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Chemins de Dialogue – 22Entre guerre et paix

Chemins de Dialogue, 2003Marseille

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© 2003, Chemins de Dialogue11, impasse Flammarion – 13001 Marseille

✆ 04 91 50 35 50 – Fax 04 91 50 35 [email protected]

I.S.S.N. 1244-8869

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Chemins de Dialogue

Revue théologique et pastorale sur le dialogue interreligieux,fondée par l’Institut de sciences et théologie des religions de Marseille

(département de l’Institut catholique de la Méditerranée),éditée par l’association « Chemins de Dialogue »,

publiée avec le concours du Centre National du Livre.

NUMÉRO 22 – DÉCEMBRE 2003

DIRECTEUR DE L’ÉDITION

Jean-Marc Aveline

COORDINATION DU COMITÉ DE RÉDACTION

Jean-Marc Aveline, Jean-Marie Glé,Roger Michel, Christian Salenson

COMPOSITION

Olivier Passelac

COUVERTURE

Peinture d’André Gence

REVUE SEMESTRIELLE

Numéro 22 : 18 €

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À Bruno Chenu…

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SOMMAIRE

Le défi interreligieux ........................................................................................... 9Roger Michel

Jules Monchanin : une théologie en mission .............................. 13Jules Monchanin et Henri de LubacUne rencontre féconde pour penser l’interreligieux ......................................... 23Ilaria MoraliLettre ouverte de l’Abbé Monchanin (6 novembre 1951)Une proposition de christologie indienne ......................................................... 41Françoise JacquinJules Monchanin : un précurseur méconnu? .................................................. 53Bernadette Truchet« L’esprit de Nazareth », de Charles de Foucauld à Jules MonchaninProposer la foi autrement ................................................................................. 73Jacques Gadille

Islam… Approches plurielles. De l’Europe à l’Afrique ........ 85Les musulmans en Europe : foi en la démocratie ?............................................ 91Maurice BorrmansL’histoire en miettes comme elle est apparue dans l’islam ............................. 103Jean LambertQuel dialogue islamo-chrétien au Mali? ........................................................ 119Joseph Stamer

Entre guerre et paix .............................................................................. 131Le Christ Jésus, notre paix ............................................................................. 135Paul BonyUne charte au service de la paix ..................................................................... 151Laurent Gédéon et Jean-Marie Glé

Études et expériences ........................................................................... 171Religion et culture. Perspective philosophique ............................................... 175Pierre GireLe paysage vital des jeunes ............................................................................. 189Jacques GageyDialogue interreligieux et droits humains ..................................................... 201Jean-Marc Aveline

Repères bibliographiques .................................................................. 219L’unicité de la médiation du ChristQuelques éléments de réflexion proposés par des ouvrages récents ............... 221Maurice PivotRecensions ...................................................................................................... 235

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Roger MichelISTR de Marseille.

LE DÉFI INTERRELIGIEUX

Parmi sept défis pour l’Église du XXIe siècle, Mgr Jean-Pierre Ricard,archevêque de Bordeaux et président de la Conférence des évêques deFrance, relève dans un récent ouvrage celui de la « concurrence religieuse »1.La question interreligieuse n’est plus marginale dans la pensée et lapratique ecclésiales, mais le dialogue interreligieux est perçu désormaiscomme une dimension constitutive de la mission de l’Église2 dans uncontexte de pluralisme religieux :

Nous devons prendre acte des changements profonds intervenus dansle paysage religieux français. Nous devons apprendre à vivre dans unesociété pluraliste au niveau des convictions religieuses. Mais nous nedevons pas avoir peur de tenir notre place. Et s’il nous faut témoigner denotre foi, la vraie réponse ne pourra se contenter d’un simple lifting del’image extérieure de l’Église. Nous sommes appelés de nos jours à rendrecompte, beaucoup plus qu’autrefois, du travail humain et spirituel que lafoi en Jésus Christ réalise en l’homme.3

Vivre la « concurrence religieuse » : le terme de concurrence peut êtrereçu selon deux acceptions différentes. Ou bien la rivalité entre lesreligions dans un même espace-temps engendre des conflits meurtriers

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1. Mgr Jean-Pierre Ricard, Sept défis pour l’Église, Paris, Bayard, 2003.2. Cf. Dialogue et Annonce, Réflexions et orientations concernant le dialogue interreli -

gieux et l’annonce de l’Évangile, Document du Conseil pontifical pour ledialogue interreligieux et de la Congrégation pour l’évangélisation despeuples, publié en intégralité dans Chemins de Dialogue 7 (« L’ E s p r i td’Assise »), et extraits dans Chemins de Dialogue 20 (« L’Église et les religions »).

3. Jean-Pierre Ricard, Sept défis pour l’Église, op. cit., p. 129-130.

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entre frères ennemis, ou bien l’idée de rencontre et de convergence estmaintenue, dans le sens d’une émulation spirituelle. À titre d’exemple, lesacteurs du dialogue islamochrétien connaissent tous ce verset coranique :

Ô vous les hommes! Nous vous avons créés d’un mâle et d’unefemelle. Nous vous avons constitués en peuple et en tribus pour que vousvous connaissiez entre vous. Le plus noble d’entre vous, auprès de Dieu,est le plus pieux d’entre vous.

(sourate 49, Les appartements privés, verset 13)

C’est une invitation à relire nos textes fondateurs dans le sens d’uneouverture aux autres. Ce travail est à la fois urgent et exigeant, face à lamontée des fondamentalismes et des intégrismes qui menacent la convi-vialité interreligieuse dans le contexte d’une mondialisation malmaîtrisée.

Le thème général de ce numéro 22 de Chemins de dialogue nousmaintient en quelque sorte sur le qui-vive : Entre guerre et paix. Pour lechrétien, il y a là un enjeu proprement christologique, ainsi que l’indiquel’étude exégétique centrale de Paul Bony sur « Le Christ Jésus, notrepaix ». Cet enjeu doit prendre corps dans l’humanité telle qu’elle seprésente à nous aujourd’hui, avec ses faiblesses et ses promesses. À ceté g a rd, la création d’un O b s e r v a t o i re Méditerranée-Europe pour la Paix(OMEP) par l’Institut catholique de la Méditerranée est sans aucun doute uneheureuse initiative. La charte constitutive de cet observatoire marseillais,qui s’inspire du Décalogue d’Assise pour la Paix4, nous en est ici présentéesous l’angle philosophique. Philosophie et théologie doivent s’ajusterl’une à l’autre, ainsi que nous le rappelle l’encyclique Fides et ratio du papeJean-Paul II, pour rendre opératoire un dialogue interreligieux en priseavec les réalités socioculturelles qui marquent le monde où nous vivons.Les diverses contributions qui composent ce numéro de Chemins ded i a l o g u e insistent sur cet ancrage du dialogue interreligieux dansl’épaisseur des situations concrètes où vivent côte à côte les croyants de

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4. Cf. Chemins de Dialogue 20 (2002), p. 195-196.

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traditions religieuses différentes. À cet égard, Jean-Marc Aveline nous ditavec vigueur combien la question des droits humains est cruciale pour lafécondité d’un dialogue authentique.

Relever le défi interreligieux est une exigence qui ne date pas d’aujour-d’hui. Il est nécessaire d’inscrire nos pas dans la pensée et l’œuvre de ceuxqui nous ont précédés sur le chemin. Le dossier substantiel consacré danscette livraison à Jules Monchanin en est une bonne illustration.

Entre guerre et paix.S’il y eut un témoin engagé dans le dialogue interreligieux, c’est bien

notre ami Bruno Chenu, trop tôt disparu, auquel nous tenons à rendrehommage. Nous pensons particulièrement à tout son labeur pour que lemessage des sept Frères de Tibhirine, dont l’impact n’a pas fini demarquer les relations interreligieuses, soit connu du grand public.

Face au défi de « la concurrence religieuse », d’autres témoins se sontlevés. L’expérience des rencontres organisées dans « l’Esprit d’Assise » estdéjà appréciable. C’est pourquoi il nous plaît de laisser le lecteurdécouvrir ce numéro 22 de Chemins de dialogue en compagnie dufondateur de la communauté Sant’ Egidio :

Si les religions peuvent être utilisées pour alimenter le feu de la guerre,elles peuvent aussi, et c’est leur vocation, devenir l’eau qui éteint le feu enprofondeur.

(Andrea Riccardi)

Liminaire

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DossierJules Monchanin :une théologie en mission

Le dossier qui suit a pour objectif d’éclairer le lecteur sur la pensée dugrand théologien de la mission que fut l’abbé Jules Monchanin, dont sonami Henri de Lubac disait « qu’il fut un prêtre génial, un mystique et unsaint ».

Chemins de Dialogue a déjà abordé la question du mysticisme dans desnuméros précédents1, mais le cas de Monchanin offre une illustrationparticulièrement intéressante de la réflexion mystique mise au service dela mission dans un pays qui nous demeure à bien des égards peu connu,l’Inde.

Les quatre contributions qui composent ce dossier visent à aider lelecteur à mieux appréhender les fondements de la théologie trinitairecomplexe développée par l’abbé et dont il fera le socle de son approchemissionnaire.

On lira tout d’abord l’article d’Ilaria Morali sur la fécondité mutuelledes pensées de Jules Monchanin et d’Henri de Lubac. L’auteur s’y penchenotamment sur la structuration théologique développée par l’abbé autour

1. Voir Chemins de Dialogue n° 6, « La mystique dans les religions » et Chemins deDialogue n° 18, « La religion et la mystique ».

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du concept de théogenèse-hétérogenèse qui fonde la Trinité. « Altérité à undegré infini, constitutive de l’unité à un degré infini », selon la définitionqu’en donne le théologien.

Au sein de cette construction, la personne du Christ apparaît centrale,car c’est le Verbe incarné qui attire vers lui l’ensemble de la création dansun mouvement ascendant vers la Trinité. La mission ne peut avoir d’autreobjectif que celui d’amener tout homme vers le Christ, Médiateur parexcellence entre l’humanité et Dieu.

Cette réflexion théologique sur la personne et le rôle du Christamènera Monchanin à s’investir dans certains débats intellectuels de sontemps, ainsi que le souligne Françoise Jacquin dans sa contribution ; il yréaffirmera avec force la double nature, humaine et divine, du Christ. Ceproblème de la nature du Verbe se pose d’ailleurs particulièrement en cequi concerne l’hindouisme. Pour y répondre, Monchanin cherchera àélaborer une christologie proprement indienne, impliquant notammentune approche de Jésus différente de celle proposée en Occident.

Pour comprendre et pénétrer l’âme du peuple que l’on souhaiteévangéliser il faut faire sienne, totalement sienne, la culture de ce peuple.Monchanin souligne le renoncement total que cette démarche exige dumissionnaire et parle, comme le rapporte Bernadette Truchet, de véritable« conversion » de celui-ci, préalable à la conversion de l’autre. Que l’on estloin, dans cette approche, de l’imposition brutale d’un modèle, dansl’ignorance totale des valeurs propres aux autres civilisations…

Dans la dernière contribution, Jacques Gadille revient sur la manièredont des missionnaires comme Monchanin ou Charles de Foucauld ontcherché à proposer la foi chrétienne autrement, en accord avec leurvocation particulière de mystiques et d’ermites. À l’instar de certains deleurs prédécesseurs, ils ont compris que la mystique était l’une des portesd’entrées dans les traditions religieuses différentes, comme l’islam oul’hindouisme. Ils nous ont surtout enseigné que proposer le christianismeaux non-chrétiens est une démarche qui ne peut se faire qu’avec unimmense respect de l’autre, respect qui exige d’avoir longuement appro-

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fondi à la fois sa propre culture et la culture d’accueil. Une telle approchenécessite beaucoup de temps et d’amour et demande une humilité chaquejour renouvelée.

Aujourd’hui encore, l’exemple de ces deux hommes reste une sourceféconde et suscitera certainement encore de nombreuses vocations dansl’avenir.

Laurent GédéonObservatoire Méditerranée-Europe pour la Paix

Présentation

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SOMMAIRES DES ARTICLES

laria MoraliJules Monchanin et Henri de LubacUne rencontre féconde pour penser l’interreligieux

La pensée théologique de l’abbé Monchanin présente de fortes convergencesavec celle d’Henri de Lubac. Tous deux ont contribué à approfondir le thème dela rencontre entre le catholicisme et les autres traditions religieuses. Tout enrejetant toute idée de syncrétisme, tous deux ont eu conscience de l’impossibilitéd’assumer sans discrimination et purification préalables la réalité non chrétiennedont tous les éléments ne pouvaient cependant être rejetés car Dieu conférait desdons en dehors de l’Église, dons qu’il fallait savoir reconnaître.

Toutefois, Lubac et Monchanin développèrent leur réflexion théologique selondes voies différentes. Si Henri de Lubac concevait sa réflexion comme l’analysedes problèmes théologiques pour eux-mêmes, l’abbé Monchanin se montrait, lui,fortement attiré par l’action missionnaire directe dans laquelle il voyait la raisond’être première de l’Église. Celle-ci, corps mystique du Christ, ne pouvant réaliserpleinement sa vocation qu’en permettant au plus grand nombre de connaître laTrinité révélée, aimée et communiquée à tous.

Françoise JacquinLettre ouverte de l’Abbé Monchanin (6 novembre 1951)Une proposition de christologie indienne

La définition exacte de la nature du Christ a suscité des débats intenses qui,débutés aux premiers temps du christianisme, ont connu des répercussionsjusqu’au XXe siècle. Dans sa démarche missionnaire en terre indienne, Monchaninva se heurter à son tour à cette difficulté. Pour l’hindouisme, en effet, Jésus repré-sente l’un des multiples avatars, sous forme animale ou humaine, de la Divinitéqui, en son essence, est au-delà de toute chose. C’est pourquoi l’abbé reconnaîtl’inadéquation de la proposition christologique traditionnelle en milieu indien ets’interroge sur l’opportunité d’adopter avec les Hindous une démarche apologé-tique inverse à celle usitée en Occident : contemplation du Dieu engendré avantle Christ historique ; présentation du Ressuscité avant celle du Crucifié…

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Bernadette TruchetJules Monchanin : un précurseur méconnu ?

La réflexion développée par l’abbé Monchanin portant sur l’approche par lechristianisme des autres traditions religieuses et sur le concept même d’incultu-ration était d’une grande nouveauté à son époque. Mais, très intériorisée et troppeu développée à l’écrit, elle demeure mal connue aujourd’hui encore àl’exception du cercle des spécialistes, en dépit de sa pertinence et de son actualité.Elle se caractérise par une ouverture totale à l’altérité qui doit passer par unecomplète assimilation avec la civilisation à christianiser.

Pour que le processus de christianisation soit un succès, Monchanin al’intuition qu’il faut repenser le christianisme pour n’en retenir que le noyauinfrangible de la Révélation. De même que la civilisation grecque s’y est grefféejadis, les autres traditions culturelles sont appelées à s’y greffer en créant leurpropre synthèse théologique autour de ce « point vierge ». C’est ainsi quesurviendra l’avènement, à l’intérieur de l’Église, de formes nouvelles de civilisa-tions. Cependant, cette démarche exige du missionnaire une véritable« conversion », un renoncement total à sa propre culture qui ne va pas sans déchi-rement.

Jacques Gadille« L’esprit de Nazareth », de Charles de Foucauld à Jules MonchaninProposer la foi autrement

La démarche de Jules Monchanin présente beaucoup de similitudes avec cellede Charles de Foucauld. Comme elle, elle représente la manifestation de laprésence divine par des chrétiens qui « vivent de la Parole avant de l’exprimer parle discours ». Il s’agit de véritablement approfondir la vie intérieure qui, dans unmilieu différent ou hostile, est souvent la seule voie offerte pour proposer la foichrétienne. Cette démarche est aussi signe de respect et de fraternité qui permetl’établissement d’un dialogue avec les adeptes des autres cultures religieuses.

Monchanin comme Foucauld rechercha une forme d’érémitisme et, commelui, encouragea des vocations contemplatives, mais très ouvertes sur la populationenvironnante, dont certaines s’épanouirent sur la terre indienne.

L’abbé fut également profondément marqué par son second maître spirituel,ermite et brahmane indien, Brahmanandhav Upadyay, qui avait rapproché laTrinité du Dieu chrétien des trois essences : Être, Pensée, Béatitude.

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Si Monchanin n’a, comme Foucauld, attiré aucun disciple indigène de sonvivant, la fécondité de son action s’est révélée, à terme, incontestable. Elle semanifeste aujourd’hui par la multiplication des ashrams en Inde, créés sur lemodèle de l’ermitage de Monchanin. Ils témoignent de la justesse de l’intuition duprêtre lyonnais et rappellent que le dialogue et la mission commencent d’abordpar l’écoute attentive de l’autre et la connaissance intime de sa culture.

CONTENTS

Ilaria MoraliJules Monchanin et Henri de LubacA fertile meeting to think the interreligious out

Father Monchanin’s theological thought presents strong convergences withthat of Henri de Lubac. They have both contributed to deepening the theme of themeeting between catholicism and other religious traditions. While rejecting anyidea of syncretism, they have been both aware of the impossibility of acceptingwithout discrimination and previous purification the non Christian reality, all theelements of which could not yet be rejected for God conferred, outside the Church,gifts which had to be recognized. However, Lubac and Monchanin developpedtheir theological reflections according to different ways. If Henri de Lubacconceived his reflection as the analysis of theological problems for themselves,Father Monchanin, as to him, appeared to be strongly drawn by direct missionaryaction in which he saw the primary raison d’etre of the Church. This one, themystic body of Christ, being able to fully achieve its double vocation of mediatorbetween, on the one hand, men and civilisations, and on the other hand, humanityand God, only in allowing the great majority of people to know the revealed,loved and transmitted to all Trinity.

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Françoise JacquinFather Monchanin’s open letter (6 november 1951)A proposal of Indian Christology

The exact definition of Christ’s nature has aroused, since its beginnings in thefirst times of Christianism, intense debates which have had repercussions until theXXth century. In his missionary move to Indian land Monchanin, in his turn, willcome up against this difficulty. For Hinduism in fact, Jesus represents one of thenumerous avatars, in an animal or human shape, of the Divinity who, in itsessence, is beyond everything. That is why Father Monchanin admits the inade-quation of the traditional Christological proposal in Indian environment andwonders about the appropriateness of adopting with the Hindus apologeticalprocesses opposite to the ones used in the West : contemplation of the Godbegotten before the historic Christ ; presentation of the risen Christ before that ofthe crucified.

Bernadette TruchetJules Monchanin : an unknown precursor ?

The reflection developed by Father Monchanin concerning the approach byChristianism of other religious traditions and the very concept of inculturationwas something absolutely new in his time. But being very interiorized and notenough developed in writing, it remains badly known even today apart from thecircle of specialists, in spite of its pertinence and topicality. It is characterized by atotal opening to alterity which means a complete assimilation with the civilisationto be christianised.

To achieve successfully the process of christianisation, Monchanin has theintuition that Christianism has to be rethought to only retain the infrangible coreof Revelation. Just as in the past, the Greek civilisation grafted on it, the othercultural traditions are required to graft on it by creating their own theologicalsynthesis around this « virgin point ». Thus will arise, inside the Church, newforms of civilisations. However this approach requires from the missionary a real« conversion », a total renouncement to his own culture which cannot be donewithout being heartbroken.

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Jacques Gadille« The spirit of Nazareth », from Charles de Foucauld to Jules MoncheninProposing faith otherwise

Jules Monchanin’s and Charles de Foucauld’s approaches are very similar.They both represent the expression of divine presence by Christians who « live onthe word of God before expressing it with words ». That means going reallydeeper into interior life which, in a different or hostile environment, is often theonly way offered to propose Christian faith. These processes are also a sign ofrespect and fraternity that allow the establishing of a dialogue with followers ofother religious cultures.

Like Foucauld, Monchanin saught a form of eritism and, like him, encouragedcontemplative but quite open to the surrounding population vocations, some ofwhich spread out in Indian land. He was also deeply marked by his secondspiritual master, a hermit and Indian Brahman, Brahmanandhav Upadyay, whohad established a link between the Trinity of the Christian God and the threeessences : The Being, the Thought and Beatitude. If in his lifetime, like Foucauld,Monchanin has not attracted any indigenous disciple, the fecundity of his actionhas revealed itself unquestionable. It can be seen today in the multiplication ofashrams in India, made on the pattern of Monchanin’s hermitage. They attest thesoundness of Monchanin’s intuition and remind that the attentive listening in ofthe other and the intimate knowledge of his culture are the very first beginningsof dialogue and mission.

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Ilaria MoraliP rofesseur de théologie dogmatique et professeur invité en missiologie àl’Université Grégorienne.

JULES MONCHANIN ET HENRI DE LUBACUNE RENCONTRE FÉCONDE POUR PENSER L’INTERRELIGIEUX*

Introduction

Une immense estime et une profonde amitié unirent indéfectiblementle vicaire lyonnais et le théologien jésuite depuis la fin des années vingt.Dans une lettre du 18 janvier 1947, adressée à son vieil ami Monchanin, lePère de Lubac avait exprimé son désir de voir publier un livre rassem-blant tout le meilleur de la connaissance et de sa pensée ; le jour où un telprojet aboutirait serait pour lui un jour vraiment heureux1. Monchanin enréalité ne parvint jamais à réaliser une telle œuvre qui répondait sansdoute davantage à la forma mentis du Jésuite qu’à la sienne. Nous avonsessentiellement de lui des publications posthumes, aucune d’elles ne peuttoutefois être considérée comme une mise en forme, systématique, théolo-gique, de sa pensée. De fait, Henri de Lubac préférait parler par imagesde son ami Monchanin : « un prêtre génial qui fut un mystique et un saint.Tous ceux qui l’ont approché savent concrètement ce que signifie le mot

23

* Cet article est tiré du chapitre inédit d’une thèse soutenue à l’UniversitéGrégorienne, sur le P. de Lubac. Nous remercions vivement l’auteur de nousavoir permis de l’utiliser. Il a été traduit de l’italien par Viviane Ceccarelli etrevu par Bernadette Truchet, en vue d’une publication autonome. S’il y avaitune erreur d’interprétation elle serait uniquement de notre fait. La thèse elle-même est publiée sous le titre La salvezza dei non cristiani. L’influsso di Henri deLubac sulla doctrina del Vaticano II, Bologna, Ed. Missionaria Italiana, 1999,346 p.

1. Lettre inédite du 18 janvier 1847 à J. Monchanin, in Bulletin AssociationInternationale Cardinal Henri de Lubac, 2002, tome V.

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de fécondité spirituelle »2. Sans prétendre offrir une vision organique dela pensée de Monchanin, il est possible d’en dessiner les lignes directrices,sans jamais oublier qu’il s’agit d’une théologie élaborée hors normes :« Une synthèse s’ébauche ainsi, qu’on peut dire de mystique théologique,ou de théologie mystique »3.

Tenter une confrontation entre deux personnalités aussi diverses,encore que si profondément unies spirituellement, est une entreprisedifficile. Il ne s’agit pas par ailleurs de figures isolées, mais de deux despersonnalités qui influencèrent durablement la ville et l’Église de Lyondans les années 1930 : « ce Lyon des années 30 […] si riche de maîtres etd’éveilleurs d’âmes, extraordinaire carrefour des cultures d’Europe etd’Asie, où l’abbé Monchanin a joué pour beaucoup un rôle unique decatalyseur et de révélateur »4.

1. Lignes directrices d’une pensée et d’une vocation missionnaires

1.1. De la Trinité à l’Homme

H. de Lubac voyait, dans la synthèse trinitaire « d’une mystiquethéologique ou d’une théologie mystique », la matrice essentielle de lapensée de l’Abbé Monchanin. Plus particulièrement la théologie trinitairede Monchanin avait trouvé dans le binôme « altérité-unité » une clé delecture fondamentale. La signification des deux termes se déployait

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2. H. de LUBAC, Mémoire sur l’occasion de mes écrits, Culture et vérité, Namur,1989, p. 114.

3. H. de LUBAC, Images de l’abbé Monchanin, Aubier, Paris, 1967, p. 19.4. Témoignage d’H.I. Dalmais, ibid., p. 30.

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progressivement à travers un enchaînement de concepts très articulé, carle langage de Monchanin présente un répertoire extrêmement riche denotions et de termes puisés aussi bien chez les mystiques que dans laphilosophie ou la théologie5. Monchanin appelait théogenèse-hétérogenèsel’explication que Dieu donne de Lui-même dans la triple ordonnance d’unePersonne à l’autre. Par théogenèse, il ne fallait pas entendre, soulignaitl’Abbé, une simple autogenèse divine, mais bien

un mouvement qui constitue l’autre. Le Père est constitué comme Pèrepar sa paternité même […] par son mouvement vers le Verbe qui l’arracheà l’Un stérile […]. Pour le Père aussi le Verbe est le Tout Autre. De même leVerbe est constitué comme tel par son mouvement vers le Père et versl’Esprit. […] L’Esprit est constitué comme tel par son double mouvementvers le Verbe et vers le Père par le Verbe…6

L’Être vers l’autre (tourné vers l’autre) propre à chaque personne est,par sa nature même, un dynamisme unifiant : Monchanin à ce proposparlait « d’unité dans la Trinité comme unité du mouvement qui va duPère à l’Esprit “par” le Verbe et qui revient de l’Esprit au Père “par” leFils, penchant pour une substantialisation du mouvement ». Ce pointimpliquait pour lui une « philosophie qui substantifie le mouvement,autrement dit en mesure d’identifier l’Unité divine comme la circumin-cession qui suscite les Personnes »7. Théologie de la Trinité conçue commethéologie de l’altérité dans l’unité : « altérité à un degré infini, constitutivede l’unité à un degré infini »8. Dans cette structuration philosophique-dogmatique complexe, la notion de personne servait de point de liaisonentre la réalité de Dieu et celle de l’homme; elle introduisait en effet aumystère de la révélation et de l’incarnation :

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5. H. de Lubac lui-même ne cachait pas son admiration pour l’étendue desconnaissances sur lesquelles reposait la pensée théologique-mystique deMonchanin : philosophie, art, sociologie, civilisations comparées, musique,explorations ethnographiques… Ibid., p. 22-23.

6. J. MONCHANIN, Théologie et spiritualité missionnaires, Paris, Beauchesne, 1985,p. 56

7. Ibid., p. 578. J. MONCHANIN, « La Trinité. Essai à partir du Personnalisme », in L’Abbé

Jules Monchanin, Tournai, Casterman, 1960, p. 192 ; voir aussi dans le mêmerecueil « La quête de l’Absolu », où l’on retrouve les mêmes thèmes, p. 186-191.

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La Révélation de l’Ancien Testament et surtout du Nouveau a faitconnaître au monde à quel degré de profondeur l’homme est une personne[…] à quel degré de profondeur surtout Dieu est personnes : Trinité.9

Le Christ était pour lui « la personne absolue, le mouvement absolu…,le Verbe ordonné doublement à l’autre : au “Toi” du Père et de l’Esprit, etau “toi” de l’homme »10 tandis que la personne humaine était à l’image despersonnes divines. De même : le Christ en tant que médiateur unique entreDieu et l’homme était l’unique voie de salut, « sauveur de tout l’homme,sauveur de tout homme » parce que, soulignait Monchanin, il est l’homme. Ilse dégage donc, à ce niveau, une première dimension caractéristique de laconception de Monchanin : sa synthèse mystique-théologique sedéveloppait en un mouvement descendant qui partait de la genèse-hétéro -genèse divine pour parvenir à la médiation christologique vers l’homme.L’Incarnation était pour lui le mouvement qui attire le Christ vers lacondition humaine, tandis que la Rédemption apparaît commel’attraction de l’homme vers la condition divine11. En raison de cetteœuvre de médiation unique qui était la sienne, le Christ représente ainsile centre absolu de l’histoire et de la pensée humaine :

Aucun temps n’est vide du Christ […] le rythme du Christ est celui àpartir duquel tous les rythmes individuels s’ordonnent, se composent.Toutes les destinées humaines ont leur centre dans la destinée de Jésus12.

Tout comme l’homme, le cosmos lui aussi est emporté dans cemouvement vers le bas qui part de la Trinité. Monchanin parlaitégalement de panthéisme christocentrique. Tout devait donc revenir à lapersonne du Christ : du point de vue de l’histoire, tout ce qui l’avaitprécédée avait fonction de préparation, tout ce qui l’avait suivie, fonctionde maturation. Cependant, il remarquait la non-équivalence du tempssotériologique et du temps historique, citant, à titre d’exemple, l’islam

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9. Ibid., p. 192.10. Théologie et spiritualité missionnaires, op. cit., p. 58-59.11. Il faut toujours garder à l’esprit que, dans la vision de Monchanin, le rapport

du Verbe au « toi » de l’homme dérive du rapport interdivin au Père et àl’Esprit Saint ; cf. Théologie et spiritualité missionnaire, op. cit., p. 59.

12. Ibid., p. 60.

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abrahamique et les primitifs, « plus proches de la préhistoire que de l’his-toire ». Il devait dire ailleurs, à propos de l’Inde :

Car enfin l’Inde, même si elle l’ignore, est en attente essentielle duChrist, comme le fut Israël jadis, comme le sont tous les peuples /… elle /n’a pas encore vraiment rencontré le Christ parce que l’heure de laplénitude des temps n’arrive jamais pour tous au même moment.13

1.2. L’Église et le sens théologique de sa mission

L’ecclésiologie de Monchanin semble trouver dans le concept demédiation la clé de lecture la plus probable, et surtout la justificationthéologique du lien unissant l’Église à la réalité de l’Incarnation rédemp-trice. L’Église était le Christ en son corps mystique : in et mediante, dans etpar l’Église, le Christ prolongeait sa médiation, son incarnation rédemp-trice14. En 1937, Monchanin regrettait que la notion de Corps mystiquen’eût pas été encore insérée à plein titre dans l’enseignement de l’Église :un tel modèle ecclésiologique était, plus qu’aucun autre, capabled’exprimer l’unité de tous les hommes comme « intégration des personnesdans la personne du Christ ».15

L’Abbé Monchanin était convaincu que, dans chaque groupe religieux,les hommes réalisaient leur propre vocation parce que tournés vers leChrist. Le lieu de cette réalisation était l’Église, dans et par laquelle ceux-ci pouvaient vivre en s’ordonnant au Christ : Monchanin prenait soin dele répéter, soulignant que l’Église était médiatrice déifiée parce qu’assuméepar le Christ, et déifiante parce qu’elle assimilait les initiés à la vie trini-taire. L’Église était pour lui comme un « levain de pan-humanisme » : nonseulement médiation entre l’homme et Dieu, mais médiation entre les

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13. J. MONCHANIN, H. LE SAUX, Ermites du Sacccidânanda, Tournai, Castermanp. 38-42

14. Théologie et spiritualité missionnaires, op. cit., p. 71-72.15. Il ne faut jamais oublier que « personne », dans le langage de Monchanin,

équivaut à « esse ad », mouvement vers l’autre, cf. ibid., p. 45-46.

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hommes, ainsi qu’entre les différentes civilisations. On entrevoit déjà lesconséquences : la valeur et le sens de l’action missionnaire16. Si Églisevisible et Corps mystique ne coïncidaient pas, ils n’en étaient pas moins desnotions interdépendantes :

Le Corps mystique, expliquait Monchanin, est l’intégration théan-drique de la création (panthéisme christocentré). Le corps visible est leCorps mystique manifesté dans le sensible.17

Monchanin donnait au sensible deux acceptions différentes : son aspectrituel d’une part, en considérant l’Église comme dispensatrice de sacre-ments, donc dans sa dimension de prière et de corps sacramentel ; sonaspect social d’autre part, et là en revanche elle constituait un organismesociologique spirituel. Dans la mesure où elle prolonge l’incarnationrédemptrice du Verbe, l’Église remplit une action déifiante, et assumetotalement la volonté universelle de salut. Ainsi, la mission se justifiethéologiquement en raison de la disproportion existant entre le Corpsmystique et l’Église visible. La mission doit viser à la plénitude du Corpsmystique18.

Une seconde dimension caractérise la théologie de Monchanin : c’estl’orientation trinitaire de l’action missionnaire de l’Église. Car laplénitude du Corps mystique, à laquelle cette action doit tendre, coïncideavec ce que l’Abbé définissait comme « Trinité révélée, aimée, commu-niquée à tous ». Aux membres de l’association Ad Lucem, il commente :

Notre tâche est de méditer incessamment pour mieux en vivre, cedogme si un, si plein, si débordant, du Corps mystique. Cette grandeur quinous confond et qui doit nous jeter dans l’adoration, c’est que Dieu aitvoulu avoir besoin de nous et peut-être nous choisir pour que nous coopé-rions à l’avènement de son Royaume, à l’édification de son Corps ; pourque nous prolongions sa Passion en prenant sur nous les souffrances dupeuple que nous allons évangéliser ; pour que nous contribuions dans lamême mesure à faire luire sur ce peuple quelque chose de la Gloire pascale

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16. Ibid., p. 68 et 72.17. Ibid., p. 72.18. Ibid., p. 60 et 75.

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et de la Joie pascale, en cet Amour dans lequel tous, nous sommes UN,comme le Père, le Verbe et l’Esprit sont consommés dans l’Unité.19

La consommation de la catholicité : le Dieu (un et trine) omnia inomnibus représentait pour lui le terme ultime de la mission ecclésiale.C’est dans cette perspective que l’on doit compre n d re l’effort deMonchanin pour élaborer une « spiritualité orientée vers les missions ».20

Les fondements doctrinaux de la missiologie de Monchanin étantexposés, nous pouvons mieux saisir les problèmes et aspects spécifiquesde son œuvre missionnaire telle qu’il l’a pensée et vécue.

2. Conséquences missiologiques de la pensée théologique de Monchanin

2.1. Christianisme et peuples non chrétiens :le problème du salut

Monchanin, nous l’avons vu, distinguait le temps sotériologique dutemps historique : cette distinction lui permettait de justifier la réalité denations comme l’Inde non encore devenues chrétiennes, en dépit de prèsde deux millénaires de christianisme. Sur le plan théologique, cettedistinction équivalait pour lui à la différenciation existant entre l’évé-nement Christ, conçu comme « un fait que l’on peut circonscrire et dater »,et l’intégration d’une nation donnée dans cet événement21. Par rapport à

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19. Ibid., p. 49.20. Ibid., p. 163-166.21. Monchanin parle d’intégration de l’Inde au Christ, de l’Inde védique (non

chrétienne, donc) et de l’Inde de la parousie (convertie) : cf. Ermites duSaccidânanda, op. cit., p. 47 et 56.

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cette intégration, il fallait parler pour l’Inde, comme pour toutes les civili-sations non encore chrétiennes, d’un temps d’attente ou de préparation22. Desurcroît, ce retard montrait très clairement combien la présence dumissionnaire ne garantit pas par elle-même l’efficacité d’une rencontreconcrète et transformante ; l’Inde de fait n’a pas encore rencontré vérita-blement le Christ, relevait l’Abbé, tout en ayant souvent croisé desmessagers de l’Évangile23. Il confiait :

Mon seul désir est que l’Inde soit un jour totalement chrétienne : ne pasle désirer serait ne pas être chrétien. Mais ce désir n’entraîne nullement leprosélytisme, car il faut respecter infiniment chaque conscience, et plusencore l’action secrète de Dieu à l’intérieur des âmes. Celui qui convertit,c’est l’Esprit de Dieu, et non le missionnaire.24

L’intégration de l’Inde ne représentait d’ailleurs qu’une partie del’intégration plus vaste du monde au Christ. Monchanin estimait qu’ils’agissait d’une marche lente, progressive, selon des rythmes et desmodalités propres à chaque peuple. Il prenait la Grèce et sa christiani-sation en exemple ; en préparant le berceau mental et culturel du christia-nisme, les sages de la Grèce avaient contribué à préparer de façon provi -d e n t i e l l e l’avènement du Christ, et ces préparations n’étaient qu’unfragment d’une préparation plus vaste qui imprègne l’histoire del’univers, de la nébuleuse primitive à la première apparition de la racehumaine, puis aux étapes suivantes25.

Nous pouvons penser à juste titre qu’une si merveilleuse graine n’a pasété jetée en vain par Dieu dans l’âme indienne. Ce que saint Justin, martyr,et Clément d’Alexandrie, philosophe, ont dit de la Grèce, peut très bienêtre appliqué à l’Inde. Le Logos préparait mystérieusement la voie pour savenue, et l’Esprit-Saint stimulait de l’intérieur la recherche des plus pursparmi les sages grecs. Le Logos et l’Esprit-Saint sont encore à l’œuvre et desemblable manière dans les profondeurs de l’âme indienne.26

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22. Ibid., p. 34 et 37.23. Ibid., p. 37.24. Théologie et spiritualité missionnaires, op. cit., p. 182.25. Ermites du Saccidânanda, op. cit., p. 56 et 72.26. J. MONCHANIN, Écrits spirituels, le Centurion, Paris, 1965, p. 79.

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Le caractère providentiel de ces phases propédeutiques, au sein del’histoire de chaque peuple, relève de l’action du Verbe. L’Abbé parlaitd’une indica praeparatio evangelica, œuvre du Verbe invisible et de l’Espritdans le secret. La référence est claire au thème patristique des prépara-tions évangéliques. L’Inde n’a pas péché plus que la Grèce ou Rome,simplement son heure n’est pas encore venue. Le thème de l’attente et despréparations évangéliques posait de manière nouvelle l’examen objectifdes traditions de chaque peuple, en particulier de ses traditionsreligieuses. Ce n’est pas un hasard si le second chapitre de Ermites duSaccidânanda s’ouvre sur la citation du passage célèbre de l’encycliqueEvangelii Praecones touchant l’attitude de l’Église vis-à-vis des non-chrétiens27.

2.2. Une approche comparative entre christianisme et religions non chrétiennes

L’ a p p roche comparative entre christianisme et religions nonchrétiennes fait apparaître plus de diff é rences que d’analogies.Intéressante est à ce propos l’analyse que fait l’Abbé des éventuellesaffinités entre christianisme et religions à mystères : l’affinité de fond,c’est-à-dire le fait que toutes sont des « religions de salut, universalistes,fondées sur le culte d’un Dieu qui meurt », ne justifiait pas l’assimilationdu christianisme à ces cultes, comme d’aucuns l’auraient voulu. La parti-cipation à la vie de Dieu, la référence à des faits historiques récents, lemonothéisme intransigeant, le rôle tout à fait marginal de la composantemythique, avaient rendu le christianisme différent, très éloigné desreligions à mystères28. La pensée de Monchanin touchant les non-chrétiensdans leur rapport au christianisme présente, fondamentalement, deux

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27. Les spécialistes estiment en effet que les deux premiers chapitres ont étéélaborés par l’Abbé seul. Cf. J. MONCHANIN, Mystique de l’Inde, mystèrechrétien, VII, et Evangelii Praecones, in Acta Apostolicae Sedis (AAS) 43 (1951)p. 521-522.

28. Théologie et spiritualité missionnaires, op. cit., p. 108.

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niveaux d’interprétation dont le second est la conséquence du premier :une lecture théologique du thème du salut qui entraîne une structurationdifférente de l’action missionnaire.

Dans sa lecture théologique, Monchanin ne fait jamais abstraction dela réalité concrète d’un peuple : il ne parle pas des religions et des peuplesdans leur rapport avec le christianisme de façon générale, mais de telle outelle réalité non chrétienne, et exprime sa position personnelle à ce sujet.En définissant l’islam comme une civilisation « informée par uneexpérience religieuse communautaire », Monchanin estimait que c’était« tout cet ensemble comme tel » qui était appelé à la conversion, à savoirla « purification des erreurs /…/ l’assomption dans l’Église /…/communion universelle intégrant toute communauté comme toutindividu /… / la transfiguration en marche vers le Plérôme ». Laconversion des seuls individus, sans tenir compte de la communauté,Monchanin le soulignait, constituerait pour l’Église une perte irréparable,car la Rédemption se serait alors arrêtée sur le seuil de « quelques valeurshumaines », ou « à quelques zones de personnes qui expriment etréalisent ces valeurs ». La conversion telle qu’il l’entendait impliquait aucontraire « une vision théologique du salut à la fois personnelle etcommunautaire »29 ; tout comme la « croyance en des dons de Dieuconférés en dehors de l’Église » non seulement à des âmes individuelles,mais aux religions, aux expériences spirituelles communautaires, en lesinvitant à se purifier et à se dépasser.

Assumer, purifier, transfigurer, c’est par ces trois points que devraitpasser la christianisation30, et Monchanin rejetait certaines perspectives,comme celle de H. Kraemer31, même s’il acceptait les prémisses de son

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29. Théologie et spiritualité missionnaires, op. cit., p. 176. J. Monchanin rappelle en cepoint l’ouvrage fondamental d’H. de Lubac, Catholicisme et ses annexes detextes patristiques, sans donner d’autre précision. H. de LUBAC, Catholicisme :aspects sociaux du dogme, Paris, Cerf, 1938. Nombreuses rééditions. Nousciterons dorénavant la 5e réédition revue et augmentée, Paris, Cerf, 1952.

30. « L’Église et la pensée indienne » in Bulletin des Missions, décembre 1936, reprisin Mystique de l’Inde, mystère chrétien, op. cit., p. 5. Longue citation de cette pagedans H. de Lubac, Le fondement théologique des missions, Seuil, Paris, 1946, p. 73-74 note 2.

31. H. KRAEMER, « Les missions et le problème de l’adaptation » in Foi et Vie, 40,

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raisonnement, conditionnée par un pessimisme radical de matrice luthé-rienne. Paradoxalement, le rapport entre nécessité de l’Église commemédiatrice de salut, et volonté de salut universelle, n’a pas été traité parMonchanin, et l’on ne rencontre aucune tension entre les deux termesdans sa théologie mystique. L’Abbé ne se lassait pas de répéter que leChrist assumerait en Lui les valeurs profondes de la culture jusque dansses aspects les plus extérieurs32. Et pourtant il y a, dans la vision deMonchanin, une différenciation entre le « statut » du chrétien baptisé et lacondition du non-chrétien, surtout dans le cadre de sa réflexion sur lagrâce : « La participation à la vie trinitaire nous est donnée par l’incorpo-ration dans l’Église au Christ ressuscité »33. L’Abbé présentait la grâcecomme « déification » : don du Christ, elle donnait l’Esprit, ramenantl’homme au Père. C’était par conséquent le « racheté » qui jouissait de lagrâce, celui qui était sauvé, le chrétien. Les réflexions de l’Abbé sur lessacrements, en particulier sur ceux de l’initiation, confirment pleinementcette orientation34.

Ce serait donc une erreur de voir en Monchanin le précurseur d’unethéologie des religions non chrétiennes comme autres voies de salut à côtédu christianisme. Il l’atteste on ne peut plus clairement dans An indianbenedictine Ashram, affirmation reprise par Duperray dans les Écrits spiri -tuels qui constituent le message posthume de l’Abbé :

L’homme, hors de l’unique Révélation et de l’unique Église, esttoujours et partout incapable de filtrer la vérité de l’erreur et le bon dumauvais.35

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1939, p. 40-69, reprise en français d’un chapitre de The Christian Message to anon-Christian world, Londres, 1938.

32. Ermites du Saccidânanda, op. cit., p. 75.33. Théologie et spiritualité missionnaires, op. cit. p. 105.34. « Chaque sacrement est une modalité de la manifestation du Verbe incarné par

son Église, le moyen par lequel son incarnation devient coextensive àl’humanité. Sa rédemption s’individualise, sa résurrection se participe.Modalité d’apparition et moyen de déification, ils ne peuvent être que toutspirituels et tout sensibles, comme l’homme et comme l’Homme-Dieu. », Ibid.,p. 114, cf. aussi p. 115-124.

35. Écrits spirituels, op. cit., p. 79.

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Les nombreuses pages consacrées par Monchanin à la mystiquecomparée reflètent pleinement cette pensée. « Intériorisation du dogme »,la mystique chrétienne, en tant que chrétienne, se distingue des autres parson lien étroit avec le « mystère », par le fait même d’être « mystique duDieu Un et Trine à travers le Christ »36. Quant à l’histoire spirituelle del’Inde, Monchanin y reconnaissait une orientation vers la recherche spiri-tuelle : « dans l’élan et à tâtons, l’Inde, en sa plus secrète essence, a vouluet veut encore Dieu et Dieu seul »37. Selon lui, il appartient aux chrétiensde garder les portes ouvertes avec patience et théologique espérance, enattendant l’heure de l’avènement de l’Inde dans l’Église… la plénitude del’Inde38 ; Mais le mysticisme indien avait encore, pensait-il, à parcourir unelongue route avant que sa christianisation ne devienne possible.

Quant à l’action missionnaire et au style apostolique inaugurés parMonchanin lui-même par son départ pour l’Inde ils représentent l’appli-cation cohérente des principes et des convictions exposés jusqu’ici sur leplan théologique. Si des continents comme l’Inde apparaissaient encorecomme très éloignés d’une conversion réelle, si c’était l’Esprit saint quidevait opérer la conversion et non la parole missionnaire, pourquoi alorset comment, de façon concrète, concevoir la mission ? Quelle attitudedevrait adopter le chrétien au contact direct, immédiat, avec despersonnes et des communautés non chrétiennes ? Monchanin s’efforce, ilest intéressant de le remarquer, de réfléchir sur les voies d’accès possibleset praticables, pour la culture d’un peuple, vers le christianisme39. Il pensaitici à une conversion de l’intérieur, de l’intérieur de chaque réalité nonchrétienne. Un tel tournant supposait que chaque peuple puissedécouvrir dans le christianisme tel aspect, telle attitude, répondantcomme une harmonique à sa propre sensibilité, à son propre sens deDieu : la découverte de ces réalités constituait un point central pour

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36. Théologie et spiritualité missionnaires, op. cit., p. 143-144. Ces pages font partied’une grande section consacrée à la mystique dans ses aspects historiques etculturels, p. 130-159.

37. Ermites du Saccidânanda, op. cit., p. 25.38. Mystique de l’Inde mystère chrétien, op. cit., p. 135.39. In Théologie et spiritualité missionnaires, op. cit., « Voies d’accès de la pensée

musulmane vers le mystère chrétien », p. 167-180 ; « Voies d’accès de la culturechinoise au christianisme », p. 188-190.

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Monchanin, réalités par lesquelles un peuple allait pouvoir s’ouvrir à unprocessus d’adhésion et d’intégration en Christ dans l’Église. Il nes’agissait certes pas de dénaturer le message chrétien pour favoriserl’adhésion des non-chrétiens, mais bien plutôt de le rendre intelligible,accessible à tous. D’où cette exigence : il fallait, pensait-il, « repenserl’Inde en fonction du christianisme, mais en même temps, repenser lechristianisme en fonction de l’Inde».40 C’est en ce point précis quel’activité missionnaire trouvait sa raison d’être : l’apôtre était, pourl’Abbé, précisément celui qui est appelé à incarner dans son existencemême ce double dynamisme. Le projet monastique entrepris parMonchanin et, plus encore, l’orientation innovatrice de sa vocation adgentes sont nés de cette conviction profonde. Il avait aussi, toutefois, uneconscience profonde des difficultés, de l’ascèse et du dépouillementqu’une telle mission requerrait : une « disproportion écrasante entrel’œuvre et l’ouvrier ».41

3. L’apport de Monchanin :nouveaux éléments pour une perspective d’ensemble.

L’analyse menée jusqu’ici a montré combien la pensée de Monchaninsemble évoquer, en de nombreux points, celle de Henri de Lubac : en toutpremier lieu le refus d’une conception rigoriste du célèbre adage Hors del’Église point de Salut42. Surtout le fait que le Christianisme pétri de culturegrecque n’est pas a priori forcément assimilable à toutes les cultures et

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40. Abbé MONCHANIN, Lettres à sa mère, Cerf, Paris 1989, 8 février 1940, p. 329.41. « Un cas personnel de vocation missionnaire » repris in Théologie et spiritualité

missionnaires, op. cit., p. 194. Voir aussi Écrits spirituels, op. cit., p. 132-135.42. H. de LUBAC, « Nécessité des Missions tirée du rôle providentiel de l’Église

visible, pour le salut des âmes » in Thèses fondamentales de théologie missionnaire.Actes du IIe Congrès national de l’Union Missionnaire du Clergé de France (4-8 septembre 1933, Strasbourg) Supplément à la Revue de l’U.M.C. 1933, p. 47-49.

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qu’enfin tout n’est pas à rejeter dans ces mêmes cultures43. Nous pouvonsraisonnablement penser qu’il y a réellement des convergences, desperspectives, des développements communs. Voici quelques exemples derenvois bibliographiques qui se révèlent profondément significatifs si onles relit à la lumière de ces considérations.

En 1937, à l’occasion d’une leçon aux étudiants de la Ligue mission-naire, Monchanin a abordé le thème de l’attente du salut collectif. Ilmentionne dans son discours sur l’unité structurale qui unit l’Églisevisible à l’Église invisible un article du P. de Lubac, évoquant l’Écriture etsa vision d’une « conspiration de vocations entre hommes, mais aussientre membres collectifs »44.

À la même époque, dans des notes intitulées Principe d’une incorpo -ration à l’Islam, réfléchissant sur la vision théologique du salut, l’Abbé ladéfinissait comme à la fois personnelle et communautaire, et y joignait unenote mentionnant de nouveau Catholicisme45.

À l’inverse, dans Catholicisme, de Lubac rappelait Monchanin et sespropos sur l’ambition de l’Église de réunir toute la famille humaine, dansle respect des différences irréductibles qui distinguaient chaque peuple46.

Enfin dans le chapitre 4 de son essai Paradoxe et mystère de l’Église, danslequel Henri de Lubac s’efforçait de montrer surtout l’actualité de ladoctrine des Pères, que des textes du Magistère comme l’encycliqueEvangelii Praecones venaient de confirmer, il insérait la page célèbre oùMonchanin, établissant un parallèle entre la Grèce préchrétienne et l’Inde,avait introduit le thème des préparations, de l’action actuelle du Logos et del’Esprit dans l’âme indienne, de l’incapacité pour qui se trouve hors de

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43. Nous renvoyons globalement pour ces questions aux chapitres VII et IX deCatholicisme, op. cit.

44. H. de LUBAC « Le caractère social du dogme chrétien » in La Chronique sociale,mars 1936, p. 167-192 et avril 1936, p. 259-283, art. cit. en référence in Théologieet spiritualité missionnaires, op. cit., p. 48.

45. Ibid., p. 176. sans aucune autre précision.46. H. de LUBAC, Catholicisme, op. cit., p. 252, n° 1 avec renvoi à quatre articles de

Monchanin.

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l’Église et de la Révélation de discerner le bien et le mal47. On ne doit pasoublier non plus que Monchanin lui-même avait mis en tête du secondchapitre de Ermites du Saccidânanda le passage le plus significatif del’encyclique sur l’attitude de l’Église envers les non-chrétiens.

Les affinités que nous avons relevées ne peuvent ni ne doivent êtrelues sur le seul plan objectif, c’est-à-dire à partir uniquement de la compa-raison entre deux doctrines, deux conceptions prises en elles-mêmes, siimportantes soient-elles. De fait, Monchanin et de Lubac étaient essentiel-lement unis par un lien de fraternité et de très forte entente spirituelle, quipassait largement les limites d’une simple communion intellectuelle. Lescirconstances qui portèrent de Lubac vers Monchanin, comme il l’araconté lui-même, furent occasionnelles, essentiellement dictées par l’exi-gence de recevoir de l’Abbé quelques lumières sur les religions de l’Inde,en raison de la fonction universitaire qui lui avait été conférée48. Lors decette première approche, ce qui prévaut, c’est l’écoute pleine d’admirationet, naturellement, une certaine passivité de la part de H. de Lubac vis-à-vis de Monchanin : « Il m’explique /…/ Déjà il m’a communiqué ce quiétait nécessaire pour que mon travail professionnel ait une âme »49… Lesrencontres qui suivirent, de plus en plus libres, vont se dérouler sous lesigne d’une communion spirituelle grandissante et d’un enrichissementmutuel nourri par leur conscience profonde d’entendre et de vivre laréflexion théologique selon des choix et vocations diff é rents. AinsiMonchanin écrit peu avant son départ en Inde :

J’ai revu le P. de L…, seul, longuement. Il m’a dit toute son amitié, étantcelui qu’il cherchait, réalisant l’intuition qu’il avait eue, dès le séminaire :repenser tout à la lumière de la théologie, et celle-ci par la mystique, ladégageant de tout l’accessoire et retrouvant, par la seule spiritualité, toutl’essentiel… Il a surtout aimé mes notes sur l’amour et celles sur l’Inde. Ilpense que c’est en me heurtant à l’Inde que je pourrais refaire la théologie,beaucoup mieux qu’en creusant les problèmes théologiques pour eux-mêmes… 50

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47. H. de LUBAC, Paradoxe et mystère, Aubier-Montaigne, Paris, 1967, p. 141-142.48. En 1930, le P. de Lubac est chargé d’un cours sur l’Histoire comparée des

religions, comme il l’explique au début d’Images de l’Abbé Monchanin, op. cit.,p. 11-13.

49. H. de LUBAC, Images de l’Abbé Monchanin, op. cit., p. 15-16.50. Lettre du 20 avril 1939 à Marguerite Prost in Écrits spirituels, op. cit., p. 21-22.

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Ces mots éclairent la spécificité de la démarche théologique des deuxhommes : d’un côté, Henri de Lubac était probablement celui quiconcevait sa réflexion comme analyse des problèmes théologiques pour eux-mêmes. Monchanin, en revanche, était l’homme capable d’incarner uneintuition ancienne : « repenser tout à la lumière de la théologie, et celle-cià travers la mystique », une sorte de dépouillement, pour parvenir, par la« seule spiritualité, à tout l’essentiel ».

Conclusion

Monchanin a trouvé dans le concept de Catholicisme la notion la plusapte à justifier théologiquement la nécessité et le style de la mission ;mission conçue, pour lui, comme la nécessité de repenser une culturedonnée, culture d’un peuple et de ses traditions, en fonction du christia -nisme, mais aussi le christianisme « en fonction de la pleine intégration dece peuple dans l’Église ». Le catholicisme, pour reprendre un thème duPère de Lubac, était « la religion… la forme que l’humanité doit revêtirpour être enfin elle-même […] L’Église est partout chez elle, et chacun doitpouvoir se sentir chez soi dans l’Église ».51

Quant à la théologie du salut, Monchanin tenait à souligner la matricesociale de la notion de « catholicisme », peut-être en un sens extrême là oùil remplaçait ce terme par « collectif ». Le salut ne pouvait se réduire à unfait strictement personnel ou individuel, il devait être aussi un fait social,il devait donc toucher les structures de la communauté, et les intégrerdans l’Église après une purification des éléments incompatibles avec lechristianisme. Cette vision, évidemment, n’a rien à voir avec l’idée d’unsalut « par le moyen » de ces structures, ce n’est pas là la pensée deMonchanin.

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51. H. de LUBAC, Catholicisme, op. cit., p. 256.

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La rencontre de de Lubac avec Monchanin aida certainement le jésuiteà l’explicitation, la clarification de certaines de ses intuitions initialesconcernant entre autres la théologie du Salut et lui permettant sans douteune meilleure mise au point de ses conceptions. L’exemple et le radica-lisme du choix de Monchanin, le choc avec l’Inde que ce dernier accueillitde façon délibérée dans sa propre vie de missionnaire et de contemplatif,furent, au fond, la réalisation profonde de Catholicisme, de cette ambitionqui devait animer l’Église dans sa rencontre avec les non-chrétiens, et quede Lubac devait présenter et expliquer magistralement dans son œuvre.Principe d’une vocation missionnaire, chez Monchanin, âme d’unerecherche pour repenser et parvenir à tout l’essentiel de la foi, chez de Lubac.La concordance à peu près absolue dans l’affirmation de l’unicité de laRévélation et de l’Église, hors desquelles l’homme apparaît incapable dediscernement, montre très clairement combien tous deux étaientparvenus aux mêmes conclusions en passant par des itinéraires théolo-giques différents : Monchanin en partant du thème de la déification, de laparticipation à la vie du Dieu Un et Trine, voie fermée à l’homme nonincorporé dans l’Église, prolongement de la médiation du Christ ; deLubac, stimulé plus directement par une perspective ecclésiologique, celleexprimée dans sa communication de Strasbourg52 par exemple, où ils’exprimait en termes à peu près identiques à ceux de Monchanin,rapportés des années plus tard dans son propre essai de 196753. Le thèmede la préparation, et la conscience même de l’impossibilité d’assumer sansdiscrimination, sans une purification préalable, la réalité non chrétiennemontrent une forte convergence entre les deux hommes : la découverte devaleurs hors de l’Église n’était aucunement, ni pour de Lubac, ni pourMonchanin, une « théologie de la valeur salvifique des religions nonchrétiennes, mais reconnaissance de l’action secrète de Dieu, en l’attented’une plénitude ».

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52. « Nécessité des Missions tirée du rôle providentiel de l’Église visible, pour lesalut » art. cit., p. 37-53.

53. Cf. supra note 47.

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Une amitié sacerdotaleJules MonchaninÉdouard Duperray1919-1990

Françoise JacquinParis, Éditions Lessius « Au singulier », 2003

Dès l’aurore de leur sacerdoce, Jules Monchanin (1895-1957) etÉdouard Duperray (19001990) se lièrent d’une amitié qui traversatout le siècle. Une commune passion de l’absolu les mènera, àtravers une incessante recherche, dans les domaines les plusinattendus jusqu’en Inde et en Chine. Les jeunes prêtres eurent lachance de bénéficier de l’exceptionnel dynamisme intellectuel etspirituel qui anima entre les deux guerres les milieux chrétiens deLyon. Mais, appelés à une même vocation, ils s’arrachèrent à unministère prometteur pour aller s’immerger au plus profond descultures millénaires de l’Asie afin d’y faire lever le ferment d’unevéritable catholicité.

Les lettres de Monchanin à Duperray témoignent d’une rare qualitéde sentiments qui soutint ces apôtres en leur héroïque aventure.Au-delà de considérations personnelles, ces longues missivescouvrent avec une acuité saisissante toute l’actualité intellectuelle,culturelle et religieuse de notre histoire récente. Outre leur inappré-ciable valeur documentaire, elles restituent au quotidien uneexpérience devenue paradigmatique. Les réflexions théologiquesqui les accompagnent éclairent magistralement le débat contem-porain sur le dialogue interreligieux.

Françoise JACQUIN, après avoir été pendant une dizaine d’annéesaux côtés du P Daniélou secrétaire de rédaction de la revue du CercleSaint-Jean-Baptiste, Axes, est aujourd’hui légataire des archives deDuperray depuis le décès de celui-ci en 1990. Membre du Centre deréflexion et d’échange de la diffusion et de l’inculturation du christia -nisme, elle est aussi présidente de l’Association Monchanin-Le Saux.

Diffusion : cerf

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Françoise JacquinPrésidente de l’Association Monchanin - Le Saux, légataire des archives d’ÉdouardDuperray.

LETTRE OUVERTE DE L’ABBÉ MONCHANIN (6 NOVEMBRE 1951)UNE PROPOSITION DE CHRISTOLOGIE INDIENNE

L’inédit1 publié ci-dessous a été rédigé dans des circonstances très particulièresqu’il convient de rappeler brièvement. En Inde depuis une douzaine d’années,l’Abbé Jules Monchanin poursuit, dans d’héroïques conditions de vie, l’idéal dedouble appartenance qu’il s’était fixé avant son départ : « devenir authenti-quement indien, authentiquement chrétien ». Il servit d’abord pendant huit ans audernier échelon de l’Église de l’Inde, vicaire remplaçant dans des paroissesmisérables, s’incarnant par la langue et les mœurs parmi les plus pauvres sansabandonner lectures, réflexions et méditations pour pénétrer toujours plus avantdans les arcanes de l’hindouisme.

