bonzon p-j le jongleur à l'Étoile br 1954

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LE JONGLEUR A L'ÉTOILEpar Paul-Jacques BONZONQUEL est cet être bizarre, aux longues oreilles rouges, que le petit Jehan, le fils d'un pauvre manant, vient d'apercevoir dans le bois des Biches? Est-ce une bête?... un homme?... ou le diable en personne?Et quel étrange pouvoir a donc cet être qui, à la lueur d'une chandelle et au son d'une flûte, fait si joliment danser les écureuils autour de lui?Non, ce n'est ni une bête ni un homme comme les autres. Bientôt il deviendra le meilleur ami de Jehan qui découvre subitement sa vocation de musicien et ne rêve plus que de .devenir un grand jongleur allant chanter de château en château en s'accompagnant de sa vielle.

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LE JONGLEUR A L'ÉTOILE

par Paul-Jacques BONZON

QUEL est cet être bizarre, aux longues oreilles rouges, que le petit Jehan, le fils d'un pauvre manant, vient d'apercevoir dans le bois des Biches? Est-ce une bête?... un homme?... ou le diable en personne?

Et quel étrange pouvoir a donc cet être qui, à la lueur d'une chandelle et au son d'une flûte, fait si joliment danser les écureuils autour de lui?

Non, ce n'est ni une bête ni un homme comme les autres. Bientôt il deviendra le meilleur ami de Jehan qui découvre subitement sa vocation de musicien et ne rêve plus que de .devenir un grand jongleur allant chanter de château en château en s'accompagnant de sa vielle.

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LE JONGLEUR A L'ÉTOILE

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PAUL'JACQUES BONZON

LE JONGLEURÀ L'ÉTOILE

ILLUSTRATIONS DE JEANNE HIVES

HACHETTE194

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Table

I. Le mystère du bois des biches 7II. Jehan des huttes 17

III. D'où vient ce cavalier ? 24IV. Au château 30V. Adieu, Montmaur ! 43

VI. Trois petites demoiselles blanches 55VII. Le dur seigneur d'Entraygues 65

VIII. Une potence et une corde 76IX. Le secret de la châtelaine 88X. Au pays de la malefaim 103

XI. Un fantôme en housse grise 117XII. La vielle incrustée d'or 135

XIII. Le jongleur a l'étoile 147XIV. Trois taches rousses sur l'épaule. 163XV. Va, Jehan ! 181

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CHAPITRE PREMIER

Le mystère du bois des BichesL'OMBRE du soir rampait doucement dans la

forêt. Sur la haute branche d'un noyer sauvage, un hibou appela :

« Hou!... Hou!... »Dans la mare d'une clairière, de petites

grenouilles, heureuses de voir la nuit descendre sur la terre, chantèrent : « Godet!... Godet!.. »

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Le petit Jehan des Huttes, qui ramassait des branches mortes dans le bois des Biches, chargea son fagot sur son dos et s'en alla, pieds nus, à travers le bois. Mais le fagot était lourd. Il trébuchait sur les racines et les cailloux. Soudain, une grosse épine s'enfonça dans son talon. Pour l'enlever, il déposa son fagot. La méchante épine était si bien plantée qu'il mit beaucoup de temps à l'arracher. Quand il reprit sa route, il se perdit et tâtonna, à la recherche de son chemin.

« Hou!... Hou!... criaient les hiboux. Suis-nous!... Suis-nous!..,

- Godet!... Godet!... chantaient les rainettes. C'est à dret!... C'est à dret!... »

Mais Jehan savait bien que les hiboux se moquaient de lui, et qu'en allant vers les petites grenouilles il se serait embourbé. Alors, il s'assit, espérant se guider sur la cloche de Montmaur, quand sonnerait le couvre-feu. Hélas! le vent soufflait du mauvais côté. Il n'entendit rien. Il chercha un endroit bien abrité pour se reposer un moment. Mais il avait tant marché que ses paupières s'alourdirent et qu'il s'endormit.

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Il rêvait aux valets de fauconnerie qu'il avait vus, le matin, passer devant la cabane de son père, quand il s'éveilla en sursaut. Quelque chose venait

de lui frôler le visage, quelque chose de doux comme une étoffe de laine. Il se redressa. A vingt pas, dans la forêt, brillait une petite lumière.

« Par la Croix-Dieu, se dit Jehan, ce n'est pourtant pas un feu follet comme ceux qui dansent, la nuit, près des fossés du château. On dirait la lumière d'un chaleil. »

II s'approcha prudemment. C'était bien la lumière d'un chaleil, en effet, c'est-à-dire d'une de ces petites lampes à huile qui éclairent les cabanes des paysans. Il s'avança encore, le cœur battant. Et tout à coup, une musique douce et bizarre parvint à ses oreilles. Ce n'était ni le sifflet d'un oiseau ni la voix d'une autre bête des bois, mais quelque chose de beaucoup plus doux avec des notes plus longues. Soudain, juste sous la branche d'où pendait le chaleil, il aperçut une forme bizarre accroupie. Etait-ce un homme? Une bête? Jehan frissonna. Presque aussitôt, passa une ombre rousse qui dégringola d'un arbre jusqu'à terre, suivie d'une autre et d'autres encore. Elles étaient maintenant cinq sous le chaleil. Et voilà qu'elles se mirent à danser au son de la douce musique. Des écureuils! Les bêtes des bois

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les plus sauvages ! Quel pouvoir avait donc cette forme bizarre pour les attirer?

La danse dura longtemps,... aussi longtemps que la musique. Puis, lentement, la main de la forme accroupie s'étendit, saisit le chaleil et l'éteignit. La forêt fut de nouveau plongée dans la nuit. Interdit, Jehan resta encore un moment derrière son arbre. Quand la lune se leva au-dessus des tours du château, il retrouva son chemin et sortit du bois.

« D'où viens-tu, si tard? gronda la voix d'Eloi des Huttes, son père.

- Je me suis perdu dans la forêt. »Eloi des Huttes regarda durement son fils.« La prochaine fois, tu me feras deux fagots au

lieu d'un et, gare à toi, si tu n'obéis pas!— J'obéirai, père Eloi. »Là-dessus, père Eloi souffla la chandelle de la

cabane et laissa Jehan se coucher à tâtons. Mais, Jehan n'avait pas sommeil. Il pensait au bois des Biches. Quelle bête pouvait bien avoir de si grandes oreilles rouges? Pourtant, la main qui avait éteint le chaleil était celle d'un homme. Un sorcier, alors? Il en frémit de la tête aux pieds.

Le lendemain, en s'éveillant, il pensa :

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« Je ne dirai rien, pas même à ma petite sœur Gisquette. »

Mais justement, Gisquette trouva son frère si

silencieux, ce matin-là, qu'elle dit :« Toute la nuit, tu t'es tourné et retourné sur ta

couchette. Qu'avais-tu, Jehan?— Quelque chose de dur, dans les feuilles

de maïs, me faisait mal.— Tu as rêvé, je t'ai entendu.— Cela t'arrive aussi, Gisquette, quand tu n'as

pas grand sommeil.— Et en rêvant, Jehan, tu as chanté. Il était

bien joli, cet air. Où l'as-tu entendu? »Alors, il n'y tint plus et lui conta tout. Mais

quand ils aperçurent père Eloi qui revenait du four banal avec trois pains de blé noir enfilés à un bâton, il mit un doigt sur sa bouche pour l'avertir de ne rien dire. Cependant, dès qu'ils furent de nouveau seuls, Gisquette demanda :

« Pourquoi, Jehan, ne faut-il rien dire à père Eloi?

— Si je raconte ce que j'ai vu, il prendra sa fourche et ira tuer la bête aux oreilles rouges, et moi, je sais bien qu'elle n'est pas méchante puisque les écureuils venaient danser autour d'elle.

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— Si tu retournes la voir, veux-tu que j'aille avec toi?

- Tu es trop petite, Gisquette, mais je promets de te conter ce que j'aurai vu. »

Tout le reste du jour, Jehan ne pensa qu'à sa vision du bois des Biches. Oh! si, le soir, il pouvait retourner là-bas ! Hélas ! père Eloi avait besoin de lui, et le lendemain, jour de corvée pour le seigneur, il dut encore aider son père à curer les fossés. Enfin, le troisième jour, Eloi des Huttes dit:

« Jehan, la provision de bois est épuisée. Tu retourneras à la forêt. »

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Jehan ne se le fit pas dire deux fois. Il retrouva

l'endroit où, l'autre soir, dansaient les écureuils mais ne vit rien. Pourtant, il n'avait pas rêvé. Ces traces noires, sur la branche, étaient bien celles du chaleil. Il s'en alla plus loin ramasser son bois et, quand il revint au même endroit, au bout d'une heure, oh! surprise, la petite lumière brillait devant lui. Comme la première fois, il s'avança sans bruit, le cœur battant. Il reconnut la douce musique et revit les petits écureuils roux. La bête sorcière ., se tenait à l'écart. Il apercevait ses deux longues oreilles rouges. Pour la mieux voir, il grimpa sur une branche de pin, mais la branche était humide; son pied nu glissa. A ce bruit, vifs comme le feu, les écureuils disparurent.

Effrayé, Jehan voulut se sauver, mais, au même moment, son pied se trouva pris comme dans un étau. Fou de peur, il tira de toutes ses forces. La bête tenait bon. H crut qu'elle allait se jeter sur lui et ferma les yeux.

« Petit drôle! Que fais-tu ici? »Comment? cette bête parlait? Du coup, il se

redressa. Ses yeux affoles ne virent tout d'abord que deux grandes cornes rouges. Puis, il découvrit une laide figure humaine qui le regardait fixement.

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« Petit drôle! répéta la voix, me diras-tu ce que tu faisais ici? »

Le pauvre Jehan tremblait trop; il ne pouvait répondre. Il vit seulement que les deux oreilles étaient celles d'une capuche rouge et que l'étrange forme était bien un homme, un homme presque nain, avec une bosse dans le dos.

« De grâce! bredouilla-t-il, ayez pitié de moi! »Le nain bossu le lâcha et adoucit son regard.

Alors, Jehan conta comment il l'avait vu, une nuit, faire danser les écureuils, et comment il avait eu envie d'entendre encore l'air joli.

« Elle était si douce, cette musique, que je l'ai gardée dans ma tête.

— Qui es-tu?— Je m'appelle Jehan. Mon père, Eloi des

Huttes, a sa cabane à une demi-lieue d'ici, au pied de la Roche-Versée.

— Tu aimes donc la musique?- Oh! oui, je l'aime! Quand j'entends chanter,c'est comme si j'étais enlevé sur les ailes

d'une cigale. » Le nain sourit et, subitement, son visage devint presque beau.

« Assieds-toi ici, ne bouge plus et écoute. » Le nain au bonnet rouge s'accroupit,

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puis sortit de sa poche quelque chose qu'il porta à ses lèvres.

Alors, l'air joli recommença. Oh! merveille! les

écureuils redégringolèrent des arbres pour danser sous la lumière du chaleil. Jehan se crut transporté au paradis. Quand la musique cessa et que les écureuils furent repartis, il s'approcha du nain bossu pour regarder l'objet d'où sortaient de si jolis sons. C'était un morceau de bois d'olivier, taillé en fuseau et percé de trous.

« Tiens, souffle », dit le nain en le lui tendant.Jehan souffla mais ne tira du bois d'olivier

qu'un son grêle et chétif bien éloigné de l'air joli du nain. Celui-ci lui montra comment s'en servir.

« Ce n'est pas aisé, constata Jehan.— Certes, reprit le nain. Cependant ce

bois d'olivier est tout simple à côté d'une vielle ou d'un

rebec.- Une vielle?... un rebec?... s'étonna Jehan.— Ce sont des instruments à faire musique.

N'en as-tu jamais vu?— Non », fit l'enfant en secouant la tête.Le nain bossu examina longuement Jehan et

dit:

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« Tu as un franc visage de petit manant. Puisque tu aimes la douce musique, reviens ici à la prochaine lune... sans en parler à personne.

- Qui êtes-vous? s'enhardit à demander Jehan.

- Chut! fit le nain. Tiens, prends mon bois d'olivier; je te le donne et maintenant, sauve-toi vite! »

Là-dessus, s'éteignit le chaleil. Dans un bruit de feuilles froissées, le nain bossu disparut et, comme la lune n'était pas encore levée, Jehan ne sut même pas par où il s'en était allé.

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CHAPITRE II

Jehan des Huttes

LE PETIT JEHAN était l'aîné des quatre enfants -d'Eloi des Huttes. A douze ans, il avait déjà presque la taille de son père, mais il demeurait plus mince et plus souple que les joncs courbés au ras de l'eau par le vent de Provence. Sa blonde chevelure semblait avoir été cueillie sur la plus belle moisson de froment.

Mère Robine était si fière des cheveux de son petit Jehan que le jour où Eloi des Huttes avait

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voulu lui poser l'écuelle sur la tête pour tondre ce qui dépassait, elle s'était écriée :

« De grâce, Eloi, ne fais pas cela!— Pourtant, Jehan aura dix ans à la

Noël prochaine! Passé cet âge, seuls les enfants du seigneur et les pages peuvent garder longue chevelure.

— Je sais, Eloi, mais les cheveux de mon petit Jehan sont si beaux! »

Ainsi, Eloi ne lui avait pas mis l'écuelle. Jehan était le préféré de sa mère. Il lui avait donné plus de mal à élever. Autant les petits étaient forts et trapus, autant Jehan était élancé et fin.

« Il ne sera jamais bon à rien, répétait son père. A son âge, j'étais capable d'abattre un arbre tout seul.

— Est-ce sa faute, Eloi, s'il n'a pas la force?— Il ne sait que flâner et rêver.— Oui, soupirait mère Robine, il n'est

pas comme les autres. Peut-être qu'en grandissant...»

Mais en grandissant, Jehan n'avait pas changé.Ce matin-là, Eloi rentra fort en colère, et si

pâle que Robine crut à un malheur. Lâchant sa quenouille, elle se jeta aux pieds de son mari.

« Eloi? est-ce encore à cause de Jehan?

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— Oui... et je viens de l'enfermer dans la soue au cochon. »

Mère Robine sortit et découvrit son petit Jehan effondré dans un coin, la tête contre l'auge, le visage barbouillé de boue.

« Maraud! s'écria-t-elle en serrant les poings -vers son mari, pourquoi l'as-tu battu? Qu'a-t-il fait de si méchant pour le mettre en cet état?

— Ce qu'il a fait?... Ce qu'il a fait?... Je l'avais laissé sur le champ de Haute-Vente pour traîner la herse sur les graines semées ce matin. Tout le jour, les corbeaux ont festoyé avec la semence, pendant que ton Jehan s'amusait à souffler dans ce morceau de bois. Tiens! voilà ce que j'en fais, de ce bois d'olivier. »

Il le lança dans la cheminée. Robine appela Jehan.

« Est-ce vrai, ce que dit ton père? Tu n'aimes donc pas travailler?

— Si, mère Robine, mais la herse est lourde à traîner... et puis, je m'ennuie, à peiner dans les champs.

— Tu n'aimes rien, alors?— Oh si! j'aime regarder les épis mûrs,

marcher dans les prés, le matin, quand les brins

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d'herbe sont couverts de petites perles brillantes.

— Quoi! coupa Eloi, que chante-t-il là? Devrons-nous tous mourir de la malefaim à cause de cet enfant coiffé comme un damoiseau? »

Un lourd silence pesa. Robine serra Jehan contre elle. Puis, se penchant à son oreille :

« C'est mal ce que tu as fait, Jehan; ton père sera obligé d'ensemencer le champ de nouveau. Demande-lui pardon. »

Jehan mit les mains au dos, s'agenouilla, baissa la tête.

« Père Eloi, je te demande pardon! »Eloi le regarda, muet. Puis il fronça les sourcils

et sortit en haussant les épaules. Jehan se cacha la tête dans le jupon de sa mère, pour pleurer. Alors, Gisquette, voyant que son frère regrettait sa flûte perdue, courut vers la cheminée et chercha, dans les cendres, le bois d'olivier.

« Tiens, Jehan, ne pleure plus; il n'a pas brûlé.— Où as-tu trouvé cet étrange bois? »

demanda Robine.Jehan se redressa vivement pour faire signe à

sa sœur de ne pas parler, mais Robine surprit le coup d'œil.

« Gisquette, dis-moi où Jehan a trouvé ce bois percé. »

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Gisquette rougit, fourra un doigt dans son nez, et dit qu'elle ne savait rien. Mais mère Robine sut si bien la questionner qu'elle conta tout.

« Un sorcier! s'écria la pauvre femme. Jehan, tu as rencontré un sorcier! Gisquette, brûle-moi ce bois percé, afin qu'il n'en reste plus que cendres. »

Jehan retint vivement la main de Gisquette.« Mère Robine, ce nain bossu n'était pas un

sorcier. S'il était méchant, il ne ferait pas si douce musique, et les écureuils ne danseraient pas autour de lui.

- Un jour, il te fera boire un mauvais breuvage qui te brûlera le sang. Jette vite ce bois maudit. »

L'enfant pâlit, serrant sa flûte d'olivier entre ses doigts. Puis, tout à coup, ses yeux brillèrent.

« Mère Robine, vous ferez de ce bois ce que vous voudrez... mais pas avant que vous ne m'ayez écouté. »

Oubliant les coups reçus, oubliant ses larmes, il se campa bien droit et porta la flûte à ses lèvres. Alors, dans cette pauvre cabane de manant, s'éleva un chant si gracieux que le visage de Robine se transforma. On aurait dit qu'une main invisible effaçait tous les plis de son front. Debout, contre l'épaule de sa mère, Gisquette ouvrait des yeux ébahis, cependant que les deux autres petits, Agnès

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et Florent, s'approchaient sur la pointe des pieds.

Elle était si douce, cette musique, que Robine, les mains croisées, ne pouvait détacher ses yeux des lèvres de son enfant. Ah! qu'il était beau, son Jehan, si fin, avec ses longs cheveux souples de petit page! Les yeux tournés vers la fenêtre, on eût dit qu'il cherchait dans le ciel la douce musique qu'il faisait naître sous ses doigts agiles.

Mais tout à coup, il s'arrêta. Dans l'ombre de la porte, Eloi des Huttes venait d'apparaître. Robine poussa un cri d'effroi et se précipita vers son mari, craignant qu'il ne fît un malheur.

« De grâce, Eloi! ne le frappe pas. C'est moi qui l'ai laissé faire. »

Eloi l'écarta et s'avança vers Jehan. Mais, ô surprise! son visage n'était plus le même, ses yeux n'étaient plus méchants comme à l'instant où il avait surpris son fils avec la flûte.

« Jehan, demanda-t-il simplement, où as-tu pris cet air?

- Je l'ai trouvé dans ma tête; l'aimez-vous, père Eloi? »

Le père fronça les sourcils. Non, il n'allait pas avouer qu'il s'était laissé attendrir.

« Je n'aime guère les bruits inventés par le diable., fit-il. Jehan, donne-moi ce bois. »

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Cette fois, Jehan pensa : c'est bien fini.Mais au lieu de jeter la flûte dans l'âtre, le père

s'en fut à l'autre bout de la cabane.« Tiens, dit-il, ton bois, je le place dans le

creux de ce mur. Les jours où tu auras bien besogne, je te permettrai de t'en égayer.

— Oh! » s'écria Jehan, confondu.Et il tomba à genoux devant son père, pour le

remercier.

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CHAPITRE III

D'où vient ce cavalier ?

DANS sa joie d'avoir conservé la flûte, Jehan s'était remis au travail avec courage. Quand son père disait : « Jehan, ce matin, tu iras épierrer le champ du Bois-Brûlé », ou bien : « Jehan, tu conduiras la mule pendant que je labourerai », il ne rechignait plus.

Cependant, tout en épierrant ou en conduisant la

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mule, il pensait toujours au nain bossu. Bientôt viendrait la lune nouvelle. Il revoyait les écureuils roux dansant sous le chaleil. Tout de même! si c'était un sorcier?

Enfin, un soir, brilla dans le ciel le croissant de la lune neuve. Aussitôt la cabane endormie, il se leva, se haussa pour prendre le bois d'olivier dans le creux du mur, et sortit. Malgré le croissant de lune, la nuit était plus noire qu'un terrier de renard.

Le cœur battant, il arriva au bois des Biches. Pas plus de chaleil que de nain bossu. Cependant, au moment où, las d'attendre, il allait rentrer à la cabane, une voix appela :

« Est-ce toi, Jehan? »L'enfant trembla de tous ses membres. La voix

se mit à rire :« Tu ne me reconnais donc plus? »Une lumière jaillit, éclairant le visage du nain.« Vous m'avez fait peur, dit Jehan.— As-tu gardé ton bois d'olivier? »Jehan fit un signe de tête et sortit l'instrument

de sa poche.« T'en es-tu égayé? » demanda le nain.Au lieu de répondre, l'enfant porta la flûte à ses

lèvres et commença de jouer. Le menton dans les

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mains, le nain bossu l'écouta sans mot dire et, à

mesure que les notes chantaient, son visage s'illuminait. Quand Jehan eut fini, il se leva pour l'embrasser:

« Où as-tu pris cette musique?— Je l'ai trouvée tout seul... L'aimez-vous?— Elle me plaît grandement.— Alors, qui êtes-vous pour aimer la

musique?... N'êtes-vous pas un sorcier? »Le nain bossu se mit à rire. Il prit Jehan par la

main et le fit asseoir près de lui.« Est-ce parce que je suis laid et contrefait?...

Non, Jehan, je ne suis pas un sorcier et j'aime, comme toi, ouïr le vent chanter dans les arbres, ou tirer d'un morceau de bois taillé de la musique jolie. Regarde, j'ai apporté un autre bois, en buis celui-là. Ecoute! »

Il se mit à jouer un air nouveau, plus doux encore à l'oreille. L'enfant écouta, immobile. Des larmes brillèrent dans ses yeux. Alors, le nain s'arrêta :

« Qu'as-tu, Jehan?— Rien, c'est à cause de la musique; elle est si

douce. »Le nain le prit contre lui, caressant son visage,

et Jehan frémit d'émotion. Pour l'amuser d'une

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autre façon, le nain se mit à marcher sur les mains et à faire toutes sortes de grimaces très drôles. Ebahi, Jehan demanda :

« Vous savez faire tout cela et vous n'êtes pas sorcier?... D'où venez-vous?

- D'à peine plus loin que ta maison.— Etes-vous manant comme mon père, ou

bourgeois?— Je ne suis ni manant ni bourgeois...

Cependant, je parle au seigneur de Montmaur comme je te parle à toi.

— Oh! messire!— Personne ne m'appelle messire, dit le nain

bossu en riant,... mais ce que je suis, tu le sauras bientôt, je te le promets; avant la fin de la lune. Alors, ce jour-là, tu pourras ouïr une musique encore plus belle, mais qui, cette fois, ne viendra pas de moi. »

Là-dessus, il souffla le chaleil et disparut.... Des jours passèrent. Chaque soir, dans le

ciel, Jehan regardait s'amenuiser le fin croissant doré. Il s'inquiétait. Comment le nain bossu le préviendrait-il, puisqu'il ne lui avait pas dit de revenir au bois des Biches?

Un matin, il pensait à cette rencontre quand père Eloi s'écria en regardant vers le château :

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« Ciel! n'est-ce point vers notre cabane que descend ce cavalier?

— Un cavalier? gémit mère Bobine. N'aurait-on pas versé assez de grain pour le seigneur? Ce n'est jamais bon signe quand celui-ci envoie un homme en armes chez un manant. »

Pendant ce temps, le cavalier était arrivé sous la Roche-Versée. Sans mettre pied à terre, il appela : « La cabane d'Eloi des Huttes?

— C'est ici. »L'homme n'était pas un écuyer, car sa selle ne

portait pas l'écu du seigneur, mais un simple homme d'armes, en cotte de mailles.

« Manant! cria-t-il, n'avez-vous pas un fils du nom de Jehan?

— Mon Dieu ! gémit mère Robine, que lui voulez-vous?

— Qu'il se trouve, ce soir, après le coucher du soleil, sous la troisième tour du château, à droite main du pont-levis.

— Sous la troisième tour du château, à droite main du pont-levis, répéta Eloi. Est-ce un ordre du seigneur de Montmaur? »

Le cavalier ne daigna pas répondre. Tournant bride, il éperonna et partit au grand galop. Eloi et Robine se regardèrent.

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« Je parie, grogna Eloi, que c'est à cause de ses cheveux longs.

— Oh! s'écria Robine, si cela était, le seigneur aurait plutôt fait mander Jehan au château et non pas sous une tour, à une heure pareille. »

Elle courut avertir Jehan qui travaillait non loin de là et lui annonça, toute tremblante :

« Jehan, un cavalier est venu à notre cabane. Tu devras monter ce soir sous les murs du château et te tenir sous la troisième tour, à droite main du pont-levis. J'ai peur pour toi, mon petit Jehan. Oh! si je savais que ce sorcier du diable ne te veut pas de mal! »

Jehan, lui aussi, pensa au nain bossu. Etait-ce lui qui avait envoyé ce cavalier? Certes, il n'était pas ^peureux, mais se rendre, seul, à la tombée de la nuit, sous les murs du château!... Il y avait bien de quoi intimider un petit manant.

Cependant, il ne montra son inquiétude à personne. Le soir, il mangea sa soupe de gruau à grands coups de cuiller de bois, en ayant l'air de ne penser à rien. Avant de partir, il embrassa Gisquette, Florent et Agnès, puis son père, et enfin mère Robine, la dernière, parce qu'il la savait p«us tourmentée... et puis, pieds nus, il s'en alla.

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CHAPITRE IV

Au château

LE SOLEIL s'est couché tout rouge, au-delà de la montagne. Sur ce fond de feu, le château se découpe en ombres noires. Le chemin monte. Ses graviers mordent les pieds nus de Jehan. De temps en temps, l'enfant s'arrête et se retourne pour chercher des yeux sa maison. Mais, sa maison, la nuit l'a mangée, comme elle a mangé le bois des Biches. Alors, il reprend sa marche.

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Le château est là, maintenant, juste au-dessus de lui. Il compte les tours. Voici la troisième. Brr! Un frisson court entre ses épaules. Au sommet des remparts, une ombre passe et repasse : celle de l'homme de guet. Jehan voudrait rentrer sous terre. Mais il aperçoit au ciel le « Chemin de Saint-Jacques 1 ». Il est si beau, ce soir, le fourmillement d'étoiles de la grande traînée blanche, que Jehan se sent protégé.

Il s'assied dans l'herbe, et attend. Soudain, des ombres sur le pont-levis! A la forme des coiffes et des manteaux, il reconnaît de simples bourgeois. Que vont-ils faire au château à une heure pareille?

Mais au même moment, une voix appelle :« Jehan!... Jehan des Huttes, es-tu là? »Cette voix, il l'a tout de suite reconnue. D'un

bond, il est debout. Par une meurtrière de la troisième tour, une main s'agite.

« Jehan des Huttes! es-tu là?... Je ne te vois pas! »

Il agite son mouchoir pour que le nain bossu l'aperçoive. De là-haut, celui-ci lui crie :

« Suis les gens qui entrent au château. Ne crains rien. Si les sergents, près de la grande herse, veulent t'interdire le passage, tu n'auras qu'à dire :

1. Au Moyen Age, on désignait ainsi la Voie lactée.

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« Je suis Jehan des Huttes, l'ami de Grégoire.

