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DU MÊME AUTEUR 

chez le même éditeur 

La Promesse de Primerose.  Idéal-Bibliothèque.

Le Petit Passeur du Lac. Idéal-Bibliothèque.

Les Orphelins de Simitra Idéal-Bibliothèque

(Prix « Enfance du Monde » 1955.)Le Jongleur à l'Étoile.  Bibliothèque Rose

La Ballerine de Majorque.  Bibliothèque Hachette.

La Disparue de Montélimar. Bibliothèque Hachette.

autres ouvrages

Loutzi-Chien.  Bourrelier éditeur.Delph le Marin. Sudel éditeur.

Fan-Lo. Sudel éditeur.

Mamadi. Magnard éditeur.

Du Gui pour Christmas Bourrelier éditeur.

(Second prix « Jeunesse » 1955.)

Le Viking au Bracelet d'Argent. G. P. éditeur.

Mon Vercors en Feu. Sudel éditeur.

 

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PAUL-JACQUES BONZON

LA PRINCESSESANS NOM

ILLUSTRATIONS DE J.-P. ARIEL

HACHETTE

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TABLE DES MATIÈRES

CHAPITRE 

I. Une barque dans les joncs 5 II. Dolaine 12

III. Quel est ce jeune cavalier? 20

IV. Guillaume de Romorantin 32V. Le Grand voyage 45

VI. Un certain petit coffret d'argent 52VII. Les Mendiants de Florence 62

VIII. Pietro 71IX. La fête des Colombes 84X. Carlotta 89

XI. La Bonne Angela 102XII. Où vas-tu, Dolaine? 112

XIII. Guillaume, ou es-tu? 119XIV. Les Marais de Marignan 130XV. Un extraordinaire hasard 137

XVI. La robe vénitienne 150XVII. Le secret du coffret 163

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I

UNE BARQUE DANS LES JONCS

LE  TAILLEUR  de pierres ouvrit la porte, fronça les sourcils etdit, entre les dents :

« Damné brouillard ! on ne voit rien à vingt toises devantsoi, comme si l'île et le fleuve n'existaient plus. »

II remonta le collet de son pourpoint en rude toile ets'éloigna portant sur son dos le sac contenant ses ciseaux detailleur de pierres, sa mailloche et le morceau de pain bis qu'ilmangerait à midi, adossé au mur de la chapelle.

« Maudit brouillard! fit-il encore en trébuchant sur unevieille racine cachée dans l'herbe comme un serpent. Pourvu quele soleil arrive à percer ces mauvaises nuées! »

A la pointe de l'île s'appuyait le pont, le nouveau pont de

 pierre qui traversait le petit bras de Loire et joignait l’ile

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à Amboise. La brume était si serrée que le tailleur de pierresse demanda si, dans la nuit, les eaux galopantes du fleuve n'enavaient pas emporté les piles. Non, le nouveau pont était solide.

Il découvrit tout à coup la première arche perdue dans lagrisaille. A cette heure matinale, le pont était désert. Cependant iln'avait pas fait trente pas qu'il crut entendre un petit cri venu de larive la plus proche. Jérôme Parce distinguait les cris de tous lesanimaux qui vivaient dans l'île. Il ne reconnut pas celui-là. Cen'était l'appel ni d'un pivert, ni d'une sarcelle, ni d'un héron.

« Bah! tu rêves, Jérôme, voilà que le brouillard te trouble lacervelle. »

Cependant, au milieu du pont, il s'arrêta :« Non, ce n'était pas un cri de bête; on aurait plutôt dit... »Il fit demi-tour, descendit sur la berge, examina la rive du

fleuve. Tout à coup, parmi les roseaux et les joncs, il découvritune barque, une petite barque à fond plat et bout relevé, attachéeau rivage par une corde.

« Par la Croix-Dieu! cette barque n'est point vide! »Il tira sur la corde, amena la nacelle qui tangua comme une

caravelle en haute mer. Au fond, sous la planche, reposait unesorte de gros paquet. Comme il s'approchait, des cris .aigus s'enéchappèrent.

« Par la Croix-Dieu! un enfantelet!... »C'était un enfant de cinq ou six mois, pas davantage,

soigneusement enveloppé dans des linges. Il était rouge d'avoir longtemps pleuré et criait de faim sans doute.

« Pauvret, fit le tailleur de pierres, qui donc t'a amené là? »Il prit l'enfant dans ses bras, le regarda et courut chez lui.« Femme! vois ce que je viens de trouver à l'entrée du pont,

au fond d'une barquette. »Corinne Parce leva les bras au ciel et sortit le marmot de ses

linges où perlaient de fines gouttelettes de brouillard.« Où l'as-tu trouvé? — Je te le dis, près de la grande arche du pont, au fond d'une

nacelle.

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 — C'est une fille. Qui a bien pu l'abandonner? » JérômeParce haussa les épaules en signe d'ignorance

et, reprenant son sac :

« II faut que je me hâte. Occupe-t'en; donne-lui de la bouilliede froment et du lait de chèvre. Ce soir, à mon retour, nousverrons ce que nous devons faire. »

II repartit dans le brouillard. Au bout du pont il atteignit la petite ville d'Amboise dont les blanches maisons, en bordure deLoire, se confondaient toutes dans la brume. Tournant à gauche-main, il prit une courte montée et arriva devant la grande porte duchâteau.

« Halte! Qui est là? — Jérôme Parce, le tailleur de pierres. — Entre! »II était en retard. Dans la grande cour retentissait déjà le bruit

des marteaux et des maillets.« Holà! maître Jérôme, lui lança quelqu'un en riant, ne

trouvais-tu point l'entrée du pont neuf? »Jérôme sourit et ne répondit pas. En hâte il déballa ses outils

et se mit à la besogne. La veille, les carriers avaient apporté quatrelourds charrois de pierre blanche. L'ouvrage ne manquait pas.Durant tout le jour, il frappa, tailla, sculpta, polit la belle pierrelisse de Touraine qui servirait à édifier la nouvelle chapelle du roidont les murs s'élevaient déjà à « corps d'homme ».

Jérôme Parce aimait son métier avec passion. Pour rien aumonde il n'en eût changé. Sa plus grande joie était de voir sortir 

sous son ciseau des volutes ou des figures de pierre. Il était fier de penser que cette chapelle serait un peu son œuvre et que plus tard,quand il reposerait à dix pieds sous terre, ses fleurs de pierrevivraient toujours.

Mais aujourd'hui il ne pensait guère à son travail. Il étaitmême si préoccupé qu'à deux reprises le maillet manqua la tête duciseau et faillit lui écraser les doigts.

« Qui est cet enfantelet? se redisait-il, et pourquoi l’a-t-on

déposé en cet endroit à cent pieds de ma maison? »

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Amboise. Il guerroie souvent en Italie. — Ah! oui, en Italie. Tu m'as souvent parlé de ce pays,

 père Jérôme, est-ce vraiment si beau?

 — Hélas ! je ne l'ai jamais vu et sans doute ne leconnaîtrai-je jamais. On le dit couvert de palais merveilleux etceux qui en sont revenus gardent dans leurs yeux l'éblouissementde ces merveilles.

 — Est-ce bien loin? — Les plus robustes chevaux ne l'atteindraient pas en

deux semaines. — Ah! » faisait Dolaine qui se représentait mal pareil

éloignement, elle qui n'avait jamais quitté l'île Saint-Jean.Plusieurs années passèrent encore. Dolaine avait maintenant

douze ans. Elle était grande pour son âge mais aussi mince que lesroseaux des bords de Loire. L'île Saint-Jean devenait bien étroite pour son cœur inassouvi. Elle se faisait de plus en plus sauvage, passant de longues journées à courir pieds nus dans la campagne,ne rentrant qu'à l'heure où elle savait retrouver père Jérôme. Puiselle prit l'habitude d'aller l'attendre jusqu'aux remparts du château.

« Dolaine, la grondait alors le tailleur de pierres, tu sais pourtant que je te défends d'entrer dans la ville à la nuit venue. Tun'as donc aucune crainte des marauds? »

Dolaine éclatait de rire. Les marauds! les détrousseurs degens! les voleurs d'enfants!... Elle s'en moquait bien. Est-ce qu'onenlève les filles laides comme elle? Car elle était laide. On le luiavait assez répété à la maison. Que de fois ses sœurs aînées, pour 

la vexer, s'étaient moquées de ses cheveux ébouriffés, de ses jambes trop grêles. Les premières fois, elle s'était rebiffée en tirantla langue, en répondant aux coups de langue par des coups degriffe, de terribles coups de griffe, mais elle n'avait réussi qu'à sefaire traiter de méchante fille sans cœur.

Ainsi, donnant la main à père Jérôme, elle rentrait dans l'îleavec lui. C'était, pour elle, le seul doux moment de la

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III

QUEL EST CE JEUNE CAVALIER?

PÈRE  JÉRÔME avait presque dit vrai. Connaissant lesecret de sa vie, il était plus aisé à Dolaine de comprendre sessœurs et leur mère, d'admettre qu'elle n'avait pas tout à faitles mêmes droits. Mais en revanche, cette maison qui nel'avait pas vue naître lui devenait étrangère... et quand on se sentétranger sur une terre, l'envie de la quitter grandit vite.

Elle avait repris ses courses dans la campagne, mais souvent,

du haut du pont, elle regardait fuir les eaux troubles du fleuve, passer les bateaux guidés par les longues perches des mariniers, etelle soupirait longuement. Au chagrin des premiers jourssuccédait une sourde amertume, une sorte de haine contre lemonde entier.

« Je deviens méchante, se disait-elle avec regret, et je ne peux pas m'en empêcher. »

Alors, pour disperser cette rancune, elle courait comme unefolle à travers les broussailles de l'île ou, se jetant à

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l'eau, nageait avec fureur jusqu'à ce que, épuisée, elle revînts'étendre au soleil sur les durs galets du rivage.

Plus souvent encore, elle allait s'asseoir dans la barquette qui

l'avait apportée douze ans plus tôt. L'embarcation était frêle maistoujours solide, soigneusement entretenue par père Jérôme qui,chaque automne, l'enduisait de poix pour préserver le bois. Un jour Dolaine pensa :

« Cette barquette m'attend peut-être pour m'emporter ailleurs? »

Cette découverte lui parut bientôt une vérité. La barquel'attendait. Dès lors elle ne pensa plus qu'à s'en aller.

Un après-midi de juin, elle travaillait avec sa mère et sessœurs à la fenaison quand, brusquement, elle lâcha sa râtelle et,sans être vue, revint dans l'île. La barque était toujours là, docile,attachée à son pieu comme une chèvre.

« C'est vrai, on dirait qu'elle m'attend. »Cependant, avant de sauter dedans, elle regarda longuement

vers Amboise, vers le château. C'était la fin de la vcsprée; le soleildéclinait déjà, dorant les murailles, faisant briller les vitres commedes diamants.

« Le château, soupira-t-elle, là où vit le roi, là où travaille père Jérôme, là où j'aurais tant voulu entrer une Ibis, avant de partir. »

Elle hésita un instant puis, brutalement, dénoua la corde et,la poussant vers le courant, sauta dans la barquette. Il avait beaucoup plu au début de la lune; les eaux jaunes fuyaient rapides

comme des biches, recouvrant les bancs de sable, caressant lachevelure des saules riverains. La barque partit à la dérive, maisDolaine savait la manœuvrer. La pointe de l'île dépassée, elleatteignit le large Fleuve. Bientôt le pont Saint-Jean n'apparut plusdans le lointain que comme un long feston de pierre blanche.

Dolaine éprouva alors subitement une étrange impressionfaite de regret et de joie. Où allait-elle? Elle pensa à père |(TÔmeet son cœur se serra. Trop tard! la barque s'en allait au fil de l'eau,

irrésistiblement.

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... Combien de lieues avait-elle parcouru? deux, trois peut-être. La nuit approchait, rendant les eaux plus sombres, presquenoires. Tout à coup, à un détour du fleuve, elle se sentit déportée

vers la rive par le courant. Tous ses efforts pour redresser la barquette furent vains. Après avoir raclé le fond sableux, celle-civint s'échouer sur le rivage. Les pieds dans l'eau, Dolaine cherchaà la dégager mais n'y parvint pas. Alors elle grimpa sur un tertre etregarda autour d'elle. Aucune demeure; rien que des champs etdes bois. A peine si, dans la nuit tombante, elle reconnut dans lelointain les toits d'Amboise et le château. Pas un batelier sur laLoire pour lui venir en aide.

« Tant pis, se dit-elle, je dormirai ici et demain, à l'aube, jetrouverai bien quelqu'un pour pousser ma barquette. »

Elle redescendit dans sa nacelle et, fatiguée, s'étendit de toutson long en grignotant le morceau de pain d'orge qu'elle avaitemporté. Au ciel les étoiles naissaient une à une. Il lui semblaqu'elle en distinguait beaucoup plus que de l'île Saint-Jean.

« Comme je suis loin, pensa-t-elle... et demain je serai plusloin encore. »

Grisée, épuisée, elle s'endormit, les deux mains nouées soussa nuque et aussitôt elle se mit à rêver. Elle revit l'île, la maison deterre battue, elle entendit père Jérôme qui l'appelait, la suppliait derentrer. Alors, en pleurant, elle lui disait :

« Je voudrais bien, père Jérôme, mais je ne peux pas puisquela Loire fuit toujours du même côté. »

Puis, plus tard, beaucoup plus tard, elle rêva qu'elle marchait

dans la neige. Elle avait froid, on la transportait devant une grandecheminée du château où flambaient des bûches énormes. Desvalets allumaient des chandelles, des milliers de chandelles quil'éblouissaient. Et si vives étaient ces lumières qu'elles lui brûlaient les yeux. Alors elle s'éveilla. Un ardent soleil embrasaitle ciel au-dessus d'Amboise et jetait dans la barque des brasséesde rayons.

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« Qui es-tu donc, pour nager de pareille façon à un âge aussi jeunet? On dit toujours que les filles du pays d'Amboise ontgrande peur de l'eau.

 — La Loire est mon amie. — Quel est ton nom? — On m'appelle Dolaine. — Dolaine?... Est-ce un nom étranger? — Je ne sais... c'est le mien. — Ta demeure est-elle proche de cette rive? » Dolaine a un

 petit mouvement d'épaules.

« Je n'ai plus de demeure. »Le jeune garçon se retourne, surpris, et change de place pour 

mieux se sécher. Remis de son émotion, il considère aveccuriosité cette fillette étendue dont les longs cheveux blonds etmouillés s'imprègnent de soleil. Intrigué, il demande encore :

« Que faisais-tu en ce lieu? — Je me promenais ; ma barque est à dix pieds de là,

derrière ces roseaux. — Tu étais seule?... et tu n'as pas peur, sur la Loire? — Non. »Ses vêtements presque secs, le jeune garçon se lève pour 

venir s'asseoir plus près de la fillette.« Tu m'as sauvé la vie, reprend-il, je t'en garderai toujours

grande reconnaissance. J'aimerais faire quelque chose pour ton plaisir. »

Dolaine sourit.« J'aimerais simplement que vous m'aidiez à remettre ma barquette à flot.

 — Certes, c'est là bien menue chose... mais où voulais-tualler? »

Elle montre la Loire, vers l'aval. « Là-bas! — Loin? — Là-bas, très loin.... »

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Les yeux de Dolaine ont une telle expression de douceur, defierté et semblent cacher un tel mystère que le jeune inconnu sesent ému. Prenant la main de la fillette, il insiste :

« Où donc?... vers le pays d'Anjou? »Dolaine détourne son regard et ne répond pas. D'un

geste brusque elle libère sa main et s'enfuit. Le jeune garçonse lève aussitôt et la rejoint au moment où elle arrive près de la barque.

« Par le Ciel! c'est sur cette méchante nacelle que tu osesaffronter les eaux de la Loire!

 — Laissez-moi, je parviendrai toute seule à la haler. »Rageusement elle tire sur la corde mais le bateau, enserrédans le sable qui s'est durci en séchant, ne bouge pas d'un

 pouce. Malgré elle, le jeune garçon vient à son secours. Il estgrand et fort. En quelques instants, la nacelle est dégagée etglissée au bord de l'eau, mais avant de laisser la fillette sauter dedans, le jeune inconnu la retient.

« Non, tu ne partiras pas avant de m'avoir dit d'où tu viens et

où tu allais. Ne comprends-tu pas que je suis ton ami? »Il lui reprend la main. Un long silence les sépare. Tout à

coup Dolaine éclate en sanglots. Surpris, le garçon la regarde,inquiet de ce subit chagrin. Alors il s'assied près d'elle dans la barque.

« Dolaine, qu'as-tu? »Elle frémit en entendant prononcer son nom. Elle lève vers

l'inconnu de grands yeux qui ont l'air de dire : « Pourquoi me parler, me questionner, vous ne voyez donc pas que je voudraisêtre à dix lieues d'ici? »

« Pourquoi ne veux-tu pas me dire qui tu es, insiste legarçon; je ne te connais que depuis peu de temps et j'ai déjàgrande amitié pour toi. »

La voix est forte, bien timbrée mais douce. Elle sent fondresa résistance.

« Ce que je suis?... Je n'ai ni père ni mère. C'est un tailleur de pierres d'Amboise, Jérôme Parce, qui m'a élevée. On m'a trouvée

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un matin d'automne dans cette barque et je quitte Amboise avecelle... pour toujours. Mais vous, qui êtes-vous?

 — Mon nom est Guillaume, je suis le fils aîné du comte de

Romorantin et je sers notre roi comme premier page... plus pour longtemps d'ailleurs, car j'aurai bientôt seizeannées, et le roi m'a promis de me prendre comme écuyer. — Oh! messire, fait Dolaine, je vous demande pardon. » Le

garçon éclate de rire.« Pardon de quoi?... de m'avoir sorti de la Loire? — Oh! non... mais je ne savais pas que... que.... » Elle se

trouble; c'est la première fois qu'elle parle à un

si grand personnage, un page du roi.« Dolaine, un page qui se noie est un garçon comme les

autres... dis-moi plutôt où tu allais ainsi sur cette barquette. — Je ne sais pas. — Où est la demeure de ce tailleur de pierres qui t'a

recueillie ? — Dans l'île Saint-Jean. — Alors, petite sauvage, c'est là qu'il faut rentrer. — Oh! messire, chez moi je serai grondée. — Certes, comme tu le mérites... mais si tu le veux, je te

conduirai là-bas. — Et ma barquette? — J'enverrai des gens du château la quérir; ils la

ramèneront dans l'île. »Dolaine ne sait que répondre. Lentement elle lève les yeux

vers le page.« Pourquoi, messire, voulez-vous m'empêcher de partir? — Le pays d'Amboise est-il si déplaisant? tu n'y aimes

 personne? — Personne ne n'aime... sauf Jérôme Parce. — Tu n'as pas eu de chagrin en le quittant? — Oh! si, beaucoup. »Le page venait de trouver le point sensible. Certes, si elle

éprouvait un regret, c'était bien celui d'être partie sans lui avoir dit

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IV

GUILLAUME DE ROMORANTIN

L'AOÛT était venu, le mois chaud, celui des moissons dorées,celui où la Loire alanguie découvre d'immenses étendues desables blonds.

Au bout de l'île, Dolaine rêvait en regardant le châteaudenteler ses tours contre le ciel éclatant.

« Bientôt deux mois, soupira-t-elle, et je ne l'ai jamais revu.»Que de fois était-elle allée rôder dans la ville, près desremparts, guettant les retours de chasse, les sorties de cavaliers,espérant reconnaître le jeune page qu'elle avait sauvé de la Loire.Jamais elle n'avait pu l'entrevoir, même de loin. Et père Jérômen'avait pu la renseigner. Tant de monde vivait au château!D'ailleurs, depuis quelque temps, le tailleur de pierres netravaillait plus dans l'enceinte même, mais au bout de la ville, à la

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nouvelle demeure que le moine Fra Angelo faisait élever pour leroi dans le style italien.

« Bien sûr, pensa-t-elle avec chagrin, Guillaume m'a

oubliée; je ne suis qu'une fille de manant... même pas, je suis lafille de personne. Pourtant, il s'était montré si gracieux avec moi,comme si vraiment il éprouvait quelque amitié. Oui, il m'aoubliée... et je crains qu'il n'ait aussi oublié sa promesse de parler de père Jérôme au moine Fra Angelo. »

Or, un soir qu'elle était allée attendre le tailleur de pierres au bout du pont, elle trouva celui-ci tout ému, plus encore, bouleversé.

« Qu'y a-t-il? demanda Dolaine.- Il se fait... il se fait.... Écoute, Dolaine, un grand bonheur 

vient de m'arriver, un bonheur que je n'espérais pas : je vais partir  pour l'Italie. Cette vesprée, je travaillais à sculpter le fronton du «Logis neuf », quand Fra Angelo, tu sais, le moine italien, estmonté sur mon échelle. « Jérôme « Parce, m'a-t-il dit, tu asl'amour des belles choses et « beaucoup d'entendement pour ledessin. J'ai demandé « au roi de t'envoyer aussi en Italie avecles deviseurs « de bâtiments qui doivent m'accompagner. » Sur l'heure, Dolaine, j'ai cru que le moine plaisantait; cela lui arrivesouvent. Mais c'était vrai. »

Dolaine ne répondit pas, ne livra pas son secret. Une grande joie l'envahit. Guillaume avait tenu sa promesse! Guillaumen'avait donc pas oublié tout à fait celle qu'il avait appelée la « petite sauvage » ! Mais son cœur se serra de nouveau. Père Jérôme

 parti pour de longs mois, elle resterait seule avec mère Corinne etses sœurs.« Oh! père Jérôme, je suis heureuse pour toi. Depuis si

longtemps tu désirais connaître ce beau pays.- Oui, Dolaine, ma joie est grande, et je partirai sans

inquiétude pour ma femme et mes enfants, car j'ai aussi ouï direque le roi leur fera verser quelque argent en mon absence. »

Puis, lui posant la main sur les cheveux :

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« Crois-moi, Dolaine, je ne partirai pas avant d'avoir fait jurer à Catherine, Charlotte et Margot d'être gentilles avec toi. »

Dolaine baissa la tête et se mordit les lèvres pour ne pas pleurer. Elle ne voulait pas gâcher la joie toute simple et si pure de père Jérôme.

« Je saurai t'attendre », dit-elle, croyant sincèrement en êtrecapable.

Dès lors il ne fut plus question que de ce départ. Il aurait lieuau début de l'automne, à l'époque où les premiers froids et les pluies ralentissent le travail des bâtisseurs. Enivré par les récits de

ceux qui avaient guerroyé là-bas, père Jérôme parlait du Milanais,de la Toscane, du royaume de Naples comme de paradis.

« Dans ces pays, assurait-il, toutes les demeures sont des palais, tous les champs des jardins de fleurs. »

Le Grand-Prévôt, lui-même, avait la charge d'organiser levoyage. De la Touraine à la Toscane on comptait plus de troiscents lieues. Si tout allait bien trois semaines seraient nécessaires pour arriver là-bas. Sous la conduite de Fra Angelo la troupeséjournerait à Florence puis remonterait peut-être jusqu'enVénétie.

Le matin du départ, les deviseurs ou mieux les envoyés duroi se réunirent dans l'ancienne chapelle du château et entendirentune messe dite en leur honneur et pour leur protection. Pour ne pas paraître inférieur à ses compagnons (la plupart riches d'argentet de renommée), père Jérôme avait fait l'emplette d'un pourpoint

 brodé et d'une coiffe de feutre. Vraiment, ainsi, il avait fièreallure. A la ceinture, il portait un petit marteau à manche de corne,signe de son état de sculpteur. Sa femme et ses filles étaientvenues au bas de la rampe du château pour le voir partir. Lesapercevant, il agita son chapeau orné d'une plume et leur sourit,mais soudain son sourire se figea.

« Dolaine!... où est Dolaine? »

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La fillette n'était pas là. Au dernier moment elle avaitdisparu. Le tailleur de pierres retint son cheval pour la chercher mais il ne pouvait faire attendre la troupe.

« Femme! lança-t-il à Corinne, pars à sa recherche et prendsgrand soin d'elle en mon absence. » 

Relâchant la bride, il rattrapa les autres cavaliers. Cachéederrière une borne de pierre, Dolaine le regarda s'éloigner. Audernier moment elle avait craint de mal contenir sa peine, desupplier père Jérôme de rester.

Le soir elle ne rentra à la maison qu'à la nuit tombante. Sa

gorge était si serrée qu'elle ne put manger. Pendant six mois, elleserait seule au monde, sans père Jérôme, sans Guillaume qu'ellen'avait jamais revu et qui n'était peut-être plus à Amboise.Pourrait-elle supporter jusqu'au bout cette solitude ?

Ce soir-là, elle eut grand-peine à s'endormir; elle pleuralongtemps en silence, la tête sous sa couverture. Le lendemain elles'éveilla la gorge sèche, les paupières brûlantes. Elle fit un grandeffort pour cacher sa peine à ses sœurs qui se seraient moquées

d'elle.C'était dimanche. D'ordinaire, père Jérôme ne travaillait pas

ce jour-là; il mangeait à la maison, au bout de la table, à côtéd'elle. Pour croire qu'il était encore là elle plaça son couvert,comme s'il allait rentrer. Catherine haussa les épaules et ricana.

« Ah! oui, tu crois peut-être ainsi le faire revenir?... Tu feraismieux de penser à autre chose et d'économiser tes larmes. Avant

longtemps père Jérôme ne sera pas là pour te consoler. »Dolaine se sentit pâlir. Elle comprit aussitôt que tous les jours qui viendraient seraient marqués d'une croix noire. Elle restaun moment immobile, devant l'écuelle, luttant contre l'immensechagrin qui l’étouffait, puis, brusquement, elle se sauva dans l'île, pieds nus, et se glissa dans la hutte de branchages qu'elle s'étaitconstruite, un jour, pour cacher ses peines.

Là, étendue sur les feuilles mortes que l'automne éparpillait à

 profusion, elle compta les mois, les jours. Plus de cent cinquante

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avant le retour de père Jérôme. C'était trop. Alors elle revintencore une fois vers sa barque.

