bonzon p-j le cheval de verre 1963

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PAUL-JACQUES BONZONLE CHEVAL DE VERREMARIO, le jeune Vénitien, a deux joies dans la vie : le beau métier de verrier, qu'il apprend à la célèbre fabrique de Murano, et son affection pour Lucia, son amie d'enfance.Lucia est au service d'une famille qui habite un fastueux palais. Un jour, l'enfant dont elle a la garde est enlevé par des inconnus. C'est le drame. Précipités dans une cascade d'aventures, Mario et Lucia ne peuvent compter que sur eux-mêmes. Pour Mario, soupçonné de complicité, une seule issue : démasquer et faire arrêter les ravisseurs.Quiproquos, méprises, séquestration... Que de péripéties haletantes en cette ville aux secrets détours, où les rues sont des canaux, où les enlèvements se font en gondole, où partout le mystère affleure!...

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PAUL-JACQUES BONZON

LE CHEVAL DE VERRE

MARIO, le jeune Vénitien, a deux joies dans la vie : le beau métier de verrier, qu'il apprend à la célèbre fabrique de Murano, et son affection pour Lucia, son amie d'enfance.

Lucia est au service d'une famille qui habite un fastueux palais. Un jour, l'enfant dont elle a la garde est enlevé par des inconnus. C'est le drame. Précipités dans une cascade d'aventures, Mario et Lucia ne peuvent compter que sur eux-mêmes. Pour Mario, soupçonné de complicité, une seule issue : démasquer et faire arrêter les ravisseurs.

Quiproquos, méprises, séquestration... Que de péripéties haletantes en cette ville aux secrets détours, où les rues sont des canaux, où les enlèvements se font en gondole, où partout le mystère affleure!...

F. G. au-delà de 14 ans

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LE CHEVALDE VERRE

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PAUL-JACQUES BONZON

LE CHEVALDE VERREILLUSTRATIONS DE FRANÇOIS BATET

HACHETTE

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TABLE

I. Mario 13 II. Lucia 24

III. Le porte-monnaie de cuir vert 37IV. Une visite inattendue 48V. Sur les marches de marbre 63

VI. Le message 74VII. Nello? 88

VIII. La taverne de la nuit 98IX. Police ! 109X. Gros titres dans les journaux 120

XI. Est-ce la clef de l'énigme ? 130XII. Une fenêtre qui s'éclaire 144

XIII. Par une nuit d'orage 161XIV. La chapelle de l'espérance 174

Imprimé en France par Brodard-Taupin, Imprimeur-Relieur. Coulommiers-Paris.59163-1. 6658 Dépôt légal no 653. 1er trimestre 1963.

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CHAPITRE PREMIER

MARIO

LE BATEAU venait de quitter l'île de Murano, sur la lagune, et se dirigeait vers Venise que dominait la haute silhouette de son campanile rosé. C'était un samedi. Beaucoup de monde se pressait à bord : ouvriers allant passer le dimanche en ville, touristes revenant de visiter les fameuses verreries.

A l'avant du petit navire, sous le dais de toile protégeant les passagers de l'éclat intense du soleil, Mario regardait se rapprocher lentement la ville. Mario était né à Venise, non pas dans un des somptueux palais ,qui bordent le Grand Canal mais dans une simple maison, presque sans air et sans lumière

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comme on en rencontre des milliers, resserrées entre les bras capricieux des canaux de cette curieuse cité.

Bien planté, Mario était un vrai petit Vénitien, aux cheveux aussi dorés que le marbre des palais à l'heure où le soleil se couche sur la lagune. Pourtant, par son caractère, il ne ressemblait guère aux garçons de son âge. Ceux-ci l'estimaient loyal et franc mais lui reprochaient parfois d'être un peu fier. Il détestait le laisser-aller de beaucoup de Vénitiens, choisissait ses camarades parmi les garçons les plus sérieux.

A cause de cette fierté, de cette noblesse de cœur, Mario n'avait jamais voulu, comme beaucoup d'enfants, au sortir de l'école, devenir porteur de bagages, chasseur d'hôtel ou même gondolier. Pour lui, ce n'étaient pas là de vrais métiers, des métiers qui vous apprennent quelque chose.

Sa ville, il l'aimait profondément, mais pour lui, Venise n'était vraiment Venise, qu'aux saisons où elle n'était pas envahie par les touristes. Il l'aimait à l'automne, en hiver, même quand le vent glacial, descendu des Alpes, hérissait la lagune ou que la neige (la neige tombe parfois à Venise) encapuchonnait les coupoles de la basilique Saint-Marc.

De son enfance, Mario avait gardé un souvenir inoubliable. Un dimanche, son père l'avait emmené visiter l'île de Murano. En rentrant Mario avait déclaré, sans hésiter :

« Quand je serai grand, je deviendrai verrier. »Et il avait su, ce jour-là, que rien ne le ferait changer

d'idée.Il y avait cinq ans, de cela. A présent, Mario réalisait son

rêve. Depuis quelques mois, il travaillait comme apprenti verrier, dans cette île de Murano,

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perdue sur les eaux, d'où sortent les plus beaux cristaux du monde.

Comme chaque samedi, il revenait passer le dimanche chez son oncle, car il ne connaissait personne dans l'île, à part Filippo, le vieil ouvrier qui l'avait pris sous sa protection et dont il partageait la chambre. Surchargé, le navire fendait lentement les eaux calmes de la lagune. Soudain, d'un bref coup de sirène, il signala son passage devant une autre île. Mario se pencha à bâbord et fit un signe de croix. Cette île était le cimetière de Venise. Là, reposaient son père et sa mère, disparus quelques années plus tôt. Comme à chaque passage devant l'îlot, il évoqua sa mère, partie la première et dont le souvenir s'estompait déjà dans sa mémoire. Il était si petit quand elle l'avait quitté pour toujours. Puis il pensa à son père, si bon, si courageux qui, en somme, l'avait élevé.

Mais, déjà, la chapelle blanche, à l'extrémité de l'île, s'éloignait. Venise était là, toute proche, frémissante de vie. Mario écarta ses tristes souvenirs pour ne plus penser qu'à sa ville où, tout à l'heure, il allait retrouver Lucia.

Lucia était sa camarade. Il l'avait connue toute petite quand leurs deux familles vivaient porte à porte, dans une vieille maison près de l'église San Angelo. Ensemble, ils avaient joué à courir sous les porches, s'étaient promenés dans les ruelles grouillantes, se partageant des tranches de pastèque.

Un jour, les parents de Mario avaient déménagé, mais les deux enfants étaient restés amis. Ils avaient grand plaisir à se retrouver.

Oui, c'était surtout pour Lucia, que, ce samedi-là, Mario revenait à Venise. Mais il n'était que trois heures. Lucia était encore en classe, puisqu'elle n'avait

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pas tout à fait l'âge de quitter l'école. Tout à l'heure, il irait l'attendre, comme les autres fois, à la sortie. Il l'accompagnerait chez elle en bavardant, il lui parlerait de son travail à Murano, elle, des mille petites choses qui étaient arrivées dans Venise pendant la semaine. Ou bien, ils marcheraient simplement côte à côte, sans rien dire, rien que pour le plaisir d'être ensemble.

En pensant à elle, il sortit avec précaution de sa poche une petite boîte en carton qu'il contempla en souriant. Sans se soucier des passagers qui pouvaient l'entendre, il murmura, pour lui-même :

« Depuis si longtemps, elle en avait envie. Je suis sûr de lui faire grand plaisir. »

Après un dernier coup de sirène, le petit bateau virait de bord et se préparait à se ranger de flanc contre le débarcadère du quai Neuf. Pour éviter la bousculade et garantir sa boîte de carton qu'il avait replacée au fond de sa poche, Mario descendit un des derniers. Aussitôt sur le quai, il leva la tête comme s'il cherchait quelqu'un.

« Non, se dit-il, elle ne peut pas être là! »Il s'éloigna sans hâte; il avait le temps. Il n'était surtout

pas pressé d'arriver chez l'oncle Giacomo.L'oncle Giacomo l'avait recueilli après la mort de son

père. Au début, Mario avait mis toute sa bonne volonté pour l'aimer. Mais l'oncle Giacomo était de ces Vénitiens qui ne pensent qu'à vivre aux dépens des touristes. Dans sa jeunesse il avait été facchino, c'est-à-dire porteur de bagages, mais il avait vite trouvé le travail trop pénible. Il s'était mis à vendre des cartes postales, des cartes hautes en couleur, pas toujours de bon goût, qu'il proposait aux touristes en les apitoyant sur son sort. Sans doute était-ce à cause de cet

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oncle Giacomo que Mario méprisait tant les paresseux.Le jour où Mario avait annoncé sa décision de devenir

verrier, l'oncle Giacomo s'était emporté, car l'apprentissage d'un métier ne rapporte rien, au contraire. Il aurait préféré voir son neveu gagner tout de suite de l'argent, au sortir de l'école. Mario pouvait bien, comme tout le monde, vendre de la pacotille aux étrangers. L'enfant avait tenu bon. Par fierté, pour que son oncle n'ait rien à lui reprocher, Mario s'était arrangé avec le vieux Filippo. Il partageait la chambre du verrier, et tous deux faisaient en commun une cuisine qui ne revenait pas cher. Ainsi, il n'en coûtait pas une lire à Giacomo.

Quand Mario entra, l'oncle était seul à la maison. Sa femme (sœur de la mère de Mario) était sortie. Assis devant la table, Giacomo rangeait précisément des cartes postales qu'il rassemblait, par petits paquets (la plus belle vue dessus), et qu'il entourait d'un élastique.

« Ah! te voilà, fit-il, en guise de bonjour, heureux, pour une fois, d'être trouvé occupé à quelque chose; tu vois, moi je travaille même le samedi... Tiens, puisque tu es là, prends ce billet et va m'acheter deux cigares; tâche de les choisir droits et sans défauts. »

Mario demeura un instant derrière Giacomo puis descendit dans la rue chez le marchand de tabac. Les deux cigares coûtaient quarante-huit lires. Combien d'autres Giacomo avait-il fumés dans la semaine? Il ne put s'empêcher de penser à son père qui se contentait d'une cigarette, à midi, après le repas et d'un cigare, les jours de fête.

Lentement, il remonta l'escalier. L'oncle Giacomo s'arrêta de ranger ses cartes, alluma un cigare dont il tira d'énormes bouffées puis, satisfait, se frotta les mains :

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« Tu sais, Mario, les touristes sont déjà là. Je crois que l'année sera bonne. Ce matin, j'ai traversé le pont du Rialto; on n'y entendait que des accents étrangers. Crois-moi, mon petit, tu as tort de t'entêter; il y a plus d'argent à gagner dans Venise que devant ces fours de Murano où tu te dessécheras pendant les mois d'été. »

Mario ne répondit pas. Il avala un grand verre d'eau fraîche et redescendit dans la ville. Presque aussitôt, le long d'un canal, il s'entendit héler par quelqu'un qui courait après lui. C'était Pietro, un garçon de son âge, aussi grand et aussi fort que lui et qui, comme lui aussi, dédaignant les petits métiers, attendait d'avoir quinze ans pour embarquer à bord de ces grands paquebots qui font route vers l'Orient. Pour l'instant, il aidait son père, marchand de légumes près du Rialto.

Ensemble, ils déambulèrent le long de ces rues étroites de Venise où, même au fort de l'été, le soleil ne pénètre pour ainsi dire jamais. Mario était heureux de retrouver Pietro, garçon débrouillard, volontiers blagueur, mais sérieux et honnête.

« Alors? demanda Pietro, toujours content à Murano?.. pas trop dur ce métier de verrier avec les chaleurs qui arrivent?

— Si, Pietro, très dur, certains soirs j'ai le visage en feu comme si ma tête était entrée dans un four, mais je suis content, ce travail me plaît.

— Et Lucia?... je parie que c'est un peu pour elle que tu reviens toutes les semaines. »

Mario sourit sans répondre. Suivant le dédale des ruelles qui mènent partout pour les Vénitiens et nulle part pour les étrangers, ils bavardaient. Soudain, Mario regarda l'heure à une horloge encastrée dans un vieux mur. Il serra brusquement la main de son camarade et s'éloigna.

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Se croyant en retard, il se mit à courir, et déboucha sur un canal au bord duquel s'ouvrait la porte de l'école. La sortie venait d'avoir lieu. Rieuses et bavardes, les petites Vénitiennes s'en allaient par groupes, le long du quai étroit. N'osant trop s'approcher, car à Venise comme ailleurs les filles se montrent volontiers moqueuses, il attendit, à l'écart. Lucia était-elle sortie une des premières?... l'avait-il manquée?

Un moment s'écoula. Le flot des jeunes filles se tarissait. Une petite retardataire sortait en courant, vive comme un moineau qui s'échappe d'une cage. Il l'arrêta au passage.

« Lucia?... Lucia Magni?... serait-elle déjà sortie? » La gamine secoua la tête.

« Je ne la connais pas, ce doit être une grande. » Mario la regarda reprendre sa course. Si Lucia était sortie, pourquoi ne l'avait-elle pas attendu?... Punie?... certainement pas, sa camarade avait toujours montré trop de sérieux dans son travail. Bavardait-elle tout simplement dans la cour avec sa maîtresse, qui l'aimait bien? Il se risqua jusqu'au portail. La cour était déserte. Une sorte d'inquiétude s'empara de lui. La semaine précédente, et même celle d'avant, Lucia lui avait paru un peu étrange, moins bavarde qu'autrefois, comme si elle lui cachait quelque chose. Il lui avait même trouvé mauvaise mine. Avisant la concierge qui venait refermer la porte, il demanda :

« Je venais attendre Lucia Magni... je ne l'ai pas vue. »La question surprit la concierge. « Tu ne sais donc

pas?... Lucia Magni n'est plus à l'école.— Malade?— Non, partie... depuis près d'une semaine... elleavait

même les larmes aux yeux quand elle m'a dit au revoir, en s'en allant.

— Vous... voulez dire qu'on l'a renvoyée?

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— Oh! une si gentille enfant... non, pas renvoyée, elle est partie, sans dire pourquoi. »

Interdit, Mario regarda le long du canal, comme si, malgré tout, il allait apercevoir la silhouette fine de sa petite camarade. Quand il se retourna pour questionner de nouveau la concierge, celle-ci avait refermé la porte.

Alors, il s'éloigna, lentement, à regret, puis se mit à courir. De ruelle en ruelle, il parvint devant la vieille bâtisse à la façade défraîchie qui avait été sa maison autrefois et demeurait celle de Lucia. Au premier, une fenêtre ouverte. Il appela. « Lucia!... Lucia!... »

Une tête poupine de gamin apparut, puis une autre... et une autre encore. « Lucia est-elle ici? »

Les trois têtes se secouèrent en même temps. L'aîné des gamins, Vincenzo, qui avait tout juste dix ans, tendit le doigt vers le bout de la rue. « Elle est sur la place! — A Saint-Marc?... qu'y fait-elle? » Vincenzo haussa les épaules en signe d'ignorance. « Sais pas... tous les jours, à présent, elle va à Saint-Marc, avec une valise. »

Lucia, à Saint-Marc, tous les jours... avec une valise! L'enfant ne savait pas ce qu'il disait. Mario essaya encore de questionner les trois frères de Lucia, qui étaient seuls dans la maison; ne pouvant rien obtenir de plus, il s'éloigna.

Il connaissait si bien ce quartier où il avait vécu que, sans lever les yeux pour lire les noms, au coin des rues, il arriva sur la place Saint-Marc, ce lieu unique au monde, dallé de marbre, que tous ceux qui aiment les voyages rêvent de découvrir, que tous ceux qui le connaissent rêvent de revoir.