Un intermède de quelques semaines en Europe, l’hiver 1946-1947, lui valut lasurprise d’une audience inattendue, contrastant avec l’indifférence – voire lemépris – que lui témoignaient les milieux chrétiens ou hindous de l’Inde. On verraque l’essayiste René Etiemble2 ne craint pas de le mettre en balance avec l’historienà succès Daniel Rops3 !… Il est vrai que les articles de Monchanin parus dès 1945dans les premières livraisons de Dieu Vivant4 firent de lui un des représentants lesplus marquants de la Nouvelle Missiologie, comme le souligna le Père Daniélou

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1. Extrait d’un volumineux courrier : D’une amitié sacerdotale, Jules Monchanin etEdouard Duperray, 1919-1990, présentation et annotation F. Jacquin, Éd.Lessius, Bruxelles, 2003.

2. René Etiemble, qui venait de soutenir sa thèse sur Rimbaud, commençait àtravailler sur Confucius : deux raisons d’être sympathique à Monchanin !

3. Le livre Jésus en son temps de D. Rops, était alors un best-seller.4. « La spiritualité du désert », Dieu Vivant 1, 1945 (reprint in J. MONCHANIN,

De l’esthétique à la mystique, p ); « L’Inde et la contemplation », 3, 1945 (reprintin J. MONCHANIN, Mystique de l’Inde, mystère chrétien, MIMC, p. 29-50.

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dans un célèbre article sur « Les orientations présentes de la pensée religieuse »,au lendemain de la guerre5.

Depuis 1949, l’arrivée inespérée d’un compagnon, le bénédictin Henri LeSaux, permit à Monchanin de matérialiser son projet d’ashram chrétien, qui,rappelons-le, avait été le premier mobile de sa vocation indienne. Les deuxhommes s’engagèrent au début de l’année 1950 dans la voie des « renonçants », seretirant en un pauvre ermitage, au Shantivanam (bois de la paix) sur les berges dela Kavéry, le grand fleuve sacré de l’Inde du Sud, pour y mener la vie tradition-nelle de contemplation et d’ascèse des sannyasis. Ils dédièrent les lieux auSaccidananda, triple invocation sanscrite au Brahman - Être, Pensée, Béatitude -dans laquelle Monchanin voyait un appel vers la Sainte Trinité. Rencontres depieux hindous, pélerinages auprès du grand sage moderne Ramana Maharshi,accueil de chercheurs de Dieu itinérants – de toutes confessions – lecturescommentées de textes sacrés chrétiens et hindous confirment la volontéd’immersion des deux ermites ainsi que leur désir de faire connaître leur œuvre.C’est encore dans les commencements de cette expérience héroïque qu’advientl’épisode dont il va être question.

Monchanin apprend qu’il est mis en cause dans une critique de Le dieu Jésus dePaul-Louis Couchoud, parue dans Les Temps Modernes, revue fondée et dirigée parJean-Paul Sartre. En d’autres temps, et sur d’autres sujets, être cité dans cette« bible » de l’intelligentsia de gauche n’aurait peut-être pas déplu au contestatairequi a toujours sommeillé en lui…

À première vue, le décalage semble si grand entre la vie d’enfouissement àlaquelle s’essaient les ermites du Saccidananda et les rumeurs de la vie intellec-tuelle parisienne que la véhémente réaction de Monchanin surprend. Il fautcomprendre que les insinuations en jeu l’atteignent bien au-delà de son amourpropre, au cœur même de sa foi et de l’essence de son projet. Les voir trahis leblesse d’autant plus que sa sensibilité était déjà exacerbée par le climat desuspicion qui règne alors dans l’Église vis-à-vis de toute innovation. Outré par lesmesures disciplinaires qui viennent de frapper ses amis de France, Monchanincraint légitimement que cette affaire n’attise la méfiance dont il se sent devenirl’objet depuis quelques mois6. Provoqué dans ce qui lui est le plus cher, il entend

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5. Études, n° 249, avril 1946, p. 5-21.6. « Cette cohabitation de chrétiens et d’un hindou – qui n’a aucune intention de

se convertir – risque fort d’être mal comprise par le clergé » (à Duperray,Pâques 1950, op. cit., p 174).

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immédiatement se justifier par une lettre ouverte qu’il charge son amiDuperray de diffuser :

Je te donne toute latitude pour la publier (aux Études ou ailleurs) situ le juges bon. Tu pourrais en parler au P. de Lubac7 ou au P. Daniélou./.../ S’il ne s’agissait que de moi, je regarderais l’incident avec une vue deSirius. Mais à l’heure où notre ashram commence à être connu (avec lapublication de notre brochure8 en anglais, dont tu recevras sous peutrois exemplaires), il pourrait être fâcheux de subir une contre-attaquedoctrinale, venant de France.

Mais qui est donc ce Dr Couchoud et quels étaient les liens qui l’unissaient àMonchanin? Paul-Louis Couchoud (1879-1959), médecin psychanalyste, philo-sophe-exégète, légataire d’Anatole France, est un auteur difficilement classable.Lorsqu’il était jeune prêtre, souffrant du manque de réflexion personnelle de sonmilieu clérical, Monchanin avait goûté un certain réconfort auprès de l’accueillantdocteur qu’il avait connu par le biais de la Société lyonnaise de philosophie. Ilappréciait chez cet agnostique ouvert aux cultures non-occidentales son sens de latranscendance et lui reconnaissait « une bénéfique protestation contre l’histori-cisme aplatissant d’un Guignebert par exemple »9. Car, tout en s’inscrivant dans lecourant moderniste, Paul-Louis Couchoud ne partageait pas toutes les positionsdu maître Alfred Loisy. Monchanin était sensible à cette distance10. Il est touchantde le voir aller visiter son vieil ami lors de son bref séjour en Europe, l’hiver 1946-1947. Tous deux prirent alors plaisir à rompre quelques lances philosophiques.Aiguisées par son expérience indienne, celles de Monchanin apportèrent unnouvel et précieux éclairage aux travaux de Couchoud - sans cesse remis sur lemétier – relatifs à la nature du Christ…

Telle est bien la question qui est au centre de cette lettre. En homme cultivé, aucourant des dernières publications11, en homme de sa génération, marqué en sa

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7. L’avis du P. de Lubac a toujours eu pour Monchanin une extrême importance.Voir « Lettres du P. de Lubac à l’Abbé Monchanin », présentées et commentéespar F. Jacquin in Bulletin de l’Association Cardinal Henri de Lubac, tome V, 2002.

8. An indian benedictine ashram, (Tiruchirappalli press) venait de paraître enoctobre. Ermites du Saccidananda, 1955, traduira et augmentera considéra-blement cette brève présentation anglophone.

9. J. MONCHANIN, Théologie et Spiritualité Missionnaires, p. 107.10. Comme d’autres penseurs chrétiens tels Jean Guitton, le Père Lagrange, les

Pères Valensin etc.

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jeunesse par la phobie anti-moderniste, et surtout en homme sollicité par « latâche immense de repenser toute l’Inde en chrétien et le christianisme en indien »,Monchanin contextualise le débat. L’exemple des premiers apologètes chrétiensreste pour lui paradigmatique. « La greffe de la révélation que les Pères grecs ontfaite jadis sur la pensée héllenique doit être tentée aujourd’hui sur la penséeindienne » ; mais il sait que cela demandera une longue « patience : l’accord duchristianisme et de la pensée grecque a demandé quatre siècles et avec quelsgénies puissants ! La pensée hindoue ne sera pas moins exigeante »12.

Travaillant alors, à la demande du P. de Lubac sur la pensée de SriAurobindo13, Monchanin relève des similitudes entre la cosmogonie du néo-vedantin et celle des gnostiques du deuxième siècle : définir la Shakti comme« potentialité primordiale d’émanation du multiple à partir de l’Un », croire en unprocessus évolutif divinisant progressivement l’humanité rappelle le rôle des éonsgnostiques. La confrontation de ces notions formulées à travers des schèmesculturels différents constitue pour Monchanin un précieux stimulant dont ilmanque cruellement en son ashram. De plus, les premières livraisons de Sourceschrétiennes lui apportent d’inappréciables perspectives. Les expressions tâton-nantes d’un Valentin ou d’un Basilide pour dire le mystère du Christ l’aident àmieux comprendre les difficultés des hindous pour qui Jésus est un des multiplesavatara, et qui, immergés dans l’omniprésence du divin, font de l’homme et dumonde une illusion, maya. Et de s’attendre à voir germer, dans le sillage dup remier docétisme, des déviations analogues. Loin de s’en scandaliser,Monchanin ira jusqu’à s’en réjouir car elles prouveront, à la façon des réactions auvaccin, que les dogmes chrétiens sont en train de « prendre » dans le corps del’hindouité14.

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11. Les visiteurs ont toujours été très frappés par la bibliothèque de Monchanin. Ilsuivait alors les travaux de G. Quispel et du P. Festugière sur les gnostiques.

12. À un ami indien, 16/1/1954, MIMC, p. 209.13. Voir « La pensée de Sri Aurobindo », Église Vivante, 1952, n° 3, reprint in

MIMC, p. 295-313.14. Cf. « L’hindouisme », MIMC, p. 64.

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Lettre ouverte, 6 novembre 1951*

Un ami me signale que je suis mis en cause par le Dr Couchoud en son dernierlivre, Le dieu Jésus, Gallimard, 1951*1, en ces termes :

Parmi les catholiques aussi, à défaut d’approbation, j’ai rencontré de lacompréhension. Un philosophe-né, un jeune saint, l’abbé Joseph (sic) Monchanin,apôtre de l’Inde, me parlant de ma thèse : Jésus purement dieu, m’a dit avecdouceur « c’est une hypothèse-limite ». Il m’a appris que dans l’Inde, paradis de lapensée spéculative, Jésus en tant que dieu est vite compris, assez facilementaccepté. Jésus, en tant qu’homme historique fait la difficulté. Les hindous de l’abbéMonchanin m’ont fait comprendre les chrétiens d’avant les Évangiles (p. 86).

S’emparant de ce texte, M. Etiemble, dans Les Temps modernes d’octobre1951, n° 78, p. 717, renchérit :

Pour un Père Monchanin qui accepterait comme une hypothèse-limite celle dudieu Jésus, celle de Paul-Louis Couchoud, l’Église romaine compte aujourd’hui desmilliers de Daniel Rops : Jésus leur est un fait humain…

Je ne puis que laisser au Dr Couchoud la responsabilité de ses éloges sur le« philosophe-né », sur ma sainteté (hélas !), sur ma jeunesse (hélas encore, j’ai 56ans !). Mais au sujet de l’approbation tacite que je semblerais accorder à la thèse« Jésus purement Dieu », une mise au point s’impose. Pour la première partie desa citation : « hypothèse-limite », le Dr Couchoud se réfère à une conversationvieille de quinze ans où il m’exposait - c’était avant la parution de son Jésus, ledieu fait homme - les lignes maîtresses de son hypothèse hardie : Jésus, dieuhumanisé, qu’il se proposait d’opposer à l’exégèse romantique de Renan, à l’his -toricisme péremptoire de Loisy, aux plates vulgarisations de Guignebert pour quiJésus était un homme progressivement déifié. Il ajoutait que cette apothéose d’unhomme, en milieu monothéiste juif, si peu d’années après sa mort, lui paraissaitune impossibilité psychologique d’autant plus qu’auditeur attentif de Loisy auCollège de France, et son critique pertinent, il pesait le fort et le faible d’un de ses

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* Les notes précédées d’un astérisque sont de Jules Monchanin lui-même.*1. Ce dernier livre ne m’étant pas parvenu, force m’est bien de me référer exclu-

sivement aux ouvrages antérieurs du Dr Couchoud.

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livres les plus importants, Les mystères païens et les mystères chrétiens etqu’après avoir cru y discerner une grande découverte, il s’était de plus en plusrendu compte que, sans minimiser l’étendue et la valeur des apports helléniques,il fallait – contre Loisy – considérer le christianisme comme une « mutationgéante du judaïsme ». Je ne pouvais qu’approuver de si sages remarques. Quantà l’hypothèse, je lui dis en substance (après si longtemps, je ne saurais garantirles termes mêmes) : dans le champ des hypothèses rationalistes, la vôtrem’apparaît comme une hypothèse-limite. Puisque lancée* 2, il convient del’éprouver à fond. Jésus, dieu d’extases, semble, à tout prendre, plus religieux quele naïf ouvrier de village de Loisy et sa crucifixion céleste par les Archontes, undrame plus sacré que « l’obscur incident dans les annales judiciaires de laPalestine sous Ponce-Pilate » de Guignebert. Toutefois, ni alors, ni plus tard, jene cachais au Dr Couchoud que ma position personnelle était celle d’un chrétienadhérant de toute sa foi à l’historicité de l’Incarnation.

La thèse mythique*3, pour éviter Charybde : l’impossibilité psychologique del’apothéose d’un homme par de pieux juifs, échoue en Scylla : Dieu, pur objetd’extases, en si peu d’années et dans un milieu romain soucieux d’histoire, incar -nation si totale qu’elle aurait réussi à obnubiler le pur Dieu des visions despremières générations chrétiennes. Même aux Indes, où le temps compte si peu,la légende déifiante croît plus lentement.

Le paulinisme, à première vue, avec l’Apocalypse - terrain d’élection - résisteà cette gnose de toute la robustesse de son réalisme. Le nerf de l’argumentation de1Co 15,13-19, sur la résurrection des morts à l’instar de celle du Christ, esttranché si le Christ n’est pas un mort-réssuscité. Sa crucifixion céleste par lesArchontes*4, drame gnostique s’il en fut, est un défi à la profession de foi de St

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*2. Le mystère de Jésus, 1924, et divers articles au Mercure de France*3. Ces simples réflexions ne prétendent pas être un examen critique de la thèse

mythique de Couchoud, Delafosse (Turmel), Alfaric ; elles ne veulent qu’in-diquer une réaction personnelle. Récemment dans La pensée, M. Alfaric attri-buait la genèse du christianisme aux esséniens, ces « prolétaires mystiques ».Le Dr Couchoud, du moins, ne partage pas ce pan-marxisme.

*4. Non que les Archontes doivent être identifiés, selon une exégèse timide àCaïphe et Pilate. Il s’agit bien, dans la perspective paulinienne, de Puissancescélestes déchues, instigatrices du meurtre de Jésus. Il ne s’ensuit pas que cespuissances n’aient utilisé, comme agents d’exécution subalternes des hommesde chair contre l’Homme céleste qui a pris chair.

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Paul, 1Co 15,3 ss. - même amputée selon l’édition marcioniste, de son appel à latradition ο ×αι παρελαβον (ce que j’ai moi-même reçu). Surtout le ξαι οτιεταϕη (le fait qu’il a été enseveli), retenu comme authentiquement paulinienpar le Dr Couchoud, puisque appartenant au texte – reconstitué par Harnack - deMarcion*5, impose à critiquer la notion, non plus limite, mais dirais-je d’au-delàde la limite, d’un ensevelissement céleste… L’érudition, l’ingéniosité, bien desvues justes et profondes ne sauraient compenser ces outrances dans l’hypothèse*6.

« Il m’a appris que dans l’Inde », cette deuxième partie de la citation se réfèreà une conversation tenue en 1946, mais qu’il conviendrait de nuancer davantage.Il est vrai que les hindous vénèrent et adorent volontiers Jésus, prêts à reconnaîtreen lui un de ces avatars (de ces descentes dans une forme vivante animale ouhumaine de la Divinité qui, en son essence, est au-delà de toute forme) dont laliste - malgré les dix de l’orthodoxie stricte - n’est pas close. Ce qui, pour eux, faitdifficulté ce n’est précisément, ni une participation de Jésus à la Divinité, ni laréalité historique de sa manifestation, mais bien l’unicité et de sa consubstan -tialité à Dieu et de son Incarnation réelle impliquant une ère religieuse radica -lement nouvelle et définitive. Il y a, dans l’esprit indien, une pente au docétismeet cet état d’esprit peut nous aider à comprendre, non celui des premiers chrétiens,mais peut-être celui des Gnostiques, d’un Basilide, d’un Valentin*7. Je n’enconclus point qu’il y ait lieu d’estomper les contours accusés du réalismechrétien, mais que, peut-être, il conviendrait, dans la présentation, de fairecontempler aux hindous, d’abord le Dieu engendré - le Verbe éternel, Pensée duPensant - avant le Christ historique et, selon l’homme même, d’abord le

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*5. Une édition critique de St Paul doit donc être fondée sur l’Apostolicum. Lesadditions postérieures doivent être rejetées du texte et reléguées en notes aubas des pages (P.-L. Couchoud « Les premières éditions de St. Paul » [p. 31] inG.A. VAN DER BERGH VAN EYSINGA, P.L. COUCHOUD, R. STAHL,Premiers écrits du christianisme, Paris, Rieder et Amsterdam, 1930).

*6. En vérité, P.-L. Couchoud lui-même reconnaît très loyalement dans Le mystèrede Jésus que seuls les croyants en Jésus, Dieu-incarné, sont à même d’accueillirtous les textes néo-testamentaires. Ceux qui, pour des motifs philosophiquesplutôt qu’historiques, ne peuvent croire en Lui - ceux pour qui l’idée mêmed’un Verbe fait chair est un « monstre métaphysique » - sont contraints à un« tri hasardeux ». Et c’est Charybde ou bien Scylla.

*7. En sa gnose nuptiale, l’éon femelle est second et de reflet, enclin à se résorberen l’éon-mâle. De même Shakti du Trika (shivaïsme du Cachemire), second etde reflet, a une propension innée à se résorber en Shiva quiescent.

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Ressuscité, puis le Crucifié avant le Messie d’Israël*8… Marche progressiveinverse de l’apologétique occidentale classique, mais à la rencontre du mêmeévénement – qui, pour tout chrétien, d’Occident et d’Orient, est l’Événement del’histoire humaine et même cosmique*9 : la Mort-Résurrection du Dieu-Homme,l’un des Trois. C’est à partir, en amont et en aval, de cet Événement que l’histoireet le temps même – ce temps, qui, cyclique et stérile, ne se réalise pour un hindouqu’en s’abolissant, en détruisant ce qu’il a tissé*10 - acquièrent leur significationcréatrice.

Si l’hindouisme, axé sur l’éternel, peut, à la rigueur, changer ses avatars et sesdieux sans altérer sa Déité - comme on modifie des jeux de miroirs – le christia -nisme, situé par essence à la conjonction de l’éternel et de l’historique, s’y dissou -drait en gnoses instables et décevantes… Les plus hauts mystiques hindousaspirent à dépasser le plan des phénomènes – avatars compris – pour s’immergerdans les abîmes de l’Un-sans-second, si pur qu’il n’est rien de ce qui peut êtrenommé. Les mystiques chrétiens les plus vertigineux un Evagre, un pseudo-Denys, un Eckhart, un Ruysbroek, un Jean de la Croix ne s’enfoncent en un« Dieu sans mode » que par « l’imitation d’un Christ anéanti » ; « l’épaisseur dubois » les introduit dans une éternité qui n’absorbe pas mais transfigure le temps,l’univers, les âmes dans l’unité symphonique du Plérôme, participation réelle dela réelle unité des Trois.

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*8. Cf. « L’inde et la contemplation », Dieu Vivant, n° 3.*9. Cf. Christ et le Temps.*10. Cf. « le temps selon l’hindouisme et le christianisme », Dieu Vivant, n° 1.

Le docétismeLe docétisme était une hérésie des premiers siècles de l’Église, qui consistait

à enseigner que Jésus, n’ayant eu qu’une chair apparente, était né, avait souffertet était mort seulement en apparence.

Le docétisme était le fond des doctrines gnostiques. Modéré encore chezBasilide et chez Valentin, il est absolu chez Saturnin et chez Marcion. Ses adeptescherchaient d’une part à éloigner le plus possible la nature divine de tout contactavec le monde ; de l’autre, ils enseignaient que la matière est impure et souillée,étant l’œuvre d’un principe mauvais. La conséquence inévitable de cettedoctrine était la négation de l’incarnation du Verbe, telle que l’Église l’enseigne.Le corps du Messie n’était, pour les gnostiques, qu’une sorte de fantôme.

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Mon séjour de douze ans en Inde, mes contacts avec des amis hindous n’ontfait qu’intensifier et approfondir en moi cette vision du salut total par le Christaussi universel qu’il est unique.

•••Cette longue mise au point ne fut pas publiée, signe que son opportunité ne

s’imposait pas. Il fut un moment question de La table Ronde15 mais non d’une revuecatholique, comme l’aurait préféré Monchanin. Il est vrai que, ayant été contactéselon le désir de ce dernier, le P. de Lubac se montra réservé. Non qu’il récusâtl’argumentation à laquelle il souscrivait entièrement mais il ne souhaitait pas, ences temps difficiles pour lui et pour l’Église, attirer l’attention sur la singulièreentreprise de son ami. Il garda précieusement ce texte et intervint vingt-cinq ansplus tard en sa faveur16.

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15. Mensuel dirigé par Jean Cau aux Éd. Plon.16. Voir la partie finale éditée dans Axes, décembre 1976-janvier 1977, p. 33-34.

L’hindouismeAu point de vue mythologique, l’hindouisme est caractérisé par la dispa-

rition des anciens dieux védiques, réduits à l’état d’entités nominales, par ledétrônement, en tant que dieu suprême, de Brahmâ et son association avec deuxdieux nouveaux, Vichnou et Çiva, pour constituer la trinité indienne (Trimourti).Celle-ci représentait l’expression des trois états actifs de l’Âmeuniverselle correspondant aux trois qualités essentielles (gounas) : Brahma setransformant en Brahmâ, le créateur, avec la qualité de Radjas (activité) ; enVichnou, le conservateur, avec la qualité de s a t t v a ( b o n t é ) ; en Çiva, ledestructeur, avec celle de tamas (obscurité, passion). Ces dieux eux-mêmes sontadorés dans leurs manifestations plutôt que dans leur propre personne : Vichnoudans ses incarnations (avatâras), surtout dans celles en Krishna et Râma et Çivadans les manifestations féminines de son énergie, les çatkis.

Sur le plan philosophique, l’hindouisme est le produit de plusieurs écolesdont l’école vedânta dont la doctrine peut se résumer en la formule : « uneessence unique sans seconde », c’est-à-dire que Brahma (l’Âme universelle) seulexiste réellement. L’existence en apparence distincte de l’univers est une illusion.L’univers est Brahma, procède de Brahma et se résorbe en Brahma. C’est par lefait de son union avec la matière inintelligente, qui l’enveloppe au moment deson incarnation, que l’âme individuelle des êtres, parcelle de l’essence de l’Âmeuniverselle, contracte la tare d’avidyâ (ignorance), qui lui fait prendre le mondeextérieur et son propre corps pour des réalités. Le but de la religion est dedétruire cette ignorance.

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Le plaidoyer de Monchanin illustre la récurrence et l’actualité de la contro-verse christologique. Ayant quitté le terrain du rationalisme, elle investitmaintenant le champ des religions et se pose à nouveaux frais17. Sans illusionMonchanin reconnait l’inadéquation de la proposition christologique tradition-nelle en milieu indien. Il lui faut ouvrir d’autres voies : « Le Christ sera vu dès lepremier regard dans sa totalité, pris dans un mouvement inverse de l’histoire : lePanchristisme du corps glorifié, puis la Passion, sacrifice cosmique finalisant lacréation, enfin l’épiphanie historique du Nazaréen. »18. Et de se demander s’il nefaudrait pas débuter l’initiation chrétienne par la contemplation de l’Esprit « celuique l’Inde attend, personne qui se perçoit non comme le Verbe, à travers le visiblemais à travers les phénomènes spirituels, les charismes, et le plus grand de tous,l’agape, la communion des saints, la mystérieuse immanence de tous en chacun etde chacun en tous… De lui, elle passera au Verbe de gloire, au Ressuscité nimbéde la splendeur du monde, puis au Verbe de douleur assumant toute souffrancepour la transmuer en joie pascale, au Verbe en sa vie terrestre enfin, non illusoirecomme l’avatara, mais réalité réalisante en qui toute chose et le monde même etnos personnes mêmes ont consistance. Elle s’achèvera enfin dans l’abîme du Père,la personne non manifestée que les deux autres manifestent par les missions,projection des processions éternelles, l’Incarnation du Verbe et l’envoi du Paracletdans l’incessante Pentecôte qu’est l’Église. »19.

Enfin, Monchanin aborde, en finale, le domaine le plus séduisant et le pluspérilleux de l’interreligieux, celui de la mystique. Mais là encore, il place le débatà son niveau le plus haut. Au lieu de disserter à partir de considérations psycho-somatiques dont nous abreuve aujourd’hui toute une littérature spiritualiste, ilcible sur l’essentiel : le Christ en croix, mort et ressuscité. Telle est la pierre detouche. Il n’y a pas d’autre voie. C’est ce que Paul a reçu pour nous le transmettre(d’où la référence aux termes décisifs de sa lettre aux Corinthiens) et c’est bien ceque Marcion a cherché à contourner20…

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17. Voir J.-M. Aveline, « Les enjeux théologiques du dialogue interreligieux »,Chemin de Dialogue, n° 20, notamment sa conclusion, p. 35.

18. « L’Inde et la contemplation », Dieu Vivant, 3, 1945, reprint in MIMC, p. 41.19. Ibid., p. 35.20. Monchanin a toujours été très attentif à sauvegarder les racines juives de la foi

chrétienne, faisant aussi figure de précurseur en ce domaine. Voir F. Jacquin« L’Abbé Monchanin, précurseur du dialogue judéo-chrétien (1935-1938) »Revue de l’Histoire de l’Église de France, n° 204, p. 85-101

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Sans doute, en contexte indien où toute valeur au temps est effacée, est-ildevenu encore plus difficile qu’à l’aube du christianisme de confesser l’unicité duChrist de la foi et du Jésus de l’histoire. Pourtant, sans cette affirmation de base,les dogmes de la création et de la rédemption volent en éclat. À chaque culture detrouver les instruments conceptuels appropriés pour la traduire. Conscient de lasituation paradoxale où il se trouve, chrétien en mal d’indianisation, Monchaninconfiera à son ami intime :

« Il est peut-être téméraire d’inviter les chrétiens à repenser un desmystères essentiels de leur foi : Trinité ou Création, sans leur proposer unethéologie ou philosophie aussi cohérente et aussi solide que celle implici-tement critiquée : que c’est ennuyeux et bête de n’avoir pas de génie ! Et devoir les difficultés avec plus d’acuité que de solutions. Mais commentprogresser autrement ? La théologie grecque (patristique), la latine, lamédiévale ne se sont pas édifiées par l’œuvre d’un seul homme ; commentprocéder autrement pour que ces essais incertains ne soient pas perdus?L’Inde seule donnera un jour sa théologie au sein de la théologie. Maisaujourd’hui l’Inde chrétienne ne fait que répéter de mauvais manuelsd’Occident. »21

Un demi-siècle s’est écoulé et il faut se réjouir de l’abondante productionthéologique indienne. Un demi-siècle aussi qui a vu le monde se globaliser etengendrer toute une famille de propositions privilégiant un Christ cosmique, sansattache événementielle. Génial précurseur, Monchanin a mesuré l’enjeu du face-à-face de la Révélation judéo-chrétienne avec les systèmes métaphysiques de l’Inde.En une formule d’une rare densité dont il avait le talent, il écrit : « L’absolu hindouéteint le relatif ; l’absolu chrétien le récapitule. L’opposition est entre la monadeabsolue et le Plérôme de l’absolu assumant le non-absolu »22. À une époque où lanotion d’« adaptation » commençait timidement à faire son apparition, il a mis ledoigt sur le défi majeur de la rencontre du christianisme avec l’Asie, défi auquell’ensemble de la problématique théologique du XXIe siècle se heurtera de plus enplus. Hélas, il est mort trop jeune pour nous laisser une synthèse achevée de saréflexion, si tant est qu’il l’eût jamais rédigée, car sa pensée, en perpétuelleébullition, n’était jamais satisfaite de son expression….

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21. À Duperray, 30 décembre 1953, op. cit., p. 221.22. « Sri Ramana Maharshi », MIMC, p. 291.

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Cette « lettre ouverte » nous donne de saisir un moment de la courbe de vie del’ermite du Saccidananda, alors pleinement engagé dans sa vocation à la charnièreentre deux mondes. Avec son humilité coutumière, il la qualifiait prosaïquementde « vase communicant »23. Rarement un tel choix ne fut mené avec autant d’exi-gence spirituelle et intellectuelle dans l’assimilation à une autre culture et vécudans une telle dépossession matérielle. Puisse l’ardente profession de Monchaninbaliser, le temps qu’il faudra, le laborieux chemin de la rencontre interreligieuse !

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23. Selon la formule de Monchanin lui-même. Lettres au Père Le Saux, 23 janvier1955.

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Bernadette TruchetProfesseur agrégé d'histoire.

JULES MONCHANIN : UN PRÉCURSEUR MÉCONNU ?

Introduction

Au printemps 1995, à l’Université Catholique de Lyon, avec leconcours des Centres d’Histoire religieuse des Universités Lumière etJean Moulin un Colloque international s’ouvre avec la participation d’his-toriens, d’indianistes, de théologiens et philosophes. Colloque doubléd’un second en Inde quelques mois plus tard. Les Actes de ce doubleColloque ont donné lieu à une publication en français1 suivie d’uneédition anglaise en Inde2. Son but était certes de célébrer mais surtout demieux connaître l’Abbé Jules Monchanin dont le nom ne dépasse guère lecercle étroit des spécialistes alors que sa pensée et son expérience,novatrices voire à contre-courant, à son époque, peuvent encore apporterà notre monde dans le domaine du dialogue interreligieux voire intrareli-gieux3 et de l’inculturation.

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1. Jules Monchanin (1895-1957). Regards croisés d’Occident et d’Orient. Actes desColloques de Lyon-Fleurie et de Shantivanam-Thannirpalli, Profac-Crédic,Lyon, 1997 (infra : Actes J. M.).

2. Jules Monchanin (1895-1957) as seen from East and West, Delhi, SaccinandaAshram/ISPCK, 2001, vol. 2. À la traduction anglaise du Colloque de Lyon ontété jointes les communications et quelques témoignages personnels surMonchanin, recueillis en Inde.

3. Suivant l’expression mise à l’honneur par R. Panikkar, Le dialogue intrareligieux,Paris, Aubier, 1985.

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1. Le précurseur méconnu

Jules Monchanin né en 1895 à Fleurie dans le Beaujolais, diocèse deLyon, ordonné prêtre en 1922, part en Inde en 1939 et meurt en 1957. Savie « indienne » est donc relativement brève, mais elle aura marqué prati-quement toute sa vie.

Alors que le P. de Lubac dans la préface qu’il a donnée au livre Lamystique et les mystiques4 le place entre Massignon et Teilhard de Chardin,que Simon D. Amalorpavados explique : « c’est lui qui, malgré son échecapparent, a donné un choc à la conscience catholique de l’Inde par sa miseen question des méthodes traditionnelles et de l’autosatisfaction del’Église en Inde, fermée sur elle-même, vivant un tragique malentenduavec l’Inde et l’hindouisme »5 ; que S. Painadath reconnaît queShantivanam est « la maison-mère » de la plupart des ashrams catho-liques de l’Inde6 ; que le Père Amaladoss l’appelle : « un pionnier parcequ’il devançait largement son temps, ce dernier reconnaît immédiatementaprès : sa vision et ses perspectives ne sont pas reçues, même aujourd’hui,dans le monde chrétien »7.

Nous pouvons tenter de lancer quelques pistes de réflexion qui expli-queraient cette méconnaissance8. C’est un intellectuel au sens propre,

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4. A. RAVIER (Dir.), La mystique et les mystiques, Bruxelles, Desclée de Brouwer,1965. Préface du P. de Lubac p. 10.

5. S.D. AMALORPAVADOS, « L’Église en Inde est-elle indienne? » in Bulletin duCercle Saint Jean-Baptiste, janvier 1963, p. 136-137. Extrait de la thèse de l’auteur.

6. S. PAINADATH s.j., « The spiritual and theological perspectives of ashrams :a tribute to Shantivanam’s 50 years » in Saccidananda Namah, Thannirpalli,Saccidananda Ashram, 2002, p. 6.

7. M. AMALADOSS, « Le projet théologique et missionnaire de Monchanin dansle contexte de la théologie indienne d’aujourd’hui » in Actes J. M., p. 283.

8. Il est juste de reconnaître qu’une notice lui est consacrée dans : Catholicisme,hier, aujourd’hui, demain, Paris, Letouzey et Ané, 1982, t. IX, col. 544-545. Etsurtout une autre dans : Dictionnaire de spiritualité, Paris, Beauchesne, 1979,t. X, col. 1618-1619, rédigée E. DUPERRAY. L’Abbé Edouard Duperray (1900-1990) fut « le grand ami » de Monchanin, avec une vocation parallèle à la

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autodidacte en partie, dévoreur de livres. D’une culture philosophique etthéologique proprement éblouissante9, sans compter l’étude du sanscrit etdes grands textes sacrés de l’hindouisme ; c’est d’ailleurs en raison de sagrande culture en ce dernier domaine que le Père de Lubac, chargé dedonner un cours à l’Université catholique de Lyon sur l’Inde, est allé lerencontrer en 1930 pour obtenir quelques renseignements ; ce sera ledébut de leur amitié. Il a été en liens étroits avec la vie intellectuelle deLyon, membre actif de la Société de Philosophie, conseiller spirituel duGroupe médical du Dr Biot10. Il allait à Paris pour être au fait du mondeintellectuel, il y rencontrait Louis Massignon, Olivier Lacombe et biend’autres ; mais aussi, pratique encore moins courante, il allait voir lesexpositions, fréquenter les artistes (ce qui nous vaut plusieurs portraitsdus au pinceau de ses amis). Ceci en faisait un prêtre original voiremarginal, surtout si l’on y ajoute son attitude à La Ricamarie, villeouvrière où, vicaire, il assiste à des meetings organisés par le PartiCommuniste. Et c’est à la surprise générale qu’il avait renoncé à faire unethèse à l’Université catholique de Lyon, lui qui était un des plus brillantssinon le plus brillant des séminaristes de sa génération11.

Il est vrai que sa forte personnalité aurait sans doute souffert d’êtrecanalisée dans un cadre strictement universitaire, lui qui était un peutouche-à-tout, rançon d’une intelligence et d’une curiosité d’esprittoujours en éveil et prompte à s’intéresser à toute forme de pensée. Peu

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sienne mais orientée elle vers la Chine. Il œuvra après la mort de Monchaninpour la reconnaissance de ce dernier.

9. Cette admiration pointe chez le P. de Lubac : Images de l’ Abbé Monchanin, Paris,Aubier, 1967, dans l’ensemble de l’ouvrage certes, mais en particulier p. 9-16.Le fait même qu’il lui ait consacré un ouvrage montre toute l’estime danslaquelle il le tenait.

10. Pour son insertion dans le monde intellectuel lyonnais cf. E. Fouilloux, « JulesMonchanin dans les milieux intellectuels lyonnais de l’entre-deux guerres. » inActes J. M., p. 53-71.

11. Pour tout ce qui concerne la biographie de Monchanin : cf. F. JACQUIN, JulesMonchanin prêtre, Paris, Cerf, 1996. Première biographie universitaire surl’ensemble de sa vie. Concernant sa formation cf. J.G. PETIT, La jeunesse deMonchanin (1895-1925) : mystique et intelligence critique, Paris, Beauchesne, 1983,plus particulièrement pour ce dernier point p. 157-160.

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d’ouvrages publiés de son vivant12, quelques articles dans des revues trèsspécialisées et confidentielles. Aucun article dans des revues renomméescomme la Nouvelle Revue Théologique pourtant très tournée vers lesquestions missiologiques, ou Recherches de Science religieuse13 ; or le P. deLubac devenu directeur en 1947 l’a sollicité1 4, ce qui montre queMonchanin s’est plus ou moins volontairement laissé marginaliser ; celapeut être dû à un scrupule intellectuel : avoir l’air de figer sa pensée à unmoment donné alors qu’elle était loin d’être définitivement arrêtée. Doncaucun ouvrage composé, pas de théorie, pas de système de pensée15, « unethéologie des virtualités » en somme16. D’ailleurs à la veille de partir enInde n’avait-il pas écrit : « je n’aurai été qu’une image, l’esquisse d’undésir »17 où l’on sent poindre l’ombre d’un regret. Le P. de Lubac lui-mêmesouligne son œuvre si dense mais ajoute-t-il rare18, et là aussi se manifestele même regret qui rejoint celui des spécialistes actuels, car il existeseulement une œuvre inachevée avec des jaillissements et des intuitionsjetés comme en suspens dans les articles et notes éparses qu’il a laissés,mais qui auraient mérité d’être développés et argumentés et dont le stylesouvent elliptique ne simplifie ni la lecture, ni l’interprétation.

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12. Si ce n’est Ermites du Saccidananda : un essai d’intégration chrétienne de la traditionmonastique de l’Inde, Tournai, Casterman, 1956, publié en collaboration avecH. Le Saux, son compagnon à l’ashram, et De l’esthétique à la mystique, Tournai,Casterman, 1955 ; encore pour ce dernier s’agit-il de fragments non destinés àla publication, recueillis à la demande expresse de E. Duperray qui en a rédigéla préface.

13. Sauf une recension dont nous parlerons plus loin.14. Lettre du P. de Lubac à Monchanin, 14 juin 1947. Les quelques lettres qui nous

restent de la correspondance échangée entre les deux hommes sont publiées etcommentées par F. JACQUIN in Bulletin Association internationale CardinalHenri de Lubac, t. V, 2002.

15. E. DUPERRAY a fait un premier essai de bibliographie de Monchanin inL’Abbé Jules Monchanin, Tournai, Casterman, 1960, p. 77-78. Ce travail a étécomplété et précisé par J.-G. PETIT, La jeunesse de Monchanin, op. cit., p. 251 etsq. qui y a adjoint une bibliographie sur Monchanin, mais cette dernière datantde 1983 doit être actualisée.

16. Suivant la belle expression de Mgr de Berranger qui a ainsi intitulé sa commu-nication in Actes J. M., p. 159-168.

17. Lettre à Marguerite Prost-Adiceam, 20 avril 1939 reprise in Mystique de l’Inde,mystère chrétien, Paris, Fayard, 1974, p. 147.

18. La mystique et les mystiques, op. cit., p. 10.

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Et très certainement cette absence a empêché nombre de travauxultérieurs de se référer explicitement à sa pensée, plus particulièrementlors des débats sur l’inculturation et maintenant sur le dialogue interreli-gieux. Nous prendrons un seul exemple émanant d’un document officiel :celui de la Commission Internationale pour le Dialogue intermonastique(D.I.M.), sur « Contemplation et Dialogue Interreligieux », de 199319 unparagraphe est consacré aux destinataires « plus particulièrement à ceshommes et femmes qui s’engagent dans le dialogue intrareligieux » dansle sillage de : Henri Le Saux et Bède Griffiths, qui certes par certains côtéssont allés plus loin que lui, mais il n’est pas mentionné Jules Monchaninomission regrettable. Car comme l’écrit S. Rhode :

Monchanin et Griffiths étaient tous deux de grands visionnaire schrétiens aux perspectives universelles. Beaucoup de ce que Griffiths a ditet écrit aurait pu être dit et écrit par Monchanin. On peut avancer que leursvisions étaient en substance identiques, quoique différentes dans la miseen œuvre20.

En outre, cet intellectuel s’est toujours voulu apostolique, profon-dément apostolique, ne considérant pas l’apostolat comme une activitésuperfétatoire, allant bien au delà de ce qui était exigé des postesmodestes qu’il occupait dans le diocèse de Lyon, mais qui avaient aumoins l’avantage de lui laisser du temps pour ses activités diverses.Participant ou animateur de groupes œcuméniques et judéo-chrétiens àLyon ou à Paris, en particulier avec l’Abbé Paul Couturier. Exerçant uneprofonde influence spirituelle sur ses nombreux « dirigés » surtout desfemmes dont quelques-unes iront au Maghreb s’enfouir auprès de l’islam,tandis que d’autres seront attirées par l’Inde. Des intellectuelles le plussouvent, mais aussi des jeunes femmes, voire des adolescentes de milieusocial et culturel très modeste, ainsi les orphelines de Balmont, dont ilétait l’aumônier et qui nous valent une des pages les plus émouvantes dulivre que le P. de Lubac lui a consacré21. Cet apostolat multiple avec

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19. Commission internationale pour le dialogue interreligieux monastique,Contemplation et dialogue interreligieux : repères et perspective puisés dans l’expé -rience des moines, Ottignies, s.n. 1993.

20. S. RHODE : « De la vision inclusive de Jules Monchanin à la vision complé-mentaire de Bède Griffiths » in Actes J. M., p. 219-228.

21. Images de l’Abbé Monchanin, op. cit., p. 52-54.

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toujours un intérêt pour les plus pauvres et un grand sens de l’ouverturetoujours prêt à répondre à la demande de « l’autre », alors qu’il était d’unesanté fragile, s’est certainement développé au détriment d’une œuvreintellectuelle plus systématisée.

Sur le plan proprement missionnaire, en Inde il a voulu fonder une viecontemplative qui ne soit pas le simple décalque de la vie contemplativeoccidentale, mais vraiment « indianisée » en profondeur grâce à l’apportde chrétiens indiens et l’on peut dire que ce fut un échec ; pas un seulindien qui se soit agrégé définitivement au duo qu’il formait avec HenriLe Saux.

Mystique lui-même, très attiré par St Jean de la Croix, les rhéno-flamands et la théologie apophatique, il souhaitait une appro c h emystique de la rencontre entre religions. Certes l’apophatisme pouvait lerapprocher de l’Inde par des comparaisons éclairantes avec l’apaveda etl’advaita22, mais cette problématique était aussi éloignée de la missiologiede son époque que des soucis pastoraux traditionnels et quotidiens23. Pourlui la vie contemplative, une vie contemplative non occidentale naturel-lement, était un moyen de la mission, sinon le moyen par excellence, etmalgré des encouragements au plus haut niveau, comme ceux expriméspar l’Encyclique Rerum Ecclesiae24 et quelques fondations déjà réalisées,cette approche était peu répandue, particulièrement sous la forme qu’ilsouhaitait, voire peu appréciée, et les mystiques toujours un peu suspectsd’hétérodoxie vivant « un drame solitaire à l’intérieur d’une religionqu’ils avaient conscience d’accomplir »25.

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22. Y. DE ANDIA : « Jules Monchanin, la mystique apophatique et l’Inde » in ActesJ. M., p. 111-126.

23. Un essai d’interprétation de S. CALZA, La contemplazione via prilegiata al dialogocristiano-induista, sulle orme di J. Monchanin, H. Le Saux, R. Panikkar e B. Griffiths,Milano, Ed. Paoline, 2001, souligne la grandeur et les problèmes soulevés parune telle approche, p. 326-329.

24. Rerum Ecclesiae, 28 février 1926, in A.A.S., t. 18, p. 65-83.25. A.RAVIER, La mystique et les mystiques, op. cit., Préface p. 15, citation d’une

communication de J. Monchanin à la Société Lyonnaise de Philosophie, 1937.Certes il s’agit en l’occurrence des mystiques musulmans mais sans trahirMonchanin nous pouvons extrapoler pour les mystiques de toutes religions.

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Mais il y a un dernier élément que je livre au moins à titre d’hypothèse(il ne s’agit évidemment pas d’établir une comparaison en rigueur determe et encore moins une hiérarchie entre ces deux précurseurs !). JulesMonchanin peut être comparé au Père de Foucauld, désireux d’enfouis-sement, de dépouillement comme lui. La kénose est un mot clé duvocabulaire de Monchanin. L’un et l’autre sont partis à un âge tardif en« mission », ayant eu chacun dans une première vie, quoique de manièredifférente, une activité intellectuelle qui les avait mis en contact avec despersonnalités très diverses. Missionnaires l’un et l’autre, mais de quellemanière atypique ! N’ayant au moment de leur mort respective réussiaucune « fondation ». Or de nos jours Charles de Foucauld est un nomencore très largement connu en France, avec une famille spirituelle auxbranches nombreuses et Monchanin reste un quasi-inconnu sans postéritéspirituelle apparente. Il est légitime de s’interroger sur cette différence detraitement.

Charles de Foucauld a fait très vite l’objet d’une biographie par unécrivain renommé et très en vogue à son époque, de surcroît acadé-micien26. Sa vie avait un parfum de romanesque, il s’était converti à uneépoque où la conversion, surtout des intellectuels, était apologétique :« Ils [Claudel, Foucauld, Huysmans] joueront ultérieurement le rôle de« grands frères » pour les convertis à venir »27. Le tout couronné par unemort tragique qui pouvait être annexée sur le moment par de larges pansde l’opinion publique à une époque où l’Empire Français était trèsprégnant dans l’imaginaire collectif dans lequel se confondaient patrio-tisme, armée, grandeur de la France, et… catholicisme2 8.Incontestablement Charles de Foucauld a été porté après sa mort par uncourant favorable29. Rien de tel pour Monchanin : pour l’opinion catho-

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26. R. BAZIN, Charles de Foucauld, explorateur au Maroc, ermite au Sahara, Paris,Plon, 1921. Nombreuses rééditions : en 1941, 151e mille.

27. F. GUGELOT, La conversion des intellectuels au catholicisme en France 1885-1935,Paris, CNRS Editions, 1998, p. 27.

28. Sorte d’inventaire à la Prévert que n’eût pas forcément approuvé Charles deFoucauld !

29. Dans le même ordre d’idées cf. E. PSICHARI, Voyage du centurion, Paris, LouisConard, 1916 (publication posthume) récit autobiographique de la conversiondu petit-fils de Renan, véritable succès de librairie avec de nombreuses réédi-tions.

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lique l’Inde n’avait jamais eu l’attrait du désert saharien, et cette mêmeopinion n’était pas encore préparée au changement, pressenti et vécu parMonchanin, du paragdime missiologique qui se développera ultérieu-rement ; et ce n’est pas une mort banale dans un hôpital parisien quipouvait en modifier les données. Il faut ajouter qu’a priori, je dis bien ap r i o r i, la démarche de Charles de Foucauld, moins intellectualiséeparaissait plus facile à appréhender que celle de l’Abbé. Et l’accélérationde l’Histoire30 a facilité l’oubli d’un précurseur comme Monchanin.

2. Comment est-il précurseur?

Lui-même s’est voulu précurseur en dehors des cadres traditionnels.Deux textes sont fondamentaux à cet égard : le rapport adressé à MgrVanneufville31 le 14 octobre 1935, certes rédigé par l’Abbé Duperray maisce dernier y associe son ami qui cosigne, et un article paru dans UnionMissionnaire du Clergé en juillet 193932. L’un et l’autre document explicitentvoire justifient sa vocation que Monchanin sait être à contre-courant.Certes ce n’est pas que ces deux documents soient les plus élaborésthéologiquement de toute son œuvre, mais ils présentent une sorte de« charte » accessible à tous de ce que devrait être la mission et le mission-naire. Cette vocation missionnaire est « tardive », même si le projet estantérieur, il ne part en Inde qu’à l’âge de 44 ans, contrairement à lamajorité des missionnaires de cette époque, pour qui vocation sacerdotaleet missionnaire sont concomitantes. Elle est le fruit d’une longue

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30. Allusion au célèbre ouvrage de D. HALEVY, Essai sur l’accélération de l’Histoire,Paris, Self, 1948.

31. Mgr Gaston Vanneufville (1866-1936) était membre de la Propaganda fide, plusparticulièrement en charge de la France.

32. J. MONCHANIN, Théologie et spiritualité missionnaires, Paris, Beauchesne, 1985p.191-195 (Infra : T.S.M.) où ces deux documents ont été repris. Infra : Docs. inT.S.M.

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maturation i n t e l l e c t u e l l e3 3 précise-t-il, spirituelle aussi par le rôle dedirecteur de conscience amené à soutenir des vocations missionnairesféminines, et théologique enfin :

Nous voudrions devenir autant qu’il se peut chinois et indien, sentir etsouffrir comme eux, penser selon les catégories traditionnelles de leurcivilisation, prier avec eux et travailler ensemble à l’enracinement del’Église34.

L’enracinement de l’Église est un élément primordial35. La mission estla conséquence de l’incarnation, le Christ s’est incarné à cause d’unevolonté salvifique universelle36. L’extension du Corps mystique exige lamission dont il donne cette définition : « prolongement de la doublemission du Verbe et du Paraclet jusqu’à la Parousie »37.

Certes il n’est pas le seul à contester les cadres traditionnels de lamission. À cette époque se développe toute une réflexion novatriceautour d’elle, à commencer par les deux encycliques, fondamentales à cetégard : Maximum Illud et Rerum Ecclesiae38. Et ce n’est pas un hasard si lesAbbés Duperray et Monchanin dans le rapport évoqué plus haut seréfèrent expressément à ces deux documents pour expliciter leur vocationet plus particulièrement au second en ce qui concerne la vie contem-plative. Ce nouveau rapport à la mission se cristallise autour du Bulletindes Missions39, et surtout du Père Charles40, grâce aux Semaines missiolo-

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33. Ibidem, p. 19134. Ibidem, p. 19235. Certes le P. Charles avait déjà parlé de « planter l’Église ». J. PIROTTE « Pierre

Charles à Louvain. Les formes d’une action missionnaire. » in Sciences de lamission et formation missionnaire au XXe siècle. Actes de la XIIe section du CREDIC.Lyon, Lugd, 1992, p. 72 et sq., mais Monchanin est nettement plus novateurdans son approche.

36. T.S.M., p. 75.37. Ibidem, p. 74.38. Maximum Illud, 30 novembre 1919 in A.A.S. t. 11 p. 440-455. Rerum Ecclesiae, op.

cit.39. Monchanin y donnera d’ailleurs deux articles : « L’Église et la pensée

indienne », décembre 1936, n° 4, p. 254-257 et « Hommage à MahatmaGandhi », 1948, n° 3, p. 101-109. Le Bulletin des Missions, revue active de 1921-22 à 1952 (avec une interruption durant la seconde guerre mondiale) est une

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giques de Louvain41, seul lieu de réflexion de ce type à l’époque. Le PèreVincent Lebbe fonde la Société auxiliaire des Missions (S.A.M)42 pourformer des prêtres qui veulent se mettre au service du clergé indigène etnon pas apporter « un christianisme prêt à l’emploi, à prendre tel quel ».Monchanin ira d’ailleurs avant de partir pour l’Inde se former à Louvainauprès de la S.A.M. Il lit la revue Light of the East, des Jésuites de Calcuttaqui propose une approche renouvelée de l‘apostolat grâce à un approfon-dissement de l’Hindouisme, réflexion qui ne laisse pas Monchanin indif-férent43. Mais cette réflexion novatrice reste trop souvent théorique et apeu de retombées pratiques44. le Père Lebbe lui-même sera très fortementcontesté sur le terrain45.

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émanation de l’Abbaye bénédictine de Saint André lez Bruges à laquelle DomEdouard Neut donnera une grande impulsion.

40. Pour l’action du P. Charles et le contexte dans lequel elle s’est développée cf.J. PIROTTE, art. cit., p. 68-86.

41. Un compte-rendu volumineux de chaque Semaine, à partir de la troisième,donnait lieu à publication, tout d’abord par Museum Lessianum et à partir de1935 par Desclée de Brouwer.

42. Début de la fondation en novembre 1926, avec l’appui de l’Abbé Boland quideviendra le premier supérieur de la Société. Cf. L. LEVAUX, Un prophète, lePère Vincent Lebbe, Paris-Bruxelles, Editions universitaires, 1948, p. 298. Ellesera reconnue canoniquement en 1939. Cf. J. LECLERCQ, Vie du Père Lebbe : letonnerre qui chante au loin, Tournai, Castermann, 1955, p. 268.

43. Cette revue, parue à Calcutta de 1922 à 1946, a été fondée par les PèresG. Dandoy et P. Johanns qui, par le truchement de la revue et leurs proprestravaux ont contribué au renouvellement de la connaissance de l’hindouismeet des méthodes d’évangélisation. Cf. les trois notices India, Dandoy etJohanns in Diccionario historico de la compañia de jesus, Rome-Madrid,Institutum Historicum Societatis Jesus, 2001. Le jugement de Monchanin surcette revue est pour le moins contrasté : sévère dans une lettre à Duperray citéepar F. JACQUIN : Jules Monchanin prêtre, op. cit., p. 167, favorable dans Doc. inT.S.M., p. 194 et citation positive des ouvrages des Pères G. Dandoy, L’ontologiedu Védânta, traduit de l’anglais, Paris, Desclée de Brouwer, 1932 et P. Johanns,Vers le Christ à travers le Védânta, traduit de l’anglais, Louvain, MuseumLessianum, 1932 in T.S.M., p. 87. Il semblerait que si Monchanin apprécie leursméthodes d’apostolat il soit plus réservé quant à leur théologie.

44. Recueil des Archives Vincent Lebbe. Pour l’Église chinoise. III Encyclique Maximumillud., Introduction et notes par C. Soetens, Louvain, Publications de la Facultéde Théologie, 1983, p. VII et XVII-XXII. C. Soetens montre les réticences à laréception de l’encyclique et à une nouvelle missiologie. Il est vrai qu’ilenvisage seulement le point de vue « chinois », mais il semble bien que cetteréticence soit généralisée. On en trouve trace dans les réactions d’un certain

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Persuadé que les méthodes missiologiques traditionnelles avaient faitleur temps et même n’avaient jamais été, ou à quelques exceptions près,adaptées à leur objet sa sévérité éclate dans cette note où il explique qu’ilvaut mieux avoir des amis païens que chrétiens car : « presque toujours lechrétien formé par une missiologie déficiente représente mal son peuple»46. Le nouveau chrétien ne doit pas rompre avec sa culture, et il doit enrester solidaire car dit-il : « le missionnaire n’est-il pas aussi appelé àassumer la condition indienne afin de la purifier et de la transfigurer dansle Christ »47 ? Ce qui est valable pour le missionnaire ne doit-il pas l’êtreencore plus pour le nouveau chrétien ?

Il l’exprime d’une autre manière dans la première lettre adressée à LeSaux : « Mon but n’était pas la vie missionnaire telle qu’on la conçoitd ’ o rd i n a i re mais la préparation à la vie contemplative sous formeindienne, intégralement indienne »48.

Et ce n’est pas un hasard si une de ses références, même s’il n’adoptepas toutes ses positions, soit le P. Nobili49, ayant oeuvré comme lui dans leSud de l’Inde, sannyasi renonçant, comme lui, Monchanin, a voulu l’être.

Refus donc de la mission telle qu’elle est vécue majoritairement à sonépoque, à la fois sur le plan apostolique et théologique. Ouverture totaleà l’altérité, la civilisation de l’autre : « Il faut tendre à une complète assimi-lation »50.

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nombre de missionnaires (Archives des O.P.M.) Cf. également P. CHENAUX,Entre Maurras et Maritain, une génération intellectuelle catholique (1920-1930),Paris, Cerf, 1999, p. 185-195.

45. Exemple significatif, entre autres, de cette opposition dans l’opuscule duChanoine J. LECLERCQ, Lettre à mes amis à propos de « La vie du Père Lebbe »,Louvain 1957 s.n. (un exemplaire déposé à la Bibliothèque de l’Institut catho -lique de Lyon).

46. T.S.M., p. 85.47. Docs. in T.S.M., p. 19448. Souligné par l’auteur. Lettre au P. Le Saux du 7 Août 1947 in Abbé Monchanin,

Lettres au P. Le Saux. Texte établi, présenté et annoté par F. Jacquin, Paris, Cerf,1995 ; p. 31.

49. Docs. in T.S.M., p. 194 et 196.50. T.S.M., p. 77.

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3. Les fondements de sa missiologie

Cerner la théologie missionnaire de Monchanin est chose moinssimple qu’il ne paraît dans la mesure où, rappelons-le, il n’a pas laissé unesynthèse complète de ses positions ; où les mêmes idées se retrouvent àdes dates diverses dans des documents de portée différente et… avec unetonalité parfois variable ! Deux ouvrages posthumes ont rassemblél’essentiel de ses écrits sur ce thème51 mais il est indispensable de recourirà l’ensemble de son œuvre, y compris sa correspondance52, pour saisirl’ensemble d’une pensée nuancée, rigoureuse et toujours en mouvement.Nous n’avons pas la prétention de nous lancer dans une étude de sapensée missiologique53, mais d’en dégager simplement les grands axes.

Il faut donc repenser la mission, c’est à dire incarner la Bonne Nouvelledans une civilisation « autre ». « La complète assimilation » avec la civili-sation à christianiser est d’ordre théologique. Il s’agit véritablement de lafaire sienne, de se faire « juif avec les juifs, sans-loi avec les sans-loi »54 et…indien avec les indiens. « Il s’agit non de s’adapter par tactique aux

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51. Il s’agit bien entendu de : Théologie et spiritualité missionnaires, op. cit., recueilde notes, documents, certains déjà connus ou publiés et d’un mémoire inédit.Pour plus de détails cf. l’avant- propos de J. GADILLE et E. DUPERRAY p. 5-7. Mais aussi de : Mystique de l’Inde, mystère chrétien : écrits et inédits, présen-tation de S. SIAUVE, avant-propos de P. FALLON, Paris, Fayard, 1974.Réédition sous le même titre, avec suppression des extraits de correspondance,et introduction de F. JACQUIN par Fata Morgana, 1999. C’est cette dernièreédition que nous citerons.

52. L’édition de sa correspondance est maintenant bien avancée grâce à F.JACQUIN. Cette dernière a publié : Lettres à sa mère 1913-1957. Jules Monchanin.Paris, Cerf, 1989. Lettres à Le Saux, op. cit. D’une amitié sacerdotale, JulesMonchanin et Edouard Duperray, 1919-1990, présentation et annotation F.Jacquin, Éd. Lessius, Bruxelles, 2003. Pour la correspondance avec H. de Lubaccf. supra n° 13. La lecture de ces lettres est indispensable pour mieux appré-hender les multiples facettes d’une intelligence qui s’intéresse à tous les sujetset pour découvrir un Monchanin « humain » auquel il a souvent été reprochéson intellectualité.

53. Cf. Actes J. M. où un grand nombre de communications (nous ne pouvons lesciter toutes) auxquelles nous renvoyons globalement, étudient les diversesfacettes de cette pensée et constituent une base indispensable de travail pourqui veut approfondir sa pensée théologique.

54. C’est à dire païen. Saint Paul 1Co 9,20.

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coutumes de l’Inde, mais de s’assimiler par amour de ce que l’Inde ad’essentiel dans les modes de son expérience spirituelle, de sa pensée, desa sensibilité, de sa vie consacrée »55. Cela va beaucoup plus loin qu’unesimple adaptation. Dans des notes antérieures à son départ noustrouvons : « Cette conformité à la patrie d’élection (celle qui a été choisiepar le missionnaire) découle de la dilection et va à la dilection : c’est uneparticularisation (et une généralisation) de l’agapê »56. Pour désoccidenta-liser la mission il faut repenser le christianisme dans son ensemble : «Repenser le christianisme, le ressaisir en son jaillissement originel, en ledissociant par la pensée des modalités conceptuelles en lesquelles il s’estincorporé57 à la et aux civilisations méditerranéennes… »58 En consé-quence de cette affirmation il explique qu’il faut s’en tenir au seul : «noyau infrangible de la Révélation elle-même, du judéo-christianismebiblique »59. Car aucun système théologique, affirme-t-il, « ne dépasse nin’atteint la théologie de Paul et de Jean »60. Les explications dogmatiquesmême dépouillées de leur contexte culturel occidental ne peuvent serviraux autres civilisations. Les autres cultures doivent créer leur propresynthèse théologique autour de « la pensée ce centre gravifique »61. Aussiexplicite-t-il : « la greffe de la Révélation, que les Pères ont faite jadis surla pensée hellénique, doit être tentée aujourd’hui sur la penséeindienne »62.