« Partir!... il faut que je parte. »

Mais aussitôt elle revit le visage de Guillaume, entenditses paroles : « Où iras-tu? que deviendras-tu? » Lentement

elle leva les yeux comme pour suivre les eaux de la Loire. Tout àcoup, sur la rive, elle aperçut un cheval qui buvait au bord del'eau. Une idée folle lui vint. Oui, vraiment, une idée folle.Détachant vivement la barque, elle sauta dedans et passa le fleuve.Abandonnant sa nacelle, elle courut sur les galets et arriva hors

d'haleine près de la bête. C'était un beau petit cheval à la robeclaire, aux pattes fines, pas du tout un cheval de manant à largecroupe et encolure épaisse, sans doute quelque jeune animalnouvellement ferré que les valets du château avaient mis au vertdans cette prairie.

Étonné, le cheval releva la tête, hennit, secoua sa crinière, partit au galop puis s'arrêta et se retourna. Dolaine ne le brusqua pas. De loin elle l'appela doucement, faisant claquer sa langue, puis, lorsqu'elle le jugea remis de sa peur, s'avança de nouveau,lentement. Le poulain la regardait toujours, les naseauxfrémissants, l'oreille tendue, prêt à se dérober, mais la main deDolaine effleura son front doux et lisse marqué d'une étoile blanche. Aussitôt, apaisée par la caresse, la jeune bête ne donna plus aucun signe de crainte. Alors, d'un bond léger, Dolaine futsur son dos.

Le sort en était jeté. Adieu! Amboise. Adieu! l'île Saint-Jean,elle allait rejoindre père Jérôme et partirait avec lui en Italie.Heureux de sentir sur son dos un cavalier aussi léger, le

cheval partit au trot, franchit le grand pont et, aussitôt lesdernières maisons dépassées, Dolaine l'engagea sur la grand-routede Bourges bordée de peupliers. Pas un seul instant elle nes'effraya de sa folie, ne s'inquiéta de l'avance prise par la troupedes cavaliers. La veille du départ elle avait ouï père Jérôme parler 

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de Bourges, de Nevers, de Lyon.... Elle n'aurait qu'à suivre laroute.

Cheveux au vent, cramponnée à la crinière du petit cheval,

ses pieds nus frottant les flancs de la bête, elle galope comme une petite sauvage. Dans les champs, les manants 

au labour se retournent, se demandant où peut bien fuir ainsicette fille échevelée.

Elle rejoint le Cher et traverse des villages accroupis au bordde la calme rivière. Elle a déjà parcouru plusieurs lieues quand, au

loin, venant « contre » elle, une troupe de cavaliers apparaît. Prisede peur, elle quitte la route pour se jeter à travers champs. Le petitcheval franchit fossés et levées. Sans selle, sans étriers, Dolaine secramponne de toutes ses forces. Tout à coup, au passage d'unehaie, elle se sent arrachée de sa monture et roule dans un pré.Lorsqu'elle se relève, son genou saigne, mais le petit cheval, aprèsun détour, est revenu près d'elle. Au loin, dans un nuage de poussière, s'éloigne la troupe des cavaliers se dirigeant vers

Amboise. C'est un retour de chasse au cerf, elle le reconnaît auxlongues clameurs des trompes.

« Croix-Dieu, soupire-t-elle, en essuyant son genou, onaurait pu reconnaître le cheval! »

Et elle se remet en route. Déjà le soleil descend sur la plaineaux feuillages jaunissants. Elle se sent épuisée, meurtrie; elle afaim. Son cheval lui aussi donne des signes de fatigue. A

l'approche de la nuit une sourde inquiétude l'envahit. Qui voudralui donner gîte et nourriture?

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A l'entrée d'un petit bourg, elle s'arrête devant une maison demanants et demande si une troupe de cavaliers n'a pas été aperçue,se dirigeant vers le levant.

« Certes, une troupe est passée ce matin, à la prime-aube,elle faisait route vers Bourges... mais elle a dû prendre par 

Romorantin, car les pluies ont fait sortir la rivière de son lit, et lagrand-route est couverte par les eaux.

 — Romorantin?... vous avez dit, Romorantin?... est-ce loind'ici?

 — A peine plus de deux lieues mais le roi n'a guère souci dece chemin; il est mal empierré. »

Romorantin! le pays de Guillaume. Son cœur se met à battre.Dans la nuit tombante, elle saute sur son cheval et repart. Hélas! la bête est trop jeune pour franchir de pareilles distances. Elle ne va plus qu'au pas. Très vite la nuit devient profonde et humide. Lefroid saisit Dolaine, la peur aussi.

Avisant une chandelle allumée derrière une fenêtre, elle met pied à terre.

« Mort-Dieu! qu'y a-t-il? » s'écrient les paysans devant cettefille inconnue, à la vesture désordonnée, qui frappe à leur porte.

Dolaine raconte que, partant pour l'Italie avec son père et unetroupe de cavaliers, elle s'est attardée un moment sur la route et

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s'est perdue. En traversant un bois elle est tombée, s'est évanouie.Quand elle s'est relevée, sa selle, ses sacoches et aussi seschaussures avaient disparu!

Tout frustes qu'ils sont, ces paysans écoutent ce récit étrangeavec quelque méfiance.« Mon père se nomme Jérôme Parce, ajoute Dolaine pour les

convaincre, il est « deviseur de bâtiments », c'est le roi quil'envoie en Italie avec d'autres artistes. J'ai grand faim et je suistrès lasse. »

Attendrie, la femme lui apporte une écuelle de soupe, n'ayantrien d'autre à lui offrir. Puis, comme il est d'usage, elle l'invite à

 partager le lit de ses propres filles qui dorment déjà sous le toit dufenil.

Ivre de fatigue, Dolaine s'endort aussitôt. Le lendemain, ens'éveillant, elle pense :

« Romorantin! je suis tout près de Romorantin. »Hélas ! son cheval a trop galopé la veille ; ses pattes sont

roides et il boite.

« Pour vrai, constate le paysan en hochant la tête, on t'adonné là une bête trop jeune, je parierais un écu contre un liardqu'elle ne te conduira pas en Italie. »

Mais Dolaine n'écoute pas. Elle ne pense qu'à partir au plusvite. D'ailleurs, au bout d'un quart de lieue, le cheval dont le sangs'échauffe se remet à trotter. Bientôt elle arrive en vue deRomorantin, une petite ville toute plate, enserrée entre les brasd'une rivière lente aux rives marécageuses. Son cœur bat de plusen plus fort. Son désir de rejoindre père Jérôme est retenu par celui de revoir le jeune page. Si Guillaume n'est pas à Amboise peut-être est-il revenu au château de son père? Oh! passer si prèssans essayer de le revoir, simplement de l'apercevoir.

Au lieu de prendre la route de Bourges, elle dirige samonture vers la ville et aperçoit le château, entouré de murailles.Un hallebardier, morion sur la tête, regarde venir vers lui cette

fillette aux pieds nus, montée sur un cheval boiteux. Intimidée,elle demande:

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« Messire Guillaume est-il au château? — Que lui veux-tu? — Le voir! »

L'homme d'armes se met à rire, d'un gros rire narquois. «Holà! ma belle, crois-tu que messire Guillaume ait plaisir à voir des filles « déchevelées » comme toi?

 — Allez lui dire que Dolaine est là. — Pour qui me prends-tu, petite va-nu-pieds.... D'ailleurs

messire Guillaume n'est pas au château. — Pas au château? »Lentement, sans ajouter un mot, sans insister, elle fait demi-

tour et remonte sur son cheval. Elle a envie de pleurer mais elle seretient. Elle essaie de se faire une raison.

« C'est vrai, pourquoi chercher à le revoir? Il n'a gardéaucune amitié pour moi. Je l'ai sauvé de la Loire, et lui a tenu sa promesse de faire envoyer père Jérôme en Italie ; nous sommesquittes. Oui, nous sommes quittes. »

Elle répète plusieurs fois le mot pour se convaincre que c'est bien vrai, qu'elle n'éprouve aucun chagrin. Cependant elle ne peutretenir un long soupir. En retraversant la ville, elle se retourne plusieurs fois pour regarder les toits d'ardoise bleue du château.

« S'il n'est ni à Amboise ni au château de son père, où peut-ilêtre ? »

La voici de nouveau en rase campagne, sur la route deBourges, une route sinueuse qui suit la rivière. Soudain, à undétour, elle se trouve face à face avec un cavalier. Son cœur fait

un grand bond dans sa poitrine. Malgré sa tenue, malgré la coiffede chasse rabattue en visière sur ses yeux, elle vient de reconnaîtreGuillaume. Et son premier mouvement, alors qu'un instant plus tôtelle tentait d'entrer au château, est de fuir. Elle lance son cheval boiteux à travers les prés. Mais Guillaume lui aussi l'a reconnue,en deux temps de galop il la rejoint.

« Croix-Dieu! toi, ici, à plus de dix lieues d'Amboise?... »Elle se raidit, essayant de garder son sang-froid.

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« Peu vous importe où je vais, messire, je vous ai sauvé de lanoyade, vous avez tenu votre promesse, nous sommes quittes.Adieu! »

Fouettant son cheval, elle veut de nouveau lui échapper.Guillaume lui barre le passage.« Tu es devenue bien fière, Dolaine, je ne te reconnais plus. — N'ai-je pas toujours été sauvage? — Dolaine, je ne t'avais point oubliée. » Ce disant, il saute à

terre et s'approche d'elle.« J'ai souvent pensé à toi depuis que j'ai quitté Amboise. -

Croyez-vous?

 — Oh! ne me parle pas ainsi. Quelques jours après notre — rencontre j'ai voulu te revoir. Je suis entré dans l'île, une jeune fille, ta sœur sans doute, m'a dit que tu n'étais

 plus là. J'ai pensé que tu t'étais enfuie de nouveau. Quelques jours plus tard, j'ai été rappelé par mon père, atteint d'un mauvais maldont il ne se remettra sans doute jamais. Mon devoir était de lui

obéir. Crois-tu mes paroles? »Dolaine détourne son regard et ne répond pas.« Dolaine, reprend Guillaume en adoucissant sa voix,

 pourquoi me faire grande peine alors que je suis si heureux de tevoir devant moi? »

Un lourd silence se prolonge. Dolaine soupire profondémentet tout à coup Guillaume voit une larme briller sur sa joue. Il sort

un mouchoir brodé et se hausse pour l'essuyer. Dolaine se raiditmais ne proteste pas. Enfin elle consent à descendre de cheval.L'air de cette journée d'octobre est aussi doux qu'une matinée de printemps. Ils s'assoient au bord d'un talus.

« Dolaine, où allais-tu?... serais-tu toujours aussi folle? — En vérité, messire, plus folle encore. Je pars pour 

l'Italie. — Pour l'Italie?

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Dolaine ne répond pas tout de suite, mais vaincue par la voixgrave et sereine du jeune garçon, elle livre ses pensées, seschagrins.

« Non, Guillaume, je ne pouvais plus rester, c'était au-dessusde mes forces.Vraiment, crois-tu pouvoir atteindre l'Italie? Tu ignores donc

combien de lieues séparent la Touraine de la Toscane. — Je le sais, plus de trois cents. — Et que feras-tu là-bas? — Je n'ai pas de pays, l'Italie sera le mien. » Guillaume

regarde la fillette et réfléchit profondément. « Dolaine, je te

connais assez aujourd'hui, pour savoir que rien ne résiste à ta volonté. Tu as décidé de partir, rien

ne t'arrêtera, même si tu dois mourir de faim, de fatigue ou de peur. Depuis quand Jérôme Parce est-il parti?

 — Il a un jour d'avance sur moi.  — ... Et un meilleur cheval que le tien. Où as-tu

trouvé celui-ci? Qui te l'a donné? — Je l'ai trouvé dans un pré, il buvait au bord deLoire. — Et si le froid te prend en route, car la saison est déjà

avancée? »Elle se tourne vers Guillaume :« Que veux-tu dire? »

Pour la première fois elle vient de lui dire « tu ». Elle enreste confondue et se reprend.« Non, fait Guillaume en souriant, c'était très bien ainsi.»Et il ajoute :« Je voulais dire que tu ne parviendras même pas à rejoindre

Jérôme Parce si personne ne te vient en aide.Tu veux me décourager?

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- Non, Dolaine, t'aider. Regarde mon cheval; c'est moi quil'ai dressé. Il est rapide comme une flèche, robuste comme un bœuf, doux comme un agnelet. Prends-le, je te le donne.

 — Oh! Guillaume! »Bouleversée, elle ne sait que répondre. Un instant, elle sedemande si Guillaume ne se moque pas d'elle.

« Oui, reprend le page, il est à toi. Il te portera sur cette terrelointaine. Sa compagnie t'aidera à penser à moi... et bien souventaussi mes propres pensées iront vers toi. Depuis si longtemps jerêve d'aller en Italie porter les armes du roi de France. Qui sait siun jour nous ne nous retrouverons pas là-bas? »

Ce disant, il raccourcit la bride trop longue des étriers etassure plus solidement la selle.

« Oh! Guillaume, pourquoi fais-tu cela? J'ai été si méchanteavec toi!

 — Je te pardonne, Dolaine, car l'amitié que j'ai pour toi estgrande, tu ne le sauras donc jamais? »

Dolaine lève vers lui de grands yeux noyés de larmes etsourit doucement. Alors, une dernière fois, Guillaume flatte

l'encolure de sa monture et recommande à la bête, comme sielle pouvait comprendre :

« Aie grand soin de cette petite sauvage; je te la confie. »Puis, se tournant vers Dolaine :« Et maintenant, va, fille étrange que rien ne peut retenir, va

et que Dieu te protège! »II lui prend les deux mains qu'il sent trembler dans les

siennes. Dolaine sourit, les larmes aux yeux puis, brusquement, sedégage, saute à cheval et part au galop sur la route poussiéreuse.

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V

LE GRAND VOYAGE

TRANSIE par la bise qui soufflait, violente et aigre, arrachantaux arbres des tourbillons de feuilles, . Dolaine arriva, lelendemain soir, devant une ville qui lui parut fort grande, dominée par la haute nef d'une cathédrale.

« Bourges, soupira-t-elle, oh! si la troupe pouvait s'êtrearrêtée là pour la nuit. »

Sa longue chevauchée l'avait exténuée, ses épaules lui

 paraissaient affreusement lourdes, et ses reins étaient douloureuxcomme si on y enfonçait des poignards. Dès les premièresmaisons de la ville, elle demanda si une troupe de cavaliers, portant bannière du roi, avait été vue.

« Certes, lui répondit-on, à la fin de la vesprée des cavaliersont pénétré dans la ville par cette route, mais à cette heure ilsdoivent être déjà loin. »

Consternée, Dolaine se demanda si elle aurait le courage dechevaucher encore jusqu'à la nuit pleine pour 

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essayer de les rejoindre. A tout hasard, elle s'arrêta encore plusieurs fois pour se renseigner. La ville était belle, de richesdemeures bordaient les rues plus larges que celles d'Amboise,

mais elle ne s'en souciait guère. Comme elle s'adressait à unmendiant qui tendait son escarcelle devant un porche, elle eut unsursaut d'espoir en entendant celui-ci lui répondre :

« Foi de gueux, certes, j'ai vu passer cette troupe; elle s'estmême engagée dans cette ruelle qui mène tout droit à l'auberge del'Écu-d'Or. »

Le cœur battant, Dolaine suivit la ruelle qui débouchait sur une petite place pavée au bout de laquelle brillait l'enseigne de

l'Ëcu-d'Or. L'écurie était ouverte. Un valet apportait des seauxd'eau pour les chevaux. Dolaine s'avança.

« Arrière, cria le valet, l'auberge est pleine... d'ailleurs ellen'est pas faite pour les gueux. »

Mais, au même moment, des hommes sortirent de l'auberge.Parmi eux elle reconnut une bure de moine. Elle se précipita.

« Seigneur! s'écria le moine, en vérité voici un visage qui nem'est point inconnu.

 — Je suis la fille de Jérôme Parce. — D'où viens-tu? — D'Amboise, à cheval. Où est père Jérôme? » Le moine

leva les bras.« Miséricorde, est-il possible? Toute seule par les grandes

routes? »II allait la questionner de nouveau quand le tailleur de pierres

apparut sur le seuil de l'auberge. En apercevant Dolaine, il reçutun tel choc qu'il changea de couleur. Il crut qu'un brusque malheur était arrivé chez lui, à l'île Saint-Jean. Il se mit à bredouiller et àtrembler. Dolaine se jeta dans ses bras, échevelée, épuisée.

« Non, père Jérôme, rien n'est arrivé, je vous ai seulementrejoints pour partir avec toi. Pardonne-moi, je ne pouvais plusvivre là-bas. Oh! emmène-moi, je t'en supplie, emmène-moi ! » 

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 — Alors dis-lui que demain elle partira avec nous. »... Et le lendemain, vêtue d'une chaude robe de droguet et

chaussée de souliers de cuir donnés par une servante de l'Écu-d'Or 

en échange de quelques sols, Dolaine quittait Bourges,chevauchant entre Fra Angelo et père Jérôme en tête de la troupe.Le soir même, ils retrouvaient les rives de la Loire, beaucoup

moins large qu'à Amboise. Trois jours plus tard, ils couchaient aumonastère de Cluny, en Bourgogne. Deux jours encore et ilsarrivaient dans une belle vallée en vue d'une large et paisiblerivière qui s'appelait la Saône. Le temps demeuraitextraordinairement doux et clément pour la saison, voyager à

cheval était plus un plaisir qu'une fatigue. Bientôt la troupeatteignit Lyon. La ville parut si grande à Dolaine qu'elle crut ne jamais en voir la fin.

« Mon Dieu ! se dit-elle, comme je suis loin d'Amboise ! »Plus de hauts toits d'ardoise bleue; partout des toits de tuile

rosé, presque plats. Tout devenait différent, même le parler desgens, plus rapide et plus sonore qu'en Touraine. Fra Angelos'amusait de ses étonnements naïfs. Le moine artiste prenait plaisir à bavarder avec elle, à lui expliquer ce qu'elle ne comprenait pas,à lui nommer ces arbres nouveaux pour elle qui poussaient au bord du Rhône.

« Vois-tu, disait-il, ce pays est déjà un peu l'Italie. Il y amille ans les Romains ont habité cette belle vallée. »

Comme on passait à Vienne, il fit tout exprès un détour pour lui montrer le portique et les colonnes d'un temple romain.

Mais cette amitié qui se nouait peu à peu entre le tailleur de pierres, le moine et Dolaine n'allait pas sans provoquer quelques petites jalousies au sein de la troupe.

« Cette fille de manant n'est venue là que pour jeter letrouble parmi nous, se plaignaient certains, Fra Angelo n'a d'yeuxque pour elle et pour ce Jérôme Parce tout juste bon à frapper sur la pierre. Pourquoi d'ailleurs l'a-t-on choisi? »

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La jalousie, seule, leur faisait dire ces méchantes paroles, car si le moine prenait plaisir à s'entretenir avec Jérôme, c'est qu'ilavait découvert chez cet honnête ciseleur de pierres beaucoup de

qualités dont les autres n'étaient pas toujours pourvus.La vive intelligence de Dolaine fit très vite découvrir à lafillette ces petites mesquineries, mais, pour ne pas contrarier pèreJérôme, elle n'en souffla mot, pensant qu'on serait bientôt en Italieet que tout s'effacerait là-bas.

Hélas ! on n'était pas encore en Italie. Peu après Valence, letemps tourna subitement au froid. Alors que la troupe cheminait lelong de la Drôme, suivant l'antique voie romaine qui avait vu,

 jadis, défiler les éléphants d'Annibal, un vent âpre se mit àsouffler.

« Ne musons pas en route, déclara Fra Angelo, je connais laroute; il se pourrait que la neige ne tardât pas à blanchir PAlpe. »

Dolaine n'avait jamais vu de montagnes. Les hautes cimesneigeuses se découpant dans le lointain l'impressionnèrent. L'air fraîchissait. Malgré la cape que père Jérôme lui avait achetée en passant à Lyon, elle avait froid le matin.

Après la vallée de la Drôme on remonta celle de la Durance.On fit halte à Embrun dans un vieux château aux murs épais decinq pieds. Le lendemain, après une très longue étape, la troupeatteignait Briançon. Le temps était couvert. Toutes les montagnesenvironnantes disparaissaient dans les nuages. A l'auberge du Pas-de-POurs où la troupe s'arrêta, Fra Angelo se montra inquiet. Lelendemain il faudrait partir de grand matin, car certainement la

neige ne tarderait pas à tomber. Père Jérôme lui aussi s'inquiétait pour Dolaine mais n'en laissa rien paraître.Cinq heures après minuit, ainsi qu'on le lui avait demandé, le

tavernier sonnait de la trompe devant l'auberge pour éveiller lesvoyageurs. Ceux-ci se réunirent dans la grande salle pour seconcerter. Il ne neigeait pas, mais la nuit était aussi épaisse quedans un trou de renard.

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Tandis que les valets pansaient les chevaux, le tavernier déclara au moine :

« Point n'ai d'ordre à donner à des envoyés du roi de France,

cependant, si vous voulez bien accepter les conseils d'un hommede la montagne, ne vous mettez pas en route ce matin. — Le temps est-il donc si menaçant? — Le vent a une odeur de neige qui ne trompe pas. — Mais alors, quand pourrons-nous passer? — Les tempêtes de neige sont violentes en automne, mais

elles ne durent pas plus de deux ou trois jours. — C'est beaucoup.

 — Croyez-moi, mieux vaudrait attendre. »Le moine se montra fort embarrassé et fit part de son

hésitation à ses compagnons. Deux ou trois, dont Jérôme Parce,furent d'avis que, par prudence, on devrait au moins attendre un jour, mais les autres protestèrent.

« Si Parce ne veut pas reprendre la route, déclara sansambages Martin Boulay, un deviseur de Blois, c'est à cause deDolaine; point ne devons l'écouter. Il n'avait qu'à la renvoyer,quand elle nous a rejoints à Bourges.

 — C'est la vérité, approuva un autre, et puis ce tavernier nenous inspire pas grande confiance, lui non plus. Il cherche à nousretenir ici pour vider nos bourses pendant plus longtemps. »

Les esprits s'échauffaient quelque peu. Pour les apaiser,contre son gré, Fra Angelo ordonna le départ.

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VI

UN CERTAIN PETIT COFFRET D'ARGENT

LE  JOUR  n'était pas encore levé. On ne voyait rien à vingttoises devant soi. L'air paraissait moins vif que la veille, car levent était tombé. « Vous voyez, déclara Martin Boulay ense mettant en selle, l'air s'amollit, les nuages vont s'élever. »Quand l'aube parut, la troupe avait déjà franchi deux bonnes lieues

et les chevaux attaquaient, au pas, les pentes raides de l'Alpe. Toutà coup, Dolaine poussa un petit cri. Elle venait de sentir sur sa joue quelque chose de léger et de froid.

« La neige!... »Personne ne la crut, mais quelques instants plus tard d'autres

 papillons blancs voltigèrent autour de la troupe. Fra Angelos'arrêta pour examiner encore une fois le ciel. Tout devenaituniformément gris et noyé dans un silence impressionnant.

« Bah! fit quelqu'un, la crête doit être proche, nous

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aurons le temps de passer. De toute façon, il est trop tard pour revenir sur nos pas. »

C'était vrai, hélas! La troupe était trop engagée pour reculer.

Elle se remet donc en marche. Les flocons s'épaississent; le sol estmaintenant tout blanc. Certains chevaux, peu habitués à la neige,se montrent énervés, rétifs. La route monte toujours, rocailleuse,tourmentée. Père Jérôme oblige Dolaine à chevaucher tantôt àdroite, tantôt à gauche selon que le précipice s'ouvre d'un côté oude l'autre. Elle ne paraît pas s'inquiéter, mais de temps à autre elledemande :

« Le passage est-il encore loin? »

La neige tombe maintenant en abondance. Le pas deschevaux ne résonne plus sur les cailloux. A peine distingue-t-onles bords de la route. Et tout à coup voilà le vent qui s'élève, levent de la tempête qui chasse les tourbillons blancs et fouette lesvisages durement. Le froid mord les doigts crispés sur les rênes.En tête de la troupe Fra Angelo se signe :

« Mon Dieu! protégez notre troupe. Faites que nous arrivionssains et saufs dans la vallée. »

De temps à autre, un cheval, trompé par la neige qui égalisele sol pierreux, trébuche et tombe. Dolaine n'est pas épargnée. Samonture ayant glissé, elle se retrouve dans la neige. Pour rien aumonde elle n'avoue s'être fait mal. Elle remonte en selle, seforçant à sourire, et repart.

Enfin le col est atteint mais aussitôt, sur l'autre versant, levent redouble de violence. Aveuglés, secouant leurs crinières, les

chevaux semblent affolés. Leurs fers lisses glissent sur la penteverglacée. Soudain, dans la grisaille de la tourmente, un criretentit, suivi d'un bruit lourd de chute qui se prolonge par celui de pierres dégringolant en cascade.

« Rémy de Monthelan, crie quelqu'un... je l'ai vu tomber, ilétait juste devant moi; il a roulé dans le ravin. »

Toute la troupe met pied à terre. La neige tisse un réseau siserré autour d'elle qu'on ne voit rien.

« Là, répète la voix, je l'ai vu choir avec son cheval. »

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En effet, entre deux rafales de vent, du fond invisible duravin monte un faible appel.

« A moi!... à l'aide! »

Déjà, Fra Angelo, retroussant sa robe de moine, se prépare àdescendre, malgré son âge. Jérôme Parce le retient.« Non, pas vous, c'est trop dangereux. — A moi!... à l'aide », appelle toujours la voix au fond de

l'abîme.Sous les pas de Jérôme et de deux autres hommes qui le

suivent, les rochers s'éboulent, la terre et la neige glissent. Trompé par la couche blanche qui recouvre les creux, père Jérôme perd

l'équilibre et tombe dans le ruisseau glacé. Il se relève ruisselant,se secoue et repart, pour ainsi dire à tâtons, vers l'endroit d'oùviennent les appels. Il arrive près de Rémy de Monthelan enmême temps que ses deux compagnons. Le malheureux est prisentre le tronc d'un arbre et le corps de son cheval. On le dégageavec peine. Par miracle il n'a pas grand mal. En revanche, samonture a été tuée, la tête fracassée par un rocher éboulé.