On n'était encore qu'en mai, cependant, comme l'avait affirmé l'oncle Giacomo, des cohortes de touristes envahissaient déjà la cité des Doges, et les fameux pigeons, fidèles au rendez-vous du printemps, virevoltaient au-dessus de la foule, claquant des ailes, obscurcissant parfois

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le ciel dans leurs brusques envols.Le regard tendu, Mario fit deux fois le tour de la place,

certain d'avoir fait ce détour pour rien... mais tout à coup, se frayant un passage à travers un groupe de touristes allemands joufflus et rosés, conduits par un guide au chapeau à plume, il sentit son cœur faire un bond dans sa poitrine.

« Oh! Lucia!... »

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CHAPITRE II

LUCIA

C'ÉTAIT elle, en effet... Assise sur un pliant de toile, une petite valise de faux cuir à ses pieds, elle proposait aux touristes des petits sachets de graines destinées à attirer les pigeons et à permettre aux photographes ambulants de prendre le sensationnel cliché souvenir.

« Vingt lires le sachet! s'égosillaient les marchandes, vingt lires seulement!... »

Lucia, elle, ne disait rien. Au lieu de tendre sa marchandise, de placer de force, comme les autres, le sachet de grains dans la main du client, elle demeurait sur son pliant, l'air emprunté.

La surprise de Mario était si grande que, pendant

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quelques instants, il demeura là, parmi la foule, ne sachant que penser. Puis, une sorte de dépit monta en lui. Ainsi, sa camarade avait quitté l'école pour se faire marchande sur la. piazza. Ainsi, l'autre dimanche, alors que, certainement, tout était déjà préparé, elle n'avait rien dit.

Il eut envie de s'avancer, de la saisir par la main, de l'emmener. Mais Lucia ne l'avait pas vu et elle paraissait si gênée, si ennuyée. Aussi vite qu'elle était montée, sa colère retomba. Discrètement, il se retira de la foule et alla se poster sous les arcades qui entourent la place. Adossé à un pilier, il attendit. L'après-midi déclinait. Pressentant l'arrivée du soir, les pigeons commençaient à regagner leurs gîtes sous les coupoles byzantines de Saint-Marc et les corniches du campanile. Certainement, Lucia ne tarderait pas à rentrer chez elle. Il l'aperçut, en effet, qui refermait sa valise et pliait son siège. Elle passa à quelques pas de lui, sans l'apercevoir. Il la suivit des yeux, jusqu'à l'extrémité de la place. Alors, il s'élança et la rejoignit dans une ruelle qui s'enfonçait vers le cœur de la ville.

« Lucia!... »La jeune fille sursauta. En reconnaissant Mario, elle

rougit.« D'où viens-tu? »Elle chercha une explication mais se troubla.

Nerveusement Mario lui saisit le poignet.« Ne cherche pas, Lucia, je sais ce que contient cette

valise. Depuis quand viens-tu ainsi vendre des sachets de graines sur la piazza?... Pourquoi ne m'as-tu rien dit la semaine dernière? »

Lucia se ressaisit. Elle secoua la belle et longue chevelure brune qui tombait sur ses épaules.

« Je ne suis pas obligée de tout te dire, Mario. Ce

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que je fais n'est pas déshonorant; je ne tends pas la main aux passants. »

Et elle ajouta, se raidissant :« Si cela me plaît de vendre des sachets de grains aux

touristes... je ne suis pas la seule. Puisque tu m'as épiée, tu as dû le voir.

— Pas la seule, certainement, mais souviens-toi de ce que tu as souvent répété.

— Laisse-moi, Mario! »Elle dégagea brusquement son poignet et s'échappa.

Décontenancé, Mario la laissa s'enfuir. Lucia était fière, comme lui, il le savait, mais jamais elle ne s'était montrée ainsi. Pourquoi ce ton vif, cette façon de le repousser? Il se remit à courir et la rattrapa.

« Lucia! t'ai-je fait quelque chose sans le vouloir?... Tout à l'heure, je suis allé t'attendre à l'école, comme les autres fois. La concierge m'a dit que tu ne venais plus en classe. J'ai cru que tu étais malade et j'ai couru chez toi. Ton frère Vincenzo m'a dit que tu venais tous les jours, à présent, sur la piazza', je ne comprends pas. Que s'est-il passé? »

Le ton de la voix avait changé. Ce n'était plus celui de la colère, plutôt celui de la supplication. Le sentant inquiet, Lucia releva la tête. Les paupières de la jeune fille battirent très vite, comme lorsqu'on cherche, par le mouvement précipité des cils, à retenir une larme prête à tomber. Troublé, Mario murmura encore :

« Souviens-toi, Lucia, quand nous revenions ensemble de l'école, autrefois, en passant par le Grand Canal, pour rester plus longtemps ensemble, tu avais du plaisir à me dire tout ce que tu avais fait dans la journée; tu ne me cachais rien. Je le vois bien, tu n'es plus la même. Est-ce que tu m'oublies... parce que je ne reviens plus à Venise qu'une fois par semaine?

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— Oh! Mario... tu le sais, ce n'est pas vrai. » Elle soupira, comme si elle allait ajouter quelque chose mais se tut. Mario n'osa la questionner. Ils marchèrent un moment, côte à côte, en silence, puis, subitement, la petite Vénitienne s'arrêta, laissa choir valise et pliant, s'appuya contre un mur et cacha son visage dans son bras replié. Des sanglots secouèrent ses épaules.

« Lucia! je ne voulais pas te peiner. J'ai du chagrin de constater que je suis devenu, pour toi, un étranger... Ne restons pas dans cette ruelle, viens... Passons par le Grand Canal, comme autrefois, veux-tu? »

Il ramassa la valise, le pliant, prit Lucia par la main. Elle consentit à le suivre. Ils débouchèrent bientôt sur le Grand Canal qui, dans cette ville extraordinaire, où partout l'eau remplace la terre, représente une sorte d'immense et luxueux boulevard. Il s'assit, sur les dalles, le long du quai. Elle l'imita.

« Lucia, à présent, dis-moi pourquoi tu as fait cela. Souviens-toi quand nous étions petits, avant même que je rêve de Murano, tu ne pensais qu'à devenir dentellière dans l'île de Torcello... tu m'en parlais encore le mois dernier. Que s'est-il passé?... Pourquoi avoir si vite changé d'idée? »

Elle secoua lentement la tête.« Je n'ai pas changé... »Elle soupira, se tut un moment et reprit :« Pardonne-moi, Mario. L'autre jour, quand tu es venu à

Venise, j'aurais dû te dire... je n'ai pas osé. Tu méprises tant ces petits métiers. Pourtant, crois-moi, il le fallait.

— Je ne comprends pas.— Depuis plusieurs mois nous avons de gros soucis à la

maison. Le père n'a pas une bonne santé. Il lui est souvent arrivé, cet hiver, d'interrompre son travail.

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Je ne t'en parlais pas parce que je croyais toujours qu'il se remettrait, et c'est vrai, à un moment, il avait repris bonne mine et ne toussait plus... et puis, voici quinze jours, il a dû abandonner encore une fois le chantier. A l'hôpital, les docteurs ont dit que son état s'était aggravé. L'air humide de la lagune lui est malsain... Il doit quitter Venise.

— Vous allez partir?— Non, le père seulement. A l'hôpital, on s'occupe de

lui. On va l'envoyer dans les montagnes du Tyrol, près de Bolzano, pour quelques mois. Son séjour là-bas ne lui coûtera rien mais il y a maman, mes trois frères et moi, alors, puisque j'avais presque l'âge de quitter l'école, j'ai décidé de partir tout de suite et de travailler.

— Et ta mère t'a permis?— Elle a dit que j'étais trop jeune et pensait, comme toi,

que ce n'était pas la place d'une jeune fille de vendre du grain sur la place Saint-Marc. J'ai insisté. Un jour, en cachette, j'ai pris toutes mes économies et je suis allée acheter une provision de graines pour en emplir de petits sachets. Maman m'a grondée très fort, mais elle a fini par accepter... Pourtant, Mario, c'est vrai, je n'ai pas renoncé à devenir dentellière. Plus tard, quand papa sera guéri, j'irai dans l'île de Torcello. »

Elle avait parlé très vite, pressée tout à coup de s'expliquer comme pour s'excuser. Quand elle se tut, il y eut, entre les deux camarades, un long silence que Mario n'eut pas le courage de troubler. Il était bouleversé.

« Pardon, Lucia, je ne savais pas. A présent, je comprends... Mais ce travail, au moins, te plaît-il?

— Il le faut, Mario. »Ce « il le faut » en disait long.

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« Est-ce pour ça que tu paraissais triste, la dernière fois où nous nous sommes vus?

— Oui, à cause du père... et à cause de ça.— Pourquoi, alors, ne m'avoir rien dit?... tu n'as donc

plus confiance en moi?— J'avais peur que tu me grondes, comme maman et que

tu me reproches d'aller à Saint-Marc. »Il fronça les sourcils, embarrassé.« Bien sûr, je t'aurais découragée, mais au moins, à Saint-

Marc, gagnes-tu beaucoup d'argent? »Elle secoua la tête.« Nous sommes nombreuses. Je ne sais pas, comme les

autres, mettre de force un sachet de grains dans la main d'un touriste... mais, plus tard, quand j'aurais l'habitude,... et puis nous ne sommes qu'en mai, la vraie saison n'a pas encore commencé. »

Mario écoutait, regardant les petits bateaux blancs qui allaient et venaient sur le Grand Canal, véritables autobus de cette ville où ne circule aucune auto. Il mit le poing sur son menton, réfléchit longuement.

« Oh! Mario, murmura la jeune fille, à quoi penses-tu? »Il se redressa.« Lucia! je ne veux pas que tu retournes à Saint-Marc. »Ce « je ne veux pas », il l'avait prononcé d'un ton si net

que Lucia tressaillit.« Oh! tu ne comprends donc pas que je dois aider

maman?— Je ne veux pas que tu continues de vendre tes sachets

sur la place. J'ai trop lu, tout à l'heure, dans tes yeux, combien tu étais gênée.

— Que pourrais-je faire d'autre?... devenir laveuse de vaisselle dans un hôtel? »

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Il réfléchit encore puis, prenant la main de Lucia : « A Murano, comme tous les apprentis verriers, je ne gagne rien, mais je ne suis pas obligé de rester là-bas. Je suis fort, je pourrais me faire facchino. Les porteurs ne manquent jamais de travail, surtout quand arrive la belle saison... et ils se font de bons pourboires.

— Et ton oncle?— L'oncle Giacomo ne se plaindra pas de me voir

revenir, au contraire. Je lui donnerai une partie de ce que je gagne pour payer ma nourriture; le reste sera pour toi. Ainsi, tu pourras retourner à l'école, jusqu'aux vacances ou rester à la maison pour aider ta mère. »

Lucia releva la tête et secoua vivement sa longue chevelure.

« Jamais je n'accepterai, Mario. »Elle aussi avait retrouvé cette attitude volontaire qui,

lorsqu'ils étaient petits, les avait parfois dressés l'un contre l'autre, malgré leur amitié.

« Pourquoi refuser? Ce serait seulement pour les quelques mois d'été. A l'automne, je repartirais là-bas; à ce moment-là, ton père serait de retour.

— Non, Mario, je ne veux pas... Après tout ce que tu m'as dit des « pilleurs de touristes » comme tu appelles ceux qui vivent des étrangers, et en particulier des portefaix!

— Les facchini n'ont pas toujours bonne réputation, je le sais, mais je ne me mêlerai pas à eux... et je serais si heureux de pouvoir t'aider. Je te connais, Lucia, jamais tu ne t'habitueras à ce métier de marchande de graines. »

La jeune fille ne répondit pas. Mario avait raison. Elle regarda la petite valise, posée à côté d'elle, se revit parmi les autres marchandes, de vieilles femmes rusées, qui la considéraient comme une intruse. Pourtant,

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non, elle ne pouvait accepter le sacrifice de Mario. Il était trop heureux de travailler à Murano.

« Ce n'est pas possible », soupira-t-elle.Il insista, affirmant, qu'au fond, il ne serait pas fâché de

revenir à Venise. Ce n'était que pour un temps; cela l'amuserait de se faire facchino. Ainsi, ils pourraient se retrouver plus souvent, comme autrefois.

« D'ailleurs, assura-t-il, J'été, devant les ouvreaux des fours, la chaleur est terrible... et puis, durant la belle saison, les maîtres verriers n'ont guère le temps de s'occuper des apprentis. Toute la journée, ils travaillent devant les touristes qui achètent volontiers ce qu'ils ont vu fabriquer sous leurs yeux. Je suis certain qu'à l'automne, on me reprendrait dans le même atelier. »

Mario parlait avec conviction. Il était difficile, à

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Lucia, de discerner la part de vérité, dans ses bonnes raisons. Peu à peu, elle fléchit. Elle ne reverrait plus les marchandes de Saint-Marc, elle n'aurait plus à tendre ses sachets de graines aux touristes; elle resterait à la maison, s'occuperait de ses frères, du petit Nello, le benjamin, qu'elle aimait tant.

« Mario, fit-elle, à voix basse, tout ce que tu viens de dire est-il bien vrai? »

C'était avouer qu'elle acceptait. Pour la première fois depuis qu'il l'avait aperçue, sur la place, Mario lut sur le visage de la jeune fille une expression de soulagement. Il prit ses mains et les serra.

« Je savais que tu finirais par accepter. »Alors, grâce à ce merveilleux don d'oubli, propre à la

jeunesse, il effaça de son cœur l'amertume éprouvée, tout à l'heure, quand il avait cru qu'elle ne lui rendait plus son amitié.

« Tiens! Lucia, je t'avais apporté ceci. »Il sortit de sa poche la petite boîte de carton, contemplée

à bord du bateau, et la lui tendit.« Prends!... c'est pour toi. »Lucia ouvrit de grands yeux étonnés et considéra la boîte.« Tu... tu m'as acheté quelque chose?— Attention, c'est très fragile! »Elle souleva le couvercle et n'aperçut d'abord que de fins

copeaux de papier qu'elle écarta avec précaution. Elle poussa une exclamation.

« Oh! un petit cheval!... un cheval de verre... comme ceux qu'on voit dans les vitrines et que les touristes achètent pour emporter dans leur pays... C'est une folie, Mario, il a dû te coûter très cher.

— Je ne l'ai pas acheté, Lucia... et on ne me l'a pas donné non plus... c'est moi qui l'ai fait.

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— Toi?... tout seul?— J'y pensais depuis longtemps, mais les jeunes

apprentis ne s'occupent que de l'entretien des fours, des mélanges, du nettoyage des ateliers, ils n'ont pas la permission de « filer » le verre. Et puis, un soir, parce que je lui avais rendu service et qu'il devinait mon envie, le maître verrier m'a permis. Il m'a laissé cueillir un peu de pâte dans le four. Vraiment, je ne savais pas que c'était si délicat. Le verre se refroidit vite et dès qu'on le retouche, il se brise comme s'il éclatait... J'ai dû recommencer plus de dix fois. Tu vois, il n'est pas parfait, ses pattes de derrière sont mal cambrées, sa crinière pas assez dentelée... mais je suis tout de même très fier de t'offrir quelque chose sorti de mes propres mains.

— Oh! Mario, que je suis heureuse! »Elle tenait le petit cheval de verre au bout des doigts, à la

hauteur des yeux, pour le contempler par transparence; ses mains tremblaient d'émotion. Par précaution, de crainte de le voir se briser, elle remit vivement le précieux cadeau dans sa boîte et continua de regarder le carton comme si elle l'apercevait à travers.

« Rien ne pouvait me faire plus plaisir, Mario, comment te remercier? »

Il se contenta de sourire, heureux de la joie toute naïve de sa camarade.

« Tu vois, Lucia, puisque je sais déjà un peu travailler, je peux abandonner mon métier pendant quelques mois. Quand je retournerai à Murano, j'aurai vite rattrapé le temps perdu. »

Elle le regarda, pleine de reconnaissance et, cette fois, un réel sourire éclaira son visage.