» Là-dessus, le nain disparut, et Jehan se retrouva seul au bord du fossé. Entrer au château? lui, un petit manant?... Il hésita un moment puis s'avança vers le pont-levis. Deux sergents, en cotte de mailles, montaient la garde. Crânement, il franchit le pont en criant :

« Je suis Jehan des Huttes, l'ami de Grégoire! » Et il se trouva dans la grande cour. Oh! toutes ces torches allumées, sentant bon la résine, ces lumières aux fenêtres du donjon!

Comme il demeurait interdit, deux bourgeois passèrent près de lui, accompagnés d'une petite fille. Il les suivit sous une porte où deux écuyers ;se tenaient, plantés droit, hallebarde à la main. En les écoutant, il apprit qu'il y avait grande fête, ce soir-là, au château. Rassuré, il entra.

Miracle!... Il se trouva tout à coup dans une grande salle tout illuminée de flambeaux de cire. Aux murs, pendaient des guirlandes de fleurs et au fond, au-dessus de la cheminée de pierre, étincelait le rouge écu du seigneur de Montmaur. Saisi, Jehan regardait de tous ses yeux, quand une main saisit rudement le col de son surcot.

« Ecarte-toi d'ici, petit manant, ce n'est pas ta place! »

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Il se sentit suspendu dans le vide, puis brutalement relâché cinq pieds plus loin. Un bras, bardé de fer, lui montrait le fond de la salle et les gradins où s'entassaient les gens qu'il avait vus franchir le pont-levis. Sans demander son reste, il grimpa sur les degrés et se cacha derrière un pilier. Alors, immobile, il regarda la foule, composée des riches bourgeois de Montmaur. 'Certains portaient d'amples jaquettes de drap fin et des pourpoints brodés, les femmes, des manteaux doublés de menu vair. Jamais, non, jamais, il n'avait vu de si beaux vêtements. Honteux, il baissa les yeux vers son surcot aux manches trop courtes et ses pieds nus^ Près de lui, des bourgeois bavardaient.

« Moi, disait l'un d'eux, le seigneur m'a invité à cause de la fourrure d'hermine que je lui ai procurée.

— Moi, disait un autre, je lui ai élevé deux faucons.

— Certes, messire de Montmaur nous fait grand honneur, murmurait une femme. Savez-vous quelles réjouissances il nous réserve?

— Comment? N'avez-vous pas vu cette troupe traverser le bourg? Je parie que ce sont des lutteurs ou des jongleurs. Ce sera fort plaisant,... sur-

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« Certes, messire de Montmaur nous fait grand honneur!

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tout s'ils ont avec eux des joueurs de vielle ou de rebec. »

Jehan n'avait rien perdu de ces paroles. Tout à coup, il pensa à ce que lui avait dit le nain bossu : « Tu entendras une musique plus belle et qui ne viendra pas de moi. » C'était cela, la surprise !

A ce moment, un grand bruit anima la salle. S'agrippant au pilier, Jehan se hissa assez haut pour regarder par-dessus les têtes. Le seigneur de Montmaur faisait son entrée, entre la double haie de ses valets de chasse et de ses pages. Il portait un long manteau de drap noir et la châtelaine une robe de satin brodée de fin drap rouge. Derrière, suivaient les* écuyers et les valets. Impressionnés par ce déploiement de riches parures, les bourgeois se tenaient cois. Tout à coup, des rires éclatèrent :

« Le fou!... Le fou!... »Un étrange personnage venait de sauter sur les

tréteaux dressés en avant de la cheminée et gesticulait comme un pantin. Jehan pâlit d'émotion.

« Mais... mais c'est Grégoire!... »Oui, c'était son ami, le nain bossu, coiffé du

même chaperon à oreilles rouges, vêtu de chausses et de poulaines, rouges également, ce qui le faisait ressembler à un diable de feu. De ses vêtements,

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pendaient des grelots qui tintaient à chacune de ses pirouettes.

« Le fou!... Le fou! » clamaient les bourgeois ravis.

Jehan se souvint. Un jour, son père lui avait expliqué que, dans leurs châteaux, les seigneurs avaient auprès d'eux, pour les distraire, un bouffon, plus souvent appelé le « fou » bien qu'il n'eût pas pour autant perdu la raison. Ainsi, Grégoire n'était pas un sorcier. Il se sentit très fier d'être l'ami du bouffon du seigneur. Pour le mieux voir, il grimpa encore plus haut, le long de son pilier.

Mais le bouffon disparut, car, à ce moment, entrait une troupe de « bouâmes » ainsi qu'on appelait, au pays de Provence, ceux qui erraient sur les routes. Ils étaient six, à peine mieux vêtus que des manants. Et aussitôt le spectacle commença. L'un de ces bouâmes sauta sur l'estrade avec deux chiens savants qui marchèrent sur les pattes de devant, comptèrent des nombres en aboyant, sautèrent par-dessus des bancs, pour le plus grand plaisir de la foule.

Puis, vinrent des lutteurs, torse nu, la ceinture ornée de glands. Enfin, un bouâme, tenant sous son bras un instrument bizarre.

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« Un jongleur! » s'écria quelqu'un.Il s'avança jusqu'au bord des planches, salua le

seigneur et sa dame, puis frotta un archet sur l'instrument, qui était un rebec. Alors, monta dans la salle un son léger, si fin, qu'un frisson courut à travers le corps de Jehan. Tandis qu'il jouait, le jongleur chantait :

« Mon père est un oiseau, Ma mère est une oiselle; Je passe l'eau sans nacelle, Je passe l'eau sans bateau. »

Jehan trouva cet air si joli qu'il en fut transporté. Mais, ce n'était pas tout. Après ce jongleur en vint un autre, et tous deux jouèrent et chantèrent ensemble de la plus agréable manière. Ah! comme il comprenait, à présent, le petit Jehan, les paroles de Grégoire : « de la musique encore plus belle, mais qui ne viendra pas de moi. » Pour mieux entendre, il se penchait si fort, qu'il perdit l'équilibre et, pour se retenir, posa la main sur la tête d'un bourgeois.

« Vil petit manant! » s'écria celui-ci en le tirant par son surcot.

Mais, séduit par la musique, Jehan regrimpa sur

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son pilier, sans plus s'inquiéter de la colère de l'homme.

Quand, la fête finie, les gens se levèrent pour partir, il ne revint sur terre qu'au moment où un écuyer, avisant ce petit manant au fond de la salle, se précipita vers lui, faisant semblant de l'embrocher avec un éteignoir à chandelles.

Apeuré, Jehan traversa en courant grand-salle, cour et pont-levis pour se retrouver dehors, sous la nuit de Provence, toujours barrée du lumineux « Chemin de Saint-Jacques ». Il descendit la colline, mais, après ce qu'il venait de voir et d'entendre, il ne pouvait s'éloigner du château. Il s'assit dans l'herbe.

« Jolies petites étoiles, dit-il en levant les yeux, je passerais la nuit à vous regarder. »

Il s'étendit tout de son long dans les senteurs de romarin et se mit à chanter :

« Mon père est un oiseau, Ma mère est une oiselle; Je passe l'eau sans nacelle, Je passe l'eau sans bateau. »

L'air lui revenait tout entier.

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Il revoyait le jongleur promenant l'archet sur son étrange instrument

Avec la main, il s'essaya aux mêmes mouvements. Hélas! ses doigts jouaient dans le vide... Alors, il sortit de sa poche son bois d'olivier, en tira quelques sons qui lui parurent bien chétifs à côté de ceux du bohémien. Une soudaine tristesse l'envahit. Il remit la flûte dans sa poche et préféra rêver qu'il était un jongleur.

Il se vit dans la grand-salle d'un château. A ses pieds, une foule de seigneurs et de nobles dames écoutaient. Ce qu'il jouait était si beau que le plafond de la salle s'ouvrait et que, une à une, les

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étoiles descendaient du ciel pour l'écouter. Elles s'approchaient toutes... sauf une, brillante comme un diamant qui restait piquée, très haut, sur le velours du ciel.

« Pourquoi ne descend-elle pas? » se demandait-il.

Une voix, tout bas, murmura :« C'est peut-être qu'elle est plus exigeante que

les autres.— Ah! soupira Jehan, plus exigeante...? »Et il s'efforçait de jouer mieux encore. L'étoile

ne bougeait toujours pas. Très triste, il se laissa retomber dans l'herbe et pleura de chagrin.

Il était là, au bord de la sente, quand une main prit la sienne. C'était Grégoire. Après la fête, il l'avait cherché partout, en vain. Le bouffon le fit asseoir près de lui. Saisissant la basque du rouge pourpoint, l'enfant l'embrassa farouchement.

« Messire! Messire! s'écria-t-il, c'est par votre grâce que j'ai ouï de si jolis chants, je vous en dois grand merci... Messire! je voudrais plus tard devenir jongleur.

- Jongleur?... soupira le bouffon; c'est un rêve que j'ai fait, moi aussi, autrefois. : Vous?... Oh! contez-moi!

— Hélas! personne ne s'est occupé de moi. Je

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suis un enfant abandonné. Et peut-on être jongleur quand on a laide figure et à peine quatre pieds de haut?... D'ailleurs, le métier de jongleur n'est pas que plaisir. Tous les ponts-levis ne s'abaissent pas devant le vielleur. La faim est souvent sa meilleure compagne. »

Jehan regarda le visage triste du bouffon. Un long silence pesa.

« Cependant, reprit Jehan, toujours peiner à fouiller le sol, comme père Eloi, est bien dur aussi... et les montagnes qui entourent Montmaur sont toujours pareilles. Dites-moi, Grégoire, les jongleurs vont-ils loin ?

— Ils font parfois des lieues et des lieues avant de rencontrer un château. Il leur arrive souvent de coucher sous les étoiles.

— J'aime dormir sous les étoiles.— Elles deviennent bien froides, les étoiles,

en hiver, et la neige est un lit glacé au corps des pauvres bouâmes.

— Bien froides, les étoiles? » répéta Jehan en regardant le ciel.

Il baissa la tête pour l'appuyer contre l'épaule du bouffon. Et, comme le creux de cette épaule était doux, il s'endormit paisiblement. Grégoire veilla sur son sommeil, et Jehan reprit son rêve inachevé.

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« L'étoile! la belle étoile! Pourquoi ne descend-elle pas comme les autres?

- Quelle étoile, Jehan?- Celle qui ne veut pas quitter le ciel pour

écouter ma douce musique.— Ah! oui! celle-là, elle ne descendra jamais.

Elle est l'Idéal.- L'Idéal?... Qu'est-ce que l’Idéal ?— Quelque chose de lointain et de très beau

qui ne se laisse pas saisir, mais qu'il faut poursuivre, toujours, pour devenir meilleur.

- Ah!...— Ecoute-moi, Jehan. Si un jour tu deviens

jongleur, si tu remues le cœur des hommes, si ton escarcelle s'emplit de sols bien frappés, n'oublie pas pour cela cette étoile, là-haut.

— Ah! » soupira encore Jehan dans son sommeil.

Puis il ne bougea plus. Le bouffon le prit doucement dans ses bras, de crainte de l'éveiller, et l'emporta vers sa cabane.

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CHAPITRE V

Adieu, Montmaur !

DEBOUT, mauvais drôle, debout! » Jehan se frotta les yeux, étonné d'être réveillé de si grand matin. Il bâilla, se retourna sur sa paillasse en s'étirant.

« Debout! Faudra-t-il te battre pour que tu obéisses? »

Jehan sauta à bas de sa couchette et, timidement, demanda :

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« Vous avez besoin de moi, père Eloi?- Ta mère est malade; tu la remplaceras. Nous

allons labourer le Pré-aux-Dames. »Les yeux pleins de sommeil, l'enfant s'en fut

détacher la mule.« Le Pré-aux-Dames, se dit-il, est une bien

mauvaise terre. Nous n'aurons pas trop de toute la journée pour en venir à bout. »

Cependant, avant de partir, il alla prendre, dans le trou du mur, son bois d'olivier. Cher bois d'olivier! Que de fois il lui avait fait oublier les colères de son père, les fatigues des longues journées de travail! Il le mit précieusement dans sa poche.

« En route! » cria Eloi.Arrivés au champ, ils enlevèrent leur surcot

pour besogner plus à l'aise. Le soleil caressa le torse frêle de Jehan, où les côtes se dessinaient, trop saillantes, sous la peau.

« Prends ceci, dit Eloi en lui lançant une corde; tu tireras à côté de la mule. » -\

Pauvre Jehan, encore si grêle, si fluet! On était en octobre; en cette saison, le soleil est encore chaud, en Provence. La sueur ruisselait sur son dos.

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Eloi des Huttes transpirait, lui aussi, mais ne se plaignait pas. Au bout des sillons, il ne s'arrêtait pas pour souffler, donnant juste à Jehan le temps de changer sa corde d'épaule.

« Tout à l'heure, quand on se reposera, se disait l'enfant pour se consoler, j'irai m'asseoir sous un pin et je m'égaierai de ma flûte. » . Hélas! quand le soleil de midi flamba haut dans le ciel, Eloi décida qu'ils s'arrêteraient juste le temps de manger, et ne feraient pas la sieste.

« Père Eloi, se plaignit Jehan, mes épaules me pont mal. Ne pourrais-je m'arrêter plus longtemps?

— Tu te reposeras ce soir. »De nouveau, la charrue écorcha l'âpre terre du

Pré-aux-Dames. Jehan n'en pouvait plus. Chaque fois qu'une souche arrêtait l'attelage, la corde entrait si cruellement dans sa chair qu'il ne pouvait se retenir de crier.

Il essaya pourtant de tenir jusqu'au bout de la journée, mais, une souche plus grosse que les autres ayant soudain immobilisé la charrue, la secousse fut si violente qu'il chancela et tomba. Effrayée, la mule fit un écart, et son trait se rompit net. Entrant dans une grande fureur, Eloi menaça son fils avec le bout de corde et, le laissant là, retourna à la cabane en chercher une autre".

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Alors, Jehan se redressa, regarda son épaule où perlait une goutte de sang. Une lourde peine, mêlée d'angoisse, serra son cœur. Père Eloi allait revenir avec une corde neuve. Il devrait, lui Jehan, recommencer de traîner la charrue, avec la mule. Non, c'était au-dessus de ses forces. Il regarda ses mains blanches peu faites pour le rude travail des champs. Ah! si son père pouvait comprendre!...

En sentant son bois d'olivier dans sa poche, une idée lui vint, une idée qu'il avait eue déjà, mais qui devint pressante : partir! partir!... Oui, partir et devenir jongleur,... partir!... partir!...

Il se leva en chancelant, ramassa son surcot sous les cyprès, caressa la vieille mule, puis, coupant court à travers champs, monta droit jusqu'à là lisière du bois. Là, il s'arrêta pour regarder le vallon de Montmaur. Le soleil baissait, rendant plus longue l'ombre des oliviers. Il pensa à mère Robine, à son petit frère, à ses deux sœurs. Son cœur se serra. Une terrible envie de revenir sur ses pas le tenailla. Non, il ne pouvait plus.

« Adieu! Montmaur, murmura-t-il, adieu! »Et il s'en fut.En automne, les soirs tombent vite. Entrant

dans le bois, il se trouva bientôt en pleine obscurité, regrettant seulement de n'avoir pas revu son ami

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Grégoire. Il marcha toute la nuit, au hasard, croyant sentir des chiens à ses trousses. Quand l'aube le surprit, il avait bien fait deux lieues. Brutalement, la fatigue écrasa ses épaules. Il se laissa tomber dans l'herbe glacée par la rosée du matin. Devant lui, s'étendait un plateau raboté par le vent du nord. Pas la moindre cabane de paysan en vue. Trop las pour reprendre sa route, il se traîna jusqu'à un petit ruisseau. L'eau était fraîche. Arrondissant ses mains en forme de hanap, il but goulûment. Hélas ! la bonne eau fraîche ne remplaçait pas une miche, car il avait faim aussi, très faim. Il resta de longues heures au bord du ruisseau qui chantait : „

« Glou! glou!... Je fais le fou!... Je fais le fou!»Ah! il avait de la chance, ce petit ruisseau,

d'être si gai! Mais tout à coup, à sa surface, Jehan vit flotter une écorce de pin, une écorce taillée par les deux bouts, et creusée en forme de barquette. Il n'était donc pas seul sur ce plateau? Un enfant devait s'amuser, quelque part, non loin de là. Il se mit à crier :

« Assistance!... Assistance!... »Seul, le ruisseau répondit :« Glou! Glou!... Je fais le fou!... »S'aidant d'un bâton, il remonta le cours du

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ruisseau; soudain, il se sentit brutalement tiré en arrière, par le bas de son surcot. En roulant à terre, il eut le temps d'apercevoir un énorme chien. Au même moment, une voix appela :

« Ici, maraud! ici! »Sous les coups de bâton, le chien lâcha prise.

Jehan se releva péniblement, tout étourdi. Un petit manant, les épaules couvertes d'une peau de mouton, se tenait devant lui.

« Messire?... mon chien ne vous a point blessé? »

Jehan, étonné, regarda curieusement le petit manant. Quoi? être pris pour un page, lui, Jehan, avec ses vêtements déchirés?

« Pourquoi m'appelles-tu messire?— N'êtes-vous pas damoiseau, avec vos

longs cheveux?— Si j'étais damoiseau, je n'irais pas pieds nus

par la montagne, et je n'aurais pas le ventre creux.— Tu as donc faim?— Grand-faim. »L'enfant à la peau d'agneau n'ajouta rien et s'en

alla, chercher quelque chose derrière une grosse roche ronde. Il revint en tendant à Jehan un morceau de pain bis avec une poignée de fèves crues. Ils s'assirent l'un près de l'autre et, pendant que Jehan mangeait, l'autre l'examinait.

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« D'où viens-tu? »Jehan raconta son histoire.« Ah! fit l'autre, tu es parti parce que tu avais

peur d'être battu? Moi, mon père me frappe souvent; je n'ai pas, pour cela, envie de me sauver.

— C'est que, avoua Jehan, labourer me fatigue et m'ennuie.

- Moi, j'aime tirer la charrue, grimper sur les arbres, nie battre avec les autres. Regarde comme je suis fort. »

Il ôta sa peau de bête, sous laquelle une mauvaise chemise tombait en lambeaux, et fit jouer les muscles de ses bras, comme un homme. Puis, se tournant vers Jehan :

« Quel est ton nom?— Jehan des Huttes.— Moi, c'est Fleurie, parce que je suis né la

semaine de la Pâque. Si tu n'aimes pas te battre, comme moi, comment t'égaies-tu? »

Surpris par la question, Jehan sortit timidement son bois d'olivier que Fleurie regarda en faisant la moue.

« De l'olivier vieux? c'est un bois qui brûle bien à la cheminée. »

Déçu par cette remarque, Jehan devint soudain triste. Il n'eut plus envie d'expliquer la vraie raison

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de son départ, son rêve de devenir jongleur. Alors, il demanda :

« Et toi, que faisais-tu, tout seul sur ce plateau, avec ton chien?

— Je ne suis pas seul, regarde! » Etendant le bras, Fleurie montra, derrière la

roche ronde, de petites taches blanches. « Tu vois, je garde les moutons.

— La maison de ton père n'est donc pas loin?

— A une courte demi-lieue, au pied du plateau... Veux-tu y venir avec moi? »

Fleurie envoya son chien rassembler le troupeau, et ils partirent. Le petit berger marchait devant. Il avait presque la carrure d'un homme. Jehan peinait à le suivre. A mesure qu'ils approchaient de la cabane une sourde tristesse l'envahissait. Il pensait à sa maison à lui. Mère Robine, peut-être encore malade, l'avait attendu toute la nuit, et elle pleurait d'inquiétude. Ils arrivèrent comme le soir tombait.

« Là est notre cabane », dit Fleurie en montrant une masure plus pauvre encore que celle de la Roche-Versée.

Jehan resta sur le seuil, tandis que Fleurie appelait son père. C'était un homme plus grand et plus

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fort que père Eloi, si grand et si fort que Jehan en fut impressionné.

« Qui est ce garçon? gronda le père en regardant Fleurie. Où l'as-tu rencontré?

— Il avait faim.— Il aurait pu chercher pitance ailleurs. »

Fleurie baissa la tête. Mais une voix de femmes'écria : « Miséricorde! un si frêle enfant!

Voyez comme il est pâle! »La mère de Fleurie s'approcha.« D'où viens-tu?... où te rends-tu? demanda-t-

elle doucement.— Je viens de Montmaur, et je me rends dans

la plaine. »Elle releva son menton, examina son visage,

puis, se tournant vers son mari :« II n'a pas l'air d'un petit manant. Voyez ses

cheveux longs et fins comme soie, son teint clair. Il faut lui donner le gîte pour la nuit. »

L'homme grogna quelque chose qui devait être une approbation. C'était l'heure du souper. Une grande marmite, pendue dans la cheminée, répandait une bonne odeur. A la lueur du chaleil, Jehan aperçut quatre ou cinq gamins qui se chamaillaient. A peine à table, ils se mirent à manger avidement, plongeant leurs doigts au fond de l'écuelle

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pour tirer les haricots. Même Fleurie, le plus grand, avait d'aussi mauvaises manières et s'essuyait les mains à son surcot. La soupe finie, le père regarda Jehan droit dans les yeux :

« Tu n'as pas mauvaise figure, mais avec tous ces rôdeurs qui passent, ces temps-ci ! N'es-tu pas venu dans le voisinage pour voler?

— Sur la tête de mère Robine, je jure que je ne suis pas un voleur.

— Sur l'heure, vide les poches de ton surcot. » Jehan s'exécuta, posa sur la table le petit couteau de fer dont il avait lui-même taillé le manche et son cher bois d'olivier.

« Qu'est cela? demanda le manant en ricanant.— Une flûte avec laquelle je m'égayais, le

soir, à la Roche-Versée. »Curieux, les gamins s'étaient approchés. L'un

d'eux s'empara de la flûte. Jehan se précipita pour la reprendre. Aussitôt, pour soutenir son frère, Fleurie lui envoya une bourrade. Jehan essaya de riposter.

« Fleurie! s'écria la mère, redonne-lui son bien, sur-le-champ ! »

Fleurie obéit en maugréant, et Jehan sourit à la mère pour la remercier. Alors, elle demanda comment il en jouait.

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Jehan hésita. Etait-ce pour se moquer de lui? Il regarda son bois puis, lentement, le porta à ses lèvres. Intéressés, à présent, les enfants s'étaient tus. Même le père qui, la cruche à la main, s'était arrêté de boire pour écouter. Puis cessant de jouer, Jehan se mit à chanter.

Oh! le merveilleux enchantement!

« Mon père est un oiseau, Mo mère est une oiselle... »

En quelques instants, les visages de ces misérables manants se transformèrent.

« Par le grand saint Nicolas! s'écria la mère en joignant les mains, jamais je n'ai rien ouï de si plaisant! »

Le père, lui, ne dit rien, mais quand Jehan eut remis la flûte dans sa poche, il lui tendit la cruche.

« Tiens! bois... et cette nuit, tu auras le gîte en notre cabane. »

» Le souper fini, le père recouvrit de cendres les braises de la cheminée et désigna leurs lits aux enfants. Leurs lits! c'est-à-dire les sacs remplis de feuilles de maïs, étendus au fond de la cabane.

« Hâtons-nous, dit Fleurie, père Gilles va éteindre le chaleil. »

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Jehan s'étendit sans se dévêtir sur la couche. Mais aussitôt, un violent remue-ménage troubla l'obscurité : coups de pied, coups de poing. Les gamins se disputaient la place à côté de lui. Fleurie, le plus fort, rétablit le silence et s'étendit contre Jehan.

Quoique las, Jehan n'osait s'endormir. Ce petit Fleurie, trop brutal, l'inquiétait. Bientôt, dans la cabane redevenue silencieuse, il resta seul éveillé. Alors, toutes sortes de pensées l'assaillirent.

Jehan, lui disait une voix, demain tu reprendras le chemin de Montmaur pour embrasser mère Robine qui pleure, te croyant perdu. »

Mais, en même temps, une autre lui murmurait à l'oreille :

Demain, si tu rentres, père Eloi t'attellera encore à la charrue et il brûlera ton bois d'olivier. Il faut partir, Jehan, descendre vers la plaine où coule le grand Rhône, et, un jour, tu deviendras jongleur.

Le sommeil finit pourtant par l'envelopper dans son grand manteau d'oubli. Il se retourna sur sa paillasse, faisant craquer les feuilles de maïs, et s'endormit.

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CHAPITRE VI

Trois petites demoiselles blanches

IL FAISAIT grand-nuit encore quand un frôlement le réveilla. Une main tâtonnait, près de lui, comme si elle cherchait quelque chose. Il se dressa vivement et entrevit Fleurie qui, à genoux sur la paillasse, retirait prestement son bras.

« Oh! s'écria Jehan, que cherchais-tu dans ma poche?

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— N'aie crainte, je voulais seulement essayer de souffler dans ton bois d'olivier pour en tirer de la musique jolie.

— Cela ne s'apprend pas aussi vite. J'ai mis plus d'un mois avant de bien savoir.

— Plus d'un mois ! » soupira Fleurie.Les deux enfants se recouchèrent, mais au lieu

de retrouver le sommeil, ils continuèrent de parler.« J'aurais aimé que tu restes avec nous, dit

Fleurie. Où iras-tu, demain, quand l'aube sera venue?

— Là-bas, vers le grand Rhône. Je voudrais, un jour, devenir jongleur.

— Jongleur?... Qu'est-ce cela? »Jehan expliqua que les jongleurs allaient, de

château en château, jouer et chanter pour réjouir les seigneurs. Cela parut extraordinaire à Fleurie. Il n'imaginait pas qu'un petit manant pût faire autre chose que défoncer la terre pour faire mûrir le grain.

« Alors, tu vas partir seul, à travers bois et garigues? N'auras-tu pas peur?

— Je ne suis pas aussi fort que toi, Fleurie, mais je n'ai pas peur.

— C'est que de mauvaises gens rôdent dans le

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pays, en ce moment. On dit qu'ils dérobent tout ce qui leur tombe sous la main.

— Moi, je n'ai que mon bois d'olivier qui ne vaut pas un sol pour un larron. »

C'était curieux, Fleurie ne lui parlait plus de la même façon que la veille. Sa voix s'était adoucie. Quand le petit jour se montra, ils se levèrent tous deux les premiers. Lorsque le père Gilles apprit que Jehan allait partir seul, vers le grand Rhône, il eut pitié de cet enfant si frêle, et ordonna à sa femme de lui donner à manger pour la route.

« Si lu veux, dit Fleurie, je t'accompagnerai un bout de chemin. »

Ils s'en allèrent ensemble, mais au bout d'un moment, Fleurie s'arrêta.

« Celle nuit, Jehan, tu m'as bien dit que les jongleurs dressaient aussi des bêtes?

- Il est vrai, Fleurie, je l'ai dit.- Alors, viens par ici! »II l'entraîna vers une cabane en ruine, envahie

par les mauvaises herbes. Dans une encoignure, un tronc d'arbre coupé était recouvert d'une planche maintenue par un gros caillou. Fleurie souleva la pierre, enleva la planche avec précaution. Oh! surprise, le tronc était creux et, au fond, s'agitaient trois petites choses blanches.

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« Soyez sans crainte, mes mignonnes, dit Fleurie, c'est moi! »

Il fit, avec sa bouche, un son très fin. Les petites choses blanches s'arrêtèrent, la tête levée. Délicatement, il les prit dans sa main.

