voyage que Christophe va accomplir un passupplémentaire dans son engagement vis-à-vis de l’Algérie. Au début dumois de juin 1994 il postule pour devenir membre du Ribât. Sa vocationde priant est interpellée par ce groupe de rencontre et de partage seréunissant au monastère. Le Ribât es-Sâlam (Lien de la Paix) est né en 1979.La toute pre m i è re réunion réunissait sept personnes, « un moinetrappiste, une petite sœur du Sacré-cœur, une laïque, une carmélite, unesœur de St Augustin et deux pères blancs »8. Il est moins présenté commeun groupe de personnes que comme une vocation de chrétiens se sentantappelés à partager une recherche de Dieu avec d’autres chercheursmusulmans. Les rencontres du Ribât se faisaient au monastère et sevoulaient un lieu de communion spirituelle. Deux rencontres par an

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cachette possible. Il faut dire qu’une quinzaine de jours auparavant, sur unchantier voisin, des Croates avaient été massacrés parce qu’ils étaientchrétiens… Ce massacre avait profondément bouleversé la communauté quiconnaissait ces hommes. Alors quand un frère se rend compte de cetteprésence armée dans la maison, il entraîne frère Christophe dans la cave où ilsresteront cachés jusqu’à ce que les cloches annoncent les Vigiles de Noël.Comme Jonas dans le ventre de la baleine, Christophe entre alors dans unquestionnement profond, dont la chronique nous est livrée dans son journal.Pour une chronologie des événements, voir Sept vies pour Dieu et l’Algérie,textes recueillis et présentés par B. Chenu, Paris, Bayard Éditions / Centurion,1996, p. 112-120.

7. Lettre à Mère Trees du 20.05.94.8. Bulletin du Ribât-es-Salâm n° 39, p. 7.

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permettaient aux membres du Lien un approfondissement du Coran et dela tradition musulmane autour d’une approche commune d’un thèmeresitué à la fois dans la Bible et dans le Coran. Rapidement - dès 1980 - desfrères ‘Alawouyines viendront se joindre à ces rencontres. Ils font avancer« le Lien » dans son « projet » et son contenu. Dans la lettre de postulationqu’il adresse au Ribât, Christophe mentionne un appel reçu de frèreHenri, mariste et membre du Ribât, assassiné le 8 mai 1994 avec une autrereligieuse :

Je suis donc attiré non par des idées ou un système mais par ce lieu duRibât tel qu’Henri l’évoquait et le vivait : « être des semeurs d’amour là oùnous sommes, en échange… en état constant de Vendredi Saint, avec Marieau pied de la Croix [qui] ne comprend pas » […] Le Ribât exprimemaintenant pour moi non pas quelque chose en plus mais plutôt un appel- un « réveil » dit Henri - à approfondir cette vocation comme priant (si peumais quand même !) comme travailleur paysan, frère là avec d’autres quisont musulmans.

Christophe décrit cet appel comme un « être-avec », un dialoguepermis par la vie ensemble, semant à lui seul les germes d’espérance etd’amour engendrés par la Bonne Nouvelle de la relation. Son engagementn’aura de cesse de s’approfondir en ce sens.

L’engagement de la Croix

Quelques mois plus tard, écrivant à un ami l’interrogeant sur sonsentiment sur les événements, Christophe formule - en l’espace de lasemaine qu’il prendra pour l’écrire - ce qui semble le requérir de l’inté-rieur : non une analyse intellectuelle qui qualifierait les événements selonun point de vue qui les décrirait, mais une attitude spirituelle intégrative.

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J’écoute tous ces discours avec intérêt. Ils me sont une aide pourcomprendre. Mais si l’on en vient à dire que l’islam sécrète en lui-mêmeune violence qui lui est inhérente et colle à son histoire… je réagis.L’analyse fait violence. Si l’islam est bien ce que vous dites – il ne nous resteplus qu’à attendre la fin des combats. Mieux vaudrait même nous tenir àdistance, nous éloigner un temps de ce mauvais champ de bataille etrevenir en temps plus opportun proposer notre discours chrétien, étantentendu que la violence et nous « ça fait deux » sans mélange ni confusion.Ainsi l’analyse nous démobilise. Il s’agit des autres et bien malgré eux ilssont agis par des forces mauvaises sur lesquelles nous n’avons pas deprise. Tout au plus pouvons-nous profiter du temps laissé disponible auxministres ecclésiaux pour peaufiner l’analyse suivante, celle qui concernela page d’après. Mon impression est qu’il s’agit de violence, ma convictionc’est qu’une seule « analyse » est opérante.9

Le lendemain, reprenant la lettre à son ami, il poursuit :

Hier, j’étais sur le point d’écrire un mot qui m’est inconnu, survenantau bout de la main qui le trace : « analyse par la croix ». Il me reste àchercher si « ça veut dire ». Et s’il y a du sens : à me (nous) laisser prendrededans. Pour signifier ce qui nous est dit là : Verbum crucis. L’analyse parla croix a ceci d’unique qu’elle n’est pas un outil, une grille de lecture. Cetteanalyse nous vise, nous inclut, nous juge et nous sauve. Voici l’homme. Ilest mis à mort. L’analyse par la croix commence du crime. La foi est donnéeici. Coupable. Je suis gracié, je suis justifié. Je suis regardé. Son regard melivre à l’analyse du Verbe. Il dit Père pardonne-leur ils ne savent pas cequ’ils font. Et moi, j’entends une autre analyse qui semble bien prétendresavoir qu’ils savent et même s’ils tuent et s’entre-tuent ce serait la faute del’islam, leur pauvre religion. L’analyse par la croix remet la religion à saplace : elle ne sait pas ce qu’elle fait. Pour le meilleur (aimer, prier) et pourle pire (tuer).

La seule « analyse » que Christophe admette, c’est « l’analyse par lacroix », qui ne met pas à distance, qui ne sépare pas mais au contraireimplique, resitue et réajuste. Christophe réagit ainsi contre un discoursqui voudrait ne situer la violence que du côté de l’islam, comme une

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9. Lettre à Bernard du 3.10.94.

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problématique interne qui ne regarderait que lui. Son analyse le mène aucontraire à resituer la problématique « à l’interne », au cœur de sa propreviolence qui le place en solidarité de l’humanité aux prises avec le mal.

Le troisième volet de sa lettre écrit le jour suivant vient prolongerl’idée avancée les jours précédents :

Il serait temps d’entrer absolument en cette analyse crucifiante : commecorps ecclésial traversé par le Verbe crucifié. Autrement comment délivrersa vérité crucifiée ? Tout au plus nous alignerons, à côté de tant d’autres,quelques idées sur la situation.

Christophe suggère d’embrasser la réalité présente de l’Algérie noncomme une situation mise à distance grâce à quelques analyses peu impli-quantes, mais comme le lieu même de la résolution - par la croix - dudrame humain. C’est la mission même de l’Église - « experte enhumanité » - qui est décrite ici. S’appuyant sur un passage de MauriceBellet recopié pour son ami, Christophe évoque cette parole que l’Égliseporte au monde, une parole qui ne lui est pas extérieure mais est et agiten elle, de sorte que l’Église « ne cesse de traverser en elle, ici, la violencedu monde ». Mais au terme de cette lettre, c’est ultimement au dialoguede vie que Christophe renvoie pour preuve ultime que cette présenced’Église en ces temps troublés de l’Algérie vaut la peine de s’y engager :

Je préfère te faire entendre Moussa avec qui je bêchais hier au jardin. Ildisait : « Tu sais il n’y en a qu’un seul qui ne cherche pas à prendre lepouvoir. C’est lui, le Dieu ». Je n’étais pas l’observateur d’une guerre inter-islamique. J’étais l’interlocuteur d’un ami musulman qui trouvait, par lagrâce de l’échange fraternel, les mots vrais pour dire sa foi et résister.

Ce dialogue-là, permis par la présence et la relation sauvegardéesmalgré le danger, voilà la Bonne Nouvelle de l’Évangile, de la relationplus forte que la mort. C’est l’attitude spirituelle privilégiée parChristophe : l’implication par la croix et l’amitié croyante dans l’histoiresouffrante de l’Algérie.

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Nous ne pouvons pas observer, sauf à suspendre l’acte de croire quipour nous commence et s’achève sur la croix, Foi accomplie de Jésuscrucifiée, Foi continuant par le Souffle à surgir dans l’histoire cruciformecomme Foi commençante : confiance éperdue. Foi-prière : sans cesse.

C’est sur ces mots de foi et d’engagement que Christophe achève lalettre à son ami.

La mystique de la relation

La Bonne Nouvelle n’est pas à faire retentir ailleurs que dans la vie, lequotidien. C’est aussi là qu’elle se recueille de la bouche et du cœur del’autre. C’est une affaire d’Église et l’affaire de chacun renvoyé à sespropres complicités avec le mal, empêchant la parole de vie et son œuvre :

Comment pourrions-nous nous dire Église d’Algérie si nous ne parta-geons pas l’histoire de ce peuple meurtri ? Bien sûr, il est question d’islamet de conceptions divergentes dont l’une veut s’imposer… mais en rester àce regard sur l’autre nous laisse indemnes. J’éprouve tout cela commeviolence faite à l’homme. Et je vois qu’ici - comme en Bosnie ou auRwanda - la religion s’en mêle. Mais Dieu ?… Et nous qui nous disons sesserviteurs ? Il n’y a pas de réponse « globale » mais des existences quiobéissent à l’Esprit livré par Jésus élevé en Croix.10

Christophe trace le chemin intérieur, balisé par ces éclats de lumièreglanés sur la route du vivre ensemble :

Entendu de Mohammed le gardien, un matin de neige : « Tu vois. Lui,son cœur est tout blanc. Il nous envoie la neige pour blanchir notre cœur. »Il me faudrait écouter plus encore ce qui dans l’islam de nos voisins résisteau Mal.11

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10. Lettre au Père Abbé de Tamié du 25.10.94.11. Journal de frère Christophe, Le souffle du don, op.cit., 17.01.95, p. 134.

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L’approche de Christophe n’est pas intellectuelle, mais mystique. Elleest pascale, répondant à l’exigence de dépassement de la croix qui portela vérité dans un au-delà des apparences :

On se tient donc là au bord de l’islam, on est à son travail et l’on peutentendre ton appel : Avance en eau profonde, vers le grand fond de l’islaminconnu, imprévisible, au-delà des replis intégristes et de nos rejets etpréjugés réducteurs. Suis-je appelé, moi qui n’y connais rien en matièred’islamologie? En moi, peu à peu, s’impose l’évidence d’un grand fond.Peut-être faut-il un regard d’ami christique pour le leur (les musulmans)révéler à eux-mêmes et pour les délivrer d’un islamisme inhumain etmenteur qui semble abuser si facilement (?) les gens simples.12

L’appel au grand large est un nouveau renvoi à la relation christique,à l’accueil du Verbe de Dieu qui seul peut conduire en ces eauxprofondes :

N’ayant pas les connaissances linguistiques et religieuses nécessairespour entrer en dialogue avec l’islam, je me sens appelé plus simplement àl’écoute. Et c’est Dieu, écouté en son Verbe envoyé, qui me dit d’écouter :d’accueillir toute cette réalité étrange, différente. Jusqu’à m’en sentircomme responsable : que l’Esprit la conduise vers la vérité tout entière. Etsi nous pouvons faire ce chemin ensemble : tant mieux ! Et on pourra parleret se taire, chemin faisant.13

Comment, en relisant ces lignes de Christophe, ne pas repenser à cetterencontre - prophétique - un jour de décembre 1976 qui traçait les grandeslignes de ce qui sera l’attitude spirituelle profonde de Christophe auregard de l’islam et des frères musulmans dont il partageait la vie etl ’ e s p é r a n c e ? « La bonne nouvelle de la relation islamo-chrétienne.Quelque chose d’heureux… malgré tout, et de bon à vivre… » Christophen’était pas théologien mais il avait le sens de Dieu, de son expérience, etles mots pour en parler. Il nous laisse, au travers de ses écrits, cet essaisans cesse renouvelé à la lumière de l’Évangile, de vivre la relation frater-nelle, avec l’autre frère, et l’autre différent en sa foi. Celle-ci passe par

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12. Le souffle du don, op.cit., 6.02.95, p. 137.13. Le souffle du don, op. cit., 30.01.96, p. 199.

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l’humilité requise par le fait d’habiter en terre d’islam. Elle passe ensuitepar un approfondissement de sa propre foi dans un rapport vivant auxÉcritures, et de sa propre relation au Christ. Elle passe en outre par unpartage de vie au quotidien permettant la relation, la Bonne Nouvelle dela relation et de la confiance si menacée par le meurtre ambiant. C’étaitl’engagement - aujourd’hui continué - du Ribât auquel Christophe s’estjoint après l’assassinat du frère Henri Vergès, comme pour prolongerl’œuvre des ouvriers de paix disparus sous les coups de la violence armée.C’était l’engagement de la croix sous-tendu dans la mystique de larelation développée par ces chrétiens en terre souffrante et exprimée enrésistant avec les mots de l’espérance par frère Christophe. La relation,c’est peut-être la grâce de la faiblesse « ouverte à son amour plus fort », lemoyen pauvre par lequel cet amour pourra toujours se dire et queChristophe nous confie comme la mystique des humbles : « Essayons d’enêtre simplement des signes. Sachons reconnaître dans toute personne cequi en subsiste et qui peut s’unir, communier. »14

14. Lettre à sa mère du 20.03.96.

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Marie-Christine RayJournaliste à La Croix.

LE CARDINAL DUVALUNE PENSÉE D’UNE SIDÉRANTE ACTUALITÉ

Il a permis que la guerre d’indépendance de l’Algérie ne tourne pas enconflit de religions. Sa vision prophétique a favorisé l’expérience d’unecommunauté chrétienne immergée en terre d’islam, en pratiquant undialogue d’amitié. Islam et christianisme ne sont pas condamnés às’affronter.

Longtemps avant que ne se pose à l’ensemble du monde la question dela rencontre violente des cultures et des identités, Léon-Étienne Duval,évêque d’Alger entre 1954 et 1988, a eu à affronter des situations trèscomplexes et périlleuses. Il a su, dans le contexte de la guerre d’indépen-dance que menait le peuple algérien, tenir une voie de dialogue, de justiceet de respect des droits humains. Sa qualité d’homme juste a été reconnuepar les autorités algériennes qui lui ont accordé, en 1965, année où ilaccédait au cardinalat, la nationalité algérienne. Avec l’humour et le reculqui caractérisaient cet homme à l’abord sévère, il se réjouissait d’êtrecardinal et algérien. Toute la dimension spirituelle et humaniste de sonengagement tient dans ce paradoxe, loin des frontières identitaires quecertains s’appliquent à dresser entre les hommes et les re l i g i o n s .Catholique d’une fidélité sans faille à l’Église, il avait de nombreux amisalgériens qui appréciaient sa profondeur spirituelle et la rigueur de sapensée. Sa mémoire est très présente en Algérie parmi tous ceux quirecherchent à la fois vie spirituelle nourrie de la tradition musulmane etouverture au monde.

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Notons au moins trois bonnes raisons de revisiter aujourd’hui l’actionet les textes du cardinal Duval :

❑ Alors que, dans une situation de guerre qui ne disait pas son nom,des extrémistes des deux camps auraient voulu transformer le conflit enun conflit religieux, l’archevêque d’Alger se dresse avec lucidité contretoute utilisation politique du spirituel, d’où qu’elle vienne. « Nous, lesAlgériens, sommes très reconnaissants au cardinal Duval d’avoir fait ensorte que la guerre d’indépendance ne devienne pas une guerre dereligion », m’avait confié un officier algérien au moment du trentièmeanniversaire de l’indépendance algérienne. Il y a dans la stature ducardinal Duval celle d’un résistant. Sa pensée très claire sur ce point n’apas pris une ride.

❑ Cette pensée n’est pas isolée de l’action. C’est dans une situation detension extrême que monseigneur Duval prononce des paroles sansambiguïté, et prend des positions qui lui valent de violentes attaques.Dans un monde tenté par la radicalité et la simplification, nous sommes ànotre tour aujourd’hui confrontés à la nécessité non seulement de pensermais aussi d’agir juste.

❑ Enfin, sa vision prophétique d’une Église catholique, qui n’est pasenfermée dans les contours d’une nation ou d’une civilisation mais trouvesa véritable vocation dans la rencontre, reste d’une urgente nécessité.

Cette vision du cardinal a valu à l’Église catholique de rester présenteen Algérie, alors même que la majorité des chrétiens avait quitté le pays.Dans un monde de communication et de circulation des personnes, il estintéressant de reméditer la position du cardinal Duval pour qui l’Église,devenue minoritaire en Algérie, ne se considérait pas comme« étrangère » au pays, mais partie prenante de la société algérienne. Il n’aeu de cesse, et son successeur Henri Teissier après lui, d’inviter leschrétiens à participer, aux côtés des Algériens, à la construction d’unesociété plus fraternelle.

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Cette Église d’Algérie, petite par le nombre mais importante par sonaction, a pu exister et mettre en œuvre une expérience unique de dialoguedes personnes et des religions, dans un pays majoritairement musulmanmais où la population aspire à l’ouverture. Son expérience intéressebeaucoup d’hommes et de femmes de foi qui dans le monde vivent leurreligion dans une situation minoritaire, et en particulier des musulmansen Europe désireux de participer pleinement à la vie sociale des pays oùils vivent. Sans les positions et l’action du cardinal Duval tout au long deses années en Algérie, de la période coloniale aux dernières années deterreur, le monde n’aurait pas connu Tibhirine et l’engagement de moines,« priants parmi d’autres priants », ni aucun des dix-neuf martyrschrétiens restés fermes aux côtés des innombrables victimes algériennesde l’intolérance et de l’intégrisme.

Le cardinal Duval est mort à Alger en mai 1996, quelques heures aprèsl’annonce de l’assassinat des moines de Tibhirine. Il a reçu des funéraillesnationales dans un État qui proclame à l’article 2 de sa Charte nationaleque « l’islam est la religion de l’État ». La providence a voulu que lesmoines de Tibhirine, dont les corps venaient d’être retrouvés, soientassociés dans cette cérémonie à l’hommage national rendu à ce grandhomme de paix dans une Algérie qui était encore en proie à la terreurislamiste.

Monseigneur Duval est une figure religieuse dont la grandeurpolitique et spirituelle force l’estime de tous, au-delà des frontièresreligieuses, à l’image de l’émir Abd el Kader, dont la mémoire est célébréepar des chrétiens comme des musulmans. Parler d’amour et de concordeen temps de paix, cela n’est guère engageant, mais pratiquer des actes dejustice et d’amour en temps de guerre, voilà qui devient prophétique.

Dix ans après sa disparition et celle des moines de Tibhirine, alors quela tentation des affrontements interreligieux est plus présente que jamaisdans le monde, la voix de l’évêque d’Alger continue de résonner, d’unesidérante actualité. Traçons quelques lignes de force de sa pensée.

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L’injustice prépare la guerre

Dès 1947, lorsqu’il arrive en Algérie, nommé évêque de Constantine, ilsait qu’il veut être un pasteur au service de tous les habitants. Sa présenceen Algérie n’est pas liée à des circonstances politiques, il n’est pasl’évêque de la colonisation, dont il dénonce dès son arrivée les manifesta-tions d’injustice : « Il aurait fallu être aveugle, dès 1947, pour ne pas êtreeffrayé d’une part par l’étendue de l’injustice sociale et d’autre part par lesconséquences qu’elle devait entraîner »1.

Ses homélies, dès le premier jour, témoignent d’une stupéfiantelucidité dans une Algérie française encore installée dans une bonneconscience d’elle-même. Il faut entendre ce sermon de 1950, prononcédans la cathédrale d’Hippone, le siège de l’évêché de saint Augustin, avecune solennité dictée par la gravité d’une situation que beaucoup préfèrentencore occulter :

J’ai quelquefois l’impression que les fidèles n’ont pas l’air decomprendre ou me reprochent secrètement de me mêler de ce qui ne meregarde pas. Un jour, peut-être, mes frères, vous me reprocherez de n’avoirpas assez parlé, de ne vous avoir pas avertis, de ne pas vous avoir criévotre devoir. Ce jour-là, dont votre esprit chrétien peut seul vous épargnerles menaces, ce jour-là, les pierres de ce sanctuaire parleraient, ellescrieraient que l’Église a parlé, que Rome a parlé, que l’écho du successeurde Pierre a retenti ici même.

Inlassablement, l’évêque répète : l’injustice prépare la guerre. Seule lamise en œuvre d’une vraie justice en Algérie, sociale mais aussi politique,pourrait éviter un conflit aux conséquences dramatiques pour toutes lescommunautés d’Algérie. Cet homme issu de Savoie a une estime pour lepeuple rural qui est majoritaire en Algérie et il a une vive conscience dèsson arrivée de la pauvreté et des injustices dont le peuple algérien est

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1. Le cardinal Duval, un homme d’espérance en Algérie, entretiens avec Marie-Christine Ray, Paris, Cerf, 1998.

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victime de la part de la France coloniale. Évêque, il a une responsabilitéde parole et la lecture passionnante de ses sermons2 prouve qu’il l’exerceavec force. Sa fonction même l’exige : « Un évêque qui ne se sentirait pasdevant Dieu responsable de toute la population de son diocèse ne seraitpas un évêque catholique… Un évêque catholique se doit à tous. Sinon ilserait le chef d’une secte. Or c’est par l’amour qu’on atteint à l’univer-salité. Et l’amour fraternel provoque l’action pour la justice ». « Sansl’amour, dit-il encore, les hommes manquent d’imagination pour réaliserla justice ».3

En 1954, il devient archevêque d’Alger, aux heures de la guerre,exhortant les chrétiens à l’amitié et à la reconnaissance des droits desAlgériens. Dès 1956, deux ans et demi avant de Gaulle, il évoque le droitdes Algériens à l’autodétermination, convaincu que l’indépendance estinéluctable, mais il espère que dans l’Algérie indépendante, des citoyenségaux en droits et en devoirs, chrétiens, musulmans ou juifs pourrontvivre dans une cohabitation au service du développement du pays.

La source de son engagement est sa foi chrétienne : « Dans les situa-tions d’une tragique complexité, je ne me sens tenu que par l’Évangile »,affirme-t-il. La paix n’a de source que dans la défense de la justice. C’estainsi qu’en pleine guerre d’Algérie, il est l’un des premiers à dénoncer latorture, dès qu’il en a connaissance, en 1956. Il exprime avec la mêmeforce son opposition à la violence islamiste qui ensanglante l’Algérie dansles années 90.

Aujourd’hui comme hier, l’injustice constitue une poudrière pour lemonde et le combat pour la justice une urgence de tous les jours.

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2. Dans Au nom de la vérité, textes de la période de guerre 1954-1962, Paris,Éd. Cana, 1982.

3. Ouvrage cité en note 1.

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Pas de confusion entre le politique et le religieux

La clarté de sa pensée sur la nécessaire séparation du religieux et dupolitique le met à l’abri de toutes les pressions. Mais séparation ne signifiepas désengagement.

S’il faut éviter toute confusion entre la religion et la politique, ce seraitune très grave erreur de préconiser entre le spirituel et le temporel unecomplète séparation. La foi doit animer toute la vie humaine ; elle le faitnon comme concurrente dans les activités de la cité, mais en inspirant à cesactivités les idéaux de justice et de fraternité qui découlent de la foi enDieu. C’est au niveau de la dignité de la personne humaine, de sa liberté etde ses droits que se situe dans la société la transcendance de la religion.

Cette pensée ferme du chef de l’Église catholique retient aussi lesresponsables du FLN de la tentation évidente chez certains d’« islamiser »la lutte pour l’indépendance.

Il n’est pas toujours compris des Européens d’Algérie qui reprochent àl’évêque d’Alger de ne pas défendre les intérêts des chrétiens en Algérie.Cette incompréhension est une grande souffrance pour celui qui appellede ses vœux une cohabitation fondée sur la justice et l’égalité des droitsde tous les habitants d’Algérie.

Un demi-siècle plus tard, comment ne pas s’inquiéter de la régressionque constitue l’idée même de choc des civilisations et des religions ? Lafigure de « résistant » de l’archevêque d’Alger face à ces tentations à viséepolitique ne peut manquer d’inspirer ceux qui continuent d’espérer et debâtir un monde décloisonné. Il faut entendre le message d’espérance duchrétien confronté aux situations les plus désespérées (1er janvier 1956) :« le découragement est la pire des tentations. Il est une offense à Dieu etpeut conduire à de terribles excès ».

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L’Esprit-Saint n’est pas prisonnier des frontières de l’Église

C’est en tant qu’évêque, chrétien, catholique, que monseigneur Duvalentre en amitié avec les habitants de l’Algérie où l’a appelé son ministèred’Église. Il est frappé par la foi des musulmans en la transcendance deDieu et recherche le dialogue avec des hommes de foi. Reconnaissant leserreurs de certains de ses prédécesseurs, influencés par l’esprit de leurépoque, soucieux de convertir au christianisme, il demande le respect desconvictions religieuses des musulmans d’Algérie, précédant dans lapratique l’affirmation par Vatican II (Dignitatis Humanae, 3) que « nul nepeut être contraint à agir contre sa conscience. Il ne doit pas non plus êtreempêché d’agir selon sa conscience, surtout en matière religieuse ». Ils’oppose avec fermeté au prosélytisme. La présence chrétienne en Algérieest avant tout un apostolat de l’amour.

Il demande aux chrétiens de considérer avec humilité ce que la foi desmusulmans apporte à leur propre foi, dans un esprit de conversionréciproque. Cette vision du dialogue interreligieux est confirmée par leConcile Vatican II : « l’Église catholique ne rejette en rien ce qui est vrai etsaint dans ces religions. Elle considère avec un respect sincère cesmanières de vivre et d’agir, ces règles et ces doctrines qui […] apportentsouvent un rayon de la Vérité qui illumine tous les hommes » (Nostraætate, 2)

Le repli est antichrétien. Mgr Duval met cette conviction au cœur de lavocation de l’Église algérienne. Car l’amour de Dieu, que les chrétiensappellent l’Esprit-Saint, n’est pas manifesté aux seuls chrétiens.S’appuyant sur la parole du Pape Paul VI lors du synode de 1971,affirmant que « l’Église est par nature extatique, ce qui signifie qu’elle nevit qu’à condition de sortir d’elle-même », monseigneur Duval développeune pensée qui illumine la vocation au dialogue interreligieux vécu auquotidien en Algérie par la communauté chrétienne :

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L’extase est un effet de l’amour. Or, je l’ai dit bien des fois : la vie del’Église, c’est l’amour… L’Église est également extatique par rapport àl’ensemble de l’humanité. Elle doit vivre avec et pour tous les hommes carle grand commandement du Christ, c’est l’amour fraternel… L’Église vitaussi par l’humanité. C’est l’Esprit-Saint qui anime l’Église et il n’est pasprisonnier des frontières de l’Église. Il est répandu partout dans lemonde… Il est présent dans toutes les consciences humaines, dans lescultures et la vie spirituelle de tous les peuples… Comment l’Église serait-elle fidèle à l’Esprit du Christ, si elle n’était pas attentive aux grâces qu’ilrépand dans les cœurs des hommes?

L’archevêque agit ainsi tout au long de son ministère, inventant unmode de présence qui ouvre la porte à un dialogue authentique.

Mes lettres pastorales, mes homélies, je les écris pour les chrétiens.Cependant, en les écrivant, je pense aussi aux non-chrétiens. Rien de ceque disent ou écrivent les chrétiens ne doit les blesser. Or il se trouve qu’enpensant non seulement aux chrétiens mais aussi aux autres, on est amenésà donner à l’expression des vérités chrétiennes une plus grande précision,une plus authentique chaleur humaine, plus de simplicité, plusd’ouverture.

La présence à l’autre, dans le respect de sa culture, suppose en effetune certaine humilité. De plus, la rencontre avec les femmes et leshommes croyants d’autres traditions religieuses, permet d’approfondir safoi chrétienne, de la vivre de façon plus exigente et authentique.

Son ami le professeur Hasselah témoigne de l’efficacité de cetteexigence :

Le cardinal Duval était tellement imprégné des préceptes de l’Évangileet de l’enseignement de l’Église, qu’il les a synthétisés en quelquesformules percutantes d’une extraordinaire clarté et d’une actualité saisis-sante. Ses formules transcendaient le cadre strictement religieux et attei-gnaient le cœur de tous les hommes de bonne volonté, qu’ils soientchrétiens ou non chrétiens.

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Le dialogue islamo-chrétien est une obligation de la foi

La nécessité du dialogue interreligieux découle directement des fonde-ments de la foi chrétienne. L’Église d’Algérie le vit dans un côte-à-côteavec la population d’Algérie, bien avant les rencontres d’Assise vouluespar le Pape Jean-Paul II. « Le dialogue islamo-chrétien est une obligationde la foi, tant pour les chrétiens que pour les musulmans », assure déjàl’archevêque d’Alger. Il en explique les fondements théologiques dans untexte de 1994 : « En feuilletant les écrits de saint Augustin, il m’est apparuque le fondement des rapports entre les divers peuples est la création. Parla création, tout homme est marqué de l’empreinte divine. C’est par lacréation que se fait à l’homme, à tout homme, la première manifestationde Dieu qui est Amour ». Citant encore saint Augustin : « pour nous, vivrec’est aimer » et : « l’amour du prochain est le degré le plus sûr pourparvenir à l’amour de Dieu », le cardinal poursuit :

L’amour du prochain est le signe de l’authentique amour de Dieu. Detout ce qui précède, il résulte que le dialogue de salut doit être engagé nonpas seulement avec quelques catégories de personnes, mais avec touthomme quel qu’il soit puisque tout homme possède en lui-mêmel’empreinte du Dieu vivant et véritable. Tous les efforts qui se font pour lerespect de l’homme, pour la promotion de ses droits, pour le rappro-chement entre tous les membres de la famille humaine ne sont pasdépourvus d’une dimension théologale.

Sous le parrainage de saint Augustin l’Algérien, l’archevêque d’Algerconduit donc l’Église, dans l’Algérie coloniale, puis indépendante, sur lavoie évangélique de l’amour fraternel. En 1954 à Alger, à la veille dudéclenchement de la guerre d’Algérie, il déclare aux militants duSecrétariat social : « une révolution est à faire. Il est urgent de la faire.Révolution dans les cœurs. Révolution de l’amour ».

Pour le cardinal Duval, toute la morale chrétienne consiste en lapratique de l’amour fraternel. Il y ajoute une précision essentielle :

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l’amour fraternel, pour être vraiment chrétien, doit être universel. Il nes’agit pas d’aimer seulement celui qui me ressemble ou qui partage entout la même foi. On voit bien ce que cela implique dans l’Algériecoloniale, puis dans les années douloureuses que connaît l’Algérie enproie à la violence islamiste : « Si l’on ne croit pas à la puissance révolu-tionnaire de l’amour fraternel, je me demande ce qu’il reste encore dechrétien dans la conscience. »

Monseigneur Duval croit peu aux vertus des dialogues dogmatiquesofficiels, conscient de l’irréductibilité des dogmes religieux. Avec lescommunautés chrétiennes vivant aux côtés des populations algériennes,il ouvre une autre porte : « Ce qui fait l’âme du dialogue, c’est l’amitié. »Ce dialogue de la vie a ses exigences, il importe que les chrétiens, qui ontvécu dans un contexte de domination économique et sociale, entrent enprofondeur en relation d’égalité : « La véritable amitié suppose l’égalité.Elle n’est pas compatible avec un sentiment de supériorité ou une attitudede condescendance ». Monseigneur Duval l’exprime avec des formulespercutantes : « Le dialogue repose sur le respect mutuel. Si je m’estimesupérieur à mon interlocuteur, je n’ai qu’à me taire ».

Dialoguer, pour quoi faire? Chrétiens et musulmans ont le devoir « departiciper ensemble à la promotion, dans l’humanité, des valeurshumaines essentielles. Il y a là toute une perspective d’actions sociales,politiques, pacifiques, dans le monde. » Après l’indépendance, l’Église semet au service de l’amitié et du développement. Au fil des ans, dans descirconstances qui varient, avec la nationalisation de l’enseignement et lafin de la coopération, il s’est trouvé des hommes et des femmes,notamment beaucoup de religieuses engagées dans l’action sociale, pourentendre ce message. Ils sont encore à l’œuvre autour du successeur demonseigneur Duval, Henri Teissier. Ce fut notamment la vocation trèsspécifique du monastère cistercien de Tibhirine, que le cardinal Duvalappelait « le poumon spirituel » de l’Église d’Algérie. L’archevêqued’Alger s’était d’ailleurs violemment opposé à la décision des cisterciensde fermer le monastère, en 1963. Christian de Chergé, devenu prieur en1984, s’était mis avec toute sa communauté au service d’un dialoguespirituel, modeste dans la pratique, mais dont le retentissement dépassait

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de loin les frontières de la montagne de Médéa. Ses écrits, et son action,répondent comme en écho à la vision voulue par l’archevêque d’Alger :

Chrétiens et musulmans, nous avons un besoin urgent d’entrer dans lamiséricorde mutuelle. Une « parole commune » qui vient de Dieu nous yinvite. C’est bien la richesse de sa miséricorde qui se manifeste lorsquenous entrons modestement dans le besoin de ce que la foi de l’autre nousen dit et, mieux encore, de ce qu’il en vit. Cet exode vers l’autre ne sauraitnous détourner de la Terre promise, s’il est bien vrai que nos cheminsconvergent quand une même soif nous attire au même puits. Pouvons-nous nous en abreuver mutuellement ? C’est au goût de l’eau qu’on enjuge. La véritable eau vive est celle que nul ne peut faire jaillir, ni contenir.Le monde serait moins désert si nous pouvions nous reconnaître unevocation commune, celle de multiplier au passage les fontaines de lamiséricorde.4

L’Église d’Algérie, « sur les fractures du monde »

Les chrétiens qui s’engagent en Algérie indépendante dans la coopé-ration aux côtés des Algériens sont lucides. Ils n’ont pas de position depouvoir mais de service. Ils s’inscrivent dans la ligne de l’enseignementdu cardinal Duval, chacun avec sa personnalité. L’histoire de l’Algérieindépendante se construit, avec ses réussites et ses tragédies. La plupartreste fidèle à l’engagement de service, même lorsque les gro u p e sislamistes s’en prennent aux « étrangers » et aux non-musulmans. Dansles années 90, dix-neuf chrétiens, religieuses, religieux, paient de leur viecette fidélité à leurs amis algériens. Parmi eux, l’évêque d’Oran, PierreClaverie qui disait quelques mois avant son assassinat : « sur les lignes defracture du monde, pour la réconciliation, telle est la place de l’Église. Sielle n’est pas là, elle est nulle part ».

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4. Dans L’Invincile espérance, Paris, Bayard-Presse, 1997, p. 73.

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C’est toute une vision de l’autre que cette Église d’Algérie, minoritaire,transmet au monde. « L’autre me concerne. C’est en tant qu’il est autre,étranger, musulman, qu’il est mon frère. Sa différence a du sens pour moi,dans ce que je suis. Elle donne de la consistance à notre relation mutuelle,comme à notre quête commune d’une unité en Dieu »5, écrit le prieur deTibhirine.

L’expérience algérienne n’a pas fini de nourrir la re c h e rche dedialogue islamo-chrétien et de paix partout dans le monde. En France, enEurope, aux États-Unis, les enseignements spirituels de Pierre Claverie,des moines de Tibhirine sont étudiés, des groupes de dialogue interreli-gieux les méditent. Aujourd’hui, monseigneur Teissier et tous les évêquesd’Algérie sont les pasteurs d’une petite Église très multiethnique, quirésiste aux tentations de la fermeture, aux risques de sectarisme. Saprésence, souhaitée par de nombreux Algériens musulmans, est néces-saire pour assurer la pérennité d’une Algérie plurielle, tolérante etsolidaire.

« Nous n’avons pas encore assez vécu à leur côté » disait Christian deC h e rgé, parlant du lent chemin de re n c o n t re entre chrétiens etmusulmans. Ce chantier concerne maintenant tous les pays du monde, eten particulier l’Europe.

Il n’y a aucune naïveté et aucun angélisme dans le choix du dialogue,assez cher payé. C’est plutôt une posture de résistance. Il s’agit de créerdes communications entre le monde issu du christianisme et celui nourripar l’islam. Personne ne pense que le chemin est facile.

Laissons le dernier mot au cardinal Duval :

Les problèmes redoutables qui se posent partout dans le monde àl’heure présente ne pourront être résolus d’une manière humaine que parle rayonnement de l’amour.

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5. Ibid., p. 211.

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Marie-Christine Ray et Cardinal DuvalExtrait du livre d’entretien Le Cardinal Duval. Un homme d’espérance en Algérie,Paris, Éditions du Cerf, 1998.

L’AMITIÉ EST L’ÂME DU DIALOGUE ISLAMO-CHRÉTIEN

« Si je m’estime supérieur à mon interlocuteur, je n’ai qu’à me taire. »

Marie-Christine Ray - Le dialogue islamo-chrétien évoque bien des espoirs, etbien des difficultés.

Cardinal Duval - Ce qui définit les relations entre chrétiens etmusulmans, c’est le dialogue. Le pape Paul VI, tout au début du Concile,recevant les évêques d’Afrique du Nord, nous avait fait cette confidence :« Nous avons l’intention de vous aider dans l’exercice de vos responsabi-lités épiscopales. » Il a tenu parole en adressant au monde, quelques moisaprès, son encyclique Ecclesiam suam, où sont exprimés en termes d’uneadmirable précision les principes du dialogue de la foi. Le Concile a reprisce thème dans plusieurs de ses décrets.

Le dialogue entre chrétiens et musulmans n’est pas un fait nouveau.C’est un fait qui remplit l’histoire. Au XIe siècle, des relations amicalesunissaient le pape saint Grégoire VII à l’émir de Bejaia, AI Nasir BenAlenas, roi de la Kalaa des Beni Hammad. L’initiative venait de ce dernier.L’émir, manifestant une grande délicatesse, avait envoyé à Grégoire VIIun prêtre nommé Servandus pour lui demander de lui donner la consé-cration épiscopale. Le pape lui répondit par une lettre admirable, danslaquelle on lit particulièrement : « Cette charité, nous et vous, nous nousla devons mutuellement, plus encore que nous ne la devons aux autrespeuples, puisque nous reconnaissons et confessons, de façon différente, ilest vrai, un Dieu unique que nous louons et vénérons chaque jour comme

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Créateur des siècles et Maître de ce monde. » Au XVe siècle, le cardinalJean de Ségovie, qui a laissé une réputation de sainteté, a participé danssa retraite de Maurienne, aidé par des musulmans venus d’Espagne, à latraduction du Coran en espagnol et en latin.

Ce qu’il y a de nouveau aujourd’hui, c’est que le dialogue islamo-chrétien est devenu un fait mondial. Un nombre toujours plus grand dechrétiens et de musulmans y participent. Ce dialogue est une obligationde la foi, tant des chrétiens que des musulmans, car il existe tout un corpscommun de vérités entre les deux religions : l’unité et la transcendance deDieu, sa miséricorde, sa toute-puissance, la création, la résurrection desmorts, le jugement universel. Si les musulmans ne reconnaissent pas ladivinité de Jésus Christ, ils ont pour lui une grande vénération et ilshonorent sa Mère, la Vierge Marie. Les musulmans savent bien que, pournous, Dieu est Amour et que la morale chrétienne se résume dans lapratique de l’amour fraternel. Aux chrétiens de montrer que cet amourdoit être vécu en esprit et en vérité.

Le dialogue n’est pas la confusion entre les doctrines respectives deschrétiens et des musulmans ; il est reconnaissance des valeurs spécifiquesde chaque religion. Ce qui fait l’âme du dialogue, c’est l’amitié. Rien degrand ne peut se faire dans le monde sans l’intervention du cœur. La miseen œuvre du dialogue, ce sont les efforts menés en commun pourpromouvoir dans la vie de tous les jours, soit entre les individus, soit surle plan social, les valeurs humaines dont le fondement est la foi en Dieu.Dialogue veut dire « échange du donner et du recevoir », comme l’a dit leDr Taleb Ibrahimi1, dans son ouvrage Lettres de prison. Cela suppose laconviction que l’interlocuteur peut apporter des valeurs qu’il serait peut-être difficile de trouver en dehors de cet échange. Le dialogue repose surle respect mutuel. Je crois qu’une personne humaine, dans ses convictionsreligieuses, peut toujours exercer une influence positive sur une autrepersonne faisant preuve d’ouverture d’esprit.

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1. Ancien ministre des Affaires étrangères de l’Algérie.

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C’est donc accepter d’être changé par l’autre. Les chrétiens qui dialoguentavec des musulmans acceptent-ils de prendre ce risque?

Dialoguer, c’est accepter d’être changé par l’autre, c’est incontestable.Cela ne doit pas conduire à une confusion doctrinale mais je crois que,dans la mesure où un chrétien dialogue sincèrement avec un musulman,celui-ci peut l’aider à approfondir certaines valeurs spirituelles, quid’ailleurs ne sont pas étrangères au christianisme. Par conséquent, il y alà une véritable conversion vers un christianisme plus profond et plusouvert. De plus, le dialogue permet aux musulmans et aux chrétiens des’unir pour la promotion, dans l’humanité d’aujourd’hui, des valeurshumaines essentielles. Il y a là toute une perspective d’actions sociales,politiques, pacifiques, dans le monde. Je crois sincèrement que le dialogueislamo-chrétien est une espérance pour l’humanité d’aujourd’hui.

Parallèlement au dialogue engagé dans la vie, il existe des lieux spéci-fiques de dialogue : certains groupes de chrétiens et de musulmans sesont formés dans différents pays en vue d’approfondir les positions spiri-tuelles des uns et des autres. C’est ainsi que des assemblées ont réfléchisur le sens qu’il faut donner au mot « Révélation », soit dans l’islam, soitdans l’Église. Certains lieux de dialogue, comme les congrès qui se sonttenus à Cordoue ou à Tripoli, ont une répercussion mondiale. Cesdialogues, à un échelon supérieur, sont d’une importance évidente, parcequ’ils sont un encouragement pour tous ceux qui pratiquent le dialogueau quotidien. C’est pour eux une assurance sur le plan doctrinal. Cesréunions contribuent à faire tomber certains préjugés, à faire avancerl’esprit de compréhension et d’estime mutuelle.

Vous avez participé vous-même à certains de ces congrès.

J’ai participé au premier congrès de Cordoue. Je ne suis pas allé ausecond auquel a assisté Mgr Teissier. Au premier congrès de Cordoue, enfélicitant les membres de cette assemblée, je leur avais dit qu’ils avaientcréé quelque chose de nouveau, « el espiritu de Cordoba », l’esprit deCordoue. L’expression a été retenue.

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L’islam n’existe pas en dehors des musulmans, ni l’Église en dehorsdes chrétiens. Par conséquent, quand un musulman et un chrétienengagent un dialogue, à travers leurs personnes, c’est leurs communautésqui s’expriment. Et c’est très heureux. Je crois qu’il y a une conceptiondémocratique du dialogue qui est excellente et qui est un stimulant pourtous, aussi bien pour les simples croyants que pour les théologiens.

Il vous est sans doute arrivé de prier avec des musulmans.

J’ai souvent prié avec des musulmans. Mais le jour où cette prière a euun caractère plus spécial, c’est au premier congrès de Cordoue, dans lamosquée, le vendredi, lors de la prière solennelle des musulmans. Lak h o t b a fut prononcée par une haute personnalité de Jordanie, quidemanda dans son discours que l’on prie pour les chrétiens. Or, lesévêques étaient présents à cette prière. Le dimanche, les autorités musul-manes qui faisaient partie du congrès et d’autres personnalités ont assistéà la messe. Nous avons vu des ministres prendre place dans les stalles deschanoines de la cathédrale.