La nuit était tombée sur le Grand Canal. Sur les deux rives des feux s'allumaient, se prolongeant sur les eaux sombres, en longs zigzags de feu que le sillage ondulant des

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bateaux déformait à l'infini.« II est tard, murmura Lucia avec regret, maman va

s'inquiéter. »Ils se levèrent. Mario reprit la petite valise et le pliant. Ils

avaient l'impression d'être revenus plusieurs mois en arrière quand, le long du Grand Canal, ils s'amusaient des cris d'effroi poussés par les touristes dans les gondoles, au passage des vaporetti.

« Regarde comme les palais resplendissent, sous les lumières du soir, murmura Lucia. Crois-tu que les gens qui vivent là sont heureux?

— Quelle drôle de question, Lucia!— J'aimerais, une fois, pénétrer dans une de ces

belles demeures. On dit que leurs murs sont couverts de magnifiques tableaux et que de grands rideaux à fleurs pendent derrière les lits sculptés.

— On le dit, mais je ne m'en soucie guère. »Ils s'éloignèrent et, de ruelle en ruelle, arrivèrent devant

la maison de Lucia.« Oh! qu'as-tu? fit soudain la jeune fille en se tournant

vers son camarade. On dirait que quelque chose te contrarie... à quoi penses-tu?

— Je pense que demain je pourrai encore te revoir mais qu'ensuite je devrai repartir pour Murano. C'est l'usage, les apprentis qui s'en vont doivent finir leur mois... et cela fait encore treize jours.

— Je comprends, Mario... mais samedi prochain, rien ne t'empêchera de revenir comme toutes les semaines, n'est-ce pas?... Je te promets de t'attendre sur le quai Neuf, au vaporetto de trois heures.

— Bien sûr, Lucia, j'y serai. »Ils se serrèrent la main, longuement. Puis Lucia

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remonta chez elle. Mario la regarda s'éloigner. Soudain, au moment où elle disparaissait, son cœur se mit à battre d'une curieuse façon. Qu'avait-il ressenti?... le pressentiment des tragiques événements qui allaient bientôt les séparer?...

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CHAPITRE III

LE PORTE-MONNAIE DE CUIR VERT

POUR la troisième fois, depuis que Mario avait regagné son île, Lucia s'en allait vers la place Saint-Marc essayer de vendre le reste de ses sachets. Croyant bien faire... et peut-être aussi par souci de coquetterie, elle avait mis, ce jour-là, sa robe du dimanche, une petite robe d'été à fleurs rouges, coupée par sa mère et cousue par elle-même. Il lui semblait qu'ainsi, les touristes la remarqueraient et que les marchandes n'oseraient plus la vexer.

Elle arriva, toute gracieuse, sur la place déjà grouillante de monde. Tout d'abord les marchandes ne parurent lui prêter aucune attention, mais au moment où elle dépliait son siège, une remarque, lancée dans sa direction, la fit tressaillir.

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« Si les « demoiselles » se mettent aussi à vendre des graines pour les pigeons, qu'allons-nous devenir, nous qui n'avons pas d'autre gagne-pain?... Quand on peut se payer de belles robes, on n'a qu'à se promener en gondole. »

Lucia n'avait réussi, au contraire, qu'à attiser les jalousies, mais c'était trop tard. Feignant n'avoir rien entendu, elle chercha une place pour déposer sa valise. Hélas! se passant la consigne, de bouche à oreille, les marchandes s'arrangèrent pour occuper tout l'espace libre dans le carré d'ombre où elles s'étaient installées. Lucia ne se tint pas pour battue.

« Tant pis si on me chasse, se dit-elle, j'irai ailleurs. »Reprenant ses affaires, elle se dirigea vers ce qu'on

nomme à Venise les « Procuraties », ces arcades qui entourent la place et lui donnent si fière allure. Clients et pigeons n'y viendraient sans doute pas en grand nombre, du moins serait-elle tranquille. Elle ignorait simplement que les petits commerces des marchands ambulants étaient interdits sous les arcades. Un carabinier ne tarda pas à la faire décamper.

Découragée, elle eut envie de rentrer chez elle; mais que faire de tous ces sachets?... Tant pis, elle s'installerait à l'autre bout de la place, en plein soleil.

« Vingt lires!... vingt lires le sachet », commença-t-elle de crier!

Dans cette partie de la piazza, presque déserte, la chaleur était intense, la réverbération de la lumière sur les dalles claires, insoutenable. Seule, sur son pliant, Lucia éparpilla des graines, autour d'elle, pour attirer quelques pigeons. Elle attendit longtemps le premier touriste... Encore eut-elle l'impression que c'était plutôt par charité qu'il lui achetait un sachet. Elle en éprouva une gêne pénible.

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Elle s'obstina cependant, jusqu'au moment où, accablée de chaleur, la nuque brûlante, elle fut prise d'un vertige. Il lui sembla qu'elle vacillait sur son siège, que les arcades de la place faisaient la ronde autour d'elle. Elle se leva, titubante, se réfugia un moment dans l'ombre bleue du campanile, puis revint à son poste.

« Vingt lires le sachet!... »Elle tint bon encore, mais vraiment la chaleur devenait

trop insupportable. Elle referma sa valise et quitta Saint-Marc. Le visage en feu, le corps moite de transpiration, elle préféra ne pas rentrer tout de suite chez elle pour n'avoir pas à expliquer à sa mère ce qui était arrivé. Ses pas la conduisirent vers le Grand Canal, près d'un ancien débarcadère où les vaporetti n'accostaient plus. Au bord de l'eau, sous le vent léger venant de la lagune, il faisait presque bon. Elle s'assit sur l'ancien quai, prenant grand soin de ne pas froisser sa robe.

Le regard tendu vers le large, elle chercha l'île de Murano, perdue dans la brume de chaleur. Elle pensa à Mario avec une sorte d'inquiétude, de malaise. L'autre jour, quand il lui avait proposé de se faire porteur de bagages pour l'aider, elle avait accepté. A présent, elle avait peur. Elle connaissait la fierté de Mario. A cette heure, il regrettait peut-être sa promesse.

« Je n'aurais pas dû, se dit-elle, il sera malheureux et il me le reprochera. »

Puis elle pensa à la piazza, aux marchandes qui la jalousaient. Machinalement, elle sortit de sa poche son petit porte-monnaie de cuir vert et compta l'argent qu'elle rapportait. Cent vingt lires! le prix de six sachets. Combien de fois devrait-elle encore revenir sur la place Saint-Marc pour vendre les autres?

Elle remettait les piécettes, une à une, dans le porte-

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monnaie^ en les comptant encore une fois, comme si par magie, elle en trouverait davantage quand, tout à coup, à cause de sa fatigue, ou du miroitement mouvant des eaux, un vertige la reprit. Instinctivement, elle chercha un appui. Dans ce brusque mouvement,' elle sentit quelque chose s'échapper de ses doigts.

« Mon porte-monnaie!... »Pendant quelques secondes elle ne vit, à la surface de

l'eau, que des ronds grandissants autour de l'endroit où il était tombé, puis, l'eau redevenue calme, elle poussa un soupir de soulagement.

« II est là!... »^Par miracle, le porte-monnaie n'était pas allé jusqu’au

fond du canal; il reposait sur un tronçon de pilotis de l'ancien débarcadère, à quelques centimètres seulement de la surface. Oubliant qu'elle portait sa

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robe neuve, elle se coucha à terre, étendit le bras. Hélas! même s'étirant au risque de tomber dans le canal, elle ne put qu'effleurer la surface de l'eau. Avisant une gondole, à faible distance, elle héla le marinier. A son appel, celui-ci se dirigea vers elle, mais les deux vieilles dames qu'il promenait protestèrent; craignant sans doute de perdre un bon pourboire, l'homme reprit le large.

Quelques instants plus tard passa un vaporetto. Elle appela de nouveau, faisant de grands gestes mais, comme les autobus, les bateaux ne s'arrêtent qu'aux endroits prévus. Elle pensa alors courir dans une rue voisine, demander à un passant de venir l'aider. Elle eut peur de n'en avoir pas le temps car les remous du navire risquaient de faire tomber le porte-monnaie au fond de l'eau. Prestement, elle se déchaussa, se laissa glisser le long du quai pour prendre pied sur un pieu de l'ancien débarcadère. Au moment même où elle se baissait, prête à atteindre le porte-monnaie, son pied glissa sur le bois mouillé, couvert de mousse. Elle tomba à la renverse, sans avoir eu le temps de se cramponner aux pierres du quai. Un cri s'étouffa dans sa gorge. Elle disparut quelques secondes sous l'eau profonde et trouble, puis remonta à la surface. Elle savait nager mais, à demi asphyxiée, les yeux brouillés, cachés par sa chevelure mouillée, elle ne sut plus de quel côté se trouvait la rive. Elle voulut appeler au secours, une gorgée d'eau saumâtre éteignit son appel désespéré. Ses bras battirent le vide, en vain. La respiration coupée, elle comprit qu'elle s'enfonçait et se vit perdue. Horrifiée, elle ferma les yeux comme pour ne pas se voir mourir.

... Quand elle les rouvrit, elle reposait dans un lit qui n'était pas le sien, dans une chambre qui n'était pas la sienne. Son regard vague et encore trouble fit le

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tour de la pièce. Confusément, elle comprenait qu'il lui était arrivé quelque chose mais ne se souvenait de rien. Et puis, brusquement, comme au moment où le rideau s'écarte sur la scène d'un théâtre, son esprit s'éclaira. Elle se revit, se débattant dans l'eau, se crut encore en train de se noyer. Ses doigts s'agrippèrent aux draps du lit.

« Au secours! »Une voix, toute proche, murmura : « Calme-toi,

ma petite, tu es hors de danger. » Elle tressaillit et aperçut, près du lit, un visage qui lui souriait doucement, celui d'une dame qu'elle n'avait pas encore vue.

« Oh! signora, où suis-je?— Tu le vois, bien au chaud, dans un lit, tu ne crains

plus rien.— Que m'est-il arrivé?— Je ne puis te dire au juste. Tout ce que je sais c'est

que mon domestique, en entendant des cris, s'est précipité et, avec l'aide d'un gondolier, t'a retirée du canal où tu allais te noyer.»

Elle réfléchit. Elle se souvenait de tout, à présent, mais avait perdu la notion du temps. « Sommes-nous le matin, le soir?

— Il est six heures de l'après-midi. Rassure-toi, tu n'es pas restée longtemps évanouie, le temps de te repêcher, de te déshabiller et de te mettre au lit. »

Peu à peu elle reprenait conscience de la réalité. Son regard, moins trouble, se promena de nouveau autour de la chambre, une chambre comme jamais elle n'en avait vue, aussi vaste que les trois pièces réunies de sa maison à elle, et combien plus belle! Partout des murs, des glaces, des tapisseries et, pour l'éclairer,

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deux hautes fenêtres d'où descendaient de longs rideaux transparents.

Impressionnée, elle se retourna vers la dame. Cette dame inconnue était très belle, très élégante, avec sa chevelure savamment arrangée et le châle de soie qui lui couvrait les épaules.

« Oh! signora! suis-je dans l'un de ces palais qui bordent le Grand Canal? »

La dame sourit. La petite Vénitienne éprouva une sorte de honte; elle voulut s'excuser.

« Je vous demande pardon!— Pardon de quoi, pauvrette?... d'être tombée à

l'eau?... Que faisais-tu près de l'ancien débarcadère? on a retrouvé sur le quai une valise, un pliant et tes chaussures.

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— J'essayais de reprendre mon porte-monnaie, tombé dans le Grand Canal. Il contenait de l'argent.

— Une grosse somme?— Cent vingt lires! »A la façon dont Lucia avait appuyé sur « cent », la dame

comprit que, pour la jeune fille, c'était beaucoup.« Hélas! ma pauvre enfant, je crains que ce porte-

monnaie ne soit perdu pour toujours, mais plaie d'argent n'est pas mortelle.

— Oh! signora...— Je veux dire que l'essentiel, après ce bain forcé, est

que tu ne tombes pas malade. Comment te sens-tu?— Très bien, signora... il faut, à présent, que je

rentre chez moi.— Il vaut mieux que tu attendes encore, tes vêtements ne

sont pas secs; veux-tu que je fasse prévenir tes parents ?— Oh! non, maman serait encore plus inquiète;

elle croirait à un accident grave.— Alors, patiente un moment, je vais dire qu'on

étende ta robe devant un radiateur pour qu'elle sèche plus vite. En attendant, reste au chaud, les pieds contre la bouillotte. »

La dame sortit discrètement, ses pas ne faisant pas plus de bruit, sur les tapis, que sur le sable d'une plage. Demeurée seule, Lucia se sentit encore plus impressionnée par ce cadre somptueux qui l'entourait.

« Dans un palais, murmura-t-elle, je suis dans un de ces palais où, si, souvent, j'ai eu envie d'entrer. »

Elle se dressa sur son oreiller. A travers les deux larges fenêtres, elle découvrit au loin la coupole blanche de l'église Sainte-Marie et le campanile rosé de l'île Saint-Georges. Elle en oubliait son accident, son porte-monnaie perdu. Mais tout à coup, elle tressaillit, la dame revenait.

« C'est fait; on a étendu tes vêtements devant le

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feu; la femme de chambre les repassera. Tu pourras bientôt rentrer chez toi. »

La dame prit une chaise de velours vert et vint s'asseoir près du lit.

« A présent, veux-tu me dire qui tu es? demanda-t-elle.— Je m'appelle Lucia, j'habite dans le quartier

Saint-Ange.— Et où allais-tu avec cette valise et ce pliant? » Une

rougeur monta au visage de la jeune fille.Elle éprouva une sorte de gêne à avouer qu'elle vendait

des sachets de grains pour les pigeons de Saint-Marc. Mais, certainement, la dame le savait; on avait dû ouvrir la valise, voir ce qu'elle contenait et comprendre. Alors, elle expliqua que son père était malade et qu'elle avait voulu aider sa mère. D'ailleurs, très vite, elle ajouta :

« Oh! vous savez, signora, je fais ce métier seulement pendant que mon père est malade. Plus tard, j'irai dans l'île de Torcello apprendre celui de dentellière. C'est un beau métier, n'est-ce pas?

— Très beau, en effet. »La dame allait poser une autre question quand la porte de

la chambre se rouvrit. La femme de chambre entra, portant, sur ses avant-bras tendus, la petite robe à fleurs rouges encore fumante du repassage.

« Tu vois, fit la dame, tu n'auras pas attendu trop longtemps, nous nous retirons pour te laisser t'habiller. »

Seule à nouveau, Lucia se leva. Sa tête tournait encore un peu mais elle ne frissonnait plus. Devant une glace deux fois haute comme elle, elle passa sa robe... sa robe rouge qui lui semblait si belle, le matin, mais qui, dans ce décor trop riche, devenait soudain une petite robe insignifiante. Quand la porte se rouvrit,

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elle était prête. La dame lui demanda si vraiment elle se sentait assez bien pour rentrer seule chez elle.

« Veux-tu que la femme de chambre t'accompagne? Elle portera ta valise et ton pliant.

— Oh! non, ce n'est pas la peine. »Comme tous les anciens fastueux palais de Venise, celui-

ci possédait son entrée principale sur le Grand Canal, mais il en existait une autre, moins décorative, plus employée, qui donnait vers l'intérieur de la ville, sur une petite rue. C'est de ce côté que Lucia fut conduite. Derrière la dame, elle empruntait un long couloir éclairé par des lustres, quand apparut un enfant de trois ou quatre ans qui, surpris par ce visage inconnu, esquissa un mouvement de fuite mais, réflexion faite, se retourna. Lucia lui sourit. L'enfant sourit à son tour et, spontanément, courut vers elle.