« Peux-tu te tenir debout? demande Jérôme Parce. — Je n'aurai pas la force de remonter là-haut. » Alors le

tailleur de pierres, dont la force est grande, lehisse sur son dos et, précédé des deux autres qui cherchent

les passages moins difficiles, il parvient, après de terribles efforts,à regagner la route. Fra Angelo est là, avec sa gourde de rhumdont il fait boire une gorgée à Rémy. Mais il ne faut pas s'attarder.Le moine prend Rémy en croupe, et la troupe se remet en marche.

La neige tombe toujours; le vent hurle dans la montagne.« Mon Dieu, s'écrie Dolaine en voyant père Jérôme claquer des dents, tu grelottes, prends ma cape.

 — Non, Dolaine, je suis robuste comme un chêne, et le ventme séchera promptement. »

Mais l'accident de Rémy de Monthelan a fait perdre une bonne heure, et le premier village est encore à plus de 

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quatre lieues, quatre lieues dans la neige, sous le vent glacial,sur des pentes ravinées où les chevaux glissent à chaque pas.Dolaine s'inquiète, non pour elle mais pour son père qui n'arrive

 pas à se réchauffer.« Ne te mets point tourment en tête, répète celui-ci, regardele ciel devant nous, il est déjà moins gris, et les flocons tombentmoins serrés. Le mauvais pas est franchi. »

Certes le plus mauvais est fait, mais il faut encore deux bonnes heures à la troupe pour atteindre le petit village de Suze enPiémont où elle arrive exténuée.

Les chevaux pansés (les chevaux passent toujours en

 premier), les cavaliers viennent se chauffer dans la salle d'aubergeoù flambe un grand feu de bois. Dolaine a tenu bon tout au longde la traversée de l'Alpe, pas un seul instant elle n'a laisséentendre une plainte, mais elle est à bout, et, par instants, unesorte de voile noir passe devant ses yeux. Pourtant, c'estuniquement à père Jérôme qu'elle pense.

« Père Jérôme, approche-toi du feu... encore plus près. Veux-tu que j'aille demander une couverture pour jeter sur tes épaules?»

Le tailleur de pierres étend ses mains vers les hautesflammes mais on dirait qu'elles tremblent. Un moment plus tard,quand vient l'heure de se mettre à table, il repousse son écuelle; iln'a pas faim.

« Ce n'est rien, Dolaine, ne te mets pas en souci pour moi,une bonne nuit me rendra gaillard. »

Hélas ! le lendemain matin, Jérôme Parce se lève encore

tremblant et moite de fièvre. Il se remet en selle avec peine.« Ce n'est rien, continue-t-il à protester en s'efforçant desourire, aujourd'hui nous ne traverserons plus de montagnes et nesommes-nous pas en Italie, le pays du soleil? »

Et la troupe repart pour une nouvelle étape. Tandis qu'enarrière l'Alpe reste prisonnière de lourds nuages, vers le levant leciel se dégage insensiblement. Enfin le soleil apparaît brusquement, éclairant la belle et riche plaine du Piémont. Le soir 

même les envoyés du roi de

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France entrent dans la grande ville de Turin, sur les rives duPô. Pendant cette longue étape Jérôme Parce a lutté de toutes sesforces contre la fièvre sournoise qu'il sent monter. Non, il ne veut

 pas être malade, il ne veut pas retarder la troupe; il ne veut pasqu'on dise encore une fois que lui ou Dolaine ont gêné la marche.Comme la veille à Suze, il se chauffe devant la cheminée

mais à table repousse encore son écuelle.« Père Jérôme, il faut manger, tu as besoin de reprendre

force et courage. »II se contente de sourire et de répondre d'une voix sourde :« Demain, Dolaine, demain je mangerai; d'ailleurs la

Toscane n'est plus très loin; là-bas, quand nous serons arrivés, je pourrai me reposer. »

Le lendemain, la prime-aube le trouve debout comme lesautres, et comme Fra Angelo s'inquiète de sa pâleur, il répond :

« Jérôme Parce n'est peut-être pas un grand deviseur comme je l'ai ouï dire, mais il est robuste et ne se laisse pas abattre pour une méchante fièvre. »

Cependant le mal empire, et il le sait. Ainsi, pendant trois jours encore, il continue de chevaucher près de Dolaine et dumoine, mais il vacille sur son cheval.

« Père, supplie la fillette, arrêtons-nous. Ecoute Fra Angelo,qui te conseille de faire halte dans une auberge. Florence n'est plustrès loin, nous y rejoindrons nos compagnons. »

Jérôme proteste encore et prétend qu'il se sent mieux. Il nement pas tout à fait d'ailleurs, la fièvre est devenue si violente

qu'elle le paralyse, qu'il n'éprouve plus aucune souffrance. Par moments, même, on dirait qu'il essaie de chantonner.Le lendemain, comme la troupe aborde un petit village au

 bord d'une rivière, Dolaine pousse un cri. Père Jérôme, après unultime effort pour se redresser, vient de s'affaisser, cramponné à lacrinière de sa monture. Fra Angelo n'a 

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que le temps de se précipiter pour l'empêcher de tomber.« Ah! pourquoi n'a-t-il pas voulu entendre raison? murmure

le moine. Il aurait dû s'arrêter.

 — Mon Dieu, soupire Dolaine en pleurant, je le crois fortmalade. »Heureusement, le village est proche. Le tailleur de pierres est

transporté dans l'unique auberge qui s'y trouve. Fra Angelo décideque toute la troupe y passera la nuit et il fait, sur l'heure, quérir l'homme du village qui tient le rôle de médecin. Celui-ci examinelonguement Jérôme Parce, écoute les battements de son cœur, le bruit rauque de sa respiration.

« Le froid est entré profondément dans son corps, déclare-t-il, il ne sera pas aisé de l'en faire sortir. »

II conseille des pierres chaudes aux pieds et le long des reinsainsi que des tisanes de plantes sauvages à boire brûlantes et, àtout hasard, il fait une saignée qui impressionne terriblementDolaine.

Un jour passe, puis un autre. L'état du malade ne sembleguère s'améliorer. Cependant, par instants il paraît s'animer un peu. Il demande à boire et, consciencieusement, avale les breuvages de plantes qu'on lui apporte.

Cependant cet arrêt imprévu commence à impatienter lesautres voyageurs. De toute façon, Jérôme Parce ne pourrareprendre la route avant une semaine, si ce n'est davantage.Pourquoi ne pas le laisser là puisqu'il a quelqu'un pour le soigner?Mais Fra Angelo ne veut pas l'abandonner ainsi. Il veut attendre

encore.« Non, partez, partez, répète le malade, je ne veux pointretarder la troupe... avant huit jours je vous aurai rejoints. »

Un jour s'écoule encore. Un léger mieux se fait sentir. Pressé par ses compagnons, Fra Angelo se décide enfin à partir.

« Jérôme Parce, dit-il au malade, tout au long de la route jene cesserai de prier pour ta guérison. Reste ici aussi longtempsque la fièvre n'aura pas fui. Tu me rejoindras

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à Florence avec Dolaine, d'où, si nous étions déjà partis, turemonterais jusqu'à Venise. En attendant, prends cette bourse,vous en aurez besoin. »

Et la troupe se remit en marche, laissant les deux infortunésdans ce petit village de Fornara perdu entre le Milanais et laToscane. L'auberge était pauvre et sale, mais le tavernier parlaitquelques mots de français, ce qui était précieux puisque FraAngelo n'était plus là.

« Pauvre Dolaine, gémit le tailleur de pierres quand ils furentseuls, que deviendrais-tu si je ne guérissais pas?

 — Oh ! père Jérôme, tu vas guérir, guérir vite et bientôt

nous repartirons pour Florence. — Florence, répétait le malade comme dans un rêve,

Florence. »En effet, après quelques jours d'un semblant de mieux, le mal

s'aggrava. Dolaine ne quittait plus le chevet de père Jérôme.Pierres chaudes et breuvages n'avaient plus aucun effet. Un soir, letailleur de pierres se sentit plus mal encore. Sa respirationdevenait haletante, une soif inextinguible desséchait ses lèvres. Ildemanda à voir le « padre », le prêtre du village. Quand celui-ci sefut retiré, il appela Dolaine tout près de lui.

« Dolaine, je me vois en cette heure bien près du trépas etmon angoisse est grande pour toi.

 — Non, père Jérôme, ce n'est pas vrai, tu guériras! » Lemalade essaya de sourire et, lentement, secoua la

tête.

« Écoute, Dolaine, avant de mourir, il faut que je te parle...de toi... du secret de ta naissance. — Ne m'as-tu pas tout dit? — Non... pas tout à fait.... Quelques jours après ton arrivée

dans l'île, au fond de la barquette, j'ai trouvé.... »II s'arrêta, à bout de souffle. Dolaine s'approcha et répéta :« Tu as trouvé?... — Sous les planches du fond... un petit... un petit.... » Le

mot qu'il voulait dire lui échappait. Dolaine se

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demanda s'il ne délirait pas. Non, certainement, car il étaitextrêmement faible mais bien lucide. Dolaine regarda ses lèvres pour essayer de cueillir les syllabes incohérentes qui en sortaient à

 peine. Il lui sembla reconnaître le mot : coffret.« Quel coffret, père Jérôme? »A bout de forces le malade ne répondit pas. Bientôt il sombra

dans une sorte de torpeur qui se prolongea une bonne partie de lanuit. Vers le matin, enfin, il parut reprendre connaissance. Deslèvres brûlantes de fièvre s'échappa plusieurs fois le mot coffret.Puis le moribond esquissa un geste comme pour montrer quelquechose.

« Là-bas... là-bas... grand peuplier... le trou....- Que veux-tu dire, père Jérôme?- Le coffret... le trou... là-bas.- Là-bas? dans l'île Saint-Jean? »Le malade fit un mouvement des paupières, en signe

d'approbation sans doute, car ses lèvres ne bougèrent pas. Puis ilretomba dans sa lourde torpeur.

Une heure plus tard, veillé par Dolaine qui lui tenait la main,il rendait le dernier soupir.

Jérôme Parce disparu, Dolaine ne possédait plus rien aumonde, plus rien que l'amitié de Guillaume et celle du moine FraAngelo. Mais Guillaume était à des centaines de lieues, au-delàdes monts, et le moine à Florence.

Pendant deux jours elle reste effondrée dans la chambred'auberge, ne sachant que devenir. Le troisième, elle monta sur la

colline où se trouvait le « campo santo », le cimetière, ets'agenouilla sur la tombe du tailleur de pierres.« Père Jérôme, que vais-je devenir? »Elle pensa aux dernières paroles prononcées par le mourant.

De quel trou, de quel peuplier, de quel coffret avait-il voulu parler? Que lui apprendrait-il? que pouvait-il contenir?

Elle songea un instant à repartir vers le pays de France, versGuillaume. Mais elle revit l'île Saint-Jean, celles qui

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n'étaient pas ses sœurs. D'ailleurs ce n'était plus possible; àcette heure l'Alpe n'était plus qu'une muraille de neige et de glace.Alors ses pensées se tournèrent vers Florence, vers Fra Angelo.

Quand elle se releva sa décision était prise, elle partirait versla Toscane.« Poverella, soupira la femme du tavernier, à qui par gestes

 plus que par mots, elle essaya d'expliquer son intention, touteseule, à ton âge sur la grande route?... »

Mais les démonstrations de la femme ne la retinrent pas.Cheveux au vent, le cœur triste mais résolu, elle se remit enchemin.

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VII

LES MENDIANTS DE FLORENCE

C'ÉTAIT la nuit de Noël. Nulle part en Italie Noël n'était plusmagnifiquement célébré qu'à Florence, cette ville merveilleuseoù, comme le disait bien père Jérôme, toutes les demeuresétaient presque des palais, où la moindre église avait larichesse d'une cathédrale.

Malgré le froid, la bise glacée descendue de l'Apennin, denombreuses torches passaient dans les rues, portées par des valetsen livrée qui accompagnaient leurs maîtres rentrant de la fête de la Nativité.

Il était tard, très tard, presque le milieu de la nuit.Enveloppée dans un long manteau en velours de Florence, lasignora Ricci hâtait le pas pour retrouver, dans sa vaste demeure,le grand feu de bois entretenu au fond de la cheminée sculptée de

la salle. Précédée de son valet qui portait haut la torche de résine

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 parfumée, la signora traversa la place des Cordiers puiss'engagea sur le Ponte Vecchio, le pont Vieux, bordé de maisonset de boutiques dont les auvents, à cette heure tardive, étaient

rabattus sur les éventaires. Soudain, arrivée au milieu du pont, elle porta vivement la main à son corsage.« Madonna! ma broche,... elle vient de tomber à l'instant.

Giuseppe, approche la torche. »Le valet qui marchait quelques pas en avant fit demi-tour et

abaissa la torche.« Je l'ai entendue tomber, reprit la signora, elle a roulé de ce

côté. »

Le valet se baissa encore et promena la flamme tremblante àl'endroit indiqué par sa maîtresse mais ne découvrit rien. La broche avait-elle roulé plus loin? A cet endroit, la boutique nes'appuyait pas sur le parapet du pont, 'laissant un espace justeassez large pour le passage d'un homme. Giuseppe avança satorche et, tout à coup, recula.

« Eh bien, Giuseppe, qu'y a-t-il?- Signora... là, derrière, il y a quelqu'un... une femme.- Une femme?- Une fillette, plutôt; on la dirait morte. » Effrayée, la

signora fit un mouvement pour s'éloigner mais elle se ressaisit.Des gens passaient sur le pont, revenant de l'église Santa Mariades Fleurs; leur présence la rassura.

« Une fillette, dis-tu, Giuseppe; une petite mendiante sansdoute; regarde de plus près, elle n'est peut-être point morte. »

Inclinant sa torche, le valet s'avança dans l'étroit couloir,toucha le bras de la fillette qui tressaillit et se redressa, ouvrant degrands yeux affolés et éblouis.

« Madonna! s'exclama la signora Ricci, dehors par cette nuitfroide, par cette nuit de Noël!... »

Ville opulente, regorgeant de richesses, Florence nemanquait cependant pas de mendiants. Ils étaient mêmenombreux, et on les tolérait comme si leur présence servait à

mieux faire ressortir, par contraste, la fortune de la cité.

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D'ordinaire on ne se souciait guère de les voir dormir à la belle étoile, mais l'usage voulait que, pour la nuit de Noël, tous lesgueux eussent un toit.

« Giuseppe, ordonna la signora, aide cette poverella à serelever. »Le valet obéit mais la fillette se débattit et, ne comprenant

 pas ce qu'on lui voulait, chercha à s'enfuir. Mal éveillée, elletrébucha et roula sur la chaussée. En la relevant la signora et levalet constatèrent qu'elle n'était pas brune comme les filles deToscane et que ses vêtements n'étaient pas de ceux qu'on porte àFlorence.

« Qui es-tu? » demanda la dame.La fillette ne répondit pas, regarda ceux qui l'interrogeaient

avec des yeux égarés et vacilla encore, prête à tomber.« Toutes les forces se sont enfuies de son corps ; Giuseppe,

 passe-moi la torche, prends-la sur tes bras et emporte-la jusqu'àma demeure. »

La petite mendiante parut encore ne pas comprendre et sedébattit puis, épuisée, résignée, se laissa emporter.

Un quart d'heure plus tard, elle se trouvait assise devant ungrand feu de cheminée, dans une salle richement décorée et si bienéclairée par une multitude de chandelles qu'elle se demanda si ellen'avait pas perdu la raison.

« Qu'est-il arrivé?... où suis-je? »Elle dit ces mots en français ; la signora la regarda avec

curiosité.

« Tu n'es donc point Toscane?... J'en aurais fait le pari.Viens-tu du pays de France? »Puis, se penchant vers elle :« Je connais un peu la langue de ton pays; elle est d'ailleurs

assez voisine de la nôtre. »Depuis deux mois, Dolaine n'avait plus entendu un seul mot

de français. Malgré son épuisement, elle sourit.« Voyons, qui es-tu? insista la signora. Qu'es-tu venue faire

en Toscane? Où sont tes parents? »

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Dolaine secoua la tête.« Je suis seule. »Malgré la bonne chaleur du feu que gardait un grand lévrier 

étendu sur une natte, elle tremblait encore. On voyait que, malgréses efforts, ses pensées lui échappaient.« As-tu faim? demanda la signera. - Oh! oui. »La signora agita une petite clochette d'argent, et le valet

apparut. La dame lui commanda quelque chose, et il revint uninstant plus tard, portant un plateau sur lequel étaient disposéesdes pâtisseries feuilletées en forme de galettes.

« Apaise ta faim! »

Dolaine étendit la main et se servit. La galette aux amandesdisparut comme par enchantement. Elle en reprit une autre, puisune autre encore.

« Depuis combien de temps n'as-tu pas mangé? »Dolaine secoua la tête.« Je ne sais pas... je ne sais plus. »Coup sur coup elle dévora cinq pâtisseries, poussa un soupir 

de soulagement puis, se rendant compte de ce que cette avidité pouvait avoir d'inconvenant, elle s'excusa :

« Je vous demande grand pardon, je ne savais pas que j'avaissi faim. »

Toujours très curieuse, la signora poursuivit :« Maintenant, veux-tu me dire comment tu es venue à

Florence puisque tu n'y connais personne? »Dolaine avait plus envie de dormir que de parler, cependant,

 par reconnaissance, elle raconta son histoire, son départ pour l'Italie, la mort de père Jérôme.« Voici deux mois que je l'ai laissé, dans le petit cimetière de

Fornara, sur les bords du Taro. Alors j'ai voulu venir jusqu'àFlorence pour essayer de retrouver Fra Angelo, le moine quiaccompagnait notre troupe; il avait été bon pour père Jérôme et pour moi. Je ne savais pas que la route était si longue, qu'il fallaitencore franchir de hautes montagnes, de grandes forêts presque

désertes. A l'auberge le tavernier m'avait bien dit qu'il était

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dangereux de s'aventurer seule ainsi. Je ne l'ai pas écouté. Unsoir, je traversais un bois, quand des hommes se sont jetés à la bride de mon cheval. Ils m'ont obligée à descendre, ont fouillé

mes sacoches, m'ont battue, jusqu'à ce que je leur donne tout ceque je possédais. Et ils sont partis en emmenant mon cheval. »Elle soupira longuement, les larmes aux yeux.« Le lendemain, malgré ma frayeur, je suis repartie à pied.

Des voyageurs ont eu pitié de moi, ils m'ont fait monter sur leur charrette. Je suis arrivée à Florence. Je croyais pouvoir tout desuite revoir Fra Angelo, mais je parlais mal la langue de ce pays,et Florence est une si grande ville! Quand j'ai retrouvé la trace du

moine, il était trop tard, la troupe était repartie... et je ne pouvais plus la rejoindre. J'avais faim, alors j'ai commencé de mendier devant la porte des églises.... »

Elle s'arrêta, relevant brusquement la tête.« Pourtant, je ne suis pas une mendiante, signora. Père

Jérôme était deviseur de bâtiments, avec son ciseau il sculptait de belles fleurs de pierre.... Dites-moi, signora, Venise, est-ce bienloin de Florence?

 — Certainement trop loin pour toi, poverella. »Dolaine soupira encore, et deux larmes roulèrent sur sa joue.

Sa curiosité satisfaite, la signora songeait à aller dormir.Il était très tard, d'ailleurs. Dans la cheminée les dernières

 bûches achevaient de se consumer. La dame agita de nouveau saclochette d'argent.

« Giuseppe, conduis cette petite mendiante dans la chambre

qui ouvre au bout du patio, elle y passera le reste de la nuit. »Le mot « mendiante » sonna durement aux oreilles deDolaine mais elle était si lasse ! Elle se leva et suivit le valet qui,avant de quitter la salle, se retourna pour demander à sa maîtresse:

« Demain, à l'heure où les cloches de Santa Maria sonneront,que devrons-nous faire d'elle?

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Et la chandelle ne sentait point le suif. Elle répandait, aucontraire, une odeur si agréable qu'elle serait restée toute la nuit àla respirer.

Enfin elle se décida à s'étendre et s'endormit aussitôt. Et toutde suite des rêves emplirent son sommeil. Elle revenait dans l'îleSaint-Jean, trouvait le coffret dont père Jérôme avait parlé avantde mourir. Elle apprenait qu'elle était une princesse et des pages latransportaient dans un palais tout parfumé.

... Le soleil bas de décembre jetait déjà ses rayons d'or pâlesur la ville, et Dolaine dormait toujours quand elle sentit une maineffleurer son épaule. Certainement c'était un page qui venait

l'inviter pour une promenade. Elle sursauta, se redressa, se frottales yeux. Un visage inconnu de femme la regardait.

« La nuit de Noël est finie, lève-toi ! La nuit de Noël?- Les cloches de Santa Maria ont sonné; tu devrais déjà être

hors de cette demeure. »Dolaine crut que son rêve se transformait en cauchemar et se

retourna en grognant. Mais, cette fois, elle se sentit rudementsecouée.

« Allons, hâte-toi de te mettre sur pied et de partir.- Partir?- Florence compte assez de rues, de cours et de porches pour 

accueillir les gueux. » Non elle ne rêvait pas. Le visage de la femme qui lui parlait

n'était pas gracieux comme celui du page. Elle se leva; la «camérière » la poussa hors de la chambre, et elle aperçut de

nouveau le patio, la vasque, le jet d'eau, les fleurs quis'épanouissaient en pleine saison d'hiver. Elle voulut s'arrêter pour les contempler; impatiente, la camérière la fit avancer. Où laconduisait-on? vers la signera qui, dans la nuit, lui avait offert desgalettes feuilletées devant la cheminée?

Tout à coup, ayant suivi un long corridor, elle comprit qu'onallait la mettre dehors. Ah! oui, maintenant, la nuit de Noël étaitfinie. Cependant, avant d'ouvrir, la camérière semblait

attendre quelque chose.

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« Tes « pochettes »! vide tes « pochettes »!Dolaine la regarda, étonnée.« Mes poches?

 — C'est l'usage. — Pourquoi? — Tu as passé une nuit sous le toit de mes maîtres, ne leur 

as-tu rien dérobé? »Dolaine sentit un flot d'indignation monter en elle. Oh!

 pouvait-on la soupçonner d'être une voleuse!Comme la femme de chambre faisait un geste pour la

fouiller, elle s'échappa, courut comme une folle à travers la vaste

demeure en appelant de toutes ses forces :« Signora!... Signora!... »Alerté par le bruit, le valet qui, la veille, l'avait trouvée sur le

Ponte Vecchio apparut, puis une autre femme très âgée qui pouvait être aussi une camérière.

« Signora!... Signora!... » continuait de crier Dolaine enessayant de griffer le valet qui tentait de s'emparer d'elle.

Elle se débattait toujours quand une porte s'ouvrit devant lasignora Ricci. Dolaine se jeta à ses pieds.

« Signora !... on a voulu me fouiller comme une voleuse...oui, comme une voleuse. Jamais je n'ai rien dérobé, signora, jamais, et je ne suis pas une mendiante. »

La signora regarda, avec la même curiosité que la veille,cette jeune fille toute frémissante d'indignation, qui joignait lesmains devant elle pour la prendre à témoin de son honnêteté.

« Signora, répétait Dolaine, vous me croyez, n'est-ce pas... jene suis pas une mendiante. »La signora la considéra longuement.« Certes je te crois, tu n'as rien dérobé en cette demeure...

mais la nuit de Noël est passée.»II y eut un long silence. Certes la nuit de Noël était passée,

mais Dolaine n'était pas de celles qui font métier 

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Vraiment, cette vieille camérière aux cheveux blancs semontrait très gentille avec Dolaine. Tout de suite, la fillette s'étaitsentie attirée par elle. Il n'y avait pas, dans cet attachement, que de

la reconnaissance mais une réelle affection. Avec elle commeavec père Jérôme, la petite sauvage se sentait devenir douce ettendre.

« Je ne comprends pas, fit un jour Dolaine, pourquoi vouscherchez toujours à me faire plaisir? »

Angela sourit et, en guise de réponse, lui conta sa proprehistoire.

« J'ai été malheureuse, moi aussi, autrefois; ma mère, que

 j'aimais beaucoup, est morte pendant la terrible épidémie de 1487; j'étais toute jeune. Mon père s'est remarié quelques années plustard avec une Vénitienne qui n'était guère plus âgée que moi. Toutde suite cette femme a été jalouse de moi, de l'affection que mon père me portait. La vie est devenue insupportable. Un jour, je mesuis enfuie. Je suis venue à Florence où j'ai servi dans plusieursgrandes maisons avant d'entrer au service de la signora Ricci. Il ya vingt-deux ans que je suis ici.... Comprends-tu, maintenant, pourquoi je t'ai prise en amitié?

 — Oh! oui, fit Dolaine, votre vie ressemble presque à lamienne. Vous avez été malheureuse comme moi.

 — Oui, comme toi », reprit Angela. Dolaine la regarda et, àmi-voix, demanda :

« Et maintenant, êtes-vous encore malheureuse? »La camérière aux cheveux blancs sourit doucement.

« Avec les années, on apprend à accepter le monde comme ilest. La signora Ricci a confiance en moi, elle me traite aveccertains égards, j'aurais tort de trop me plaindre. »

Dolaine soupira :« Peut-être qu'un jour je deviendrai camérière, moi aussi.- Ce n'est pas le vœu que je forme pour toi, Dolaine, vivre

seule n'est pas toujours gai; plus tard n'aimerais-tu pas te marier?»Dolaine rougit un peu puis baissa la tête, soudain triste.

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« Qu'as-tu, fit Angela, cela ne te plairait pas?... Tu as bientôtquatorze ans, tu es presque une jeune fille; un jour viendra....

 — Ce jour-là ne viendra pas, Angela; les filles sans père ni

mère ne se marient pas., surtout quand elles ont laid visage.- Qui t'a dit que tu étais laide? » A Amboise, ses sœurs luiavaient si souvent répété que son visage n'était point plaisant, queses jambes et ses bras étaient trop grêles qu'elle avait fini par secroire vraiment disgracieuse.

« Allons, reprit Angela, fais-tu en ce moment péché decoquetterie ou bien penses-tu vraiment ce que tu dis?