« Oh! des souris blanches, s'écria Jehan.— Je les ai trouvées dans la forêt. Elles

n'étaient guère plus grosses que des amandes et criaient famine. Je les ai nourries en cachette avec du lait de chèvre. A présent, elles sont grandes. Elles me connaissent. Ecoute! »

En effet, à son appel, les souris s'arrêtèrent de bouger dans sa main, et levèrent la tête. Jehan vit leurs minuscules yeux noirs, brillants comme du jais.

« Qu'elles sont jolies! » s'exclama-t-il.Une lueur de fierté passa dans les yeux de

Fleurie qui, malgré ses cheveux en broussaille et ses écorchures, eut un magnifique sourire.

« Je les gardais ici, expliqua-t-il, à cause de mes frères. Ils les prendraient et les tueraient peut-être... Je te les donne.

— Oh! s'écria Jehan.— Si, prends-les. Tu les mettras dans la poche

de ton surcot. Elles aiment la chaleur et ne s'en iront point.

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— Grand merci », dit Jehan en lui prenant la main. Cependant, aussitôt, il s'inquiéta :

« Mais comment faudra-t-il les nourrir?— Elles aiment les miettes de pain et les

petites graines des bois. Il leur en faut si peu! Regarde comme elles se plaisent déjà dans ta poche. »

Ils quittèrent la maison en ruine. Malgré sa joie de sentir les petites souris tressauter dans son surcot, Jehan fut tout à coup triste. Au moment de quitter son nouvel ami, son cœur se serrait. Il lui conta son chagrin de le perdre et de s'éloigner encore davantage de Montmaur.

Fleurie l'écouta attentivement en grattant le bout de son nez :

« Jehan, dit-il, de quel côté est ton village? Si tu veux, j'irai jusqu'à la cabane de ton père. Je parlerai à ta mère. Je lui dirai : « J'ai vu Jehan; « il ne lui est point arrivé malheur. Il est parti « vers le grand Rhône pour devenir jongleur. Il « reviendra à la saison nouvelle. »

- Oh! Fleurie, tu ferais cela?... pour l'amour de moi?

— Pour l'amour de toi. »Un sourire radieux illumina le visage de Jehan.

Les deux enfants se prirent longuement les mains,

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puis se séparèrent.La pensée qu'à la Roche-Versée mère Robine

saurait qu'il ne lui était rien arrivé et qu'il pensait à elle allégea le cœur de Jehan. Il partit d'un bon pas, toutes forces retrouvées. Avant que le soleil fût au sommet de sa course, il avait fait plus de deux lieues. Alors, il s'arrêta près d'une source pour regarder ses petites souris blanches. Ayant sorti son pain, il en émietta un morceau à terre. Les souris blanches se précipitèrent pour s'en nourrir. Il s'amusa à les voir trotter ça et là et revenir aussitôt à son appel. Il pensa que Fleurie ne lui avait pas dit leur nom et leur en

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revenir aussitôt à son appel. Il pensa que Fleurie ne lui avait pas dit leur nom et leur en chercha un.

« Toi, dit-il à la plus petite, tu seras Mignette; et toi, vive comme une hirondelle, je t'appellerai Vivette... Quant à toi, avec ton petit air de chercher partout, c'est Furette que je te nommerai. »

Pour les apprivoiser, il leur joua un air sur son bois d'olivier. Cela parut les amuser, car elles écoutèrent sagement, le museau en l'air. Ah! que la vie lui paraissait belle! Bientôt, il apercevrait le grand Rhône, bientôt, il rencontrerait des jongleurs; bientôt-Mais le temps passait, il devait se remettre en route. Vers la fin de la vesprée, il arriva en vue d'une épaisse forêt et pensa aux brigands dont avait parlé Fleurie. Il hésita à pénétrer dans cette forêt. Cependant, elle s'étendait si loin, qu'il perdrait beaucoup de temps à la contourner.

Il s'engagea donc sous le couvert des pins. Il lui restait encore deux bonnes heures de jour. A l'orée, il trouverait bien une cabane pour l'accueillir.

Mais, plus il avançait, moins il se sentait rassuré. Tout à coup, à gauche main, il crut entendre des bruits de pas. Il se blottit contre un arbre. A une centaine de toises, des ombres

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glissaient entre les pins. d'hommes vêtus de longues capes et coiffés de larges chapeaux enfoncés jusqu'aux oreilles.

« Curieux ! se dit-il, ce ne sont pas là des bûcherons! »

De peur d'être découvert, il se fit plus petit encore. Mais, les voix se rapprochaient. Bientôt, les ombres passèrent tout près de lui et s'arrêtèrent, à faible distance. Il les entendit parler.

« Où mène ce sentier? disait une voix.— Sommes-nous assez loin du château? »

s'inquiétait une autre.Dans la nuit tombante, Jehan les vit poser leurs

bissacs, puis se débarrasser de leurs capes. Stupeur! Ils étaient vêtus comme les chanteurs du château de Montmaur. Comme eux, ils portaient en bandoulière d'étranges instruments à faire musique.

« Des jongleurs! » pensa-t-il, le cœur battant.Sa frayeur se changea subitement en un

merveilleux espoir. Cette rencontre le transporta. Sans hésiter, il sortit de sa cachette et courut vers eux. Surpris, les cinq bouâmes sursautèrent, prêts à fuir, mais Jehan ne s'inquiéta pas de leurs mines effrayées,

« Compères, dit-il vivement, j'ai vu que vousportiez vielles et rebecs. Etes-vous des

jongleurs? » Les cinq hommes le regardèrent

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curieusement. « II est vrai, répondit l'un d'eux. Mais d'où sors-tu, petit maraud?

— Je traversais la forêt. Je me suis caché en entendant du bruit. J'ai quitté la maison de mon père pour devenir jongleur. Alors, quand je vous ai vus!...

— Toi, jongleur? »Les hommes ricanèrent, parlant entre eux dans

une langue soudain inconnue. Jehan resta interdit. Allaient-ils accepter de le prendre avec eux? Devait-il, pour les convaincre, montrer son habileté à souffler dans son bois d'olivier?

« Si vous voulez m'écouter, dit-il naïvement, je sais déjà jouer des airs jolis. »

Les compères parurent l'écouter. Mais, brutalement, l'un d'eux le saisit par le bras.

« Arrête, petit maraud, des jongleurs n'auraient que faire de cette musique. Passe ton chemin et ne cherche pas à nous suivre... sans quoi ! »

Prestement, les étrangers reprirent leurs bissacs et disparurent non sans s'être assurés que Jehan ne les suivait pas.

Une peine amère gonfla le cœur de l'enfant. Il regarda longtemps l'endroit par où son rêve venait

de s'envoler, puis se laissa glisser à terre et

sanglota.

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Quand il releva la tête, la nuit était venue. Comment continuer sa route? Il n'y voyait rien à cinq toises devant lui. Soudain, à ses pieds quelque chose brilla comme un ver luisant. Il se pencha pour le prendre dans sa main. Ce qu'il avait cru être une luciole était dur, froid comme le métal.

« Un anneau ! » s'écria-t-il.Il le tourna entre ses doigts. C'était bien un

anneau en effet, et les pierres qui l'ornaient, des brillants. Qui donc avait pu le perdre dans cette forêt? Les jongleurs qu'il venait de rencontrer? Non, les jongleurs ne sont jamais riches.

Il réfléchit, se demandant ce qu'il allait en faire. Demain, il irait le porter au plus proche château, car, seul, un seigneur pouvait posséder un si bel anneau.

Sa tristesse un moment distraite par cette trouvaille, emplit de nouveau son cœur. Il s'étendit sous les arbres et chercha le sommeil.

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CHAPITRE VII

Le dur seigneur d'Entraygues

« MESSIRE! Les hommes d'armes viennent de rentrer. Ils n'ont rien trouvé. - Ils avaient pourtant emmené les chiens. Ils auraient au moins dû reconnaître des traces de passage. Va me les quérir sur-le-champ! »

L'écuyer s'inclina devant le seigneur d'Entraygues et sortit. Quelques instants plus tard, il reparaissait avec quatre sergents en cotte de

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mailles légère, le couteau à la ceinture.« Est-il vrai que vos recherches sont restées

vaines? demanda le seigneur, l'air sévère.— Il est vrai, messire! Les chiens ont galopé

dans les garigues sans rien trouver. Ils ne sont pas habitués à pourchasser cette sorte de gibier. »

Le seigneur serra les poings, rouge de colère.« Pourtant, moi, Bruno de Gumiane, seigneur

d'Entraygues, je saurai mettre fin à ces brigandages. Qu'on fasse retentir la trompe. Je prendrai moi-même la tête d'une nouvelle expédition. »

II se mit à marcher de long en large, faisant sonner ses éperons sur les dalles. A l'appel de la trompe d'alarme, écuyers, pages, valets, sergents, se hâtèrent. En un clin d'œil, la grand-cour fut remplie du tumulte qui précédait les sorties de chasse ou de guerre.

« Si Dieu le veut! s'écria Bruno de Gumiane en mettant le pied à l'étrier, ce soir, seront pendus haut et court les brigands qui, sous le déguisement de jongleurs, se sont introduits dans nos murs... En avant! »

Et la troupe armée franchit le pont-levis.« Ciel! gémirent des paysans en la voyant

traverser les champs qu'ils labouraient, ils vont

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Ciel! gémirent des paysans, ils vont encore tout saccager!

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encore tout saccager! »Au bas de la colline, la troupe se divisa en petits

groupes qui foncèrent au galop, pour barrer les routes, tandis que les valets se répandaient dans les bois et les garigues. Les premiers qui découvriraient les fuyards devraient sonner deux fois de la trompe pour avertir le reste de la troupe.

Cependant, la matinée s'écoula. Il arrivait bien aux chiens d'aboyer, mais c'était sans doute quand ils débusquaient quelque vrai gibier. Au milieu de l'après-midi, les cavaliers envoyés en reconnaissance revinrent vers le seigneur.

« Messire, disaient-ils tous, nous n'avons rien aperçu, rien appris. Les brigands doivent se terrer comme des renards, à moins qu'ils ne soient déjà hors de votre domaine. »

Bruno de Gumiane ne répondit pas. Son écuyer lui fit remarquer qu'un cavalier n'était pas encore de retour et que, peut-être, celui-ci...

« Suffit! coupa le seigneur, rentrons. D nous retrouvera au château! »

Ce disant, il éperonna en donnant ordre de le suivre, mais au même moment, retentit un son de trompe.

« Messire! s'écria son écuyer, vous avez oui?...»

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Presque aussitôt, résonna un second coup, à moins d'une demi-lieue, sur la gauche main.

« En effet! c'est le signal », fit Bruno.Piquant des deux, il fit demi-tour et s'élança. En

quelques temps de galop, il fut sur les lieux. Le cavalier et les valets faisaient cercle autour de quelque chose qu'ils dérobaient ainsi à sa vue. Le seigneur sauta à terre. Les valets s'écartèrent. Bruno de Gumiane aperçut alors un misérable enfant, plus pâle que la mort, à qui deux archers étaient en train de lier les mains au dos.

« Es-t-ce pour ce petit maraud que vous m'avez appelé?

— Messire, il faisait partie de cette bande de Taux jongleurs. Voyez plutôt. »

Ce disant, le cavalier fouilla son gousset et en sortit quelque chose qu'il tendit au seigneur.

« Oh!... mon anneau serti de diamants!... Celui qui a disparu hier, après le passage des jongleurs.

— Messire, expliqua le cavalier, nous arrivions par ce chemin quand nous avons aperçu ce petit maraud qui s'enfuyait. Nous nous sommes approchés. Sans doute l'aurions-nous laissé poursuivre son chemin quand une souris blanche a montré sa tête, à la poche de son surcot.

— Une souris blanche?

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— Alors, je l'ai fait fouiller. Voici ce que nous avons trouvé : trois souris blanches, une flûte en bois d'olivier et l'anneau d'or. Ce petit maraud faisait partie de la bande, assurément.

— L'avez-vous questionné?— Pas encore, messire. Nous attendions votre

arrivée. »Le visage crispé de colère, Bruno de Gumiane

s'avança vers Jehan qui, terrorisé, son surcot déchiré par les coups reçus, baissait la tête. D'un geste brutal, Bruno lui releva le menton. L'enfant ne put soutenir le regard féroce posé sur lui.

« Ah! ricana le seigneur, ils t'ont abandonné pour fuir plus vite ! Tu vas nous dire, sur l'heure, le chemin qu'ils ont pris. Parle, petit larron.

— Messire, répondit une faible voix, je ne suis pas un larron. Jehan des Huttes est mon nom. Je viens du village de Montmaur.

- Montmaur?... à plus de six lieues d'ici? Que faisais-tu si loin de chez toi?

— Mon père est un pauvre manant. Ma mère est malade. Je voulais gagner quelques sols pour leur venir en aide.

- Et c'est pour cela que tu suivais cette bande?- Je n'ai suivi personne, messire.

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— Alors, cet anneau?... ces souris apprivoisées, cette flûte de bois?

- La flûte, c'est le bouffon du seigneur de Montmaur qui me l'a donnée. Les souris, je les tiens d'un petit camarade que j'ai rencontré.

— Et l'anneau?— Je l'ai trouvé à mes pieds, après le départ

des cinq musiciens que j'ai rencontrés dans le bois. Je ne savais pas d'où il venait. »

Impatienté, Bruno de Gumiane frappa le sol du talon.

« Foi de chevalier, cet enfant est aussi menteur que le dernier des marauds! Pourtant, il finira bien par avouer. »

Jehan baissa encore le front.« Sur la tête de ma mère, je jure que je ne suis

pas un voleur. J'ai quitté ma maison pour devenir un vrai jongleur.

— Suffit! coupa le seigneur. Indique-nous plutôt le chemin qu'ont suivi tes compères.

— Messire, ils sont partis de ce côté, mais je vous assure humblement que je n'étais pas avec eux.

— C'est bon, lança Bruno de Gumiane, qu'on l'attache sur la croupe d'un cheval et qu'on l'emmène. »

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En un tournemain, l'enfant fut ligoté sur une monture et, au galop, la troupe remonta au château.

« Qu'on l'enferme dans la tour du levant, ordonna Bruno. Nous verrons, plus tard, ce que nous en ferons. »

Jehan se retrouva dans une salle ronde, mal éclairée par deux meurtrières. Il se laissa tomber sur la paille et pleura.

Des heures passèrent, affreusement longues. Peu à peu, les deux rectangles clairs des meurtrières s'évanouirent. C'était le soir. Devrait-il attendre

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toute la nuit la décision du seigneur? Son cœur se serra. Devant ses yeux, passait l'image d'une potence, il croyait déjà sentir, à son cou, la froideur d'une corde de chanvre.

Heureusement, il avait conservé ses petites souris. Doucement, il les appela. Sortant de leur cachette, elles sautèrent sur sa manche, sur ses épaules et frottèrent leur museau contre son oreille. Puis, ayant flairé quelque bonne odeur, elles dégringolèrent à terre. Il les entendit grignoter. Du blé avait dû, naguère, être entassé dans cette tour.

« Au moins, soupira Jehan, elles ne mourront pas de faim! »

Mais, bientôt, des pas s'approchèrent. Les petites souris vinrent se réfugier dans sa poche. La porte de la tour s'ouvrit. A la lueur des torches, Jehan aperçut deux archers qui lui ordonnèrent de sortir. Devant eux, il traversa la grand-cour, passa sous de sombres voûtes et se trouva dans une salle éclairée par quatre flambeaux de cire. Bruno de Gumiane était assis, au fond, sur un siège à haut dossier, posé sur une sorte d'estrade.

« Qu'on l'amène par-devant moi », ordonna-t-il.

Puis, il ajouta :« La potence et la corde sont-elles prêtes?

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- Oui, messire, tout est prêt! »Jehan tressaillit mais ne laissa échapper aucune

larme. Et les questions recommencèrent. Comme la première fois, il jura qu'il n'était pas un larron. Messire d'Entraygues n'en continua pas moins de le harceler, répétant que s'il n'avait pas révélé, avant le couvre-feu, l'endroit où se cachaient ses compères, il serait pendu le soir même.

L'enfant se contenta de répondre qu'il ne savait rien. Cependant, devant sa pâleur mortelle, un jeune chevalier qui assistait à la scène osa prendre sa défense.

« Messire, cet enfant dit peut-être la vérité. Pour éviter la potence et la corde, il avouerait, s'il savait quelque chose.

- Qu'importé, rugit le dur seigneur, s'il est innocent, il paiera pour les autres. Il faut un exemple !

— Messire, repartit encore le chevalier, si vous mettez votre sentence à exécution, votre âme sera-t-elle en repos? Pourquoi ne pas attendre? N'avez-vous pas dépêché un homme d'armes auprès de votre voisin, le seigneur de Fourcinet? Celui-ci a certainement envoyé ses hommes à la poursuite des brigands. S'ils sont retrouvés, nous saurons alors si ce petit manant était en leur compagnie.

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Bruno de Gumiane ne répondit pas. Il considéra Jehan en secouant la tête puis, se tournant vers le chevalier :

Que le diable vous emporte, vous et vos scrupules! Puisqu'il en est ainsi, je donne cinq jours à cet enfant. Si dans cinq jours les larrons ne sont pas retrouvés, ma sentence sera mise à exécution. Gardes!., remmenez-moi ce petit maraud dans son cachot,

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CHAPITRE VIII

Une potence et une corde

TROIS jours et trois nuits ont passé sur le château du seigneur d'Entraygues. Chaque matin, CM voyant le petit jour entrer dans sa prison, Jehan «"est demandé avec angoisse :

« Les brigands ont-ils été retrouvés? Est-ce aujourd'hui qu'on me délivrera? » Trois jours et trois nuits dans la solitude d'un

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cachot! Son âme d'enfant se désespère. Chaque fois que des pas rôdent près de la tour, son cœur sursaute- Oh! si quelqu'un allait entrer!...

Ce soir-là, il regardait ses petites souris grignoter des grains de froment sur le plancher, quand la tache claire du jour, tombant d'une meurtrière, s'assombrit subitement. Quelqu'un le regardait du dehors. Une voix appela :

« Petit manant! n'aie pas peur, je ne te veux aucun mal! »

Cette voix était si douce qu'il leva les yeux, à demi rassuré. S'encadrant dans la meurtrière, un visage, dont il distinguait à peine les traits, lui souriait.

« Petit manant, approche ! »Tremblant, il se leva.« Qui m'appelle? demanda-t-il timidement.— Quelqu'un qui voudrait te sauver.— Les larrons ont été retrouvés?— Pas encore... Mais approche un peu plus

que je te voie. Tiens, prends la main que je te tends, c'est une main amie. »

II étendit le bras. Une fine main blanche caresse la sienne. Ce doux contact le mit en confiance. « Qui êtes-vous? demanda-t-il.

— La fille du seigneur d'Entraygues. »

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Son émotion fut telle qu'il se mit à trembler. « Oh! Ma damoiselle!

- Par mon cousin le chevalier de Montmartel, qui a pris ta défense, l'autre soir, j'ai su que tu étais dans cette tour. Je suis venue en cachette.

— Oh! noble damoiselle! vous ne croyez donc pas que je suis un larron?

- Si je le croyais, je ne me risquerais pas à braver la colère de mon père. »

Une lueur d'espoir s'alluma dans le cœur de l'enfant.

« Oui, reprit la jeune fille, je suis venue te dire de garder courage. Je reviendrai encore demain. En attendant, prends ceci, pour adoucir ta peine. »

Ce disant, elle lui tendit quelque chose, puis elle disparut.

Jehan crut avoir rêvé. Il demeura un long moment adossé au mur, avant d'oser ouvrir le paquet qu'elle lui avait remis. Il contenait un gâteau aux épices, si délicatement parfumé que les souris se précipitèrent hors de leur cachette.

La nuit qui suivit fut moins dure à Jehan, mais le lendemain fut interminable. La noble damoiselle viendrait-elle, comme elle avait promis? Lui apporterait-elle une bonne nouvelle?

Il l'attendit jusqu'au soir. Quand la nuit

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commença à semer des étoiles dans le champ du ciel, il sortit son bois d'olivier et essaya de jouer pour se distraire. Tout à coup, la voix de la veille appela :

« Jehan! c'est moi. »II se précipita, le cœur battant. La fille du

seigneur lui apportait encore, en cachette, des friandises, mais il trouva le son de sa voix plus triste.

« Noble damoiselle, murmura-t-il, je vous dois grand merci,... mais pourquoi n'êtes-vous pas gaie comme hier?

- C'est que, en effet, je ne le suis point. Pauvre Jehan! les brigands n'ont toujours pas été retrouvés. Demain, la dure sentence de mon père sera exécutée.

—- Ne lui avez-vous point répété que je n'étais pas coupable?

— Certes, je le lui ai dit... et mon cousin pareillement. Il ne veut rien entendre. Il est très dur, mon père. »

Jehan baissa la tête.« Demain! » répéta-t-il.Ce soir-là, quand la jeune fille eut disparu, il

s'étendit désespéré, sur sa paillasse, et caressa ses petites souris sans même leur parler.

Il passa une mauvaise nuit, pleine de

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cauchemars. Quand le froid petit jour se leva, il vit le ciel tout gris. De lourds corbeaux passaient en croassant. Un frisson le parcourut. Oh! père Eloi! Oh! mère Robine!

Vers le milieu de la journée, il eut une lueur d'espoir en entendant, dans la grand-cour, le piaffement de chevaux. C'était seulement les gens du château qui s'entraînaient pour un tournoi.

Enfin vint l'heure où, les autres soirs, on lui apportait à manger. Au lieu du valet habituel, deux archers se présentèrent, qui lui donnèrent l'ordre de sortir. Il se trouva dans la grand-cour, entouré d'hommes d'armes. Malgré le soir qui tombait, il reconnut messire d'Entraygues, mais ne découvrit point le chevalier qui l'avait défendu ni la noble damoiselle. C'était elle qu'il cherchait. Il l'aperçut, enfin, très pâle, qui n'osait s'approcher, et cet abandon lui fit mal.

« Heure pour heure, les cinq jours sont écoulés, déclara Bruno de Gumiane, et les larrons courent toujours. Qu'on traîne donc ce petit maraud au bord des fossés. »

Un frisson passa sur la foule. A la vue de cet enfant qu'on allait pendre, bien des yeux de femmes se mouillèrent, mais, personne n'osa élever la voix. Fier de son autorité, le seigneur se tourna

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vers les archers, leur fit signe d'emmener Jehan, et invita les curieux à venir se réjouir du spectacle. En passant, il demanda à sa fille : « Où est donc votre noble cousin?

— Père, répondit la jeune fille, embarrassée, je ne l'ai point vu.

— Ah! oui, ricana Bruno, il aurait voulu me voir gracier ce petit larron, et il préfère ne pas se montrer!

Le pont-levis franchi, on arriva au bord des fossés. Jehan sentit ses jambes fondre sous lui en

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apercevant le gibet se découpant, tout noir, sous les feux du couchant. Tout le monde se taisait, même les hommes d'armes à qui, d'ordinaire, pareil spectacle ne déplaisait point. Les dames, n'osant aller plus avant, mais ne voulant pas mécontenter le seigneur, détournaient la tête. Un lourd silence pesa sur l'assistance.

« Oh! mère Robine... Oh! père Eloi... Oh! mes petites souris blanches, qu'allez-vous devenir? »

L'archer poussa Jehan vers le gibet. Déjà, le bourreau saisissait la corde quand, du donjon, descendit le sourd appel de la trompe d'alarme. Toutes les têtes se levèrent.

« Que se passe-t-il? » demanda vivement le seigneur.

Quelques instants plus tard, accourait le guetteur, essoufflé d'avoir dégringolé les cent vingt-deux marches.

« Messire! une troupe est en vue, qui paraît se diriger de ce côté.

- Une troupe?... Est-elle nombreuse?- J'ai cru reconnaître plusieurs cavaliers?- Le seigneur de Beaucastel viendrait-il

de nouveau me chercher chicane? Que tout le monde rentre dans l'enceinte et qu'on relève le pont-levis! »

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En un clin d'œil, les fossés furent désertés. Jehan se retrouva dans la grand-cour, tandis que les gens d'armes montaient sur les remparts.

« Messire! s'écria tout à coup un écuyer, en accourant vers Bruno, ce n'est pas le seigneur de Beaucastel mais votre neveu, le chevalier de Mont-martel. Le guetteur a distingué son écu et son heaume. »

La nouvelle jeta plus de confusion encore. Jehan, adossé à un mur, entre deux sergents, se demandait ce qu'on allait faire de lui, quand quelqu'un murmura :

« Courage, Jehan! courage! »IL reconnut la douce voix de la noble

damoiselle, mais, le temps de lever les yeux, elle avait disparu.

Il faisait grand-nuit quand le chevalier de Mont-martel se présenta devant le pont-levis.

« Messire, dit-il en sautant à bas de sa monture, ma conscience de chevalier me commandait de faire l'impossible pour savoir si ce petit manant était vraiment coupable. Je vois que le rapide galop de mon cheval m'a permis d'arriver à temps.

— Qu'avez-vous donc fait? s'impatienta le seigneur.

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— Ce matin, j'ai pris ma meilleure monture pour aller voir le seigneur de Fourcinet à qui vous aviez dépêché un messager. Messire de Fourcinet m'assura qu'il avait envoyé des hommes d'armes à la recherche des brigands, mais qu'ils n'avaient rien trouvé. On soupçonnait cependant les larrons de s'être terrés dans la forêt des Ollières, si épaisse qu'on n'y peut pénétrer à cheval.

— Alors?— Je l'ai supplié de me donner

quelques hommes et des chiens... et j'ai été assez heureux pour mettre la main sur les brigands. Messire de Fourcinet m'a prêté deux sergents qui les amènent. A cette heure, ils ne doivent pas être loin. »

En effet, presque aussitôt, des fers de chevaux résonnèrent sous la voûte. Les curieux s'écartèrent. Deux hommes d'armes entrèrent de front. Entre eux, bras liés au dos, marchaient les faux jongleurs.

« Sus! Sus! A mort!... » hurla la foule.Enervé, messire d'Entraygues rétablit l'ordre.

Les cinq larrons furent alignés contre un mur pour être interrogés. Aucun doute, ils étaient coupables puisque sur eux avaient été retrouvés tous les bijoux volés, sauf l'anneau qu'ils avaient perdu en route.

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Alors, Jehan fut amené devant eux.« Connaissez-vous ce petit maraud? »

demanda Bruno.Les brigands lancèrent à l'enfant un regard

mauvais.« Nous ne le connaissons pas, déclarèrent-ils.

Il a voulu nous suivre dans la forêt,... c'est sans doute lui qui nous a dénoncés. Il mérite la corde! »

Un murmure de soulagement courut dans l'assistance. Le chevalier de Montmartel triomphait. Vexé, Bruno de Gumiane fronça les sourcils.

« C'est bien ! fit-il, qu'on relâche ce petit manant et que les cinq autres soient pendus sur l'heure. Gardes! Emmenez-les! »

Heureuse de voir pendre, cette fois, de vrais coupables, l'assistance se précipita hors du château, à la lumière des torches, en criant :

« Sus aux larrons! Sus aux larrons!... »Jehan ne pouvait croire à pareil miracle. Libre!

il était libre! Sa tête chavirait. Les curieux étant sortis pour assister à l'exécution, il se trouva seul dans la grand-cour pleine de nuit. Une terrible envie de fuir le saisit. Il traversa le pont-levis en courant. Il hésitait sur le sentier à prendre quand une voix appela :

« Jehan! Jehan!... »

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Il tressaillit.« Oh! noble damoiselle, c'est vous?— Je te cherchais partout,... où allais-tu?— Je ne sais, dit-il. Les étoiles me montreront

le chemin qui me mènera vers le Rhône.— Par cette nuit si noire?— J'ai souvent marché la nuit.— Tu ne veux pas rester ici?— Oh! noble damoiselle!... »Dans sa voix étouffée, se mêlaient l'effroi, le

respect et la reconnaissance.« Dehors, tu auras froid et faim, dit la jeune

fille. Est-ce le seigneur d'Entraygues que tu crains encore?