« Oh! fit-elle, qu'il est mignon!... il ressemble tout à fait à mon petit frère Antonello. »

Mais aussitôt, jugeant inconvenant de comparer cet enfant à son petit frère, elle se reprit :

« C'est vrai, ils se ressemblent, mais celui-ci est plus beau. »

Elle caressa la joue de l'enfant qui lui sourit encore puis disparut en courant vers le fond du couloir. Cette petite scène n'avait duré que quelques instants, mais la dame, regardant Lucia avec intérêt, demanda :

« Tu aimes les enfants?— Oh! oui, signora, beaucoup! »Lucia reprit sa valise et son pliant, un instant posés à

terre, et s'apprêta à sortir. Intimidée, ne sachant comment remercier la dame, elle restait hésitante, sur la marche, quand la signora lui tendit quelque chose.

« Tiens, accepte ceci, pour compenser la perte de ton porte-monnaie. »

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C'était un billet de banque, discrètement plié en quatre, mais certainement un gros billet. Lucia protesta.

« Oh! non, signera, je ne veux pas... » Comme la dame insistait, Lucia ajouta avec force : « Vous avez été trop bonne pour moi, je ne veux rien accepter. »

Et elle s'enfuit dans la rue.

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CHAPITRE IV

UNE VISITE INATTENDUE

EN RENTRANT, Lucia raconta aussitôt son aventure, sans avouer, cependant, pour ne pas effrayer sa mère, qu'elle avait réellement failli se noyer. Le soir, dans son lit, elle mit longtemps à s'endormir. Toutes sortes de pensées la hantaient. C'était curieux, de sa chute dans le Grand Canal, elle n'avait conservé qu'un souvenir confus, à peine effrayant. En revanche, elle revoyait avec netteté le décor où elle s'était réveillée, les tentures, les peintures sur les murs, le visage de la dame penchée sur elle.

« Un palais, se disait-elle, je suis entrée dans un palais ! »

Cela lui paraissait extraordinaire. Tant de fois,

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elle s'était demandée ce que cachaient ces belles façades de marbre. Elle en demeurait comme éblouie.

Cette nuit-là, elle fit d'étranges rêves. Elle se promenait dans des salles immenses, couvertes de tapis et tout illuminées. Puis peu à peu, les lumières s'éteignaient, les murs s'écartaient, le plafond disparaissait et elle s'apercevait tout à coup qu'elle était sur la place Saint-Marc, en train de vendre ses graines. Les marchandes l'entouraient et lui répétaient : « Va-t'en, nous ne voulons pas de toi. »

Le matin, elle s'éveilla toute triste. Cependant, courageusement elle reprit sa petite valise, son pliant et s'apprêta à sortir. Sa mère la retint.

« Non, Lucia, après ce qui t'est arrivé, hier, il vaut mieux que tu te reposes ce matin. Reste à la maison, tu garderas tes frères. Ton père est allé à la mairie demander certains papiers; moi, je vais faire les commissions. »

Lucia obéit, soulagée. Elle s'occupa alors du ménage, de ses frères, d'Antonello en particulier.

« C'est vrai, se dit-elle en le regardant, il ressemble au petit qui s'est jeté dans mes bras, hier soir. »

Elle contemplait l'enfant quand, tout à coup, une idée un peu folle lui passa par la tête. Pour parfaire la ressemblance avec l'enfant aperçu dans le couloir du palais, elle eut envie de lui passer le costume de velours bleu qu'il portait le dimanche. Elle entreprit de le déshabiller, mais au moment où elle sortait l'habit de l'armoire, de petits coups retentirent à la porte. Elle tressaillit, déposa vivement sur le lit les vêtements qu'elle venait de prendre. Qui pouvait frapper? Elle pensa aussitôt à Mario. Pourtant, Mario était à Murano. Elle s'approcha, hésitante, comme autrefois quand on lui défendait de répondre aux inconnus lorsqu'elle

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était seule. Prudemment, elle entrebâilla la porte et poussa une exclamation.

« Oh!... signora! »C'était la dame qui l'avait recueillie et soignée. Saisie, la

petite Vénitienne oublia de la faire entrer.« Sais-tu, fit la dame en souriant, que j'ai eu beaucoup de

peine à découvrir ta maison... Je venais prendre de tes nouvelles. Es-tu bien remise de tes émotions?

— Il n'y paraît plus, signora, il ne fallait pas vous déranger. »

Elle s'écarta enfin pour laisser entrer la visiteuse, mais à regret, en jetant un coup d'œil inquiet autour de la pièce comme si, d'un simple regard, elle pourrait transformer le modeste appartement. Surpris, eux aussi, ses frères s'étaient réfugiés tous trois derrière la table et considéraient avec curiosité cette belle dame qu'ils n'avaient jamais vue.

« Tiens ! fit la visiteuse en tendant le doigt vers le plus petit des enfants, n'est-ce pas celui-ci qui ressemble à mon fils? Ma foi, c'est tout à fait vrai!... tu étais occupée à faire sa toilette, à ce que je vois! »

Embarrassée, Lucia ne sut que répondre et rougit tandis que le petit Antonello, à demi dévêtu, cherchait à se cacher sous la table. La dame ne prêta pas attention à la gêne de Lucia et, tout de suite, ajouta :

« Pour être franche ce n'est pas uniquement pour prendre de tes nouvelles que je suis venue; ma visite a un autre but... Pourrais-je parler à ta mère?

— C'est que maman est sortie en ville faire des commissions, je ne sais si elle rentrera bientôt.

— Et ton père?— Il est allé à la mairie signer des papiers. » La

dame manifesta une légère déception mais se reprit.

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« Après tout, c'est toi que cela intéresse... Voici de quoi il s'agit. J'ai besoin de quelqu'un pour s'occuper de mon enfant, celui que tu as vu. La jeune fille, actuellement à mon service, ne me donne pas toute satisfaction. Elle manque de soin et, chose plus grave, elle n'a jamais su se faire aimer de mon fils. J'ai tout de suite compris, hier, que, toi, tu saurais le prendre... et comme tu m'as dit ton désir de travailler pour aider ta famille... En un mot, voudrais-tu venir chez moi? »

Lucia s'attendait si peu à pareille proposition qu'elle resta interdite.

« Ma démarche est sérieuse, poursuivit la dame. Pour toi, ce serait beaucoup plus intéressant que de vendre des sachets de grains sur la place Saint-Marc. Naturellement, je ne veux pas te prendre au dépourvu. Tu en parleras à tes parents; je te donne le temps de réfléchir, mais plus vite tu te décideras, plus tôt je serai satisfaite, car la jeune fille qui s'occupe de mon fils ne demande qu'à me quitter. »

Trop émue, Lucia ne sut que répondre. Devant son embarras, la visiteuse n'insista pas.

« C'est entendu, conclut-elle, si tes parents acceptent... et toi aussi, bien entendu, tu n'auras qu'à revenir me voir. Je te promets, si je suis satisfaite de toi, de ne pas lésiner sur les gages. »

Ce disant, elle s'avança vers le petit frère de Lucia qui, étant sorti de dessous la table, s'efforçait de retenir sa culotte qui glissait. Elle lui tapota la joue.

« Comment s'appelle-t-il? demanda-t-elle.— Son vrai nom est Antonello, mais, à la maison, nous

disons toujours « Nello ».— Nello! comme c'est curieux! Moi aussi j'appelle mon

fils Nello, car son prénom est Agnello. Ainsi, tu

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vois, Lucia, tu aurais tout à fait l'impression de t'occuper encore de ton petit frère. »

Elle sourit à l'enfant et se dirigea vers la porte. Lucia l'accompagna jusqu'au bas de l'escalier.

« Au fait, fit la dame, tu étais si bouleversée, hier; tu ne saurais peut-être pas retrouver ma demeure. Voici l'adresse. »

Elle sortit de son sac une carte de visite qu'elle tendit à Lucia et s'éloigna. Restée seule, au bas des marches, Lucia jeta un coup d'œil sur le petit carton blanc et lut :

ENRICO BALDERINIPalazzo Alfieri

Canale Grande VENEZIA

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Ses yeux s'agrandirent d'étonnement. Cette dame était la femme d'un célèbre avocat de la ville, un des hommes les plus considérés dans Venise; elle avait plusieurs fois vu sa photo, sur les journaux, à l'occasion de grands procès.

En remontant chez elle, au lieu de s'occuper de son petit frère qui se promenait toujours à demi dévêtu dans la cuisine, elle se laissa tomber sur une chaise. Ainsi, la Madame Balderini était venue lui demander d'entrer à son service! C'était trop inattendu; elle ne savait plus ce qui lui arrivait. Tout de suite, elle pensa à Mario. Il allait revenir après-demain, samedi. Que dirait-il en apprenant cette proposition? Elle se l'imagina sans peine. Il ferait la moue, disant qu'une servante, même dans une grande maison, est quand même prisonnière de ses maîtres et qu'ils ne pourraient plus se voir. Brusquement, elle pensa :

« Et qui sait si, à présent qu'il a décidé de venir travailler dans Venise, il ne sera pas vexé de me voir dédaigner l'argent qu'il voulait gagner pour m'aider? »

Elle soupira. Oui, Mario serait fâché. Pourtant, dans ce palais, elle serait bien payée, et Mario qui, certainement, regrettait son métier de verrier, pourrait retourner dans son île. Mon Dieu! que c'était compliqué!

Quand elle rentra, sa mère la trouva énervée. Lucia raconta ce qui s'était passé en son absence. La pauvre femme ne sut que dire. Elle avait été servante autrefois et savait à quoi s'en tenir sur ce travail souvent pénible et ingrat. Cependant, dans cette grande maison, Lucia n'aurait à s'occuper que d'un enfant; ce n'était pas la même chose.

« Lucia, fit-elle simplement, je comprends ton embarras. Je ne veux pas t'influencer, tu feras ce que tu voudras... donne-toi simplement un moment pour réfléchir. »

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Pendant deux jours la petite Vénitienne passa par toutes sortes d'états d'âme. Parfois, éblouie par ce qu'elle avait vu, il lui semblait qu'elle serait heureuse dans ce palais; la dame s'était montrée si gentille... mais aussitôt, elle pensait à Mario, à ce qu'il dirait. Décider sans lui, serait une sorte de trahison. Elle ne devait rien faire sans l'avoir revu.

Elle attendit le samedi avec impatience. Bien avant l'heure, elle traversa la ville pour se rendre sur le quai Neuf, décidée, cette fois, à ne rien cacher à son camarade. Mais comment expliquer toutes ces choses sans le froisser? Mario était parfois si susceptible.

Enfin, à trois heures, le vaporetto apparut au loin, minuscule point blanc posé sur la mer étincelante. Son cœur se mit à battre. Elle agita son mouchoir, espérant que Mario répondrait à son signe, mais il ne l'avait sans doute pas aperçue. Quand le petit navire vira de bord pour accoster, elle se précipita vers la passerelle. Un flot de touristes et de Vénitiens se répandit sur le quai. Mario n'était pas parmi eux. Elle crut un instant que, par taquinerie, il apparaîtrait un des derniers mais quand, après avoir aidé un vieux monsieur à descendre, les matelots dénouèrent les cordes d'amarrage, elle comprit que son camarade n'était pas là. Il lui avait pourtant bien fait promettre, la semaine dernière, de venir l'attendre au bateau de trois heures. Que lui était-il arrivé? Avait-il manqué le départ?

Une autre vedette, en provenance de Murano, devait toucher le quai Neuf à quatre heures. Elle décida de l'attendre. Pour calmer son émotion, elle se promena à petits pas, au bord de l'eau, faisant mille suppositions. C'était étrange, elle avait le pressentiment qu'il n'avait pas manqué son bateau, qu'il ne viendrait

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pas. De retour dans son île, il avait regretté sa promesse et n'était pas pressé de la revoir.

Cette heure d'attente lui parut interminable. Cependant, à mesure que le temps passait, elle se reprenait à espérer. Quand le petit point blanc reparut sur la lagune, elle agita de nouveau son mouchoir. Hélas! Mario n'était pas à bord. Déçue, le cœur serré, elle s'éloignait, quand une main se posa sur son bras.

« Tu attendais quelqu'un, Lucia? »C'était un ancien camarade d'école de Mario. Elle les

avait vus plusieurs fois ensemble. Lui aussi travaillait à présent à Murano, mais pas dans une verrerie.

« J'attendais Mario, il devait arriver par le vaporetto de trois heures; il n'y était pas... et à celui-ci non plus.

— Mario?...— Tu l'as vu? »Le garçon hocha la tête.« Tout à l'heure, je l'ai aperçu, de loin, quand je montais à

bord. Cela m'étonnerait qu'il vienne à Venise aujourd'hui. Il portait encore ses vêtements de travail... pourtant, la verrerie a fermé ses portes à midi et demi, comme tous les samedis. »

Pressé, le garçon s'éloigna en sifflant une tarentelle. Lucia demeura interdite, ne songeant même pas à s'informer du prochain bateau. A quoi bon? Elle était sûre, à présent, qu'il ne viendrait pas.

« C'est fini, soupira-t-elle. Puisque, tout à l'heure, il se promenait dans les rues de Murano, il ne viendra ni aujourd’hui hui ni demain. Il n'a pas eu le courage de me dire qu'il préférait rester dans son île. J'aurais dû m'en douter, à voir la joie qui brillait dans ses yeux, l'autre jour, quand il m'a donné le petit cheval de verre.

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Son métier compte plus que tout... D'ailleurs, si quelque chose d'extraordinaire l'avait retenu là-bas, il se serait arrangé pour me prévenir, me faire apporter un mot par quelqu'un, ou écrire par la poste. »

Une larme gonfla sa paupière. Lentement, après s'être plusieurs fois retournée du côté de la lagune, elle revint vers la ville bruyante et animée.

« II m'a oubliée, murmura-t-elle..., ou peut-être me reproche-t-il encore de ne lui avoir rien dit l'autre jour. Il est si fier, Mario. »

Elle rentra chez elle toute triste. Jamais, autant que ce soir-là, elle n'avait senti la place que son camarade tenait dans son cœur. Alors, elle s'accusa.

« C'est ma faute, je n'ai pas été assez gentille avec lui; j'ai manqué de confiance. »

Puis, peu à peu, la tristesse, le regret se changèrent en amertume. Elle lui reprocha de n'être pas là au moment de décider d'une chose si importante. Pendant le repas du soir, plusieurs fois, elle crut entendre des pas dans l'escalier et tressaillit. Si c'était lui?...

« Mon Dieu! que tu es nerveuse, Lucia, fit la mère; qu'as-tu donc ce soir?

— Rien, maman, je n'ai rien. »Le lendemain, en s'éveillant, elle se jugea stupide. Mario

était certainement venu mais, pour l'éviter, il avait pris le dernier bateau du soir. Eh bien, elle irait le voir chez l'oncle Giacomo et ils s'expliqueraient.

Hélas! Mario n'y était pas. Giacomo ne l'avait pas vu et n'avait rien reçu de lui. Il ignorait même son projet de venir travailler dans Venise.

« Si tu crois tout ce qu'il raconte », conclut Giacomo...Blessée dans son amitié et son amour-propre, elle se

raidit. Mario ne pensait plus à elle; il n'avait pas eu

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le courage de la revoir. Pourquoi se soucier de lui? On lui offrait, à elle, une place dans une bonne maison; elle aurait tort de ne pas accepter.

Quand elle rentra à la maison, elle trouva sa mère, seule, dans la cuisine.

« Maman! fit-elle vivement, j'ai réfléchi. Si cela ne t'ennuie pas, dès ce soir, j'irai voir la signora Balderini... et je lui dirai que j'accepte. »

Ainsi, le lendemain, elle entrait au palais Alfieri. En fin d'après-midi, comme convenu, Alberto, le vieux domestique, vint prendre ses affaires. Elle ne regrettait rien, cependant au moment de partir, elle eut encore une hésitation. Malgré le silence de Mario, elle avait le vague sentiment de se mal conduire envers lui, de commettre une faute. Elle alla chercher dans l'armoire le petit cheval de verre et le glissa dans sa valise. Elle embrassa alors sa mère, son père qui allait partir dans quelques jours, ses trois petits frères, et suivit Alberto, le vieux valet de chambre au visage d'empereur romain qu'on eût volontiers pris pour le maître de la maison sans son gilet à rayures rouges de domestique.

