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Publié avec le concours du CNL

© 1993, Chemins de Dialogue11, impasse Flammarion – 13001 Marseille

✆ 04 91 50 35 50 – Fax 04 91 50 35 [email protected]

I.S.S.N. 1244-8869

Chemins de Dialogue

Revue théologique et pastorale sur le dialogue interreligieux,fondée par l’Institut de sciences et théologie des religions de Marseille

(département de l’Institut catholique de la Méditerranée),éditée par l’association « Chemins de Dialogue »,

publiée avec le concours du Centre National du Livre.

REVUE SEMESTRIELLE

NUMÉRO 1 – JANVIER 199350 FRANCS

Secrétariat : 38 Rue Paul COXE 13015 Marseille

Tél. 91 O3 O3 73 Fax 91 O3 O3 75

Comité de Rédaction : Jean Marc AVELINE, Paul BONY, Olivier PASSELAC

Coordination : Christian SALENSON

Couverture : Peinture d’André GENCE

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SOMMAIRE

“Chemins de Dialogue”Christian SALENSON - Jean-Marc AVELINE 5

L’ISTR de Marseille : genèse et enjeuxA l’origine de l’ISTR de Marseille Paul BONY - Jean-Marc AVELINE 9Le dialogue interreligieux dans la pastorale du diocèse de MarseilleRencontre avec Jean-Michel PASSENAL 15

Approches théologiques du dialogue interreligieuxEnjeux théologiques et pastoraux du dialogue interreligieux Mgr. Robert COFFY 23Théologies chrétiennes des religions du mondeAndré GOUNELLE 37La foi chrétienne au défi du pluralisme religieuxMaurice PIVOT 53

Invitations à la rencontreRéflexions sur la traduction et l’interprétation du Coran Maurice GLOTON 69Note sur l’islamisme Roger MICHEL 75L’Indicible. Méditation sur la ShoahDominique CERBELAUD 79A propos de quelques livres d’introduction au judaïsmeGérard GRANGE 87

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Christian SALENSON - Jean-Marc AVELINE

CHEMINS DE DIALOGUE

L’aventure de la vie est semblable à une longue randonnée dont l’iti-néraire ne se dévoilerait que progressivement, en cours de route, tout enmarchant. Ce sont les événements, les situations, les personnes rencon-trées, qui éclairent aujourd’hui le chemin d’hier et orientent celui dedemain.

L’aventure de la foi n’est autre, pour un chrétien, que celle de la vie. LeDieu qui s’est révélé en Jésus-Christ vient à l’improviste, empruntant luiaussi les chemins de la vie. Souvent méconnu, toujours imprévisible, ilvient parler avec les hommes, engager avec eux un dialogue, se faire lui-même Parole au coeur de leurs conversations.

De nos jours, les pas des chrétiens croisent de plus en plus souventceux des croyants d’autres religions. Mais, que ce soit à l’école, au travailou ailleurs, il ne suffit pas d’emprunter le même chemin pour se trouver“à portée de voix”. Il arrive même que l’on se croise souvent sans jamaisse rencontrer. Et pourtant, c’est du moins la foi des chrétiens, il n’est pasde communication humaine qui ne puisse être l’occasion d’un rendez-vous avec Dieu.

L’objectif de l’Institut de Sciences et Théologie des Religions qui vientd’ouvrir ses portes à Marseille, est de servir la rencontre entre les croyantsdes diverses religions présentes dans notre région. Créé en octobre 1992 àl’initiative de l’Eglise catholique, il entend apporter une contribution detype universitaire au dialogue inter-religieux, dans la ligne du ConcileVatican II.

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Lieu d’enseignement et de recherche, l’ISTR se veut aussi un lieud’échange et de partage, un lieu où les questions de la foi et lesexpériences de la vie ne cessent d’être tissées ensemble. En se dotantmaintenant d’un outil de publication, l’ISTR souhaite favoriser encoredavantage l’interaction entre initiatives pastorales et réflexions théolo-giques, au service de la rencontre entre les croyants des différentesreligions.

Conçu pour contribuer à cette mission, Chemins de Dialogue nousentraîne dans une nouvelle aventure. Nous aurons à l’ajuster, tout enmarchant, pour qu’il nous offre les provisions de route dont nous avonsbesoin.

Ce premier numéro s’organise en trois parties.

• La première partie invite à une relecture : comment est né l’ISTR ?Quelles furent les éléments qui ont contribué à sa création ? Grâce àquelles coopérations ?

• La deuxième partie engage une réflexion théologique sur les enjeux etles difficultés de la rencontre du christianisme avec les religions dumonde.

• La troisième partie se présente comme une “invitation à la rencontre”,avec les deux grandes religions enseignées cette année à l’ISTR: l’Islamet le Judaïsme.

Un deuxième numéro est en projet, à partir des conférences qui serontdonnées au Colloque sur les fondements théologiques du dialogue inter-religieux (janvier 1993).

Puisse cette nouvelle publication être utile à tous ceux qui, pourchercher la Vérité, s’ouvrent à la rencontre, dialoguent en Chemin, etdécouvrent émerveillés, les multiples sources d’où jaillit la Vie…

Chemins de Dialogue

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Institut de Sciences et Théologie des Religions

Genèse et enjeux

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Paul BONY - Jean-Marc AVELINE.

A L’ORIGINE DE L’ISTR DE MARSEILLE

La fondation d’un Institut de Sciences et de Théologie des Religions àMarseille tient quelque peu du hasard des circonstances et beaucoup del’audace du Saint-Esprit ! En effet, il ne manquait pas de raisons de noustenir tranquilles. Le séminaire interdiocésain venait de fermer ses portes(juin 1991) ; il restait seulement sur place une bibliothèque et deux profes-seurs. Les besoins pastoraux et le petit nombre de prêtres se conjuguaientpour presser les responsables du diocèse d’aller droit à l’essentiel. Maisjustement que fallait-il tenir comme essentiel ? Comment l’Eglise allait-elle rester fidèle à sa mission d’annoncer l’Evangile dans ce grandcarrefour de la Méditerranée ? Nous n’avons pas la prétention d’être lesseuls, encore moins les premiers, à honorer la réponse à cette question.Mais, en liaison étroite avec ceux qui sont, au quotidien, les acteurs de lamission, nous avions pour tâche d’en explorer les fondements théolo-giques.

Au même moment, le Synode diocésain qui s’est tenu en 1991, venaitde donner une forte impulsion en direction de la formation : « Chrétiens,nous vivons dans une société pluraliste, où nous côtoyons d’autres façonsde penser, de vivre. Les critiques que nous entendons ou l’indifférenceque nous constatons nous invitent à approfondir notre foi, à être au clairavec nous-mêmes ». Eu égard à ce souci de formation, l’archevêque deMarseille et son conseil manifestaient une grande détermination à ne paslaisser disparaître avec le séminaire tout centre diocésain de formationthéologique approfondie. Sans leur demande expresse et leur soutienassuré, nous n’aurions peut-être jamais eu l’audace d’entreprendre.

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Parmi les points d’attention que le Synode invitait à prendre en consi-dération, il y avait “la découverte des autres religions et des nouveauxcourants religieux”. Ce n’était pas là une question théorique, ou qui seserait posée seulement à travers les médias. La pluralité culturelle est eneffet très concrètement vécue par les habitants de notre région (à l’école,au travail, à l’hôpital, dans les associations et dans toutes les composantesde la vie quotidienne) ; elle comporte des aspects économiques, politiqueset sociaux que les chrétiens ne peuvent ignorer. Et c’est sur le terrain decette vie que leur foi, elle aussi, se trouve convoquée pour un témoignagesous forme de dialogue et d’annonce.

Déjà le Service diocésain du dialogue inter-religieux avait commencéd’organiser des conférences pour le grand public sur le Judaïsme, l’Islam,le Bouddhisme, etc ; il avait lancé un atelier pastoral sur les relationsislamo-chrétiennes ; et il existait déjà des rencontres fructueuses etrégulières entre Juifs et Chrétiens (précisions apportés par J-M Passenaldans ce numéro de Chemin de Dialogue page 19). Dernière initiative endate, de la société civile cette fois : le Maire de Marseille avait suscité“Marseille-Espérance”, un groupe de rencontres entre les divers respon-sables des communautés religieuses présentes à Marseille.

Tout cela créait un climat favorable à un travail d’approfondissement,du point de vue chrétien, des fondements du dialogue interreligieux. Quefaisons-nous, quand nous acceptons de prendre au sérieux ces autrestraditions religieuses, d’entrer en dialogue avec elles, de nous compro-m e t t re avec elles ? Allons-nous verser dans un vague syncrétismereligieux ? former un front commun des monothéismes ? nous livrer à unprosélytisme déguisé ?… Autant nous pouvions savoir déjà, par unepratique éprouvée depuis longtemps, en quoi consiste un dialogueœcuménique entre Eglises chrétiennes, autant nous étions “novices” en cequi concerne les enjeux et les chemins d’un dialogue interreligieux. Celanous apparaissait d’autant plus nécessaire à clarifier que Marseille est aucarrefour de l’Orient et de l’Occident : les diverses traditions religieusesqui en proviennent et qui s’y rencontrent ne peuvent pas rester indemnesde tout rapport, de tout échange et de toute confrontation.

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Bien plus, la conviction s’est rapidement établie en nous que cettesituation marquée par la pluralité des cultures et des religions neréclamait pas seulement un traitement de “bonne entente” et de “bonnesrelations”. Elle se présentait comme une question théologique au sens fortdu mot. Elle devenait, pourrait-on dire, “un lieu théologique”.

Cette prise de conscience est un fruit de Vatican II et notamment de ladéclaration “Nostra Aetate” (voir page 27). Du reste, l’histoire du chris-tianisme et de la foi chrétienne montre que c’est toujours en dialogue ouen affrontement, en tout cas en rapport avec un environnement culturel etreligieux nouveau, que l’Eglise est provoquée à réexprimer sa foi, nonseulement en quelque domaine particulier ou périphérique, mais pour cequi la constitue dans l’essentiel.

Il ne s’agissait donc pas d’ajouter un enseignement supplémentaireaux traités “classiques” de la théologie ; encore moins de donner une pureinformation sur “les autres religions”. Il fallait oser aborder les grandesquestions de la foi chrétienne en entrant en dialogue avec ces traditionsreligieuses différentes et en tenant compte du fait qu’elles se présententelles-mêmes comme propositions de sens ou voies de salut.

Il importait aussi de prendre en considération non seulement lecontexte permanent de société séculière dans laquelle nous vivons, maisaussi les diverses manifestations plus récentes du renouveau religieux.C’est pourquoi ce que nous avions envisagé au départ comme un Institutde Théologie des Religions est devenu un Institut de Sciences et deThéologie des Religions. En faisant cela nous introduisions un espacepour l’histoire et les sciences humaines permettant des approches diver-sifiées du phénomène religieux dans le contexte de la modernité.

S’il y avait un domaine où les besoins les plus quotidiens de lapastorale et les exigences de la formation et de la pensée théologique serencontraient intimement, c’était bien celui-là. Le projet répondait à uneexigence de vérité pour chacun de nous, confrontés avec ce vaste mondedans le périmètre de notre vie quotidienne. Il répondait aussi et d’abordà une exigence de fidélité vivante à l’Evangile pour l’Eglise qui est respon-

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sable de le proposer dans ce contexte. Le Pape Jean-Paul II le reditfréquemment.

L’Eglise de Marseille pouvait moins qu’une autre se dérober à cetappel. C’est pourquoi très vite le Cardinal COFFY s’est tourné versl’Université Catholique de Lyon et sa Faculté de Théologie pourdemander le soutien et la garantie nécessaires à ce projet.

Il se trouvait qu’au même moment le nouvel Institut UniversitaireCatholique Saint-Jean fondé à Marseille comme annexe de l’UniversitéCatholique de Lyon percevait l’urgence d’une formation des enseignantsdans le domaine de la connaissance des diverses religions représentéesdans les écoles et les lycées. Une conjonction de nos efforts ne pouvaitqu’être profitable aux uns et aux autres. C’est pourquoi nous noussommes trouvés associés dans le même cadre universitaire, au titre dedépartement de cet Institut.

Ce tour d’horizon des vents favorables serait incomplet si l’on nementionnait pas l’appui et l’encouragement de la Région apostolique :certes, c’est le diocèse de Marseille qui a pris l’initiative de cette création,mais avec la volonté d’être au service de la région. Du reste nous bénéfi-cions déjà d’un appui régional à la fois théologique et pastoral (desateliers de pastorale sont envisagés). Nos plus proches associés sont leCentre de Théologie de la Baume-lès-Aix et le séminaire interdiocésaind’Avignon. Ce n’est pas exclusif. La richesse universitaire de la régionacadémique est aussi un atout et nous y puisons déjà.

En s’engageant dans le dialogue interreligieux, l’Eglise entendapporter une contribution à la recherche actuelle d’une société affrontéeaux défis de la pluralité culturelle et religieuse. Cette contribution, ellel’apporte au nom de sa foi au Dieu qui s’est révélé pleinement en Jésus-Christ comme un Père voulant le salut de tous les hommes et dont l’Espritremplit l’univers. Dialoguer signifie alors apprendre à se connaître et às’enrichir les uns les autres tout en obéissant à la vérité que l’on confesse,mais en se reconnaissant pauvres devant cette vérité elle-même.

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Entre exclusion et confusion, entre refus de l’altérité et perte del’identité, il existe un chemin étroit et difficile, celui du dialogue, celui decette antique vertu si menacée aujourd’hui : la vertu de l’hospitalité.Avancer sur ces “chemins de dialogue” est un aspect de la responsabilitéhistorique des chrétiens aujourd’hui, pour que le dialogue interreligieuxpuisse devenir un vecteur d’hospitalité dans des sociétés plurielles. C’estdu moins sur ce chemin que l’ISTR de Marseille souhaite chercherquelques points de repère.

A l’origine de l’ISTR de Marseille

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LE DIALOGUE INTERRELIGIEUX DANS LA PASTORALEDU DIOCÈSE DE MARSEILLE

Chemins de Dialogue a rencontré le Père Jean-Michel PASSENAL, responsabledu service diocésain d’information et de formation sur les grandes religionsprésentes à Marseille.

Chemins de Dialogue :

Quelle est l’origine du service dont vous avez la charge ?

Jean-Michel PASSENAL :

Dans le cadre des responsabilités qui m’avaient été confiées dans la“Pastorale des Migrants” et le “Dialogue Interreligieux”, j’ai constaté queles Juifs et les Musulmans étaient l’objet d’une profonde discrimination(antisémitisme et racisme), que cela marquait profondément les condi-tions du dialogue interreligieux et qu’il fallait en tenir compte. (AMarseille, sur 800 000 habitants on compte : 120 000 Musulmans, 80 000Juifs, 10 000 Bouddhistes).

Cette constatation m’a conduit à faire une proposition (Novembre1990) à Gérard GRANGE, délégué diocésain pour les relations avec leJudaïsme et Roger MICHEL, délégué diocésain pour les relations avecl’Islam. Il me semblait en effet que nos responsabilités respectives nousinvitaient à échanger sur le dialogue interreligieux et les problèmes desociété et de laïcité”.

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Je leur ai donc proposé de nous retrouver régulièrement pour faire lepoint sur ce qui, aujourd’hui, marque les communautés avec lesquellesnous sommes en lien. Il s’agissait de nous mettre à travailler “ensemble”pour être mieux attentifs “aux appels” qui s’adressent à l’Eglise deMarseille dans le cadre du dialogue interreligieux.

Chemins de Dialogue :

Quelles ont été les étapes de votre travail en commun ?

Jean-Michel PASSENAL :

Gérard GRANGE et Roger MICHEL ont eu une réaction unanime :“ayant de plus en plus de liens avec les Juifs, ou les Musulmans ; ayantdécouvert beaucoup de choses importantes pour le dialogue et pour la foichrétienne, nous n’avons pas, jusqu’à maintenant, trouvé les moyenspour partager ces “découvertes” avec la communauté des chrétiens deMarseille”.

Or il se vivait déjà un certain nombre de choses : les amitiés judéo-chrétiennes ; l’Atelier Islam ; deux lieux de documentation, l’un pourl’Islam et l’autre pour le Judaïsme ; des interventions ponctuelles, deG é r a rd GRANGE et Roger MICHEL, auprès des communautéschrétiennes…

En fait, notre travail a été stimulé lorsque le Père Jean-Pierre RICARD(vicaire général du diocèse) nous a demandé de faire une propositionconcrète pour le Synode diocésain (1991).

Après discussion, nous avons formulé la proposition suivante :

création d’un service intitulé : “Service Diocésain d’Information et deformation sur les autres religions présentes à Marseille” (Musulmans,Juifs, Bouddhistes). Ce service étant chargé de mettre sur pied des propo-sitions d’information et de formation sur ces trois religions. Nousvoulions qu’il s’adresse à tous les chrétiens de Marseille et pas seulement

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aux “convaincus spécialistes” et qu’il soit animé par le délégué pour lesrelations avec le Judaïsme, le délégué pour les relations avec l’Islam etmoi-même pour la coordination.

Cette proposition a été votée sans difficulté par l’assemblée synodaleen juin 1991.

Chemins de Dialogue :

Comment ce nouveau service a-t-il démarré ?

Jean-Michel PASSENAL :

Dominique CERBELAUD pour le Judaïsme et Ernest DUMONT pourle Bouddhisme, nous ont rejoints. La première année (1991-92) devaitp e r m e t t re de vérifier que dans le “grand public” existait bien un“dynamisme de dialogue”.

Le service a organisé une série de conférences (en faisant appel à desexperts reconnus) ainsi que des causeries dans les paroisses. Près de 200personnes ont ainsi été contactées, grâce à une bonne publicité relayée parle Bulletin diocésain.