— Oh! oui, grandement!— Je te prendrai sous ma protection et lui

demanderai la permission de te garder. Le château est grand. Tu peux y vivre sans jamais le rencontrer. »

Jehan secoua la tête.« Noble damoiselle, il faut que je gagne de

bels et bons écus pour les rapporter à la maison de mon père.

— Je te remettrai une bourse bien garnie.- Oh! grand merci, noble damoiselle, mais au

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château, je n'apprendrai pas à chanter et à faire musique jolie. »

Tant de décision dans l'esprit d'un enfant qui, une heure plus tôt, allait être pendu, étonna la jeune fille.

« Jehan, dit-elle, si tu veux devenir jongleur, pourquoi n'attendrais-tu pas le passage d'une troupe qui te prendrait avec elle? Certaine année, des musiciens ont oublié une vielle, au château. Un de nos valets de fauconnerie s'en égaie parfois. Il pourrait, en attendant, te la prêter et t'apprendre les notes.

- Oh! est-il vrai? » s'écria Jehan en joignant les mains.

Plus que la peur, plus que la faim, ces paroles l'ébranlèrent. Il regarda la campagne enveloppée de nuit, puis, prenant la main que la jeune fille lui tendait, remonta vers le château...

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CHAPITRE IX

Le secret de la châtelaine

DEHORS, règne l'hiver. Dans la salle des gardes, valets et gens d'armes ont allumé un grand feu de bûches, et ils s'entassent devant l'âtre immense. « Place! place près du feu! » clament ceux qui arrivent. On se pousse, on crie. Mais, peu à peu, le brouhaha

s'apaise et les bavardages commencent. Chaque soir, il se trouve quelqu'un pour raconter

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une histoire d'écurie ou de cuisine, à moins qu'elle ne vienne du donjon.

En celte soirée, la nouvelle qui préoccupe toute la salle est plus qu'un menu fait. Ce matin, le seigneur a quitté le château avec son écuyer et des sergents- Or, aujourd'hui, est la Saint-Sylvain.

« Corbleu! s'indigne un valet, partir le jour de la fête de son enfant? Je vous le dis, compères, le seigneur a 3e cœur plus dur que les rocs du Ventoux. Il n'aime même pas sa propre fille. »

Et les langues vont leur train. Cependant, au bout d'un moment, la chaleur des flammes engourdissant les esprits, les conversations tombent. Une voix remarque alors :

« Jehan?... où est Jehan?— Foi de ribaud, dit un valet, je parie dix sols

qu'il est resté dans le grenier, avec Gauthier, le valet de fauconnerie.

— Allons le chercher! Il a peut-être inventé quelques tours nouveaux. »

C'est que, depuis trois mois qu'il est au château, Jehan n'a pas perdu son temps. Ce valet nommé Gauthier, dont lui avait parlé Sylvaine, est tout de suite devenu son ami. Et celui-ci lui a dit :

« Tu veux devenir jongleur? Prends ma vielle; mieux que moi tu sauras en tirer des airs jolis. »

Et il lui a expliqué :

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« Vois ses cordes, fines comme soie. Là, est la chanterelle; elle siffle plus joliment que les grillons par les soirs d'été. Celle-ci est la trompette, cette autre s'appelle la mouche. Les deux dernières ont nom le petit et le gros bourdon. Ecoute! ne dirait-on pas un frelon qui rôde aux oreilles? »

Puis, il a ajouté :« Pour être un vrai jongleur, il faut encore

savoir faire des tours d'adresse... et, si tu apprenais à lire, tu pourrais dire des poèmes.

— Est-ce difficile, compère Gauthier, d'apprendre à lire?

— Le chapelain pourrait t'aider. Il est savant comme un moine. »

Jehan avait suivi ces conseils. S'il ne savait pas encore très bien lire, c'est que le chapelain n'avait pas assez de temps pour s'occuper de lui.

Il était donc dans son grenier, avec son ami Gauthier, quand des appels retentirent.

« Ohé! Jehan!... »La porte s'ouvrit à grand fracas sur le gros rire

de deux valets.« Ecoute, Jehan, les autres années, le jour de la

Saint-Sylvain, il y avait grande liesse, au château, pour fêter la noble damoiselle. Alors, pour

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remplacer, veux-tu venir nous égayer avec tes souris et ta vielle?

— Je veux! » dit Jehan.Quand il pénétra dans la salle commune, une

tempête de rires et d'acclamations l'accueillit.« Place à Jehan des Huttes! place! »Deux valets apportèrent des tréteaux et l'y

juchèrent. Au vacarme succéda le silence. Jehan passa à son cou le cordon de sa vielle et commença par tirer quelques accords. L'une après l'autre, les trois petites souris blanches montrèrent leur museau, hors de la poche du surcot, puis sautèrent sur les planches où elles se rangèrent docilement côte à côte, dressées sur leurs pattes de derrière.

« Etes-vous prêtes, mes damoiselles? »Au grand ébahissement de l'assistance, elles

firent une révérence, comme les plus nobles dames. Alors, il tourna la manivelle de sa vielle, et la musique commença. Les trois souris pivotèrent, firent trois fois le tour de Jehan. La musique prenant de l'entrain, elles se mirent à trotter.

« Plus vite! dit Jehan, en accélérant le rythme, dansons, cabriolons! »

Et voilà les souris sautant, pirouettant, roulant sur les tréteaux. Ivres de joie, les assistants

se bousculaient pour mieux voir.

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« Ciel! clamaient les valets, ce Jehan est un magicien! »

Mais les souris savaient faire des choses plus savantes encore. La danse finie, il les fit tenir en équilibre sur un bâton; puis, grimpant le long de son surcot, elles se perchèrent sur la vielle et, de leurs petites pattes rosés, se mirent à gratter les cordes d'une façon cocasse.

« Encore ! encore ! »Trois fois, il fut obligé de recommencer. Mais,

tout à coup, les cris de joie se turent. Au fond de la salle, venait d'apparaître Sylvaine, la fille du seigneur.

« La damoiselle! » murmura l'assemblée avec respect,

Les valets ôtèrent précipitamment leurs bonnets, croyant qu'elle venait leur faire remontrance, à cause du tapage.

« Noble damoiselle, se risqua un homme d'armes, nous ne faisions point de mal» Nous nous ré jouissions seulement des tours de ce petit Jehan. N'est-il point permis?... le jour de votre fête?

- Il est vrai, je vous donne permission,... mais justement, je voudrais parler à Jehan. »

Jehan était descendu des tréteaux. La fille du seigneur posa la main sur son bras.

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« Voudrais-tu m'accompagner? »Le prenant par la main, elle retraversa la salle

commune, entre la double haie silencieuse des gens de son père. Ayant franchi la cour, ils grimpèrent les marches du donjon.

« Oh! noble damoiselle, où me conduisez-vous? »

Jamais Jehan n'était monté au donjon. Il se mit à trembler.

« N'aie crainte, dit la jeune fille. Ne sais-tu pas que le seigneur est parti guerroyer dans le Comtat?

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Aujourd'hui est ma fête. Le château est bien triste. Veux-tu nous réjouir de ta musique?

- Oh! oui », répondit Jehan soudain rassuré.Ils arrivèrent devant une lourde porte de chêne

sombre, ferrée de clous à grosses têtes. Au moment d'entrer, Sylvaine s'arrêta.

« Ecoute, Jehan, je dois, par avance, te dire quelque chose. Parmi les nobles dames que tu verras là, il s'en trouve une que tu n'as jamais

rencontrée, une vieille dame, tout de noir vêtue, assise dans un profond fauteuil. Elle ne fera

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sans doute pas attention à ce que tu joueras. N'y prends pas garde. Chante comme si elle n'était pas là. »

Alors, Jehan se trouva à l'entrée d'une salle éclairée par des flambeaux de cire. Un grand feu flambait dans l'âtref II y avait là cinq nobles dames et un petit enfant qui jouait sur un tabouret. Tous les visages lui sourirent... sauf celui de la vieille dame, qui resta penchée vers l'âtre.

Jamais le petit vielleur n'avait été aussi intimidé. Pour amuser l'enfant, il sortit ses souris blanches et les invita à danser. Son tour fini, on le pria de jouer.

« Oh! noble damoiselle, je ne suis pas un vrai jongleur.

— Si, joue, Jehan! »Il accorda sa vielle et commença. Sa voix

s'éleva, claire comme la plus claire fontaine. Debout, près de la cheminée, Sylvaine écoutait, ravie. Ainsi que les nobles dames, elle applaudit très fort. Seule, la vieille dame vêtue de noir ne bougea pas.

« Encore! » réclama Sylvaine.Il chercha ce qu'il savait de plus beau. Des vers

que lui avait appris Gauthier lui revinrent en mémoire.

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« Nobles dames et damoiselles, annonça-t-il en s'essayant à une révérence, voulez-vous entendre une chantefable?

- Nous voulons! » dit l'assistance avec empressement.

Il se recueillit quelques instants, s'avança d'un pas, et annonça d'une voix émue :

« La chantefable de Nicolette!... »Et il commença :« Ma douce amie aux blonds cheveux Je crois que Dieu la veut avoir Pour que la lumière du soir Par elle Soit plus belle. »Sa voix avait une pureté si merveilleuse, que le

ravissement se lut sur tous les visages. Mais tout à coup, un cri jaillit,... un cri venu du fauteuil de la vieille dame qui éclata en sanglots, comme en proie à une violente douleur. On se précipita autour du fauteuil.

« Mon Dieu! s'écria Sylvaine,... qu'avez-vous?»

Secouée de sanglots, la vieille dame ne répondait pas.

Une servante mandée en hâte apporta un flacon d'élixir qu'on lui fit boire.

Jehan était resté interdit. Sa musique était-elle la cause de ces larmes? Dans l'émoi général, on

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l'avait oublié, alors il recula sans bruit jusqu'à la porte et descendit en courant du donjon.

« Gauthier? appela-t-il en arrivant à son grenier.

— Oh! Jehan, que vient-il de se passer? »Il conta son aventure. Alors, Gauthier lui apprit

que la vieille dame n'était autre que la mère de Bruno de Gumiane, la grand-mère de Sylvaine. Elle ne sortait jamais. Il l'avait aperçue seulement une fois dans la cour du château. Elle ne parlait à personne.

Cette explication n'apaisa pas Jehan. Toute la nuit, il revit la scène. Le lendemain, dès l'éveil du château, il erra dans la cour, espérant apprendre quelque chose par les servantes du donjon. Rien. Une sourde angoisse le gagnait. Qu'allait dire le seigneur à son retour? Allait-il le faire pendre, tout de bon, cette fois?

Le surlendemain, il quittait son fenil, quand un archer se présenta. La noble damoiselle voulait le voir, sur l'heure, et il avait ordre de le conduire auprès d'elle.

« Oh! demanda Jehan en tremblant, que me veut-elle ?

— Elle était en grand émoi », fit simplement l'archer.

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La damoiselle attendait Jehan dans la pièce où il avait joué l'autre soir. Elle était seule. Sans mot dire, elle alluma un flambeau de cire, et il l'accompagna sur les marches d'un étroit escalier.

« Ici, est la chambre de mon aïeule, dit Sylvaine. Ta musique l'a profondément remuée. Elle veut te parler.

— A moi?— Sois sans crainte, elle n'est point

sévère comme mon père, son fils. Entre, parle-lui doucement. »

Sylvaine poussa le battant d'une porte et se retira. Jehan se trouva seul à l'entrée d'une petite salle aux murs nus. A la lueur des flammes rougeoyant dans la cheminée, il reconnut la châtelaine.

« Est-ce là le petit musicien que j'ai fait mander?... Approche-toi de la lumière des flammes, que je voie ton visage. »

Jehan vint se placer devant la cheminée. La châtelaine l'examina longuement.

« Oui, c'est bien lui », fit-elle, pour elle-même.Puis, d'ajouter :« J'ai demandé à Sylvaine d'éloigner valets et

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« Mais c'est toi qui le retrouveras, tu entends?... toi! »

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servantes. Veux-tu fermer la porte et t'assurer qu'il n'y a personne derrière cette tenture? »

Inquiet de toutes ces précautions, Jehan obéit.« Bien! dit la vieille dame. A présent, peux-tu

jurer que tu ne diras mot de ce que tu vas entendre?— Sur la tête de mère Robine, je jure de ne

rien dire.— Alors, prends ce tabouret, assieds-

toi et écoute. »Dès les premiers mots, sa voix douce mit Jehan

plus à l'aise.« Mon enfant, dit-elle gravement, c'est un

grand secret que je vais te confier. Tu sais sans doute que je ne quitte jamais le donjon.

— Il est vrai, noble dame, je l'ai ouï dire.— C'est que ma tristesse est grande

autant qu'ancienne. Il y a quarante années, naissait mon premier fils, un fils que je n'ai jamais vu,... un fils qu'on m'a enlevé, dès son berceau, en m'assurant, qu'à peine né, il venait de mourir... Mais moi, je sais bien qu'il n'est pas mort, mon fils bien-aimé! Mon cœur de mère me dit qu'il vit encore. Je sens qu'on me l'a caché pour une raison que mon orgueilleux époux, le grand-père de Sylvaine, a toujours gardée secrète et qu'il a emportée dans la

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tombe... Oui, mon enfant, je ne me suis jamais consolée de la disparition de ce fils..., mais c'est toi qui le retrouveras, tu entends?... toi!

— Moi?...— Oui, toi, je l'ai compris l'autre soir, à

l'instant même où tu as chanté la chanson de Nicolette. »

' Sa voix s'était peu à peu enflée, comme un ruisseau que gonflent les eaux. Il crut qu'elle perdait la raison tant son regard se tendait.

« Oui, reprit-elle encore, il y a bien des années de cela, mon chagrin ne faisant que croître avec le temps, je suis allée voir un devin. Il alluma un grand feu et en répandit les cendres sur une souche de chêne fraîchement coupé. Et alors, il a vu,... il a vu...

— Oh! qu'a-t-il vu, noble dame?— Il a vu que mon fils bien-aimé vivait

toujours et que celui qui le découvrirait serait un jongleur aux blonds cheveux qui jouerait sur sa vielle la chantefable de Nicolette.

— Oh!— Depuis, beaucoup d'hivers ont passé, bien

des jongleurs ont franchi le pont-levis,... un seul avait les cheveux plus blonds que les moissons, un seul a joué sur sa vielle la chanson de Nicolette... Ce jongleur, c'est toi. »

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L'émotion de Jehan était telle qu'il put à peine répondre.

« Noble dame, comment retrouver votre fils?... Je ne sais rien de lui.

- Pour t'aider, je puis te donner deux détails. C'est le troisième jour du mois de juin qu'il est né. Ensuite, il a, sur l'épaule droite, ainsi que je le tiens de la servante qui a emporté l'enfant, trois petites taches rousses, deux très rapprochées et la troisième, plus bas, à environ deux pouces.

— Trois petites taches rousses sur l'épaule, répéta Jehan.

— A présent, soupira la châtelaine, tu connais mon secret. Jure-moi que personne ne saura ce que je t'ai révélé.

— Sur la tête de mère Robine, je jure de me taire... et je jure aussi de faire tout ce qui sera en mon pouvoir pour retrouver votre fils bien-aimé.

— Cher enfant, répondit la châtelaine, je te remercie. »

Ce disant, elle l'attira contre elle et baisa ses blonds cheveux.

« Maintenant, va, dit-elle,... et que Dieu te protège! »

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CHAPITRE X

Au pays de la malefaim

«REGARDE ", Gauthier!... sur la paille, cette tache de soleil!

- Quoi? n'as-tu jamais vu le soleil faire des ronds par terre?

- Si,... seulement, depuis quatre mois que je suis au château, c'est la première fois qu'il entre dans le grenier. L'hiver est fini!

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— Pas encore, Jehan; à peine vient-on de passer la Chandeleur. Les oies sauvages n'ont pas remonté vers le nord... Mais je sais ce qui trotte dans ta tête. Tu voudrais partir, n'est-ce pas?

— Il est vrai, Gauthier. Il faut bien que je parte si je veux rencontrer des jongleurs, puisque, depuis le vol de ses bijoux, le seigneur ne les laisse plus entrer au château.

- Certes, la raison est bonne, mais je sais aussi que depuis certain soir où tu as été appelé au donjon, tu ne tiens plus en place. Ah! j'aimerais savoir ce qui s'est passé là-haut!

- Tu sais bien, Gauthier, que j'ai juré sur la tête de ma mère de ne jamais rien révéler. »

Il y eut un silence. Le visage de Jehan devint grave.

« Si je partais, Gauthier, me laisserais-tu emporter ta vielle?

- Corbleu ! Ne t'ai-je pas dit cent fois qu'elle était à toi? Emporte-la, et qu'elle te soit une douce compagne... Cependant crois-moi, Jehan, il est bien tôt pour partir. A la saison dernière, la récolte a été mauvaise. La Provence va encore connaître la malefaim. Tu risques de périr en route si personne ne te nourrit. »

Jehan était trop heureux pour écouter ces sages

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conseils. Devenir vite un vrai jongleur, retrouver le fils bien-aimé de la châtelaine, autant de raisons pour partir sans tarder.

Il essaya de patienter jusqu'à la pleine lune. Mais, un matin, Gauthier le vit arriver tout joyeux.

« Regarde! une primevère! Je l'ai trouvée près du pont-levis. C'est le printemps. »

Alors, le lendemain, à la prime aube, il quittait le château, sa vielle sur l'épaule, ses petites souris blanches dans la poche de son surcot.

Non, ces cinq mois passés chez le seigneur de Gumiane n'avaient pas été du temps perdu. Que de choses apprises! Il savait jouer de la vielle. Il savait presque lire. Il savait faire une révérence devant une noble dame. Ah! que Grégoire serait fier de lui s'il revoyait le petit Jehan!

Pour la route, il n'était pas en grand souci. Gauthier avait rempli son bissac, et la noble damoiselle avait glissé dans la poche de son surcot une bourse bien garnie.

Cependant, à fouler les aires lisses du château, ses pieds étaient devenus sensibles. Au bout de deux lieues, ils étaient déjà écorchés. Bah! il s'arrêterait plus tôt, et ses pieds se reposeraient. Le soir venu, il trouva un bois de chênes verts où iJ

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ferait bon passer la nuit, sa première nuit sous les étoiles, depuis bien longtemps.

Hélas! si cette première nuit sous le ciel lui parut délicieuse, il n'allait pas tarder à déchanter. Le troisième soir, depuis son départ d'Entraygues, le temps s'étant brusquement refroidi, il frappait à la porte d'une pauvre cabane quand une voix rude lui répondit :

« Passe ton chemin, petit manant. Mon toit n'est pas fait pour les rôdeurs.

— Compère, je ne suis pas un rôdeur. J'ai froid. Mon bissac est vide.

— Crois-tu que je vais enlever le pain de la bouche de mes enfants pour te le donner?

— Je ne refuse pas de payer. » Un étrange rire secoua le vilain.

« Et que ferais-je de tes sols, quand je n'aurai plus un grain dans mon coffre? Passe ton chemin, petit manant. »

C'était bien la première fois qu'un vilain refusait de l'argent. Pourquoi cette méfiance?

Vaguement inquiet, Jehan continua jusqu'à la prochaine « villette », ainsi qu'on appelait, à cette époque, un petit hameau. La première cabane qu'il rencontra était habitée par une vieille femme en guenilles, à qui il demanda de passer la nuit sous

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son toit. Pour toute réponse, la vieille se mit à gesticuler et à pousser des cris inarticulés. Jehan comprit qu'elle était sourde-muette; alors, il s'exprima par gestes. La vieille lui fit savoir qu'elle acceptait de l'abriter, mais quant à lui donner à manger!

Jehan sentit son cœur se serrer. Las d'avoir tant marché, il entra. La cabane était misérable, faite de murs en terre battue à demi écroulés qui laissaient passer le vent. Affamé, il montra une marmite, puis son estomac. La vieille souleva le couvercle de la marmite et fit voir qu'elle était vide.

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Pour la décider à lui donner à manger, il fit sonner quelques sols dans sa main. A la vue des piécettes, le regard de la pauvresse s'alluma. Elle les prit dans ses doigts décharnés et les soupesa avec volupté. La vue de ces sols bien frappés l'éblouissait. A grand renfort de gestes, elle lui expliqua qu'elle consentirait à lui donner à manger, mais à condition qu'il sorte un moment.

Il obéit. Une fois dehors, il vit, par une crevasse du mur, la vieille femme qui déplaçait un coffre de bois, enlevait une pierre plate et plongeait la main dans un trou creusé dans le sol de la cabane. Cette fois Jehan comprit. Si les gens cachaient ainsi leur nourriture, c'est que le pays était en proie à la famine. Quand l'enfant rentra dans la masure, la vieille lui tendit un morceau de pain bis, à peine plus gros que le poing. Sans mot dire, il paya les quinze sols qu'elle réclamait, bien que ce fût dix fois la valeur du pain. Il s'assit sur une bancelle et mangea avidement, prenant soin de recueillir les miettes pour ses souris. Après quoi, il se coucha dans un coin de la cabane en se repliant sur lui-même pour avoir plus chaud.

Le lendemain matin, il repartit, inquiet. Ah! qu'elle était loin, sa belle joie des premiers jours. La malefaim! A chaque instant ce mot terrible revenait sur ses lèvres.

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A Montmaur, il en avait entendu parler, mais ne l'avait jamais connue. Si les manants n'avaient plus rien pour eux, qu'allait-il devenir, lui? Son inquiétude se changea bientôt en angoisse quand, au bord du chemin, il vit des femmes couper de jeunes pousses d'herbe et les manger, toutes crues, comme des chèvres.

Pourtant, ce jour-là encore, il eut la chance de trouver un manant qui voulut bien lui donner un morceau de pain bis contre tous les sols qui lui restaient. Ainsi, il put continuer sa route. Mais plus il allait, plus il rencontrait de mendiants. Des femmes, apercevant sa besace, se précipitaient pour lui demander à manger. A une croisée de routes, trois enfants, à peine plus âgés que lui, l'entourèrent, menaçants, et voulurent le fouiller. Il eut bien du mal à se débarrasser d'eux.

Tout le reste de la journée il fit de longs détours, chaque fois qu'il apercevait quelqu'un. La tombée de la nuit le surprit comme il arrivait en vue d'un hameau. Une dernière fois, il tenta sa chance, mais il n'avait plus d'argent et ne trouva que des portes closes. Les manants qu'il croisait avaient de si méchantes mines qu'il n'osait s'approcher d'eux.

Il s'en alla plus loin. La nuit l'entourait, sombre comme un antre de renard. Il se laissa tomber par

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terre. Une fois, déjà, il avait cru mourir d'épuisement. Fleurie l'avait secouru. Mais à cette époque, le pays ne connaissait pas la malefaim. Il n'y aurait plus de Fleurie. Tremblant de froid, il se coucha dans un creux de terre et s'endormit.

Quand il s'éveilla, le soleil venait de se lever. La nuit lui avait donné un semblant de forces. Il fit encore une demi-lieue à travers un pays brûlé par les gels de l'hiver. Puis, tout à coup, ses yeux se brouillèrent, il s'abattit sur le sol et s'évanouit.

Combien de temps resta-t-il ainsi? En revenant à lui, son premier geste fut de porter la main au creux de son estomac. Oh ! la faim, la terrible faim qui vous ronge les entrailles! Rien autour de lui à ramasser pour se donner l'illusion de manger. Dans sa poche, les souris blanches s'agitaient, affamées elles aussi. Il les fit sortir et les caressa. Allaient-elles mourir comme lui? La soif aussi le tenaillait. Sa gorge se desséchait. Au bout de la garigue, il aperçut un bosquet, près d'une cabane écroulée. Il se traîna jusque-là, espérant trouver de l'eau.

Il y avait bien un puits, en effet, mais plus qu'à moitié comblé. Désespéré, il détacha, avec son couteau, des lambeaux d'écorce et les mâcha. Mais, bien vite, le goût amer de la jeune sève l'écœura.

Tristement, il regarda les pierres disjointes de la cabane. Là, autrefois, s'élevait une maison

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comme la sienne. Là, on avait mangé de la soupe chaude.

Tout à coup, la poche de son surcot s'agita. Mourant de faim, les souris blanches se battaient. Pauvres petites! Il les déposa à terre. Saisies par le froid du dehors, elles restèrent d'abord immobiles. Puis elles se mirent à trottiner, flairant une herbe, grignotant un brin d'écorce, sans insister, car les souris blanches sont délicates, même quand elles ont faim.

Elles couraient à présent en tous sens, comme des fourmis dont on vient d'écraser le nid. Et brusquement Furette tomba en arrêt devant une grosse pierre, autour de laquelle elle se mit à gratter avec toute la vigueur de ses petites pattes. Poussant des cris, elle appela ses sœurs à l'aide.

Cela parut étrange à Jehan. Il ne les quitta plus des yeux. Cependant la mince couche de terre enlevée, les souris se heurtèrent à une autre pierre sur laquelle elles s'acharnèrent, des griffes et des dents. Un souvenir revint brusquement à Jehan, celui de la vieille femme déterrant ses provisions. Si c'était!...

Rassemblant ses forces, il déplaça la dalle que le temps avait presque scellée. Enfin, il parvint à

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la retirer et à enlever l'autre, dessous. Miracle! A ses pieds s'ouvrait une ancienne cachette, faite de cailloux si bien ajustés que l'eau n'avait pu y pénétrer. Plongeant la main, il en retira un sac de toile grossière et quelque chose enveloppé dans un parchemin. Les doigts tremblants, il dénoua le sac. Il renfermait des pois jaunes et racornis, vieux de plusieurs années. Quant au parchemin, devant l'acharnement des souris pour le déchiqueter, il comprit qu'il renfermait du lard. Les coquines

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avaient su le flairer, bien qu'il fût tout desséché.

Devant ces richesses, Jehan resta bouche bée. Gentilles souris qui l'avaient sauvé! Il leur coupa vite un bout de lard rance et en déchiqueta lui-même un morceau. Puis il examina les pois, durs comme de la pierre. Impossible de les manger crus. Alors, se traînant vers le puits éboulé, il réussit, en dégageant les pierres, à trouver un peu d'eau jaune et sale. Il commença par se désaltérer.

Réconforté, il fouilla les ruines de la cabane et découvrit un vieux fond de marmite dans lequel il mit une poignée de pois à tremper. Combien de temps mettraient-ils à se ramollir? Il eut l'idée de faire du feu. Il rassembla quelques brindilles de paille, les frotta très vite entre ses doigts pour les échauffer, et fit jaillir une étincelle entre deux petits silex qu'il avait dans son bissac.

Bientôt, les pois commencèrent à cuire dans la marmite. Tout en se chauffant, Jehan pensa aux malheureux qui, à cette heure, mouraient de faim. Il avait presque honte de toute cette richesse, pour lui seul.

Il était là, accroupi devant son feu, à regarder ses pois gonfler quand les souris, ayant entendu du bruit, vinrent se réfugier dans la poche de son surcot.