À la simple lecture de ces citations63 on saisit les réticences deMonchanin devant l’absolutisation de certains systèmes théologiques64, et

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55. Docs. in T.S.M., p. 194.56. T.S.M., p. 76.57. Pour la signification de l’incorporation chez Monchanin cf. T. Matus « Yoga,

multiculturalisme et évangélisation » in Actes J. M., p. 300-303.58. T.S.M., p. 8559. Ibidem, p. 86.60. T.S.M., p. 8561. Idem.62. Docs. in T.S.M., p. 194.63. Pour une étude plus fouillée de ces notions et de leurs limites cf. O. de

BERRANGER « Une théologie des virtualités. » in Actes J. M., p. 159-168.64. On pense immédiatement au thomisme qui s’était renouvelé dans l’entre-deux

guerres grâce en particulier à J. Maritain « [il] représente incontestablement, ausortir de la guerre, le courant de pensée dominant dans le monde catholiquefrancophone », Entre Maurras et Maritain, une génération intellectuelle catholique

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si on poussait à l’extrême sa pensée, les systèmes théologiques ne seraientpour lui que des gloses, nécessaires certes pour une culture et un momentdonnés, mais sans portée universelle. Cette réticence rejoint son goût pourla théologie apophatique car le kérygme ne peut être enfermé dans unsystème forcément réducteur, quel qu’il soit. Il se trouve en consonanceavec ce qu’écrira plus tard Michel de Certeau…

« Si le christianisme est « catholique » dans son essence, il ne l’est quesur le mode d’une histoire. Il doit encore se manifester comme tel, selon unprocessus qui appelle toujours une critique spirituelle des formes socialeset des localisations culturelles de l’Église… Le catholicisme n’est passeulement une affirmation posée une fois pour toutes ; il s’exprimetoujours par un dépassement »65. Il est donc nécessaire de « réinsérer lechristianisme en sa pureté, dans la civilisation, elle-même repensée dans sapureté. »66

Mais les modalités indiquées par Monchanin ne sont pas sans poser dedifficiles problèmes, auxquels se heurtent actuellement les spécialistes dela missiologie et du dialogue interreligieux, problème proprement anthro-pologique, car existe-t-il une culture, une religion, un christianisme« chimiquement pur »6 7 ? Comment isoler ce noyau infrangible d eRévélation dont il parle? Et même existe-t-il ? « La théologie de Paul et deJean » n’est-elle pas la première forme d’acculturation du christianisme68 ?

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(1920-1930), op. cit., p. 13, et qui pour certains semblait être le système théolo-gique par excellence mais ses réticences sont les mêmes devant n’importe quelautre système passé ou… à venir.

65. M. de CERTEAU « Un prophète : le père Vincent Lebbe » in Bulletin du CercleSaint Jean Baptiste, 1956, p. 89.

66. T.S.M., p. 86.67. Pour ces questions d’anthropologie religieuse cf. M. ELIADE, Traité d’Histoire

des religions, Paris, Payot, 1949, et F. LENOIR et Y. MASQUELIER (Dir.)Encyclopédie des religions, Paris, Bayard, 1997, t. 2.

68. Cela est vrai d’un point de vue anthropologique et historique, mais du pointde vue ecclésial il s’agit d’une théologie « canonique », au sens strict du termece que ne sont pas les systèmes théologiques ultérieurs y compris ceuxélaborés par les Pères de l’Église. Sur cette question de l’autorité des Pères, cf.Dictionnaire de Théologie Catholique, Paris, Letouzey et Ané, 1932, t. 12, col. 1198-11 9 9 ; B. ALTANER, Précis de Patro l o g i e, édition française adaptée parH. CHIRAT, Mulhouse, Salvator, 1961, p. 35-37 et A. de HALLEUX « Pourquoiles Églises ont-elles besoin aujourd’hui d’une théologie patristique » in Les

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Quelle serait la définition d’une civilisation pure? Certes Monchanin abien essayé d’en donner une : « rechercher “le point vierge” s’il en est…où tout était donné en virtualité et rien encore cristallisé »69, mais unecivilisation l’a-t-elle jamais connue70 ? Les historiens savent bien que « lemiracle grec » dans l’Athènes du Ve siècle qui lui est si chère n’est qu’unmythe.

D’ailleurs Monchanin est-il dupe71 ? L’incise s’il en est est significative.Globalement il s’est bien rendu compte des difficultés et a porté lui-mêmela critique sur ce qui était pour lui, notons-le bien, une hypothèse detravail encore à développer. Il était très sensible au Christ médiateur et auChrist incarné, donc à l’histoire. Ainsi note-t-il qu’on ne peut écarter :« L’histoire elle-même qui a donné au christianisme sa figure » de même :« Le développement (de Newman aux Modernes), ne serait-ce point sepriver des explications dogmatiques et spirituelles? »72 Il est d’ailleurs trèsconscient des risques de syncrétisme et d’amalgame que peuvententraîner des idées menées sans une grande rigueur intellectuelle : «J’éprouve une horreur croissante pour les formes de pensée confuse »73,écrit-il à Duperray.

Un des points centraux de sa pensée et de sa théologie se trouve dansun article important de 1948 ; à l’origine simple recension, qu’il donneaux Recherches de science religieuse74 et qu’il faudrait pratiquement citerintégralement où il explique que croire le plérôme achevé est une graveerreur :

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67

Pères de l’Église au XXe siècle « L’aventure des Sources Chrétiennes » Paris, Cerf,1999, p. 511-518.

69. T.S.M., p. 85.70. Sur le concept de civilisation cf. J. CAZENEUVE, Encyclopedia Universalis,

2002, t. 5, p. 922-926.71. Il qualifie ce travail de « tâche immense » que « de repenser toute l’Inde en

chrétien et le christianisme en indien. » Doc. in T.S.M., p. 194. ce qui montre saconscience des obstacles avant même le premier contact concret avec l’Inde. Etil est aisé de comprendre que ce programme pouvait laisser réticentescertaines autorités.

72. T.S.M., p. 86.73. Lettre à Duperray, 17 décembre 1955, n° 52.74. J. MONCHANIN « Religions et Civilisations indiennes » plus particuliè-

rement : « Hegel et la pensée indienne » in Recherches de science religieuse, 1948,p. 630-636.

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Il est des chrétiens aussi qui, identifiant plus ou moins consciemmentle destin du monde au destin du christianisme tel qu’il s’est formulé dansles dix ou quinze premiers siècles de son histoire, ne voient guère dansl’accession de peuples nouveaux au christianisme qu’un accroissementnumérique de l’Église et sa plus grande diffusion de l’espace.

Aucun siècle ne marque un terme définitif : « une telle conception neserait qu’une transposition à l’Église de l’orgueil hégélien du systèmeachevé75 ». Et il poursuit dans le prolongement de ce qui précède :

Au XVIIe siècle, un Ricci, un Nobili ont vu dans les continents quis’ouvraient à l’évangélisation l’avènement à l’intérieur de l’Église deformes nouvelles de civilisation. L’Église ne dira plus comme au temps deSt Augustin : « Mienne est la langue latine, mienne la grecque et la syriaqueest mienne aussi », elle ajoutera le sanskrit, le tamoul, le chinois avec toutce que ces langues apportent d’idées et de sentiments qui n’avaient pointpénétré dans le monde méditerranéen, germanique et slave76.

Car il n’y a pas une fin de l’histoire, pour reprendre une expressionbien connue77, même de l’histoire de l’Église ; l’achèvement du plérôme nepeut-être qu’une perspective eschatologique. « Le christianisme qui étaitd’hier, qui est d’aujourd’hui, sera aussi à jamais « celui qui vient »…Il n’est deregard chrétien qu’eschatologique »78. Il avait d’ailleurs écrit auparavant :« Prolongement de la double mission du Verbe et du Paraclet jusqu’à la Parousie ;consommation de la catholicité ; mission achevée, plénitude du CorpsMystique »79. Il fait ainsi litière de tout intégrisme voire même de toutconservatisme, qui voudrait arrêter l’histoire et surtout l’histoire del’Église à un moment donné.

Chemins de Dialogue

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75. N’oublions pas qu’à cette date le sens hégélien de l’histoire est très prégnantchez de nombreux intellectuels, plus particulièrement chez les intellectuelsmarxistes.

76. Art. cit., p. 635-636.77. Allusion à la thèse, très controversée d’ailleurs chez les historiens, de F.

FUKUYAMA, La fin de l’histoire et le dernier homme, traduction française, Paris,Flammarion, 1992.

78. Art. cit., p. 636.79. T.S.M., op. cit., p. 75

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Mais, dernier point à souligner et non le moins important, surtoutpour ceux qui tentent de vivre aujourd’hui une expérience semblable à lasienne ; ayant compris l’importance de la mission comme incorporationau Christ, de manière intellectuelle et théologique, il a voulu la vivre spiri-tuellement et pourrait-on dire charnellement, sans illusion superflue etnon sans souffrance. La kénose, mot qui revient souvent sous sa plumen’est pas une expression vaine, lui qui parlait de : « s’enfoncer dans lebois »80. Et ce mystique se voulait en communion avec l’Église :

[…] docilité à l’Esprit Saint pour intérioriser toutes choses, sans sortirdu corps visible [de l’Église], pour repenser les dogmes devenus impen-sables dans un certain contexte, pour revivifier les activités spirituellesdevenues inertes : flecte quod est rigidum (assouplis ce qui est raide).81

Dans une de ses premières lettres à H. Le Saux il écrit : « Il vous faudraun courage inébranlable, car vous aurez des déceptions »82, « un renon-cement total aux choses d’Occident, un amour profond de l’Inde. LeParaclet vous donnera ces trois dons »83. Et il trace ainsi son propreportrait car il a vécu cette tension de quitter des repères culturels pour enadopter d’autres, lui qui estimait que : « Tout commence par l’esprit : sefaire une âme indienne, penser selon les modes indiens, ce qui supposeune conversion… »84 Conversion : le mot est lâché, ce n’est pas tant laconversion de l’« autre » qui importe que celle du missionnaire, qui estpremière : « Tout apôtre connaît cette épreuve… Une telle remise en causen’est pas un accident : c’est la loi intérieure de sa mission », explicite M.de Certeau85. Conversion loin d’être facile : « l’Abbé Monchanin notaitqu’après l’enthousiasme du départ il y avait un temps de désillusion etd’angoisse »86 ; véritable rupture instauratrice aurait pu ajouter le même M.

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80. Celui de la Croix reprenant l’expression de St Jean de la Croix in Mystique del’Inde, mystère chrétien, op. cit. p. 68.

81. T.S.M., p. 74. La dernière citation latine est extraite de l’ hymne du Veni Creator.82. Souligné par l’auteur.83. Lettre à Le Saux, op. cit., p. 32.84. T.S.M., p. 182.85. M. de Certeau s.j. « La conversion du missionnaire » in Christus, 1963, p. 515.86. Ibidem p. 515, dans lequel M. de Certeau se réfère à A.M. Henry « Trois prêtres

en mission », in Informations catholiques internationales, 15 octobre 1959 p. 21.

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de Certeau qui plus tard utilisera cette expression dans un autrecontexte87. La kénose, mais sans dolorisme, est donc la base de sa spiri-tualité missionnaire : « un tel renoncement serait mutilation s’il nepréparait dans le silence de l’enfouissement une pleine rénovation »88. Enoutre à la fin de sa vie dans la lettre déjà citée à E. Duperray on sentpoindre un certain découragement : « Jamais je ne me suis senti – intel-lectuellement – plus chrétien et aussi il faut bien le dire plus grec »89. Cetteréflexion montre bien que Monchanin a ressenti au plus profond de lui-même, bien qu’il le sût intellectuellement, qu’une culture philosophiqueou/et théologique est bien plus qu’un simple habillage de la pensée etque la quitter représente toujours un déchirement : un renoncement à unepartie de soi-même, et quelle partie ! la plus essentielle pour un hommecomme lui.

Et dernière kénose, certainement la plus douloureuse pour lui qui nerêvait que de dialogue interreligieux au plus haut niveau mystique, il achoisi d’aller volontairement vers les plus pauvres qui n’avaient pas sesaspirations intellectuelles ni religieuses en allant desservir de pauvresparoisses rurales ; et son engagement envers eux a des accents quianticipent, pourrait-on dire, si l’anachronisme était de mise, ceux de lathéologie de la libération :

Prédilection pour le peuple d’élection : préjugés favorables jusqu’auxlimites de l’injustice… Rejet de l’impérialisme… Être au-dessus des partismais en sympathie réelle et parfois active avec les aspirations du peuple90.

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70

87. « La rupture instauratrice ou le christianisme dans la culture contemporaine »in Esprit, juin 1971, p. 1177-1214.

88. T.S.M., p. 165.89. Let. cit. du 17 décembre 1955.90. T.S.M., p. 79 et 80.

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Conclusion

Monchanin, avec son sens aigu de l’altérité, s’est trouvé au carrefourde l’inculturation, du dialogue interreligieux, et même de l’option enversles plus pauvres, avant même l’invention de ce vocabulaire, tant et si bienque de certaines de ces intuitions, y compris les limites qu’il a posées lui-même, se dégagent un consensus, au point que quelques-uns desprincipes énoncés par Monchanin peuvent actuellement paraître presquebanals, mais ils étaient d’une grande nouveauté aux moments où ilsfurent écrits ou prononcés. Cependant, comme nous l’avons mentionnéau début, la dette envers lui n’est pas toujours reconnue malgré le PèreDupuis qui

« [dans] le renouveau théologique qui a caractérisé la période pré-Vatican II, et s’est renforcé dans la foulée du Concile » place Monchanin« parmi [les] disciples et [les] amis les plus importants du P. de Lubac pourqui la théorie de l’accomplissement a trouvé un vaste écho. »91

Il est un de ces pionniers qui ouvrent la brèche. À ses successeursexplicites ou implicites de poursuivre la tâche.

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91. J.DUPUIS, Vers une théologie chrétienne du pluralisme religieux, Paris, Cerf, 1997,p. 195 et 210.

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AssociationJules Monchanin - Henri Le Saux

En ce début du troisième millénaire placé sous le signe de l’interre-

ligieux, l’itinéraire et le message des deux fondateurs de l’ashram

de Shantivanam, en mars 1950, gardent une actualité embléma-

tique.

Il convient donc de recueillir et de faire connaître ce qui, dans leur

sillage et dans la spécificité de leur pensée, continue de féconder le

dialogue de spiritualité entre tous les chercheurs de Dieu.

L’Association se propose

• de publier une Lettre annuelle informant des

publications, études, colloques et célébrations

concernant les deux précurseurs et donnant des

échos de la vie de l’ashram;

• d’organiser une rencontre annuelle autour de

témoins et de spécialistes;

• de susciter des travaux sur divers aspects de

cette expérience hors du commun;

• de rechercher et réunir des documents variés,

photos, lettres, archives diverses.

Renseignements - Adhésions :Association Jules Monchanin - Henri Le Saux

31, place Bellecour69002 LYON

[email protected]://monchaninlesaux-lyon.cef.fr

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Jacques GadilleProfesseur émérite d'histoire contemporaine à l'Université Jean-Moulin-Lyon-III.

« L’ESPRIT DE NAZARETH »DE CHARLES DE FOUCAULD À JULES MONCHANIN

PROPOSER LA FOI AUTREMENT

De son vivant même, Jules Monchanin (1895-1957) a su que sonexpérience d’érémitisme chrétien en Inde du Sud était comparée à celleque vécut Foucauld au Sahara, 40 ans auparavant1. « L’esprit deNazareth » en constitue le trait commun. C’est celui qu’a mis en pratiqueCharles de Jésus, durant trois ans et demi, dans une humble cabane dejardinier, chez les Clarisses de Palestine (1897-1900), avant de s’engagerdans la prêtrise et dans son apostolat dans le Sud-algérien2. AlbertPeyriguière, son disciple a défini cette spiritualité comme une imitationde la « vie cachée » du fils de Marie et de Joseph - vie faite de pauvreté,de prière et de service ; elle est aussi la manifestation de la présence deDieu par un chrétien ou une communauté vivant de la Parole, avant del’exprimer par le discours. Elle est une « mystique de l’apostolat » quiprend les choses « du dedans »3, ou encore cette « parole porteuse de lapuissance de Dieu », qu’a évoquée Paul VI dans l’encyclique Evangeliinuntiandi (n° 42).

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1. Jules Monchanin, Lettres à sa mère (1913-1957), Présentation par FrançoiseJacquin, Cerf, 1989, p. 286 et Lettre à Duperray du 30 janvier 1953, (arch.Duperray).

2. Philippe Thiriez et Sœurs Clarisses de Nazareth, Charles de Foucauld à Nazareth,1897-1900, Nazareth, 1994.

3. Notice « Peyriguière » de Michel Lafon, dans Dict. de Spirit. T. XII, col. 1248.voir aussi le recueil de textes de Peyriguière, Le temps de Nazareth, Seuil, 1964.Voir aussi la notice très développée d’A. Boland, « Vie cachée », Dict. de Spirit.T. XVI, col. 623-36, (1994).

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Visant à approfondir la vie intérieure4, en réaction aux inconvénientsréels d’une trop grande « v i s i b i l i t é » de l’Église, elle élargit l’aired’influence de celle-ci, dans une sorte de paradoxe. Comme « la vie deNazareth peut être menée partout »5, elle s’applique aux laïcs autantqu’aux prêtres ; elle est souvent aussi la seule voie offerte, dans nombre desituations, à une proposition de la foi, faite de telle sorte, qu’un vraidialogue s’engage avec les adeptes d’autres religions ou croyances. Ainsi,se veut-elle le signe de cette « fraternité universelle », portant le soucid’engager l’humanité entière, à commencer par les exclus, dans le projetdivin de son salut.

Sur cette base assurément nouvelle dans le contexte de la mission duXXe siècle, dont l’objectif se limitait à « planter l’Église », selon la formuledu Père Charles, les vocations de l’ermite de Tamanrasset et du prêtrelyonnais devenu ermite au bord de la Kavéry, fleuve sacré de l’Inde duSud, paraissent parallèles. Pourtant, les charismes de l’un et de l’autrediffèrent : le premier n’a jamais oublié ses talents d’observateur de lasociété, de linguiste et d’ethnologue ; le second est beaucoup plusthéoricien - philosophe personnaliste, disciple de Teilhard de Chardin etthéologien. Il n’est que plus intéressant de rechercher en quoi Monchaninrejoint Foucauld et même se réclame de lui, pour se demander dans unsecond temps comment son choix de l’Inde, sa « patrie d’élection », ainfléchi la qualité de « moine-missionnaire » qu’ils se sont tous deuxreconnue. Profitant d’un certain recul nous tâcherons enfin d’évaluer lafécondité de leurs témoignages.

Chemins de Dialogue

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4. Cf. « Silence : préférer les silences, enveloppe de la vie intérieure. Que la paroledécoule du silence, comme la charité de la contemplation. » J. Monchanin,Théologie et spiritualité missionnaires, Beauchesne, 1985, p. 186.

5. Charles de Foucauld, Correspondances sahariennnes, Cerf, 1997, p. 305.

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1. L’influence de Charles de Foucauld

Dès qu’il aborde le sous-continent indien, à la mi-mai 1939 et dans lesmois qui suivirent son arrivée, Monchanin rapproche l’appel à son« enfouissement » en Inde de la vocation réalisée dans un sentimentd’échec par Foucauld au Sahara :

Cet homme de prière ininterrompue qui avait si soif du martyre –comme André ou Ignace, comme Hallaj – et qui l’a trouvé à sa mesure ;cette vie inféconde, cet appel de disciples – prêts à obéir à tout, à se passerde tout, à mourir de faim - qui ne viennent pas ; ces projets toujoursavortés, cette mort féconde. Nisi granum… L’Inde exige autant et nousdevons implorer sa sainteté.6

La mention d’Al Hallaj, ce mystique musulman, martyrisé à Bagdadau Xe siècle pour avoir « innové » par une vision trop personnalisée deDieu renvoie à l’influence de Louis Massignon7 : le P. Maréchal lui fitdécouvrir la thèse de celui-ci sur Al Hallaj, dès sa parution. L’article parusous l’anonyme dans la Vie spirituelle de février 1922 sur l’Union de prièresà l’adresse d’apôtres laïcs coopérant avec les prêtres, qui fut le grandprojet de Foucauld entre 1908 et sa mort n’avait pas échappé non plus aujeune théologien lyonnais. Ses liens personnels avec le célèbre islamisant,noués dès avant 1930, se confirmèrent lors de leurs rencontres aux deuxSemaines Sociales de Marseille (1930) et de Versailles (1936). Membres,tous deux du tiers-ordre de saint François (Massignon sous le nom deFrère Ibrahim, en 1932), ils encouragèrent l’un et l’autre de jeunesvocations contemplatives qui « préfigureraient par substitution » la futureÉglise chrétienne en pays d’islam : ainsi Mary Kahil, une jeune cairote quifut étroitement mêlée à la fondation par Massignon de la communauté dela Badaliya à Damiette, en 1934. C’est elle qui vint donner à Monchanin

L’esprit de Nazareth, de Charles de Foucauld à Jules Monchanin

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6. Lettre à Duperray, 21 mars 1940, citée in Lettres à sa mère… op. cit. p. 278-9.7. Étudiée par Françoise Jacquin dans Louis Massignon et le dialogue des cultures,

Cerf, 1996, p. 341-356, et dans Jacques Kyriell, dir., Louis Massignon et sescontemporains, Karthala, 1997, p. 141-154.

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« l’adieu de l’islam à l’Inde » sur le quai d’embarquement de Marseille8.À Lyon, de son côté et conjointement à son ami l’abbé Edouard Duperray,Monchanin dispensait une formation sérieuse, théologique et spirituelle àquelques jeunes filles, en vue de leur insertion dans des pays à majoritémusulmane : Clotilde Vacheron devait se rattacher aux Clarisses deNazareth puis s’installer avec un groupe de « pauvres dames » dans lamédina de Rabat en février 1933. Monchanin vint alors les bénir et s’entre-tenir avec un franciscain, ami et voisin du P. Peyriguière, dans le Moyen-Atlas, Charles-André Poissonnier. Lors de son voyage en Europe, il lavisita à nouveau en janvier 1947 au monastère que Clotilde, devenueMère Véronique, avait installé au Souissi, une banlieue de Rabat9. Uneautre Lyonnaise, Claude Bouiller, avait, pour sa part, formé à Bou Saada,dans le Sud algérien, un groupe qui aida efficacement les petites Sœurs duSacré-Cœur à s’installer dans le voisinage. Monchanin leur consacra sonvoyage de l’été 1935, dont il profita pour se rendre à El Abiodh auprès desPetits Frères, compagnons de René Voillaume. À l’intention de ce groupede Bou Saada, il devait composer un « directoire », complété en 1940 pardes « règles » de vie pratiques ; il dédia même à Claude Bouiller un textequ’il avait soumis à Massignon avant que celui-ci ne le publiât dans lepremier numéro de la revue Dieu vivant en 1945, « La spiritualité dudésert ». C’est de ce texte que Pierre Emmanuel considéra le paragrapheintitulé, « Désert-signe », comme un sommet de la poésie mystique :

… Âpreté, rigueur de formes et des lignes. L’accident est rongé parl’essentiel : Dieu suffit. Douceur des oasis, des nuits sous les constellations :hasard ordonné. La grâce aussi dessine avec nos gestes quotidiens desfigures d’ordre pour l’émerveillement des saints…10

Sur la quinzaine de ces « dirigées », le tiers choisit ainsi l’Afrique duN o rd, mais quatre optèrent pour l’Inde : l’une d’elles, Lucie Losel’accueillit à Bombay en le parant d’un collier de fleurs de jasmin. Mais là,ce furent des engagements individuels. Il garda, bien sûr, des liens avec

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8. J. Keryell, op. cit., p. 150.9. En mémoire de ce religieux mort en soignant les victimes du typhus en 1938,

Mère Véronique devait créer à Tazert une autre communauté.10. Jules Monchanin, De l’esthétique à la mystique, précédé de La loi d’exode par

Pierre Emmanuel, Casterman, 1967, p. 135.

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chacune d’elles, mais ceux-ci furent plus directs, en raison de sa résidenceà Pondichéry avec Marguerite Prost, dont il bénit le mariage avecM. Adicéam, natif du comptoir. Il entra aussi en rapport avec les frater-nités des Frères et Sœurs de Foucauld dont il admirait qu’ils fûssentrépartis un peu partout dans le monde, « … petite veilleuse en attented’une grande flamme », écrit-il11. Il nous apprend lui-même que les deuxbranches féminines étaient représentées, celle de Saint-Maximin à Bénarèset celle de Montpellier dans l’extrême sud, à Nagarcoil, village depêcheurs proche du cap Comorin. Entre 1953 et 1956 il y eut échanges devisites avec l’ermitage de la Kavéry. De retour d’une semaine d’entretiensspirituels qu’il leur avait donnés, il écrivait à sa mère : « Leur vocation estconsonante de la nôtre », allant même jusqu’à considérer leur fondationcomme « la branche féminine de Shantivanam »12. Il fut heureux derecevoir le Frère Voillaume au printemps 1954. À cette occasion, il fit cetteréserve : leur témoignage de simple présence charitable devrait s’accom-pagner d’un plus grand souci de formation, d’une meilleure connaissancedes langues, de la sensibilité artistique, des aspirations de la populationenvironnante - accent particulièrement présent dans ces « directoires »qu’il proposait à ses propres disciples répartis en Afrique, en Inde et enChine13.

Il ne fait pas de doute que Monchanin a beaucoup emprunté aumodèle de la vie de Nazareth recommandé par Foucauld et ceux qui seréclamèrent de lui dans l’après-guerre : emprunt de certains termescomme « directoire », « vie cachée » ; souci de susciter un apostolat deslaïcs bien formés et spirituellement encadrés ; enfin, pour les prêtrescomme pour les laïcs, une forme de vie contemplative très ouverte sur lesbesoins de la population pauvre environnante : ce dernier trait « empêchede (la) classer parmi les ermites au sens strict »14.

L’esprit de Nazareth, de Charles de Foucauld à Jules Monchanin

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11. 28 janvier 1955, in Lettres à sa mère, op. cit., p. 522.12. Lettres à sa mère, op. cit., Lettre du 2 mai 1953 p 477. et note 1 de la page 545

renvoyant à un article du Bulletin Du Cercle Saint-Jean-Baptiste de février 1958.13. Théologie et spiritualité missionnaires, op. cit., p. 167-190.14. M. Lafon, art. cité du Dict. de spirit., col. 1247.

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2. L’empreinte de l’Inde

Monchanin eut un second maître spirituel, un autre ermite, brahmaneconverti qui voulut s’inscrire dans l’antique tradition monastique de sonpropre pays, Brahmanandhav Upadyay (1861-1907). « J’ai envers lui unsentiment filial, comme si, lointainement, il était un peu mon guru »,écrivait-il à Mme Adicéam, le 15 octobre 193915. C’est le docteur Zacharias,juif polonais, lui-même converti à l’anglicanisme et ami de Gandhi, qui lelui avait fait découvrir lors d’une rencontre à Lyon en 192916. En Inde, ilprit connaissance de la biographie, The Blade, publiée à Calcutta en 1946par Animananda, compagnon du brahmane1 7. Enfin, il s’entre t i n tlonguement avec le P. Richard de Smet, en 1956, de l’interprétationdonnée par Brahmanandhav de l’œuvre de Shankara18. Confirmées pardes recherches récentes19 ces analyses établissent le bien-fondé de cetteinterprétation critique du Vedanta par ce philosophe hindou du VIIIe s. denotre ère. Pour éviter tout panthéisme ou toute identification du divinavec la conscience religieuse du croyant, il eut le mérite de poser l’exis-tence d’un Dieu absolu et personnel, au pouvoir de qui toute la créationétait soumise. Brahmanandhav avait reconnu cette exigence dès avant saconversion. Après celle-ci, il avait rapproché la Trinité du Dieu chrétiende la définition de l’« Un sans second » (Advaita), à partir des troisessences – l’être existant par lui (sat), la connaissance de soi sans inter-vention extérieure (chit), enfin la béatitude suprême (ananda). Il exprimaitcette analogie dans cette hymne, Vande Saccidanandam, qui fut reprise au38e Congrès eucharistique de Bombay en 1964 :

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15. J. Monchanin, Lettre du 15 octobre 1939 in Mystique de l’Inde, mystère chrétien,Fayard, p. 154.

16. Lettres à sa mère, op. cit., p. 197 et Jules Monchanin, prêtre, op. cit., p. 119.17. Mystique de l’Inde…, op. cit., p. 203-4.18. Spécialiste de Shankara, le P. de Smet est l’auteur de La quête de l’éternel ;

approches chrétiennes de l’hindouisme, Desclée de Brouwer, 1967. Voir aussiP Martin-Dubost, Shankara et le Vedanta, Seuil, 1973.

19. C. Lavarenne, Swami Brahmanandhab Upadhyay. Théologie chrétienne et pensée duVedanta, thèse non pub. et R. Lesage, Une figure catholique en monde néo-hindou :Brahmanandhab Upadhyay (1861-1907), thèse non pub. Centre Sèvres, Paris,1993. Voir spécialement les pages 49 à 57, pour l’interprétation de Shankara.

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OM! Être, Pensée, BéatitudeDes jouisseurs méprisé, des contemplatifs désiré, pôle ultime !Au-delà de l’au-delà, pur éternel,Plénitude sans faille, ultime, infinie,Triple absolue, immaculée, mystère… 20

Avec quelques amis, il prit le statut de « renonçant » (sannyasin) : Vêtude la coule safran et portant au cou une croix d’ébène, on le vit mendierdans les rues de Calcutta, chantant des hymnes sanscrits et bengalis,cymbales en main21. Il se proclamait à la fois « hindou-catholique », néhindou, mais « re-né » (dvija) comme « membre(s) d’une indéfectiblecommunion embrassant tous les âges et tous les pays ». En mars 1899, ilsannonçèrent en ces termes leur projet d’un monastère qui sera implanté àJabalpur, « sur la rivière sacrée Narmada » :

Ici, dans la solitude et le silence, seront formés de véritables yogis quise nourriront de la contemplation du Saccidanandam trine.22

Or, partageant avec sa sœur Henriette dans une lettre du 19 janvier1940 son idée directrice de fonder un ermitage pour entraîner desHindous à tenter la greffe du christianisme sur le tronc de l’antiquereligion védique, la formulation que Monchanin emploie est très prochede celle de son devancier hindou :

… Il y faudrait un ordre de nouveaux moines voués dans le siècle à lacontemplation de la Trinité et qui, scrutant la pensée indienne, traduiraientleur contemplation dans une métaphysique intelligible à l’Inde et où elle sereconnaîtrait.23

Cette interprétation de Shankara s’est greffée sur toute une réflexionantérieure où Monchanin avait mis la Révélation trinitaire au centre de la

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20. Mystique de l’Inde…, op. cit., p. 155-156.21. R. Lesage, op. cit., p. 32.22. Id., p. 33.23. Lettres à sa mère, op. cit., p. 346, n° 1. Exposant sa stratégie à Mme Adicéam à

la mi-coctobre 1939, il emploie le terme de « mystique de substitution »(Mystique de l’Inde…, op. cit., p. 155).

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métaphysique et de la théologie : le Mystère du Dieu « Tri-Un » deschrétiens, Dieu-communion et relationnel lui paraissait être au principed’une anthropologie et d’une spiritualité. Une expression admirablementramassée de cette intuition se lit dans le message qu’il vint délivrer auxClarisses de Rabat, en janvier 1947 :

Contemplez les Trois qui sont l’Unique Amour, dans ce temple qu’estvotre âme, leur disait-il….. Nous devons chercher la Trinité en nous avecun frémissement d’adoration. La valeur d’une vie, c’est son poids d’ado-ration. Que votre Amour pour le Père par le Fils dans l’Esprit se traduisepar une charité concrète les unes pour les autres… 24

On sait que Monchanin ne réalisa qu’après la guerre, en mars 1950, lafondation de cet ermitage du Saccidananda, grâce à la venue d’Henri LeSaux, moine de l’abbaye de Kergonan en Morbihan. Celui-ci devaitquitter l’ashram en 1957, quelques mois avant le retour de Monchanin enFrance où il mourut le 19 octobre. Depuis quelques années déjà, il avaitfait le constat que leur entreprise exigerait une longue patience. Ainsiavouait-il à une Carmélite de l’Inde, à la Pentecôte 1953 :

Toute doctrine de création, impliquant la dualité de Dieu et de l’âmeleur parait une sagesse imparfaite et provisoire. L’Inde véritable et le chris-tianisme ne se sont pas encore rencontrés… 25

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24. L’abbé Jules Monchanin, Casterman, 1960, p. 58. On rapprochera ce texte del’entretien donné à ces mêmes religieuses, reproduit dans Théologie et spiri -tualité missionnaires, op. cit., p. 27-38, notamment p. 37-38. S’appuyant sur cedernier ouvrage, le P. Jean-Yves Lacoste a montré la dimension anticipatrice dela théologie-spiritualité trinitaire de Monchanin, : « La personne humaine, àson degré extrême, c’est la personne divine. Nous avons à vivre en circumin-cession avec tous nos frères » (Mystique de l’Inde…, op. cit., p. 155). Ces propo-sitions qui fondent une anthropologie trinitaire annoncent avec 40 ansd’avance les « Thèses pour une ontologie trinitaire » de K. Hemmerlé(Johannesverlag, Einsiedeln, 1976). « L’ipséité chez Monchanin. Eléments d’uneproblématique » in Jules Monchanin, 1895-1957. Regards croisés d’Occident etd’Orient, Credic-Profac, Lyon, 1997, p. 143-157, notamment p. 143-4 et 150.

25. Lettre publiée dans Unité chrétienne, n° 65, 1982, p. 37.

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On se rappelle quel interdit le délégué apostolique Zaleski avaitopposé aux initiatives de Brahmanandhav, ordonnant en 1900 lafermeture du monastère de Jabalpur et la suppression de la revue Sophia.Le sannyasi protesta publiquement en novembre, présentant cet interditcomme dicté par une intention politique « étrangère à l’esprit du christia-nisme »26. Il s’engagea dès lors dans l’action militante pour l’entièreindépendance de son pays (svaraj), ce qui lui valut d’être emprisonné en1907. Il mourut peu après, dans le respect de sa double fidélité au Christet à la tradition hindoue.

On mesure mieux désormais pourquoi Monchanin voyait en lui leprécurseur de sa propre vocation, de son propre ashram qui, répétait-il,serait réalisé seulement quand des sannyasin indiens devenus chrétiensl’auraient pris en charge.

3. Une fécondité à terme

Certes, à cet égard, Monchanin pouvait constater en 1957 qu’aucunermite indien ne l’avait rejoint, - solitude qu’avait pour sa part connueFoucauld en 1916. Sa correspondance d’alors montre cependant qu’aufond de lui, il refusait de céder à « l’impression, à la tentation » del ’ é c h e c2 7. Il gardait sa foi dans « ce Shantivanam essentiel », ce« Shantivanam de l’Esprit » dont R. Panikkar devait parler en 199828.Cependant, en Inde comme en Afrique du Nord, à l’ineff i c a c i t éimmédiate, devait succéder une incontestable fécondité à terme. Le livrequi vient de célèbrer les 50 ans de la fondation relève que les ashramscatholiques sont actuellement quatre-vingt, dans un ensemble de deuxcents ashrams chrétiens, coordonnés par deux fédérations, catholique

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26. R. Lesage, op. cit., p. X de l’appendice et passim.27. Lettres à S. Siauve et à M. Biardeau, Arch. Munic. de Lyon, cote ii. 186.28. Entre Dieu et le cosmos, Albin Michel, 1998, p. 22.

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(Aikya ashrama) et protestante (Ashramantra)29, sans parler des fondationsextérieures à l’Inde comme cette Schola contemplationis et cette commu-nauté de la Sainte-Trinité, fondées par Béatrice Bruteau aux Etats-Unis30.

Or, parmi les auteurs indiens de cet ouvrage, le P. Sébastian Painadathexpose l’éventail des fonctions que ces ashrams remplissent présentementdans l’Église de l’Inde, jouissant du prestige de l’antiquité de cette formede monachisme dans la tradition religieuse védique. Ouverte à toutchercheur de Dieu, au-delà de toute appartenance religieuse, dans une« hospitalité » qui était celle des premières « laures » de Benoît à Subiaco,ils répondent au « plus urgent besoin de l’Église en Inde, - la prièrec o n t e m p l a t i v e ». La re c h e rche de sainteté (s a d h a n a) par une tripleméditation quotidienne, dans le silence (sandhya) gravite autour de laPersonne du Christ, intériorisé et vécu, - véritable sadguru. Dans uneexistence simple, « renoncée », ils pratiquent l’alliance des trois voies(m a rg a) de la contemplation indienne, la j n a n a, ou connaissancediscursive, la bhakti, le Karma, qu’ensemble on peut traduire en charitéactive et aimante. En effet, outre la pratique du dialogue interreligieux,ces activités des ashrams se concrétisent en actions multiples au planéducatif ou sanitaire. Ils sont ainsi, à la fois, « des laboratoires d’incultu-ration » et des foyers de libération individuelle et sociale31.

Ne re t rouve-t-on pas là, développées et appliquées dans la vieconcrète, les exigences spirituelles formulées par Monchanin en 1947devant les Clarisses de Rabat (s u p r a, note 24) ? Le rappro c h e m e n ts’impose d’autant plus, que, dans la ligne voulue par BrahmandhavUpadyay, le dialogue chrétien-hindou devait choisir pour médiation lapersonne même du Christ, et non plus la raison ou le coeur, comme pourRoy et Ta g o re, re s p e c t i v e m e n t3 2. La tradition hindoue, ordonnée etclarifiée par Shankara se montrait, de la sorte, apte à jeter un jour nouveausur le Mystère chrétien et les valeurs qu’il porte en lui.

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29. Saccidanandaya Namah, a commemorative volume, Shantivanam, 2002, p. 6 et 97.30. Idem, p. 148 sq. « Ashram life in the Twenty First Century. The integration of

polarities ».31. S. Panaidath s.j., Spiritual and Theological Perspectives of Ashrams, idem, p. 6-18.32. R. Lesage, op. cit., p. 81.

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Certes, on pourrait opposer à la stabilité de l’ordre monastiqued’Occident la fragilité, une certaine dispersion des ashrams : la disparitiondu maître spirituel pouvait entraîner une crise, voire la mort de l’ashram.Mais la non-prise en compte de ces structures indiennes par le droitcanon, le silence fait autour d’elles par le Synode romain sur la vieconsacrée peuvent être vus comme des handicaps supplémentaires. Maisceux-ci, face aux pesanteurs souvent inévitables des ordres reconnus, nese changent-ils pas en avantages quand on leur reconnaît, outre leuradéquation au patrimoine culturel et religieux de l’Église indienne, uneplus grande souplesse aux inspirations de l’Esprit Saint?33

Or, les implantations en Inde des Petits Frères et des Petites Sœurs deFoucauld présentent un modèle missionnaire analogue. Des témoignagesreçus récemment de la branche fondée par Sœur Madeleine et de ses sixcentres actuels, il ressort que, dans la fidélité à la spiritualité de Foucauld,« nous sommes ici marquées, écrit-elle, par la spiritualité indienne :méditation, liturgie, gestes et coutumes… »34. L’engagement dans unquartier populeux de Bombay (dans divers ateliers, des centres de soin dela lèpre, de la tuberculose, du sida), dans ce travail en usine ou un centrepour enfants pauvres des villages, se double d’un fort souci de formationdans les centres de Bangalore et de Pune. Mais elles donnent la priorité« au dialogue de vie, au niveau du partage de la vie ordinaire, vie detravail et d’entraide souvent mutuelle. » Elles ajoutent : « Nous n’avonspas d’ambitions d’ordre intellectuel mais une exigence d’approfondis-sement de notre foi et de notre vie contemplative par l’étude, la prière, etl’ouverture à la foi de ceux qui nous entourent. » Quant au témoignagereçu de Bénarès (Varanasi, dans l’Uttar-Pradesh), il se situe dans la mêmeperspective : « Pour nous, (il s’agit) d’un partage de vie au quotidien, trèssimplement dans l’amitié avec les familles hindoues qui nous entourent etdans une prière silencieuse au milieu d’eux… ». Elle l’accompagne d’une

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33. Voir les vigoureuses positions prises là-dessus par Gabriel Dayanand dansSaccidanandaya Namah, op. cit., p. 82-84. L’auteur, frère laïc du Prado est engagédans les slums de Calcutta : il fut l’un des acteurs anonymes de la Cité de la joiede Dominique Lapierre. Il va se ressourcer un mois par an à Shantivanam.

34. Sœur Paule Elise, Yesu Ashram, Bangalore, 6 août 2002.

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émouvante évocation de la visite qu’elle fit à l’ashram en 1953, mettantl’accent sur les convergences des deux vocations35 :

… Je revois le Père Monchanin venant au-devant de nous, sa silhouetteémaciée, son large sourire et ses mains jointes dans le geste du salut indien.Il portait la robe safran des moines hindous et marchait pieds nus. Il nousa tout de suite emmenées au bord de la rivière Godaveri toute proche, pournous rafraîchir. Nous avons partagé un repas frugal, végétarien, à la modeindienne, assis par terre. Puis nous avons passé la nuit dans une despauvres huttes de l’ermitage et je me souviens encore d’une longue prièresilencieuse, le lendemain à l’aube, dans sa petite chapelle ; l’autel était enpierre rougeâtre et portait gravé sur le pied la syllabe OM, le mantra sacré.Je ne garde pas le souvenir de paroles mais de gestes, de tout un style devie proche de celui des moines hindous. J‘ai senti que nous marchions dansla même ligne, celle d’une approche respectueuse de la religion de l’autre,dans un désir d’indianisation du christianisme…

Nous voilà reconduits à cette « vie de Nazareth de Jésus, où Dieu sefait petit et proche, extraordinairement ordinaire »36.

Un dernier signe émouvant du lien intime unissant Monchanin à latradition de Charles de Foucauld a été relevé par Françoise Jacquin à la finde la biographie qu’elle lui a consacrée37. Dans les heures qui précédèrentsa mort, à l’hôpital Saint-Antoine, on l’informa que l’évêque melchite deGalilée avait demandé aux Clarisses de Rabat de venir assister leursSœurs de Nazareth. Cette nouvelle qui témoignait d’une vraie reconnais-sance de la fondation de Mère Véronique lui fut, à ce moment suprême,un réel réconfort.

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35. Sœur Annie de Jésus, Yesu Ashram, 8 juillet 2002.36. Message de la Fraternité sacerdotale Jesus-Caritas de janvier 1994 citée par Ph.

Thiriez, op. cit., p. 77.37. Jules Monchanin, prêtre, 1895-1957, Cerf, 1995, p. 316.

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Dossier après dossier, notre revue s’efforce d’offrir à ses lecteurs desaperçus divers et variés sur les fondements de l’islam et sur la complexitédes relations entre chrétiens et musulmans d’une région du monde àl’autre. Dès son apparition l’islam est pluriel tandis que le dialogueislamochrétien est marqué historiquement par la pluralité des cultureshumaines dans lesquelles il s’enracine. On n’insistera jamais assez sur cetaspect des choses face aux préjugés tenaces et aux simplismes réducteurs.

À cet égard, l’écart est grand et le contraste est frappant entre l’étudede Maurice Borrmans sur « les musulmans en Europe » et celle de JosephStamer sur « le dialogue islamochrétien au Mali ». L’un et l’autre sontMissionnaires d’Afrique (Pères Blancs) et leur enseignement au PISAI(Rome) est marqué par une expérience du dialogue islamochrétien dansdes situations fort différentes.

Maurice Borrmans s’interroge sur les chances d’intégration desmusulmans dans les sociétés européennes. En passant à l’Ouest, l’islam setrouve en effet confronté à une situation inédite, dans le cadre des valeursdémocratiques de l’Union Européenne. L’auteur nous offre d’utiles pointsde repère et de discernement sur la question.

DossierI s l a m …

A p p roches pluriellesDe l’Europe à l’Afrique

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Pour sa part, Joseph Stamer nous introduit à la connaissance d’unesituation particulière : celle du Mali, en Afrique de l’Ouest. Il situe dansune perspective historique les rapports complexes entre l’islam millénaireet l’implantation récente du christianisme dans cet État laïc issu de lacolonisation, sur fond de religion traditionnelle. Osons émettre ici unsouhait : que d’autres pays d’Afrique concernés par la rencontre islamo-chrétienne puissent nous offrir ce genre de monographie. Nous avons tantà apprendre de ce continent trop souvent oublié !

Au centre de ce dossier, « l’histoire en miettes » de Jean Lambert,chercheur parisien, est une longue introduction à la lecture d’un ouvrageremarqué d’Alfred-Louis de Prémare : Les fondations de l’islam - Entreécriture et histoire. Par-delà « une structure d’orthodoxie consensuelleorganisant une histoire sacralisée » (p. 29 de l’ouvrage en question),Alfred-Louis de Prémare cherche à décrire « la naissance de l’islam dansson cadre historique extérieur » (p. 31). Avec lui, l’historiographie contem-poraine déconstruit le mythe des origines pour s’instruire de la manièrecomplexe dont commence l’histoire. Un ouvrage absolument neuf enlangue française !

Roger MichelISTR de Marseille

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SOMMAIRES DES ARTICLES

Maurice BorrmansLes musulmans en Europe : foi en la démocratie?

L’Union Européenne compte désormais en son sein des populations musul-manes très diversifiées. Les chances d’intégration de ces musulmans dans lessociétés européennes dont ils sont les hôtes ou les citoyens dépendent de lamanière dont ils vivent leur islam. Le débat entre les différentes tendances del’islam contemporain s’est plus particulièrement développé dans le climatdémocratique de l’espace européen. Nombreux sont les problèmes du vivreensemble. Ils nécessitent de la part de tous une égale volonté de compréhension etde collaboration afin qu’ils puissent vivre en harmonie. Il convient d’éviter lessources de conflit entre culture majoritaire et cultures minoritaires. Les respon-sables politiques et religieux ont ici un rôle important à jouer.

Jean LambertL’histoire en miettes comme elle est apparue dans l’islam

L’ouvrage d’Alfred-Louis de Prémare, Les fondations de l’islam - Entre écriture ethistoire, rassemble, traduit et commente la mosaïque de textes premiers, arabes etnon arabes, qui entourent les commencements, la formation et l’organisation del’islam. Le modèle « marchands - conquérants - scribes » n’est pas seulement unedescription, c’est un programme de ce qui est donné à voir, une manière deremplir les espaces, de se donner un corps, de faire corps unifié. C’est une épisté-mologie des commencements de l’histoire. L’auteur cherche des lieux d’écriture etles manifeste contre la tabula rasa pré-islamique que l’idéologie religieuse veutimposer. Avec Alfred-Louis de Prémare, l’historiographie déconstruit le mythemusulman des origines pour s’instruire de la manière complexe dont commencel’histoire. C’est à une réflexion sur la croyance, ou plutôt le faire croire au sens deCerteau, que conduit l’ouvrage.

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Joseph StamerQuel dialogue islamo-chrétien au Mali ?

Le Mali est un État laïc issu de la colonisation, mais l’islam est un élémentdéterminant de l’histoire et de la culture de ce pays où la religion traditionnelle asurvécu aux différentes vagues d’islamisation. Fruit d’une histoire millénaire,l’islam traditionnel malien présente un visage très diversifié selon les ethnies, lesconfréries, les courants islamistes actuels. Avec leurs réseaux éducatifs, lesmosquées tendent aujourd’hui à concurrencer l’influence des lettrés traditionnels.Le rayonnement du christianisme, le dernier venu, dépasse largement le petitnombre des chrétiens grâce aux œuvres caritatives, éducatives ou sociales initiéespar l’Église. Un effort de formation continue est nécessaire pour que les chrétiensdécouvrent la grâce du petit nombre au milieu de la masse musulmane qui accentueson islamité.

CONTENTS

Maurice BorrmansThe Muslims in France : Faith in Democracy ?

There are from now on within the European Union many diversified Muslimpopulations. Their chances to be integrated in the European societies the hosts orthe citizens of which they are, depend on how exactly they live their Islam. Thedebate between the different trends of contemporary Islam has more particularlydeveloped in the democratic climate of the European space. There are manyproblems in living together . It requires from everyone an equal will to understandand collaborate in order to live in harmony. The sources of conflict betweenmajority culture and minority cultures should be avoided. The political andreligious officials have here an important role to play.

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Jean LambertHistory in pieces as it appeared in Islam

The work of Alfred-Louis de Prémare, Les fondations de l’islam - Entre écriture ethistoire, gathers together, translates and comments on the mosaic of original, Arabor non-Arab texts that surround the beginnings, formation and organization ofIslam. The pattern « traders-conquerors-scribes » is not only a description, it is aprogramme of what can be seen, a way of filling spaces, giving oneself a body,making unified body. It is an epistemology of the beginnings of history the authoris looking for places of writing and reveals them against the pre-Islamic tabula rasareligious ideology wants to impose. With Alfred-Louis de Prémare the historio-graphy brings down the Muslim myth of the origins to find out about the complexway history begins. It is a reflection about belief or rather make believe in Certeau’smeaning, the work leads to.

Joseph StamerWhich Islamo-Christian dialogue in Mali ?

Mali is a non-religious state resulting from colonization but Islam is a deter-mining element of the history and culture of this country in which the traditionalreligion has survived the different waves of Islamization. Fruit of a millennialhistory, Malian traditional Islam shows a very diversified face according to theethnic groups, confraternities and present Islamist trends. With their educativechannels, Mosques today tend to seriously challenge the authority of traditionalscholars. The Christianism influence, the last to come, greatly exceeds the smallnumber of Christians thanks to charitable, educative or social institutions initiatedby the Church. An effort of continuous training is necessary for the Christians todiscover the grace of the small number in the middle of the Muslim mass whichunderlines its Islamity.

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Maurice BorrmansProfesseur à l’Institut Pontifical d’Études Arabes et Islamiques (PISAI), Directeur dela revue Islamochristiana.

LES MUSULMANS EN EUROPE : FOI EN LA DÉMOCRATIE ?

L’Union européenne, qui a vocation à s’élargir vers l’Est, comptedésormais en son sein des populations musulmanes venues d’outremer,qu’il s’agisse de Turcs et d’Arabes provenant du Proche-Orient oud’Afrique du Nord ou qu’il s’agisse d’autres immigrants venus d’Afriquenoire ou du sub-continent indo-pakistanais. Les récents événements deBosnie-Herzégovine et du Kosovo ont aussi rappelé à cette même Europequ’elle compte d’anciennes minorités musulmanes dans la péninsule desBalkans ou sur ses confins orientaux. Faut-il affirmer, comme le disaitrécemment Abdelwahab Meddeb dans une interview au N o u v e lObservateur (4-10 juillet 2002), que « l’islam est au fondement de l’Europeautant que le judéo-christianisme »? Certes, l’Andalousie et la Sicile ontconnu des périodes fastes et néfastes de convivialité, tout commel’Empire ottoman lors de sa plus grande extension et l’Empire austro-hongrois à sa suite ont, eux aussi, organisé des coexistences plus ou moinsheureuses entre populations chrétiennes et musulmanes. Mais qu’en est-il du présent? Selon les dernières statistiques de l’Encyclopaedia Britannica,il y aurait, en 1997, 729.169.000 habitants en Euro p e : à côté des552.183.000 chrétiens de toutes dénominations, des 113.165.000 Européensqui se considèrent sans religion et des 24.038.000 qui se déclarent athées,on y compterait 31.347.000 musulmans, 2.932.000 juifs, 1.520.000 hindous,1.478.000 bouddhistes, 497.000 sikhs et 104.000 bahaïs, sans parler de trèsn o m b reux petits groupes relevant de religions traditionnelles ounouvelles. Les musulmans représentent donc une religion importante,tant au Sud-Est qu’à l’Ouest de l’Europe. En 1990, ils étaient 34.610.000 ence qui était alors l’Union soviétique (ce chiffre englobant aussi ses popula-

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tions musulmanes asiatiques), 2.480.000 en Yougoslavie, 670.000 enBulgarie et 150.000 en Grèce1.

Les estimations statistiques, pour l’Europe de l’Ouest, sont relati-vement imprécises, étant donné que l’appartenance religieuse n’est pasprise en considération lors des recensements de la population. Une étudecritique en a été faite en 1992 par Jorgen Nielsen et des chiffres plusrécents sont fournis, pour la « fin des années 1990 », par Felice Dassetto,Brigitte Maréchal et le même Jorgen Nielsen2. En l’an 2000, il y aurait, enAllemagne, 3.040.000 musulmans, dont 2.300.000 turcs, soit 3 % de lapopulation. La Belgique compterait 370.000 musulmans, dont 165.000marocains et 100.000 turcs, soit 3,8% de ses habitants. Les Pays-Basauraient 696.000 musulmans, dont 284.000 turcs et 247.000 marocains, soit4,6 % de sa population. La Grande Bretagne estime avoir 1.400.000musulmans, presque tous de nationalité britannique et provenant princi-palement de la péninsule indienne (770.000), soit 2,5 % de ses habitants.La France, pour sa part, compterait entre 4.000.000 et 4.500.000musulmans, dont la moitié seraient citoyens français : ceux qui demeurentétrangers sont principalement algériens (1.500.000), maro c a i n s(1.000.000), tunisiens (350.000), turcs (350.000) ou originaires d’Afriquesub-saharienne (250.000), soit 7% de la population. L’Espagne aurait300.000 musulmans, dont 170.000 marocains, soit 0,7% de ses habitants.Quant à l’Italie, elle recenserait 600.000 musulmans, dont 150.000marocains, 92.000 albanais, 50.000 tunisiens, 35.000 sénégalais et 26.000égyptiens, soit 1 % de sa population. Ces chiffres prennent difficilementen compte les nationaux musulmans, étrangers naturalisés ou nationauxconvertis à l’islam.

Les études n’ont pas manqué, en chaque pays, pour analyser de prèsl’importance relative de ces communautés musulmanes, leurs prove-nances toujours diversifiées, leur intégration plus ou moins réussie, leursorganisations nationales ou régionales, leur « demande » culturelle et

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1. cf. Xavier Bougarel et Nathalie Clayer, Le Nouvel Islam balkanique, Maisonneuveet Larose, 2001.

2. Convergences musulmanes : aspects contemporains de l’Islam dans l’Europe élargie,l’Harmattan, 2001.

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religieuse… Dans l’ensemble, il faut bien constater que, très souvent,hormis le cas des réfugiés politiques ou des choix personnels (il s’agitalors des « intellectuels » et des « techniciens »), ces musulmans sontvenus en Europe pour y chercher du travail ou parce que le dévelop-pement économique requérait l’apport d’une main d’œuvre étrangère.Peu à peu, cependant, on est passé d’une immigration du travail, particu-lièrement masculine, à un regroupement des familles et, par suite, à lareconstitution d’éléments des sociétés d’origine (avec le risque d’y voirnaître des ghettos). Dans certains pays on en est actuellement à latroisième ou à la quatrième génération, ce qui entraîne une intégrationplus ou moins bien réussie et donc l’apparition de ce que certainsappellent un « islam européen ». Ce phénomène est plus ou moins bienvécu et généralisé selon les pays européens et leur volonté d’intégration.Là où prévaut « la loi du sol » (France, par ex.), l’étranger devient bien viteun national, jouissant de tous les attributs de la citoyenneté acquise(droits et devoirs), y compris au plan religieux, tandis que là où régit « laloi du sang » (Allemagne jusqu’en 1999), l’étranger demeure comme tel etrisque donc de dépendre toujours des instances du pays d’origine.

Qu’en est-il alors des chances d’intégration de ces musulmans dans lessociétés européennes dont ils sont les hôtes ou les citoyens? Certainsseraient tentés de réduire le problème à une demande formulée en termesplutôt simplistes : l’Europe est-elle une chance pour l’islam et l’islamserait-il une chance pour l’Europe ? Question des plus ambiguës qui encache beaucoup d’autres et qui suppose précisé le contenu même destermes ici utilisés. En effet, les musulmans sont loin d’avoir une visionunitaire de leur islam : pour certains, c’est une attitude religieuse où lasoumission à Dieu développe une foi, un culte et une morale quis’expriment en des formes éminemment personnelles et communau-taires ; pour d’autres, c’est une organisation juridique, sociologique etpolitique de la société avec une Loi (sharî’a) qui en réglemente tous lesaspects culturels et spirituels ; pour d’autres encore, c’est une philosophiede la transcendance qui développe un humanisme supérieur au servicede la justice et de la vérité ; pour un dernier groupe enfin, c’est uneexpérience ascétique et mystique qui tend à rapprocher de Dieu grâce àune discipline intérieure des plus rigoureuses. Si les musulmans qui

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vivent en Europe se rattachent à l’une ou l’autre de ces visions de leurpropre islam, on comprendra que les questions qui se posent à eux s’envoient particularisées et que leurs réponses s’en trouvent plus ou moinsdiversifiées, facilitant d’autant leur intégration ou s’opposant à celle-ci aunom d’une identité plus ou moins bien définie : il est certain que diffèrentalors les attitudes de ceux qui demeurent citoyens de leur pays d’origine,celles de ceux qui se naturalisent ou sont naturalisés, et celles de ceux quibénéficient d’une double nationalité.

On peut se poser des questions plus précises à leur sujet. Commentleur est-il possible de participer réellement au jeu démocratique del’Europe occidentale dans la variété de ses diverses réalisations culturelleset politiques ? Comment peuvent-ils y mieux distinguer le politique dujuridique, du culturel et du religieux, d’autant plus que les laïcités prati-quées en Europe se différencient d’un État à un autre ? Comment yvoudraient-ils bénéficier des droits de l’homme, de la femme, de l’enfanceet de la famille, tout en sauvegardant une identité qui les rattache encoreà une « vision islamique » de ces mêmes droits ? Comment adapter leurspratiques cultuelles et leurs associations religieuses aux contextesnationaux européens où la pratique religieuse est avant tout une « affaireprivée »? Comment leur serait-il possible de développer, par choix préfé-rentiel, ce qui de leur tradition culturelle et religieuse les rapprocheraitdavantage de ce qui constitue le patrimoine judéo-chrétien de la « person-nalité de base » européenne?

Une première connaissance impartiale et précise des réalités musul-manes s’impose à nous, si l’on veut apprécier d’autant mieux les possibi-lités d’intégration réussie dans le jeu démocratique des sociétéseuropéennes. Qu’en est-il exactement de l’islam aujourd’hui, puisque trèssouvent il est proclamé « religion de l’État » par les constitutions des paysd’origine de ces musulmans devenus européens? N’y règle-t-il pas la viesociale et culturelle dans tous ses détails et n’y réglemente-t-il pas la viepolitique et religieuse dans son ensemble? La vision classique du mondequi divise celui-ci en une « demeure de l’islam » (dâr al-islâm) où tout estjustice et paix (les pays musulmans), et en une « demeure de la guerre »(dâr al-harb) où règnent l’incroyance et le péché (les pays européens)

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n’accompagne-t-elle pas les mentalités collectives des musulmans quirésident désormais en Europe ? Encore heureux sont-ils si celle-ci, commel ’ a ffirmait récemment à Trento (Italie) le grand mufti de BosnieHerzégovine, est désormais considérée comme « demeure de l’armistice »ou « de la trève » (dâr al-sulh, dâr al-’Ahd). C’est pour faciliter cette connais-sance des musulmans que j’ai publié, il y a quelques mois, un livre au titresignificatif Dialogue islamo-chrétien à temps et contre t e m p s3. En eff e t ,comment répondre aux graves questions que l’on vient de poser sansavoir, au préalable, quelque idée des diverses catégories de musulmansque l’Europe reconnaît désormais comme les siens? Que leur dit aujour-d’hui l’islam mondial quant aux fondements de leur éthique que sont leCoran et la Sunna (Tradition), quant à la vision islamique de la paix et dela justice, quant à la définition musulmane des droits de l’homme et dudéveloppement économique et quant à l’accueil des exigences de lamodernité en conformité avec les requêtes de leur foi ou de leur Loi (laSharî’a) ?

Leur possible intégration dans le contexte culturel européen dépend,en effet, de la manière même suivant laquelle ils vivent leur islam.Nombre de musulmans demeurent particulièrement attentifs aux valeursque leur transmettent le Coran et la Sunna par le canal des écolescoraniques ou des confréries religieuses, d’une part, et par le canal desfacultés officielles des « fondements de la re l i g i o n », d’autre part.Traditionalistes, ils vivent les vertus de « l’homme biblique » qui sontcommunes à tous les monothéismes : foi et résignation, confiance etsérénité, obéissance et sagesse, solidarité humaine et fraternité spirituelle.Il y a également ceux qui ont décidé de pratiquer un islam réformé,purifié des apports d’une histoire controversée : ils ramènent volontiersleur islam à ses composantes essentielles quant à la foi et au culte, etl’estiment compatible avec le monde moderne. Pragmatiques enpolitique, ils s’accommodent volontiers des situations les plus contradic-toires et constituent souvent les cadres actuels de l’islam officiel de leurspays. Un autre islam, qu’on pourrait appeler moderniste ou laïque, secontente de grands principes qui l’incitent à l’engagement social et

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3. Ed. Saint-Paul, 2002.