Pour la deuxième année (1992-93), nous avons décidé de garder lamême structure, tout en l’articulant sur les propositions de l’ISTR. En fait,l’équipe du service a été associée dès le point de départ à la mise sur piedde l’ISTR, ce qui facilite aujourd’hui notre coopération.

Le succés du lancement de l’ISTR a montré combien la demande deformation était grande dans la région sur ce sujet. Dans ce nouveaucontexte, le service garde une mission originale de sensibilisation etd’information des chrétiens de Marseille sur les autres religions. Cetteannée, les conférences sont centrées sur les “textes fondateurs” des diffé-rentes religions.

Le dialogue interreligieux dans la pastorale du diocèse de Marseille

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Chemins de Dialogue :

Comment voyez-vous l’avenir ?

Jean-Michel PASSENAL :

Au bout de deux ans de fonctionnement, il nous faudra faire unere l e c t u re théologique, pastorale et spirituelle, essayant de discernercomment et par quels chemins l’Esprit agit au cœur des chrétiens deMarseille.

Le dialogue interreligieux n’est pas une mode, il est un appel pourl’Eglise, à cause de l’Evangile. Sans doute nous faudra-t-il veiller à ce quecet appel soit encore mieux entendu et compris : nous n’en sommesencore qu’au début !

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Approches théologiques du dialogue interreligieux

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INTRODUCTION

On trouvera rassemblées ici les trois conférences prononcées lors de lajournée d’ouverture de l’ISTR. Elles ont pour objectif commun d’intro-duire au travail de l’Institut en lui “donnant le ton”.

C’est avec la rigueur théologique qu’on lui connaît que le CardinalCOFFY, archevêque de Marseille, engage la problématique du dialogueinterreligieux à partir de cette question fondamentale : “comment, d’unepart, confesser que le Christ est l’unique Sauveur et, d’autre part, recon-naître que les religions non-chrétiennes peuvent être voies de salut pourceux qui les pratiquent ?” L’enjeu théologique est en effet celui du salut.L’enjeu pastoral lui est lié: c’est celui de la mission.

Une fois réalisée cette présentation de la problématique, ayant prisconscience de ses enjeux et de ses difficultés, il importe de prendreconnaissance des divers itinéraires possibles en ce qui concerne unethéologie chrétienne des religions. C’est au Pasteur André GOUNELLE,de l’Institut Protestant de Théologie de Montpellier, qu’est demandé ce“panorama” général. Excellent connaisseur des théologiens contempo-rains (notamment protestants), il propose une très suggestive typologiedes théologies chrétiennes des religions du monde, balayant en six étapesle champ qui va de l’exclusivisme au syncrétisme.

Après avoir ainsi repéré «sur la carte» les différents itinéraires théolo-giques possibles pour la rencontre du christianisme avec les religions, ilconvient de “se mettre en marche” en s’engageant sur un chemin précis.Le Père Maurice PIVOT, professeur au Séminaire interdiocésain d’Issy-les-Moulineaux, a accepté d’accompagner nos premiers pas. Alliant laprofondeur de la méditation à la rigueur de l’exposé, il indique troisenjeux balisant le service que la théologie peut apporter au dialogue entrecroyants : une reconnaissance de la particularité irréductible de chaquetradition religieuse ; une mise à l’épreuve du concept chrétien de“révélation” ; une prise en charge des énigmes de la condition humaine.

Présentation

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+ Robert Cardinal Coffy

ENJEUX THÉOLOGIQUES ET PASTORAUXDU DIALOGUE INTERRELIGIEUX

« A notre époque où le genre humain devient de jour en jour plus étroi-tement uni et où les relations entre les divers peuples augmentent, L’Egliseexamine plus attentivement quelle est son attitude à l’égard des religionsnon-chrétiennes ».

C’est par cette phrase que s’ouvre le décret conciliaire sur l’Eglise et lesreligions non-chrétiennes (Nostra Aetate). Pour nous, Marseillais, lesrelations entre les divers peuples sont devenues des relations devoisinage, et les relations avec les membres des religions non-chrétiennessont quotidiennes. Les questions que posent à notre foi les croyants desautres religions ne sont donc pas lointaines, mais proches. Elles ne sontpas théoriques, mais concrètes. Marseille a un nombre importantd’églises, mais elle a aussi des synagogues, des mosquées ou des salles deprière et des pagodes. Le sabbat, la prière du vendredi soir ou le ramadansont pratiqués par des personnes qui habitent près de chez nous : la mêmerue ou le même quartier. Aussi, les croyances et les pratiques non-chrétienxÿx‡xËx?x¯ynes font partie de notre environnement. Elles noussont devenues familières. Non pas en ce sens que nous en connaissonsl’esprit et le contenu, mais en ce sens qu’un témoignage est porté decroyances qui ne sont pas les nôtres.

Certains chrétiens ont un sentiment de peur devant cette situation,peur qui, parfois, alimente la xénophobie. L’ensemble des chrétiens,aujourd’hui, en prend acte et souhaite avoir un dialogue avec desmembres de ces religions. C’est ce qui s’est exprimé en Synode. Je cite leparagraphe consacré au dialogue interreligieux :

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« Il existe sur le diocèse de Marseille des communautés de croyants quiappartiennent aux grandes traditions religieuses (Judaïsme, Islam,Bouddhisme…) Elles s’inscrivent dans le paysage humain, culturel etreligieux dans lequel nous vivons. Tous, juifs, musulmans, bouddhistes,chrétiens sont à la recherche d’un vivre ensemble davantage fraternel. Enlien avec les chrétiens d’autres confessions, L’Eglise catholique a souhaiténouer avec ces croyants des autres religions des relations de connaissanceet d’estime mutuelle… »

Et le synode a souhaité que se créent des occasions et des lieux derencontre pour le dialogue interreligieux, car il ne s’agit pas seulement des’informer et de se former, mais de vivre et d’agir avec les croyants desautres religions. Ce vœu a été formulé dans une proposition qui a étévotée par l’assemblée.

Il faut reconnaître que le dialogue interreligieux demandé par VaticanII n’est pas facile. La journée d’Assise (27 octobre 1986) a perturbé deschrétiens, comme aussi le discours de Jean-Paul II au Maroc (19 août1985). Ce dialogue exige, en effet, que nous connaissions les autresreligions et aussi que nous ayons une connaissance approfondie de notrefoi et un attachement profond au Christ, confessé comme Seigneur etSauveur, et confessé en Eglise. Il exige également que nous demeurionsfidèles à la mission que le Seigneur a confiée à son Eglise, et qu’il confie àchacun de nous. L’annonce de l’Evangile n’est pas un à-côté de notre foi,mais fait partie de notre foi.

Et là est pour nous la grande question : comment concilier l’annoncede l’Evangile à tous les hommes et la conduite d’un dialogue avecd’autres croyants. Le risque est en effet triple : soit faire du dialogue inter-religieux, l’unique lieu de la mission, ce qui peut conduire à transformerle dialogue en prosélytisme, et donc le fausser ; soit réduire le dialogue àune simple information réciproque, mais il suffit pour cela de consulter debonnes études qui ne manquent pas ; soit enfin, considérer que désormaisun échange avec les croyants des autres religions nous dispense de touteactivité missionnaire. Un document publié en mai 1991 par laCongrégation pour l’Evangélisation des peuples et par le Conseil

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Pontifical pour le dialogue interreligieux et intitulé “Dialogue etAnnonce” répond à cette question.

M’inspirant du décret conciliaire et de ce texte “Dialogue et Annonce”,je voudrais aborder cette question fondamentale : comment, d’une part,confesser que le Christ est l’unique Sauveur, et d’autre part, reconnaîtreque les religions non-chrétiennes peuvent être voies de salut pour ceuxqui les pratiquent ? Cette reconnaissance est en effet la condition essen-tielle d’un dialogue en vérité. Je pense qu’il nous faut être clair sur ceproblème. Si, en effet, il n’y a pas de salut possible dans les autresreligions sinon en invoquant la sincérité de leurs membres, nous ne recon-naissons aucune valeur aux religions non-chrétiennes, nous ne pouvonsavoir d’autre dialogue que celui qui consiste à dire : vous êtes sincères,mais dans l’erreur, et vous êtes sauvés malgré votre religion. Si, enrevanche, nous reconnaissons une valeur salvifique aux autres religions,nous risquons de relativiser le salut en Jésus-Christ et de faire du chris-tianisme une religion parmi les autres. C’est là, l’enjeu théologique.L’enjeu pastoral en est une conséquence : c’est la question de la mission.

Par l’exemple de leur vie et par leur action, les fidèles laïcs peuventaméliorer les rapports entre les adeptes des différentes religions, commel’ont noté fort à propos les Pères du Synode : « Aujourd’hui, l’Eglise vitpartout au milieu d’hommes pratiquant des religions différentes… Tous lesfidèles, spécialement les laïcs qui vivent au milieu de peuples d’autresreligions, que ce soit leur pays d’origine ou un pays où ils ont émigré, ceslaïcs devront être pour les habitants de ces pays un signe du Seigneur et deson Eglise, d’une façon adaptée aux circonstances de vie de chaque pays.Le dialogue entre les religions est de toute première importance parce qu’ilconduit à l’amour et au respect réciproque ; il efface, ou tout au moinsatténue, les préjugés entre les adeptes des diverses religions et promeutl’unité et l’amitié entre les peuples ».

“Christifideles laïci” n°35

J’aborde ces deux enjeux, non pas séparément mais ensemble car c’estune même question. Par ailleurs, ma réflexion se limite à l’énoncé desquestions ; elle ne prétend pas fournir une réponse développée.

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I - Jésus-Christ, unique Sauveur

« Il n’y a qu’un seul Dieu et aussi qu’un seul médiateur entre Dieu etles hommes : Christ-Jésus qui s’est donné en rançon pour tous ». (1 Tim.2/5).

Cette conviction de foi de saint Paul, nous la retrouvons exprimée sousd’autres formes dans le Nouveau Testament, par exemple par saint Pierre,dans un de ses premiers discours : “il n’y a aucun salut ailleurs qu’en Lui,car il n’y a sous le ciel aucun autre nom offert aux hommes qui soit néces-saire à notre salut.” (Actes 4/2). Il est inutile de faire remarquer que laquestion n’est pas celle du Dieu unique et sauveur, mais celle du Christqui est seul médiateur, c’est-à-dire seule voie de salut. Jésus lui-même adit : “Je suis le chemin, la vérité, la vie”. Jamais l’Eglise dans sa traditionn’a eu la moindre hésitation dans sa foi au Christ unique Sauveur de tousles hommes. L’affirmation est claire et dans l’Ecriture et dans la tradition,et nous ne pouvons la discuter, ni tenter d’en donner une interprétationqui relativiserait la médiation du Christ, vrai Dieu, vrai homme, uniqueSauveur.

Cette affirmation de foi est le fondement même de la mission, et peut-être est-elle à l’origine et des conversions forcées que l’histoire enregistreet d’un certain mépris, dans la mentalité chrétienne, pour les autresreligions. Certains textes de missionnaires du XlX° siècle, assez rares,qualifient les religions païennes de diaboliques. (Il est vrai que certainespratiques sont assez surprenantes). La parole du Christ qu’on trouve à lafin de saint Matthieu : “allez, de toutes les nations faites des disciples” nefonde pas, à proprement parler, la mission, mais traduit au niveau de laparole, une vérité, à savoir que le Christ, mort et ressuscité, est l’uniquemédiateur de l’humanité tout entière. C’est là une Bonne Nouvelle qu’ilfaut impérativement annoncer aux nations, et la Nouvelle n’est pas lemessage mais le Christ lui -même.

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Le devoir de la mission a toujours été la préoccupation dominante del’Eglise. On peut dire que l’Eglise n’a jamais pensé qu’elle avait une vie àapprofondir et une activité missionnaire à déployer, mais que sa vie étaitmissionnaire. En d’autres termes :

« Evangéliser est la grâce et la vocation propre de l’Eglise, son identitéla plus profonde. Elle existe pour évangéliser, c’est-à-dire pour prêcher etenseigner, pour être le canal du don de la grâce, réconcilier les pécheursavec Dieu, perpétuer le sacrifice du Christ dans la sainte messe qui est lemémorial de sa mort et de sa résurrection glorieuse. »

(Paul Vl - Annoncer l’Evangile n° 14).

Ces paroles du Pape Paul Vl sont l’écho de celles de saint Paul auxCorinthiens (1 Corint. 9/16) : “Malheur à moi si je n’évangélise pas”. Etpour saint Paul, évangéliser c’est annoncer le salut en Jésus-Christ par lapuissance de l’Esprit-Saint. Il faut préciser encore qu’en réalisant samission auprès de tous les peuples, l’Eglise ne prend pas le relais duChrist, entré dans sa gloire, mais par son témoignage, par l’annonce de laParole de Dieu, par la célébration des sacrements, elle rend présente etactuelle dans l’histoire, la mission du Christ Sauveur. La mission del’Eglise est la face visible, historique de la mission du Christ, c’est-à-direde son envoi dans le monde pour être Sauveur. Cette vérité est expriméedans l’expression traditionnelle reprise par Vatican II : “L’Eglise estsacrement du Christ, sacrement du salut”. Elle est le signe et la réalisationdu salut en Jésus-Christ.

Nous devons donc retenir cette affirmation de foi qui est au centre denotre “Credo” : il n’y a de salut qu’en Jésus-Christ. Et nous devons sanscesse nous rappeler que nous sommes envoyés en mission, que tous lesbaptisés sont disciples et envoyés. Si nous avons quelque hésitation surcette affirmation, nous ne pouvons entrer dans le dialogue inter-religieux,car nous ne sommes plus nous-mêmes. Je répète ce qu’a écrit Paul Vl : lamission fait partie de l’identité de l’Eglise et donc est partie constitutivede notre identité de chrétiens. Si nous abandonnons notre identité, nousne sommes plus d’authentiques partenaires d’un dialogue, car nous nedisons plus la totalité de notre foi. Et il y a risque alors d’entrer dans ce

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qu’on appelle l’indifférentisme, c’est-à-dire dans l’affirmation pure etsimple que toutes les religions se valent et que, finalement, tout est affairede sincérité, c’est-à-dire de subjectivité. Or nous n’avons jamais à discuterde la sincérité du partenaire, laquelle doit être acquise d’avance etconstitue le préalable à tout dialogue. Le dialogue porte sur le contenu denotre foi qui est une réalité objective. Par ailleurs, l’indifférentisme est unerelativisation totale de la Révélation de Dieu en Jésus-Christ. En arrièrefond, il y a, dans l’indifférentisme, la reconnaissance implicite qu’il n’y apas une vérité sur Dieu, révélée par Dieu, mais des vérités qui prati-quement se valent toutes. Pourquoi, dès lors, inaugurer un dialogue ?L’hindouisme, le bouddhisme, l’islam, le judaïsme, l’animisme et le chris-tianisme sont aff a i re de culture personnelle, fruit du hasard de lanaissance et toutes les religions sont à mettre sur le même plan. Nousarrivons à un schéma connu : l’Occident est chrétien, le monde Arabe,musulman, l’Extrême-Orient, bouddhiste ou shintoïste. A quoi bon parler,sinon pour nous informer et satisfaire notre curiosité. Mais, encore unefois, il y a de bons livres sur les religions de l’humanité.

Si nous n’affirmons pas la totalité de notre foi qui est foi au Christ,unique médiateur entre Dieu et les hommes, qui fait de nous nonseulement des disciples mais des apôtres, nous ne pouvons parler dedialogue inter-religieux mais simplement de relations amicales. Mais, parailleurs, maintenir dans notre foi la volonté missionnaire peut nousconduire au prosélytisme qui fausse le dialogue. Enseigner nos vérités defoi avec le souci permanent de convertir, c’est pratiquement refuserl’écoute de l’autre, et refuser de remettre en cause non pas notre foi maissa manière de l’exprimer et de la vivre. De la mission, c’est-à-dire de laproposition de sa foi et du témoignage d’une part, au prosélytismed’autre part, le pas est vite franchi. Il faut sans cesse nous rappeler ledécret de Vatican II sur la liberté religieuse et garder en mémoire cettephrase :

« la vérité ne s’impose que par la force de la vérité elle-même quipénètre l’esprit avec autant de douceur que de puissance ». (n°1)

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La vérité s’impose par la force de notre témoignage. L’Evangile estBonne Nouvelle pour le monde si d’abord elle est bonne nouvelle pourceux qui sont appelés et envoyés pour l’annoncer. C’est notre fidélité àl’Evangile et notre joie de croire qui, pour une part, rendent la véritérévélée séduisante.

Selon le document “Dialogue et Annonce”, le dialogue inter-religieuxest un élément de la mission mais il n’est pas la mission. On le voit, notreengagement dans ce dialogue n’est pas chose facile. Il ne nécessite passeulement une connaissance de notre foi, mais encore une attitude derespect et d’accueil de l’autre qui n’est pas, de notre part, une démissionni un abandon de l’esprit missionnaire, lequel fait partie du contenu denotre foi.

II - Le salut des non-chrétiens

Notre comportement dans le dialogue interreligieux est commandépar ce que la foi nous dit de nous-mêmes - et c’est ce que je viens derésumer. Il est commandé aussi par ce que la foi nous dit du salut desmembres des religions non-chrétiennes. Je vais tenter de vous donner surce sujet quelques éléments de réflexion. Il est, en effet, impossible detraiter, en quelques lignes, la question du “salut des infidèles”. (C’estl’expression qui était employée dans les manuels de théologie).