Nous communions avec les musulmans lorsque nous prions avec eux,mais aussi lorsque nous prions séparément, parce que, dans notre prière,la pensée des musulmans n’est jamais absente.

Après trente-cinq ans vécus en pays musulman, vous devez avoir uneapproche personnelle de l’islam.

L’islam est un rappel puissant, éloquent, d’une vérité déjà contenuedans la Bible, c’est-à-dire la transcendance, la grandeur de Dieu. Je suisreconnaissant aux musulmans de me redire cette vérité essentielle. J’aiaussi bien des occasions de rendre grâce à Dieu et de me convertir lorsqueje suis témoin de la pratique de l’aumône par les musulmans, de l’espritde solidarité qui les unit les uns aux autres et de la délicatesse de leurhospitalité.

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Des chrétiens sont sensibles à ces valeurs. Pensez-vous qu’un cheminementspirituel commun soit possible avec des musulmans, allant jusqu’à une véritableconversion réciproque ?

Ce qu’il y a de spécifique dans la religion chrétienne, c’est que Dieu estAmour. Toute la pratique de la religion chrétienne se ramène à l’amour deDieu et à l’amour fraternel. Saint Paul va jusqu’à dire que la pratique dela charité fraternelle est la synthèse de la vie chrétienne. Or, l’amourfraternel n’est pas absent du Coran. Il y a des sourates qui le recom-mandent. Il ne faut pas oublier qu’un des piliers de l’islam est la pratiquede l’aumône, qui est une manifestation de l’amour de l’autre.

Si tant de valeurs essentielles sont communes aux deux religions, jusqu’oùpeut aller le dialogue sur la Révélation ?

Le mot « Révélation » n’a pas le même sens dans la doctrine chrétienneet dans l’islam. Pour les chrétiens, Dieu s’est révélé d’abord dans lacréation : celle-ci porte l’image du Verbe de Dieu, Il s’est révélé ensuiteaux premiers parents de l’humanité, puis dans l’histoire du peuple qu’Ils’est choisi, sans mérite de la part de ce dernier, pour être spécialement« son peuple » ; la Révélation a atteint sa perfection dans la personne et lavie de Jésus ; celui-ci a confié le dépôt de son message à l’Église qui estchargée, à travers les siècles, de présenter authentiquement ce message àtous les hommes. Pour les musulmans, la Révélation est contenue dans unlivre, le Coran, qu’ils considèrent comme l’œuvre exclusive de Dieu.

Il y a donc des similitudes mais aussi des différences dans la notionmême de Révélation. Il faut en dire autant du prophétisme. Tout placaged’une conception sur l’autre risque de les déformer.

Si on considère l’objet de la Révélation, on trouve, comme je l’ai ditprécédemment, d’importants points communs. Il y a là une base solidepour des actions menées ensemble en faveur de la justice à tous lesniveaux, même sur le plan international, en faveur aussi de l’entraidefraternelle et de la paix.

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Les chrétiens doivent faire preuve d’un respect profond de la foi desmusulmans, mais lorsqu’ils sont interrogés sur les éléments spécifiquesde la foi chrétienne, ce serait, de leur part, témoigner peu de confiance àleurs amis musulmans que de refuser de répondre à leurs questions. Cen’est pas faire injure aux musulmans que de ne pas leur cacher que, pournous, le mystère de la Trinité n’empêche pas que la foi chrétienne soit unmonothéisme absolu, que le Christ est Fils de Dieu selon la nature divineet fils de Marie selon la nature humaine, et que le salut qu’il nous apporteconsiste sur terre à participer à sa vie en attendant la béatitude éternelledans la vision immédiate de la Divinité.

Ce qui, par-dessus tout, doit inspirer le dialogue, c’est le respect absolude la conscience personnelle de l’interlocuteur.

En Algérie et ailleurs, dans le monde, il y a encore de grandes difficultés àsurmonter pour qu’un véritable échange spirituel s’établisse entre musulmans etchrétiens.

Les difficultés que rencontre le dialogue islamo-chrétien sont denatures diverses. En Algérie, la première est d’ordre historique. Bien quel’Église chrétienne ait été très vivante en Afrique du Nord aux premierssiècles de notre ère, bien qu’il y ait toujours eu dans cette région, sous uneforme ou sous une autre, une présence de chrétiens, autochtones ou non,il est clair que la nouvelle implantation de l’Église ici a coïncidé avec lacolonisation et avec tous les abus qui l’ont accompagnée. Il est incontes-table que la durée et l’âpreté de la guerre d’Algérie ont voilé le visage duchristianisme. Il faut noter cependant que les responsables du FLN ontaffirmé dès le début que le soulèvement du peuple n’avait pas le caractèred’une guerre contre l’Église. Il reste que des blessures ont marqué nonseulement des corps mais aussi des consciences et des cœurs. C’est unepremière difficulté qu’on ne peut ignorer.

Il existe aussi une difficulté d’ord re international. Les peuplesmusulmans, bien que certains d’entre eux aient de très grandes richesses,font partie de la zone Sud de l’humanité, zone qui est caractérisée par lesous-développement. En revanche, l’Église, bien qu’elle soit répandue par

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toute la terre, possède une grande partie de ses forces vives dans la zoneNord. Il y a un ressentiment du Sud par rapport au Nord, parce que ladomination du Nord a une part de responsabilité dans la situationinférieure de la zone Sud. D’une manière sommaire, les chrétiens sontconsidérés comme faisant partie du monde riche. Il leur appartient demontrer que leurs convictions religieuses leur inspirent de travaillerefficacement à la création d’un nouvel ordre mondial où chaque peuplepourrait se développer selon son propre génie et où les biens matérielsseraient à la disposition non d’un groupe limité de privilégiés mais, selonle plan du Créateur, de tous les membres de la famille humaine.

La troisième difficulté est d’ordre personnel. Il n’y a de dialoguequ’entre égaux. Si je m’estime supérieur à mon interlocuteur, je n’ai qu’àme taire. Qui me dit que, devant Dieu, le non-chrétien à qui je m’adressene m’est pas supérieur pour ce qui concerne les hommages qu’il rend auCréateur et sa pratique de l’amour fraternel? Il ne s’agit pas là de confu-sionnisme doctrinal ni de renoncement à mes propres convictions. Il s’agitdu respect de la personne, du respect de l’action de Dieu dans le secret desconsciences. Saint Augustin, invitant un manichéen au dialogue, luidisait : « Que nul de nous ne dise qu’il a déjà trouvé la vérité ; cherchons-la comme si ni vous ni moi ne la connaissions pas » (É p î t re dufondement, 3). Cela ne signifie pas du tout que le chrétien renonce à portertémoignage de sa foi. Le premier témoignage que nous devons à Dieu quiest Amour, c’est l’amour pour les frères, qui se manifeste par le respectdans la douceur et l’humilité.

On assiste, dans tous les pays musulmans du monde à un renouveau massifde la pratique religieuse, souvent à l’initiative de mouvements intégristes. Cephénomène ne sera pas sans conséquences sur les relations entre chrétiens etmusulmans.

Le renouveau islamique est une réalité de notre temps. L’ignorer seraittourner le dos à la vérité. Ce renouveau se manifeste de diversesmanières.

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Il y a, chez beaucoup de musulmans, la volonté de revenir à l’islamauthentique, en le débarrassant des apports étrangers, dont certains,marqués de superstition, sont antérieurs à l’islam et même au christia-nisme. De grands écrivains, des théologiens de valeur ont travaillé dansce sens. En Algérie, je ne citerai qu’un nom, mais il est un symbole : c’estcelui de Ben Badis, car il fut le fondateur du mouvement des Ulémas, quia exercé une influence profonde dans le pays. En marge de cemouvement, mais non sans relation avec une partie de la traditionislamique, on constate chez certains un retour au soufisme, c’est-à-dire àla mystique. Dans la ligne d’Avicenne et de Ghazali, des musulmans sontépris de recherche de l’expérience du divin.

Une troisième manifestation du renouveau islamique est la montéedes Frères musulmans. Très axés sur la politique, ceux-ci aspirent à faireintervenir les pouvoirs publics en faveur du progrès de l’islam, mais illeur arrive d’employer à cet effet des méthodes de violence, ce qui n’a pasmanqué de créer des difficultés avec tel ou tel gouvernement. Il ne fautcependant pas se laisser aller à des jugements absolus ; il y a des Frèresmusulmans qui, à l’égard des autres hommes, font preuve de respect et decompréhension. On peut rapprocher du mouvement des Frère smusulmans celui qu’a déclenché en Iran l’ayatollah Khomeyni. Celui-ci aacquis un crédit incontestable auprès de certains musulmans grâce àl’action qu’il a menée pour libérer un peuple de la dictature et de ladomination étrangère. Mais beaucoup de musulmans lui reprochentaujourd’hui les méthodes de violence qu’il n’hésite pas à employer. Deplus en plus, les représentants les plus authentiques de l’islam consi-dèrent que la pierre de touche d’un esprit vraiment religieux est le respectque l’on doit à l’homme, « lieutenant » de Dieu en ce monde.

En Algérie, le renouveau s’affirme par une fréquentation accrue desmosquées. Les jeunes y viennent nombreux ; ils considèrent que l’islamfait partie de l’identité algérienne.

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Roger MichelRédemptoriste, délégué du diocèse de Valence pour le dialogue interreligieux,professeur à l’ISTR, il a publié de récentes études dans la revue Chemins dedialogue : des textes majeurs de Jean-Paul II, n° 20 (2002) ; des approches dusoufisme, n° 18 (2001) et n° 24 (2004) ; des études sur la notion de Qurb (proximité),n° 12 (1998), n° 13 (1999) et n° 15 (2000).

LES RENCONTRES D’AIGUEBELLE1

Le 4 avril 1999, dans le journal quotidien de la région, le Père abbé deNotre Dame d’Aiguebelle, dans la Drôme, annonce la création d’un lieude re n c o n t res islamo-chrétiennes en mémoire des sept Frères deTibhirine2 :

En 1996, c’est la tragédie de Tibhirine, le monastère « f i l l e »d’Aiguebelle, près de Médéa en Algérie. Le 27 mars, sept trappistes –parmi eux Christophe, originaire d’Ancône, et Luc, né à Bourg-de-Péage,sont enlevés3. Le 30 mai, les dépouilles des suppliciés sont découvertes. Le

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1. Article paru dans Se Comprendre n° 05/10 (décembre 2005) : « Tibhirine, dix ansdéjà ! ». L’Église d’Algérie a célébré, en janvier 2005, dans la prière et lacommunion, le sacrifice des quatre Pères Blancs, abattus à Tizi-Ouzou, le 27décembre 1994 (Alain Dieulangard, 75 ans ; Charles Deckers, 70 ans ; JeanChevillard, 69 ans ; Christian Cheyssel, 36 ans. Voir La Croix du 10 janvier 2005,reportage de Martine de Sauto). C’est en mai 2006 que sera marqué, à Notre-Dame d’Aiguebelle et à Alger, le dixième anniversaire de celui des septtrappistes de Tibhirine, enlevés de leur monastère dans la nuit du 27 mars1996. Nous proposons ici le bilan des rencontres annuelles d’Aiguebelle(Drôme) depuis 1999.

2. Paul Dechier (Fr. Luc), 82 ans ; Christian Lemarchand, 66 ans ; CélestinR i n g e a rd, 62 ans ; Paul Favre-Miville, 57 ans ; Michel Fleury, 52 ans ;Christophe Lebreton, 45 ans ; et leur prieur, Christian de Chergé, 59 ans.

3. On lira avec profit le dossier sur Tibhirine dans Chemins de dialogue 13 (1999),p. 13 à 51 : « L’Autre que nous attendons » ; Chemins de dialogue 24 (2004), p. 125à 184 : « Priants parmi d’autres priants » et le livre de Mireille Duteil, Lesmartyrs de Tibhirine, Brepols, Paris, 1996. La petite église d’Ancône, près deMontélimar, a été superbement restaurée et rénovée. Le message de Tibhiriney est gravé dans la pierre. Des rencontres islamo-chrétiennes commencent déjàà s’y dérouler.

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choc, l’épreuve… Dom Barbeau a rapporté du monastère de l’Atlas - engrand désordre - correspondances et journaux des moines martyrs…Chose peu connue dans l’aff a i re de Tibhirine, une mosquée avaitcommencé de s’élever devant le monastère. Le projet ne vint pas à terme,faute d’argent. Alors, les moines eux-même ouvrirent un lieu pour lesmusulmans. Eucharistie d’un côté, tapis de prière de l’autre, pour unmême Dieu. On est tout près de cet esprit avec le projet qui sera concrétisécet été à Notre Dame d’Aiguebelle. Un lieu sera ouvert pour des rencontresislamo-chrétiennes, prolongement vivant, installé, du groupe islamo-chrétien fonctionnant déjà dans le diocèse de Valence.4

De fait, en mai 1999, commençaient les rencontres islamo-chrétiennesd’Aiguebelle qui se déroulent chaque année, le dernier lundi de mai.Nous nous proposons d’en faire ici le bilan, à l’occasion du dixièmeanniversaire de la mort tragique des sept Frères de Tibhirine.

Au départ, ces re n c o n t res ont rassemblé une cinquantaine depersonnes, chrétiens et musulmans de la Drôme. En 2005, les participantsétaient environ deux cents, venus de toute la région.

Le but de ces rencontres islamo-chrétiennes est tout simplement derecueillir le message de Tibhirine - témoignage de foi et fraternité - pouren vivre ici, aujourd’hui. Un schéma-type est adopté : en soirée, les parti-cipants affluent vers l’abbaye Notre Dame d’Aiguebelle où deux témoins(un chrétien et un musulman) sont invités à prendre la parole, dans unclimat quasi-liturgique de recueillement, de prière et de chants : alter-nance entre la psalmodie des moines et les chants soufis de l’ensembleJilani. Puis la rencontre se termine par un long moment festif.

Les thèmes abordés sont les suivants :

Mai 1999 : Nous avons tant de choses à nous direMai 2000 : Partages de foiMai 2001 : Entre exclusivisme et universalismeMai 2002 : L’esprit d’Assise

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4. Cf Le Dauphiné-libéré du dimanche 4 avril 1999.

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Mai 2003 : La foi au risque de l’autreMai 2004 : La spiritualité de la rencontreMai 2005 : Qu’avons-nous à dire et à faire ensemble ?5

Les compte-rendus de chaque soirée dans la presse locale donnent unbon aperçu du climat et du contenu des rencontres d’Aiguebelle enmémoire des sept Frères de Tibhirine.

1re rencontre le 27 mai 1999

Thème : Nous avons tant de choses à nous dire. Invités : ChristianDelorme et Rachid Benzine.

Cette première rencontre est annoncée dans l’hebdomadaire drômoisPeuple Libre6, qui en indique l’esprit :

L’idée d’un dialogue approfondi entre chrétiens et musulmans fait peuà peu son chemin. Les lieux de ce dialogue deviennent plus nombreux.Ainsi, après Valence et le groupe informel de réflexion comprenant despersonnes des deux confessions, le monastère d’Aiguebelle se signalecomme une étape supplémentaire dans l’effort de rapprochement entrechrétiens et musulmans. Le 27 mai, de 19h à 20h 30, les moines cisterciensde Montjoyer invitent Rachid Benzine et Christian Delorme, deux témoinsdu dialogue islamo-chrétien qui étaient déjà les invités du groupe deValence, il y a plus d’un an. Ils sont les auteurs du livre paru chez AlbinMichel en 1997 : « Nous avons tant de choses à nous dire ».

Depuis la mort de leurs sept frères de Tibhirine voici trois ans, les« trappistes » d’Aiguebelle se sentent investis d’une mission commencéeen Algérie. Ils souhaitent transmettre le message de paix, de tolérance et

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5. Celui de Mai 2006 est déjà proposé : « Nous reconnaître une vocationcommune ».

6. Reportage de Jean-Marc Collavet.

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d’amour laissé par les moines martyrs. Comme de nombreux chrétiens, ilssentent que les paroles de paix et les gestes d’amitié, semés de l’autre côtéde la Méditerranée, peuvent produire des fruits jusqu’en France. Qu’il nefaut négliger aucun chemin pouvant mener à la paix à et à la fraternité.Un des « chemins du dialogue » relie désormais Aiguebelle à Tibhirine.

Dans le numéro 13 de la revue Chemins de dialogue, Dom AndréBarbeau, Père abbé d’Aiguebelle, évoque justement le désir des moines decréer des passerelles : « Nos monastères avaient relativement peu decontacts avec l’islam. Les événements de Tibhirine ont changé cela etbeaucoup de monastères ont depuis des contacts, parfois réguliers, avecdes musulmans. »

2e rencontre d’Aiguebelle, le 29 mai 2000

Thème : Partages de foi. Invités : M. Gilbert Jouberjean, professeur àl’ISTR de Marseille ; Cheikh Bentounès, guide spirituel de la TariqaAlawiya et M. Éric Geoffroy, universitaire musulman de Strasbourg7.

L’hebdomadaire Peuple libre relate ainsi l’événement8 :

Cheikh Bentounès, guide spirituel de la Tariqa Alawiya - confrériesoufie fondée à Mostaganem au début du XXe siècle - entretenait des lienssuivis avec les moines de l’Atlas dépendant de l’abbaye d’Aiguebelle, etdont le témoignage rayonne chaque année davantage. Il était à Aiguebellele 29 mai dernier pour une soirée de découverte et d’échange sur les spiri-tualités respectives des chrétiens et des musulmans ; c’est dire la relationintime que chacun entretient avec Celui qu’il reconnaît comme son Dieu.Deuxième du genre, après une première en 1999 avec Christian Delorme etRachid Benzine, cette rencontre d’Aiguebelle avec Cheikh Bentounès ne

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7. Auteur de Initiation au Soufisme, A. Fayard, 2003. Voir Se Comprendre, octobre2004.

8. Reportage de Jean-Pierre Roux.

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sera certainement pas la dernière sur la voie d’une meilleure compré-hension.

La présence de quatre millions de musulmans en France (2,4 % de lapopulation), le rapport quelque peu fantasmatique que la société françaiseet même l’Église entretiennent avec l’islam justifient amplement cedialogue au plus profond, mais noué dans la plus grande simplicité àAiguebelle. Loin de « tout mélanger », loin de tout syncrétisme, il vise àl’émulation réciproque, comme l’a souligné Roger Michel, déléguédiocésain aux relations avec l’islam, qui en est l’actif artisan. L’affirmationforte de la théologie chrétienne par Gilbert Jouberjean, professeur à l’ISTRde Marseille, a apporté ce soir-là un contrepoint riche et documenté auxpropos d’Éric Geoffroy, professeur à Strasbourg, converti à l’islam etspécialiste de la mystique musulmane. Cheikh Bentounès a choisi, lui,d’illustrer l’expérience de la montée vers Dieu par approches concen-triques et silencieuses, et de baliser la voie qui y conduit, évoquant aupassage Salomon arrêtant son armée pour laisser passer une fourmi… Si laCharia, la loi, est là comme un garde-fou pour protéger chacun, la TariqaAlawiya est comme les rayons d’une roue. Elle ramène le chercheur deDieu des lois extérieures à l’intériorité de sa connaissance amoureuse.Transmise dans la lignée des grands spirituels musulmans depuis leprophète Mahomet, cette spiritualité est, d’après Éric Geoffroy, l’esprit del’islam. Une anecdote, rapportée par frère Éric, moine à Aiguebelle,pourrait illustrer cette rencontre islamo-chrétienne : « Quand le PèreChristian de Chergé avait demandé à un voisin musulman ce qu’ontrouverait en creusant au fond du puits près duquel ils étaient : le Dieu deschrétiens ou le Dieu des musulmans? celui-ci lui avait répondu : Tu en esencore là ! ? »9

Cette soirée qui a réuni plus de cent vingt personnes au monastères’est terminée par les prières partagées de musulmans et de chrétiens àtravers les siècles. Celle de Charles de Foucauld en était, qui lui-même atant vécu cette proximité d’un Islam interrogateur et facteur d’émulationde notre foi. Il y avait là des prêtres, des moines, des laïcs, intellectuels,bénévoles, et un groupe de travailleurs agricoles, musulmans soufis,venus du Vaucluse.

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9. Voir ce texte dans Chemins de dialogue 26 (2005), p. 170.

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3e rencontre d’Aiguebelle, le 28 mai 2001

Thème : Entre exclusivisme et universalisme. Invités : Mgr Teissier,archevêque d’Alger ; M. Abd-al-Haqq Guiderdoni, de l’Institut des hautesétudes islamiques.

L’hebdomadaire Peuple libre10 se fait l’écho de la rencontre et pose deuxquestions à Mgr Teissier :

André Barbeau, abbé d’Aiguebelle, a tenu à souligner l’enracinementdans la prière de cette contribution au dialogue interreligieux. Le débat aété rythmé par les prières chantées par un groupe de trois jeunes Soufis(confrérie musulmane), puis de trois moines de l’abbaye. Ces derniers ontrepris en psaume les 99 noms de Dieu de la tradition de l’islam11. En fin derencontre, alors que les moines avaient exceptionnellement prolongé leurveillée (c’est tout un symbole), les deux groupes ont chanté ensemble troisversets de ce psaume. L’antienne : « Loué sois-tu, Dieu d’Amour, dans letemps et pour l’éternité », était reprise par l’assemblée.

Le caractère dramatique de la situation en Algérie, venant comme enécho à ce moment de paix partagée, ne pouvait qu’accentuer unrecueillement qui a fleuri dans un remarquable débat à trois voix. MgrTeissier, archevêque d’Alger, et Abd-Al-Haqq Guiderdoni, de l’Institut desHautes Etudes Islamiques, ont échangé avec les participants ce que leurexpérience et leur réflexion théologique révèlent d’un intime et fraternelcheminement. Car c’est bien d’un même Dieu d’Amour qu’ils ont parlé,Abd-Al-Haqq Guiderdoni allant jusqu’à dire que « Jésus porte la promessede la Réunion pour les Musulmans et les Chrétiens ».

Loin de tout syncrétisme béat, c’est dans la perspective d’uneespérance commune mais tâtonnante qu’ils ont élevé le débat. L’éloge del’unité, de la diversité et de la réunion (le retour à un Dieu commun), chezG u i d e rdoni, rejoignait les cas concrets de fraternité et d’éveil des

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10. Dans la rubrique « Chantiers d’espérance », sous la plume de Jean-MarcCollavet.

11. Voir des extraits dans Se Comprendre, novembre 2005, p. 7.

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consciences en Algérie dont a témoigné Mgr Teissier. L’archevêque d’Algera souligné que les violences en Algérie ne sont pas interreligieuses maisliées à la crise d’une société où les moines assassinés (et bien d’autres…) sesont simplement montrés solidaires d’un peuple. Il a évoqué le colloquesur saint Augustin, organisé par les Algériens, un groupe de jeunesmusulmans interprétant une pièce sur la tolérance religieuse, la projectionil y a dix jours à Blida d’un film algérien sur Pierre Claverie (évêqued’Oran assassiné en 1996), l’article du 8 mai d’un journaliste algérien surMarie Thérèse Brau, pied-noir irrédentiste et haute en couleur dans soncentre pour handicapés, et même un appel du Président Bouteflika à lacanonisation de Mgr Duval…

Riche débat donc sur le chemin d’un dialogue qui a connu déjà untemps fort le 7 mai avec une rencontre de prière et d’amitié à la mosquéede Valence. Les témoignages de groupes de rencontre islamo-chrétiensdans la Drôme, en particulier autour du Secours catholique, le souciexprimé d’une meilleure diffusion du message de paix ont bien faitressortir à Aiguebelle que, face à la violence, nous sommes, chacun indivi-duellement, appelés à une transformation de l’âme, selon le mot de Abd-Al Haqq Guiderdoni.

Deux questions à Mgr Teissier :

Mgr Teissier, que pensez-vous de cette rencontre à Aiguebelle?- C’est une belle contribution au dialogue interreligieux. Jean Paul II, en visite

en Syrie, nous y a vivement engagés. Cela me conduit à être attentif à ce qui se faitde semblable en Algérie. Je suis témoin qu’il s’y vit de très belles choses. Onconstate en particulier une remarquable évolution des mentalités, comme je l’aisouligné dans le débat, mais il y a aussi de forts blocages. Il faut travailler à ce quel’on se parle.

Quelle orientation pastorale prônez-vous pour l’Algérie?- La rencontre. Nous réfléchissons beaucoup au sacrement de la rencontre.

Nous sommes envoyés en Galilée… Nous y sommes la voix, le cœur et les yeux deJésus pour que les personnes se rencontrent.

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4e rencontre d’Aiguebelle, le 27 mai 2002

T h è m e : L’Esprit d’Assise. Invités : Le Père Christian Salenson,directeur de l’ISTR de Marseille, Cheikh Bentounès, guide spirituel de laTariqa Alawiya.

Le journal national La Croix s’intéresse aux rencontres d’Aiguebelle12,sous le titre : Ces pas de fourmis qui ouvrent l’avenir.

La quatrième re n c o n t re islamo-chrétienne vient de se dérouler àl’abbaye d’Aiguebelle où la vie et la mort des sept moines de Tibhirinerésonnent comme un appel particulier.

Pour ouvrir la rencontre, Dom André Barbeau avait choisi de raconterl’histoire d’un maître du soufisme (courant spirituel musulman) capabled’entendre une fourmi et d’arrêter son armée pour la laisser passer. Puis ilavait évoqué saint Bernard de Clairvaux, qui affirmait qu’il troublerait laprocession, celui qui marcherait tout seul, ou celui qui s’arrêterait. « Peuimportent nos pas de fourmis, avait conclu l’abbé cistercien d’Aiguebelle,pourvu qu’ils ouvrent un passage à la paix. »

Ces pas de fourmis, les chrétiens et les musulmans venus de Valence,Montélimar, Marseille…, les familles de cinq des trappistes de Tibhirine13

assassinés le 21 mai 1996, les moines de l’abbaye rassemblés en ce soir du27 mai en connaissent le rythme. Venus là en mémoire des sept martyrs deNotre-Dame de l’Atlas, tous se sont déjà mis à leur suite à « l’école del’autre », pour « servir l’avenir de l’espérance ».

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12. Envoyée spéciale, Martine de Sauto.13. Le monastère de Tibhirine est désormais confié à Mgr Teissier et au diocèse

d’Alger qui en est le propriétaire canonique. En accord avec les familles desFrères, l’abbaye d’Aiguebelle, qui abrite les archives du monastère, a confié àl’Institut de sciences et de théologie des religions (ISTR) de Marseille une étudethéologique de certains de leurs textes.

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Une rencontre sous le signe de l’espérance

La re n c o n t re, organisée conjointement par l’abbaye d’Aiguebelle(Drôme) et le P. Roger Michel, délégué du diocèse de Valence pour ledialogue interreligieux, était d’ailleurs placée toute entière sous ce signe.Pour commencer, un trappiste et une jeune fille musulmane, Salima, lisentle « décalogue » issu de la rencontre d’Assise, le 24 janvier dernier. LeP. Christian Salenson, vicaire général de Nîmes et responsable de la revueChemins de dialogue, fait ensuite un exposé sur l’esprit d’Assise et les fonde-ments théologiques du dialogue interreligieux. Trois moines chantent unelitanie inspirée des 99 noms de Dieu de la tradition musulmane. CheikhKhaled Bentounès, maître spirituel de l’une des principales confrériessoufies, évoque dans une langue poétique la quête permanente de la vérité,insaisissable, une et multiple, et la miséricorde insondable du Tout-Autreinfiniment proche de sa création.

Assurément, on est très loin des joutes théologiques. D’ailleurs, ledialogue se poursuit. Zorah, Mohammed, Jean-Pierre, Jean Dumas(pasteur, membre de la Conférence mondiale des religions pour la paix) parlenttour à tour de l’accueil de l’autre. Noureddine se souvient d’un poèmeintitulé La Misère, et en traduit quelques vers… Trois moines chantent ànouveau une prière attribuée à saint François d’Assise.

Lors de la première de ces rencontres, une trentaine de personness’étaient déplacées. Aujourd’hui elles sont près de deux cents. « Jusque-là,confie dom Barbeau, nos monastères – sauf Tibhirine, Rawa Seneng etGedono en Indonésie, Banja Luka et Koutouba au Cameroun – avaientrelativement peu de contacts avec l’islam. La mort des sept frères avivement interpellé l’ordre, au point que nous pouvons nous demander s’iln’y a pas un appel particulier à investir davantage dans cette rencontre.Tibhirine a donné l’exemple du Ribât. C’est la voie de la prière partagée :non pas de grandes discussions théologiques, ni non plus de grandesactions, mais une prière humble et authentique, ensemble, vécue etincarnée ensuite au quotidien. »

Évidemment, cela demande de quitter quelques mauvaises habitudes :créer des relations nouvelles entre tous les hommes appelle un langagenouveau, confirme l’abbé d’Aiguebelle. Nos frères n’aimaient pas parlerde « terroristes » ou de « militaires » : ils avaient appris à dire « les frères

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de la montagne » ou « ceux de la plaine ». C’est toute une ascèse… Lesmoines de l’Atlas avaient également inventé une solidarité nouvelle. Ilscultivaient la terre et partageaient les revenus des récoltes avec des associésmusulmans. Ils avaient aussi offert un local dans les bâtiments dumonastère pour permettre aux musulmans de prier. « Que sommes-nousprêts à partager, nous ? Interroge dom André. Les critères qui créent nosliens avec un peuple et une Église ne peuvent pas être de l’ordre de lasécurité de nos vies, insiste-t-il. Cela concerne tout disciple du Christ et,finalement, tout être humain. »

5e rencontre d’Aiguebelle, le 26 mai 2003

Thème : La foi au risque de l’autre. Invités : Mgr Vincent Landel, arche-vêque de Rabat ; M. Khaled Sekkal, membre de la Tariqa Alawiya.

L’hebdomadaire Peuple libre continue à mentionner l’événement14 :

Depuis cinq ans le témoignage des martyrs de Tibhirine refleurit en maià Aiguebelle, au cours d’une soirée de débats et prière inspirée par leurpratique du dialogue interreligieux. Le 26 mai Mgr Vincent Landel, arche-vêque de Rabat, et M. Khaled Sekkal, médecin psychiatre membre de laconfrérie Alawiya, sont intervenus sur le thème « La foi au risque del ’ a u t re » devant plus de deux cents personnes des communautéschrétiennes et musulmanes. Mgr Benoît Rivière, évêque auxiliaire deMarseille, et Jean Christophe Lagleize, évêque de Valence, étaient présentsauprès d’André Barbeau, abbé d’Aiguebelle.

Dom André Barbeau a évoqué d’emblée le récent tremblement de terreà Alger, le courage et la dignité de la population dans l’épreuve. Il y étaitde passage au retour de Tibhirine où il était allé se recueillir dans lesouvenir des frères à l’occasion de l’anniversaire de leur mort. La commu-nauté des frères de l’Atlas, décimée, réside actuellement dans le diocèse deRabat. Se basant sur son expérience pastorale en milieu musulman (30.000

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14. Reportage de Jean-Marc Collavet.

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chrétiens de 60 nations différentes), Mgr Landel a insisté sur la vertu dutemps pour « passer de l’état je suis agressé à l’état je suis accueilli », dansle dérangement qu’impose l’autre dans sa différence. « Le Christ lui-mêmea emprunté le langage de l’autre, la culture de l’autre. N’est-ce pas le mêmechemin que j’ai à prendre? Et la foi du chrétien elle-même est aussi unrisque pour l’autre… Il faut aller vers l’autre les mains vides et le cœurdisponible ».

Khaled Sekkal est membre de la confrérie soufie Alawiya avec laquelleles frères de Tibhirine avaient engagé un dialogue spirituel. Marocaind’origine, professant en France, c’est dans la communauté humaine, lafraternité adamique et abrahamique qu’il fonde un dialogue interreli-gieux : « La foi n’est pas la croyance, dit-il. Elle est un don qui vient duSeigneur ; dans la rencontre du frère elle se renforce et s’élargit. Lesmusulmans ont besoin de leur miroir juif et chrétien pour affermir laleur… »

Cette cinquième rencontre d’Aiguebelle transparaît une nouvelle foiscomme une recherche de l’autre dans la confrontation des approches dudivin. Tâtonnante, elle s’éclairait aussi ce lundi de printemps des visagesbruns, blancs et noirs des moines et des jeunes soufis, psalmodiant tour àtour les 99 beaux noms de Dieu.

6e rencontre d’Aiguebelle, le 24 mai 2004

Thème : La spiritualité de la rencontre. Invités : Mgr AlphonseG e o rg e r, évêque d’Oran ; M. Mehdi Azaïez, chercheur à l’ICM deMarseille.

Membre du groupe d’étude sur les Écrits de Tibhirine, Anne-NoëlleClément fait part de ses réflexions sur le site Internet du diocèse deValence : le lundi 24 mai à Aiguebelle, la spiritualité de la rencontre, cen’était pas une théorie proposée par des intervenants, mais uneexpérience vécue ensemble. En effet, la rencontre annuelle en mémoire

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des frères de Tibhirine réunissait de nouveau musulmans et chrétiensprêts à vivre la rencontre comme une expérience spirituelle.

L’ensemble Jilani, venu d’Avignon, commençait la soirée par deschants soufis en arabe, « à écouter avec le cœur » dans cet amour de Dieuqui nous porte les uns et les autres. Un peu plus tard, des moinesd’Aiguebelle chantaient « Loué sois-tu, Dieu d’amour, dans le temps etpour l’éternité » avec des vers inspirés des noms de Dieu dans les deuxtraditions. L’ensemble Jilani répondait en écho en psalmodiant la litaniedes noms divins. L’assemblée s’est sentie profondément en communiondans cette prière. Ainsi toute la soirée, chrétiens et musulmans se sontécoutés, ont prié, ont partagé cette spiritualité de la rencontre.

Dom André Barbeau a fait part de l’édition du premier « Cahier deTibhirine », intitulé Dieu pour tout jour, reprenant les interventions que leprieur de Tibhirine donnait à ses frères lors des chapitres de la commu-nauté. « Est-ce le moment de mettre de nouveau une communauté dansce monastère de Tibhirine, ou sommes-nous appelés à aller plus loin,autrement, comme François d’Assise comprenant enfin l’appel à rebâtirl’Église? » s’interrogeait le Père Abbé d’Aiguebelle. « Puissions-nous fairede ce moment quelque chose de l’Éternel ! » concluait-il en cédant laparole à Mgr Alphonse Georger.

L’évêque d’Oran témoignait de l’amitié comme la première voie dudialogue entre les hommes. C’est cette amitié qui lui a permis de tenir etde rester en Algérie dans les moments difficiles car « nous croyons à laprésence de Dieu entre nous » et « nous montrons que chrétiens etmusulmans peuvent vivre ensemble dans des circonstances exception-nelles ». Il affirmait que la fusion des cœurs était possible car nos racinespuisaient dans le même sol, malgré la différence des dogmes. Ainsichrétiens et musulmans peuvent ensemble louer Dieu, se confier à samiséricorde, et écouter les textes sacrés des uns et des autres.

M. Mehdi Azaïez, chercheur et formateur à l’Institut Catholique de laMéditerranée, prenait le relais et témoignait à son tour de cette spiritualitéde la rencontre. Il rappelait que le Coran travaillait la mémoire biblique,

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ainsi la rencontre de Moïse avec Dieu à l’Horeb (cf. Ex 3,14). L’autre, Dieucomme mon frère, doit être respecté, et enlever ses souliers, c’est seprésenter fragile face à l’autre dans son mystère à respecter. Il rappelaitque l’amour et la mémoire étaient des thèmes importants dans la Biblecomme dans le Coran. Mais la spiritualité de la rencontre, pour ce jeunehomme, c’est aussi concret, c’est, entre autres, un travail commun avecdes prêtres de Marseille « comme une famille », des gestes qui peuventaider l’autre à vivre pleinement sa foi, « les potes » et les soirées passéesensemble, etc. Il terminait sur une note d’espérance : espérance de lar é s u r rection d’abord, mais aussi espérance aujourd’hui venue denouveaux intellectuels musulmans, espérance vécue avec Tibhirine dontnous avons la « mémoire amoureuse ».

Gâteaux de toutes sortes et thé à la menthe ont permis de terminer lasoirée en continuant cette expérience de la rencontre. La spiritualité esttoujours incarnée ! Fatih, jeune étudiant valentinois, était très touché etdisait en partant : « C’est beau de voir tous ces gens réunis pour unemême chose : la paix ».

7e rencontre d’Aiguebelle, le 30 mai 2005

Thème : Qu’avons-nous à dire ensemble ? Qu’avons-nous à faireensemble ? Invités : Le Père Michel Guillaud, islamologue à Lyon; M.Khaled Sekkal membre de la Tariqa Alawiya.

Le magazine mensuel catholique drômois Église de Valence prend cetteannée le relais pour souligner l’importance des rencontres d’Aiguebelle.

Chrétiens et musulmans, que dire ensemble, que faire ensemble?…telétait le thème de la septième rencontre d’Aiguebelle organisée par lediocèse et la communauté monastique et animée par le P. Roger Michel etle P. Abbé André Barbeau. Le P. Michel Guillaud, aumônier d’étudiants àLyon chargé des liens avec les musulmans, et le Docteur Khaled Sekkal,

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de la confrérie soufie Alawiya, sont intervenus tour à tour. MichelGuillaud revenait la veille d’Algérie et c’est le mot « réconciliation » qu’ila fait résonner. Son voyage, organisé par Témoignage Chrétien avec des« pieds-noirs et des pieds-rouges », a été tissé d’accueils chaleureux et deliens renoués après les années d’épreuves subies par l’Algérie. La fidélitéà un rythme de vie et à une ritualité chez les musulmans l’a rendu, parcontraste, sensible à une certaine inhibition chez les chrétiens : « On adésappris à parler de Dieu et à Dieu ». Il est aussi frappé par l’intérêt actifde certains de ses étudiants musulmans désirant connaître de l’intérieurce qui fait vivre les chrétiens, en venant vivre dans une communauté qu’ilanime…

À ce point du dialogue, un moment très fort et éclairant a été vécu parl’assemblée. Après un chant de louanges à trois voix par les moines, unenregistrement de Christian de Chergé, prieur de Tibhirine, a été diffusé :une méditation sur la visite de Marie à Élisabeth en parallèle avec larencontre de l’Islam : « Que va-t-elle dire, que va-t-elle faire? À peinearrivée, c’est l’enfant que porte Élisabeth qui tressaille en elle, etdéclenche le “Tu es bénie entre toutes les femmes”…, suivi en retour duMagnificat de Marie. Il en est ainsi de notre Église, qui porte en elle uneBonne Nouvelle. Nous sommes venus ici pour rendre service. Noussommes porteurs d’un message et nous ne savons pas quel est le lien entrece message et ce qui fait vivre l’autre… La première Eucharistie de l’Égliseest le Magnificat de Marie… ». Ainsi nous a-t-il été donné ce soir àAiguebelle de percevoir en quoi la présence de Dieu en l’autre est àcreuser pour magnifier ce qui brûle en nous.

L’intervention de M. Khaled Sekkal, véritable méditation à son tour, adébuté par une interrogation : y a-t-il encore une place dans le cœur del’homme pour la chose spirituelle? Rappelant la place de Jésus et deMarie dans le texte coranique, c’est à un dépassement de la théologie par« l’unité des cœurs » qu’il a appelé. La miséricorde dit-il, n’est pas unattribut de Dieu, mais son essence même. C’est une énergie à l’œuvre,dont hélas bien des croyants ont perdu le sens. « Nous avons besoind’hommes et de femmes de spiritualité. Mais si l’homme court vers saperte, la miséricorde de Dieu ne l’abandonne pas. »

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Rythmée par les prières chantées et alternées des moines et d’ungroupe de jeunes Soufis de Montpellier et d’Avignon, la soirée n’a pasmanqué pour autant d’échanges amicaux et de partage de nourrituresterrestres : les clafoutis voisinaient au mieux avec le thé à la menthe et lespâtisseries au miel. Que faire ensemble de signifiant? Au terme de larencontre, devant l’icône des sept dormants qui rappelle une dévotioncommune aux chrétiens et aux musulmans, Dom Barbeau a proposé unvoyage en commun l’an prochain à Tibhirine et annoncé, pour le 28 mai2006, une re n c o n t re exceptionnelle à Aiguebelle. Des voies sontouvertes…

Que conclure ?

« Ces pas de fourmis », pour reprendre une expression du journal LaCroix à l’occasion de ces rencontres, nous mènent vers l’inconnu de Dieu,sur un petit sentier de rencontre et de dialogue. D’Abraham, le père descroyants, l’Écriture nous dit : « Il partit, sans savoir où il allait ».L’aventure continue…

En 2006, ce sera le dixième anniversaire de la mort tragique des septFrères de Tibhirine. Nous donnerons un relief particulier à la rencontred’Aiguebelle, le dimanche 28 mai. Une célébration eucharistique aura lieuà la cathédrale de Valence (Drôme) en présence de Mgr MichaëlFitzgerald, président du Conseil pontifical pour le dialogue interreligieux(CPDI). À partir de 16 heures se déroulera la huitième re n c o n t red’Aiguebelle. Les deux témoins invités, Mgr Michaël Fitzgerald et CheikhBentounès, guide spirituel de la Tariqa Alawiya, nous aideront à méditersur le thème choisi : « Nous reconnaître une vocation commune », selonl’expression de Christian de Chergé, prieur de Tibhirine.

Tout un programme !

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Annexe :Une présence de « Visitation », selon Christian de Chergé

C’est sans doute sous l’inspiration du P. de Foucauld que les premiersmoines de l’Atlas ont fait de la Visitation leur fête quasi patronale. Le Fr.J e a n - P i e r re, prieur de Notre-Dame de l’Atlas à Midelt (Maroc), sesouvient de nombreuses allusions faites à ce mystère par son prieur deTibhirine, le Fr. Christian15.

1. Il écrit à une amie, connue au PISAI, Sœur Blanche au Yémen (1977)

Comment ne pas me sentir interpellé par ce que tu as commencé àvivre, tout là-bas, avec tes deux Sœurs? Cet isolement avec et pour Lui : cepeuple qu’il poursuit avec et par nous : ce petit peuple sur lequel Il s’estattendri, émerveillé et qui fut, pour Lui aussi, porteur de l’Esprit : « Je terends grâce, Père, de ce que… » ; ce service, si comparable à celui de Marieen sa Visitation, et Marie, elle aussi portait en elle son secret, dans le silencede la contemplation, un secret qu’il ne lui appartenait pas de révéler (ce quila rassurait, car elle n’aurait su comment faire le lien et quels mots trouverpour dire l’Insaisissable) ; cette présence, nécessaire, à qui veut entendrel’autre16, saluer comme Élisabeth, de ces mots d’annonciation, de ces gestesd’Évangile que l’Esprit seul révèle et qui restituent la Bonne Nouvelle àcelui-là qui la porte en soi (son secret, ai-je dit !) ; cette Eucharistie quicélèbre alors la vie communiquée et fait (tomber) les barrières (et tant) decredos pour entrer dans la ronde des âges et des espaces et des enfantsd’Abraham. Marie, à l’heure du Magnificat, n’est plus la petite fille deNazareth à qui serait arrivé quelque chose d’inouï ; elle est le chantre privi-légié de l’action de grâce née dans le don du Fils : déjà c’est la communiondes saints qui prend corps en son sein. Elle le sait désormais,… y consent ;de Cana au Golgotha, elle sera là, et c’est tout…

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15. Cf. Jean-Pierre Flachère, « N.D. de l'Atlas, en Afrique du Nord », dans Cheminsde dialogue 26 (2005), p. 165.