 — Je le pense », Angela.

La camérière la regarda longuement et comprit qu'elle nementait point. Alors elle se leva, alla chercher peigne, brosse et pommade et entreprit de la coiffer. Habile de ses doigts, c'étaitelle qui, chaque matin, coiffait la signera Ricci et elle excellaitdans cet art délicat de donner au visage la coiffure qui lui sied lemieux. Hélas ! les cheveux rebelles de Dolaine semblèrent prendre plaisir à se jouer d'elle. Enfin, après de longs et savantsefforts, Angela tendit un miroir. Dolaine s'y regarda longuement,étonnée de la transformation mais cependant point tout à faitconvaincue.

« Certes, dit Angela, la coiffure n'est pas tout. Elle restemême peu de chose si les traits du visage demeurent tendus, si leregard demeure austère. Souris, Dolaine… non, pas comme cela...comme si tu étais heureuse. N'es-tu pas heureuse, d'ailleurs, à présent? ne manges-tu pas à ta faim? ne vis-tu pas dans une belle

demeure?... et ne suis-je pas là pour te faire sentir que, malgrétous tes malheurs, quelqu'un pense à toi et te porte affection? »Confuse, Dolaine baissa les yeux puis les releva vers

Angela. Lentement son visage se détendit, s'épanouit.« Non, pas moi, fit la vieille camérière, c'est le miroir qu'il

faut regarder. »

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Alors, brusquement, Dolaine eut comme une révélation.Dans le miroir ce n'était plus elle qu'elle voyait mais une autreDolaine, inconnue. Elle se retourna comme pour surprendre la

 jeune fille qui, par-dessus son épaule, se regardait dans le miroir. Non, c'était bien elle qu'elle contemplait, une Dolaine souriante,gracieuse, jolie, oui, jolie.

Au comble de la confusion et de l'émotion, la petiteFrançaise se jeta dans les bras de la vieille camérière et pleura de joie.

... Plusieurs semaines passèrent. Dolaine parlait à présentassez bien le toscan. Chaque matin la signora Ricci l'envoyait

dans la ville faire des commissions. En franchissant le PonteVecchio, elle ne manquait jamais de jeter un regard vers la boutique derrière laquelle on l'avait trouvée endormie le soir de Noël. Puis elle traversait la place de la Seigneurie où se projetaitl'ombre de la grande tour du Palais. Plus loin, derrière le baptistère, s'étendait la place du vieux marché, entourée d'arcadesoù les paysans toscans apportaient les produits de leurs terres. Lafoule y était grouillante, bariolée, bavarde, rieuse, et cela lui plaisait. Elle revoyait la petite place d'Amboisé si paisible au bordde la paresseuse Loire. Mon Dieu! comme la Touraine était loin!Elle l'avait presque oubliée. Non, pourtant, car chaque fois que passait un cavalier, un héraut d'armes, elle pensait brusquement àGuillaume.

En quelques semaines, la petite Française, avec l'aide et lesconseils d'Angela, s'était véritablement transformée. Qui aurait

reconnu en cette jeune fille gracieuse et soignée la petitemendiante du Ponte Vecchio?« C'est bien, Dolaine, lui dit un jour Angela, la signora Ricci

est satisfaite de toi et ne se repent pas de t'avoir gardée à sonservice, mais je dois dès maintenant te mettre en garde. »

Dolaine la regarda, étonnée et un peu inquiète.« Ai-je fait quelque chose de mal? - Non, tu sais te montrer 

souple et avenante comme

 

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il sied dans la demeure d'un consul, mais dans quelques joursPietro va rentrer.

- Pietro?- C'est le fils du signor et de la signera Ricci. Chaque année

il va passer le temps d'hiver, à Lucques, chez les parents de lasignora. Je l'ai vu naître et grandir. Il a dix-sept ans. Sans douteson cœur n'est-il pas mauvais mais Pietro a toujours été trèsgâté. C'est un garçon plaisant de visage, cependant son caractèren'est pas toujours égal et, comme son père, il a le culte de larichesse. D'ailleurs, à Florence, l'argent, comme tu as peut-être pu

t'en apercevoir, tient une grande place, une trop grande place.... — Ainsi, le fils de la signora va revenir? — Dans quelques jours.- Devrais-je lui obéir?- Tu es à son service comme à celui du signor Ricci.

Justement, Dolaine, ses caprices te mettront parfois dansl'embarras. Il te faudra beaucoup d'habileté pour ne pas lecontrarier. »

Dolaine se sentit un peu inquiète.« Je ne sais quel jour il doit arriver, mais il sera certainement

là pour la grande fête des Colombes qui approche; il ne la manque jamais. »

Dolaine avait déjà entendu parler de cette fête des Colombes,la plus belle de toutes celles qu'on célébrait à Florence, la fête du printemps, la fête des fleurs, la fête de la Résurrection et, plus

encore, la fête en l'honneur de ceux qui, trois cents ans plus tôt,avaient cousu la croix sur leur poitrine pour aller en Terre sainte.Les cérémonies commençaient le Jeudi saint dans la grande nef deSanta Maria des Fleurs et se poursuivaient le lendemain par d'interminables processions. Enfin, la veille de Pâques, sur la place de la Seigneurie, on brûlait le char des Colombes sur lequels'élevaient des cages d'osier contenant des centaines et descentaines de colombes blanches. Au premier son des cloches de

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Santa Maria on boutait le feu au char et on ouvrait les cagesd'osier. Toutes les colombes s'en-

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volaient, le ciel en était obscurci, et cet envol symbolisait legrand départ des croisés pour l'Orient, tandis que la destruction duchar richement décoré signifiait le renoncement aux biens de la

terre.Mais, les colombes envolées, le char réduit en cendres, lafête n'était pas finie. Bien au contraire, c'était le signal desréjouissances, de la fameuse cavalcade où Florence étalait avecvanité et orgueil toutes ses richesses. Sur toutes les places, danstoutes les rues, se succédaient de somptueux défilés où le rouge, lacouleur noble, la couleur riche, flamboyait sous le ciel lumineuxde Toscane.

Longtemps à l'avance, dans les belles demeures des banquiers, des changeurs, des orfèvres, des drapiers, on se préparait à cette parade.

Or, on n'était plus qu'à quinze jours de Pâques. C'est pourquoi Pietro ne tarderait pas à rentrer.

Il arriva le surlendemain, en une seule étape, depuisLucques. Dolaine le rencontra pour la première fois dans le patiooù la signera l'avait envoyée arroser les fleurs autour de la vasque.Apercevant Dolaine, le jeune garçon s'arrêta et demanda, sans plus de façon, sur un ton plutôt hautain :

« Qui es-tu? Quand es-tu entrée à notre service? — Depuis le jour de Noël. — Comment te nommes-tu? — On m'appelle Dolaine. »Il restait là, à deux pas de la jeune fille, la regardant verser 

l'eau.« Pourquoi mets-tu tant d'eau sur ces fleurs, ne vois-tu pasque ce sont des azulias, des fleurs qui aiment juste un peu defraîcheur? »

Le « versoir » trembla dans les mains de Dolaine quis'excusa.

« Tu parles fort mal le toscan, reprit Pietro avec un petit air méprisant qui lui fit de la peine.

 — Je suis Française, du pays de Touraine. »

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Le jeune garçon s'éloigna et disparut. Dolaine était restée près de la vasque, tout attristée. Depuis trois mois elle avait faittant d'efforts pour plaire à tout le monde! Elle courut trouver 

Angela.« je t'avais prévenue, fit la camérière, c'est un enfant tropchoyé. Il ne se rend pas toujours compte de la peine qu'il peutfaire. Ne prête pas trop l'oreille à ses propos. D'ailleurs, dansquelques jours il ne fera plus attention à toi. »

En effet, au bout de deux jours, Pietro ne prêta plus aucuneattention à elle, et elle en éprouva grand soulagement.

Cependant, la fête des Colombes approchait. Dans la

demeure de la signora Ricci on préparait les costumes. La vieilleAngela taillait, brodait, cousait du matin au soir, aussi habilecouturière qu'experte coiffeuse. Elle envoyait Dolaine d'un bout àl'autre de la ville pour toutes sortes d'achats. Un soir qu'ellerapportait des rubans de velours, la jeune fille s'extasia devant lamagnifique robe que la camérière assemblait.

« Elle est jolie, n'est-ce pas?- Oh! oui, soupira Dolaine. Est-ce une robe florentine?- Non, vénitienne; une robe comme on en portait dans la

ville des Doges pour les grandes cérémonies.- Qui la portera?Tu la verras sur les épaules de la signorina Carlotta.- Qui est-elle?La fille d'un grand personnage de Florence, elle est même

l'arrière-petite-nièce du grand Laurent Médicis, celui qu'on a

appelé Laurent le Magnifique.- Est-elle jolie?- Elle est riche, très riche. D'ailleurs tu l'as certainement vue

en cette demeure; elle vient souvent; elle a ton âge, à peu près, sa peau est brune et son nez assez épais.

- Oui, je me souviens, je lui ai ouvert la porte l'autre jour.- La signora Ricci se plaît beaucoup à la recevoir. C'est elle-

même qui lui a conseillé cette robe qu'elle m'a priée de faire.

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elle, faisant ressortir la clarté de son visage et de son teint, la jeune rondeur de ses épaules. Angela, elle-même, ne put retenir sasurprise admirative.

« Oh! fit-elle, toi qui te croyais laide. Je ne veux pas médirede la signorina Carlotta, mais cette toilette te sied beaucoup mieuxqu'à elle. D'ailleurs tu as presque un teint et une chevelure deVénitienne; le noir convient aux blonds cheveux. »

Parée de cette somptueuse robe, Dolaine évoluait devantAngela, tête haute, hanches souples, gestes gracieux, comme sielle n'avait jamais porté que de pareilles toilettes. Vraiment, quiaurait pu croire qu'elle n'était qu'une simple servante de la signora

Ricci?Angela venait de noter quelques retouches, et Dolaine allait

quitter la robe quand tout à coup la porte s'ouvrit. La jeune filletressaillit. C'était Pietro.

« Ah! Carlotta, fit-il, je te cherchais.... »En reconnaissant Dolaine il resta saisi. Pendant quelques

instants, son regard resta fixé sur la petite Française. Puis,s'avançant pour la mieux voir, il dit :

« Je ne te reconnaissais pas, non, vraiment pas.- Sa taille est la même que celle de la signorina Carlotta,

expliqua Angela, c'est pourquoi je lui essayais la robe. »Pietro ne répondit pas; après avoir encore une fois regardé

Dolaine, il disparut.« Mon Dieu, fit Dolaine ennuyée, je l'aurai encore fâché. — Je ne pense pas, je crois surtout que sa surprise a été

grande. »Les derniers jours qui précédaient la fête furent pour toute laville des jours de fièvre. Toutes les églises de Florence, et il y enavait près de cent, se paraient de guirlandes de fleurs. De longuesoriflammes étaient accrochées aux loggias, aux balcons des palais.Sur la place du vieux marché les paysans déversaient desavalanches de fleurs. Il faut dire aussi que, cette année-là, la fêtedes Colombes

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dans le défilé. Alors, tout à coup, il se souvint de la visionqu'il avait eue dans la chambre d'Angela, quand Dolaine essayaitla robe vénitienne. Il alla trouver sa mère.

« Oh! fit celle-ci avec indignation, tu n'y penses pas, unesimple servante ! — Personne ne la reconnaîtra, et je vous assure, mère,

qu'elle a mille fois plus de grâce que Carlotta. — Non, Pietro, jamais ton père n'accepterait. » Mais la

décision du jeune Florentin était ferme. Ilentraîna la signora Ricci dans la chambre d'Angela et

demanda à Dolaine de remettre la robe. La signora dut reconnaître

qu'en effet, la petite Française était très gracieuse et que la robevénitienne lui allait à ravir.

« Et puis, ajouta Pietro, Carlotta pourrait être jalouse den'importe qui, mais pas d'une servante. »

Pietro avait gain de cause. Quand elle sut ce qu'on luidemandait, Dolaine fut si émue, si impressionnée, qu'elle comprità peine ce qui lui arrivait.

« Sais-tu monter à cheval? lui demanda Pietro. — Certes, c'est à cheval que j'ai traversé toute la

France pour venir en Toscane. — Alors, viens à l'écurie avec moi. »II l'emmena chevaucher sur la colline, dans les jardins,

derrière le palais Pitti. Pietro ne paraissait pas de fort bonnehumeur; peut-être regrettait-il Carlotta? Pour éprouver la jeunefille, il lança son cheval au galop sur des sentiers raboteux.

Dolaine le suivit fidèlement. Il franchit un ruisseau, elle le franchitaussi. Comme Pietro ne parlait toujours pas, elle dit :« Signor, je ne veux point paraître à votre côté, dans le

cortège, contre votre gré; dites-moi ce que je dois faire, je leferai.»

Pietro la regarda, étonné de cette franchise, un peu vexéd'avoir montré sa mauvaise humeur.

« Je fais toujours ce que j'ai décidé », fit-il.

Tournant bride, il invita Dolaine à rentrer.

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IX

LA FÊTE DES COLOMBES

EN CE DÉBUT d'avril, à l'époque où la Touraine sort à peine del'engourdissement de l'hiver, le ciel lumineux de Toscaneéparpille déjà sur Florence les moissons dorées de son soleil brûlant. Les grandes fêtes ont commencé. Hier les rues ont vudéfiler les longues cohortes de pénitents. Aujourd'hui elles

entendront s'élever des cris d'allégresse. De tous les coins de laToscane, de Sienne, de Lucques les curieux ont accouru, àcheval, en coche ou même à pied.

Sur la place de la Seigneurie où le palais dresse, contre leciel pur, sa haute tour crénelée, la foule se presse autour du char des Colombes pour assister à l'envol. Ce char, élevé sur uneestrade, brille dans le soleil de toutes ses dorures. Les grandes

cages d'osier qu'il porte s'élèvent au moins à vingt pieds de haut.Il est deux heures après midi. Soudain, de la tour du

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 palais Vieux descend un long son de trompe. Le « banditire»,le crieur public, haut personnage de la cité, annonce que voiciquatre cents ans les croisés se mettaient en marche vers la

Palestine.« A genoux, clame-t-il, à genoux, et que vos prières soiententendues là-haut, pour la paix éternelle des âmes de ceux qui ont pris la croix! »

Un grand silence de recueillement plane sur la place puis,tout à coup, les cloches du campanile de Santa Maria s'ébranlentet sonnent à toute volée. Des hommes grimpent promptement sur le char. Une nuée de colombes s'échappe... et toutes ces ailes de

soie blanche s'enfuient vers l'Orient. Une immense clameur montede la foule en délire. Mais déjà l'assistance s'écarte. Des flammescrépitantes s'élèvent du char doré. En quelques instants, le centrede la place devient un énorme brasier. La foule, si recueillie tout àl'heure, se met à hurler, à trépigner. Finies les prières, finies les pénitences, c'est la fête qui commence, la fête du peuple deToscane.

De toutes les écuries des palais et riches demeures sortentdes chevaux somptueusement parés, portant les plus beauxcavaliers, les plus belles dames de la cité.

Selon la tradition, chacun des sept grands arts forme songroupe sur une place désignée à l'avance, avant de se rassembler  pour le cortège. Pietro et Dolaine traversent le Ponte Vecchio pour rejoindre les drapiers, ils chevauchent côte à côte et entrent dansla ville. Non, vraiment, personne ne pourrait reconnaître en cette

 belle Vénitienne la petite mendiante du pont Vieux. Au passage,de jeunes Florentins saluent Pietro qui se tient droit, sur soncheval dont toute la croupe est recouverte par le grand manteaudoublé de rouge. Devant la « damoiselle » qui l'accompagne, ilss'étonnent.

« La signorina Garlotta serait-elle devenue si gracieuse »,remarque l'un d'eux à mi-voix.

Pietro a entendu; il se sent très flatté mais n'en laisse rien

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 paraître. Sur la place Riccaldi, tous les riches drapiers sontlà, bannière de velours rouge déployée.

L'arrivée de Pietro et de sa cavalière cause un certain émoi.

« Qui est donc cette belle et fraîche jeune fille qui accompagnevotre fils, demande-t-on au consul; en vérité, elle se tient à chevald'une façon superbe. Est-ce une princesse ?

 — En vérité, une princesse, répond Pietro qui vient des'approcher.

 — Est-il permis de savoir son nom? » Pietro sourit et met undoigt devant ses lèvres.

« Nul ne le saura! elle est la princesse sans nom. »

La princesse sans nom! Le mot court de bouche en bouche,chargé de curiosité et de mystère, car dans la république deFlorence, où la noblesse a été bannie depuis longtemps, on a gardéla nostalgie des rois et des princes. La princesse sans nom! D'unseul coup, Pietro a su donner à Dolaine le titre qui lui convenait lemieux. Dans sa robe noire, parée de dentelles, sous le diadème quifait ressortir la pureté de ses traits, Dolaine n'est-elle pas unevéritable petite princesse?...

Cette fois Pietro a complètement écarté sa mauvaise humeur.S'il a craint un instant être ridicule en chevauchant au côté d'unesimple servante, il peut être rassuré. Il regarde Dolaine et se prendà lui sourire... ce que voyant, la jeune fille lui sourit à son tour.

Et dans les rues de Florence c'est maintenant la grandechevauchée, l'éclatant cortège des corporations de la plus richecité d'Italie. Aux masques grossiers, aux déguisements les plus

 bouffons, se mêlent les vestures les plus recherchées. La foule endélire jette des fleurs à pleines poignées sur le cortège en poussantdes cris de joie.

Aux acclamations qui la saluent, Dolaine répond par dessourires. Oh! non, elle n'est plus la petite sauvage de l'île Saint-Jean. Jamais princesse vénitienne a-t-elle eu plus de grâce?

Et d'un seul coup elle oublie toute son enfance malheureuse, pour jouir de cette heure unique. Heureuse,

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rues. Sur les places, de grands feux de joie achevaient de brûler.

Longtemps elle resta ainsi, penchée, à respirer l'air doux de

la nuit. De toutes ses forces elle voulait prolonger ce grand jour  jusqu'au bout, jusqu'au sommeil. Il lui semblait entendre encoredes acclamations monter vers elle.

« Princesse, murmura-t-elle, j'ai été une princesse.Alors elle pensa encore à son enfance, à la barque qui l'avait

amenée dans l'île Saint-Jean, au mystère de sa naissance, à cesecret que père Jérôme, en mourant, n'avait pu lui livrer. Oh! si....Mais non, ce n'était pas possible, elle ne pouvait être que la fille

de pauvres manants qui avaient voulu se débarrasser d'elle parcequ'ils ne pouvaient pas nourrir trop d'enfants.

Abaissant son regard, elle aperçut ses vêtements de servante.Finie la fête, finie la robe de princesse. Demain la ville serait jonchée de pétales fanés, et dans le cœur de Dolaine les beauxsouvenirs, eux aussi, se flétriraient....

Elle se coucha mais avant de s'endormir elle pensa encore àPietro, revit le sourire qu'il lui avait adressé en descendant decheval, sentit la main du jeune garçon prendre la sienne.

Alors, les doigts joints, regardant, par la fenêtre, le cielétoile, elle implora :

« Madonna! Faites que je sois encore heureuse, comme je l'aiété aujourd'hui. »

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X

CARLOTTA

PLUSIEURS fois par semaine, Pietro emmenait Dolainechevaucher dans la campagne florentine. Ils partaient le matinde bonne heure quand le soleil n'a pas encore pris toute saforce brûlante et galopaient ensemble par les sentiers bordésd'oliviers, de figuiers et de cyprès. Oubliant Carlotta, Pietro s'était pris d'amitié pour la petite Française qu'il trouvait plus aimable,

 plus gracieuse et surtout plus jolie. Cette faveur de l'emmener en promenade, il l'avait obtenue sans grand-peine, d'autant plus queCarlotta, pas encore remise, ne pouvait sortir.

Pendant ces sorties, Pietro prenait plaisir à lui montrer lesterres que son père possédait autour de Florence.

« Ce champ d'oliviers est au consul des drapiers, disait-il, etcette terre que tu découvres là-bas, derrière le ruisseau, luiappartient également.

 — Le signor Ricci est très riche », approuvait alors Dolaine

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 pour lui complaire.Souvent, cet orgueil, cette vanité la faisaient souffrir. Elle se

sentait plus humble encore et se demandait si réellement Pietro

avait de l'amitié pour elle. Guillaume, si simple en ses manières,lui paraissait différent. Cependant, le jeune Florentin savait aussise montrer agréable, et elle lui pardonnait.

Ainsi, en la demeure du consul, Dolaine n'était plus tout àfait considérée comme une simple servante. Pietro avait mêmeobtenu que, pour ces promenades, elle fût vêtue d'une façon plusseyante.

En taillant pour elle la nouvelle robe qu'on l'avait priée de

faire, Angela dit un jour :« Carissima Dolaine, puisse ton bonheur durer longtemps,

très longtemps.... »La jeune fille n'avait pas compris ce que cela voulait dire.

Cependant elle ne tarda pas à s'apercevoir que cette situation privilégiée commençait de lui attirer des ennuis. A part Angela,valets et camérières la tenaient à l'écart. Pour eux, elle était etserait toujours la mendiante ramassée, le soir de Noël, sur le PonteVecchio. Elle retrouvait la même atmosphère lourde, pénible qu'àAmboise, dans la maison de l'île Saint-Jean.

« La vie est ainsi, lui dit Angela, même à Florence les rosésont des épines. »

Mais la jalousie des valets et camérières n'était rien à côtéd'une autre jalousie, plus cachée mais aussi plus violente : celle deCarlotta. Guérie de son accident, la jeune fille souffrait de penser 

qu'à présent Pietro la dédaignait et se plaisait à sortir encompagnie d'une simple servante. A plusieurs reprises, d'ailleurs,Pietro avait parlé de cette jalousie à Dolaine qui, naïvement, s'enétait réjouie, heureuse de se sentir préférée.

« Dolaine, lui conseilla Angela, je comprends ton plaisir desortir avec Pietro mais tu devrais te méfier.

 — Me méfier de quoi, Angela. N'est-ce pas mon devoir del'accompagner quand il me le demande?

 — Certes, tu es au service de Pietro comme à celui de

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la signora Ricci, mais Pietro est un garçon capricieux; passer  par toutes ses fantaisies pourrait t'apporter des ennuis. »

Dolaine pensa que la vieille camérière, meurtrie par la vie,

ne pouvait pas comprendre.« Que pourrait-il arriver? — Tu me l'as dit toi-même, la signorina Carlotta est jalouse

de toi. — Est-ce ma faute? — Non, mais Garlotta est la fille du consul des banquiers...

et toi une servante. Crois-tu que l'amitié d'un garçon commePietro, élevé dans le culte de la richesse, puisse être durable? »

Dolaine ne répondit pas et s'éloigna.A quelques jours de là elle était sortie faire des provisions

sur le vieux-marché quand, au coin d'une rue, elle se trouva face àface avec un jeune garçon, bien vêtu, qui lui dit :

« N'est-ce pas toi Dolaine, la servante du signor Ricci? — Je le suis. — Ton ami Pietro est à un quart de lieue d'ici; dans la basse-

ville; il s'est tordu la cheville en escaladant les rochers au bord del'Arno. »

Pas une seconde elle ne se demanda pourquoi, au lieu decourir à la demeure du consul des drapiers, ce jeune garçoninconnu s'adressait à elle.

« Mon Dieu ! il s'est fait très mal? — Viens, il veut te voir! »Dolaine n'hésita pas. Ne doutant pas que Pietro la réclamait,

elle suivit le garçon qui la conduisit au bas de la ville, dans unendroit où l'Arno coule entre un chaos de rochers. Le lieu étaitdésert. Les eaux du fleuve bouillonnaient autour des rocsdéchiquetés.

« Où est Pietro? demanda-t-elle, soudain inquiète. — Un peu plus loin, de ce côté. »Et tout à coup elle se trouva devant Carlotta qui semblait

l'attendre, le regard tendu, et l'interpella brutalement.

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« Rassure-toi, Dolaine, Pietro n'est point blessé.... mais jesuis fort aise que mon frère t'ait amenée ici. Nous pourrons parler à loisir.

 — Que me voulez-vous? — Rien... presque rien; je désire simplement savoir  pourquoi tu as pris ma robe et ma place le jour de la fête desColombes.

 — Je n'ai point pris votre place. Vous aviez chu de votremonture et vous ne pouviez paraître au cortège. C'est Pietro,lui-même, qui m'a demandé....

 — Pourquoi as-tu accepté?

 — Je suis au service du signor Pietro! — S'il est d'honnêtes services, d'autres le sont moins. — Que voulez-vous dire? — Que tu devais te tenir à ta place... qui est celle d'une

servante. Et pourquoi, après la fête, as-tu continué de chevaucher avec Pietro?

 — Il me l'a aussi demandé. — Ma parole, te prendrais-tu réellement pour une

 princesse? Pietro sait-il qu'on t'a ramassée un soir sur le PonteVecchio?

 — Je ne lui ai rien celé; il sait tout. Pietro a du plaisir àchevaucher avec moi... et moi pareillement. Rien ne nous enempêchera. »

Carlotta, qui, jusqu'alors, avait voulu se contenir, serra les poings et devint rouge de colère.

« Ose redire ces paroles inconvenantes, petite gueuse! — Le signor Pietro a de l'amitié pour moi et je la lui rends.Qui peut trouver mal à cela... à part vous, qui êtes jalouse? »

Carlotta bondit vers son frère qui avait assisté, muet, à cettescène.

« Fabiano, mon frère, tu entends ces insolentes paroles ! Nonseulement cette pauvresse ne me fait aucune excuse, mais encoreelle se montre pourrie d'orgueil. »

 

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Carlotta se retourna vers Dolaine, furieuse, menaçante,tandis que Fabiano serrait les poings. La jeune Française comprittout à coup que Carlotta l'avait peut-être fait venir en ce lieu

désert, près de l'Arno, avec une sinistre intention. Elle se souvintde toutes les méchancetés de la jeune fille dont lui avait parléAngela. La colère s'empara d'elle.