Aujourd’hui, cette question s’énonce ainsi : Dieu est Amour et veut lesalut de tous. Ce salut, il le donne en son Fils Jésus-Christ. Or, desm i l l i a rds d’hommes ne connaissent pas le Christ. Comment doncpeuvent-ils être sauvés ? En dehors de Jésus-Christ ? Mais alors Jésus-Christ n’est plus le sauveur unique, le seul médiateur. Et si c’est en Jésus-Christ, comment cela peut-il se réaliser quand le Christ est inconnu ousimplement considéré comme un prophète et un sage ?

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Et je reprends la double attitude que j’ai déjà esquissée, attitude queparfois nous avons tendance à radicaliser.

Première attitude :

- Il n’y a de salut qu’en Jésus-Christ, dont l’Eglise est le sacrement. Etl’on dira d’une part : “hors de l’Eglise, pas de salut”, et d’autre part :toutes les religions sont mauvaises et si leurs membres sont sauvés, c’estmalgré leur religion.

Deuxième attitude :

- Dieu est Amour et tout homme participant à une histoire qui est unehistoire du salut est sauvé. Dans ce cas, pourquoi aller leur annoncerl’Evangile ? Comme l’Evangile nécessairement transforme les cultures,n’est-ce pas un mal que de les évangéliser ? Et l’on sait que des ethno-logues ont fait le procès des missionnaires, leur reprochant d’avoiroccidentalisé des peuples en les christianisant.

La question du salut des non-chrétiens n’est pas nouvelle. Elle s’estposée très tôt aux chrétiens pour les hommes nés avant Jésus-Christ.L’Eglise y a répondu par son article du Symbole des Apôtres : « Il estdescendu aux enfers ». Une homélie du 2ème siècle raconte la rencontrede Jésus et d’Adam :

« Le Seigneur s’est avancé vers les captifs, muni de la croix, arme de savictoire. Lorsqu’il le vit, Adam, le premier homme, se frappant la poitrinedans sa stupeur s’écria vers tous les autres : “Mon Seigneur avec nous tous! “ Et le Christ répondit à Adam : “et avec ton esprit.” Il le prend par la

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main et le relève en disant : “éveille-toi, ô toi qui dors, relève-toi d’entre lesmorts et le Christ t’illuminera”. »

C’est une façon imagée de dire que les hommes nés avant le Christsont sauvés en Jésus-Christ.

Les premiers chrétiens n’en sont pas restés à cette simple affirmation.Ils se sont demandé comment les hommes qui ont vécu avant le Christ etqui ne faisaient pas partie du peuple de l’Alliance, ont pu être sauvés. Est-ce en dehors de leur religion, c’est-à-dire uniquement par leur sincérité ?Est-ce dans leur religion ? Diverses réponses ont été données qui, toutes,reconnaissent que c’est dans la pratique sincère de leur religion. Je ne citequ’un seul texte, il est du pape saint Léon :

« qu’ils cessent donc de se plaindre, ceux qui, s’élevant par leursmurmures impies contre la dispensation divine, accusent le délai de lanaissance du Sauveur, comme si les âges précédents n’avaient pas eu partà ce qui s’est fait dans le dernier âge du monde. L’incarnation du Verbe,soit future, soit réalisée, a produit son effet et le sacrement du salut deshommes n’a manqué à aucune époque de l’antiquité ».

(troisième sermon pour Noël).

Le mot important dans ce texte de saint Léon est celui de sacrement. Ilne faut pas l’entendre au sens précis que nous lui donnons aujourd’hui etqui désigne nos sept sacrements. Nous devons l’entendre en son sensbiblique, c’est-à-dire de signe que Dieu fait et par lequel il agit. Parexemple, la création est sacrement de Dieu parce qu’elle nous parle ducréateur (cf. Romains 1/19) : “ce que l’on peut connaître de Dieu est poureux (tous les hommes) manifeste : Dieu le leur a manifesté. En effet,depuis la création, ses perfections invisibles, éternelle puissance etdivinité sont visibles dans ses oeuvres pour l’intelligence”. L’exode est unsacrement parce qu’il est une intervention de Dieu dans l’histoire dupeuple choisi. Le Christ est le sacrement de Dieu : il est Présence, Paroleet Action de Dieu pour les hommes.

L’homme qui pressent la présence de Dieu dans la création ou dans ungeste de dévouement de ses frères, va répondre à Dieu en reprenant un

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élément de la création : un animal qu’il sacrifie, de l’eau qu’il utilise dansun rite de purification, et va faire des gestes dans une communautérassemblée pour exprimer sa reconnaissance à Dieu ou pour se concilierses bonnes grâces. Cela veut dire que l’homme rencontre Dieu dansl’intime de son coeur mais par les médiations qu’il utilise, par des gestessymboliques, l’utilisation d’éléments de la création, l’eau, le feu, etc. Cesmédiations n’ont pas l’efficacité de nos sacrements, mais on aurait tort dedire qu’elles n’ont aucune valeur pour les hommes qui les utilisent pouraller à Dieu. C’est ce qu’exprime Vatican II dans la déclaration sur lesrelations de l’Eglise avec les religions non-chrétiennes :

« l’Eglise catholique ne rejette rien de ce qui est vrai et saint dans cesreligions. Elle considère avec un respect sincère ces manières d’agir et devivre, ces règles, ces doctrines qui, quoiqu’elles diffèrent en beaucoup depoints de ce qu’elle montre et propose, cependant apportent souvent unrayon de la vérité qui illumine tous les hommes. Toutefois, elle annonce etelle est tenue d’annoncer sans cesse le Christ qui est voie, vérité et vie danslequel les hommes doivent trouver la plénitude de la vie religieuse et danslequel Dieu s’est réconcilié toutes choses (n°2) »

Ce texte est repris et développé dans “Dialogue et Annonce”. Voiraussi dans Vatican II : “Lumen Gentium” (17) et “Ad Gentes” (11).

En conclusion, nous devons reconnaître ce que la tradition a toujoursaffirmé : tout homme qui pratique une religion peut être sauvé dans sareligion s’il vit sa croyance dans la sincérité. C’est reconnaître une valeuraux démarches religieuses, mais une valeur limitée et le texte conciliaireaffirme que c’est dans le Christ que les hommes trouvent la plénitude dela vie religieuse.

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III - Le lien entre les deux affirmations

Je ne puis longuement développer les fondements théologiques quijustifient l’affirmation concernant le salut possible dans les religions non-chrétiennes, tout en maintenant le salut universel en Jésus-Christ. Ledocument “Dialogue et Annonce” le suggère en évoquant les “semencesdu Verbe” et la présence du Saint- Esprit “qui remplit tout l’univers”.

La création est le fruit d’une parole de Dieu et tout homme peut recon-naître les créatures comme paroles de Dieu. L’homme a été créé dans leChrist : il est à l’image de Dieu. Dans la Tradition se trouve le thème durassemblement (adunatio) de toutes les paroles de Dieu dans le sein de laVierge. Le Christ est l’accomplissement de l’Ancien Testament en ce sensqu’il réunit en lui toutes les paroles contenues dans la Bible et leur donnesens. L’incarnation est l’accomplissement de la création telle que Dieu laveut et par le fait même elle donne sens à l’univers.

Dans “l’Apologie” de saint Justin, il y a un passage qui peut noussurprendre :

« nous disons que le Christ est né, il y a cent cinquante ans sous legouverneur Cyrénius, et qu’ensuite il a enseigné sous Ponce-Pilate ladoctrine que nous lui prêtons. On objectera alors que les hommes qui ontvécu avant lui ne sont pas coupables. Nous nous hâtons de répondre àcette difficulté. Le Christ est le Premier-né de Dieu, son Verbe auquel tousles hommes participent : voilà ce que nous avons appris et ce que nousavons déclaré. Ceux qui ont vécu selon le Verbe sont chrétiens, eussent-ilspassé pour athées comme chez les grecs, Socrate, Héraclite et leurssemblables… » (Apologie 1/46).

Saint Justin affirme que la pensée et la vie de ceux qui étaient despaïens ont été inspirées par le Verbe. Il voit même dans Hermès commeune perception par les païens du Verbe de Dieu :

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« Ici nous disons que lui, Verbe de Dieu, est né de Dieu par un modeparticulier de génération, contrairement à la loi ordinaire ; encore une foisc’est une dénomination qui lui est commune avec Hermès que vousappelez le Verbe et le messager de Dieu » (Apologie 1/22).

Sans nier ce qu’il y a d’unique et d’original dans le christianisme, saintJustin dit aux païens auxquels il s’adresse qu’il y avait dans la religionpaïenne une présence du Verbe de Dieu.

Il y a donc une “certaine présence” du Christ dans tout l’univers, ceque les Pères de l’Eglise appellent les “semina Verbi”, les semences duVerbe de Dieu. Sans être nommé explicitement, ni reconnu, le Christ estprésent en quelque manière dans les démarches religieuses accompliespar les hommes, et c’est par Lui et en Lui que les hommes sont sauvés. Onajoute encore que, grâce à l’Esprit-Saint qui remplit l’univers, il y a dansla démarche du croyant non-chrétien comme un désir implicite du Christ.Cela veut dire que si, un jour, ce croyant avait la révélation du Christcomme unique Sauveur, il adhèrerait à Lui. Mais il faut préciser que cedésir intérieur est porté par les rites pratiqués par le religieux non-chrétien, rites que saint Léon qualifie de sacrement.

Il y a donc dans les religions non-chrétiennes des vérités et des valeursqui trouvent leurs sources et leur accomplissement dans la Révélation enJésus-Christ. La conversion chrétienne se présente alors comme unepurification de ce qu’il y a de faux et parfois de mauvais, et comme unachèvement de ce qui est vrai et bon.

Le dialogue du christianisme avec les autres religions comporte unereconnaissance de ce que vit le non-chrétien et le respect de sa religion, etdans le même temps, il appelle une annonce du Christ comme purifi-cation et achèvement de sa démarche. Nous ne pouvons dire que toutesles religions se valent et nous refusons l’indiff é rentisme. Nous nepouvons non plus dire que tout est mauvais dans les religions et qu’il n’ya pas de salut possible pour ceux qui les pratiquent. Nous affirmons notrefoi en Jésus-Christ Sauveur de tous les hommes et nous reconnaissons quenous avons reçu mission d’annoncer qu’en Jésus-Christ, Dieu s’est révélé

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pleinement et totalement. Mais si la mission demeure un devoir et uneurgence, il est clair qu’elle ne doit pas, dans le dialogue, “être polariséepar la conversion à tout prix, mais comme manifestation de l’amour deDieu et comme incarnation de l’Evangile dans le temps.” (C. Geffré).

Vécu dans cet esprit, le dialogue interreligieux fait partie de la missionsans que la mission se réduise au dialogue.

Conclusion

J’emprunte ma conclusion à un article de C. Geffré (La missioncomme dialogue de salut, in «Lumière et vie» n° 205, 1992) :

« Ainsi, loin de considérer le dialogue comme un pis-aller quand lesconditions d’un témoignage direct ne sont pas réunies, il doit être compriscomme un “dialogue de salut”, où chacun s’efforce, dans la fidélité à sapropre vérité, de célébrer une vérité qui déborde non seulement les limitesmais les incompatibilités de chaque tradition religieuse. Le vrai dialogueest toujours une aventure. Il ne pose pas de conditions priori au départ.Chaque partenaire est renvoyé à sa propre tradition. Le vrai dialogue peutconduire à une “célébration de la vérité” qui dépasse le point de vuepartiel de chaque interlocuteur. On peut donc parler de “conversionréciproque”. Dans l’expérience du dialogue, je puis découvrir que je nevérifie pas dans ma vie ce que je professe. Et inversement, l’autre peutparvenir à une autre perception de la vérité dans sa vie. Le prosélytisme,au contraire, consiste à vouloir à tout prix forcer l’autre à épouser maconviction sans respecter sa propre vocation. Un des premiers effets del’activité missionnaire, c’est donc la conversion du missionnaire lui-même.Le chrétien n’est pas dans la situation de celui qui apporte tout à quelqu’unqui n’a rien. Il est aussi celui qui “reçoit”, qui découvre à nouveau sonidentité chrétienne alors qu’il est interpellé par d’autres religions, d’autrescultures et d’autres manières de réaliser sa vocation religieuse.

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En définitive, ce qui donne sa finalité à toute l’action missionnaire c’estde proclamer en paroles et en actes que le Royaume de Dieu est advenu enJésus-Christ. Le dialogue interreligieux est un acte d’espoir et decommunion entre les personnes. Ce n’est pas seulement une exigence durespect dû aux voies mystérieuses de Dieu dans le coeur de l’homme. Dansle dernier document “Dialogue et Annonce”, on trouve cette prise deposition équilibrée : “Il est évident que dans les situations où, pour desraisons politiques ou autres, l’annonce est pratiquement impossible,l’Eglise accomplit déjà sa mission évangélisatrice non seulement par saprésence et son témoignage mais aussi par ses activités telles que l’enga-gement pour le développement humain intégral et le dialogue lui-même.D’autre part, dans les situations où les gens sont disposés à entendre lemessage de l’Evangile et ont la possibilité d’y répondre, l’Eglise a le devoird’aller à la rencontre de leurs attentes “ (n° 76)

Le dialogue interreligieux est donc déjà une forme de la mission del’Eglise. Mais il est évident que la mission “Ad Gentes” ne peut se limiterau discernement des valeurs contenues dans les religions non-chrétienneselle doit aller jusqu’au témoignage explicite rendu à l’Evangile. Il s’agitseulement, selon les lieux et les circonstances, de savoir respecter les tempsde la mission. On peut dans un premier temps annoncer le Royaume deDieu et l ’appel à la conversion pour y entrer, sans faire encore mention del’événement Jésus-Christ. Mais, après avoir manifesté en paroles et en actesle Royaume qui vient, on doit annoncer Jésus-Christ qui, dans toute sonhumanité, a inauguré le Royaume de Dieu et qui nous a révélé le vraivisage de Dieu. Enfin, on doit faire découvrir le mystère de l’Eglise commele lieu où Dieu vient au-devant des hommes et comme le point d’aboutis-sement ultime de la recherche de la Réalité dernière de l’univers déjàpoursuivie dans une autre religion. »

(pp. 45-46)

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André GOUNELLEFaculté de Théologie Protestante de Montpellier

THÉOLOGIES CHRÉTIENNES DES RELIGIONS DU MONDE :ESSAI DE TYPOLOGIE

Quelle signification et quelle valeur accorder aux diverses religions dumonde ? Quel comportement adopter à leur égard ? Depuis toujours, cesquestions ont préoccupé et divisé les théologiens chrétiens. Je voudraismaintenant esquisser un panorama des principales réponses qu’ils leuront proposées au fil des siècles, en laissant toutefois de côté un cas tout àfait exceptionnel, celui du judaïsme qui demanderait un examen parti-culier puisque la foi du Nouveau Testament se situe en continuité et enrupture avec celle d’Israël, puisqu’elle en dépend et s’en distingue. Je nep rendrai en considération que les autres religions, celles qu’on alongtemps appelées païennes. Au cours de cet exposé, je me référeraibeaucoup, et vous prie de m’en excuser, à des auteurs protestants parceque je les ai plus travaillés et les connais mieux que les catholiques (que jen’ignore cependant pas), mais, à mon sens, il n’y a pas dans ce domainede différences spécifiques entre nos deux confessions ; on y trouve desdémarches et des positions analogues.

Pour introduire le travail qui va se faire ici, à l’ISTR, je vais doncdresser une typologie des appréciations chrétiennes à l’égard des autresreligions. Une typologie constitue un essai pour discerner, à partir d’unensemble de textes, quelques attitudes typiques ou caractéristiques quiforment de grandes tendances, qui correspondent aux orientations princi-pales et générales, et qui permettent de classer, de situer et de clarifier lesdiverses opinions particulières. Ces types sont des modèles logiques quine se rencontrent jamais à l’état pur. Chez la plupart des auteurs que jevais citer, les logiques s’infléchissent, se nuancent ; plusieurs s’entre-

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croisent, se mélangent et se combinent. Les types n’entendent pas décriredans leurs détails et leurs nuances les positions concrètes de tel ou tel,mais fournir une grille pour l’analyse. On pourrait les comparer auxparallèles et aux méridiens d’une carte de géographie, ou aux axes decordonnées en géométrie qui servent à représenter un terrain, ou àlocaliser un point, voire une courbe. Ce sont des instruments de travailqui permettent d’étudier les figures concrètes, mais ne se confondent pasavec elles. Comme l’écrit le théologien catholique américain Paul Knitter,“les modèles (ou types ou paradigmes) ont une grande utilité pourdresser la carte d’un territoire théologique complexe et diversifié. Leurdanger est que l’on prenne la carte pour le territoire. Parce qu’inévita-blement généraux, les modèles ne peuvent pas rendre compte des excep-tions et de la diversité des opinions à l’intérieur du territoire qu’ilsessaient de délimiter”.

Dans le christianisme, je perçois six manières de comprendre etd’évaluer les autres religions.

1. L’exclusivisme

Le premier type se caractérise par l’exclusivisme. Il affirme une incom-patibilité radicale et une opposition totale entre la foi chrétienne et lesreligions du monde. Normalement, il ne peut y avoir d’autres relationsque le combat, un combat où chacun cherche à éliminer et à détruirel’autre. On considère que les religions sont par nature anti-évangéliqueset que l’évangile est une anti-religion. Souvent, d’ailleurs, dans cetteperspective, on refuse de classer le christianisme parmi les religions. Onestime qu’il n’a, ou qu’il ne devrait avoir rien de commun avec elles. Onsoutient que l’appeler “religion” constitue une méprise et une erreur sursa véritable nature. On voit dans les religions des adversaires du Christ,des manifestations de Satan, et on rejette par principe tout dialogue et

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toute alliance avec elles. Elles n’ont rien à apporter aux chrétiens ; elles nepeuvent que les perturber. Elles n’ont rien à leur apprendre, sinon, commele disait le port-royaliste Lemaître de Sacy, les diverses ruses et lesmultiples visages du Diable. S’il importe de les connaître, c’estuniquement pour mieux les attaquer, pour les déraciner et pour lesremplacer par l’évangile.