16. Quand Christian emploie le mot l'autre, c'est habituellement du musulmanqu'il s'agit.

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Tous ces derniers temps, je me suis convaincu que cet épisode de laVisitation est le vrai lieu théologico-scripturaire de la mission dans lerespect de l’autre que l’Esprit a déjà investi. J’aime cette phrase de Sullivan(dans : Matinales) qui résume bien tout cela : « Jésus est ce qui arrive quandDieu parle sans obstacle dans le cœur d’un homme. Autrement dit, quandDieu est libre de parler et d’agir sans obstacle dans la droiture d’unhomme, cet homme parle et agit comme Jésus : il fallait s’en douter ! Essaied’être sans obstacle, et tu ne cesseras de t’émerveiller… de t’eucharistier…(hum! pas très euphonique !) »

2. Il donne son témoignage aux Journées Romainesde septembre 1989

Ce mystère de la Visitation, il est bon que l’Église le mette de mieux enmieux, au cœur de la « hâte » qui la porte vers l’autre (qui désigne tout êtrehumain)… Elle découvre alors sa mission… « La mission, disait l’ancienévêque du Sahara, Mgr Jean-Marie Raimbaud, sous l’action de l’Esprit-Saint, est la confluence de deux grâces, l’une donnée à l’envoyé, l’autre àl’appelé… Le chrétien s’efforce de lire ce que Dieu lui dit par la personnedu non-chrétien, il s’efforce aussi d’être lui-même “avec sa communauté”un signe visible, une parole aussi claire que possible du Dieu, Père, Fils etEsprit ». Et il ajoutait : « Le Royaume de Dieu est là, au milieu de vous.Aurons-nous des cœurs de pauvres pour l’accueillir ?… Des cœurs depauvres d’où peut jaillir le Magnificat, infiniment repris en eucharistie ».

3. Il prêche une retraite aux Petites Sœurs de Jésus, au Maroc, ennovembre 1990.

Il est évident que nous devons privilégier ce « mystère » dans l’Églisequi est la nôtre… Nous sommes dans la situation de Marie qui va voir sacousine Élisabeth et qui porte en elle « un secret vivant », une « BonneNouvelle vivante »… Marie (est) dans l’embarras, ne sachant pas comments’y prendre pour livrer ce secret… Qui est aussi le secret de Dieu… Faut-ille dire…? Comment…? Faut-il le cacher…? Et puis, il se passe quelquechose de semblable dans le sein d’Élisabeth… Elle aussi porte un enfant…Et ce que Marie ne sait pas, c’est quel est le lien, le rapport entre les deuxenfants… Elle sait qu’il y en a un, puisque c’est le « signe » qui lui a étédonné… « sa cousine Élisabeth… »

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Il en est ainsi de notre Église qui porte en elle une Bonne Nouvelle… Etnotre Église, c’est chacun de nous… Et nous sommes venus un peu commeMarie… D’abord pour rendre service… Finalement, c’est sa premièreambition, mais aussi en portant cette Bonne Nouvelle… Et comment nousy prendre pour la dire… ? Et nous savons que ceux que nous sommesvenus rencontrer, ils sont un peu comme Élisabeth, ils sont porteurs d’unmessage qui vient de Dieu… Et notre Église ne nous dit pas - elle ne saitpas - quel est le lien exact entre la Bonne Nouvelle que nous portons et cemessage qui fait vivre l’autre… Finalement mon Église ne me dit pas quelest le lien entre le Christ et l’islam. Et je vais vers les musulmans sanssavoir quel est le lien… Et voici que quand Marie arrive, c’est Élisabeth quiparle la première… Pas tout à fait exact, car Marie a salué sa cousine. Ellelui a dit : « La Paix… La Paix soit avec toi… » et ça, c’est une chose quenous pouvons faire… Cette simple salutation a fait vibrer quelque chose,quelqu’un dans Élisabeth. Et dans cette vibration quelque chose s’est dit,qui était la Bonne Nouvelle, pas toute la Bonne Nouvelle, mais ce qu’onpouvait en percevoir dans le moment. « D’où me vient que l’enfant qui esten moi a tressailli », dit Élisabeth… Et vraisemblablement que l’Enfant quiétait en Marie a tressailli aussi… Et qui est-ce qui a tressailli le premier ?Enfin, c’est entre les enfants que ça s’est passé… (rire des Petites Sœurs…).

4. Il donne l’homélie pour le 31 mai 1993, jour de la fête de laVisitation et de… l’Aïd!

C’est ici que peut et doit s’accomplir la Visitation de l’Église au peupledes musulmans… Comment? L’Église est venue en ce pays pour uneurgence de service, ou déjà de présence (en ce moment de désarroi, nel’oublions pas !17), un enfantement dans la douleur… Comme Marie, elleporte en elle, l’Emmanuel. C’est son secret. Elle ne sait comment le dire.Doit-elle même le dire? Et voici que souvent, c’est l’autre - le musulman -qui prend l’initiative du salut, comme Élisabeth parlant la première dans laliberté de l’Esprit dont nous savons ce qu’Il peut dévoiler de communionprofonde, plus loin que toutes les frontières et différences. Alors quelquechose se libère en nous aussi, une parole irrésistible, celle d’un Magnificat,un cantique à deux voix et à Visage unique, prélude à la Réconciliation quiest sacrifice et don de soi, prélude à l’Eucharistie qui est mystère de la foi

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17. Les années de violence avaient commencé depuis près de trois ans.

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et viatique pour l’humanité, en pèlerinage vers ce Dieu qui n’en finit pasde faire merveille : « Saint est son Nom ! »

SE COMPRENDRE

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Henry C. QuinsonFraternité Saint-Paul.

OPTIMISME NAÏF OU INVINCIBLE ESPÉRANCE ?Christian de Chergé selon John Kiser

Pourquoi traduire et publier un nouveau livre sur Tibhirine enFrance?

C’est au début de l’année 2003 que Jean-Michel Beulin, membre denotre petite communauté, la Fraternité Saint Paul1, fondée à Marseille enjanvier 1997 et présente aujourd’hui, grâce à lui, en Algérie, me signala laparution d’un livre sur les frères de Tibhirine écrit dans la langue deShakespeare par un certain John Kiser. Cet ouvrage était, aux dires deGilles Nicolas, curé de Médéa et économe du diocèse d’Alger, l’un desmeilleurs parus à ce jour. Je savais le Père Nicolas familier de Notre-Damede l’Atlas au point d’avoir vécu de près ses heures les plus noires. Ilconnaissait bien tous les frères, ainsi que la région. Son avis ne manquaitdonc pas de poids. Par ailleurs, l’archevêque d’Alger, le Père Teissier,souhaitait, lui aussi, que cet ouvrage soit traduit et publié. À l’évidence,son attachement à la communauté monastique de Tibhirine était profond,ainsi que son amour pour l’Algérie et tous les Algériens, à qui il aconsacré, lui aussi, sa vie. Autant d’arguments en faveur d’une traductiondu livre de John, rencontré à trois reprises à Marseille, écrivain original

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1. La Fraternité Saint Paul est une communauté catholique fondée sur septpiliers : célibat, prière, travail à mi-temps, logement en quartiers pauvres,hospitalité, entraide, participation à la vie paroissiale.

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par le choix de ses sujets, et personnalité attachante par la sincérité de sadémarche intellectuelle.

Mais l’appel à me mettre au travail, pour moi, ne s’arrêtait pas là.Ancien de l’abbaye de Tamié, comme Jean-Michel, j’avais vécu quelquetemps en ce monastère avec Frère Paul, l’un des sept moines assassinés. Àson départ, j’avais même hérité de son psautier. « Tu me remplaceras ! »,m’avait-il dit avec l’humour pince-sans-rire dont il était coutumier.Pendant les six années que je vécus cloîtré en Savoie, les lettres de Paul etde Christophe, ainsi que les circulaires de Christian, me tinrent informédes événements de plus en plus tragiques qui secouaient l’Algérie. Lespassages à Tamié des frères que je viens de citer, auquel s’ajouta celui deFrère Célestin, en France pour une grave opération cardiaque, me renditla communauté de l’Atlas très proche. Je suis donc particulièrementheureux, grâce à Henri-Louis Roche et les éditions Nouvelle Cité, de rendrebientôt accessible au public français, pour le dixième anniversaire dumartyre des moines, ce livre paru aux États-Unis sous le titre : The Monksof Tibhirine, Faith, Love and Terror in Algeria2.

En fait, dès avant mon entrée au monastère, j’étais déjà très préoccupépar les relations entre chrétiens et musulmans. J’avais même fait unsonge, à la veille de mon premier séjour comme postulant à Tamié, danslequel je me retrouvais à Marseille, entouré d’enfants maghrébins. Il setrouve que sept années plus tard, par un concours de circonstances,j’aboutissais finalement dans les « quartiers Nord », faisant équipe avecKarim De Broucker, Marseillais chrétien d’origine algérienne, moi quiavais prié, pendant tant d’années, pour que Dieu m’envoie un frère duMaghreb. Je dois beaucoup au soutien fraternel de Karim, qui m’avivement encouragé à réaliser cette traduction.

L’annonce de la mort des frères de Tibhirine restera à jamais gravéedans ma mémoire, comme, plus tard, les images de la ville de mon

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2. Le livre de John Kiser a déjà été traduit en allemand et publié sous le titre DieMönche von Tibhirine, Märtyrer der Versöhnung zwischen Christen und Moslems,Ansata, 2002. Son titre français : Passion pour l'Algérie, les moines de Tibhirine(Nouvelle Cité, 2006).

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enfance, elle aussi touchée par le terrorisme « islamiste » un certain 11septembre 2001. J’étais justement de retour à New York ce mois de mai1996, pour voir ma grand-mère, mes oncles et tantes, cousins et cousinesaméricains. Je suis, en effet, citoyen des États-Unis par mon père –quoique français également par ma mère. Quand le 21, j’appris, au coursd’une visite chez mon oncle Bruno d’Amérique que Paul, Christophe,Christian, Célestin, Luc, Michel et Bruno avaient été égorgés, je n’avaispersonne à qui parler autour de moi, car ma famille ne savait pas à quelpoint ces frères m’étaient proches. La seule réaction entendue qui merevient encore en mémoire est ce commentaire simpliste : « Finalement, ilsdoivent être heureux, puisque c’est ce qu’ils voulaient ». Cette lecture troprapide de l’événement, qui ne laisse pas de place à la remise en causepersonnelle, me reste aujourd’hui comme une blessure et m’a aussiencouragé à publier le récit très fouillé et impeccablement documenté demon compatriote écrivain. John Kiser cherche en effet à comprendre tousles acteurs du drame, et montre bien, dans un style très factuel caractéris-tique du journalisme d’investigation américain, les nombreuses facettesd’une histoire multidimensionnelle, où rien n’est complètement noir oublanc.

John Kiser : un parcours original

On me demande souvent qui est l’auteur de ce livre. Difficile derépondre rapidement et complètement à la question ! Disons qu’auroyaume de l’originalité, il est peu d’auteurs aussi singuliers que John W.Kiser. Passionné d’histoire contemporaine et amoureux des languese u ropéennes (en particulier le français, le russe et l’allemand), cetAméricain de Virginie a réalisé l’essentiel de sa carrière professionnelle àtransférer, en pleine guerre froide, de la haute technologie soviétique versles États-Unis. Après avoir revendu son affaire, il a pu enfin trouver letemps d’écrire des livres – tout en élevant des porcs dans sa ferme deNouvelle Angleterre, me dit-il toujours de préciser !

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Son premier ouvrage fut évidemment consacré aux entrepreneurs-innovateurs rencontrés en URSS à l’occasion de ses nombreux déplace-ments derrière le rideau de fer avant 1989 : Communist Entrepreneurs,Unknown Innovators in the Global Economy. Son second livre, La mort deStefan Zweig, mort d’un homme moderne – dont il existe une traductionpubliée aux Presses universitaires du Mirail en 1998 – se présente commeune analyse du suicide du célèbre écrivain allemand, juif agnostique, etannonce déjà son intérêt grandissant pour les questions religieuses. Enfin,en 2003, John Kiser se fait remarquer aux États-Unis en faisant connaîtreau public américain l’histoire des moines de Tibhirine. The Monks ofTibhirine : Faith, Love, and Terror in Algeria, publié en 2003 par une grandemaison d’édition américaine, St Martin’s Press, est unanimement saluépar la critique outre-Atlantique, milieux catholiques et non catholiquesconfondus, journalistes aussi bien qu’universitaires3.

Limites des livres déjà parus sur Tibhirine

En anglais, il n’existait aucun livre sur Tibhirine. Mais, en français, ilen existe déjà tro i s . Aussi voudrais-je dire quelques mots sur cesouvrages, pour montrer que celui de John Kiser apporte plusieursnouveautés significatives, justifiant sa traduction et sa publication pour lepublic français.

Pour mémoire, les trois livres existants sont :

1. celui de Mireille Duteil publié dès 1996 chez Brepols ;2. celui de Robert Masson, au Cerf, préfacé par le Cardinal Lustiger et

introduit par l’archevêque d’Alger, Henri Teissier, datant de 1998 ;3. et celui, plus récent, de René Guitton, sorti en librairie pour le

cinquième anniversaire de la mort des frères en 2001, chez Calmann-Lévy.

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3. Le prochain livre de John Kiser est consacré à l’Emir Abdelkader.

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Certains s’étonneront sans doute que je ne mentionne pas l’excellentouvrage de Marie-Christine Ray publié en 1998 chez Bayard, mais il s’agitd’une biographie de Christian de Chergé et non d’une étude consacrée àtoute la communauté de Notre-Dame de l’Atlas.

Ces trois livres sont très différents les uns des autres. Mireille Duteil estune journaliste spécialisée dans le monde arabe et le continent africain.Auteur d’un livre sur l’Algérie publié seulement deux ans avant celuiconsacré à Tibhirine (La poudrière algérienne, en collaboration avec PierreDévoluy), elle présente « l’affaire Tibhirine » comme un épisode de l’his-toire algérienne plus que comme un événement de l’histoire de la spiri-tualité. Ce n’est pas là un reproche. Ce livre, écrit très rapidement aprèsl’assassinat des frères, présente clairement le contexte politique, écono-mique et social du drame tout en retraçant l’histoire de l’Église d’Algérieet des trappistes de Staouéli et de l’Atlas. Il reste qu’en seulement 200pages, il est difficile de dresser un portrait de l’itinéraire spirituel dechacun des protagonistes et de cerner ce qui constituait la nouveauté desoptions monastiques de Christian de Chergé. Par rapport au livre de JohnKiser, il manque les entretiens avec les membres des familles et descommunautés cisterciennes, ainsi que des sources majeures comme lesnombreux textes des frères publiés peu après par Bruno Chenu, chezBayard, ainsi que les poèmes et le journal de Frère Christophe, renduspublics seulement en 1997 et 1999. Ceci explique, par exemple, l’absencedu chapitre que John Kiser consacre au discours prophétique de Christiande Chergé à Poyo, en Espagne, lors du chapitre général de l’Ordrecistercien. On notera également le silence complet sur l’enterrement desmoines à Tibhirine, à huis clos il est vrai, mais que John Kiser a pu recons-tituer par ses contacts, et qui dit beaucoup sur ce qui s’est vécu àTibhirine.

Avec le livre de Robert Masson nous restons dans le travail journalis-tique mais c’est d’un journaliste chrétien qu’il s’agit puisque l’auteur estle directeur bien connu et engagé de France catholique et de Panoramaaujourd’hui. L’ouvrage de Robert Masson – préfacé par le CardinalLustiger et (remarquablement) introduit par l’archevêque d’Alger, le P.Henri Teissier, se concentre, lui, sur le message proprement spirituel des

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martyrs de l’Atlas. Leurs textes sont abondamment cités, au point detransformer parfois le livre en quasi-recueil, se rapprochant alors dutravail effectué par Bruno Chenu pour Bayard, avec ses deux excellentescollections de textes : Sept vies pour Dieu et l’Algérie (1996) et L’invincibleespérance (1997). Ceux qui apprécient le style hagiographique trouverontsous la plume de Robert Masson un bel hommage aux martyrs de l’Atlas,mais d’autres pourront regretter le peu d’éléments contextuels fournispour mieux comprendre et apprécier l’ecclésiologie et le témoignagemonastique en terre d’islam. Enfin, contrairement à John Kiser, RobertMasson n’a pas eu accès au journal de Frère Christophe, hormis ladernière page4. Or cette source est l’une des plus riches pour raconter lesévénements intervenus entre Noël 1993 et l’enlèvement du printemps1996. Ajoutons que l’auteur américain est le seul à avoir exploité lescomptes rendus confidentiels des r i b a t s, ces réunions semestriellesrassemblant chrétiens et musulmans d’Algérie pour méditer et prier surdes thèmes propices au dialogue islamo-chrétien.

Enfin, s’agissant du livre de René Guitton – directeur des éditionsNuméro 1, qui connaît l’Afrique du Nord pour y avoir passé son enfanceet son adolescence – je laisserai la parole à Dom Armand Veilleux, abbé dumonastère cistercien de Scourmont, en Belgique, et ancien numéro 2 del’Ordre :

Voici un livre étrange […]. Aucune des affirmations […] que comportece livre, n’est appuyée de la moindre référence précise. […] L’auteur parleavec sympathie de chacun des moines et respecte ce qu’ils ont vécu.Toutefois, leurs préoccupations théologiques et le contexte communautaireet ecclésial dans lequel ils ont vécu, ne semblent pas lui être familiers. […]En réalité, […] le style change tout à coup à partir de la page 132, et surtoutà partir de la page 154, où il semble vraiment dans son élément, celui destensions entre les diverses tendances politiques françaises et en particulierentre les divers services de renseignements français, la DST et la DGSE. On

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4. Dans Tibhirine, les veilleurs de l’Atlas, Cerf / Saint-Augustin, 1997, p. 72, RobertMasson écrit, au sujet du journal de Frère Christophe : « Ce texte à son heurenous révélera ce qu’il en fut de ce chemin de croix de l’Atlas. A la dernièrepage, la seule dont j’ai eu connaissance, ces lignes nous rendent impatientsd’en connaître plus. […] »

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a l’impression que la date de la parution du livre a été dictée […] parl’atmosphère préélectorale dans l’Hexagone et peut-être par les difficultésjudiciaires de certains élus [il s’agit de Charles Pasqua]. Il y a visiblementdes comptes à régler et sans doute autant à cacher qu’à révéler. Maisp o u rquoi faut-il mêler ces questions à la mémoire des moines deTibhirine? L’auteur veut démontrer que l’échec des négociations […] estattribuable à la sensibilité blessée ou à l’esprit mesquin de tel ou tel autrepoliticien [il s’agit d’Alain Juppé]. […] Pour quiconque s’efforce depuiscinq ans de faire la lumière sur ce qui s’est réellement passé concernant lesmoines de Tibhirine depuis le 26 mars jusqu’aux environs du 25 mai 1996,ce livre est bien décevant.

L’originalité du livre de John Kiser : une lecture à trois niveaux

Revenons maintenant au travail de John Kiser. Commençons parsouligner que c’est l’ouvrage le plus volumineux publié à ce jour (335pages). C’est aussi certainement le plus complet. Car il est le seul àpoursuivre simultanément trois objectifs majeurs très différents, et ilparvient, avec brio, à les relier par un jeu d’éclairages mutuels successifs.

Tout d’abord, il raconte l’histoire d’un enlèvement et d’un meurtredont on n’est toujours pas sûr aujourd’hui de connaître les auteurs ni lesmobiles exacts. De ce point de vue, l’ouvrage se lit un peu comme unroman policier. Malheureusement, le suspense et les résultats attendus del’enquête ne sont pas là pour captiver les amateurs de « polars » améri-cains, mais pour rendre compte d’un drame réel avec tout le sérieux et lerespect requis. Les divers scénarios sont explorés, le mystère restantfinalement presque entier.

Le second but poursuivi par l’auteur est de comprendre ce qui, dansl’histoire de l’Algérie, peut expliquer la violence qui a frappé septhommes innocents, victimes, parmi des milliers d’autres, d’une luttearmée de plus en plus violente. Ce sont alors les dimensions politique,économique, sociale et culturelle du malaise algérien qui sont abordées

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dans toute leur complexité. Remontant aux racines très profondes etanciennes de la crise, l’auteur en vient finalement à poser une questionf o n d a m e n t a l e : quelle est l’identité de l’Algérie contemporaine ?L’interrogation appelle une série d’analyses qui apportent au journalismed’investigation la richesse contextuelle d’une étude historique quirappelle parfois l’école des Annales5.

Dernier fil conducteur venant se mêler aux deux premiers : le caractèreproprement religieux, spirituel et mystique de cette aventure humaine quise réfère continuellement à Dieu. Ainsi, les moines chrétiens acceptent deprendre le risque de mourir par amour de leurs voisins en fidélité au seulcommandement divin laissé par le Christ des évangiles : « aimez-vous lesuns les autres comme je vous ai aimés ». De même, les terroristesislamistes se lancent dans une vaste campagne d’assassinats de civilsinnocents au nom de versets coraniques, invoquant eux aussi la paroleincréée d’Allah. À travers une galerie de portraits particulièrementréussis et au gré des événements tragiques qui secouent le monastère deTibhirine, l’enquête policière devenue analyse sociohistorique s’enrichitdonc d’une réflexion sur la nature et les formes de la foi, dans l’Églisecatholique et en islam, dans leurs rapports à la décolonisation, à l’avè-nement de l’idée démocratique et au dialogue interreligieux en contextede mondialisation accélérée.

Au total, c’est un véritable tour de force que réussit John Kiser : à partird’un récit singulier se déroulant en un lieu reculé d’Algérie, il conduit lelecteur à se familiariser avec les réalités complexes et méconnues del’islam contemporain, pour enfin aboutir à une méditation sur des problé-matiques très actuelles : changement et tradition, ouverture et identité,

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5. L’école des Annales est née de la revue du même nom, créée en 1929 par MarcBloch et Lucien Febvre à Strasbourg. Les Annales se donnaient un nouvel objetd’étude : les civilisations. Le poids de l’histoire culturelle était au début de10,4%. Après 1969 il allait doubler sous l’influence de Fernand Braudel, AndréBurguière, Marc Ferro, Jacques Le Goff, Emmanuel Le Roy Ladurie et JacquesRevel. Cette école de « La Nouvelle Histoire » s’intéresse aux fondementssocio-économiques de l’existence des espaces culturels, aux conditionsmatérielles, au climat, à la démographie. Elle se concentre sur la longue duréeou sur un vécu collectif. Sa méthode procède par accumulation de données etvise à retrouver une cohérence, une explication.

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communauté et libertés individuelles. Un des traits frappants du livre,lorsque l’on prend un peu de recul, est que son objectivité rejoint le pointde vue engagé de Christian de Chergé. Il honore ses dernières volontés,telles qu’elles sont exprimées dans son testament spirituel.

John Kiser et Christian de Chergé

Disons-le tout net : John Kiser partage la bienveillance et le refus desgénéralisations qui caractérisait l’attitude profonde de Christian deChergé à l’égard de l’islam et de l’Algérie. Il a parfaitement compris ledésir du prieur de Tibhirine d’associer le meurtre des chrétiens de ce paysà la mémoire de milliers d’autres innocents assassinés dans l’obscuritéd’un conflit souvent opaque : « Qu’ils sachent associer cette mort à tantd’autres aussi violentes laissées dans l’indifférence de l’anonymat »6. Enhonorant cette demande, ce n’est pas seulement une chronique des richesheures de Notre-Dame de l’Atlas que nous propose l’auteur, mais unevéritable histoire du peuple algérien, présentée dans toute sa complexité.

Ceci permet d’éviter l’écueil d’un procès en canonisation se trans-formant insensiblement en réquisitoire contre le pays et la religion desauteurs présumés du crime. Ici encore, John Kiser a su respecter lesdernières volontés de Frère Christian :

Je ne vois pas […] comment je pourrais me réjouir que ce peuple quej’aime soit indistinctement accusé de mon meurtre. C’est trop cher payé cequ’on appellera, peut-être, la « grâce du martyre » que de la devoir à unAlgérien, quel qu’il soit, surtout s’il dit agir en fidélité à ce qu’il croit êtrel’islam. Je sais le mépris dont on a pu entourer les Algériens pris globa-lement. Je sais aussi les caricatures de l’islam qu’encourage un certainislamisme. Il est trop facile de se donner bonne conscience en identifiant

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6. Extrait du testament spirituel de Christian de Chergé, reproduit in extenso à lafin du chapitre 18 du présent ouvrage.

7. Ibid.

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cette voie religieuse avec les intégrismes de ses extrémistes. L’Algérie etl’islam, pour moi, c’est autre chose, c’est un corps et une âme.7

Soucieux d’objectivité, l’auteur n’hésite pas, au cours de son enquête,à débusquer les manifestations de « mépris » de certains Français àl’endroit des habitants de leur ancienne colonie et les « caricatures » del’islam entretenues parfois par le pouvoir algérien lui-même pour garderles faveurs de l’Occident. Il s’applique aussi à faire l’inventaire des diffé-rentes formes d’« intégrismes » et d’« extrémismes » musulmans pourdessiner, progressivement, un visage très contrasté et parfois lumineuxd’une Algérie certes défigurée par la violence mais cherchant également àrésister au terrorisme de groupes et d’intérêts minoritaires.

Actualité du livre de John Kiser : un message d’espérance

C’est là, dans une attention proprement mystique à ce « corps »algérien et à cette « âme » musulmane, que naît la rencontre entre lacommunauté de Tibhirine et ses voisins : lien de la paix et jardin de lafraternité, cet autre « corps » de la présence du Christ est, en ce lieu,« relation d’amour, vulnérable, exposé »8, partageant les souffrances et lesangoisses d’un « peuple assassiné »9. Le lecteur devine alors que lesévénements qui se succèdent, apparemment chaotiques, prennent en faitleur source beaucoup plus profond qu’un regard superficiel ne pourrait ledeviner. Au fil des pages, les gestes posés, les paroles échangées, dansleur extrême fragilité, marqués par la peur et les hésitations, finissent parnous toucher. Plus encore, le dénouement tragique, avec ses répercussionsen Algérie, dans l’Église et dans le monde, semble, paradoxalement,indiquer un chemin pour l’avenir.

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8. Le souffle du don, Journal de Frère Christophe, moine de Tibhirine, BayardÉditions / Centurion, p. 74.

9. L’expression est de Frère Christophe, dans une méditation écrite en janvier1996 intitulée « Espérance à perte de vie », publiée par Bruno Chenu dans Septvies pour Dieu et l’Algérie, Bayard éditions / Centurion, 1996, p. 200 : « C’est toi,notre espérance, à perte de vie, sur le visage d’un peuple assassiné. ».

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En effet, le message de Christian de Chergé et de ses frères demeure, àmon sens, d’une brûlante actualité. Une voie fut tracée, de fraternitéuniverselle. Gratuite, sans arrière-pensées, acceptant le rejet, toujourspossible, du voisinage mais pas le chantage des seigneurs de la guerre.Elle est fondée, c’est clair, sur l’Évangile du Christ Jésus. Mais chacun,insistait Christian, chemine à sa manière et à son rythme vers la Source.Car cette voie, en vérité, est d’un grand universalisme, et simple àpratiquer : prière, travail et hospitalité. Une condition pourtant : accepterd’aller habiter dans le pays, le village ou le quartier de l’autre, partager lavie du frère étranger, comme simple voisin, ouvert et serviable. Uneprésence évangélique qui ne s’inquiète pas d’être évangélisatrice. Aupoint d’accepter sa mise à mort par fidèle amitié envers ceux-là même quine se réclament pas de l’Évangile !

Car c’est là l’autre leçon, finalement : des musulmans, à Tibhirine, ontbel et bien accueilli, non sans risque également, ces étrangers venus verseux, ce qui montre qu’en dehors des frontières visibles de l’Église setrouvent aussi, de toute évidence, des « justes »10. Mieux encore : le récitde John Kiser commence, à juste titre, par le sacrifice de Mohammed, cepère de famille algérien qui n’hésita pas à donner sa vie pour protéger sonjeune ami Christian… Mohammed, Christian : quel raccourci onomas-tique ! Un romancier n’aurait pu mieux faire pour résumer cet étonnantconstat : croyants de l’islam et disciples du Christ peuvent s’aimer jusqu’àmourir les uns pour les autres. C’est un fait. Ce fait est en lui-même unsigne d’espérance, car il montre que l’amour triomphe des tentationsparalysantes de la peur, des replis intégristes agressifs et exclusifs, et duretour au passé (djihad et croisades).

Fondement théologique et débat théologique

À partir de ces faits d’espérance, il peut être éclairant et fructueux dechercher à comprendre la théologie sous-jacente aux actes posés par

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10. Cf. la parabole du Jugement dernier dans Matthieu 25, 31-46.

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Christian de Chergé et ses frères. À vrai dire, à lire certains passages dulivre de John Kiser, ces fondements théologiques ne se laissent pasfacilement découvrir. L’auteur semble même indiquer une grande réserveà l’égard de tout débat intellectuel sur la question de Dieu :

Christian avait compris ce que d’autres dans l’Église en Algérie avaientdécouvert aussi : le savoir s’enfle souvent d’orgueil tandis que l’amour,lui, édifie toujours. « Le dialogue qui s’est ainsi institué a son mode propre,essentiellement caractérisé par le fait que nous n’en prenons jamais l’ini-tiative. Je le qualifierais volontiers d’existentiel. Il est le fruit d’un long“vivre ensemble”, et de soucis partagés, parfois très concrets »11, observaChristian dans sa communication aux Journées romaines semestrielles, àl’automne 1989. […] Le dialogue est « rarement d’ordre strictement théolo-gique », expliquait encore Christian. « Nous fuyons plutôt les joutes de cegenre. Je les crois bornées »12. Les gestes de la vie quotidienne partagées’avéraient plus féconds : « Un verre d’eau offert ou reçu, un morceau depain partagé, un coup de main donné, parlent plus juste qu’un manuel dethéologie sur ce qu’il est possible d’être ensemble13 ».

Christian était un intellectuel, mais il considérait la vertu de l’exemplecomme le préalable indispensable pour donner crédit à la parole.

D’après le livre de John Kiser, il semblerait que le partage de vie, letémoignage par les gestes posés de fraternité et d’amitié étaient plusimportants que le dialogue théologique proprement dit. Les moines deTibhirine se sont-ils contentés de vivre avec leurs voisins immédiats, lespauvres villageois de Tibhirine? En fait, non. L’existence du Ribat es-Salam (Lien de la paix), ce groupe de réflexion et de prière islamo-chrétienqui se retrouvait au monastère, et auquel participaient plusieurs frères,montre qu’il y avait aussi un souci de partager les expériences spirituellesdes uns et des autres. Certains ont dit que seuls des mystiques soufisparticipaient aux Ribats. Mais, en fait, comme le souligne John Kiser,Christian de Chergé avait fini par inviter des musulmans du voisinagequi n’appartenaient pas à des confréries soufies. On notera quand même

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11. Citation de Christian de Chergé tirée de sa communication aux Journéesromaines de septembre 1989, reproduite dans Sept vies pour Dieu et l’Algérie,Bayard éditions / Centurion, 1996, p. 31.

12. Ibid, p. 31.13. Ibid, p. 32-33.

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que ces échanges évitaient ce que John Kiser appelle les « débats théolo-giques » :

Peu après le retour de Christian au monastère, des membres d’uneconfrérie soufie de Médéa vinrent lui rendre visite. Ils avaient été conduitsau monastère le jour de Noël par Jean-Pierre, qui avait fait la connaissancede l’un d’entre eux quelques semaines auparavant. Ils souhaitaient parti-ciper au nouveau groupe dont ce dernier leur avait parlé : le Lien de lapaix. […]

« Nous nous sentons tous appelés par Dieu à faire quelque choseensemble avec vous », dit l’un des soufis à Christian lors de leur premièrerencontre. « Mais nous ne voulons pas nous engager avec vous dans unediscussion dogmatique. Dans le dogme ou la théologie, il y a beaucoup debarrières qui sont le fait des hommes. Or nous nous sentons appelés àl’unité. Nous souhaitons laisser Dieu créer entre nous quelque chose denouveau. Cela ne peut se faire que dans la prière. C’est pourquoi nousavons voulu cette rencontre de prière avec vous »14. Christian abonda en cesens […].

Christian de Chergé avait fait des études poussées d’islamologie etd’arabe au PISAI, à Rome. Avait-il consenti tous ces efforts pour ser é s o u d re finalement à une absence de débat théologique avec lesmusulmans d’Algérie? Compte tenu de son choix monastique – où laparole est mesurée et se réduit normalement à répondre aux questionséventuelles des hôtes que la communauté accueille – et vu le contextereligieux de la présence chrétienne en Algérie – l’islam interdit les conver-sions – il n’est pas étonnant que le débat théologique apparaisse plutôtcomme une possibilité discrète, vécue comme le fruit d’un partage de vieet de la prière, et non comme un but apostolique affiché et prosélyte. Maisla méfiance proclamée envers le débat théologique islamo-chrétien neveut absolument pas dire que Christian de Chergé ne fondait pas la viemonastique de Tibhirine sur une réflexion théologique. Le séminariste desCarmes, le novice d’Aiguebelle et l’étudiant du PISAI possédait un capitalde réflexion théologique considérable. Il est impensable qu’il ait considéré

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14. Propos rapportés par Christian de Chergé dans sa communication auxJournées romaines de septembre 1989, in Bruno Chenu, Sept vies pour Dieu etl’Algérie, Bayard Éditions / Centurion, 1996, p. 31.

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que celle-ci n’avait pas un rôle fondamental à jouer dans les choixconcrets et quotidiens de Notre-Dame de l’Atlas. En réalité, c’est tout lecontraire : c’est la visée théologique du prieur de Tibhirine qui estpremière dans l’élaboration de la forme de vie monastique en terred’islam.

Une théologie de l’espérance pascale

À ce stade, je pense qu’il faut aussi chercher à comprendre la théologiede Christian de Chergé comme une pensée contextuelle. La lutte delibération des Algériens et le recouvrement de leur indépendance neconstituent pas seulement la fin de 130 années de colonisation française,ils représentent, en réalité, pour l’Algérie musulmane, la fin d’une longuepériode – sept à huit siècles selon les auteurs – d’une stagnation civilisa-tionnelle qui a fini par provoquer une régression générale, en tout cas entermes relatifs, dans tous les domaines : économiques et sociaux,politiques et culturels. Cette situation n’est pas spécifique à l’Algérie. Elleconcerne également, avec quelques nuances, tous les pays du mondearabo-musulman dont les peuples ont perdu l’initiative historique sous latutelle du califat ottoman et de l’hégémonie occidentale. Mais quandvient l’analyse des causes de cette situation, John Kiser se défie desschémas trop réducteurs :

L’ambassadeur des États-Unis à Alger, Cameron Hume, présenta cettedichotomie entre une perspective méditerranéenne essentiellement plura-liste et une vision du monde arabo-musulmane largement monoculturellelorsque je lui rendis visite dans sa magnifique demeure au cœur de lap ropriété diplomatique américaine sur les hauteurs d’El-Biar. Sadescription des forces en présence offrait une séduisante approche pourcomprendre le jeu politique algérien. Entre les lignes, on pouvait devinerque le modèle méditerranéen était pluraliste et ouvert tandis que lesystème arabo-musulman était fermé, monolithique et moins tolérant.

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Cependant, comme tous les efforts visant à réduire la réalité à desschémas ou des catégories, l’analyse ne résistait pas à mes rencontres depersonnes en chair et en os (p. 228-229).

Je pense que Christian de Chergé a développé sa théologie de l’espé-rance dans une perspective comparable, sur ce point, à celle de John Kiser.L’un et l’autre refusent toujours les généralisations hâtives et s’intéressentplutôt aux « exceptions » prometteuses, souvent contagieuses à longterme. « L’arbre qui tombe fait plus de bruit que la forêt qui pousse », ditun proverbe asiatique. Christian de Chergé était toujours à la recherchedes petites pousses d’espérance. Un monde nouveau était sur le point devoir le jour. Il ne fallait pas concentrer toute son attention sur les douleursde l’enfantement, mais regarder le terme, pressentir la venue, hâter l’avè-nement du Royaume qui vient. La théologie de l’espérance de Christiande Chergé est d’abord une théologie de la naissance : « Et, de naissance ennaissance, nous arriverons bien, nous-même, à mettre au monde l’enfantde Dieu que nous sommes […]. » (citation de Christian de Chergé parJohn Kiser)

Pour lui et John Kiser, les sociétés arabo-musulmanes sont actuel-lement moins en déclin qu’en phase de mutation. En Algérie, lasuccession rapide d’événements plus ou moins marquants lors de cesdernières décennies – lutte sanglante de libération, recouvrement d’unecertaine souveraineté, passage en force du modèle socialiste, effon-drement de ce même modèle, avènement du modèle libéral, retour enforce du modèle islamique, rejet du fondamentalisme – sont autant deruptures et de remises en question, qui s’avéreront probablement, àmoyen terme, préférables à l’immobilisme et à la stagnation.

Dans cette optique, la présence monastique chrétienne en terre d’islamconsisterait à vivre le mystère pascal : apparemment, c’est la nuit totale etle silence du samedi saint ; en réalité, c’est la mort nécessaire pour vivre laRésurrection promise à toute la création, actuellement dans les douleursd’un enfantement qui dure encore (Rm 8, 22). La théologie de Christian deChergé est donc d’abord une théologie de la communion dans la mort duChrist : théologie de l’échec humain personnel transformé en victoire

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collective. Cette Pâques consiste pratiquement à partager la conditionmortelle d’un peuple, d’une civilisation, et même d’une religion, en dispa-raissant avec eux pour renaître avec eux, évangélisés par le don d’unmartyre partagé avec tous ceux qui ont été frappés injustement par laviolence. Christian résume cette perspective en un raccourci saisissant :« L’Incarnation se termine par un meurtre. » Pour lui, donc, être assassinén’est certes pas un bien, mais ce n’est pas, pour autant, un échec, aucontraire ! Mystère de l’Incarnation pascale : Verbe fait chair dans lacontingence dont la mort libère l’Esprit pour créer une humaniténouvelle.

L’Église d’Algérie : survivance ou prototype ?

Théologie et ecclésiologie ont alors partie liée. Après l’exode despieds-noirs en 1962 et les assassinats des années 1990, l’Église d’Algérieest réduite à une toute petite communauté. S’agit-il d’une survivanceecclésiale ou bien ce « petit reste », conformément aux paradoxes del’Évangile, représente-t-il, avec le sang de ses martyrs et la pauvreté de sessurvivants, un prototype de ce que sera l’Église de demain? Le livre deJohn Kiser donne un certain nombre d’éléments laissant à penser que lacommunauté chrétienne d’Algérie représente l’avenir :

Si les moines du Moyen Âge avaient raison de penser qu’une commu-nauté doit rester, par définition, relativement petite, comment un groupepeut-il maintenir un sentiment d’identité sans tomber dans le travers de laconsanguinité et se fermer sur lui-même, devenant ainsi « nombriliste »,comme le disait Mgr Scotto de l’Église quand elle était privée des défisd’une coexistence avec d’autres traditions re l i g i e u s e s ? Par ailleurs,comment une communauté devient-elle ouverte au changement et auxmutations sans brouiller son identité et perdre de vue ce qui, en elle, vautla peine d’être préservé ? L’abbé général des frères de Tibhirine, BernardoOlivera, leur avait demandé d’approfondir leur pro p re identité dechrétiens afin de poursuivre le chemin du partage spirituel et de

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l’ouverture. Les moines avaient trouvé que leur identité de chrétiens, loind’avoir été menacée, avait au contraire été renforcée […].

L’Église n’obéit-elle pas à une loi exactement inverse à celle qui régittoutes les autres organisations humaines ? Il semblerait que plus elle estminoritaire et menacée, plus elle est elle-même :

Pour ceux qui considèrent le christianisme avec un certain cynisme,n’est-il pas déconcertant que l’Algérie abrite une minuscule communautéchrétienne témoignant du message d’amour universel en se mettant auservice des musulmans et en vivant avec eux une véritable amitié, jusqu’àla mort?

Il convient donc de conclure que l’espérance chrétienne pour Christiande Chergé et l’Église d’Algérie est aussi conçue comme un dévelop-pement en situation d’altérité : levain dans la pâte. Le mystère pascal nepeut se vivre que dans un rapport à la fois de « différence » et de« communion » (Testament de Christian de Chergé). Le défi, la menace etla mort viennent d’une relation assumée à l’autre différent, et cetterelation de martyre communique en retour la vie à toute la communautéacteur et témoin de l’événement pascal : mystère de communion. Sur leplan ecclésiologique, l’espérance de Christian de Chergé n’était-elle pasl’art de concevoir l’Église et tous les hommes de bonne volonté noncomme des exceptions négligeables mais comme des prototypes annon-ciateurs de l’avenir de toute l’humanité ?

[Jeune officier de la SAS durant la guerre d’Algérie] Accablé par led é s a r roi spirituel qu’il ressentait autour de lui, Chergé trouva sonréconfort dans les « merveilleuses exceptions »15.

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15. Expression empruntée à un témoignage donné à la Toussaint 1985, cité dansMarie-Christine Ray, Christian de Chergé, prieur de Tibhirine, Bayard Éditions /Centurion, 1997, p. 58.

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Dimension politique de l’espérance théologique

Au terme de ces quelques réflexions, il est impossible de ne pas revenirsur l’accusation majeure faite à Christian de Chergé de son vivant et aprèssa mort. Ne fut-il pas un doux rêveur dont l’éternel optimisme fut cruel-lement démenti par la réalité d’un islam intolérant et belliqueux ?Comment défendre l’idée qu’il s’avéra au contraire innovateur etprophète, porteur d’une espérance réaliste et fructueuse qui a du sens etde l’avenir?

Christian et les frères de Tibhirine ont délibérément choisi de vivreleur vocation chrétienne dans un pays marqué par de pro f o n d e smutations, nées de la décolonisation et de la modernisation qui ont carac-térisé le vingtième siècle. Dans ce contexte global, l’islam algérien n’a paséchappé à une crise majeure de légitimité. Trois sources sont encore enconcurrence à ce jour : la légitimité révolutionnaire des nationalistes, lalégitimité coranique des islamistes, la légitimité démocratique et plura-liste des modernistes de tradition libérale. Or, lorsque plusieurs systèmesde croyances relatives à la légitimité coexistent dans un même pays, il s’ensuit des crises très graves, allant souvent jusqu’à la guerre civile. Le cas dela France d’après 1789 est patent : pour trancher entre la souveraineté dedroit divin et la souveraineté du peuple, il fallut quatre-vingts années aucours desquelles on a dénombré quinze régimes politiques différents,quatre autres révolutions, deux coups d’État et trois interventions étran-gères. N’oublions pas que l’Église était au cœur de la tourmente politique.

L’Algérie se trouve depuis plusieurs années tout à fait dans cettesituation. La grâce de Tibhirine, à cet égard, est d’avoir apporté unecontribution très pure et très éloquente au débat qui se poursuit entreAlgériens pour choisir leurs options politiques, économiques, sociales etreligieuses. L’erreur serait de mésestimer la portée de cette contribution etde se persuader que les Algériens auraient pu faire l’économie d’un teltémoignage pour avancer dans la réévaluation totale de leur système devaleurs lié à la civilisation musulmane traditionnelle. Une telle rééva-

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luation est en effet, à mes yeux, inévitable pour que l’Algérie trouve sajuste place dans la modernité planétaire.