« Ah! oui, vous m'avez attirée ici pour tenter de vousdébarrasser de moi. Je suis étrangère, et vous savez que si jedisparais personne ne s'inquiétera de moi. Eh bien, essayez de metoucher, vous ou votre frère. Je saurai m'agripper à vous de tellesorte que je ne serai pas seule à goûter les eaux de l'Arno... et les

flots bouillonnants ne me font aucune peur. J'ai souvent traversé laLoire à la nage... et c'est un autre fleuve que votre Arno! »

Ce disant elle s'avança vers Carlotta qui recula, ne pouvantsoutenir le regard de Dolaine.

« Adieu! signorina Carlotta, sans doute n'aviez-vous riend'autre à me faire savoir. De ce pas, je vais retrouver Pietro, et,entre nous deux, c'est lui qui décidera. »

Son assurance l'avait sauvée. Elle remonta en courant vers laville mais, sitôt hors de vue, elle se cacha le long d'un mur etéclata en sanglots.

En rentrant, elle chercha partout Pietro; il était sorti. Alorselle entra dans la chambre d'Angela et lui conta ce qui venaitd'arriver.

« Vous, Angela, vous savez bien que ce n'est pas ma faute.Je n'ai rien fait à la signorina Carlotta. Pourquoi a-t-elle tant de

haine?- Non, Dolaine, tu n'as rien fait de mal, mais tu connais lesFlorentines. Carlotta s'est jugée offensée; elle veut se venger.Méfie-toi, si elle n'a pas réussi aujourd'hui, elle recommencerademain.

 — Que faire, alors? — Carissima Dolaine, mon embarras est grand. Je crains

seulement que les jours qui viennent ne te préparent de durs

tourments. Tu devrais sortir moins souvent avec Pietro.

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 — Même s'il me le demande? Jamais je n'oserai. — Peut-être pourrais-tu, en te montrant moins aimable, lui

rendre ces promenades moins plaisantes? Peu à peu il t'oublierait.

 — M'oublier ... vous voulez qu'il m'oublie! Vousdéfendez donc Carlotta? »Elle laissa sa tête s'appuyer contre l'épaule de la vieille

camérière et se mit à pleurer.« Oh! Angela, ne me conseillez pas cela, je ne peux pas; c'est

au-dessus de mes forces. — Il le faudrait pourtant, carissima Dolaine. » Cette nuit-

là, elle ne dormit pas; elle ne cessa de revivre

la scène des bords de l'Arno et d'entendre la voix de la vieillecamérière. Oh! comment jouer le jeu de l'indifférence avec Pietroalors qu'elle avait tant de joie près de lui. Pourquoi devait-elles'incliner devant Carlotta, parce que celle-ci était riche? Larichesse avait-elle quelque chose à voir avec l'amitié?

Cependant, courageusement, le lendemain, quand Pietrol'invita pour une promenade sur la colline de Fiesole, d'où

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la vue est si belle sur la vallée, elle se força pour laisser comprendre au jeune Florentin qu'elle avait moins envie de sortir à cheval dans la campagne. Mais Pictro était au courant.

« Comment, s'écria-t-il, tu as peur de Carlotta? Je te croyaiscapable de plus de courage. — La signorina Carlotta est très fâchée contre moi. — C'est tout le cas que tu fais de l'amitié que j'ai pour toi.

Vraiment, Dolaine, je te croyais fort différente... mais peut-êtrene me pardonnes-tu pas de t'avoir dédaignée, aux premierstemps de mon retour à Florence. Tu oublies le beau jour où nousavons chevauché côte à côte, lors de la fête des Colombes.

Moi je n'oublierai jamais combien tu étais gracieuse dans tarobe vénitienne. Ne pense pas à Carlotta, carissima Dolaine; jesuis heureux de la savoir jalouse. »

Bouleversée, elle ne sut que répondre. Pietro paraissait sisincère, il lui montrait un visage si souriant qu'elle n'insista pas.

Les jours qui suivirent elle sortit encore avec lui, essayantd'oublier les menaces de Carlotta.

« Pietro est si gentil avec moi, confia-t-elle à Angela, je suissûre qu'il me protégera.

 — Carissima, soupira encore la vieille camérière, Pietro, ence moment, se plaît surtout à se jouer de la signorina Carlotta. J'aigrand-peine à te dire ces choses cruelles, mais je crains quel'amitié qu'il t'avoue ne soit pas aussi profonde que tu le supposes.Et n'as-tu pas remarqué que la signora Ricci se montre moinsavenante avec toi, depuis quelques jours?

 — Je n'ai rien remarqué, Angela. — Et n'as-tu pas vu que la signorina Carlotta est venue plusieurs fois, cette semaine, en cette demeure?

 — Que voulez-vous dire, Angela? »La vieille camérière prit les mains de la jeune fille et les

 pressa dans les siennes.«Je veux te dire, Dolaine, que j'ai grand-peur pour toi. 

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Jusqu'à ce jour la signora Ricci n'a pas voulu, ou pas osé,contrarier son fils mais je sens qu'elle est décidée, d'accord avecCarlotta, à te nuire.

 — Elle veut me renvoyer? — Je ne sais au juste, mais méfie-toi, Dolaine. »La vieille camérière ne se trompait pas. Le bonheur de

Dolaine était fragile, très fragile.Un jour, la signora Ricci lui ayant demandé d'aller acheter 

des fruits au vieux-marché, Dolaine partit, son mouchoir de soienoué sur la tête à la mode florentine, sa calebasse de paille tresséeau bras. La place était animée, grouillante de monde.

Sous les arcades s'entassaient d'énormes paniers de fruits etde légumes qui sentaient bon le printemps. Il y avait aussi desmarchands de cuir, d'étoffes de soie fraîchement teintes et desorfèvres. Malgré le grand soleil, ces derniers avaient installé leurséventaires hors des arcades pour que les bijoux brillent de toutleurs feux, véritables miroirs aux alouettes.

Dolaine ne manquait jamais de venir rôder devant cesétalages merveilleux, admirant les bagues, les agrafes et surtoutles colliers disposés avec art sur des tentures en velours noir deFlorence. Oh ! ces colliers ! Combien de fois avait-elle rêvé d'en posséder un. Mais ils coûtaient très cher, et elle n'aurait jamaisassez d'argent. Tous ces bijoux étaient disposés, à portée de lamain, en plein vent, car la crainte de la prison était grande, lesvols étaient rares dans cette ville qui regorgeait de richesses.

Elle s'attarda longuement, comme d'habitude, devant ces

ornements, comparant l'éclat des colliers, se représentant, par la pensée, l'effet qu'ils pourraient produire à son cou. Soudain,comme elle levait les yeux pour regarder, un peu plus loin, deuxorfèvres qui discutaient, elle crut reconnaître quelqu'un parmi les badauds. Non, elle ne se trompait pas, ce visage de jeune garçonelle l'avait déjà vu, c'était celui du frère de Carlotta. Que faisait ceFabiano autour des éventaires d'orfèvrerie? Elle tressaillit. Maisaussitôt, se

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voyant découvert, Fabiano se glissa dans la foule, commeune anguille, et disparut.

Troublée, Dolaine s'éloigna de l'éventaire qu'elle contemplait

 puis, brusquement, elle secoua la tête.« Oh! aurais-je peur de lui? »Elle se força à rire et revint près de la boutique admirer le

collier en cristal de Venise qui lui plaisait tant. Et même, elle s'yattarda, comme pour bien se prouver qu'elle ne craignait personne.Elle venait juste de le quitter quand, tout à coup, un cri partit dansla foule.

« Au larron! »

Toutes les têtes se retournèrent pour voir qui avait crié.Alertés par cet appel, les orfèvres jetèrent un rapide coup d'œil sur leurs éventaires. L'un d'eux s'écria à son tour : « Au larron!... aularron! »

Et tous les badauds, comme il était d'usage, reprirent :« Sus au larron ! »Alertés par ces cris, des hommes d'armes accoururent.« Que personne ne s'écarte ! »« Voyez, clamait un marchand en montrant une place vide

sur un coussinet, on vient sur l'heure de me dérober une agrafe enor, garnie de pierreries. »

Craignant d'être  pris  pour le larron, chacun des badauds setenait immobile, ayant garde de s'enfuir.

« Ce voleur ne manquait pas d'audace, fit quelqu'un, près deDolaine.

 — Certes, approuva la jeune fille, il mériterait la corde. »Juste au moment où elle venait de faire cette réponse, unhomme d'armes s'approcha d'elle, lui ordonnant d'ouvrir  sacalebasse.

« A votre gré, fit-elle en riant; elle est vide. »Elle en écarta vivement les deux poignées. Tout à coup, elle

 blêmit. Au fond de la calebasse brillait l'agrafe volée.« Par la Pâques-Dieu, s'écria-t-elle, ce n'est pas moi,  je n'ai

rien dérobé. »

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Mais, aussitôt, soulagée, la foule se retournait contre elle.« A la Seigneurie ! A la geôle ! »Des poings se levaient tandis que les injures pleuvaient.

« Par la Madone, je le jure, ce n'est pas moi! »Les deux hommes d'armes s'emparèrent d'elle promptement.Elle se débattit de toutes ses forces, mais sentit un anneau decorde se resserrer autour de ses poignets.

« A la Seigneurie ! A la geôle », continuait de gronder lafoule.

Entre les hommes d'armes, elle traversa la place du vieux-marché. Par une petite porte bardée de fer et de serrures, pratiquée

dans le flanc du palais, elle pénétra dans la Seigneurie. Deshallebardiers la poussèrent dans une salle presque nue pour y êtreinterrogée.

« Ce n'est pas moi, protesta-t-elle de toutes ses iorces,quelqu'un a jeté l'agrafe dans ma calebasse. Je suis servante en lademeure du signer Ricci, consul des drapiers. Allez le trouver, ilvous dira que je n'ai jamais rien dérobé. »

Malgré son indignation, malgré ses larmes, elle fut traînéedans un des nombreux cachots qui occupaient tout l'arrière du palais. Une lourde porte se referma sur elle en grinçant. Alors elletomba à genoux, joignit les mains et implora le Ciel de venir à sonsecours.

« Ce n'est pas moi, je n'ai rien fait. »Sur le coup elle avait cru que le larron, au moment où

quelqu'un avait crié, s'était prestement débarrassé de l'agrafe en la

 jetant dans sa calebasse. Brusquement un soupçon lui vint, elle pensa à Fabiano, le frère de Carlotta, revit son air gêné quand ellel'avait découvert. Et n'était-ce pas lui qui avait crié « au larron! »avant de s'enfuir? Oui, c'était bien la même voix aigrelette. Toutecette machination avait été montée par Carlotta. C'était savengeance, la plus laide des vengeances, celle qui se cache. Oh !non, c'était trop odieux.

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XI

LA BONNE ANGELA

ELLE resta longtemps ainsi, la tête appuyée contre la lourde porte de bois, espérant que quelqu'un allait venir et qu'elle pourraitcrier la vérité.

« Pietro, Angela, suppliait-elle, vous savez bien que je n'airien fait de mal, venez à mon secours. »

Hélas! ses prières restaient sans écho. La geôle était étroite; à

 peine longue de dix pieds. Une seule fenêtre laissait entrer lalumière, mais si haut percée dans le mur qu'on n'apercevait qu'unmorceau de ciel, par-dessus les toits. Un peu avant la tombée de lanuit, un garde fit grincer les serrures et apporta à manger à la prisonnière. Elle s'accrocha à lui pour lui expliquer ce qui s'était passé; l'homme la repoussa sans l'entendre et referma solidementla porte. « Demain, pensa Dolaine, certainement demainquelqu’un viendra : la signera Ricci, ou Angela ou plutôt Pietro.Quand il saura qu'on m'a jetée en prison, il s'indignera et trouvera

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 bien le moyen de m'en faire sortir. »Hélas! le lendemain ne lui apporta d'autres visites que celles

du geôlier. Elle le supplia encore d'aller prévenir la signora Ricci

et son fils. Le garde secoua la tête en ricanant.« Le consul des drapiers n'aime pas les larrons; sans doutetrouve-t-il que tu es bien là où on t'a mise. »

Cette réponse la laissa effondrée. Aucune larme ne coula plus de ses yeux mais une peine immense emplit tout son être.Deux jours passèrent, deux jours effroyablement longs,interminables. Qu'allait-on faire d'elle? Elle savait qu'à Florence,le vol était un véritable crime puni du fouet et même, parfois, de

la potence. Malgré tout, elle ne pouvait croire encore qu'on l'avaitabandonnée. Pietro avait trop d'amitié pour elle, il allait ladélivrer.

Les quatre murs si rapprochés de sa geôle l'étouffaient. Ah!si au moins elle avait pu apercevoir la ville, l'horizon des collines,l'air aurait été moins pesant à sa poitrine. Le rebord de la fenêtreétait si haut que même en étendant le bras elle ne pouvaitl'atteindre. Elle eut l'idée d'essayer, cependant, en entassant au pied du mur toute la paille de sa litière. Ainsi surélevée, elleréussit à s'agripper au rebord puis, d'une tension extrême de ses bras minces mais vigoureux, parvint à se hisser sur la corniche.D'en bas les barreaux de la fenêtre lui avaient paru assezrapprochés; elle constata avec surprise que sa tête et son corps pouvaient passer entre deux d'entre eux. Elle se pencha au-dehors.A perte de vue s'étendait la ville avec ses toits rosés, ses

campaniles, ses dômes. Au-dessous d'elle, à plus de vingt-cinq pieds, une ruelle noyée d'ombre longeait les murailles épaisses dela prison.

Elle resta un long moment, accroupie, cramponnée aux barreaux, à respirer l'air doux du dehors. Chaque fois quequelqu'un passait, en bas, son cœur se mettait à battre. Tour à tour,elle croyait reconnaître le signor ou la signora Ricci, Angela ouPietro. Mais non, que seraient-ils venus faire dans cette ruelle?

Le soir, quand, courbatue, brisée, elle redescendit dans

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ce qui était arrivé, répéter qu'elle n'était point coupable, maiselle n'avait rien pour écrire.

Bien avant l'heure elle était de nouveau sur sa corniche.

Quand le soir commença de jeter sa cendre grise sur les toits de laville, elle s'inquiéta. La veille, Angela était venue plus tôt. Ilfaisait presque nuit quand, ' enfin, la camérière parut au bout de laruelle. Elle longea sans bruit la muraille, puis, parvenue sous lafenêtre, fit un geste à Dolaine qui laissa descendre sa cordelette de paille. Très vite la camérière y attacha quelque chose puis elledisparut.

Au bout de la cordelette Dolaine trouva un petit rouleau de

 papier. Hélas ! la nuit était devenue très noire et, dans sa prison,elle n'avait pas de chandelle. Elle dut attendre jusqu'au lendemain,à la prime-aube, pour lire le contenu du message.

« Carissimma Dolaine, disait-il, j'ai vu hier soir que tu pouvais te glisser à travers les barreaux de ta geôle, je veux tesauver. Je reviendrai la prochaine nuit avec une corde assezlongue et solide qui te permettra de fuir. Courage, Dolaine. »

Elle lut et relut plusieurs fois ce bref message, cherchant àdeviner tout ce que la bonne Angela ne disait pas. Il n'étaitquestion ni de la signora Ricci, ni de Pietro. Un granddécouragement l'envahit. A quoi bon chercher à fuir si elle ne pouvait plus compter sur aucune amitié? Mais Dolaine n'était pasde ces êtres qui se laissent longtemps abattre. D'ailleurs elle n'était pas seule. Malgré son âge, Angela était venue rôder autour de la prison et elle^ allait revenir, en pleine nuit.

Dès le soir tombé, après une journée qui lui parutinterminable, elle monta sur sa corniche et attendit. De longuesheures s'écoulèrent, angoissées. Une à une, les lumièress'éteignaient aux fenêtres de Florence. En bas, depuis longtempsla ruelle était déserte, noyée dans une ombre si épaisse qu'on n'ydistinguait rien.

La ville dormait depuis longtemps quand, prêtant l'oreille,Dolaine perçut un léger bruit de pas, suivi d'un

 

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« Sauvée, murmura-t-elle, enfin je t'ai sauvée. PauvreDolaine !

 — Oh! Angela, vous saviez que je n'avais rien fait de mal,

que je n'avais pas volé?Je ne le savais pas, mais j'en étais sûre. L'autre jour, quand lasignora m'a appris qu'on t'avait enfermée au palais Vieux pour avoir dérobé une agrafe, je ne l'ai pas crue.

- Mais elle ... et Pietro?... — Je ne m'étais pas trompée quand je pressentais qu'il

t'arriverait malheur. — Vous ne leur avez pas dit que c'était une horrible

machination de Carlotta? — J'ai essayé de te défendre, on ne m'a pas écouté. J'ai

compris que tout le monde en la demeure du signor Ricci étaitheureux de ce qui t'arrivait.

Tout le monde?... même Pietro? — Tu es jeune, Dolaine, et tu as, sans t'en douter, un cœur 

trop tendre. Tu as cru que l'amitié qui vous attirait l'un vers l'autreécarterait tous les obstacles.

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Et la camérière ajouta :« A présent, il faut que je rentre. Il ne faut pas qu'on sache

que c'est moi qui t'ai aidée à fuir. Mais je ne t'oublierai pas,Dolaine, et je sais que, dans cette maison de Castello, tu seras bien. Adieu, Dolaine, malgré ce qui arrive, garde confiance en lavie; je suis sûre qu'un jour elle saura t'accorder le bonheur. »

Bouleversée, Dolaine resta blottie contre la vieille femme.Quand celle-ci se fut éloignée dans la nuit, elle revint s'asseoir sur les marches de marbre et, la tête dans les mains, pleura son

désespoir.Tous ses souvenirs lui revenaient. Depuis la fête desColombes elle avait vécu dans une sorte de rêve, et touts'effondrait d'un seul coup. Elle se revoyait en robe vénitienne,chevauchant une monture au harnais cousu d'or, elle se revoyaitdans la campagne ensoleillée, galopant au côté de Pietro....

« Non, se dit-elle, ce n'est pas possible, si Pietro n'a rien faitc'est qu'il ne savait pas, on lui a mal raconté ce qui est arrivé.

Carlotta a menti et il l'a crue. Mais quand il m'entendra.... »Et peu à peu, l'idée de revoir Pietro, de lui parler une

dernière fois, prit tant de force qu'elle fut incapable de larepousser.

Quand le petit jour commença de blanchir les murailles nuesdu palais, elle se leva et sortit, toute frissonnante du froid de lanuit. Son premier mouvement fut de se diriger de l'autre côté du

fleuve vers la demeure de Pietro mais c'était trop risquer de sefaire reconnaître. Tout à coup elle se souvint que presque chaquedimanche Pietro montait à la petite chapelle élevée au sommet dela colline de Fiesole. L'endroit était désert, plein de figuiers deBarbarie, elle pourrait aisément se cacher.

Alors elle sortit de la ville encore endormie et, par de petitssentiers tortueux, arriva sur la colline. De là-haut, on dominaittoute la ville, ses tours, ses dômes, ses toits que le soleil du matin

inondait de lumière. Elle s'assit à deux cents

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 toises de la chapelle, dans l'ombre d'un figuier sauvage et

attendit.

« Oh ! si Pietro venait avec Carlotta ! »Cette pensée la fit tressaillir. Une sorte de joie mauvaisel'envahit. Elle se vit devant Carlotta, l'obligeant à avouer sa

lâcheté odieuse. Au moins Pietro connaîtrait la vérité de la bouchemême de celle qui avait tout osé pour l'écarter. Ce serait savengeance à elle Dolaine... et qui sait?...

Mais les heures passaient, et la colline restait déserte. Lesoleil était déjà haut dans sa course. En bas les cloches de Santa

Maria avaient déjà annoncé le grand office du dimanche.Elle allait se lever pour regarder vers le sentier quand il lui

sembla entendre le pas de chevaux, de deux chevaux. A travers les broussailles, elle reconnut les silhouettes de Pietro et de Carlotta.Vite elle chercha un endroit mieux caché mais tout proche de lachapelle et attendit, le cœur battant.

Bientôt les deux jeunes gens arrivèrent au sommet de lacolline et mirent pied à terre près de la chapelle devant laquelle ilss'agenouillèrent pour une courte prière. Puis, se tournant vers lavallée et la ville, Pietro étendit le bras et dit à sa compagne :

« Jamais mes yeux ne se lasseront de ce paysage. Je suisvenu une fois ici, avec Dolaine, elle m'a dit n'avoir jamais rien vude plus beau.

 — Encore Dolaine?... pourquoi toujours parler de cette petite servante? Laisse-la donc où elle est. N'es-tu pas

tranquille à présent? — Non, Carlotta, ce que tu as fait est mal. Tu n'avais pas ledroit de la faire jeter en prison.

 — Elle n'était qu'une servante sans argent et sans grâce. — Non, Carlotta, pas sans grâce.- Alors pourquoi n'as-tu rien fait pour la faire sortir de la

 prison de la Seigneurie? 

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XII

OU VAS-TU, DOLAINE?

LA  CHALEUR  était grande. Du ciel embrasé tombaient des rayons brûlants. Dans le coche, recouvert d'une toile tendue sur desarceaux, on étouffait. Les voyageurs se passaient des gourdes devin et buvaient à la régalade, sans arriver à étancher leur soif.

C'étaient pour la plupart des marchands qui allaient vendre leursétoffes, leurs velours, leurs soies de Florence dans les pays dunord, la Saxe, la Bohême et la Prusse.Dolaine les avait rencontrés sur la route à trois lieues de Florence,alors que, fatiguée, rongée par le chagrin, elle se reposait àl'ombre d'un cyprès. Elle leur avait demandé s'ils pouvaient luifaire place parmi eux. « Où vas-tu donc, poverella? — Vers le pays de France.

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 — En France? Poverella, tes jambes seront usées avantd'atteindre l'Alpe. Monte, tu parais aussi légère qu'une biche, tune chargeras guère notre équipage. »

Ainsi, depuis deux jours, elle voyageait en compagnie de cesmarchands parmi d'énormes ballots d'étoffes. Ces hommes étaientvulgaires et grossiers de langage, cependant ils avaient bon cœur et se montraient avenants avec Dolaine.

Comme le coche atteignait le sommet d'une côte d'où la vues'étendait fort loin, la jeune fille demanda :

« Est-ce bientôt que le char passera près de Fornara. — Ce soir, quand nous traverserons Ombria tu n'en seras

qu'à trois ou quatre lieues... mais pourquoi t'arrêter? Nous pourrions te laisser dans quelques jours plus près de ton pays.

 — Mon père repose au campo santo de Fornara, je veuxrevoir sa tombe.

 — Ton tort est grand. Tu n'auras peut-être pas lachance de rencontrer un autre coche qui accepte de te prendre.

- Cela ne fait rien. Il faut que je me rende là-bas. »Le soir même le lourd coche arrivait à Ombria, petiteville bâtie à flanc de colline, à l'entrée d'une grande plaine.Malgré les protestations des marchands qui l'auraientvolontiers gardée, elle descendit de voiture.La nuit était proche; elle entra dans la ville qui lui parut toute

 petite et beaucoup moins belle que Florence. Fatiguée par cettechaude journée d'été, elle entra dans une église. Dans la grandenef sombre il faisait frais. Elle s'avança à pas lents et s'arrêta au

 pied d'une Madone de marbre blanc qui étendait les bras comme pour l'accueillir.Depuis qu'elle avait quitté Florence, toutes sortes de pensées

s'étaient mêlées dans sa tête. Tandis que le coche s'éloignait de lagrande ville, cheminant lentement sur les routes blanches de poussière, elle avait eu le temps de revivre les longues semaines passées là-bas. Tour à tour elle s'était revue mendiant à la portedes églises, paradant au côté de Pietro ou gémissant dans son

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cachot. Pas un seul instant elle n'avait songé à descendre de lavoiture pour 

 

revenir vers ce qui était passé, vers la ville aux mille attraits.Mais à présent, qu'allait-elle devenir?« Madonna, implora-t-elle, faites que demain, sur la tombe

de mon père, j'entende sa voix me donner conseil. Dans mon payson dit que sept lunes après sa mort un être cher peut secrètementaider celui qui revient prier sur sa tombe. Il y a sept lunes que pèreJérôme n'est plus, alors, Madonna, dites-lui qu'il vienne à monsecours, comme autrefois, quand j'étais une petite fille. »

Dans l'église, peu à peu, l'ombre noyait les piliers et lesstatues. Epuisée, Dolaine se laissa tomber sur un banc ets'endormit.

Le lendemain, quand elle s'éveilla, les vitraux des ogives projetaient sur les dalles de merveilleuses mosaïques de lumière.Dolaine se leva, remercia la Madone de lui avoir accordé un longsommeil et se remit en route.

A la fin de la vesprée elle atteignait Fornara qu'elle reconnutde loin à son campanile bas et trapu, ses maisons blanches serréesles unes contre les autres. Elle monta tout droit au campo santo etchercha la tombe de père Jérôme. De loin, elle découvrit la petitecroix qu'elle avait elle-même plantée avant de partir. Ens'approchant, elle tressaillit. Au pied de la tombe, dans un pot deterre cuite, il y avait des fleurs. Certainement elles n'avaient pasété déposées là depuis longtemps, car elles n'étaient pas

entièrement fanées, et la poterie contenait encore de l'eau. Quidonc était venu se recueillir sur la tombe du tailleur de pierres?Elle courut à l'auberge où son père était mort. En la

reconnaissant, la femme du tavernier leva les bras.« Poverella ! tu arrives trop tard. Le moine Fra Angelo et ses

compagnons sont repassés voici huit jours. Ils ont dormi une nuitici. A cette heure ils doivent avoir franchi l'Alpe.

 — Huit jours, répéta Dolaine en secouant la tête, je ne

 pourrai les rejoindre. »

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Son cœur était lourd, et elle avait grand envie de pleurer,mais elle se retint.

 

« Est-ce le moine qui a déposé des fleurs sur la tombe demon père au cimetière? — Je ne suis pas allée au campo santo depuis longtemps

mais, assurément, ce ne peut être que lui. Il s'est d'ailleursgrandement inquiété de toi et même il t'a laissé un message au casoù tu repasserais ici. »

La femme du tavernier fouilla dans un coffre et en retira un papier qu'elle remit à Dolaine.