Cette première logique fonctionne assez bien dans des milieux àcoloration “intégriste”, aussi bien dans le catholicisme (j’ai mentionné lejansénisme) que dans le protestantisme. On la rencontre, par exemple,dans une Déclaration de Francfort approuvée par une Conventionévangélique (entendez “evangelical”) internationale, le 4 mars 1970. Cettedéclaration dénonce le souci du Conseil œcuménique des églises pour undialogue entre les religions ; elle y voit un abandon de l’évangile, et uneprostitution du christianisme. Elle affirme qu’il n’y a de connaissance deDieu et de salut qu’en Jésus-Christ, et que par conséquent “tous ceux quisont morts sans connaître Jésus-Christ sont destinés à la perd i t i o néternelle”. En 1974, à Lausanne, avec plus de nuance et de modération, unrassemblement évangélique va dans le même sens, rejette tout dialogue,et condamne l’idée que Dieu d’une manière ou d’une autre puisse agir etse manifester dans les autres religions.

Le modèle exclusiviste se rencontre également chez deux théologiensd’envergure, qui ont beaucoup de poids dans le monde protestant :Martin Luther au seizième siècle, et à notre époque Karl Barth. PourLuther, les religions représentent diverses variantes du salut par lesoeuvres et s’opposent donc au salut par la grâce proclamé et apporté parle Christ. L’évangile renverse les religions, comme il renverse la loi del’Ancien Testament. La théologie de la Croix condamne comme idolâtretoute référence à Dieu indépendante de Jésus crucifié. Barth, sur ce pointtrès proche de Luther, voit dans les diverses religions des tentatives del’être humain qui essaie de se sauver par lui-même, qui s’évertue à bâtirpar ses mérites une vie qui ait de la valeur, qui s’efforce de découvrir lesens de son existence et de toutes choses par ses propres moyens. Lesreligions s’opposent donc radicalement à la révélation biblique, qui estl’acte par lequel Dieu vient vers nous et nous apporte le sens, la valeur et

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le salut que nous sommes incapables de trouver et d’atteindre. La foiévangélique implique qu’on renonce à acquérir et à mériter la vérité pourla recevoir de Dieu ; son mouvement est donc contradictoire et antino-mique avec celui des religions. Ceux qui se situent dans cette ligne depensée considèrent que les problèmes posés aux chrétiens par la rencontreentre religions ne relèvent pas de la dogmatique (c’est à dire de la compré-hension de la foi évangélique, de la doctrine chrétienne), mais de l’éthique(c’est à dire du comportement des chrétiens envers les êtres humains etleur idéologie).

2. Les religions comme préparations à l’évangile

Le second type se définit par la thèse du caractère propédeutique desreligions par rapport à la foi chrétienne. Elles aménagent le terrain, ellesdisposent les cœurs et les esprits à recevoir l’évangile. Elles mettent enétat de le comprendre et de l’accepter. Sans le savoir, elles travaillent pourle Christ. Elles ont donc une fonction positive, mais préparatoire et subor-donnée. Elles jouent un rôle bénéfique parce que Dieu les a voulues et s’ensert pour ses desseins. Elles font partie de son plan ou de sa pédagogiepour l’humanité. Leur valeur, cependant, reste provisoire et subordonnéep a rce qu’elles ne possèdent pas en elles-mêmes une vérité. Ellesconduisent au seuil ou à la porte de la vérité qui leur est extérieure, et qui,une fois découverte, les rend inutiles, et leur enlève toute raison d’être.

Bibliquement, le modèle exclusiviste s’appuie beaucoup sur lescondamnations du paganisme que l’on trouve dans la Bible. Pour sa part,le modèle propédeutique se réfère à l’épisode des mages, ces prêtres queleur religion astrale conduit à Béthléem. Il se fonde aussi sur deuxpassages souvent cités des Actes des Apôtres. D’abord, le verset 17 duchapitre 13 : “Dans les générations passées… Dieu n’a cessé de rendretémoignage de ce qu’il est par ses bienfaits”hez la rubrique désirée en

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faisant défiler la l. Ensuite, au chapitre 17, le discours à Athènes sur leDieu caché, attribué à Paul : “ce que vous vénérez sans le connaître, c’estce que je vous annonce”. Récemment, des théologiens africains etasiatiques, partant de l’affirmation “Dieu ne s’est pas laissé sans témoins”,ont opéré une sorte de réhabilitation des religions traditionnelles de leurspays. Les missionnaires ont eu tort de les considérer comme des erreursou des aberrations, en fait, elles anticipaient l’évangile et préparaient lejour où il leur serait annoncé par des européens.

On peut discerner trois variantes de ce type.

❑ La première, très ancienne, se trouve chez Justin Martyr, Clémentd’Alexandrie et Origène (deuxième et troisième siècles). Selon cesauteurs, Dieu a déposé dans les spiritualités et les philosophies del’Antiquité des “semences de vérité” ou des “pierres d’attente”. Cessemences germeront et parviendront à maturité dans l’évangile ; cespierres entreront dans la construction de l’Église. Elles ont disposé lescoeurs et les esprits à accueillir le Christ, et, en attendant sa venue, ontpermis le salut de ceux qui les ont reçues. Les religions constituent doncune sorte d’anticipation et de préhistoire du christianisme. Bien entendu,avec la venue de Jésus les choses changent. On quitte la préhistoire pourentrer dans l’histoire. Les religions ont donc achevé leur mission. Ellesdoivent maintenant s’effacer et disparaître, comme Jean-Baptiste devantJésus. L’apparition et le développement de l’Islam, quelques siècles plustard, ont porté un coup très dur à cette version ; plutôt que de l’aban-donner, certains en ont conclu qu’il fallait voir dans l’Islam non pas uneautre religion que le christianisme, mais une hérésie chrétienne.

❑ La seconde version, plus moderne, fait des religions une propédeu-tique non seulement ancienne et passée, mais aussi permanente etactuelle. Elles expriment, en effet, les détresses et les aspirations de l’êtrehumain ; elles reflètent l’angoisse que suscitent en lui sa fragilité, safinitude et sa culpabilité ; elles traduisent son désir de vérité et de sainteté.Les religions sont préparatoires en ce sens qu’elles rendent conscients desproblèmes auxquels le Christ apporte une réponse et des attentes qu’ilexauce. Elles donnent la précompréhension nécessaire pour entendre et

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recevoir l’évangile. Certains textes de Bultmann et de Tillich vont en cesens.

❑ La troisième version souligne que l’évangile ne s’annonce ni ne secomprend que dans son contraste et dans son opposition avec la loi.L’affirmation de la grâce ne prend sens que dans l’échec du salut par lesoeuvres de la loi. Dans le monde juif, la loi s’identifie à l’Ancien Testament; ailleurs, elle revêt d’autres formes, et principalement celle des religions.L’évangile a donc besoin des religions non pour les exaucer, mais pour lescontredire et les renverser. Cette version se rencontre chez Bultmann. Demême, des théologiens africains ont estimé que leur culture constituaitune sorte d’Ancien Testament auxquels ils devaient se référer plutôt qu’àcelui des juifs, et qui avait la même valeur et la même fonction théolo-gique.

3. La révélation étagée

Le troisième type distingue deux niveaux dans la manière dont Dieuse manifeste aux être humains : celui de la “révélation générale”, quicorrespond aux religions et aux philosophies ; celui de la “révélationspéciale” qui s’identifie à l’histoire biblique, à Israël, au Christ et àl’Église.

La révélation générale

Pour désigner le premier niveau, on utilise des expressions diverses.Calvin parle d’un sentiment de divinité ou d’une semence de religion,Althaus d’une révélation originelle, Brunner d’une révélation création-

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nelle. Dans tous les cas, on considère que Dieu se fait connaître à tous lesêtres humains, qu’il leur donne une certaine connaissance de ce qu’il est,comme plusieurs versets bibliques le disent ou le laissent supposer.

Cette révélation générale a deux caractéristiques

❑ D’abord, elle donne une idée de Dieu et de la condition humaine. Ils’agit d’une idée juste, mais incomplète, partielle et confuse, alors que letype exclusiviste la juge fausse, puisque pour lui on ne connaît Dieu quepar Jésus-Christ. “Il ne sert de rien, écrit Luther, aux juifs et aux turcs decroire au Dieu qui a créé les cieux et la terre. Celui qui ne croit pas auChrist ne croit pas en Dieu”. L’affirmation d’une révélation généralesignifie, au contraire, que l’on peut croire en Dieu en ignorant le Christ,même s’il s’agit d’une foi insuffisante. Le christianisme n’élimine ni nechasse le théisme. Il le précise, le complète mais ne le détruit pas.

❑ Ensuite, la révélation générale fait sentir et percevoir les valeursauthentiques, mais elle ne donne pas la force d’y conformer sa vie. Ellen’apporte pas le salut. Calvin estime même qu’elle augmente la culpa-bilité de l’être humain, puisqu’il voit ce qu’il devrait faire et n’y parvientpas. Elle le plonge dans le désespoir, puisqu’elle lui enseigne la distanceentre ce que Dieu exige et ce que nous sommes. Elle fait découvrir quel’être humain ne peut pas se tirer d’affaire tout seul, qu’il a besoin dequelqu’un qui le sauve, mais ce quelqu’un, elle ne le connaît pas et nepeut pas y conduire.

La révélation spéciale

La révélation spéciale commence avec l’Ancien Testament et l’histoired’Israël ; elle culmine avec Jésus-Christ et les évangiles. Elle se continue

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dans l’histoire de l’Église, ou, plus précisément, de la foi chrétienne. Elledonne une idée claire de Dieu, et nous montre en pleine lumière sonvisage, même si elle ne nous dévoile pas tous les secrets de son être.Surtout, elle nous apporte le salut en nous mettant en communion aveclui. Comme l’écrit le théologien luthérien allemand Althaus, “en dehorsdu Christ, il y a une auto-manifestation de Dieu, et donc une connaissancede Dieu, mais elle ne conduit pas au salut, à l’union entre Dieu etl’homme”.

Ce troisième type me semble le plus classique, le plus répandu dans lathéologie, qu’elle soit catholique ou protestante. Avec quantité devariantes, on le rencontre chez Thomas d’Aquin, Calvin, et de nos jourschez le suisse Bru n n e r, l’hindou Newbigin, l’américain Braaten etl’allemand Ratschow, etc. Il affirme que dans toutes les religions, ontrouve des valeurs éthiques et des lueurs de vérité. L’évangile apporte lesalut et la pleine lumière. Les religions ne sont donc pas fausses commepour le premier type. Elles n’ont pas leur vérité en dehors d’elles-mêmescomme le pense le second type. Elles possèdent une vérité, mais faible,pauvre et lacunaire. Quand on découvre leur déficience, elles préparent àrecevoir l’évangile. Si on les croit suffisantes, alors elles ferment etdétournent du Christ. Elles peuvent constituer selon les cas des aides oudes obstacles pour la foi chrétienne.

4. Le Christ anonyme

J’en arrive au quatrième type, qui défend la thèse dite du “Christanonyme”. Il y aurait dans toutes les religions une présence active, maiscachée, secrète et souterraine du Christ, alors que dans le christianisme onle connaît, on le nomme et on le confesse ouvertement. Le privilège deschrétiens consiste à connaître et à identifier celui qui ailleurs n’est pasabsent ni passif, mais demeure dans l’incognito. Toutes les religions

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convergent et se rejoignent. Elles sont, en quelque sorte, des masquesderrière lesquels se cache toujours l’évangile. La parole du Christ : “nulne peut venir au Père que par moi”, et l’affirmation du NouveauTestament : “il n’est de salut en aucun autre qu’en lui” n’impliquentnullement un monopole du christianisme, car le Christ agit en dehors, pardes canaux différents. Il dépasse et déborde les Églises. Il a des fidèlesparmi ceux qui ne se réclament pas de lui et qui, ouvertement ouconsciemment, ne le connaissent pas. En le limitant à la religion qui porteson nom, on le restreint et on le rapetisse.

Ce type se rencontre surtout chez des théologiens catholiques. Parexemple, Rahner, Schlette, Küng pensent que les diverses religions dumonde constituent des instruments de salut dont Dieu se sert. Elles fontpartie de sa stratégie pour la rédemption de l’humanité. Rahnerdéveloppe ce qu’il appelle un “optimisme du salut”. Dieu veut qu’aucunêtre humain ne périsse ; pour atteindre ce but, il utilise les religions.Quand on prétend que la grâce n’agit pas en elles, on pose “un postulatarbitraire et improbable”. On peut considérer leurs adeptes comme des“chrétiens anonymes”, qui ne portent pas ce nom et qui ignorent qu’ils lesont. Dans cette ligne, Raymond Pannikar, un eurasien, a écrit un livre autitre significatif, “Le Christ dans l’hindouisme. Une présence cachée”.

Cette logique ne conduit pas, comme on pourrait le penser, à mettretoutes les religions sur le même plan, et à leur accorder une valeur égale,sous prétexte qu’elles sont toutes porteuses de salut. En effet, on gagne àpasser de l’implicite à l’explicite, de l’invisible au manifeste, du Christcaché au Christ identifié. La réelle supériorité du christianisme tient à cequ’il sait en qui il croit. Il connaît celui qui apporte le salut, alors que lesreligions du monde ignorent de qui elles le reçoivent. De plus, l’évangileva plus loin que les religions. Selon Schlette, il a pour visée non pas lesalut des individus (que les religions assurent), mais l’établissement duRoyaume, la pleine manifestation de la gloire de Dieu, et la perfection deshumains.

Quelques protestants peuvent se rattacher à ce type. Ainsi l’américainJohn Cobb, l’un des théologiens du Process, estime que la personne et

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l’action du Christ dépassent celles de Jésus. Dieu suscite des personnagesou des événements christiques ailleurs. Si l’homme Jésus est le Christ parexcellence, le Christ peut agir et se manifester en dehors de l’hommeJésus. On rejoint le vieux thème patristique du Logos spermatikos : leLogos, ou Verbe, ou seconde personne de la Trinité s’incarne en Jésus,mais ne s’enferme pas en lui, et sème partout dans le monde la vérité et lesalut. Ainsi, selon Cobb, l’on peut penser qu’un Bouddha, qu’un Gandhiont eu une fonction christique, même s’ils ne sont pas Christ au mêmetitre que Jésus.

5. Le relativisme

Pour le cinquième type, toutes les religions, y compris le christianisme,s’inscrivent dans un milieu historique et géographique dont on ne peutpas les séparer. Elles n’ont de sens et de pertinence qu’à l’intérieur de leurcontexte. Leur forme et leur puissance dépendent en grande partie ducadre culturel où elles se situent. On ne peut donc pas leur reconnaîtreune valeur absolue, transcendante, indépendante des circonstances, maisseulement relative et limitée. La vérité identique dans le fond se manifestesous des formes infiniment variées. Selon le titre significatif que leprotestant anglo-saxon John Hick a donné à l’un des ses livres, Dieu porteplusieurs noms.

Je donne deux exemples de ce modèle relativiste.

❑ D’abord, au début de notre siècle, le protestant allemand ErnstTroeltsch qui insiste beaucoup sur l’historicité, catégorie à ses yeux déter-minante. Tout ce que les humains vivent, pensent et font appartient à unmoment du développement historique, marque l’aboutissement provi-soire d’un processus, et se modifiera par la suite. Ce qui exclut que nouspuissions formuler des affirmations définitives et absolues. L’honnêteté

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intellectuelle nous oblige à en prendre acte, à en tenir compte. La trans-cendance ne se perçoit qu’à travers l’immanence, l’éternel ne se découvrequ’en prenant un visage temporel.

Dieu agit et se révèle dans l’histoire, ou plus exactement dans leshistoires de l’humanité qui se déroulent dans les différentes aires géogra-phiques ou culturelles du monde. Ainsi, naissent les diverses religions.Aucune d’entre elles n’échappe à l’historicité, et par conséquent auxlimites et aux transformations qu’imposent la spatialité et la temporalité.Il n’y a donc pas de religion absolue ; elles sont toutes foncièrementrelatives. Certes, elles tendent à l’absolu et le visent, mais elles ne s’iden-tifient jamais à lui parce qu’elles sont des phénomènes historiques. Unereligion totalement et définitivement vraie ne peut exister qu’en dehors etau-delà du temps, dans le royaume eschatologique. En attendant, nousvivons dans le relatif. Nos chemins vers l’absolu, les expressions que sedonne l’absolu n’y échappent pas.

Troeltsch estime cependant qu’une échelle de valeurs permet decomparer et d’apprécier les religions. Toutes nos affirmations sont certesrelatives ; néanmoins certaines valent plus et mieux que d’autres. EtTroeltsch s’interroge, sans en trouver qui le satisfassent vraiment, sur lescritères qui permettraient d’établir la supériorité du christianisme. Detoute manière, il ne peut s’agir que d’une prééminence relative et provi-soire. Relative, parce qu’elle se fonde non sur un a priori, mais sur unecomparaison ; ainsi, Schweitzer légitime l’entreprise missionnaire non paspar l’affirmation de principe que l’évangile est la vérité, mais par unparallèle qui montre que dans la pratique, plus précisément dans ledomaine de l’éthique, il a mieux à offrir que les autres re l i g i o n s .Provisoire, parce qu’on ne saurait exclure qu’un jour surgisse une religionqui dépasse le christianisme, une révélation qui aille plus loin quel’évangile.