Ainsi, pour une sortie définitive de la crise algérienne, il était essentielque certains protagonistes soient porteurs d’une vision globaleéminemment spirituelle et qu’ils soient convaincus que l’avenir du paysdépend, au-delà de la réconciliation des personnes, bien plus de la récon-ciliation des idées, des doctrines, des légitimités, dans un effort de dépas-sement des séquelles charriées par une histoire tourmentée. Alors serontenfin abordées les questions de fond, qui sont anthropologiques et théolo-giques : la ségrégation des sexes (droits des femmes) et des religions(inégalités de traitement, impossibilité pour les musulmans de choisir uneautre voie religieuse ou de vivre ouvertement en agnostiques), le statut duCoran au regard de l’analyse historico-critique (passage « réussi » etenrichissant pour l’exégèse biblique catholique, mais menace pour lestatut du « L i v re », parole incréée de Dieu dans la traditionmusulmane…).

À mes yeux, Christian de Chergé a ouvert une voie, non seulement, àun renouveau monastique et à une vie ecclésiale à la fois évangélique etmoderne – au sens du Concile Vatican II – mais il a aussi contribué àl’ouverture du monde musulman à la lumière du Christ qui éclaire touthomme et, de l’intérieur, suscite les choix culturels qui favorisent la crois-sance humaine de tous les peuples en quête de justice et de vérité. En cesens, l’espérance pascale des martyrs de Tibhirine comporte aussi unedimension éminemment politique, que John Kiser a très bien saisi dansson chapitre consacré à la réunion des abbés et abbesses cisterciens àPoyo :

Finalement, pour ceux qui étaient présents à Poyo, ce qui avait été de« trop » était sans doute, aussi, le « petit djihad » qui avait eu lieu contre lamotion de synthèse finale. Christian avait en effet été de ceux qui,supérieurs des monastères de création récente dans les « jeunes Églises »,considéraient que les conclusions de la conférence négligeaient les réalitésdes pays en développement et mettait trop l’accent sur les préoccupationsdes grandes abbayes européennes. L’insistance sur le vieillissement des

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communautés paraissait risible à côté des guerres, du terrorisme et de lafamine qui sévissaient dans les régions où ils vivaient.

Ces supérieurs minoritaires rédigèrent une motion assez critique, dedeux pages, mettant d’autres enjeux au premier plan. […]

Les voix dissidentes des jeunes Églises insistaient sur la nécessité d’unedimension contemplative de l’Ordre conçue comme réalité transculturelle.Ils pensaient que cette réalité revêtait un caractère prophétique, obligeantchacun à se dépasser.

Selon eux, à la suite de cette session du chapitre général, l’Ordre devaitse donner comme priorité de développer une « nouvelle anthropologie »pour le XXIe siècle, une anthropologie qui chercherait à accueillir ladiversité humaine dans ses expressions culturelles mais aussi religieuses.

Conclusion

Le 20 mai 1996, j’écrivais à mon frère Karim, à quelques mois de fondernotre Fraternité : « La rencontre entre les “Européens” et le reste dumonde, désormais sur un pied d’égalité, va accoucher d’un mondenouveau. Au centre de cette rencontre, il y aura, comme toujours, lesproblèmes de la distribution du pouvoir et des richesses, mais aussi lechoix des normes de civilisation, et donc la question d’une morale, ouéthique, universelle. C’est là que l’Église aura beaucoup à souffrir et àdonner… »

Le lendemain, nous apprenions la mort des frères de Notre-Dame del’Atlas. Que cette traduction du bel ouvrage de John Kiser puissecontribuer à l’accouchement d’un monde plus humain et plus juste pourtous, enfin débarrassé de nos vieux conflits guerriers – de nationalités, decouleurs de peau et même de religions. Cette espérance est celle duRoyaume de Dieu, dont les germes sont visibles en son incarnation àTibhirine, mystère d’une naissance, d’une vie partagée et d’un Espritdésormais largement communiqué. Ces quelques réflexions entémoignent : cet Esprit fait son chemin. Il est communion à la Passion et à

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la Résurrection du Christ dans l’offrande de sa vie au pro c h a i n« différent ».

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PRÉSENTATION

Du 14 au 16 novembre 2005 se tenait une Conférence internationale àVienne en Autriche sur le thème de « l’islam dans un monde pluraliste ».L’intervention théologique du Cardinal Christoph Schönborn sur le sensde nos missions respectives entre musulmans et chrétiens, a étéremarquée. Il est clair - disait-il - que nos deux religions sont irrévoca-blement missionnaires et que « la mission est signe de vitalité de lareligion », même si cette instance missionnaire peut dissimuler un grandpotentiel de conflits… L’histoire nous en rappelle les excès de part etd’autre.

Du coup, selon le conférencier, chrétiens et musulmans devraientclarifier leur position sur la mission, en particulier sur les points suivants :que signifie précisément pour les uns et les autres cette conscience demission? Et comment s’articule-t-elle avec la liberté de conscience et laliberté religieuse ? Quelle est, dans nos religions, la marge de toléranceenvers le prosélytisme ? Quel rapport la mission entretient-elle à sonégard?

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DossierR e p è res théologiques

sur la question de la mission

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Engager un dialogue interreligieux conséquent sur l’histoire de lamission, de part et d’autre, avec les respectives lettres de noblesse, maiségalement les risques d’intolérance et les atteintes à la liberté religieuse ;cela afin de se corriger mutuellement. Et il concluait en ces termes :

Le Tout-Puissant ne nous a-t-il pas donné le saint devoir, à travers laRévélation et la voix de la conscience, de nous engager partout pour lajustice, de soulager les nécessités, de combattre la pauvreté, de favoriser laformation, de renforcer la vertu du vivre ensemble et de contribuer à unmonde plus humain? Un jour nous devrons rendre compte de cela devantDieu : si nous aurons su donner à ces nombreuses personnes, qui nepeuvent pas croire en Dieu, un témoignage crédible sur la foi en Dieu ; oubien, si par nos conflits nous aurons renforcé l’athéisme. Que notredialogue puisse nous rendre conscients de cette responsabilité !

À l’heure où la thèse d’un « choc des civilisations » trouve denouveaux adeptes, le thème théologique de la mission est donc biend’actualité. Dans le cadre des enjeux actuels, nous proposons ici deuxcontributions théologiques chrétiennes.

D’une part, celle du théologien Claude Geffré, interpellé par desreligieux en « terre de mission » quant au sens de leur présence et de leuraction. Il propose - et ce n’est pas nouveau - une théologie de la différence,de l’identité dans l’altérité et par le dialogue. Il part de la question del’islam, lequel déconcerte le chrétien par son altérité, mais aussi par uneétrange méconnaissance du christianisme. Si donc un dialogue estpossible, ce ne peut être que « dans le respect de nos différences et non àpartir de prétendues convergences ». Et sur cette base, il serait temps deconvertir notre rivalité en émulation réciproque. Mais ce dialogue estdifficile, cela étant dû surtout à nos prétentions respectives à l’accomplis-sement et à l’universalité. L’incarnation devrait empêcher le christianismede devenir une religion impérialiste. Le pluralisme culturel et religieuxpourrait être expression de la volonté de Dieu manifestant ainsi lesrichesses de la plénitude de vérité. « Il y a eu et il y a dans les autresreligions dignes de ce nom des expériences religieuses authentiques quin’ont pas été manifestées ou mises en pratique à l’intérieur même duchristianisme du fait de sa particularité historique. » Le christianisme, loin

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d’être une totalité close, se définit en termes de relation, de dialogue etmême de manque. Il est religion de l’altérité. C’est l’essence de la véritéque d’« être en partage » (F. Rosenzweig). Il faut faire l’apprentissage denos différences pour que notre témoignage rendu à la vérité ne deviennepas une idolâtrie. La mission de l’Église est moins polarisée sur lesconversions que sur le témoignage rendu au royaume de Dieu qui necesse d’advenir dans l’histoire et dans le cœur des hommes et des femmesbien au-delà du peuple de Dieu. Ce n’est pas l’Église qui définit lamission, mais bien plutôt la mission qui détermine le visage de l’Église.Tout dialogue authentique nous conduit à une mystérieuse féconditéréciproque des systèmes. Bien sûr, la mission ne se réduit pas au dialogue,mais l’annonce devra être précédée par la mystérieuse patience de Dieu.« On devrait pouvoir faire découvrir le mystère de l’Église comme le lieuoù Dieu vient au-devant des hommes et où la quête du vrai visage deDieu trouve son achèvement. »

D’autre part, la contribution de Walter Kasper, aujourd’hui cardinal dela Curie romaine, présidant le Conseil pontifical pour l’unité des chrétiens. Ilnous donne d’envisager l’Église comme sacrement universel de salut, àpartir de l’amour chrétien1. « Quel est vraiment le sens de la mission? »S’agit-il simplement d’aide au développement? Au fond, ne suffit-il pasque l’hindou devienne un meilleur hindou? Ainsi, la question « pourquoila mission ? » se transforme en : « Qu’est donc la mission ? » Pouvons-nousconsentir à réduire les religions à n’être plus qu’une dernière idéologiesuperflue? Or le monde actuel attend de plus en plus une réponse à laquestion du « sens du tout ». C’est là que les religions sont convoquéesaujourd’hui, parmi d’autres. Et ces réponses au sens se doivent d’être

Présentation

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1. Ce texte reprend la contribution donnée par Walter Kasper aux Journéesd'étude (Studientagung) organisées sur le thème « Le christianisme universeldevant un monde pluriel » (Universales Christentum angesichts einer pluralenWe l t) par l'École supérieure philosophico-théologique Saint Gabriel deMödling (près de Vienne) du 21 au 24 mai 1975. Les contributions de AntonVorbichler, Walter Kasper, Karl Rahner, Ferdinand Hahn et Josef Glazik ont étépubliées par Andreas Bsteh dans : Andreas BSTEH (Hrsg), U n i v e r s a l e sChristentum angesichts einer pluralen Welt, Beiträge zur Religionstheologie 1,Mödling, Verlag St. Gabriel, 1976. La contribution de Walter Kasper, icitraduite, s'intitule « Die Kirche als universales Sakrament des Heils » et figureaux pages 33-55.

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universelles, à cause de la communication universelle aujourd’hui. Decette communication entre les religions dépendra la survie de l’humanité.Nous sommes appelés à une nouvelle responsabilité envers le monde.Remarquons au passage que pour la théologie chrétienne, l’évangéli-sation et l’humanisation vont de pair. Du coup, la question n’est plus :« Pourquoi devons-nous convertir les autres au christianisme? », mais :« Pourquoi sommes-nous chrétiens ? » Et qui en saisira le sens voudraspontanément le partager avec d’autres. D’où une définition de la part duthéologien allemand : « La mission chrétienne n’est autre que la réali-sation dans l’histoire, par le témoignage et le partage, de l’amour de Dieudevenu définitif en Jésus-Christ ». W. Kasper conclut en précisant que cetamour du prochain inclut le souci pour un ordre juste et humain, ayantinévitablement une dimension politique. Démanteler toute apparence derichesse, donner une voix à ceux qui n’ont pas de lobby, promouvoir undéveloppement intégral de tout homme et de tout l’homme, poser desgestes prophétiques d’une Église de pauvres. Voilà des éléments consti-tutifs de la mission, laquelle se déploierait en trois étapes possibles : 1. Letémoignage de l’amour chrétien. 2. L’annonce de l’Évangile et le rassem-blement du peuple chrétien. 3. L’édification de la communautéchrétienne.

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SOMMAIRES DES ARTICLES

Claude GeffréPour une théologie de la différence. Identité, altérité, dialogue

L’intérêt et le paradoxe du dialogue interreligieux est de concilier l’enga-gement absolu qu’implique toute démarche religieuse avec une attituded’ouverture aux convictions de l’autre. En fait, c’est à travers la reconnaissance del’altérité de l’autre que je découvre mieux ma propre identité. Ainsi notre véritéreligieuse reste toujours tributaire du particularisme historique. En christianismeaussi, il s’agira de veiller à ne pas identifier trop vite l’universalité du Christ lui-même avec l’universalité du christianisme. Même si l’Évangile nous atteste queJésus a conscience que la plénitude du Royaume de Dieu est advenue en lui, nousdevons continuer à prendre au sérieux la contingence historique de l’humanité deJésus. Le christianisme, loin d’être une totalité close, se définit en termes derelation et de dialogue. Il est religion de l’altérité. L’expérience chrétienne est del’ordre du devenir et du consentement à l’autre dans sa différence. Il faudrait doncréinterpréter la doctrine incontestable de l’accomplissement dans un sens nontotalitaire, à la lumière de la théologie chrétienne du judaïsme. L’Église n’aura passeulement pour but le salut comme libération du péché et de la mort éternelle,mais tout ce qui contribue à anticiper le Royaume de Dieu parmi les hommes.« L’Église accomplit sa vocation et sa mission quand elle est présente aux rupturesqui crucifient l’humanité dans sa chair et dans son unité… On ne possède pas lavérité et j’ai besoin de la vérité des autres. » (Pierre Claverie) Si le dialogue inter-religieux est déjà un dialogue de salut, c’est parce qu’il peut être l’occasion d’uneconversion réciproque. Concrètement, il s’agira aussi de partager des expériencesde vie, plus que des mots.

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Walter KasperL’Église – sacrement universel du salut. Réflexion sur la théologie de la mission

« Quel est vraiment le sens de la mission? » Depuis la conférence interna-tionale de Mexico sur la mission (1963), on a compris qu’elle n’allait plus dans lesens Nord-Sud, mais qu’elle représentait au contraire un don et une offranderéciproque. À Vatican II, on a affirmé que l’Esprit de Dieu, pleinement à l’œuvreen Jésus-Christ, peut aussi opérer au moyen des divers rites et symboles et donnerle salut à tout homme qui lui ouvre sa conscience. Quelle reste la tâche du chris-tianisme dans un monde qui se transforme à toute vitesse, dans une sociétésécularisée, conçue comme un « système de besoins » (Hegel) ? Les sociologuesaméricains constatent vigoureusement que les hommes de notre temps cherchentà s’approprier à nouveau le sens et l’accomplissement de leur existence dans laliberté. Voilà une chance pour les religions de redécouvrir leur responsabilité etleur mission. Le monde a besoin de religion. Cependant elles ne doivent pas sefermer sur elles-mêmes, mais au contraire s’engager dans un dialogue intense. Lamission chrétienne sera ainsi au service de l’entente des peuples sur le sens del’existence et le but du développement, indépendamment de tout résultatchiffrable. En outre, pour le baptisé, c’est en Jésus-Christ que se détermine le sensultime de l’histoire ; en lui, le sens n’est pas seulement révélé, mais concrètementréalisé. La croix et la résurrection introduisent une ère nouvelle. L’Église seredécouvre comme « sacrement de l’Esprit », sacrement universel de salut etd’unité du genre humain. Si elle accueille le défi de l’inculturation, même leministère de Pierre revêtira une importance grandissante ; il sera de plus en plusle centre de ce monde de communications intenses et le signe d’unité de lamultitude de formes nouvelles.

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Claude GeffréThéologien, ancien directeur de l’École biblique et archéologique de Jérusalem.

POUR UNE THÉOLOGIE DE LA DIFFÉRENCEIDENTITÉ, ALTÉRITÉ, DIALOGUE *

Il est très difficile de risquer une parole sur la présence des minoritéschrétiennes au sein d’un islam majoritaire quand on a pris une meilleureconscience de la diversité et de la complexité des situations.Conformément à la demande qui m’a été adressée, je voudrais tenterd’esquisser ce que pourrait être une théologie de la différence. L’intuitionde base qui me guide est celle-ci : il faut aller jusqu’au bout de la diffé-rence de l’Autre pour découvrir avec des yeux neufs sa propre différence.C’est pourquoi j’ai choisi de prendre comme sous-titre : identité, altérité,dialogue. C’est à travers la reconnaissance de l’altérité de l’autre que jedécouvre mieux ma propre identité et alors les conditions d’un vraidialogue sont posées. La question importante en effet est celle-ci :comment demeurer fidèle à soi-même sans concession et cependantfavoriser les chances du dialogue? Il y a une troisième voie possible entreun dialogue de sourds et un dialogue complaisant qui ne serait qu’unleurre. Même s’il s’agit d’un idéal jamais atteint, je reprends volontiers àmon compte le titre que Michel de Certeau avait cru pouvoir retenir pourun de ses livres : L’Étranger ou l’union dans la différence.

Le plan de mon exposé sera simple. Dans un premier temps, jecommencerai par rappeler l’étrangeté ou encore l’énigme de l’islamcomme unique religion mondiale survenue après le christianisme. Ils’agira de souligner son étrangeté alors que par ailleurs il a la prétentiond’accomplir et le judaïsme et le christianisme. Et nous verrons les diffi-

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* Conférence donnée à Rome en 2001 lors des Assises des dominicains et domini -caines en terre d’islam.

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cultés propres du dialogue islamo-chrétien par rapport aux conditionsgénérales et aux critères du dialogue interreligieux. Dans un secondtemps, j’insisterai sur les fondements théologiques qui nous permettentde définir le christianisme comme une religion de l’altérité. C’estjustement le défi du pluralisme religieux qui nous invite à revenir au cœurdu paradoxe chrétien comme religion de l’incarnation et comme religionde la kénose de Dieu. On peut alors continuer d’affirmer le caractèreunique de l’identité chrétienne sans faire du christianisme une religiontotalitaire. Enfin dans une troisième partie, nous réfléchirons sur ce quepeut être une présence d’Église dans un pays à majorité musulmane et surles différentes formes de dialogue qui peuvent être à leur manière desformes de la mission dans un environnement hostile.

1. L’énigme de l’islam

Le surgissement de l’islam comme grande religion monothéiste 600ans après la venue du Christ demeure toujours une énigme pour laconscience chrétienne. Il prétend bien être la clôture de cette révélationportant sur l’unicité de Dieu qui commence avec la religion d’Israël et quia trouvé son accomplissement avec le christianisme. Certains historiensde la religion font observer qu’un quatrième monothéisme estproprement impensable. Et en tout cas, il est vrai que depuis le VIIe siècleaucune autre grande religion n’a surgi. Si l’on peut citer de nouvellesreligions, soit elles se rattachent aux religions dites bibliques (c’est le caspour le Sikhisme ou le Baahïsme), soit elles sont des syncrétismesnouveaux qui empruntent beaucoup aux religions orientales commel’hindouisme et le bouddhisme. Il faut en dire autant des multiples sectesou même religions qui se réclament de près ou de loin du christianisme.

Et à l’intérieur du dialogue interreligieux qui est officiellement recom-mandé par l’Église catholique depuis Vatican II, l’islam conserve un statut

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spécial. On ne peut pas l’assimiler aux grandes religions du monde quirépugnent à désigner l’absolu comme un Dieu personnel. Il s’agit mêmede la religion monothéiste par excellence. Mais par ailleurs, il seraitillusoire de vouloir rapprocher le dialogue islamo-chrétien du dialoguejudéo-chrétien. Le judaïsme jouira toujours d’un statut privilégié auxyeux de l’Église dans la mesure où il inaugure l’histoire du salut dont leChrist est l’accomplissement. Même si l’islam ne prétend pas apporterune révélation nouvelle mais restituer en la corrigeant la Révélation dontont déjà témoigné Moïse et Jésus, il est probablement abusif et mêmeerroné de parler de l’islam comme d’une religion biblique. Et la manièredont l’islam recueille certains éléments du message néotestamentaire estsi étrange que la plupart des théologiens se refusent à en faire une hérésiechrétienne même si cela fut une opinion théologique largement répanduedans le passé. Ce serait déjà méconnaître l’altérité de l’islam.

Pour souligner cette différence musulmane, j’insisterai d’abord surl’étrangeté du Coran comme révélation divine et sur la méconnaissancedes dogmes fondamentaux du christianisme par l’islam, mais en mêmetemps en vertu de certaines convergences nous pouvons parler d’unerivalité entre ces deux frères jumeaux que sont l’islam et le christianisme.Rivalité qui est renforcée par le conflit historique entre deux civilisations.Nous pourrons alors conclure sur la difficulté propre au dialogue islamo-chrétien.

L’étrangeté du Coran

Pour celui qui est familier de la Bible hébraïque et du NouveauTestament, la lecture du Coran est toujours une expérience déroutante. Cen’est pas seulement à cause de sa forme poétique et de la coexistenced’enseignements très spirituels et de prescriptions très prosaïques d’ordrejuridique et moral. C’est surtout à cause de nombreux emprunts faits auxlivres de l’Ancien et du Nouveau Testament, mais coupés de leur contexteet dans un ordre surprenant. On s’interroge sur le choix des figures

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bibliques qui sont retenues à l’exclusion d’autres et de l’absence quasicomplète de références aux livres prophétiques. Et si le Coran réserve uneplace éminente au prophète Jésus qui est né de la vierge Marie par lapuissance de l’Esprit, on s’étonne du silence sur le sermon sur lamontagne et sur certains événements de sa vie, en particulier sa mort surla croix (qui n’a été qu’une apparence) et sur sa résurrection.

On ne peut comprendre ces références purement matérielles à la litté-rature biblique que si on restitue l’originalité de la révélation bibliquedans sa différence avec la révélation coranique. Selon la conceptionbiblique, le rapport de la Révélation à l’histoire est essentiel. Le Dieud’Israël est un Dieu de l’histoire avant même d’être le Dieu du cosmos. Àla limite, on pourrait dire que Dieu écrit une histoire plutôt qu’un livre. Laparole des prophètes comme témoignage interprétatif est seconde parrapport aux événements d’une histoire sainte dont Dieu est l’agent. Et ausommet de la Révélation, c’est-à-dire de l’autocommunication que Dieufait de lui-même aux hommes plongés dans l’histoire, Jésus-Christ estinséparablement un événement historique et un événement de parole.

Si maintenant on considère la révélation coranique, il faut dire que laParole de Dieu révélée dans le Coran est sans rapport avec l’histoire. Elleconsiste essentiellement dans le miracle par lequel Dieu a fait dicter motà mot le Coran par l’archange Gabriel au prophète Mohammed. Il y acomme une déhistoricisation de l’histoire sainte telle qu’elle est racontéedans la Bible puisque le message prophétique sur l’unicité de Dieu estidentique d’un prophète à l’autre et trouve son origine dans la naturemême de l’homme comme créature soumise à Dieu. En fait, il n’y a pasd’autre alliance que le pacte primordial qui coïncide avec la créationd’Adam. Ainsi, tout être humain est un musulman en puissance.Mohammed est « le sceau de la prophétie » dans la mesure où il transmetdans sa pureté le message initial dont Abraham, Moïse et Jésus ont étéavant lui les prophètes mais qui fut falsifié par les juifs et les chrétiens. Iln’y a donc pas de progrès de la Révélation qui serait lié à des alliancessuccessives comme c’est le cas dans la Bible. « Le Coran n’a pas étéinventé par un autre que Dieu, il est la confirmation de ce qui existaitavant » (X, 37). Mais en fait, l’islam n’a pas seulement la prétention de

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confirmer une Révélation déjà accordée par Dieu : il remplace et il devientle critère de sélection dans les Écritures antérieures. Ce qu’il y a demeilleur chez les juifs et les chrétiens, c’est leur part d’islam ou desoumission dont ils sont les porteurs à leur insu. C’est pourquoi il seraitillusoire de vouloir établir une symétrie entre la manière dont la NouvelleAlliance en Jésus-Christ accomplit la Torah et les prophètes et la manièredont l’islam accomplit ces deux religions monothéistes que sont lejudaïsme et le christianisme.

Même le personnage d’Abraham qui est par excellence la figure duchevalier de la foi commune aux trois religions monothéistes a une signi-fication différente dans la Bible et dans le Coran. Pour l’islam, la foid’Abraham est la reconnaissance de la grandeur du Dieu créateur à partirde la contemplation du ciel étoilé. Il ne fait que réactualiser en quelquemanière la foi de l’Adam primitif qui découvre l’unicité de Dieu commeinscrite en creux dans sa condition de créature. Pour la tradition juive etla tradition chrétienne, Abraham est avant tout le Père des croyants parcequ’il a cru à une promesse inouïe en dépit de cette mise à l’épreuveextrême que fut le sacrifice de son fils unique. Il est donc tourné versl’avenir et il est le guide d’un peuple en marche en quête d’une autrepatrie du sein même de cette histoire.

Il n’en demeure pas moins que juifs, chrétiens et musulmans sont touslégitimement désignés comme fils d’Abraham en qui ils reconnaissent lePère de tous les croyants au Dieu unique. Même si les chrétiens ne seréclament pas de la postérité charnelle d’Abraham soit par Isaac, soit parIsmaël, ils sont bien les héritiers de la promesse. On devient filsd’Abraham en croyant en Jésus. « Si vous appartenez au Christ, vous êtesde la descendance d’Abraham selon la promesse » (Gal 3,29). On peutdonc parler d’une expérience religieuse commune aux trois religions quis’enracinent dans la foi d’Abraham quoi qu’il en soit des modalités diffé-rentes de cette foi. C’était en tout cas la conviction intime de Jean-Paul IIdans son discours sur le stade de Casablanca le 19 août 1985 : « Abrahamest pour nous un même modèle de foi en Dieu, de soumission à sa volontéet de confiance en sa bonté ».

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L’étrange méconnaissance du vrai christianisme

Le monothéisme radical de l’islam récuse à la fois l’affirmation dumystère trinitaire et l’affirmation de l’incarnation qui sont au cœur dumessage chrétien dans sa nouveauté par rapport à la Révélation del’Ancienne Alliance. La négation de la filiation divine de Jésus n’est quela conséquence d’un monothéisme anti-trinitaire : l’affirmation du Dieu-Trinité est contraire à l’unicité de Dieu et l’affirmation du dogme del’incarnation est contraire à la transcendance absolue de Dieu. Cetteméconnaissance fondamentale remplit toujours les chrétiens d’unesurprise douloureuse. On est tenté de se demander s’il s’agit d’un rejetcirconstanciel qui relève de malentendus liés à des circonstances histo-riques ou s’il s’agit d’un rejet fondamental irrémédiable. En tout cas,durant des siècles, on a estimé du côté des deux traditions qu’il s’agissaitd’une difficulté insurmontable et d’un différent non négociable. Et encoreaujourd’hui à l’âge du dialogue interreligieux, au moment même oùl’adoration du Dieu unique est un héritage commun aux chrétiens et auxmusulmans, c’est la nature même du monothéisme qui nous re n détrangers les uns aux autres. Certes, nous pouvons redire avec le papedans son discours de Casablanca : « Nous croyons au même Dieu, le Dieuunique, le Dieu vivant, qui crée les mondes et porte les créatures à leurperfection ». Mais en fait, conformément aux Révélations qui nous sontconfiées, nous nous réclamons de deux conceptions très différentes deDieu.

Il serait illusoire de penser que l’islam récuse seulement une caricaturede la doctrine chrétienne de la Trinité, caricature dont on retrouve la tracedans le Coran (5,116), et selon laquelle la Trinité consisterait en ces troispersonnes que sont Dieu le Père, la vierge Marie et Jésus. Il est très difficilede faire comprendre à un musulman que le nom de « Père » est un nompropre de Dieu. Ce qui pour nous évoque un principe, une générationspirituelle et éternelle au sein même de Dieu, sera toujours compris parl’islam comme une génération charnelle. C’est pourquoi il se refuseabsolument à reconnaître la filiation divine de Jésus alors même qu’ilconfesse sa sainteté (selon la tradition, il est « le sceau de la sainteté »)

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dans la mesure où il ne s’inscrit pas dans la suite des générationshumaines et procède directement de l’Esprit de Dieu. Ainsi, affirmerl’existence de trois personnes en Dieu, c’est compromettre la simplicitéabsolue de Dieu et tomber déjà dans le péché par excellence, celui d’asso-ciationnisme : « Oui, ceux qui disent : Dieu est en vérité le troisième detrois sont impies. Il n’y a de Dieu qu’un Dieu unique » (5,73). L’unicité deDieu n’est pas seulement externe au sens où il n’y a pas d’autres dieux ;elle est interne, celle d’un Dieu indivisible, indissociable. C’est le sens dumot samad (112,2). Quelle que soit la traduction du mot « personne » enarabe, confesser un Dieu un en trois personnes, c’est nécessairementaboutir au trithéisme.

Nous avons déjà vu que l’idée d’une alliance de Dieu avec l’histoiredes hommes est étrangère à l’islam. Parler d’une alliance qui aille jusqu’àl’incarnation de Dieu dans l’humanité d’un homme, Jésus de Nazareth,est totalement absurde. Ce serait faire injure à la véritable transcendancede Dieu et ce serait aller contre le principe de non-contradiction : un Dieutranscendant ne peut jamais s’incarner dans un corps humain. Le Coranreconnaît bien le miracle de la naissance virginale de Jésus. Mais Jésusdemeure un être ordinaire et sa création immédiate sans passer par lagénération humaine est finalement semblable à la création de l’Adamprimitif. Dieu est vraiment le Tout Autre et l’islam a un sens tellementaigu de sa transcendance qu’il répugne à toute idée de médiation. Il n’y apas d’autre médiation que le Coran lui-même et l’idée d’un médiateur quisoit en même temps un homme-Dieu est absurde. Le prophète lui-mêmen’est pas un médiateur et on sait que l’islam ignore l’idée d’un clergé,d’une Église, de sacrements.

J’ai tenu à insister avec force sur la différence musulmane car si undialogue authentique est possible, c’est dans le respect de nos différenceset non à partir de prétendues convergences. Il est impossible de faire unelecture chrétienne du Coran comme on peut le faire à propos des livres del’Ancien Testament. Mais comme je le dirai plus loin, c’est dans sa diffé-rence même que le message du Coran interpelle la foi chrétienne. L’islama un rôle mystérieux d’avertisseur dans le sens de la quête d’un Dieutoujours plus grand. Comment ne pas reconnaître en effet que nos formu-

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lations sur la Trinité sont souvent verbales ou au moins insuffisantes carelles risquent de compromettre l’unicité de Dieu et aboutissent à uneforme de trithéisme. De même, il y a une manière de comprendre ladivinité de Jésus qui peut porter atteinte à l’absolue transcendance deDieu et aboutir parfois à une forme de bithéisme.

Ce qui renforce l’énigme historique de l’islam, c’est qu’en dépit de cesdivergences fondamentales, il comporte bien des ressemblances avec lechristianisme au sein du concert mondial des religions du monde. Aujugement d’une histoire conflictuelle qui dure depuis treize siècles, on apu parler de rivalité mimétique. Toute la question alors serait de savoirs’il n’est pas temps de convertir cette rivalité en émulation réciproque.

Une rivalité mimétique

Si on compare le christianisme et l’islam aux autres religions dumonde, on peut dire qu’ils ont tous les deux la même ambition eschatolo-gique : ce sont des religions de l’accomplissement définitif. Pour leschrétiens, le Christ est le « oui » définitif de Dieu à l’homme qui accomplittoutes les prophéties et toutes les promesses de l’Ancienne Alliance.L’islam a de même la prétention d’accomplir toutes les re l i g i o n santérieures. Même si le Coran réserve une place privilégiée à Jésuscomme prophète, c’est le prophète Mohammed qui est « le sceau de laprophétie », le prophète de l’Ultime, qui confirme et accomplit lesprophéties antérieures d’Abraham, de Moïse et de Jésus. Sa prophétie aun caractère récapitulateur par rapport à la prophétie de Jésus et donc parrapport à la prétention même de Jésus quant à son identité avec Dieu.

Il faut ajouter que les deux religions rivalisent depuis des siècles quantà leur prétention à l’universalité. À la différence du judaïsme et debeaucoup d’autres religions qui sont liées à une terre, à une ethnie et à uneculture, elles sont congénitalement missionnaires. Et de fait, en dépit deleur lieu de naissance, elles ont transgressé toutes les frontières ethniques,

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culturelles et politiques pour se répandre dans tous les continents. Il y alongtemps que l’islam qui compte près d’un milliard de fidèles necoïncide plus avec le monde arabe. L’islam africain et surtout l’islamasiatique font preuve d’une vitalité croissante. Les deux religions justi-fient leur zèle missionnaire et leur volonté de conquête dans la mesure oùelles revendiquent toutes les deux d’être les seules détentrices du salutdéfinitif pour tout homme. Et si l’islam fait preuve d’une certainetolérance pour les gens de l’Écriture, c’est-à-dire les membres des deuxautres religions, c’est dans la mesure où ces hommes et ces femmes debonne volonté sont déjà des musulmans qui s’ignorent.

Enfin, les deux religions ont la même prétention de détenir la véritéabsolue sur Dieu, l’homme et le monde puisqu’elles s’appuient sur uneÉcriture qui est la Parole même de Dieu. C’est là qu’il faut chercher lasource profonde des rapports conflictuels du christianisme et de l’islam etaussi de leur intolérance spontanée à l’égard des autres religions. Durantdes siècles, les musulmans comme les chrétiens ont dogmatisé et légiféréà partir d’une conception de la Révélation comme vérité absolue, unique,immuable échappant à toute historicité. Comment s’étonner si, à partir decette vérité absolue, chaque communauté a élaboré des constructionsthéologiques et juridiques qui sont devenues des systèmes d’exclusionréciproques? Chaque religion se réclamait d’une tradition vivante quireposait sur le postulat indiscuté que les textes consignés dans les corpusofficiels sont la reproduction fidèle des énoncés initiaux de la Révélation.Ainsi, dès le début, les chrétiens ont refusé de reconnaître le dogmepremier de l’islam, à savoir le Coran, comme Parole de Dieu révélée auxhommes par l’intermédiaire de Mohammed, l’envoyé de Dieu. Et àl’inverse, les musulmans n’ont pas cessé, sur la base même du Coran, dereprocher aux chrétiens comme aux juifs leur falsification des Écritures.

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Le conflit de deux imaginaires

Le vieux contentieux historique entre l’islam et le christianisme a doncdes causes structurelles et doctrinales qui tiennent à des prétentionsidentiques. Mais il ne s’agit pas seulement d’un affrontement théologiqueentre deux religions concurrentes. Il s’agit aussi de la rivalité entre deuxempires et entre deux civilisations. De même que le christianisme desorigines a donné naissance à la chrétienté avec toutes les confusionspossibles du politique et du religieux, le succès de la prédication duprophète Mohammed a entraîné très vite l’édification d’un nouvel empirequi a conquis l’espace méditerranéen du VIIe siècle au XIIe siècle avec descapitales aussi prestigieuses que Damas, Bagdad et Cordoue. Et quoi qu’ilen soit de la différence des situations historiques, qui tient en particulierau fait que l’islam ne coïncide plus avec la civilisation arabo-musulmane,encore aujourd’hui l’affrontement entre les deux religions alimente larivalité entre deux modèles de civilisation, le monde de l’islam d’un côté,l’Occident de l’autre. Et à l’intérieur de chaque religion, les fidèlesprojettent sur l’autre leur imaginaire collectif qui se nourrit de représen-tations stéréotypées, de préjugés non critiqués, de frustrations et decraintes ancestrales. L’horrible conflit des Balkans réactualise l’antiquepeur de la chrétienté qui jusqu’à la victoire de Lépante a vécu face à lamenace de l’islam avec la mentalité d’une ville assiégée. Et à cause dure s u rgissement périodique de l’idéologie perverse de l’islamisme,certains sont tentés de penser, surtout depuis l’effondrement de l’empiresoviétique, que la frontière entre le monde libre et un monde totalitaire,c’est la frontière entre l’Occident et le monde de l’islam.

À l’inverse, l’imaginaire collectif des masses musulmanes continuesouvent d’identifier le christianisme avec un modèle occidental impéria-liste et matérialiste. Et un discours simplificateur serait enclin à nous fairecroire que le christianisme est la religion dominante des pays riches dupremier monde alors que l’islam serait la religion par excellence despeuples opprimés du Tiers-monde. On sait que la réalité est autrementcomplexe surtout si on évoque les pays du Golfe et le succès économiquede certains pays musulmans du Sud-est asiatique. Mais en même temps,

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il reste vrai que le christianisme doit s’interroger sur sa responsabilitédirecte ou indirecte dans l’édification d’un ordre mondial sous le signe dela loi du marché qui maintient des millions d’hommes et de femmes dansun réseau de contraintes économiques mises en place par l’Occident.

La difficulté du dialogue islamo-chrétien

Au terme de ce rapide tour d’horizon sur l’islam dans sa différencepropre, il apparaît que même à l’âge du dialogue interreligieux, ledialogue avec l’islam demeure particulièrement difficile. Cela ne tient passeulement à des contradictions d’ordre théologique ou à des ambitionsmissionnaires rivales. Cela tient aussi historiquement à la distanciationculturelle engendrée par deux idéologies religieuses qui ont toutes lesdeux l’ambition de façonner de manière totalitaire la vie individuelle,familiale et sociale.

Je voudrais encore me faire l’écho à partir de ma propre expérienced’une difficulté supplémentaire dans le dialogue entre chrétiens etmusulmans. On sait qu’une des conditions essentielle de tout dialoguevéritable, c’est l’égalité entre les partenaires. Or les musulmans ont trèssouvent le sentiment que ce préalable n’existe pas. Ce n’est pas seulementdû à un complexe d’infériorité qui proviendrait d’un retard de plusieurssiècles à l’égard d’une modernité à laquelle le christianisme a su s’adaptersans se renier. Cela tient à ce que le dialogue semble biaisé dès le départ.En effet, au moment même où les musulmans reconnaissent en Jésus untrès grand prophète et sont prêts à recevoir son message comme Parole deDieu au moins en ce qui concerne l’adoration du Dieu unique, ilsconstatent que les chrétiens ne sont pas prêts à admettre l’authenticité dela prophétie de Mohammed. Comment en effet reconnaître en lui unenvoyé de Dieu alors qu’il condamne comme idolâtrie la filiation divinede Jésus et professe un monothéisme antitrinitaire?

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2. Pour un christianisme comme religion de l’altérité

Nous avons donc pris conscience de la différence de l’islam et parrapport au judaïsme et par rapport au christianisme. Nous sommesconfrontés à une altérité d’autant plus étrange que c’est dans l’ordremême de ce qui nous est le plus commun, l’adoration du Dieu unique etvivant, que finalement nous découvrons tout ce qui nous sépare dansnotre conception du visage de Dieu. Comment demeurer fidèles à notreidentité chrétienne et en même temps faire preuve d’ouverture à l’autredans le respect de son altérité? Depuis Vatican II et pour la première foisdepuis des siècles, l’Église nous recommande une attitude de respect,d’estime et même d’amitié à l’égard de cette grande religion nonchrétienne qu’est l’islam. Ce n’est pas évident quand on appartient à uneminorité chrétienne au sein d’une société entièrement façonnée par unislam majoritaire et souvent intolérant. Comment réclamer le droit d’êtreun citoyen comme les autres tout en affirmant son identité chrétiennealors que l’islam a encore beaucoup de mal à reconnaître le droit à laliberté religieuse? Comme chrétiens et comme religieux et religieuses,notre vocation est d’être une présence de l’Église et de témoigner del’amour du Christ. Mais notre attitude de dialogue à l’égard de l’autremusulman ne se fonde pas seulement sur un esprit de tolérance ou mêmesur l’amour de mon frère étranger. Elle a des motifs théologiques. Elles’enracine dans la singularité même du christianisme comme religion del’altérité. Je vous invite à commencer par réfléchir sur le paradoxe mêmedu dialogue interreligieux.

Le paradoxe du dialogue interreligieux

Comme dans tout dialogue, la première condition, c’est de respecterl’autre dans sa différence. Pour ce faire, je dois manifester de l’intérêt pourles convictions de l’autre, et cela, d’autant plus qu’elles me sont culturel-

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lement et religieusement étrangères. Quand il s’agit de l’islam, je doisdépasser mes préjugés spontanés et me garder de réduire à du déjà connuce qui me semble avoir quelque similitude avec mon propre universreligieux. Même si dans un passé lié à l’aventure coloniale, la mission del’Église a souvent coïncidé avec un non-respect des cultures étrangères,cette période est heureusement révolue. Nous sommes plutôt invités ànous souvenir que la reconnaissance de l’étranger appartient aux racinesde la tradition judéo-chrétienne. Cela fait déjà partie du Code del’alliance : « L’étranger tu n’exploiteras pas et tu ne l’opprimeras pas, carvous avez été étrangers au pays d’Égypte » (Ex 22,20). Et quand Paul, lejuif devenu chrétien, refuse de soumettre les païens au rite de la circon-cision, il fait preuve de ce respect de l’autre dans sa différence. De même,beaucoup de paraboles de Jésus témoignent de ce respect de l’étrangerdans son étrangeté. Il conviendrait de réfléchir sur la distance entre undialogue qui cultive le sens de la différence et un dialogue qui tend àl’assimilation. Il y a un vieux principe qui remonte à la philosophiegrecque, c’est-à-dire à la philosophie de l’identité selon Parménide quiveut que seul « le semblable peut reconnaître le semblable ». Il a dominétrop souvent notre théologie et a commandé une certaine stratégiemissionnaire à l’époque de la conquête coloniale. Il faudrait lui substituerun autre principe qui a sa source dans la tradition biblique, à savoir quele dissemblable reconnaît l’autre dans son altérité.

La seconde condition d’un vrai dialogue, c’est une certaine égalitéentre les partenaires. Nous avons vu que c’était la principale difficulté dudialogue interreligieux, en particulier avec l’islam. Il y a nécessairementune tension entre la déontologie du dialogue et la conviction que j’appar-tiens à la vraie religion qui apporte la révélation définitive sur le mystèrede Dieu. Mais ce serait une illusion de penser que pour faciliter ledialogue je dois mettre ma foi entre parenthèses et la suspendre tempo-rairement. Le paradoxe même du dialogue interreligieux c’est de concilierl’engagement absolu qu’implique toute démarche religieuse avec uneattitude d’ouverture aux convictions de l’autre. Et j’attends que l’autrefasse preuve du même respect à mon égard alors qu’il est convaincu luiaussi de la vérité de sa propre religion. La fidélité à mon identité et à lavérité dont je me réclame n’engendre pas un sentiment de supériorité si je

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découvre que la vérité qui fait l’objet pour moi d’une adhésion absoluen’est pas nécessairement exclusive ou même inclusive de toute autrevérité. Elle est relative ne serait-ce qu’à cause de la particularité historiquede son origine.

Le dialogue interreligeux tel qu’il se pratique actuellement dansl’Église fait en tout cas la preuve qu’il est possible de continuer àdialoguer, alors même qu’on se réclame de vérités différentes. Cela estpossible même avec ce frère jumeau mais concurrent qu’est l’islam. Ledialogue est peut-être une longue patience, une patience géologiquedisait quelqu’un, mais il n’aboutit pas nécessairement comme trop lepensent au relativisme ou au scepticisme. Il conduit plutôt à une redécou-verte de ma propre vérité et à la quête d’une vérité plus haute et pluscompréhensive que la vérité partielle dont chacun est le témoin.Finalement, la vraie tolérance - contrairement à ce que l’on croit - reposetoujours sur des convictions fortes.

Cependant, une difficulté demeure qui tient à la singularité même duchristianisme. J’ai pu parler d’une certaine relativité de la vérité religieusedans la mesure où elle s’enracine dans une particularité historique. Or lavérité chrétienne est toute relative à cette particularité historique qu’estl’événement Jésus-Christ qui coïncide avec l’irruption dans l’histoire del’Absolu même qui est Dieu. C’est là une prétention inouïe que récuse enparticulier l’interlocuteur musulman. C’est justement la tâche difficiled’une théologie moderne des religions de réinterpréter l’unicité de lamédiation du Christ sur l’horizon d’un pluralisme re l i g i e u xapparemment insurmontable.