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Il se retourna et vit une femme, un enfant à la main, un autre sur les bras, tous trois pâles, maigres, effrayants.

« Pour l'amour de Dieu, implora la femme, donne-nous un peu de ta nourriture, nous mourons de faim. Vois mes petits comme ils sont maigres! Mon mari est mort, à la saison dernière, avant la récolte. Je n'ai plus rien. Pour l'amour de Dieu, aie pitié de moi! »

Elle tendait une main longue, décharnée, qui impressionna Jehan. Sans mot dire, il prit le sac de pois, en retira une poignée qu'il mit dans sa besace et tendit le reste à la femme. Puis, il partagea le lard et lui donna le plus gros morceau.

Sa générosité était si grande que la pauvre femme n'en crut pas ses yeux.

« Tout cela, pour moi?... tu nie le donnes? »De ses yeux égarés, jaillirent des larmes. Elle

se mit à crier de joie, presque à hurler. Tombant à genoux devant Jehan, elle baisa frénétiquement le bas de son surcot en criant : « Noël ! Noël ! » ce qui était, en ce temps-là, le cri d'allégresse des pauvres gens. Puis, elle se releva et s'enfuit comme une voleuse.

Hélas! Jehan était loin de se douter des conséquences de sa générosité. Il commençait à manger

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ses pois coriaces quand des voix retentirent derrière lui. Deux manants accouraient. Leur allure lui parut si étrange qu'il eut un pressentiment. Il ramassa prestement son bissac pour se sauver. Trop tard! Les manants lui barrèrent le passage.

« Maraud! s'écria l'un d'eux, où caches-tu ta nourriture?

-— Je n'ai rien, hormis ce que vous voyez!— Tu mens!... tu as d'abondantes provisions,

sans quoi tu n'aurais pas donné tant de lard et de pois à la femme que nous avons rencontrée.

- Justement, elle avait si pauvre mine que je n'ai rien gardé par-devers moi

- En temps de malefaim, on ne se montre pas si généreux. Allons, vite ta cachette. »

II montra le trou découvert. Les deux vilains s'y précipitèrent.

« Maraud! il est vide,... tu as une autre cachette! »

Leurs yeux brillaient. De colère, ils serrèrent les poings. Jehan tenta d'expliquer qu'il avait découvert cette cachette, par hasard, en passant. Les manants ne le crurent point. Ils se saisirent de lui et lui tordirent les poignets pour le faire avouer. Jehan se débattit si bien qu'il réussit à leur échapper, mais deux pas plus loin, il trébucha, et les

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deux hommes le rattrapèrent. Fous de rage, ils se mirent à le frapper.

Plus Jehan se débattait, plus ils frappaient. Soudain, affolées, les petites souris jaillirent de la poche de son surcot. Surpris, les deux brutes lâchèrent Jehan. Mais l'un d'eux s'écria :

« II a des souris blanches! c'est peut-être un sorcier!

- Oui, un sorcier, répéta l'autre. C'est la faute des sorciers si le froment n'a pas poussé, l'été dernier. Il faut le tuer.

- Il faut le tuer », approuva l'autre.Alors, de toutes ses forces, Jehan se mit à

crier : « Assistance! Assistance!... » Mais aucune maison n'était proche, et il se vit perdu.

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CHAPITRE XI

Un fantôme en housse grise

QUAND il rouvrit les yeux, Jehan éprouva d'abord la chaleur d'un rayon de soleil sur sa main. Il se vit étendu sur la paille, dans une hutte de branchages. De quel affreux cauchemar sortait-il? Les yeux encore pleins d'horreur, il s'étonna de ne plus voir les deux manants se ruant sur lui. Non, il était seul, avec le vent qui sifflait à travers la hutte.

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Sa tête, encore lourde, n'arrivait pas à comprendre ce qui s'était passé. Il tenta de se lever. Ses membres, raides, douloureux, semblaient brisés. Il passa les doigts sur ses lèvres, sur sa joue. Le sang ne coulait plus. Il lui sembla même qu'une, main invisible lui avait lavé le visage. A grand-peine, il se souleva, sur les coudes. A côté de lui, était posé un morceau de pain. Il se frotta les yeux, croyant rêver. Hésitant, il tendit le bras. C'était bien du pain. Goulûment, il y planta les dents. Oh! manger! apaiser le cruel tiraillement de la faim au creux du ventre! C'était comme du sang neuf qui coulait dans ses veines, la vie qui revenait.

Il achevait la dernière bouchée quand des pas, au-dehors, le firent tressaillir.

« Les manants!... Ils reviennent! »Une sueur froide perla à son front. Il ferma les

yeux et serra les bras sur sa poitrine; Cependant, après s'être rapprochés, les pas s'arrêtèrent. Il releva la tête.

« Oh!...»Devant la porte, à quelques toises, un fantôme

en housse grise, avec deux grands trous noirs à la place des yeux et portant, cousu sur sa poitrine, un cœur d'étoffe rouge sang, le regardait. Il voulut appeler, hurler; sa voix s'étrangla.

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« N'aie crainte, petit manant, je ne te veux point de mal! C'est moi qui t'ai porté ici, qui ai lavé ton visage et déposé près de toi un morceau de pain. »

La voix était calme, grave, pas du tout effrayante. Jehan demanda en tremblant :

« De grâce, qui êtes-vous? »Le fantôme ne bougea pas. De sa main, gantée

de noir, il désigna son étrange vêtement.« Ne reconnais-tu pas cette housse grise?... et

la rouge marque cousue sur ma poitrine?— Qui êtes-vous? répéta Jehan.- Ne sais-tu pas pourquoi une capuche

recouvre mon visage? N'as-tu jamais ouï ce bruit qui fait fuir les hommes ? »

De sa main gantée, le fantôme agita une crécelle.

« Un ladre! s'écria Jehan, vous êtes un ladre!— Oui, un ladre, un lépreux », répondit

gravement le fantôme.Jamais, Jehan n'avait vu de lépreux, mais Eloi

des Huttes, son père, avait souvent parlé du mauvais mal qui mange le visage, ronge les os, fait tomber la chair morceau par morceau, de ce mal qui se passe, d'un être à l'autre, rien qu'en touchant le malade, rien qu'en respirant son haleine.

Pourtant, sa peur fut moins grande qu'il aurait

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cru. Ce fantôme gris, dont il ne voyait pas le visage, pas même les mains, avait la voix de tous les hommes.

« Oui, dit le fantôme, je n'aurais pas dû te toucher. Mais ta vie était en danger. Fallait-il te laisser mourir sous les coups? D'ailleurs, à nul moment, ma peau n'a touché la tienne. Quand je t'ai porté sur mes bras, mon capuchon était baissé et j'ai détourné la tête pour que mon haleine n'effleure pas ton visage. Ce pain, c'est au bout d'une baguette que je te l'ai apporté. »

A mesure que le lépreux parlait, les craintes de Jehan se dissipaient. Il fit un effort pour se lever. Le lépreux arrêta son geste.

« Ne t'approche pas! Un ladre doit rester à l'écart. Si quelque chose te fait besoin, dis-le-moi.

- J'ai encore faim, avoua Jehan,... et soif aussi.— J'irai chercher ce que tu demandes. Peux-tu

faire quelques pas?— Je vais essayer.— Alors, je déposerai un morceau de pain et

un pichet d'eau à la porte de la hutte. »Ayant dit, le fantôme en housse grise s'en fut

en agitant sa cliquette.Bouleversé, Jehan était resté à genoux sur sa

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paille. Après son terrible cauchemar, il éprouvait un étrange soulagement. Il frotta ses membres douloureux et, s'agrippant aux branchages de la hutte, parvint à se tenir debout. Il s'avança jusqu'à la porte. L'air du dehors lui rafraîchit le visage.

Bientôt, le lépreux fut de retour. Une de ses mains gantées tenait un pichet, l'autre une baguette où était piqué un gros morceau de pain bis. A quelques toises de la hutte, il s'arrêta et déposa la nourriture.

« Oh! grand merci! s'écria l'enfant.

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— Si tu as encore soif, j'irai te quérir un autre pichet, mais, si tu en as la force, il vaudrait mieux aller toi-même à la source, à moins d'un quart de lieue d'ici, au pied de cette colline. »

A présent, la joie et l'émotion de Jehan étaient plus fortes que la faim.

« Comment m'avez-vous sauvé? demanda-t-il.— Je ramassais du bois mort quand j'ai

entendu crier. J'ai cru que deux vilains se battaient. J'accourus. Au bruit de ma crécelle, ils s'enfuirent et je te vis, gisant à terre. Tu étais si pâle que je te crus mort. J'allais m'éloigner quand trois petites souris blanches, sortant d'un trou, vinrent se réfugier dans la poche de ton surcot. Autrefois, j'ai eu des souris blanches. J'ai voulu recueillir celles-ci. En me penchant, je vis se soulever ta poitrine. Tu étais si mal en point que je t'ai transporté dans cette hutte en prenant garde de toucher à ta peau. »

Le lépreux avait parlé de loin. Il paraissait très ému. Sans voir le visage de l'homme, Jehan se sentait attiré par le son de sa voix, comme il l'avait été par celle de Grégoire. Il voulut le remercier, mais sa voix tremblait, tant était encore grande sa fatigue.

« Recouche-toi, lui conseilla le lépreux. Je reviendrai ce soir. Tu partageras avec moi les

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charités du seigneur d'Estellet qui me protège, même en temps de malefaim. Dis-moi ton nom.

— Je m'appelle Jehan des Huttes!— Le mien est Loys. »II fit un signe de la main et disparut.Resté seul, Jehan se recoucha dans un coin de

la hutte et acheva sa nourriture. Ensuite il appela ses souris blanches. L'une d'elles avait eu la patte cassée. Il pensa que le lépreux avait songé à les recueillir quand il l'avait cru mort. Oh! qui était donc ce ladre, pour aimer comme lui les souris blanches? Le soir, il attendit son retour avec grande impatience. Quand le soleil passa derrière les collines, il le vit arriver portant encore quelque chose piqué à une baguette.

« Je te souhaite le bon soir, Jehan. Voici une rave que j'ai fait cuire longtemps; le feu aura détruit le mal, au cas où je l'y aurais mis. Comment as-tu passé cette journée?

— Je vous attendais », dit Jehan, qui s'était levé. Puis, il demanda :

« Quand vous m'avez découvert, entre les mains des manants, n'auriez-vous pas vu une vielle?

— Une vielle?- Je l'avais déposée près de moi, pendant que je

faisais du feu.

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— Je n'ai rien vu,... mais que faisais-tu d'une vielle?

- Je m'en égayais. Au château du seigneur d'Entraygues, j'ai appris à en jouer.

— Et où allais-tu, avec cette vielle?— Vers le grand Rhône, dans la vallée. Je

voudrais devenir jongleur.— Oh! jongleur?... »La voix du lépreux marquait une si grande

surprise que Jehan resta interdit.« Est-ce mal, d'aimer la musique jolie?— Non, Jehan, au contraire,... mais qui t'a

ainsi donné ce goût?— Un homme qui faisait danser des écureuils

en soufflant dans un bois d'olivier. Il avait nom Grégoire.

— Grégoire?— Je l'avais rencontré, un soir, dans un bois. Il

n'était point beau, mais nous sommes tout de suite devenus amis. Un jour, il m'a fait entrer au château pour me faire entendre des joueurs de rebec et de vielle. Là, j'ai su que je deviendrais jongleur. »

Bien qu'il ne vît pas son visage, Jehan comprit que le lépreux l'écoutait avec la plus grande attention.

« Grégoire? répéta-t-il. Tu as bien dit Grégoire?

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— Ce nom vous paraît-il étrange?— Dis-moi, Jehan, n'était-il pas petit et

laid, avec une bosse dans le dos?— Vous le connaissez?- Foi de pauvre ladre! je l'ai connu, autrefois.

Comme toi, il voulait devenir jongleur. Hélas! il était si contrefait! »

Jehan était heureux d'entendre parler du bouffon; du coup, le lépreux devenait aussi son ami. Alors, il demanda :

« Vous, Loys, qui êtes-vous? Levez votre capuchon, j'aimerais voir votre visage.

— Pauvre enfant ! Mon nez est rongé comme par des vers. Le mauvais mal ravage mon front et mes joues. Mieux vaut ne pas découvrir aussi misérable figure. »

Jehan comprit qu'il l'avait peiné. Il n'insista pas. Tandis qu'ils parlaient, la nuit était tombée.

« Il faut que je regagne ma cabane, dit le lépreux. Mes yeux aussi commencent à être malades. Je ne vois plus rien à trente toises. Je reviendrai demain. Si tu peux marcher, je te ferai voir ma cabane... et peut-être auras-tu une surprise. A te revoir, petit jongleur! Bonne nuit! »

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Jehan le regarda s'éloigner et s'étendit de nouveau sur la paille. Qui donc était ce lépreux à la belle voix grave, et qui avait connu Grégoire? Etait-il jeune encore? Quelle surprise lui réservait-il? Pourquoi recevait-il du seigneur abondante nourriture alors que la malefaim régnait sur le pays?

L'enfant mit longtemps à s'endormir. Le lendemain, il s'éveilla tôt. Sa blessure au visage allait mieux. Ses forces revenaient. En attendant Loys, il s'amusa avec ses petites souris et caressa Vivette qui, avec sa patte cassée, semblait triste de ne pouvoir trotter comme les autres. Puis, il pensa

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à sa vielle. Le premier jour, trop malade, il s'était à peine aperçu de sa perte. A présent, c'était comme si une partie du corps lui manquait. Il regarda ses doigts, cherchant, dans le vide, des cordes invisibles. Ah! qu'il allait être malheureux!

Mais, le bruit de la cliquette lui fit lever la tête. Le lépreux était devant lui, immobile en sa grande housse. Soudain, les yeux de l'enfant s'agrandirent : les mains gantées de Loys tenaient une vielle.

« Ma vielle?... vous l'avez retrouvée?— Ce n'est pas ta vielle, Jehan. »Sans réfléchir, l'enfant fit un pas en avant pour

la voir de près. Loys recula.« Ne t'avance pas. Tu peux me croire, ce n'est

pas ta vielle.— Mais alors, Loys?— Ecoute plutôt. »Le lépreux s'adossa à un arbre, accorda son

instrument et se mit à jouer.« Oh!... »Jamais, non jamais, même au château de

Montmaur, Jehan n'avait ouï plus belle musique. Dès les premières notes, il fut transporté. L'oreille tendue, les mains serrées contre sa poitrine, il écoutait,

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la respiration suspendue. Le chant de la vielle lui arrachait des larmes. Oh! c'était ainsi qu'il avait toujours rêvé de jouer.

« Loys! s'écria-t-il en élevant les mains vers lui, qui êtes-vous donc pour jouer de si douce façon?... Vous êtes un jongleur!

— Oui, ladre je suis, jongleur j'étais, répondit le lépreux. Jadis, j'ai chanté dans tous les châteaux de Provence. Les seigneurs m'accueillaient à leur table et bien des nobles dames ont versé des larmes en m'écoutant. J'ai été acclamé à la cour du roi... J'étais Loys de Carqueiranne. Oui, Jehan, jongleur j'étais,... pauvre ladre je suis à présent.

— Oh! s'écria Jehan bouleversé, était-ce cela votre surprise?

— Pas cela seulement. Puisque tu peux marcher, accompagne-moi jusqu'à ma cabane. »

L'un derrière l'autre, le lépreux à vingt pas devant, ils s'en allèrent. L'air était chaud. Un franc soleil glissait sous les chênes. Après ses terribles épreuves, Jehan se sentait revivre. Ils descendirent au fond d'un val, traversèrent un petit bois d'oliviers.

« Là est ma cabane, dit Loys, mais ce n'est pas elle que je voulais te montrer. Regarde, à droite main. »

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A quelques toises, il désigna un étrange échafaudage fait de branches plantées en terre et se rejoignant au sommet. De ce sommet pendait quelque chose qu'à distance Jehan distingua mal.

« Qu'est cela, Loys? »Mais, presque aussitôt, il s'écria :« Oh!... une autre vielle!— Oui, Jehan, une autre vielle... mais plus

belle. Elle est en bois précieux de l'Orient. Vois son manche serti de pierreries et d'or. C'est sur cette vielle que j'ai joué devant le roi.

— Devant le roi! répéta-Jehan émerveillé.— N'aie crainte, tu peux la toucher. Afin que la

fumée détruise le méchant mal laissé par mes mains, j'ai entretenu, toute la nuit, sous cet échafaudage, un feu de lavande, d'origan et de sauge. Prends-la... Elle est à toi.

— A moi? répéta Jehan incrédule, à moi? »Il hésitait. Cette vielle était trop belle.

Timidement, il frôla les cordes du bout des doigts. Oh! merveille! elles vibraient plus pures que le cristal. Il s'enhardit à tourner la manivelle et, repris par le démon de la musique, il se mit à chanter :

« Ma douce amie aux blonds cheveux, Je crois que Dieu la veut avoir... »

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Ce fut au tour de Loys d'être ébloui. « Jehan! où as-tu trouvé cet air joli que je n'ai jamais ouï?

— Il m'est venu simplement, un soir, au château d'Entraygues. Mais j'en sais d'autres encore. Voulez-vous les entendre?

— Oui, joue!... joue!... »Le lépreux était si ému que sa belle voix grave

en tremblait.« Jehan, dit-il, quand tu sauras bien la musique

et que ta voix aura pris plus d'assurance, foi de pauvre ladre, tu seras un des meilleurs jongleurs du royaume. Pour cela, il faudra travailler. Si tu le veux, je t'apprendrai tout ce que j'ai moi-même appris du grand Rambaud d'Orange. Tu verras alors tout ce qu'on peut obtenir d'une vielle.

— Oh! oui, s'écria Jehan, je veux! »Ainsi, tant que dura la malefaim, Jehan resta

près du lépreux. Un mois, deux mois passèrent. On était aux premiers jours de mai. Dans les combes chaudes, le soleil faisait lever les précieuses semences. Tous ceux qui n'avaient pas péri de la malefaim se réjouissaient de la belle apparence de la terre. Un matin, Jehan dit au lépreux, d'une voix toute triste, à cause de la peine qu'il allait lui faire :

« Loys!... Beaucaire, en Languedoc, est-ce loin?

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Ne m'avez-vous pas dit que les jongleurs se rencontraient là, chaque année?

— Ah! je comprends, tu voudrais partir! La grande foire n'est pas encore commencée, tu as le temps. »

Jehan rougit, embarrassé.« C'est que, Loys, je n'ai pas seulement hâte de

devenir jongleur. J'ai aussi reçu un secret que j'ai juré, sur la tête de mère Robine, de ne jamais dévoiler. »

Un lourd silence pesa entre les deux amis. Le cœur de Jehan comprenait la peine qui grandissait dans le cœur du lépreux.

« Tu as raison, dit Loys, je ne dois pas te retenir. Par toi, malgré ma housse grise et la rouge marque, cousue sur ma poitrine, j'ai été heureux. Tu m'as fait oublier que je n'étais plus un homme comme les autres. Va, Jehan. Tu oublieras sans doute mon nom: Pour moi, tu seras toujours le petit Jehan que j'ai sauvé de la malefaim... mais, bien plus encore, celui qui a repris ma vielle pour porter la poésie au cœur des hommes.

— Oh! protesta Jehan, jamais ni vous ni

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Grégoire, je ne pourrai vous oublier. Quand je serai devenu jongleur, je fais promesse de vous revenir voir.

— Mon petit Jehan, répondit Loys, ce jour-là, je vais l'attendre comme le plus beau qu'il me sera encore donné de vivre. Va, Jehan, va chanter sur notre bonne terre de Provence. Comme l'a dit Grégoire, ne te laisse pas griser par le succès. N'oublie jamais ton étoile, tu sais, celle qui te demande d'aller plus loin, toujours plus loin, sur le chemin de l'Idéal. »

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« Va, Jehan, va chanter sur notre terre de Provence. »

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CHAPITRE XII

La vielle incrustée d'or

Au gré du courant, la lourde barcasse glisse sur les eaux du grand Rhône. A l'avant, quatre forts mariniers surveillent la descente. De temps à autre, émerge un banc de sable, pareil au dos d'un énorme poisson. « Râo !... Râo !... »

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C'est le signal du danger. S'arc-boutant sur leurs perches, les bateliers poussent de toutes leurs forces pour éviter recueil.

A l'arrière, quatre chevaux regardent, d'un œil morne, défiler la rive sur laquelle, dans quelques jours, ils haleront à plein poitrail pour la remontée. Jehan a trouvé une place entre deux énormes ballots de cuir. C'est merveilleux de se trouver emporté par le grand fleuve.

Certes, deux jours plus tôt, son chagrin a été grand en quittant Loys, mais quel soulagement, ce matin, quand les marchands, apercevant sur la rive ce petit musicien avec sa vielle, ont fait arrêter la barcasse pour le prendre avec eux.

Ah! qu'il est beau ce pays de Provence, ruisselant de soleil, avec ses bouquets d'amandiers frissonnant dans le vent! Il ne se lasse pas de le contempler, mais, au fond de la barcasse, une voix l'interpelle :

« Ohé! petit maraud, ce n'est pas pour rêver que nous t'avons pris à bord. Si tu nous égayais un peu? Perche-toi sur cette caisse et joue. »

Jehan ne se fait pas prier. Au fond de la barcasse, les marchands écoutent. Ils sont bien une vingtaine, pour la plupart de gros hommes blonds aux faces rougeaudes, assis sur des caisses ou des

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ballots. Peu habitués au soleil du Midi, ils ont tendu une toile sous laquelle ils s'abritent. De quels lointains pays viennent-ils? Certains ont de riches parures de bourgeois, d'autres sont mis étrangement. Mais tous se rendent, comme lui, à la grande foire de Beaucaire en Languedoc.

L'un d'eux paraît s'intéresser grandement à sa musique. Il frappe très fort dans ses mains, en signe de contentement. Au bout d'un moment, voyant la sueur couler sur le front de l'enfant, il lui crie :

« Arrête! Viens prendre un peu de repos à l'ombre. »

C'est un drôle d'homme, aux cheveux épais, aux petits yeux brillants de sanglier. Curieux, il questionne Jehan. La vielle au bois précieux semble l'intéresser. Il veut la toucher, la contempler sur toutes ses faces. Pour la mieux voir, il approche ses petits yeux de sanglier qui détaillent les pierreries et l'or incrustés sur le manche.

Cependant, la barcasse file toujours sous le grand soleil. Les mariniers ont enlevé leur surcot. Jehan jette un coup d'œil sur leurs épaules. Si, tout à coup, il allait découvrir trois petites taches?... Non, le hasard serait trop grand.

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Mais la barcasse s'arrête pour charger des marchandises. Voulant atteindre Beaucaire avant la nuit, les mariniers se hâtent. Jehan se sent envahir par une sourde inquiétude. Tant qu'il parcourait la campagne, il était en pays de connaissance. Mais Beaucaire! une ville! Le marchand le rassure :

« Ne te mets pas en souci. Quand nous arriverons, tu n'auras" qu'à me suivre. »

C'est bizarre malgré son sourire, cet homme ne le met pas en confiance. Il aimerait mieux s'en aller seul, avec sa vielle et ses souris.

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Le soleil est déjà bas, sur les sèches garigues, quand retentit le cri attendu : « Beaucaire ! » Sur le ciel embrasé du couchant, se découpe la lourde masse du château. Lentement, la barcasse vire, tandis que les marchands rassemblent leurs ballots. Sur la rive, la foule s'agite. Des enfants en haillons, pieds nus, courent sur le sable, la main tendue vers ces étrangers qui arrivent, dans l'espoir de récolter quelques sols.

« Pitié! messire, pitié! »Des hommes aussi accourent, de petits hommes

noirauds, nus jusqu'à la ceinture, qui se ruent à bord pour aider au déchargement. Les marchands ont toutes les peines à se débarrasser d'eux. Etourdi par cette foule, ces bruits, Jehan ne sait où aller.

« Eh bien, petit, tu parais fort en peine? »Le marchand aux yeux de sanglier vient de le

rejoindre. Il le prend par le bras et l'invite à le suivre.

« Je connais Beaucaire, je sais où se tiennent les jongleurs. Je te conduirai vers eux,... mais pas ce soir. Pour le moment, il faut vite trouver un gîte avant la nuit. Sitôt le couvre-feu, les larrons ne manquent pas. »

Il insiste si fort que Jehan se laisse convaincre. Les voilà tous deux partis à travers la ville, déjà

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gagnée par la nuit. Les rues étroites sont si sombres qu'on n'y reconnaîtrait pas un chien d'un pourceau. A chaque pas, ils trébuchent sur les pavés mal alignés. Que de monde!... Partout, ce ne sont que cris, rires et jurons. De temps à autre, une torche fumeuse fait un trou de lumière et éclaire durement des visages inconnus.

« Par ici! » dit l'homme en montrant à Jehan l'entrée d'une ruelle si étroite qu'en étendant les bras on toucherait les maisons de chaque côté.

Où donc le mène-t-il? Ils s'arrêtent devant une façade où une courte chandelle éclaire une enseigne peinte en rouge : Au Plein Tonnel.

« Entrons! » fait l'homme.La porte d'une salle basse, pleine à craquer,

tourne sur ses gonds. Une âpre odeur de vin et de sueur saisit Jehan à la gorge. Une foule bariolée se presse sur des bancs. Oh! les étranges visages qui se découpent, en traits rudes ? à la lumière des chaleils pendus aux solives : visages brûlés par le soleil d'Afrique, peaux rougeaudes des froids pays du Nord, chevelures noires, tignasses rousses, regards rusés. Oh! l'affreux vacarme!

« N'aie crainte, dit le marchand, ce ne sont ici que de joyeux compères. Ohé! tavernier! va nous

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quérir à manger et à boire, nous avons en poche des sols bien frappés! »

Jehan s'étonne de la générosité du marchand qui lui offre ainsi le repas. Celui-ci le rassure. Il a fait de bonnes affaires à la foire de Troyes, en Champagne, sa bourse est bien garnie.

Poussant des joueurs de dés, le tavernier leur fait deux places au bout d'une table. Malgré ses craintes, Jehan n'écoute plus que sa faim, et il plonge ses doigts dans la pâtée de choux qui fume devant eux. Leur banc est si étroit que sa vielle le gêne, à son côté.

« Si tu t'en débarrassais, propose le marchand, nous serions plus à l'aise... Et puis, elle est si belle, ta vielle! Quelqu'un, par mégarde, pourrait la briser.

— Oh! répond Jehan, j'en ai grand soin.— Crois-moi, il vaut mieux lui trouver un lieu

sûr. »Il la lui enlève, va la déposer sur un bahut, au

fond de la salle, et revient s'asseoir. Mais, tout en mangeant, Jehan ne cesse de regarder vers son précieux bien. L'homme le rassure de nouveau.

« Il n'y a là que des marchands qui ne s'intéressent guère à la musique... mais, si tu préfères,

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je peux demander au tavernier de la placer dans son coffre. »

Sans attendre la réponse, il se lève, va trouver le tavernier, lui dit quelques mots et disparaît avec la vielle, par une porte basse opposée à celle d'entrée. Deux minutes,... cinq minutes s'écoulent. L'homme tarde bien à revenir. Cinq minutes encore... Mon Dieu! où est-il parti?

« Ma vielle ! » s'écrie soudain Jehan en pâlissant.

Affolé, il s'élance par la petite porte. Le tavernier l'arrête au passage.