❑ John Hick nous fournit un second exemple, plus récent, de cemodèle. Il estime que jusqu’ici les chrétiens ont proposé soit des théoriesexclusives qui condamnent et rejettent les autres religions au nom duChrist, soit des théories inclusives qui les soumettent et les annexent à

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l’évangile. Le temps est venu, soutient-il, d’opérer une révolution coper-nicienne de nos conceptions. Copernic a montré que la terre n’était pas lecentre de l’univers, mais une des planètes qui gravitent autour du soleil.De même, nous devons perdre l’habitude de tout ramener au Christ, de leplacer toujours au centre, comme le font les types précédents. L’évangilen’est que l’une des religions, à côté d’autres, qui gravitent autour de lavérité. Hick en appelle à une théologie résolument pluraliste.Actuellement, avec l’aide d’un théologien catholique américain, PaulKnitter, il essaie d’explorer cette voie, qui demande une révision profondede nos doctrines traditionnelles de Dieu, du Christ et de la révélation.

Pour ce cinquième type, la vérité est donc polymorphe. Elle a demultiples expressions et ne s’identifie à aucune d’entre elles. Nous nepouvons pas juger laquelle est la meilleure, ni passer de l’une à une autre,mais nous devons approfondir et vivre de manière plus intense, à la foisplus authentique et plus critique la nôtre, celle qui nous a été donnée,dans laquelle nous nous sommes trouvés plongés. Toutefois, et cela lecontemporain Hick en a plus conscience que Troeltsch, qui a vécu à lacharnière du dix-neuvième et du vingtième siècle, l’immense brassage quiaujourd’hui mélange les populations et multiplie les rencontres fait quenous ne pouvons pas ne pas nous interroger sur les relations à établirentre ces diverses vérités.

6. Le syncrétisme

Le sixième type préconise une collaboration, une entente, voire unefusion entre les diverses traditions religieuses de l’humanité en vue deformer une religion universelle qui regrouperait toutes leurs valeurs et lesunirait dans une synthèse englobante. Ce modèle se rencontre chez lesuniversalistes américains qui préconisent un dépassement du christia-nisme, mais aussi du bouddhisme, du judaïsme, de l’islam dans une spiri-

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tualité universelle. Leurs paroisses regroupent des croyants de diversesorigines et appartenances religieuses pour des offices communs qui ontparfois de la tenue et de l’élan. Ils organisent des groupes de dialogues etde partages spirituels qui ne manquent pas d’intérêt ; je le sais pour yavoir participé et pour avoir ainsi un peu mieux compris des bouddhistesjaponais. En Europe, nous avons tendance à voir dans le modèle syncré-tiste une spéculation théorique et artificielle ; en fait, il répond plus quenous le pensons à des situations et des attentes existentielles très fortesdans le temps que nous vivons. Je me souviens, dans un colloque àOxford, de l’intervention très émouvante d’un américain dont le père étaitchrétien, la mère bouddhiste et l’épouse musulmane ; il plaidait avecpassion pour un syncrétisme qui n’avait pour lui rien d’une préoccu-pation abstraite.

Les théologiens n’aiment pas en général le syncrétisme. Il a étéproposé et défendu par un historien anglais et anglican, Arnold Toynbee,qui, s’opposant à l’historiographie marxiste, accorde une grande impor-tance aux religions. D’après lui, elles donnent leur dynamisme auxpeuples et aux civilisations ; elles en déterminent les qualités morales etsociales ; elles les aident à répondre aux défis qu’ils rencontrent.

Or, en notre siècle, nous assistons à un événement considérable quimarque un véritable tournant dans l’histoire : l’unification du monde, ou,plus exactement, celle de l’humanité. Il y avait auparavant des culturesdifférentes, avec des aires géographiques d’implantation bien délimitées,malgré des zones frontières. Aujourd’hui, elles se compénètrent partout ;elles entrent toutes en inter-réaction. Il devient impossible pour unenation ou une culture de mener une existence séparée. Cette nouvellesituation devrait inviter et conduire à une unification religieuse, pour quela civilisation universelle en train de naître ait une âme et du souffle.Toynbee juge tout à fait réalisable une telle unification, si chacun acceptede distinguer dans sa propre tradition religieuse le principal du secon-daire, le centre de la périphérie, la foi fondamentale des croyances quiessaient de l’exprimer et d’en rendre compte. Toutes les religions, estimeToynbee, se fondent sur le sentiment d’une présence spirituelle qui aq u a t re grandes caractéristiques. Pre m i è rement, elle implique la

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conscience d’un mystère de l’univers qui ne possède pas en lui-même sonsens. Deuxièmement, ce sens se trouve dans une réalité absolue qui agitdans l’univers sans s’identifier à lui. Troisièmement, par “sens”, il ne fautpas entendre seulement des théories explicatives, mais aussi des valeurspratiques. Quatrièmement, vivre en harmonie avec ce sens ou cette réalitéabsolue demande que l’on renonce à son égoïsme naturel, à la tendanceinnée de tout ramener à soi, pour s’ouvrir à l’altérité de la transcendanceet du prochain. Autrement dit, il faut accepter un sacrifice de soi. Onconstate donc une convergence qui devrait permettre une unification queToynbee juge urgente si on veut que la civilisation universelle en train denaître ne sombre pas dans la barbarie, mais soit animée par une authen-tique spiritualité.

On trouve une variante de ce modèle chez Cobb. Pour lui, le dialogueentre religions doit avoir pour effet ce qu’il appelle une transformationcréatrice de chacune d’elles. En se confrontant, en s’interpellant, en dialo-guant les unes avec les autres, elles vont forcément bouger, changer,avancer et se modifier. Cobb n’imagine nullement, comme Toynbee, unereligion idéale qui résumerait et incarnerait ce qu’il y a d’essentiel danstoutes, mais il pense que chaque tradition spirituelle, au contact desautres, doit entrer dans un processus de révision et d’enrichissement, et semettre en marche. Où cette marche aboutira, nous ne le savons pas, maisle mouvement lui paraît plus important que l’arrivée. Le syncrétisme neconsiste pas ici en un accord statique sur quelques points essentiels, maisdans un dynamisme qui nous entraîne tous vers des perspectives quenous ne pouvons pas pour le moment discerner ni imaginer. Il ne s’agitpas d’avoir des positions communes, mais de recevoir les uns des autresdes impulsions qui nous mettent en route, de découvrir que les religionsne sont pas des édifices achevés, des immeubles, mais des voies surlesquelles on chemine, ou des véhicules qui se déplacent et nousdéplacent.

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Conclusion

Voilà donc ces six modèles. Je conclus par deux remarques.

❑ P re m i è rement, il paraît actuellement quantité d’articles etd’ouvrages sur notre sujet, et les rencontres inter-religieuses, les institu-tions qui les organisent ou qui y réfléchissent se multiplient. Cetteabondance montre qu’il s’agit d’une question qui n’a plus, commenaguère, un caractère marginal et secondaire. Elle se pose partout dans lemonde ; elle a mis peut-être plus de temps à atteindre l’Europe que lesautres continents, mais il devient aujourd’hui clair que nous ne pouvonsplus l’éviter, et les fondateurs de l’I.S.T.R. ont bien su le voir. Hier,l’athéisme et la sécularisation représentaient le grand défi que devaientrelever les chrétiens. Aujourd’hui, ils doivent faire face au problème queleur posent la rencontre et le dialogue avec les religions.

❑ Deuxièmement, aucun des types que j’ai répertoriés n’apparaîtvraiment satisfaisant. Quantité de gens se mettent avec plus ou moins debonheur à la recherche de modèles nouveaux. Probablement, on en verraémerger plusieurs dans les années qui viennent. La visée semble de bâtirnon pas seulement une théologie chrétienne des religions, mais unethéologie inter-religieuse qui s’édifie en confrontation avec les autresreligions. On peut redouter les développements à venir, s’en inquiéter etmultiplier les mises en garde. Ceux qui s’engagent dans une entreprisecomme celle que représente l’I.S.T.R., découvriront vite qu’elle constitueune aventure étonnante, difficile, secouante, mais interpellante etenrichissante. Je crois qu’en dépit de risques évidents, nous ne devons pasnous dérober. La foi évangélique ne rend ni frileux, ni timoré.

Théologies chrétiennes des religions du monde : Essai de Typologie

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Maurice PIVOT

LA FOI CHRÉTIENNE AU DÉFI DU PLURALISME RELIGIEUXFormes du service théologique

“La foi chrétienne au défi du pluralisme religieux”, ce titre peutparaître ambitieux ; le sous titre donne les limites de cette conférence etindique la question qu’il m’a été demandé de traiter : quelle forme deservice la théologie peut-elle rendre au dialogue interreligieux ? Lathéologie en effet doit se souvenir qu’elle vient de la foi et qu’elle va versla foi, qu’elle vient du dialogue de salut et qu’elle va vers le dialogue desalut. Elle sait qu’elle n’a pas à donner l’impression qu’elle pourrait sesubstituer au dialogue, aux rencontres effectives des chercheurs de Dieudans les diverses traditions religieuses, ou bien qu’elle pourrait déter-miner le déroulement de ces dialogues.

Nous chercherons donc à évaluer le service théologique, à l’intérieurde ces nouveaux enjeux pour la foi suscités par sa mise à l’épreuve desreligions du monde, au moment où nous découvrons que la sagesse quiest auprès de Dieu joue sur la terre de manière polyphonique, trouve sesdélices avec bien d’autres hommes que nous ne l’imaginions. Quelsenjeux cela représente-t-il pour la foi que d’avoir à tenir compte de cettenouvelle conscience d’Église activement soucieuse d’un échange avec lesgrandes religions du monde ?

Avant d’entrer dans cette question, je fais deux remarques d’intro-duction :

❑ Je n’oublie pas que la réflexion théologique d’un certain nombred’entre nous s’est élaborée dans la situation d’une foi affrontée auxquestions d’une société que nous avons appelée sécularisée, situation

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d’une foi aux prises avec une culture porteuse de critiques radicales de lafoi. Un sociologue de la religion parle ainsi : “La vieille liste des thèmesde la théologie libérale était centrée sur la confrontation avec lamodernité. Ce thème s’est épuisé. A l’ordre du jour, on trouve aujourd’huile problème pressant et embarrassant de la confrontation avec la sphèrede toutes les religions humaines possibles”.

Je ne reprendrais pas ces mots à mon compte : il me semble vaind’opposer une situation à une autre, comme si l’une se substituait à l’autre; ce ne serait pas tenir compte du fait que ces religions du monde sontaffrontées elles-mêmes à la modernité ; ce serait oublier qu’elles-mêmesse transforment dans le contexte des sociétés occidentales ; et nous avonspeut-être à leur rendre ce service d’une réflexion théologique éprouvéepar cette culture.

❑ Autre remarque qui déjà nous introduit dans notre question : unethéologie des religions du monde ne peut être aujourd’hui que trèsmodeste. Il n’y a en effet de théologie que précédée par l’écoute, enracinéedans des “lieux théologiques” qui lui donnent sa validité. Nous avonsbesoin aujourd’hui, me semble-t-il, d’une théologie qui laisse toute saplace à l’écoute d’où elle pourra naître. Dès lors notre question devient :comment écouter la Bible et la tradition ecclésiale pour qu’en elles unethéologie des religions puisse trouver son enracinement ? Commentécouter aussi ces témoignages de chrétiens qui se sont avancés dans larencontre des autres traditions religieuses jusqu’au point où ils en ont étééprouvés dans leur propre foi ? Comment écouter ces convertis chrétiensqui venant d’autres traditions religieuses les relisent dans la foi au Christ?

Compte-tenu de ces deux remarques introductives, j’indiquerai troisenjeux pour une théologie chrétienne des religions du monde.

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Premier enjeu - Reconnaissance de la particularité irréductible de chaque tradition religieuse

Le premier enjeu, je le suggère à partir d’une phrase de la déclaration“Nostra Aetate” :

« L’Église exhorte donc ses fils pour que, avec prudence et charité, parle dialogue et par la collaboration avec ceux qui suivent d’autres religions,et tout en témoignant de la foi et de la vie chrétienne, ils reconnaissent,préservent et fassent progresser les biens spirituels et moraux, ainsi que lesvaleurs socio-culturelles qui se trouvent en eux » (§2).

Reconnaître, préserver, “promouvoir”, faire progresser : ces verbesviennent désigner ce respect premier de la religion autre, ou autrementdit, de l’autre et de sa manière d’être. Il s’agit d’une prise au sérieux,d’une reconnaissance de chaque religion dans ce qu’elle est, dans cequ’elle rend possible comme expérience spirituelle, de son histoire et desa tradition. Il ne s’agit pas seulement d’accepter comme de loin l’exis-tence de religions dites alors “non-chrétiennes” mais de reconnaîtrechaque religion pour ce qu’elle est. Reconnaître cette religion autre qu’estla tradition musulmane, reconnaître le fait bouddhique dans toute sonépaisseur d’humanité et d’histoire, c’est leur permettre de contribuer àfaçonner notre pensée, notre langage, notre action.

Peu de chrétiens sont appelés à aller jusqu’au terme de cet enjeu telque je viens de le formuler. Et pourtant je crois important de l’avoirprésent à l’esprit, comme ligne de mire de tout le travail théologique :enjeu vécu par quelques-uns comme le sont des grands témoins de larencontre, tels J. Monchanin et H. Le Saux, L. Massignon et L. Gardet…Leur expérience précise et attire la rencontre de l’Église avec les religions.

Ce rapport à chaque tradition religieuse, il n’est pas comme secon-daire, mais bien une des formes que prend la relation à l’autre constitutivede la foi chrétienne. C’est là le sens d’une Église qui n’est telle que dans la

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mesure où elle vit dans cette condition paradoxale : être fondée dans sonidentité par une relation vivante au Christ, être renvoyée à son identitépar sa relation à l’autre quel qu’il soit, par cette force d’échange avecl’autre.

Ce qui fait la spécificité des chrétiens est donc “le respect jaloux de lavérité de l’autre, quel qu’il soit, dans la foi en l’universalité de l’Esprit. Ledépouillement doit aller jusque là : refus d’avoir plus que d’autres,capacité de découvrir dans l’autre peut-être plus qu’il n’a ; c’est à quoinous induit notre rapport au Christ, en tant qu’il appelle continuellementau passage à l’autre”.

C’est là cette condition paradoxale de la vie chrétienne et ecclésialedont la matrice me semble pouvoir être désignée par la référence à uneBible qui est “l’un et l’autre Testament”. Il n’y a pas identité mais analogieentre le rapport de l’Église à ce qui n’est pas elle, et d’autre part le rapportdu Nouveau Testament à l’Ancien, cette analogie serait à réfléchir théolo-giquement ; je renvoie seulement à cette conclusion d’un article de J.Guillet :

« ”Si les peuples de culture chrétienne ne savent pas reconnaître leurenracinement dans le peuple et la culture juive, s’ils sont fiers de leurrupture et si l’oubli de leur origine dans la religion précédente saute auxyeux, ils réussiront mal à convaincre de l’intérêt empressé porté par eux àtoutes les religions du monde”… La justice faite au peuple juif n’est passeulement un impératif de la vérité, elle est le signe que les peupleschrétiens sont capables d’accueillir ceux qui leur demeurent encoreétrangers…”Cette même porte s’ouvre pour recevoir et donner, et cetteporte se ferme” ».

(J. Guillet, Le sens de l’Ecriture, in R.S.R. 80 Juillet 1992, p.372.Les citations internes sont de P. Beauchamp).

Quel service théologique correspond à cet enjeu ? Ce service théolo-gique, je l’ai vu prendre forme d’abord à partir du souci de la foi de mieuxsituer les relations, la rencontre des religions, le dialogue dans la missionde l’Église, de fonder la spécificité de ce dialogue et de cette rencontre, endéfinir l’objet et les contours. Et pour ce faire, il a pris ces deux aspects :

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❑ D’une part la théologie a été amenée à vouloir penser en quoi ilpouvait y avoir une action réelle de Dieu, une présence du Dieu créateuret du Dieu sauveur au sein même des religions du monde ; c’est là enparticulier tout le débat sur la valeur salvifique des religions du monde.

Sur ce lieu de travail, la théologie a appris une certaine modestie, (sitant est que la théologie puisse être modeste). Penser dans l’intelligencede la foi les relations, la rencontre, le dialogue, a été et restera une desdonnées importantes de ce service théologique. Mais les formes queprennent la présence de l’action créatrice et salvatrice de Dieu, de laprésence de l’Esprit-Saint, de la relation des religions du monde à lamédiation du Christ, ne me semblent pas pouvoir être désignées par letravail théologique. Selon une expression de Urs von Balthasar,

« les formes concrètes de la présence de l’Esprit ne peuvent être théolo-giquement précisées : c’est seulement à partir de la parole biblique, eneffet, que se joue la décision et donc la possibilité d’établir des réponsesdiverses ».

(La dramatique divine III p. 396).

La réflexion théologique a appris à se mettre au service de rencontresentre chercheurs de Dieu, entre pèlerins de la foi ; elle a ainsi appris à nepas se substituer à la mise en œuvre concrète de ces dialogues etrencontres : c’est de la confrontation, du dialogue que peut naître lediscernement de cette action de salut, de l’œuvre de l’Esprit-Saint ; aucundes partenaires du dialogue n’est maître à l’avance des fruits de discer-nement qu’il produira.