« J'apprends avec grande tristesse, à mon retour vers laFrance, que Jérôme Parce n'est plus. Le tavernier m'a dit, qu'aprèssa mort, tu es partie seule vers la Toscane. Hélas! tu as dû yarriver après notre départ. Si un jour tu repasses à Fornara et si tute trouves dans l'embarras, tu pourras trouver aide et secours àMilan. Tu frapperas au couvent de Sainte-Marie-des-Grâces etdemanderas à voir le moine Fra Giocondo. Ce peintre me rendl'amitié que j'ai pour lui. Quand il saura que c'est moi qui t'envoie,il cherchera une troupe qui pourrait te prendre pour rentrer au paysde France.

« Fra Angelo. »Dolaine relut le message, tout émue. Ainsi Fra Angelo ne

l'avait pas oubliée. C'était lui qui avait pensé à fleurir la tombe de père Jérôme.

« A Milan, se dit-elle, il faudrait que je me rende à Milan. »

Comme il était tard, la femme du tavernier l'envoya coucher avec la servante, dans la soupente de l'auberge. Le lendemain, degrand matin, elle remonta au campo santo, apportant une grande brassée de fleurs des champs.

Elle resta longtemps, silencieuse, agenouillée devant latombe. Il lui semblait que tout à coup, père Jérôme allait luiapparaître, lui parler.

« Père Jérôme, il y a sept lunes passées que tu m'as quittée,

 j'ai été malheureuse et à présent je ne sais que devenir. Dis-moi si

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 je dois revenir en France. Quand je pense à Amboise, une grande peur me serre le cœur... et pourtant, là-bas il y a Guillaume. AFlorence, quand je

chevauchais dans la campagne avec Pietro, mes penséesallaient souvent vers lui. Il me semble que lui seul me donne unevraie amitié. Est-ce que je me trompe? Dis-moi, père Jérôme,ressemble-t-il à Pietro? Oh! non, je ne peux pas croire quel'argent, les titres comptent pour lui plus que tout. »

La tête penchée, elle parlait à mi-voix, s'interrompant comme pour attendre des réponses à ses questions. Sa prière finie, elle sereleva, regarda les tombes voisines. Celle de droite portait ce

 prénom : Giuseppe et celle de gauche : Giorgio. Les deux initialesétaient grandes, grossièrement peintes à larges coups de pinceau.Tout à coup, Dolaine tressaillit. Elle ne vit plus que ces deux « G». Il lui sembla que si leur dessin en était si grand ce n'était pas par hasard.

« Guillaume, murmura-t-elle, le nom de Guillaumecommence aussi par cette lettre. Dis-moi, père Jérôme, dois-jealler vers lui? »

Le tailleur de pierres resta muet dans sa tombe mais, pour Dolaine, cette lettre qui la fascinait était la réponse. Quand ellequitta le cimetière, sa décision était prise. Elle partirait pour Milan, irait trouver le moine ami de Fra Angelo et chercherait àrentrer en France.

Le surlendemain elle quittait le village de Fornara.

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ne lui avait-il pas dit son désir de porter les armes du roi deFrance? Oh! si à cette heure il était en route pour l'Italie!

Bouleversée, elle erra dans les rues, ne sachant où elle allait.

Elle arriva sur une grande place au bout de laquelle s'élevaientd'immenses échafaudages où les maçons paraissaient deminuscules fourmis. Elle s'approcha. Au pied de l'église enconstruction, un maître d'œuvre, ciseau en main, sculptait un saintdans une niche. L'homme ressemblait à père Jérôme, peut-êtresimplement parce qu'il faisait semblable travail.

« Cela t'intéresse? fit l'homme en voyant cette jeune fille quile regardait avec insistance.

 — Mon père travaillait la pierre comme vous.

 — A Milan? — En France... mais il est mort. Laissez-moi vous

regarder, voulez-vous ? »L'homme resta un instant, ciseau en main, à examiner cette

 petite étrangère à l'air triste puis il se remit à la besogne. Dolainerestait toujours là.

« Qu'attends-tu pour rentrer chez toi? — Je n'ai pas de chez-moi. — Où vas-tu dormir la nuit prochaine? — Je trouverai bien quelque endroit autour de cette église,

quand les ouvriers auront quitté la place. »L'homme se remit encore au travail. Mais au bout d'un

moment il dit :« Si tu le veux, tu peux venir en ma demeure ; je ne suis pasriche mais pour un soir ou deux ma femme te donnera unecouchette et tu partageras notre bouillie de maïs. »

Dolaine commença par refuser. L'homme paraissait si pauvrequ'elle se sentait gênée mais elle était si lasse.

« Pour une nuit, dit-elle, seulement pour une nuit. »Quand la cloche sonna la « cesse » du travail, elle le suivit.

L'homme habitait une maison toute basse et vieille. Dans la

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soupente, la chaleur était étouffante. Vers le milieu de la nuit, ne pouvant trouver le sommeil, elle se leva sans bruit et sortit. Elleretrouva sans peine la grande place et les échafaudages. Alors elle

s'étendit contre un mur et laissa courir ses pensées. Il lui semblaitêtre revenue à Florence, au temps où elle mendiait dans les rues.Elle revit encore Pietro puis Guillaume. Et tout à coup elle ne sut plus si elle était éveillée ou si elle rêvait. Elle voyait Guillaume etPietro s'affrontant à cheval, armés de lances. Guillaume, plusgrand et plus fort, terrassait Pietro et, sautant à bas de son cheval,courait vers elle pour l'emporter.

Elle se réveilla en nage d'avoir suivi avec passion la lutte des

deux cavaliers. Hélas! elle était seule dans une grande villeinconnue, et personne ne saurait lui dire où était Guillaume.

XIII

GUILLAUME, OÙ ES-TU?

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LA  CHALEUR  était lourde, orageuse. Dolaine s'arrêta déposason panier de chandelles, s'essuya le front et s'assit sur unemarche. Le pigeon qui se tenait perché sur son épaule étendit ses

ailes, décrivit deux longues courbes gracieuses et vint se poser devant elle. « Tu restes mon seul compagnon, fit-elle eneffleurant du bout des doigts le dos soyeux de l'oiseau, pourquoime suis-tu toujours ainsi tandis que je vais porter meschandelles?»

Ce pigeon étrange ne ressemblait pas à ceux qui vivaient àMilan. Son bec, l'extrémité de ses ailes, avaient la couleur ducorail, et son duvet était d'une finesse extraordinaire. Elle l'avait

rencontré sur la place de la Santa Croce. Mêlé aux innombrables pigeons sauvages qui hantaient cette place, il s'était tout de suitemontré le plus hardi, le plus caressant et, bien qu'elle n'eût pasgrand-chose à lui offrir, il ne l'avait plus quittée. Cet attachemen

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« Tiens! se dit-elle tout à coup en regardant sa tablette en pierre d'ardoise sur laquelle elle inscrivait les clients, voici unnouveau nom. »

Elle lut tout haut : Signora Beraldini, piazza San Giovanni.Elle s'arrêta pour réfléchir. Où donc se trouvait cette place? Ah!oui, au bout de la ville, cette belle  piazza,  bordée de platanes.Pourquoi le signor Muraccio lui laissait-il toutes les longuescourses? Certes il le faisait exprès. Il préférait garder le travailfacile pour sa propre fille pourtant plus âgée et plus robuste queDolaine.

« Tant pis, se dit-elle, en secouant sa chevelure comme

chaque fois qu'elle sentait monter l'amertume en elle, cela vautmieux que de mendier comme à Florence... et au moins je suissûre de ne pas rencontrer un nouveau Pietro. »

Courageusement, changeant de bras tous les cent pas son panier de chandelles, elle repart, débouche enfin sur la place SanGiovanni où presque toutes les maisons possèdent balcons etloggias. Au moment où elle soulève le marteau à la porte designera Beraldini elle s'étonne :

« Tiens! pourquoi Ucello vient-il de s'envoler pour se percher sur le balcon alors que de coutume, quand je heurte une porte, il reste sagement sur mon épaule. Allons! Ucello,redescends vite! »

L'oiseau obéit mais il paraît agité, inquiet, pousse de brefsgloussements et passe d'une épaule à l'autre, prêt à s'enfuir. Maisvoici que la porte s'ouvre, une vieille dame apparaît.

« Signora, je vous apporte les chandelles dont vous avez faitcommande au signor Muraccio. »Mais à son grand étonnement, au lieu de prendre le paquet

qu'elle lui tend, la vieille femme a un cri de surprise.« Mon aracia! »Au même instant, le pigeon quitte l'épaule de Dolaine pour 

se poser sur celle de la signera puis revient vers la jeune fille,cherchant à se cacher la tête dans la blonde chevelure.

« Où as-tu pris cet oiseau? demande vivement la vieille

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dame. — Je ne l'ai point pris, signora. — Alors, où Pas-tu trouvé?

 — A l'endroit où se réunissent tous les pigeons de la ville,sur la place de la Sainte-Croix. Voici plus de quinze jours qu'il neme quitte pas.

 — Cet oiseau m'appartient. Il s'est enfui un jour qu'un chiena failli le dévorer dans la rue. Je ne me consolais pas de sa perte.Rends-le-moi, je te donnerai ce que tu voudras.

 — Grand merci, je n'ai besoin de rien... mais j'aicrainte que l'oiseau ne veuille pas me quitter. Voyez comme nous

sommes amis. »La signora regarda avec curiosité cette jeune fille qui parlait

le milanais avec un accent étranger, dont la robe bien taillée etajustée était seyante, et qui, cependant, colportait des chandellescomme une gueuse.

« Entre en ma demeure, dit-elle, tu me conteras comment tuas trouvé et apprivoisé mon aracia. »

Dolaine hésita; elle avait encore beaucoup de chandelles

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à livrer. Cependant cette vieille dame avait un doux visagequi lui rappelait celui d'Angela. Elle la suivit. Toujours perché sur son épaule, Ucello paraissait heureux de retrouver des lieux

familiers. La maison était vaste et beaucoup plus luxueuse que nele laissait présager l'extérieur. Des meubles étranges, des objetsinconnus l'ornaient.

« Prends ce siège et conte-moi », dit la vieille dame.L'air paisible, la voix douce mirent tout de suite Dolaine en

confiance. Elle raconta comment un matin, le pigeon aux ailes decorail s'était approché d'elle et laissé caresser.

« Cela m'étonne grandement, fit la vieille dame, il ne se

laissait prendre par personne. Sans doute a-t-il tout de suitecompris que tu ne lui voulais aucun mal. C'est un oiseau d'uneintelligence extrême. Il me vient de mon mari qui me l'a rapportédes pays d'Orient, voici près de dix années. Mon mari était marin,il est mort de la fièvre jaune à bord de sa caravelle. Cet oiseau nele quittait jamais. Un des matelots de la caravelle me l'a rapportétout exprès à Milan. Tu comprends pourquoi j'y tiens tant.

 — Oui, signora, je comprends. S'il veut bien me quitter, jevous le rends.

 — Grand merci, mon enfant... mais toi, qui es-tu? Que puis- je faire pour ton plaisir?

 — Rien, signora.- Assurément tu n'es pas Milanaise, d'où viens-tu? »Dolaine baissa la tête et ne répondit pas. A quoi bon encore

 parler de ses maheurs; elle n'était plus une petite fille. N'était-elle

 pas libre puisqu'on lui donnait gîte et nourriture en échange deson travail?Cependant, une force irrésistible la poussait. Cette vieille

dame ressemblait trop à Angela, et la camérière de Florence avaitété si bonne pour elle.

Alors elle se mit à parler, à raconter son enfance, son départ pour l'Italie, la mort de père Jérôme, son séjour à Florence, mais par pudeur, pas une seule fois elle ne prononça le nom de Pietro

ou celui de Guillaume. Quand elle

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à décliner. Le soir, on allumait plus tôt les chandelles. Aprèsle grand soulagement éprouvé en s'installant chez la signoraBeraldini, Dolaine ressentait à présent une sorte d'ennui, de

tristesse qui lui faisaient paraître interminables les journées pourtant plus courtes.« Madonna, soupira un jour sa maîtresse, est-ce que tu

commencerais à languir? certes la compagnie d'une vieille femmen'est pas toujours gaie, mais demande-moi ce qui te ferait plaisir.

 — Grand merci, signora, je n'ai besoin de rien. Je suis bienchez vous, je n'ai point envie de partir. »

C'était vrai, elle n'avait pas envie de partir, mais elle pensait

trop à Guillaume. Depuis plus de deux mois, on disait que le roide France allait entrer en Italie. Pourquoi tardait-il tant? Et s'ilarrivait avec son armée, Guillaume serait-il avec elle?

Chaque matin en allant au marché, elle essayait d'écouter lesconversations des badauds, espérant apprendre quelque chose.Enfin, un des derniers jours du mois d'août, le bruit courut que leroi de France venait de traverser l'Alpe avec toute une grandearmée par le passage de Largentière au lieu du Montgenèvre oùles Autrichiens et les Suisses supposaient qu'il passerait. Dolaineen fut bouleversée. Le lendemain et les jours suivants, elle ne tint plus en place. Pour un petit achat, pour un rien, elle s'attardaitdans les rues où toutes sortes de nouvelles circulaient : le roi deFrance amenait en Italie plus de deux cents bombardes oucouleuvrines, la bataille aurait lieu dans la plaine du Pô, peut-être,même, aux alentours de Milan. Craignant le sac de leur ville, des

gens tombaient à genoux, dans les rues, pour d'interminables prières. D'autres, au contraire, s'écriaient :« Quand Louis le douzième est venu en ce pays, qu'avons-

nous perdus? On dit que le nouveau roi prise fort les belleschoses, s'il entre à Milan nous lui vendrons bon prix nos étoffes desoie. »

En quelques jours, la ville entra en grand « bouillonnement ». 

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Dans les rues passaient des cavaliers, surtout des Suisses,curieusement vêtus de pourpoints à trois couleurs, coiffés d'unetoque rouge et portant leur morion sur le côté, suspendu à une

lanière de cuir. C'étaient de bons soldats, mais à Milan on ne lesaimait guère. Ils étaient des gens du nord, leur langue était rude;on disait qu'en parlant ils s'écorchaient la gorge. De la fenêtre dela signera Beraldini, Dolaine voyait passer leurs « cornettes » — leurs compagnies — portant lance ou arquebuse. Ces défilésl'impressionnaient. Elle ne cessait de penser à Guillaume, elle levoyait entouré de toutes ces lances et, sans même savoir s'ilaccompagnait le roi, elle tremblait d'avance pour lui. « Dolaine,

lui dit la signora, je te vois toute bouleversée comme si toi-mêmetu allais partir à la guerre.

 — Oh! non, je n'ai point peur. »Quelques jours plus tard, on apprenait que l'armée du roi de

France suivait l'autre rive du Pô et semblait se diriger vers Pavie,se préparant sans doute à attaquer Milan par le sud.

« Par le sud, pensèrent les Milanais, on voit bien que cenouveau roi n'a aucune expérience. Sa cavalerie s'embourberadans les marais, et les Suisses la réduiront en pièces. »

Enfin un matin, alors qu'elle traversait la place Santa Croce,Dolaine apprit que depuis la prime-aube une grande bataille avaitcommencé. Les ouvriers, descendus de leurs échafaudages,disaient même :

« Écoutez! on entend la canonnade! »Et c'était vrai. Par instants, dominant la rumeur de la foule,

on entendait de longs coups sourds, comme de lointainsroulements de tonnerre. La ville avait l'air d'une fourmilière où onaurait mis le feu.

« Madonna, s'écria la signora Beraldini en voyant rentrer Dolaine toute pâle, que t'arrive-t-il?

 — La bataille!... elle est commencée, dans la plaine, du côtéde Pavie. On entend même la canonnade.

 — Rassure-toi, poverella; à Milan nous ne craignons rien. »

 

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Dolaine resta un long moment penchée au balcon. Dans lesrues, l'agitation était incroyable. Aux badauds se mêlaient destroupes de Suisses qui se dirigeaient vers le sud.

« Mon Dieu, pensa Dolaine, si Guillaume était là-bas, s'ilallait recevoir une mauvaise blessure ou même être tué! »Après avoir tant désiré qu'il vînt en Italie, elle sentit une folle

angoisse lui broyer le cœur. Alors, tout d'un coup, redevenue lafolle petite sauvage qui se jetait sans peur dans la Loire, qui partait toute seule, à cheval, sur les grandes routes, elle sortit.

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XIV

LES MARAIS DE MARIGNAN

DEHORS, elle se mêle aussitôt à la foule, cherchant à savoir cequi se passe, là-bas, du côté d'où vient le grondement des canons.A plusieurs reprises, elle entend prononcer le nom de Marignan. «Marignan, demande-t-elle, est-ce loin? — A quatre ou cinqlieues, sur la route de Pavie. » Quatre ou cinq lieues, le chemin esttrop long pour le faire à pied. Et pourtant, irrésistiblement,Dolaine se sent attirée vers ce pays, où, depuis l'aube, le roi deFrance et ses chevaliers se battent contre les Suisses et lesAutrichiens. Se rendant à peine compte de ce qu'elle fait, ellequitte la ville et se trouve dans la campagne. De lourds charscirculent sur la route, traînés par deux, trois ou même quatre

chevaux. Elle demande à un homme d'armes de la laisser monter. 133

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et ces chevaux qui galopent, serrés les uns contre les autres...et ces cris qui lui parviennent confus et sourds... et ces flocons blancs, là-bas, à droite-main. Ah! oui, les canons! Est-ce cela une

 bataille?Elle demeure un long moment sur ce tertre, jusqu'à ce que lanuit épaisse envahisse les immenses marais. Alors un lourdsilence, lugubre, angoissant s'étend sur la plaine. La peur s'emparede la jeune fille; la peur du silence, la peur de la nuit. Elle al'impression d'être au bord d'un gigantesque cimetière où lesmorts, au lieu de reposer paisiblement dans des tombes, gisent sur le sol mêlés aux agonisants.

« O Guillaume, murmure-t-elle en joignant les mains, es-tulà, devant moi, dans cette nuit épaisse?... peut-être appelles-tu àl'aide, blessé, dans quelque fossé? »

 N'y tenant plus, elle s'avance, lentement d'abord, puisoubliant sa peur, elle allonge le pas, se met à courir là-bas, vers lagauche, où il lui semblait avoir vu l'armée du roi de France.

Elle marche.... Elle marche à travers des terrains détrempés,se couvrant de boue, mêlant sa sueur à l'eau fangeuse desruisseaux. Elle marche toujours, ivre de peur, sursautant chaquefois que son pied heurte un obstacle qui pourrait bien être uncadavre. Elle marche jusqu'à tomber épuisée au bord d'un fossé.Le lourd silence du champ de bataille endormi lui serre la poitrineà la broyer. Tout à coup, une ombre surgit devant elle, une ombreimmense, gigantesque, qui s'approche. Elle pousse un cri. L'ombres'éloigne un instant puis revient. Dolaine sent un souffle chaud

 passer sur son visage. Ses yeux effrayés reconnaissent la tête d'uncheval. Alors elle se redresse, se lève. Le cheval ne s'éloigne pas,au contraire. Il reste devant elle comme s'il attendait. Son front porte encore la têtière de fer et le « bravet » mais sa selle est àdemi arrachée, et il a perdu ses étriers. Sans doute l'homme qu'il portait gît-il près de là, tué d'un coup de lance ou d'arquebuse.

Pour fuir sa peur, Dolaine saute sur l'animal qui, 

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croyant peut-être porter son maître, part aussitôt dans la nuit.Où la conduit-il? vers les Français?... vers les Suisses?.... Par instants, le cheval s'arrête, fait un écart, effrayé par l'odeur d'un

invisible cadavre, puis il repart au galop. Il a parcouru une demi-lieue quand il s'arrête brutalement, devant une lumière qui vientde surgir. Une décharge d'arquebuse siffle. Des mains saisissent la bride du cheval.

« Halte! »Des gens d'armes accourent. L'un d'eux, élevant une lanterne

à la hauteur de Dolaine, lâche un juron en reconnaissant, au lieud'un cavalier, une frêle jeune fille.

« Croix-Dieu! une fille en pleine nuit de bataille? »On l'oblige à descendre promptement.« Que faisais-tu dans le camp des Français? — Je cherche quelqu'un. — A cette heure? Ne serais-tu pas envoyée par les

damnés Suisses pour essayer de surprendre ce qui se dit sous lestentes?

 — Je cherche messire Guillaume de Romorantin. » Leshommes se regardent et secouent la tête.

« Nous ne le connaissons point. — Alors conduisez-moi près d'un écuyer ou du Grand

Connétable. »Les hommes se mettent à rire d'un rire grossier. « Qui es-tu

donc, ma belle, pour vouloir déranger en pleine nuit de bataille leGrand Connétable?

 — Peu vous importe! »Les soldats hésitent; c'est bien la première fois qu'ils voientsurgir une femme à cheval dans un camp endormi. Impressionnés,ils échangent, à voix basse, quelques paroles puis l'un d'eux, celuiqui tient une lanterne, lui fait signe de le suivre.

Il la conduit à deux cents pas de là, devant une tente gardée par trois hallebardiers. Mais ceux-ci entendent faire respecter lesordres. Une violente discussion s'engage avec Dolaine qui, après

sa terreur de tout à l'heure, a retrouvé son sang-froid.

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« Nous avons devoir de protéger le sommeil des chevaliersdu roi, clament les gardes.

 — Je vous en supplie, je....

 — Arrière! »Dolaine recule devant les hallebardes, mais soudain, un pande la tente s'écarte. Une tête apparaît.

« Mort-Dieu ! est-ce ainsi qu'on respecte mon repos, alorsque la bataille va reprendre à l'aube?

 — Messire, la faute n'est point à nous.... — A qui donc, alors? »Dolaine s'avance et, tout à coup, à la lueur d'une lanterne, le

capitaine du roi, que la discussion vient de tirer de son sommeil,l'aperçoit.

« Mort-Dieu! une fille dans notre camp, à cette heure? — Elle vient d'arriver sur un cheval dérobé à un des nôtres,

explique un garde, elle est certainement envoyée en traîtrise par les Suisses. »

Le capitaine qui paraît jeune et porte un pourpoint de soienoire, fronce les sourcils et détaille Dolaine de la tête aux pieds.

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« Qui t'a permis d'entrer dans le camp? — J'ai rencontré un cheval perdu dans la plaine, j'ai sauté sur 

son dos, il m'a amenée jusqu'ici.

 — Tu parles fort bien le français pour une Milanaise. — Je suis Française. Je voudrais savoir si messireGuillaume de Romorantin est parmi vous?

- Guillaume de Romorantin?... tu le connais donc?- Oui. »Très intrigué, le capitaine regarde encore longuement cette

 jeune fille échevelée qui se tient devant lui, à la fois hardie etapeurée, puis, d'un geste sec, lui montre la tente.

« Entre! »Elle se trouve alors sous une toile épaisse faiblement éclairée

 par deux lanternes. A terre reposent des sortes de paillasses sur lesquelles dorment des officiers du roi.

« Ainsi, reprend le capitaine, tu prétends connaître messireGuillaume de Romorantin?

 — Oui, est-il dans ce camp? — Holà, ma belle, crois-tu que je puisse répondre à pareille

question sans même savoir qui tu es?Je m'appelle Dolaine, mon pays est la Touraine, j'ai été

élevée à Amboise. C'est là que j'ai connu Guillaume.- Es-tu de noble famille? — Non, messire, mais un jour, j'ai sauvé Guillaume des

eaux de la Loire, et nous avons grande amitié l'un pour l'autre.C'est lui qui m'a donné le cheval sur lequel j'ai chevauché pour 

venir en Italie. — Et que venais-tu faire en ce pays? J'accompagnais mon père qui était envoyé par le roi comme deviseur de bâtiments.Mon père est mort en route. Oh ! dites-moi, je vous en supplie,messire Guillaume est-il parmi vous ? »

Le capitaine caresse longuement la courte et jeune barbe quiorne son menton et réfléchit.

« Et que lui voulais-tu?

 — Le voir, savoir s'il n'a pas été blessé... ou tué. Ma peine

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XV

UN EXTRAORDINAIRE HASARD

TOUTE la ville était en fête. Fenêtres, balcons, loggiasflambaient des mille couleurs des oriflammes tendues. Une foulegrouillante, vibrante, hurlante attendait le roi de France pour l'accueillir. Il n'était guère plus de midi quand deux cavaliers,accourus au grand galop, avaient confirmé la nouvelle queles guetteurs, perchés sur les plus hautes tours de la cathédrale,avaient déjà annoncée : la débandade des Suisses et la

victoire du roi de France qui se disposait le soir même à faire sonentrée à Milan.

Toute la ville voulait assister à cette entrée, voir de près cenouveau roi de France qu'on disait si jeune, si vaillant et qui, aprèsdeux jours d'une terrible bataille, venait de tailler les Suisses en pièces.

Depuis de longues heures les badauds attendaient quand,

soudain, les clameurs haussèrent d'un ton. Deux hérauts 140

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d'armes venaient de déboucher sur la grande piazza etannonçaient à son de trompe l'entrée des Français en la ville.

« Le roi!... le roi de France! »

En tenue de guerre, bardé de fer des pieds à la tête, FrançoisIer  s'avançait, monté sur un magnifique cheval blanc caparaçonnéd'or et de pierreries. En arrivant sur la  piazza, il avait enlevé soncasque et, le visage souriant, il répondait par des gestes de la mainaux folles acclamations qui le saluaient. Vraiment, après Louis ledouzième dont on avait gardé le souvenir d'un homme frêle etcontrefait, il paraissait superbe avec son air plein de jeunesseardente, sa petite barbe blonde et son air gracieux.

Derrière lui venaient les chevaliers, tous également encuirasse étincelante mais tête découverte. Ils étaient plus de deuxcents conduits par le plus valeureux d'entre eux, Pierre Terrail,seigneur de Bayard. A leur suite défilèrent plusieurs cornettes dechevau-légers, d'arquebusiers à cheval, avec leurs demi-cuirasses,de cavaliers portant haut leur lance, en signe de victoire. Enfin passèrent les canons, les couleuvrines torsadées, les énormes bombardes tirées par quatre ou huit chevaux.