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politique au nom des indépendances nationales retrouvées : l’islam estalors essentiellement une culture et un esprit, et devrait donc encouragerses adeptes à promouvoir le progrès, la justice, le développement et lacivilisation. D’autres musulmans, fondamentalistes ou intégristes, exigentpar contre un retour intransigeant à un islam radical : contestataires desidéaux occidentaux et partisans d’une application intégrale de la Loiislamique, ils considèrent que l’islam a des dimensions juridiques, écono-miques et politiques, d’où leur slogan ré-affirmé « l’islam est religion,société et État » (al-Islâm dîn wa-dunyâ wa-dawla). Et puisque le débat entreces diverses tendances ne trouve guère sa place dans les pays islamiqueseux-mêmes, pour les « raisons d’État » que l’on sait, il s’est plus particu-l i è rement développé dans les sociétés européennes où les libertésdémocratiques en permettent toutes les expressions. C’est dans ce sensque certains parlent d’une « Europe, chance pour l’islam ».

Jadis, les musulmans se divisaient en sunnites, chiites et khârijites et serattachaient à leurs écoles canoniques : aujourd’hui ces divisionsclassiques semblent s’effacer derrière des expressions nationales quiconstituent désormais autant d’écoles d’interprétation théologique etjuridique, et des courants idéologiques regroupant, par-delà les frontièrespolitiques, les musulmans qui contestent ou dépassent ces fractionne-ments géographiques et culturels, au nom d’un « n a t i o n a l i s m eislamique » retrouvé. Pour comprendre les uns et les autres, force est biend’interroger ce que disent de l’islam contemporain les grandes institu-tions islamiques internationales qui se sont créées depuis l’abolition ducalifat par Kémal Ataturk en 1924. Il s’agit du Congrès du MondeMusulman (1926), qui a siège à Karachi, de la Ligue du Monde Musulman(1962) dont la base est à La Mecque, et de l’Organisation de la ConférenceIslamique (1966), qui a siège à Jeddah, sans parler de la Ligue des ÉtatsArabes (1945) dont le secrétariat est au Caire. Les déclarations et les inter-ventions de ces quatre instances officielles permettent de se faire une idéedu « projet commun » des États musulmans dans le monde et, par suite,des possibilités de dialogue interculturel et interreligieux en Europeoccidentale. Les études ne manquent pas dans ce domaine, qui éclairentd’autant mieux les situations conflictuelles que connaissent les« musulmans européens ». Livres, revues et magazines ne cessent pas

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d’en analyser les tenants et aboutissants, depuis Le choc des civilisations deSamuel P. Huntington au Choc des ignorances d’Edward Saïd en passantpar Le retour de l’islam de Stefano Allievi.

Quels sont donc les problèmes du « vivre ensemble » qui nécessitentune égale volonté de compréhension et de collaboration de la part de tousafin qu’ils puissent vivre en harmonie dans un climat démocratique quiles humanise au mieux? Il y a d’abord celui de la « représentation »auprès des instances civiles dans une Europe qui laisse aux religions lesoin de s’organiser et de dialoguer avec elle. Dans certains pays comme laBelgique et l’Espagne, le gouvernement est intervenu pour fédérer lesorganisations musulmanes afin de s’assurer un interlocuteur unique etvalable pour signer un protocole d’accord qui donne à ces organisationsles titres juridiques adéquats pour intervenir dans leur sphère propre.Dans d’autres pays, comme l’Italie et la France, la multiplicité des associa-tions et des fédérations musulmanes invite sans doute à une multiplicitéd’accords bilatéraux en vue d’arriver à des résultats similaires4. Faut-il,pour autant, organiser demain un « communautarisme » qui tendrait àreconnaître aux « minorités musulmanes » un statut personnel spécial,tout comme certains États du Proche Orient le font pour leurs « minoritéschrétiennes »? Dans quelle mesure, enfin, faut-il concéder aux gouverne-ments des pays d’origine un droit d’intervention et d’organisation, voired’encadrement et de financement, alors que, dans certains cas, on désirela « formation d’imâms » européens? Toutes questions qui ne sont passans importance quand on sait que, dans les pays arabes, en Turquie etailleurs, les ministres du culte et de l’enseignement interviennent direc-tement en ce domaine.

Les problèmes du « vivre ensemble » sont sans nombre et requièrentqu’on les résolve avec réalisme et dans le cadre des valeurs démocra-tiques de l’Union européenne, car celle-ci a sa propre personnalité cultu-relle et il convient d’y éviter les sources de conflit entre culture majoritaire

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4. En France, un Conseil français du culte musulmam (CFCM) a été créé en 2003sous l’impulsion de Nicolas Sarkozy, permettant ainsi l’aboutissement d’unlong processus initié dès 1989 par Pierre Joxe et relancé en 1999 par Jean-PierreChevènement. [Note de l’éditeur]

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et cultures minoritaires, anciennes ou nouvelles. Les catholiques ont toutintérêt à relire, à ce sujet, les analyses pertinentes et les solutionséquitables que proposait le Pape Jean-Paul II dans son Message du 1er

janvier 2001, intitulé justement Dialogue entre les cultures pour une civili -sation de l’amour et de la paix. Contentons-nous ici d’énumérer brièvementles problèmes à résoudre. Il y a d’abord ceux de l’école et des règles quecelle-ci impose à tous ceux qui la fréquentent au plan de l’instruction, del’éducation et du comportement : faut-il alors y multiplier les dramespour des questions de vêtement, de mixité ou de signes religieux alorsqu’ils n’existent guère, sauf exception, dans les pays musulmans eux-mêmes ? Que de malentendus sont alors multipliés autour de l’ensei-gnement de la religion et, surtout, du port du voile ! Il y a ensuite ceux del’alimentation où les musulmans disposent de fatwâ-s qui leur garan-tissent bien des dispenses en cas de nécessité : la solution n’est-elle pasalors de garantir un pluralisme dans le manger et le boire qui renvoiechacun au choix de sa conscience? Et ne pourrait-il pas en être de mêmequand il s’agit du jeûne de ramadhân? Il y a encore ceux des temps de laprière et des fêtes, mais là encore pourquoi faudrait-il être plus musulmanen Europe qu’on ne l’est en pays islamiques, comme le démontre le livrede Roberta Aluffi Beck-Peccoz, Tempo, lavoro e culto nei paesi musulmani5 ?Il y a également ceux des lieux de prière et des mosquées auxquels ontdroit les musulmans désireux d’exercer légitimement un culte sincèredans le respect des règles de l’urbanisme et de l’environnement : est-ilimpossible de s’entendre à leur sujet dans le cadre d’un dialogue solidairequi sauvegarde les intérêts des uns et des autres ? Il s’agit là d’un domainequi relève des libertés religieuses, mais les musulmans d’Europe sont-ilsprêts à les accepter toutes, y compris celle de « changer de religion », alorsque certains de leurs représentants en refusent l’expression en des textesrécents? Il y a enfin les problèmes, toujours plus nombreux, engendréspar la recrudescence des mariages mixtes entre partenaires musulman etchrétien : dans ce domaine, les acteurs sociaux et pastoraux savent bienque les difficultés n’y manquent pas, surtout quand ces mariages finissentpar un divorce qui engendre de nombreux conflits entre droits opposés.L’étude des Professeurs Sami Aldeeb et Andrea Bonomi, Le dro i t

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5. Ed. Agnelli, 2000.

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musulman de la famille et des successions à l’épreuve des ordres juridiquesoccidentaux6, a démontré combien il serait souhaitable que les jurispru-dences européennes soient harmonisées en ce domaine et que les loisnationales de la famille en pays islamiques connaissent les réformes quesouhaitent nombre de musulmans éclairés.

Tels sont les nombreux problèmes que les instances politiques, cultu-relles et religieuses devraient prendre en considération pour y réduire lesrisques de conflit et y multiplier les chances de solutions équitables quitiennent compte, en même temps, des exigences de la démocratieeuropéenne et de l’identité religieuse des musulmans. L’accueil et l’inté-gration de ces derniers suppose donc que, des deux côtés, il y ait unevolonté affirmée de coopération à tous les niveaux et dans tous lesdomaines sans que la peur des « nouveaux venus » musulmans et de leurshabitudes culturelles n’engendre, à leur encontre, une « islamophobie »européenne ou chrétienne et sans que l’anathème ne soit jeté sur lesvaleurs d’une société européenne que certains responsables musulmansrisqueraient de refuser au nom d’une identité rigidement confondue avecune Loi islamique intangible et immuable. Les responsables politiques etreligieux ont ici un rôle important à jouer, qu’ils se doivent d’assumeravec courage : il s’agit d’éduquer les uns et les autres à se connaître, à secomprendre, à se respecter, à s’estimer et à s’entraider dans le cadre d’unesociété pluraliste où les règles de la démocratie sont acceptées par tous.En effet, nombreux sont, parmi les musulmans, les intellectuels et leshommes de religion qui reconnaissent aujourd’hui qu’ils peuvent vivresereinement leur islam dans la société démocratique européenne, car lesvaleurs de celle-ci correspondent, quant à l’essentiel, à celles de leurreligion elle-même. Tout ne dépend-il pas alors d’une saine interprétationdes textes fondateurs de celle-ci et d’une volonté renouvelée d’en extrairedes règles valables pour un nouvel humanisme d’expression religieuse etpersonnaliste? Encore faut-il alors se refuser de dénigrer la culture ou lareligion des autres, en l’accusant de décadence ou d’archaïsme : ce sontdes propos que l’on entend encore trop souvent aujourd’hui, hélas ! Ledialogue des cultures exige de tous un même effort de rencontre et de

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6. Schulthess Polygraphischer Verlag Zurich, 1999.

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collaboration au service de ces valeurs que le Pape Jean-Paul II exaltaitdans le Message dont on a parlé plus haut, valeurs qui sont communes àtous les vrais croyants et qui ont pour nom la solidarité, la justice, la paix,la vie, l’éducation, le pardon et la réconciliation. Il s’agit là de la « civili-sation de l’homme », de l’homme tel que Dieu l’a voulu, créé et aimé, unecivilisation qui transcende les conflits et tend à l’harmonie entre lescultures au nom d’un humanisme réconcilié avec la modernité et enracinédans les valeurs universelles de toutes les religions.

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Nadine B.Weibel, Par-delà le voile, femmes d’Islam en Euro p e, Ed.Complexes, 2000.

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Jean LambertCentre d’Etudes Interdisciplinaires des Faits Religieux, CNRS – EHESS, Paris.Maître de conférences à l’IUFM de l’Académie de Versailles.

L’HISTOIRE EN MIETTEScomme elle est apparue dans l’islam

à propos d’Alfred-Louis de PrémareLes fondations de l’islam - Entre écriture et histoire

(Éditions du Seuil, Paris, mars 2002)1

« L’histoire n’est jamais sûre »Michel de Certeau

La biographie impossible, ou l’envers d’une société récitée

Voici un ouvrage absolument neuf en langue française. Un ouvrageclair, vagabond et subtil, qui se lit d’une traite. Un des meilleurs arabi-sants livre un résultat de sa longue fréquentation de la culture arabeprofane et sacrée. Après des travaux d’édition de la culture savante etlettrée de la Méditerranée et du Maghreb, après avoir recueilli et inter-prété des traditions orales populaires, poétiques et religieuses, après avoirlivré des analyses de sourates coraniques et des premières écrituresislamiques, après un dictionnaire en douze volumes de la langue et de laculture marocaine, « Alfred-Louis de Prémare rassemble, traduit et

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1. Coll. L’univers historique, 535 p. (dont 190 p. d’Annexes : les auteurs, 52 p., lestextes, 74 p., bibliographie, 25 p., index des noms et des lieux, 25 p., tableauxet cartes, 14 p.)

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commente la mosaïque de textes premiers, arabes et non arabes, quientourent les commencements, la formation et l’organisation de l’islam ».

Renonçant à la biographie impossible du fondateur, il recherche tousles documents, externes ou internes, arabes et non arabes, traque ettraduit les écrits (archéologie, épigraphie, numismatique et onomastique),enquête sur les personnages, fréquente les corpus de Lettres, de Hadîth,d’Expéditions militaires, de Vies hagiographiques, de Commentairescoraniques. Il recompose pour le lecteur « un large milieu social etculturel », plus d’une soixantaine de lettrés, de l’Egypte à la Perse, duYémen à l’Arménie, entre les VIIe et XIIIe siècles, parfois jusqu’au XVIe

siècle. Il en montre, principalement entre les VIIe et IXe siècle, lesconnexions complexes, les conflits et les échanges, avec « le dévelop-pement des traditions, le rassemblement des collections et codex, jusqu’àla sélection, la censure et l’imposition, puis la possession tranquille et lasacralisation d’un texte coranique unifié ». Cet inventaire considérable,s’il paraît un assemblage de miettes collées, reflète une situation histo-rique du même ord re, celle que produisent les pre m i è res écriture sislamiques : un collage lissé d’oublis, avec surimpressions et redites, unemosaïque disjointe, que seule une récitation rituelle et disciplinée peutfaire passer pour une caravane, une théorie continue, majestueuse etcohérente de l’origine.

Un gai savoir de l’islam « comme il est apparu dans l’histoire »

Loin de s’enfermer dans une érudition écrasante, Alfred-Louis dePrémare voyage et s’étonne avec une inlassable curiosité de tout ce qu’ilrencontre. Il entraîne le lecteur dans les langues (variétés d’arabe, hébreu,araméen, syriaque, perse, grec, latin…), dans les genres littéraires, dansles expéditions militaires, les calculs marchands, les classes sociales, lescomplots politiques, le rôle des femmes, les débats théologiques, etsurtout les bibliothèques, les fragments d’archives et d’ouvrages« perdus ». À l’image de ces lettrés polycultivés qu’il fait revivre, il se

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montre, en bon historien critique, comme l’un d’eux, avec en outre laretenue, comme à propos de la présence insistante des femmes dans lesdocuments.

Cette polymorphie des origines, déjà largement reconnue pour lescommencements des judaïsmes et ceux des christianismes, la voici enfinproposée pour les commencements des islams. Car il devient aberrantqu’une seule des trois traditions monothéistes se voie privée de sa véritéscientifique, et maintenue dans son enfance épistémologique, au motifque seuls des croyants issus de la doctrine victorieuse pourraient ent r a i t e r. Nous commençons à constru i re des modèles communs auxmonothéismes, et nous les confrontons à ceux des autres formesreligieuses. Il est injuste et quasi antisémite de laisser les islams à l’écartde cette percée scientifique et comparative.

L’effort scientifique ne peut venir – pour un long temps encore - del’intérieur de l’islam, qui récite théologiquement une légende muhamma-dienne – la Sîra – et une histoire islamique du salut – Coran, Hadîth, Ridda,Maghâzi, Târîkh, Tâfsir etc. – sans parvenir à moderniser ses approches.Alfred-Louis de Prémare pense que « les clercs musulmans d’autrefois ontsélectionné et compilé les éléments selon l’idée qu’ils voulaient donnerdes origines de leur communauté et de la vie de leur prophète » (p. 27). Iln’est pas absolument évident que la sélection-compilation fût seulementintentionnelle. Je reviendrai sur ce déficit, ce blanc, cet « absent de l’his-toire » comme le nomme de Certeau, qu’est la constitution du passécomme tel, pour méditer cette difficulté propre, pour une société, à seformer du mémorable.

Mais l’effort ne vient pas non plus des chercheurs qui adoptent leschéma global des origines musulmanes de l’islam comme un fait, et nonpas comme « une construction artificielle », « une structure d’orthodoxieconsensuelle organisant une histoire sacralisée » (p. 29). Ceux-cis’efforcent à leur tour de vérifier la validité des chaînes de transmissionde la documentation musulmane, restant enfermés dans « le cercle duconsensus ». Alfred-Louis de Prémare veut déplacer l’angle de vue etl’élargir. Quelles sont les fondations de l’islam « comme il est apparu dans

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l’histoire »? Quelle est « sa construction à travers les textes historiogra-phiques »? Comment décrire « la naissance de l’islam dans son cadrehistorique extérieur » (p. 31) ?

Un système de triple échange

Avec quels objets ces sociétés se sont-elles fait du mémorable? Cesobjets ne sont pas écrits au départ, ce sont des échanges commerciaux, descombats, des contrats. Ils vont devenir écrits, et ce sont ces traces écritesque cherche Alfred-Louis de Prémare au moment même où elles seforment, notamment à partir du VIe siècle, bien avant l’islam, puisquel’écriture arabe est là, disponible.

Les anthropologues ont coutume de lire une société à partir du tripleéchange des biens, des femmes et des paroles. Alfred-Louis de Prémarevarie significativement sur cette règle en observant un système d’échangetriple, mais au sens dumézilien, sans le vouloir, comme par inadvertance.« Les marchands », « Les conquérants », « Les scribes » distribuent lestrois parties de son enquête, dans un ordre qui, naturellement tiré de sessources, appelle à la considération de la variable indo-européenne dans laconstitution des islams.

M a rchands, conquérants et scribes, c’est clairement un parc o u r sremontant des trois fonctions duméziliennes selon l’ordre trois, deux, un :Fécondité (ou multiple), Militance (ou guerre), Souveraineté (ou loi). C’estbien selon cette remontée des fonctions que j’avais décrit la logique dusystème des monothéismes et la formation de chacun d’eux2. L’islamnaissant échange des marchandises, des conquêtes et des écrits symbo-liques. Et chaque niveau réagit sur l’autre. La conquête procure des biens,se codifie en impôts, délimite du territoire, institue du pouvoir et de la loi.

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2. Jean LAMBERT, Le Dieu distribué, une anthropologie comparée des monothéismes,Paris, Cerf, 1995.

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Celle-ci à son tour autorise des conquêtes et du profit. Il faut remarquerque le moteur du système est son niveau central, la conquête ou la guerre.Mais elle n’est pensée, en islam, qu’à partir de son sens, la loi unique :« J’ai reçu l’ordre de combattre ceux qui ne disent pas : il n’est de divinitéqu’Allâh ».

Les marchands (50 p.)

Alfred-Louis de Prémare commence, parce que les sources historio-graphiques l’imposent, par l’économie, la parenté, la société (commeBenveniste avec son Vocabulaire des institutions indo-européennes). On saitMuhammad marchand, mais il est intéressant de suivre l’écho des futursmuhâjirûn dans les chroniques du VIIe siècle et au-delà, et de saisir queleur activité commerciale s’exerce sous le contrôle des empires du nord.Le décor se décale donc déjà vers le nord, nord-ouest vers la Palestine etnord-est vers la Mésopotamie, les rois de Ghassân d’un côté, chrétiens etalliés de Byzance, ceux de Hîra de l’autre, alliés des Perses. Benvenistenous a appris que dans l’aire indo-européenne « les affaires commercialesn’ont pas de nom ». On ne peut les définir que négativement : négocesignifie absence de loisir. Il n’en va pas de même dans cette Arabie où lecommerce est une nécessité vitale, un commerce de besoin qui a succédéau grand commerce international yéménite des temps antiques.

Mais c’est l’occasion pour Alfred-Louis de Prémare de réviser nosconnaissances sur la légendaire saga des Quraysh. Si elle confirme unmilieu commerçant, elle est loin de constituer une claire généalogie deMuhammad à La Mekke. On sent l’auteur pencher pour une orientationcommerciale, voire des attestations, plus nordiques : Gaza et le Sham(Syrie-Palestine), où la famille et les cousins « ont du bien ». Et donc lespremières conquêtes islamiques, si elles furent bien dirigées par des gensde Quraysh, « le furent sur des itinéraires commerciaux, dont au commen-cement elles poursuivent les enjeux par d’autres moyens ».

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Les conquérants (140 p.)

Cette partie, la plus développée, commence par l’étude du premierécrit musulman, l’événement inaugural de la Charte de Yathrib, quis’affirme de Muhammad lui-même, et à compter duquel Omar fixe l’anun de l’islam. La Charte définit un nabî, un prophète (et non encore unenvoyé de Dieu -rasûl-), qui écrit, autorise, arbitre. Elle rassemble desmu’minûn, des affidés (et non des croyants), ceux qui peuvent se fier aunabî et se fier les uns aux autres (dont l’antonyme est réfractaire, kâfir) enune confédération (u m m a) en vue du j i h â d, selon des stipulationsréciproques, établies aussi avec les juifs. Où est Yathrib ? Est-elle la ville deMuhammad, puisqu’elle est celle de sa mère ? Est-elle très au nord del’actuelle Médine ? L’historien manque d’attestations arc h é o l o g i q u e s(p. 102). En fait, après hésitations entre plusieurs lieux possibles, Médinel’aurait emporté pour constituer la base logistique d’opérations deconquêtes.

Après l’examen des livres de la Ridda, qui définissent la guerre que le« sabre de Dieu » doit accomplir, face aux réfractaires de la nouvellefiscalité et aux prophètes concurrents d’Arabie centrale et du Yémen,l’enquête continue par la conquête de la Palestine, terre promise etassurance d’un butin abondant, avec Jérusalem et Damas, l’un des pôlesde création de l’islam, où est discuté le rôle des juifs. Elle se poursuitparallèlement par la Haute Mésopotamie et l’Irak, avec la conquête deHîra et la fondation de Kûfa, puis de Basra, autres foyers de constructionde l’islam. Ici cependant l’histoire des marques perses sur l’islam resteencore à écrire. Non pas celle de l’influence seconde de la Perse, qui àtravers le chi’isme et la mystique a été développée jusqu’à satiété. Maisl’examen du travail propre du zoroastrisme et du zurvanisme, et dess t ru c t u res mythiques indo-européennes sur la formation même del’islam. Échappant donc à la limite qui circonscrit usuellement lescommencements autour de La Mekke et de Médine, l’historien s’interrogesur deux nouveaux foyers déterminants, la Syrie-Palestine (Jérusalem-Damas) et la Mésopotamie (Hîra-Kufa et Basra).

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Alfred-Louis de Prémare accorde à cette partie une place centrale àtous égards. La description de cette conquête violente est une optique oùl’auteur ne manque pas d’attestations, mais où autant que la vision d’unislam guerrier, pèse celle d’une real-politic ordinaire, où de savants grecs,araméens et persans voisinent des généraux arabes devenus syriens ouirakiens.

Les scribes (120 p.)

C’est probablement la partie la plus inédite pour le lecteur français.Les Arabes étaient gens d’écriture avant l’islam. Ils le furent au sud, aunord, à l’est et à l’ouest, et l’écriture d’aujourd’hui s’était déjà diffuséeavant le VIIe siècle. Il est clair que le développement de l’écriture arabe,déjà alors, est lié à l’histoire et aux textes religieux. L’inscription dumartyrium de Saint Jean-Baptiste, les graffitis arabes du Néguev où l’oninvoque « le Seigneur de Moïse et de Jésus » et où l’on cite Isaïe, en témoi-gnent. Le rôle de Hîra la blanche, de la dynastie lakhmide vassale de laPerse sassanide, pour le contrôle des Arabes, est certain. Ses poètes, sonmanichéisme et son christianisme, ses monastères et leurs bibliothèquesde textes religieux autant que d’archives généalogiques des rois arabes, laplace des nobles de la famille Buqayla, des deux princesses chrétiennesHind l’Ancienne et Hind la Jeune, concourrent à faire penser, comme ledisent les auteurs musulmans de la conquête, que l’écriture arabe s’estdiffusée vers la Péninsule arabe à partir de ce foyer.

La collecte du Coran est retracée dans sa complexité politique etsociale. S’agissait-il d’oracles ou déjà d’écritures? Fruits d’une élaborationprogressive pendant près de deux siècles, des codex différents ont étéconstitués, pour certains en vue d’un usage liturgique. Et donc le lecteurse prend à penser que « l’oralité psalmodiée du texte serait aussi bien uneffet de sa fonction liturgique, plutôt qu’un témoignage de son origine ».Ces codex ont circulé longtemps, mais ils furent censurés au profit d’unseul, tardivement. Alfred-Louis de Prémare montre que tout ce travailn’est pas le fait des seuls musulmans, et que les scribes de Médine etd’ailleurs ne manquent pas de liens avec juifs et chrétiens, mazdéens etpersans (Ibn Khaldoun notera cette étrange constatation : « la majorité des

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porteurs de science dans l’islam a été constituée de non-Arabes »). Il n’estpas non plus le fait des seuls hommes, et des figures féminines, Shifa’,Hafsa, ‘Aïcha, y interviennent, parfois fortement. C’est le collectif« scribes de Médine » qui prend le relais de l’hypothèse d’une révélationorale originelle et continuée.

Les Annexes

L’un des beaux présents de ce livre est constitué de ce tiers d’annexesmises au jour, principalement un recueil de textes choisis introuvables,tirés de la mosaïque arabe et non-arabe analysés dans l’ouvrage, et passeulement des sources musulmanes, traduits par Alfred-Louis dePrémare, et précédés d’une notice biographique sur chacun des auteurs.Documents que l’historien met à disposition du public, textes de cesfondations de l’islam qu’il exhume, et livre au jugement du lecteur. J’enretiens une formule qui illustre la collecte des codex (p. 452). L’un desgénéraux d’Othman pour l’Arménie, juif rallié à l’islam (mort vers 656),effrayé par les manières divergentes dont ses hommes – des troupesd’Irak – récitaient le Coran, lui dit : « Rattrape cette umma avant qu’elle nediverge sur l’Écriture comme les juifs et les chrétiens ont divergé ».Avons-nous là l’évocation de la divergence Syrie / Irak, ces deux sourcesde l’islam, qu’illustre tout l’ouvrage, et que la fitna, la grande scission, tôtaprès confirmera? C’est plus que probable.

L’imposante bibliographie qui comble le lecteur plus spécialiste a pouroriginalité de se partager à équivalence entre auteurs de langue arabe etchercheurs de langues européennes. Un index très précis des hommes etdes lieux ajoute aux tableaux originaux des généalogies ou des chrono-logies, si difficiles à fixer. Devant un tel effort, on se prend à regretterl’absence d’une carte ou d’un tableau qui situerait les textes de fondationstraduits par Alfred-Louis de Prémare et leur chronologie, pour un lecteurnon familier de « l’encre des savants ».

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Une logique des commencements :des sources en mouillères et rhizomes

On commence toujours par le milieu, aimait à répéter Gilles Deleuze.En ce sens il n’y pas d’origine, mais seulement des commencements,pluriels, nombreux, multiples, variés, disparates, en conflits. Il en va de lagenèse en histoire comme de celle de la nature : tout vient du clinamen.Imaginez qu’un micro événement se produise dans un désert relativementstable, où rien ne se passe, où tout est pareil comme hier. Mais il peutaussi bien se produire au milieu d’un chaos, d’un tourbillon, d’undésordre initial. Qu’importe votre modèle premier, stabilité laminaire ouchaos. Qu’un événement apparaisse, aussi petit qu’il soit, parmi une séried ’ a u t res antérieurs, voisins, proches, un c l i n a m e n se produira, unetendance, une inclinaison, une orientation vers quelque chose de neuf, quifera vecteur, durée, trace plus solide et partagée. Un commencement petitparmi d’autres possibles, d’autres antécédents, d’autres à venir, quiinaugure cependant une voie, une volonté, une direction, et ici unehistoire. Lucrèce a raison : la théorie du connaître est isomorphe à celle del’être, la genèse physique éclaire celle de l’histoire, et la genèse du texte etde l’écriture est derechef celle d’une combinaison d’atomes.

La science des religions dès ses débuts s’est tournée d’instinct vers laquestion d’origine. Alfred-Louis de Prémare se garde bien de reprendre laquestion en ces termes. Il n’est pas question de rechercher l’origine del’islam, ou de la langue arabe, ou de la société musulmane. Mais il fautdécrire des commencements multiples, inlassablement, distribués dansun espace relativement groupé, quoique large, beaucoup plus large quel’oasis mythique de La Mekke, et un temps dilaté, beaucoup plus filé et enfilaments disjoints que la saga médinoise unifiée. Alfred-Louis dePrémare cherche des lieux d’écriture, et il a raison de les manifester contrela tabula rasa pré-islamique que l’idéologie religieuse veut imposer. Et illes trouve en deux foyers, bientôt conflictuels, beaucoup plus nordiques.Ce faisant il résiste à juste titre à l’idée du bricolage religieux. Naguèrenovatrice quand Lévi-Strauss dut imposer la reconnaissance pour dessociétés orales de leur manière propre de faire système, cette affirmation

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devient vite paresseuse quand on se trouve devant des sociétés en train dedevenir scripturaires. Les scribes ne bricolent pas : ils composent. À traversd’âpres débats, des conciles et des colloques, des joutes et des contro-verses, des censures et des bastonnades, ils construisent – à l’observateurde montrer comment – des traductions nécessaires. Par exemple despolythéismes au monothéisme, ou aux monothéismes. Des généalogiesclaniques aux filiations prophétiques, et ainsi de suite. Les scribestravaillent avec des textes en miettes, des miettes de textes. Voilà ce quemontre clairement Alfred-Louis de Prémare. Un immense travail decollections de traditions, de rassemblement et de traduction, puis d’inter-prétation, de sélection-censure, de reprise, de couper-coller et de répar-tition, où les pouvoirs jouent leur rôle d’imposition, enfin une dynamiquede sacralisation, se trouvent aux fondations du texte incréé.

La naissance de l’histoire dans les sociétés religieuses

Ces témoignages de réflexion historiographique, qui ne sont pasnécessairement écrits même s’ils le sont plus qu’on ne le dit, montrent laprésence simultanée de l’histoire, et de la conscience pour une société dedevenir religieuse, c’est à dire d’avoir construit du mémorable continu ensurmontant ses difficultés, en se donnant une identité. « L’histoire desreligions n’est plus un chapitre parmi d’autres de l’histoire, mais le lieu deréflexion épistémologique sur le commencement différencié de l’histoire,pour des aires culturelles données ».

En recensant les différentes manières de se réfléchir pour une société,variables selon les époques et les lieux, nous comprenons la logique de cequi fut pensé, la manière dont récits et pratiques furent effectivementconstruits. Alfred-Louis de Prémare explore ce lieu neuf, pas assezanalysé en anthropologie, et pas vraiment pris en compte par les histo-riens de la grande histoire. « Quel type d’historicité se construisent lessociétés ? » Comment des sociétés, dès qu’elles parviennent à l’écriture,mais même avant, à la mémoire organisée, orale, mais très consciente et

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historiographique à la limite, peuvent-elles être appréhendées par l’accèsà la construction de leur propre histoire? Prendre en compte les faiblessesde l’histoire des sociétés sommaires, avant leurs livres d’histoire, à traversleurs généalogies, leurs chroniques, leurs annales, leurs expéditions etleurs légendes, c’est observer la naissance d’un dispositif de conservationd’une mémoire. C’est « relier la question de la naissance d’une religion àcelle de la naissance de l’histoire dans une société religieuse ». Privilégierle rite par exemple, c’est laisser de côté le rapport du religieux à laconscience de la construction d’un passé, d’une mémoire collective.

Comment ces sociétés se sont-elles construites comme sociétés? Cen’est pas seulement parce qu’elles ont un mythe fondateur, ou qu’ellesagissent des rites périodiques, mais parce qu’elles ont un rapport cohérentà un passé reconnu, fût-il mythique, légendaire, réel ou récent. Quandune société devient une société religieuse étiquetable avec un nom, elles’est construit ou analysé un passé, avec lequel elle entretient un rapportconscient et cohérent. Le religieux porte les traces de « cet effort continupour compre n d re des re p è res discontinus ». Ce que l’observateurreconnaît à partir du moment où la société s’est construite. Devenirreligieuse pour une société, ce serait devenir consciente d’être une société,et donc devenir historique.

Une déconstruction du mythe musulman

Un lecteur peut continuer de croire, à la lecture de l’ouvrage, du fait dela retenue de l’auteur, au mythe musulman d’une parole prophétiqueexclusivement orale reçue par Mohammed, puis transmise oralement etenfin collectée par écrit par Othman. Car les textes produits ici sont engrande partie connus de la tradition musulmane. On dira qu’ils ne décou-vrent rien. Et on peut continuer de les transmettre en occultant ce qu’ilssignifient.

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Mais en fait cette légende n’est plus tenable après la lecture desFondations de l’islam. Comme le mythe hébreu d’un peuple bi-millénairequi serait revenu vers -1400 sur sa terre donnée à lui par son dieu, alorsque les écritures hébraïques datent de l’exil en perse achéménide, des VIe-IVe s. av. J-C, de même le mythe musulman est déconstruit par la signifi-cation qu’il faut bien tirer, mais que Alfred-Louis de Prémare laisse sonlecteur déduire, de cet inventaire en chevelure des ruisselets premiers,arabes et non-arabes, musulmans et non-musulmans.

C’est à une réflexion sur la croyance, ou plutôt le « faire croire » au sensde Certeau, que conduit l’ouvrage. Pourquoi, en dépit de ce qu’elle peutconnaître, et qu’elle a en mains, une tradition s’obnubile-t-elle au pointd’admettre ensemble des faits avérés et des croyances élaborées, sansesprit critique? Par quel aveuglement spécifique, au fait religieux et plusprécisément au fait monothéiste, c’est-à-dire à celui d’un dieu exclusif etpas seulement unique, un ensemble social se trompe-t-il, se leurre-t-il lui-même sur ses propres commencements? Ou il s’agit de l’opérationdélibérée d’un pouvoir politique et clérical décidé à s’imposer par unecroyance obligatoire partagée (avec tous les effets de lissage et de morcel-lement du texte qui nous parviennent), ou il s’agit d’une cécité consti-tutive de la formation des traditions monothéistes. Or cette traverséeobligée de la légende ou du mythe fondateur prend une allure spécifiquedans les traditions monothéistes. À savoir qu’elles ne peuvent exprimersimplement l’opération propre de leur naissance, car elles n’ont jamais étéécrites à l’heure de leur révélation, mais y réfléchissent beaucoup plustard, dans une situation de grandes menaces, qu’analysent de fait leursrécits de fondations au terme d’un lent parcours mnésique (un dhikr) : uneremontée en amont jusqu’aux origines du monde, des conflits de gestation,et une sortie qui « brèche » (exode, ou conversion, ou hégire), qui ouvre aumaintenant menacé un espoir de salut et un avenir. Les textes, en devenantcanoniques, fondent alors pour des groupes diasporiques l’affirmationqu’il était bon de venir d’ailleurs, puisque « aujourd’hui » (et cet aujour-d’hui est l’actuel des générations futures) voici que vous avez fait soucheneuve et société, ouverture et conquête (fath), alors que vous n’étiezqu’émigrés chez des étrangers.

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L’absent de l’histoire musulmane

Plus qu’ailleurs ici le passé nous fait défaut, mais le constat ordinaireque le passé est passé n’est pas suffisant. L’historiographie nous laisse auxprises avec des phénomènes non absolument connaissables, qui nouséchappent par une espèce de vide. On ne peut que contourner ou assumercette absence. On ne peut la remplir. Et il ne s’agit pas de la remplir avecdu symbolisme abyssal ou mystique. Sa rigoureuse méthode d’historienl’interdit à Alfred-Louis de Prémare, et c’est pour se prémunir de toutretour éliadien sur les origines qu’il opte pour une entrée délibérémentpositive dans l’histoire, par les traces écrites.

Seulement cela ne résoud pas le problème de ce vide. Quelle est lamanière propre des sociétés qui deviennent musulmanes, en train dedevenir conscientes qu’elles deviennent musulmanes, de gérer ce vide?Les Grecs font de l’agora, les Sémites de l’ouest font de la création unedifférenciation, etc. Que font les Arabes musulmans? Ils s’autopro-clament, ou se précèdent dans leur naissance. Ils remplissent ce manquepar la métaphore d’un discours divin – une révélation – pour énoncercette prise de conscience de soi comme continu. Ils se présupposent dansl’unité d’une langue écrite, d’un prophète et d’un dieu, dont ils simplifient etdurcissent le modèle emprunté alentour.

Or nous n’avons que la forme tardive de ce discours, sa forme politi-quement correcte, l’orthodoxie victorieuse, même si nous avons quelquestraces des formes vaincues. C’est pourquoi l’historien repère à juste titreune forte part d’intentionnalité chez les intellectuels, connus ou fictifs,mais nommés, de la société en train de devenir musulmane. Ces hommes,comme les pouvoirs politiques qui les contrôlent, ont des intentions. Maisil faudrait pouvoir remonter encore en amont, vers des pratiques anthro-pologiques, des manières de faire où s’est fabriqué ce religieux, à l’évi-dence désormais lieu de naissance de la conscience d’une histoire. Quefont les arabes entre écriture et histoire ? Entre leur écriture déjà-là et lanaissance de leur histoire, entre leur histoire naissante et l’écriturenaissante de cette histoire? Alfred-Louis de Prémare répond : de la

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conquête, ou du territoire. Mais faut-il le prendre seulement au sensimmédiat, militaire? Cette conquête, quoique bien réelle, est aussi unemétaphore de la conquête de soi, d’un soi identitaire et collectif.

Si l’on ne peut guère remonter en-deça de l’écrit, peut-on trouverégalement dans les écrits des traces de cette manière proprement arabe decommencer, de faire du territoire, de fonder des villes, de faire de la loi,bref de créer son espace social? Il faut alors faire l’histoire avant l’histoire,c’est à dire faire l’anthropologie « de ça », de ce que les gens font vraiment,leurs usages, leurs lieux, leurs gestes, leurs pèlerinages, leurs orthopraxiesconjugales, familiales, fiscales. Leurs manières de faire la guerre ,d’acheter, d’hériter, de s’opposer, de donner et donc d’ordonner, depardonner et donc de dominer. Leurs rites, qui se mémorisent, que lemythe reconstitue ensuite, comblant les vides, ordonnant les connais-sances et organisant les pratiques.

Le modèle « marchands – conquérants – scribes » n’est donc passeulement une description de ce qui se donne à lire dans les palimpsestesarabes. C’est un programme de ce qui est donné à voir, une manière deremplir des espaces, de se donner un corps, de faire corps unifié. C’estune épistémologie des commencements de l’histoire pour une sociétédonnée (la musulmane) mais qui vaut plus généralement pour d’autressociétés possibles. Par quelles pratiques spécifiques de l’échangeproductif, de la conquête territoriale, et de l’écriture légiférante s’estformée cette mémoire ? Avec Alfred-Louis de Prémare l’historiographiecontemporaine revisite des lieux connus, connus des musulmans et dessciences naissantes des religions. Mais elle n’obéit plus à la manièremusulmane de décrire et de comprendre les commencements de l’his-toire. Elle la déconstruit pour s’instruire, sur cet exemple comme surd’autres, de la manière complexe, à chaque fois singularisée et diversifiéeselon les aires culturelles, dont commence l’histoire.

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La religion, matrice de l’histoire

Ce livre des fondations de l’islam illustre donc un programme qui vautlargement ailleurs, si on veut bien dépasser la seule enquête logogra-phique pour laquelle il se donne. Il est le livre des fondations de l’histoire enmiettes. Le livre des fondations de l’histoire dans les sociétés religieuses,ou le livre des fondations religieuses de la naissance de l’histoire. Il poseune question épistémologique générale qui dépasse son aire et son temps.Le religieux comme lieu de naissance de l’histoire pour une société, est-cepropre aux sémites, ou faut-il généraliser le modèle ?

Dans la mesure où, chez les Sémites, cette mémoire religieuse est spéci-fiquement mise par écrit (les religions de livres viennent de sociétés des livres,rappelle fortement tout l’ouvrage d’Alfred-Louis de Prémare) celaobnubile le modèle général. On croit que c’est ce lien local entre écrit etreligieux qui fait dire que le religieux est le lieu de naissance de laconscience historique. Mais justement il suffit de se déprendre de l’écritreligieux comme tel (or il n’est pas question de l’écrit religieux chez Alfred-Louis de Prémare) pour observer que ce qui reste renvoie à une anthro-pologie des pratiques économiques, militaires, scripturaires. Ce reste estlui-même écrit, c’est peut-être là une spécificité sémitique, ou simplementarabe, et le matériau que s’est donné Alfred-Louis de Prémare. Mais ilpourrait aussi bien ne pas l’être, ou on peut chercher en lui les traces dece qui ne l’était pas encore, à la manière de Louis Gernet pour la Grèce parexemple. On verrait alors si le religieux (ici dans sa spécificité nordarabique de l’est et de l’ouest) est bien, pour chaque société, la matrice deson histoire.

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Joseph StamerBamako.

QUEL DIALOGUE ISLAMO-CHRÉTIEN AU MALI ?

Un vrai dialogue présuppose une certaine égalité des partenaires. Auseul regard des chiffres, cette égalité n’est guère donnée au Mali : 75 - 80 %de musulmans et à peine 2% de chrétiens. Peut-il y avoir dialogue ?Évidemment pour une bonne partie de la population malienne la religionchrétienne n’est guère plus qu’un phénomène marginal qui ne lesconcerne pas : « religion des Blancs » pour les uns, religion de « ceux quisont dans l’erreur » pour d’autres, à moins que la propagande islamisterécente n’ait déjà fixé d’autres préjugés contre les chrétiens dans l’espritde bon nombre de musulmans. Alors quel dialogue peut-il y avoir entreMaliens musulmans et chrétiens?

« Le Mali est une République indépendante, souveraine, indivisible,démocratique, laïque et sociale » (art. 26 de la Constitution de 1992) ; etdans l’art. 2 il est affirmé : « Toute discrimination fondée sur l’originesociale, la couleur, la langue, la race, le sexe, la religion et l’opinionpublique est prohibée. » La Constitution stipule donc clairement que leMali est un État laïc. Certes, il s’agit là d’un héritage de la colonisation,mais, à l’instar d’autres pays de la sous-région, le Mali a donné à cettelaïcité un sens positif : l’État n’ignore pas le fait religieux ni les commu-nautés religieuses présentes sur son territoire, mais prend en compte etmême recherche la participation de ces communautés à la vie nationale.Du côté des textes officiels rien ne s‘oppose donc à un dialogue entrechrétiens et musulmans.

Le Mali est pourtant un pays musulman, même si les structures del’État gardent ce caractère de laïcité inscrit dans la Constitution. L’islam

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est un élément déterminant de l’histoire et de la culture malienne : il amarqué de son vocabulaire – religieux comme profane – toutes les languesdu pays. Sans l’islam, le Mali serait un pays sans histoire. En effet, l’his-toire événementielle du Mali est surtout l’histoire de l’avancée et du reculde l’islam au cours des siècles. Sa présence millénaire a laissé desempreintes profondes dans les mentalités :

• Il y a le souvenir d’un passé prestigieux commun, celui des grandsEmpires du Moyen Âge dont les lettrés musulmans constituaientl’armature et les cités musulmanes les hauts lieux d’une cultureislamique africaine.

• Il y a le souvenir de cette longue cohabitation pacifique entre quelquesfoyers d’islam et de vastes régions continuant à suivre la ReligionTraditionnelle. Le fruit de cette cohabitation est, d’une part, une incul-turation profonde de l’islam dans les diverses ethnies, et, d’autre part,une grande tolérance et l’acceptation de la diversité sur le planreligieux.

Évidemment toutes les régions du pays ne sont pas concernées de lamême manière par cette présence millénaire de l’islam, ni toutes lesethnies qui composent le Mali actuel. L’islam a d’abord été le fait desnomades, éleveurs et commerçants, des zones saharienne et sahélienne.La mobilité et la réussite matérielle ont façonné très tôt une image demarque de l’islam, encore valable aujourd’hui : religion de la réussiterapide et que l’on peut pratiquer n’importe où.

Sous les grands Empires du Moyen Âge (Empire du Mali aux XIIIe etXIVe siècles, Empire Songhaï aux XVe et XVIe siècles), où seul les chefs etles lettrés étaient vraiment islamisés, le prestige de la langue et de laculture arabes est venu s’ajouter à l’image précédente. Encore aujourd’huile lettré en arabe, appelé souvent « marabout », est-il un personnage à partdans la société malienne. Avec les grandes cités universitaires deTombouctou et Djenné, le Mali a connu les débuts d’une vraie civilisationislamo-africaine, sans que les masses rurales en soient vraiment partieprenante.

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Après deux siècles de déclin (XVIIe et XVIIIe), marqués par destroubles, des famines et des épidémies, seuls quelques foyers confrériquesen bordure du désert ont préservé l’héritage islamique. Il y a là unenouvelle forme de vie musulmane : en se rattachant au prestige et à laforce spirituelle d’un personnage religieux éminent, on veut se garantir lesuccès de la vie dès ici-bas et dans l’au-delà. Ces associations, appelées« confréries », venaient de faire leur entrée en Afrique de l’Ouest. Ellesdeviendront les vrais propagateurs de l’islam au Mali et assureront sonenracinement profond dans les différentes cultures locales. C’est à partird’un de ces foyers confrériques qu’est parti, au début du XIXe siècle,l’« éveil islamique peul », qui, à son tour, sera battu en brèche, cinquanteans plus tard, par al-Hadj Omar, autre conquérant prestigieux au servicede la même foi musulmane, mais pour une confrérie rivale. Ces « guerresde religion » successives ont perturbé pour la première fois l’équilibreséculaire des populations sédentaires animistes. Nous sommes à la veillede l’arrivée des troupes coloniales.

Le pouvoir colonial, par les multiples déracinements physiques ouculturels qu’il imposait ou provoquait (service militaire, travaux forcés,scolarisation, administration centralisée d’où urbanisation…), a fait lereste pour déstabiliser l’univers socio-religieux de la religion tradition-nelle. De larges couches de populations sédentaires basculent dansl’islam, non à cause de la supériorité de son message religieux, mais parceque l’univers religieux traditionnel n’offre plus de réponses et de sécuritésadéquates dans la situation nouvelle.

L’exode rural, accéléré récemment par des sécheresses et faminesrépétées, n’a fait qu’amplifier ce processus engagé sous la colonisation :en ville, la religion traditionnelle n’a pas de statut officiel, même sibeaucoup de ses pratiques s’y perpétuent, mais officiellement on estmusulman ou, rarement, chrétien. Cependant, là où l’univers traditionnela gardé sa cohérence, notamment parmi les populations du Sud-Estmalien, l’islam ne progresse guère, le christianisme pas plus d’ailleurs.

L’islam traditionnel malien, fruit d’une histoire millénaire, présente unvisage très diversifié. Chaque ethnie se l’est approprié à sa manière et la

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diversité des familles religieuses (confréries) ne fait qu’ajouter à cettevariété. La première islamisation, commencée par les commerçants etlettrés et poursuivie dans les ramifications confrériques, était massive,mais peu profonde. L’islam était adopté comme cadre de vie en sociétésans que les références profondes de la société traditionnelle soientreniées.

Depuis quelques décennies cet islam traditionnel est vivementcontesté par des courants de réforme, si bien que l’on peut parler aujour-d’hui d’un double visage de l’islam malien : L’islam confrérique d’unepart, auquel la majorité des musulmans maliens se rattache toujours et, del’autre, le courant « wahhabite ». Ils s’appellent eux-mêmes « Sunnites =les détenteurs de la vraie tradition ». Ce nouveau courant religieux, dontles principaux porteurs furent encore les commerçants et « les étudiantsen re l i g i o n » partis en Arabie Saoudite, récuse l’intermédiaire desmarabouts, le culte des saints et leur intercession, fût-ce le ProphèteMohammed lui-même, et toutes les pratiques et innovations introduitespour composer avec la mentalité traditionnelle africaine. Une masse dejeunes lettrés arabisants formés sur place ou à l’extérieur concurrenceaujourd’hui fortement les « marabouts » classiques tant sur le plan théolo-gique, où ils reprochent à ceux-ci leurs pratiques ésotériques et occultes,que sur le plan de la maîtrise de la langue et de la culture arabes, néces-saire pour l’accès à la révélation coranique et la pratique de la prièrerituelle.

Actuellement la communauté musulmane du Mali est donc profon-dément divisée. Des heurts, même sanglants, sont quasi-quotidiens entreles tenants d’un islam traditionnel et les adeptes d’un purisme fonda-mentaliste. Des mosquées rivales se construisent à quelques dizaines demètres l’une de l’autre. Les fêtes religieuses musulmanes sont rarementcélébrées à la même date par tous. La représentativité des responsablesreligieux est toujours contestée par une fraction de la communauté. Onpourrait multiplier les exemples de ces clivages profonds.

Depuis une vingtaine d’années, le gouvernement malien est obligé deprendre des initiatives qui, à première vue, sont autant d’entorses à la

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laïcité, mais qui semblent nécessaires pour maintenir un semblant de paixet d’unité entre les membres de la communauté religieuse majoritaire dupays.

Déjà le régime défunt, régime de parti unique renversé en 1991, a dûinviter, aux frais de l’État, des personnalités musulmanes éminentes despays arabes pour faire le tour des régions du Mali et pour prêcherl’entente entre frères musulmans. Il avait surtout mis en placel’« Association pour l’Unité et le Progrès de l’Islam » (AMUPI), structuréesur le modèle du parti unique et avec mission de faire baisser les tensionsentre musulmans au niveau local, régional et national. Dans chaqueinstance de l’AMUPI, on devait veiller à une représentation équitable desdivers courants en présence. Enfin diverses solutions ont été préconiséespour contrôler la prolifération anarchique des medersas et autres institu-tions islamiques dispensant un enseignement systématique en arabe àforte teneur islamique voire islamiste.

Depuis la libération politique en 1991, les divers courants dans lacommunauté musulmane s’affirment et s’affrontent au grand jour : dansles prêches publics, dans la presse locale et surtout sur les ondes desradios privées. Le Mali ne compte aujourd’hui pas moins de 106 associa-tions islamiques enregistrées, regroupées dans diverses coordinationsdont l’AMUPI toujours, la Ligue des Imams (LIMAMA), la Ligue desprédicateurs, l’Union Nationale des Femmes Musulmanes (UNAFEM),l’Association Malienne des Jeunes Musulmans (AMJM), etc. To u trécemment, le Président malien s’est investi personnellement pour forcerla mise en place d’un Haut Conseil Islamique du Mali (HCIM) où toutesles tendances sont représentées et qui servira d’interlocuteur unique entrele gouvernement malien et la communauté musulmane. Par la mêmeoccasion un règlement pour l’exercice et le contrôle du « p r ê c h emusulman », notamment sur les ondes, a été adopté.

La dispute sur les diverses manières de vivre l’islam au Mali cache enfait un autre débat, celui sur l’avenir politique du pays : selon lesislamistes, aucune des trois expériences politiques du passé (socialiste,régime de parti unique, démocratie) n’a répondu à l’attente de la majorité

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des Maliens. L’heure est venue, selon eux, d’expérimenter un régimeinspiré pleinement de la Loi Coranique. Actuellement la Constitutionn’autorise pas la création de partis politiques à base confessionnelle. Audemeurant, les courants islamistes ou islamisants bénéficient depuis plusde vingt ans déjà du soutien idéologique et surtout financier de certainspays arabes, singulièrement de ceux qui abritent les puits de pétrole…

Au-delà de ces influences idéologiques extérieures, mais certainementfavorisé par elles, nous assistons, depuis une vingtaine d’années à unchangement profond dans les communautés musulmanes : un processusde prise de conscience de leur islamité. Jusqu’à tout récemment lemarabout, quel que soit le degré de son savoir religieux, était le pivot dela vie musulmane. Tout se rattachait à sa personne. Rien ne se faisait sansson autorisation. Maintenant c’est la mosquée et ses annexes quideviennent le centre de la vie communautaire musulmane. Les commu-nautés s’organisent, se structurent et s’équipent avec tout ce que latechnique moderne leur offre. C’est à partir de la mosquée que tous lesbesoins personnels, familiaux et communautaires sont pris en compte.

Rien d’étonnant alors que la multiplication des mosquées soit un dessignes de cette prise de conscience communautaire musulmane. Unecommunauté musulmane de village ou de quartier commence toujoursautour de la construction de la mosquée. D’autres, il est vrai, voient le jourgrâce à la générosité ostentatoire de tel ou tel gros commerçant oupersonnage public. Dans la ville de Bamako, le nombre de mosquées aprogressé de 41 en 1960 à plus de 200 en 1985. Aujourd’hui, faute dechiffres précis, on peut estimer que ce nombre a déjà au moins doublé.

Mais le signe le plus évident de cette prise de conscience est lechangement intervenu dans l’enseignement islamique. L’école coraniquetraditionnelle était étroitement liée à la personne du maître et, par lui, à lastructure hiérarchique de la confrérie. L’enseignement était donné demanière individuelle au gré de la progression de l’élève qui commençaitpar apprendre par cœur le texte coranique sans aucune explication,grammaticale ou autre. Les premières medersas dispensant un ensei-gnement méthodique et collectif en arabe, furent fondées par des réfor-

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mateurs en vue de se démarquer de l’islam traditionnel, de ses structuresconfrériques et maraboutiques. Mais bien vite les principales confrériesont récupéré ce mouvement pour fonder, elles aussi, leurs medersas etinstitutions afin de donner à l’enseignement et à toute la pratiquemusulmane un visage plus moderne. La multiplication des medersas quiregroupent près du tiers de la population scolaire du pays reste un desprincipaux défis lancés à l’État laïc et à ses efforts de construire unesociété ouverte et plurielle. Les essais répétés d’une intégration de cetenseignement dans les structures de l’État, ou du moins d’un certaincontrôle, n’ont donné que de maigres résultats.

D’une manière plus générale les confréries participent pleinement à cemouvement de structuration des communautés en créant, notammentdans les villes et les centres, des formes nouvelles de solidarité et d’inter-dépendance à travers de multiples associations. Un changement analoguese fait dans les « cadres dirigeants » des confréries. Ce ne sont plustellement des « marabouts » vivant à l’écart mais des personnes d’unedouble culture, occidentale et arabo-islamique, exerçant des professionsmodernes : professeurs, magistrats, médecins…

Cette prise de conscience en tant que communauté musulmane estdonc en train de remodeler le visage de l’islam traditionnel, indépen-damment des gesticulations et agissements des courants minoritaires.L’accentuation d’une certaine islamité jusque dans les milieux tradi-tionnels pose sérieusement question à tous les non-musulmans : nerisque-t-elle pas de réduire progressivement et imperceptiblement cetespace de tolérance et d’acceptation réciproque, caractéristique de lasociété malienne pendant des siècles? C’est là tout l‘enjeu du dialogueentre Maliens musulmans et chrétiens.

Malgré le déséquilibre numérique mentionné plus haut, l’influence etle rayonnement du christianisme vont bien au-delà des 2% des statis-tiques. Bien que sa présence soit maintenant plus que centenaire, le chris-tianisme est évidemment le « dernier venu ». Lui aussi se présente « enordre dispersé » pour ne pas dire divisé : d’une part l’Église catholiqueavec sa hiérarchie toute africaine maintenant et, d’autre part, une poignée

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d’Églises évangéliques d’inspiration plutôt fondamentaliste et opposée àtoute forme de « compromission » avec les musulmans. Déjà sur le planchrétien le dialogue œcuménique s’avère assez difficile au Mali.

Les premiers missionnaires avaient trouvé un pays en pleine islami-sation. Leur « stratégie » était purement défensive : mettre les petitescommunautés chrétiennes, fondées à la sueur de leur front, en gardecontre, sinon à part, de toute influence musulmane. Ainsi furent fondésdes villages chrétiens et des quartiers chrétiens. Ceci est resté sans grandeffet. Dans les communautés les plus anciennes, on peut trouver encoreune attitude de rejet, sur le plan doctrinal, de tout ce qui rappelle l’islam,mais des liens familiaux et de voisinage se sont tissés partout par-delà lesbarrières religieuses.

C’est ce dialogue de la vie où chrétiens, musulmans et adeptes de laReligion traditionnelle vivent intimement mêlés qui fait l’originalité de lasituation malienne. Ils habitent les mêmes carrés de ville, les mêmesvillages, travaillent ou étudient côte à côte, se rendent visites entrevoisins, partagent les peines et les joies les uns avec les autres. Lesmembres d’une même famille se réclament parfois de « voies diffé-rentes », sans que cela mette en cause la solidarité familiale. La convi-vialité ainsi décrite est une valeur profondément enracinée dans latradition africaine. À la base il y a cette conception que tous font partied’une seule communauté, une communauté qui a une même origine etune même destinée, et que les différences de culte ou de « voie » nedoivent pas entamer ou menacer ces réalités-là. Alors la question surgit :cette seule base suffit-elle à un moment de polarisation religieuse crois-sante pour maintenir un climat de paix, pour garantir un espace de libertépour tous ? Le dialogue islamo-chrétien au Mali est d’abord le fait de lavie de tous les jours, mais une autre forme de dialogue doit nécessai-rement intervenir pour garantir la convivialité traditionnelle.

Pourtant on chercherait pratiquement en vain ce que l’on entendcommunément par dialogue interreligieux : des rencontres plus ou moinsofficielles entre personnalités en vue d’un échange sur des questions defoi. Il n’existe aucune structure permanente pour organiser ou favoriser

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de telles rencontres. Malgré cela la voix de l’Église se fait entendre bienau-delà de ses limites visibles. Dans les événements politiques de ladernière décennie, le renversement du régime monopartite, les balbutie-ments de la jeune démocratie, la détérioration du climat social, larébellion dans le nord du pays, dans tout cela les interventions coura-geuses et judicieuses de l’archevêque défunt, Mgr Luc Sangaré (+ 1998),ont fait de lui une autorité morale au-dessus de la mêlée et respectée detous. Les lettres pastorales de la Conférence des Évêques du Mali sur lesproblèmes d’intérêt national, adressées à tous les Maliens, rencontrent lamême estime.

Au niveau des responsables religieux, chrétiens et musulmans, il y abien quelques rencontres, parfois provoquées par les pouvoirs publics aumoment d’événements exceptionnels ou de situations cruciales. Souventces rencontres ne dépassent guère un niveau d’échange de salutationsprotocolaires ou de formule de politesse. Parfois le côté chrétien reprocheaux responsables musulmans leur manque de réciprocité dans l’initiativepour des rencontres. On y oublie toute la distance qui sépare ceux-ci desresponsables chrétiens quant à la formation religieuse, la culture générale,la manière de raisonner et de s’exprimer.

C’est à un niveau plus bas qu’il faut chercher le vrai dialogue par lacollaboration entre chrétiens et musulmans dans les divers chantiers de laconstruction du pays, que ce soit la promotion humaine, l’éducation, lasanté ou les affaires sociales. Beaucoup de musulmans sont engagés entant que croyants dans les œuvres caritatives, éducatives ou socialesinitiées par l’Église. Rien que dans l’Enseignement Privé Catholique plusde 80% des élèves viennent de familles musulmanes qui font confiance àcette institution et un bon pourcentage des enseignants sont égalementdes musulmans qui épousent pleinement le projet éducatif de l’Église,basé sur une vision spirituelle de l’homme.

La formation à la convivialité commencée dans les écoles catholiques,est poursuivie dans les mouvements de jeunesse chrétiens : jeunesétudiants, jeunes travailleurs des villes, jeunes ruraux. Partout ces mouve-ments sont ouverts aux musulmans et sont parfois davantage le fait de

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musulmans que de chrétiens. Des actions sur leur milieu de vie respectifsont réfléchies et portées en commun sur une base spirituelle et enréférence à la foi commune au Dieu Unique.

Il faudrait parler encore de l’impact, souvent méconnu, de petitescommunautés chrétiennes (une ou deux familles parfois seulement)immergées en plein pays musulman et soutenues par les visites spora-diques des équipes apostoliques implantées dans le nord du Mali, commeà Nioro du Sahel ou à Gao. Leurs liens d’amitié gratuite avec desmusulmans et leur témoignage d’un service désintéressé sont d’un prixinestimable pour créer un espace de liberté et de reconnaissance pourl’ensemble de la minorité chrétienne au Mali.