❑ En second lieu, je vois le service théologique comme accompa-gnement de la pensée et du langage des chrétiens qui cherchent à habiteren vérité au pays de l’autre, de ceux qui entrent dans un “dialogueintérieur” avec l’islam, le bouddhisme ou l’hindouisme : le service de cetéchange est service de ceux qui ont à rechercher dans leur propre traditionde foi chrétienne ce qui peut leur permettre d’entendre, d’approcher, dec o m p re n d re, de re c o n n a î t re ce qui s’exprime dans l’autre traditionreligieuse. En explorant par exemple la relation de l’homme et de Dieu

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telle qu’elle nous est dite dans la kénose du Christ (Seigneur à la manièredu Serviteur), nous pourrons aller à la rencontre de la relation de l’hommeet de Dieu dans l’islam. Un renouvellement de l’intelligence du mystèrede la résurrection peut découvrir un certain sens à la réincarnation portéedans l’hindouisme.

Ce service théologique aujourd’hui aura de plus en plus souvent àprendre la forme d’une interprétation des conflits, des résistances, desrefus de dialogue, des divergences : les interpréter, c’est-à-dire ne pascraindre de manifester ce qu’il peut y avoir d’irréductible de part etd’autre, ne pas refuser un travail de discernement sur ce qui est consé-quences des refus des hommes, des blessures liées aux péchés deshommes dans ces traditions religieuses. La théologie n’a pas à sesubstituer au dialogue, c’est à elle de manifester ces arêtes vives à partirdesquelles un dialogue de salut peut naître.Il appartient au dialogue dechercher les dépassements possibles.

Deuxième enjeu - Mise à l’épreuve de notre réception de la Révélation par la rencontre des religions

Le deuxième enjeu, je le vois comme celui de la mise à l’épreuve par larencontre des religions, par le dialogue inter-religieux de notre propreréception de la Révélation, de notre propre accueil de la foi en Jésus-Christ. Non pas directement l’épreuve de cette Révélation que nousreconnaissons dans la foi comme achevée en Jésus-Christ, mais de notrepropre manière de l’accueillir, qui, elle, n’est jamais achevée. Et lorsque jeparle de cette réception dans la foi, je ne désigne pas seulement la foi dechacun de nous, mais la foi de l’Église. Cette foi de l’Église qui est la formecomme en creux du Royaume de Dieu, ne cesse d’avoir besoin de selaisser renouveler dans l’accueil de cette réalité eschatologique du

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Royaume. La révélation est achevée, mais l’Église ne cesse de tendre verscet achèvement, comme le dit la Constitution “Dei Verbum” (n°8),

« cette Tradition qui vient des Apôtres se poursuit dans l’Église, sousl’assistance de l’Esprit-Saint : en effet, la perception des choses aussi bienque des paroles s’accroît... Ainsi l’Église, tandis que les siècles s’écoulent,tend constamment vers la plénitude de la divine vérité, jusqu’à ce quesoient accomplies en elle les paroles de Dieu ».

Comme on l’a dit, l’Église est une secte qui refuse de l’être, une sectequi porte en elle la tentation d’un discours saturant et d’une constitutiontotalisante. Et c’est le respect jaloux de la vérité de l’autre quel qu’il soit,dans la foi en l’universalité de l’œuvre de l’Esprit, qui lui permet deretrouver un juste rapport à la vérité du Christ, à celui qui, s’il est laVérité, est d’abord le Chemin. C’est l’existence de ce qu’il y a en dehorsde l’Église qui l’empêche de se refermer sur ses certitudes, et qui luipermet de poursuivre sa route vers le Royaume.

Au coeur de cet enjeu, nous retrouvons une nouvelle forme du servicethéologique : l’acceptation dans la théologie de la mise à l’épreuve de sonlangage et de sa réflexion, de ses concepts comme de ses jugements ; miseà l’épreuve de l’intelligence de la foi ; mise à l’épreuve de ses représenta-tions de Dieu, de ses expressions sur la foi, sur l’espérance et l’amourthéologal.

C’est par exemple dans cette perspective qu’aujourd’hui la réflexionthéologique se met au service d’une nouvelle intelligence de la médiationdu Christ. Il ne s’agit pas là d’affirmer ou non l’unique médiation duChrist face aux traditions religieuses. Plus profondément, l’enjeu estl’intelligence de l’affirmation selon laquelle cette médiation du Christ nepeut être reconnue et confessée que dans l’Esprit-Saint. Dès lors, laquestion devient : comment penser l’unicité de cette médiation dans sarelation avec ce qui n’est pas elle, avec les traditions religieuses ?

Comment penser l’unicité de cette médiation à la lumière de l’unité duPère et du Fils ? Comment penser cette médiation, non pas comme un

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préalable aux rencontres et dialogues, mais comme intérieure à cesrencontres ? Comment “penser le rapport de l’unique à la pluralité sousle mode de la communication passant par l’unique ?”

Quand j’écris cela, je pense à titre d’exemple à cette forte méditationd’un théologien du Proche-Orient. Faisant revivre devant nous la grandetradition théologique d’Alexandrie et cherchant à dire comment ilcomprend sa foi musulmane, il essaie de penser la médiation du Christ àla lumière de la kénose et du mystère trinitaire (cf. P. Samir Khalil Samir -Journées Romaines - Septembre 1991).

Troisième enjeu - La rencontre des religions dans la perspective de l’unité de la communauté humaine :la prise en charge des énigmes de la condition humaine

Les deux enjeux déjà présentés se comprennent l’un par l’autre : latransformation de notre réception de la Révélation qui nous ouvre à lareconnaissance de chaque tradition religieuse ; et inversement cette recon-naissance ouvre en nous de nouvelles capacités d’accueil dans la foi de laRévélation. Le troisième enjeu se situe sur un registre différent, donnanten quelque sorte son horizon aux deux premiers enjeux.

Le troisième enjeu, je le vois suggéré par le préambule de la décla-ration, “Nostra Aetate”. Ce préambule relie l’attention de l’Eglise à sesrelations avec les religions non-chrétiennes et sa tâche de promouvoirl’unité entre les hommes et même entre les peuples. L’Église “examine icid’abord ce que les hommes ont en commun et qui les pousse à vivreensemble leur destinée. Tous les peuples forment, en effet, une seulecommunauté ; ils ont une seule origine puisque Dieu a fait habiter toutela race humaine sur la face de la terre ; ils ont aussi une seule fin dernière,Dieu, dont la providence, les témoignages de bonté et les desseins de salut

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s’étendent à tous”. Et la suite du texte désigne ce que les hommes ont ainsien commun, ce qui est à la racine de la recherche d’une unité de lacommunauté humaine. Ils ont en commun d’être affrontés aux énigmesde la condition humaine. Ces énigmes qui viennent tarauder le coeur detout homme “Qu’est-ce que l’homme ?… Quel est le sens et le but de lavie ? Qu’est-ce que le bien et qu’est-ce que le péché ? Quels sont l’origineet le but de la souffrance ?… Qu’est-ce que la mort ?… Qu’est-ce enfin quele mystère dernier et ineffable qui entoure notre existence ?…”

Ce sont là les questions qui donnent leur poids à toute vie humaine. Cesont ces questions qui sont prises en charge par les diverses religions, nonpour les obturer, mais pour accompagner la manière dont l’hommecherche à vivre avec elles. Les religions sont là pour rendre fécondes cesinterrogations dans chaque vie humaine.

Les hommes et les peuples ne peuvent avancer vers la paix, vers lajustice et la solidarité que dans la mesure où ils peuvent porter dans unecertaine paix les énigmes de leur vie. Mais, inversement, les hommeschercheurs de Dieu en diverses religions ne peuvent commencer àdialoguer que dans la mesure où ils entrent dans un service commun del’humanité et de la société dans laquelle ils se trouvent et dans la mesureoù ils cherchent à relever ensemble les défis de cette société, qu’ils soientsocio-économiques, culturels ou éthiques. Il s’agit en définitive de larencontre des religions avec la modernité. On peut prendre pour exemplece qui se passe avec l’Islam, qui, pour une part, se trouve prêt à l’affron-tement de la modernité scientifique et technique, mais qui par une autrepart de lui-lule de tableau ou d’une zone de texte vers la dromême résisteà la confrontation quand elle se situe dans des domaines culturels ousociaux ; ou bien encore le bouddhisme qui séduit des hommes de lamodernité, mais parfois au travers de contre sens sur ce qu’il véhicule.

Quel service théologique dans le cadre de ce nouvel enjeu ? Parmidivers aspects possibles de ce service, je ne retiens que celui-ci : la prise encharge d’une réflexion sur le religieux, d’une élaboration théorique sur lereligieux dans son lien avec les diverses composantes sociales, culturelles,

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éthiques de la vie humaine. Je reprends cette question formulée par l’épis-témologue Jean Ladrière, de Louvain :

« Les membres de la société moderne, condamnés par celle-ci à l’insi-gnifiance d’une vie absolument terne, se tournent de plus en plus vers lereligieux, et plus précisément vers des formes religieuses capables dedonner, de façon très directe et immédiate, le sentiment d’une altérité à lafois radicale et toute proche…

La question est de savoir si les phénomènes à partir desquels cetteconstruction est élaborée sont correctement interprétés par elle, si cesphénomènes ont l’importance qu’on leur attribue, s’ils peuvent être consi-dérés comme représentatifs du fait religieux..., s’il y a un fondementquelconque à une interprétation qui range le christianisme dans lacatégorie de l’irrationnel, à partir d’ailleurs d’une compréhension abusi-vement restrictive de la rationalité ».

(Christianisme et modernité - Cerf, 1990 - p. 22-23)

Dans ce cadre, il revient à la théologie de refuser la dichotomie quisouvent se met en place aujourd’hui entre un christianisme tenté parl’irrationnel et une modernité liée à une rationalité triomphante. Toutautre chose est attendue de la réflexion théologique : permettre le discer-nement entre le religieux qui tend vers la mort, qui a odeur de mort, et lereligieux qui est traversé par une dynamique de vie, qui peut devenirsource fécondante de la liberté et de l’intelligence de l’homme affrontéesaux défis de notre société. La modernité a permis la découverte denombreuses faces de la liberté humaine et donc de la responsabilité del’homme dans l’univers ; mais dans le même temps elle a pu provoquerun dessèchement de cette même liberté ; la modernité a ouvert denouveaux champs à la raison humaine, mais a aussi rétréci l’usage decette raison. Nous pouvons apprendre avec d’autres traditions religieusesà découvrir un certain apprivoisement critique de cette modernité, enmême temps qu’un ressourcement religieux de cette modernité ; encorefaut-il que ce religieux ne soit pas un “religieux” habité par la mort, liéaux peurs et aux insécurités des hommes… Encore faut-il que ce religieuxlaisse passer la vie.

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Autant d’enjeux et de défis, autant de recherches d’un service théolo-gique…

Je pense que nous tous, nous nous souhaitons bonne route. Et commeenvoi, je vous propose d’entendre ensemble cet appel qui nous vientd’Orient :

« Si les fondements de cette théologie sont acceptés, comment définirla mission chrétienne et l’attitude concrète d’une communauté chrétienneà l’égard d’une communauté non chrétienne ?

1) Une attitude de paix profonde, une patience très douce caractérisentle croyant qui sait que les grandes religions constituent dans le plan deDieu une pédagogie miséricordieuse. Il y a une obéissance à ce dessein quele Saint-Esprit réalise, une attente parousiaque, un désir de manger lapâque éternelle et une manière secrète de communier avec tous leshommes dans cette économie du Mystère par laquelle nous nousacheminons lentement vers l’accomplissement final, la récapitulation detout en Christ.

2) Il y a une communauté religieuse universelle dont la saisie enrichiranotre expérience chrétienne. Ce qui importe ici n’est pas tellement le senshistoriquement et littéralement objectif des Écritures non-chrétiennes, maisla lecture de ces Écritures selon le Christ. Car de même que la lettrehébraïque sans l’Esprit peut nous voiler la révélation, le Christ étant seul laclé de l’Ancien Testament, de même nous pouvons, dans un espritpurement critique et un scientisme froid, reconstituer les religions commehistoire et sociologie, ou épeler à travers elles la vérité selon le souffle dumême Esprit.

3) Dans ces religions mêmes, certains hommes privilégiés dépassent lesmystères comme la vie spirituelle dépasse la Loi, même si ici ou là lelégalisme triomphe. Il s’agit de lire, au-delà des symboles et des formeshistoriques, l’intention profonde des spirituels et lier leur appréhension dela divinité à l’objet de notre espérance chrétienne. C’est dire qu’il fautappliquer la méthode apophatique non seulement en régime chrétien pourparler de Dieu, puisque tout concept est idole, mais étendre la méthode ànotre manière de parler de Dieu telle qu’elle ressort des Écritures non-

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chrétiennes. Dans notre compréhension même de l’homme qui appartientà une autre croyance, il s’agit moins d’une connaissance descriptive pourle saisir comme type dans ce qu’il a d’unique ; l’autre étant pour noussource d’édification et lieu d’épiphanie.

4) La communion est la condition sine qua non de la communication.Voila pourquoi tout commerce du côté chrétien est impossible sans uneconversion qui bannit tout orgueil confessionnel, tout sentiment desupériorité sur le plan de la culture ou de la civilisation. Cette humilitéexige que l’on s’accomplisse christiquement par l’autre. Une communautéchrétienne purifiée par le feu de l’Esprit, sainte à Dieu, pauvre pour Dieu,peut s’exposer, dans la fragilité évangélique, à recevoir comme à donnerdans la même simplicité. Il s’agit pour elle d’accepter le défi comme unecorrection fraternelle et de détecter, même à travers l’incroyance, le refuscourageux de faussetés que l’histoire chrétienne n’a pas su ou vouludénoncer.

5) Dans cet esprit la communication sera possible. Le Christ seraprésenté à partir de son abaissement, de sa réalité historique, de ses mots.Il s’agit moins là d’agréger des hommes à l’Église. Ils viendront d’eux-mêmes le jour où ils s’y sentiront comme dans la Maison du Père. Mais ils’agit surtout de dégager toutes les valeurs christiques dans les autresreligions, de montrer le Christ comme leur lien et son amour comme leurprolongement. La véritable mission se moque de la mission. Notre seuletâche est de suivre les traces du Christ à travers l’ombre des religions ».

Métropolite Georges KHODRE “Christianisme dans un monde pluraliste

L’Économie du Saint Esprit”in IRENIKON 1971 - 2.

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Invitations à la rencontre

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INTRODUCTION

Ce premier numéro de Chemins de Dialogue présente deux “invita-tions à la rencontre”, l’une avec l’Islam, l’autre avec le Judaïsme.

Maurice GLOTON, converti à l’Islam, intervenant à l’UniversitéCatholique de Lyon, nous a autorisé à publier le texte d’une conférencequ’il a prononcée à Marseille sur les problèmes soulevés par la traductionet l’interprétation du Coran. Son texte est suivi d’une “note sur l’isla-misme”, rédigée par Roger MICHEL, professeur à l’ISTR.

L’autre invitation concerne le Judaïsme. Dominique CERBELAUD,professeur à l’ISTR, publie ici, sous forme d’essai, une “méditation sur laShoah”, aux frontières de l’Indicible. Là encore, son texte est suivi dequelques indications bibliographiques sur des “introductions auJudaïsme”. Gérard GRANGE, qui en est le signataire, est délégué, pour lediocèse de Marseille, aux relations avec les croyants de confession juive.

Présentation

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Maurice GLOTON

RÉFLEXION SUR LA TRADUCTIONET L’INTERPRÉTATION DU CORAN

Au nom d’Allâh, le Tout et Très Irradiant d’Amour.

Le terme Qur’ân traduit en français par Coran depuis des siècles,signifie récitation, ou re-citation. Pourtant, la racine verbale de ce nom :Q.R.’. évoque beaucoup plus que cette simple interprétation. Il ne s’agitpas seulement d’une récitation, car la racine (açl) de ce terme suggère quecette récitation comporte un aspect essentiel d’enseignement, de trans-mission et de synthèse ou rassemblement, au contraire de celle d’un desa u t res noms donnés à la Révélation coranique : al-Furqân, laDiscrimination, le Discernement. La racine Q.R.’, à la quatrième formeverbale aQRa’a., possède une autre acception intéressante, puisqu’elleprend le sens de : souffler à des périodes régulières en parlant des vents.

En rassemblant les différents sens contenus dans la racine en question,nous pourrions donner cette définition du vocable Qur’ân : le Qur’ân estla récitation de la Parole révélée par Allâh, et qui contient un ensei-gnement divin transmis par le souffle de l’Esprit. La Tradition enseigneque le Qur’ân est la Révélation d’Allâh à Son Messager Muh.ammad - surlui la Grâce et la Paix - par l’Ange Gabriel assimilé à un aspect de l’EspritSaint. Allâh - exalté soit-Il - dit dans Son Écriture glorieuse : “LeCommandement d’Allâh vient. Ne cherchez donc pas à précipiter sonavènement. Gloire à Allâh et exalté soit-Il au delà de ce qu’ils associent. Ila fait descendre les anges avec l’Esprit provenant de SonCommandement, sur qui Il veut d’entre Ses adorateurs. Avertissez qu’iln’y a nul dieu adoré si ce n’est Moi. Laissez-vous garder par Moi” (Coran16/1 & 2).

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Une autre désignation est donnée par Allâh à la Révélation coranique: Kitâb, l’Écriture, ou l’acte d’écrire : “Cela est l’Écriture, nul doute à cesujet. C’est une Direction pour ceux qui se laissent protéger.” (Coran 2/2)

La racine K.T.B. comporte les acceptions suivantes : Écrire, destiner,nouer et serrer fortement avec un lien l’orifice, boucher, coudre, recoudre,suturer. Le Kitâb est un ensemble organique dont toutes les parties setiennent ; il rassemble tous les signes, toutes les inscriptions en un toutorganisé. Il s’agit aussi bien du Livre ou Écriture cosmique que de l’écritprésenté sous une forme reliée ou non.