De sa fenêtre, la signora Beraldini regardait briller le fer desarmures, étinceler l'or des étendards; elle écoutait les envoléessonores des fanfares et les cris de la foule. Le défilé terminé, ellerevint s'asseoir dans son fauteuil à haut dossier et soupira :

« Où donc, à cette heure, est cette petite Dolaine? Quellefolie soudaine s'est emparée d'elle pour me quitter si brusquement? Est-ce la peur? Elle avait l'air si troublée les

derniers jours quand elle parlait de l'avance des troupes françaises. Non, vraiment, je ne comprends pas. »Elle resta un long moment devant sa cheminée éteinte, puis

revint à la loggia qui donnait sur la place, espérant encoreapercevoir tout à coup, parmi la foule, la blonde chevelure de la jeune fille. L'animation était toujours intense malgré la nuit venue.Des Milanaises passaient, mêlées aux soldats, aux cavaliers, dontles cuirasses luisaient à la flamme des

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torches ou des lanternes.Au moment où, lasse de regarder et d'attendre, elle allait

refermer sa fenêtre sur le bruit, un cavalier s'avança et lui

demanda si elle pouvait lui offrir le gîte.« Certes, le gîte, mais l'écurie est fort encombrée; elle n'a passervi depuis longtemps.

 — Qu'importé, les nuits d'Italie ne sont point froides, moncheval pourra rester dehors. »

La vieille signora vint ouvrir le porche, et le cavalier entradans la cour où il attacha sa monture. Ce cavalier, très jeune, paraissait harassé et portait à la joue gauche une blessure encore

sanglante.« Ce n'est rien, fit-il, comme la signora paraissait s'en

inquiéter, le coup de pique d'un Suisse, au moment où mon chevalétait à terre; j'ai surtout besoin de repos. »

II parlait mal le milanais, mais le son de sa voix était plaisantet ses manières courtoises, sans doute le fils d'une noble famillefrançaise.

« Hormis le gîte, avez-vous besoin de quelque chose?demanda la dame.

- Grand merci, simplement d'un bon repos. Notre roi estinfatigable. Sa joie était si grande d'entrer dans cette ville deMilan que nous avons dû chevaucher jusqu'à l'heure présente à sescôtés. »

II demanda à son hôtesse la permission de retirer sesgantelets, ses cuissards, ses jambières et sa lourde cuirasse à

épaulières. Il apparut alors très mince dans son pourpoint à crevéset plus jeune encore que tout à l'heure.« J'aime beaucoup les Français, dit la vieille dame et je

regrette de n'avoir pas ma servante pour mieux vous accueillir etvous servir. »

Elle apporta une sorte de grand panier plein de pastèques etde raisins dorés dont le jeune Français se désaltéra abondamment, puis elle offrit des pâtisseries milanaises parfumées à l'orange.

Elle aurait bavardé volontiers, mais le jeune cavalier paraissait

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surtout pressé de dormir. Elle le conduisit vers une chambre et lelaissa en lui souhaitant douce et paisible nuit.

Restée seule, elle revint encore un moment près de la fenêtre

de la loggia puis se décida enfin à aller se coucher.Le lendemain, le jeune Français se leva souriant et reposé. Ilremercia avec chaleur la signora Beraldini pour son accueil. Plusdisposé que la veille à bavarder, il s'assit devant une petite tableoù la vieille dame avait disposé toutes sortes de nourrituresagréablement parfumées et se mit à parler.

« Songez, signora, voici plus de trois semaines que nouscouchons sous les tentes. Dormir sur un vrai lit est agréable et

reposant.Vous êtes bien jeune, est-ce la première fois que vous partez

en guerre avec votre roi?- La première fois, en effet, je n'ai que dix-huit ans. Mais je

ne regrette pas d'être allé loin de mon pays. Le vôtre est si beau,signora!

- Je connais un peu la France, de quelle province êtes-vous?

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- Je suis le fils du comte de Romorantin, près de la Loire,mais je sers le roi comme écuyer, au château d'Am-boise. »

La vieille dame tressaillit. « Amboise?

- C'est au château d'Amboise que réside le plus souventnotre roi. Ce nom vous rappellerait-il quelque souvenir?- Amboise! oui, c'est bien cela, c'est bien le nom prononcé

 plusieurs fois par la petite Française qui me tenait compagnie etqui a brusquement disparu avant-hier.

- Une Française, dites-vous?J'espérais à tout instant la voir revenir. Hélas ! j'ai

grand-peur qu'il ne lui soit arrivé malheur.

- Elle vous avait dit son nom?- Certes ! Elle s'appelait Dolaine. » Le jeune cavalier 

tressaillit.« Dolaine, reprit-il en essayant de garder son calme; elle

s'appelait Dolaine!- Elle m'a conté être venue en Italie à l'automne dernier 

avec son père et d'autres deviseurs de bâtiments envoyés par leroi. Son père est mort en chemin. Elle a vécu plusieurs mois àFlorence avant de venir à Milan où je l'ai rencontrée, un jour, portant sur son épaule la colombe que voici. »

Elle tendit le doigt vers la loggia où était aménagée une sortede volière. Mais le jeune Français ne regarda pas. « Dolaine! la petite Dolaine de l'île Saint-Jean! Vous la connaissiez?

- Elle m'a sauvé, un jour, des eaux de la Loire. Ne vous a-t-elle jamais parlé de moi?

- Jamais.- Et quand elle est partie, elle ne vous a pas dit où elle serendait?

- Non. Mais il y a quelques jours, quand le bruit a courudans la ville qu'une grande bataille allait se livrer dans la plaine,elle a commencé de se montrer inquiète.

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Tantôt elle paraissait heureuse, tantôt tourmentée; je ne lareconnaissais plus. »

Il y eut un long silence. La signora Beraldini regarda

Guillaume, en proie à une grande émotion et demanda :« Savait-elle que vous accompagniez le roi de France enItalie?

 — Elle connaissait mon désir de porter les armes dans ce pays. »

Il se leva, très pâle.« II faut que je la retrouve! »Il descendit dans la cour, abreuva rapidement son cheval et

sauta en selle. Le soleil brillait déjà haut sur la ville, mais la plupart des Milanais qui avaient passé la nuit en fête n'étaient pasencore levés. Les rues étaient jonchées de fleurs, de débrisd'oriflammes.

« Dolaine, soupira Guillaume, comment la retrouver danscette grande ville? Pourquoi a-t-elle quitté la demeure de lasignora Beraldini, juste le jour de la bataille? Était-ce pour aller au-devant des Français ? Non, c'est peu probable. »

Cependant, à la réflexion, les souvenirs qui lui revenaient deDolaine la montraient capable de tout. Au hasard, il s'engagea sur la route de Pavie. Reposée, sa monture trottait à belle allure. Au premier village rencontré, il demanda si une jeune fille blondeavait été vue, se dirigeant vers le sud. Personne ne put luirépondre. Il hésita à poursuivre sa route puis, poussé par une sortede pressentiment, se remit au trot.

Bientôt il arriva en vue de la plaine et des marais deMarignan, coupés par de longues levées de terre. La chaleur étaitencore grande. Partout, Suisses et Français se hâtaient d'enlever ou d'enterrer les cadavres. Ça et là gisaient bombardes etcouleuvrines déboîtées de leurs affûts.

« Non, se répétait Guillaume, elle n'a pas pu venir jusque-là!»

Et cependant il continuait d'avancer. A tous les hommes

d'armes rencontrés, il posait la même question.

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« Non, messire, répondait-on, nous n'avons vu personne. »Tantôt suivant des chaussées empierrées, tantôt s'aventurant

dans les terres molles et lourdes où son cheval pataugeait, il

 parcourut le champ de bataille. Il allait tourner bride, quand unvieux canonnier barbu qui réparait l'attelage d'une grosse bombarde de bronze déclara :

« Une « damoiselle »? oui, messire, j'en ai aperçu une, hier matin, pendant la bataille, au moment où les Vénitiens arrivaient ànotre secours. Elle s'enfuyait de ce côté.... »

L'homme tendit le bras vers l'ouest, où se dressaient, à unquart de mille, de grands peupliers. Aussitôt Guillaume lança son

cheval dans cette direction, suivit les peupliers qui bordaient unruisseau. Tout à coup, au bord de de l'eau, il aperçut quelqu'unétendu dans l'herbe. Il sauta à terre et courut comme un fou jusque-là.

« Dolaine! »Malgré le sang qui la défigurait, il avait reconnu la petite

Tourangelle.« Dolaine!... Dolaine! »II s'agenouilla près d'elle, lui prit une main qui retomba

aussitôt, inerte.« Morte!... elle est morte! »Cependant la main n'était point froide. Il constata que la

 jeune fille respirait faiblement. Cherchant une trace de blessure,au visage, il n'en découvrit aucune. Il vit alors qu'au bras droits'ouvrait une plaie, une laide plaie faite par une décharge

d'arquebuse. Sans doute Dolaine s'était-elle répandu du sang sur levisage, en se débattant. Guillaume, que la vue de son propre sangn'effrayait point, fut bouleversé. En hâte, les doigts tremblants, illava la plaie et le visage. Il reconnut alors tout à fait sa petite amied'Amboise.

« Dolaine », murmura-t-il encore, espérant la voir s'animer.Hélas! elle avait dû perdre beaucoup de sang, elle était

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 près de la mort. Alors, au grand galop, il courut chercher l'homme qui réparait sa bombarde et le ramena en croupe.

« Aide-moi à la soulever et à la hisser sur ma monture, je la porterai jusqu'au bout du marais et là je trouverai bien un coche pour la mener au plus tôt à Milan. »

La grand-nuit était tombée quand il souleva le marteau de lasignora Beraldini.

« Madonna, s'écria la vieille dame, la poverella! »Et, la croyant morte, elle se signa. Portant la jeune fille dans

ses bras Guillaume la monta dans la chambre et l'é-tendit sur le lit.« Veillez-la, signora, je cours chercher le médecin du roi. »Juste le temps de galoper à travers la ville et il ramenait le

 propre médecin de François Ier . Celui-ci examina longuement la blessée, écoutant la respiration, tâtant le pouls, hochant la tête etfaisant la moue.

« Non, fit-il, je ne la crois pas en danger de mort, mais elle a perdu beaucoup de sang par la plaie ouverte.

- Que faut-il faire?

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- La laisser, étendue, sous une chaude couverture, jusqu'à cequ'elle ouvre les yeux. Vous lui ferez alors boire quelques gouttesd' « aqua ardente » que je vous laisse dans cette fiole. Dès qu'elle

 pourra, elle devra boire une pinte de sang frais de cheval pour remplacer celui qu'elle a perdu. »Le médecin parti, Guillaume resta seul avec la signera à la

veiller. Par instants, les mains et les lèvres de la jeune fille paraissaient animées de légers tressaillements, mais était-ce uneillusion causée par le tremblement de la flamme de la chandelle?De longues heures d'angoisse s'écoulèrent. Enfin, Dolaine ouvritles yeux, de grands yeux perdus qui semblaient ne rien voir, ne

rien reconnaître. Aidé de la signora, Guillaume souleva la tête dela jeune fille et lui glissa entre les lèvres quelques gouttes d'aquaardente. La petite Française tressaillit, frissonna, gémitdoucement. Plusieurs secondes passèrent encore puis, d'elle-même, Dolaine tourna plusieurs fois la tête sur le coussin où ellereposait.

« J'ai soif, bien soif.... »La signora apporta une aiguière pleine d'eau fraîche que la

 blessée vida d'un seul trait.« Encore... encore. »Peu à peu, elle reprenait conscience. Elle fixa longuement les

yeux sur le chandelier d'étain qui se trouvait sur la tablette. Elle parut reconnaître la signora, puis, tout à coup, découvritGuillaume. Elle demanda avec effroi :

« Qui êtes-vous? »

 Ne voulant pas la brusquer, Guillaume se retint de dire sonnom.« Que faites-vous là? insista Dolaine.Je vous ai relevée, dans la campagne, à quelques lieues de

Milan.- Ah! dans la campagne?... dans la campagne?.... »Au même moment, voulant remuer son bras, elle éprouva

une grande douleur. Elle regarda, étonnée, le pansement qu'avait

fait le médecin. Alors, brusquement,

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- La mort aurait été douce pour moi.- Oh! Dolaine, c'est l'épuisement, la souffrance qui te font

 parler ainsi. Mais tu vas guérir, déjà les couleurs reviennent sur 

tes joues. »II approcha l'escabelle et se pencha vers elle, voulut lui prendre les mains. Elle le repoussa. Ils étaient tous les deux seulsdans la chambre. Discrètement la signora s'était retirée. Il y eut unlong et pénible silence.

« Chère Dolaine, murmura Guillaume, désespéré, ainsi, tun'as plus confiance en moi?

Je n'ai plus confiance en personne. Ce n'est pas pour moi que

tu es venu en Italie. Tu recherchais la gloire et, à ton retour enFrance, tu épouseras la fille du comte de Beaugency. »

Guillaume tressaillit.« Qui t'a dit?- Un capitaine du roi!- Ce n'est pas vrai. Certes mon père aurait aimé me voir 

épouser la « damoiselle » de Beaugency mais je n'ai aucuneamitié pour elle.

 — En es-tu sûr?

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Je connais mon cœur, Dolaine, et je n'ai fait aucune promesse. Me crois-tu? »

Dolaine ne répondit pas. Elle pensa à Pietro. Lui non plus

n'aimait pas la signorina Carlotta... et cependant! Elle tourna versGuillaume ses grands yeux cernés et tristes. Deux larmes roulèrentsur ses joues creusées par la souffrance. Tremblant d'émotion, le jeune écuyer prit la main valide de la blessée et murmura :

« Chère Dolaine, c'est la cruelle épreuve que tu viens desubir qui te fait douter. Sache que ces dix lunes pendant lesquellesnous n'avons rien su l'un de l'autre ne nous ont pas séparés. Quandtu auras repris des forces ta confiance reviendra. »

Dolaine remua la tête faiblement.« Je ne sais pas... je ne crois pas.- Crois-tu que j'ai oublié la joie ressentie le jour où je me

suis assis près de toi, dans ta barquette, au bord de la Loire ? — Tu étais heureux parce que je t'avais sorti de l'eau.- Oh! Dolaine, si tu n'étais pas aussi épuisée je dirais que tu

es redevenue sauvage et méchante, mais je te pardonne. Si tusavais combien j'ai été heureux aussi le jour où nous avonstraversé l'Alpe, où j'ai pensé : « A présent « nous foulons le sol dumême pays. » Quels malheurs as-tu donc connus, petite Dolaine, pour que ton cœur se ferme si durement?

- Je ne peux pas te dire, Guillaume; quand tu m'as quittée,sur la route de Bourges, j'étais encore une enfant; à présent, je saisque la vie n'est pas simple, ne sera jamais simple pour une fillecomme moi.

- Que veux-tu dire? »Elle ne répondit pas. Sa faiblesse était grande; elle ressentait,dans le bras, de douloureux élancements.

« Chère Dolaine, murmura encore Guillaume, quoi que tu penses je n'ai pas changé. Je resterai près de toi aussi longtempsque je ne sentirai pas ta confiance revenue. »

Elle laissa échapper un long soupir et se tut. Il se leva,

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se pencha vers elle, puis, doucement lui posa un baiser aufront. La jeune fille tressaillit et laissa prendre sa main valide,sans réagir.

« Chère Dolaine », murmura Guillaume.Il resta un grand moment, immobile, à la regarder, à écouter sa respiration rapide, parfois coupée de petits gémissements.Brisée par la fatigue et l'émotion, elle finit par s'endormir. A plusieurs reprises il crut entendre ses lèvres murmurer : « Non... pas possible » puis ce fut le grand silence.

Alors il éteignit la chandelle et resta près d'elle, silencieux jusqu'à l'arrivée du jour.

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XVI

LA ROBE VÉNITIENNE

LE  PRINTEMPS était arrivé, un printemps chargé de fleurs, desenteurs aimables, de tiédeurs caressantes et de pépiementsd'oiseaux. Là-bas, sur l'Alpe, les neiges de l'hiver fondaientrapidement, libérant les cols et les passages. Après plusieurs mois passés en Italie, toujours en voyage, de Pavie à Florence, deBologne à Venise, François Ier  songeait à regagner sonroyaume. Jeune, séduisant, sachant bien parler, amoureuxdes belles choses et des artistes, le roi de France avait conquistoutes les villes où il avait séjourné et, à Milan, plus qu'ailleurs, onregrettait son départ.

Pour tenter de le retenir, on multipliait les fêtes en sonhonneur. Les riches marchands de la ville, le grand intendant, legouverneur ouvraient toutes grandes les portes de leurs palais pour l'accueillir avec ses chevaliers. Naturellement toutes les

 jolies Milanaises de la haute société étaient invitées à ces fêtes, prétextes à grands déploiements de costumes et de belles robes.

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Par faveur, Guillaume, au lieu d'accompagner le roi dans sesvoyages à travers l'Italie, avait obtenu de rester à Milan pour ne pas quitter Dolaine. La jeune fille avait été très longue à se

rétablir. Elle demeurait si faible, si pâle qu'à plusieurs reprises le jeune écuyer s'était grandement inquiété. Puis, peu à peu, lescouleurs étaient revenues sur ses joues, mais Guillaume sentait bien que Dolaine n'était plus comme autrefois. Elle n'avait pasentièrement confiance en lui. Parfois, au lieu de lui sourire, elletournait son visage, prête à pleurer.

« Qu'as-tu, Dolaine? lui demandait-il. - Rien, Guillaume, jesuis bien. »

Un jour l'écuyer du roi arriva chez la signora Beraldini, trèsému.

« Dolaine, nous allons bientôt partir; notre roi est déjà enroute. Il rentre en France pour recevoir l'ambassadeur d'Espagne.Dans quelques jours, nos armées vont se mettre en marche ellesaussi; mais avant, le gouverneur de la ville va donner une fête àlaquelle assistera le Grand Connétable. Jamais jusqu'à ce jour tun'as voulu m'accompagner. Je serais heureux, pour cette dernièrefête, si....

 — Non, Guillaume, ne me demande pas cela. — Puisque tu es tout à fait guérie.... — Je ne peux pas. — Tu crains de n'être pas assez belle, de ne pas porter une

assez jolie robe? — Ne connais-tu pas la misérable demeure où j'ai été

élevée? — Qu'importé. — Les robes seyantes et les « gentes » manières ne sont pas

 pour moi. — Oh! Dolaine, est-ce cela qui te retient? » Elle ne répondit

 pas. Guillaume s'approcha d'elle.« Dolaine, dit-il, depuis que je t'ai retrouvée, j'ai souvent le

sentiment que tu me caches quelque chose de toi, de ta vie. Tu

m'as conté longuement ton voyage à travers la France, la mort de

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 père Jérôme, ton arrivée à Milan mais de Florence tu ne m'as presque rien dit, et cependant tu y es restée longtemps, plusieurslunes. »

La jeune fille se tut encore. Mais Guillaume la devina sitroublée qu'il s'approcha et dit, à mi-voix :« Je suis si malheureux de penser qu'un secret nous sépare.

Je croyais ta confiance revenue; elle ne l'est point. Dolaine, pourquoi me refuser le plaisir de m'accompagner à cette fête?explique-moi. »

Elle hésita puis, détournant la tête comme si elle avait honte,se mit à parler de Florence, de Pietro, de sa griserie d'un jour, de

sa désillusion. Elle parla longtemps, revivant par la pensée sonséjour dans la capitale de la Toscane. Quand elle eut fini, elles'effondra, en larmes.

« Oh! Guillaume, je te demande pardon; je ne t'avais pasoublié. Et j'ai été si malheureuse après. C'est pour cela que jamais plus je ne veux être autre chose qu'une humble servante.

- Même pour moi?J'ai appris que l'amitié n'est pas la seule chose qui compte.- Pour ce Pietro sans doute, mais pour moi?- Peut-être pour toi aussi, Guillaume, sans même que tu le

saches. »Le jeune écuyer se leva, très pâle, blessé par ce doute cruel.« Oh ! Dolaine, tu me fais trop mal ! »II l'embrassa au front puis, craignant d'être incapable de

cacher sa peine, s'en alla.

Restée seule, la jeune fille fut désespérée du chagrin qu'ellevenait de causer. La signora Beraldini la trouva en larmes.« Madonna! que t'arrive-t-il? Pourquoi Guillaume est-il

 parti? »Dolaine lui conta la scène, lui parla aussi de Pietro, de son

aventure florentine.« Poverella, s'écria la vieille dame, ainsi c'est pour cette

raison que tu refuses de l'accompagner à cette grande fête?

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Tu n'as donc pas deviné combien sa joie était grande det'avoir près de lui?

- Je sais, signera, mais c'est plus fort que moi.

- Si tu savais combien il t'aime, Dolaine! Ah! je mesouviendrai toujours de certain matin où il t'a apportée mourantedans ses bras ; si tu avais vu son désespoir quand le médecinhochait la tête en écoutant battre ton cœur presque sans vie; si tusavais tout ce qu'il m'a dit de toi.... Crois-moi, Dolaine, ne luirefuse pas cette joie qu'il te demande de lui accorder. »

La jeune fille ne répondit pas. Toute la journée et toute lanuit elle ne cessa de penser à Guillaume, à l'immense chagrin

qu'elle lui avait fait. Quand il revint, le lendemain, elle courut luiouvrir et lui prit les mains.

« Guillaume, hier, j'ai été trop méchante, pardonne-moi; le jour de la fête, je serai près de toi. »

Le jeune écuyer en fut si ému qu'il resta confondu.« Oh! Dolaine, je savais bien que ta confiance reviendrait. »Alors il ne fut plus question que de la belle fête qui aurait

lieu au palais du gouverneur. Dolaine fit de grands efforts pour oublier ses souvenirs de Florence. Elle y parvenait mal.

« Dolaine, lui demanda l'écuyer du roi, j'aimerais... j'aimerais.

 — Quoi donc?- Que tu portes une robe vénitienne, comme à Florence. »La jeune fille sursauta, s'indigna presque.« Si, insista Guillaume, toi-même n'as-tu pas dit qu'elle te

seyait parfaitement? J'aimerais t'admirer telle que tu étais à cettefête des Colombes... et puis, ne serait-ce pas le meilleur moyend'effacer ces mauvais souvenirs? »

Après une longue hésitation, elle finit par accepter. Commenaguère Angela, la signera Beraldini s'occupa de la confection dela robe. Sous les doigts de la vieille dame soie et dentelles setransformèrent en une somptueuse 

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« Une princesse, peut-être …mais princesse sans nom !... » dit Dolaine.

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robe vénitienne, si semblable à celle de Florence qu'on eûtdit la même... non, pas tout à fait la même, car Dolaine étaitdevenue une vraie jeune fille. Sur ses épaules l'effet de la robe

était plus séduisant encore.Une deuxième fois, la petite Française oublia qu'elle n'étaitqu'une pauvre enfant trouvée dans une barque un matin denovembre. Une nouvelle fois elle se laissa prendre au jeu. Aprèsavoir protesté avec tant de véhémence, elle attendit la fête avecune folle impatience.

« Tant pis si je dois ensuite mourir de tristesse, se dit-elle,tout comme elle s'était dit à Florence, c'est si bon de se croire,

même pour un seul jour, une princesse. »La signora qui, autrefois, avait fréquenté les plus grands

 personnages d'Italie, lui enseigna les belles manières, la façon demaintenir sa taille très droite, de tenir « l'éventoir », de se parfumer et même de faire la révérence et des pas de danse. Et le jour de la fête arriva. Dolaine était prête depuis longtemps quandGuillaume vint la chercher. Son étonnement et sa joie furent sigrands en la voyant ainsi parée qu'il resta confondu.

« Oh! ma petite princesse vénitienne », s'écria-t-il en lui baisant les mains.

Heureuse du compliment, mais le cœur encore triste, ellemurmura :

« Une princesse, peut-être... mais une princesse sans nom, nel'oublie pas.

- La princesse Dolaine et cela me suffit. »

II l'emmena en croupe, sur son cheval, à travers la ville, jusqu'au palais où toutes les loggias, tous les balcons, tous les balustres s'ornaient de feux multicolores. Une grande salle, au plafond à caissons de bois savamment décorés, accueillait lesinvités. Au fond on avait dressé une estrade dont le devant étaittendu de draperies ornées de fleurs. Dolaine se sentit trèsintimidée, mais Guillaume était là, grand et mince, si beau dansson pourpoint de soie brillante rouge et blanc, ses hauts-de-

chausses bien collants et ses chaussures de cuir fin.

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« Regarde, dit-il avec fierté, tous les visages sont tournésvers toi pour t'admirer; n'es-tu pas heureuse?... et moi, ne le suis-je pas? »

C'était vrai. La grâce si fraîche de Dolaine lui attirait lesregards admiratifs et même envieux des nobles dames milanaises.Elle se crut revenue à Florence.

« Oh! non, se dit-elle, je veux effacer ces souvenirs;Guillaume ne ressemble pas à Pietro. »

La tenant par la main, le jeune écuyer la conduisit à leurs places.

« Qu'allons-nous voir et ouïr? demanda-t-elle, curieuse.Je crois qu'il y aura des danseurs génois et des acrobatesnapolitains... et puis, bien sûr, de la musique. »

Tout à coup, une longue rumeur emplit la salle. Tous lesinvités se levèrent et tournèrent la tête. Accompagné dugouverneur et de nobles dames, le Grand Connétable, représentantle roi, venait d'apparaître à la grande loggia, au fond de la salle.Des vivats prolongés saluèrent cette arrivée.

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« Le Grand Connétable, murmura Dolaine, impressionnée, le plus grand personnage du royaume après le roi ! »

II portait un pourpoint rehaussé d'or et de broderies, .et son

menton s'ornait d'une barbe courte, comme celle du roi. De lamain droite, il salua longuement la foule, et les vivatsredoublèrent.

Puis le spectacle commença. Dolaine était bien trop émue pour s'y laisser vraiment prendre. A chaque instant, elle levait lesyeux vers Guillaume et pensait :

« Est-il bien vrai qu'il ne ressemble pas à Pietro?... Oh!comme je voudrais n'avoir jamais été à Florence pour être

aujourd'hui aussi heureuse qu'à la fête des Colombes. »Mais Guillaume se penchait souvent vers elle, et le sourire

qu'il lui adressait était si doux, si tendre qu'elle se sentait bouleversée.