« Ohé! petit manant, où vas-tu?— Ma vielle?... où est ma vielle?— Quelle vielle?— Celle que le marchand a emportée... Il vous

a demandé de lui indiquer un lieu sûr pour la mettre.

— A moi?... Il ne m'a rien demandé!— Il vous a parlé, je l'ai vu.— Certes, mais point n'a été question de vielle.— Oh!... »Jehan pâlit. La tavernier, lui, se met à rire.« Petit maraud! ça t'apprendra à suivre le

premier larron venu. Tu peux courir après lui, maintenant. As-tu seulement de quoi payer ton écot?

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— Je n'ai pas un seul denier— Alors, hors d'ici... et sois heureux de ne pas

recevoir cent coups de bâton, pour t'en aller sans payer. »

Ce disant, le tavernier l'empoigne par le col de son surcot et le jette à la rue. -,

Pendant quelques instants, Jehan reste comme assommé. Sa vielle! La vielle que Loys a fait chanter devant le roi ! Ainsi, c'était pour ses ors et ses pierreries que le marchand se montrait si empressé ?

Accablé, il s'appuie contre un mur. Il est tard. Soudain, sonne la cloche du couvre-feu.

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Les buveurs sortent de la taverne, titubant et s'injuriant, tandis que le tavernier souffle la chandelle de l'enseigne.

Où aller? Coucher sur le pavé?... L'odeur de pourriture qui monte du ruisseau, au milieu de la ruelle, l'écœure. Au hasard, il s'en va, les épaules lourdes, courbées par un poids énorme. Des ombres le croisent. Sur les pavés, des pas sonnent, en cadence.

« Le guet! » murmure une voix dans la nuit.Le guet, c'est-à-dire les gens d'armes qui font le

tour de la ville pour s'assurer que les feux sont bien éteints. Jehan s'efface. Puis il se hasarde de nouveau dans les ruelles. Là, il se heurte à une chaîne, tendue entre des maisons, plus loin son pied bute contre un ivrogne couché dans le ruisseau. Affolé, il presse le pas pour fuir les insultes du buveur et s'engouffre dans la première ruelle venue

Mais, dans la nuit épaisse, ce qu'il a pris pour une ruelle n'est qu'un passage voûté. Soudain, ses pieds marchent sur quelque chose de doux. De la paille?... Est-ce là une grange? Il avance à tâtons. L'odeur du foin le rassure. Enfin! il va pouvoir dormir tranquille, oublier ses malheurs...

Il continue d'avancer, les mains en avant, comme

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un aveugle. Horreur! il vient d'effleurer quelque chose de chaud et de velu. Un grognement de bête le fait sursauter.

« Qui est là? » s'écrie une voix rude.Dans la nuit, brille soudain une pâle lumière.

Un homme en guenilles, dressé sur son séant, regarde l'enfant. A côté de lui se balance une tête énorme qui le fixe de ses petits yeux brillants comme des perles.

« Que fais-tu là, maraud?... C'est à mon ours que tu en voulais?

— Oh! je n'avais pas mauvaise intention. Je cherchais une place pour dormir.

— Qui t'a envoyé ici?— Personne... Je suis arrivé ce soir à

Beaucaire, je ne savais où aller. On vient de me voler ma vielle.

— Ta vielle?— Je venais à la foire pour y rencontrer des

jongleurs.— Ah! fit l'homme, tu joues de la vielle?— Il est vrai. »Cette réponse paraît l'intéresser vivement. « Et

hormis jouer de la vielle, tu sais faire autre chose?— J'ai des souris blanches qui sont savantes.

— Montre! »

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D'un claquement de langue, Jehan appelle ses souris qui grimpent le long de son surcot, jusqu'à son épaule où elles se dressent, l'une à côté de l'autre, sur leurs pattes de derrière. L'homme approuve puis, secouant la tête comme son ours :

« Fort bien, compère, touche-moi la main en signe d'amitié. C'est le Ciel qui t'envoie. Nous pourrons nous entendre pour gagner ensemble notre misérable vie. Etends-toi ici et dors en paix jusqu'à l'aube. »

Jehan hésite, pas à cause de l'homme, celui-ci n'a pas l'air méchant, mais à cause de l'ours.

« N'aie crainte, Martin n'est pas hargneux. Si tu l'entends grogner c'est à cause des puces. »

Ecrasé de fatigue, Jehan se laisse tomber sur le foin. Cette journée a été trop dure. Il caresse un instant les petites souris blanches, surtout Vivette dont la patte est presque guérie, puis, la tête lourde, il pousse un long soupir, et s'endort.

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CHAPITRE XIII

Le jongleur à l'étoile

LA FOIRE battait son plein. Des pays parfumés de l'Orient et des froides terres du Nord, marchands et acheteurs accouraient sur le? bords du Rhône. La ville n'était plus qu'un immense grouillement. Sur le sable, le long du fleuve, aussi bien

que sur les places, tentes, tréteaux avaient poussé comme des champignons.

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Ce soir-là, le troisième depuis son arrivée, Jehan et son compère s'étaient installés au rond-point de la Vieille-Draperie et faisaient grand tapage pour attirer les badauds.

« Accourez, gentils passants! Venez voir danser l'ours le plus savant du royaume et les plus courtoises souris blanches. »

Pour faire du bruit, ils frappaient à tour de bras sur d'énormes chaudrons de cuivre. Certes, ce n'était pas ce que Jehan avait rêvé; mais il fallait gagner son pain et, tout compte fait, il avait été bien aise de rencontrer ce montreur d'ours. D'ailleurs, il ne se décourageait pas. Depuis dix mois, en avait-il connu des malheurs? Chaque fois, derrière les nuages, le soleil s'était montré.

Sa plaisante frimousse, ses fins cheveux de damoiseau, la joliesse de ses souris attiraient plus les badauds que le lourd dandinement de l'ours. Depuis qu'ils étaient là, ils avaient récolté assez d'argent pour vivre pendant deux jours. Aussi, avant la tombée de la nuit, décidèrent-ils de s'arrêter Tandis que son compère allait rentrer sa bête, Jehan s'en fut à travers la ville. Il faisait très chaud. Beaucoup d'hommes avaient enlevé leur

surcot pour se mettre à l'aise, et le petit musicien ne manquait pas de jeter un coup d'œil vers leur épaule.

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Il s'en allait, le long des rues, attiré par la bonne odeur des rôtisseries quand, en débouchant sur la place de la Cordellerie, il vit une grande assemblée, autour de tréteaux sur lesquels des acrobates se contorsionnaient. Il se fraya un passage, espérant qu'ensuite viendraient des jongleurs.

En effet, au bout d'un moment, se présentèrent deux joueurs de rebec richement parés. Le cœur de Jehan se mit à battre. Cependant, il lui sembla que ces musiciens ne savaient pas mettre toute leur âme dans leurs chants. Il en regretta davantage d'avoir perdu sa vielle.

Les chants finis, les assistants se mirent à pousser des cris de joie, à lancer vers les jongleurs tout ce qui leur tombait sous la main, sans parler des sols qui pleuvaient sur le plancher comme grêlons en lune de mars. Les regrets de Jehan devinrent si amers qu'il préféra s'éloigner.

« Gentils passants ! criait un colporteur, achetez-moi des gaufres! »

Des gaufres! Il n'en avait mangé qu'une fois dans sa vie, quand Grégoire lui en avait apporté, un soir, au bois des Biches. Il s'arrêta. Mais tout à

coup, comme il tendait ses deux sols, des gens passèrent en courant.

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« Où vont-ils, en si grande hâte? demanda Jehan au marchand.

— Bah! sans doute voir mettre quelque larron au pilori.

— Au pilori?— Cela arrive quelquefois, pendant la foire. >/

Jehan suivit la foule. Des gens accouraient detoute part en criant : « Sus! sus!... » sans savoir

ce qui se passait. Sur une estrade, dressée au milieu de la grand-place, deux sergents liaient un maraud contre un poteau.

« Mon Dieu! que va-t-on lui faire? demanda Jehan.

— Ce qu'il mérite, répondit une femme,... et encore le pilori est un châtiment bien douillet pour un larron. »

Comme elle était bavarde, elle expliqua à l'enfant que le maraud resterait ainsi tout le jour, attaché au poteau, afin qu'il ait honte et se repente. Après quoi, il serait enfermé dans les cachots du seigneur.

« Qu'a-t-il fait?— J'ai ouï dire qu'il avait dérobé une pelisse de

fourrure. »Pour voir de plus près, Jehan sauta de la borne

sur laquelle il s'était perché et, à grand-peine, se fraya un chemin à travers la foule. Et tout à coup,

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son cœur se mit à battre. Il venait de reconnaître son voleur.

« Place! place! » cria-t-il.Il arriva au pied de l'estrade et se trouva devant

deux hommes d'armes qui empêchaient la foule de lapider le voleur.

« Que veux-tu? gronda l'un d'eux en l'écartant.— Messire, c'est lui, je le reconnais... Il a volé

ma vielle.— Que chantes-tu là?— Je vous le jure! Il y a trois jours, il m'a pris

ma vielle. C'est lui.— Comment était-elle?— En bois précieux de l'Orient, avec de l'or

et des pierreries sur le manche. II me l'a prise à la taverne du Plein-Tonnel. C'est lui, je vous le jure. »

II se démenait d'une telle façon que les hommes d'armes finirent par l'écouter.

« Fort bien, nous allons fouiller ce sac que l'homme emportait quand nous l'avons pris,... mais prouve-nous d'abord, avant de la voir, que cette vielle est bien à toi.

— Oh! c'est simple. Elle porte, gravées sur le manche, les lettres du nom de mon maître, le grand jongleur Loys de Carqueiranne et, au-dessous,

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celles de mon nom à moi, Jehan des Huttes, que j'ai tracées avec le couteau que voici. »

Le cœur battant, Jehan regarda les hommes d'armes sortir du sac un tas de bardes et d'objets sans doute volés, eux aussi, mais point de vielle. Le petit jongleur commençait à faire grise mine quand un des sergents jetant à terre une mante

s'en il échappa le son aigu d'une corde tendue.« Ma vielle!... »

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Par précaution, le voleur l'avait soigneusement enveloppée. Les incrustations d'or brillèrent dans le soleil comme des écus neufs.

« Regardez!... regardez!... les lettres gravées. »Dans sa joie, il riait, pleurait. Il aurait volontiers

sauté au cou des deux hommes d'armes. Emportant son bien précieux, il fendit la foule pour s'éloigner.

« Compère! s'écria-t-il en rejoignant le montreur d'ours, j'ai retrouvé ma vielle! Tenez, prenez tous mes sols, demain j'irai jouer avec les jongleurs! »

Trois jours sans sa vielle! trois jours sans chanter! Il voulait se rattraper. Il alla s'asseoir à l'écart et joua longtemps, longtemps en regardant les étoiles, sans se lasser.

Le lendemain, il ne pensa qu'à rechercher les jongleurs. Ivre de joie, il dansait, sautait, parlait à ses souris qui, surprises par ces trémoussements, mettaient le nez à la fenêtre. Pour se faire beau, il avait secoué son surcot, plein de brindilles de foin, lavé son visage et peigné ses fins cheveux. Mais le bonheur qui illuminait ses yeux le rendait bien plus beau encore..

Avant même d'arriver sur la place, il reconnut

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le dresseur de petits cochons qui accompagnait la troupe de jongleurs. Empli d'une hardiesse toute neuve, il l'arrêta :

« Compère! conduis-moi vers ton maître. »L'homme regarda avec étonnement ce frêle

enfant.« Oui, répéta Jehan, je veux le voir, je veux

jouer avec vous. »Sa belle assurance désarma l'homme qui l'invita

à le suivre. Cette troupe de jongleurs avait gîte dans une des plus pauvres tavernes de Beaucaire.

« Que me veut ce petit manant? dit le chef de la troupe, qui était joueur de rebec. Nous n'avons que faire de lui. »

Cependant, surpris de voir une si belle vielle, il lui demanda d'où elle venait.

« C'est Loys de Carqueiranne qui me l'a donnée.— Quoi? Loys de Carqueiranne?... le grand

jongleur, qui a jadis chanté devant le roi?— C'est aussi lui qui m'a appris à jouer. »

Impressionné, le joueur de rebec ne sut plus quedire. Profitant de son embarras, Jehan saisit sa

vielle et se mit à jouer : d'abord un air vif, pour montrer l'habileté de ses doigts, puis l'air le plus doux pour mettre en valeur les nuances délicates de son jeu et de sa voix. Le jongleur resta ébahi.

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« Par les cornes du diable ! s'écria-t-il en se tournant vers ses compères, ce petit vielleux nous en remontrerait à tous! Où as-tu trouvé ces airs jolis?

— Ils me sont venus, comme cela.— Grande est ta modestie! Tu as dû beaucoup

travailler?— Certes, depuis bien des mois, je m'exerce à

mieux jouer.— Foi de jongleur! Si tu le veux, frappe dans

ma droite main et nous te prenons avec nous. »Le soir même, il commençait son beau métier

de jongleur.Juillet finissait. Leurs affaires terminées,

marchands et acheteurs ne pensaient plus qu'à se divertir. Dans les tavernes, c'étaient des parties sans fin de dés ou de trie-trac. Sur les places, le jeu du mannequin, monté sur un pivot et qu'il fallait renverser, faisait fureur. Mais que dire du succès des jongleurs? Depuis huit jours, on ne parlait plus, dans la ville, que de ce petit vielleur à l'étoile qui jouait mieux que tous les troubadours jamais entendus à Beaucaire.

Sur la place de la Vieille-Draperie, la foule se pressait si nombreuse, que des femmes, bousculées, prenaient mal. Depuis l'arrivée de Jehan

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dans la troupe, le maître jongleur avait vu tripler la pluie de sols sur l'estrade. Chaque soir, l'enfant apparaissait vêtu d'une somptueuse blouse brodée d'or et la tête parée d'un « chapel » de fraîches rosés, orné, sur le devant, d'une étoile d'or.

Ce soir-là, donc, la troupe s'apprêtait à jouer pour la dernière fois dans la ville de Beaucaire. Jehan était aussi ému que le premier jour. Certes, il avait grande confiance en la belle étoile qui le guidait, mais son cœur se serrait, comme à l'approche d'un événement extraordinaire.

Curieux de savoir si la bonne chance l'aiderait tout à l'heure, il jeta en l'air cinq sols. Les cinq sols retombèrent en croix.

« Extraordinaire! s'écria le dresseur de petits cochons, jamais je n'ai vu cela! tes cinq sols, en croix, et montrant tous les angelots! Avant qu'il ne soit nuit, il t'arrivera un grand bonheur. »

Le spectacle commença par les pirouettes des acrobates. Puis vint le tour des dresseurs de bêtes, des magiciens et enfin des jongleurs. Mais celui qu'on attendait, celui pour lequel cette foule grouillante était venue, c'était Jehan. Quand il parut, une tempête de cris l'acclama :

« Noël! Noël!... »

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Il salua plusieurs fois, attendant que la foule fût calmée, puis accorda sa vielle. Un silence courut sur la place. Le merveilleux enchantement de chaque soir recommença.

« Par le grand saint Nicolas, soupira une femme, cela vous remue au-dedans comme si le cœur allait s'ouvrir! »

Cependant, les yeux levés vers le ciel embrasé de rouges lueurs, Jehan se laissait emporter par son chant. Après chaque air, un déluge de sols résonnait sur les tréteaux.

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« Noël! Noël!... »II commençait une pastourelle, quand un

murmure courut de proche en proche. Le seigneur de Beaucaire, suivi de cavaliers et de nobles dames, venait d'apparaître sur la place. Jehan se troubla un instant, mais, son chant l'entraînant, il acheva sa pastourelle avec tant de grâce que la foule ne sut comment lui montrer son contentement. Pour la remercier, il recommença sa pastourelle. Immobile sur son cheval, le seigneur paraissait écouter avec grand intérêt. Etait-il venu exprès pour l'entendre?

Comme il achevait pour la deuxième fois son air joli, un des cavaliers descendit de sa monture et fendit la foule pour se diriger vers l'estrade. Une voix appela :

« Jehan!... Jehan des Huttes! »Jehan tressaillit. Cette voix, il la reconnaissait.

Non, il ne pouvait se tromper.« Grégoire!... c'est Grégoire!— Jehan! »Fous de joie, les deux amis tombèrent dans les

bras l'un de l'autre, les larmes aux yeux.« Oui, dit Grégoire, dominant son émotion, dès

notre entrée sur la place, je t'ai reconnu. Ce petit jongleur à l'étoile ne pouvait être que toi.

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— Mais vous, Grégoire, comment êtes-vous à Beaucaire?

— J'y accompagne le seigneur de Montmaur.— De Montmaur!... parlez-moi de mon village.— Ne te mets pas en souci, Jehan, je t'en

donnerai des nouvelles. Pour l'heure, le seigneur de Beaucaire, à qui celui de Montmaur rend visite, te réclame.

— Moi?— C'est pour t'entendre qu'il est venu. »

Abasourdi, Jehan se laisse prendre par la mainet conduire à travers la foule qui l'acclame.« Messire, annonce Grégoire en s'inclinant,

voici le petit jongleur à l'étoile. Permettez-moi de vous dire que ce jeune vielleur est né sur le fief de votre noble invité, messire de Montmaur.

— Comment? s'étonne en riant le comte de Beaucaire, tourné vers son voisin, ce petit jongleur est né sur vos terres? Je vous en fais grand compliment.

— C'est que, reprend messire de Montmaur, je l'ignorais. Mon bouffon vient de me l'apprendre, sur l'heure. »

Intimidé, Jehan ne sait quelle contenance prendre. Le seigneur de Beaucaire le met à l'aise.

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« Avance jusque par-devant moi; je sais que notre bonne ville admire beaucoup ton art. Je viens de constater avec la plus grande joie qu'elle a fort bon goût. Voudrais-tu venir chanter en notre demeure, avec tes compères?

— Oh! protesta Jehan.— Ne sois pas si modeste. Présente-toi, dans

une heure, sous les voûtes du château. »Là-dessus, piquant doucement leurs montures,

le seigneur de Beaucaire et son escorte reprennent leur promenade tandis que Grégoire fait signe à Jehan qu'il le reverra tout à l'heure.

Retrouver Grégoire! Chanter au château de Beaucaire! Comme un fou, il court vers ses compères et leur annonce la bonne nouvelle. En un clin d'œil, les voilà repartis vers leur grenier. Les acrobates répètent leur numéro, les joueurs de rebec leurs rondeaux, tandis que le dresseur de petits cochons brosse à tour de bras ses élèves.

« Vite! nos plus belles parures! » clame le maître jongleur.

Pour Jehan, en d'autres temps, l'idée qu'il allait chanter devant le seigneur l'aurait impressionné. Mais il vient de revoir Grégoire. Ensemble, ils vont pouvoir parler de Montmaur.

La nuit venue, tandis que les boutiques abattent

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leurs volets, la troupe se dirige vers le château. Au bord des fossés, des gardes, hallebarde à la main, attendent les musiciens. Grégoire se précipite :

« Dépêchez-vous! le seigneur a grande hâte de vous entendre. »

A la lueur d'une torche, il les introduit dans la cour, puis dans le donjon. Une salle prestement préparée attend les troubadours.

« Le jongleur à l'étoile! » annonce Grégoire.Intimidé, Jehan se présente. A la clarté des

flambeaux de cire, il reconnaît les deux seigneurs. De nobles dames, découvrant ce jeune garçon aux longs cheveux, laissent échapper un murmure d'admiration. Avant lui, cependant, doivent jouer ses compères. Mais ce n'est pas eux que le seigneur attend. Quand, son tour venu, Jehan saute gracieusement sur les planches, la noble assistance ne cache pas sa préférence. Avant même qu'il ait accordé sa vielle, les bravos retentissent.

Alors, comme chaque fois qu'il joue et chante, il transporte l'assemblée. Son chant fini, dames et damoiselles se précipitent pour l'embrasser. Quant à Grégoire, il est bouleversé.

« Messire! s'écrie une noble dame tournée vers le seigneur de Beaucaire, ce petit jongleur est

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un envoyé du Ciel. Ne pourrions-nous le garder au château?

— Certes, reprend messire de Beaucaire, telle était mon intention. »

Et se tournant vers Jehan, le sourire aux lèvres : « Tu veux bien rester parmi nous?

— Je veux, dit Jehan, la voix tremblante.— Alors, qu'on lui prépare une salle dans la

tour du Rhône. Je m'intéresse grandement à lui. Un jour, peut-être, il chantera devant le roi, mais le comte de Beaucaire aura eu le privilège de l'entendre avant lui. »

Il dit. L'échanson ayant versé des liqueurs, le seigneur lève son verre à la jeune gloire du jongleur à l'étoile.

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CHAPITRE XIV

Trois taches rousses sur l'épaule.

L'IMMENSE torche du soleil flambe au ciel, embrasant l'air qui vibre au-dessus des toits. Dans les platanes, les cigales crient leur bonheur de vivre.

« Allons au bord du Rhône, propose Grégoire, il fait si bon, à l'ombre des saules.

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— Oh! oui, approuve Jehan, j'aime le grand Rhône. »

Ils descendent sur le sable fin, s'assoient face au fleuve.

« Enfin! dit Grégoire, nous allons pouvoir parler. Ne m'en veux pas si je n'ai pu te rejoindre, hier soir, après la fête.

— Il était si tard.— Je comprends ta hâte d'avoir des nouvelles

de Montmaur, mais le seigneur me préfère à ses écuyers. A chaque instant, il a besoin de moi. Nous allons nous rattraper. Es-tu content de ce qui l'arrivé, messire Jehan? »

Ce « messire Jehan » fait sourire le petit jongleur.

« Oh! Grégoire, ne m'appelez pas ainsi. Je n'ai pas oublié qu'avant de devenir le jongleur à l'étoile, j'étais le petit Jehan des Huttes et que père Eloi et mère Robine continuent de besogner durement pour nourrir mes frères et mes sœurs. Vite, Grégoire, dites-moi ce que vous savez d'eux. Voici dix mois que je les ai quittés.

— J'ai souventes fois accompagné le seigneur en chasse, du côté de la Roche-Versée et aperçu ton père conduisant la charrue, ta mère tirant à côté de la mule. J'ai ouï dire que leur chagrin avait été

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bien lourd après ton départ. Mais le jour où ils sauront ce que tu es devenu, ils seront payés de leur peine.

— Hélas! soupira Jehan, Montmaur est bien loin. Je n'y serai point de retour avant la mauvaise saison.

— Puisque nous devons partir bientôt, si tu le veux, je demanderai à messire de Montmaur qu'il te laisse monter en croupe sur mon cheval.

— Oh! il permettrait?— Le seigneur de Montmaur est trop heureux

de savoir que le jongleur à l'étoile est né sur son fief.

— Combien de jours faudrait-il pour aller là-bas? J'ai si grande hâte d'embrasser mes parents, de leur remettre les écus gagnés pour eux.

— Dix journées à peine. En passant par Entraygues, la route est plus courte.

— Oh! par Entraygues?— Est-ce là chose si extraordinaire?— Non, mais je connais Entraygues. J'ai

fait une promesse à la vieille châtelaine. Jamais je n'oserai reparaître devant elle avant de l'avoir tenue.

— Une promesse?— Je vous demande pardon, Grégoire, c'est un

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secret. Je ne puis rien vous dire. Messire de Gumiane est si cruel. Il a déjà voulu me faire pendre.

— Bruno de Gumiane?... Il est mort, voici deux mois, en guerroyant dans le Comtat. Quand notre troupe a fait halte en son château, la grand-salle était encore tendue des noirs ornements de deuil. Mais pourquoi cela paraît-il te troubler? Est-ce à cause de ce secret?

— Oui, Grégoire.— Alors, n'en parlons plus. Montre-moi plutôt

ces petites souris qui ont tant amusé les enfants du seigneur.

— Il est aisé de vous faire plaisir. Allons, Yvette, Furette, Mignette! montrez le bout de votre nez. »

A l'appel de leurs noms, les trois souris apparaissent à l'ouverture de sa poche, puis sautent sur le sable. Ils s'amusent à les regarder, niais bientôt leur attention est détournée par un équipage de forts chevaux qui s'apprêtent à haler, vers le nord, une lourde barcasse. Jehan pense soudain à celle qui l'a amené, aux épaules nues des mariniers sur lesquelles il avait cherché en vain les petites taches rousses. Un soupir s'échappe de ses lèvres. Ah! qu'il avait été naïf de croire qu'il pourrait aider la châtelaine!

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Les trois souris apparaissent, puis sautent sur le sable.

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« A quoi songes-tu? demande Grégoire. Regarde plutôt ces manants qui quittent leur surcot pour se baigner... Si tu en faisais autant?

— Il est vrai, dit Jehan, l'air est cuisant comme à la bouche d'un four... Mais vous aussi, Grégoire, trempez-vous dans l'eau.

— Moi? je suis trop mal fait pour me montrer. Va, je te regarde t'ébattre. »

Ennuyé de lui avoir fait de la peine, Jehan n'insiste pas. En un clin d'œil, il se dévêt et court vers le fleuve. Quel plaisir de s'asperger d'eau fraîche!

« Grégoire, appelle-t-il, si vous saviez comme l'eau est douce sur la peau. Est-ce que vous savez nager?... Alors, venez, les manants qui se baignaient se sont éloignés. Personne ne vous verra! »

Comment résister à si aimable invitation? Grégoire enlève prestement son pourpoint et, dans un grand éclaboussement d'eau, le voilà dans le fleuve. Alors, tous deux s'amusent et rient comme des fous. Jamais Grégoire n'a paru si heureux. Ah! il est bien vrai que son beau sourire fait tout de suite oublier la difformité de son corps.

« Si nous faisions la course? propose Jehan.— C'est que je ne suis pas aussi souple que toi.

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Il faut me rendre quelques toises. Nageons à qui atteindra le premier cette roche, là-bas. »

En quelques brasses, Jehan se porte en arrière et donne le signal du départ. Agile comme un poisson, il grignote rapidement l'avance de Grégoire. A mi-chemin, il l'a rattrapé,... mais tout à coup, il s'arrête, pousse un cri.

« Qu'y a-t-il? s'écrie Grégoire. Tu as heurté une pierre? »

Jehan ne répond pas. Il est devenu très pâle et se maintient à flot avec peine. Il regagne la rive où Grégoire, affolé, le rejoint.

« Grégoire! dit Jehan dans un souffle,... Grégoire, là, sur votre épaule..

— Quoi donc?— Ces trois petites taches rousses!...— Eh bien?— Laissez-moi les regarder de près. Oui, c'est

bien cela, deux très proches l'une de l'autre et la troisième deux pouces plus bas. »

Il les regarde si fixement, ces taches, que Grégoire se demande si l'enfant n'a pas perdu la raison.

« Oh! Grégoire... Le secret de la châtelaine!... Ne m'avez-vous pas dit que vous étiez un enfant trouvé?

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— Il est vrai, Jehan.— Et qu'on vous avait découvert,

quelques heures après votre naissance, devant le porche d'un couvent?

— Certes.— Le troisième jour de la lune de juin?— Il est vrai pareillement.— Oh! Grégoire, regardez-moi bien en

face, comme cela... C'est vrai. Vous lui ressemblez. Vos yeux sont de la même couleur, le dessin de votre bouche a la même finesse... Grégoire, vous êtes le fils de la châtelaine d'Entraygues, le fils perdu qu'elle pleure depuis quarante ans. »

Bouleversé, le bouffon écoute, incrédule.« Grégoire, reprend Jehan, je ne saurais me

tromper,... mais vous aussi, vous êtes devenu tout pâle. Allons-nous habiller et nous asseoir sous ce saule. »

Alors, le petit jongleur, tout d'une traite, raconte ce que lui a révélé la châtelaine de Gumiane.