Pourtant, il n’est pas possible d’assimiler, ni dans l’interprétation, nidans une traduction, les deux vocables Qur’ân et Kitâb. Les versetssuivants ne laissent aucun doute à cet égard : “Certes, c’est une Récitationnoble, dans une Écriture cachée. Ne la touche que ceux qui se sontpurifiés. Descente qui provient de l’”Enseigneur” (Rabb) des êtres dumonde” (Coran 56/ 77 à 80).

Il faut également bien distinguer de ces deux termes Qur’ân et kitâb,la signification différente du verbe TaLâ qui a donné tilâwa, et qui signified’abord : suivre, faire défiler, suivre le fil, énoncer, avant de prendrel’acception de lire ou de réciter. Voici deux exemples coraniques où il n’estpas possible de les confondre : “Ceux qui ont reçu l’Écriture (kitâb)suivent (yatlûna) la vérité de son énoncé (tilâwa)” (Coran 2/121). “...J’aireçu l’ordre d’être parmi ceux qui se soumettent et de suivre (tatluwa) laRécitation (Qur’ân)” (Coran 27/ 91 & 92).

Le Prophète - sur lui la Grâce et la Paix - se trouvait en retraite sur lemont Hira, près de la Mecque quand l’Ange de la Révélation, Gabriel - surlui la Paix - se présenta à lui en une forme majestueuse, immense etlumineuse, ses ailes allant de l’orient à l’occident. Il lui ordonna “Iqra’Récite”. Or Muh.ammad était illettré, il ne savait ni lire ni compter, selonles termes d’un h.adîth. Aussi répondit-il à l’Ange qu’il n’était pas apte àréciter. L’Ange serra le Prophète entre ses ailes et le relâcha par trois foiset c’est seulement à la troisième fois qu’il put réciter la Révélation qu’il luitransmettait. Allâh précise bien cette caractéristique du Prophète dans le

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verset suivant : “C’est ainsi que Nous t’avons inspiré un Esprit provenantde Notre Ordre. Tu n’étais pas apte à discerner ce qu’était l’Écriture(Kitâb) et la Foi (îmân) Nous en avons cependant fait [ja’alnâ-hu, lepronom hu se rapportant soit à l’Écriture, soit à la Foi, soit à ce qu’] uneLumière par laquelle Nous dirigeons ceux de Nos serviteurs que Nousvoulons. Certes, c’est bien Toi qui diriges jusqu’à un chemin érigé.”(Coran 42/52).

Du fait qu’il était illettré, il reçut la Révélation dans une parfaite dispo-nibilité et réceptivité sans pouvoir altérer, par une intervention indivi-duelle humaine, le Message divin ainsi reçu. Le Prophète lui-même adonné une définition de ce qu’il entendait par le terme ummî : “Noussommes une Matrie (umma) illettrée, nous n’écrivons (naktubu) ni necomptons, nous sommes tels que nous avons été engendrés par la mère”.Az-Zajjâj a dit : “Le ummî est celui qui est selon les caractéristiques de lamère, qui n’a pas appris à écrire, et qui reste selon sa nature comme quandil naquit. Car l’écriture est une acquisition”.

Il parait assez évident, dans cette perspective, que le mot kitâb et laracine K.T.B. dont il est question dans le dernier verset cité et dans ceh.adîth, ne peuvent pas ici s’interpréter comme s’agissant uniquementd’un écrit sur une présentation matérielle. Ce Kitâb est avant tout célesteet d’origine divine et sans commune mesure avec un recueil relié,composé de papier et d’encre, même si par la suite, très tôt après la mortdu Messager de Dieu - sur lui la Grâce et la Paix - il le devint pour que laParole divine fut définitivement fixée pour les besoins nouveaux de laCommunauté religieuse dispersée dans des territoires immenses. LeProphète, qui était ummî et le resta, ne prit donc connaissance du Kitâbdivin que par Dieu Lui-même, sans interférence de ses connaissancescontingentes avec la Révélation.

C’est parce que la Révélation coranique a été récitée de la part d’Allâhà Son Messager Muh.ammad - sur lui la Grâce et la Paix - par l’ArchangeGabriel en arabe clair qu’elle devait être récitée par le musulman, et doittoujours l’être, en cette langue révélée, et d’autre part être consignée dansdes recueils écrits dans la langue de la Révélation : “C’est ainsi que Nous

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t’avons révélé une Récitation arabe afin que tu avertisses la Mère des citéset les êtres qui demeurent autour d’elle, et que tu avertisses du Jour duRassemblement dans lequel il n’y a pas de doute...” (Coran 42/7). “Certes,le Qur’ân est bien la révélation de l’Enseigneur des êtres de l’Univers.L’esprit dépositaire est descendu avec lui sur ton coeur pour que tu soisd’entre ceux qui avertissent au moyen d’une langue arabe explicite”(Coran 26/192 à 195).

Ces citations montrent bien que le Message coranique ne peut êtretransmis qu’en arabe pur, et non en langue étrangère. La conséquence queles Théologiens islamiques tireront de ces versets, dès les premiers tempsde l’Islam, est capitale car elle entraînera des positions doctrinales fonda-mentales sur l’aspect créé ou non du Qur’ân, sur l’éternité de la Paroledivine qui ne passe pas, et sur son expression en langue arabe qui seulepeut véhiculer le Message authentique originel. Aussi, cette langue serautilisée pour transmettre la Grâce divine subtilement contenue dans laParole d’Allâh.

Le caractère révélé tant du Qur’ân que du Kitâb implique que leProphète -sur lui la Grâce et la Paix- n’en est pas l’auteur : “Diront-ils :«Lui [le Prophète] a inventé ces dires.» Non point ! Ils ne sont pas porteursde la foi. Qu’ils viennent donc avec une Nouvelle semblable à celle-ci s’ilssont véridiques” (Coran 52/33). “Dis ! Si les Humains et les Djinns s’unis-saient pour présenter le semblable de ce Qur’ân, ils ne pourraient rienapporter de comparable, même s’ils se soutenaient les uns les autres”(Coran 17/88).

L’adage “traduction égale trahison” trouve ici à s’appliquer, mieux quedans la simple traduction d’une langue profane à une autre langueprofane. Ces considérations entraînent que seule la langue arabe pure estle véhicule du Qur’ân et qu’elle seule servira de support de grâce danstous les éléments du Culte islamique. Dans la prière rituelle gestuelle(çalâ), la langue arabe sera utilisée exclusivement et une traduction nesera tolérée qu’à titre provisoire, comme cela se passa du temps duProphète - sur lui la Grâce et la Paix - quand le célèbre Salmân al-Farsitraduisit la première sourate du Qur’ân, al-Fâtiha en persan, avec l’auto-

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risation du Messager de Dieu lui-même, pour une communauté depersans nouvellement convertis à l’Islam.

Au début de l’Islam, de telles traductions en diverses langues étaientcontrôlées par des savants en matières religieuses. De nos jours, et depuisune époque assez reculée, les traductions nombreuses du Qur’ân, entoutes langues, se sont multipliées. Certaines sont faites par des croyantsmusulmans, d’autres par des personnes non musulmanes favorables ounon à l’Islam. Mais quelle que soit la qualité des traductions et des traduc-teurs, il n’en demeure pas moins vrai que le caractère inimitable duQur’ân ne sera jamais transmis par les traductions, fussent-elles lesmeilleures possible. Toutefois, les musulmans non arabisants, et des nonmusulmans, qui désirent connaître quelque chose de cette Révélationexprimée dans une langue impeccable et non conventionnelle, doiventaccepter de passer par ces traductions et des commentaires appropriés,pour mieux sentir les beautés et un certain contenu du Texte sacré. Lesc o m m e n t a i res et les interprétations que les maîtres authentiquesmusulmans font eux-mêmes du contexte du Qur’ân prouvent que le Textearabe révélé devient ainsi plus accessible aux croyants.

Nous disions que cette Parole divine n’est jamais conventionnelle, caravant d’être ces sons articulés, prononcés, lus ou récités audiblement ouintérieurement, - le Kalâm nafsî des Théologiens, ou discours de l’âme - ,les Paroles et le Discours divin sont prononcés par Allâh Lui-même,éternellement dans un instant toujours présent. C’est cette Parole d’Allâhqui devra être entendue par le serviteur-adorateur, porteur de foi et enétat de soumission, comme venant d’Allâh même, sans interférence, endéfinitive, avec l’un des sens conventionnels et habituels qu’il pourraitdonner au Discours divin révélé dans la langue arabe qui ne fait quel’exprimer providentiellement. Lorsque le Fidèle est dans cette orientationet réceptivité parfaites, dans toutes les facultés de son être, la Paroledivine lui apparaîtra comme s’il l’entendait pour la première fois ; ellerevêtira alors pour lui des significations de plus en plus profondes ettoujours nouvelles ; elle finira par envahir son être dans tous ses aspectspour le sanctifier comme Allâh Lui-même l’exprime dans ces versetsadmirables : «Dis ! Certes, Allâh égare qui Il veut et dirige jusqu’à Lui

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ceux qui reviennent, ceux qui portent la foi et dont les coeurs setranquillisent par le Dhikr [invocation, souvenir, rappel] d’Allâh. Lescoeurs ne se tranquillisent-ils pas par le Dhikr d’Allâh ?». «Et celui dontAllâh a dilaté la poitrine pour se livrer intact, est bien selon une lumièreprovenant de son Enseigneur. Malheur à ceux dont les coeurs sontendurcis au Dhikr d’Allâh. Ceux-là sont dans une déviance évidente.Allâh a fait descendre la meilleure Annonciation : une Écriture impliquantanalogie et répétition. Les peaux de ceux qui redoutent leur Enseigneurfrissonnent. Puis leurs peaux et leurs coeurs s’assouplissent au Dhikrd’Allâh. Telle est la Direction d’Allâh. Il dirige qui Il veut par cela. Maiscelui qu’Allâh fait dévier n’aura pas de directeur !» (Coran 39/22 & 23).

Puissent ces quelques réflexions ne pas décourager les traducteurs etcommentateurs sérieux, scrupuleux et compétents qui veulent, avecl’écoute d’Allâh, toujours mieux faire connaître le contenu inépuisable dela Parole divine. C’est Allâh Lui-même qui encourage dans cette attitudedans le verset suivant qui nous servira de conclusion : “Il ne revient pas àun être d ‘apparence humaine, à qui Allâh a donné l’Écriture, la Sagesseet la Prophétie, de dire aux êtres humains : «Soyez mes servants-adora-teurs en dehors d’Allâh ! » Soyez plutôt des êtres de la nature des Maîtres-éducateurs (rabbaniyyîn) en vertu de la science de l’Écriture que vouscommuniquez et en raison de votre application à l’étude “ (Coran 3/79).

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Roger MICHEL

NOTE SUR L’ISLAMISME

On parle beaucoup de l’islamisme actuellement. De quoi s’agit-il ? Enquoi cela nous concerne-t-il ?

Selon Bruno Etienne, l’islamisme contemporain peut être définicomme “une sorte d’ossature idéologique qui donne un support auxluttes actuelles et mobilise les masses” ( B. ETIENNE, “L’islamismeradical”).

Historiquement parlant, les islamistes se réfèrent volontiers à ungrand penseur, Ibn Taymiyya (1263-1328) dont les thèses ont été reprisespar le régime wahhabite de l’Arabie Séoudite.

Parmi les islamistes, il y a aussi les frères musulmans fondés en Égyptepar Hassan al-Banna, mort assassiné en 1949. Il y a les pakistanais qui seréfèrent à la pensée fondamentaliste d’al-Mawdûdi mort en 1979, l’annéemême ou al-Khumayni instaurait en Iran la révolution islamiste. De nosjours et plus près de nous la nébuleuse du FIS en Algérie attire notreattention sur l’islamisme au Maghreb.

En général, les islamistes voudraient que soit appliquée dans sonintégralité la sharî’a, qu’ils considèrent comme fixée une fois pour toutesdepuis les origines, valable en tout temps et en tout lieu. Ils refusenttoutes les évolutions modernes du statut personnel musulman ainsi quetous les emprunts juridiques faits par les États musulmans aux loisoccidentales.

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Durant les dernières décennies, avec les indépendances consécutives àla colonisation, beaucoup de musulmans avaient voulu moderniserl’Islam. le projet actuel des islamistes est d’islamiser la modernité. Lesislamistes rejettent les “théories développementalistes importées parl’occident et diffusées par les élites nationalistes, y compris de gauche,parce que, comme ils peuvent le constater tous les jours, elles n’ontproduit que l’enrichissement de minorités oppressives et le dévelop-pement du sous-développement” ( B. ETIENNE, “L’islamisme radical”).

L’évolution de l’islamisme contemporain conduit à penser que leprojet politique initial des mouvements se mue en un “néofondamenta-lisme” inapte à appréhender la complexité de la modernité.

Actuellement le débat de fond se pose en ces termes : qui l’emporterades islamistes ou des nationalistes ?

En quoi cela nous concerne-il ? Plusieurs questions se posent :

L’islamisme est-il conjoncturel ou structurel en Islam ?

Comment pouvons-nous concilier la da’wa islamique et la missionchrétienne ?

Le projet de certains intellectuels musulmans qui veulent repenserl’Islam en fonction de la modernité est-il une alternative possible face àl’islamisme ?

L’islam en Occident peut-il favoriser une nouvelle problématique dansle cadre d’une laïcité bien comprise ?

Comment pouvons-nous manifester simultanément notre soucid ’ o u v e r t u re à l’Islam et notre solidarité avec les communautéschrétiennes qui subissent le choc de l’islamisme au Maghreb, au ProcheOrient ou ailleurs ?

Autant de questions qu’il est nécessaire de se poser.

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Bruno ETIENNE, L’islamisme radical, Hachette, 1987.

François BURGAT, L’islamisme au Maghreb,Karthala, 1988.

Gilles KEPEL - Yann RICHARD, Intellectuels et militants de l’Islamcontemporain,

Seuil, 1990.

Olivier ROY, L’échec de l’Islam politique, Seuil, 1992.

Olivier CARRE, L’utopie islamique dans l’Orient Arabe, Presse de la Fondation Nationales des Sciences Politiques, 1992.

Note sur l’islamisme

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Dominique CERBELAUD

L’INDICIBLEMÉDITATION SUR LA SHOAH

Peut-il y avoir une parole chrétienne sur la Shoah ? Pourra-t-il jamaisy avoir une “théologie chrétienne de la Shoah” ? Toute parole ici,d’emblée, apparaît comme frappée de nullité. L’esprit reste interdit. Savolonté de tout comprendre, de tout réduire en concepts et en catégories,fait figure d’impudeur, et presque de blasphème. Qu’on n’attende doncpas de la présente méditation quelque enseignement que ce soit. Il s’agitbien plutôt de relever quelques traces, d’indiquer quelques directionsdans lesquelles l’événement conduit notre regard, bref d’enregistrerhumblement, pour notre part, les contrecoups ou les échos provoqués parla catastrophe.

C’est que l’événement, tout simplement, est là. Dans sa brutalité et songigantisme. Qu’on entende bien ce dernier mot. Il ne faudrait pas croireque le caractère “incommensurable” du fait repose uniquement sur uncritère quantitatif. Ce n’est pas à cause du nombre de victimes qu’il outre-passe nos capacités : c’est pour une raison, si l’on ose dire, qualitative. Lavolonté d’exterminer Israël, “des vieillards jusqu’aux petits enfants”,apparaît ici à nu, comme jamais auparavant dans l’histoire de l’humanitéelle n’était apparue. La haine a accompli en quelque sorte un “saut quali-tatif inférieur”. L’humanité tout entière a régressé en produisant l’idéo-logie nazie. Elle s’est enfoncée d’un cran dans l’abîme d’en bas. Noussavons désormais un peu mieux -terrible savoir ! - quelles sont les vraiesdimensions de l’Enfer.

C’est pourquoi il ne faudrait pas se hâter de nommer l’événement.L’hésitation entre différents mots (génocide, extermination, holocauste,

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shoah...) pourrait bien constituer un symptôme. Aucun de ces termesn’épuise l’horreur, car tous renvoient à quelque chose de déjà connu. Or,ce qui s’est produit ici est absolument sans précédent. Nommer le néant,c’est déjà le faire exister. La mort d’un être cher nous laisse sans voix. Cellede six millions de fils d’Israël rend dérisoires toutes les condoléances,fussent-elles théologiques. Plutôt que d’ouvrir la bouche pour expliquerou pour consoler, commençons par nous tourner de tout notre être versl’événement. Tentons de le regarder et de l’écouter.

Certes, cela est difficile. La bombe d’Hiroshima, aveuglante et assour-dissante, nous fascine. La déflagration d’Auschwitz, obscure et silen-cieuse, met beaucoup plus de temps à nous atteindre. Nous éprouvonsune difficulté presque invincible à la recevoir.

C’est que tout, ici, est silence. Silence des victimes innocentes, muettesd’horreur et comme pétrifiées en comprenant quel va être leur destin.Silence complice, coupable, de l’opinion publique européenne devant lamontée de la haine anti-juive. Silence feutré, prudent, intolérable, de lahiérarchie catholique. Silence terrible, éprouvant jusqu’à l’angoisse ou auscandale, de Dieu lui-même. Silence, aujourd’hui, du site désertiqued’Auschwitz : un silence que ne violera pas le chant des Carmélites.