L’Église au Mali a vécu en concurrente de l’islam dans certainesrégions. Aujourd’hui encore, dans une large mesure, elle vit « à côté » del’islam et des musulmans. Ce n’est que peu à peu qu’elle découvre savraie vocation : être Église au milieu des musulmans et pour eux, et êtrereconnue en tant que telle par eux. Ce sont surtout les laïcs chrétiens quiont à vivre au jour le jour cette vocation. Un gros effort de formation a étéfait et continue à être fait pour leur faire découvrir « la grâce du petitnombre » au milieu de la masse musulmane. Un Centre est sur le point denaître à Bamako pour soutenir cet effort de formation à la rencontre.

Nous l’avons dit plus haut : l’espace de liberté et de tolérance semblede plus en plus menacé au Mali. Sous diverses influences, les commu-nautés musulmanes sont marquées par une prise de conscience de leurislamité. Devant la situation de pauvreté et un avenir sans espoir,beaucoup se réfugient dans une religiosité plus intense. Les règles del’islam sont appliquées rigoureusement dans tous les domaines de la viesociale et par le fait même celle-ci s’islamise. Le non-musulman y devientl’étranger, voire l’exclu. Les médias appuyés par des influences islami-santes de l’extérieur, ont fortement contribué à cette prise de conscienceislamique. Le dialogue entre chrétiens et musulmans devient unenécessité, du moins du côté chrétien. Il en va de l’avenir de l’Église auMali.

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La vraie rencontre entre les deux communautés de croyants ne peutêtre le fait que de chrétiens convaincus, enracinés dans leur foi et dansleur milieu de vie africain qui vont à la rencontre de musulmans ouverts,mais non moins convaincus. Ensemble ils chercheront des réponses à desquestions telles que :

• Comment sauvegarder l’héritage africain commun à travers les diffé-rences de confessions religieuses pour qu’il puisse continuer à servirde base à la convivialité?

• Comment épuiser toutes les possibilités d’épanouissement donnéesaux communautés religieuses par la laïcité positive des institutions del’État sans faire du tort à aucune des deux communautés?

• Comment la foi commune en Dieu peut-elle continuer à être détermi-nante de la vision de l’homme qui lutte pour sa survie et pour sondéveloppement intégral ?

Actuellement les interlocuteurs se cherchent encore, mais le tempspresse…

Quel dialogue islamo-chrétien au Mali ?

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Questions Actuellesrevue internationale de réflexion chrétienne

Hors série n° 1 - juin 2003 - 7 €

ARTISANS DE PAIXUn chrétien qui veut être « artisan de paix » sait qu’il peutcompter sur l’Église pour le soutenir, mais souvent il ne saitpas où trouver les documents qui peuvent l’aider à appro-fondir cet engagement. Les lecteurs de QA découvriront dansce premier hors série de quoi nourrir les efforts qu’ils fontpour promouvoir la paix autour d’eux et dans le monde.

Sommaire

• Vatican IILa recherche inlassable de la paix

• Jean-Paul IIPacem in terrisUn engagement permanent

• Jean XXIIIOrdre et harmonie dans la communauté mondiale

• La Bible et la paixLe message biblique de la paix

• Le commerce des armesUne réflexion éthique

• L’Église et la paixÉglise, que fais-tu pour la paix?

• Promouvoir la paix

Renseignements - Abonnements :

Questions ActuellesBayard

Autorisation 575801 Paris Cedex 08

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Un fait mérite de retenir l’attention et suscite la réflexion. La création,la vie, la recherche vécues au sein d’un Institut de Sciences et Théologie desReligions a conduit celui-ci, naturellement pourrait-on dire, à envisager,dix ans plus tard, la création d’un lieu de travail, de réflexion et derecherche sur la paix. Ce lieu est né et a été annoncé lors du colloque« Dialogue et Vérité » de septembre 2002 qui s’est tenu à Marseille et dontde nombreuses contributions ont été publiées dans le précédent numérode la revue. Ce lieu a pris le nom d’Observatoire Méditerranée Europe pour laPaix (OMEP).

Ce simple constat appelle de multiples réflexions sur le lien étroit quiunit le dialogue interreligieux et les questions de la paix. Les religions ontune responsabilité historique dans l’avènement de la paix entre lespeuples et les groupes. Les événements qui montrent la capacité desreligions à se rencontrer et à dialoguer sont un puissant signe d’espérancepour l’humanité. Depuis quelques années, cette réflexion est devenueplus familière. Nombreux sont ceux qui admettent et comprennent qu’il ya là un chemin privilégié pour contribuer à l’avènement de la paix. Celaconstitue d’une certaine manière un moteur puissant pour développer ledialogue interreligieux. Le travail est à poursuivre et sans cesse àreprendre, en particulier dans les moments difficiles où des conflits inter-nationaux rejaillissent à l’intérieur des communautés nationales.

Pourtant, énoncer ce lien ne saurait suffire car la paix ne se limite pasà l’absence de conflits. Sait-on d’ailleurs vraiment ce qu’est la paix? Lacomprenons-nous en toutes ses dimensions? Ne risque-t-on pas de parler

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DossierE n t re guerre et paix

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d’une part de la paix entre les hommes pensée en terme d’absences deconflits et de conditions pour une paix durable et d’autre part d’une paixintérieure de chaque personne au risque de la limiter à un intimisme ? Lapaix est une ! Certes elle présente plusieurs visages, elle se déploie en demultiples dimensions mais cette diversité de formes ne peut nousempêcher de rechercher ce qui en fait la nature, ce qui fait qu’elle est unbien si précieux pour les hommes, quelles qu’en soient ses formes, un biensi convoité par les peuples et les groupes mais aussi par chacun à l’échellede sa propre existence. En ce domaine aussi les religions ont une parole,proposant à chacun des chemins pour en vivre. Ce n’est sans doute pas unhasard si la nécessité d’un espace de réflexion sur la paix s’est manifestéedans le dynamisme et le prolongement d’un travail de réflexion sur lesreligions, sur la théologie chrétienne des religions et sur la spiritualité dela rencontre. Tous les aspects de la paix sont touchés par la rencontre del’autre, peuple ou individu. Chacun y apprend à surmonter bien desobstacles, des peurs, des incompréhensions. Il y apprend à surmonter sapropre violence. L’expérience de la violence en Algérie, subie par lesmoines de Tibhirine, a demandé à chacun d’aller chercher en lui le dépas-sement de sa propre violence. Sans doute, nous avons beaucoup àapprendre sur les chemins de la paix pensée à la fois comme paix socialeet comme paix intérieure.

Les deux articles de ce dossier voudraient nous y introduire. Ilsabordent la question par deux aspects apparemment forts éloignés : l’unexégético-théologique s’interroge sur le Christ notre paix, l’autre philoso-phico-politique analyse la charte de l’OMEP à partir du Projet de paixperpétuelle d’Emmanuel Kant. Dans le premier, Paul Bony nous conduit àtravers la lecture du célèbre texte de la lettre aux Éphésiens 2,11-22, textequi nous donne à voir l’expérience d’une humanité traversée par desconflits et en quête de réconciliation. Dans le second, Jean-Marie Glé,théologien et philosophe, et Laurent Gédéon, géopolitologue, relisent lacharte de l’OMEP à la lumière du Projet de paix perpétuelle d’EmmanuelKant. Ils montrent que le projet kantien reste très actuel et qu’il est capablede faire ressortir, en l’éclairant, la vigueur de la charte et, au-delà desmots, de cette tâche que reste l’avènement d’une paix durable.

Christian SalensonISTR de Marseille

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SOMMAIRES DES ARTICLES

Paul BonyLe Christ Jésus, notre paix

La problématique de la lettre aux Éphésiens diffère de la nôtre. Cependant letexte d’Éphésiens 2,11-22 n’envisage pas la paix comme individuelle et spiritua-liste. Il ne s’agit pas non plus de la réconciliation de quelques individus entre eux.Le texte s’intéresse à de grands ensembles communautaires : les juifs et les païens.Aussi l’expérience de foi est-elle celle d’une recherche de communion et l’expé-rience d’une humanité réconciliée. Le texte tient ensemble la réconciliation del’humanité avec Dieu et la réconciliation interne à l’humanité elle-même. Quelleest la place de la reconnaissance d’une transcendance dans la reconnaissance del’autre et l’accueil de la paix? Enfin, et cette question n’est pas la moindre,comment s’actualise aujourd’hui cette humanité nouvelle dans et par l’Église, « àpartir d’autres différences à intégrer, d’autres exclusions à surmonter, d’autreshostilités à éliminer » ?

Laurent Gédéon et Jean-Marie GléUne charte au service de la paix

Lors de la création de l’Observatoire Méditerranée-Europe pour la Paix a étéadoptée la charte qui le régit. Les auteurs de cet article s’interrogent sur ce que laréflexion de Kant éclaire de cette charte. Après avoir rappelé le projet kantien defonder en raison la recherche de la paix et ses conditions de possibilité, ils relisentles principaux articles à la lumière du Projet de paix perpétuelle. Six articles sontainsi examinés en relation avec le texte de Kant : respect de la souveraineté desnations ; confiance dans les relations et rationalisation des liens humains ; néces-saire liberté des sujets de droit liée à la délicate question de l’ingérence ; diversitédes cultures et problème d’une Loi qui serait la même pour tous ; question dupardon… Les auteurs vont montrer non seulement que l’aspiration à la paix restepuissante aujourd’hui encore, mais aussi que le projet même de Kant garde uneincontestable actualité. La paix reste et demeure une tâche à accomplir danslaquelle « la volonté de quelques-uns peut exercer une influence déterminante »pour tous.

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CONTENTS

Paul BonyChrist Jesus, our peace

The problematics of the letter to the Ephesians differs from ours. However thetext of Ephesians 2,11-22 does not consider peace as individual and spiritualist. Itis not any more a matter of reconciliation of some individuals betweenthemselves. The text is interested in large communautary groups : the Jews andthe Pagans. Therefore the experience of faith is that of a search of communion andthe experience of a reconciled humanity. The text holds together the reconciliationof humanity with God and the reconciliation inside humanity itself. Howrecognize as transcendant the recognition of the other and the reception of peace?And last but not least, how can be actualized today this new humanity in and bythe Church « from other differences to be integrated, other exclusions to besurmounted, other hostilities to be eliminated ? ».

Laurent Gédéon and Jean-Marie GléA charter in the service of peace

When the Europe-Mediterranean Observatory for Peace was created thecharter that governs it was adopted. The authors of this article are wonderingabout how Kant’s reflection can throw light on this charter. After reminding theKantian project to fund in reason the research of peace and its conditions of possi-bility, they read again the main articles in the light of the « project for perpetualpeace ». Six articles are thus examined in relation with Kant’s text : respect of thenations sovereignty ; confidence in the relationships and rationalization of humanbonds ; necessary freedom of law subjects connected with the delicate question ofingerence ; diversity of cultures and problem of a Law that would be the same forall ; question of forgiveness… The authors will show not only that longing forpeace is still powerful today but also that the very project of Kant keeps anunquestionable topicality. Peace is and remains a task to be accomplished inwhich « the will of a few can exert a determining influence » on all.

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Paul BonyISTR de Marseille.

LE CHRIST JÉSUS, NOTRE PAIX

Est-il possible de lire Ep 2,11-22 dans le contexte des questions quenous nous posons aujourd’hui par rapport à la paix ? La problématiqued’Éphésiens diffère de la nôtre. Ce qu’elle envisage n’est pas directementde l’ordre de la paix mondiale dans le sens où nous l’entendons aujour-d’hui, sur le plan des relations internationales, de la violence et du terro-risme. L’épître se situe à l’intérieur des communautés ecclésiales de la findu 1er siècle ; elle exalte la réconciliation qui s’est opérée dans l’Église entreles deux grandes fractions adverses au sein de l’humanité : les Juifs et lesNations. Elle s’exprime dans le cadre d’une anthropologie théologique : laréconciliation interne à l’humanité va de pair avec la réconciliation del’humanité avec Dieu. Elle accorde un rôle décisif à la personne du Christdans l’édification de la paix. Dans la même ligne elle confère une respon-sabilité originale à l’Église pour symboliser et réaliser cette paix.

Cependant la perspective se rapproche de la nôtre au moins sous deuxaspects :

1. Elle n’envisage pas la paix comme une réalité seulement intérieure,spirituelle et individuelle, qui pourrait se vivre sans se soucier des conflitscollectifs ; au contraire elle se place délibérément sur le plan de la relationentre de grands ensembles qui s’identifient par des pratiques commu-nautaires ; même s’il s’agit d’abord de conduites religieuses et morales,elles ont un impact sur les relations quotidiennes entre les groupesqu’elles caractérisent. L’épître réfléchit face à l’humanité ; nous aussi, et ceque nous y lisons n’est pas sans rappeler les tensions actuelles qui

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naissent de divers communautarismes et affectent des blocs humainsconsidérables.

2. Elle met au jour des processus négatifs de mépris et d’exclusion oudes processus positifs d’estime et de reconnaissance de « l’autre », qui nesont pas sans consonance avec ce que nous observons aujourd’hui commecauses de conflits ou comme facteurs de réconciliation.

L’expérience de foi que livre notre texte est aussi une expérienced’humanité en quête de communion universelle et, par là, peut apportersa lumière aux questions de notre temps. Nous n’avons pas l’intention defaire une exégèse originale de cette séquence, ni d’élucider tout l'arrière-fond culturel de son langage. Mais de souligner justement cetteexpérience d’humanité, conflictuelle ou réconciliée, qui se donne à voirdans le texte.

1. Le salut et la paix

En deux séquences parallèles (2,1-10 et 2,11-22) l’épître aux Éphésienscélèbre le salut offert à toute l’humanité dans le Christ. Or, « le texteaccomplit deux performances qui se répondent l’une à l’autre : les vv. 1-10conduisent de l’état de mort au salut ; les vv. 11 à 22, de l’état d’exclusionà celui de communion ».1

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Ep 2,1-10morts 1-3

vivifiés 4-6

sauvés 7-10

autrefois

performance divine

maintenant

Ep 2,11-22étrangers 11-12

réconciliés 13-18

intégrés 19-22

1. Michel BOUTTIER, L’épître de saint Paul aux Ephésiens, Labor et Fides, Genève,1991, p. 93.

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Chaque fois le re g a rd embrasse les deux grandes fractions del’humanité : les gens des Nations et les Juifs. Chaque fois l’auteur évoqued’abord la situation antérieure à l’Évangile (morts ou exclus) ; chaque foisil évoque l’intervention divine qui a renversé la situation : la compassionde Dieu qui nous a arrachés à la mort pour nous ressusciter et nous fairevivre avec le Christ // l’intervention du Christ qui est devenu lui-mêmenotre paix. La performance, soit celle de Dieu, soit celle du Christ, n'estrien moins qu’un acte de création (2,10.15). Chaque fois la situationpositive est célébrée comme le retournement complet de la situationdésastreuse de départ (vivifiés - vs - morts, ou : intégrés - vs - exclus).

Il y a cependant un déplacement d’accent tout à fait notable qui, dansce parallélisme de construction littéraire, prend tout son relief. La secondeséquence en effet – la nôtre (v. 11-22) - ne se contente pas, comme le fait lapremière, de mettre les uns et les autres, les gens des Nations et les Juifs,« vous » et « nous », à la même enseigne dans l’hostilité à Dieu (« rebelles,nous aussi », 2,3) et dans le même besoin radical de la grâce créatrice deD i e u ; elle souligne avec insistance l’hostilité mutuelle entre« Circoncision » et « Incirconcision » (2,14.16), et la victoire du Christ est deréconcilier en lui les deux grandes fractions de l’humanité en mêmetemps qu’il les réconcilie avec Dieu. Si la première séquence récapituledans le langage de résurrection et du salut ce que disait Paul en Rm 1-5dans le langage de la justification et de la vie, la deuxième séquencereprend ce thème de la transformation de la condition humaine devantDieu sous la figure de la réconciliation et de la paix.

Si l’on ose des raccourcis, l’Épître aux Romains célébrait la Justice deDieu, l’Épître aux Éphésiens célèbre la Paix du Christ. L’intégration à unemême famille spirituelle des deux grandes fractions de l’humanité, précé-demment hostiles, constitue l’interface de l’œuvre justificatrice ou vivifi-catrice de Dieu dans le Christ Jésus. Cette interface a un nom : la Paix.

Cela n’étonnera pas les familiers de l’Écriture : la paix (le shalôm),comme une robe sans couture, désigne la plénitude, le bien-être personnelet relationnel, l’harmonie de l’homme avec Dieu, des hommes entre eux,et de l’humanité avec l’univers. Déjà dans l’épître aux Romains Paul

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parlait de la justification en termes de réconciliation et de paix avec Dieu :« Justifiés par la foi, nous sommes en paix avec Dieu » (Rm 5,1) ; « alorsque nous étions ennemis, nous avons été réconciliés avec Dieu au moyende la mort de son Fils » (Rm 5,10). Le disciple de Paul qui a écrit l’épîtreaux Éphésiens poursuit dans cette ligne en mettant en valeur ladimension œcuménique de cette réconciliation et de cette paix. Les deuxaspects sont indissociables. C’est dire l’importance décisive de la paixpour signifier au monde la nouvelle création. Et c’est l’Église, telle que lavoit l’épître aux Éphésiens, comme une « troisième humanité », constituéedes croyants du monde juif et des nations, qui offre le visage de cette paix.Quel miracle et quelle responsabilité !

Notre passage (Ep 2,11-22) présente une architecture bien visible. Entredeux adresses aux croyants des Nations (A = v. 11-12, et A’ = v. 19-22) quileur font prendre conscience, de la transformation qui s’est opérée en eux,d’autrefois à maintenant, l’auteur proclame l’œuvre du Christ qui aréalisé cette performance (B = v. 14-18). A et A’ sont en « vous » (lescroyants des Nations), B est à la 3e personne : « Lui » (le Christ), et en« nous » (notre Paix), qui unifie Juifs et Nations sous la quadruplerépétition de la formule : « les deux » ou « tous les deux ».

Nous mettrons d’abord en valeur le changement intervenu dans larelation entre ces deux grandes fractions de l’humanité ; ensuite la perfor-mance du Christ.

2. De l’exclusion à la communion

« Vous qui autrefois étiez des non-Juifs dans la chair » (11)

La situation négative que le Christ a abolie « dans sa chair » est carac-térisée d’abord comme une situation d’exclusion et d’éloignement (v. 11-

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13). Il faut en faire le mémorial pour reconnaître à sa juste valeur l’œuvredu salut. « Souvenez-vous » : de même que l’Israélite entré dans la TerrePromise devait se souvenir que son père avait été un araméen errant(Dt 26), de même les croyants des Nations sont invités à « se souvenir »aujourd’hui de ce qu’ils étaient auparavant par rapport à l’axe porteur dudessein de salut de Dieu. Ils en étaient loin ; ils en étaient exclus :

(a) « sans Christ » (sans Messie),(b) « privés du droit de cité (politéia) en Israël »,(b’) « étrangers aux alliances de la promesse »

(a’) « sans espérance et sans Dieu (athéoi) dans le monde ».

Ce dont ils étaient privés est ce qui constituait « les privilèges d’Israël »selon Rm 9,1-5. Au premier chef : la personne du Messie (il vient ici entête, à la fin en Rm 9,5). C’est lui qui était au cœur de l’espérance (messia-nique » par définition) et c’était la vocation d’Israël d’entretenir cetteespérance (Ep 1,12), d’assurer un lieu à Dieu dans l’histoire humaine encontractant les alliances, fondement de la Promesse. Cette uniquemention d’Israël dans l’épître souligne que l’accès au salut ne se fait pasde manière individuelle, mais par l’inclusion dans une communauté. La« politéia » d’Israël en marque bien la dimension institutionnelle etpublique : un droit de cité, une « citoyenneté ».

Par rapport à elle, les gens des Nations étaient des « étrangers ». Onverra (v. 19-21) que cette communauté a maintenant changé de figurepour pouvoir intégrer ces « étrangers » et faire en sorte qu’ils ne soientplus « étrangers » (v. 19) sans pour autant devenir « Israélites ». Maisavant ce moment de transformation, l’humanité se fractionnait bel et bienen deux groupes hétérogènes, le seul rapprochement sans confusion étantle statut d’hôte, d’étranger résident (tôshav ou ger), qui, à certaines condi-tions, pouvait participer à la vie et aux fêtes d’Israël (Lv 17-18).

C’était là une situation objective, solidaire d’une étape dans l’éco-nomie du salut. Mais elle comportait aussi de la part du groupe porteurde l’élection une évaluation dépréciative à l’égard des non-Juifs. L’auteur,un judéo-chrétien, prend de la distance par rapport à cette évaluation :

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« vous, les Nations selon la chair, vous étiez traités d’incirconcis par ceuxqui se disent circoncis et qui le sont dans la chair et par des mainshumaines ». Cette évaluation était fondée à ses yeux sur une lecture quivalorisait des avantages d’ordre « charnel ». Dans le judaïsme pourtant onsait bien distinguer la circoncision de la chair et celle du cœur. Mais lacirconcision dans la chair reste le signe indispensable de la premièreAlliance. Or maintenant la nouvelle figure de la communauté du salut estune « demeure de Dieu dans l’esprit », qui n’exige plus cette forme dusceau de l’alliance. L’antithèse « dans la chair » - vs - « dans l’esprit »encadre toute la séquence (v. 11.22). Toute situation objective de margi-nalité et tout risque de mépris qui pourrait en découler sont exclus quandon prend acte par la foi au Christ de ce changement d’étape et dechangement de niveau dans l’économie du salut. Il ne s’agit pas derabaisser Israël, mais de pre n d re conscience des limites humainesinhérentes à cet « autrefois » par rapport au « maintenant ».

« Mais maintenant en Christ Jésus vous qui étiez loin jadis, vous êtes devenus proches » (13)

Cette forte opposition temporelle rappelle celle de Rm 3,21 (après letemps de la Colère, le temps de la Justice salvifique de Dieu). Elle désigneici le passage de l’exclusion à l’intégration dans la même communautébénéficiaire de la Promesse dans le Christ Jésus. Autrement dit la Justicejustificatrice de Dieu de Rm 3 opère en Ep 2 sous la figure d’un rappro-chement et d’une intégration. L’auteur fait allusion à un texte prophétiquedu livre d’Isaïe : « Je crée le fruit des lèvres. Paix, paix à celui qui est loincomme à celui qui est proche, dit le Seigneur. Je les guérirai » (57,19),verset dont il s’inspire encore au v. 17 en le combinant avec Is 52,7.« Loin / proche » : c’est une antithèse biblique quasi stéréotypée. Dans lecontexte d’Isaïe elle visait sans doute les Juifs de la Diaspora et ceux quihabitaient en Terre sainte, tout près de la sainte demeure de Dieu. Auxuns comme aux autres, s’ils se convertissaient, le Seigneur, avec insis-tance, promettait la paix, c’est-à-dire la réconciliation avec Lui, le bonheuret la plénitude de vie qui en découlent. Le Targum d’Isaïe 57,19 pensaitaux justes et aux pécheurs convertis : « Paix sera apportée aux justes qui

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auront gardé ma loi depuis longtemps et paix sera apportée aux pénitentsqui sont revenus à moi depuis peu, dit le Seigneur ».

L’auteur d’Éphésiens interprète ceux qui sont loin des gens des Nations,pour dire que ceux qui étaient loin sont devenus proches. Proches de qui ?proches de Dieu ? proches d’Israël ? proches des chrétiens originairesd’Israël? Cela n’est pas précisé. Il faut laisser à l’expression toute sonamplitude. C’est l’exact opposé de la situation antérieure, où l’exclusiond’Israël et l’éloignement de Dieu allaient de pair. La suite du texte (v. 14)insistera sur la réconciliation mutuelle interne à l’humanité. Déjà ici, auv. 13, cet accent est très sensible : maintenant il n’y a plus que proximité« dans le sang du Christ ». Le texte d’Isaïe parlait de la promesse de lapaix en faveur des uns et des autres. L’épître aussi le fait plus loin, auv. 17 ; mais ce qu’elle envisage dès l’abord c’est la paix mutuelle entre lesuns et les autres, entre les Juifs et les Nations. C’est même celle-ci qui estau premier plan de l’attention, comme le suppose l’abolition de « lahaine » (v. 14-15). Bien plus, comme le remarque Michel Bouttier :

On ne peut enfermer le texte dans les limites d’une problématiqueinterne à l’église. Certes l’auteur n’est pas hanté, comme Paul, par le sortd’Israël « selon la chair » ; pour lui l’interrogation semble déplacée,dépassée… et pourtant ce qu’il énonce des relations au sein de la commu-nauté messianique transcende le seul fait des rapports mutuels entrecroyants… Le tissu de ces relations interhumaines constitue l’Hommenouveau qui récapitule l’univers et l’histoire. Par-delà les chrétiensd’origine juive et ceux d’origine païenne, ce sont bien, à travers eux, Israëlet les nations qui se trouvent conjoints, appelés à la réconciliation.Éphésiens confère à ce qui se passe au sein de la communauté messianiqueune portée cosmique.2

« Construits ensemble »

La troisième partie de la séquence (v. 19-22) décrit la situation quirésulte de la transformation opérée par le Christ. Ce n’est plus seulementl’éloignement qui est surmonté (v. 13), mais l’exclusion. Les gens des

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2. Op. cit., p. 114-115.

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Nations entrent dans une construction commune. Le langage redouble(v. 19.21.22) les mots composés en « avec » (sun, la préposition de lacommunion). Jadis exclus de la politéia d’Israël, ils sont désormais « conci-toyens (sumpolitai) des saints » ; ils étaient « sans Dieu », ils sontmaintenant « membres de la maison / de la famille de Dieu » (19). Quedésignent « les saints » ? La gamme de sens est large : les membres dupeuple saint de Dieu, la première communauté chrétienne de Jérusalem,l’ensemble des baptisés, « l’assemblée (céleste) des premiers-nés dont lesnoms sont inscrits dans les cieux » (He 12,22), et tout aussi bien, dans latradition du judaïsme tardif, les anges, serviteurs et familiers de Dieu.Sans exclure les anges, le contexte plaide d’abord pour une totaleintégration au peuple saint de Dieu, où ils ont maintenant pleinementdroit de cité. Le texte insiste sur le dépassement du statut d’étrangers etd’exilés, seulement de passage et dans un pays qui ne serait pas le leur etoù ils n’auraient pas toute la dignité ni tous les droits. Ils sont vraimentchez eux et à demeure chez Dieu. Ils ne sont pas de simples associés dansun statut d’hôtes, comme le ger et tôsav en Israël.

Mais au langage du « peuple » (Israël), qui comporte des connotationsethniques, notre texte préfère celui de « la famille » (oikéioi = les familiers,la maisonnée) et de la « maison », qui évoque le temple et le ciel. Bienplus, ils sont eux-mêmes construits en temple saint dans le Seigneur, endemeure de Dieu dans l’Esprit (vs « les nations dans la chair », 11). Leurdignité se reconnaît à ce qu’ils sont édifiés sur le fondement que sont lesapôtres, le Christ étant la pierre angulaire de cette construction spirituelle.Il y a donc une transformation de la figure communautaire à l’instant oùs’y intègrent à part égale (« vous aussi ») les croyants des Nations, en étantco-édifiés avec les judéo-chrétiens. La paix se signale encore dans lelangage « d’être-arrangés-avec » comme des éléments coordonnés etcompatibles au lieu d’être en conflit.

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3. De l’hostilité à la paix

Le mur

La partie centrale de la séquence (v. 14-18) est consacrée à la perfor-mance que le Christ a réalisée ; c’est Lui, le héros (et le héraut), qui est lesujet de tous les verbes des vv. 14-18 (sauf le tout dernier : « nous avonsaccès » au v. 18). Or ce qu’il a fait suppose qu’il n’y avait pas seulementune situation d’éloignement et d’extériorité, mais une situation deséparation et d’hostilité. Une chose est de se tenir éloignés dans une sorted’ignorance mutuelle ; autre chose est d’installer un mur qui indique laméfiance et entretient l’hostilité. On peut vivre dans les mêmes lieux de laplanète terre et pourtant y construire des murs.

Quand il en vient donc à l’œuvre réconciliatrice du Christ, l’auteurd’Éphésiens la formule en des expressions qui se commentent les unes parles autres. Sur le versant négatif de cette œuvre, il dit aux v. 14.15.16 :

• Il a détruit le mur de la séparation, l’hostilité (14c)• dans sa chair il a réduit à rien la loi avec ses prescriptions et ses

ordonnances (14d)• il a tué l’hostilité en lui (ou : par la croix) (16).

Le mur, l’hostilité, la Loi : trois figures qui n’en font qu’une. Cesreprises et ces commentaires identifient le mur de séparation avec la Loidu judaïsme (la Tôrah) et avec l’hostilité que ce mur signifiait. Il est vraique l’on a proposé des interprétations diverses pour ce « mur » que leChrist a renversé, en fonction du « hors-texte » culturel et religieux auquelpeut renvoyer le texte3. En faveur de l’interprétation de la Loi qui séparait

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3. L’une de ces interprétations, de type gnostique, identifie le « mur » avec labarrière infranchissable qui sépare le monde des éons célestes de ce bas mondelivré aux puissances mauvaises. Seul le Sauveur qui est descendu incognito etqui est remonté en emmenant avec lui les esprits originaires d’en haut, maisqui avaient chu dans la matière, a pu leur faire franchir cette limite. On peutciter aussi quelques passages d’apocalypses juives qui supposent des voyantsconduits au pied d’un mur effrayant, et par-delà lequel il leur est permiscependant d’entrevoir quelque chose du monde de Dieu.

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les Juifs et les Nations, vient à l’esprit le mur de pierre, bien réel et symbo-lique à la fois, qui entourait le parvis d’Israël en le séparant du parvis desGentils et qui portait la fameuse inscription : « Défense à tout étranger defranchir la barrière et de pénétrer dans l’enceinte du sanctuaire .Quiconque aura été pris sur le fait sera lui-même responsable de la mortqui s’ensuivra ».

Que la Loi constitue une haie, voire une muraille, chargée de mettreIsraël à l’abri de l’impureté et de l’idolâtrie des Nations, c’est un thèmebien attesté, par exemple dans la Lettre d’Aristée :

(139) Ayant donc bien considéré tout cela (culte des idoles), dans sasagesse, le législateur, doué par Dieu d’une science universelle, nous aentourés d’une clôture (periéfraxén hèmas) sans brèche et de murailles(teichésin) de fer, pour éviter la moindre promiscuité avec les autrespeuples, nous qui, purs de corps et d’âme, libres de vaines croyances,adorons le Dieu unique et puissant, à l’exclusion d’absolument toutes lescréatures… (142) « Pour empêcher donc que le contact impur et la conver-sation de gens indignes ne viennent à nous pervertir, il nous a entourés(periéfraxén) d’un réseau de prescriptions de pureté : aliments, boissons,contacts, ouïe, vue sont l’objet d’un code.

L’auteur d’Éphésiens reprend ce thème de la Loi qui, au moyen de sesmultiples préceptes et ord o n n a n c e s4, séparait l’humanité en deuxfractions non seulement diverses, mais aussi adverses, puisque l’une étaitcensée constituer une menace continuelle pour l’autre ; à cette séparationles païens répondaient en considérant les Juifs comme « ennemis du genrehumain ». L’hostilité s’installait de part et d’autre. C’est à cette « hostilité »(échtran ») que le Christ a mis fin en « désactivant » (katargèsas) le régimede la Loi. Il a tombé le mur. « Dans sa chair » ne vise pas l’incarnation,mais sa chair crucifiée, puisque, selon la théologie paulinienne, c’est la

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4. « La-loi-des-commandements-avec-leurs-prescriptions » : « l’expression constitueun tout : la loi comprend des commandements lesquels aboutissent à desdécrets d’application… La loi n’est plus considérée à la lumière de sonDonateur, mais dans ses effets et ses sous-produits. Circoncision, prescriptionsalimentaires, calendriers fastes et néfastes, rites de purification, tout concourtà susciter la ségrégation » (M. BOUTTIER, op. cit., p 120).

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Croix du Christ qui a mis fin au régime de la Loi. C’est ainsi que la mortdu Christ sur la croix a été la mise à mort de l’hostilité, selon la formulelapidaire du v. 16 : « ayant tué l’hostilité par la croix » (référer le masculin« en autô » à la croix, le mot grec stauros étant du masculin).

Les deux en un seul

Sur le versant positif, l’œuvre du Christ est exprimée en termes deréconciliation (v. 16). Là aussi la répétition de formules semblables aide àsaisir le sens :

« f a i re que les deux (amphotéra, au neutre) soient un (h é n) » (14),« créer en lui les deux (a m p h o t é ro u s, au masculin) en un seul homme nouveau » (15b),« réconcilier les deux (a m p h o t é ro u s, au masculin) en un seul corps » ( 1 6 a ) ,« avoir accès les deux ensemble en un seul Esprit au Père » (18)

Ce qui est envisagé, c’est des ensembles, comme le montre bienl’emploi du neutre dans la première formulation. Ce n’est pas le rassem-blement des individus, mais la constitution de l’Homme nouveau, d’unenouvelle humanité, à partir des deux figures collectives qu’étaient lesJuifs et les Nations. Il s’agit d’une « création », faut-il dire de la « nouvellecréation » ? L’auteur ne s’exprime pas ainsi (à la différence de 2Co 5,17 ;Ga 6,15) ; mais le surgissement du « nouveau » est bien ce qui correspondau sens de l’acte biblique de création : bara’ = faire apparaître quelquechose d’inédit, qui échappe radicalement aux possibilités et aux prévi-sions du monde et de l’histoire. Cette nouvelle humanité, en ce qu’elle ad’inédit, est bien une œuvre créatrice, elle est même l’œuvre créatrice parexcellence : « l’Homme Nouveau, qui a été créé selon Dieu, dans la justiceet la sainteté de la vérité » (Ep 4,24) ; « nous sommes en effet son ouvrage,créés dans le Christ Jésus » (Ep 2,10). Seule l’humanité réconciliée à partirde la diversité et même de l’hostilité correspond finalement au desseinoriginel de la création, quand l’humain a été créé à l’image de Dieu. Eneffet, c’est bien dans cet Homme nouveau que prend figure « l’image decelui qui l’a créé : il n’y a là ni Grec, ni Juif, ni circoncis, ni incirconcis, nibarbare ni Scythe, ni esclave ni homme libre ; mais le Christ est tout entous » (Col 3,10-11).

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Cet acte de création est attribué ici au Christ. Car c’est en lui quel’Homme nouveau reçoit la figure d’un corps unique animé par un seulEsprit. En ces termes l’auteur pense à l’Église (voir Ep 4,4). La répétitionde ces formules d’unité : un seul être, un seul corps, un seul Esprit, ne doitpas être interprétée comme valorisation de l’uniformité, car il s’agit d’uneréconciliation, d’une abolition de la haine, non pas de la négation desorigines différentes et des traits culturels et religieux qui les accompa-gnent. Ces différences sont relativisées, elles ne sont pas supprimées,comme lorsque saint Paul disait qu’il n’y a plus juif ni grec, et quepourtant il se faisait sujet de la Loi avec les sujets de la Loi et sans-Loi avecles sans-Loi (1Co 9). Les « deux » ne disparaissent pas dans « l’un » ; ilsne sont plus en rapport d’ignorance, d’exclusion et d’hostilité. Il n’y a plusd’apartheid, même bien intentionné, ni d’un côté ni de l’autre.

4. Le Christ, notre Paix

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( a )1 4 Car c'est lui qui est notre paix,

lui qui a fait (p o i è s a s) que les deux soient un,et qui a détruit (l u s a s) le mur de la séparation, l ’ h o s t i l i t é,

( b )en ayant, dans sa chair, abrogé (k a t a rg è s a s) 1 5 la Loiavec ses commandements et leurs pre s c r i p t i o n s

afin de créer en lui, avec les deux, un seul homme nouveaufaisant la paix1 6 et de réconcilier les deux en un seul corps à Dieu par la cro i x

en ayant par elle mis à mort (a p o k t e i n a s) l ‘ h o s t i l i t é

( c )1 7 Et, venu, il a proclamé la bonne nouvelle de la paix pour vous qui étiez loinet de la paix pour ceux qui étaient pro c h e s :1 8 par lui nous avons en effet, tous deux, en un seul Esprit,l i b re accès auprès du Père .

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Dans la partie centrale de notre séquence (v. 14-18), la personne duChrist est mise en exergue selon le procédé hymnique : « Lui, en effet, estnotre paix ». Cette affirmation est reprise par deux verbes d’action :« faisant la paix » (v. 15c), et « en sa venue, il a annoncé la bonne nouvellede la paix » (v. 17). On peut construire cet ensemble de la manièresuivante, en respectant autant que possible les articulations des phrasesgrecques :

Être la paix, faire la paix, annoncer la paix constituent trois modalitésétroitement impliquées l’une dans l’autre.

(a) Le Christ est notre paix positivement en ramenant les deux groupes à l’unité,négativement en mettant fin à leur hostilité ;

(b) L’élément (b) explique comment il l’est et comment il l’a fait : en mettant fin« dans sa chair » au régime de la Loi, facteur de cette hostilité :a - aux deux extrémités : abroger la Loi // mettre à mort l’hostilité ;b - au centre : « faisant la paix », et par deux fois des propositions finales

encadrant ce centre et disant la finalité positive de l’action négative : afinde créer, et afin de réconcilier… L’unité ainsi réalisée est celle d’un seulhomme nouveau et d’un corps unique. La croix a été le lieu de cette récon -ciliation, ce qui explicite « en sa chair ».

(c) Le Christ est venu annoncer la bonne nouvelle de la paix ainsi acquise.L’unité dont parlait l’élément (a) est celle d’un unique Esprit qui permet auxdeux d’accéder ensemble au Père

L’identification concrète, existentielle, entre la personne du Christ et lapaix a des antécédents scripturaires : Gédéon élève un autel au Seigneuret il le nomme YHWH – Paix (Jg 6,24.) ; le Messie royal des livres prophé-tiques se nomme Prince-de-la-Paix (Is 9,5), lui-même sera la Paix (Mi 5,4). Onserait tenté de ramener l’identification personnelle à la fonction : commeDieu, ou le Messie, procure la paix, Christ aussi serait notre paix en tantqu’il détruit le mur de la haine, qu’il crée un seul homme nouveau, qu’ilannonce la paix et réalise ce qu’il annonce. Cette identification fonction-nelle n’est pas fausse, mais elle peut paraître insuffisante, d’abord au vude l’engagement personnel du Christ dans l’œuvre de réconciliation : c’est« dans sa chair », « dans son sang », « par la croix » que l’humanité

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fractionnée et divisée se trouve réconciliée ; ensuite parce qu’il est enpersonne le médiateur de l’accès à Dieu (« par lui », v. 18), et parce qu’ilcrée l’Homme nouveau en sa personne (« en lui », v. 15b). L’Église n’estpas un corps à côté du Christ, elle l’est « en lui », en dépendance perma-nente de lui qui ne cesse de lui communiquer l’Esprit ; elle est « soncorps » (Ep 1,23).

Quant à l’annonce, elle n’est pas simplement surajoutée au faire, del’extérieur ; elle annonce ce que le Christ fait et elle fait ce qu’il annonce.C’est en sa venue qu’il a proclamé cet « évangile » ; notre auteur ne pensepas à l’Incarnation, mais à l’événement du ministère pascal du ChristJésus. L’événement, selon la constante théologie biblique, n’est événementde salut qu’en étant événement interprété. Ce qui sauve, selon lathéologie paulinienne, c’est la Croix et la parole de la Croix. Cette annoncea été faite aussi bien à l’adresse et au bénéfice de ceux qui étaient loin (lesgens des Nations) que de ceux qui étaient proches (les membres d’Israël)

•••

Quel éclairage pouvons-nous recevoir de ce texte, tout en respectant sadistance par rapport à notre situation et à nos questions ?

1. Ce texte parle de la paix sur fonds d’humanité. Il ne peut êtrequestion de limiter notre ambition pour la paix à un cercle plus restreintque l’humanité entière, encore moins de nous réfugier dans une paixintérieure, la paix du cœur, qui dispenserait du souci de la réconciliationuniverselle. Ce serait réduire l’amplitude du dessein de Dieu et de l’enga-gement de soi du Christ jusqu’à la croix en vue de la réconciliation detoute figure d’humanité. « La reconnaissance de l’unité du genre humainest au fondement de la solidarité dans l’humanité. C’est à partir de l’éla-boration d’un concept d’humanité, qui pour nous est lié à l’idée d’uneunique vocation de l’humanité, que peuvent se fonder la référence à unbien commun, l’appel à une solidarité interhumaine, l’exigence d’unegérance commune de la création » (Maurice Pivot, texte inédit)

2. Ce texte ne parle pas de la réconciliation d’individus émiettés, maisde deux grandes fractions de l’humanité. Certes un engagement

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personnel des « sujets » est requis et l’on peut relever à bon droit que cetteattention à la détermination personnelle au-delà des appartenancescommunautaires ouvre la voie à l’universalisme. Mais on ne sauraitoublier que personne ne devient sujet en dehors d’une appartenancesociale, culturelle, religieuse. L’œuvre du Christ atteint l’humanité nonseulement comme un ensemble de sujets individuels, mais comme unecommunauté de communautés. Sans pour autant faire le jeu des commu-nautarismes, la paix du Christ se révèle capable d’intégrer, sans lesviolenter, dans une demeure de Dieu dans l’esprit, des gens qui sont origi-naires de traditions différentes. Notre texte parle du Christ, mais il parleaussi de l’Esprit et du passage toujours requis d’un ordre de « la chair » àun ordre de « l’esprit », pour aboutir à une réconciliation authentique.

3. Les déterminations objectives de « l’économie du salut » peuventtoujours entraîner des évaluations dépréciatives à l’égard de ceux qui nenous paraissent pas « dans l’axe ». Les convictions d’élection, d’apparte-nance à la « vraie religion », peuvent entraîner des réflexes de séparationet de protection, et finalement d’hostilité. On peut toujours construire desmurs. C’est un risque qui n’est pas seulement celui de « la Loi » (juive).Notre texte est une invitation à dépasser de telles attitudes et à cultiver lareconnaissance des autres selon la place que Dieu leur a donnée et selonla relation qu’il souhaite nous voir instaurer avec eux.

Je parle de « souci de l’autre », de « volonté d’institutions justes » et« d’estime de soi ». Cette estime n’est pas une estime de moi, tel que je suisaujourd’hui (ce serait s’accepter soi-même tel que l’on est), mais une estimede ce que je suis appelé à devenir, à être, une estime et une reconnaissancede capacités qui m’habitent, de dons qui me sont faits. Cette estime de soine peut grandir que dans la relation réciproque, là où chacun attendquelque chose de l’autre et se fait promesse pour lui. Je transpose cetteexpression au niveau des peuples, avec cette conviction : une des plusgrandes causes de violence aujourd’hui, un des plus grands obstacles à unedynamique de paix, c’est l’absence réciproque de l’estime de soi despeuples, c’est l’humiliation des peuples les uns par les autres. (MauricePivot, ibidem).

4. Notre texte tient sous le même regard la réconciliation de l’humanitéavec Dieu et la réconciliation interne à l’humanité : la seconde est à la fois

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le fruit et le test de l’authenticité de la première. Dans une culture sécula-risée comme la nôtre, la considération du principe théo-logique / christo-logique / de la paix ne va pas de soi. Pourtant sans la reconnaissanced’une transcendance fondatrice de la vie humaine, il sera difficile d’ins-taurer la reconnaissance de l’autre et de la paix avec lui. Jean-Paul II,s’adressant à Assise à des représentants des religions, a justifié le recoursà la prière pour la paix en faisant état de cette conviction que la paix estun don à recevoir avant d’être et pour être une œuvre humaine. Christiande Chergé livre une déclaration de « nos frères ‘Alawiyines de Médéa » àpropos d’une initiative de prière commune :

Nous ne voulons pas nous engager avec vous dans une discussiondogmatique. Dans le dogme ou la théologie, il y a beaucoup de barrièresqui sont le fait des hommes. Or nous nous sentons appelés à l’unité. Noussouhaitons laisser Dieu créer en nous quelque chose de nouveau. Cela nepeut se faire que dans la prière. C’est pourquoi nous avons voulu cetterencontre de prière avec vous.5

Serait-il permis de relever des mots qui rappellent le texte d’Éphé-siens : « barrières », « créer », « nouveau », « unité », et bien sûr l’initiativede Dieu à laquelle se remet la prière.

5. Nous avons relevé les formules d’unité que l’auteur utilise pourdésigner l’Église sans la nommer : un seul corps, un seul Esprit. Nousaimerions pouvoir aujourd’hui renverser les termes et désigner l’Églisecomme cette nouvelle humanité, comme ce lieu humain, qui rend visiblel’œuvre créatrice et réconciliatrice du Christ. Comment constituer aujour-d’hui une telle parabole à partir de la situation historique de l’Église ? Autemps d’Éphésiens, c’était sous la figure de la communion des Juifs et desNations ; cette réussite est toujours désirable, et même fondamentale,alors même qu’elle paraît beaucoup plus laborieuse et moins impression-nante qu’elle pouvait l’être au moment de la rédaction d’Éphésiens. Maiscette figure de communion cherche encore à s’actualiser à partir d’autresdifférences à intégrer, d’autres exclusions à surmonter, d’autres hostilitésà éliminer. L’acte créateur du Christ n’a pas fini de déployer la victoire dela croix.

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5. L’invincible espérance, Paris, Bayard-Centurion, 1997, p. 172-173.

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Laurent Gédéon et Jean-Marie GléL a u rent Gédéon, géo-politologue, responsable de l ’ O b s e r v a t o i re Méditerranée-Europe pour la Paix (OMEP) de l’Institut catholique de la Méditerranée. Jean-Marie Glé(sj), professeur de théologie et philosophie à l’ISTR de Marseille.

UNE CHARTE AU SERVICE DE LA PAIX

Au cours de la semaine du 11 septembre 2002, à l’occasion du colloque« Dialogue et Vérité »1, la création de l’Observatoire Méditerranée-Europepour la Paix (OMEP) a été annoncée. Une charte, qui en présente lesprincipaux objectifs, a été adoptée. Elle fait l’objet du présent article. Unrapprochement a semblé éclairant. À l’orée de la modernité, de nombreuxphilosophes ont, en effet, proposé des réflexions sous la forme de « traitésde paix ». Parmi les essais dont nous disposons2, le Projet de paix perpétuelle

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1. Cf. Chemins de Dialogue 21.2. Sans prétention à l’exhaustivité, citons les traités de Grotius (De jure belli ac

pacis, 1625), Pufendorf (De jure naturae et gentium, 1672), Rachel (Dissertationesde jure naturae et gentium, 1676), Leibniz (Codex juris diplomaticus, 1693), W.Penn (Essay towards the present and future Peace of Europe, 1693), Ch. Tomasius(Fundamenta juris naturae et gentium, 1705), Castel de Saint Pierre (Projet pourrendre la paix perpétuelle en Europe, 1713), G. Vico (De universi juris uno principioet fine uno, 1720), Montesquieu (L’esprit des lois, 1748), Mahly (Droit public del’Europe fondé sur les traités, 1748), Ch. Wolff (Jus gentium methodo scientificapertractatum, 1749), J.-J. Moser (Grundsätze des europäischen Völkerrechts inKriegszeiten, 1752), Toxe (Die allgemeine Christliche Republik in Europa, 1752),abbé Barral (Manuel des souverains, 1754), E. de Vattel (Le droit des gens, 1758),Ch. Wolff (Jus gentium, 1758), Rousseau (Extrait et Jugement sur le Projet de paixperpétuelle de l’abbé de Saint Pierre, 1758 et 1782, Le Contrat social, 1762), G.Aschenwall (Jus naturae, 1767), Linguet (Théorie des lois civiles, 1767), d’Holbach(La morale universelle, 1776), J.-J. Moser (Versuch des neuesten europäischenVölkerrechts, 1777), abbé Sauri, (La morale du citoyen du monde, 1777), de Felice(Code d’humanité, 1778), F. de Martens (Primae linae juris gentium Europearumpractici in usum auditorum adumbratae, 1785), G. Hufeland (Versuch über denGrundsatz des Naturrechts, 1785), K. G. Gottlob (Europäisches Völkerrecht, 1787),

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d’Emmanuel Kant (1724-1804), paru en 1795, mérite d’être (re)lu avecs o i n3. Il peut éclairer les re c h e rches, réflexions et pratiques del’Observatoire.

Une première question s’impose : pourquoi s’occuper de Kant etentraîner le lecteur, qui n’est pas nécessairement un « technicien de laphilosophie », sur des chemins arides? La réponse est simple : la paix estpour Kant un concept important. Même si l’opuscule mis en relation avecla Charte de l’OMEP est relativement modeste, la notion de paix occupeune place stratégique dans la pensée de Kant. Celui-ci fonde réellement,en raison, la recherche de la paix. Il ne s’intéresse pas aux faits eux-mêmes, mais aux conditions de possibilité qui les autorisent. Aussi, de cepoint de vue, la paix constitue-t-elle la finalité de toute l’entreprisecritique. Méditer sur les articles de la Charte en sa compagnie, c’estconvoquer ce qu’il y a de plus radical dans notre humanité. Qu’il soit clair,cependant, que cette réflexion n’est pas exclusive. D’autres étudessuivront, sur d’autres auteurs, dans d’autres disciplines, qui auront lamême finalité.

Le Projet de paix perpétuelle se présente sous la forme d’un traité depaix, qui attend d’être paraphé par ceux qui seront dès lors engagés à lerespecter. Après un bref préambule, destiné à désamorcer aussi bien lessarcasmes que les condamnations politiques, Kant consacre une premièresection aux « articles préliminaires en vue de la paix perpétuelle ». Il s’agitd’un énoncé des six conditions négatives de la paix, qui coïncident avecles divers moyens de renoncer progressivement à la guerre. Les Articles 1,5 et 6 énoncent des lois absolument prohibitives qui interdisent aux Étatsde signer un traité de paix dans l’intention de mener une guerre future, des’immiscer de force dans la constitution d’autres peuples et de mener uneguerre indigne qui ruinerait tout espoir de retour à la paix. Les Articles 2,

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Schindler (Was ist den grossen Fuersten zu raten um das Wahl und Glueck derLaender zu befoerden, 1788), F. de Maertens (Précis du droit des gens modernes del’Europe, 1788), J. A. Schlettwein (Die wichtigste Angelegenheit fuer Europa, oderSystem eines festen Friedens unter den europaeischen Staaten, 1791).

3. Nous citerons le texte d’après la traduction d’un auteur anonyme (1796) revuepar Heinz Wismann (Œuvres philosophiques, tome 3, Bibliothèque de la Pleiade,Paris, Gallimard, 1986, p. 326-383).

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3 et 4 « sans faire exception à la règle du droit sont moins rigoureux etsubjectivement larges (leges latae4), parce que leur observation dépend dec i rconstances locales et accidentelles, qui peuvent en re t a rd e rl’exécution »5 : un État, qui ne se confond pas avec une chose, ne peut enacquérir un autre, ni favoriser l’existence d’armées permanentes, ni, enfin,s’endetter de manière à se rendre dépendant des autres.

La deuxième section forme le corps du texte. Kant expose trois articlesdéfinitifs propres à l’état de paix perpétuelle. Il établit le principe qui doitrendre juridiquement nécessaire l’institution de la paix. Ce principe est lesuivant : toutes les relations interhumaines doivent être régies par desrapports juridiques. En d’autres termes, il énonce les trois conditionspositives qui définissent la paix comme nouvel état du monde.

L’article 1, examine les implications de la paix du point de vue du droitpublic interne. Seul un État républicain prémunit de la guerre, parce qu’ilest fondé sur le libre consentement des sujets. La différence formelle entrerépublicanisme et despotisme est rappelée.

Le deuxième article est consacré aux exigences de la paix du point devue du droit international public. Seule une « alliance des peuples »,constituée d’États relativement indépendants, rend probable la paixperpétuelle. L’État des peuples (mondial et unifié) demeure un idéal pourla raison, mais s’avère irréalisable dans les conditions de l’expérience.

Dans l’article 3, Kant expose le droit cosmopolitique commecomplément au droit des gens. Puisque la pluralité des États est irréduc-tible, il faut énoncer un droit des étrangers à entrer sur le sol des Étatsnationaux et à établir des rapports juridiques.

Deux suppléments et deux appendices concluent le texte. Dans lepremier supplément, il est montré que l’histoire de l’espèce humainegarantit la paix. Bien qu’elle soit l’élément de la guerre, l’histoire del’espèce humaine favorise indirectement la paix en rendant la violence

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4. Lois au sens large, c’est-à-dire qui laissent une marge d’interprétation.5. Projet de paix perpétuelle, op. cit., p. 338.

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progressivement insupportable aux individus et aux États. Ce que laraison pratique exige, la nature le réalise imparfaitement. C’est pourquoil’on peut parler d’une finalité de l’histoire. Le deuxième supplément estun « article secret » en vue de la paix perpétuelle. Les souverains peuventparfaitement accorder au philosophe le droit d’énoncer le point de vue dela raison sur les relations internationales. Le juriste n’est plus le seuldépositaire d’un discours légitime sur le droit.

Les deux appendices formulent les conditions d’une conciliation entrethéorie et pratique. Dans le premier appendice, Kant énonce les condi-tions théoriques d’une telle conciliation. Parce qu’il est libre, l’homme estcapable de faire ce qu’il doit faire. Il faut donc soumettre toute pratiquepolitique à l’impératif rationnel du droit qui s’applique en toutes circons-tances. Dans le second appendice, les conditions juridiques de la conci-liation sont examinées. La règle de publicité garantit l’accord entre théorieet pratique. La finalité est soumise aux normes d’universalité prescritespar la raison.

Après ce bref résumé, nous ne commenterons pas davantage le Projetde paix perpétuelle6. Mais, la réflexion de Kant nous aidera à approfondir lesarticles de la Charte de l’Observatoire, qui indiquent le plan de notrerecherche. C’est pourquoi nous les rappelons au début de chaque section.

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6. Pour une lecture approfondie, voir P. Laberge, G. Lafrance et D. Dumas (sousla direction de), L’année 1795, Kant, Essai sur la paix, Paris, Vrin, 1997. Parailleurs, nous tenons à remercier le Professeur François Marty du Centre Sèvres(facultés jésuites de philosophie et de théologie) à Paris pour l’aide qu’il nousa apportée dans le défrichement du texte de Kant. Cf. F. Marty, La naissance dela métaphysique chez Kant. Une étude sur la notion kantienne d’analogie, Paris,Beauchesne, 1980.

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Le respect

Article 1 : Éduquer les personnes au respect, à l’estime mutuelle et à lareconnaissance interpersonnelle, afin que l’on puisse parvenir à unecoexistence pacifique et solidaire, ainsi qu’à une action commune pourla paix entre les membres d’ethnies, de cultures et de religions diffé -rentes.

Le respect représente l’un des fondements de l’État, particulièrementsi on le considère sur le plan juridique. Le respect de la législationapparaît comme une condition déterminante de la coexistence pacifiqueentre les membres de la société. Toutefois, on ne peut parler du respect dela loi sans évoquer simultanément le respect de la force. L’État possède, eneffet, le privilège exclusif du recours à la force publique afin de fairerespecter l’application des lois. Cette double forme de respect fonde lapaix sociale. Si l’on étend cette règle aux relations entre États, on remar-quera qu’il en est des États comme des individus. La paix internationaleest garantie par le même principe du respect des règles de droit interna-tional. En revanche, il n’existe pas, à ce niveau, d’instance capabled’imposer le respect de ces règles par la force. Ce fait pose la question dela création d’une instance supranationale dotée d’une réelle force decoercition7.

Cependant, pour être durable, la paix sociale exige un respect qui vaau-delà d’une simple attitude de crainte ou de déférence. Si elle se bornaità ces deux éléments, nous nous trouverions dans le cas d’une coexistence« neutre » entre les citoyens, certes respectueux des lois, par volontépersonnelle ou bien par crainte des conséquences d’une infraction, mais,d’une certaine manière, indifférents les uns envers les autres. Or, un telcas ne peut se présenter car une société est un ensemble d’éléments

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7. L’ONU, il est vrai, pourrait jouer ce rôle et l’a, dans les faits, parfois exercé (casde l’attaque irakienne contre le Koweït en 1991). Cependant, on en mesure leslimites quand on considère le cas théorique d’une attaque perpétrée par l’undes cinq membres permanents (donc dotés du droit de veto) à l’encontre d’unautre État. Le simple exercice par ce membre de son droit de veto bloqueraittoute intervention onusienne à son encontre.

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multiples, pour certains allogènes, et sources de richesses, mais aussi detensions. Une coexistence pacifique et harmonieuse repose donc sur lerespect des règles, mais aussi sur le respect et la reconnaissance del’altérité. Seule cette démarche, qui implique l’acceptation de la diffé-rence, la solidarité et donc la justice sociale est à même d’aboutir à unepaix sociale réelle et surtout durable. De plus, le respect de l’altérité chezl’individu entraîne le respect de l’altérité dans le groupe et donc au niveaude l’État.

L’apport de Kant sur ce thème du respect est particulière m e n tintéressant. Une question l’habite. Elle est de savoir comment il estpossible de concilier la souveraineté des nations avec la paix entre lespeuples. La paix est ainsi d’abord un problème juridique. À la différencede ses prédécesseurs, qui n’en ont pas tiré toutes les conséquences, Kantaborde le problème de la paix en montrant que son traitement implique,de proche en proche, la redéfinition de toutes les catégories politiques et,en particulier, celle de « souveraineté nationale », qui ne doit plus êtrecomprise comme la possibilité de déclarer la guerre.

Compréhension et confiance

Article 2 : Promouvoir la culture du dialogue, afin que se développent lacompréhension et la confiance réciproques entre les individus et entreles peuples, car telles sont les conditions d’une paix authentique.

Le maintien de la paix civile a pour condition essentielle la confiancesous tous les aspects de la vie humaine : au niveau de l’individu, despeuples, des États ainsi qu’au plan cosmopolitique. La confiance doits’exprimer d’abord entre individus8. Elle est forcément réciproque. Pour

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8. À ce titre, l’opuscule de Kant peut aussi intéresser les psychanalystes. Voir à cesujet, P.-L. Assoun, « Le désir perpétuel, Guerre et paix de Kant à Freud », inAnalyses & Réflexions sur… Vers la paix perpétuelle (ouvrage coordonné par H.Guineret), collection « Ellipses », Paris, Éditions Marketing S. A., 2002, p. 161-172.

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c ro î t re, elle réclame l’instauration d’un dialogue, qui permette auxindividus de se connaître, en tant qu’individus comme en tant queporteurs d’une tradition culturelle ou religieuse différente. Au niveau desgroupes, la démarche visant à établir des relations de confiance apparaîtsemblable à ceci près que le dialogue est souvent le fait d’organescollectifs et non plus d’individus isolés.

La confiance doit également caractériser les liens qu’entretiennent lescitoyens avec les institutions d’État et leurs représentants. Accordée par lecitoyen au législateur et à l’homme politique, elle légitime leur action9.Elle dépend particulièrement de l’adhésion que celle-ci suscite au sein dela population. Cette adhésion porte sur trois points. Elle vise, toutd’abord, la personnalité du personnel politique. Dans certains États, cecritère peut prendre une importance tout à fait déterminante. Rappelons-nous le scandale provoqué aux États-Unis par la liaison entre le présidentClinton et la stagiaire Monika Lewinski. L’adhésion porte, ensuite, sur lesidées qu’il défend. Elle est généralement le fait des sympathisantspolitiques. Enfin, l’adhésion investit la capacité à maintenir la continuitéet les structures de l’État telles que fixées par le contrat social. Elle peutêtre le fait de tous les citoyens indépendamment de leurs sympathiespolitiques. Ce dernier point explique pourquoi des systèmes politiquesfavorisant l’alternance, tel le système démocratique, peuvent se maintenirsans qu’il n’en résulte de troubles sociaux majeurs.

Par la conception qu’il propose du droit, Kant apporte un éclairageimportant sur cette question. Pour lui, en effet, « un État (civilitas) estl’unification d’une multitude d’hommes sous des lois juridiques »10.Celles-ci constituent une forme de rationalisation du lien humain qui metles individus à l’abri de l’arbitraire de la violence. Or, le gouvernementpar la loi fait l’essence du régime républicain, qui est le seul à être ration-

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9. En témoignent les nombreux sondages commandés régulièrement par leshommes et les partis politiques et destinés à témoigner du degré de confianceaccordé par leurs concitoyens à leur politique.