« La signora est très heureuse que vous ayez accepté sa proposition, expliqua-t-il en cours de route; elle aime beaucoup son petit Nello... c'est d'ailleurs un enfant charmant.»

Il lui parlait avec respect, comme à un personnage d'importance et elle pensa, avec une petite satisfaction d'amour-propre, qu'elle ne serait pas une simple servante mais une sorte de nurse, ce qui n'était pas la même chose.

« Vous aurez rarement affaire au signor Balderini, expliqua encore Alberto, il passe sa vie au palais de justice. Quant à la signora, elle aussi sort souvent.

C'est pour cela qu'elle a besoin de quelqu'un de confiance pour s'occuper de l'enfant. Maria, la femme de chambre,

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vous aidera... Il y a aussi la cuisinière, un peu bougon, comme toutes les cuisinières. Moi, je fais les courses en ville, j'entretiens la maison qui est grande. Au besoin je pilote la gondole ou le canot à moteur. Les jours de réception j'assure le service de la salle à manger.

— Le signor et la signora Balderini n'ont-ils que cet enfant?

— Non. Nello a un grand frère, un garçon de seize ans. Précisément, je voulais vous en parler. Ce n'est pas un mauvais sujet mais, tout petit, il a eu une grave maladie. On l'a beaucoup gâté. Il n'a pas très bon caractère. C'est un peu à cause de lui que la nurse que vous remplacez est partie; il ne l'aimait pas; il lui causait toutes sortes d'ennuis... Si j'ai un conseil

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à vous donner, ne l'écoutez pas trop. Mais que ceci reste entre nous.

— Je vous remercie de m'avoir prévenue, soyez sans crainte, je ne dirai rien. »

Ils arrivèrent au palais. La femme de l'avocat conduisit aussitôt Lucia dans sa chambre... pas une chambre sous les toits, comme celles des autres domestiques mais une vraie chambre, presque aussi vaste et aussi luxueuse que celle où elle s'était éveillée après sa chute dans le canal. Elle était occupée par deux lits, l'un tout petit et tout blanc, protégé par une moustiquaire de mousseline, l'autre, aux boiseries torsadées, qui serait le sien.

« Tu vois, Lucia, je te fais entièrement confiance. Je sais que tu aimes les enfants, tu veilleras sur Nello même la nuit. Il a bon sommeil, il lui arrive cependant de s'éveiller brusquement, en pleurant.

— Oh! je sais, signora, tous les petits enfants font des cauchemars, la nuit, je le consolerai.

— D'ailleurs, si tu as besoin de moi, il te suffira de presser sur le bouton de cette sonnerie qui donne dans ma chambre... Je te laisse ranger tes affaires. Tout à l'heure, nous reparlerons de ton travail, de ta tenue aussi, car tu sortiras souvent promener Nello et je tiens à ce que tu sois bien mise... A ce propos, demain, tu m'accompagneras dans un magasin, nous irons voir des robes. »

La dame la laissa seule. Encore plus impressionnée que l'autre jour, Lucia demeura un moment, immobile, n'osant fouler le tapis de haute laine qui recouvrait le parquet. Elle regarda le petit lit blanc de Nello, le sien, les murs couverts de tableaux et de dessins représentant des enfants en train de s'ébattre au bord de l'eau ou se poursuivant dans une prairie émaillée de fleurs vives. Puis, comme un papillon attiré par la lumière,

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elle s'approcha de la fenêtre qui ouvrait sur un balcon aux lourds balustres d'où on dominait la longue et gracieuse courbe du Grand Canal. Le spectacle féerique la saisit. Oh! comment croire que la petite Lucia, qui, de chez elle, n'avait jamais aperçu que les murs lépreux des maisons d'en face, s'éveillerait désormais, chaque matin, devant ce tableau merveilleux?

Tout émue, elle referma la fenêtre et, se retournant, se découvrit dans une glace, avec sa petite robe rouge qui, demain, serait remplacée par une autre sans doute plus jolie encore. Etait-ce possible?

Elle se mit à ranger ses affaires. Au fond de sa valise, elle aperçut quelque chose de brillant : le petit cheval de verre. Sa joie naïve s'évanouit. Elle éprouva une sorte de honte, de remords, à se trouver là, dans cette chambre trop belle tandis que son camarade peinait devant les ouvreaux des fours.

« Oh! Mario, soupira-t-elle, pourquoi n'es-tu pas venu? »Gomme le jour où il lui avait donné ce cadeau, elle éleva

le petit cheval à la hauteur de ses yeux pour le regarder par transparence. A travers la pureté du cristal aux reflets bleutés, trouverait-elle l'explication du silence de son camarade?

Pour ne pas le perdre de vue, elle voulut déposer le précieux objet sur la cheminée de marbre rosé mais, absorbée par ses réflexions, elle eut un geste maladroit. Le petit cheval de verre s'échappa de ses doigts et tomba à terre où il se brisa. Lucia ne put retenir un cri. Les yeux pleins de larmes, elle s'agenouilla devant la cheminée, rassembla les débris, espérant pouvoir les recoller. Hélas! le désastre était irréparable.

« Mario me l'avait donné, comme porte-bonheur, murmura-t-elle. Est-ce que cela veut dire qu'il m'a oublié pour toujours?... ou que je n'aurais jamais dû entrer dans ce palais? »

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Elle était là, encore à genoux, sur le plancher, quand du bruit se fit dans l'escalier. Craignant d'être surprise, elle ramassa les derniers éclats de verre et, ne sachant qu'en faire, se précipita vers la fenêtre, les jeta par-dessus la balustrade, mais en faisant ce geste, elle eut le sentiment de commettre une sorte de sacrilège.

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CHAPITRE V

SUR LES MARCHES DE MARBRE

SON travail achevé, l'atelier nettoyé, Mario alla trouver le maître verrier pour lui faire ses adieux. « Alors, mon petit gars, c'est donc vrai, tu nous quittes ? » Mario sourit.

« Pas pour très longtemps; si vous voulez bien me reprendre, à l'automne, quand les touristes seront repartis, je reviendrai.

— Sois tranquille, Mario, nous te reprendrons, nous étions tous contents de toi. »

Le maître verrier lui tendit sa main calleuse, cuite par la chaleur des fours puis lui donna une tape amicale sur l'épaule.

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« Alors, mon gars, au revoir. »Mario jeta un dernier regard vers cet atelier où il

travaillait depuis trois mois, et son cœur se serra un peu. Mais aussitôt, il pensa à Lucia, au jour où il l'avait surprise, toute triste, sur la place Saint-Marc et son regret s'effaça. Il traversa l'île pour gagner la maison de Filippo, le vieux verrier dont il partageait la vie depuis son arrivée à Murano. Il trouva Filippo debout, devant le réchaud, une poêle à la main.

« Tu vois, fit l'homme, en riant, je suis presque guéri. Tu peux me laisser sans crainte; d'ailleurs dès lundi, je reprendrai mon travail.

— C'est vrai, vous n'aurez pas besoin de moi?— Je t'ai déjà assez ennuyé en te demandant de rester ici,

la semaine dernière, et en gâchant ton dimanche. »Le vieux Filippo posa sa poêle, défit la serviette qui

enveloppait son bras droit.« Je ne mens pas, regarde; ça se cicatrise; les muscles

recommencent à jouer... la preuve, tout à l'heure, j'ai pu me raser seul... quant à la popote, tu le vois, je peux tenir le manche d'une casserole. »

La semaine précédente, Filippo s'était brûlé à la verrerie, ou plutôt, un ouvrier maladroit avait renversé près de lui un creuset plein de pâte de verre. Il avait dû rester plusieurs jours au lit, et Mario n'avait pas voulu le quitter pour venir passer le dimanche à Venise.

Ils s'installèrent devant la table de bois blanc, près de la fenêtre de leur chambre qui servait en même temps de cuisine et de salle à manger et prirent leur dernier repas en commun. Filippo était le seul, de tous les ouvriers de l'atelier, à qui Mario avait confié la vraie raison de son départ. Parfois, d'un lit à l'autre, avant de s'endormir, il lui avait parlé de Lucia, et Filippo

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s'attendrissait sur la petite Vénitienne en pensant à sa propre fille qu'il avait perdue, autrefois.

« Allons, fit le verrier, sitôt le repas achevé, laisse-moi faire la vaisselle. Ce n'est pas le jour de manquer le bateau puisqu'elle t'attend sur le quai Neuf. »

Mario entassa ses affaires dans son sac, serra la main valide de Filippo et dégringola dans la rue, le cœur joyeux. Le vaporetto était déjà là, contre le débarcadère, il sauta à bord et s'installa à l'avant comme si cela devait le faire arriver plus vite. Oui, il était heureux, il allait revoir Venise, retrouver Lucia.

Cependant au moment où le bateau quitta l'île, il éprouva un petit serrement de cœur, quelque chose qui ressemblait vaguement à de l'inquiétude. En quinze jours d'absence il avait pu se passer beaucoup de choses. Combien de fois Lucia avait-elle dû retourner sur la piazza pour finir de vendre ses graines? Son père était-il déjà parti pour le Tyrol?...-Pourquoi ne lui avait-elle rien fait dire au reçu de son mot, à lui?

Dans sa hâte d'arriver, il lui sembla que le vaporetto filait moins vite que les autres jours. Enfin Venise se rapprocha, lumineuse, éclatante dans la belle lumière de l'été. La main en visière sur son front, il chercha, au" loin, certaine petite robe à fleurs rouges car, certainement, pour venir l'attendre, elle avait mis sa belle robe. La foule était si dense, si remuante, près du débarcadère, qu'il ne l'aperçut pas.

« Elle n'a peut-être pas pu venir », se dit-il.Sitôt à terre, il traversa la foule. Elle n'était pas là. A sa

déception se mêla de l'inquiétude.« Pourtant, elle a sûrement reçu, l'autre samedi, la lettre

que je lui ai fait porter par cet ouvrier de Murano qui m'avait promis de passer chez elle avant de rentrer chez lui ! »

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Puis, tout à coup il pensa qu'elle l'attendait peut-être près de la chapelle de l'Espérance, tout près de là, sur le quai. Lucia aimait cette petite-chapelle; plusieurs fois, ils s'étaient donné rendez-vous sur ses marches. Il ne la vit pas. Alors, en courant, il revint vers le débarcadère où le bateau s'apprêtait à repartir pour Murano. Rien. La dernière fois, ils s'étaient pourtant bien dit : le premier arrivé attendra l'autre. Il patienta encore puis, persuadé que quelque chose de grave était arrivé chez elle, son père malade, un de ses frères, ou elle-même, il quitta le quai redevenu presque désert pour pénétrer dans la ville bruyante.

Il voulait arriver vite; cependant, plus il s'approchait de la maison de Lucia, plus il freinait son allure comme si quelque chose le retenait.

Il débouchait sur la minuscule place, grande comme un mouchoir de poche où aboutit la rue Saint-Ange, quand tout à coup, il reconnut Francesco, le second frère de Lucia, un gamin de huit ans qui galopait après un cercle de barrique en guise de cerceau. Il l'arrêta au passage.

« Francesco!... est-ce que quelqu'un est malade chez toi?»La question surprit le gamin.« Non, personne... sauf le père qui est parti là-bas, dans la

montagne.— Où est Lucia?— Partie, elle aussi.— Dans le Tyrol?... elle a accompagné ton père? »

L'enfant secoua la tête.« Non, pas dans la montagne, dans une belle maison, sur

le Grand Canal... et elle ne reviendra plus à la maison... la preuve, c'est moi qui dors dans son lit, à présent. »

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Mario crut à une histoire inventée par l'enfant. Il insista pour connaître la vérité.

« C'est vrai, répéta le frère de Lucia, elle est partie. On est venu la chercher, avec toutes ses affaires, et elle n'est pas rentrée. »

Agacé par les questions, le gamin s'échappa pour rejoindre son cerceau. Mario ne tenta pas de le retenir. De toute évidence, Francesco ne savait pas ce qu'il disait. Le petit verrier pénétra donc dans la rue Saint-Ange, mais il aperçut, à travers la vitre d'une boutique, le visage de la marchande de légumes qui lui donnait autrefois, en cachette, des tranches de pastèque. Il entra, avant de monter chez Lucia, pensant que la brave femme le renseignerait. A tout hasard, il répéta ce que Francesco venait de raconter.

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« C'est pourtant vrai, s'écria la marchande, Francesco ne t'a pas menti. Depuis une semaine, Lucia n'est plus chez elle. Elle est entrée en service, au palais Alfieri, chez le signor Balderini, tu sais, le célèbre avocat. C'est sa mère qui m'a appris la nouvelle; elle était même très fière pour sa fille. Pense donc! une bonne place chez des gens qui ont leur façade sur le Grand Canal... Vraiment, tu ne savais rien? »

Mario secoua la tête.« Non, je ne savais pas. »II sortit de la boutique, n'ayant pas le courage d'en

demander davantage, passa sous les fenêtres de Lucia sans lever les yeux. A quoi bon?... Elle n'était pas là et n'éprouvait plus aucune amitié pour lui.

Ainsi, elle n'avait pas attendu son retour. Ah! il comprenait, à présent, pourquoi elle n'avait pas répondu à la lettre qu'il lui avait fait porter, où il lui expliquait pourquoi, ce samedi-là, il ne pouvait rentrer à Venise. Ce contretemps l'avait soulagée, au contraire. Il se sentit blessé dans son amour-propre. Voilà donc le cas qu'elle faisait de lui alors qu'elle paraissait se réjouir, l'autre jour.

Décontenancé, il n'eut pas non plus envie de rentrer chez l'oncle Giacomo. Son sac à l'épaule, il erra dans la ville, s'assit sur la margelle d'une fontaine et réfléchit. Lucia avait trahi leur amitié, c'était certain... mais pourquoi?

Au bout d'un moment, cependant, il ne put résister au désir de rôder autour de ce palais Alfieri. Non, il ne désirait pas apercevoir Lucia, simplement voir l'endroit où elle vivait.

Il suivit des ruelles grouillantes, traversa le pont du Rialto, si curieux, avec ses rangées de boutiques, le long du parapet. Un passant lui indiqua le palais,

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tout proche. La façade donnant sur la rue était à peine plus belle que celles des maisons voisines, simplement précédée d'un minuscule jardin clos de murs, d'où dépassait le panache d'un palmier. L'entrée était une vieille porte de fer forgé surmontée d'armoiries dorées. Il demeura à distance, son regard allant d'une fenêtre à l'autre, niais, il le savait, dans les palais vénitiens, les ouvertures, sur la rue, sont souvent celles des débarras et des cuisines, leurs vraies fenêtres ouvrant toutes sur le Grand Canal. Sur le coup, il avait éprouvé une arrière déception. Peu à peu, un autre sentiment se faisait jour en lui. Lucia n'avait pas eu confiance, bien sûr, mais elle avait cru bien faire en se plaçant comme domestique. Était-elle heureuse?... Il se la représenta, un tablier sur les hanches, devant un évier, lavant des piles de vaisselle ou, dans un réduit sombre, épluchant des légumes, à longueur de journée. Elle avait simplement espéré gagner plus d'argent que lui, Mario, ne pouvait lui en donner.

Le soir commençait à tomber. Il s'approcha du palais; tout à coup il s'aperçut qu'une ruelle étroite longeait la demeure, sur sa gauche, aboutissant au Grand Canal. Il la suivit, arriva au bord de l'eau. Deux lanternes, déjà allumées, marquaient le débarcadère particulier du palais dont les marches de marbre descendaient jusque sous les flots. Levant les yeux, il découvrit en son entier la magnifique façade ornée de loggias et de balcons. Il s'assit, dans l'ombre, attendant on ne sait quoi.