Comment, dans un tel silence, prendre la parole ? Peut-être toutd’abord en distinguant ces différents silences, qui n’ont pas, loin s’en faut,la même portée ni la même valeur. Notre parole chrétienne ne doit pasavoir pour motivation secrète de recouvrir et de faire oublier le mutismedu Vatican pendant la guerre... et depuis lors ! Elle ne doit pas non plus,de façon plus subtile, chercher à étouffer le scandale réel du silence divin,de cet “exil de la Parole” que tant de justes ont enduré depuis Job. Elle nedoit pas enfin -ce serait le comble de la présomption- parler à la place desvictimes, en assignant doctoralement un sens théologique à leurssouffrances...

Toute parole chrétienne relève ultimement du mystère du Verbe. Orcelui-ci, de fait, est “issu du silence”, comme le rappelle Ignaced’Antioche (Épître aux Magnésiens, 8,2). Et il y retourne, ou pour mieux

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dire il y conduit. Son mystère est “enveloppé de silence aux siècleséternels” (Rm.16,25). Notre parole sur la Shoah doit reposer sur un fondde silence. Non pas celui de la “honte”, qu’à la suite de saint Paul nousavons “répudié” (II Co.4,2), mais celui de la stupeur endeuillée. Puisse-t-elle contenir aussi du silence, en rester grevée et comme taraudée, seproposant avec respect et pudeur au lieu de s’imposer comme réponsedéfinitive et assurée. Enfin, il faut souhaiter qu’elle conduise au silence. Etqu’elle nous y conduise d’abord nous-mêmes. Tant il est vrai quel’essentiel, ici, réside dans une écoute toujours plus profonde : Shema,Israel...

Ce qui s’est passé concerne le peuple juif. Ce sont les juifs comme telsque l’on a cherché à exterminer. A travers la fixation délirante de critèresmorphologiques, c’est bien sûr un enjeu métaphysique qui apparaît : c’estle peuple élu que l’on a voulu anéantir. Ce n’est pas parce que les juifsavaient le nez busqué qu’on les traquait, mais parce que le Dieud’Abraham, d’Isaac et de Jacob avait noué alliance avec ce peuple-là. Et cepeuple-là, qu’on le dise ou qu’on le taise, qu’on le sache ou qu’on l’ignore,est à tout jamais le porteur du Nom, le dépositaire de la transcendance etle garant de la révélation. Pour jouer sur les mots, dès lors, affirmons quele nazisme est radicalement antisémite : Shem, en hébreu, ne désigne-t-ilpas le “nom” ? En s’acharnant sur les fils d’Israël, c’est le Nom du Dieuvivant que l’on a voulu rayer de la carte.

D’une certaine manière, négativement si l’on peut dire, la haine contrele juif oblige le chrétien à purifier sa théologie de l’Alliance. Il se pourraitbien que les “porteurs du Nom”, les bien-aimés de Dieu, suscitent unesorte d’obscure jalousie, une haine réflexe de la part de ceux qui se croientdès lors écartés. Depuis Abel jusqu’au “juste” du livre de la Sagesse (2,12-15), en passant par Jacob et Joseph, David, Jérémie et le “serviteurs o u ffrant” d’Isaïe, cette haine prend l’allure d’une persécution.Inexorablement, la liturgie chrétienne a référé toutes ces figures à celle deJésus, le Juste et le Bien-aimé par excellence. Il y a là comme la trans-cription d’une autre “lecture”, théologique celle-là, qui ultimementconduit à s’interdire toute prise en considération de la permanenced’Israël. Certes, il est légitime d’affirmer que Jésus, en ouvrant l’Alliance

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aux nations, accomplit toute la pédagogie de Dieu en faveur de sonpeuple. Et il est non moins légitime de lire dans les souffrances qu’il a lui-même endurées l’indice de sa profonde docilité à l’égard du dessein divin(c’est la raison de l’impérieux “il faut” qui scande dans le NouveauTestament les annonces ou les récits de la Passion). Nous ne serions paschrétiens si nous ne professions pas cela. Mais l’Alliance avec Israël n’estpas périmée pour autant. Et l’on pourrait référer toutes les figuresbibliques ci-dessus mentionnées au peuple élu dans son ensemble, ycompris dans sa déréliction la plus extrême. Dire cela ne revient enaucune façon à justifier la Shoah. La gloire de Dieu (kavôd) représentecertes un poids... mais pas un écrasement ! La permanence de l’électionpeut projeter une certaine lumière sur l’agressivité dont Israël a toujoursété l’objet. La volonté d’exterminer ce peuple relève, quant à elle, d’uneautre logique, proprement satanique au sens où elle contredit le desseindivin. On frémit en pensant que certains Pères de l’Eglise ont vu dans lestracasseries infligées aux juifs par le pouvoir impérial la “preuve” qu’ilsétaient abandonnés par Dieu (pseudo-Hippolyte : “Démonstration contreles juifs” ; Eusèbe de Césarée : H.E. I,1,2 ; II,6,8, etc… ; Grégoire de Nysse: “Grande catéchèse”, 18 ; etc.). Mieux vaut ne pas imaginer ce queproduirait une telle perversion théologique à l’époque contemporaine...

A l’inverse, ces considérations ne doivent en aucun cas conduire à unesorte de “récupération sotériologique” de la souffrance juive. Certes, lechrétien peut reconnaître, sur le visage de tout homme souffrant ousupplicié, une véritable configuration au Christ en croix. Mais ce n’est pasà lui qu’il revient de dicter le sens de ce qui constitue d’abord une horreuret une absurdité. Si Dieu dans sa miséricorde transfigure cette souffranceet lui donne une fécondité, nous ne pouvons que lui en rendre grâce. Lescompagnons d’Emmaüs ont longuement fait part à leur interlocuteur deleur déroute et de leur scandale. C’est seulement ensuite qu’ils ontreconnu en lui le Ressuscité...

Mais laissons ces considérations chrétiennes pour en revenir à l’évé-nement. Il repose donc avec violence l’effrayante question du rapportentre l’élection (de la part de Dieu) et la haine (de la part des hommes).

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Les “adversaires de Dieu” dont parle le psaume ont cette fois bien faillimettre à exécution leur projet :

« Venez, retranchons-les des nations, qu’on n’ait plus souvenir d’Israël»

(Ps. 82-83 : 5).

Mais cette phase ultime du “mystère d’iniquité” (II Th.2,7), qui prendplace bien après la séparation entre juifs et chrétiens, ravive et mêmeréveille une question que la conscience chrétienne a toujours refoulée :celle de la permanence de l’élection d’Israël. Par un basculement fantas-tique, les deux traditions ont échangé leurs positions : c’est à cause de safidélité obstinée à la Thôra que le peuple juif, taxé pendant des siècles de“perfide” ou d’”infidèle”, a risqué l’extermination. A l’inverse, c’est pouravoir noué alliance avec le paganisme nazi, donc pour s’être montrésinfidèles aux exigences de l’Évangile, que les “fidèles” des différentesÉglises ont refusé de voir cette volonté d’anéantissement. Il n’est pascertain qu’un tel renversement soit encore clairement perçu par laconscience théologique chrétienne. C’est que l’ébranlement qu’il suscitel’atteint jusque dans ses ultimes profondeurs...

On le voit : à peine ébauchée, cette méditation sur la Shoah faitaffleurer des questions essentielles. C’est toute l’axiomatique chrétienneque la déflagration d’Auschwitz dénude et exhibe. Et il faut qu’il en soitainsi. Il serait futile, ou du moins expéditif, de s’abriter derrière le fait quele nazisme n’est qu’un paganisme exacerbé, une sorte de re l i g i o ninversée, de satanisme politique. Il reste à expliquer comment ce monstrea pu voir le jour dans l’Europe chrétienne. Et plus profondément encore,quelles sont les relations entre l’antijudaïsme chrétien et l’antisémitismehitlérien. Faut-il le préciser : une telle introspection ne laissera pas intactel’imperturbable assurance chrétienne. Une “théologie de la Shoah” neconstituera en aucune façon un traité supplémentaire du cursus ecclésias-tique. Bien plutôt, elle suscitera une vaste et radicale mise en question dela théologie chrétienne dans son ensemble.

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Indiquons brièvement les effets probables de cette déflagration, encommençant par les plus apparents. Nous venons de le suggérer : latradition chrétienne porte trace d’un antijudaïsme récurrent. De Justin àl’affaire Dreyfus, en passant par Ephrem et Jean Chrysostome, les princestrès chrétiens et Isabelle la catholique, les autodafés espagnols et lespogroms russes, il serait hélas fastidieux d’énumérer tous les écrits,paroles et actes, sans oublier tous les textes liturgiques et toutes leshomélies, qui témoignent de cet “antijudaïsme ordinaire”. Il faudra bienun jour pourtant avoir le courage de procéder à cet inventaire, pour tenterde démonter les mécanismes de cette violence. En guise de premièrea p p roximation, on peut sans doute suggérer que l’antijudaïsme“religieux” (celui qui repose sur une fausse compréhension de l’Allianceet de son accomplissement) s’est trouvé pris en relais et comme“canonisé” par l’antijudaïsme “politique” (celui qui sacrifie toute formed’altérité, l’utopie d’un Empire chrétien, voire d’une chrétienté). En sonfond, l’antijudaïsme relèverait donc d’une obscure et tenace volonté depuissance, lisible aussi bien au plan théologique qu’au plan politique.Lorsque le Crucifié revêt les traits du Basileus, le pire est à craindre...

Allons encore un peu plus loin. Cette indéracinable volonté depuissance, pourtant explicitement condamnée par Jésus (cf. Mc.10,35-41,etc.), s’exerce aussi dans d’autres directions. Il se pourrait que la théologiechrétienne, dans son effort de réévaluation de cet “autre” qu’est le juif,soit conduite à porter un nouveau regard sur tous les “autres” qu’elle ahistoriquement tenté d’annexer ou de réduire. A cet égard, il me semblesignificatif qu’une véritable crise affecte aujourd’hui le vaste champ de lathéologie des religions non-chrétiennes. Certains n’hésitent pas à parler àce propos de “révolution copernicienne”. Restée longtemps impensée, larelation au judaïsme se trouve soumise à de fortes turbulences. En raisonde la place à tous égards fondamentale qu’elle occupe, il faut s’attendre àce que ces soubresauts provoquent encore des “réactions en chaîne” dansd’autres secteurs de la théologie chrétienne.

Dans une tout autre direction, les pratiques en usage dans les campsd’extermination appellent une réflexion morale fondamentale. Leshumiliations, les tortures, les manipulations à but prétendument “scienti-

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fique” infligées au corps de milliers d’hommes, de femmes, d’enfants ;leur destruction, si l’on peut dire, physique et morale ; la toute-puissanceque s’est arrogée l’État sur des êtres humains qu’il a traqués, déplacés,emprisonnés, obligés à travailler dans des conditions effroyables : toutcela fait surgir avec une force neuve, pour ne pas dire avec violence, desquestions plus actuelles que jamais. Qu’est-ce que l’homme ? Quels sontses droits ? Où sont les limites de l’investigation scientifique sur soncorps, dès avant sa naissance ? Celles du pouvoir politique sur son esprit? Le prodigieux renouveau de la réflexion éthique - que l’on doit, signifi-cativement, surtout à des penseurs juifs - constitue sans doute le signed’une urgence pour tous, qu’ils soient croyants ou non : il en va del’avenir spirituel de l’humanité. Et donc de son avenir tout court…

Apparemment, les lignes qui précèdent n’ont guère traité le sujetannoncé : elles ne l’ont tout au plus qu’effleuré. Mais pouvait-il en êtreautrement ? La difficulté signalée d’emblée s’avère quoi qu’on y fasse :somme toute, il n’est guère possible de parler de la Shoah...

Je persisterai pourtant à estimer que ces quelques réflexions ne sontpas hors-sujet. Méditer la Shoah, c’est s’engager dans un travail deremémoration critique, ou pour mieux dire de purification de la mémoire.Travail gigantesque, à la mesure démesurée de l’événement lui-même.Pour lutter contre l’oubli, pour interdire définitivement à l’horreur de sereproduire, il ne suffit pas en effet d’aligner quelques actes de contritionaussi incantatoires qu’inefficaces. Il nous faut plonger hardiment dans ledouble abîme : celui que la ténèbre toujours recouvre (cf. Gn.1,2) -ycompris dans notre tradition religieuse- et celui “de la richesse, de lasagesse et de la science de Dieu” (Rm.11,33). C’est bien cette attitude queJob a adoptée. Il est bouleversant de constater que Dieu, au bout ducompte, lui donne raison, tandis qu’il récuse le “baratin pieux” de sestrois amis (Job 42,7)…

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Gérard GRANGE

A PROPOS DE QUELQUES LIVRES D’INTRODUCTION AUJUDAÏSME

Qui aborde le judaïsme pour l’étudier doit se purifier le regard des apriori qui ont souvent cours dans l’étude d’une religion, d’une philo-sophie ou dans l’observation sociologique d’un groupe ethnique.

Vouloir comprendre le judaïsme c’est accepter qu’il se refuse à être unedogmatique dans une religion révélée. On naît juif et chacun doitc o n d u i re sa vie comme sa conscience lui dicte, sans hiérarchie nimagistère. Le judaïsme est surtout une praxis librement voulue quis’enracine dans la recherche passionnée des sages pendant des siècles ;pas de normes mais des exigences de style de vie.

Dans l’ouvrage de Alfred KOLATCH, le principe méthodologique estsimple : on veut répondre à toutes les questions que peut se poser un juifou un non-juif sur le judaïsme. On pourrait s’étonner de la précision desréponses sur les détails. Mais dans la halakha, rien n’est petit ou négli-geable, de la dimension du Talith, châle de prières, à la coutumeminutieusement décrite des funérailles, ou à la pratique culinaire le soirde Pesah : tout veut dire la fidélité envers l’Eternel, sans attendre nirécompense, ni salut.

Un Index de 40 pages permet d’accéder facilement, de multiplesfaçons à chacun des “pourquoi”. Le “Why” est un trés bon instrument detravail. Son éclectisme et sa richesse constituent un excellent moyen pourquiconque veut comprendre le judaïsme dans ses traditions. Son usage nedispensera pas de l’étude d’autres livres qui abordent les questions sousun angle mystique et spirituel.

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Alfred J. KOLATCH, Le livre juif du pourquoi, collection savoir, édition MJR Genève. (prix 270 francs).

Signalons aussi le merveilleux petit ouvrage de

Abraham HESCHEL, Les bâtisseurs du temps, éditions de Minuit.

D’aspect plus catéchétique, du grand Rabbin

Jacques OUAKNIN, De génération en génération, être juif, Bibliophane, 1990.

Plus savant le classique :

NEWMAN - SIVAN, Le judaïsme de A à Z, STE éditeur Paris.

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Achevé d’imprimer en janvier 1993sur les presses de l’imprimerie Robert

Groupe HorizonParc d’activités de la plaine de Jouques

200, avenue de Coulins – 13420 GémenosDépôt légal janvier 1993

© 1993, Chemins de Dialogue 1

Revue semestrielleI 1993 - 18 €

I.S.S.N. 1244-8869

Directeur de l’édition :Jean-Marc Aveline

Responsables de la rédaction :Jean-Marc Aveline

Jean-Marie GléRoger Michel

Christian Salenson

Secrétaire de la rédaction :Olivier Passelac

Association Chemins de Dialogue11, impasse Flammarion – 13001 Marseille

✆ 04 91 50 35 50 – Fax 04 91 50 35 [email protected]

Bureau du Conseil d’Administration de l’Association :Christian Salenson (Président)

Jean-Marc AvelineGérard Tellenne

Christiane Passelac

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Chemins de DialogueRevue théologique et pastorale sur le dialogue interreligieux,

fondée par l’Institut de sciences et théologie des religions de Marseille(département de l’Institut catholique de la Méditerranée),

éditée par l’association « Chemins de Dialogue »,publiée avec le concours du Centre National du Livre.

ABONNEMENTS & COMMANDES

Chemins de DialogueService diffusion

11, impasse Flammarion13001 Marseille

[email protected]

Tél. : 04 91 50 35 50Fax : 04 91 50 35 55

SITE INTERNET DE L’ISTRhttp://istr-marseille.cef.fr

Présentation de l’ISTRProgramme de l’année en cours

[email protected]

Présentation de l’association Chemins de dialoguePrésentation de la revue Chemins de dialogueTables générales, thématiques et par auteurs

Recensions et bulletins bibliographiquesIntégrale des numéros 1 à 7 de la revue

[email protected]@istr-marseille.cef.fr

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Table des matières

Sommaire 3

«Chemins de Dialogue» [Christian SALENSON - Jean-Marc AVELINE] 5

L’ISTR de Marseille : genèse et enjeux 7

A l’origine de l’ISTR de Marseille [Paul BONY - Jean-Marc AVELINE] 9

Un service pastoral diocésain[Rencontre avec Jean-Michel PASSENAL] 15

Approches théologiques du dialogue interreligieux 19

Introduction 21

Enjeux théologiques et pastoraux du dialogue interreligieux [Mgr. Robert COFFY] 23

I - Jésus-Christ, unique sauveur 26Il - Le salut des non-chrétiens 29III - Le lien entre les deux affirmations 33

Théologies chrétiennes des religions du monde [André GOUNELLE] 37

1. L’exclusivisme 382. Les religions comme préparations à l’évangile 403. La révélation étagée 424. Le Christ anonyme 445. Le relativisme 466. Le syncrétisme 48

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La foi chrétienne au défi du pluralisme religieux [Maurice PIVOT] 53

Premier enjeu 55Deuxième enjeu 58Troisième enjeu 60

Invitations à la rencontre 65

Introduction 67

Réflexions sur le Coran [Maurice GLOTON] 69

Note sur l’islamisme[Roger MICHEL] 75

L’Indicible. Méditation sur la Shoah[Dominique CERBELAUD] 79

A propos de quelques livres d’introduction au judaïsme[Gérard GRANGE] 87

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