10. Métaphysique des mœurs, Première partie, « Premiers principes métaphysiquesde la doctrine du droit », § 45, trad. J. Masson et O. Masson, Œuvres philoso -phiques, tome 3, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1986, p. 577-578.

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nellement légitime parce qu’il respecte la liberté qui se trouve aufondement du droit. Kant est un défenseur farouche du système repré-sentatif, car ce dernier est le seul à conférer une réalité sensible à lavolonté générale « Toute forme de gouvernement qui n’est pas représen-tative est à proprement parler informe », écrit-il dans le « Premier articledéfinitif »11. La volonté générale est, en effet, fondamentalement abstraite,puisqu’elle provient de la raison pratique qui commande de privilégiertoujours l’intérêt général plutôt que les intérêts particuliers. Néanmoins,elle doit s’incarner dans la personne du souverain. Si comme Idée, lesouverain n’est qu’un « être de raison représentant le peuple toutentier »12, cette Idée doit devenir symbole effectif sous la figure d’un êtreréel (le roi, le chef de l’État ou le peuple lui-même), situé au plus haut dela hiérarchie politique. Ce qui explique que le système politique préféréde Kant est un système républicain parce que c’est seulement dans larépublique que le souverain représente le peuple au moyen de la loi. Lesouverain suit la volonté générale rationnelle. Pour ce faire, il importe queles pouvoirs soient nettement distingués, c’est-à-dire que celui qui fait laloi ne soit pas celui qui l’exécute. Dans tous les cas, « un gouvernementqui serait en même temps législateur devrait être nommé despotique »13.La ligne de partage fondamentale se situe entre république et despotisme.La république réalise la souveraineté de la loi comme expression de lavolonté générale. Le despotisme n’est que le gouvernement irrationnel dudésir. Le rapport entre le souverain et le gouvernement ou le fondementet l’origine de la loi, que Kant appelle la « forme de souveraineté », est iciessentielle et non la « forme de gouvernement », c’est-à-dire la nature etle nombre de ceux qui l’exécutent14.

Cet aspect est particulièrement présent dans le « Premier articledéfinitif » du P rojet de paix perpétuelle. Kant y fonde la critique de ladémocratie comme forme de gouvernement despotique. Avouons-le !

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11. Projet de paix perpétuelle, op. cit., p. 344.12. Métaphysique des mœurs, Première partie, « Premiers principes métaphysiques

de la doctrine du droit », § 51, op. cit., p. 610.13. Ibid., § 49, p. 582.14. Cf. B. Bourgeois, « République et représentation chez Kant », in, L’année 1795,

Essai sur la paix, Paris, Vrin, 1997, op. cit., p. 71-84.

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Spontanément, nous avons du mal, aujourd’hui, à comprendre commentil est possible d’être républicain sans être démocrate. Pour nous, ladémocratie est le système qui confère au peuple seul le pouvoir électif.Elle tend ainsi à se confondre avec l’État. Elle est fondée sur la libertéindividuelle. Or, Kant distingue la démocratie, comme principe de légiti-mation et la démocratie directe, comme principe d’organisation. Ladémocratie directe mène nécessairement, selon lui, à la tyrannie dunombre. L’essentiel est là. Kant ne veut pas que le peuple, dans samultitude, exerce le pouvoir exécutif. Ceux qui font la loi ne doivent passe l’appliquer. Le risque serait que s’édifie un État où chacun voudrait êtrele maître. Comment, en effet, penser une juste application de la loi si ceuxqui doivent l’organiser ont le pouvoir de s’en excepter ? Pour Kant, ladémocratie directe n’est que la tyrannie de la majorité. En niant toutereprésentation, elle viole la volonté générale dans la volonté de la plupart.À l’inverse, parce qu’elle n’est rien d’autre que « le principe d’un État oùle pouvoir exécutif (du gouvernement) est séparé du pouvoir législatif »15,la république institue en quelque sorte la raison qui, promulguant les lois,se donne aussi les moyens de les appliquer à tous.

La confiance doit également exister dans les relations qu’entretiennentles États entre eux. Kant souligne notamment la nécessité de l’enga-gement réciproque dans un traité de paix, dont aucun article ne doit, écrit-il, laisser tacitement la matière à une nouvelle guerre16. Rien n’autorise deperdre la confiance entre les États17. Kant stipule que même le déclen-chement des hostilités ne doit pas empêcher une confiance mutuelle dansles principes de l’ennemi. Une telle condition est fondamentale de tellesorte que le conflit ne dégénère pas en guerre à outrance.

Ici, un aspect essentiel de la pensée de Kant est visé. Pour lui, la paixn’est pas l’armistice. Dit autrement, elle n’est pas simplement unesuspension d’armes. Elle est cessation de toutes les hostilités. Dès le« Premier article préliminaire », Kant écrit : « On ne regardera pas commevalide tout traité de paix, où l’on se réservait tacitement la matière d’une

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15. Projet de paix perpétuelle, op. cit., p. 343.16. Cf. l’article préliminaire n° 2, Projet de paix perpétuelle, op. cit., p. 335.17. Cf. l’article préliminaire n° 6, Projet de paix perpétuelle, op. cit., p. 338.

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nouvelle guerre »18. Le traité de paix doit ainsi anéantir par avance lescauses éventuelles de guerres futures. Cesser la guerre par épuisement,mais en gardant le désir de reprendre à la première occasion, ou enmaintenant vivaces et non dites de vieilles revendications qui resurgiront,est indigne des souverains.

Droit et Liberté

Article 3 : Défendre le droit de toute personne humaine à mener uneexistence digne, conforme à son identité culturelle, et à fonderlibrement une famille qui lui soit propre, donnant une éducation à sesenfants selon ses convictions.

L’individu possède, du seul fait de son existence, un certain nombre dedroits. Ceux-ci ont été définis lors de la Révolution française dans laDéclaration des droits de l’homme et du citoyen votée par l’Assemblée consti-tuante le 26 août 178919. La source essentielle de ces principes se trouvaitdans les théories politiques des philosophes du XVIIIe siècle. Au XXe

siècle, ils furent détaillés dans la Déclaration internationale des droits del’homme votée à l’ONU le 10 décembre 194820. Celle-ci cherchait à définirles droits individuels, économiques, sociaux et culturels ainsi que leslibertés publiques tout en fixant les rapports entre l’homme et la société.

Or, le droit de la personne ne peut être séparé du principe de libertéindividuelle. En effet, pour pouvoir exercer ses droits, l’individu doit êtrelibre. La liberté est une composante fondamentale de la vie en société.Pour Kant, elle a une importance particulière, tant celle des individus quecelle des États. Cependant, Kant ne la définit pas comme étant « la faculté

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18. Projet de paix perpétuelle, op. cit., p. 334.19. Voir Archives parlementaires de 1787 à 1860, Jérôme Mavidal (éd.), t. VIII, du 5

mai 1789 au 15 septembre 1789, Paris, Dupont, 1875.20. Voir Autour de la nouvelle déclaration universelle des droits de l’homme, Paris,

Éditions du Sagittaire, 1948.

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de faire tout ce qu’on veut, pourvu qu’on ne nuise pas à autrui »21. Pourlui, elle consiste à « n’obéir qu’à des lois auxquelles l’individu a donné sonassentiment »22. Autrement dit, nous sommes là dans le cadre d’uneliberté fondée, en raison, en un ordre constitutionnel. Le consentement estau principe du droit. Le modèle est celui du contrat. Seule la raisonpratique peut prescrire à des êtres libres des lois sans les contraindre.

Si le droit individuel est inséparable de la liberté individuelle, il en vade même pour le droit des États. Kant condamne fermement le recours àla guerre comme voie de droit. Il insiste sur l’établissement de traités depaix, seuls à même de garantir l’intégrité des signataires. Il va même plusloin en soulignant la nécessité de concevoir une véritable alliancepacifique. Celle-ci ne tendrait à aucune domination sur les États, maisuniquement au maintien assuré de la liberté de chaque État particulierparticipant à cette association sans qu’ils aient besoin de s’assujettir à lacontrainte d’un pouvoir supranational23. Dans le même esprit, Kantsouligne qu’« aucun État ne doit s’ingérer de force dans la constitution, nidans le gouvernement d’un autre État »24 car, pour lui, la raison condamnesans exception la guerre comme voie de droit et fait un devoir absolu del’état de paix.

Ce point présente un grand intérêt car il met l’accent sur un principequi a fait l’objet de nombreux débats au cours de la dernière décennie, ils’agit du droit d’ingérence. Est, en effet, posée la question de savoir si unÉtat qui ne se rend coupable d’aucune agression envers un autre Étatpeut, néanmoins, faire l’objet d’une ingérence venant d’un ou deplusieurs pays tiers du seul fait de sa politique intérieure25. Autrement dit,peut-on opposer au droit et à la liberté de la personne morale que repré-sente l’État, jusque-là considéré comme un principe inaliénable sauf encas d’agression, le droit et la liberté des individus, citoyens de cet État? De

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21. Projet de paix perpétuelle, op. cit., p. 341, Note.22. Ibidem.23. Voir le second article définitif.24. L’article préliminaire n° 5, Projet de paix perpétuelle, op. cit., p. 346.25. Notons que le concept de « guerre préventive », dont la doctrine tend à se

développer, peut être relié au droit d’ingérence dont il constitue en quelquesorte une des conséquences.

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plus, la communauté internationale est-elle fondée à exercer des mesuresde rétorsion contre l’État coupable alors même qu’il n’existe pas encore delégislation internationale affirmée dans ce domaine? L’exemple de l’Irakconstitue, en la matière, un véritable cas d’école. Il pose, d’ailleurs, laquestion de la force du droit et du droit de la force. Sans entrer dans cedébat, hautement intéressant, mais qui dépasse le cadre de cet article,nous pouvons, cependant, re m a rquer que l’accent est mis sur desquestions fondamentales auxquelles seront confrontés politologues etphilosophes au cours du XXIe siècle : dans quelle mesure peut-on parlerd’une universalité des droits de l’homme? Et quelle est la légitimité de laforce armée qui s’exerce dans un but autre que purement défensif ?

Diversité et compréhension

Article 4 : Dialoguer avec sincérité et patience, ne considérant pas ce quis é p a re comme un mur insurmontable, mais au contraire, re c o n -naissant que la confrontation avec la diversité des autres peut devenirune occasion de plus grande compréhension réciproque.

La diversité culturelle de notre société représente le grand défi denotre siècle. Elle est une conséquence de l’histoire, des changementssurvenus en matière de communication, du phénomène général de lamondialisation. La gestion de cette diversité interroge le politologue carelle porte en elle des germes de paix ou de conflits selon l’orientation quisera choisie. Kant en a déjà conscience26. Il refuse l’uniformisation dumonde sous des traditions dominantes. Il ne dit pas que la diversité deslois constitue un bien. Il dit même le contraire. Mais il stipule que ce quenous appellerions aujourd’hui la « mondialisation » ne doit pas se fairepar la négation des particularismes. Certes, les particularismes servent deprétexte à la guerre. Mais, comme toute expression des affects, ils« gardent leur équilibre malgré la lutte qui résulte de leur diversité »27. En

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26. Voir le Premier Supplément, « De la garantie de la paix perpétuelle », Projet depaix perpétuelle, op. cit., p. 361.

27. Ibidem.

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multipliant les signes de distinction entre les peuples, la nature met unf rein au rabattement de l’humanité sur un modèle unique. Cetteprocédure assure aussi, selon Kant, le progrès de la civilisation ou ledéveloppement de la culture, c’est-à-dire un accès à l’universel par leparticulier et non contre lui. La diversité des langues est un exempleparlant. Elle force les hommes qui veulent se comprendre à accomplir uneffort. Or, le travail de traduction n’est pas une simple translation d’untexte d’une langue dans une autre. Il enrichit la langue du traducteur d’unauthentique bien culturel28. Le monde que Kant appelle de ses vœux n’estdonc pas un monde où les hommes communieraient dans les mêmescroyances en parlant la même langue, mais seulement un monde unifiéjuridiquement où la loi serait la même pour tous.

Ce qu’il analyse au sujet des langues, Kant le dit aussi des religions.Nous pourrions renvoyer ici à de multiples textes du Magistère de l’Églisecatholique, de théologiens ou de communautés diverses, dans l’espritd’Assise29. Il nous plaît de signaler combien cette note était présente dansle discours d’un homme politique. Lors du colloque qui a vu la fondationde l’Observatoire, le Professeur Jean-François Mattéi a montré commentla diversité des religions dans sa ville pouvait contribuer au travail del’unité et de la paix30.

Pour qu’elle soit source d’enrichissement et non d’opposition, ladiversité nécessite une (re)connaissance mutuelle qui passe par laconfrontation31 des idées et qui ne peut qu’accroître la compréhensionréciproque entre les individus et les groupes. En effet, l’ignorance faitpeur et est source de représentations négatives ou erronées. De plus,l’absence de communications et de liens favorise les conflits entre

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28. Voir F. Marty, La bénédiction de Babel, Vérité et communication, Paris, Cerf, 1980.29. Voir Chemins de Dialogue 20 (2002).30. Voir Chemins de Dialogue 21 (2003), « Discours d’ouverture », samedi 14

septembre 2002. J.-F. Mattéi rappelle notamment que ce qui sépare les religionsimporte désormais moins aux yeux de nos contemporains que ce qui lesrapproche.

31. Nous prenons le mot « confrontation » dans son sens littéral, c’est-à-direcomme l’action consistant à mettre des personnes en présence les unes desautres pour comparer leurs opinions.

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individus et entre États tant il est vrai que l’on a tendance à diaboliser ceque l’on ignore. Cette confrontation doit donc représenter un processusactif et non passif. Elle doit refléter le désir affirmé d’aller à la rencontrede l’autre ou, si l’on se place au niveau des États, la volonté politique dedévelopper de manière active leurs liens politiques, culturels et écono-miques avec les autres pays. Telle est la fonction du droit cosmopolitique.Dans le « Troisième article définitif pour la paix perpétuelle », Kantaffirme qu’« il doit être limité aux conditions d’une hospitalité univer-selle »32. Il définit l’hospitalité comme le « droit qu’a chaque étranger à nepas être traité en ennemi dans le pays où il arrive. On peut refuser de lerecevoir, si on le peut sans compromettre son existence ; mais on n’ose pasagir hostilement contre lui, tant qu’il n’offense personne »33. Kant fonde cedroit sur la possession commune par tous les hommes de la surface de laterre.

Pardon, paix, justice et solidarité

Article 5 : Remettre au cœur de nos sociétés contemporaines la valeur dupardon. Pardonner mutuellement les erreurs du passé et du présent.Soutenir l’effort commun pour vaincre l’égoïsme et l’abus, la haine etla violence, et pour apprendre du passé que la paix sans la justice et lasolidarité n’est pas une paix véritable.

L’instauration d’une paix durable, qu’il s’agisse de la paix sociale oude la paix entre les États, repose sur divers facteurs parmi lesquels lanécessaire reconnaissance entre les partis34. Elle implique compréhensionet acceptation de l’autre. Il est nécessaire d’établir des garanties, quantaux conditions de coexistence. Or, les garanties découlent de la recon-

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32. Projet de paix perpétuelle, op. cit., p. 350.33. Ibidem.34. Reconnaissance sur le plan du droit. Ce point concerne aussi bien les individus

que les États (personnes morales) et aussi sur le plan de la culture (acceptationde l’autre comme un être ou une entité de tradition et de religion différentes).

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naissance étant donné que l’autre (individu, groupe35 ou État) doit avoirune existence légale pour qu’il puisse se voir proposer des garanties. Kantrappelle d’ailleurs à ce propos l’absolue nécessité d’établir des garantiesjuridiques réciproques entre les États car l’état de paix ne se définit paspar la seule absence d’actes hostiles, mais par les garanties de nonagression offertes par chaque État à ses voisins. Néanmoins, reconnais-sance et garanties ne suffisent pas à elles seules à instaurer une paixsociale. D’autres éléments doivent être pris en considération, particuliè-rement en ce qui concerne la paix sociale, tels la justice sociale et lasolidarité. Cette dernière notamment est fondamentale car, d’une part,elle tend à renforcer les liens entre les différentes composantes de lasociété et, d’autre part, elle contribue à diminuer le sentiment d’exclusiongénérateur de sources de conflits sociaux. Ces éléments peuvent d’ailleursparfaitement être transposés au niveau des relations internationalespuisqu’il est clair que l’absence de solidarité sur ce plan provoque destensions récurrentes particulièrement entre les pays riches et les payspauvres de la planète comme l’a montré encore récemment l’échec dusommet de Cancun au Mexique.

Il est un dernier facteur, indispensable à la paix sociale, auquel Kant nedonne, semble-t-il, que peu de place dans le Projet de paix perpétuelle. Ils’agit du pardon36. Or, une société qui souhaite établir un nouveau contratsocial doit être capable d’assumer les conflits qui ont pu la déchirer (saufà être composée d’éléments totalement homogènes et sans passéconflictuel, cas évidemment rare sinon purement théorique). Cetteabsolue nécessité de se réconcilier avec lui-même conditionne l’avenirmême du groupe car rien de durable ne peut être bâti sur la rancœur et lavolonté de revanche. Elle exige une démarche volontaire et un effort de

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35. C’est dans cet esprit que le gouvernement français a procédé au printempsdernier à la création du Conseil Français du Culte Musulman afin de disposerd’un représentant légal de la communauté musulmane.

36. Voir, cependant, Projet de paix perpétuelle, la note où Kant écrit : « Il ne convien-drait pas mal à un peuple, de célébrer, après une guerre, à la suite des actionsde grâces pour la paix, un jeûne solennel, pour demander pardon à Dieu ducrime que l’État vient de commettre et que le genre humain se permet encoretoujours de refuser de vivre avec les autres peuples dans un ordre légal »(p. 349).

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mémoire collectif auquel participent toutes les composantes de la société.Elle n’est pas pour autant une application du principe « ni vainqueur, nivaincu » car ce dernier pousse à gommer le passé alors qu’au contrairecelui-ci devrait être assumé, ni une application du principe « u nvainqueur et un vaincu » qui, à l’inverse, n’impose le travail de mémoirequ’au seul vaincu.

Mais est-ce aussi simple que nous venons de l’écrire? Kant ne parlepeut-être pas de pardon au sens où la Charte l’entend. Cependant, l’idéeet l’attitude qui le sous-tendent ou qu’elles engagent ne sont-elles pasprésentes dans le Projet de paix perpétuelle ? En effet, il importe à Kant defonder la paix en raison. Pour cela, il développe une philosophie du droitqui devient aussi une philosophie de l’histoire. Il ne s’extasie pas devantl’humanité de l’homme comme le font les marchands d’illusion. Il n’estpas non plus naïf comme certains ont pu le laisser croire. Certes, idéalisteau sens où il mobilise la capacité de réfléchir selon la raison de son lecteur,son propos frappe par le réalisme. Kant ne parie pas sur la bontéhumaine37. Il dit même que la paix pourrait être atteinte si l’État étaitformé de démons38. Il met en place des procédures qui poussent l’homme

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37. Cela n’a pas échappé à Hannah Arendt (1907-1975), qui écrit notamment :« Tout laisse à penser que le problème de Kant, à cette période tardive de savie – lorsque la Révolution américaine et plus encore la Révolution françaisel’eurent pour ainsi dire éveillé de son sommeil politique (comme Hume l’avait,dans sa jeunesse, réveillé du sommeil dogmatique et comme Rousseau l’avaittiré, à l’âge mûr, du sommeil moral) – était le suivant : comment concilier leproblème de l’organisation étatique avec sa philosophie morale, autrement ditavec le précepte de la raison pratique? Et, fait surprenant, il n’ignorait pas quesa philosophie morale ne pourrait lui être d’aucun secours. Aussi prit-il sesdistances à l’égard de toute position moralisante et comprit-il que le problèmeétait de contraindre l’homme à devenir un bon citoyen, même s’il n’est pasmoralement bon » (H. Arendt, Juger. Sur la philosophie politique de Kant, trad.Revault d’Allones, Paris, Seuil, p. 35).

38. Kant écrit dans le Premier supplément : « Le problème d’un établissement del’État, fût-ce pour un peuple de démons (qu’on me pardonne ce qu’il y a dechoquant dans l’expression), n’est pas impossible à résoudre, pourvu que cepeuple soit doué d’entendement. Une multitude d’êtres raisonnablessouhaitent tous pour leur conservation des lois universelles, quoique chacund’eux ait un penchant secret à s’en excepter soi-même. Il s’agit de leur donnerune constitution qui enchaîne tellement leurs passions personnelles l’une parl’autre, que, dans leur conduite extérieure, l’effet en soit aussi insensible que

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à mobiliser le meilleur de lui-même. Rappelons, enfin, que pour lui, lapaix est toujours une tâche, une réalité à instaurer.

Si le passage à l’état de droit est un devoir moral, une distinction doitêtre maintenue. C’est celle qui existe entre devoir moral et devoirjuridique. Il n’y a pas d’institution du pardon. Celui qui respecte ladignité de tout homme, de toute collectivité, de tout État est effectivementcapable de pardonner. Mais, le pardon est toujours une attitude. Il relèvede la morale. Aussi Kant est-il discret à son sujet lorsqu’il traite de philo-sophie du droit.

Non résignation, individu et collectivité

Article 6 : Faire nôtre le cri de celles et ceux qui ne se résignent pas à laviolence et au mal, et contribuer de toutes nos forces à donner àl’humanité de notre temps, une réelle espérance de justice et de paix.

La lecture du Projet de paix perpétuelle montre qu’il existe en l’hommeun principe moral, qui ne s’éteint jamais. C’est pourquoi les progrès conti-nuels de l’esprit humain développent la raison et la rendent plus propreà réaliser l’idée du droit conformément au principe moral. Ces mêmesprogrès rendent encore plus coupables ceux qui violent ce principe.Passant de l’individu à l’État, Kant affirme aussi que « l’hommage rendupar tous les États au principe du droit, ne fût-ce qu’en paroles, prouve aumoins une disposition morale qui, bien qu’assoupie encore dans

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s’ils n’avaient pas du tout ces dispositions hostiles. Pourquoi ce problèmeserait-il insoluble? Il n’exige pas qu’on obtienne l’effet désiré d’une réformemorale des hommes. Il demande uniquement comment on pourrait tirer partidu mécanisme de la nature, pour diriger tellement la contrariété des intérêtspersonnels, que tous les individus, qui composent un peuple, se contrai-gnissent eux-mêmes les uns les autres à se ranger sous le pouvoir coercitifd’une législation, et amenassent ainsi un état pacifique de législation » (p. 360).

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l’homme, tend néanmoins avec vigueur à asservir en lui le mauvaisprincipe »39, auquel il ne peut entièrement se soustraire.

Cette lecture nous pousse à considérer que le Projet de paix perpétuellegarde une indiscutable actualité, même si, du point de vue du polito-logue, on peut s’interroger sur l’application réelle qui peut en être faite40.Les relations entre les États semblent en effet conduites aujourd’hui pardes mobiles diamétralement opposés aux dispositions énoncées parKant : traités de paix se réservant tacitement la matière d’une nouvelleguerre, non abolition des armées régulières permanentes, dépendanceéconomique croisée, ingérence dans les affaires intérieures des États,développement de doctrines telles celle de « guerre totale » ou celle de« guerre préventive »… Cependant, on ne saurait ignorer l’action de« ceux qui ne se résignent pas » et qui a eu pour effet la réalisation d’ins-titutions aussi déterminantes au niveau international que l’ONU, l’UnionEuropéenne, le Tribunal Pénal International, pour ne citer que ces trois-là.Ces institutions prouvent, si besoin était, combien est puissante l’aspi-ration de l’humanité à vivre en paix même si le risque de conflits demeuregrand dans les relations entre États.

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39. Mauvais principe qui, selon Kant, tend à nous persuader sans cesse que lafragilité humaine justifie tous les délits.

40. Lors de la séance du 19 janvier 2002 de la Société française de philosophie,consacrée à « La signification du 11 septembre », P. Hassner, Directeur derecherches à la Fondation nationale des sciences politiques, a introduit le débat parce propos significatif : « L’Occident était ou se croyait être dans le monde deLocke, avec des ouvertures sur le monde de Kant, il se retrouve dans le mondede Hobbes avec des ouvertures sur le monde de Nietzsche et sur celui deMarx » (Bulletin de la Société française de philosophie, 96e Année, n° 2, avril-juin2002, p. 1 et 5). Il ajoute notamment : « Si l’égalité, l’exclusion et l’oppressionne sont pas les causes directes de l’action d’Al Quaïda, dont la motivation estd’abord religieuse (chasser les Infidèles des Lieux Saints de l’Islam) etpolitique (remplacer les gouvernants arabes actuels par une contre-élite fonda-mentaliste), elles sont à l’origine de l’adhésion que Ben Laden recueille à desdegrés divers chez les jeunes exclus ou déshérités, et de la profusion decandidats à l’assassinat-suicide chez qui le désespoir, l’humiliation et lesentiment de l’injustice occupent une place déterminante » (p. 9).

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En guise de conclusion

Conclusion : Se fondant sur cette charte, l’Observatoire aura pourobjectif de tisser, entre les pourtours de la Méditerranée et l’Europe, unréseau de relations pour promouvoir l’échange entre les cultures et lescivilisations pour que la paix, la justice et le pardon façonnent l’espé -rance de l’humanité.

La capacité d’établir des relations avec ses semblables fonde la vie ensociété. La capacité des collectivités à se rassembler fonde l’État. Lacapacité de l’État à nouer des relations avec les autres États détermine lesrelations internationales. Si l’on ne peut affirmer avec certitude que lesrelations individuelles déterminent les relations entre les États, du moinspeut-on assurer que la volonté de quelques-unes peut exercer uneinfluence déterminante au niveau de tous. Tel est le cas, par exemple, deHenri Dunand à l’intuition duquel on doit la création de la Croix Rougeou encore celui de Robert Schuman, considéré comme l’un des Pèresfondateurs de l’Europe.

Partagée avec Kant, une conviction guide les fondateurs del’Observatoire Méditerranée-Europe pour la Paix. Elle consiste à penser quel’humanité se dirige collectivement (quand bien même serait-ce demanière irrégulière, quand bien même serait-ce à une échéance trèslointaine) vers des relations apaisées. Grâce aux efforts de chacun, l’actionindividuelle ne peut rester stérile, mais portera, au contraire, ses fruitsdans la société, justifiant ainsi l’intuition de départ.

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SOMMAIRES DES ARTICLES

Jacques GageyLe paysage vital des jeunes. Altérité et pluralité

L’hypothèse est que « les deux énigmes, de la dynamique d’altérité de notremonde pluraliste et des motivations spirituelles de la jeunesse, n’en font qu’uneseule ». La première énigme, c’est celle d’un monde où cohabitent, d’une part, unfort sentiment d’uniformisation progressive, d’érosion continuelle de la présencede différences culturelles et, d’autre part, l’émergence de nouvelles altérités cultu-relles, au gré d’une porosité sans précédent. La seconde énigme, c’est celle de lamotivation spirituelle de la jeunesse d’aujourd’hui, motivation qui reste hermé-tique aux critères ecclésiaux habituels. Dans l’activité altéritaire qui caractérise nossociétés, la tendance individualiste, parce qu’elle signale la distinction de lapersonne, est preuve d’une bonne santé spirituelle : « sous la toile démiurge del’échange généralisé », elle rend possible un engagement amical envers le mondeet signifie, à l’instar du mythe de Babel, que la promotion divine de la singularitéest le garant de l’aspiration légitime de l’humanité à prendre en charge son destincommun. Tel est le défi spirituel du pluralisme, qui permet de mieux comprendrela dynamique spirituelle du temps présent.

Études&Expériences

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Pierre GireReligion et culture. Perspective philosophique

Comment penser la relation entre religion et culture? Pour répondre à cettequestion il est indispensable de poser au préalable quelques précisions d’ordreépistémologique sur la façon dont peuvent éventuellement s’articuler l’englo -bement de la culture, dont la multiplicité des dimensions « représente l’horizonépistémologique sur lequel se projette l’expérience humaine », et l’identité de lareligion, caractérisée phénoménologiquement par un univers linguistique, unensemble de pratiques rituelles et éthiques et une communauté à la fois institu-tionnelle et spirituelle. Sur ce socle peuvent être construits deux mouvementsdialectiques. Le premier, de la culture à la religion, montre comment l’universculturel profane constitue pour l’expérience religieuse à la fois un lieu deressources et un principe de limitation. Le second, de la religion à la culture, suggèreque l’activité symbolique, caractéristique du religieux, est porteuse non seulementd’une force de proposition soutenant la construction de la communauté humaine,mais aussi d’une interrogation transcendantale qui peut être résumée en deuxquestions : « l’homme est-il la mesure de l’homme ? l’homme est-il réductible à cequ’il montre de lui-même? ». Ni séparation, ni confusion, la construction de cettedialectique montre tout ce que nos sociétés ont à gagner si elles parviennent àconjuguer religion et culture pour le bien de l’humanité.

Jean-Marc AvelineDialogue interreligieux et droits humains

Quelle contribution peut apporter à la problématique générale des droitshumains l’expérience du dialogue interreligieux? Un premier élément de réponseest à chercher du côté de l’important travail de mémoire auxquelles se trouventconviées les religions, notamment le christianisme et l’islam, dans leurs rapportshistoriques respectifs à la question des droits de l’homme. Travail d’autocritiquequi suppose une certaine humilité face à l’histoire, et travail de contributionpositive, pour le présent et l’avenir du monde.

À ce travail de mémoire s’ajoute, pour les religions, une mission de veille.Envisagée dans le cas limité de la situation en France, cette mission trouve àexprimer sa contribution prophétique dans nombre de dossiers d’actualité,notamment le débat sur les sectes, sur l’enseignement du fait religieux à l’école, ouencore sur la constitution d’un organe représentatif de l’islam en France.

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L’expérience du dialogue interreligieux apporte enfin un troisième élément àla réflexion sur les droits de l’homme, au sens où elle se présente comme unedémarche spirituelle qui trouve un même fondement théologique au respect de ladignité de toute personne et à l’engagement dans la rencontre entre croyants detraditions différentes.

CONTENTS

Jacques GageyThe vital scene of the youth. Alterity and plurality

The assumption is that « the two enigmas, of the alterity dynamics of ourpluralistic world and the spiritual motivations of the youth, are but a single one »The first enigma is that of a world in which cohabit on the one hand, a strongfeeling of progressive standardization and a continuous erosion of the presence ofcultural differences and on the other hand the emergence of new culturalalterities, with an unprecedented porosity. The second enigma, is that of thespiritual motivations of today’s youth, motivations which are impenetrable to theusual ecclesial criteria. In the alteritary activity , characteristic of our societies, theindividualistic tendency is the proof of a good spiritual health because it pointsout the distinction of the person, makes possible a friendly engagement to theworld and, following the example of the myth of Babel, means that the divinepromotion of singularity guarantees the legitimate aspiration of humanity fortaking care of its common destiny. Such is the spiritual challenge of pluralitywhich allows a better understanding of the spiritual dynamics of the present.

Pierre GireReligion and culture. A philosophical prospect

How think out the relation between religion and culture ? To answer thisquestion it is essential to state first a few precisions of an epistemological order onhow can possibly be linked together the including of culture whose multiplicity of

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dimensions « represents the epistemological horizon on which can be projectedhuman experience » and the identity of religion, phenomenologically characterizedby a linguistic universe, a unity of ritual and ethical practices and a both institu-tional and spiritual community. On this base can be built two dialecticalmovements. The first one, from culture to religion, shows how the profane culturaluniverse constitutes for the religious experience both a place of resources and aprinciple of limitation. The second one, from religion to culture, suggests that thesymbolical activity, characteristic of the religious, not only carries a proposal forcesupporting the building of human community but also a transcendentalquestioning which can be summarized in two questions : « L’homme est-il lamesure de l’homme ? Can man be reduced to what he shows of himself ? «Neither separation nor confusion, the construction of this dialectic shows whatour societies have to win if they succeed in combining religion and culture for thegood of humanity.

Jean-Marc AvelineInterreligious dialogue and Human Rights

What contribution can the experience of interreligious dialogue bring to thegeneral problematics of human rights ? A first element of answer can be searchedfor in the important work of memory religions are invited to do, especiallyChristianism and Islam in their respective historical relations to the question ofhuman rights. It is a self-criticism work which supposes some humbleness withhistory and a work of positive contribution for the present and the future of theworld.

To this work of memory can be added, for the religions, a mission of vigilance.Considered in the limited case of the situation in France, this vigilance expressesits prophetic contribution in many topical problems, in particular the debate onsects, the teaching of religion at school, or the constitution of a representativeorgan of Islam in France.

The experience of interreligious dialogue finally brings a third element to thereflection on human rights, as it appears as a spiritual approach which finds a sametheological foundation to the respect of any person’s dignity and the engagementin the meeting between believers of different traditions.

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Pierre GireFaculté de philosophie, Université catholique de Lyon

RELIGION ET CULTUREPERSPECTIVE PHILOSOPHIQUE

L’intitulé que nous donnons à cette réflexion mérite quelques observa-tions de nature épistémologique. Nous sommes en philosophie de lareligion, à distance tout autant des sciences religieuses que des sciences del’homme et de la société1. Nous entendons penser la dialectique qui, surfond d’espace-temps humain, distingue et unit le phénomène religieux etl’expression culturelle. Sans doute faut-il pour ce faire s’affranchir d’uneposition idéologique répandue affirmant l’indifférenciation de la religionet de la culture dans l’horizon social.

La confusion de ces réalités n’apporte nulle fécondité à la vie de lasociété ; elle inhibe tout processus de recherche et conforte le dévelop-pement d’un relativisme, voire d’un syncrétisme culturel favorisantl’émergence de mouvements sectaires. Cela dit, nous sommes placésdevant deux hypothèses possibles :

• ou bien nous considérons qu’il est un effacement du religieux dans lasociété (quels que soient les modes de ce processus) ; dans ce cas, ils’agit du constat d’un phénomène dont il reste à analyser les causes, lalogique et les conséquences en reconnaissant l’impossibilité d’unedialectique effective entre la religion et la culture ;

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1. Concernant le traitement du phénomène religieux par les sciences religieuseset les sciences humaines et sociales, se reporter à Le grand atlas des religions,Encyclopœdia Universalis, France, 1988, Encyclopédie des religions, 2 vols, (dir.F. Lenoir et Y.-T. Masquelier), Bayard Éditions, Paris, 1997.

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• ou bien nous admettons que la religion, en dépit de ses métamorphosesdans la société actuelle, témoigne de son essence spécifique ; seloncette hypothèse, il devient possible de penser le déploiement d’unedialectique entre la religion et la culture sur l’horizon social dans l’exi-gence d’une redéfinition de la spécificité religieuse confrontée àl’univers culturel lui-même. C’est dans cette seconde perspective quenous nous engageons en développant une réflexion sur le plan trans-cendantal en écart avec toute description de la réalité empirique.

1. Religion et culture : la question de « l’épistémè »

1.1. L’englobement de la culture

Sans doute n’est-ce point erroné d’affirmer que toute religion - carac-térisée au minimum par une symbolique, un ensemble de pratiques etune réalité institutionnelle - se produit dans un monde culturel posé en saprécédence « épistémologique »2. La culture réunit l’ensemble des expres-sions humaines objectivées dans une société donnée selon une duréerepérable ; elle constitue donc une réalité nécessairement multidimen-sionnelle. Ces expressions (scientifiques, philosophiques, économiques,artistiques, politiques, techniques…) coexistent dans un espaced’humanité et interagissent dans un mouvement historique complexe. Ilparaît impossible, de ce fait, de séparer réellement une expression déter-minée de celles avec lesquelles elle s’affirme. Mieux, ce qui se produitdans une dimension de la culture a des effets variables sur les autresexpressions. Ainsi la totalité des dimensions mises en interaction repré-

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2. Sur ce point, consulter A. Leroi-Gourhan, Milieu et techniques, Albin Michel,Paris, 1945 et 1973 ; M. Foucault, Les mots et les choses, Gallimard, Paris, 1966.

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sente l’horizon épistémologique sur lequel se projette l’expériencehumaine en ses perspectives multiples de réalisation. Si nous souhaitionscaractériser cet horizon, nous devrions distinguer des champs épistémo-logiques :

a) les théories de la connaissance ou les paradigmes (modèles) d’expressionde la vérité qui s’imposent dans l’intersubjectivité culturelle,b) les formations méthodologiques intégrant les trois types de sciencecomposant l’espace du savoir : les sciences exactes, les sciences expéri-mentales de la nature et les sciences humaines et sociales (traversées pardes modèles d’objectivité distincts),c) les discours du sens rassemblant les sagesses, les traditions spirituelles,les idéologies, les religions, les expressions artistiques… comme autant deconfigurations du sens référées à l’existence humaine dans le mondehistorique3.

Au sein de cet horizon épistémologique s’inscrit l’expre s s i o nreligieuse qui a partie liée aux discours du sens.

1.2. L’identité de la religion

En philosophie de la religion, il reste difficile, en raison de la« nébuleuse religieuse contemporaine », de définir la religion dans sonessence. Certes il est possible de séparer la forme religieuse des sagessesou des éthiques qui demeurent des « pratiques » de la vie humaine dansle monde; il est encore possible de la distinguer des expériences du sacréqui s’affirment à l’extérieur des structures religieuses instituées. Mais ilest malaisé de la différencier des spiritualités qui offrent une propositionde salut à partir d’une connaissance et d’une initiation. Par ailleurs, lareligion a des formes multiples dans l’humanité ; à cet égard les classifi-cations ou les typologies varient selon les connaissances acquises, les

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3. J. Ladrière, L’articulation du sens, 1er Vol. : « Discours scientifique et parole de laFoi », B. S. R., Paris, 1970 ; 2e vol. : Les langages de la Foi, Le Cerf, Paris, 1984.

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principes choisis, les périodes historiques ou les sensibilités dominantesdes auteurs. Enfin, il est des religions que l’opinion commune rapprochedes mouvements sectaires (unicité du gourou, idéologie forte, condition-nements psychologiques, politique séparatiste vis-à-vis de la société) dontelles sont censées s’éloigner.

En philosophie de la religion, d’un point de vue phénoménologique,l’expression religieuse est caractérisée par des invariants fondamentauxréférés à l’expérience de l’humanité :

a) un univers linguistique, à savoir un langage multidimensionnel, tel unfaisceau de représentations porteuses d’une signification ultime de la viehumaine engagée dans le monde,b) un ensemble de pratiques rituelles et éthiques constituant, pour lescroyants, des structures de normativité,c) une c o m m u n a u t é simultanément institutionnelle et spirituelle enlaquelle tentent de converger le témoignage et la vie sociale.

Ces invariants structurants restent traversés par un dynamisme, àsavoir un lien de Salut unissant l’humanité à la Transcendance divine(dimension verticale de la religion) et inscrits dans une tradition historiqueinstituée (importance de la mémoire et de la transmission religieuses).Sans doute est-ce là une définition de la religion au sens fort, en référenceaux monothéismes occidentaux. Mais c’est cette expression religieuse elle-même que nous choisissons pour faire apparaître la dialectique essentiel-lement épistémologique - entre culture et religion.

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2. Religion et culture : premier mouvement dialectique

2.1. Un espace humain d’expression

Toute culture, émergeant dans le monde historique, se réfère à unesociété humaine à laquelle elle s’origine. Mais une société se soutient dansla durée par des dynamismes qui demeurent constitutifs du corps sociallui-même :

a) le dynamisme de la représentation faisant paraître les connaissances, lessavoirs, les sagesses, les arts, les idéologies, les religions… bref l’ensembledes expressions traversées par le langage,b) le dynamisme de la production mettant en scène un ordre économique(création circulation - consommation des biens dans la société),c) le dynamisme de l’organisation soutenant la réalité institutionnelle dansla pluralité de ses manifestations (familiale, politique, juridique4…).

Dans cet espace humain, la religion a son propre enracinement etprojette son monde symbolique. Celui-ci, quoiqu’il soit inséré nécessai-rement dans l’horizon des expressions humaines, ne se dissout pas dansl’univers culturel profane. Il s’origine aux invariants fondamentaux de laforme religieuse ; il opère à partir du principe du « lien vital » de l’hommeà la Transcendance ; il se constitue comme un monde orienté fondé sur lacentralité de la réalité divine. Cette identité de la symbolique religieuseinterroge tout observateur sur la signification d’une certaine disjonctionentre un monde religieux saturé de références et un univers culturelprofane marqué par le relativisme (ou la neutralisation) de ses repères,effaçant la capacité de normativité des idées d’origine, de centre et de sens,caractéristiques de la réalité religieuse. Ainsi il importe désormais de se

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4. C. Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté, Mouton et Co, Paris - LaHaye, 1967.

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demander comment il est possible de penser une articulation fécondeentre le monde religieux et l’univers culturel profane (articulation quipourrait écarter des risques multiples de perversion).

2.2. L’univers culturel profane :un lieu de ressources pour l’expression religieuse

L’univers culturel profane constitue la projection objective de l’espritdans l’espace et le temps du monde (les systèmes de pensée, les sciences,les arts, les techniques, les institutions…). De ce point de vue, il s’offre aumonde religieux sous la double modalité du signe et de l’instrument :

• il est l’espace-temps où Dieu fait signe, se manifeste et se révèle (enchristianisme, lieu d’une dramaturgie divine),

• il est l’espace-temps où Dieu se laisse rejoindre comme dans un itiné-raire toujours difficile.

Sans doute est-ce là ce que reprend l’activité symbolique du sujetreligieux qui suppose, dans son effectivité, deux dimensions existentiellesconjuguées : la dimension d’enracinement au plus profond de la viehumaine et la dimension d’ouverture à la Transcendance. Au mondereligieux, l’univers culturel profane apporte de multiples ressourcesd ’ e x p ression qui débordent les données de l’activité symbolique,notamment sur les plans de réalité suivants :

a) le plan de l’organisation institutionnelle (quant à la structuration dureligieux dans la société),b) le plan des pratiques éthiques (quant à la structuration des comporte-ments des communautés croyantes).

En définitive, il n’est nulle indépendance radicale entre l’expressionreligieuse et l’univers culturel profane, ainsi que l’a perçu Karl Marx dansL’idéologie allemande5. Mais cette inséparabilité n’établit pas pour autant le

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5. K. Marx, Œuvres, III, Philosophie, Édition établie, présentée et annotée parMaximilien Rubel, Bibliothèque de La Pléiade, Gallimard, Paris, 1982.

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monde religieux comme reflet ou idéalisation de l’univers culture lprofane, parce que l’histoire des hommes montre à l’évidence que seproduit une circularité multidimensionnelle entre le monde religieux etl’espace-temps de l’expression humaine tel que nous l’avons envisagé6.

Sur l’horizon de cette inséparabilité s’inscrit le processus culturel selonlequel l’espace-temps de l’expression humaine apporte ses ressourcespropres à l’élaboration de la conscience que le monde religieux prend delui-même (de sa vérité doctrinale, de son rôle historique, de sa capacitésociale, de sa puissance de Salut…). Autant dire que celui-ci ne sereconnaît en son essence qu’en s’interprétant avec sa propre traditionenrichie des matériaux de l’univers culturel profane. Alors qu’une descaractéristiques des fondamentalismes et des intégrismes est de croire quele monde religieux est à lui seul sa propre interprétation, comme s’ilpouvait se saisir extérieurement à toute civilisation (loi de la forme et dufond, illusion de la transparence immédiate, dérive totalitaire parnégation des médiations).

2.3. L’univers culturel profane :un « principe de limitation » pour le monde religieux

L’univers culturel profane se présente vis-à-vis du monde religieuxdans une position d’altérité. Celle-ci paraît s’offrir sous deux aspectsfondamentaux :

a) une dimension existentielle de résistance ; par sa propre affirmationl’univers culturel profane oppose au monde religieux une forme d’irré-ductibilité, celle-ci a une intensité variable eu égard à la nature desreligions. Elle est sensible pour les religions à prétention universelle ;confrontée à celles-ci, elle prend la figure de l’incroyance, de l’athéisme oude l’indifférence. Quoi qu’il en soit, la réalité de cette affirmation a la signi-

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6. M. Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, trad. J. Chavy, Plon,Paris, 1985.

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fication d’une présence qui s’impose et en regard de laquelle un témoi-gnage est à donner. Cette présence, à la massivité évolutive (en fonctiondes types de société), ne montre pas d’elle-même un « visage négatif ».Elle se révèle dans une position « sociétale » permettant aux religionsconcernées de nouer des alliances avec la civilisation profane. Cesalliances s’établissent dans le champ politique de l’expression religieuse(l’être-au-monde de la religion). Dans le cas du christianisme occidentalce type d’alliance a pris forme, entre autres exemples, sur le plan de l’édu-cation de la jeunesse ou sur celui de la santé publique. Les effets de cetteforme de contractualisation (partenariat avec la société civile) sontmultiples sur la réalité religieuse. Nous pouvons citer le sens de l’enraci-nement dans le réel de l’expression religieuse, l’appel aux médiations, lalimitation des impérialismes, l’exigence d’objectivation du mouvementreligieux (autant de possibilité de protection à l’encontre d’éventuellesdérives sectaires).

b) une dimension herméneutique de critique ; l’univers culturel profane est unespace de civilisation où l’interrogation éthique ne cesse de se développerà propos de la signification de l’homme et de la vie humaine. Cetteinquiétude éthique affronte l’expression religieuse dans sa prétention deSalut comme dans ses positions politiques. Concernant celle-là, toutereligion se trouve mise en concurrence avec d’autres sans pouvoir écarternécessairement les spiritualités et les sagesses multiples (réalité d’unemondialisation du religieux), dans un mouvement de relativisation detoute prétention de Salut dont il reste à analyser la nature et la vérité7.

Quant aux comportements politiques induits par telle ou telle formereligieuse, ils font l’objet d’un questionnement sévère dans la mesure oùils génèrent des effets de domination et de violence au sein d’une sociétémarquée par l’individualisme et la subjectivité. Sans doute est-ce de cepoint de vue qu’il existe une conscience critique des phénomènesreligieux traduits dans la société (prises de position, recours en justice,dénonciation intellectuelle, combat politique…).

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7. La religion, dir. J. Derrida et G. Vattimo, Le Seuil, Paris, 1996.

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La réalité massive de l’univers culturel profane a le caractère opéra-toire d’un principe de limitation à l’encontre de toute forme religieuse quis’éprouve alors dans la nécessité de s’auto-réguler pour prévenir toutedérive violente (ce qui a un effet de moralisation du re l i g i e u x ) .Probablement pourrions-nous repérer un retentissement de ce principe delimitation dans le monde religieux lui-même toujours tenté d’obéir, en sondynamisme, à son sentiment théologique. Sur ce point, il y aurait à s’inter-roger sur la possibilité d’un « vertige de l’absolu ». Celui-ci nous paraîtcomporter deux versants :

a) le versant de l’idolâtrie constitué par une absolutisation de toutedoctrine religieuse, ce qui revient à effacer l’écart (bénéfique) entre laTranscendance divine et sa perception par l’homme dans l’espace et letemps du monde. De cette absence d’intervalle naissent régulièrement destotalitarismes religieux,b) le versant du nihilisme refusant radicalement toute altérité vis-à-vis del’Absolu et exigeant, de ce fait, la destruction de toutes les formes depuissance fondées sur leur propre mouvement d’immanence ; le terro-risme iconoclaste se nourrit de cet état d’esprit qui entend honorer ladivinité par la stratégie de la « terre brûlée ».

Ainsi « le vertige de l’absolu » se change en processus de violence dansla mesure même où il perd le sens de la médiation (référée au désir de Dieuen l’homme et à la Révélation de Dieu dans l’humanité) entre le divin etl’humain, et la vérité de la dialectique qui relie forme religieuse et sociétéprofane.

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3. Religion et culture : deuxième mouvement dialectique

3.1. Une activité symbolique

Dans l’horizon de l’expression humaine, toute religion se donnecomme l’exercice d’une activité symbolique, sachant qu’au sein dumonde religieux le symbole a deux dimensions inséparables :

a) une dimension d’origine ancrée dans le fond vital commun del’humanité, à savoir dans l’épaisseur de la vie humaine définie par sesrapports structurants,b) une dimension d’ouverture vers l’au-delà, le mystère, la réalité cachée del’être, la transcendance de la vie surnaturelle. Fondée sur le dynamismedu symbole, l’activité symbolique conjugue, dans la ritualité, le principe del’analogie (principe d’une articulation formelle possible entre le mondevisible et le monde invisible) et le principe de la participation (principed’une circulation de la Vie divine dans la création).

Si le premier écarte l’immédiateté de l’idolâtrie, le second exclut lenihilisme de l’iconoclasme8. L’effet de l’activité symbolique se laissepercevoir de manière spécifique dans la dialectique du mythe et du rite,comme une mise en scène du lien qui inscrit la vie humaine dans la Vieabsolue de Dieu. L’activité symbolique se réfère à ce rapport transcen-dantal qui, dans le christianisme, s’offre comme une « dramaturgie »divine présupposant l’ouverture de la vie humaine à la Transcendance etla Révélation de Dieu à l’être humain. Ainsi nous pourrions dire que la

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8. E. Cassire r, La philosophie des formes symboliques, trad. O. Hansen-Love,J. Lacoste, C. Fronty ; 3 tomes, Éditions de Minuit, Paris, 1972. G. Durand, Lesstructures anthropologiques de l’imaginaire. Introduction à l’archétypologie générale,P.U.F., Paris, 1963. P. Ricœur, « Le symbole donne à penser », in Esprit, juillet-août 1959.

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religion devient alors une « incommensurable mise en récit » de la viehumaine sur l’horizon de la Vie divine.

De ce point de vue, la culture se présente comme le lieu de ressourcesinépuisables pour le déploiement de l’activité symbolique qui opère cettemise en récit. Mais elle se trouve aussi convoquée dans sa capacité hermé-neutique à soutenir le développement de l’activité symbolique qui luttecontre les mouvements réductionnistes émanant de la vie sociale. Ensomme, sur l’horizon d’une culture disponible sans laquelle elle n’auraitni langage ni transmission (bref, aucune créativité), l’activité symboliqueessentielle dans toute religion s’offre en son effectivité permanente.

3.2. La proposition d’une communauté spirituelle

Les religions historiques instituées, comme les monothéismesoccidentaux, constituent des forces de propositions eu égard à laconstruction de la communauté humaine. Elles offrent un idéal defraternité humaine qui inspire la réflexion sur la question politique donttémoignent les philosophies occidentales. Elles élèvent la réalité sociale endirection de la vie communautaire, ainsi que l’a souligné Henry Bergsondans Les deux sources de la morale et de la religion, par la conviction selonlaquelle tout homme est créé « à l’image et à la ressemblance » de Dieu etpar l’appel de l’amour en raison duquel est formulée la règle d’or : « tuaimeras ton prochain comme toi-même9 ». Il est, en ces formes religieuses,une dimension eschatologique (d’irréalisation terrestre) qui combat lesabsolutismes politiques et soutient l’espérance d’une réussite de lafraternité humaine au-delà de l’histoire immédiate. Cette espérance quitranscende toute temporalité humaine conteste les replis communauta-ristes de la société profane et maintient face à celle-ci une exigence d’uni-versalité (doublement affirmée par la création et l’eschatologie) tout

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9. H. Bergson, Œ u v re s, textes anotés par A. Robinet et introduction parH. Gouhier, Édition du Centenaire, P.U.F., Paris, 1970.

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autant qu’une critique permanente de l’absolutisation des particularismesidéologiques.

3.3. Une interrogation transcendantale

Les religions instituées en Occident interrogent d’une manière radicalel’univers culturel profane, par l’exercice même de leur puissance symbo-lique. De cette interrogation, nous retenons deux questions essentielles :

a) l’homme est-il la mesure de l’homme?b) l’homme est-il réductible à ce qu’il montre de lui-même ?

• Concernant la première question, émerge ici une revendication sanscomplaisance quant à l’indisponibilité de l’être humain vis-à-vis du mondelui-même et de tout modèle d’humanité. En affirmant l’enracinement del’être humain en Dieu, les religions mettent l’homme à distance de ladomination humaine. Dans cette perspective, est rendue possible unecritique par la religion de toute culture dans ses processus d’absoluti-sation de tel ou tel modèle d’humanité (ce qui vaut aussi pourl’expression religieuse dans ses installations mondaines). Ainsi l’ancrageultime de l’être de l’homme dans la Divinité qu’affirment les religionsrévèle que le rapport à la Transcendance est capacité de critique de tousles pseudo-absolus.

• Quant à la seconde question, elle met en relief la problématique del’identité de la personne : celle-ci est-elle réductible à l’ensemble de sesrelations, à sa puissance de production et de consommation, à sa capacitéd’éprouver de la jouissance ou de ressentir de la douleur, à sa possibilitéde montrer de la compassion ou d’échanger des mots? Les religionsaffirment l’ouverture de l’homme à l’Invisible ou à la Transcendance ;cette ouverture - de type métaphysique - a des traductions multiples, tellela croyance à l’immortalité ou la pratique du pardon, autant de prises deposition indicatrices de l’irréductibilité de l’homme à l’horizon du monde.

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Apparaît ici une interpellation incisive à l’égard de toute culture tentéepar le réductionnisme à l’encontre de l’identité humaine. Ainsi cette inter-rogation transcendantale de l’univers culturel profane par l’expressionreligieuse ne revient pas à une condamnation du monde des hommes. Ellese donne comme le soutien d’un questionnement enrichissant pour touteculture en maintenant, au cœur de celle-ci, une véritable recherche de sensen faveur de la vie humaine10.

•••

En conclusion de cette réflexion, sans doute devrions-nous insister surl’intérêt culturel de la dialectique que nous avons évoquée, un intérêtdouble :

• en premier lieu, un intérêt cathartique ; cette dialectique permet de nepoint marginaliser l’expression religieuse, donc de la réguler voire dela protéger contre sa tentation de repli identitaire, en définitive de lapurifier dans son expression mondaine,

• en second lieu, un intérêt herméneutique ; cette dialectique rend possiblele maintien et l’exercice dans la société profane d’un questionnementpermanent sur le sens ultime de la vie humaine.

En somme, la négation de l’une par l’autre serait désastreuse pour lavie des hommes ; leur séparation hermétique priverait la société de lapossibilité d’un enrichissement continu de l’humanité de l’homme.

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10. Christianisme et modernité, Centre Thomas More, dir. R. Ducret, D. Hervieu-Léger et P. Ladrière, Le Cerf, Paris, 1990.

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Jacques GageyPrêtre à Paris, docteur en théologie.

LE PAYSAGE VITAL DES JEUNESAltérité et pluralité

C’est une idée maintenant banale que d’affirmer que l’altérité est lemoteur de notre être, la négativité qui nous ouvre un avenir et nous tienten vie. Le chrétien instruit cherche à prendre acte de cette vue anthropo-logique solide en militant pour « vivre de nos différences » ou autreprécepte équivalent.

Cette idée bien admise vient s’entrechoquer avec une idée répanduesous différentes versions selon laquelle le monde actuel est uniformi-sation, déperdition de spécificités ethniques, cultures qui se perdentcomme disparaissent les espèces, irrémédiablement. Fleurissent lesmusées, phase terminale de cette consommation des civilisations par lephénomène occidental. La réserve de différence semble s’épuiser au fur età mesure que les identités socio-traditionnelles se relativisent mutuel-lement et se diluent plus ou moins dans le pot commun de la culture demasse. Les hommes et leurs cultures se métissent, bientôt nous seronstous comme des chiens jaunes à force de nous recroiser…

Il est bien vrai que les peuples de la terre se découvrent familiers lesuns des autres et viennent se côtoyer aux pupitres d’un grand concertappelé pluralité. L’approche ethnographique, dans laquelle nous avionsla maîtrise de ce rapprochement par une exploration raisonnée des« terres humaines » est débordée par l’évidence croissante d’une commu-nauté de destin de tous les groupes au sein d’une seule humanité. Nouscomptons les uns pour les autres. La mise à l’honneur des vieux « droitsde l’homme » salue comme elle peut la nouvelle évidence de cette

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commensalité spirituelle de tous les enfants des hommes. C’est alors qu’ilnous semble que les réserves de différence s’épuisent, que les jours del’aventure humaine sont moins beaux.

À cette idée déprimée d’un monde syncrétique où les traditions parti-culières se relativisent les unes les autres, et peu à peu se défont,correspond l’idée non moins déprimée d’une jeunesse sans aventure, quin’a pas de nouvelles étendues de terre humaine à découvrir1. Le dispo-nible est surabondant, c’est bien sûr, mais rien n’étonnera jamais plusvraiment : reste à « zapper », à naviguer dans les multiples dimensions decet hyperespace entièrement visité. Le phénomène humain est carto-graphié, comme un grand génome spirituel. Les vieux mots d’ordred’« ouverture à l’étranger », de « rencontres enrichissantes », avec leurdialectique de défense et de dépassement de nos particularités… n’ontplus force, plus de saveur téléologique. Et en même temps : qu’estdevenue la vieille solidarité de contact - une certaine idée de la vie auvillage et du prochain, un minimum de grégarité ! – notre appartenance àune solidarité de taille mondiale semble nous permettre de ne pas nousarrêter à secourir le passant, pour vaquer aux occupations qu’elle noussuggère…

La « grande connexion » éveille en nous comme une mauvaise action,l’angoisse archaïque de Babel et de Noé. La « toile » qui recouvre lemonde sous son chapiteau est le symbole d’une démiurgie de l’échangegénéralisé. Tout le monde absorbe sa ration d’anglais, tout le monde paieson écot de confiance à la croissance indéfinie de la dépendance générale2.

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1. Pour savoir qui on appelle « les jeunes », on pourrait regarder les tranchesd’âges qui ont été invitées successivement aux journées mondiales de lajeunesse. Aux « JMJ » de l’an 2000 à Rome, on a invité les « dix-huit trente-cinqans ». Aux JMJ de 1997, c’étaient les « dix-huit trente ans ». Dans les années 90,on parlait « dix-huit vingt cinq ans »… La définition de la limite d’âgesupérieure suit une génération qui vieillit. Ce sont les aînés de cette nouvellevague qui ont attisé l’intérêt au fur et à mesure qu’ils abordaient les différentsâges de la vie. Les plus jeunes suivent et leur ressemblent. Une réflexion surl’engagement chrétien des « jeunes » concentre aujourd’hui ses observationssur les éléments nouveaux montrés par ceux qu’on appelle depuis quelquesannées les « jeunes professionnels ».

2. On mange de confiance des denrées cultivées ici, triées là, acheminées dixjours au fond d’une cale, transformées moyennant d’autres denrées ayant

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« Eh, dit le Seigneur, ils ne sont tous qu’un peuple et qu’une langue, etc’est là leur première œuvre ! »3

La tendance à concevoir le processus qu’on désigne « mondialisation »comme un seuil de désenchantement outrepassé s’exprime dans lediagnostic manqué : indifférence, inconsistance, « zapping », individua-lisme, qui frappe indistinctement le monde moderne, et sa jeunesse. Lesdeux énigmes, de la dynamique d’altérité de notre monde pluraliste etdes motivations spirituelles de la jeunesse n’en font qu’une seule. Autantnous manquons d’une représentation positive de ce qu’il advient de notremonde en proie au pluralisme, autant nous avons du mal à comprendrela façon d’entrer dans la vie des nouvelles générations.

Le mot « individualisme » exprime à la fois le déficit d’un collectif biendessiné repérable par un éthos, et le déficit de la responsabilité qui nereconnaît pas le collectif dans lequel elle pourrait s’épanouir dans unengagement. Or, l’adhésion à un collectif reconnu n’est pas le marqueurabsolu du sens de la responsabilité. Le phénomène qu’on appelle plura-lisme, qui se traduit en chacun de nous par des mouvements d’intérêtintenses en dehors du champ déterminé par nos origines socio-religieuses, nous demande d’abandonner aujourd’hui une telleconception de la responsabilité.