« Bien sûr, se dit-il, elle a cru être moins malheureuse en se plaçant chez des gens riches; elle ne sait pas que les riches ont parfois moins de cœur que les autres. »

Il était là depuis un moment, regardant se balancer

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mollement la longue gondole noire, amarrée le long des marches quand un ronronnement de moteur attira son attention. C'était un de ces petits canots automobiles en acajou verni, gracieux et rapides, comme en possèdent aujourd'hui tous les riches Vénitiens, à côté de la traditionnelle gondole. Il remarqua aussitôt que le canot ne suivait pas l'axe du Grand Canal mais se dirigeait vers le palais. Il se leva vivement pour se réfugier à l'angle de la demeure, hors de la lumière des lanternes. Quelques instants plus tard, freinant sa course, le canot venait se ranger contre les marches. Une silhouette s'en détacha, celle d'un grand garçon de quinze à seize ans qui, sitôt à terre, se retourna pour prendre dans ses bras un tout jeune enfant que quelqu’un, dans le canot, lui tendait. L'enfant déposé sur les marches, le garçon se retourna de nouveau pour

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aider l'autre passager à descendre. Cette dernière silhouette se détacha sous la lumière du fanal. Le cœur de Mario fit un bond.

« Lucia!... »Il la reconnut à peine. Ses longs cheveux ne s'étalaient

plus en nappes ondulantes sur ses épaules et elle portait une robe à petit col blanc qu'il ne lui avait jamais vue. Elle paraissait radieuse.

« Oh! F entendit-il s'exclamer, c'était la première fois que je montais dans un si beau canot; j'étais un peu effrayée, vous savez, il glisse si vite sur l'eau... mais c'est très amusant.

— Puisque cela vous plaît, reprit son compagnon, je vous emmènerai, demain encore, sur la lagune... et nous irons plus loin, jusqu'au Lido!

— Au Lido? la plus belle plage de Venise?— Vous n'y êtes jamais allée?— Jamais... mais croyez-vous que la signora

permettra?— Ma mère m'accorde tout ce que je veux. Vous verrez,

nous filerons encore plus vite qu'aujourd'hui et cela m'amusera d'entendre vos petits cris d'effroi. »

Il se mit à rire. Lucia rit, elle aussi. Pendant quelques instants ils demeurèrent sur les marches, regardant les lumières se réfléchir sur le Grand Canal, puis Lucia prit l'enfant dans ses bras et ils pénétrèrent dans le palais.

Dans son coin d'ombre, Mario n'avait pas bougé, la respiration suspendue. Il passa la main sur son front comme pour chasser un mauvais rêve. Cette jeune fille, entrevue dans la lumière de la lanterne, s'appelait bien Lucia... ce n'était plus la petite Lucia d'autrefois. Un instant plus tôt, encore, il s'était apitoyé sur elle, la croyant malheureuse,... et voilà que, brusquement,

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elle lui apparaissait insouciante, rieuse, n'ayant vraiment plus besoin de lui, en compagnie de ce garçon qui semblait l'intéresser.

Le cœur lourd, il allait s'éloigner quand, se baissant pour reprendre son sac, de petites choses brillantes, comme des lucioles, retinrent son regard sur les marches. Il s'avança sans bruit. C'étaient seulement des débris de verre que la lueur du fanal faisait briller. Soudain, sa gorge se serra. Il venait de reconnaître la crinière dentelée du petit cheval qu'il lui avait donné. Impossible de se méprendre. Ce ne pouvait être un autre cheval. Il retrouva le petit défaut dans le dernier cran qu'il n'avait pu terminer parce que la pâte de verre se refroidissait trop vite. Une larme lui monta aux yeux. « C'est donc vrai!... elle a tout détruit, même ce petit souvenir porte-bonheur! »

II s'avança au bord du canal pour jeter les débris à l'eau; à ce moment, une fenêtre s'ouvrit au-dessus de lui. Il leva les yeux. C'était encore Lucia. Elle tenait toujours dans ses bras l'enfant dont elle semblait avoir la garde. S'adressant à lui, elle disait, de sa voix douce : « Regarde, toutes ces lumières qui se reflètent dans l'eau; c'est beau n'est-ce pas, Nello? -»

Et comme l'enfant ne répondait pas, n'ayant peut-être pas compris, elle ajouta :

« Bien sûr, tu as l'habitude, Nello, moi je ne m'en lasserai jamais. »

Elle demeura quelques instants, avec l'enfant, contre la balustrade. Mario était si près que, même en prononçant son nom à mi-voix, elle l'aurait entendu. A quoi bon?... Elle faisait partie à présent d'un monde aussi étranger à lui que les pays lointains à l'autre bout de la terre. Ils ne pouvaient plus se comprendre. Lucia se retira et la fenêtre se referma. Cette fois

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Mario n'hésita plus à s'en aller. Lentement, il retraversa le pont du Rialto. Il n'avait pas envie de rentrer chez l'oncle Giacomo. Un brusque désir le saisit : repartir dans son île. Pourquoi rester plus longtemps dans cette ville où il n'avait plus rien à faire? Il avait juste le temps de prendre le dernier bateau pour Murano. Il se mit à courir comme un fou vers le quai Neuf. Le bateau était prêt à partir. Il se précipita pour prendre son billet. Mais au moment de franchir la passerelle, il s'arrêta. Non, il ne pouvait pas. A l'atelier sa place serait prise... et que dirait-il à Filippo? Bien sûr, Filippo comprendrait, ne se moquerait pas de lui. C'était son amour-propre, sa fierté à lui, Mario, qui le retenaient... et peut-être aussi autre chose, une pensée secrète blottie au fond de son cœur mais qu'il ne s'avouait pas.

« Puisque j'en avais décidé ainsi, se dit-il avec crânerie, je resterai à Venise et je deviendrai facchino... »

Rejetant encore une fois son sac sur l'épaule, il regarda s'éloigner le petit navire et rentra dans la ville...

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CHAPITRE VI

LE MESSAGE

IACGHINO!... Porteur... »Combien étaient-ils, sur le quai, à l'arrivée des bateaux

et des gondoles? C'était à qui se jetterait le premier sur le touriste, s'emparerait de force de ses bagages.

« Par ici, signor!... Facchino!... porteur!... » Le premier jour, tout comme Lucia sur la place Saint-Marc, Mario n'avait pu adopter ces façons cavalières de harceler les étrangers, mais il avait compris qu'il ne retiendrait jamais aucun client. Alors, courageusement, il avait mis son point d'honneur à se défendre dans cette mêlée. Il était robuste; le travail pénible,

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les longs parcours sous le poids des valises et des sacs ne l'effrayaient pas. De toutes ses forces, il s'était mis à crier :

« Facchino!... trente lires seulement... et sans

pourboire!»Naturellement, tous les autres lui tombèrent dessus, criant

au scandale, l'accusant de gâcher le métier. Un soir, même, un Sicilien à l'allure louche, pas du tout sympathique, le provoqua et, joignant le geste à la parole, chercha, d'un coup de poing, à l'envoyer prendre un bain dans le canal. Mais Mario avait la riposte prompte. Devant un attroupement de badauds, il eut tôt fait de mettre son adversaire en mauvaise posture. Cela suffit; désormais, on le respecterait.

Ainsi, tout en prenant moins cher que les autres, il gagnait autant, sinon plus. Des touristes séjournant quelque temps dans Venise, avaient appris à le connaître et s'adressaient plus volontiers à lui, non seulement pour porter leurs bagages, mais aussi pour les piloter dans la ville.

Quinze jours, déjà, s'étaient écoulés depuis le soir où il avait aperçu Lucia sur les marches du palais Alfieri! Par fierté, peut-être aussi par jalousie, il avait juré de rie plus jamais chercher à la revoir. Pour être sûr de ne pas la rencontrer, il évitait le quartier du Rialto où pourtant il aurait aimé, de temps en temps, retrouver son camarade Pietro. Mais, Pietro savait peut-être quelque chose de Lucia, et il voulait tout ignorer.

« Puisqu'elle m'a oublié, moi aussi, je l'oublierai. »Hélas! c'était difficile; chaque fois que de loin, une

silhouette de jeune fille lui rappelait sa camarade, il tressaillait.

Mais, même dans une grande ville comme Venise, il est difficile de ne jamais se rencontrer. Un après-midi, il revenait

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de conduire un touriste anglais dans le quartier éloigné de Sainte-Hélène, face à la lagune,

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et il traversait les jardins (le seul endroit de cette étrange cité rappelant une ville ordinaire) quand, tout à coup, il s'arrêta. Il venait de reconnaître Lucia, assise sur un banc, surveillant l'enfant qu'elle tenait dans ses bras l'autre jour.

La petite Vénitienne ne l'avait pas aperçu. Il demeura à distance et l'observa. Il ne voyait que son dos. Les bords d'un large chapeau de soleil en paille d'aloès, couvraient sa nuque. Il attendit, espérant qu'elle tournerait la tête et qu'alors il apercevrait son visage, distinguerait ses traits.

« Si elle paraît triste, se dit-il, je m'avancerai. »II n'en eut pas le temps. Quelques instants plus tard,

quelqu'un s'approcha d'elle. Curieux, il se dissimula derrière un arbre pour mieux observer et reconnut, avec déplaisir, le jeune garçon qui, l'autre soir, la ramenait à bord du canot à moteur. L'oreille tendue, il écouta.

« Oh! s'exclamait Lucia, déjà?... La signera avait dit : pas avant six heures et demie... et il n'en est que cinq. D'ailleurs, c' était Alberto qui devait venir nous chercher avec la gondole.

— Je suis venu à sa place... cela vous ennuie?— Non, signor Marcello... Seulement, je n'aime pas

désobéir... et puis il fait si beau, voyez comme le soleil est encore haut.

— Justement, puisqu'il n'est pas tard, nous aurons le temps de traverser la lagune jusqu'au Lido, comme l'autre jour... Soyez tranquille, ma mère n'en saura rien.

— Et s'il nous arrivait un accident? Souvenez-vous, vendredi, quand nous avons failli heurter une barque!

— Avouez que vous avez peur... ou alors que vous vous ennuyez avec moi!

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— Oh! je n'ai pas dit cela!— Eh bien, venez. »Lucia se décida, mais comme à regret, prit l'enfant par la

main et suivit Marcello. De loin, Mario les vit descendre dans le canot qui démarra aussitôt dans une gerbe d'écume.

Bouleversé, il le regarda s'éloigner vers le bout de la lagune et disparaître. Il réfléchit. La brève conversation qu'il avait entendue l'avait frappé. A de petits riens, à l'hésitation de Lucia, au ton de la voix, il lui avait semblé que sa petite camarade n'était pas tout à fait aussi heureuse que l'autre jour. Il se reprocha de ne s'être pas tout de suite approché... même si elle devait le repousser. Alors, il pensa :

« Si je comprends bien, ce n'est pas la première fois qu'elle conduit l'enfant dans ces jardins... elle y reviendra sans doute. »

Poussé par le désir grandissant de la revoir, il décida de repasser le lendemain dans ce quartier un peu à l'écart de la ville grouillante. Le ciel était moins pur que la veille; de gros nuages voilaient par instants le soleil. Arrivé dans le jardin, il fit d'abord, des yeux, le tour des allées. Ayant constaté que Lucia n'était pas encore là, i] se posta derrière un bosquet et attendit. Un long moment s'écoula. A cause du temps incertain, Lucia avait-elle renoncé à venir?...

Il patientait depuis près d'une heure, se déplaçant de temps à autre pour ne pas trop se faire remarquer, quand, à travers le feuillage épais d'une haie de lauriers-rosés, il crut voir bouger quelque chose. Il s'approcha discrètement; la haie cachait non pas une mais deux silhouettes. Il pensa aussitôt à Lucia et Marcello. Pour s'assurer que c'étaient eux, il s'avança encore. Il s'agissait seulement de deux paisibles promeneurs, assis sur

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un banc et bavardant à voix basse. Déçu, il allait se retirer quand, tout à coup, une étrange conversation frappa ses oreilles.

« Inutile d'attendre plus longtemps, faisait l'un des promeneurs, il est trop tard, elle ne viendra pas.

— Ce n'est pas certain, répondit son voisin. L'autre jour, elle a amené l'enfant au milieu de l'après-midi... et le temps était aussi couvert qu'aujourd'hui. »

Le ton sourd, contenu, des voix semblait cacher quelque chose. Pour mieux entendre, car les chuchotements devenaient des murmures, Mario voulut s'approcher encore. Malheureusement, il effleura la haie. Un des promeneurs, devinant une présence insolite, se retourna vivement. Mario n'eut que le temps de regagner son refuge derrière le bosquet. Mais, ce qu'il venait d'entendre l'avait frappé. Ces inconnus attendaient donc quelqu'un qui devait venir assez souvent dans ces jardins, avec un enfant. Il n'avait pu s'empêcher de penser à Lucia. C'était stupide, bien sûr, elle n'était pas la seule à promener un enfant dans ce lieu calme et ensoleillé. Cependant, il parvint difficilement à calmer une étrange inquiétude. Mais il était déjà tard; il avait promis à une famille de touristes français d'aller prendre leurs bagages à six heures, à leur hôtel de la rue Saint-Marc. Il quitta les jardins.

Le lendemain, il ne pensa qu'à revenir rôder dans le quartier Sainte-Hélène. Il était en retard quand il y arriva, car deux clients portugais, ne sachant au juste ce qu'ils voulaient, l'avaient traîné d'hôtel en hôtel. Il alla aussitôt, comme la veille, se poster derrière le bosquet. Quelle ne fut pas sa surprise en constatant que, contre la haie de lauriers-rosés, les deux promeneurs étaient là. De plus en plus intrigué, décidé à voir le visage de ces inconnus, il fit un détour et passa derrière

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la haie, avec l'attitude d'un promeneur qui flâne. Au moment où il allait arriver à la hauteur du banc, les inconnus prirent chacun un journal et s'absorbèrent dans leur lecture. Il n'y avait là rien d'extraordinaire. Cependant le geste avait semblé un peu précipité pour être très naturel.

A pas lents, il dépassa le banc puis, sans atteindre le bout de l'allée, fit demi-tour. Surpris, les deux hommes reprirent leurs journaux qu'ils avaient de nouveau déposés à côté d'eux. Mario eut juste le temps de constater que, malgré la lumière tamisée par les nuages, les inconnus portaient tous deux des lunettes de soleil et que le plus petit avait une forte barbe noire.

Revenu à son point de départ, il se demanda ce qu'il devait faire. Après une hésitation, il revint sur ses pas. Cette fois, les inconnus ne se laissèrent pas surprendre. Quand il repassa devant eux pour la troisième fois, leur journal, maintenu à bonne hauteur, dissimulait entièrement leur visage. Mario nota seulement que le plus petit des deux hommes, celui qui portait la barbe, lisait le Courrier de Catane.

Le banc dépassé, il quitta ostensiblement le jardin puis, sitôt hors de vue, se mit à courir pour y pénétrer de nouveau par une autre entrée et revenir se poster près du bosquet. Surprise!... Plus personne derrière la haie de lauriers-rosés. Les inconnus avaient quitté leur banc. Il les chercha partout. Ne les apercevant pas, il courut vers le quai. Au moment où il arrivait au bord de la lagune, il découvrit un canot à moteur filant à toute vitesse en direction de Venise. Deux hommes étaient à bord; leur silhouette correspondait à celle des étranges promeneurs.

Qui étaient ces deux hommes? Pourquoi, deux jours de suite, étaient-ils venus attendre quelqu'un

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dans les jardins? Pourquoi semblaient-ils se cacher?... Leur départ, aussitôt après son passage devant le banc, était-ce une fuite ou une simple coïncidence?...

Mario essaya de se raisonner. Quoi de plus naturel que des promeneurs, las d'attendre la personne qu'ils espéraient, se décident brusquement à rentrer en ville? Cependant, ces inconnus, d'allure modeste, possédaient un canot automobile. Bien sûr, ce canot, ils avaient pu le louer; c'était chose courante, mais dans ces cas-là, on loue aussi le pilote... et il n'y avait que deux silhouettes à bord.