« Vous voyez, Grégoire, il ne fait aucun doute : ces trois marques,... le jour de votre naissance,... la ressemblance... La châtelaine l'a bien dit, son époux était un homme orgueilleux. Il ne pouvait supporter l'idée d'avoir un enfant chétif et contrefait. Alors, quand vous êtes né, il vous a fait dis-

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paraître et, plus tard, son second fils, Bruno, a pris votre place au château. »

Abasourdi, Grégoire passe la .main sur son front.

« Moi, le frère de Bruno ? Moi, seigneur d'Entraygues! Même si cela était, comment oserais-je jamais me présenter devant la châtelaine, laid comme je suis. Non, ce n'est pas possible. Je ne suis qu'un pauvre bouffon, bouffon je resterai.

— Oh ! Grégoire, vous savez bien que tout le monde vous aime. Messire de Montmaur ne vous préfère-t-il pas à tous ses écuyers et chevaliers?

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Sur la tête d'Eloi des Huttes, mon père, je jure que la châtelaine vous aimera plus qu'elle n'a aimé aucun de ses autres enfants. Quand le château d'Entraygues saura qui vous êtes, ses portes s'ouvriront toutes grandes pour vous accueillir. »

II est si beau, si touchant, ce petit Jehan qui parle comme un homme, que Grégoire le serre dans ses bras en pleurant d'émotion.

« Grégoire, dit alors l'enfant en riant, je vous rends ce que vous m'avez donné. Vous avez fait de moi un jongleur,... je fais de vous un seigneur. N'est-elle pas belle, ma récompense, messire Grégoire, seigneur d'Entraygues? »

... Le soir même, l'extraordinaire nouvelle éclatait au château de Beaucaire. Bien entendu, pour avoir une pleine certitude, il fallait attendre le retour du messager dépêché auprès de la châtelaine, mais, pour le seigneur de Beaucaire, Grégoire... ou plutôt messire Grégoire était bien l'authentique seigneur d'Entraygues. Tout le monde s'en réjouissait, car le brutal Bruno de Gumiane, querelleur et méchant, n'avait guère laissé de regrets en mourant.

De grandes fêtes furent données par le seigneur de Beaucaire, et chaque soir la troupe de jongleurs distrayait la noble assistance. L'admiration de la

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cour pour Jehan avait encore grandi. Il n'était plus seulement un vielleur de grand talent; il était celui qui avait dévoilé le secret de la naissance d'un seigneur, et on lui savait grande gratitude.

« Jehan! lui dit un jour Grégoire, ton rêve est d'être jongleur, je ne te retiendrai pas contre ton gré. Cependant, pour le temps que tu resteras auprès de moi, veux-tu revêtir le pourpoint brodé de page? Ce sera une marque de l'affection que je te porte. »

C'était bien la première fois qu'un petit manant entrait au service d'un seigneur comme damoiseau,... mais n'était-ce pas la première fois aussi qu'un bouffon devenait seigneur?

Jehan accepta, mais ne montra point d'orgueil. Le jour où il se para de sa nouvelle livrée, il répondit simplement à une noble dame qui lui faisait compliment :

« Je suis heureux, il est vrai, mais jamais je n'oublierai le vieux surcot de toile rude que je portais en quittant la cabane de mon père. »

Plusieurs jours passèrent. Messire Grégoire attendait avec impatience le retour du messager envoyé à Entraygues. Un soir, les guetteurs du donjon signalèrent une troupe à cheval sur la

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rive du levant. Une troupe? Alors qu'on avait seulement dépêché un messager?

Jehan et Grégoire montèrent sur le chemin de ronde des remparts. Comme la troupe approchait, ils reconnurent des cavaliers accompagnés de deux dames -montant des haquenées.

« Messire Grégoire! s'écria Jehan, ma vue ne me trompe point. Les deux dames sont la châtelaine et sa petite-fille Sylvaine. »

Bouleversé, Grégoire étreignit le bras de Jehan.« Ma mère! » murmura-t-il..Ils descendirent dans la grand-cour où ils

retrouvèrent les seigneurs de Beaucaire et de Montmaur. Peu de temps après, un héraut d'armes annonçait l'arrivée de la troupe. Le pas des chevaux résonna sous les voûtes.

« Nobles dames! salua le seigneur de Beaucaire en s'inclinant, tandis que Grégoire restait à l'écart, soyez les bienvenues en notre château. »

La châtelaine et la jeune fille répondirent par un sourire, malgré la fatigue d'une longue chevauchée. La vieille dame, surtout, paraissait harassée. Cependant, ses yeux cherchaient parmi la foule.

« Est-ce la confirmation de bonne nouvelle que vous apportez? s'enquit messire de Beaucaire en l'aidant lui-même à mettre pied à terre, tandis

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que Sylvaine sautait seule à bas de sa monture.— Mon fils?... Où est mon fils? » réclama la

châtelaine.Grégoire n'osait s'avancer. « Le voici, noble

dame!— Oh! Grégoire! Mon fils!... Oui, c'est bien

toi, mes yeux de mère te reconnaissent. Mon Dieu! Pourquoi a-t-il fallu quarante années pour que je retrouve mon fils bien-aimé?

— Mère! murmura Grégoire, béni soit ce jour qui nous rend l'un à l'autre... Mais n'êtes-vous point trop triste de trouver un fils si contrefait?

— Oh! Grégoire, un fils est toujours beau pour une mère, et je sais ton cœur si riche de toutes les vertus. Laisse-moi te presser dans mes bras! »

La scène était si émouvante que les assistants avaient les larmes aux yeux. La châtelaine aux blancs cheveux ne pouvait détacher son regard de son fils. Et elle répétait :

« Grégoire! mon Grégoire bien-aimé! »Cependant, Sylvaine s'était approchée de Jehan.

Lui prenant les mains, elle le remercia du grand bonheur qu'il leur apportait.

« Oh! certes, s'écria la châtelaine, nous aurons toujours, envers ce petit Jehan, la plus grande reconnaissance. »

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Ils se tenaient au milieu de la grand-cour.« Mère, dit Grégoire, cette longue chevauchée

vous a fort exténuée. Venez-vous reposer dans un endroit où vous trouverez calme et fraîcheur. Permettez à votre fils de vous y conduire. »

Offrant son bras, il lui fit traverser la cour et l'aida à monter au donjon.

... Ce soir-là, dans la grand-salle du château, Grégoire était solennellement reconnu seigneur d'Entraygues sous le nom de Grégoire de Gumiane,

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Remerciant le seigneur de Beaucaire de son accueil si courtois, la vieille châtelaine l'invitait, ainsi que messire de Montmaur, aux réjouissances qui seraient données au château d'Entraygues pour fêter l'avènement de Grégoire en même temps que les fiançailles de sa petite-fille Sylvaine avec le chevalier de Montmartel. A quoi, les deux seigneurs répondirent qu'elle leur faisait grand honneur et qu'ils acceptaient avec empressement. Enfin, pour terminer, Jehan proposa d'échanger son pourpoint de page contre sa robe de jongleur et d'égayer la noble assistance, proposition qui fut accueillie avec joie.

Les jours qui suivirent, il ne fut plus question que du retour à Entraygues. La châtelaine voulait repartir au plus tôt, mais, très fatiguée par le voyage, on l'avait décidée à reprendre d'abord quelques forces.

« Si vous voulez, lui avait proposé Sylvaine, nous enverrons un messager auprès de mon fiancé, le chevalier de Montmartel, qui se chargera des préparatifs, avant notre retour. »

En attendant, la vie était belle pour Jehan. Messire Grégoire avait pour lui les plus gentilles attentions. Un matin, il lui dit :

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« Viens avec moi, Jehan! »Il l'entraîna vers l'écurie où des valets

s'affairaient auprès des palefrois.« Vois ce cheval au clair pelage, qui piaffe

comme un jeune poulain. N'a-t-il pas fière allure ?— Il est vrai, dit Jehan. Et son harnais n'est-il

pas en fin cuir de Turquie?— Justement, regarde la têtière.— Oh! elle porte une étoile d'or.— Oui, une étoile d'or,... l'étoile du jongleur-

Ce cheval est à toi. C'est le cadeau de messire Grégoire de Gumiane.

— Pour moi?— Je viens de l'acheter et j'ai choisi le coursier

dont la robe se rapprochait le plus de tes blonds cheveux. »

Jehan n'en pouvait croire ses yeux. Un cheval à lui!... Il sauta au cou de son ami.

« Grégoire! Grégoire, je suis trop heureux!— Eh bien, à présent, grimpe sur ton coursier-

Mais peut-être ne sais-tu pas monter à cheval? »Jehan sourit. Un cheval ne lui faisait pas peur.

Bien souvent, à Montmaur, il était monté sur la vieille mule de son père. Un valet vint détacher la bête. Le jongleur mit le pied à l'étrier, d'un bond s'éleva sur la selle et fit le tour de la grand-cour,

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au galop, tout de suite aussi à l'aise qu'un véritable écuyer.

Pendant deux jours, il ne rêva plus qu'à sa monture. Grégoire le lui ayant permis, il se promena dans les rues de Beaucaire au grand étonnement des passants qui, reconnaissant le petit jongleur de la foire, l'acclamaient et le fêtaient. Ah! qu'il était beau, le petit Jehan, droit sur son cheval, tout pareil à ces jeunes chevaliers peints sur les parchemins que les colporteurs proposaient dans les foires.

Quant aux petites souris, elles n'étaient pas pour autant délaissées. Son pourpoint de page avait aussi une poche pour les abriter. Il les emportait avec lui. Quelquefois, il les laissait courir sur le dos de son cheval. Mais, en trottinant, elles le chatouillaient, et l'animal, énervé, partait au grand galop. Alors les petites souris, affolées, regagnaient en hâte leur cachette, ce qui amusait beaucoup Jehan.

Certain après-midi, il sortit avec Sylvaine. Grande fut sa fierté de chevaucher à côté de la jolie damoiselle. Ensemble, ils firent une longue promenade au bord du Rhône. En devisant, il lui rappelait le triste jour où son père avait voulu le faire pendre.

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« Sans vous, noble damoiselle, il y a bien longtemps que le petit Jehan ne serait plus. »

Curieuse, Sylvaine lui demanda ce qu'il allait faire à présent, s'il comptait rester au château d'Entraygues avec Grégoire.

« Oh! soupira-t-il, j'aime beaucoup messire Grégoire, et vous aussi, noble damoiselle, mais j'ai choisi le métier de jongleur... Et puis, pour l'heure, j'ai grand-hâte de revoir père Eloi et mère Robine. Croyez-vous que je pourrai les aller voir avant les réjouissances?

— Le temps sera bien court, Jehan, mais aussitôt après, tu pourras retourner à Montmaur. »

II ajouta encore :« II est aussi un homme que je voudrais revoir;

je le lui ai promis; grâce à lui, je suis devenu un vrai jongleur : c'est un lépreux.

— Un lépreux? s'écria Sylvaine avec effroi. — Un grand jongleur qui a, jadis, joué devant le

roi. Il m'a sauvé de la malefaim. C'est lui qui m'a donné cette vielle si belle. »

Sylvaine soupire et sourit en se tournant vers lui.

« Bon petit Jehan! je vois que la gloire ne durcit pas ton cœur. Puisse-t-il toujours rester ainsi, pur et généreux! »

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CHAPITRE XV

Va ! Jehan...

GRANDE animation au château d'Entraygues. Echansons et écuyers s'affairent dans la salle et "les diverses pièces. Valets de pied et portiers sont fort occupés par l'arrivée des seigneurs invités et de leur suite.

Dans sa joie d'avoir enfin retrouvé son fils, la châtelaine souhaite que les fêtes dépassent en

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splendeur toutes les réjouissances jamais données à Entraygues. Pas un logis qui ne soit occupé. Les écuries regorgent de chevaux. On a dû en parquer en plein air, au bord des fossés. En signe de joie, le bon Grégoire, qui se souvient de sa triste jeunesse, a ordonné qu'on distribuât à tous les vilains de son fief une livre de pain blanc et deux pintes de vin.

En attendant le grand jour, seigneurs et chevaliers chassent dans les bois voisins ou se livrent, dans la cour, à toutes sortes de jeux à cheval, sous les regards admirateurs des nobles dames. Mais le personnage que tout le monde veut connaître, c'est Jehan. Si son cœur renfermait quelque vanité, il serait vite perdu, tant il reçoit de compliments. Cependant, afin de réserver son merveilleux talent, Grégoire l'a prié de ne point jouer en public avant la fête, et tout le monde brûle de l'entendre.

Enfin, le jour solennel est là. Ce matin, un franc soleil s'est levé dans un ciel plus doux qu'un velours d'Amiens. En sortant de la chapelle où une grand-messe vient d'être célébrée, seigneurs et nobles dames se promènent dans la cour, étalant les plus somptueuses toilettes. En pourpoint de velours rouge, coiffé d'un chaperon à blanche plume de cygne, Jehan reste à l'écart, un peu triste.

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Il aurait tant aimé que son père et sa mère fussent là. Pour lui, la fête ne sera pas complète.

Mais déjà tout le monde songe au festin. De savoureuses odeurs montent des cuisines. Dans la grand-salle, ornée de guirlandes fleuries, les valets achèvent de parer deux longues tables : l'une pour les nobles invités, l'autre pour les manants. Car messire Grégoire n'a pas voulu renier son passé. Il a désiré que des manants de son fief, choisis parmi les plus pauvres, prennent part aux réjouissances, et il'a pensé qu'ils seraient plus à l'aise, ensemble, autour d'une table à eux. Une sonnerie de cor doit annoncer le début du festin. En attendant, les invités continuent d'aller et venir en devisant.

Cependant, tout à coup, deux appels de trompe retentissent, signalant l'arrivée d'une troupe. Les invités se regardent. Attend-on encore quelque seigneur du voisinage?

Aussitôt, accourt Grégoire, à la recherche de son protégé.

« Jehan?... où est Jehan? »Il l'entraîne sur les remparts.« Ecoute, Jehan, explique-t-il vivement, je ne

t'avais rien dit de crainte que le messager n'arrive pas à temps. Dieu, grand merci! ils seront bientôt

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là... C'est ton père, Eloi des Huttes, mère Robine et tes frères et sœurs que j'ai fait quérir... Sans doute, aussi, le petit Fleurie, qui t'avait donné les souris blanches, est-il avec eux.

— Oh! Grégoire, vous avez fait cela!— J'avais également pensé à notre ami, Loys

de Carqueiranne. Hélas! un lépreux ne peut entrer dans un château. Cependant, je l'ai fait prévenir afin que, de loin, il se réjouisse de ta gloire.

— Grégoire! comme vous êtes bon et généreux! Il est vrai, sans ceux que j'aime, mon cœur n'aurait pas été aussi heureux.

— Alors, hâte-toi! Saute sur ton cheval et galope au-devant d'eux. »

En un clin d'œil, Jehan dégringole au pied des remparts. Enfourchant sa monture, il franchit comme une flèche le pont-levis.

Oh! l'émouvant, l'inoubliable instant du revoir! Oui, ce sont bien eux, ses parents si chers.

« Père Eloi!... Mère Robine! s'écrie-t-il en mettant pied à terre, ne reconnaissez-vous pas votre petit Jehan? »

Non, ils ne le reconnaissent pas. Trois jours plus tôt, quand un homme d'armes leur a appris que Jehan est devenu célèbre, et qu'ils sont invités par

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le seigneur d'Entraygues, ils ont failli tomber de saisissement. Vraiment, est-ce bien leur fils, ce beau damoiseau en pourpoint de velours rouge?

Plus prompts à le reconnaître, Gisquette, Agnès et Florent... suivis de Fleurie, se précipitent vers lui, et ce sont des embrassades sans fin.

« Par la Pâque-Dieu ! par la Pâque-Dieu! » bredouille Eloi.

Le pauvre homme ne trouve rien d'autre que cette exclamation. Il reste devant son fils, tremblant d'émotion. Il a pourtant son meilleur surcot et mère Robine porte son plus beau jupon, bien nettoyé et rapiécé.

« Jehan! mon petit Jehan! » s'exclame-t-elle en le serrant dans ses bras.

Puis, la première émotion passée :« Crois-tu, mon beau Jehan, que nous oserons

entrer au château?— Messire Grégoire est généreux, il n'a aucune

honte d'un mauvais jupon ou d'un vieux surcot. Si vous le préférez, une table a été dressée pour vous et les autres manants qu'il a invités.

— Ah! soupire mère Robine, à demi rassurée, alors nous pourrons assister aux réjouissances,... écouter ta musique?... Tu entends, Eloi, nous l’allions ouïr. Ne t'avais-je pas toujours dit que

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notre petit Jehan n'était pas un enfant comme les autres?

— Par la Pâque-Dieu... la Pâque-Dieu! bredouille encore Eloi, voilà bien cent fois que tu m'en rebats les oreilles depuis deux jours. Crois-tu que je ne le sais pas autant que toi? »

Mais le temps presse. Les hommes d'armes font remonter en croupe les invités de messire Grégoire. Alors, de nouveau en selle, Jehan approche sa monture

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tantôt d'un cheval tantôt d'un autre, brûlant de savoir ce qui s'est passé à la Roche-Versée depuis treize mois. Il s'étonne de voir Florent si grand, Gisquette si jolie. Il s'intéresse à la vieille mule, puis demande en riant à Fleurie si les écorchures qu'il porte au genou sont encore les marques de quelque querelle.

Quand ils arrivent au château, messire Grégoire, en personne, les attend. Les pauvres manants restent confondus d'humilité. Le seigneur les met vite à l'aise.

« Gentils manants, vous arrivez à temps pour fêter, comme il sied, la gloire toute neuve de votre petit Jehan. »

En effet, au moment même, résonne la sonnerie de cor. Jehan entraîne les siens vers la grand-salle et les installe à la table où déjà d'autres manants ont pris place.

« Festoyer dans un château! répète tout bas Eloi. Vraiment, c'est bien le plus beau jour de ma vie ! »

Certes, Jehan préférerait rester en famille, mais son devoir de page l'oblige... et puis, n'est-il pas un des héros de la fête, presque à l'égal de Grégoire et de Sylvaine?

« Va, dit mère Robine, voyant son ennui, nous

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sommes plus à l'aise ici. De cette place, je te verrai bien. »

Cependant, les invités entrent sans hâte. Accompagnés par les écuyers, nobles dames et damoiselles prennent place autour de l'autre table, Jehan, entre la châtelaine et Sylvaine, face à Grégoire.

Le festin commence. Après une première assiette de pâté, les civets de lièvre sont servis, accompagnés de pois coulés. Viennent ensuite des perdrix rôties que l'assistance trouve fort à son goût. Les nobles invités dégustent ces mets exquis lentement, tandis que les pauvres manants, peu habitués à si bonne chère, se sont jetés goulûment sur le premier plat et, déjà rassasiés, regardent d'un œil marri ceux qui ont encore assez faim pour toucher aux plats suivants. Pourtant, afin d'égayer l'assistance, entre chaque plat, le bouffon du comte de Beaucaire exécute des sauteries cocasses qui donnent le temps de digérer.

De sa place, Jehan aperçoit les siens qui, à l'aise à présent, font honneur au festin. Quel émerveillement pour père Eloi, quand un écuyer, ayant ouvert un énorme pâté en croûte, s'en échappent une caille et une perdrix vivantes que deux faucons prennent en poursuite dans la salle.

Enfin viennent les desserts : pâtisseries, gaufres,

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raisins de Corinthe, prunes de Damas, à telle profusion et en si belle présentation que les yeux restent émerveillés.

Il est déjà fort tard, dans la nuit, quand l'écuyer annonce qu'on va servir le fameux vin du fief d'Entraygues qui marquera la fin du festin. Alors, messire Grégoire de Gumiane se lève et boit à la santé de tous ses invités, en particulier aux amours de Sylvaine et du chevalier de Montmartel et à la gloire du jongleur à l'étoile.

« Noël!... Noël!... » répond l'assistance.Le moment des réjouissances est venu. En un

clin d'œil, valets et écuyers se précipitent pour enlever tables et couverts. Des sièges sont apportés. Jehan profite de cette effervescence pour se glisser vers ses parents. Mère Robine passe la main sur ses cheveux et murmure, pleine d'admiration :

« Que tu es beau, mon petit Jehan! »Gisquette, Florent, Agnès et Fleurie, eux, ne

tiennent plus en place. N'ont-ils pas ouï dire qu'il y aurait des montreurs de bêtes?

« Est-ce qu'on verra aussi des lutteurs? » s'inquiète Fleurie.

Les flambeaux allumés, le spectacle commence. Pour rendre la fête plus éclatante, messire Grégoire a, en effet, fait venir d'autres jongleurs. Les

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rires emplissent la grand-salle d'échos sonores. Le père Eloi rit de bon cœur. Cher père Eloi! Non, son cœur n'est pas de pierre. S'il rudoyait son fils ce n'était pas méchanceté, mais parce qu'il peinait trop sur la terre ingrate.

Et voici le tour de Jehan. Quand il paraît, coiffé de son « chapel » de rosés où brille l'étoile d'or, les acclamations éclatent.

« Noël!... Noël... »Emu comme il ne l'a jamais été, Jehan s'avance

au bord de l'estrade et, sans orgueil ni vanité, mais parce que c'est la tradition des troubadours, il annonce de sa voix fraîche :

« Nobles dames et gentils seigneurs, faites silence, si vous voulez entendre chansons telles que nul autre jongleur ne vous en chantera. »

Et, ayant accordé sa vielle, il commence, dans un silence religieux. Oh ! le divin chant ! le charme merveilleux de sa voix ! De quelle délicate manière il passe de la triste complainte à la gaie chante-fable!

« Doux Seigneur! murmure mère Robine, mains jointes, lèvres tremblantes, est-il vrai que c'est mon fils! »

Ainsi, pendant une heure, il tient l'assistance tout entière sous le charme de sa voix et de sa vielle

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Et quand, toujours selon la coutume, il annonce: « Ici finissent les chants du jongleur à l'étoile », seigneurs et manants se demandent s'ils ne sortent pas d'un rêve.

Alors, messire Grégoire le rejoint sur l'estrade, lui donne l'accolade et lui couvre les épaules de son propre manteau, signe qu'il reconnaît en lui son égal.

Après quoi, il lui remet trois bourses bourrées d'écus d'or, offertes, l'une par le seigneur

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de Beaucaire, la seconde par celui de Montmaur et la troisième par lui-même.

Etourdi par une surprise si belle, Jehan cherche dans la salle les visages des siens. Il veut sauter à bas de l'estrade pour courir les rejoindre, mais quatre écuyers le saisissent, l'élèvent sur leurs épaules et, triomphalement, lui font faire le tour de la salle.

Enfin libre, il se faufile à travers la foule et retrouve ses parents.

« Père Eloi, mère Robine! dit-il en leur tendant les bourses, ces écus sont à vous. Ce n'est pas seulement pour devenir jongleur que j'ai quitté la Roche-Versée, mais aussi pour vous aider à élever mes frères et sœurs.

— Oh ! proteste mère Robine.— Si, insiste Jehan, prenez-les. Je n'aurais

aucune joie à les garder par-devers moi.— Mais toi, Jehan, n'en auras-tu pas besoin?— Un jongleur n'a besoin que de sa vielle... Je

vous demanderai seulement de remettre quelques écus à Fleurie. Il m'a sauvé de la malefaim, et ses trois petites souris blanches m'ont été si précieuses! »

Pendant ce temps, les valets ont commencé d'enlever les sièges pour les danses qui vont suivre,...

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mais à la porte d'entrée, apparaît un archer qui se dirige vers Grégoire.

« Messire, deux hommes d'armes, à cheval, viennent de se présenter au pont-levis.

— A pareille heure?... Que veulent-ils?— Ils se disent envoyés du roi.— Du roi?... Voilà bien vite dit. A-t-on

seulement vu leurs écus?— Ils portent la fleur de lis. »Messire Grégoire fronce les sourcils. Puis il fait

signe à deux porteurs de torches de l'accompagner et traverse la grand-cour toute baignée de la fraîcheur de la nuit. Sous les remparts, les deux cavaliers attendent, droits sur leurs montures.

« Messire, dit l'un d'eux, que Votre Seigneurie daigne faire abaisser le pont-levis. Nous sommes bien les envoyés du roi, ainsi qu'en témoigne ce parchemin dûment scellé. Excusez-nous de nous présenter si tard, nous nous sommes fourvoyés. »

Les deux cavaliers ont, il est vrai, belle allure et ils s'expriment très courtoisement. Messire Grégoire ordonne qu'on baisse le pont-levis, et les deux hommes d'armes pénètrent dans l'enceinte du château. A la lueur d'une torche, le seigneur d'Entraygues déchiffre le contenu du parchemin. Aussitôt, ses traits se détendent, un sourire illumine son

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visage. Il rentre précipitamment dans la grand-salle et annonce à l'assistance étonnée :

« Nobles dames et chevaliers, sur l'heure, vient de nous arriver une grande nouvelle. Sa Majesté le Roi, de passage en Avignon, au retour d'Espagne, a entendu vanter les mérites du jongleur à l'Etoile. Il demande que celui-ci lui soit présenté. Il l'envoie quérir par deux messagers qui attendent dans la cour du château. »

La nouvelle est si extraordinaire, en effet, que Jehan, abasourdi, ne sait plus ce qui lui arrive... Chanter devant le roi! C'est mille fois plus beau que le plus beau des rêves. Il se trouve de nouveau entouré, complimenté, prisonnier de ses admirateurs.

« Mon petit Jehan ! s'écrie mère Robine, moi aussi, je crois rêver. Toi, mon fils, chanter devant le roi!... »

Cependant, les deux cavaliers, qui viennent d'être introduits dans la grand-salle, expliquent qu'ils ont perdu beaucoup de temps en se fourvoyant dans la campagne, et qu'ils doivent repartir au plus tôt... avec Jehan, car le roi doit quitter Avignon le lendemain.

Déjà partir! A son immense joie, Jehan voit succéder le chagrin de la séparation. Quitter

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Grégoire! Quitter les siens! Un voile ternit la belle lumière de son étoile. Mais Grégoire le console:

« Jehan, il faut suivre ton destin. Va chanter devant le roi. Va verser la poésie de ton âme au cœur des hommes. Quand, de province en province, tu auras parcouru le royaume, tu verras alors combien plus doux encore te paraîtra le retour à la cabane de ton père. »

Tout le monde veut assister aux rapides préparatifs de départ. Ce ne sont qu'allées et venues de torches et de flambeaux. Au moment des adieux, bien des yeux se mouillent. Mère Robine embrasse une dernière fois son fils avant qu'il bondisse en selle.

Le pont-levis est abaissé. Les deux envoyés et Jehan saluent l'assistance et franchissent les fossés.

Déjà, ils entrent dans la nuit étoilée quand le cheval de Jehan fait un écart. Une forme immobile se tient au bord du sentier, sous le château. L'enfant saute à terre.

« Qui est là? »Une voix répond :« N'aie crainte, Jehan des Huttes, ne me

reconnais-tu pas?— Oh!... Loys! »Oui, c'est lui, le lépreux, sous son éternelle

housse grise.