Une théologie du pluralisme religieux

Cette théologie des religions qu’il vaut mieux désigner comme unethéologie du pluralisme religieux maintient bien l’unicité singulière duchristianisme dans la mesure où il témoigne de la révélation définitive sur

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Dieu mais en même temps elle porte un jugement positif sur les autresreligions qui chacune à sa manière peut être porteuse de semences devérité et de bonté. Les Pères Schillebeeckx et Jacques Dupuis n’hésitentpas à parler d’un nouveau paradigme théologique. Il s’agit en effet de sedemander si notre expérience historique d’un pluralisme religieux de faitne nous conduit pas à reconnaître un pluralisme religieux de principe quic o r respondrait à un mystérieux vouloir de Dieu. Cette perspectiveaudacieuse suscite des résistances car elle semble conduire à relativiserl’histoire du salut qui commence avec Abraham et qui trouve sonachèvement en Jésus-Christ, l’unique médiateur ente Dieu et les hommes.Mais nous savons bien que c’est toute l’histoire humaine depuis lesorigines qui est une histoire du salut. Ainsi, le pluralisme religieux n’estpas uniquement le résultat de l’aveuglement coupable des hommes et ilne représente pas une phase historique provisoire qui sera progressi-vement dépassée grâce au succès de la mission de l’Église. Il peut êtrel’expression de la volonté même de Dieu qui a besoin de la diversité descultures et des religions pour mieux manifester les richesses de laplénitude de vérité qui coïncide avec son mystère insondable.

En tout cas, cette avancée théologique est cohérente avec l’ensei-gnement le plus traditionnel sur la volonté universelle de salut de Dieu.Elle explicite les intuitions les plus originales de Vatican II et elleréactualise la très ancienne doctrine des Pères de l’Église sur la présencedes semences du Verbe tout au long de l’histoire humaine. Et elle nousinvite à ne pas identifier trop vite l’universalité du Christ lui-même etl’universalité du christianisme. Toute théologie chrétienne doit continuerd’affirmer que Jésus-Christ est la Révélation décisive et définitive surDieu, mais elle ne peut plus prétendre avec la même assurance que par lepassé que le christianisme comme religion historique a le monopoleexclusif de la vérité sur Dieu et sur le rapport de l’homme à Dieu. Il y a euet il y a dans les autres religions dignes de ce nom des expériencesreligieuses authentiques qui n’ont pas été manifestées ou mises enpratique à l’intérieur même du christianisme du fait de sa particularitéhistorique.

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Cependant, surtout dans le dialogue avec l’islam, la prétentionchrétienne quant à l’unicité de Jésus Fils de Dieu qui n’est pas unmédiateur parmi d’autres mais l’irruption même de l’absolu dans l’his-toire demeure un obstacle redoutable. Mais plutôt que de transiger,comme le font certains théologiens, avec le scandale de l’incarnation, ilfaut montrer que c’est la logique même de l’incarnation qui nous invite àne pas absolutiser la particularité historique de Jésus de Nazareth et àfaire la preuve que le christianisme n’est pas une religion impérialiste.

Le scandale de l’incarnation

L’originalité de la religion chrétienne nous renvoie toujours auparadoxe christologique, c’est-à-dire à la présence de Dieu dans la chaird’un homme particulier, ce qu’un théologien comme Paul Tillich désignecomme l’union entre l’absolument concret et l’absolument universel.Même s’il n’est pas biblique, le langage de l’incarnation n’est paspurement mythique. Comme le dit saint Paul, « En lui habite la plénitudede la divinité corporellement » (Col 2,9). Et quoi qu’il en soit des explici-tations ultérieures de la christologie sur l’identité de substance entre Jésuset Dieu (l’homoousios ), l’Évangile nous atteste que Jésus a conscience quela plénitude du Royaume eschatologique est advenue en lui. Nousconfessons donc que la plénitude de Dieu habite en Jésus de Nazareth.Mais nous devons prendre au sérieux la contingence historique del’humanité de Jésus. Autrement dit, nous ne pouvons pas identifierl’élément historique et contingent de Jésus et son élément christique etdivin. Nous devons maintenir la tension entre l’identification de Dieu enJésus et l’identification propre à Dieu. Nous sommes toujours renvoyés eneffet à un Dieu plus grand qui échappe à toute identification. Le paradoxemême de l’incarnation comme manifestation relative de l’Absolu incon-ditionnel de Dieu nous aide à comprendre que l’unicité de Jésus-Christn’est pas exclusive d’autres manifestations de Dieu dans l’histoire. C’estaussi le meilleur moyen de désabsolutiser le christianisme commereligion de l’incarnation et de manifester que loin d’exercer une sorte

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d’impérialisme à l’égard des autres religions, il se définit plutôt commeune religion essentiellement dialogale.

Nous touchons là au fondement dernier de notre attitude de dialogueet d’ouverture à l’autre dans sa différence même. Contrairement à saréputation impérialiste, si nous pouvons caractériser le christianismecomme une religion dialogale, ce n’est pas au nom d’une obligationmorale qui serait faite de tolérance et de respect pour les autres. C’est aunom de ses propres principes de limitation comme religion d’incarnation.Selon notre manière humaine et imparfaite de connaître, Jésus n’est pase n c o re la traduction inexprimable de Dieu. Ainsi, l’identificationchrétienne de Dieu en Jésus n’est pas exclusive d’autres expériencesreligieuses qui identifient autrement la Réalité dernière de l’univers.

La kénose du Christ

Mais pour exorciser tout venin totalitaire dans la prétention chrétienneà l’unicité, il faut aller plus loin. Le paradoxe christologique de l’incar-nation ne prend tout son sens qu’à la lumière d’une théologie de la Croix.Alors on comprend que le meilleur moyen de souligner la différencechrétienne parmi toutes les religions du monde, c’est de le définir commeune religion de l’altérité.

La croix de Jésus a une valeur universelle. Elle sera toujours le symboled’une universalité qui est liée au sacrifice d’une particularité. C’est lakénose du Christ dans son égalité avec Dieu qui a permis sa résurrection.Jésus meurt à sa particularité juive pour renaître par la résurrection enfigure d’universalité concrète. Le Christ ressuscité libère la personne deJésus d’un particularisme qui l’aurait fait la propriété d’un seul groupeparticulier. À la lumière du mystère de la croix, nous comprenons mieuxque le christianisme, loin d’être une totalité close, se définit en termes derelation, de dialogue et même de manque. Il est permis ainsi de le définircomme une religion de l’altérité.

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Si on se place au plan de l’expérience religieuse, alors il faut dire quel’expérience chrétienne la plus profonde est toujours une expérience del’altérité. Elle est d’abord radicalement l’expérience de cette originetoujours manquante qu’est l’altérité même de Dieu. Mais elle est aussiexpérience de l’altérité de celui qui devient mon prochain. L’identitéchrétienne est de l’ordre du devenir et du consentement à l’autre dans sadifférence. Il s’agit d’une existence pascale qui à l’encontre de toutimpérialisme dans l’ordre du savoir et de la pratique doit témoigner de cequi lui manque.

Dans l’ordre du savoir, la foi la plus inconditionnelle porte en elle-même son principe d’auto-limitation dans la mesure où elle n’est pascompréhensive de la totalité du mystère de Dieu. Et dans l’ordre de lapratique, nous savons bien que la pratique chrétienne ne fait pas nombreavec les pratiques humaines tout court. Le christianisme ne remplace pasles normes éthiques, les valeurs culturelles et les pratiques signifiantesdes hommes. Il est plutôt de l’ordre d’un déplacement ou d’une ruptureinstauratrice (Michel de Certeau) qui survient dans l’ordre d’un humaintout court qui a déjà sa consistance propre. L’expérience chrétienne ne sesubstitue pas aux autres expériences humaines authentiques, qu’ellessoient religieuses ou non, mais elle leur confère un sens inédit. On devinedéjà les conséquences quand on réfléchit aux exigences d’une incultu-ration du christianisme dans des cultures qui lui sont étrangère s .L’Évangile a une valeur universelle et peut devenir le bien de touthomme. Mais je serai tenté de dire qu’un christianisme qui est affronté àdes cultures et des religions différentes et qui ne témoignerait pas d’uncertain manque ne rencontrera pas l’altérité de ces cultures et de cesreligions et sera infidèle à sa vocation universelle.

Nous sommes ainsi invités à repenser l’articulation entre la véritéchrétienne et la pluralité des vérités qui est inhérente aux autres religionsou cultures. La pratique de l’altérité est pour le christianisme uneexigence de nature ne serait-ce que parce qu’il confesse l’altérité d’unDieu toujours plus grand. Comme chrétiens, en vertu même de notreidentité, nous sommes amenés à reconnaître l’autre dans sa différence etla limite qu’il nous impose. En d’autres termes, l’identité chrétienne ne se

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définit pas en termes de perfection déjà acquise mais en termes dedevenir, de transit, de consentement à l’autre et de service. C’est celamême le sens d’une existence pascale.

Un accomplissement non totalitaire

Nous avons déjà rappelé que dans le texte de Nostra aetate, n° 2, l’ensei-gnement de Vatican II discerne « un rayon de vérité qui illumine tous leshommes » non seulement dans le cœur des hommes de bonne volontémais dans les traditions religieuses elles-mêmes. Ces semences de vérité,nous savons qu’elles trouvent leur accomplissement dans le Christ maissans perdre leur originalité. Quand on réfléchit au rapport des autresreligions au christianisme, il est donc insuffisant de comprendre leursvaleurs positives comme un implicite chrétien. Elles peuvent témoignerd’un irréductible qui relève de l’Esprit de Dieu qui souffle où il veut. Ilfaut donc dépasser la problématique de la promesse et de l’accomplis-sement et montrer que les valeurs de vérité, de bonté et même de sainteténe sont pas seulement des « pierres d’attente » ou des valeurs implici-tement chrétiennes. Cela doit pouvoir se vérifier non seulement à proposdes religions antérieures à la venue du Christ, mais aussi à propos de cettereligion post-chrétienne qu’est l’islam. Il s’agirait de réinterpréter ladoctrine incontestable de l’accomplissement dans un sens non totalitaireet cela à la lumière de la théologie chrétienne du judaïsme qui tend às’imposer à la suite de Vatican II.

La plupart des théologiens sont prêts à reconnaître dans le judaïsmecomme religion du choix de Dieu un irréductible qui ne se laisse pasintégrer dans l’Église au plan de l’histoire qui continue. Même s’il s’agitd’une simple analogie, on peut déceler dans le rapport de l’Églisenaissante au judaïsme une sorte de paradigme quant au rapport actuel duchristianisme aux autres religions. Cela vaut aussi des rapports du chris-tianisme à l’islam. De même que l’Église n’intègre pas et ne remplace pasIsraël, de même elle n’intègre pas et ne remplace pas la part de vérité

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religieuse authentique dont une autre tradition religieuse peut êtreporteuse. En tant que religion historique, le christianisme ne peut avoirl’ambition de totaliser toutes les vérités disséminées tout au long de l’his-toire religieuse de l’humanité. Si j’ai cru pouvoir parler d’un pluralismereligieux de principe, cela veut dire qu’il y a plus de vérité d’ordrereligieux dans le concert très diversifié des religions que dans le seulchristianisme. Et on aura compris que si je me refuse à abandonner lechristocentrisme au profit d’un vague théocentrisme, je prends mesdistances à l’égard d’une certaine forme de christianocentrisme. La venuedu Christ coïncide avec la plénitude de la Révélation et comme nousl’avons vu, c’est là l’origine d’une différence insurmontable avec l’islam.Mais il s’agit d’une plénitude qualitative et non quantitative. LaRévélation comme événement de la Parole de Dieu en Jésus Christ estdéfinitive et indépassable, mais comme contenu de vérité, elle est néces-sairement historique et donc limitée. Il n’est donc pas interdit de consi-d é rer d’autres révélations et d’autres Écritures sacrées comme des« rayons de vérité » incomplets mais précieux qui témoignent à leurmanière du mystère insondable de Dieu. Le Coran lui-même en dépit deses omissions, de ses erreurs et de sa contestation de la Révélationchrétienne peut paradoxalement témoigner de certaines richesses quantau sens de la grandeur de Dieu et de l’adoration que l’homme lui doit.Pour la part de lui-même qui ne contredit pas la Révélation biblique surl’unicité de Dieu, il peut être une prophétie authentique qui interpelle à lafois le judaïsme et le christianisme.

Finalement, parce que nous concevons toujours le relatif comme lecontraire de l’absolu, les mots nous manquent pour exprimer ce quepourrait être une vérité chrétienne relative au sens de relationnelle, c’est-à-dire relative à la part de vérité dont les autres traditions religieusespeuvent être mystérieusement porteuses. Selon le mot de Rosenzweig,c’est l’essence de la vérité que « d’être en partage ».

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3. Présence d’Église et respect de l’autre dans sa différence

Cette réflexion sur le christianisme comme religion de l’altérité n’étaitpas inutile pour fonder notre attitude de respect de l’autre dans sa diffé-rence. Il ne s’agit pas seulement d’un impératif moral au nom de latolérance. Il s’agit de la loi même de notre être chrétien qui loin d’être unetotalité close et sûre d’elle-même a besoin de la vérité d’autrui poura p p rofondir sa pro p re particularité. Non seulement l’humanité estplurielle, mais les voies vers Dieu sont multiples et il faut faire l’appren-tissage de nos différences pour que notre témoignage rendu à la vérité nedevienne pas une idolâtrie.

Mais on ne peut évoquer la présence de minorités chrétiennes en terred’Islam, sans se poser la question de notre fidélité à la mission perma-nente de l’Église dans le monde. Certes, comme laïcs, prêtres, religieux,religieuses, quoi qu’il en soit de la modestie de nos effectifs et de nosmoyens, nous avons la conviction et la fierté d’assurer une présence del’Église universelle. Qui contesterait par exemple à la petite Églised’Algérie d’être le sacrement de l’Église universelle? Et il faut en direautant des Églises du Pakistan et d’Indonésie en dépit de la réduction deleur espace proprement religieux. Mais comment ne pas être lassé parl’inflation des discours sur le respect de l’autre et sur les bienfaits dudialogue alors qu’inversement le droit des chrétiens n’est pas respectéquant à la liberté de culte et d’expression, quand leur service désintéressédes plus pauvres est soupçonné d’arrières-pensées missionnaires, quandla volonté de devenir chrétien de la part de tel ou tel musulman les exposeà une mort sociale quand ce n’est pas pire?

Je me sens très démuni pour dire ce que peut être votre pratique quoti-dienne comme frères et sœurs dominicains sur le terrain dans descontextes très divers et très difficiles. Je voudrais seulement vousconvaincre que vous accomplissez pleinement la mission de l’Église alorsmême que les formes de la mission peuvent déconcerter ceux qui

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demeurent prisonniers de certains schèmes traditionnels sur l’activitémissionnaire. Je commencerai par évoquer l’évolution de la conception dela mission à l’âge du pluralisme religieux. Je rappellerai d’autre part quele dialogue lui-même est une dimension intrinsèque de la mission. Il peutêtre déjà un dialogue de salut quelles que soient les formes concrètes duservice de l’Évangile.

La mission comme témoignage rendu au Royaume de Dieu qui vient

Aussi bien à l’intérieur de l’Église catholique qu’au sein du Conseiloecuménique des Églises, on peut caractériser l’évolution en cours comme« un passage des missions à la mission ». Par comparaison avec un « âgedes missions » qui avait largement coïncidé avec l’expansion coloniale, lavocation missionnaire de l’Église est moins polarisée sur la conversion del’autre (incroyant ou non chrétien) que sur le témoignage rendu auRoyaume de Dieu qui ne cesse d’advenir dans l’histoire et dans le cœurdes hommes et des femmes bien au-delà du peuple de Dieu.

Dans son encyclique, Redemptoris missio (janvier 1991), Jean-Paul IIrevient au vocabulaire de la mission de préférence à celui de l’évangéli-sation et il insiste sur le caractère géographique de la mission. Certainsl’ont interprété comme un recul par rapport à la grande encyclique dePaul VI, Evangelii nuntiandi. Mais je crois que le pape est surtout soucieuxde montrer que les nouvelles ouvertures de Vatican II tant en ce quiconcerne le droit à la liberté religieuse que l’attitude de respect à l’égarddes autres traditions religieuses ne diminue en rien l’urgence de lamission de l’Église. L’encyclique ne remet pas en cause notre nouvelleintelligence du pourquoi de la mission à la lumière du défi positif desreligions non chrétiennes.

C’est à partir de son fondement trinitaire et christologique qu’il fautcomprendre la nature et le pourquoi de la mission. L’Église est mission-

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naire par nature et il est insuffisant de rattacher sa vocation missionnaireà l’« ordre de mission » de Jésus (Mt 28,18). Selon la belle formule de laConstitution sur l’Église : l’Église est essentiellement « le sacrement dusalut pour les nations ». La mission confiée à l’Église n’est pas une tâcheparmi d’autres. C’est sa raison d’être. Dans le passé, on parlait souvent dela fin ou du but de la mission comme si celle-ci était un pur moyen auservice de cette fin surnaturelle qu’est le salut éternel des âmes. Une tellevision était indissociable d’une conception très surnaturaliste du salut. Latâche proprement missionnaire de l’Église serait donc une tâche spiri-tuelle ayant un lien avec cette fin surnaturelle. S’il arrive que l’Égliseassume des tâches profanes dans le monde, il ne peut s’agir que de tâchesprovisoires de suppléance…

On s’accorde aujourd’hui pour définir la mission comme la fonctionessentielle de l’Église ou mieux comme l’expression même de sa nature. Àla limite, ce n’est pas l’Église qui définit la mission. C’est bien plutôt lamission qui détermine le visage de l’Église afin qu’elle soit le signe escha-tologique du Royaume de Dieu. Et au lieu de se crisper sur la distinctionentre l’humain tout court et le surnaturel, il faut considérer l’Églisecomme un peuple en marche tendu vers le Royaume à venir. Ainsi,l’Église n’a pas seulement pour but le salut comme libération du péché etde la mort éternelle, mais tout ce qui contribue à anticiper le Royaume deDieu parmi les hommes. Il est alors très difficile de distinguer dans l’abs-trait des tâches qui seraient spécifiquement missionnaires parce queconformes à la vocation surnaturelle de l’Église et des tâches secondairesdites de suppléance qui tiennent à des conjonctures locales contingentes.

Concrètement, cela veut dire que lorsque la mission n’est pas polariséesur la conversion à tout prix de l’autre (comme si son salut dépendaitexclusivement de son changement de religion), elle garde tout son senscomme manifestation de l’amour de Dieu et pour reprendre la belleformule du Père Chenu, comme « incarnation de l’Évangile dans letemps ». C’est le cas en particulier dans des pays musulmans où le témoi-gnage public rendu à Jésus-Christ est très difficile. En fait, la présencesilencieuse des contemplatifs, la pratique des béatitudes, la proximité auxplus démunis, la défense de la dignité et des droits de tout homme, le

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dialogue avec les membres de la religion dominante, assurent la missionde l’Église comme sacrement du Royaume qui vient. Quel témoignageplus bouleversant rendu à l’amour de Dieu et à la puissance de l’Évangileque la passion et la mort des moines de Tibhirine? « Nous ne pouvonsexister comme homme qu’en acceptant de nous faire image de l’Amourtel qu’il s’est manifesté dans le Christ qui, juste, a voulu subir le sort del’injuste » écrivait un des moines deux mois avant son assassinat (La VieSpirituelle n° 721, p. 876). Et c’est parce qu’il n’a pas voulu renoncer aunom de l’Évangile à la liberté de dénoncer une violence insupportable quenotre frère Pierre Claverie était prêt à donner sa vie. Il exerçait à la suitede Jésus le ministère de réconciliation de l’Église : « L’Église accomplit savocation et sa mission quand elle est présente aux ruptures qui crucifientl’humanité dans sa chair et dans son unité » (La Vie Spirituelle n° 721,p. 824).

Le dialogue comme dialogue de salut

L’Église accomplit donc pleinement sa mission quand elle travailleavec d’autres à la construction du Royaume de Dieu dans le sens de lajustice, de la paix, de la réconciliation et de la fraternité entre tous leshommes. Elle n’est pas seulement le sacrement du Royaume qui vient,elle est comme nous l’enseigne le dernier concile, « le sacrement, c’est-à-dire le signe et le moyen de l’unité de tout le genre humain » (Lumengentium, n° 1). Mais il faut ajouter que le dialogue avec ces frères étrangersque sont les musulmans est lui-même une partie intégrante de la missionde l’Église. Il n’est pas seulement un préalable à la mission car il est déjàà sa manière un dialogue de salut. Cela ressort clairement de l’encycliqueRedemptoris missio et du document Dialogue et annonce qui l’a suivi (19 mai1991). « Le dialogue interreligieux fait partie de la mission évangélisatricede l’Église… Il ne s’oppose pas à la mission Ad gentes, au contraire, il luiest spécialement lié et il en est une expression » (n° 55). Et dans Dialogueet annonce, on lit ceci : « Dans la conscience de l’Église, la mission apparaîtcomme unitaire mais complexe et articulée : la présence, le témoignage,

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l’engagement au service des hommes, la vie liturgique, le dialogue,l’annonce, la catéchèse » (n° 13).

Loin d’être un pis-aller quand les conditions d’une annonce explicitene sont pas réunies, le dialogue avec les musulmans est déjà un dialoguede salut quand chacun s’efforce dans la fidélité à sa propre vérité, decélébrer une vérité qui déborde non seulement les limites mais les incom-patibilités de chaque tradition religieuse. Il peut s’agir en effet d’unerencontre entre les membres du même Royaume à venir où chacun donneet reçoit. Mon interlocuteur doit être écouté comme quelqu’un qui peut-être a déjà répondu à l’appel de Dieu et appartient mystérieusement auRoyaume de Dieu.

J’ai souvent dit au cours de cet exposé que nous ne pouvions pasconnaître notre propre identité sans faire le détour par la vérité de l’autredans sa différence. J’ai même cru pouvoir dire qu’un des traits du chris-tianisme authentique, c’est de témoigner d’un certain manque par rapportà tout ce qu’il n’est pas. Cela se vérifie pleinement dans le dialoguesincère de deux hommes de bonne volonté qui ont un engagement absoluà l’égard de vérités différentes. On peut objecter à bon droit l’aphorismebien connu : « La vérité est une, l’erreur est multiple ». Mais c’est uneformule qui ne va pas au fond des choses car s’il est vrai que la vérité estune, elle est humainement toujours possédée de manière fragmentaire.Pierre Claverie l’a parfaitement compris dans son dialogue avec lesAlgériens : « On ne possède pas la vérité et j’ai besoin de la vérité desa u t res. C’est l’expérience que je fais aujourd’hui avec des milliersd’Algériens dans le partage d’une existence et des questions que nousnous posons tous » (Le Monde, 4-5 août 1996). Sans tomber dans le relati-visme, je puis continuer à témoigner de la vérité qui me fait vivre tout enfaisant preuve de respect et d’estime pour les vérités dont vivent lesmembres d’une tradition religieuse différente.

La mission comme incarnation de l’Évangile dans le temps n’est pashantée par la conversion de l’autre comprise comme changement dereligion. Mais si le dialogue interreligieux est déjà un dialogue de salut,c’est parce qu’il peut être l’occasion d’une conversion réciproque. C’est

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dans la rencontre sans a priori avec l’autre que je puis découvrir que je nevérifie pas, ni intellectuellement ni dans ma vie, la vérité dont je prétendstémoigner. Ainsi en dépit de divergences d’ordre doctrinal difficilementsurmontables, le dialogue islamo-chrétien peut conduire chaque parte-naire à la célébration d’une vérité plus haute et plus compréhensive quidépasse le caractère partiel de chaque vérité particulière. Un des premierseffets du témoignage rendu à la vérité, c’est donc une certaine conversiondu témoin lui-même. Ce dernier n’est pas dans la situation de celui quiapporte tout à celui qui n’a rien. À l’intérieur de l’unique dessein de Dieu,nous sommes tous des enfants de Dieu sous l’influence cachée du Verbecréateur et rédempteur. Le témoin de l’Évangile du Christ est aussi celuiqui reçoit et qui peut redécouvrir avec des yeux neufs sa propre identitétandis qu’il est provoqué par les semences de vérité dont témoignent lesautres religions. Le prosélytisme au contraire consiste à vouloir à tout prixforcer l’autre à épouser ma propre conviction sans égard pour sa diffé-rence et sa vocation propre.

Les formes diverses du dialogue

Il faudrait encore évoquer les formes diverses que peut prendre ledialogue entre chrétiens et musulmans. Faute de temps, je serai très bref.Et d’ailleurs vous êtes beaucoup mieux placés que moi pour en parler.Qu’il me soit seulement permis de proposer comme une typologie dudialogue.

Le dialogue de la vie

Un peu partout dans le monde, il y a des rencontres officielles entrechrétiens et musulmans où des experts dissertent avec assurance sur nosdivergences et nos convergences. Elles nous laissent souvent sur notrefaim car en effet rien ne remplace le dialogue de la vie au quotidien où deshommes et des femmes de croyances diff é rentes, dans un espritd’ouverture et de bon voisinage, dans la rue, dans le travail, à l’école ou à

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l’université, s’eff o rcent de partager leurs peines et leurs joies etdécouvrent leur solidarité face aux conflits sociaux, au chômage, lapauvreté, la maladie, le grand âge. Je cède volontiers la parole à PierreClaverie qui connaissait trop bien les limites du dialogue interreligieux.« Apprendre à vivre ensemble, sortir de soi : cela permet dans desexpériences fortes vécues ensemble de donner aux mots qu’on emploieleur poids de chair, leur poids d’expérience (…) On s’aperçoit en vivantavec les gens que les mots n’ont pas le même sens, parce qu’ils ne sont pasportés par la même expérience spirituelle (…) Pour que les mots disent lesmêmes choses, il faut vivre, partager ensemble une expérience, l’expé-rience de la vie humaine avec la naissance, la vie, la souffrance, l’amour,la mort. Donner aux mots leur poids de chair, pour moi c’est cela ledialogue ».

La solidarité dans le combat pour la justice et pour la paix

Il est encourageant de constater qu’un peu partout, il y a une réellecollaboration et même une complicité entre des minorités musulmanes etchrétiennes pour dépasser leur contentieux historique et travaillerensemble à promouvoir une paix civile et internationale. Cette quête de lapaix passe nécessairement par le respect des droits de l’homme y comprisle droit à la liberté religieuse, la promotion de la femme, le respect desdroits des enfants exploités par le travail, la protection des ressourcesnaturelles, la lutte contre toute forme de discrimination des étrangers.Face à la violation répétée des droits de l’homme, les fils d’Abraham ontune vocation historique pour rappeler que le fondement radical des droitsde l’homme, ce n’est pas seulement la dignité de la personne humaine,mais la création de l’homme image de Dieu qui est un héritage communaux trois religions monothéistes. Mais en même temps, à partir de nosressources spirituelles propres, c’est aussi notre responsabilité communede rappeler que l’exercice strict de la justice au nom des droits del’homme ne suffit pas à édifier une société plus humaine et plus démocra-tique. Face à la montée des intolérances, du nationalisme, du racisme etdu fanatisme, il faut faire encore appel au pardon, à l’accueil de l’étranger,au devoir musulman d’hospitalité et à l’esprit chrétien des béatitudes.

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L’échange dans l’ordre spirituel

Il peut arriver que chrétiens et musulmans se rencontrent pourpartager leurs richesses spirituelles et échanger sur leurs voies proprespour parvenir au silence intérieur et à l’expérience du Dieu vivant. Nousl’avons dit, islam et christianisme divergent sur des points fondamentauxdans l’ordre des croyances. Mais dans l’ordre de l’expérience spirituelle,ils peuvent découvrir de secrètes convergences. L’échange peut conduireau dialogue silencieux de la prière où chacun dans la fidélité à sa propretradition religieuse se sent en communion mystérieuse avec l’autre. Il nes’agit pas d’une prière commune, mais on se retrouve ensemble pourprier le Dieu auquel on croit. À cet égard, la rencontre d’Assise d’octobre1986 fut la première expression historique de ce que l’on peut appeler unœcuménisme planétaire. Et après l’événement d’Assise, le pape n’hésitaitpas à déclarer que « toute prière authentique se trouve sous l’influence del’Esprit ». Face à l’indifférence religieuse moderne et face à la séductioncroissante des grandes religions de l’Orient, chrétiens et musulmans ontune vocation spirituelle commune dans le sens de l’adoration d’un Dieupersonnel.

Le dialogue d’ordre doctrinal

C’est évidemment le dialogue le plus difficile et souvent le plusdécevant. Comme je l’ai déjà dit, il aboutit souvent au constat de nosdésaccords dans la mesure où nous comprenons mieux que certainesdivergences ne sont pas négociables. Mais nous n’avons pas le droit,surtout comme fils et filles de saint Dominique, de renoncer à un teldialogue. Qu’il me suffise de rappeler qu’un tel dialogue nous aide àmieux discerner l’originalité du message dont nous sommes les déposi-taires et qu’il nous stimule dans la recherche d’un Dieu au-delà de Dieu,c ’ e s t - à - d i re des représentations insuffisantes dans lesquelles nousl’enfermons. Je cite encore Pierre Claverie dans son article du Monde surl’Humanité plurielle : « Je suis croyant, je crois qu’il y a un Dieu, mais je n’aipas la prétention de posséder ce Dieu-là, ni par le Jésus qui me le révèle,ni par les dogmes de ma foi. On ne possède pas Dieu ». Confronté aumonothéisme intransigeant de l’islam, qui peut encore bavarder de

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manière irresponsable sur la vie trinitaire du Dieu chrétien et sur lafiliation divine de Jésus ? Mais à l’inverse, peut-être que notre partenairemusulman qui ressent avec angoisse le silence du Dieu créateur et Tout-puissant face à la violence de l’histoire pressentira le visage paternel duDieu crucifié. Tout dialogue authentique nous conduit à un au-delà dudialogue, c’est-à-dire à une mystérieuse fécondité mutuelle des systèmesde croyances qui s’affrontent. C’est le moment de redire que la longuerivalité historique entre le christianisme et l’islam devrait faire place à uneémulation réciproque.

La conclusion de cette dernière partie est assez claire. Le dialogue soustoutes ses formes assure la présence de l’Église comme témoin de l’amourde Dieu et de la puissance de l’Évangile. Il s’agit de l’Évangile vécu. Maisil reste vrai que l’évangélisation ne se réduit pas au dialogue. Même enterre d’islam, nous avons la nostalgie de pouvoir témoigner en clair deJésus-Christ. Mais il faut savoir respecter les temps de la mission qui sontaussi les temps de la patience de Dieu. Dans un premier temps, on peuttémoigner par sa vie même du Royaume de Dieu comme royaume dejustice et de paix sans faire encore mention de la personne de Jésus-Christ.Mais par la suite, on peut montrer comment c’est Jésus qui a inauguré leRoyaume par toute sa vie et son enseignement. Enfin, si nos commu-nautés sont le miroir de l’Évangile, on devrait pouvoir faire découvrir lemystère de l’Église comme le lieu où Dieu vient au-devant des hommes etoù la quête du vrai visage de Dieu trouve son achèvement.

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Repères bibliographiques

Je cite seulement ici les quelques travaux utilisés pour la rédaction decet exposé :

M. DE CERTEAU, L’Étranger ou l’union dans la différence, Paris, Desclée deBr., 1991.

J. DORÉ, (dir.), Sur l’identité chrétienne, Paris, Desclée de Br., 1990.

P. CLAVERIE et les Évêques du Maghreb, Le livre de la foi, Paris, Éd. duCerf, 1996.

Frère Pierre Claverie Évêque d’Oran, La Vie Spirituelle, n° 721, octobre1997.

Cl. GEFFRÉ (dir.), Michel de Certeau ou la différence chrétienne, Paris, Éd. duCerf (« Cogitatio fidei » n° 165), 1991.

Cl. GEFFRÉ, « La mission comme dialogue de salut », Lumière et Vie,205 (1992) 33-46.« La portée théologique du dialogue islamo-chrétien »,Islamochristiana 18 (1992) 33-46.« Pour un christianisme mondial », Recherches de ScienceReligieuse, 86 (1998) 52-75.

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Walter KasperPrésident du Conseil Pontifical pour la promotion de l’Unité des Chrétiens etprésident de la Commission du Vatican pour les relations religieuses avec le judaïsme.

L’ÉGLISE - SACREMENT UNIVERSEL DU SALUT *Réflexions sur la théologie de la mission *

Permettez-moi d’expliquer le problème devant lequel se trouve lamission chrétienne partout dans le monde aujourd’hui1, tout d’abord, àpartir d’une observation personnelle. Lorsque j’étais jeune, à l’âge où l’onaime lire des romans d’aventure et des légendes héroïques, je lisaissouvent des biographies et des récits de missionnaires. Je trouvais ces

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* Article original : Walter Kasper, « Die Kirche als universales Sakrament desHeils », paru dans Andreas Bsteh (Hrsg.), Universales Christentum angesichtseiner pluralen We l t, Mödling, Verlag St-Gabriel (« Beiträge zurReligionstheologie » 1), 1976, p. 33-55. Traduction : Sr Pascale Dominique Nau.

1. Parmi les études globales en langue allemande de la théologie systématiquerelative à la mission sont à citer : Th. Ohm, Machet zu Jüngern alle Völker,Fribourg-en-Br., 1962 ; K. Bockmühl, Die neuere Missionstheologie, Stuttgart,1964 ; L. Wiedenmann, Mission und Eschatologie, Paderborn, 1965 ; K. Rahner,« Grundprinzipien zur heutigen Mission der Kirche », dans : Handbuch derPastoraltheologie, Bd. II/2, Fribourg – Bâle – Vienne, 1966, 46-80 ; A. Rétif,Mission – heute noch?, Cologne, 1968 ; F. Wagner, Über die Legitimitat der Mission.Wie ist Mission der Christenheit theologisch zu begründen ?, Munich, 1968 ; J.Ratzinger, Das neue Volk Gottes. Entwürfe zur Ekklesiologie, Düsseldorf, 1969,325-403 ; J. Müller, Wozu noch Mission ?, Stuttgart, 1969 ; H. W. Gensichen,Glaube für die Welt. Theologische Apekte der Mission, Gütersloh, 1971 ; J. Schmitz(éd.), Das Ende der Exportreligion, Düsseldorf, 1971 ; P. Aring, Kirche als Ereignis.Ein Beitrag zur Neuorientierung der Missionstheologie, Neukirchen, 1971 ; P.Rossano, « Theologie der Mission », dans : Mysterium salutis IV/1, Einsiedeln- Zurich - Cologne, 1972, p. 503-534 ; J. Amstütz, Kirche der Völker. Skizze einerTheorie der Mission (Quaest. disp., 57), Fribourg - Bâle - Vienne, 1972 ; L. Rutti,Zur Theologie der Mission. Kritische Analysen und neue Orientierungen, Munich -Mainz, 1972 ; F. Koelbrunner, « Zum Missionsverstandnis heute », dans : Linzerprakt. Quartalschrift 121 (1973) 119-130 ; J. Mitterhofer, Thema Mission, Vienne -Fribourg - Bâle, 1974.

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l i v res particulièrement captivants. Ayant reçu une bonne éducationchrétienne à la maison, pour moi, être missionnaire avait, bien sûr,beaucoup plus de signification que quelque aventure que ce soit. C’étaitpour moi l’idéal d’un chrétien prêt à tout quitter pour sa foi en Jésus-Christ et à risquer jusqu’à sa vie même dans l’intention de gagner d’autresà Dieu et de leur apporter le salut. Je crois que c’était la conviction de laplupart des chrétiens en Europe à cette époque. Depuis ce temps, lasituation a beaucoup changé. Un missionnaire qui revient passerquelques semaines ou quelques mois chez lui est respecté comme jadis ;encore aujourd’hui, des gens sont prêts à soutenir son œuvre au prix desacrifices personnels. Mais le caractère romantique de la mission n’est passeul à avoir totalement disparu. Le missionnaire entend de plus en plussouvent la question : « Quel est vraiment le sens de la mission? L’aide audéveloppement, d’accord ; mais pourquoi une mission ? » Nombre demissionnaires croient se trouver dans un coin perdu. Jadis, ils étaientl’avant-garde de l’Église, mais aujourd’hui ils ont souvent l’impressiond ’ ê t re son arrière - g a rde. Un célèbre missiologue protestant a dit :« Autrefois, la mission avait des problèmes ; aujourd’hui, elle est devenueun problème elle-même »2.

Cette conférence ne veut pas se joindre au grand chœur des lamenta-tions sur la crise de la mission et la crise de l’Église. Elle n’a pas davantagel’intention de démontrer le sens et le droit de la mission. Pour un chrétien,l’envoi en mission est fondé en Jésus-Christ, et il part donc de cetteprésupposition. Je voudrais, par conséquent, parler de trois points de vuedes possibilités et des tâches positives qu’a la mission aujourd’hui malgrétous les problèmes et les crises. Mais nous arriverons à reconnaître cespossibilités d’autant plus clairement et à les saisir dans la mesure où nousposerons d’abord ouvertement et honnêtement les problèmes.

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2. W. Freytag, « Strukturwandel der westlichen Missionen », dans : Reden undAufsätze, Teil I, Munich, 1961, p. 111.

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1. Le problème : début ou fin de la mission aujourd’hui?

Les problèmes devant lesquels nous nous trouvons viennent de l’exté-rieur et de l’intérieur3. Ils viennent de l’extérieur, car l’époque de la coloni-sation et de l’hégémonie de la culture occidentale est révolue, et le centrede gravité du monde s’est déplacé vers l’hémisphère sud du globe.L’époque moderne de la mission commença, en effet, lorsque, partant del’Europe, on découvrit l’Amérique, l’Asie et l’Afrique. C’est ainsi que lecolonialisme fut, jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale, le contexte de lamission. Mais on ne peut pas pour autant mettre simplement la missionet le colonialisme sur le même registre. Il est vrai que les missionnairesaussi étaient les enfants de leur temps ; ils ont parfois confondu les façonsde penser et de vivre de leur nation avec l’annonce de l’Évangile.Cependant, les missionnaires étaient aussi la conscience et le « frein » descolonisateurs. Il suffit de citer ici le nom de Las Casas. L’Église catholiquefaisait un effort courageux, dès 1622, en fondant la Congrégation pour laPropagande de la foi, pour soustraire la mission à l’emprise des nationseuropéennes et à leur politique intéressée, et pour la confier exclusi-vement à la responsabilité de l’Église. Les papes du XIXe et XXe siècles ontcontinuellement pris de la distance vis-à-vis du colonialisme. Cette èreaussi est définitivement révolue depuis la Deuxième Guerre Mondiale.Ainsi, les conditions extérieures et le contexte politique de la mission sonttransformés de fond en comble.

Les déplacements des centres de gravité politiques dans le monde sereflètent aussi dans l’Église elle-même. D’ici l’an 2000, la moitié deschrétiens et les deux tiers de tous les catholiques seront issus du Tiers-monde. Les Églises de la mission ne peuvent donc plus être considéréescomme les jardins d’enfants des nounous occidentales et comme lamaison des pauvres de la Caritas de l’Ouest. À cela s’ajoute le fait que l’on

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3. Sur la situation de la mission, cf. W. Buhlmann, Wo der Glaube lebt. Einblicke indie Lage der Weltkirche, Fribourg - Bâle - Vienne, 1974 ; J. Amstutz - G. Collet -W. Zurfluh, Kirche und Dritte Welt im Jahr 2000, Zurich - Einsiedeln - Cologne,1974.

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découvre avec frayeur, depuis des décennies, l’affaiblissement du fondchrétien, spirituel et moral, dans les patries des missionnaires. C’est ainsique l’on a parlé déjà de la France et de l’Allemagne comme de pays demission. Dès 1963, la Conférence Mondiale pour la Mission, réunie à Mexico,avait relevé ce genre de réflexions et parlé d’une mission sur six conti-nents. On commença alors à comprendre que la mission d’aujourd’huin’allait plus, comme jusqu’alors, dans le sens Nord-Sud, qu’elle n’était eneffet pas sur une voie à sens unique mais qu’elle représentait au contraireun don et une offrande réciproque.

Ces développements mettent en question le sens et la pratique établisde la mission. Il nous faut, cependant, considérer les chances que cesdéveloppements représentent et non pas seulement les phénomènes de lacrise. La pratique de la mission, telle qu’elle s’est formée à l’époquemoderne et surtout à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, est du pointde vue de l’histoire seulement une forme de la mission et non pas lamission elle-même. Aujourd’hui, nous commençons à comprendre que lamission est un devoir universel de l’Église tout entière, parce que l’Églisepartout dans le monde vit dans la dispersion. Ainsi, elle retourne aujour-d’hui, en un certain sens, à ses sources ; elle a donc la chance d’y puiserpour se renouveler.

Toujours est-il que les questions qui surgissent à l’intérieur sont encoreplus graves que les problèmes extérieurs. Car toutes les difficultés,entraves, et même persécutions extérieures n’auraient pas pu ébranlerl’idéalisme de la plupart des missionnaires si le doute, souvent invalidant,ne s’était pas joint au questionnement concernant le sens même de lamission. Traditionnellement, la théologie attribue une double visée à lamission : le salut de chaque personne humaine et l’implantation del’Église chez tous les peuples. Dans le passé, il y eut de grandes discus-sions entre les écoles de Münster et de Louvain relativement au rapportde ces deux visées. Aujourd’hui, on sait qu’elles ne s’excluent pas mutuel-lement et se complètent. Le Concile Vatican II les présente doncensemble4. Mais le Concile dit aussi que Dieu veut le salut de tous les

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4. Cf. le décret sur la mission, Concile Vatican II, Ad Gentes, n° 6.

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hommes ; que, par sa grâce, il est proche des hommes en tout temps et entout lieu ; et qu’il veut offrir à tous les hommes de bonne volonté la possi-bilité du salut5. Sur la base de ces déclarations, on a créé, à la suite deVatican II, la théologie des religions non-chrétiennes. Cette théologie nousdit que l’unique Esprit de Dieu, qui est pleinement à l’œuvre en Jésus-Christ, peut aussi opérer au moyen des divers rites et symboles, et donnele salut à tout homme qui lui ouvre sa conscience. Il faut donc demander :à quoi sert la mission, pourquoi devrait-on convertir au christianisme etque signifie l’incorporation dans l’Église, si le salut de l’homme peut aussis’accomplir en dehors de l’Église visible? Ne suffit-il pas que l’hindoudevienne un meilleur hindou et le bouddhiste un meilleur bouddhiste?

Les questions pénètrent pourtant encore plus profondément. Il nes’agit plus aujourd’hui uniquement du sens de la mission chrétienne et del’alternative : christianisme ou les autres religions. Le sens même de lareligion en général est mis en question. Plus directement en rapport avecla tâche de la mission, on demande : en quoi précisément consiste le salutdes hommes que la mission doit apporter ? Dans la perspectivechrétienne, il ne peut pas y avoir de salut de l’âme seule sans le salut ducorps. Le souci du salut de l’homme inclut aussi l’engagement pour ledéveloppement, pour plus de justice, pour des conditions de vie plushumaines, etc. C’est sur cette toile de fond que les théologies du dévelop-pement, de la révolution et de la libération ont vu le jour durant lesdernières décennies. Une nouvelle discussion s’éleva au sujet du sens etdu but de la mission. Les visées de l’évangélisation et de l’implantation del’Église ont été ressenties comme trop étroites, et, attentives au monde, onles remplaça par une conception de la mission au service de l’humani-sation. La Conférence Mondiale pour la mission, réunie à Bangalore en 1973pour traiter du thème « Le salut du monde aujourd’hui », prit résolumentcette direction. Très tôt, s’élevèrent des objections contre cette façon deconcevoir la mission – par exemple, dans la « Déclaration de Wheaton »en 1966 ou dans l’« Explication de Francfort » en 1970.