Malgré lui, il pensa encore à Lucia, se répéta les paroles surprises, la veille, derrière la haie : « L'autre jour, elle a amené l'enfant vers le milieu de l'après-midi. » Ils avaient bien dit « elle ». Il s'agissait donc d'une femme ou d'une jeune fille. Or, les jardins Sainte-Hélène

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étant éloignés du centre, peu de mères venaient y promener leurs enfants,... ou alors des femmes riches, ou des nurses, qu'on amenait en canot ou en gondole. Si vraiment ils parlaient de Lucia, que lui voulaient-ils?... Un danger menaçait-il sa camarade ou l'enfant qu'elle gardait?...

Dès lors, il oublia tout ce qui le séparait de Lucia, son amer ressentiment, sa jalousie. Tant pis s'il se trompait. Même s'il devait paraître ridicule, son devoir était de l'avertir.

ïl courut le long des quais, traversa la place Saint-Marc, grouillante de monde et de pigeons, franchit le pont du Rialto, encombré de curieux, et arriva, essoufflé, devant la porte de fer forgé du palais Alfieri. Persuadé que Lucia, elle-même, allait ouvrir, puisqu'elle n'était pas sortie, il sonna sans hésiter. Un visage apparut, celui de Marcello. Il s'y attendait si peu qu'il demeura décontenancé. Surpris, lui aussi, Marcello considéra d'un air distant ce garçon vêtu du maillot à rayures des portefaix qui s'était permis de le déranger.

« Que désires-tu?— Je... je voudrais parler à Lucia.— Qui es-tu? » II hésita.« Mon nom est Mario... je suis son camarade. »Marcello eut un ricanement.« Ah! tu es Mario... c'est toi qui t'amuses à filer des

chevaux de verre?... Lucia n'est pas là... que lui voulais-tu donc? »

L'air méprisant de celui que Lucia lui préférait, son ton ironique suffoquèrent Mario. Oubliant la raison qui l'avait conduit devant cette porte, il se représenta Lucia parlant de lui à ce garçon. Ensemble, ils s'étaient moqués de son travail. Ensemble, peut-être, ils avaient jeté le petit cheval de verre sur les marches du

.

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Une soudaine colère l'empourpra. Il serra les poings, tout désir brisé de revoir sa camarade.

« Alors, reprit le garçon, que voulais-tu à Lucia?... — Rien! »Craignant de ne pouvoir se maîtriser, il s'éloigna sans

répondre. Ah! il avait été stupide de s'intéresser encore à elle qui le méprisait comme ce Marcello. D'ailleurs quel danger pouvait-elle courir? Il s'était simplement monté la tête. Il retourna sur le quai des Esclavons où il se mit à héler les touristes.

« Facchino!... porteur!... »Mais, très vite, la scène des jardins Sainte-Hélène le

hanta de nouveau. Après avoir accompagné un client dans un grand hôtel au bord de la lagune, il ne put s'empêcher de revenir rôder près du palais Alfieri, se disant que si réellement Lucia ne l'aimait plus, du moins, devait-il faire quelque chose, à cause de l'enfant. Mais, pour rien au monde, il ne voulait revoir Marcello. Il se glissa dans la ruelle qui longeait le palais, vers le Grand Canal.

Il savait où se trouvait la chambre de Lucia ou, du moins, celle du bambino, puisqu'il les avait aperçus ensemble, sur le balcon. Il s'avança sur les marches. A mi-voix, il appela :

« Lucia!... »La fenêtre était entrebâillée, mais sans doute n'avait-il pas

appelé assez fort.« Lucia! Lucia! »Elle était sortie. Alors, une idée lui vint : écrire un

message qu'elle trouverait à son retour. De sa poche, il sortit un carnet, celui où il marquait ses gains, arracha une page. Que mettre? Pour ne pas l'effrayer et aussi ne pas être ridicule au cas où il se serait trompé, il préféra ne rien écrire de précis.

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Simplement, il griffonna ces mots :

Lucia, il faut que je te parle, attends-moi demain matin, sous ce balcon.

MARIO.

La façade du palazzo présentait des saillies auxquelles on pouvait s'accrocher. Il se retourna, jeta un coup d'œil vers le Grand Canal. La circulation était intense mais le soir tombait; il passerait inaperçu. Très vite, le cœur battant, il s'éleva le long de la muraille, arriva à la hauteur du premier étage, se cramponna au balcon, risqua un regard par la fenêtre entrebâillée. Personne. Cependant il n'osa pénétrer dans la pièce. Il se contenta de déposer le message sur le balcon. Craignant de le voir emporté par un coup de vent, il se ravisa et le glissa, bien en évidence, dans une fente, entre deux pierres, juste face à la fenêtre. Lucia ne pouvait manquer de le découvrir à son retour.

Soulagé, il commençait à redescendre quand, tout à coup, des appels retentirent sur le Grand Canal. Les passagers d'un bateau l'avaient aperçu. Des coups de sifflet furent lancés, ceux de carabiniers sans doute. Il prit peur. Au lieu de poursuivre une descente prudente, il sauta à terre.

Dans sa précipitation, il calcula mal sa chute et se reçut durement sur l'angle d'une marche. Une violente douleur à la cheville droite le fit grimacer. Lorsqu'il se releva, un bateau et une gondole se dirigeaient vers le palais. On l'avait certainement pris pour un cambrioleur; on allait l'arrêter!

Surmontant la douleur de sa cheville meurtrie, il s'enfuit par la ruelle, courut éperdument jusqu'à ce que, épuisé, pouvant à peine poser le pied à terre, il s'effondrât au bord d'un canal. Heureusement, dans la nuit, les carabiniers avaient

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perdu sa trace. Il attendit encore puis, boitant de plus en plus bas, rentra chez l'oncle Giacomo à qui il dit simplement s'être foulé le pied en glissant le long d'un quai...

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CHAPITRE VII

NELLO ?

CE MÊME SOIR, vers sept heures et demie, Lucia revenait tranquillement vers le palais, tenant Nello par la main. A cause du temps incertain, la femme de l'avocat avait préféré l'envoyer promener l'enfant sur une petite place voisine. Elle poussa la porte, traversa le minuscule jardin et pénétra dans le palais. Elle allait monter dans sa chambre quand elle trouva soudain devant elle sa patronne, qui semblait l'attendre.

« Ah! te voici... j'ai quelque chose à te dire. » Le ton était sec. Lucia tressaillit. Jamais on ne lui avait parlé ainsi. Etait-elle en retard? elle jeta un coup

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d'œil, à son poignet, sur la montre qu'on lui avait prêtée. « II n'est que sept heures et demie, signora... ma montre se serait-elle arrêtée?

— Tu n'es pas en retard... mais je croyais t'avoir fait clairement comprendre, quand tu es entrée à mon service, mon désir de ne te voir fréquenter personne... à part ta famille, bien entendu, que je t'autorise à voir chaque dimanche après-midi.»

Surprise, Lucia répondit simplement : « Mais, signora, je n'ai vu personne.

— Je te faisais confiance... je m'aperçois que cette confiance était bien mal placée... Pourrais-tu me dire qui est ce Mario dont vient de me parler Marcello? »

Le visage de Lucia s'empourpra. Elle se mit à trembler et ne répondit pas.

« Un petit propre-à-rien, sans doute.--- Oh! signora, Mario est un camarade d'enfance; nous

avons été élevés dans la même maison, porte à porte... je ne l'ai pas revu depuis très longtemps; d'ailleurs il n'est pas à Venise, il travaille comme apprenti verrier dans l'île de Murano.

— Mais il te sait ici!— Certainement pas, signora, je vous répète que je ne

sais rien de lui depuis plusieurs semaines. »Les lèvres de la dame frémirent.« Oh! comment oser mentir aussi effrontément? -

C'est pourtant la vérité. »La femme de l'avocat tendit un bout de papier qu'elle

tenait caché dans son dos.« Alors, comment expliquer ceci? »Lucia ouvrit des yeux étonnés sur la petite feuille, et, la

voix tremblante, déchiffra les mots griffonnés à la hâte.« Reconnais-tu son écriture?... sa signature?

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— Oui, je crois les reconnaître... mais je ne comprends pas. »

La femme de l'avocat considéra avec méfiance la petite Vénitienne.

« Vraiment, tu ne comprends pas?... Eh bien, ce message a été trouvé pendant mon absence, sur le balcon de ta chambre... ce qui veut dire que ce Mario a tout simplement escaladé la façade comme un vulgaire malfaiteur.

— Oh! ce n'est pas possible!...— Des carabiniers qui se trouvaient, par hasard, à

bord d'une vedette, l'ont aperçu. Malheureusement, ils n'ont pu le rejoindre mais ils ont sonné au palais pour nous avertir. Marcello, qui venait de rentrer, est aussitôt monté dans ta chambre et l'a explorée pour voir si rien n'avait été dérobé; la fenêtre était ouverte. Marcello n'a rien trouvé de dérangé, sans doute ce garçon n'avait-il pas eu le temps. Mais en se penchant sur le balcon, Marcello a découvert ce papier, soigneusement glissé dans une fente de la balustrade... pour que tu le trouves, toi.

— Ce n'est pas possible!— Pour te confondre, je dois ajouter que, quelques

heures plus tôt, ce Mario, toujours lui, a sonné à l'entrée du palais. Se trouvant face à face avec Marcello, il a aussitôt pris la fuite... Que voulait-il donc? »

Lucia secoua la tête, abasourdie.« Je l'ignore, signora, je vous répète que je ne l'ai pas

revu depuis plusieurs semaines. »La femme de l'avocat eut un petit sourire sceptique qui

désempara la jeune fille.« En tout cas, tu as lu, comme moi, il doit revenir,

demain matin sur les marches du débarcadère... Inutile de te dire que c'est moi qui l'attendrai pour lui demander

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des explications... celles que tu refuses de me donner. »Le regard sévère, la patronne se retira. Décontenancée,

Lucia monta dans sa chambre avec Nello. Laissant l'enfant à ses jouets, elle ouvrit la fenêtre et regarda sur le balcon, cherchant quelque chose, un indice, qui aurait prouvé, en effet, que Mario était venu là. Non, elle ne pouvait saisir la raison qui avait poussé son camarade à escalader cette façade au risque de se briser les reins... Et pourquoi avait-il sonné à la porte du palais pour s'enfuir aussitôt sans rien demander? Tout cela était bizarre. Seul, Marcello, qui avait ouvert, pouvait la renseigner. Elle sortit à sa recherche, le rencontra dans un couloir.

« Monsieur Marcello! vous avez vu Mario; que vous a-t-il demandé, exactement?... que voulait-il? »

Le jeune garçon eut un petit sourire négligent qui la troubla.

« Rien, fit-il..., et vous pensez bien que je n'ai pas insisté. En tout cas il avait l'air furieux... et on ne peut pas dire qu'il ait été très correct.

— Ce n'est pas possible! Mario ne s'est pas montré impoli?

— Il avait plutôt piètre allure avec son maillot à rayures de porteur de bagages... Ainsi, c'est ce garçon que vous me vantiez avec tant de complaisance, ce garçon avec qui vous vous promeniez au bord du Grand Canal? Je comprends ma mère, elle a eu raison de vous faire des reproches. »

Blessée, elle ne trouva rien à répondre et remonta dans sa chambre où Nello, sur un tapis, jouait tranquillement avec son ours en peluche. Elle s'effondra sur son lit en sanglotant. Que croire? Pourquoi Marcello se montrait-il si ironique, au lieu de la consoler? Bien sûr, dès le premier jour, Alberto l'avait prévenue; Marcello

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était un grand enfant gâté et égoïste. Pourtant, jusqu'alors, il avait été gentil avec elle. Elle avait fini par croire que le vieux domestique le jugeait mal. Mise en confiance par Marcello, elle lui avait à plusieurs reprises parlé de son camarade d'enfance, de leurs promenades, du petit cheval de verre qu'il avait filé, exprès pour elle, dans son atelier de Murano. Non, elle n'avait pas prévu que ce garçon prendrait ombrage de cette amitié. A présent, c'était trop tard.

Elle se releva, prit Nello dans ses bras, le pressa contre elle comme pour trouver, chez ce petit être, la tendresse qui lui manquait.

Ce soir-là, dans son lit, alors que l'enfant dormait depuis longtemps, elle veillait encore. Tant de choses couraient dans sa tête. Plusieurs fois, ayant cru percevoir du bruit, elle se leva, courut au balcon, comme si Mario l'appelait. Plus elle cherchait à comprendre, moins elle s'expliquait pourquoi il était venu là, comme un voleur. Qui donc lui avait appris qu'elle vivait ici? Pourquoi, comme l'avait dit Marcello, portait-il un maillot de porteur de bagages? Avait-il donc quitté Murano? S'il tenait à la revoir, pourquoi, tout simplement, ne l'avoir pas attendue, dans la rue, près de la porte, s'il n'osait pas sonner...? Et cet étrange billet, que signifiait-il ?

Elle ne savait plus que penser, qu'imaginer. Les paroles de sa patronne et de Marcello l'avaient impressionnée. Au contact des portefaix qui, elle le savait, n'avaient pas très bonne réputation, Mario était-il en train de devenir un mauvais garçon?

« Non, murmura-t-elle, je le connais depuis toujours, il n'a pas pu changer. »

Après une nuit lourde, pleine de cauchemars, elle s'éveilla plus tôt que d'ordinaire. Nello dormait encore.

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Elle se leva sans bruit et se glissa sur le balcon. Il était trop tôt, Mario n'était pas encore là. Mais bientôt, elle tressaillit en entendant un bruit derrière elle.

« Ah! je te surprends! s'exclama Mme Balderini, tu l'attendais... Occupe-toi plutôt de Nello qui vient de s'éveiller. Rassure-toi, si ce Mario reparaît, Alberto me préviendra. »

Lucia referma la fenêtre et obéit. Ayant fait la toilette de l'enfant, elle descendit avec lui, dans la cuisine, préparer son petit déjeuner. Jamais matinée ne lui parut plus longue. Cependant, pas une seule fois elle n'osa remonter dans la chambre pour jeter un coup d'œil sur le balcon.

Vers midi, en apprenant qu'Alberto avait en vain surveillé les abords du palais, elle éprouva un soulagement. Tout à coup une idée lui passa par la tête. Si Marcello avait monté de toutes pièces cette histoire,

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par jalousie, pour qu'elle soit grondée par sa patronne? C'était lui seul, en effet, qui avait soi-disant reçu la visite de Mario, puis celle des carabiniers, lui seul aussi qui avait découvert le message sur le balcon. Après tout, l'écriture, sur la feuille de carnet, n'était peut-être pas celle de son camarade. Si vraiment Mario avait quelque chose à lui dire, il serait revenu.

Cette explication ramena un peu de calme dans son esprit. Elle préférait subir la petite méchanceté de Marcello plutôt que de croire Mario devenu un mauvais garçon.

Au début de l'après-midi, la femme de l'avocat, jugeant sans doute avoir été un peu dure, s'adoucit.

« Lucia, dit-elle, pour cette fois, je te pardonne... Afin de te prouver que, malgré tout, je te fais confiance, tu conduiras de nouveau Nello dans les jardins Sainte-Hélène, puisque le temps se remet au beau... Alberto t'emmènera en gondole. Surtout, ne quitte pas l'enfant, un accident est si vite arrivé.

— Soyez tranquille, signora, je veillerai sur lui, comme d'habitude. »

Lucia monta dans sa chambre préparer l'enfant. Cependant, sur les marches du palais, au moment de sauter dans la gondole, elle eut une vague inquiétude. Durant toute la traversée, elle ne cessa de regarder vers la rive.

« Qu'avez-vous? demanda le vieil Alberto, en balançant lentement sa longue rame... Oubliez ce que vous a dit ce matin la signora, puisqu'elle vous pardonne.

— Ce n'est pas cela, Alberto, j'ai peur.— ... Peur de quoi?— Je ne sais pas, j'ai peur. » Le domestique sourit.« Gentille signorina, chassez vos tristes pensées...