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« Oh! Jehan, s'écrie-t-il, quand j'ai su, par un messager, ce que tu étais devenu et que tu allais jouer et chanter au château d'Entraygues, je n'ai pu me retenir. Je suis venu jusque sous ses remparts... et j'ai eu la chance d'entendre, de loin, le son de ta voix et celui de ta vielle.

— Loys! c'est à vous que je dois tout cela.— Laisse-moi te dire mon bonheur de te revoir.

Va, Jehan, ne me plains plus. Je sais à présent que je ne mourrai point, puisque tes doigts ont remplacé les miens sur ma chère vielle. Va vers le bonheur, vers la gloire, mais n'oublie jamais, là-haut, cette belle étoile qui te guide.

— Loys!... Loys!... »Dans un élan fou, Jehan voudrait étreindre son

vieil ami. La crécelle l'arrête. Oh! pourquoi, entre eux, ce terrible mal?

Alors, il élève ses deux mains jointes vers le lépreux et celui-ci, à son tour, élève les siennes. C'est tout leur adieu.

Pressé par les cavaliers, impatients de repartir, Jehan remonte en selle. Et laissant derrière elle les hautes tours du château d'Entraygues, la troupe se remet en marche dans la nuit, sous la clarté du « Chemin de Saint-Jacques » qui, là-haut, déploie sa longue traîne d'étoiles.

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ŒUVRES COMPLETES (Années)

Paul-Jacques Bonzon

ANNEE TITRE EDITEUR ILLUSTRATEUR1951 LE VIKING AU BRACELET D'ARGENT G.P. Rouge et Or Henri DIMPRE1953 LOUTSI-CHIEN Collection Primevère Louis LAFFOND1953 DU GUI POUR CHRISTMAS BOURRELIER-HACHETTE Maguy LAPORTE1953 MAMADI MAGNARD EDITEUR Christian FONTUGNE1954 FAN-LÔ SUDEL EDITEUR JEAN TRUBERT1954 LE JONGLEUR A L'ETOILE HACHETTE Jeanne HIVES1955 DELPH LE MARIN SUDEL EDITEUR Claude JUILLARD1955 LES ORPHELINS DE SIMITRA HACHETTE Albert CHAZELLE1956 LA BALLERINE DE MAJORQUE BIBLIOTHEQUE ROSE Paul DURAND1956 LE PETIT PASSEUR DU LAC HACHETTE JACQUES POIRIER1957 MON VERCORS EN FEU SUDEL EDITEUR Igor ARNSTAM1957 LA PROMESSE DE PRIMEROSE HACHETTE PAUL DURAND1957 LA DISPARUE DE MONTELIMAR HACHETTE Philippe DAURE1958 LA PRINCESSE SANS NOM HACHETTE J-P ARIEL1958 L'EVENTAIL DE SEVILLE BIBLIOTHEQUE VERTE François BATET1959 UN SECRET DANS LA NUIT POLAIRE Editions Delagrave Henri DIMPRE1960 LE CHEVAL DE VERRE IDEAL-BIBLIOTHEQUE François BATET1960 LA CROIX D'OR DE SANTA-ANNA IDEAL-BIBLIOTHEQUE Albert CHAZELLE1960 LA ROULOTTE DU BONHEUR DELAGRAVE Daniel DUPUY1960 CONTES DE L’HIVER BIAS Romain Simon1961 LES COMPAGNONS DE LA CROIX-ROUSSE BIBLIOTHEQUE VERTE Albert CHAZELLE1961 J'IRAI A NAGASAKI BIBLIOTHEQUE VERTE Albert CHAZELLE1962 LE VOYAGEUR SANS VISAGE BIBLIOTHEQUE VERTE Albert CHAZELLE1962 TOUT-FOU BIBLIOTHEQUE ROSE Jeanne HIVES1962 LE CHALET DU BONHEUR DELAGRAVE Daniel DUPUY1962 LES SIX COMPAGNONS ET LA PILE ATOMIQUE BIBLIOTHEQUE VERTE Albert CHAZELLE1963 LES SIX COMPAGNONS ET L'HOMME AU GANT BIBLIOTHEQUE VERTE Albert CHAZELLE1963 LES SIX COMPAGNONS AU GOUFFRE MARZAL BIBLIOTHEQUE VERTE Albert CHAZELLE1963 LES SIX COMPAGNONS ET L'HOMME DES NEIGES BIBLIOTHEQUE VERTE Albert CHAZELLE1964 LES SIX COMPAGNONS ET LE PIANO A QUEUE BIBLIOTHEQUE VERTE Albert CHAZELLE1964 LES SIX COMPAGNONS ET LA PERRUQUE ROUGE BIBLIOTHEQUE VERTE Albert CHAZELLE1964 LA FAMILLE HLM ET L'ÂNE TULIPE (Où est passé l'âne tulipe?) BIBLIOTHEQUE ROSE Jacques FROMONT1964 LA MAISON AUX MILLE BONHEURS DELAGRAVE Daniel DUPUY1965 LES SIX COMPAGNONS ET LE PETIT RAT DE L'OPERA BIBLIOTHEQUE VERTE Albert CHAZELLE1965 LES SIX COMPAGNONS ET LE CHATEAU MAUDIT BIBLIOTHEQUE VERTE Albert CHAZELLE1965 LE SECRET DE LA MALLE ARRIERE (HLM n°2) BIBLIOTHEQUE ROSE Jacques FROMONT1966 LES SIX COMPAGNONS ET L'ANE VERT BIBLIOTHEQUE VERTE Albert CHAZELLE1966 LES SIX COMPAGNONS ET LE MYSTERE DU PARC BIBLIOTHEQUE VERTE Albert CHAZELLE1966 LES ETRANGES LOCATAIRES (HLM n°3) BIBLIOTHEQUE ROSE Jacques FROMONT1966 L'HOMME A LA VALISE JAUNE BIBLIOTHEQUE ROSE Jacques FROMONT1967 LES SIX COMPAGNONS ET L'AVION CLANDESTIN BIBLIOTHEQUE VERTE Albert CHAZELLE1967 CONTES DE MON CHALET EDITIONS BIAS Romain SIMON1967 VOL AU CIRQUE (HLM n°4) BIBLIOTHEQUE ROSE Jacques FROMONT1967 POMPON LE PETIT ANE DES TROPIQUES (avec M. Pédoja) DELAGRAVE Romain SIMON1967 LE MARCHAND DE COQUILLAGES (HLM) BIBLIOTHEQUE ROSE Jacques FROMONT1967 RUE DES CHATS SANS QUEUE (HLM) BIBLIOTHEQUE ROSE Jacques FROMONT1967 LE RELAIS DES CIGALES DELAGRAVE Daniel DUPUY1968 LUISA CONTRE-ATTAQUE (HLM n°7) BIBLIOTHEQUE ROSE Jacques FROMONT1968 LES SIX COMPAGNONS A SCOTLAND YARD BIBLIOTHEQUE VERTE Albert CHAZELLE1968 LES SIX COMPAGNONS ET L'EMETTEUR PIRATE BIBLIOTHEQUE VERTE Albert CHAZELLE1968 LE CHATEAU DE POMPON DELAGRAVE Romain SIMON1969 LES AVENTURES DE SATURNIN BIBLIOTHEQUE ROSE PIERRE LEROY1969 SATURNIN ET LE VACA VACA BIBLIOTHEQUE ROSE PIERRE LEROY1969 LES SIX COMPAGNONS ET LE SECRET DE LA CALANQUE BIBLIOTHEQUE VERTE Albert CHAZELLE1969 LES SIX COMPAGNONS ET LES AGENTS SECRETS BIBLIOTHEQUE VERTE Albert CHAZELLE1969 UN CHEVAL SUR UN VOLCAN (HLM) BIBLIOTHEQUE ROSE Jacques FROMONT1969 POMPON A LA VILLE DELAGRAVE Romain SIMON1969 LE PERROQUET ET SON TRESOR (HLM) BIBLIOTHEQUE ROSE Jacques FROMONT

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1969 QUATRE CHATS ET LE DIABLE (HLM) BIBLIOTHEQUE ROSE Jacques FROMONT1970 LE BATEAU FANTOME (HLM) BIBLIOTHEQUE ROSE Jacques FROMONT1970 LES SIX COMPAGNONS ET LES PIRATES DU RAIL BIBLIOTHEQUE VERTE Albert CHAZELLE1970 LES SIX COMPAGNONS ET LA DISPARUE DE MONTELIMAR BIBLIOTHEQUE VERTE Albert CHAZELLE1970 LE JARDIN DE PARADIS DELAGRAVE Romain SIMON1970 L'HOMME AUX SOURIS BLANCHES (HLM) BIBLIOTHEQUE ROSE Jacques FROMONT1971 SOLEIL DE MON ESPAGNE IDEAL-BIBLIOTHEQUE François BATET1971 LES SIX COMPAGNONS ET LES ESPIONS DU CIEL BIBLIOTHEQUE VERTE Maurice PAULIN1971 LES SIX COMPAGNONS ET LA PRINCESSE NOIRE BIBLIOTHEQUE VERTE Maurice PAULIN1971 LES SIX COMPAGNONS ET LA BRIGADE VOLANTE BIBLIOTHEQUE VERTE Maurice PAULIN1971 YANI DELAGRAVE Romain SIMON1972 CONTES DE L’HIVER EDITIONS BIAS Romain SIMON1972 LE SECRET DU LAC ROUGE (HLM) BIBLIOTHEQUE ROSE Jacques FROMONT1972 LES SIX COMPAGNONS A LA TOUR EIFFEL BIBLIOTHEQUE VERTE Maurice PAULIN1972 L'HOMME A LA TOURTERELLE (HLM) BIBLIOTHEQUE ROSE Jacques FROMONT1973 SLALOM SUR LA PISTE NOIRE (HLM) BIBLIOTHEQUE ROSE Jacques FROMONT1973 LES SIX COMPAGNONS ET L'OEIL D'ACIER BIBLIOTHEQUE VERTE Maurice PAULIN1973 LES SIX COMPAGNONS EN CROISIERE BIBLIOTHEQUE VERTE Maurice PAULIN1974 LES SIX COMPAGNONS ET LES VOIX DE LA NUIT BIBLIOTHEQUE VERTE Maurice PAULIN1974 LES SIX COMPAGNONS SE JETTENT A L'EAU BIBLIOTHEQUE VERTE Maurice PAULIN1974 LES ESPIONS DU X-35 (HLM) BIBLIOTHEQUE ROSE Jacques FROMONT1975 LE CIRQUE ZIGOTO DELAGRAVE Romain SIMON1975 LE RENDEZ-VOUS DE VALENCE les veillées des chaumières ???1975 LES SIX COMPAGNONS DEVANT LES CAMERAS BIBLIOTHEQUE VERTE Robert BRESSY1975 LES SIX COMPAGNONS DANS LA CITADELLE BIBLIOTHEQUE VERTE Maurice PAULIN1975 LA ROULOTTE DE L'AVENTURE (HLM) BIBLIOTHEQUE ROSE Jacques FROMONT1976 LES SIX COMPAGNONS ET LA CLEF-MINUTE BIBLIOTHEQUE VERTE Maurice PAULIN1976 DIABOLO LE PETIT CHAT BIBLIOTHEQUE ROSE Pierre DESSONS1976 DIABOLO ET LA FLEUR QUI SOURIT BIBLIOTHEQUE ROSE Pierre DESSONS1976 DIABOLO POMPIER BIBLIOTHEQUE ROSE Pierre DESSONS1976 LES SIX COMPAGNONS AU TOUR DE FRANCE BIBLIOTHEQUE VERTE Robert BRESSY1976LE CAVALIER DE LA MER (HLM) BIBLIOTHEQUE ROSE Jacques FROMONT1977 LES SIX COMPAGNONS AU CONCOURS HIPPIQUE BIBLIOTHEQUE VERTE Maurice PAULIN1977 LES SIX COMPAGNONS ET LES PIROGUIERS BIBLIOTHEQUE VERTE Maurice PAULIN1977 DIABOLO ET LE CHEVAL DE BOIS BIBLIOTHEQUE ROSE Pierre DESSONS1977 L'HOMME AU NOEUD PAPILLON (HLM) BIBLIOTHEQUE ROSE Jacques FROMONT1977 DIABOLO JARDINIER BIBLIOTHEQUE ROSE Pierre DESSONS1978 LES SIX COMPAGNONS AU VILLAGE ENGLOUTI BIBLIOTHEQUE VERTE Maurice PAULIN1978 DIABOLO PATISSIER BIBLIOTHEQUE ROSE Pierre DESSONS1978 LES SIX COMPAGNONS ET LE CIGARE VOLANT BIBLIOTHEQUE VERTE Robert BRESSY1978 AHMED ET MAGALI DELAGRAVE Monique GORDE1979 LES SIX COMPAGNONS ET LES SKIEURS DE FOND BIBLIOTHEQUE VERTE Robert BRESSY1979 LES SIX COMPAGNONS ET LA BOUTEILLE A LA MER BIBLIOTHEQUE VERTE Robert BRESSY1979 DIABOLO SUR LA LUNE BIBLIOTHEQUE ROSE Pierre DESSONS1980 LES SIX COMPAGNONS ET LES BEBES PHOQUES BIBLIOTHEQUE VERTE Robert BRESSY1980 LES SIX COMPAGNONS DANS LA VILLE ROSE BIBLIOTHEQUE VERTE Robert BRESSY

THEATRE1953 Coquette chambre à louer 1954 Camping interdit1954 L'insécurité sociale 1956 Les Carottes des Champs-Elysées 1956 Nous les avons vus 1956 Aux urnes, citoyennes ! 1957 Permis de conduire à tout âge 1957 La nuit du 3 mars 1957 Madame a son robot 1957 Plus on est de fous??? Devant le rideau

NOUVELLES 1952 Le Grand Linceul Blanc

(Francs Jeux Africains n°16 du 20 novembre 1952)1953 Les monstres de Maladetta

(Francs Jeux pour les garçons No 174 du 15 Aout 1953) 1959 Le chamois de Zimmis

Publiée dans le numéro 30 du 26 juillet 1959 "Ames Vaillantes" , illustrations de Yvan Marié (illustrateur attitré des Editions Fleurus).

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??? Le père Noël n'avait pas six ans

ŒUVRES COMPLETES (Thèmes)

Paul-Jacques Bonzon

ANNEE TITRE EDITEUR ILLUSTRATEUR

Série : Hors série (23)

1951 LE VIKING AU BRACELET D'ARGENT G.P. Rouge et Or Henri DIMPRE1953 LOUTSI-CHIEN Collection Primevère Louis LAFFOND1953 DU GUI POUR CHRISTMAS BOURRELIER-HACHETTE Maguy LAPORTE1953 MAMADI MAGNARD EDITEUR Christian FONTUGNE1954 FAN-LÔ SUDEL EDITEUR JEAN TRUBERT1954 LE JONGLEUR A L'ETOILE HACHETTE Jeanne HIVES1955 DELPH LE MARIN SUDEL EDITEUR Claude JUILLARD1955 LES ORPHELINS DE SIMITRA HACHETTE Albert CHAZELLE1956 LA BALLERINE DE MAJORQUE BIBLIOTHEQUE ROSE Paul DURAND1956 LE PETIT PASSEUR DU LAC HACHETTE JACQUES POIRIER1957 MON VERCORS EN FEU SUDEL EDITEUR Igor ARNSTAM1957 LA PROMESSE DE PRIMEROSE HACHETTE PAUL DURAND1957 LA DISPARUE DE MONTELIMAR HACHETTE Philippe DAURE1958 LA PRINCESSE SANS NOM HACHETTE J-P ARIEL1958 L'EVENTAIL DE SEVILLE BIBLIOTHEQUE VERTE François BATET1959 UN SECRET DANS LA NUIT POLAIRE Editions Delagrave Henri DIMPRE1960 LE CHEVAL DE VERRE IDEAL-BIBLIOTHEQUE François BATET1960 LA CROIX D'OR DE SANTA-ANNA IDEAL-BIBLIOTHEQUE Albert CHAZELLE1961 J'IRAI A NAGASAKI BIBLIOTHEQUE VERTE Albert CHAZELLE1962 LE VOYAGEUR SANS VISAGE BIBLIOTHEQUE VERTE Albert CHAZELLE1962 TOUT-FOU BIBLIOTHEQUE ROSE Jeanne HIVES1971 SOLEIL DE MON ESPAGNE IDEAL-BIBLIOTHEQUE François BATET1975 LE RENDEZ-VOUS DE VALENCE les veillées des chaumières ???

Série : Contes (2)

1960 CONTES DE L’HIVER BIAS Romain Simon1967 CONTES DE MON CHALET EDITIONS BIAS Romain SIMON

Série : Scolaire (11)

1960 LA ROULOTTE DU BONHEUR DELAGRAVE Daniel DUPUY1962 LE CHALET DU BONHEUR DELAGRAVE Daniel DUPUY1964 LA MAISON AUX MILLE BONHEURS DELAGRAVE Daniel DUPUY1967 POMPON LE PETIT ANE DES TROPIQUES (avec M. Pédoja) DELAGRAVE Romain SIMON1967 LE RELAIS DES CIGALES DELAGRAVE Daniel DUPUY1968 LE CHATEAU DE POMPON DELAGRAVE Romain SIMON1969 POMPON A LA VILLE DELAGRAVE Romain SIMON1970 LE JARDIN DE PARADIS DELAGRAVE Romain SIMON1971 YANI DELAGRAVE Romain SIMON1975 LE CIRQUE ZIGOTO DELAGRAVE Romain SIMON1978 AHMED ET MAGALI DELAGRAVE Monique GORDE

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Série : Les Six Compagnons, Mady et Kafi (38)

1961 LES COMPAGNONS DE LA CROIX-ROUSSE BIBLIOTHEQUE VERTE Albert CHAZELL1962 LES SIX COMPAGNONS ET LA PILE ATOMIQUE BIBLIOTHEQUE VERTE Albert CHAZELLE1963 LES SIX COMPAGNONS ET L'HOMME AU GANT BIBLIOTHEQUE VERTE Albert CHAZELLE1963 LES SIX COMPAGNONS AU GOUFFRE MARZAL BIBLIOTHEQUE VERTE Albert CHAZELLE1963 LES SIX COMPAGNONS ET L'HOMME DES NEIGES BIBLIOTHEQUE VERTE Albert CHAZELLE1964 LES SIX COMPAGNONS ET LE PIANO A QUEUE BIBLIOTHEQUE VERTE Albert CHAZELLE1964 LES SIX COMPAGNONS ET LA PERRUQUE ROUGE BIBLIOTHEQUE VERTE Albert CHAZELLE1965 LES SIX COMPAGNONS ET LE PETIT RAT DE L'OPERA BIBLIOTHEQUE VERTE Albert CHAZELLE1965 LES SIX COMPAGNONS ET LE CHATEAU MAUDIT BIBLIOTHEQUE VERTE Albert CHAZELLE1966 LES SIX COMPAGNONS ET L'ANE VERT BIBLIOTHEQUE VERTE Albert CHAZELLE1966 LES SIX COMPAGNONS ET LE MYSTERE DU PARC BIBLIOTHEQUE VERTE Albert CHAZELLE1967 LES SIX COMPAGNONS ET L'AVION CLANDESTIN BIBLIOTHEQUE VERTE Albert CHAZELLE1968 LES SIX COMPAGNONS A SCOTLAND YARD BIBLIOTHEQUE VERTE Albert CHAZELLE1968 LES SIX COMPAGNONS ET L'EMETTEUR PIRATE BIBLIOTHEQUE VERTE Albert CHAZELLE1969 LES SIX COMPAGNONS ET LE SECRET DE LA CALANQUE BIBLIOTHEQUE VERTE Albert CHAZELLE1969 LES SIX COMPAGNONS ET LES AGENTS SECRETS BIBLIOTHEQUE VERTE Albert CHAZELLE1970 LES SIX COMPAGNONS ET LES PIRATES DU RAIL BIBLIOTHEQUE VERTE Albert CHAZELLE1970 LES SIX COMPAGNONS ET LA DISPARUE DE MONTELIMAR BIBLIOTHEQUE VERTE Albert CHAZELLE1971 LES SIX COMPAGNONS ET LES ESPIONS DU CIEL BIBLIOTHEQUE VERTE Maurice PAULIN1971 LES SIX COMPAGNONS ET LA PRINCESSE NOIRE BIBLIOTHEQUE VERTE Maurice PAULIN1971 LES SIX COMPAGNONS ET LA BRIGADE VOLANTE BIBLIOTHEQUE VERTE Maurice PAULIN1972 LES SIX COMPAGNONS A LA TOUR EIFFEL BIBLIOTHEQUE VERTE Maurice PAULIN1973 LES SIX COMPAGNONS ET L'OEIL D'ACIER BIBLIOTHEQUE VERTE Maurice PAULIN1973 LES SIX COMPAGNONS EN CROISIERE BIBLIOTHEQUE VERTE Maurice PAULIN1974 LES SIX COMPAGNONS ET LES VOIX DE LA NUIT BIBLIOTHEQUE VERTE Maurice PAULIN1974 LES SIX COMPAGNONS SE JETTENT A L'EAU BIBLIOTHEQUE VERTE Maurice PAULIN1975 LES SIX COMPAGNONS DEVANT LES CAMERAS BIBLIOTHEQUE VERTE Robert BRESSY1975 LES SIX COMPAGNONS DANS LA CITADELLE BIBLIOTHEQUE VERTE Maurice PAULIN1976 LES SIX COMPAGNONS ET LA CLEF-MINUTE BIBLIOTHEQUE VERTE Maurice PAULIN1976 LES SIX COMPAGNONS AU TOUR DE FRANCE BIBLIOTHEQUE VERTE Robert BRESSY1977 LES SIX COMPAGNONS AU CONCOURS HIPPIQUE BIBLIOTHEQUE VERTE Maurice PAULIN1977 LES SIX COMPAGNONS ET LES PIROGUIERS BIBLIOTHEQUE VERTE Maurice PAULIN1978 LES SIX COMPAGNONS AU VILLAGE ENGLOUTI BIBLIOTHEQUE VERTE Maurice PAULIN1978 LES SIX COMPAGNONS ET LE CIGARE VOLANT BIBLIOTHEQUE VERTE Robert BRESSY1979 LES SIX COMPAGNONS ET LES SKIEURS DE FOND BIBLIOTHEQUE VERTE Robert BRESSY1979 LES SIX COMPAGNONS ET LA BOUTEILLE A LA MER BIBLIOTHEQUE VERTE Robert BRESSY1980 LES SIX COMPAGNONS ET LES BEBES PHOQUES BIBLIOTHEQUE VERTE Robert BRESSY1980 LES SIX COMPAGNONS DANS LA VILLE ROSE BIBLIOTHEQUE VERTE Robert BRESSY

Série : La famille HLM (20)

1964 LA FAMILLE HLM ET L'ÂNE TULIPE (Où est passé l'âne tulipe?) BIBLIOTHEQUE ROSE Jacques FROMONT1965 LE SECRET DE LA MALLE ARRIERE (HLM n°2) BIBLIOTHEQUE ROSE Jacques FROMONT1966 LES ETRANGES LOCATAIRES (HLM n°3) BIBLIOTHEQUE ROSE Jacques FROMONT1966 L'HOMME A LA VALISE JAUNE BIBLIOTHEQUE ROSE Jacques FROMONT1967 VOL AU CIRQUE (HLM n°4) BIBLIOTHEQUE ROSE Jacques FROMONT1967 LE MARCHAND DE COQUILLAGES (HLM) BIBLIOTHEQUE ROSE Jacques FROMONT1967 RUE DES CHATS SANS QUEUE (HLM) BIBLIOTHEQUE ROSE Jacques FROMONT1968 LUISA CONTRE-ATTAQUE (HLM n°7) BIBLIOTHEQUE ROSE Jacques FROMONT1969 UN CHEVAL SUR UN VOLCAN (HLM) BIBLIOTHEQUE ROSE Jacques FROMONT1969 LE PERROQUET ET SON TRESOR (HLM) BIBLIOTHEQUE ROSE Jacques FROMONT1969 QUATRE CHATS ET LE DIABLE (HLM) BIBLIOTHEQUE ROSE Jacques FROMONT1970 LE BATEAU FANTOME (HLM) BIBLIOTHEQUE ROSE Jacques FROMONT1970 L'HOMME AUX SOURIS BLANCHES (HLM) BIBLIOTHEQUE ROSE Jacques FROMONT1972 L'HOMME A LA TOURTERELLE (HLM) BIBLIOTHEQUE ROSE Jacques FROMONT1972 LE SECRET DU LAC ROUGE (HLM) BIBLIOTHEQUE ROSE Jacques FROMONT1973 SLALOM SUR LA PISTE NOIRE (HLM) BIBLIOTHEQUE ROSE Jacques FROMONT1974 LES ESPIONS DU X-35 (HLM) BIBLIOTHEQUE ROSE Jacques FROMONT1975 LA ROULOTTE DE L'AVENTURE (HLM) BIBLIOTHEQUE ROSE Jacques FROMONT

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1976 LE CAVALIER DE LA MER (HLM) BIBLIOTHEQUE ROSE Jacques FROMONT1977 L'HOMME AU NOEUD PAPILLON (HLM) BIBLIOTHEQUE ROSE Jacques FROMONT

Série : Saturnin (2)

1969 LES AVENTURES DE SATURNIN BIBLIOTHEQUE ROSE PIERRE LEROY1969 SATURNIN ET LE VACA VACA BIBLIOTHEQUE ROSE PIERRE LEROY

Série : Diabolo (7)

1976 DIABOLO LE PETIT CHAT BIBLIOTHEQUE ROSE Pierre DESSONS1976 DIABOLO ET LA FLEUR QUI SOURIT BIBLIOTHEQUE ROSE Pierre DESSONS1976 DIABOLO POMPIER BIBLIOTHEQUE ROSE Pierre DESSONS1977 DIABOLO ET LE CHEVAL DE BOIS BIBLIOTHEQUE ROSE Pierre DESSONS1977 DIABOLO JARDINIER BIBLIOTHEQUE ROSE Pierre DESSONS1978 DIABOLO PATISSIER BIBLIOTHEQUE ROSE Pierre DESSONS1979 DIABOLO SUR LA LUNE BIBLIOTHEQUE ROSE Pierre DESSONS

Série : Théatre (11)

THEATRE1953 Coquette chambre à louer 1954 Camping interdit1954 L'insécurité sociale 1956 Les Carottes des Champs-Elysées 1956 Nous les avons vus 1956 Aux urnes, citoyennes ! 1957 Permis de conduire à tout âge 1957 La nuit du 3 mars 1957 Madame a son robot 1957 Plus on est de fous??? Devant le rideau

Série : Nouvelle (4)

NOUVELLES 1952 Le Grand Linceul Blanc

(Francs Jeux Africains n°16 du 20 novembre 1952)1953 Les monstres de Maladetta

(Francs Jeux pour les garçons No 174 du 15 Aout 1953) 1959 Le chamois de Zimmis

Publiée dans le numéro 30 du 26 juillet 1959 "Ames Vaillantes" , illustrations de Yvan Marié (illustrateur attitré des Editions Fleurus).??? Le père Noël n'avait pas six ans

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ŒUVRES COMPLETES

Paul-Jacques Bonzon

9 Séries

118 livres écrits

Série : Hors série (23)

Série : Contes (2)

Série : Scolaire (11)

Série : Les Six Compagnons, Mady et Kafi (38)Série : La famille HLM (20)Série : Saturnin (2)Série : Diabolo (7)

Série : Théâtre (11)

Série : Nouvelle (4)

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