Les phénomènes d’apprentissage de la vie échappent grandement à lacompréhension des adultes et à leur maîtrise. Leur investissement religieux,en évolution continue représente un point d’attention essentiel, dans lamesure où l’instance religieuse est fréquentée en fonction de sa capacité àrelancer les processus vitaux d’un engagement spirituel envers le mondeprésent. De fait, l’impression de désengagement religieux croissant desjeunes alimente notre mauvaise opinion sur le monde actuel.

Le paysage vital des jeunes

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d’autres histoires, conditionnées ici selon de savants savoir faire, packagées làau bout d’un long séjour à fond de cale, acheminées jusqu’à nous… et lessemences n’étaient pas du pays où on les a cultivées, et les engrais non plus.Et ne parlons pas des autres produits avec lesquels nous allons les cuisiner età défaut desquels ces denrées sont à nos yeux sans valeur.

3. Gn 11,6.

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Le but de cet article est de contribuer à une vision enthousiaste del’évolution de la jeunesse et de notre temps en s’appuyant sur une bonneconnaissance de l’intérieur de ses comportements religieux. Faute depouvoir examiner longuement les attitudes des jeunes devant la vie quiélèvent chez les anciens une sympathie grevée d’incompréhension, nousconstruisons notre exposé à partir de quelques observations élémen-taires4.

•••

Aujourd’hui, la jeunesse n’embrasse pas volontiers une cause idéolo-gique. Elle ne croit pas que les idées changent le monde. Autrefois, chacun« prenait des positions », politiques, religieuses, professionnelles. C’étaitune attitude hautement responsable d’approfondir ses idées, d’en faireétat, d’acquérir les arguments et la conviction nécessaires pour lesdéfendre. L’amabilité cédait la place à l’hostilité et au combat politiquequand se présentait l’individu professant les opinions opposées. Un jeuned’aujourd’hui agit différemment. Il ne perd pas de vue la précarité despositions humaines de son interlocuteur, l’instabilité de ses motifs, et s’iln’est pas mis en cause par ses comportements, il ne dédaigne pasl’occasion d’une rencontre. L’échange de vue ne porte pas principalementsur les idées qui sont défendues, mais sur leur usage, sur ce que l’autrearrive à être avec les idées qu’il a.

La capacité d’une proposition d’engagement à ne pas se présenter sousl’habit de la lucidité supérieure et, partant, de l’« urgence », fait partie desmotifs de le prendre en compte. Les engagements des jeunes visent àexprimer l’amitié envers un monde par-delà l’impuissance à résoudre sesproblèmes. On n’a pas besoin d’émarger à un sécularisme grandiose (laïcou religieux) pour faire des projets valables et motivants.

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4. Pour une description plus développée de la position dans la vie et des entréesreligieuses de cette nouvelle génération qui avance en âge, cf. : Bergeries sansenclos, le nomadisme spirituel des jeunes, dans Christus, n° 173, Paris, 1997, p. 35-48.

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Ce style d’implication que l’on peut décliner dans tous les comparti-ments de la vie, le travail, la religion, les loisirs, la vie familiale, secomprend facilement à partir du contexte historico-mondial des nouvellesaltérités culturelles (le pluralisme). L’expression « nouvelles altérités »suggère des réalités humaines qui nous atteignent d’une façon nouvelle,mais cependant familière, qui se révèlent à nous comme faisant partie dece que nous sommes : on ne saurait s’en passer. Cette porosité culturelleet religieuse est sans précédent. Elle représente pour les jeunes un élargis-sement irréversible de leur paysage vital. Films du bout du mondepuissamment suggestifs, musiques en remétissage permanent… des artsde vivre viennent toucher au cœur, attirent l’attention, comme des fuméesqui passent sur la grève d’une personnalité naissante, signalant des foyersd’activité humaine à portée de vie.

De là une intuition de la dynamique spirituelle de l’humanité commequelque chose de transcendant, sur lequel personne n’a une visiond’ensemble qui lui donne le moyen d’y intervenir. Un bouillonnementspirituel que le mot pluralité exprime pauvrement.

Les anciennes générations sont largement privées d’une représen-tation de l’accomplissement de la mission de transmettre, dans la mesureoù les jeunes n’adoptent pas les modèles dans lesquels leurs parents sereconnaissent (ne serait-ce que pour les avoir trahis). La décisionfavorable à la vie ne s’exprime pas, comme on l’attendrait, dans la recon-naissance de qui est reçu, dans sa prise en charge. Elle ne s’exprime pasen donnant des marques d’adhésion à la particularité sociale ou religieusedont on se reconnaîtrait l’enfant ou le débiteur. Pour déchiffrer la décisionfavorable à la vie, pour la percevoir, il faut se tourner vers les surfsaudacieux de la jeunesse sur le grand réseau des savoir- ê t re .L’appartenance religieuse elle-même, d’une façon particulière m e n tdéroutante, s’exprime et se remarque dans la vivacité des ouverturesculturelles et religieuses. La jeunesse ne vit pas ses ouvertures de façoncaractérielle. On ne peut pas ramener ses audaces à de la désinvolture, àon ne sait quelle forme évoluée du conflit de générations qui structuraittrente ans plus tôt le rapport entre les jeunes et leurs éducateurs. Lanécessité vitale qui commande ses investissements imprécis cisèle des

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destins de plus en plus personnels ; des individualités de plus en plussingulières ; moins « typées », plus « distinguées ». Chacun étire sa« tradition personnelle » en faisant son miel dans les champs spirituelsaccessibles5.

Peu à peu, l’ouverture aux arts de vivre des autres en général, et à leursreligions en particulier apparaît comme une attitude responsable, commeune fidélité bien comprise de la nouvelle génération à ses origines. L’onn’arrive pas à aimer sa religion, à la comprendre sans la placer par rapportaux religions des autres, sans les visiter, à tout le moins sans développerune attitude positive à leur égard… L’on désire préciser les lumièresqu’elles peuvent jeter sur cet espoir de vivre ensemble qui fait sa loi dansle cœur des hommes du monde entier. L’on attend de sa tradition qu’ellevienne souligner ce qui apparaît meilleur… dans les autres traditions.L’on voudrait qu’elle ne dénie pas toute cette mobilisation qu’ellesobtiennent ; qu’elle accompagne notre navigation au milieu de ce champde forces vitales. Pour jouer avec le paradoxe, on pourrait dire que ce quiest gênant à la messe, c’est de n’y rencontrer que des catholiques…

Le trait le plus évident des nouvelles personnalités qui se dessinent estdonc cette réceptivité plus riche, plus différenciée. Ou pour aller plus aufond des choses : cette intériorité en excès, bouillonnante des altérités qui lasuscitent de toutes parts, et dont sa propre vitalité anxieuse est le pointd’unité stupéfait de soi-même. Pour l’homme désarçonné par lanouveauté à lui-même que son monde lui prodigue, c’est tout le contraired’un vide, d’une pauvreté ! Ce qu’on a appelé, depuis deux décennies :

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5. Dans d’excellents films récents tels que Tout sur ma mère, on arrive à trouverune signification spirituelle des personnages principaux et de leur vie, qui nefait pas d’eux des « exemples », et sans que le réalisateur ait eu besoin de faireintervenir un happy end social. De nombreux personnages sont conduits à vivredes évolutions valables, dans un monde, leur monde, dont la structure friabledemeure inchangée. Conduits à vivre quelque chose de valeureux dans leurmilieu de vie comme il se présente, avec ses mœurs qui ne s’améliorent pas etdont ils demeurent dépendants. Le renoncement provisoire au happy end, àl’élucidation socio-éthique des rapports humains paraît nécessaire pour mettreen évidence dans la vie des personnes singulières, les unes auprès des autres,une aventure spirituelle.

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« soif de spirituel » est la douleur désemparée d’un excès de la sollicitationspirituelle.

On comprend la solitude engendrée par cette vitalité intérieure,chacun la connaît. Au fur et à mesure de ses traversées spirituelles et dela constitution d’une tradition personnelle, l’espace symbolique danslequelle une personnalité pourra se reconnaître est de plus en plusdifficile à trouver. Ce n’est pas à dix-huit ou vingt ans qu’une tellesolitude se déclare et prend acte de soi-même. Vingt ans, c’est l’âge où lapersonnalité qui s’éloigne du milieu familial et ne dispose pas encored’autonomie morale, s’agrège à toute force dans un groupe refuge qui luidonne des appuis pour régler sa vie. Mais quelques années plus tard,quelques expériences plus loin, un tel groupe réellement capabled’intégrer les données du chemin parcouru dans son « histoire », un telgroupe n’existe plus. Il en faut plusieurs.

Hyper-conscience d’une solidarité envers un monde trop vaste pourêtre visité et qui nous atteint tout entier à travers le présent qui nouséchoit… L’intériorité solitaire qui avance sur le chemin de sa traditionpersonnelle est la réponse de l’homme à la convocation luxuriante dumonde moderne.

On comprend ici la valeur morale de cette simple résonance du mondepluriel dans l’intimité subjective, sa portée éthique. On attend de latradition religieuse qu’elle arrive à révéler cette dimension de responsa-bilité de l’expansion intérieure. La soif religieuse qui découle d’une telleexpérience est de vivre une fraternité spirituelle au cœur de laquelle lesmotivations à l’existence qui distendent l’intériorité dans toutes les direc-tions peuvent être ressaisies comme un engagement d’amour envers lemonde. Une telle qualité de rassemblement ne se trouve pas si souvent.Nous ne savons pas ouvrir l’horizon de fraternité suffisamment amplequi permette cette unification intime. Les « grands rassemblements »religieux et autres expriment cette impuissance : à défaut de savoircomment saisir la nouvelle culture dans les paroles de nos célébrations,on peut au moins essayer de réunir tout le monde…

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On devrait mettre le retard aux engagements définitifs (mariages,engagements religieux) en rapport avec ce déficit religieux. Car lemoment où l’on se sentira en droit de répondre de son monde par uneparole consistante ne vient jamais. Le monde perçu est trop vaste et leparcours personnel effectué trop limité pour oser penser qu’on sait cequ’est la vie, et pour assumer son identité humaine par une promessedéfinitive.

A contrario, c’est principalement dans des milieux privilégiés, relati-vement protégés de la culture de masse à travers laquelle le vaste mondefait irruption dans les maisons, que l’on verra des jeunes gens se marierou prendre des engagements religieux aux âges d’autrefois. Ceux-làs’engagent avant de découvrir la modernité. Les autres, la grandemajorité, cherchent à comprendre le monde qui s’impose à eux. Ils veulentconnaître avant de s’engager. Il leur faut du temps avant de faire leurdeuil d’une conception de la vie capable d’embrasser le vaste monde, cequ’on appelait autrefois un « système de valeurs ».

•••

Lorsque nous interrogeons l’Écriture en lui posant notre problème desnouvelles altérités de la société plurielle, sa réponse est toute préparée.Elle se présente sous la forme du récit de Babel6. Nous retraversonsmaintenant ce récit.

On n’est pas à l’aise avec le mythe de Babel. Cette histoire nous gêneet nous la recevons négativement. Le fait est que Babel imagine la réali-sation d’une catastrophe réellement angoissante pour nous. À savoir quenotre avenir nous soit remis : « Maintenant rien de ce qu’ils projetterontde faire ne leur sera innaccessible ». Que nos idées jouent un rôle déter-minant dans la définition de notre destin commun. Qu’une sorted’assemblée des êtres raisonnables arrive à préciser les objectifs del’espèce, et ouvre le chantier capable de les réaliser (« ils se dirent l’un àl’autre construisons nous une ville et une tour et son sommet jusqu’aux

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6. Gn 11, 1-9.

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cieux »). Tout le monde est tenté d’emprisonner la marche du monde dansdes plans de progrès spirituel censés faire son bien, lui « donner du sens »,comme si c’était possible. Tout le monde sait, au sortir du XXe siècle,comment finit ce genre de tentative… Le mythe de Babel nous concernebel et bien, il fait mouche. Du coup, nous sommes toujours en train de lirecette histoire comme des enfants : comme une punition. Nous nousdemandons, agacés, pourquoi Dieu restreint de façon humiliante ceux quiespèrent réaliser une entente raisonnable de tous les hommes autourd’une conception saine capable de faire réussir le monde (« Brouillonsleur langue, qu’ils ne s’entendent plus les uns les autres »), de cultiverl’ambition de rassembler l’humanité autour d’un bien (« faisons nous unnom, afin de ne plus être dispersés sur toute la surface de la terre »).

Comme le texte du Déluge, et comme l’ensemble des textes des dixpremiers chapitres de la Genèse, Babel est un récit de création7. Le mythede Babel fonctionne selon le même principe que le mythe de Noé : ilimagine la réalisation d’une catastrophe qui nous angoisse réellement, illa met en scène, et il la joue en entier, pour en finir. Il exorcise cette idéepour affirmer l’idée opposée. De cette façon, il parvient à exprimer l’enga-gement de Dieu sur le fait qu’une telle chose n’arrivera pas. Que Dieu n’apas fait la création de telle manière que cette chose soit possible.

Dans le récit de Noé, par exemple, la menace serait de changerl’humanité pour une autre, de laver la terre de notre humanité. Une tellemenace est largement fondée dans les esprits par l’indignité de notreusage de la terre, et surtout de notre conduite les uns envers les autres.Menace brandie, imaginée, consommée fantasmatiquement : un déluge.À la fin du récit Dieu parle clair : je ne submergerai plus. Entendez par là :je ne submergerai jamais. Je ne changerai pas mon humanité pour uneautre. C’est un récit qui lie Dieu : le rameau offert à Noé scelle l’instal-lation de la famille humaine au milieu du cosmos. L’arc-en-ciel qui voûte

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7. Le mythe de Noé est visiblement un récit de création. Le comparer avec lepremier récit de création : la mer et la pluie qui sont les eaux d’en haut et leseaux d’en bas, la terre qui paraît à la séparation des eaux, les couplesd’animaux. Comparer Noé trouvé juste par Dieu avec Adam pécheur derrièrele buisson cherché par Dieu, etc.

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la biosphère est une promesse : Dieu retient les grandes eaux. Il noue lemonde avec sa faveur, il le ceint d’approbation. Les enfants de Noé sontaussi pécheurs que ses ancêtres ! C’est l’humanité, pécheresse comme onla connaît, à qui cette terre est donnée. En disant que Noé est juste, Dieubénit ses enfants. Il est content qu’ils existent au-delà de toute considé-ration sur leur péché. Tel est le résultat de ce récit de création : l’humanitéest assez bonne pour la terre.

Dans le récit de Babel, le danger serait qu’un projet collectif deshommes créés par Dieu joue un rôle déterminant sur la suite de leurdestin. Mais Dieu travaille lui-même au développement de l’humanité,comme il a travaillé pour sa création. La dynamique de l’humanité estdéterminée par la même puissance qui a présidé à sa création, et il n’estpas d’initiative majeure fondée sur une décision collective qui puisseatteindre au principe de notre devenir et y influer.

Le geste divin qui pose une main ferme sur l’humanité est détaillédans les actions de dispersion et de brouillage. (« le Seigneur les dispersa surtoute la surface de la terre, et ils cessèrent de bâtir la ville… Le Seigneurbrouilla la langue de toute la terre »). Dispersion et brouillage ne sont pasune punition (ils ne sont pas présentés comme un désastre), ils sont lesmarques de l’engagement de Dieu au cœur du devenir de l’humanité. Lemot « différenciation » est faible pour caractériser le phénomène humainque la main créatrice détermine ainsi. Les mots d’« a l t é r i s a t i o n » ,« distinction personnelle » nous permettent une bonne appréciation de ceprocessus de dissémination.

Le secret de notre communion fraternelle, réalisation de nos aspira-tions est un secret divin. L’Esprit Saint est en cause, même s’il n’est pasinvoqué. Le souffle de Dieu emporte ce processus pour nous énigmatiqueen vertu duquel la dissémination et l’individuation des êtres humains estla réalisation, le resserrement même de leur communauté de destin.

Puisque l’intuition d’un destin commun n’est pas en cause, lalégitimité d’une aspiration à un dessein collectif n’est pas en cause nonplus. Simplement, l’avènement d’une aspiration commune à servir notre

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destin commun n’est pas capable de dévoyer la logique de complexifi-cation et de promotion de la singularité qui peut assurer la réalisation decette aspiration. L’humanité n’est pas de taille à se couper de ses sourcesspirituelles. Bonne nouvelle.

•••

Tirons de cette lecture les conséquences qui nous importent. Onpourrait cro i re que la prise de conscience actuelle du pluralisme,l’intuition de l’importance de tous les êtres et de notre communauté dedestin au-delà des écarts culturels est le signe d’une homogénéisation.Mais c’est tout le contraire : le fait que nous commencions à nousapercevoir les uns les autres, à nous comprendre les uns les autres, et àinteragir d’une manière sensible, enfants des communautés socio-religieuses autrefois étrangères, ne veut pas dire que nous sommes entrain de converger. Comme si nous étions autrefois trop éloignés, tropdifférents pour nous comprendre. Comme si les rapprochements etl’interaction mutuelle avaient fini par créer des surfaces de contact. Enfait, nous n’avons jamais été éloignés. Nous avons toujours été les enfantsd’une seule humanité, seulement nous n’étions pas encore capablesd’envisager ce phénomène. Le « travail du négatif », pour parler commeHegel, n’avait pas fait son œuvre assez : nous n’étions pas encore assez« distingués » les uns des autres, ne serait-ce qu’au sein de chaquecommunauté pour être capables de voir au-delà des barrières culturelles,et d’envisager notre communauté de destin, la nécessité spirituelle quinous unit et dont la Bible fait état. Nous étions incapables d’approcherl’importance que nous avions les uns pour les autres, de mesure rl ’ « activité altéritaire » des autres grégarités. Aujourd’hui, nouscommençons à peine à reconnaître ce travail d’« altérisation » au cœur del’activité mondiale.

Le fait de nous apercevoir les uns des autres et de mieux profiter lesuns des autres, signifie profondément qu’un tel travail fait son œuvre, quirévèle la dignité d’enfant de Dieu intrinsèque à chaque être humaindepuis le début de la création. Nous croissons en « distinction », nousnous révélons les uns aux autres comme des êtres nécessaires.

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La distinction des personnes, qui se signalent en passant, dans lajungle altéritaire où elles se fraient leur chemin, est la haute expression dela dynamique spirituelle de l’humanité. L’individualisme des jeunes doitalors être compris comme l’indication rassurante d’une humanité sur labonne route.

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Jean-Marc AvelineDirecteur de l’Institut catholique de la Méditerranée (Marseille).

DIALOGUE INTERRELIGIEUX ET DROITS HUMAINS*

La contribution qui m’a été demandée porte sur la relation entre ledialogue interreligieux et la question des droits de l’homme ou, commeon dit aujourd’hui, des droits humains1. Vaste programme pour trenteminutes ! Tant il est vrai que ces deux notions, celle de « dialogue interre-ligieux » et celle de « droits humains » sont l’une et l’autre aussi impor-tantes que complexes et parfois ambiguës.

Mais la question est un peu plus précise : il s’agit pour nous deréfléchir en tant que chrétiens sur les interrogations nouvelles quesuscitent, à propos des droits humains, non seulement l’expérience d’unepluralité religieuse, mais aussi l’engagement de l’Église catholique dans ledialogue interreligieux. En quoi notre expérience des relations interreli-gieuses2 nous conduit-elle à envisager à nouveaux frais la question desdroits humains?

À cette question, je voudrais pro p o s e r, rapidement et schémati-quement, une réponse en trois temps. Il me semble en effet que l’enjeud’une réflexion sur les droits de l’homme à partir du dialogue interreli-

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* Conférence prononcée lors de la rencontre des consulteurs du Conseil pontificalpour le dialogue interreligieux qui s’est tenue à Saydnaya (Syrie) les 7-9 juillet2003. Cette étude a été réalisée avec le concours de l’équipe de l’ObservatoireMéditerranée-Europe pour la Paix (OMEP) de l’ICM (Laurent Gédéon, MehdiAzaiez et Nicolas Égloff).

1. Dans ces pages, on emploiera sans distinction de sens l’une ou l’autre de cesdeux expressions.

2. Parler de « relations » est sans doute plus proche de la réalité que parler de« dialogues ».

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gieux revêt au moins trois aspects : il s’agit d’abord de se remettreensemble en face de l’histoire pour un travail de mémoire ; il s’agit ensuitede se reconnaître partenaires de débats de société pour une mission deveille ; il s’agit enfin de se trouver invités à approfondir notre foi dans unedémarche spirituelle. Un travail de mémoire, une mission de veille, unedémarche spirituelle : tel sera le plan de mon bref exposé auquel j’ajou-terai, en conclusion, quelques propositions.

1. Un travail de mémoire

Certes, on peut commencer par relire ce texte du concile Vatican II :« L’Église, en vertu de l’Évangile qui lui a été confié, proclame les droitsde l’homme, reconnaît et tient en grande estime le dynamisme de notretemps qui, partout, donne un nouvel élan à ces droits »3. Mais il faudrarelire aussitôt le document sur L’Église et les droits de l’homme, publié en1975 par la Commission pontificale Justitia et Pax :

On ne peut pas dire pourtant que la pensée et l’action de l’Église aucours de son histoire, ont défendu et promu les droits de la personnehumaine avec assez de clarté et d’énergie (n° 17). Si l’on se réfère aucomportement de l’Église en ce qui concerne les droits de l’homme aucours des deux derniers siècles, on voit les difficultés, les réserves et parfoisles résistances des catholiques (n° 18). [La promotion moderne des droitsde l’homme a] conduit souvent les papes à adopter une attitude deprécaution négative et parfois d’hostilité ou même de condamnation(n° 18).4

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3. Gaudium et Spes, n° 41.4. On pourrait évoquer ici des textes de Pie VI (par exemple sa lettre du 10 mars

1791 au cardinal de la Rochefoucauld et aux évêques de l’Assembléenationale), de Grégoire XVI (son encyclique Mirari vos, du 15 août 1832) et dePie IX (notamment le fameux Syllabus, annexé à l’encyclique Quanta cura du 8décembre 1864).

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Il faudrait en fait retenir au moins deux leçons de l’histoire. Lapremière est une invitation à l’humilité d’un regard critique sur notrepropre Tradition.5 La seconde est une invitation à apporter aujourd’hui,en dépit des ambiguïtés et des erreurs de l’histoire, une contributionpositive et originale à la compréhension et à l’application des droitshumains.6 Cette contribution tient en ces deux affirmations : la dignité detoute personne humaine et l’unité de la famille humaine, auxquelles il fautjoindre une troisième affirmation selon laquelle ces deux réalités sontfondées en Dieu.7 Selon le Concile Vatican II, il en découle, pour l’appli-cation des droits de l’homme, un lien indissoluble entre la recherche de lapaix, la promotion de la justice sociale, le respect de la diversité culturelleet la défense de la liberté religieuse.8

De la même façon, un travail de mémoire conduisant à l’autocritiqueet à l’audace d’une contribution est nécessaire en islam.9 La question des

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5. Comme l’écrivait Jacques Maritain : « Il n’a pas été donné à des croyantsintégralement fidèles au dogme catholique, il a été donné à des rationalistes dep roclamer en France les droits de l’homme et du citoyen » (JacquesMARITAIN, Christianisme et démocratie, New York, Éditions de la Maisonfrançaise, 1943, p. 44).

6. Pour une vue assez globale de l’originalité de cette contribution, on pourraconsulter René COSTE, L’Église et les droits de l’homme, Paris, Desclée, 1982,« Bibliothèque d’Histoire du Christianisme » n°2. Voir également : Jean-MarieAUBERT, « Les droits de l’homme interpellent les Églises », Le Supplément 141(mai 1982), p. 149-176.

7. On pourra se référer à l’engagement du Magistère de l’Église en faveur desdroits de l’homme, dès Léon XIII (notamment dans ses encycliques ImmortaleDei [1er novembre 1885], Libertas [20 juin 1888], Sapientia christianæ [10 janvier1890], Rerum novarum [15 mai 1891] et dans sa lettre aux catholiques français,Au milieu des sollicitudes [16 février 1892]). D’autres textes suivront, significatifsde ce même engagement, surtout à partir des questions sociales, de la part dePie XI (Quadragesimo anno [15 mai 1931], Mit brennender Sorge [14 mars 1937],Divini Redemptoris [19 mars 1937]) et de Pie XII (Summi Pontificatus [20 octobre1939]).

8. On notera bien sûr l’importance, en amont de Vatican II, de l’encyclique deJean XXIII Pacem in terris, du 11 avril 1963. Pour Vatican II, voir essentiellementla déclaration sur la liberté religieuse, Dignitatis humanæ (surtout le n° 2), et laconstitution pastorale « L’Église dans le monde de ce temps », Gaudium et spes(surtout la premier partie, notamment le n° 29).

9. Pour l’ensemble de ces considérations, voir l’article de Gilbert JOUBERJEAN,« De la philosophie occidentale des droits de l’homme à leur conceptionislamique », Chemins de dialogue 14 (1999), p. 223-246.

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droits de l’homme a fait l’objet, dans la deuxième partie du vingtièmesiècle, de plusieurs initiatives musulmanes. Il faut d’abord citer celle duConseil islamique pour l’Europe qui, ayant alors son siège à Londres, a rendupublic le 19 septembre 1981, au siège de l’UNESCO à Paris, uneDéclaration islamique universelle des droits de l’homme.1 0 De son côté,l’Organisation de la conférence islamique (OCI), après un long processus, estparvenue à une Déclaration des droits de l’homme dans l’islam, ratifiée auCaire le 4 août 1990 par les ministres des affaires étrangères de l’OCI. Sil’on ajoute à cela l’initiative de la Ligue des États Arabes, qui a promulguéle 15 septembre 1994 une Charte arabe des droits de l’homme, on a évoquél’ensemble des déclarations de caractère international, laissant cependantde côté toutes les proclamations émanant des ligues des droits del’homme qui existent dans les pays arabes ou musulmans, notamment enTunisie, en Algérie, au Maroc, en Mauritanie ou, plus difficilement, enÉgypte.

Dans un article qu’il a consacré à cette question, Maurice Borrmans, del’Institut pontifical d’études arabes et islamiques, ne manque pas d’endénoncer les ambiguïtés11. En effet, la différence entre les versions arabe etanglaise de la déclaration de 1981 attire l’attention, comme l’avait déjàsouligné Ali Mérad :

Tout se passe comme si la version anglaise visait à rassurer les non-musulmans et à leur exposer l’éthique islamique en des termes acceptablespour un esprit pénétré des principes modernes des droits de l’homme. Laversion arabe semble plutôt destinée à satisfaire des esprits habitués à unevision classique de la Loi de l’islam (Charî’a).12

Mais Borrmans pose une question plus radicale encore :

Ces trois Déclarations définissent-elles les Droits de tous les hommes,où qu’ils se trouvent de par le monde, selon la vision musulmane, ou

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10. Texte dans La Documentation Catholique 1849 (3 avril 1983), p. 374-377.11. Article publié dans Islamochristiana 24 (1999), p. 1-17, et repris dans Maurice

BORRMANS, Dialogue islamo-chrétien. À temps et contre t e m p s, Ve r s a i l l e s ,Éditions Saint-Paul, 2002, p. 101-120.

12. Cf. Ali MÉRAD, « Le concept des “droits de l’homme” en islam », L eSupplément 141 (mai 1982), p. 197-213, notamment p. 208-213, ici p. 212.

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seulement les Droits de tous les hommes qui sont appelés à vivre dans lesseules sociétés islamiques, ou bien encore les Droits des seuls musulmansdans les sociétés islamiques, plus particulièrement? L’analyse précise ducontenu de ces mêmes Déclarations ne permet guère d’y répondre.13

En outre, il faut observer que l’article 18 de la Déclaration universelle desdroits de l’homme de 1948, article prévoyant « la liberté de changer dereligion ou de conviction », n’est repris par aucune des Déclarationsislamiques, étant, bien sûr, contraire à la Loi musulmane. Ce qui limited’autant la portée de la reconnaissance, par ces trois Déclarations, de la« liberté religieuse ». L’article 10 de la Déclaration de l’Organisation de laconférence islamique du 4 août 1990 explique que « L’islam est la religionnaturelle de l’homme. Celui-ci ne peut être soumis à une quelconqueforme de pression. Sa pauvreté et son ignorance ne pourront êtreexploitées pour l’obliger à changer de religion ou à devenir athée. »

Même s’il est vrai que la Déclaration universelle des droits de l’homme de1948 est perçue dans nombre de pays musulmans comme étant tropoccidentale, voire trop chrétienne, il reste que l’on ne peut que souhaiterun regard autocritique du monde musulman sur son propre respect desdroits de l’homme, et une réflexion commune, pourquoi pas stimulée parun vrai dialogue islamo-chrétien, sur les fondements de ces droits. Àl’époque où un certain relativisme tendrait à laisser entendre que lesdroits de l’homme peuvent varier selon les aires culturelles et les appar-tenances religieuses, rappeler la dimension transcendante de ces droits,fondant en Dieu l’inaltérable dignité de la personne humaine et l’indivi-sible unité de la famille humaine, peut ne pas être superflu…

Un travail de mémoire est en tous cas capital, à cause de l’autocritiquequ’il entraîne14, et de l’approfondissement de ce qui caractérise l’apport

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13. Maurice BORRMANS, Dialogue islamo-chrétien. À temps et contretemps, op. cit.,p. 112.

14. Paul VI, dans son Message au monde du 23 octobre 1974, n’hésita pas à déclarer :« L’Église sait d’expérience que le ministère de la promotion des droits del’homme dans le monde l’oblige à un constant examen et à une incessantepurification de sa propre vie, de sa législation, de ses institutions, de ses plansd’action. Le Synode de 1971 disait : “Quiconque ose parler aux hommes de

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spécifique des religions à la problématique des droits humains (justice,lutte contre l’exploitation de l’homme par l’homme, respect des cultures,des traditions, des religions…).15 Il s’agit de se situer en vérité par rapportau passé et par rapport au présent, et de ne pas négliger la portée et lavalidité d’interpellations réciproques, au nom même d’une « amitié inter-religieuse », qui peut jouer, même dans les sociétés les plus sécularisées,un rôle important de veille. J’en viens là à mon deuxième point.

2. Une mission de veille

J’aimerais tout d’abord attirer l’attention sur l’ambiguïté (du moins enFrance) de l’expression « dialogue interre l i g i e u x ». En effet, cetteexpression désigne à la fois le rôle que l’État voudrait que les religionsjouent dans l’espace public, au service de la convivialité interculturelle etde la paix sociale, et l’engagement que des croyants prennent, au nom deleur propre foi, engagement qui définit l’attitude qu’ils entendent adopterà l’égard des croyants d’autres religions. Le premier aspect relève d’unethéorie socio-politique du rôle des religions dans la société, le secondd’une réflexion théologique et pastorale.

Or, il se peut que ces deux aspects coïncident, puisqu’il est normal quedes croyants coopèrent au travail de lien social dans une société et il seraitmême anormal qu’ils ne s’en soucient pas ; mais il se peut aussi qu’ils ne

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justice doit d’abord être juste à leurs yeux”. Conscients de nos propres limita-tions, de nos déficiences et de nos échecs, nous pouvons mieux comprendre lesmanques des autres, institutions aussi bien que personnes. Dans l’Églisecomme dans les autres institutions ou groupements, il faut travailler à purifierles modes d’agir, les procédures ; il faut purifier aussi les relations que l’onpeut avoir avec des structures et systèmes sociaux fauteurs de violations desdroits de l’homme qui doivent être dénoncées. »

15. Voir à ce sujet Mohammed ARKOUN, Ouvertures sur l’islam, Paris, ÉditionsJacques Granger, notamment p. 202-220.

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coïncident pas, car les religions ont également une fonction critique etprophétique à l’égard de la société où elles se trouvent, avec le devoir dedénoncer ce qui ne va pas, ce qui ne respecte pas la dignité des personnesou des communautés. Le rôle que l’État voudrait que les religions jouentne correspond pas nécessairement à la mission qu’elles estiment être laleur. C’est la vigueur de la dimension prophétique des religions qui leurpermet de résister à l’instrumentalisation politique ou économique qui lesmenace et d’accomplir leurs rôles de veilleurs.

Comment s’exprime cette mission de veille? C’est à chaque religion derépondre à cette question dans la situation concrète qui est la sienne enchaque partie du monde. Pour m’en tenir ici au cas de la France, jevoudrais simplement considérer, sous l’angle particulier de la questiondes droits humains et du dialogue interreligieux, trois débats récents quiont agité et vont probablement encore agiter la société française.

Le débat sur les sectes

La question des sectes constitue depuis une dizaine d’années unrévélateur dans l’espace public français. Révélateur d’un « retour aureligieux », retour « du » religieux, mais aussi révélateur des manques despouvoirs publics en matière d’appréhension du fait religieux. L’Étatfrançais, dans son désir de préserver une « laïcité » qu’il veut toute parti-culière, a lui-même fragilisé sa capacité d’encadrement du religieux etnégligé l’analyse de ses évolutions. « En France plus qu’ailleurs, on a ainsiconsidéré comme acquis que la religion et la spiritualité, sous les coups deboutoir de la laïcisation des institutions et de la sécularisation de laculture, étaient vouées, dans toutes les sociétés modernes, à un irrémé-diable effacement. »16 Mais la médiatisation des problèmes créés parquelques mouvements sectaires (notamment l’Église de scientologie) et desdérives graves engendrées par certains d’entre eux (comme le suicidecollectif de seize membres de l’Ordre du Temple Solaire en décembre 1995)

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16. Danièle HERVIEU-LÉGER, La religion en miettes ou la question des sectes, Paris,Calmann-Lévy, 2001, p. 9.

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ont poussé les pouvoirs publics à réagir. Le 7 octobre 1998 fut créée pard é c ret une Mission interministérielle de lutte contre les sectes ( M I L S ) ,présidée par Alain Vivien, pour aider le gouvernement Jospin à organiserune lutte efficace contre les sectes.17

Le rapport remis par la MILS le 7 février 2000 souligne l’ampleur de latâche. Mais la façon dont les députés et les sénateurs légiféreront révéleraaussi leur peu de réflexion en profondeur sur les caractéristiques duphénomène religieux. Au Parlement, la député socialiste C. P i c a rdprésente un projet de loi qui, après débats, est voté le 22 juin 2000 à l’una-nimité. De même, au Sénat, la proposition du sénateur Démocratie libéraleNicolas About, qui consistait à appliquer aux sectes la loi du 10 janvier1936 permettant la dissolution des milices privées, avait été unanimementadoptée en première lecture le 16 décembre 1999. Mais l’ensemble de cetteprocédure, qui aboutit au vote d’une loi contre les sectes le 3 mai 2001, n’ajamais permis de clarifier le rapport de la laïcité au phénomène, nouveaupour elle, de la pluralisation du religieux.

C’est dire à quel point le désintérêt d’un l’État laïc pour les questionsreligieuses peut s’avérer préjudiciable.18 La loi de 2001, dans son texted’origine, prévoyait même de créer un « délit de manipulation mentale ».Mais alors, comment déterminer ce qui relève ou non de la « manipu-lation mentale »? C’est pour cette raison que le cardinal Louis-Marie Billé,alors président de la Conférence des évêques de France, avait adresséavec le pasteur Jean-Arnold de Clermont, président de la Fédération protes -tante de France, une lettre au Premier ministre Lionel Jospin, afin d’attirerson attention sur le fait que des notions aussi vagues, aussi peu définies,pouvaient porter atteinte à la liberté de religion et donc aux libertésfondamentales. Comment pourra-t-on différencier, sans plus de préci-

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17. La MILS estime à 500.000 environ le nombre de personnes qui, en France, sontliés à des groupes considérés comme des sectes. Ce chiffre est cependantsouvent contesté.

18. Danièle Hervieu-Léger fait observer que si « la Séparation à la française futélaborée pour imposer à l’Église romaine de se borner à poursuivre desobjectifs strictements spirituels », en revanche, « aux États-Unis, c’est la libertédes communautés religieuses que le principe de Séparation s’emploie àgarantir, contre toute emprise de l’État » (Danièle HERVIEU-LÉGER, Lareligion en miettes ou la question des sectes, op. cit., p. 31).

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sions, la direction spirituelle de la manipulation mentale ? Dans la loi de2001, le délit de « manipulation mentale » a donc été remplacé par celuid’« abus d’état d’ignorance ou de faiblesse ». Même si la nouvelle formulese veut plus opératoire, elle n’est cependant pas encore d’une grandeclarté.

Par ailleurs, le gouvernement français n’a cessé, depuis février 1996,de multiplier les circulaires, décrets et règlements destinés à lutter contreles dérives sectaires. Finalement, c’est la question religieuse tout entièrequi est revenue sur le devant de la scène par ce biais pour le moinsnégatif. Et la France, avec son arsenal législatif et réglementaire, s’est vitetrouvée en proie à la suspicion, de la part de ses voisins européens et desÉtats-Unis. Rien d’étonnant à cela, étant donné que, sous la pressionconjuguée de certains médias et des associations des familles des victimesdes dérives sectaires, s’est ouverte en France une véritable chasse auxsorcières contre des « sectes » que l’on voyait soudain partout. Au-delà dela réaction d’autres États, la Commission des Affaires juridiques d el’Assemblée du Conseil de l’Europe a également demandé au gouvernementfrançais de s’expliquer sur certaines dispositions de cette loi qui, en plusd’être difficilement applicables, pourraient n’être pas conformes à laConvention européenne des Droits de l’homme.

Est alors intervenu un changement de gouvernement. L’ a c t u e lministre de l’Intérieur, Nicolas Sarkozy, a assuré qu’il désirait avant toutrespecter tous les cultes et toutes les croyances et a reconnu que certainsdispositifs de lutte contre les sectes avaient provoqué des « polémiquesc o n t re - p ro d u c t i v e s ». On note donc un certain infléchissement despouvoirs publics par rapport à la ligne dure défendue par le gouver-nement précédent, mais cet exemple permet de montrer à quel point laliberté religieuse peut être menacée par manque d’information. Dès lors,on voit bien les limites d’un laïcisme ignorant qui ferait l’amalgame entredes mouvements religieux, jeunes ou non, et des groupes obscurs à l’orga-nisation mafieuse. Ce qui explique la nécessité d’une mission de veille, dela part des religions, pour le respect de la liberté religieuse.19 Cela n’est

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19. Voir à ce sujet le très intéressant hors série du journal protestant Réforme :Sectes, entre panique et confusion, paru en juin 2000. Voir également l’effort

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réalisable que si les religions peuvent intervenir dans l’espace public et siles critères de discernement dont elles disposent peuvent être mis auservice de la tâche de l’État qui est de lutter contre toutes les dérives qui,sous couvert d’un faux-religieux, constituent une atteinte aux droits del’homme. C’est aussi l’une des formes de lutte contre le fanatismereligieux qui est une perversion de la religion par « abus d’état d’igno-rance ou de faiblesse », pour reprendre l’expression du législateur.

Le débat sur l’enseignement du fait religieux à l’école

Depuis les lois de Jules Ferry (1882), l’école en France écartait toutenseignement de culture religieuse et assurait l’instruction morale etcivique des élèves. Or, depuis une vingtaine d’années, les pouvoirspublics s’interrogent sur l’opportunité de re n f o rcer l’étude du faitreligieux à l’école publique. Cette préoccupation s’explique par la naturemême d’une société française en quête de repères face à un pluralismeculturel et identitaire. Mais comment gérer et traiter la diversité culturelleet cultuelle à l’école sans s’informer des religions de chacun?

Deux initiatives gouvernementales ont tenté de répondre à cette préoc-cupation. En 1996, les programmes scolaires introduisent des éléments deculture religieuse à la suite des recommandations du rapport du recteurJoutard (1989). Les programmes d’histoire des classes de sixième et decinquième ont été revus en fonction de ces recommandations. En 2002, àl’initiative du ministère de l’Éducation nationale, l’universitaire RégisDebray a rendu un rapport intitulé L’enseignement du fait religieux dansl’école laïque. Face à « l’inculture religieuse », dont il souligne qu’elle faitpartie d’une « inculture » plus vaste, concernant « les savoir, les savoir-vivre et des discernements » (p. 5), il propose, à travers douze recom-

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déployé par Mgr Jean Vernette, délégué de l’épiscopat français sur cettequestion, pour mieux comprendre le champ multiple de la quête spirituelleaujourd’hui (cf. Jean VERNETTE, Nouvelles spiritualités et nouvelles sagesses. Lesvoies de l’aventure spirituelle aujourd’hui, Paris, Bayard, 1999).

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mandations, de réintroduire l’enseignement du fait religieux à l’écolecomme « un des moyens de rendre intelligible un monde incompréhen-sible sans les références aux structurations religieuses qui le fondent ».

La mise en application des recommandations de ce rapport se fait peuà peu, non sans difficultés ni débats. Il est vrai que ces orientationsinvitent la laïcité « à la française » à une épreuve de vérité :

Le temps paraît maintenant venu du passage d’une laïcité d’incompé -tence (le religieux, par construction, ne nous regarde pas) à une laïcitéd’intelligence (il est de notre devoir de comprendre). Tant il est vrai qu’il n’ya pas de tabou ni de zone interdite aux yeux d’un laïque. L’examen calmeet méthodique du fait religieux, dans le refus de tout alignement confes-sionnel, ne serait-il pas en fin de compte, pour cette ascèse intellectuelle, lapierre de touche et l’épreuve de vérité (p. 22) ?

Avec cette orientation nouvelle, dont on ne peut que se réjouir, lamission de veille des religions consiste essentiellement à ce que l’on n’enreste pas à un regard patrimonial sur les religions, les considérant commeune réalité du passé qui n’aurait aucune vitalité au présent. En outre, ilfaut également veiller à ce que l’introduction d’enseignements sur le faitreligieux ne signifie pas le déni pour chaque religion de la liberté d’uneproposition catéchétique de sa foi en des lieux et moments certes situéshors du cadre scolaire obligatoire. Mais cette proposition doit rester,comme le prévoit la loi, une réalité praticable pour les élèves qui ledésirent.

Le débat sur la constitution d’un organe représentatif de l’islam en France

La présence musulmane en France est très ancienne, notamment dansle sud du pays. Cependant, c’est au vingtième siècle que le nombre demusulmans a commencé à croître de façon notable, passant de 84.000 en1936 (originaires surtout d’Afrique du Nord) à 610.000 en 1968 et plus de4 millions aujourd’hui. En outre, la présence musulmane en France est demoins en moins une présence fluctuante ou provisoire, dans l’espoir d’un

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retour vers les pays de provenance. Les musulmans de la deuxième, voirede la troisième génération, ont maintenant comme perspective de resteren France et l’ensemble des problèmes liés à la vie et à la représentationde la communauté musulmane se pose d’une nouvelle manière.

Certains de ces problèmes ont déjà trouvé des solutions : création de« carrés » musulmans dans les cimetières dès 1975, mise à disposition deterrains pour la création de salles de prière dans certaines communes,mise en place progressive d’aumôneries musulmanes ; d’autres problèmesdemeurent cependant plus difficiles à résoudre et parmi eux le fameuxproblème du voile.20

Face à cette réalité, les pouvoirs publics ont pris conscience de l’impor-tance d’organiser la communauté musulmane de France afin d’enidentifier clairement les interlocuteurs représentatifs. Ainsi, dès 1989, unprocessus de représentation des musulmans de France fût initié par PierreJoxe, puis relancé par Jean-Pierre Chevènement en 1999. Ce processus afinalement abouti, sous l’impulsion de Nicolas Sarkozy, à des élections les6 et 13 avril 2003, suivies de la mise en place du Conseil français du cultemusulman (CFCM). Celui-ci aura pour principales tâches de devenirl’interlocuteur de l’État pour le culte musulman et de trouver une solutionpour la formation des imams. La mise en place effective ne s’annoncecependant guère aisée. Le CFCM représente en effet un subtil et délicatdosage entre les divers courants présents au sein de la communautém u s u l m a n e : origines géographiques variées, sensibilités re l i g i e u s e sdifférentes, divisions entre les grandes familles de l’islam…

Là encore, une mission de veille s’impose car, même si la création dece Conseil constitue certes un pas positif dans la voie d’une meilleurereprésentation de l’islam en France, voire vers la réelle existence d’un

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20. En 1989, un arrêt du Conseil d’État interdisait les signes religieux ostentatoiresà l’école, tout en laissant une libre interprétation aux chefs d’établissement.Aujourd’hui, cette position est soumise à de nouveaux problèmes qui laissentparfois en grand désarroi les responsables d’établissement. Le président del’Assemblée nationale, M. Jean-Louis Debré, vient de créer, en juillet 2003, une« Mission d’information sur la question des signes religieux à l’école », quidevra rendre un rapport d’ici la fin 2003.

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islam de France, de nombreux problèmes demeurent, liés notamment à laperception et l’acceptation du principe de laïcité et aux interférences desÉtats étrangers par le biais de courants radicaux présents au sein de lacommunauté musulmane, qui n’ont certainement pas une vision deslibertés religieuses correspondant à celle que l’État souhaite promouvoir.

Veille encore, afin d’aider certains courants intellectuels qui se fontjour et qui prônent l’itjihad (l’interprétation) de la pensée islamique auregard des réalités de notre temps avec l’objectif d’aboutir à une meilleureintégration de l’islam dans la société française du vingt-et-unième siècle.21

Veille enfin, en vue d’une étape nouvelle et décisive de la laïcité enFrance. Il est significatif, à cet égard, que le Président de la République aitcréé, le 3 juillet 2003, une commission sur « la laïcité dans la République »,dont la présidence a été confiée à Bernard Stasi. Dans le discours decréation de cette commission, le Président a tenu à rappeler « qu’il n’y apas, en France, de règles supérieures aux lois de la République », qu’ilimporte en outre d’éviter « que l’affirmation d’appartenances ethniquesou religieuses soit érigée en acte politique », et que « nous ne pouvons pasrester passifs face à une évolution qui nous ferait glisser insensiblementde l’affirmation de soi au refus des autres, de l’ignorance réciproque àl’intolérance, et de l’isolement dans un groupe au refus de laR é p u b l i q u e ». C’est pour toutes ces raisons qu’il a confié à cettecommission la tâche d’évaluer « notre capacité à concilier l’unité nationaleet la neutralité de la République avec la reconnaissance de la diversité,notamment religieuse ».

Cette création montre bien à la fois le danger de glissement devantlequel se trouve la société française, et pourtant la richesse et les poten-tialités d’une situation inédite, que ce soit pour l’islam, pour la laïcité oupour les relations islamo-chrétiennes. C’est ici que l’expérience déjàexistante du dialogue interreligieux pourrait s’avérer utile. Or cetteexpérience montre qu’il vaut mieux renforcer une situation de pluralisme( a l i m e n t a i re, vestimentaire, éducationnel, culturel…) plutôt que de

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21. Voir l’ensemble du dossier « Les rénovateurs de l’islam », dans Le Mondes desreligions 1 (sept. 2003).

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constituer des minorités religieuses à franchise juridique, tendanttoujours à se replier sur elles-mêmes. Le dialogue montre aussi que lemotif sécuritaire, qui a indéniablement guidé, voire précipité, l’action dugouvernement français, est largement insuffisant pour comprendre etrespecter les subtiles composantes d’une tradition religieuse, et qu’àprivilégier le sécuritaire sur le dialogal on court le risque de renforcer uncommunautarisme incontrôlable, où les religions ne seraient plus desforces de proposition mais des groupes de pression.

En outre, c’est sur la base de l’amitié d’un dialogue interpersonnel,marqué du sceau de la gratuité, que l’on peut élever, à l’égard des insti-tutions représentatives, une exigence de réciprocité en ce qui concerne laliberté religieuse (qui est plus que la liberté de culte), en certains pays àmajorité musulmane. Tout cela, l’Église de France essaie de le dire dans ledébat actuel. Elle pourra d’autant mieux faire entendre sa voix qu’ellesaura s’appuyer sur sa propre expérience, originale et non négligeable, dudialogue islamo-chrétien. Cette expérience procède pour elle d’unengagement, dont le fondement n’est pas une décision politique, mais unedémarche spirituelle. Ce sera mon troisième point, beaucoup plus bref.

3. Une démarche spirituelle

On a déjà noté que chrétiens et musulmans se retrouvaient ensemblepour souligner la dimension transcendante du fondement des droits del’homme.22 Sans négliger cette ressemblance, je voudrais attirer l’attentionsur une différence capitale au plan dogmatique et au plan éthique.23 C’est

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22. Sur ces possibles convergences entre les religions, voir Karl-Josef KUSCHEL,« Grandes religions, droits de l’homme et humanum. Compte-rendu d’unsymposium à Paris », Concilium 288, 1990, p. 113-120. L’ensemble de cettelivraison de Concilium mérite attention pour notre sujet.

23. Pour tout ce paragraphe, voir mon article sur « Le dialogue interreligieux,chemin d’espérance pour l’humanité », Questions actuelles 29 (janvier-février2003), p. 34-39, repris dans Chemins de dialogue 21 (2003), p. 25-40.

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que, pour un chrétien, ce qui fonde les droits de l’homme, ce ne sont pasles droits de Dieu, mais plutôt, pour parler comme le cardinal Balthasar,l’engagement de Dieu en Jésus Christ.

En effet, la foi chrétienne témoigne, à la suite de la foi juive, de l’enga-gement de Dieu dans l’histoire des hommes. Histoire d’alliances, histoirede salut, histoire d’espérance. Et c’est parce que, selon la foi des chrétiens,la plénitude de la révélation coïncide avec l’existence humaine du ChristJésus que toute existence humaine, recevant en lui et par lui sa dimensionde parole divine, est véritablement une histoire sacrée. Tout homme est unfrère pour qui le Christ est mort. Voilà, en théologie chrétienne, lefondement dernier des droits de l’homme : l’engagement de Dieu jusquedans la kénose de la Croix.

C’est à cette profondeur que se rejoignent, théologiquement et spiri-tuellement, la promotion des droits de l’homme et l’engagement dans ledialogue interreligieux. Car il s’agit ici de reconnaître qu’il y a un don deDieu à accueillir et à faire fructifier dans la rencontre avec des frères quisont croyants autrement que nous. Là se trouve la meilleure raison pourchercher à dépasser les préjugés, les amalgames et les rancœurs. Il s’agitbien ici d’une démarche spirituelle qui n’a rien à voir avec un irénismenaïf, porte ouverte à tous les relativismes, mais qui a plutôt le caractèreexigeant d’une vraie amitié, à la fois soucieuse de permettre à l’autre dese laisser transformer par la puissance de la vérité sur laquelle est bâtie safoi, et cependant capable d’accepter que semblable interpellation lui soitadressée en réciprocité.

À cette démarche spirituelle correspond cet abandon confiant de ladéclaration conciliaire sur la liberté religieuse : « La vérité ne s’impose quepar la force de la vérité elle-même, qui pénètre l’esprit avec autant dedouceur que de puissance. »24 C’est cette confiance qui fonde à la foisnotre travail de mémoire, notre mission de veille et notre démarche spiri-tuelle.

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24. Dignitatis humanæ, 1.

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Conclusion

Je voudrais, pour conclure, faire trois propositions plus concrètes.

1. Vu de France, il me semble important de conjuguer un engagementdans le dialogue interreligieux avec un autre engagement, en faveur de larelation entre chrétiens d’Occident et chrétiens d’Orient. Nous ne nousconnaissons pas assez. Je suis persuadé que nous gagnerions beaucoup àfréquenter davantage, par exemple, nos maîtres spirituels respectifs, àmieux comprendre les différences de nos visions du monde et lesrichesses de nos expériences historiques, notamment en matière derelations islamo-chrétiennes.

2. L’année 2004 constituera une étape importante sur la voie de laconstruction de l’Europe. Nous pourrions travailler ensemble, chrétiensd’Orient et d’Occident, pour une meilleure prise en considération des racinesméditerranéennes de l’Europe. Comment enrichir l’Europe de l’expérienceinterculturelle et interreligieuse des nouveaux pays qui y entrent aujour-d’hui ?25 Dans un texte prophétique rédigé en 1963, Robert Schumanévoquait une éventuelle entrée dans l’Europe de certains pays de l’Est,« qui, délivrés des sujétions qu’ils ont subies jusqu’à présent, nousdemanderaient leur adhésion et notre appui moral ». Et il déclarait :« nous considérons comme partie intégrante de l’Europe vivante toutceux qui ont le désir de nous rejoindre dans une communauté recons-tituée. […] Nous leur devons l’exemple d’une Europe unie et fraternelle.[…] Notre devoir est d’être prêt »26. Comment « être prêt » aujourd’hui àaccueillir les pays du Sud-Est de l’Europe en tenant compte des relationseffectives que l’histoire a tissées entre ces pays et ceux du Moyen-Orient?

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25. Cette proposition peut s’inscrire dans le sens proposé par le document« Ouvrons nos cœurs. La responsabilité des catholiques et le projet de l’Unioneuropéenne », Documents Épiscopat 8 (juin 2003).

26. Texte publié dans le n° 52 de la Revue France-Forum en novembre 1963. Reprisdans : Jean-Marie PELT, Robert Schuman. Père de l’Europe, Thionville, FondationRobert Schuman, Serge Domini Éditeur, p. 58.

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Il y a là un grand défi pour la paix, en particulier par le respect desminorités et la reconnaissance de la dimension communautaire de toutevie humaine, en évitant tout autant le communautarisme que l’indivi-dualisme, qui a beaucoup influencé, il faut bien le re c o n n a î t re, laconception occidentale des droits de l’homme.27

3. La troisième proposition concerne la formation, notamment desjeunes. À Marseille, l’Institut catholique de la Méditerranée, notamment àtravers son O b s e r v a t o i re Méditerranée-Europe pour la Paix ( O M E P ) , e s tdisposé à développer des coopérations académiques avec d’autres insti-tutions universitaires ou d’autres centres culturels du pourtour méditer-ranéen. Les échanges de professeurs et la circulation d’étudiants sont debons vecteurs pour la paix et nous savons que la formation des jeunes estun élément très important pour l’avenir du dialogue islamo-chrétien.

•••

Je fais ces propositions concrètes parce qu’il me semble qu’il nous faut,plus que jamais, en matière de dialogue interreligieux, quitter le terrainsouvent miné d’avance des seules controverses doctrinales, pour venirsur celui de l’expérience concrète, là où la différence prend un contourplus familier, parce que vécue tout simplement, à longueur de quotidien.Comme le suggérait le grand philosophe juif Emmanuel Lévinas, la véritéd’une rencontre interhumaine révèle en filigrane la « courbure de l’espaceintersubjectif »28, courbure qui « infléchit la distance en élévation » et quireflète, à hauteur de visage, la présence même de Dieu. Dès lors, s’il estbien vrai que « ce sont nos relations avec les hommes qui donnent aux

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27. Cette proposition peut s’inscrire dans la lignée de celles élaborées par leGroupe de recherches islamo-chrétien, dans le texte qui condense trois ans detravaux (1982-1985) : GRIC, « État et religion », Islamochristiana 12 (1986), p. 49-72, notamment à partir de la page 67. Pour une prise en compte du droit desminorités, voir essentiellement Joseph YACOUB, Réécrire la déclaration univer -selle des droits de l’homme, Paris, Desclée de Brouwer, 1998. Voir également Jean-Marie ANGLADE, Les droits de l’homme à l’épreuve de la grande pauvreté, Paris,Éditions Science et Service – Quart Monde, 1987.

28. Emmanuel LEVINAS, Totalité et infini. Essai sur l’extériorité, La Haye / Boston/ Lancaster, Martinus Nijhoff, 1984 [1961], p. 267.

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concepts théologiques l’unique signification qu’ils comportent »29, on peutespérer que l’expérience des rencontres interreligieuses pourra apporterune contribution utile aux questionnements actuels sur les droits del’homme.

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29. Ibid., p. 51.

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Lumière& VieJuillet - Septembre 2003

n° 259

LA PROVIDENCEDIVINE PRÉVENANCE

Sommaire

• Véronique MargronPressentir un Dieu prévenant

• Jean DietzLe Dieu de l’Ancien Testament est-il si providentiel ?

• Bernard MeunierLa Providence des premiers chrétiens : de l’évidence à la foi

• Alan DurandLa Providence gouverne, le Dieu de Jésus Christ fait signe

• Jean-Étienne LongL’amour infatigable d’un Dieu exposé

Renseignements - Abonnements :

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Tél. : 04 78 42 66 83 - Fax. : 04 78 37 23 82courriel : [email protected] - site internet : www.lumiere-et-vie.com

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Maurice Pivot, p.s.s.Professeur de théologie. Rédacteur en chef de Mission de l’Église.

L’UNICITÉ DE LA MÉDIATION DU CHRISTQuelques éléments de réflexion proposés par des ouvrages récents

Comment penser l’unicité du Christ et de son œuvre médiatrice dansle contexte d’un monde marqué par une pluralité de traditions culturelleset religieuses? Depuis quelques années déjà, cette question fait l’objetd’un débat théologique, en particulier dans le contexte de ceux qui sontengagés dans le dialogue interreligieux. En sont témoins les remousprovoqués par la déclaration Dominus Jesus. Ce débat théologique est àforte implication spirituelle (je ne peux pas penser cette médiation sansque j’y sois engagé dans ma propre relation au Christ) et missionnaire (surquoi l’annonce de l’Évangile se fonde-t-elle ?). Un colloque et unséminaire d’études étaient organisés à Marseille en septembre 2002 en lienavec ce thème. Et dans le même temps plusieurs livres ou articles témoi-gnent du mûrissement théologique de la question.

1. François-Xavier Durwell, Jésus, Fils de Dieu dans l’Esprit Saint, Desclée, 1997

Adolf Gesché,Le Christ, Col. « Dieu pour penser » VI, Cerf, 2001

Georges-Marie de Durand, Réflexions sur les quatre premiers conciles œcuméniques,R.S.P.T. janvier-mars 2002Sources et signification de Chalcédoine,R.S.P.T. juillet-septembre 2002

Pourquoi relier ces livres et ces articles? L’idée de médiation du Christest souvent hypothéquée aujourd’hui par l’arrière fond christologique qui

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est donné, et ceci n’est pas sans lien avec l’interprétation que l’on peutdonner du Concile de Chalcédoine, de la formule de Chalcédoine. Lathèse centrale de l’ouvrage de Durwell, c’est l’affirmation d’une christo-logie appelée à se développer autour de ces deux éléments. D’une part,Jésus est homme-Fils de Dieu, qui non seulement partage la divinité deDieu, mais la partage dans un rapport de filiation, homme-Fils unique,engendré par Dieu dans le monde. « La divine filiation de Jésus s’imposeainsi à la réflexion comme principe de synthèse dans la christologie »(p. 10) ; la première partie du livre développe cette idée de l’accomplis-sement du mystère filial de Jésus, accomplissement qui constitue le cœurde la rédemption ; Jésus nous sauve par sa manière d’être fils au cœurmême de son humanité, par sa manière de vivre sa mort (« il meurtengendré dans sa plénitude », p. 45). Et dans cette perspective, une chris-tologie qui jouerait d’abord avec les deux termes d’« homme » et de« Dieu » pourrait laisser échapper ce qui constitue le cœur du mystère duChrist. Elle laisserait échapper d’autre part la dimension pneumatologiquede la christologie, là où l’Esprit Saint et le Christ en sa filiation sont pensésdans une relation mutuelle. C’est déjà la résurrection de Jésus qui estœuvre de Dieu en sa paternité réalisée dans l’Esprit, œuvre en laquelleDieu engendre son Fils en ce monde dans l’Esprit ; et c’est à partir dumystère pascal que l’auteur déploie une théologie trinitaire qu’il penseconfirmée par l’ensemble du dossier portant sur la « clarification autourdu Filioque » (dialogue œcuménique catholiques-orthodoxes).

Ce livre aborde brièvement la question de l’interprétation de la formulede Chalcédoine qui « garde le silence sur la relation du Christ à l’EspritSaint, de même qu’elle ne souligne pas la filialité de Jésus » (p. 76), pourn’affirmer que le paradoxe de l’union de la nature humaine et de la naturedivine dans le Christ. C’est ce propos que nous trouvons fondé par l’étudede Georges-Matthieu de Durand. Celle-ci met en relief ce qui paraît être lecœur du dogme de Chalcédoine, d’une part les négations caractérisantl’union « sans confusion, sans mutation, sans division, sans séparation »,qui délimitent le champ de la réflexion théologique, et d’autre part la résis -tance du concile à toute mutilation de l’humanité de Jésus et donc sonincitation à toujours approfondir ce qu’implique cette humanité. « Et sil’on veut encore bâtir une christologie à partir de la définition de

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Chalcédoine, mieux vaudra peut-être n’avoir pas recours à ses expres-sions techniques : deux natures, une hypostase et une personne » (p. 25).