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5. Cf. Concile Vatican II, Lumen gentium n° 9 et 14 ; Ad Gentes, n° 7 ; Gaudium etspes n° 22 et 57.

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Or, la question : « pourquoi la mission ? » se transforme aujourd’hui leplus souvent en cette autre question : « qu’est donc la mission? » Il nes’agit plus désormais seulement des missions comme des entreprisesparticulières des Églises chrétiennes mais bien de la mission du christia-nisme en général. La question est celle-ci : « Qu’est-ce que la chrétienté,quelle est sa tâche et quel peut être son sens dans un monde qui se trans-forme à toute vitesse? »

Le caractère radical de cette manière de formuler la question peutaussi représenter une chance. D’après l’historien A. Toynbee, chaqueculture comme chaque religion est continuellement mise au défi par denouvelles situations et c’est ainsi qu’elle est maintenue vivante. Cette loifondamentale de la mise au défi et de la réponse vaut aussi pour lesÉglises chrétiennes et pour leur travail missionnaire. La crise et lastagnation de ce travail, au sens traditionnel, peuvent en même tempsconstituer la chance d’un nouveau début. Car cette situation nous obligeà quitter le niveau des réflexions concernant uniquement l’organisation etles stratégies pour veiller au renouvellement qui procède de la source etdu centre de la foi elle-même. Si ce renouvellement s’accomplissait, alorsles signes d’une fin douloureuse des formes du travail missionnaireconnues jusqu’à présent pourraient aussi être les douleurs d’enfantementd’une vie nouvelle et les signes précurseurs d’un nouveau printemps.Une certaine époque de l’histoire de la mission serait ainsi achevée, maisnon pas la mission elle-même.

2. Sur le devant de la scène : le dialogue interreligieux

Conformément à la problématique actuelle, il faut logiquement, en unpremier temps, nous poser une question préliminaire : quel rôle lareligion peut-elle effectivement jouer dans le monde transformé d’aujour-d’hui et de demain?

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Toutes les religions, aussi différentes qu’elles soient dans les détails,ont un point commun : le monde, que nous connaissons par l’intermé-diaire de nos sens, n’est pas en soi l’unique vérité ni même la vérité àproprement parler. La vérité authentique est ce mystère insaisissable d’oùtoute vie provient et où elle se perd toujours à nouveau. Pour cette raison,l’homme, convaincu que toutes les religions sont en quête de bonheur etde l’accomplissement de son espérance, ne doit pas finalement miser surle visible et le faisable ; il ne trouve sa vraie vie qu’en cherchant sonfondement et son soutien en celui que les peuples appellent, sous tant denoms différents, « Dieu » ou désignent comme le « divin ». Cet ordre devaleurs plus ou moins commun à toutes les religions est aujourd’huifondamentalement mis en question. À notre époque, l’homme estlargement réduit à son état de besoin ; notre société ne se conçoit pluscomme religieuse mais sécularisée comme un « système de besoins »(Hegel). Le matérialisme – au sens le plus large – que ce soit le matéria-lisme pratique de l’Ouest ou le matérialisme dialectique de l’Est commu-niste, est devenu l’idéologie de beaucoup. Ce matérialisme veutconsciemment mettre la vision religieuse du monde sens dessus dessous ;il veut rattacher la religion aux intérêts matériels, c’est-à-dire aux rapportssociaux et économiques, et ainsi la démasquer comme un pur simulacre.La critique du ciel – pense-t-il – rend enfin libre pour que l’on puissecritiquer la terre, et cela permettra la transformation et l’humanisation dumonde.

L’avenir de toutes les religions dépend dans une large mesure de leurréponse – si même elles y répondent et de quelle manière – à ce défi et dela pertinence de leur réponse. Il y a au fond trois manières dont on peutaborder cette situation. Les religions peuvent rejeter l’idéalisme matéria-liste en raison de son caractère areligieux, voire antireligieux. Mais ellespasseraient ainsi à côté de ses incitations humanistes qui fascinent tant dejeunes. L’homme – il faut l’avouer – est simplement un être de besoin,soumis à de multiples conditions matérielles ; cela étant, des théoriesidéalistes élevées en viennent donc facilement à la justification d’étatssans esprit. Voilà pourquoi beaucoup bondissent actuellement versl’extrême opposé et interprètent le christianisme comme une doctrine desalut d’un messianisme terrestre, qui inspire et motive l’engagement en

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faveur de la justice, de la paix et de la liberté dans le monde. Cependant,si les religions disent et font, sous ce qui n’est qu’une garniture religieuse,la même chose que d’autres, qui d’ailleurs disent et font souvent bienmieux, elles se réduisent à n’être plus qu’une dernière idéologiesuperflue ; il serait alors plus honnête de s’engager directement dansl’action politique. Ni le retour au ghetto ni l’adaptation ne peuvent repré-senter une voie sensée vers l’avenir.

Certains sociologues, américains surtout, nous indiquent une autrevoie. Durant les six dernières années, ils ont remplacé la thèse de la dispa-rition des religions provoquée par la sécularisation croissante du mondemoderne par celle de la persistance de la religion. Pour fonder cette notionde la « persistance of religion »6, ils se réfèrent non pas seulement à sa conti-nuation concrète mais aussi en partie au renouveau de la religion dans lemonde occidental – un fait particulièrement frappant – comme dans lespays communistes de l’Est ; ils montrent, en outre, que la religion répondà des questions qui ne peuvent recevoir qu’une réponse religieuse : laquestion au sujet de la souffrance, de la culpabilité, de la mort, ou entermes plus généraux : la question du sens de la vie et de la réalité. Cesquestions sont données avec l’homme et sa liberté même. Car la liberté del’homme présuppose qu’il n’est pas « un animal déterminé »(F. Nietzsche), qu’il n’est pas seulement fixé sur des besoins tout à faitspécifiques mais qu’il doit chercher et s’approprier le sens et l’accomplis-sement de son existence dans la liberté. Si l’on avait réduit l’hommeuniquement à sa nature indigente, il serait redevenu un animalingénieux ; il serait devenu un être sans mystère. La question religieusefait donc partie de l’être même de l’homme.

La nouveauté de cette situation réside, selon ces sociologues, dans lefait qu’au cours du processus de la sécularisation moderne diversdomaines relatifs à la réalité – comme la science, la politique, la culture,etc. – se sont développés comme des zones de sens plus ou moinsindépendants et donc libres du contrôle religieux. Mais cela ne constituepas nécessairement une perte pour la religion ; au contraire, elle peut y

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6. Cf. O. Schatz (éd.), Hat die Religion Zukunft ?, Graz - Vienne - Cologne, 1971 ;Concilium 9 (1973), n° 1.

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gagner en se trouvant dégagée de tâches qui ne sont pas essentielles pourelle et, en même temps, plus libre qu’autrefois pour développer sonpropre caractère. On comprend d’ailleurs mal les réponses relatives ausens données par les religions, quand on les rapporte à des questionsdistinctes particulières. Si cela arrive, Dieu devient l’idole de nos désirs etde nos besoins, ou encore un Deus ex machina. La réponse authentique desreligions ne se rapporte pas aux questions concernant telle chose ou telleautre mais à la question au sujet du sens de l’ensemble de notre réalité. Or,aujourd’hui on exige plus que jamais cette réponse. Car plus les diversdomaines de notre vie deviennent indépendants, plus la question du sensdu tout se pose impérieusement. Le progrès technologique n’entraîne pasforcément à lui seul un progrès de l’humanité ; il peut aussi conduire à lacorruption s’il n’est pas orienté vers des buts sensés. A. Einstein a affirmé :« Autrefois, on avait des intentions parfaites mais des moyens très impar-faits. Aujourd’hui, on a les moyens perfectionnés mais des intentionsdésordonnées »7. Devant cette absence de sens catastrophique, un célèbrepolitologue allemand a dit : « J’ose affirmer que non pas les conditionsmatérielles mais la religion avancera les grands thèmes philosophiquesdurant le reste de ce siècle »8. Les religions n’ont donc pas besoin aujour-d’hui de se cramponner au passé par peur pour leur survie, ni à se lancerdans une fuite en avant irréfléchie. Elles doivent se concentrer sur leurpropre être. Ce n’est pas la religion comme telle qui est dépassée aujour-d’hui mais bien une époque particulière de l’histoire de la religion qui estparvenue à sa fin.

Qu’est-ce que ce diagnostic signifie pour la mission? Je crois qu’il aune très grande importance. Maintenant que la technique et les médiasmodernes ont rendu les problèmes de l’humanité universels et que tousles peuples se trouvent dans un seul grand navire, les réponses relativesau sens doivent aussi être universelles. Aucune culture, aucune religionne peut aujourd’hui se permettre de se replier sur elle-même ; la commu-nication universelle de toutes les religions concerne désormais la survie

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7. Cité dans J. Moltmann, Perspektiven der Theologie. Gesammelte Aufsätze, Munich- Mayence, 1968, p. 285.

8. W. Hennis, cité dans K. Lehmann, Die Gegenwart des Glaubens, Mayence, 1974,p. 28.

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de l’humanité. Par conséquent, on peut moins que jamais reléguer lareligion à la vie privée de chacun ; les religions sont appelées aujourd’huià se montrer responsables dans le domaine public d’une manièrenouvelle. La religion comme conviction et piété personnelles ne suffitdonc plus ; aujourd’hui, il faut une instance religieuse universelle etpublique dans le monde.

Devant ces constatations, on peut considérer comme tout à fait provi-dentiel le fait que l’expansion de la civilisation occidentale ait permisaussi au christianisme de s’établir solidement dans toutes les parties dumonde. Car, en raison de sa spiritualité particulière, le christianisme peutaider d’une manière exceptionnelle à dépasser la crise spirituelle actuellede l’humanité. À la différence d’autres religions, il est capable de montrerque le dévouement à Dieu ne rend pas le croyant insensible vis-à-vis de laréalité du monde. C’est une conviction chrétienne que Dieu a par amourcréé, sauvé et destiné le monde à parvenir à un accomplissement auquell’œuvre de l’homme contribue. Le monde et le travail humain sont doncdes réalités positives. Se tourner vers Dieu, dans la foi, l’espérance etl’amour, implique ainsi en même temps la sollicitude pleine d’amourpour le monde et pour l’homme. L’amour de Dieu et l’amour du prochainconstituent une unité inamissible ; l’évangélisation et l’humanisation vontensemble par leur essence. Cependant, pour la pensée chrétienne, cetteunité n’entraîne pas l’intégration des réalités humaines mais au contraireleur libération et leur indépendance. Il existe entre Dieu et le monde unedifférence qualitative infinie inamissible. Mais précisément là où onreconnaît Dieu comme Dieu et lui rend l’honneur ultime, il est possible dereconnaître le monde dans sa pure et simple nature terrestre ; le monden’y a plus besoin d’être chargé d’idéologies et l’homme n’a plus besoin devouloir se faire Dieu. Ainsi, la chrétienté peut indiquer une voie pourconsidérer le développement moderne et l’insistance sur la valeur propredu monde comme positifs, sans avoir à abandonner ce qui dans latradition religieuse est essentiel et indispensable en raison même del’humanité de l’homme.

À cela s’ajoute encore une autre perspective, dans laquelle la séculari-sation moderne peut devenir à long terme une chance pour la mission

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chrétienne. La sécularisation, qui représente aujourd’hui un phénomèneglobal sur la voie de la transformation scientifique, industrielle ettechnique, a distendu l’identification entre l’appartenance à un peupleparticulier, et à une culture déterminée, et l’appartenance à une religionspécifique. La pratique religieuse est de moins en moins obligatoirementliée au milieu social. Ce fait pourrait aussi, à long terme, conduire au-delàdu scepticisme et de la frustration vis-à-vis des religions traditionnelles àune nouvelle ouverture de questionnement et de recherche qui donneraità la réponse chrétienne concernant le sens une meilleure chance, sansprécédent, d’être entendue et prise au sérieux dans des pays traditionnel-lement non chrétiens. Donc, à long terme, la sécularisation pourraitcontribuer à démanteler les barrières socioculturelles auxquelles lamission s’est heurtée jusqu’ici.

Notre thèse est donc la suivante : la religion continuera à exister dansle futur, et même il faut, pour l’avenir de l’humanité, que la religion existe.Mais cette thèse n’est valable qu’à deux conditions : 1. Les religions nedoivent pas esquiver les questions contemporaines ni simplement s’yacclimater. Elles doivent se rappeler leur tâche propre, qui est la glorifi-cation de Dieu. C’est uniquement ainsi qu’elles pourront reconnaîtrel’indépendance des domaines séculiers et leur offrir en même temps uneorientation de sens globale. 2. Les religions ne peuvent pas se fermer l’uneà l’autre ; elles doivent s’engager dans un dialogue intense et dans unecommunication mondiale mutuelle, pour préparer ainsi la voie versl’unité spirituelle de l’humanité.

Dans ce contexte, la mission chrétienne reçoit une tâche indispensable.Elle est au service de l’entente des peuples sur le sens de l’existence et dubut du développement de l’humanité ; elle est au service de l’avenir dumonde. Ce service, la mission le rend d’emblée indépendamment de toutrésultat concret, chiffrable. Par sa seule existence, elle est un signe quimaintient les questions religieuses ouvertes dans le monde et aide leshommes à ne pas dépérir sous le poids de leur humanité, en même tempsqu’elle oblige les autres religions à ne pas se replier sur elles-mêmes mais,au contraire, à prendre part à un dialogue universel. La chrétienté ne peutaccomplir sa tâche comme instance de sens concrète publique et univer-

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selle qu’en étant présente partout dans le monde. On peut ainsi d’embléemontrer, sur la base de la situation globale actuelle de l’humanité, tout lesens de l’affirmation proprement théologique que l’Église est le sacrementuniversel du salut.

3. Jésus-Christ : fondement et terme

Avec nos propos jusqu’ici, nous ne sommes pas encore entrés dans lechamp de ce que l’on désigne traditionnellement comme la mission. Eneffet, le dialogue n’est pas encore la mission, même si le dialogue neconstitue pas seulement une étape préliminaire pour la mission mais biendéjà un élément structurel permanent. Cependant, ce dialogue a aussi unsens et une signification, indépendamment de la mission et surtout desréussites missionnaires. Il nous faut donc maintenant faire un pas de pluset considérer le fondement et la visée spécifiques de la mission. Nousentrons ainsi dans un domaine très discuté du point de vue théologique.Mais, pour le moment, nous allons laisser de côté les nombreuses théoriesthéologiques dont certaines ont déjà été évoquées. Vu le caractèreessentiel de la problématique concernant la mission, la plupart de cesthéories ont bien trop de présuppositions qui leur paraissent évidentes. Ilne s’agit plus, aujourd’hui, seulement de la justification d’une activitéspécifique des chrétiens mais de l’envoi de la chrétienté comme telle. Laquestion n’est donc plus : « pourquoi devons-nous convertir les autres auchristianisme? » mais : « pourquoi sommes-nous chrétiens? » Si nouspouvions donner à cette dernière question une réponse claire, sur fondd’une conviction personnelle forte et si nous étions prêts à en témoigner,nous aurions aussi alors pratiquement répondu à la première question.Celui qui a vraiment saisi le sens de l’existence chrétienne veut – et mêmedoit – le partager avec d’autres. Nous posons la question de la mission endemandant ce qui est distinctif et déterminant dans le christianisme. La

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justesse et les limites des diverses théologies de la mission se présenterontd’elles-mêmes alors plus ou moins en passant.

Le distinctif et le déterminant du christianisme ne consistent pas enquelques doctrines et commandements, et encore moins en des structuresecclésiales ou sociales. Ce qui détermine le christianisme dans toutes sesdimensions, c’est une personne concrète, qui porte un nom concret : Jésus-Christ9. En confessant Jésus-Christ, on n’exprime pas seulement unepartie mais toute la foi chrétienne. C’est pourquoi il faut aussi développerle sens de la mission en partant de Jésus-Christ, de sa personne et de sonœuvre.

La confession de Jésus comme Christ implique la reconnaissance de lapersonne concrète de Jésus de Nazareth, de son histoire et de son sort, etl’affirmation qu’il est le Christ, c’est-à-dire l’accomplissement messia-nique de l’histoire entière. Confesser Jésus le Christ est donc à la foisconcret et universel. C’est une conviction de la foi chrétienne que Jésus-Christ est le fait concret universel, le sens incarné du monde, la plénitudedu temps. Tout a été créé pour lui, et dans toute chose se trouvent desfragments et des traces de ce qui est pleinement apparu en lui. Si nousvoulons préciser davantage ce qu’évoquent nos paroles, nous pouvonsfaire remarquer que l’unique Esprit de Dieu, qui a fait de Jésus le Christ,était déjà à l’œuvre au début de la création, pour la conduire, avec desgémissements et des soupirs, vers un but eschatologique, vers le royaumede la liberté des fils de Dieu par la glorification commune de Dieu.

Si l’on prend au sérieux cette action universelle de l’Esprit de Dieu, cen’est pas pour la foi chrétienne un questionnement mais fondamenta-lement une confirmation que l’on puisse comparer, de plusieurs points devue, Jésus-Christ avec Confucius, Lao-Tseu, Bouddha et d’autres, etdécouvrir par cette comparaison certains parallèles assez frappants. Ladifférence déterminante entre Jésus-Christ et d’autres fondateurs dereligions ne réside pas tout d’abord dans quelques particularités doctri-

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9. Sur ce qui suit, cf. W. Kasper, Jesus der Christus, Mayence, 11975 ; trad.française : W. Kasper, Jésus le Christ, trad. par J. Désigaux et A. Liefooghe,Paris, Cerf (Cogitatio fidei n° 88), 1976.

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nales ; Jésus-Christ n’enseigne pas seulement la voie, mais il est lui-mêmecette voie. « Je suis la Voie, la Vérité et la Vie ». La différence se trouvedonc plutôt dans le fait que Jésus-Christ dit qu’il est la concrétisation et laréalisation personnelle des questions et des réponses concernant la véritéqui apparaissent dans les autres religions. Toutefois, concrétisation etréalisation signifient plus qu’une simple révélation ou épiphanie. Jésus-Christ ne fait pas que dévoiler et rendre les hommes conscients de ce quiest anonymement présent partout dans l’histoire humaine. Ce serait uneconception idéaliste et non historique. Dans le christianisme, il s’agitd’une réalisation historique de ce qui est présent par ailleurs de façonindéterminée, équivoque et souvent aussi déformée et confuse. En Jésus-Christ se concrétise, c’est-à-dire se concentre, se réalise et se détermine lesens ultime de l’histoire. Dans les termes de la tradition théologique, nousdirions que Jésus-Christ n’est pas uniquement un signe, mais un signeefficace de Dieu dans le monde, c’est-à-dire un signe dans et par lequel lesens du monde n’est pas seulement révélé mais aussi concrètementréalisé. C’est seulement quand on a compris ce caractère du signe efficacepar contraste avec le caractère du signe uniquement révélateur, que l’onsaisit ce que signifie l’expression théologique qui désigne Jésus-Christcomme le sacrement originel.

Comment donc le sens de toute la réalité se concentre et se réalise-t-ilen Jésus-Christ ? La réponse est la suivante : en Jésus-Christ, l’ultime et laplus profonde dimension de la réalité se manifestent et deviennentréellement historiques, c’est-à-dire le mystère dans lequel notre existencehumaine se perd continuellement, qui nous concerne forcément et quetoutes les religions interrogent et recherchent, sous divers noms; or, cen’est pas un mystère sans nom, un néant, voire un néant dépourvu desens, un destin aveugle ou encore une loi cosmique impersonnelle. EnJésus-Christ, le mystère qui traverse tout et pénètre toute notre existence,ce mystère que nous nommons Dieu s’est manifesté comme l’amourabsolu qui reconnaît chaque être humain tout à fait personnellement etl’accueille définitivement. Jésus-Christ n’a pas seulement révélé cetamour dans sa vie, mais il l’a accompli dans l’histoire ; il l’a ainsi incarnédans l’histoire, de telle sorte qu’il s’y est entièrement livré et a consumé savie au service des autres et dans son offrande à Dieu, son Père. La résur-

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rection et l’exaltation constituent l’achèvement définitif de cet amour ; parelles l’homme Jésus-Christ est pour toujours accueilli par Dieu et renduparticipant de Sa vie. La croix et la résurrection introduisent une èrenouvelle ; elles constituent et rendent présent le ciel comme la réalité oùDieu vient pour toujours auprès de l’homme et l’homme pour l’éternitéauprès de Dieu. La croix illuminée par la lumière de Pâques est donc lesacrement originel du salut du monde.

On comprendrait mal cette affirmation si l’on voulait la prendre ausens étroit d’un salut particulier et exclusif. Nous partons du fait que,selon la conviction chrétienne, Jésus-Christ est la réalisation concrèteuniverselle, l’incarnation de l’accomplissement vers lequel tend toutl’univers ; il est la détermination concrète de ce qui se laisse pressentir defaçon imprécise, obscure et confuse dans toute chose. En effet, toute vie seréalise en dépassant les limites. Le grain de blé ne porte du fruit que s’iltombe en terre et meurt ; seulement les hommes ne pourront se trouver ets’accepter, qu’en sortant de la prison de leur égoïsme et en allant à larencontre d’autrui. C’est ainsi que la lumière venant de Jésus-Christillumine la réalité tout entière ; partout se manifestent les traces et les incli-nations qui conduisent au Christ. Il n’existe donc pas dans l’histoirehumaine un votum ecclesiae subjectif, permettant à un homme de parvenirau salut ; la réalité tout entière et l’histoire, que l’Esprit la pousse àd é p a s s e r, constituent cette sorte de votum ecclesiae christianae. Av e cK. Rahner, on peut définir cette efficacité universelle de l’Esprit de Dieucomme l’« existential surnaturel ». Concrètement, cela veut dire que lachrétienté peut et doit re c o n n a î t re toutes les valeurs authentiqueshumaines et religieuses qui se trouvent dans l’histoire de l’humanité,pour y voir les traces de l’action « surnaturelle » de l’Esprit. Mais il fauten même temps ajouter que cet « existential surnaturel » n’a été incarné defaçon unique et définitive que dans l’histoire et la destinée de Jésus-Christ, et qu’ainsi la rencontre explicite avec Jésus-Christ dans la foi nonseulement révèle aux autres religions le sens du christianisme mais, enmême temps, l’accomplit d’une manière ultime inégalable qui dépassetoute chose et l’histoire même.

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Ces explications sommaires, on peut l’espérer, ont au moins montré ceque veut dire confesser que Jésus-Christ est le sacrement originel du salutdu monde. Il nous faut maintenant faire un pas de plus et aborder l’affir-mation que l’Église est le sacrement universel du salut. Ce pas, qui estdécisif pour l’étude de notre sujet, est aujourd’hui caractérisé – et non passeulement du point de vue théologique – par de multiples expériencespersonnelles et donc assez souvent en butte à des difficultés marquées parl’émotionnel. Ils ne sont pas peu nombreux, ceux qui disent : Jésus, oui –l’Église, non !10 La considération de l’histoire de la mission permet, dansune certaine mesure, de comprendre ce slogan.

Cependant, un christianisme sans Église ne serait plus qu’uneabstraction conçue du seul point de vue sociologique. Évidemment, iln’est pas possible de traiter, dans le présent contexte, des questions diffi-ciles relatives au rapport entre Jésus-Christ et l’Église et, surtout, de cellede l’hypothétique fondation de l’Église par Jésus. Aujourd’hui onsuppose généralement qu’il n’y a pas de place, dans le cadre du rassem-blement eschatologique de Jésus, pour la fondation d’une église (au sensstrict du terme), que l’Église est bien plus une réalité post-pascale etpentecostale. Certes, avec la résurrection et l’envoi de l’Esprit, l’Église estprésente non pas seulement de manière accidentelle ou avérée, maissuscitée par les faits mêmes. Car la victoire de Jésus doit nécessairemententraîner une acception nouvelle de son rassemblement eschatologique.C’est précisément ce qui s’est produit dans la mission chez les Juifs et lespaïens. Le rapport est cependant encore plus fondamental : le triomphedéfinitif de Jésus sur la croix, malgré son échec apparent, et la présencecontinuelle de l’Esprit dans l’histoire ne peuvent devenir historiquementactifs – c’est-à-dire « arriver » dans l’histoire et s’y manifester commevictorieux – que si l’on croit à leur réalité historique et que l’on entémoigne publiquement. L’Église est donc la structure extérieure visiblede la communion des croyants et, en même temps, le mode de présence etd’efficacité de l’Esprit de Jésus-Christ dans l’histoire. En elle se concrétise,historiquement et provisoirement, le but eschatologique de l’histoire : lerassemblement de tous les peuples par la participation commune à

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10. Cf. W. Kasper - J. Moltmann, Jesus, ja – Kirche, nein, Zurich - Einsiedeln -Cologne, Theol. Meditationen n° 32, 1973.

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l’unique Esprit de Dieu, qui s’est rendu pleinement présent en Jésus-Christ. Ainsi, l’Église est, selon l’expression biblique : « l’édification del’Esprit Saint », et, selon l’expression théologique : « le sacrement del’Esprit », et donc aussi le sacrement universel du salut11.

Cette réalité nouvelle, suscitée par la croix, la résurrection et l’envoi del’Esprit, représente la vraie justification, et aussi la justification la plusprofonde, de la mission chrétienne. Nous ne pouvons plus, aujourd’hui,inférer la mission simplement de l’envoi en mission par le Ressuscité.Nous savons, en effet, que cet envoi en mission est une constructionpostérieure de l’Église primitive dans laquelle celle-ci résuma, après unerelecture de l’expérience de sa propre mission, ce qui s’imposait d’embléecomme essentiel à l’« affaire » chrétienne. Cette « affaire » s’est manifestéedéfinitivement dans l’histoire et le destin de Jésus et par l’amour de Dieuqui demeure présent dans l’Esprit, et auquel on ne peut participer qu’ens’ouvrant à lui et en y répondant. Il n’est pas possible de s’approprierl’amour égoïstement pour soi-même; l’amour est solidaire et veut serépandre. L’amour ne s’incarne que dans et par l’acte de l’amour même.La mission chrétienne n’est pas autre chose que la réalisation dans l’his-toire, par le témoignage et le partage, de l’amour de Dieu devenu définitifen Jésus-Christ. Du fait que le missionnaire a saisi en Jésus-Christ l’amourde Dieu pour tous les hommes, ou mieux, ayant été lui-même saisi par cetamour, il « doit », comme Paul le dit explicitement, transmettre cettebonne nouvelle de l’amour. La mission est devenue – comme l’énonce ce« doit » – le destin du missionnaire et de l’Église tout ensemble.

Le Concile Vatican II l’a clairement exprimé. Comme nous l’avons vu,le Concile n’a pas uniquement uni les deux visées classiques de lamission, que sont d’une part l’évangélisation et la conversion de chaquepersonne et d’autre part l’implantation de l’Église, du fait que la personnese trouve toujours insérée dans un contexte social et acceptée par Dieu aucœur de ses liens sociaux. Au-delà de l’union de ces deux visées de lamission, le Concile les a placées dans un contexte historique universel et

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11. Pour une justification théologique approfondie, cf. W. Kasper, « Die Kirche alsSakrament des Geistes », dans : W. Kasper - G. Sauter, Kirche – Ort des Geistes,Fribourg - Bâle - Vienne, Kleine ökumenische Schriften, 1976.

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a affirmé que l’activité missionnaire manifeste l’épiphanie et la réalisationdu dessein de Dieu dans le monde et dans l’histoire12. Ce dessein découle,selon le Concile, de l’amour de Dieu qui est apparu définitivement et enplénitude dans le monde par Jésus-Christ dans l’Esprit Saint13. La missionse laisse animer par cet amour, et son but est de permettre à tous leshommes et à tous les peuples d’y participer ; ainsi, elle continue, d’unecertaine façon, la mission du Christ dans l’Esprit14. Partant d’ici, oncomprend facilement que le Concile souligne avec insistance que, par sanature même, l’Église est missionnaire15. S’il lui manquait cet amour quitranscende toute limite, elle ne serait plus l’Église de Jésus-Christ.

Partant du centre de la foi chrétienne, on peut « ramasser » les diversesthéologies missionnaires et les intégrer dans une explication globale de lamission. Car, en reconnaissant que, dans l’Esprit, l’activité missionnairede l’Église comme sacrement de l’Esprit est déjà incorporée dans l’his-toire, il est possible de démonter le faux choix entre la conception d’unemission au monde qui fait de l’Église le centre de l’histoire du salut, d’unepart, et, d’autre part, la conception d’une mission relative à l’histoireuniverselle. La catégorie théologique de sacrement, qui à la fois désigne etopère le salut universel, peut relier ces deux aspects et justifier la viséelégitime de ces deux orientations. En résumé, on pourrait dire que Jésus-Christ, en tant qu’accomplissement de l’amour universel de Dieu, est lefondement et le contenu de la mission chrétienne. Dans la mission seréalisent donc, selon le Concile, à la fois le sens ultime de toute personnehumaine et l’histoire en son entier.

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12. Cf. Concile Vatican II, Ad gentes, n° 9.13. Cf. Ibid., 2-4.14. Cf. Ibid., 5.15. Cf. Ibid., 2.

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4. La réalisation concrète aujourd’hui

Tout ce que nous avons dit jusqu’ici n’a de sens que si ces propos nedemeurent pas une théorie fade, mais conduisent à une réalisationconcrète. Certes, il serait tout aussi erroné, à la lumière de ces explications,de s’attendre à des solutions concrètes et des recettes pour l’activitémissionnaire d’aujourd’hui. Ce n’est qu’en faisant la vérité que cettevérité sera révélée. Jésus-Christ n’est pas, pour le chrétien, un projecteurqui éclaire toute la voie de l’histoire, mais il est une lumière que l’on tientdans la main et qui illumine dans la mesure où nous avançons person-nellement. Par conséquent, dans ce qui suit, nous pouvons seulementindiquer quelques orientations que cette voie peut prendre. Dans cetteintention, nous allons tout d’abord essayer de décrire trois étapes duchemin, qui valent pour la mission en général ; ensuite, il sera question dedeux problèmes devant lesquels la mission d’aujourd’hui doit se gardertout particulièrement.

Le Concile Vatican II représente l’activité missionnaire en trois étapes16.La première étape est le témoignage de l’amour chrétien, la présencegratuite et désintéressée de l’amour chrétien au milieu des peuples.L’histoire de cette section est particulièrement intéressante. Dans lapremière rédaction, il était question d’une « pré-évangélisation ». Mais, aucours des débats conciliaires, on a reconnu que ce témoignage désinté-ressé de l’amour chrétien ne constitue pas seulement une étape préalablemais bien la forme achevée de la mission. Cette première définition de lamission comme une présence désintéressée de l’amour chrétien au milieudes peuples la différencie fondamentalement du faux prosélytisme. Lamission n’a pas à entrer en compétition avec d’autres mouvements spiri-tuels ou politiques. Il ne s’agit pas non plus de l’ouverture d’un nouveauchamp d’expansion et d’influence de l’Église ou du recrutement d’unepostérité. Quand il s’agit d’amour, on ne compte pas, mais on pèse. Laréussite extérieure n’est pas une catégorie sans intérêt dans la suite duChrist.

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16. Cf. les trois articles du chapitre II d’Ad gentes et les n° 10-18.

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La deuxième étape est la proclamation de l’Évangile et le rassem-blement du peuple de Dieu. Le passage vers cette nouvelle étape n’estpossible, selon les mots mêmes du Concile, que là « où Dieu ouvre unchamp libre à la prédication ». Lui seul détermine quand et comment lasemence que nous semons s’épanouira. Ainsi, on voit clairement que lamission n’est pas d’abord une entreprise de l’Église, mais la Missio Dei,l’œuvre de l’Esprit. La mission, au sens propre, ne peut être entreprise etorganisée mais elle est un événement chaque fois nouveau; elle ne fait pasqu’étendre l’Église existante, mais l’Église se conçoit toujours à nouveaudans la mission. Personne ne peut deviner a priori le résultat concretquand l’évangile est annoncé dans une autre situation culturelle. Dans lesjeunes églises, l’Église peut et doit continuellement découvrir des aspectsnouveaux de son être. L’Église de la mission, dans sa jeunesse, estjustement le sacrement de l’Esprit, qui a pour tâche d’accomplir toujoursà nouveau dans sa fraîcheur eschatologique l’œuvre de Jésus-Christ.

Enfin, la troisième étape est celle de l’édification de la communautéchrétienne. Si l’on prend au sérieux l’affirmation que l’Église doit être lesacrement, c’est-à-dire le signe et l’instrument du salut, on voit que cetteédification de la communauté chrétienne n’est pas un but en soi.L’intégration dans l’Église est au fond une invitation adressée à tous leshommes de tous les peuples ; il ne s’agit pas, en effet, d’être simplementle bénéficiaire passif du salut mais de prendre personnellement une partactive et responsable dans le témoignage de l’amour. La mission n’appelledonc pas à un égoïsme d’un salut personnel mais elle suscite unegrandeur d’âme chez les hommes pour qu’ils s’engagent dans le servicede Jésus envers tous. Ce n’est que dans la mesure où l’on se livre àl’amour de Jésus qui dépasse toutes les limites que l’on participe à cetamour ; l’incorporation publique dans l’Église, en lien avec l’engagementdans le témoignage chrétien, manifeste ainsi une intensification du salutpersonnel. « L’homme est sauvé par le fait qu’il contribue à sauverd’autres. De même, on est toujours sauvé aussi pour les autres et donc parles autres »17. Par conséquent, on peut affirmer que l’appel à participeractivement au service représentatif envers les autres représente le sens le

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17. J. Ratzinger, op. cit., 359.

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plus profond de la mission. Son essence est la solidarité chrétienne avectous les hommes.

Un signe n’existe jamais en soi et pour soi ; il est toujours posé pourautrui. Or, si l’on définit l’Église par ces trois aspects comme signe efficacedu salut pour le monde, on la comprend en même temps comme l’Églisepour les autres. Les hommes ne sont pas là pour l’Église, mais bienl’Église pour les hommes. Elle doit donc toujours rester attentive aux« signes du temps » ; elle ne peut poursuivre fidèlement sa mission qu’enrelevant continuellement les nouveaux défis dans le temps. Par consé-quent, il convient de parler maintenant, avec réserve et provisoirement,de deux tendances qui peuvent avoir de l’importance pour la formeactuelle et future de la mission. Nous demandons, donc, de quellemanière l’Église peut être, aujourd’hui, le sacrement concret du salut pourle monde.

1. La signification des Églises orientales et le problème de l’inculturation duchristianisme. Jusqu’au concile Vatican II, la mission ecclésiale se trouvaitdans le contexte du colonialisme occidental ; elle partait conformémentd’une conception uniforme et centralisée de l’Église. L’Église de lamission était édifiée d’après le modèle des Églises européennes, ou Nord-américaines. La mission consistait, de ce fait, dans une grande mesure del’exportation du caractère ecclésial occidental et suscitait des Églises quiétaient coupées de leur héritage culturel indigène. Cette époque de l’his-toire de la mission est aujourd’hui révolue, non pas seulement du pointde vue politique mais également ecclésial. Le Concile Vatican II arenouvelé la représentation du Nouveau Testament et de l’Église ancienneselon laquelle l’unique Église est formée dans et de multiples Égliseslocales18. Ces dernières ne sont pas seulement des provinces ou descirconscriptions administratives de l’Église mais bien des réalisations etdes présences indépendantes de celle-ci. L’unité de l’Église est constituéed’une communion d’Églises. Or, l’Église ne peut être le sacrement del’amour de Dieu que par une unité de cette sorte, qui à la fois relie etlibère. Le ministère de Pierre n’est pas rendu superflu par cette conceptionpluraliste de l’Église. Au contraire, ce ministère aura, à l’avenir, une

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18. Cf. Concile Vatican II, Lumen gentium, n° 23 ; Ad gentes, n° 19-22.

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importance grandissante comme centre de communication et signe del’unité de la multitude de formes nouvelles.

Pour la mission, cela signifie que le poids de la responsabilité mission-naire se déplace toujours plus du centre, ou des associations mission-naires centrales, vers les Églises locales du Tiers-monde. La mission quipartait jusqu’ici de l’Ouest, plus précisément du Nord, consistera proba-blement de plus en plus en une entraide réciproque des Églises localesanciennes occidentales, surtout de l’hémisphère nord, et des jeunesÉglises locales. Sans un soutien personnel, matériel et surtout deréflexion, ces jeunes Églises locales ne sont pas encore en mesure des u b s i s t e r. Cependant, il faudra qu’à l’avenir cette aide soit conçuetoujours plus selon le principe de la subsidiarité.

Cela implique le transfert progressif de la responsabilité extérieure auclergé indigène. Ce n’est pas seulement une question d’adaptation, c’est-à-dire de l’usage de la langue et des symboles du pays dans la liturgie,l’art et la théologie de l’Église. Il s’agit bien plus d’une inculturation duchristianisme, de son incarnation dans les divers contextes culturels, de lacréation d’Églises nouvelles ayant chacune leur spiritualité spécifique,qu’elle soit indienne, chinoise, africaine ou latino-américaine. Il ne fautpas se faire d’illusions concernant la difficulté et la lenteur de ceprocessus, ni d’ailleurs au sujet des dangers éventuels. Ce processus estcomplexe et s’avère difficile, même dans certains cas où l’Église peuts’insérer culturellement. En effet, à cause de l’industrialisation et dans unecertaine mesure en raison du courant de la socialisation, les culturesindigènes traditionnelles se trouvent entraînées actuellement elles-mêmesdans une transition puissante vers un avenir encore indéterminé. Tentersimplement de rebaptiser les cultures traditionnelles, reviendrait dans lasituation actuelle et en de nombreux cas à faire de l’art néogothique. Dessymboles, des concepts et des systèmes fixés de cultures « fuyantes » nepeuvent pas servir comme point de départ de l’inculturation du christia-nisme, mais il faut bâtir sur l’échange des expériences humaines etreligieuses qui se trouvent à l’arrière-fond de ces symboles, concepts etsystèmes. Un tel échange spirituel d’expériences entre chrétiens et non-chrétiens finira sans doute par susciter des formes culturelles neuves, quel’on ne peut a priori prévoir ni déduire. C’est justement par son courage à

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s’ouvrir à l’inattendu de l’action de l’Esprit de Dieu en notre temps etdans la présence ecclésiale, que l’Église d’aujourd’hui pourrait être unsigne d’espérance.

2. L’Église des pauvres et le rapport entre la mission et le développement.C’est un thème infini. Ici nous n’en dirons que quelques mots bien insuf-fisants. Mais il n’est pas possible de le laisser de côté. Si, aujourd’hui, lafaim, la malnutrition, la surpopulation et le chômage sont croissants dansla sphère de l’Église missionnaire, il s’agit d’une situation à laquellel’Église comme sacrement du salut doit se confronter. La mission ecclé-siale est depuis le tout début, notamment par l’établissement et l’entretiend’hôpitaux et d’écoles, liée à d’importants efforts caritatifs et sociaux.Mais actuellement la situation évolue non pas seulement du point de vuequantitatif, en raison de l’étendue de la détresse, mais aussi qualitati-vement. On reconnaît que l’aide dans les cas d’urgence aigus, même si elleest aussi nécessaire qu’auparavant et exigée par la conscience chrétienne,est en elle-même insuffisante. Quand on parle du développement, il nes’agit donc plus d’une aide caritative ponctuelle, mais d’une aide structu-relle. Or, cette aide ne concerne pas uniquement des pays distincts maisl’ensemble de notre système économique international qui s’est déséqui-libré, où les riches deviennent toujours plus riches et les pauvres toujoursplus pauvres. Comment la mission doit-elle se comporter dans cetteconjoncture pour se manifester de façon convaincante comme signe dusalut?

D’emblée, une chose est évidente : il n’est pas possible de répartir lamission et le développement en deux domaines entièrement distincts.L’amour de Dieu et du prochain constitue une unité inamissible dans lechristianisme. Or, l’amour du prochain inclut le souci pour un ordre justeet humain ; cet amour a inévitablement une dimension politique.N. Berdiajew a affirmé : « Le pain est un problème matériel pour moi ; lepain pour mon frère est un problème spirituel »19. Il ne s’agit donc pas dechoisir entre l’évangélisation et l’humanisation, entre le vertical et l’hori-zontal. Mais il faut dire aussi en même temps que la mission n’est pas le

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19. N. Berdiajew, cité dans J. Power, Mission Theology Today, Maryknoll, 31971,p. 142.

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développement. Le développement pose des questions techniques,économiques, politiques, etc., alors que l’évangélisation inspire dessolutions, sans pour autant proposer des recettes, qu’elle n’a d’ailleurspas. L’Évangile ne nous donne pas de réponse aux questions ; mais Dieunous a doués d’intelligence pour que nous puissions trouver dessolutions. L’Évangile respecte l’indépendance des domaines des affairesséculières, tout comme la liberté des hommes. Par conséquent, il peut yavoir des divergences chez les chrétiens quant à la manière de répondre àces questions. Il est pourtant vrai aussi que, pour des chrétiens commepour l’Église, il ne doit pas y avoir de position neutre au-delà desfrontières. Le chrétien doit prendre position et tenir compte, en mêmetemps, des contradictions et des désavantages. Le dernier concile, fidèleau modèle de Jésus, a clairement opté et engagé l’Église à défendre lespauvres et les faibles20. Malheureusement, peu de ses incitations ont étémises en pratique jusqu’ici. Le processus de changement des consciencesn’avance que lentement, voire trop lentement en face des problèmesurgents. K. Rahner a même suggéré que l’Église contemporaine estincapable de se confronter à la pauvreté21.

Mais que peut faire concrètement l’Église? Elle doit tout d’abordcommencer dans son propre domaine et abandonner non seulement toutfaste mais même démanteler toute apparence de richesse et de puissance.Malheureusement, les jeunes Églises et leurs évêques sont ceux qui encomprennent le moins la nécessité. L’action de l’Église à l’extérieur doitêtre caractérisée par la révolution de l’Évangile de Jésus, qui n’a pas prisla voie de la coercition mais de la non-violence. Si on laisse de côté dessituations exceptionnelles extrêmes, où des changements politiquespeuvent selon la tradition chrétienne être imposés par la force22, il fautd i re que la violence crée presque toujours de nouveaux conflits,déchaînant des réactions violentes, en voulant guérir un mal par un autre.La violence est toujours réactionnaire, quel que soit son auteur. Au

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20. Cf. concile Vatican II, Lumen gentium, n° 8 et 23 ; Ad gentes, n° 6 et 12 ; Gaudiumet spes n°21, 69, 88 et ailleurs.

21. Cf. K. Rahner, « Von der Unfähigkeit zur Armut », dans : Neues Hochland 64(1972) 52-59 ; F. Houtard - A. Rousseau, Ist die Kirche eine antirevolutionäreKraft? Munich - Mayence, 1973.

22. Cf. Paul VI, Encyclique Popularum progressio, n° 31.

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c o n t r a i re, la non-violence met fin à la « spirale de la violence »(H. Camara) ; elle triomphe du mal par le bien et permet ainsi un nouveaudépart. La non-violence est la vraie alternative qui nous délivre du cercleinfernal dans lequel nous sommes empêtrés.