Sur l'estrade, danseurs, acrobates, dresseurs de chiens, sesuccédaient. Des musiciens, vêtus de pourpre et d'or, jouaient, sur d'étranges instruments, une musique tantôt douce comme unecaresse, tantôt violente comme un orage. Puis des valets, tout derouge vêtus, vinrent enlever les sièges. En quelques instants, lagrande salle du palais fut transformée en salle de danse.

« Oh! murmura Dolaine, jamais je n'oserais.... — Tu oseras, Dolaine, c'est surtout pour que tu sois ma

compagne de danse que je désirais que tu viennes à cette fête. »Soudain il se fit un grand remous dans la salle. Les assistants

s'écartèrent. Le Grand Connétable s'avançait, cambrant le jarret,

tenant élégamment la main de la femme du gouverneur.« Où vont-ils? — Ils viennent au milieu de la salle « lancer » la

danse. »Dolaine regardait de tous ses yeux. Aux prernirrcs mesures

de l'orchestre, le Grand Connétable s'inclina devant sa « dame »,la salua très bas, lui saisit gracieusement le bout des doigts de lamain gauche et l’invita à la danse. Alors on n'entendit plus que la

musique, le froufroutement de la soie et le glissement léger 

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des escarpins sur la parquetterie. Mais déjà le GrandConnétable lâchait la main de la noble dame, annonçait que ladanse était lancée et invitait l'assistance à se divertir.

« Oh! murmura encore Dolaine, je n'ai jamais dansé, jamais je n'oserai. »Guillaume sourit et l'entraîna, malgré elle. Tout d'abord

gauche et hésitante, elle craignait de faire des faux pas et d'être larisée des invités; mais voyant que personne ne se moquait d'elle,l'assurance lui vint. Elle se laissa conduire, souple et docile,imitant les pas de Guillaume, retrouvant tout d'un coup sasouplesse de petite fille sauvage qu'elle avait été.

« C'est merveilleux, lui dit Guillaume, tu marques les pas ettu suis la musique comme si tu avais toujours dansé. »

Bouleversée, Dolaine rougit. Vraiment, quelle griserie que ladanse! Jamais elle n'aurait cru qu'on pouvait y prendre tant de plaisir. Elle qui avait tant hésité à se lancer trouvait maintenant lesarrêts trop longs. A un moment, alors que les musiciens avaientcessé de jouer et que les dames s'éventaient, Guillaume vit leGrand Connétable se diriger vers lui en souriant.

« Vraiment, Guillaume, je te félicite. Jamais je n'ai vucompagne de danse plus charmante. Foi de chevalier! tu as fort bon goût. Pourrais-je savoir qui est cette gente damoiselle ?

 — Messire, je vous demande pardon de ne pouvoir satisfaire votre intérêt, mais elle est la princesse sans nom!

 — La princesse sans nom?... Par la Croix-Dieu, voilà qui est bien choisi pour exciter la curiosité. »

Le Connétable s'éloigna en saluant courtoisement Dolaine.Cette petite scène n'avait duré que quelques instants mais il n'enavait pas fallu davantage pour que tous les regards se tournentvers la jeune fille qui, rougissante, était au comble de l'émotion.Être complimentée par le Grand Connétable, quelle faveur!

Et la danse reprit. Transportée, Dolaine se laissaitétourdir par sa joie. Guillaume paraissait si grand, si fort, si beau, près d'elle! Elle était comme enivrée.

Ils dansèrent encore longtemps puis, brusquement, comme

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on reçoit en plein cœur un coup d'épée, une angoisse terriblelui serra la poitrine. Toute sa joie s'effondra. Elle fit un grandeffort pour achever la danse commencée.

A la reprise de la musique quand Guillaume, qui s'était un peu éloigné pour bavarder avec un officier du roi, revint vers elle,la jeune fille avait disparu. En vain, il la chercha partout dans lagrande salle. Inquiet, il sortit dans le jardin noyé d'ombre etappela:

« Dolaine! » Ne l'ayant point trouvée, il revint encore dans la salle. Aucun

doute, Dolaine avait quitté le palais. Il interrogea des valets sous

le porche d'entrée.« Si, signor, une jeune fille en robe noire à dentelles, nous

l'avons vue sortir en courant. — Vite, mon cheval! »Mais les chevaux des invités étaient nombreux dans les

écuries du palais. Il perdit du temps à retrouver le sien. Traversantla ville au grand galop il arriva chez la signora Beraldini. Dolaineétait là, toute pâle, effondrée dans les bras de la vieille dame quiessayait de la consoler. Sur le coup, Guillaume crut que, prise d'unsoudain malaise et voulant le lui cacher, elle était rentrée en hâte.

« Dolaine! que vient-il de t'arriver? »Elle ne répondit pas. Du regard, le jeune écuyer interrogea la

signora qui hocha la tête en signe d'ignorance de ce qui s'était passé.

« Dolaine, ma petite Dolaine, qu'as-tu? Pourquoi m'as-tu

quitté si vivement. T'ai-je fait quelque peine?- Oh! non.- Alors, explique-moi! »Il y eut un long silence. Discrètement la signora Beraldini se

retira. Une seule chandelle éclairait la grande pièce dont les mursrestaient noyés d'ombre. Guillaume distinguait à peine le visagede la petite princesse sans nom.

« Dolaine, murmura-t-il, apaise mon inquiétude. » Enfin elle

leva vers lui de grands yeux brillants où se lisait une profonde

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tristesse.« Pardonne-moi, Guillaume, c'est ma faute... je n'aurais pas

dû accepter.

- Ta faute?- Oui, ma faute d'avoir encore cru à ce beau rêve. Tu serastoujours ma petite princesse.

- Non, Guillaume, quand j'aurai enlevé cette robe jeredeviendrai une pauvre servante dont personne, pas même moi,ne sait d'où elle vient.

- Que m'importe! Crois-tu que l'amitié que j'ai pour toitienne seulement à une robe?

 — Tu es écuyer du roi, Guillaume, tu as vaillammentcombattu lors de la bataille; en rentrant en France on te couvrirad'honneurs....

- Que veux-tu dire? »Elle ne répondit pas. Il voulut lui prendre la main; elle la

retira avec force.« Laisse-moi, s'écria-t-elle farouchement, tu sais bien que je

suis une fille sauvage et méchante.- Oh! Dolaine.- Laisse-moi, te dis-je, rentre vite en France pour 

retrouver la damoiselle de Beaugency qui t'attend avecimpatience. Va-t'en, Guillaume, va-t'en. »

Elle fondit en larmes. Agenouillé, près d'elle, Guillaume lalaissa pleurer.

« Dolaine, reprit-il quand elle eut retrouvé un peu de calme,

ma peine est grande à te voir ainsi désespérée. Mais pourquoiaussi être partie de la fête sans attendre la fin, sans attendre ce que je voulais te dire? »

Elle le regarda, les yeux interrogateurs.« Quoi donc? — Simplement que le Grand Connétable a décidé que les

troupes quitteraient le Milanais dans trois jours et qu'à mon retour en France j'irai aussitôt voir le roi pour lui parler de toi.

De moi?

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 — J'ai dix-huit ans, Dolaine. Mon père est mort; je suisl'héritier de son titre et de ses terres. Je suis libre d'accorder monamitié à celle que mon cœur aura choisie... et c'est toi, Dolaine,

que j'ai choisie. En arrivant en France je demanderai au roi, car jele dois comme écuyer à son service, la permission d'épouser certaine petite Dolaine. Voilà la nouvelle que je voulaist'apprendre à la fin de la fête. »

La jeune fille se demanda si elle ne rêvait pas encore. Oh !était-ce possible. Était-ce vrai ce que Guillaume venait de dire?Elle regarda longuement le jeune écuyer comme si elle doutaitencore, puis brusquement se jeta dans ses bras en sanglotant.

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XVII

LE SECRET DU COFFRET

LE  LOURD coche, chargé d'étoffes de soie, d'objets précieux, que le roi faisait rapporter d'Italie pour orner seschâteaux, cheminait lentement au bord de la Loire qu'il venaitd'atteindre. Assise à côté du cocher, Dolaine regardait leseaux basses et nonchalantes du fleuve glisser le long des bancs desable.

« Eh bien, fit le cocher en se tournant vers elle, on dirait quetu ne prends point plaisir à revoir notre pays. Pourtant nousapprochons; demain nous serons à Amboise. »

Dolaine se força à sourire et n'ajouta rien. « MessireGuillaume m'a chargé de te rendre le voyage aussi plaisant que possible, reprit l'homme, je ne voudrais pas qu'il me reproche, ànotre arrivée, de n'avoir pas su te distraire. »

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Dolaine sourit encore et dit simplement :« Ce n'est point votre faute. Grâce à vous, le voyage a été

aisé. »

Elle se tut. La chaleur était grande, presque aussi forte qu'enItalie, le ciel presque aussi bleu aussi.« Demain, se dit-elle, demain je vais revoir Amboise et

retrouver Guillaume. Certainement il sera là, à l'arrivée de notrecoche, puisque ce cavalier qui nous a dépassés hier a promis de le prévenir. »

Ainsi, depuis plus de trente jours, elle revenait, par petitesétapes, vers le pays de son enfance. Guillaume n'avait pas voulu

qu'elle l'accompagne à cheval avec l'armée du roi. « Non, avait-ildit, ces hommes de guerre ne sont pas de bons compagnons pour une jeune fille et puis tu n'es pas assez remise; sur les routes lagrande chaleur t'épuiserait. Je ne veux pas que ma petite Dolainearrive à Amboise pâle et amaigrie comme le jour où je l'airapportée dans mes bras chez la signora Beraldini. » Elle avaitobéi, et Guillaume était parti sans elle quelques jours plus tôt, laconfiant à ce brave cocher et aux deux hommes d'armes quil'accompagnaient.

En quittant la vieille dame elle était follement heureuse derentrer en France, de penser que Guillaume l'attendait là-bas etque bientôt, avant l'automne, il l'épouserait. Mais trente jours devoyage, c'est bien long, trop long pour un cœur inquiet où le doutecouve sous la cendre, toujours prêt à revenir. Certes Guillaume neressemblait pas à Pietro, il avait donné sa parole, et Dolaine avait

eu confiance, mais Guillaume était jeune. En France on allaitl'accueillir avec toutes sortes d'honneurs, le fêter. A la cour du roitoutes les damoiselles viendraient l'entourer. N'allait-il pas oublier la petite Dolaine pauvre et sans nom?

Très vite le méchant doute était ainsi revenu s'installer enelle, et elle ne parvenait pas à le chasser. Et autre chose encores'ajoutait à son tourment à mesure qu’on approchait d’Amboise :le secret dont le père Jérôme avait parlé

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avant de mourir. A Milan, elle était si loin de l'île Saint-Jeanet Guillaume tenait tant de place dans sa vie qu'elle l'avait presqueoublié. A présent, ce secret la hantait au point que, depuis

 plusieurs nuits, elle rêvait de choses effrayantes, qu'elle était lafille de brigands de grand-route, de larrons, de misérables gueux pourchassés par les cavaliers du roi. Non, se disait-elle, jamais jene retournerai dans l'île Saint-Jean, j'aime mieux ne rien savoir.

C'est à tout cela qu'elle pensait tandis que le lourd cocheroulait le long de la Loire. Le soir, quand la voiture s'arrêta pour ladernière étape, elle se sentit si torturée qu'elle eut envie de fuir.Après avoir tant compté les jours qui la séparaient d'Amboise, elle

aurait voulu ne jamais arriver.Elle passa une mauvaise nuit à l'auberge. Le lendemain, le

cocher lui trouva mauvaise mine et s'en montra inquiet.« Ce n'est rien, dit-elle, il faisait trop chaud cette nuit, je n'ai

 pu trouver le sommeil. »Et la lourde voiture se remit en route. Le cocher avait dit

qu'on arriverait avant la nuit à Amboise, mais les chevauxsouffraient de la chaleur et l'un d'eux, piqué à la patte par quelquemauvaise mouche, boitait et tirait mollement sur les traits. Le soir tombait quand au loin, dans une brume bleutée, apparurent lestoits de la ville. Le cœur de Dolaine se serra. La dernière lieue lui parut à la fois interminable et effroyablement courte. La grand-nuit était descendue sur Amboise quand on atteignit les premièresmaisons. Le coche décrivit une large courbe pour attaquer larampe du château. Sous la voûte d'entrée, les hallebardiers

s'effacèrent pour le laisser entrer. Le cœur battant comme un fou,Dolaine sauta à terre. A la lueur des torches que portaient desvalets, elle chercha Guillaume. Croyant l'avoir soudain reconnuelle s'avança vers un groupe de gens de cour qui parlaient, àl'écart.

« Guillaume ! Guillaume ! »Ce n'était pas lui. Elle eut comme un pressentiment. A tout

hasard elle se dirigea vers un autre groupe.

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était trop violente. Sa gorge restait serrée, et ses yeux secs.« Beaugency!... il est parti là-bas; il ressemble donc à

Pietro?»

Un instant elle veut croire encore qu'elle s'est trompée, queles gens interpellés dans la cour n'ont pas su la renseigner... et pourtant Guillaume savait que le coche arriverait aujourd'hui.

« Guillaume, murmure-t-elle, ta parole n'avait donc pas plusde valeur?... oh! non, je ne peux pas croire, après ta promesse, quetu m'as oubliée. »

Elle reste ainsi, la tête dans les mains, accablée. La petiteville est maintenant déserte et la lune qui vient d'apparaître éclaire

les façades des maisons blanches. Alors elle se lève, longe le quaide Loire, s'aperçoit tout à coup qu'elle est au milieu du pont. Sansle vouloir, l'île Saint-Jean l'a attirée. Dolaine, où vas-tu? pourquoivas-tu là-bas? est-ce pour revoir la maison où tu as été malheu-reuse, où personne ne t'attend? Oui, peut-être. Elle vient de sesentir tout à coup si seule. « O Guillaume, pourquoi m'as-tuabandonnée? »

Toujours poussée par une force irrésistible, elle arrive dansl'île. A la clarté de la lune elle distingue maintenant la maison de père Jérôme. Oh ! non, elle ne demandera pas asile à cettedemeure, elle ne veut pas revoir celles qui l'ont tant fait souffrir.Cependant elle s'en approche encore. La maison est silencieuse,enveloppée par la claire nuit d'été.

« Oh ! père Jérôme, pourquoi n'es-tu pas là pour accueillir mon chagrin? »

Elle n'est plus qu'à deux toises de l'entrée; pourquoi la porteest-elle restée entrebâillée? elle la pousse; la pièce est vide, sanscoffre de bois, sans table. Elle s'avance encore, la chambre aussiest nue et vide. Sans doute la femme de père Jérôme et ses fillesont-elles quitté l'île pour vivre ailleurs. Elle voudrait s'en réjouir,et cette impression de vide lui serre le cœur.

Elle reste un long moment, debout, à la place familière

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de père Jérôme près de la cheminée puis s'agenouille, lesmains jointes.

« Père Jérôme, mon cœur a trop mal, plus que jamais j'ai

 besoin de ton aide; de ta tombe, dis-moi ce que je dois faire, ceque je dois croire pour apaiser ma peine. »Et brusquement elle pense aux dernières paroles du tailleur 

de pierres, à ce grand secret qu'il n'a pu lui dire.« L'arbre, fait-elle, l'arbre, il est là, tout près, dans l'île. Que

craindre à présent, puisque je suis au comble du malheur. »Sur l'île s'étendent les grandes nappes claires de la lune. Près

de la rive montent dans le ciel les torches noires des peupliers.

L'un d'eux domine toute la rangée. Comme une somnambule, elles'avance vers lui. L'arbre est très vieux; son tronc énorme fait plusde cinq pieds de tour. Tremblante elle le regarde un long momentavant d'oser le toucher comme si ce simple contact allait luirévéler des choses effrayantes... mais que peut-il lui arriver de plus terrible que la trahison de Guillaume?

Tout à coup, à six pieds au-dessus du sol, elle aperçoitl'ombre noire d'un trou dans l’écorce rugueuse. Elle se hausse pour arriver jusque-là et fouille dans la plaie de

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l'arbre. Rien. Le trou paraît s'étendre profondément àl'intérieur de l'arbre, descendre vers le pied. Alors elle se pencheau niveau du sol. De grosses racines, dégagées par les récentes

crues, nouent et dénouent leur serpents à fleur de terre. Tout àcoup, entre ces racines, elle découvre un autre trou, plein defeuilles mortes, mais qui communique sans doute avec le premier  par l'espèce de cheminée que les années ont creusée à l'intérieur du fût énorme. Fiévreusement elle le dégage, en retire toutessortes de débris mêlés à la terre humide.

Soudain ses doigts rencontrent quelque chose de dur engluédans la terre molle. Elle s'en empare vivement et court comme une

folle au bord de la Loire. La terre enlevée, apparaît un petit coffretde métal qui n'a pas plus de cinq pouces de long. Au moment del'ouvrir elle hésite. Les doigts tremblants, elle le regarde.

« Oh! ce qu'il contient ne peut m'apprendre que des chosesqui me feront mal. Pourquoi mes parents m'auraient-ilsabandonnée, il y a quinze ans, s'ils n'étaient pas des êtresmisérables? »

Accablée, elle est là, au bord de la Loire, regardant sansl'ouvrir le petit coffret qui brille sous la lune, quand, brusquement,un bruit de galopade la fait tressaillir. Elle se retourne et aperçoitun cavalier qui traverse le pont pour venir dans l'île. Prise de peur,elle dissimule vivement le coffret et, comme une voleuse, s'enfuit pour se cacher dans les taillis. Trop tard, le cavalier l'a aperçue.En quelques instants il la rejoint.

« Dolaine! »

L'écuyer du roi saute à terre prestement et court vers elle.« Que fais-tu en ce lieu, Dolaine? »L'air égaré de la jeune fille, ses mains pleines de terre, lui

causent une étrange impression. Comme il tente de la relever, ellese débat farouchement.

« Va-t'en, Guillaume!... va-t'en, tu as menti et tu viens mementir encore ! Laisse-moi mourir ici, toute seule ! »

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Elle s'échappe à travers les broussailles; il la rejoint.« Dolaine, je t'en supplie, écoute-moi!Je ne veux plus entendre ta voix... va-t'en, Guillaume, va-t'en

d'où tu viens ! »Il lui saisit les poignets, les tient fermement en ses mains.

Elle se débat encore frénétiquement mais vaincue par la force deGuillaume, vaincue par son angoisse, elle abandonne la lutte,s'effondre en sanglotant.

« Oh! Dolaine, murmure Guillaume, pardonne-moi de

n'avoir pas été là lors de l'arrivée du coche. Si tu savais pourtantavec quelle impatience je t'attendais. Avant de te revoir, je voulaisaller près du roi pour t'apporter, à ton retour, la bonne nouvelle.Mais le roi n'était ni à Blois ni à Amboise. J'ai ouï dire, hier, qu'enrentrant de Paris il ferait étape à Beaugency. Pour ne point perdrede temps, je suis allé là-bas. Je croyais pouvoir revenir à Amboiseavant l'arrivée du coche. Hélas! le roi est entré fort tard au châteaude Beaugency. J'ai pu cependant le voir. Ainsi

que je te l'avais promis, je lui ai parlé de toi, lui ai demandé

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la permission de t'épouser. Certes je ne te cacherai pas qu'ila hésité, mais il a accepté, Dolaine, j'ai obtenu son consentement.Dès lors tu es ma fiancée, tu entends, Dolaine, ma fiancée. Voilà

la grande et belle nouvelle que je t'apportais au galop de moncheval. »A travers ses sanglots, Dolaine a entendu mais elle demeure

anéantie, incapable encore de surmonter sa peine. Un longmoment, ils restent silencieux, l'un contre l'autre. Lentement,Dolaine sent l’étau qui lui broyait le cœur se desserrer.

« Oh! Guillaume, je te demande encore grand pardon d'avoir douté de toi; le voyage a tant duré, j'ai eu le temps de penser à tant

de choses et, en arrivant, quand j'ai ouï dire que tu étais parti àBeaugency, j'ai cru mourir sur place, de chagrin.

- Carissima Dolaine ! es-tu rassurée à présent ? » Elletourne vers lui son beau visage fin encore noyé de larmes.

« Je voudrais l'être tout à fait, Guillaume, hélas!...- N'ai-je pas la promesse de notre roi?- Certes, mais n'as-tu pas dit, sur l'heure, qu'il avait hésité?- Que nous importe? » Elle soupire longuement.« Pendant mon long voyage trop de pensées sont venues

hanter ma pauvre tête. J'ai peur, Guillaume, peur qu'un jour turegrettes cette promesse que tu m'as faite. Es-tu sûr de ne jamaissouffrir du mystère qui a entouré ma

naissance r Je t'aime telle que tu es, Dolaine, rien ne me ferait changer. — C'est à plus tard que je pense, quand je vivrai en ton

château, ou à celui d'Amboise parmi tant de nobles dames qui,elles, seront toutes des filles de seigneurs.- Crois-tu que j'aurai honte de toi? — Je ne sais pas... peut-être.- Oh! carissima Dolaine! »Ils se turent. La jeune fille paraissait toujours en proie à la

 plus grande émotion. Soudain elle porta la main à son corsage eten retira le coffret.

« Qu'est cela? demanda vivement Guillaume.

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 père Jérôme n'avait rien dit. Mon Dieu! pourquoi de silointaines précautions? »

Avec la pointe de sa dague Guillaume réussit, non sans

 peine, à faire sauter le couvercle. La petite boîte contient un papier soigneusement roulé et couvert d'une écriture irrégulière maiscependant aisée. Dolaine sent son cœur battre comme un fou; sesyeux se brouillent. A la lueur de la lune Guillaume lit :

« Je demande à Dieu de me pardonner, ma fille, det'abandonner ainsi au moment de mourir. Je ne m'y suis résignéeque pour te sauver v Sache, Dolaine, que ton père, mon époux, étaitle comte Edouard de Hainaut mais qu'il ne t'a jamais connue, car il

est mort avant que tu viennes au monde^ Tu étais notre seulenfant. Avant de mourir, le comte Edouard t'avait faite l'héritièrede tous ses biens. Hélas! les lois du Hainaut sont sévères. Il n'est point permis aux filles d'être acceptées comme héritières. A peinees-tu venue au monde que des prétentions se sont élevées. Comme je m'y opposais de toutes mes forces, je me suis vue entourée de jalousies et de haines. Par deux fois, des mains odieuses ont voulut'empoisonner dans ton berceau. J'ai dû me réfugier en France,avec toi. On m'a encouragée à venir prendre conseil près du roi deFrance. Ainsi je suis arrivée jusqu'à Amboise. Le roi venait de partir pour l'Italie, je suis restée pour l'attendre. C'est alors qu'unmauvais mal est entré en mon corps. A cette heure, je sens lesforces m'abandonner et je sais que je vais te laisser pour toujours,ma petite Dolaine. J'ai prié l'aumônier qui vient me visiter de tecacher aussi longtemps qu'il le pourrait pour que tu demeures en

 pleine sécurité. Pour cela je lui ai fait part de mon désir de te placer dans une humble mais honnête famille. Je m'en remetsentièrement à lui. Si cet écrit te parvient quand tu seras âgée dequinze ans, ainsi que je l'ai souhaité, tu connaîtras toute la vérité etseras en âge de te défendre contre ceux qui pourraient encore envouloir à ta vie.

« Adieu, ma petite Dolaine, mes dernières pensées sont

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 pour toi. Sois toujours douce et aimante comme j'aitoujours désiré que tu fusses et que Dieu te protège. »La tête appuyée contre l'épaule de Guillaume, Dolaine a

écouté en retenant son souffle. La dernière ligne achevée, elle pousse un long soupir comme si sa poitrine s'allégeait d'un poidsénorme. Bouleversée, toute tremblante, elle pense à cette mèreaimante qui l'a abandonnée pour mieux la sauver. Elle n'est plusune enfant abandonnée, elle a eu une mère qui l'aimait d'un réel

amour... et à présent, tout près d'elle, elle a Guillaume qui, malgrél'affreux doute, l'angoissant mystère, n'a jamais cessé, lui non plus, de lui donner son»amitié. Quelques heures plus tôt, quandelle est arrivée à Amboise tout était perdu et à présent, brusquement, comme une fleur qui s'ouvre dans la clarté du matin,tout devient lumineux et pur.

« Oh! Guillaume, c'est trop merveilleux, je ne peux croire àun pareil bonheur, je ne l'ai pas mérité, je n'ai pas mérité dedevenir ta femme, j'ai été souvent méchante et j'ai trop douté. »

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Guillaume la prend dans ses bras et lui sourit doucement.« Tu n'étais pas méchante, ma petite princesse, tu étais

malheureuse et tu souffrais mais c'est fini, n'est-ce pas? - Oh! oui,

tu verras, Guillaume, je saurai être douce et aimante comme lesouhaitait ma mère. — Alors lève-toi, Dolaine, viens dans ce château d'Amboise

que tu as si souvent regardé de ton île, autrefois. Demain, le roisera de retour; je lui présenterai ma fiancée, lui dirai qui tu es, etnous lui demanderons de fixer lui-même le jour de notremariage.»

Comme le jour où il la ramenait dans l'île, il l'emporte en

croupe vers le château et ils traversent le grand pont de la Loiresous le ciel étoile de cette belle nuit de Touraine...

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TABLE DES MATIÈRES

CHAPITRE 

I. Une barque dans les joncs 5 II. Dolaine 12

III. Quel est ce jeune cavalier? 20IV. Guillaume de Romorantin 32V. Le Grand voyage 45

VI. Un certain petit coffret d'argent 52VII. Les Mendiants de Florence 62

VIII. Pietro 71IX. La fête des Colombes 84X. Carlotta 89

XI. La Bonne Angela 102

XII. Où vas-tu, Dolaine? 112XIII. Guillaume, ou es-tu? 119XIV. Les Marais de Marignan 130XV. Un extraordinaire hasard 137

XVI. La robe vénitienne 150XVII. Le secret du coffret 163

©Imprimé en France par Brodard-Taupin. Imprimeur-Relieur, Coulommiers-Paris52805-1-7193 Dépôt légal n° 6726 3e trimestre 1958.

 

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