C’est dans la même perspective que se situe le livre de Adolf Guesché,en même temps qu’il nous permet d’en mieux saisir les implications pourl’idée de médiation. Le parcours que son livre nous propose nous permetde situer la question dans l’ensemble de sa perspective. Son premierchapitre appelle à une christologie dont « le premier devoir n’est pas depenser le Christ, mais de penser ce que le Christ a pensé, dit et fait »(p. 28), une christologie qui rend attentif à ce que le Christ dit et manifeste surDieu comme sur l’homme ; l’axe central de la christologie est ainsi mis enplace, ce qui est révélé du mystère de Dieu ne peut être disjoint de ce quiest révélé du mystère de l’homme; si transcendance il y a, cette transcen -dance l’est d’abord de la relation qui s’instaure entre Dieu et l’homme dans leChrist, transcendance de « l’admirable échange ». Le Christ « introduitl’incompréhensibilité de Dieu comme clé de la compréhensibilité del’homme » (p. 43), il le fait lorsqu’il « invente le pauvre comme homme »,« demande et exige de notre part une priorité d’attention et de respectpour le pauvre et le laissé-pour-compte » (p. 43). Dans cette perspective,le sacré est d’abord « sacré de la kénose, du dépouillement, du don »(p. 45). C’est cette perspective que reprend le dernier chapitre, appelant àpenser l’œuvre médiatrice du Christ comme celle qui ouvre l’humanité àune transcendance de Dieu pensée comme celle « d’une capacité et d’uneproximité de l’homme » : un Dieu capable de l’homme. La transcendancede Dieu a trop souvent été pensée dans notre tradition occidentale « là oùDieu est totalement éloigné, distant, absolu » ; elle n’a pas été suffi-samment « évangélisée », pensée « là où elle est telle qu’elle est capable denous » (p. 240).

Ce que ces trois livres et articles ont ainsi mis en cause, ce sont deschristologies construites trop immédiatement à partir des conciles chris-tologiques, qui n’ont pas su mettre en place une juste articulation entrechristologie biblique et langage conciliaire. Ils nous incitent à penserl ’ œ u v re médiatrice du Christ à partir de l’articulation en lui d’unprocessus de filiation et de l’ouverture d’une fraternité en lui et par lui ; etils invitent à la penser sans la séparer de l’immédiateté de l’action de

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l’Esprit qui intériorise en nous ce processus. Le langage conciliaire, lui,contraint à ne pas anthropologiser ce langage de processus de filiation, àne pas mutiler l’humanité du Christ, ni ramener la transcendance de Dieuà l’image que nous en avons.

2. Albert Vanhoye,La Lettre aux HébreuxJésus Christ, médiateur d’une nouvelle alliance,Paris, Desclée de Brower, 2002

Ce livre est le dernier des ouvrages de l’auteur qui, depuis denombreuses années, nous ouvre l’accès à cette Lettre difficile à bienentendre. La Lettre aux Hébreux, en effet, met la figure du Christ enrapport avec le sacerdoce de l’Ancien Testament, rapport qui « peutfacilement être mal compris, comme une régression vers des perspectivesque l’enseignement de Jésus et son mystère pascal avaient fait dépasser »(p. 13) ; nous trouverions des traces de cette régression aussi bien chez desPères de l’Église que dans des expressions actuelles. Dès ses premiersécrits, l’auteur met en relief la double innovation de la Lettre auxHébreux : celle-ci est le seul écrit du Nouveau Testament à donner auChrist le titre de Grand Prêtre ; cette innovation se justifie comme un appro -fondissement du mystère du Christ : la mort de Jésus n’a pas séparé Jésus deDieu, elle a rendu parfaite l’humanité de Jésus en lui procurant « uneunion à Dieu parfaite et définitive, car elle avait été l’expression de la plusgénéreuse docilité filiale » (p. 23). Autre innovation : une nouvelle façon decomprendre le sacerdoce, une autre voie d’accès au sacerdoce ; l’accès ausacerdoce ne se fait pas par séparation d’avec les hommes exprimée dansdes séparations rituelles, mais par une totale assimilation à ses frèreshumains ; la sanctification s’obtient grâce à un dynamisme de solidarité etde communion. « Les séparations rituelles ont été remplacées par lasouffrance rédemptrice qui a uni le Christ aux épreuves et aux souffrancesde ses frères, y compris des plus misérables d’entre eux » (p. 27).

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La nouveauté de ce dernier livre, c’est son abord de la Lettre à partir del’idée de médiation, non pas l’étude de l’idée de médiation dans la Lettre,mais l’étude de l’ensemble de la Lettre du point de vue de la médiation :celle-ci se révèle être l’axe central de l’ensemble du sermon. Que pouvons-nous retenir de cette interprétation?

❑ Dans un premier temps, l’auteur travaille sur ce que la Lettre nous ditde la personne du médiateur : le Christ médiateur n’est pas un intermédiaireentre Dieu et les hommes, intermédiaire extérieur à l’une et l’autre partie ;c’est dans sa propre personne qu’il est médiateur. Dieu avec Dieu, hommeavec les hommes. Il l’est dans la symbiose de ces deux relations avec Dieuet avec les hommes. En quel sens? « Une opinion reçue en théologie veutque le Fils de Dieu soit devenu parfait médiateur dès le premier instant deson incarnation, du fait de l’union, dans sa personne, de la naturehumaine et de la nature divine. Telle n’est pas la doctrine de la Lettre auxHébreux […]. Avant sa glorification, obtenue par la Passion, l’humanitédu Christ n’était pas parfaitement unie à Dieu dans la gloire filiale […].D’autre part, la relation du Christ avec ses frères […] restait susceptible dese rompre aussi longtemps que le Christ n’était pas descendu jusqu’aufond de la misère humaine, n’y avait pas rencontré l’énorme obstacled’une mort injuste et cruelle et n’avait pas surmonté cet obstacle » (p. 29).Toute la première partie du livre explore cette double relation, dansl’union desquelles le Christ devient Médiateur. Trois éléments sont mis enrelief à propos de la relation du Christ à Dieu. En premier lieu, est affirmé lelien entre deux types d’activité médiatrice : l’activité médiatrice du Christqui accomplit l’acte de créer et l’intervention médiatrice du Fils de Dieudans l’histoire humaine ; le Christ n’est pas seulement celui par quil’univers est créé (comme le disent les autres écrits du NouveauTestament), il est celui qui crée ; « Porter l’univers par la parole de lapuissance divine est une activité médiatrice qui assure l’union entrel’univers et Dieu » (p. 42) ; et il est d’autre part celui qui dans sa Passionest intronisé à la droite de Dieu, Seigneur de l’univers. Autre élément, larelation du Christ avec Dieu dans la gloire est indissociable de son inter-vention en faveur des hommes et donc de sa relation aux hommes.Dernier élément enfin, cette relation le constitue comme « digne de foi »auprès de Dieu; digne de foi pour les rapports avec Dieu ; la médiation

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sacerdotale de Jésus Grand Prêtre est « en relation avec la foi et laprofession de foi » (p. 73), elle est au service de notre relation de foi avecDieu, elle est médiation de révélation, de communication de Dieu avecnous. Et cette œuvre médiatrice « n’a pas seulement pour effet de mettrechaque croyant en relation personnelle avec Dieu, […] elle le fait en mêmetemps entrer dans une communauté animée par la foi » (p. 79). L’autrerelation du Christ, homme avec les hommes, est une relation définie par lamiséricorde qui le fait compatir à nos faiblesses (He 4,15) ; celle-ci le porteà une solidarité complète avec ses frères dans la souffrance et dans lamort. « La capacité de compassion que possède le Christ est le fruit de saPassion […]. Il lui fallait se charger de la croix des plus éprouvés et desplus coupables d’entre nous pour se lier à nous par toutes les fibres de sonhumanité, remodelée dans la souffrance acceptée par amour » (p. 85).Cette relation constituante du médiateur implique ainsi « une transfor -mation profonde de sa nature humaine, une consécration sacerdotale (qui) n’apas été rituelle, mais existentielle » : le Christ a « appris », il est « devenu »(He 5,7-10). Et cet apprentissage culmine dans la Passion vécue commeune supplication : « Les événements dramatiques qui mettaient radica-lement en question toute l’œuvre de Jésus et sa personne elle-même ontété affrontés dans une prière intense qui a constitué une offrande sacer-dotale, un acte de médiation » (p. 100). Le Christ ne se contente pas defaire une œuvre extérieure de médiation, il a réalisé la médiation à l’inté-rieur de sa propre personne.

❑ Dans un deuxième temps, l’auteur travaille sur l’entreprise elle-même dela médiation sacerdotale en en développant les trois phases, sur fondd’opposition à ce que pouvait être la médiation inefficace de la premièrealliance : une phase ascendante, la Passion ; une phase centrale, la glorifi-cation ; une phase descendante, la relation intime avec Dieu accordée auxcroyants.

La Lettre nous oriente d’abord sur la phase centrale (He 7), cœur del’œuvre médiatrice : la glorification du Christ, la présence du Christressuscité auprès de Dieu comme Grand Prêtre. La puissance de vieindestructible qui s’est manifestée dans la glorification du Christ était déjàà l’œuvre dans la Passion ; dans cette phase, le Christ entre dans le

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sanctuaire, il n’en sort plus, à la différence des rites de l’Ancien Testament,car sa médiation consiste bien plutôt à en ouvrir l’accès aux croyants etcomporte une continuelle activité d’intercession.

Dans la phase ascendante (He 8,9), nous retrouvons ce que la premièrepartie de la Lettre avait déjà évoqué : le Christ appelé à entrer dans lesanctuaire a été rendu parfait au moyen d’une oblation sacrificielle dontil a été le célébrant et grâce à laquelle il est parvenu jusqu’à Dieu. Et cetteoblation, c’est la transformation en profondeur de la nature humaine deJésus qui s’opère lorsque le Christ transforme sa mort violente en moyend’union définitive avec Dieu, c’est-à-dire, en faisant de sa mort humaineun acte de suprême obéissance à son Père et d’extrême solidarité avec sesfrères. Dans cette phase ascendante est déjà présente en filigrane la phasedescendante (à la manière dont l’évangéliste Luc associe à la Passion duChrist le bon larron et le centurion, et l’évangéliste Jean, Jean et Marie) : lefeu allumé par le Christ en sa Passion est « le feu de l’Esprit Saint, seulcapable de réaliser la véritable transformation sacrificielle, qui atteintl’être humain au plus profond de lui-même » (p. 152). Et ceci donne labase de la Nouvelle Alliance, qui n’est pas simple restauration de laPremière, car c’est un fondement nouveau qui est donné à l’Alliance :« sacrifice personnel qui a pour résultat la transformation d’un cœurhumain, transformation transmissible aux autres cœurs » (p. 188).

Quand l’auteur aborde la phase descendante déployée dans le chapitre10, il la montre comme ayant été réalisée paradoxalement en même tempsque la phase ascendante, là où le Christ, par sa Passion, entre dans lesanctuaire. Elle se réalise là où les hommes sont eux aussi « rendusparfaits », c’est-à-dire objets d’une transformation de leur existence ;l’oblation du Christ ouvre aux hommes un chemin d’oblation, quiimplique, à la différence du Christ, l’élimination des péchés. « La trans-formation opérée par l’acte (médiateur) atteint en même temps le Christet ses frères » (p. 203), lui qui « par une unique oblation, a rendu parfaitspour toujours ceux qui reçoivent la sainteté » (He 10,14). Le Christ, ainsi,n’est pas un médiateur qui ôte les obstacles sur le chemin des hommesvers Dieu, « il les a transformés en moyens pour avancer » (p. 207). Cetteœuvre médiatrice ne peut se comprendre ainsi sans ce qu’elle produit en

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l’homme : les derniers chapitres de la Lettre sont interprétés par l’auteurcomme étant la foi, l’espérance et la charité en relation étroite avec lamédiation sacerdotale du Christ. Le Christ est l’initiateur et celui quiaccomplit la foi ; il est celui qui donne l’exemple de l’endurance à laquelletous les croyants sont appelés ; il est celui qui ouvre à « l’amourgénéreux », cet amour qui se traduit dans une veille mutuelle deschrétiens les uns par les autres. La médiation du Christ implique ainsicette présence active de Dieu dans les croyants.

Cette Lettre aux Hébreux se manifeste ainsi comme point de passageincontournable de toute réflexion théologique sur la médiation du Christ : seuleen effet elle fait des catégories de sacerdoce et de médiateur de la nouvellealliance l’axe central d’un approfondissement du mystère du Christ. Lelivre de Albert Vanhoye nous est précieux, il permet à la réflexion théolo-gique de résister aux tentations d’instrumentalisation de la médiation duChrist, en particulier dans la théologie du dialogue interreligieux : cetteinstrumentalisation se produit lorsque le médiateur est pensé comme cetintermédiaire entre Dieu et les hommes qui fonde la distinction entre lespartenaires du dialogue, chrétiens et non chrétiens, tout en restant lui-même à l’extérieur de ce dialogue ; elle se produit lorsque la théologiecherche à relativiser cette médiation. Face à cela, ce livre met en relief unemédiation qui n’est pas fondée sur une Incarnation pensée statiquement,mais plutôt une Incarnation incluant la transformation de la naturehumaine du Christ jusqu’à l’événement décisif de la Passion, fondée surl’ouverture du libre accès à Dieu pour tous les hommes telle qu’elle seréalise dans la glorification du Christ. La médiation du Christ s’accueilledans une confession de foi qui ne peut être faite que là où le processus detransformation qu’elle suscite peut être reconnu tant dans les partenairesdu dialogue que dans le dialogue lui-même, reconnu dans l’initiative dela foi, l’endurance de l’espérance, la générosité de l’amour.

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3. Sous la direction de Michel Fédou,Le Fils unique et ses frèresUnicité du Christ et pluralisme religieux,Éditions facultés jésuites de Paris – 2002

Ce petit livre rassemble les actes d’un colloque du Centre Sèvres(octobre 2001), mais il est surtout le fruit d’un atelier de recherche. Sesdifférents apports entrent en consonance avec les livres qui viennentd’être présentés : le titre déjà le manifeste, par la christologie qu’ilimplique, dans l’articulation entre le Fils unique et le Premier Né d’unemultitude de frères. Que pouvons-nous retenir de ce livre quant à notrethème de la médiation ? Partons de l’exposé biblique de Jean-MarieCarrière, qui se situe dans la même perspective que l’interprétation de laLettre aux Hébreux. Une remarque suggestive ouvre et termine l’article :« L’unicité de Jésus Christ n’est peut-être pas à mettre au point de départd’un débat interreligieux […], il s’agit bien plutôt de la poser comme sonorient, en espérant et agissant de toutes ses forces, dans la vérité et lerespect, pour qu’elle puisse être atteinte » (p. 51) et « ce sera une dernièreremarque : dans la Bible, l’unicité de Jésus Christ est pour ainsi dire finale.Elle n’est atteinte, et dite ou confessée dans sa vérité propre, qu’au termed’un long chemin… chemin d’une vie… chemin ensemble avec d’autres »(p. 73). De ce travail d’unicité, l’auteur nous donne deux repères dansl’Ancien Testament. Celui du Deutéronome privilégie comme voie d’accès àl’unicité de Dieu la métaphore de type conjugal et la préfère à lamétaphore politique : une « unicité réciproquement accordée, mutuel-lement constitutive de l’identité de chacun » (p. 54). L’autre repère nousest donné par les écrits sapientiaux : ces écrits vont rendre possible lapensée de « l’unicité des manifestations de Dieu », « unicité des manièresd’être en relation avec Dieu », « l’unicité des aspects de la sagesserépandus dans les cultures et les religions » ; et ceci, parce que ces écritsnous proposent « une unicité qui procède de la circulation, de la mobilité,de l’échange, du partage, voire du dialogue » ; l’unité est « de l’ordre dece qui circule entre les particularités et les relie » (p. 58-59). La Sagesse estproductrice de relations (il y a dans cette réflexion, comme le signalel’auteur, le renouveau de la lecture de ces écrits provoqué par Paul

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Beauchamp : il n’est pas indifférent que cette sensibilité exégétique soitcelle d’un exégète qui avait été préparé, comme missionnaire, à larencontre de la culture chinoise).

Lorsque Jean-Marie Carrière aborde le Nouveau Testament, il travaillesur les deux aspects que sont l’unicité du Christ et l’unicité de son officede Médiateur. Jean rend compte de l’unicité du Christ à partir de sarelation filiale qui consiste à être engendré de manière unique ; cetteunicité n’est pas exclusive, dans la mesure où l’unicité de l’un engendreen quelque sorte, par un croire, d’autres « nés de Dieu » (cf. le Prologue).La Lettre aux Colossiens introduit le thème du « Premier né » : l’unicitédu premier né est l’unicité de celui qui le premier a ouvert le chemin d’unêtre vivant et en appelle d’autres. L’unicité de l’office de Médiateur esttravaillée à partir de la Lettre aux Hébreux et dans la même perspectiveque le livre de Vanhoye.

Le travail théologique de Michel Fédou prend appui sur la Traditionthéologique pour éclairer les débats actuels avec les théologies pluralistes.Il cherche à faire apparaître le lien intime entre « unique » et « universel »pour Origène, Thomas d’Aquin et Nicolas de Cues. Pour Origène, l’uni-versel passe par l’Unique : « c’est justement parce que l’esprit de Dieuhabite Jésus en plénitude, c’est parce qu’il habite Jésus en un corpsunique, dans un lieu unique et un temps unique que beaucoup d’autrespeuvent être, sur la surface de la terre, habités par le logos de Dieu » (p.26). De même, pour Nicolas de Cues, « l’unicité du Christ n’est pas ce quile met à part des êtres humains, mais ce qui manifeste son unité la plusradicale avec le genre humain » (p. 42), et elle est ordonnée à l’unité del’humanité, en elle-même et avec Dieu. Lorsque l’auteur se tourne vers lesthéologies pluralistes, il les interprète comme des pensées qui ont récusé,non pas l’unicité du Christ, mais « le caractère inopportun d’un langageque l’on prétendrait d’emblée imposer à d’autres croyants », qui ont ainsiinstrumentalisé l’unicité du Christ, en la sortant de son lieu propre qui estcelui du témoignage de la foi.

C’est autour de la question « comment l’unique met-il en relation avecd’autres ? » que se développe l’article de Geneviève Comeau, et ceci dans

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un débat avec Stanley Samartha, Paul Knitter et Mickaël Amaladoss. Lepoint de départ du débat est le lien entre la particularité de Jésus et sonuniversalité. Si l’auteur se refuse à séparer particularité et universalité,l’intérêt du propos porte sur la manière de penser le lien : celui-ci n’est pasà penser d’abord à partir de l’incarnation, mais à partir de l’ensemble del’événement du Christ et donc de la Résurrection. « Ni dans sa mort, nidans sa résurrection, Jésus ne meurt à sa particularité […]. Mais laRésurrection établit le Christ Seigneur en interdisant de prétendre à unaccès immédiat à Lui, à une universalité trop facile et faible qui n’auraitpas à se référer à une particularité insaisissable et inaccessible, etreconnue comme telle, mais pourtant indispensable. Loin de s’opposer àl’universalité, la particularité de Jésus sauve de l’imaginaire l’universalitéde Jésus Christ » (citation de Sylvie Robert, faite par l’auteur, en commen-taire de la rencontre du Ressuscité et de Marie Madeleine, dans l’évangilede Jean : « ne me touche pas » - p. 115-116). Deux autres aspects sont misen relief par l’auteur : la kénose du Christ et l’œuvre de l’Esprit Saint.Dans le débat, l’idée de kénose est parfois utilisée pour fonder l’idéed’une disparition, d’un effacement de Jésus face à d’autres « sauveurs » :ceci ne peut s’appuyer sur le texte biblique de Phi 2, qui associe lemouvement de descente et d’humiliation à un mouvement d’exaltation etde nouvelle présence du Ressuscité. La kénose est bien plutôt à relier aumouvement de dessaisissement de soi qui lui permet de reconnaître ledon de Dieu où qu’il soit et d’en rendre grâces, et d’être par là la sourcede la reconnaissance par chacun de l’unicité à laquelle il est appelé.L’œuvre de l’Esprit, c’est ce travail de reconnaissance : l’unicité du Christqui se donne à reconnaître dans une relation, l’unicité de tout être humainqui advient dans la relation, même secrète et anonyme, qu’il a avec leChrist.

Avec l’étude de Christoph Theobald, nous restons dans la mêmeproblématique, avec cet élément nouveau : la mise en place de ladimension éthique de la médiation du Christ. Cette étude, refusant de nereconnaître dans l’unicité du Christ qu’une unicité de singularité (cf.Stanislas Breton), cherche à réintroduire une unicité d’excellence, qu’ilidentifie à la sainteté du Christ : ce qui est « unique » en Jésus deNazareth, c’est sa sainteté et sa manière de la communiquer à d’autres,

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voire à tous. Mais ce qui caractérise théologiquement cette unicité d’excel-lence, ce n’est pas la sainteté en elle-même (il n’y a pas de distinctionradicale entre l’union hypostatique et l’habitation de Dieu dans les saints),mais « le fait que c’est Lui, le Fils unique, qui nous communique lasainteté et que c’est en lui que l’unique promesse de Dieu de nous donnerce qu’Il est en lui-même est devenue dans notre histoire réalité irrévo-cable » (p. 139-140). Comment entendre cette communication dans notrecontexte actuel où l’universalisme occidental manifeste sa particularité?L’auteur s’appuie sur la pensée de Habermas qui pense l’universeléthique à partir d’une « communication réussie entre tous ». « Mon pariest […] (que parait) avec une acuité toujours plus grande la diversitéextraordinaire de nos manières de nous situer dans la vie commune et parrapport au lien social » (p. 143), et c’est à ce niveau que joue l’éthiqued’intercommunication appelant la mise en relation de ces manières diffé-rentes de se situer dans la vie. C’est à ce niveau que se situe alors la singu-larité chrétienne, qui consiste dans une manière spécifique « d’intégrer laperspective d’autrui, au point de prendre sur soi les situations limites detoute communication, comme son refus éventuel de communiquer, voiresa violence » (p. 144). Cette singularité chrétienne se fonde elle-même surla spécificité de l’unicité d’excellence du Christ que l’auteur développe luiaussi à partir d’un recours à la Lettre aux Hébreux : cette unicité peut sedéfinir par une manière toute neuve de vivre et d’anticiper l’événementunique de sa mort ; « réduisant à l’impuissance celui qui détient lepouvoir de la mort » (He 2 14) peut alors se traduire « le pouvoir de lamort de la communication ».

À ces études stimulantes, en particulier à la dernière étude, peut êtreposée la question de la place possible d’une certaine théologie de lacréation ; l’universel doit-il être seulement cherché au niveau d’uneéthique de la communication ? N’y a-t-il pas dans la vie de l’humanité del’intolérable ? L’universalisme occidental n’est-il que particulier, ou biendans sa particularité ne renvoie-t-il pas à un universel visé « négati-vement » (« tu ne tueras pas ») ? Et ceci ne se fonde-t-il pas sur unecertaine théologie de la création où se dit un élément de l’unicité, unicitéd’origine? Ceci n’est-il pas à mettre en relation avec la perspective de laLettre aux Hébreux qui distingue et unit la médiation du Christ par

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rapport à l’ensemble de la création et la médiation du Christ vis-à-vis del’humanité?

4. Ouverture

Nous avons analysé quelques livres récents qui nous offrent unethéologie de la médiation du Christ ; le séminaire organisé à Marseille enseptembre 2002 travaillait sur l’idée de médiation interreligieuse avec desapports d’autres disciplines que celle de la théologie. Quelques-unes deces communications ont été publiées dans Chemins de dialogue 21 (2003).Est-il possible de les faire entrer en résonance? Quels chantiers peuventalors s’ouvrir?

La résonance la plus nette se manifeste autour de la perspective d’uneœuvre médiatrice qui ne se conçoit pas sans une transformation profondetant de celui qui fait œuvre de médiateur que de ceux qui sont concernéspar cette médiation : c’est ce qu’ont mis en relief les études théologiques.Ce travail théologique appelle des réflexions anthropologiques sur lamédiation telles que celle de Gérard Bailhache, « La médiation interreli-gieuse dans sa dimension intersubjective », qui permet de mieux situerl’œuvre médiatrice du Christ là où il y a effectivement dialogue. Lesautres études d’ordre psychosociologique, en particulier celles de VincentHanssens, attirent l’attention sur le risque de ne saisir le dialogue quedans sa dimension trop uniquement intersubjective ; il n’y a de dialogueque dans le choc, la confrontation, la rencontre d’univers culturels etsymboliques, de communautés sociales ; il y a dialogue dans la communi-cation qui s’opère par la médiation du langage. Quel rapport à la vérité?Quelle prise en charge de la violence ? Quelle espérance d’une véritablecommunication? C’est dans l’approfondissement de tout ce qui se joue àces divers niveaux que peut s’approfondir la réflexion sur la médiation duChrist.

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Un autre chantier serait à ouvrir : comment situer la nécessité del’Église dans le processus de médiation? Le risque est grand de penserl’Église comme un intermédiaire supplémentaire dans le processus dusalut. Comment penser cette nécessité de l’Église à l’intérieur de la doublerelation qui la constitue, la relation à l’œuvre médiatrice du Christ en elle(au travers des diverses « médiations » ecclésiales qui la relient au Christdans l’Esprit), et la relation à l’œuvre du Christ dans l’Esprit dansl’ensemble de l’univers ?

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Éric GeoffroyInitiation au soufismeParis, Fayard, collection « l’Espace intérieur », 2003, 322 pages, 19 €.

Une initiation au soufisme est plus qu’une introduction. Seul un musulmanpeut y prétendre. Dans cet ouvrage, Éric Geoffroy, universitaire islamologue,excelle à définir le soufisme comme « le cœur vivant de l’islam, la dimension intérieurede la Révélation muhammadienne », par-delà les clichés et les préjugés réducteurs(chapitre 1, Approches, p. 9-53).

Prenant sa source dans le Coran et dans le modèle prophétique (chapitre II,Soufisme et islam, p. 55-101), cette « science de l’intérieur », pratiquée et théoriséepar de grands maîtres, véhiculée par des « voies initiatiques » structurées, sedéploie de façon non univoque à travers la variété des courants de pensée quiforment la culture islamique (chapitre III, Le soufisme dans la culture islamique :aperçu historique, p. 103-201). L’auteur expose ensuite les relations de Maître àdisciple, les rites et les méthodes initiatiques, les règles de vie, les arts pratiquésdans le soufisme (chapitre IV, Le soufisme tel qu’il se vit, p. 213-270).

On appréciera à sa juste valeur l’ouverture interreligieuse ancrée dans l’expé-rience et l’expression des grands soufis : « Ibn ‘Arabî donne ce conseil : Prends gardeà ne pas te lier à un credo particulier en reniant tout le reste… Que ton âme soit lasubstance de toutes les croyances, car Allâh le Très Haut est trop vaste et trop immensepour être enfermé dans un credo à l‘exclusion des autres » (chapitre V, Le soufisme etl’ouverture interreligieuse, p. 271-288).

En conclusion, l’auteur montre que le soufisme, « cœur de l’islam », constitueaujourd’hui un véritable antidote contre les divers intégrismes et qu’il est appeléà jouer un rôle croissant en Occident.

Cette initiation au soufisme est, à nos yeux, un véritable traité de spiritualitéislamique.

Roger MichelISTR de Marseille

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Dennis GiraLe Lotus ou la Croix : les raisons d’un choixParis, Bayard, 2003.

Inutile de présenter l’auteur bien connu par tous ceux qui s’intéressent aubouddhisme et reconnu par les bouddhistes eux-mêmes comme un des meilleursspécialistes de leur tradition.

Le Lotus ou la Croix est bien le fruit d’un dialogue approfondi entre lebouddhisme et le christianisme : « le Lotus, fleur d’une extraordinaire beauté,jaillie pourtant des ténèbres d’eaux boueuses, symbolise souvent cet Éveil, quidoit se réaliser dans un monde où règne l’ignorance, et le bouddhisme lui-même,dont il est la pointe ultime » ; la Croix, ce signe des chrétiens, symbolisel’Espérance ancrée dans la Résurrection.

L’auteur rend compte dans ce livre de son Espérance ; il explique « sansambiguïté pourquoi, après toutes ses années de contact avec le bouddhisme et lesbouddhistes, il reste attaché à la foi chrétienne ». Les raisons d’un choix s’appuientfortement sur l’expérience exigeante d’un dialogue authentique : un dialogue quiva beaucoup plus loin que la tolérance, un dialogue qui demande beaucoup decourage pour laisser l’interlocuteur se dire lui-même et surtout pour oser « direclairement ce que l’on croit et dans des termes qui soient audibles pour l’autre ».Un dialogue vrai est un dialogue qui vise le sommet de chaque tradition, quidépasse « les sous-produits qui pèsent parfois lourdement sur notre vie spirituelleet sur l’idée que nous nous faisons du christianisme. Un chrétien qui veut entrerdans la cohérence bouddhique, qui veut en découvrir les sommets, doit en mêmetemps rechercher activement les sommets de sa propre tradition ».

L’auteur nous entraîne donc à monter avec lui aux sommets de la Foichrétienne, ces sommets souvent cachés par la brume plus ou moins épaisse dessous-produits du christianisme (les croisades, l’Inquisition, les abus d’autorité, lesimages caricaturales d’un dieu à la taille de l’homme…). Ce qui est très prenant,c’est que le chemin pour aller aux sommets débute par les expériences de l’auteuren tant qu’homme : « Au point de départ : mon expérience d’homme ». Noussavons tous que l’une des raisons principales de la réussite du bouddhisme enFrance est l’accent très fort mis sur l’expérience par cette tradition. L’auteur vainviter le lecteur à le suivre sur le vécu et à « reconnaître que toute expression de

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la foi chrétienne qui ne prendrait pas au sérieux l’importance de l’expériencehumaine est condamnée à l’échec ».

Le point central de l’expérience qui fait de l’homme un homme est la relationinterpersonnelle. L’auteur insiste sur son expérience qui lui a appris que larelation interpersonnelle, fondée sur le respect authentique de l’autre, est essen-tielle à la vie humaine. C’est cette expérience interpersonnelle qui forme le pointcentral des raisons d’un choix entre le Lotus et la Croix. Car dans la cohérencechrétienne, le mot clé utilisé pour parler de l’accomplissement de l’homme estcelui de la « communion », ce qui implique évidemment la relation. L’auteuraborde chacune des « propositions de la foi » pour expliquer comment « ellesparlent toutes de ces relations interpersonnelles qui donnent toute son épaisseurà la vie humaine ».

Le livre s’ouvre en dernière partie sur les questions qui appellent au dialogueentre les deux traditions : le statut de la personne humaine, la question de Dieu,le statut du langage, l’expérience spirituelle. Il est important d’aborder l’expé-rience spirituelle proposée par les deux traditions. C’est au cœur de cetteexpérience qu’on peut pressentir la grande différence entre les deux cohérencesbouddhique et chrétienne. L’expérience bouddhique s’ouvre sur la non-dualitéalors que l’expérience chrétienne est « centrée sur la communion en Dieu qui estLui-même relation (mystère de la Trinité) ». Cette divergence entre les deux voies,au lieu de bloquer le dialogue, ouvre au contraire ce dernier sur beaucoup de« dossiers » qui ne peuvent qu’enrichir réciproquement les deux traditions.L’auteur témoigne de sa foi profonde dans le vrai dialogue qui « dépendfinalement de la cohérence et de la conviction de ceux qui y participent ».

Le Lotus ou la Croix se termine par l’urgence d’un dialogue vrai entre « desgens qui restent ce qu’ils sont » mais qui se risquent à « parler vrai » car « plus onest enraciné dans la foi en Jésus Christ plus on voit la nécessité à la fois de s’ouvrirà l’expérience des autres et de partager sa propre expérience avec eux ».

Dennis Gira est remarquable dans cet ouvrage par l’authenticité de son vécuet par une grande rigueur intellectuelle dans la connaissance de l’autre. Il ouvreainsi un chantier passionnant pour un dialogue fructueux avec cette grandetradition de l’Asie qu’est le bouddhisme.

Claire LyISTR de Marseille

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Chistian DuquocL’unique Christ. La symphonie différéeParis, Cerf, 2002, 255 p.

Sous la métaphore très suggestive d’une symphonie différée, l’auteur proposeune compréhension originale de ce que la Constitution conciliaire Gaudium et spesdécrit comme « le point vers lequel convergent les désirs de l’histoire et de lacivilisation, le centre du genre humain, la joie de tous les cœurs et la plénitude deleurs aspirations, le Seigneur Jésus Christ, fin de l’histoire humaine ». Le cœur dela problématique est d’examiner le sens d’une telle affirmation dans le cadre d’unehumanité divisée, d’une histoire aléatoire, et d’un cosmos indifférent.

Au moment où, soucieuse de dialogue, la théologie chrétienne des religionscherche parfois un horizon commun à ce qui demeure pourtant inconciliable,Christian Duquoc regarde les religions et les cultures dans leurs diversités et leurscontradictions, comme autant de « fragments » disséminés que nulle convergencene semble pouvoir rassembler. La déchirure originaire entre Israël et l’Église –bien plus profonde qu’un malentendu – est le symbole d’autres divisions que laRésurrection n’a pas empêchées ni entre les chrétiens ni dans l’affrontement desreligions.

L’hypothèse de l’auteur est qu’il est possible, à partir de l’annonce inauguralede la présence discrète et non contraignante du Règne par Jésus, de comprendrel’histoire humaine comme le temps intermédiaire, indéterminé et chaotique, d’uneféconde tension figurée par le couple Babel – Pentecôte. Si Jésus souligne« l’incommensurable du lien qui l’unit à Dieu », il ne désigne pas les modalités dela fin de l’histoire et ne s’en approprie pas la seigneurie. Ni l’Église, ni lasynagogue, ni quiconque, ne peut dès lors occuper la place à laquelle le Christ lui-même a renoncé (1Co 15,28). La lecture du ministère de Jésus à laquelle ChristianDuquoc nous convie (et qu’il confronte cette fois à quelques représentants de la« troisième quête » dont l’une des caractéristiques tient en une rejudaïsation fortede Jésus) nous libère de nos tentations inclusivistes.

Sous l’horizon commun du Christ, les Églises séparées peinent à surmonterleurs divisions. « Peut-être, suggère l’auteur, sont-elles, dans le temps intermé-diaire, des expressions indispensables d’une richesse christique que l’unificationinstitutionnelle voilerait ou braderait » (p. 251).

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Privées d’horizon commun, les religions non chrétiennes ne sont pas pourautant sans signification actuelle ni sans avenir eschatologique. Ce qu’elles sont enpropre ne saurait être réduit à ce qu’elles peuvent offrir dans le cadre d’undénominateur commun dont la visée sociale est le consensus rassurant. Là nonplus, l’Esprit ne crée pas prématurément les conditions de l’unité.

Lors de l’événement de Pentecôte, le Ressuscité se retire et laisse faire l’Espritafin de ne pas détruire hâtivement les fruits positifs de Babel, à savoir la diversité,maintenue le plus souvent par les divisions, contre les dérives d’un unitarismetotalitaire. Ainsi, la manière chrétienne de désigner l’orientation de l’histoireglobale sous le signe d’une eschatologie christocentrique prédéterminée procé-derait davantage du rêve unitaire de Babel – interrompu par Dieu – que d’unejuste interprétation des signes des temps, signes fragmentaires qui ne livrent pas cequi appartient à Dieu seul : l’indicibilité du contenu de la Promesse. Dans l’his-toire du monde et du cosmos, le Christ continue d’adopter la discrétion qui futcelle du Jésus terrestre.

Cette hypothèse d’ensemble du livre conduit à « penser positivement ladivision comme l’un des lieux du travail révélateur de l’Esprit » dont la césureentre Israël et l’Église constitue pour nous la première énigme. Elle ne disqualifiepas la perspective eschatologique soutenue par le Concile mais elle propose pource temps intermédiaire – le nôtre – une patience active, un respect de la réserve deDieu qui permet à chaque fragment d’atteindre son accomplissement propre sansconfisquer aux autres fragments la richesse insondable de l’ensemble, lasymphonie achevée. Pour qui, à la suite de Jésus, sait voir et entendre, Dieu se rendproche à chaque fragment dans la plénitude du présent. Mais Dieu n’est pas à ladisposition de nos tentations hégémoniques. Jésus de Nazareth a préféré écartertoute prétention imaginaire à la maîtrise. Le Ressuscité nous enjoint de même àune modestie d’interprétation de l’histoire qui laisse toute sa place à la rencontrepacifique dans un dialogue sans arrière pensée :

« L’Église [peut alors être pensée comme] sacrement du salut dans lamesure où elle renonce à être le tout, c’est-à-dire à être l’unique lieu del’Esprit et la déléguée de son Seigneur. Une analogie se dessine ici entre leparcours historique de Jésus et le chemin terrestre de l’Église ». (p. 241).

Martine MertzweillerFaculté de théologie de l’Université catholique de Lyon

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Paul TillichThéologie systématique II, Deuxième partie : l’Être et DieuParis / Genève / Québec, Les Éditions du Cerf / Labor et Fides / LesPresses de l’Université Laval, 2003,182 p.

La publication d’une nouvelle traduction française de la Théologie systématiquede Tillich vient ajouter un volume à l’imposant travail de présentation et detraduction de l’œuvre tillichienne réalisé par toute une équipe autour d’AndréGounelle (responsable de ce volume) et de Jean Richard (maître d’œuvre deplusieurs autres ouvrages déjà publiés).

Paul Tillich (1886-1965), né en Allemagne où il a enseigné dans diversesuniversités avant d’émigrer aux États-Unis en 1933, est l’un des plus grandsthéologiens du vingtième siècle. En quittant l’Allemagne (il avait été révoqué deson poste de doyen de la Faculté de philosophie de Francfort à cause de son soutienà des étudiants juifs), Tillich dut apprendre l’anglais pour pouvoir enseigner àNew-York au Union Theological Seminary et à l’Université Columbia. C’est à partir deces nombreux enseignements qu’a pris forme le projet d’une « théologie systéma-tique », publiée en trois volumes en 1951, 1957 et 1963, dont l’originalité premièretient à ce que Tillich appelle « la méthode de corrélation ». Cette méthode consisteà considérer l’œuvre théologique comme un incessant dialogue entre une situationdu monde qu’il convient d’analyser, d’interpréter avec tous les moyens scienti-fiques nécessaires, et une saisie renouvelée du message chrétien, non seulementpour y trouver quelques ressources pour répondre aux questions de la situationconcrète, mais aussi pour le mettre lui-même en travail herméneutique de refor-mulation.

Avec cette méthode, Tillich parcourt cinq grands domaines de questionsexistentielles en les mettant en corrélation avec cinq aspects du message chrétien.Après une première partie qui s’intitule « Raison et révélation », cette deuxièmepartie aborde, sous le titre « L’Être et Dieu », les questions fondamentales del’ontologie et de son rapport à la théologie. Suivront, dans l’ordre, les trois autresparties de cet opus magistral : « L’existence et le Christ », « La vie et l’Esprit »,« L’histoire et le Royaume de Dieu ».

Le lecteur, mieux vaut l’en prévenir, devra s’armer de patience car la partieontologique n’est pas d’une compréhension aisée. Par-delà les méandres suivis

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par Tillich, l’important est de considérer l’ontologie comme voie d’accès à laquestion de Dieu. Reprenant les catégories classiques du temps, de l’espace, de lacausalité et de la substance, Tillich les envisage comme des formes de la finitude,où s’exprime un mélange d’être et de non-être (me on), abordable existentiellementen termes d’angoisse et de courage : angoisse du transitoire et courage de l’initiative(temps), angoisse de l’insécurité et courage de la position (espace), angoisse de lacontingence et courage du pouvoir d’être (causalité), angoisse de la perted’identité et courage de la création culturelle (substance). Tillich en conclut :

Ces quatre catégories représentent quatre aspects de la finitude dansses éléments positifs et négatifs. Elles expriment l’alliance de l’être et dunon-être en toute chose finie. Elles énoncent le courage qui acceptel’angoisse du non être. La possibilité de ce courage pose la question deDieu (p. 57).

On reconnaît là le thème du courage, cher à Tillich, puisqu’il en avait fait l’objetdes Terry Lectures, données à l’Université de Yale à l’automne de 1950 et publiéesen 1952 sous le titre Le courage d’être, dont une nouvelle traduction vient deparaître en 2002, dans la même collection que le présent volume.

Dans sa présentation du concept de Dieu, Tillich veille surtout à ne pasenfermer Dieu dans des catégories, fussent-elles ontologiques. Dieu est au-delà :au-delà de l’essence et de l’existence, au-delà de l’être et du non être, au-delà dupersonnel et de l’impersonnel… Le langage approprié pour parler de Dieu estcelui du symbole, assez proche chez Tillich d’une analogia entis qui ne dériverait pasen théologie naturelle. Plus exactement : l’homme ne saisit pas Dieu à travers dessymboles, mais dans l’expérience de la foi, il est saisi par un souci ultime (ultimateconcern) qui s’exprime dans des symboles.

« Dieu » est la réponse à la question qu’implique la finitude del’homme, le nom pour désigner ce qui le préoccupe ultimement. Cettephrase ne veut pas dire qu’il y a d’abord un être appelé Dieu et qu’ensuitevient l’exigence que l’homme s’en préoccupe ultimement. Elle signifie quetout ce qui préoccupe ultimement un homme devient dieu pour lui et, àl’inverse, que seul ce qui est dieu pour lui peut le préoccuper ultimement(p. 75).

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Être, vie, création et relation : tels sont les quatre termes à partir desquelsTillich décline la compréhension théologique chrétienne de Dieu, en prenantappui (autre originalité de sa perspective) sur les développements du symbole« Dieu » dans l’histoire des religions, à travers une typologie brève mais signifi-cative, constituée en fonction de la tension entre la concrétude et l’ultimité(ultimacy). L’actualité de cette démarche tient surtout à la méthode que Tillichsuggère, invitant le théologien à travailler avec l’historien des religions, méthodequ’il mettra lui-même en œuvre, dans les dernières années de sa vie, en coopérantà Chicago, à partir de 1962, avec Mircea Eliade. Dans ce volume, il en expliquel’intention théologique :

L’ultime ne peut se rendre effectif qu’à travers le concret, à travers cequi est préliminaire et transitoire. Il en résulte que l’idée de Dieu a unehistoire qui à la fois détermine l’histoire des religions et qui est déterminéepar elle ; elle en constitue l’élément fondamental. Pour comprendre l’idéede Dieu, le théologien doit examiner son histoire, même s’il tire sa doctrinede Dieu de ce qu’il considère comme la révélation finale [à savoir, pourTillich, la révélation de Dieu en Jésus Christ]. La révélation finale, en effet,présuppose chez ceux qui la reçoivent une certaine intuition du sens de« Dieu ». Le théologien doit clarifier et interpréter ce sens à la lumière dela révélation finale ; il doit aussi et en même temps l’interpréter en fonctiondes matériaux que fournit l’histoire de la religion, qui inclut le christia-nisme dans la mesure où il est une religion, ainsi que l’histoire de la culturehumaine dans la mesure où elle a une substance religieuse (p. 86).

Tout un programme pour la théologie… Même si le lecteur aura remarqué, aufil des pages, quelques formulations dogmatiques discutables, il reste que laperspective de Tillich est d’une étonnante fécondité pour aujourd’hui, dans lamesure où :

• elle redonne au questionnement ontologique toute sa place dans le discoursthéologique ;

• elle convie le théologien à intégrer dans sa construction dogmatique leséléments provenant de l’histoire des religions et des cultures ;

• elle situe la compréhension chrétienne de Dieu en dialogue avec les questionsexistentielles de l’homme d’aujourd’hui.

Jean-Marc AvelineInstitut catholique de la Méditerranée

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Sous la direction de Guy Bedouelle, Henri-Jérôme Gagey,Jérôme Rousse-Lacordaire, Jean-Louis SouletiePostface de Jean-Marie DoneganiUne République, des religions. Pour une laïcité ouverteParis, Les Éditions de l’Atelier, 2003.

Un ouvrage de plus sur cette fameuse laïcité à la française, nous dira-t-on. Ehbien, oui. Ou plutôt non, dans la mesure où il s’agit là d’une démarche assezoriginale, tant par son contenu que dans sa forme. Au fil des pages, ses dix-septauteurs y expriment autant de points de vue, voulus aussi variés que possible.Ainsi, des intellectuels, comme René Rémond ou Jean-Marie Donegani, desthéologiens, des évêques, un rabbin, un islamologue, un ancien Premier ministre,un pasteur et un théologien orthodoxe nous livrent-ils leur point de vue sur l’unede ces « grandes questions » typiquement françaises.

L’originalité tient en l’occurrence au fait que les auteurs de ces articles n’ontpas été « bridés ». Munis d’un simple questionnaire pour tout fil directeur, chacuns’en inspira pour nous livrer sa vision de la laïcité. Parfois théoriques, parfoisillustratives, ces opinions sont présentées sous la forme d’une simple juxtapo-sition, malheureusement inégale et parfois hasardeuse. Ainsi, on ne peuts’empêcher de penser que certains articles n’ont pas lieu de figurer aux côtés deleurs voisins. Dans l’effort, sans doute louable, de constituer un large panel d’opi-nions, les directeurs ont cherché à diversifier la confession de leurs intervenants.L’on sait pourtant que notre laïcité ne pose pas réellement de problèmes auxprotestants, aux juifs ou aux orthodoxes, qui ont plutôt bénéficié de ses aménage-ments. D’ailleurs, leurs interventions vont dans ce sens. L’on se bornera donc àtrouver sympathique et nécessaire ce clin d’œil, d’ailleurs très minoritaire, auxautres confessions… Alors justement qu’il n’est qu’un seul professeur en islamo-logie, certes des plus respectables, pour nous parler des problèmes quasi-insur-montables que pose notre organisation française des cultes aux musulmans prati-quants.

Mais écartons ces considérations par trop formelles lorsque le sujet réclametant d’attention. Pleine de non-dits et de faux semblants, la laïcité à la Française aun besoin urgent d’être revue. En cela, René Rémond nous explique très bien lesdifficultés de définition de la laïcité d’aujourd’hui. Ne perdons pas de vue que lacoupure Églises/État n’a jamais été nette. Qui plus est, nous nous trouvons

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aujourd’hui face à ce que M. Rémond qualifie de « domaine mixte privé-social ».Depuis une dizaine d’années, on assiste en effet à une délégation de compétencesimplicite de l’État au profit des religions dans le domaine social. Celles-ci se voientassigner une mission tacite d’assistance là où l’État n’a plus les moyens ou lavolonté d’agir. En clair, le pouvoir temporel est demandeur de lien social auprèsdes religions, alors même qu’il continue de les écarter scrupuleusement de toutedécision d’ordre politique. Mais à quel titre le rôle d’une religion dans la sociétédevrait-il être circonscrit par l’État ? La foi ne peut se limiter au for intérieur, elleimplique des manifestations externes. La Convention européenne des Droits del’Homme nous garantit d’ailleurs également la liberté d’opinion et d’expression. Àce titre, il faudra bien nous accommoder un jour de ce que toute opinion,religieuse ou non, peut être exprimée.

L’un des enjeux du débat sur la laïcité réside donc plutôt dans le degré de priseen compte de l’opinion religieuse. À cet égard, l’article de Philippe Meyer, quiébauche les rapports entre la religion et les médias, met en exergue l’inculture etl’incompréhension affichées d’une proportion énorme de journalistes en matièrereligieuse. Ainsi, lorsque la société française est secouée de l’une de ses fameuses« grandes questions », la mauvaise appréhension médiatique du phénomènereligieux conduit à reprocher à une religion tantôt son silence, tantôt ses prises deposition. L’enjeu pour cette prise de parole des religions consiste par conséquentà définir quelle place celles-ci peuvent légitimement occuper dans le débat public,en matière d’éthique par exemple. Si les prises de position, voire les consultationsdes religions paraissent nécessaires a priori, ne serait-ce qu’au nom de la libertéd’expression, peut-être serait-il temps pour elle de prendre conscience égalementdes implications sociales de ces positionnements ? Qu’une religion introduise unélément de morale dans un débat est certes souhaitable, mais l’on a parfoisquelque peine à comprendre ses motivations lorsqu’elle transforme de facto sesfidèles en schizophrènes en jugeant qu’un phénomène socialement ancré va« contre la vérité de l’homme ». Certaines prises de parole de l’Église catholique,pour théologiquement fondées qu’elles soient, pourraient parfois s’avérer plutôtcontre-productives suivant le contexte dans lequel elles sont opérées. Sans ouvririci le débat, rappelons, comme le dit dans la postface le professeur Donegani, que« la valeur de vérité d’une proposition ne s’apprécie que par rapport à l’expé-rience que chacun en fait et ne peut se décider pour autrui ». Tout cela invite àpenser que les vérités fondatrices des traditions religieuses posent à elles seulesun problème organisationnel si l’on veut repenser la laïcité. Car qui dit consul-tation des religions dit « concurrence », ou au moins confrontation de points devue. Or, sous un angle théologique, ceci n’est envisageable pour aucun

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monothéisme, pas plus que n’est concevable une critique éventuelle d’un point devue religieux puisqu’il touche au domaine du « non-délibérable ».

Ainsi, si l’État français s’est désacralisé et ne prétend plus à l’universel, il nepeut, pour autant, laisser de place pour les religions que si celles-ci instaurententre elles un certain modus vivendi. La participation des religions à la vie sociale,et politique dans une moindre mesure, ne pourra se concrétiser que le jour où cesreligions auront appris à cohabiter dans un espace commun en dépassant la« tentation du repli identitaire ». Bien plus, comme le dit Jean-Luc Brunin, il s’agitd’« éduquer à l’estime de la différence ». Mais cette orientation vers le dialogue, sielle nécessite le bon vouloir des diverses traditions religieuses, impliqueégalement une véritable politique d’enseignement du fait religieux et des spécifi-cités inhérentes à chacune de ces traditions. Pour l’heure, l’intégration de laculture religieuse aux programmes scolaires nous paraît bien lointaine. Bien queréalisée en Alsace-Moselle, cette « laïcité effective » ne saurait être étendue sans lacapitulation définitive d’une arrière-garde anticléricale qui continue d’empoi-sonner le débat sur la place et le rôle des religions dans la société française.Pourtant, la France devra, comme en tant d’autres domaines, aligner graduel-lement sa position sur celles de ses voisins européens qui ne semblent pas agitésdes mêmes problèmes de conscience que nous en matière cultuelle. Feraient-ilstous fausse route ou notre laïcité particulière pêcherait-elle au contraire parorgueil ? Le débat reste ouvert, la seule certitude étant la nécessité d’une réformedu système instauré en 1905.

Nicolas EgloffObservatoire Méditerranée-Europe pour la Paix

de l’Institut catholique de la Méditerranée

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Jean-Louis SchlegelLa loi de Dieu contre la liberté des hommes, Intégrismes et fondamentalismesParis, Seuil, 2003, 140 p., 10 €.

Incisif, l’essai de Jean-Louis Schlegel peut intéresser les théologiens attentifs àla rencontre des religions. En effet, l’auteur y manifeste des talents de sociologue,mais ne s’en tient pas à une analyse froide des fondamentalismes et desintégrismes. Même lorsqu’il décrit les modes de fonctionnement des intégristescatholiques, des fondamentalistes protestants, des ultra-orthodoxes juifs ou desislamistes, la confrontation avec la modernité est toujours à l’horizon. L’analyseconjugue philosophie et sociologie. Elle déblaie le terrain pour le théologien.

Parodiant Marx, Schlegel part d’un constat. Les intégrismes et fondamenta-lismes religieux forment un sceptre qui hante le monde. Il faut essayer dec o m p re n d re comment et pourquoi les grandes traditions re l i g i e u s e s(monothéistes, en particulier) voient certains de leurs adeptes basculer dans desformes de contestation radicales de la société moderne, des formes de croyancearchaïques, des croisades et des « guerres saintes ».

Quatre étapes scandent le propos. Dans le premier chapitre, Schlegel présentesuccinctement des éléments d’histoire et d’actualité des groupes étudiés. Puis, ildéfinit avec finesse le concept de modernité. Ensuite, il réfléchit à la façon dont lesreligions sont entrées en modernité en analysant deux modèles contrastés derelations entre les religions et l’État, celui de la France et celui des États-Unis.Enfin, en un quatrième et dernier chapitre, il relie intégrismes, fondamentalismeset modernité. Il détaille leurs interractions mutuelles. En conclusion, il se tournevers l’avenir.

À la lecture du livre, deux chantiers, parmi d’autres, sont ouverts. D’une part,les relations entre intégrismes, fondamentalismes et modernité sont complexes.C’est le moins que l’on puisse dire. Déjà la modernité elle-même est unphénomène diversifié. Certains en acceptent des aspects et en refusent d’autres.La réflexion mériterait d’être poursuivie, notamment sur les rapports avec l’his-toire, entendue comme historicité. Il s’agirait d’analyser comment la finitude de lacondition humaine est envisagée par chaque courant religieux.

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D’autre part, Schlegel indique plusieurs fois, à juste titre, que fondamentalisteset intégristes sont critiques par rapport à leur religion d’origine. Il ne constate passeulement ce fait mais, dans le but de le comprendre, il montre comment laquestion de Dieu et la question de l’homme y sont posées et articulées.Éminemment intéressantes pour les théologiens sont, dans cette ligne, les consi-dérations sur l’eschatologie et l’apocalypse. Reprenant une expression deRosenzweig qui qualifie les militants de l’extrême de « tyrans du Royaume desCieux », Schlegel explique qu’en procédant à des attentats, les terroristes croient« réaliser déjà la fin des temps et accomplir le jugement de Dieu contre lesméchants » (p. 128). Même si les fondamentalistes et les intégristes ne sont pastous des terroristes (heureusement !), leur existence même pose des questions quirelèvent à la fois de la mystique et de la politique. Un des mérites de Schlegel estd’avoir brillamment démontré a contrario que la loi de Dieu n’est vraiment struc-turante que si elle contribue à la liberté des hommes. Alors, elle mérite qu’on s’yattache. Vaste programme. « Sapere aude (Ose te servir de ta raison) », disait déjàle vieux Kant.

Jean-Marie GléISTR de Marseille

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TABLE DES MATIÈRES

Sommaire 7

Le défi interreligieux 9[Roger Michel]

Jules Monchanin : une théologie en mission 13

Sommaires des articles 17

Jules Monchanin et Henri de LubacUne rencontre féconde pour penser l’interreligieux 23

[Ilaria Morali]Introduction 231. Lignes directrices d’une pensée

et d’une vocation missionnaires 241.1. De la Trinité à l’Homme 241.2. L’Église et le sens théologique de sa mission 27

2. Conséquences missiologiques de la pensée théologique de Monchanin 292.1. Christianisme et peuples non chrétiens :

le problème du salut 292.2. Une approche comparative

entre christianisme et religions non chrétiennes 313. L’apport de Monchanin :

nouveaux éléments pour une perspective d’ensemble 35Conclusion 38

Lettre ouverte de l’Abbé Monchanin (6 novembre 1951)Une proposition de christologie indienne 41

[Françoise Jacquin]Lettre ouverte, 6 novembre 1951 45

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Jules Monchanin : un précurseur méconnu ? 53[Bernadette Truchet]Introduction 531. Le précurseur méconnu 542. Comment est-il précurseur ? 603. Les fondements de sa missiologie 64Conclusion 71

« L’esprit de Nazareth » de Charles de Foucauld à Jules Monchanin. Proposer la foi autrement 73

[Jacques Gadille]1. L’influence de Charles de Foucauld 752. L’empreinte de l’Inde 783. Une fécondité à terme 81

Islam… Approches plurielles. De l’Europe à l’Afrique 85

Sommaires des articles 87

Les musulmans en Europe : foi en la démocratie ? 91[Maurice Borrmans]Bibliographie 100

L’histoire en miettes comme elle est apparue dans l’islam 103[Jean Lambert]La biographie impossible, ou l’envers d’une société récitée 103Un gai savoir de l’islam « comme il est apparu dans l’histoire » 104Un système de triple échange 106

Les marchands 107Les conquérants 108Les scribes 109

Les Annexes 110Une logique des commencements :

des sources en mouillères et rhizomes 111La naissance de l’histoire dans les sociétés religieuses 112Une déconstruction du mythe musulman 113L’absent de l’histoire musulmane 115La religion, matrice de l’histoire 117

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Quel dialogue islamo-chrétien au Mali ? 119[Joseph Stamer]

Entre guerre et paix 131

Sommaires des articles 133

Le Christ Jésus, notre paix 135[Paul Bony]1. Le salut et la paix 1362. De l’exclusion à la communion 138

« Vous qui autrefois étiez des non-Juifs dans la chair » 138« Mais maintenant en Christ Jésus

vous qui étiez loin jadis, vous êtes devenus proches » 140« Construits ensemble » 141

3. De l’hostilité à la paix 143Le mur 143Les deux en un seul 145

4. Le Christ, notre Paix 146

Une charte au service de la paix 151[Laurent Gédéon et Jean-Marie Glé]Le respect 155Compréhension et confiance 156Droit et Liberté 160Diversité et compréhension 162Pardon, paix, justice et solidarité 164Non résignation, individu et collectivité 167En guise de conclusion 169

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Études & Expériences 171

Sommaires des articles 171

Religion et culture. Perspective philosophique 175[Pierre Gire]1. Religion et culture : la question de « l’épistémè » 176

1.1. L’englobement de la culture 1761.2. L’identité de la religion 177

2. Religion et culture : premier mouvement dialectique 1792.1. Un espace humain d’expression 1792.2. L’univers culturel profane :

un lieu de ressources pour l’expression religieuse 1802.3. L’univers culturel profane :

un « principe de limitation » pour le monde religieux 1813. Religion et culture : deuxième mouvement dialectique 184

3.1. Une activité symbolique 1843.2. La proposition d’une communauté spirituelle 1853.3. Une interrogation transcendantale 186

Le paysage vital des jeunes. Altérité et pluralité 189[Jacques Gagey]

Dialogue interreligieux et droits humains 201[Jean-Marc Aveline]1. Un travail de mémoire 2022. Une mission de veille 206

Le débat sur les sectes 207Le débat sur l’enseignement du fait religieux à l’école 210Le débat sur la constitution d’un organe représentatif

de l’islam en France 2113. Une démarche spirituelle 214Conclusion 216

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Repères bibliographiques 219

L’unicité de la médiation du ChristQuelques éléments de réflexion proposés par des ouvrages récents 221

[Maurice Pivot]

Recensions 235

Éric Geoffroy 235Initiation au soufisme

Dennis Gira 236Le Lotus ou la Croix : les raisons d’un choix

Chistian Duquoc 238L’unique Christ. La symphonie différée

Paul Tillich 240Théologie systématique II, Deuxième partie : l’Être et Dieu

Sous la direction de Guy Bedouelle, Henri-Jérôme Gagey,Jérôme Rousse-Lacordaire, Jean-Louis Souletie. Postface de Jean-Marie Donegani 243Une République, des religions. Pour une laïcité ouverte

Jean-Louis Schlegel 246La loi de Dieu contre la liberté des hommes, Intégrismes et fondamentalismes

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Chemins de DialogueRevue théologique et pastorale sur le dialogue interreligieux,

fondée par l’Institut de sciences et théologie des religions de Marseille(département de l’Institut catholique de la Méditerranée),

éditée par l’association « Chemins de Dialogue »,publiée avec le concours du Centre National du Livre.

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Achevé d’imprimer en décembre 2003sur les presses de l’imprimerie Robert

Groupe HorizonParc d’activités de la plaine de Jouques

200, avenue de Coulins – 13420 GémenosDépôt légal octobre 2003

© 2003, Chemins de Dialogue 22

Revue semestrielleXII 2003 - 18 €

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