L’Église peut engager cette puissance de la non-violence de deuxmanières : par sa parole prophétique et, en acte, par des signes prophé-tiques. Elle doit, par sa parole prophétique, dénoncer constammentl’injustice et donner une voix à tous ceux qui n’ont pas droit à la parole,qui n’ont pas de lobby. Dans sa proclamation, elle doit demander quel estle sens véritable du développement et dire que celui-ci ne s’identifie pasavec la croissance économique et le progrès technique. « Pour être authen-tique, [le développement doit] être intégral, c’est-à-dire promouvoir touthomme et tout l’homme. »23 Des changements purement extérieurs sontinutiles, si le cœur des hommes n’est pas transformé par l’Esprit del’amour et de la réconciliation. Mais des paroles seules n’ont guère devaleur si elles ne sont pas suivies par des actes. Par son action, l’Églisedoit poser le signe prophétique de ce genre de développement intégral.Cela peut se réaliser selon des modèles distincts, par exemple par desmouvements d’entraide. Mais les modèles les plus importants ce sont lestémoignages personnels de saints contemporains comme Charles deFoucauld, Mère Teresa et beaucoup d’autres. Pour le saint d’aujourd’hui,la lutte et la contemplation doivent aller de pair, selon l’expression desmoines de Taizé. Ce sont tout d’abord les saints de cette sorte qui font del’Église d’aujourd’hui un signe au milieu des peuples. Grâce à eux,l’annonce chrétienne concernant la réconciliation devient un signe concretet une réalité tangible dans l’histoire.

•••

Nous arrivons à la conclusion. Nous avons commencé par desréflexions sur la conjoncture actuelle qui est une situation de transitionentre l’ère missionnaire moderne classique qui s’achève et le début d’uneépoque nouvelle qui commence et dont pour le moment seuls les traits

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23. Ibid., n° 14.

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extérieurs se dessinent. Nous avons parlé du dialogue interreligieux et del’aide au développement. Le Christ s’est trouvé au centre de notre propos,lui dont l’amour nous presse – selon l’expression de Paul – à ne pas vivreexclusivement pour nous-mêmes. L’essence de la mission se présenta, àpartir d’ici, comme le dévoilement et la révélation mais encore pluscomme la réalisation et l’accomplissement dans toute l’histoire du desseinde salut conçu par Dieu. Dans et par la mission, l’Église est le sacrementefficace du salut pour le monde. Alors, pourquoi la mission ? Une seuleréponse est possible : la mission est nécessaire pour que l’amour de Dieuen Jésus soit manifesté et devienne une réalité au milieu des peuples etpour tous les hommes, et afin que tous les peuples et tous les hommespuissent ne faire plus qu’un dans cet amour. Il est probable que leschrétiens ne représenteront, à l’avenir, qu’une minorité des habitants dumonde. L’unité et la paix ne sont pas seulement des problèmes politiqueet économique, mais elles posent la question de la réconciliation descœurs. Dans ce sens, on comprend la mission chrétienne comme un signeet un service pour la guérison du monde que tous espèrent et qui nous estannoncée par l’Évangile de Jésus-Christ.

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Études&Expériences

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Jean-Michel FabreDiocèse de Rodez.

LE THÈME DU MARTYRE DANS LA PENSÉE DE JEAN-PAUL II

L’orientation théologique de l’abbé puis de l’évêque Wojtyla est unethéologie de la croix : l’amour de la croix et donc du sacrifice. L’exempledes martyrs, suivant fidèlement le Christ jusque dans sa Passion -l’imitant par le martyre par amour pour lui - l’a toujours impressionné.

Dans ses mémoires de son ministère épiscopal en Pologne, Levez-vous !Allons !, il évoque l’exemple de Mgr Michaël Kozal, sacré tout juste avantl’entrée en guerre, et qui, pour ne pas abandonner son troupeau, le suiviten déportation : il mourut à Dachau1. Le Bienheureux Kozal, saintMaximilien Kolbe et tant d’autres pasteurs martyrs… Quel est leur secretcommun, s’interroge le pape ?

Je pense que c’est la force dans la foi. Le primat donné à la foi danstoute la vie et dans toute l’action, à une foi courageuse et sans peur, à unefoi forgée dans l’épreuve, prête à suivre avec une généreuse adhésion toutappel de la part de Dieu : fortes in fide…2

Accédant au Siège de Pierre en 1978, Jean-Paul II sait que c’est par lafoi que l’Église des cinq continents sera fidèle à sa mission d’annoncer laBonne Nouvelle du salut à tous les hommes. Dans les textes importantsde son pontificat (lettres encycliques, lettres apostoliques…), le Saint-Pèreinvite à la foi et à l’espérance. À plusieurs reprises, il évoque l’exempledes martyrs. Ce sont ces textes qui sont présentés ici.

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1. Levez-vous ! Allons !, Paris (2004), p. 173. Il fut béatifié le 14 juin 1987 à Varsovie.2. Id., p. 175.

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Jean-Paul II n’évoque par le martyre chrétien dans chaque texte.Cependant, on peut regrouper en trois ensembles ses citations : le GrandJubilé, les Églises particulières, la vie chrétienne.

1. Le Grand Jubilé de l’An 2000

Dès l’inauguration de son pontificat, le 22 octobre 1978, Jean-Paul II aconscience qu’il lui reviendra de faire entrer l’Église dans le troisièmemillénaire3. De très loin, il entreprend cette Année Sainte particulière etdélivre avant même les années préparatoires, une formation que l’onpourrait qualifier d’ante-préparatoire. L’essentiel est d’approfondir la foien Dieu Trinité et de contempler et d’annoncer le Christ, mort et ressuscitépour le salut de tous, véritable évangile d’espérance pour l’humanité enproie à la sécularisation, pour les cinq continents aux prises avec laculture de mort. Trois encycliques majeures abordent les Personnesdivines : Redemptor hominis (le Christ, 1979), Dives in misericordia (le Père,1980), Dominum et vivificantem (l’Esprit-Saint, 1986).

Par la Lettre apostolique Tertio millenio adveniente4 du 10 novembre1994, le Saint-Père donne le thème de l’Année Sainte (à la plénitude destemps : « Jésus-Christ est le même hier, aujourd’hui et à jamais ») etquelques indications pour s’y préparer. Il souhaite qu’au cours de ceJubilé, les martyrs d’hier ne soient pas oubliés.

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3. « Dès le début de mon pontificat, j’avais pensé à cette Année Sainte 2000comme une échéance importante. J’avais vu dans cette célébration un rendez-vous providentiel où l’Église, trente-cinq ans après le Concile œcuméniqueVatican II, serait invitée à s’interroger sur son renouvellement pour assumeravec un nouvel élan sa mission évangélisatrice. » (Novo millennio ineunte, 2001,§ 2)

4. La Documentation catholique, n° 2105 (4 décembre 1994), p. 1017-1032.

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L’Église du premier millénaire est née du sang des martyrs (…) Auterme du deuxième millénaire, l’Église est devenue à nouveau une Églisede martyrs. Les persécutions à l’encontre des croyants – prêtres, religieuxet laïcs – ont provoqué d’abondantes semailles de martyrs dans différentesparties du monde. Le témoignage rendu au Christ jusqu’au sang estdevenu un patrimoine commun aux catholiques, aux orthodoxes, auxanglicans et aux protestants. C’est là un témoignage à ne pas oublier. (§ 37).

Mais il s’agit aussi de reconnaître les martyrs du temps présent.

En notre siècle, les martyrs sont revenus ; souvent inconnus, ils sontcomme des soldats inconnus de la grande cause de Dieu. Dans toute lamesure du possible, il faut éviter de perdre leur témoignage dans l’Église(…) Il faut que les Églises locales fassent tout leur possible pour ne paslaisser perdre la mémoire de ceux qui ont subi le martyre, en rassemblantà cette intention la documentation nécessaire. (id.)

Jean-Paul II met donc l’accent sur l’importance de la c o m m u n i osanctorum dans la vie de l’Église, sur la dimension œcuménique dumartyre et, nous allons le voir plus en détail, sur la nécessité du devoir demémoire envers les martyrs de notre temps.

C’est de cette mémoire qu’il est plus particulièrement question dans ledocument pontifical officiel qui convoque l’Année Sainte : la Bulled’indiction Incarnationis mysterium, du 29 novembre 19985.

La mémoire des martyrs est un signe permanent, mais aujourd’huiparticulièrement éloquent, de la vérité de l’amour chrétien (…) Le martyre,surtout de nos jours, est signe du plus grand amour qui récapitule toutesles autres valeurs (…) Du point de vue psychologique, le martyre est lapreuve la plus éloquente de la vérité de la foi, qui sait donner un visagehumain même à la plus violente des morts et qui manifeste sa beautémême dans les persécutions les plus atroces (§ 13).

S’appuyant sur les exemples des martyrs victimes des systèmes totali-taires ou des luttes raciales ou tribales, Jean-Paul II rappelle ici le

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5. Id., n° 2194 (20 décembre 1998), p. 1051-1057.

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fondement même du martyre chrétien : la charité qui est la première detoutes les vertus.

Le martyre est le suprême témoignage rendu à la vérité de la foi ; ildésigne un témoignage qui va jusqu’à la mort. Le martyr rend témoignageau Christ, mort et ressuscité, auquel il est uni par la charité. Il rend témoi-gnage à la vérité de la foi et de la doctrine chrétienne (Catéchisme de l’Églisecatholique, n° 2473).

Ce souhait du Saint-Père a connu deux applications concrètes : la miseà jour du Martyrologe Romain (2001), l’établissement de listes de« témoins de la foi6 » par les Églises particulières. Ces listes, accompa-gnées de documents, ont été remises à l’issue de l’Année Sainte, à laCongrégation des Causes des saints.

Le 7 mai de l’an 2000 avait eu lieu au Colisée, à Rome, une commé-moration œcuménique des témoins de la foi (du vingtième siècle). Dansson homélie, le Saint-Père déclarait :

Le monde contemporain fait de l’amour de soi le critère de l’existence.Mais les témoins de la foi nous parlent par l’exemple de leur vie, n’ontconsidéré ni leur propre avantage, ni leur bien-être, ni même leur surviecomme des valeurs supérieures à la fidélité à l’Évangile. Malgré leurfaiblesse, ils ont opposé une résistance vigoureuse au mal. Dans leurfragilité a resplendi la force de la foi et de la grâce du Seigneur.7

On a pu lire un premier résultat de cette quête jubilaire des « nouveauxtémoins de la foi » dans la Lettre apostolique Novo millennio ineunte8. Le 6janvier 2001, alors que se referment les portes saintes dans les basiliques

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6. On note la distinction entre le « témoin de la foi » et le « martyr » qui, ayantfait l’objet d’une procédure de canonisation, a été reconnu comme tel et faitl’objet d’un culte public dans l’Église. Dans l’initiative de l’Année Sainte, ils’agissait « seulement de conserver le souvenir des témoignages de la foi, pourqu’ils constituent des encouragements pour les baptisés et, éventuellement,pour qu’ils servent de point de départ pour entreprendre une future cause debéatification ». Note de la Congrégation des Causes des saints (28 décembre 1999).

7. La Documentation catholique, n° 2227 (4 juin 2000), p. 503.8. Id., n° 2240 (21 janvier 2001), p. 67-89.

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patriarcales, Jean-Paul II - au-delà du devoir de mémoire - soulignel’actualité des martyrs et l’exemple que l’Église d’aujourd’hui et dedemain peut retirer de leur témoignage.

Nous étions peut-être trop habitués à penser aux martyrs d’unemanière un peu lointaine, comme s’il s’agissait d’une catégorie du passé,liée surtout aux premiers siècles de l’ère chrétienne. La mémoire jubilairenous a ouvert un spectacle surprenant, nous montrant que notre temps estparticulièrement riche de témoins qui, d’une manière ou d’une autre, ontsu vivre l’Évangile dans les situations d’hostilité et de persécution, souventjusqu’à donner le témoignage suprême du sang. En eux, la Parole de Dieu,semée en bonne terre, a produit le centuple. Par leur exemple, ils nous ontmontré et comme « aplani » la route de l’avenir. Il ne nous reste plus qu’àmarcher sur leurs traces, avec la grâce de Dieu. (§ 41)

2. Les Églises particulières

Dans les textes importants de son pontificat, Jean-Paul II a eul’occasion de s’adresser à des Églises particulières en deux genres d’occa-sions. À l’occasion du Grand Jubilé, il a souhaité que chacun des cinqcontinents fasse l’objet d’une assemblée ordinaire du Synode des Évêquesdont les travaux, on le sait, sont suivis d’une exhortation apostolique dupape, sur la base des propositions émanant des pères synodaux.L’exemple des martyrs est explicitement mentionné à propos de deuxcontinents : l’Asie et l’Europe.

Second continent faisant l’objet d’une assemblée du Synode desévêques à l’approche du Grand Jubilé, l’Asie a réuni les délégués desÉglises particulières et les responsables de la Curie Romaine autour duSaint-Père, du 18 avril au 14 mai 1998. Le 6 novembre de l’année suivante,le Saint-père a répondu aux propositions des Pères synodaux dans

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l’Exhortation apostolique Ecclesia in Asia9. Rappelant que l’événementJésus-Christ s’est situé dans une petite portion de l’Asie de l’Ouest, Jean-Paul II affirme que l’Asie a sa place dans l’histoire du salut. Dans laperspective de la nouvelle évangélisation, le troisième millénaire peut êtrecelui de l’évangélisation en profondeur de ce continent. Depuis le XVIe

siècle l’annonce de l’Évangile en Asie a été accompagnée de martyrs quin’ont pas hésité à donner leur vie par amour du Christ et de l’Évangile.C’est l’occasion pour le pape de rappeler la définition du martyre et le rôledes martyrs dans la vie de l’Église.

C’est le martyre qui révèle l’essence même du message chrétien. Le motmême de « martyr » signifie témoin, et ceux qui ont versé leur sang pourle Christ ont donné le témoignage ultime de la valeur authentique del’Évangile (…) Puissent [les martyrs d’Asie] demeurer les témoins indomp-tables de la vérité que les chrétiens sont appelés à proclamer partout ettoujours et qui n’est autre que la puissance de la Croix du Seigneur ! Puisseenfin le sang des martyrs d’Asie être maintenant et toujours semence devie nouvelle pour l’Église dans tout le continent !

(…)Je ne puis conclure ce bref panorama de la situation de l’Église en Asie,

nécessairement incomplet, sans mentionner les saints et les martyrs del’Asie, à la fois ceux qui ont été reconnus et ceux qui sont connus de Dieuseul, dont l’exemple est une source « de richesse spirituelle et un puissantmoyen d’évangélisation ». Ils parlent silencieusement mais trèspuissamment de l’importance qu’il y a à mener une vie sainte et à offrirvolontiers sa vie pour l’Évangile. Ils sont les maîtres, les protecteurs, lagloire de l’Église en Asie dans sa tâche d’évangélisation (§ 9).

Le continent européen (tant dans sa partie occidentale qu’orientale) futle dernier à faire l’objet d’un Synode des Évêques puisque l’assemblée quile concernait se tint à Rome, à quelques semaines de l’ouverture del’Année Sainte, du 1er au 23 octobre 1999. Dans le document Ecclesia inEuropa10, paru le 28 juin 2003, Jean-Paul II veut donner au vieux continentchrétien un regain de foi et d’espérance : « une attitude de confiance

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9. Ibid., n° 2214 (21 novembre 1999), p. 978-1009.10. Ibid., n° 2244 (18 mars 2001), p. 261-265.

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fondamentale, qui découle de la foi dans le Ressuscité, présent et agissantdans l’histoire » (§ 5).

Le Saint-Père tient à rappeler que, dans certains moments difficiles deson histoire, l’Église en Europe a connu des témoins de la foi chrétiennequi ont annoncé et vécu l’Évangile de l’espérance.

Avec les Pères synodaux, je veux proposer de nouveau à tous, afin qu’ilne soit jamais oublié, le grand signe d’espérance constitué par lesnombreux témoins de la foi chrétienne qui ont vécu au siècle dernier, à l’Estcomme à l’Ouest. Ils ont su faire leur l’Évangile dans des situations d’hos-tilité et de persécution, souvent jusqu’à l’épreuve finale de l’effusion dusang.

Ces témoins, en particulier ceux qui ont affronté l’épreuve du martyre,sont un signe éloquent et grandiose, qu’il nous est demandé de contempleret d’imiter. Ils attestent à nos yeux la vitalité de l’Église ; ils nousapparaissent comme une lumière pour l’Église et pour l’humanité, car ilsont fait resplendir dans les ténèbres la lumière du Christ ; appartenant àdiverses confessions chrétiennes, ils resplendissent de ce fait comme unsigne d’espérance pour le cheminement œcuménique, dans la certitudeque leur sang « est aussi une sève d’unité pour l’Église ».

Plus radicalement encore, ils nous disent que le martyr est l’incarnationsuprême de l’Évangile de l’espérance : en effet, les martyrs annoncent cetÉvangile et en témoignent par leur vie jusqu’à l’effusion du sang, car ilssont certains de ne pas pouvoir vivre sans le Christ et ils sont prêts àmourir pour lui, dans la conviction que Jésus est le Seigneur et le Sauveurdes hommes et qu’en lui seulement l’homme peut donc trouver la véritableplénitude de la vie. De cette façon, selon l’avertissement de l’Apôtre Pierre,ils se montrent prêts à rendre compte de l’espérance qui est en eux. Enoutre, les martyrs célèbrent « l’Évangile de l’espérance », car l’offrande deleur vie est la manifestation la plus grande et la plus radicale de ce sacrificevivant, saint et accepté par Dieu, qui constitue le véritable culte spirituel,origine, âme et sommet de toute célébration chrétienne. Enfin, ils servent« l’Évangile de l’espérance » parce que, par leur martyre, ils expriment auplus haut degré l’amour et le service de l’homme, en ce qu’ils démontrentque l’obéissance à la loi évangélique engendre une vie morale et une convi-

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vialité qui honorent et promeuvent la dignité et la liberté de chaquehomme. (§ 13).

À l’occasion de certains grands anniversaires par exemple ou pourtout autre raison d’opportunité, le Pontife Romain adresse un message àune nation, une Église particulière.

Par la Lettre apostolique Orientale lumen11 du 2 mai 1995, Jean-Paul II avoulu marquer le centenaire de la Lettre Orientalium dignitas par laquellele pape Léon XIII voulait défendre les traditions orientales dans l’Église.Au-delà de ce qui, dans l’Histoire, a pu provoquer tensions et ruptures,Jean-Paul II invite à retrouver l’unité des Douze Apôtres, de l’Églisenaissante et des premiers conciles : une unité persistant dans la diversité.Parmi tous les points communs qui fondent cette unité, le Saint-Pèrerelève celui de l’expérience commune du martyre.

Alors que des événements politiques viennent de changer le contextede l’Europe centrale et orientale, s’ouvrent de nouvelles perspectives et denouvelles espérances. Jean-Paul II supplie de ne pas céder à la tentationde la peur et de la méfiance, et de retomber dans le péché de la division :« le chemin de la charité connaît de nouveaux moments difficiles ». Dansleurs histoires respectives, chrétiens d’Orient et d’Occident ont connu lapersécution.

J’ai voulu rappeler cette communion dans la récente expérience dumartyre : nous sommes unis dans ces martyrs entre Rome, la « Colline descroix » et les Iles Solovieskj et tant d’autres camps d’extermination. Noussommes unis sur la toile de fond des martyrs, nous ne pouvons pas ne pasêtre unis (…) Nous pouvons coopérer pour l’annonce du Royaume ounous rendre coupables de nouvelles divisions. (n° 19).

Depuis l’arrivée à Marseille, en 1923, des premiers réfugiés d’Arménie,la cité phocéenne compte aujourd’hui quatre-vingt mille Françaisd’origine arménienne. Pour le 1700e anniversaire de l’évangélisation dupeuple arménien, le pape a adressé une Lettre apostolique – « Dieu

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11. Ibid., n° 2117 (4 juin 1995), p. 517-538.

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merveilleux »12 (5 février 2001) à ce peuple dont le christianisme afortement imprégné la culture. Avant même la conversion du roi TiridateIII, vers 301, l’Arménie naît à la foi dans la persécution de saint Grégoirel’Illuminateur et dans le sang du martyre de la jeune Hripsime.

Le martyre constitue un élément constant dans l’histoire de votrepeuple (…) Toute la culture et la spiritualité même des Arméniens sonttraversées par la fierté pour le signe suprême du don de la vie dans lemartyre (§ 4).

Et en effet, jusqu’au début du XXe siècle, le peuple arménien, marquépar la persécution et la souffrance, a toujours trouvé dans la foi le sursautvital et le ferment de cohésion nationale que Jean-Paul II encourage :

La foi chrétienne, même dans les moments les plus tragiques de l’his-toire arménienne, a été le ressort et l’élan qui ont marqué le début de larenaissance du peuple éprouvé (id.).

3. La vie chrétienne

Avec Tertio millenio adveniente (§ 37) nous avons découvert combien ladimension œcuménique du martyre importe pour le Saint-Père. Ellemotive pratiquement la lettre encyclique Ut unum sint13 sur l’engagementœcuménique (25 mai 1995) : « Le Vendredi saint 1994 (…) j’ai affirmé queceux qui croient au Christ, unis sur la voie tracée par les martyrs, nepeuvent pas rester divisés » (§ 1). Jean-Paul II fonde dans la communiondes saints ce patrimoine commun aux Églises chrétiennes qu’est lemartyre.

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12. Ibid., n° 2244 (18 mars 2001), p. 261-265.13. Ibid., n° 2118 (18 juin 1995), p. 567-597.

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Si pour toutes les communautés chrétiennes, les martyrs sont la preuvede la puissance de la grâce, ils ne sont toutefois pas les seuls à témoignerde cette puissance. Bien que de manière invisible, la communion encoreimparfaite de nos communautés est en vérité solidement soudée par lapleine communion des saints, c’est-à-dire de ceux qui, au terme d’uneexistence fidèle à la grâce, sont dans la communion du Christ glorieux. Cessaints proviennent de toutes les Églises et Communautés ecclésiales quileur ont ouvert l’entrée dans la communion du salut.

Lorsqu’on parle d’un patrimoine commun, on doit y inclure nonseulement les institutions, les rites, les moyens de salut, les traditions detoutes les Communautés et par lesquelles elles ont été formées, mais enpremier lieu et avant tout cette réalité de la sainteté.

Grâce au rayonnement du « patrimoine des saints » appartenant àtoutes les communautés, le « dialogue de la conversion » à l’unité pleine etvisible apparaît alors sous la lumière de l’espérance. La présence univer-selle des saints donne, en effet, la preuve de la transcendance de lapuissance de l’Esprit. Elle est signe et preuve de la victoire de Dieu sur lesforces du mal qui divisent l’humanité. Comme chantent les liturgies, « encouronnant les mérites [des saints], Dieu couronne ses propres dons ».

(…)Si, dans l’espace spirituel intérieur que j’ai décrit, les communautés

savent réellement « se convertir » à la recherche de la communion pleine etvisible, Dieu fera pour elles ce qu’il a déjà fait pour leurs saints. Il sauradépasser les obstacles hérités du passé et les conduira, sur ses chemins, làoù il veut, à la koinônia visible qui est en même temps louange de sa gloireet service rendu à son dessein de salut.

Parce que, dans sa miséricorde infinie, Dieu peut toujours tirer du bienmême des situations qui contredisent son dessein, nous pouvons découvrirque l’Esprit a fait en sorte que les oppositions servent, dans certainescirconstances, à clarifier divers aspects de la vocation chrétienne, ainsi qu’iladvient dans la vie des saints. Malgré les séparations, qui sont un mal dontnous devons guérir, une sorte de communication de la richesse de la grâces’est tout de même réalisée et elle est destinée à embellir la koinônia. Lagrâce de Dieu sera en tous ceux qui, suivant l’exemple des saints,s’emploient à en suivre les exigences. Et nous, comment pouvons-noushésiter à nous convertir à ces attentes du Père? Il est avec nous (§ 84-85).

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Parmi les Églises chrétiennes, toutes ne reconnaissent pas un culte(dulie) aux saints reconnus comme tels. Ainsi, les Églises issues de laRéforme ne connaissent pas la sainteté canonisée. Certains personnagesmarquants peuvent servir d’exemples stimulants ; il ne leur est reconnuaucun pouvoir d’intercession provenant d’une quelconque participation àla gloire éternelle de Dieu. C’est une différence supplémentaire d’avecl’Église catholique et les Églises orthodoxes. Elle n’arrête pas Jean-Paul IIpour lequel la koinônia prime sur les différences. Il se situe dans l’ordre dela grâce. Cette puissance vivifiante qu’est l’Esprit de Dieu agissant dansl’âme humaine conduit à la sainteté qui est – de conversion en conversion– progression vers la perfection divine et même participation à la viedivine. Par leur mort tragique par amour du Christ – et en imitation à Sapassion – les martyrs couronnent leur existence humaine tout orientéevers Dieu.

Avec la lettre encyclique Veritatis Splendor14 du 6 août 1993, c’est lapremière fois qu’un document pontifical aborde, avec une telle ampleur,les fondements mêmes de la théologie morale. À partir du dialogue entreJésus et le jeune homme riche, Jean-Paul II rappelle les éléments del’enseignement moral de Jésus qui sont d’ailleurs les réponses auxquestions les plus fondamentales de la condition humaine : le bien et lemal, la charité, la nécessité de la perfection. Le Saint-Père insistenotamment sur le fait que liberté humaine et loi morale sont étroitementliées entre elles et font partie de la Révélation divine. C’est dans le Christen croix qu’il faut trouver le sens profond de la liberté.

Le Christ crucifié révèle le sens authentique de la liberté, il le vit enplénitude par le don total de lui-même et il appelle ses disciples à parti-ciper à sa liberté même. (§ 85). […] Le Christ nous révèle avant tout que lacondition authentique est de reconnaître la vérité honnêtement et avecouverture d’esprit : « Vous connaîtrez la vérité et la vérité vous libérera ».C’est la vérité qui rend libre face au pouvoir et qui donne la force auxmartyrs (§ 87).

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14. Ibid., n° 2081 (7 novembre 1993), p. 901-944.

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Puisque l’ayant créé libre, le Créateur laisse à l’homme la liberté dechoisir entre le bien et le mal. Par nature, il est configuré à Dieu, et donc– de ce fait – il est ordonné à Dieu qui est le souverain bien, l’amourmême.

Jésus révèle, par sa vie même et non seulement par ses paroles, que laliberté s’accomplit dans l’amour, c’est-à-dire dans le don de soi (…) Lacontemplation de Jésus crucifié est la voie royale sur laquelle l’Église doitavancer chaque jour si elle veut comprendre tout le sens de la liberté : ledon de soi dans le service de Dieu et de ses frères (§ 87).

Cette encyclique rappelle que la mission de l’Église ne consiste pasuniquement à dénoncer, réfuter ; elle doit former la conscience morale deshommes afin que ceux-ci puissent porter des jugements et prendre desdécisions conformes à la volonté de Dieu. Par la vie morale, la foi devienttémoignage. Ce sont la charité et un désir d’imitation du témoignage duChrist qui ont conduit bien des croyants au témoignage suprême dumartyre.

Dans le martyre vécu comme l’affirmation de l’inviolabilité de l’ordremoral, resplendissent en même temps la sainteté de la Loi de Dieu etl’intangibilité de la dignité personnelle de l’homme, créé à l’image et à laressemblance de Dieu : il n’est jamais permis d’avilir ou de contredire cettedignité, même avec une intention bonne, quelles que soient les difficultés(…) Le martyre dénonce comme illusoire et fausse toute « significationhumaine » que l’on prétendrait attribuer, même dans des conditions« exceptionnelles », à l’acte en soi moralement mauvais ; plus encore, il endévoile clairement le véritable visage, celui d’une violation del’« humanité » de l’homme, plus en celui qui l’accomplit qu’en celui qui lesubit. Le martyre est donc aussi l’exaltation de l’« humanité » parfaite et dela « vie » véritable de la personne (§ 92).

Enfin, dans l’Église comme dans un monde où menace la confusionentre le bien et le mal, Jean-Paul II considère le martyre comme « lesommet du témoignage rendu à la vie morale » :

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Le martyre est enfin signe éclatant de la sainteté de l’Église : la fidélité à laLoi sainte de Dieu, à laquelle il est rendu témoignage au prix de la mort,est une proclamation solennelle et un engagement missionnaire usque adsanguinem pour que la splendeur de la vérité morale ne soit pas obscurciedans les mœurs et les mentalités des personnes et de la société. Un teltémoignage a une valeur extraord i n a i re en ce qu’il contribue, nonseulement dans la société civile, mais aussi à l’intérieur des communautésecclésiales elles-mêmes, à éviter que l’on ne sombre dans la crise la plusdangereuse qui puisse affecter l’homme : la confusion du bien et du mal quirend impossible d’établir et de maintenir l’ordre moral des individus et descommunautés. Les martyrs, et plus généralement, tous les saints del’Église, par l’exemple éloquent et attirant d’une vie totalement transfi-gurée par la splendeur de la vérité morale, éclairent toutes les époques del’histoire en y réveillant le sens moral (…) Si le martyre représente lesommet du témoignage rendu à la vérité morale, auquel relativement peude personnes sont appelées, il n’en existe pas moins un témoignagecohérent que tous les chrétiens doivent être prêts à rendre chaque jour,même au prix de souffrances et de durs sacrifices. En effet, face auxnombreuses difficultés que la fidélité à l’ordre moral peut faire affrontermême dans les circonstances ordinaires, le chrétien est appelé, avec lagrâce de Dieu implorée dans la prière, à un engagement héroïque, soutenupar la vertu de force par laquelle il peut aller jusqu’à « aimer les difficultésde ce monde en vue des récompenses éternelles » (§ 93).

Après le second synode épiscopal sur la vie consacrée dans l’Église etdans le monde (2-30 octobre 1995), le Saint-Père souhaite donner lesgrandes lignes de l’apport fondamental de la vie consacrée dans l’Égliseet dans le monde. C’est l’objet de l’exhortation apostolique Vita conse -crata15 du 25 mars 1996. Après avoir exposé les sources christologiques ettrinitaires de la vie consacrée, le Saint-Père attire l’attention sur sa natureeschatologique : attente non passive mais bien active puisque, par leurétat de vie, les personnes consacrées invitent tous les baptisés – suivantleur état de vie – à conformer leur vie personnelle à celle du Christ. La vieconsacrée est signe de communion dans l’Église-communion. Ellemanifeste l’amour de Dieu dans et pour le monde. En tant qu’elleproclame le primat de Dieu et des valeurs de l’Évangile dans la vie

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15. Ibid., n° 2136 (21 avril 1996), p. 351-399.

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chrétienne, la vie consacrée est signe prophétique dans l’Église et dans lemonde. Jean-Paul II rappelle le souvenir de tous les hommes et femmesconsacrés qui, à travers l’histoire de l’Église, « ont rendu témoignage auChrist Seigneur par le don de leur vie » (§ 86). Et le Saint-Père invite, làencore, les Instituts de vie consacrée à un devoir de mémoire :

Vif est le désir que la mémoire de tant de témoins de la foi demeuredans la conscience de l’Église comme une invitation à les célébrer et à lesimiter. Que les Instituts de vie consacrée et les Sociétés de vie apostoliquecontribuent à cette œuvre en recueillant les noms et les témoignages de toutesles personnes consacrées qui peuvent être inscrites au Martyrologe duvingtième siècle ! (id.)

À l’occasion du centième anniversaire de l’encyclique Aeternae Patrisdu pape Léon XIII, Jean-Paul II poursuit la réflexion entamée dansVeritatis splendor, dans cette autre lettre encyclique Fides et ratio16 (14septembre 1998), fort important document qui réconcilie connaissanced’origine humaine (la raison) et connaissance d’origine transcendante (laRévélation).

Le christianisme entend rendre la vérité accessible à tous. Et, à côté degrands noms de la pensée chrétienne, le Saint-Père tient à associer ceux etcelles pour qui Jésus Christ a été la vérité et la vie :

Ma pensée se tourne d’emblée vers le témoignage des martyrs. Lemartyr, en réalité, est le témoin le plus vrai de la vérité de l’existence. Il saitqu’il a trouvé dans la rencontre avec Jésus Christ la vérité sur sa vie, et rienni personne ne pourra lui arracher cette certitude. Ni la souffrance ni lamort violente ne pourront le faire revenir sur l’adhésion à la vérité qu’il adécouverte dans la rencontre avec le Christ. Voilà pourquoi jusqu’à ce jourle témoignage des martyrs fascine jusqu’à l’approbation, rencontre l’écouteet est suivi. C’est la raison pour laquelle on se fie à leur parole ; on découvreen eux l’évidence d’un amour qui n’a pas besoin de longues argumenta-tions pour être convaincu, du moment qu’il parle à chacun de ce que, auplus profond de lui-même, il perçoit déjà comme vrai et qu’il recherchedepuis longtemps. En somme, le martyr suscite en nous une profonde

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16. Ibid., n° 2191 (1er novembre 1998), p. 901-942.

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confiance, parce qu’il dit ce que nous sentons déjà et qu’il rend évident ceque nous voudrions nous aussi trouver la force d’exprimer (§ 32).

Conclusion

Tout au long de plus de vingt-cinq années de pontificat, dans lesgrands textes de son Magistère ordinaire, tout particulièrement lors duGrand Jubilé et des cinq synodes d’évêques continentaux qui l’accompa-gnèrent, Jean-Paul II n’a eu de cesse d’appeler à la foi et au témoignagerenouvelé de la foi – pour une nouvelle évangélisation. C’est parce qu’iltrouve en eux une foi totalement vécue jusque dans la mort pour leSeigneur, que le Saint-Père est impressionné par les martyrs, sous tous lescieux et de toute époque jusqu’à la nôtre.

La vertu chrétienne qui fonde le martyre est la charité. C’est un telamour de Dieu, et de l’Église, qui rend un être humain capable – aveccette autre vertu qui est la force – de vaincre toute peur et d’avoir lecourage d’affronter le persécuteur. À plusieurs reprises Jean-Paul II aaffirmé que le martyre est un signe permanent de la vérité de l’amourchrétien, signe rendu à la vérité morale. Mais surtout signe de ce que peutaccomplir la grâce de Dieu dans une âme qui s’abandonne totalement àLui, voulant l’imiter jusque dans l’épreuve de la Croix, signe de cet amourqui sauve le monde.

Jean-Paul II innove en soulignant la dimension œcuménique dumartyre. Non pas seulement pour constater qu’il existe des martyrs(déclarés comme tels ou non) dans les autres confessions chrétiennes. Enconstatant que la réalité de la sainteté est le patrimoine commun desÉglises chrétiennes, il fonde par là-même tout engagement œcuménique.Se retrouver dans la sainteté, c’est se retrouver en communion avec Dieu,

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Père, Fils et Esprit et donc se retrouver en communion avec tous ceux quise réclament du nom du Christ (Ac 11,26).

Signes, témoins, le pape a plusieurs fois insisté pour que l’on n’oubliepas les martyrs d’hier et les témoins de la foi du temps présent. Tous lesfidèles ne sont pas appelés au martyre sanglant ; chacun cependant estinvité au même acte de charité – d’amour de Dieu et du prochain – dansune fidélité et un approfondissement qui deviennent, jour après jour, deplus en plus héroïque.

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Michel YounèsFaculté de théologie de Lyon.

LE SYSTÈME DU « KALÂM »ENJEUX THÉOLOGIQUES D’UNE PENSÉE INTERRELIGIEUSE

Introduction

La réalité actuelle de nos sociétés contemporaines a progressivementrendu névralgique la question de la pluralité, tant sur le plan philoso-phique que culturel et religieux. Dans le même moment plusieurs phéno-mènes ont rendu caduque et inadéquate la conception selon laquelle lacohésion d’une société est conditionnée par l’établissement d’une religionpouvant fournir des valeurs communes et un regard unifié sur le monde,sur l’homme et sur Dieu. Toutefois, ce passage d’une identificationexclusive entre religion et société à leur dissociation relative est analogueau rapport, à l’intérieur de la civilisation arabe et musulmane, des deuxcalifats, celui de Damas avec les Omeyyades (661-754) et celui de Bagdadavec les Abbassides (754-1258). Voulant rompre avec la logique desOmeyyades qui a rendu synonyme l’arabité et l’appartenance à l’islam,les Abbassides ont fait apparaître l’importance d’une interaction entre lesdifférentes composantes de la civilisation arabo-musulmane. Si l’apogéede cette interaction s’est manifestée avec l’émergence, sous Haroun ar-Rachid (786-809), de la « Maison de Sagesse »1, sa fécondité s’est avérée

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1. La traduction de la pensée grecque par des chrétiens syriaques a permis unerivalité mimétique entre la Grèce antique et le nouvel empire, signifiant ainsi

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avec l’émergence des mouvements et des écoles de pensée. Mutazilites2 etAsh‘arites3 en dialogue avec les Hanbalites4 ont permis à la « science dukalâm » de devenir un lieu de débat interne à la tradition musulmane.Cependant, si la translation du savoir grec en arabe a été l’œuvre dechrétiens5 et a coïncidé avec des échanges entre différentes sphères cultu-relles et intellectuelles6, le kalâm comme science est-il l’expression d’unepensée interculturelle et interreligieuse? Une deuxième question s’ensuit : cette pensée, à la croisée des cultures et des religions, est-elle enmesure de favoriser une nouvelle approche des rapports interreligieux etd’éclaircir quelques-unes de nos interrogations actuelles?

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le déplacement de la capitale intellectuelle. Les plus connus des traducteurschrétiens, Hunaïn Ibn Ishaq (808-873) médecin et diacre dans l’ÉgliseNestorienne et son fils Ishaq Ibn Hunaïn, ont été chargés de traduire l’héritagegrec en arabe (plus de cent cinquante livres) prenant part ainsi au rayon-nement culturel et intellectuel de cette époque. Cf. J.-M. Gaudeul, Disputes ? ourencontres? L’islam et le christianisme au fil des siècles, T. II, Rome, Éd. Du PISAI(Studi arabo-islamici del PISAI 12), 1998, p. 289.

2. Mutazilite est un surnom donné aux partisans de Wasil ibn ‘Ata (m. 750 aprèsJ.-C.) qui se sont « isolés » dans un coin de la mosquée de Basra pour suivrel’enseignement de ce dernier en rupture avec son maître Hasan al-Basrî (m. v.730).

3. Abou-l-Hassan al-Ash‘ari est né vers la fin du IXe siècle de l’ère chrétienne. Ila appartenu à l’école des mutazilites avant de se retourner contre son maîtreal-Guba‘i et de créer son école de pensée qui se veut une voie médiane entre lerationalisme des mutazilites et le fidéisme (littéralisme) des hanbalites.

4. École de pensée fondée par Ahmad Ibn Hanbal (m. en 855). Ce dernier est àl’origine d’un soulèvement populaire contre le calife abbasside al-Ma‘moun(827) qui a adopté la thèse des mutazilites pour qui le Coran est un livre créé.Après ce soulèvement et l’accès au pouvoir d’al-Mutawakkil (847-861)soutenu par Ibn Hanbal, l’islam confessera la doctrine du Coran comme livreincréé.

5. On peut noter en plus de l’activité des traducteurs nestoriens et des médecinssyriaques jacobites, l’équilibre démographique entre chrétiens et musulmansqui, à cette époque, a favorisé de bons rapports. Cette période est une époquecharnière puisque dès le VIIIe siècle plusieurs théologiens composaient enarabe (ou dans les deux langues, grecque et arabe) comme le Melkite, disciplede Jean Damascène, Abu Kurra (740-825), le Jacobite Abu Raïta et le théologiende tendance nestorienne Yahya Ibn ‘Adi (893-974) ; ce dernier parle desmutakallimûn chrétiens. Cf. Rachid Haddad, La Trinité divine chez les théolo -giens arabes (750-1050), Paris, Beauchesne, 1985, p. 15 et J.-M Gaudeul,Disputes? ou rencontres? l’islam et le christianisme au fil des siècles, op. cit., p. 37.

6. Il s’agit de l’interaction sous le califat des Abbassides entre la Perse, l’Inde, laMésopotamie, la Syrie, l’Égypte et l’Arabie.

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1. Repères pour approcher le kalâm

« Kalâm », mot arabe qui signifie « paroles » et qui voulait rendrecompte des « paroles de Dieu » ou des « paroles sur Dieu », est devenu unterme technique désignant « la science religieuse » (‘ilm al-kalâm) quis’interroge sur l’unicité de Dieu et le statut de sa parole, sur la nature desattributs exprimés dans un texte considéré comme révélé et sur la justicedivine. Dès l’émergence de cette science, les penseurs du kalâm étaientconfrontés à une double question : si un texte révélé, et les attributs divinsqu’il développe, sont créés, en quoi un langage créé serait-il en mesure demanifester la vérité absolue de Dieu? En revanche, s’ils sont incréés, quelserait le statut d’une parole éternelle au même titre que Dieu : est-elle uneparole extérieure au Transcendant ou subsistante en lui ? Plus encore,comment une parole éternelle pourrait-elle être compréhensible parl’homme, simple créature contingente? La façon de répondre à cesquestions a fait apparaître des conceptions très variées aussi bien dans lareprésentation de Dieu que dans la compréhension de ce qu’est l’homme.À la jonction du théologique et de l’anthropologique, le statut de la parolede Dieu met à l’épreuve la possibilité pour Dieu d’agir dans l’histoire etla liberté de l’homme dans sa réception de la volonté divine. Or, l’immé-diateté ou la médiation de la parole de Dieu pose non seulement unequestion anthropologique redoutable mais aussi et surtout une questioninterreligieuse. La prétention d’une religion au maintien d’une paroleéternelle, et donc absolument vraie, conduit à réfléchir sur sa possibilitéde « tolérer » l’existence d’autres paroles créées ou éternelles pouvantrévéler Dieu dans d’autres formes religieuses.

1.1. Structure triptyque du kalâm

Les différents traités étudiés par les mutakallimûn (ceux qui pratiquentle kalâm) permettent de dégager une structure censée tenir ensemble la

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réflexion sur l’unicité absolue de Dieu et l’affirmation de sa justice.Comment l’absolu transcendant se manifeste-t-il par une ou des parole(s)distincte(s) ? Et en quoi son agir dans le monde permet-il de repérer savolonté? Ce qui conduira les mutakallimûn à organiser leur pensée autourde trois grands pôles : 1) Dieu et ses attributs, 2) l’homme en tant qu’êtrelibre ou déterminé capable de mettre en pratique la volonté de Dieu, et 3)la parole révélée, soit par un dévoilement direct, soit par l’intermédiaired’un messager. Ces trois domaines s’ouvrent sur deux autres perspectivesqui leurs sont inhérentes, à savoir la vie politique qui est en rapport avecla conception de Dieu et de l’histoire, et la question du salut ou la vieaprès la mort comme l’horizon eschatologique du cheminement terrestre.C’est au cœur de cette complexité première que surgit la particularité decette science où l’entrecroisement du théologique et de l’anthropologiquerythme les traités qui cherchent à élucider la nature du rapport entre Dieuet l’homme.

1.2. Origine interreligieuse du kalâm ?

Plusieurs historiens musulmans de la pensée revendiquent avecfermeté l’exclusivité du contexte musulman comme l’origine de l’émer-gence du kalâm. Pour ‘Abd al-Hâdî Al-Fadli7 et pour Hüsseyin Atay8, lekalâm n’a connu aucune influence extérieure parce qu’il est le fruit intel-lectuel de l’interprétation du Coran et le résultat d’une situation politiqueque les musulmans ont connue. Pour les défenseurs de la singularitémusulmane du kalâm, ce dernier serait l’expression par excellence de lapensée religieuse de l’islam, l’équivalent d’une « théologie » qui ne dit passon nom. Loin de toute philosophie humaine, en l’occurrence grecque, lekalâm serait l’ensemble des études qui cherche à clarifier les fondements

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7. ‘Abd al-Hâdî Al-Fadli, Khoulasat ‘ilm al-kalâm, (Synthèse du ‘ilm al-kalâm), éd.L’Université mondiale pour les études musulmanes, Beyrouth, 1993, p. 9 (texteen arabe).

8. Voir l’article de H. Atay, « Dans quelle mesure Maïmonide connaissait-il lathéologie islamique? », dans Délivrance et fidélité, Maïmonide, Colloque tenu àl’Unesco en déc. 1985 à l’occasion du 850e a n n i v e r s a i re du philosophe(Maïmonide), Paris, Erès, 1986, p. 71-84.

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et les racines de la religion (usûl ad-Dîn). À l’antipode de cette attitude,pour Léo Strauss, le kalâm est directement d’origine chrétienne et consisteà démontrer ou à défendre les racines de la Loi. Le kalâm, étant indispen-sable pour la défense de la Loi, doit son origine de façon indirecte à l’effete x e rcé par la philosophie sur cette dernière9. Dans cette mêmeperspective, Louis Gardet et Georges Anawati pensent que les discussionsentre les musulmans et les chrétiens sont à l’origine de ce qui va être « lascience religieuse » musulmane (‘ilm al kalâm)10. L’émergence du kalâmserait-elle ainsi liée à la rencontre de l’islam avec le christianisme ? Cettehypothèse sera développée par des penseurs comme Wolfson qui affirmeque le kalâm a non seulement été suscité par des chrétiens à l’époque desPères de l’Église, mais que sa mise en forme dans la tradition musulmaneavait comme objet de répondre aux accusations des chrétiens et decritiquer leur croyance en Christ, Logos éternel et créateur, et en la Trinité11.

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9. Cf. L. Strauss, Maïmonide, Paris, PUF, 1988, p. 342.10. Cf. Gardet et Anawati, Introduction à la théologie musulmane, Essai de théologie

comparée, Paris, Vrin, 1948, p. 32-39, ou encore Al-Yazigi, L’émergence de lapensée arabe, Beyrouth, Dar al-‘ilm lilmalayin, 19796, p. 150 (texte en arabe). Voiraussi la position de L. Gardet, « Kalâm », dans Encyclopaedia Universalis, T. IV,p. 490. Dans un ouvrage récent, un penseur musulman laisse entendre quel’émergence du kalâm est due à l’influence de plusieurs cultures. Cf. FaridEsack, Coran, mode d’emploi, Paris, Albin Michel (Islam des Lumières), 2004,p. 157.

11. H. A. Wolfson note que les théologiens musulmans voulaient répondre à laconception trinitaire des chrétiens concernant les attributs : une essence, troishypostases, Père, Fils (en tant que sa science ‘ilm) et Esprit (en tant que sa vieal-hayât). La formation des premières discussions sur la nature du Coran etl’unicité de Dieu se situe au moment des grands débats christologiques,surtout après les conciles de Nicée, d’Éphèse et de Chalcédoine et lesréflexions contre Arius, Nestorius et Eutychès. Wolfson cite également JudaHadassi, un Karaïte, qui fait à maintes reprises l’analogie entre la Trinité et lesattributs divins chez les musulmans. Cf. H. A Wolfson, The Repercussions of theKalâm in Jewish Philosophy, England, Harvard University Press, 1979, p. 27.Maïmonide, lui aussi, critiquera la Trinité en refusant l’idée de la distinction àl’intérieur de Dieu. Mais contrairement à certains historiens musulmans citésplus haut, Maïmonide souligne la particularité du kalâm qui, à la jonction duchristianisme et de l’islam, a influencé la pensée juive. La reconnaissance del’emprunt juif aux mutakallimûn musulmans ne doit pas faire occulter, auxyeux de ce rabbin, l’héritage grec et syriaque. Cf. Maïmonide, Le Guide deségarés, suivi du Traité des huit chapitres, trad. S. Munk, Paris, Verdier (Les dixparoles), 1979, I, 50 et 71 ; II, 7-9

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1.3. Rapport à la raison philosophique

Une caractéristique semble néanmoins traverser l’ensemble des traitésdu kalâm. Le souci d’articuler transcendance et révélation d’un côté, actionhumaine et justice divine de l’autre, a conduit les penseurs du kalâm àpercevoir la logique grecque comme une médiation pouvant empêcher lafoi de s’auto-attester. Sortir de l’immédiateté du donné révélé faitapparaître la place et le statut d’une raison capable de rendre compte del’intelligibilité de ce qui s’offre à elle. Pour des penseurs musulmans lalogique syllogistique permet de se mettre à distance de deux dérives :l’absolutisation de la raison et la suppression de toute médiation dans laréception de la révélation12. Par le syllogisme, et donc par une réflexionrationnelle, le donné révélé devient accessible à une appro p r i a t i o nhumaine, et par la révélation la raison peut atteindre une certitudelogique13. Dans la différence, mais suivant le même procédé, le kalâmchrétien sera en effet attentif à la logique analogique comme mode depensée proportionnel capable de dire le rapport de l’homme à Dieu, inter-disant toute immédiateté réductrice de la transcendance divine etinstaurant une similitude différenciée14. Sans se réduire à une philosophie,le kalâm recevra différemment l’héritage grec qui sera le moyen par lequelil opère un passage crucial : de l’attestation immédiate de la foi à uneréflexion qui intègre l’appropriation humaine de la révélation.

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12. Voir à ce titre la pensée d’Al-Ash‘arî (IXe siècle) qui a voulu instaurer une voiemédiane entre le rationalisme des mu‘tazilites et le littéralisme des hanbalites.

13. Le recours à la pensée grecque est diversement apprécié. Le soupçon d’unealtération de la foi aboutira à un refus catégorique qui atteint son apogée avecla réfutation d’al-Ghazâlî. Cf. Al-Ghazâlî, Tahâfut al-Falâsifa (La réfutation desphilosophes), Beyrouth, Éd. Bouyges, 1927.

14. Voir la pensée de Jean Damascène (VIIIe siècle), notamment : La foi orthodoxesuivie de Défense des icônes, trad., intro. et notes E. Ponsoye, Publication del’Institut Orthodoxe Français de Théologie de Paris, Saint-Denys, Paris, 1966 etÉcrits sur l’Islam, Présentation, commentaire et trad. Raymond Le Coz, Paris,Cerf (Sources chrétiennes, 383), 1992.

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Ainsi à la croisée des différentes pensées chrétienne, musulmane etplus tard juive15, et de la philosophie grecque, l’histoire assiste-t-elle à unphénomène nouveau qui n’appartient à aucune d’elle mais qui se situe àl’intersection de chacune des traditions religieuses et philosophiques. Lekalâm semble être un système de pensée qui tente une approche nouvellede l’articulation entre doctrines religieuses et raisonnement philoso-phique. S’il conduit chaque tradition à s’exprimer sur les objets de sa foi,il lui permet également de dépasser le stade de l’attestation sans réduirel’objet de la révélation à un contenu d’idées purement rationnelles.Ouvrant une perspective nouvelle dans l’histoire de la pensée à la croiséedu philosophique, du théologique, du juridique et du politique, le kalâmpermet de sortir d’une opposition entre foi et raison, révélation et nature,théologie et philosophie. Par sa situation originale, le kalâm laisse émergerune nouvelle question : tout en se gardant d’un éclatement conceptuel, enquoi la complexité de ce système de pensée permet-elle d’élaborer undialogue enrichissant entre les différents champs du savoir et entre lesdifférentes traditions religieuses qui partagent les mêmes préoccupationsintellectuelles?

2. Le kalâm, lieu d’une rencontre interreligieuse

Loin d’être une simple adaptation aux traditions, aux cultures et auxévénements de l’histoire, le k a l â m, par son originalité, marque soncontexte et est marqué par ceux qui le pratiquent. Sa métamorphose, àtravers les penseurs et les civilisations, dit la souplesse d’une pensée inter-religieuse et trace un cadre dans lequel la diversité religieuse s’éprouvesans se dénaturer. Mais à quelles conditions cette « pensée interreli-gieuse » offre-t-elle les soubassements d’une rencontre entre les religions ?

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15. L’œuvre de Maïmonide au XIIe siècle est un témoin de la translation du savoirvenant de l’Orient vers l’Occident.

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2.1. Épistémologie d’une rencontre opérée par le kalâm

La situation originale de la science du kalâm montre que ce système depensée ne peut être réductible à une simple apologie de la foi. Sans nierl’aspect « dogmatique » ni ce que la tradition lègue à travers l’histoire, lekalâm, dans sa diversité, dit l’interaction religieuse qui oblige à une« lisibilité » et une « transparence » à l’égard de l’autre, traversées par uneréflexion intelligible rendant audibles ses présupposés. Le kalâm imposeainsi une règle fondamentale et fondatrice de toute rencontre interreli-gieuse en renvoyant à la connaissance de l’autre à partir de ce qu’il est lui-même et non pas en fonction d’un regard extérieur. Or cette connaissancene peut s’effectuer que suivant un cadre suffisamment souple et clair :clair – ou plus exactement clarifié – pour se rendre audible, et souple dansla mesure où des catégories conceptuelles sont sans cesse appelées à êtreredéfinies pour respecter la particularité de chacun. Sur ce point, le kalâmoffre un lieu irréductible aux religions, mais qui ne supprime pas la spéci-ficité de chacune d’elles.

La deuxième règle déductible du mouvement du kalâm renvoie à lareconnaissance de la différence. Le kalâm met fin à l’illusion d’un dialoguequi réduit au semblable des positions antagonistes ou simplement diffé-rentes. Penser sa foi en présence de l’autre ne permet pas seulement del’intérioriser, de l’acquérir et de la reformuler, mais aussi d’avancer dansla recherche de la vérité inhérente à chacune des démarches. Situer l’autredevient ainsi indispensable pour se saisir par rapport à lui. Dans cetteperspective, le kalâm ouvre le débat pour mieux penser les fondements etles partenaires de ce débat. À la différence des théoriciens des religionsqui veulent s’abstraire pour dire la finalité et la signification de ladiversité, le kalâm fait surgir l’impossibilité d’une telle démarche dans lamesure où le mutakallim (celui qui pratique le kalâm) ne peut être qu’im-pliqué dans une tradition précise. Dès lors, la rencontre avec l’autre nepeut pas s’effectuer par abstraction de cet enracinement. La controverseconduit aussi à penser le rapport à l’autre comme un écart rendant intel-ligible la double approche de soi et de la distance qui sépare de l’autre.Suivant cette démarche, le kalâm devient un outil conceptuel pour mieux

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mesurer les différents décalages, plutôt qu’une forme de pensée qui lesréduit, conduisant ainsi à l’amalgame et à l’illusion d’une ententecordiale.

Il convient à cet effet de souligner une troisième règle exigée par lekalâm, à savoir la médiation philosophique. La démarche du kalâm montreque le véritable moyen pour éviter la transformation des rencontres inter-religieuses en apologie ou en semblant de dialogue est la critique réflexiveinstaurée par la logique philosophique. Celle-ci est ce par quoi lemutakallim peut appréhender sa tradition et se saisir en rapport à autrui.Être audible exige une clarification de ses concepts et une précision intel-lectuelle. En ce sens, la diversité à l’intérieur du kalâm a permis d’intro-duire une pluralité de logiques dévoilant deux réalités inséparables : lapremière est l’impossibilité de réduire l’appropriation philosophique à unmode de raisonnement unique et uniformisant, la seconde est lamédiation anthropologique dans toute rencontre interreligieuse. Cettemédiation signifie, par le fait même, la prise de conscience de la finitudehumaine et de la dimension négative inhérente à toute appréhension dela vérité. Sans renoncer à dire et à chercher la vérité dans toute rencontre,et sans l’absolutiser, la conscience d’être une créature introduit uneapproche négative qui s’avère être une instance critique vis-à-vis de soi etde l’autre. Cet équilibre entre recherche de vérité, démarche négative etc o n s t ruction d’un discours positif a permis aux m u t a k a l l i m û n d es’exprimer dans des rencontres authentiques et exigeantes. Ne cherchantni à séduire ni à imposer sa propre logique, et traversé par la raison philo-sophique, le kalâm instaure une distance critique vis-à-vis de sa propretradition et un lien logique avec autrui.

2.2. La philosophie, médiatrice d’une rencontre interreligieuse

Les réflexions précédentes conduisent à souligner la place de la philo-sophie comme médiation à l’intérieur du kalâm, permettant la perméa-bilité des idées et des méthodes pour dire la cohérence de la foi. Exprimer

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l’intelligibilité de la foi nécessite dès lors un raisonnement cohérent etlogique, ainsi qu’une parole claire et structurée. L’héritage grec, qu’il soitplatonicien, aristotélicien ou néoplatonicien, a aidé les différentes tradi-tions religieuses non seulement à exprimer leur foi mais aussi à s’ouvrirsur la réalité des autres. La raison apparaît ainsi comme une médiationqui régule et traverse le kalâm dans sa diversité.

Au-delà de tout risque de prosélytisme induit par un contexte socio-politique de domination armée, le kalâm en terre d’islam a favorisé la prisede parole sur soi-même envers l’autre. La rencontre intellectuelle renduepossible par le kalâm s’exprime ainsi dans la formulation de sa foi d’unefaçon audible par les autres. L’effort d’adaptation pour une compré-hension mutuelle ouvre la voie à une rencontre. Mais si la raison philoso-phique a transformé la foi d’une attestation à une intelligence expriméeenvers les autres, le kalâm a prolongé cette ouverture au sens où il a faitsurgir un langage commun. Pour qu’il y ait une vraie ouverture et uneréelle rencontre, il ne suffit pas de formuler logiquement sa foi envers lesautres mais il faut aussi l’exprimer en fonction de catégories communes etdonc l’adapter à l’intérieur d’une culture partagée. Le débat, suivant descatégories intellectuelles communes, fonde ainsi une connaissance et unereconnaissance, légitimant la place de l’autre. La tension interne à lapensée du kalâm et la diversité dans les approches de la connaissance deDieu est une illustration d’une rencontre interreligieuse qui ne masquepas les diff é rences sous prétexte d’une appartenance à une seulehumanité.

2.3. De la pluralité des religions à la diversité des rencontres

Si la science du kalâm n’a pas élaboré une pensée sur la diversité desreligions, elle a néanmoins permis de tracer les fondements d’unerencontre interreligieuse. Une rencontre qui sera sous le signe de ladiversité en raison d’une pluralité interne déterminante de ce mouvementde pensée. Le kalâm opère de ce fait un déplacement épistémologique : àla diff é rence d’un dialogue strictement théologique qui pourrait se

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heurter à une opposition stérile, et contrairement aux conversations philo-sophiques qui réduiraient le débat à une recherche de valeurs communes,la fécondité du kalâm s’exprime dans sa prise en compte de l’un commede l’autre, en les inscrivant dans un cadre plus large. Si le kalâm ne seréduit ni à une simple théologie ni à un traité de philosophie, sans exclureni l’un ni l’autre, il permet d’articuler les différents niveaux du savoir.Dans cette logique, la rencontre rendue possible respecte la totalité de lapersonne et son irréductibilité à une expression religieuse.

La perméabilité des idées et du savoir, ainsi que le débat instauré àl’intérieur d’une tradition religieuse entre les différents courants du kalâm,invitent à repérer plusieurs niveaux de rencontre. Le premier qualifiéd’intellectuel est semble-t-il le plus élaboré. Les controverses entretenuese n t re les m u t a k a l l i m û n constituaient le dynamisme d’une re n c o n t reféconde qui inclut des éléments reçus de la tradition religieuse et rendusintelligibles et opérationnels. Le refus d’une simple apologie de la foi oud’un glissement relativiste est analogue à l’analyse critique de laTradition. La distance à l’égard de l’héritage, qui ne signifie pas sanégation, permet de le saisir en rapport avec autrui. D’où le second plande rencontre spécifique au kalâm : en effet, le propre de cette science résidedans sa volonté d’inscrire et de comprendre le débat dans sa dimensionsociale. Le langage ne peut pas se réduire à un outillage extérieur à lapensée mais il est ce qui rend possible l’expression et la compréhensiond’une parole. Dans la mesure où le langage traduit un univers mental etsocioculturel, l’absence d’une rencontre qui intègre les données linguis-tiques et socioculturelles conduit à un débat intellectuel stérile. La volontédes mutakallimûn d’être audibles suivant des thématiques et des struc-tures communes illustre l’importance d’une convivialité qui instaure desrepères socioculturels partagés.

Si le mouvement du kalâm et la rencontre qu’il met en œuvre ontdynamisé les traditions religieuses, ce n’est pas uniquement en raison desdébats intellectuels dans un contexte socioculturel commun mais aussigrâce à l’aspiration mystique qui instaure une démarche critique auniveau de la foi de chacun dans la réception de sa propre tradition. Lavoie négative rend authentique une rencontre d’une nature différente. La

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rencontre entre des mystiques ou des mutakallimûn à tendance mystiquelaisse dégager deux aspects qui s’érigent en deux critères féconds etexigeants. La démarche négative constitue non seulement une appro-priation réfléchie et critique de sa propre tradition, permettant de laclarifier et de la purifier, mais aussi une instance critique perméable àtoutes les traditions. À condition de ne pas tomber dans une spiritualitéconfuse et englobante, cette perméabilité, qui s’ouvre sur une rencontrespirituelle, renvoie nécessairement aux deux autres plans repérés plushaut. Dans cette perspective, la science du kalâm, de nature interreligieuse,trace les fondements d’une rencontre qui fait système dans le sens où lesdifférents niveaux s’interpellent et se renvoient mutuellement.

Conclusion

Le détour par la philosophie grecque et son influence sur la concep-tualisation des thèmes du kalâm permet de dire son statut dans l’élabo-ration d’un système de pensée à caractère religieux. Dans cetteperspective, la philosophie apparaît comme médiatrice et régulatrice de lapensée du kalâm. Médiatrice dans le sens où, en se réappropriant deséléments philosophiques, elle lui a permis de développer une logique etune structure distincte. Une médiation qui a conduit le kalâm à opérerégalement un passage crucial : d’une attestation apologétique à une intel-ligence de la foi. La philosophie est aussi régulatrice en tant qu’elleconstitue le pôle anthropologique du kalâm. En régulant de l’intérieur ladémarche de la connaissance divine, elle a empêché le kalâm de se trans-former en fidéisme16.

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16. Certaines écoles juridiques en islam sont un exemple d’une possible réductiondu religieux en une application légale. À noter, toutefois, la tentatived’Averroès de transformer cette tendance en pensant le statut légal de la philo-sophie. L’introduction de la philosophie dans la pensée juridique a permis unearticulation entre deux pôles jusqu’alors étrangers. Cf. Averroès, Le discoursdécisif, Paris, éd. Flammarion, 1996.

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Dans la perspective de la pensée du kalâm, l’alternative entre philo-sophie et théologie, entre raison et foi, semble être dépassée par unearticulation originale et une compréhension différente du rôle de chaquecomposante. Si la révélation est première et pose le principe de touteinterprétation humaine, elle appelle l’homme à un effort intellectuel pourrendre intelligible la question théologique et pour permettre l’actuali-sation des implications anthropologiques. Sans s’identifier au donnérévélé, la raison philosophique s’avère nécessaire pour laisser à chaquereligion la possibilité d’échapper à la répétition de son contenu. Ellepermet une sortie de la dogmatisation qui ne s’arrête plus aux frontièresde la foi, mais qui incite à rencontrer d’autres expressions de foi traduitespar des formes de religiosité variées. Suivant cette logique, la similitudestructurelle entre les différents penseurs du kalâm invite à percevoir larencontre en termes d’ouverture et d’interpellation réciproque.

Dans ce jeu d’identité et de différence s’instaure ainsi une véritablerencontre interreligieuse ayant comme condition préalable une démarcherationnelle et réflexive. Rationnelle pour permettre son propre dépas-sement et son entrée en relation avec tout homme dans son souci de quêtede vérité et de recherche de Dieu. Réflexive pour que sa sortie vers l’autresoit le dévoilement d’une prise de conscience de sa propre identité, suffi-samment intériorisée, pour accepter son altérité. Sans cette doubledémarche, toute rencontre risquerait de se dégrader en affrontementidentitaire dans le refus catégorique de l’autre. Et sans cette expériencehumaine fondamentale et nécessaire, le dialogue céderait au fanatismereligieux et à l’intégrisme politique.

La diversité culturelle et religieuse de nos sociétés contemporainesrappelle analogiquement le contexte qui a assisté à l’émergence du kalâm.La volonté affichée de cette étude de ne pas proposer cette pensée commeun modèle à appliquer, invite néanmoins à souligner l’intérêt théologiqueet anthropologique de revisiter les débats instaurés par les différentspenseurs de l’époque qui s’étend entre le VIIIe et le XIIIe siècle. Malgré lespériodes troubles et les persécutions sanglantes, la richesse de larencontre opérée par le kalâm entre l’islam, le christianisme et le judaïsmelaisse apparaître la fécondité intellectuelle d’un effort de connaissance

Le système du « Kalâm »

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mutuelle et trace l’horizon d’une reconnaissance irréductible. Certes, lamondialisation et les phénomènes d’immigration interdisent de se limiterau cadre socioculturel propre au kalâm et incitent à élargir l’interrogationsur l’ensemble des religions. Toutefois, à la lumière des préoccupationsactuelles des sociétés contemporaines, la prise en compte de ce systèmede pensée permet de faire émerger un principe pouvant instaurer unnouveau cadre propice au dialogue interreligieux. Le respect de l’êtrehumain et de son rythme dans l’appropriation de ce qui est commun etdifférent ouvre ainsi un nouvel horizon de paix et de coopération. Unepaix qui laisse apparaître, à travers l’obscurité des oppositions sanglantesliées aux affrontements au nom de Dieu ou des religions, une lueurd’espérance.

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RepèresB i b l i o g r a p h i q u e s

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SESSION ŒCUMÉNIQUE DES AVENTSouverte à tous

Qui fait autorité dans l’expression de la foi ?

du 20 au 25 août 2006au centre spirituel diocésain

40, rue de la Loire - 49620 LA POMMERAYE

Avec les Pasteurs D. Vatinel & Y. Noyeret les Pères L-M. Rénier et P. Guilbaud

Contact :Michèle Chappart - 5, rue Jean Auffray - 35235 THORIGNE FOUILLARD

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Pierre CuperlyFêtes et prières des grandes religionsParis, Éditions de l’Atelier, 2005, 173 p.

L’auteur de cet essai, Pierre Cuperly, frère de la Fraternité Monastique deJérusalem, a passé de nombreuses années dans divers pays musulmans, principa-lement la Tunisie et l’Algérie. Il a publié Prières des fils d’Abraham (Paris, Le Cerf,1992) et traduit Temps et prières d’Al-Ghazâlî (Paris, Albin Michel, 2000).

Préfacé par Mgr Aubertin, archevêque de Tours, le présent ouvrage eststructuré autour des grands moments de l’existence humaine et des calendriersreligieux ; il permet au lecteur de découvrir les principales fêtes et prières desreligions monothéistes abrahamiques. Évitant tout syncrétisme et d’accès facile, ilintroduit au sens de ces fêtes.

On y trouvera un florilège de célébrations réparties en trois sections :

- Les célébrations liturgiques proprement dites constituent la partie la plus impor-tante (p. 26-129). Elles sont à chaque fois regroupées sous un mot-clé embléma-tique : création, naissance, libération, terre et ciel, don, l’assemblée de prière. Cettethématique met en lumière un certain nombre de correspondances entre les tradi-tions juives, chrétienne, et musulmanes.

- Les célébrations qui accompagnent les moments majeurs de l’existence (p. 131-155) : cérémonies et rites d’initiation, célébrations de mariage et liturgies desfunérailles.

- Les célébrations « au fil du jour » (p. 157-164) : bénédictions, repas et pèlerinages.

Marqué par un grand souci pédagogique, cet ouvrage sera utile aux croyantsparticipants à des initiatives interreligieuses, ainsi qu’à toute personne désireusede comprendre le sens de ces fêtes et de ces prières.

Roger MichelISTR de Marseille

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Pierre ClaveriePetit traité de la rencontre et du dialogueParis, Le Cerf, 2005.

« Je pouvais certes faire les hommes dotés de ce qu’il faut, pour l’âme commepour le corps. Mais J’ai voulu que l’un eût besoin de l’autre et que tous fussentmes ministres pour dispenser les grâces et les dons reçus de Moi », peut-on lire surles lèvres du Père dans le Dialogue de Sainte Catherine de Sienne. Aujourd’hui, etdans des circonstances bien différentes, un autre fils de saint Dominique vientnous rencontrer. Qui ne serait en effet sensible au témoignage de Mgr PierreClaverie, évêque d’Oran, décédé tragiquement avec son chauffeur, au plus fortdes violences qui ont endeuillé l’Algérie durant la dernière décennie ? Dans cetteretraite maintes fois prêchée, maintes fois remaniée et enfin éditée (en lui gardantson style oral avec ce que cela suppose parfois d’imprécision), il nous guide versl’autre, image de l’Autre qui s’est fait tout proche, au-delà des difficultés et piègesimposés par toute rencontre réaliste. C’est donc un peu de son cœur et de sonsecret que Mgr Claverie livre ici : « Ce sera un parcours à l’intérieur de ma foi, desconvictions que je porte en moi. À vous de prendre ce qui vous touche, ce qui vousconcerne dans ce partage. À vous d’en faire votre bien, si vous le jugez utile »(p. 17).

Secret de sa vie personnelle, tout d’abord. Une vie viscéralement chrétienne,marquée par l’immersion en monde musulman et tout entière dédiée au dialogue,sans qu’il n’y ait rien de naïf ni d’irréaliste dans ce terme. Ce dialogue et cetterencontre ne sont pas aisés mais, chez Mgr Claverie, ils se fondent sur un acte defoi fondamental : « Dès que Jésus rencontre quelqu’un, l’amour agit en lui de tellesorte que ce quelqu’un a envie de sortir de lui-même, soit sortir du péché, soitsortir du jugement porté sur lui, soit sortir de ses infirmités : il sort. C’est une sorted’appel irrésistible à sortir et à suivre Jésus » (p. 54-55). C’est cet appel qui crèveles « bulles » et qui permet à chacun de vivre des rencontres en vérité. En multi-pliant avec humour les notations de fine psychologie, Pierre Claverie les met auservice d’un réalisme spirituel qui discerne le Christ au-delà de tous les cals spiri-tuels et culturels qui peuvent souvent recouvrir sa présence : « Le saut de la foi,c’est vivre en présence de Quelqu’un et ensuite, rechercher cette présence en toutévénement et en toute rencontre » (p. 86).

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Secret de sa vie sacerdotale et épiscopale ensuite, où le terme de « pontifex »(celui qui fait les ponts) prend tout son sens. Nous sommes mis de toute évidencedevant un homme d’Église, au sens le plus pur du terme, un prêtre qui a conçuson ministère comme celui de la mystérieuse unité autour de Celui qui nous a tantaimés. Là encore, la rencontre avec le monde musulman lui a fait entrevoir, parricochet, la fulgurante simplicité de la foi chrétienne où Dieu a pris un visage pourcréer un pont, une alliance, un contact intime avec nous : « Quand nous vivons enmonde musulman, ce sont des choses simples qui font partie de notre foichrétienne, que nous avons toujours entendues dire, qui prennent une forcefantastique et portent aussi une force de libération » (p. 79). C’est cette espérancequi sait pourquoi et en qui elle a mis sa confiance qui le pousse à croire indéfecti-blement, qu’au-delà de toutes les difficultés des communions humaines, « rien »,en tout cas, « ne peut le séparer de l’amour de Dieu ».

Secret de sa vie religieuse enfin, tout entière qualifiée d’école, à la suite duChrist des Béatitudes qui nous introduit dans la charité parfaite. Cette charitéparfaite, ce religieux la poursuit par le moyen des vœux évangéliques, trois« brèches » pratiquées dans notre « suffisance » et qui pousse notre bienheureuseincomplétude au don total.

Secret du cœur, ce petit opus se révèle comme un chemin de vie chrétienne oùDieu a l’initiative, celle de la foi, de l’espérance et de la charité. Ce chemin nousmet dans les pas du Christ, au sein de l’aurea simplicitas de celui qui a bâti sa viesur la « béatitude zéro » : « Heureux celui en qui le Christ a cru ». Cette inversionhardie nous donne tout le poids de l’émerveillement de Mgr Claverie devant unefoi qui l’a porté aux rencontres les plus extrêmes et finalement au don total de savie : « Le “vivre entre soi” et le “vivre sur soi” fait qu’un jour, on meurt sans savoirpourquoi » (p. 14). Ce ne fut pas son cas et nul doute qu’on trouve dans ces librespropos un puissant antidote à ce risque majeur !

Xavier ManzanoISTR de Marseille

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Maurice BorrmansJésus et les musulmans d’aujourd’huiParis, Desclée (coll. « Jésus et Jésus-Christ » 69), 2005, 315 p.

Cet ouvrage est l’édition revue et mise à jour d’une enquête historique etthéologique publiée en 1996 sur la figure de Jésus dans l’islam. Il prend le relaisde deux autres, précédemment publiés dans la collection « Jésus et Jésus-Christ »,sous la signature du professeur Roger Arnaldez : Jésus, fils de Marie, prophète del’islam (n° 13, 1980) et Jésus dans la pensée musulmane (n° 32, 1988). L’auteur sep ropose de prolonger et de poursuivre le travail de ses deux devanciers.M i s s i o n n a i re d’Afrique (Père Blanc), Maurice Borrmans a été longtempsprofesseur à l’Institut pontifical d’études arabes et islamiques de Rome (PISAI) dont ila dirigé, de 1975 à 2004 l’importante revue Islamochristiana. Son étude s’intéresseaux représentations sur Jésus que se font les musulmans des XXe et XXIe siècles.

Une mise en perspective des textes coraniques qui traitent de Jésus (ch. 1) estsuivie d’une étude sur Jésus dans les manuels et les catéchismes musulmans(ch. 2), puis sont passés en revue les grands commentaires coraniques du XXe

siècle (ch. 3). Deux chapitres présentent alors les traités et les publications desthéologiens (ch. 4), ainsi que les écrivains et poètes musulmans face à Jésus (ch. 5).Venant après la conclusion, un chapitre complémentaire rassemble quelquesdocuments sur la question, parmi ceux qui ont été publiés ces toutes dernièresannées. Signalons au passage que la revue Chemins de dialogue n° 17 a publié en2001 des « Éléments d’une christologie coranique » sous la plume d’Abd-al HaqqGuiderdoni.

En analysant les rapports historiques et les débats théologiques entre le chris-tianisme et l’islam, l’auteur dégage ce qui circule parmi les musulmans d’aujour-d’hui comme « christologie commune ». Son enquête recouvre des pays aussivariés que l’Égypte ou le Pakistan, la Lybie, l’Arabie Saoudite ou le Liban. Il seconfirme que Jésus est toujours tenu par l’islam contemporain comme « l’un desplus grands envoyés de Dieu », même si les négations coraniques sur le rapportdes chrétiens au Christ sont imperturbablement maintenues.

Les juifs sont à réprimander car ils « exagèrent par défaut » à son sujet, tandisqu’il est reproché aux chrétiens d’« exagérer par excès » dans leur amour pour lui,

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la principale raison avancée étant qu’il est « trop dégradant pour Dieu de devenirhomme ».

Au terme de cette enquête minutieuse, il ressort que le « c o n s e n s u smusulman » sur Jésus, fils de Marie, demeure étrangement le même à travers lessiècles. Cependant, le « bilan provisoire » d’un sondage auprès des penseurs etdes poètes laisse entrevoir des perspectives plus profondes sur les valeurs spéci-fiques du message évangélique ou sur les souffrances rédemptrices de la passionlibrement acceptée par le Messie. En somme, selon les musulmans d’aujourd’hui,le mystère d’un Christ crucifié demeure une énigme qui est loin d’être résolue.

Roger MichelISTR de Marseille

Denis MatringeUn islam non arabe. Horizons indiens et pakistanaisParis, Téraèdre, 2005, 175 p., 15,30 €.

En dix-huit mois, la collection « l’Islam en débats » des éditions Téraèdre a déjàpublié cinq volumes. Le dernier paru a pour titre Un islam non arabe, horizonsindiens et pakistanais et il est l’œuvre de Denis Matringe, bon connaisseur de l’Asiedu sud et professeur à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (Paris).L’ouvrage vient à son heure. Depuis quelques années, l’islam sud asiatiqueoccupe une place importante sur la scène internationale et il est bon de connaîtreson histoire et les mouvements qui l’agitent.

Les trois chapitres du livre invitent le lecteur à remonter le temps. Le premierpart en effet de la situation contemporaine, le deuxième analyse les réactions del’islam indien à l’époque coloniale et le troisième s’intéresse aux origines del’islam dans cette région du monde.

Le premier chapitre (« Horizons contemporains ») commence par présenter lapersonnalité de Maududi (1903-1979). Estimant que les sociétés musulmanesétaient revenues dans une sorte de paganisme préislamique, celui-ci fonda en

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1941 la Jama‘at-i Islami (« société islamique »), porteuse d’une idéologie islamiqueradicale : rupture avec la société dans une sorte d’hégire intérieure personnelled’abord, avant de trouver des compagnons et un guide pour réconquérir lepouvoir ; opposition de principe au système démocratique qui confie le pouvoirau peuple et non à Dieu ; prééminence de la communauté musulmane universellesur les nations. Cette société a joué un rôle considérable en soutenant le présidentpakistanais Zia ul-Haq (1977-1988), en infiltrant l’administration pakistanaise eten encadrant les volontaires internationaux venus combattre en Afghanistan.

Dans l’islam indo-pakistanais, la référence à l’arabité prend deux formes :d’une part la vie de la première communauté musulmane autour de Mohammedet des premiers califes représente un idéal et un programme; d’autre part on estsensible à l’histoire actuelle du monde arabe (problème palestinien et guerre duGolfe).

Mais cet islam est également bien enraciné dans le sous-continent indien. Il asa langue, l’ourdou, qui a remplacé le persan, ancienne langue de l’islam indien ;il reste marqué à sa manière par le système social des castes ; et la religiositépopulaire s’exprime dans le culte des sanctuaires, des grands saints du passé et deleurs héritiers spirituels.

Un chiffre pour finir : entre 1988 et 2002, les madrasas (écoles théologiques) duPakistan sont passées de deux mille huit cent un à neuf mille huit cent quatre-vingt. Elles appartiennent à diverses obédiences ; celles qui relèvent de la Jama‘at-i Islami sont passées de quatre-vingt-dix-sept à cinq cents.

Au XVIIIe siècle, la suprématie britannique sur l’Inde sonna le glas d’uneépoque pour l’Empire musulman des Grands Mogols (la dynastie indo-musulmane des Mogols [Mughals] régna de 1526 [932] à 1858 [1274]). Commentl’islam indien allait-il relever ce défi ? C’est l’objet du deuxième chapitre (« recon-figuration de l’islam à l’époque coloniale »). Avec sa famille et son école, ShahWaliullah (1703-1762) se tient au seuil de cette nouvelle époque, qui verra lesmusulmans réagir de diverses manières. Influencés par le wahhabisme qui faisaitson apparition en Arabie, certains essaient la voie du djihad, comme SayyidAhmad Barelwi (1786-1831) ou, au Bengale, le mouvement des Fara’izis. D’autresempruntent une voie réformiste et ont eu une influence durable grâce au réseaud’écoles qu’ils ont mis en place : c’est le mouvement des Deobandis (du nom duvillage où ils fondèrent en 1867 leur première Maison des sciences islamiques) et, auXXe siècle, celui de la Tablighi Jama‘at, etc. D’autres enfin, comme Syed Ahmed

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Khan (1817-1898) choisissaient une attitude moderniste qui voulait concilier deuxgrandes références, le Coran et la science occidentale.

On n’oubliera pas Muhammad Iqbal (1873-1938), à la fois poète et hommepolitique, dont les idées inspirèrent la création du Pakistan, ni Mirza GhulamAhmad (1839-1908) qui se présenta à la fois comme mahdi musulman et commeavatar de Krishna et réincarnation de Jésus et qui rassembla de nombreuxdisciples, désormais répandus dans le monde entier, les « Ahmadis ».

Le chapitre trois (« la formation d’un islam indien ») est consacré aux originesde cet islam particulier où une minorité de conquérants musulmans s’imposa àune population restée majoritairement hindoue. L’année même où des Arabess’emparaient de Gibraltar, d’autres s’installaient dans le Sind (le sud du Pakistanactuel). Mais c’est au XIIIe siècle que l’islam pénétra plus avant en Inde, avec lesTurcs Ghaznévides qui arrivaient du nord-ouest et fondèrent le sultanat de Delhi,détruit en 1398 par Tamerlan. Au XVIe siècle, sur les ruines du sultanat, les Mogols( a u t res Tu rcs) établirent un empire qui allait durer jusqu’à l’arrivée desBritanniques et où s’illustrèrent des souverains comme Akbar (roi de 1556 à 1605)et son arrière-petit-fils Aurangzeb (1658-1707). Les oulémas sunnites ajustèrent lestraditions arabes et persanes au contexte indien. Divers mouvements chiitess’enracinèrent en Inde. Aux XVe et XVIe siècles, on vit se lever des leaders charis-matiques, des mahdis, se disant appelés à rétablir un islam purifié. Les mouve-ments soufis eurent aussi leur importance, qu’ils s’inspirent de la doctrine d’IbnArabi, le maître arabo-andalou du XIIe siècle ou qu’ils puisent leur inspirationdans la culture locale hindoue. Le chapitre se clôt sur l’entreprise encyclopédiquede Shah Waliullah, personnage qui se tient à la charnière de deux époques et surlequel s’ouvrait le deuxième chapitre.

Dans les douze pages de bibliographie, on voit surtout des titres en anglais, cequi montre qu’il s’agit d’un domaine peu familier aux lecteurs francophones.C’est dire l’intérêt de ce petit livre, clair et bien écrit, pour ceux qui veulent avoirquelques lumières sur un monde dont le poids actuel ne saurait être ignoré.

Les fautes de frappe sont rares et faciles à corriger. Signalons cependant cellede la page 102 : le calife Omar a dû se retourner dans sa tombe en apprenant qu’unémirat « sassanide » s’était reconstitué en Iran au Xe siècle. Il faut lire bien sûr« samanide ».

Jean-Louis DéclaisCentre diocésain d’Oran

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TABLE DES MATIÈRES

Sommaire 3

Jean-Marc AvelineLiminaire 5

L’écho de Tibhirine 11

Christian de ChergéPrier en Église à l’écoute de l’islam 17

Christian SalensonLe Martyre selon Christian de Chergé 25

Position du problème 27Quand se pose la question du martyre 29Quelles furent les raisons de leur choix ? 30Martyre de la foi 31Martyre de l’amour 35Le martyre de l’amour inclut le pardon, le don parfait 37Quelques conséquences 38

Extraits de lettres de frère Luc 41

Marie-Dominique MinassianFrère Christophe : priant parmi les priants 67

Enseignant-coopérant à Alger 67Profès de Tibhirine 69Moine à Tamié 70Envoi en mission à l’Atlas : corps-présence priante 72Membre du Ribât : Lien de la Paix 73L’engagement de la Croix 75La mystique de la relation 78

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Marie-Christine RayLe Cardinal Duval, une pensée d’une sidérante actualité 81

L’injustice prépare la guerre 84Pas de confusion entre le politique et le religieux 86L’Esprit-Saint n’est pas prisonnier des frontières de l’Église 87Le dialogue islamo-chrétien est une obligation de la foi 89L’Église d’Algérie, « sur les fractures du monde » 91

Marie-Christine Ray et Cardinal DuvalL’amitié est l’âme du dialogue islamo-chrétien 93

Roger MichelLes rencontres d’Aiguebelle 101

Henry C. QuinsonOptimisme naïf ou invincible espérance ? Christian de Chergé selon John Kiser 121

Pourquoi traduire et publier un nouveau livre sur Tibhirine en France ? 121

John Kiser : un parcours original 123Limites des livres déjà parus sur Tibhirine 124L’originalité du livre de John Kiser : une lecture à trois niveaux 127John Kiser et Christian de Chergé 129Actualité du livre de John Kiser : un message d’espérance 130Fondement théologique et débat théologique 131Une théologie de l’espérance pascale 134L’Église d’Algérie : survivance ou prototype ? 136Dimension politique de l’espérance théologique 138Conclusion 140

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Repères théologiques sur la question de la mission 143

Claude GeffréPour une théologie de la différence. Identité, altérité, dialogue 149

1. L’énigme de l’islam 150L’étrangeté du Coran 151L’étrange méconnaissance du vrai christianisme 154Une rivalité mimétique 156Le conflit de deux imaginaires 158La difficulté du dialogue islamo-chrétien 159

2. Pour un christianisme comme religion de l’altérité 160Le paradoxe du dialogue interreligieux 160Une théologie du pluralisme religieux 162Le scandale de l’incarnation 164La kénose du Christ 165Un accomplissement non totalitaire 167

3. Présence d’Église et respect de l’autre dans sa différence 169La mission comme témoignage rendu

au Royaume de Dieu qui vient 170Le dialogue comme dialogue de salut 172Les formes diverses du dialogue 174

Repères bibliographiques 178

Walter KasperL’Église - Sacrement universel du salutRéflexions sur la théologie de la mission 179

1. Le problème : début ou fin de la mission aujourd’hui ? 1812. Sur le devant de la scène : le dialogue interreligieux 1843. Jésus-Christ : fondement et terme 1904. La réalisation concrète aujourd’hui 197

249

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Études & Expériences 205

Jean-Michel FabreLe thème du martyre dans la pensée de Jean-Paul II 207

1. Le Grand Jubilé de l’An 2000 2082. Les Églises particulières 2113. La vie chrétienne 215Conclusion 221

Michel YounèsLe système du « Kalâm »Enjeux théologiques d’une pensée interreligieuse 223

Introduction 2231. Repères pour approcher le kalâm 225

1.1. Structure triptyque du kalâm 2251.2. Origine interreligieuse du kalâm ? 2261.3. Rapport à la raison philosophique 228

2. Le kalâm, lieu d’une rencontre interreligieuse 2292.1. Épistémologie d’une rencontre opérée par le kalâm 2302.2. La philosophie, médiatrice

d’une rencontre interreligieuse 2312.3. De la pluralité des religions à la diversité des rencontres 232

Conclusion 234

250

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Repères Bibliographiques 237Recensions 239

Pierre Cuperly, Fêtes et prières des grandes religions 239[Roger Michel]

Pierre Claverie, Petit traité de la rencontre et du dialogue 240[Xavier Manzano]

Maurice Borrmans, Jésus et les musulmans d’aujourd’hui 242[Roger Michel]

Denis Matringe, Un islam non arabe. Horizons indiens et pakistanais 243[Jean-Louis Déclais]

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Chemins de DialogueRevue théologique et pastorale sur le dialogue interreligieux,

fondée par l’Institut de sciences et théologie des religions de Marseille(département de l’Institut catholique de la Méditerranée),

éditée par l’association « Chemins de Dialogue »,publiée avec le concours du Centre National du Livre.

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Achevé d’imprimer en avril 2006sur les presses du

Groupe HorizonParc d’activités de la plaine de Jouques

200, avenue de Coulins – 13420 GémenosDépôt légal avril 2006

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Revue semestrielleIV 2006 - 18 €

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