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voyez plutôt comme le campanile de Saint-Marc et le palais des Doges resplendissent dans cette claire lumière d'été.»

Elle leva distraitement les yeux vers la ville, en effet très belle en cette heure de l'après-midi, mais elle n'avait pas le cœur à l'admirer. Au moment de poser le pied sur le quai des jardins, elle eut brusquement envie, sans savoir pourquoi, de demander à Alberto de rester avec elle. Mais, le soir même, il y avait réception au palais et la maîtresse de maison avait besoin de lui.

Elle regarda la gondole reprendre le large puis, tenant Nello par la main, fit lentement le tour des jardins avant de prendre sa place habituelle, sur le banc, près du tas de sable où Nello s'amuserait à faire des pâtés.

Malgré le beau temps revenu, les promeneurs n'étaient pas nombreux. Leur présence ne réussit pas à la distraire de ses pensées qui, sans cesse, revenaient vers Mario. Non, elle ne comprenait pas. Si c'était lui qui avait écrit l'étrange message, qu'avait-il à dire, après un si long silence? Il savait qu'elle vivait au palais Alfieri, savait-il aussi qu'elle venait souvent dans ce jardin?... Elle finit par s'imaginer qu'il allait apparaître et le chercha des yeux... Tout à coup, en effet, elle crut le reconnaître, derrière un massif, au fond du jardin. Son cœur se mit à battre. Elle se leva. Nello jouait tranquillement au sable; il ne risquait rien.

« Sois sage, je reviens dans un instant! »Elle courut vers l'endroit où elle avait aperçu son

camarade. Il avait disparu. Elle s'engagea sur une autre allée, revint sur ses pas, repartit de nouveau et redécouvrit le promeneur, penché sur une fontaine. Elle se précipita :

« Mario!... »

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Le jeune garçon se retourna. Il était blond comme Mario et de la même taille... mais ce n'était pas lui. Elle rougit, s'excusa puis, songeant tout à coup à Nello, repartit en courant à travers les allées.

« Nello!... »L'enfant avait disparu. Enjambant un massif de fleurs,

elle bondit vers le bassin aux poissons rouges qui attirait toujours si fort l'enfant. Mon Dieu, s'il était tombé à l'eau! Elle se pencha sur le rebord. Les poissons évoluaient tranquillement dans l'eau claire qui laissait voir le fond de la vasque.

« Nello!... »Affolée, elle repartit, au hasard des allées, puis pensa

avec effroi qu'il avait peut-être eu le temps d'atteindre le quai de la lagune. Elle se précipita à l'autre bout du jardin.

« Nello!... Nello... »Prise de panique, elle se mit à pleurer. Une vieille dame,

qu'elle n'avait pas vue, et qui lisait sous son ombrelle, s'approcha.

« Vous cherchez quelqu'un, petite signorina? »Elle sursauta.« Oui, madame!... un enfant... un tout petit enfant; je le

gardais, dans le jardin, il m'a échappé.— Comment était-il?— Un petit garçon de trois ans, aux cheveux

bruns, un peu frisés. Il portait une petite chemise bleue et des sandales de toile blanche. »

La vieille dame réfléchit un court instant. Comme pour elle-même, elle murmura :

« En effet, ce ne pouvait être que lui.— Oh! vous l'avez vu?... où est-il?— Il est passé là, il y a cinq minutes à peine... avec deux

messieurs.

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— Deux messieurs?... ce n'est pas possible, il était seul, avec moi, dans le jardin.

— Deux messieurs qui portaient des lunettes noires. L'un d'eux, qui avait une forte barbe, le tenait par la main; l'autre, plus jeune, lui offrait des bonbons.

— Vite, madame, où sont-ils partis?...— Je les ai vus descendre dans un canot à moteur amarré

contre le quai et le canot a démarré aussitôt vers la ville, comme s'ils avaient hâte de rentrer. »

Le cœur de Lucia cessa de battre. Elle pâlit. Elle venait de comprendre qu'on avait enlevé Nello.

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CHAPITRE VIII

LA TAVERNE DE LA NUIT

LE LENDEMAIN de son escalade, le premier geste de Mario, en s'éveillant, fut de porter la main à sa cheville. Elle était enflée. Impossible de faire jouer l'articulation. Par malchance, il se trouvait seul dans la maison, l'oncle Giacomo et la tante étaient partis de bonne heure pour Trévise, à l'autre bout de la lagune, à l'enterrement d'une cousine ; ils seraient absents toute la journée. Il pensa aussitôt à Lucia qui allait l'attendre sous la fenêtre du balcon. « II faut pourtant que j'aille là-bas », se dit-il. Hélas! à peine capable de poser le bout du pied sur le carrelage, il put tout juste, à cloche-pied, gagner la cuisine pour faire chauffer son petit déjeuner. Ensuite, il se recoucha.

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Pourtant, dehors, il faisait très beau. Un soleil étincelant illuminait le mur de la maison, en face. Certainement, dans l'après-midi Lucia retournerait dans les jardins Sainte-Hélène. Ne pourrait-il la voir avant?

Plusieurs heures passèrent. Le soleil montait dans le ciel, toujours radieux. Un coup de canon, tiré dans le port par un navire, annonça midi.

« Trop tard! soupira-t-il. Elle ne m'attendra plus. »II examina son pied enflé. Une simple foulure sans doute,

mais comment la guérir, et surtout la guérir vite? Il se fit des compresses avec un linge trempé dans l'eau d'une cuvette qu'il déposa près de son lit. Régulièrement, tous les quarts d'heure, il les renouvela, ne cessant de penser avec une inquiétude grandissante à sa petite camarade. Il la voyait, assise sur le banc... et s'imaginait les deux inconnus, la surveillant, cachés derrière la haie de lauriers-rosés.

Enfin, dans la soirée, à force de compresses et de massages, il lui sembla que son pied désenflait. En s'échauffant, les muscles perdaient de leur raideur. Il décrocha une vieille canne, pendue à un portemanteau, et s'exerça à faire plusieurs fois le tour de la cuisine. Il pouvait marcher.

A cette heure Lucia était rentrée des jardins; il se contenterait d'aller jusqu'au palais pour apercevoir de la lumière à la fenêtre et se rassurer. Peut-être distinguerait-il une silhouette, derrière les rideaux? Gela lui suffirait.

L'oncle Giacomo n'était pas encore rentré quand il sortit. Il déposa la clef derrière la boîte aux lettres, comme d'habitude. La nuit tombait. Au bas des marches, il eut une hésitation, mais la tentation était trop forte. Il s'éloigna. Appuyé sur sa canne, pour soulager le pied meurtri, il atteignit le pont du Rialto où, épuisé, il

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s'arrêta sur une marche. Quand il se releva, la vraie nuit était venue.

Clopin-clopant, il arriva à l'entrée de la rue où s'ouvrait la petite porte de fer forgé. Cette rue était mal éclairée, il passerait inaperçu. Soudain, comme il s'y engageait, il aperçut un groupe de personnes qui discutaient, devant la porte du palais. Parmi ces gens, il distingua deux uniformes de carabiniers. Instinctivement, il chercha un endroit où se cacher et se réfugia sous une galerie voûtée conduisant vers la cour intérieure d'un pâté de maisons.

Que faisaient ces gens et surtout ces carabiniers devant la porte du palais? Quelque chose était arrivé à quelqu'un de la maison... à Lucia... à l'enfant?...

Il attendit un moment puis risqua un œil vers la rue. Les gens avaient disparu mais les deux carabiniers faisaient les cent pas devant la demeure de l'avocat. Il regagna sa cachette, attendit encore. Il allait se risquer de nouveau dans la rue quand le pas des carabiniers retentit, tout proche. Les deux hommes passèrent devant la voûte puis, presque aussitôt, s'arrêtèrent. Croyant avoir été découvert, Mario s'aplatit contre la muraille, la respiration suspendue. Dans l'obscurité, une petite lueur jaillit. Il tressaillit. Un instant plus tard, il soupira de soulagement en voyant les carabiniers rebrousser chemin après avoir rallumé leur cigare.

Cependant, cette fausse alerte l'avait ébranlé. Il se demanda si, après tout, ce n'était pas lui qu'on recherchait puisqu'il avait été aperçu, escaladant le balcon du palais. Oui, c'était cela. Redoutant un cambriolage, l'avocat avait demandé que sa demeure fût surveillée.

Pris de peur, il n'osa se risquer jusqu'aux abords du palais. Profitant de l'instant où les carabiniers lui tournaient le dos, il quitta sa cachette. Son pied fatigué

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le faisait de plus en plus souffrir. Il chercha le chemin le plus court pour rentrer chez lui. Sa rencontre avec les carabiniers l'avait sans doute trop troublé, il se trompa de rue. Par deux fois, il dut faire demi-tour, tant et si bien, qu'épuisé, ayant perdu sa canne, il échoua dans une impasse, incapable de faire un pas de plus.

Il était très tard quand il put repartir. Complètement désorienté, il cherchait son chemin quand, au bord d'un canal, une enseigne éclairée l'attira : Taverna délia Motte.

« La Taverne de la Nuit! » II en avait entendu parler. C'était là que se réunissaient les facchini... pas les meilleurs, ceux qui ne pensaient qu'à dépenser, aussitôt gagnés, les pourboires de la journée. Plusieurs fois, on avait voulu l'y entraîner, il avait toujours refusé. Cependant il pensa trouver là quelqu'un qui l'aiderait à rentrer chez l'oncle Giacomo.

Il s'approcha. Derrière les vitres de la taverne, des hommes discutaient, jouaient aux cartes, dans l'atmosphère trouble et épaisse de la fumée des cigares. Il ne reconnut personne et se colla le front contre la vitre. Tout à coup, il vit qu'un homme, debout près du comptoir, venait de l'apercevoir et l'observait avec une curiosité insistante. Instinctivement, il fit un pas en arrière, puis revint contre la vitre. L'homme s'était déplacé. Il se trouvait plus près de lui mais à contre-jour. Impossible de distinguer ses traits. Il comprit seulement que le client de la taverne l'observait toujours. Pris d'une vague inquiétude, il s'écarta de nouveau, hors du champ de lumière répandu par la taverne. Alors, seulement, il se retourna. Derrière la vitre embuée, une ombre se penchait à droite, à gauche, pour fouiller l'obscurité du dehors.

Il demeura en suspens, ne sachant que faire. Comme

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l'ombre ne quittait pas la vitre, il décida de retrouver seul son chemin.

Il n'avait pas fait dix pas qu'un bruit, derrière, le fit sursauter. Il n'eut pas le temps de se retourner. Deux mains le saisirent aux épaules. Il voulut crier. Sa voix s'étouffa sans sa gorge, étreinte par un bâillon.

« Tais-toi... »L'attaque a été si brusque qu'il n'a pu réagir. En un

instant, il est jeté à terre. De toutes ses forces, il se débat mais les agresseurs sont deux. Même s'il pouvait se libérer, son pied blessé ne lui permettrait pas de fuir. Tout à coup, une voix étouffée murmure :

« Oui, c'est bien lui!... »Il tente de relever la tête pour voir celui qui a parlé. Un

mouchoir, prestement appliqué sur ses yeux, l'aveugle aussitôt. On lui attache les bras le long du corps, avec une ceinture de cuir.

Pendant quelques instants, il demeure hébété, sur le sol, ne comprenant pas ce qui vient de lui arriver. Près de lui, les deux hommes discutent à voix basse. Par deux fois, Mario reconnaît le mot « canal ». Va-t-on le jeter à l'eau? Non, les inconnus s'éloignent, comme s'ils l'abandonnaient; quelques minutes plus tard, il perçoit le bruit d'une rame frappant l'eau du canal. Des touristes attardés sans doute, dont la vue a mis en fuite ses agresseurs. Il ne tarde pas à reconnaître son erreur, en entendant de nouveau une voix, celle de tout à l'heure :

« Vite, cachons-le là-dedans! »II est alors soulevé de terre et déposé... ou plutôt jeté au

fond d'une gondole que les deux inconnus ont probablement trouvée le long du canal. L'embarcation quitte la rive aussitôt. Un des agresseurs prend la précaution de recouvrir Mario d'une lourde bâche. Le

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petit Vénitien en déduit qu'il s'agit non d'une gondole noire, c'est-à-dire d'une vraie gondole, mais d'une de ces barques marchandes qui sont munies d'épaisses toiles pour protéger leurs cargaisons.

Reprenant peu à peu ses esprits, Mario essaie de surprendre les paroles échangées par les inconnus; ceux-ci parlent à voix basse, et la toile qui le recouvre étouffe les sons. Il cherche alors à se repérer, à savoir où on le conduit. Pour l'instant, la gondole n'a pas encore quitté le canal étroit; les maisons renvoient en écho le bruit de la rame. L'homme qui pilote n'est certainement pas un vrai gondolier car, à plusieurs reprises, l'embarcation heurte assez violemment la rive.

Soudain, un nouvel espoir!... Il distingue, venant en sens inverse le bruit d'une autre gondole ou plutôt, les voix de ses passagers. Incapable de pousser le moindre cri, il essaie de s'agiter sous sa bâche, pour attirer l'attention. Un violent coup de pied l'oblige à se tenir tranquille. Pourtant, la gondole approche, elle est là. Que va-t-il se passer? Partie de l'autre barque, la voix joyeuse d'un rameur lance :

« Eh bien, les amis, est-ce une heure pour se rendre au marché?

— Pas d'heure pour les courageux!... le soleil se lève tôt à la saison. Il faut arriver avant l'aube pour avoir une bonne place!... bon voyage! —• Bon voyage! »

La gondole est passée, mais cette voix qui tout à l'heure n'a prononcé que de rapides mots étouffés, et qui, à l'instant, n'a pas osé se déguiser, Mario a l'impression de l'avoir déjà entendue quelque part. Où?... impossible de se souvenir.

Et le voyage nocturne se poursuit. Au balancement plus accentué de la gondole qui ne frôle plus les rives,

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au ronronnement lointain d'un moteur de vedette, Mario suppose que ses agresseurs ont atteint le Grand Canal. La traversée dure un bon quart d'heure puis, de nouveau, l'embarcation s'engage dans un canal, avec la même maladresse qui lui fait, à plusieurs reprises, toucher les bords. Enfin, elle s'immobilise. Les hommes sautent à terre. Une discussion s'engage, toujours à voix basse, mais animée. Mario comprend qu'ils ne sont pas d'accord. Pas d'accord sur quoi? Puis ils s'éloignent. Profitant de cette absence qui se prolonge, Mario essaie de se débarrasser de ses liens. Peine perdue. Quand les inconnus reviennent, il a tout juste réussi, en se frottant contre le fond du bateau, à faire glisser la toile qui le recouvrait.

Mais, que se passe-t-il? au lieu de le hisser hors de la gondole, les agresseurs redescendent à bord et l'embarcation fait demi-tour... ou plutôt, repart en sens inverse, ce qui laisse supposer que le canal est trop étroit pour lui permettre une manœuvre. Les inconnus se sont-ils aperçus qu'ils s'étaient trompés?... Enfin, après des hésitations et de nombreuses fausses manœuvres, la gondole s'arrête de nouveau, pour de bon cette fois. La ceinture de cuir qui liait les jambes de Mario est débouclée. Une voix étouffée et sèche murmure :

« Lève-toi! »Les yeux toujours bandés, étouffant sous son bâillon, il se

laisse entraîner. On le pousse en avant.« Descends! »Il trébuche et chancelle sur des marches raboteuses; on le

remet brutalement d'aplomb. Une acre odeur de moisi et d'humidité monte à ses narines dilatées. Il hésite.

« Allons, marche!... »On vient de le pousser dans une cave où les moindres

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bruits résonnent lugubrement. Que va-t-on faire de lui?... On libère ses bras, retire son bâillon, mais le mouchoir qui l'aveugle reste tendu sur ses yeux.

« Inutile d'appeler au secours, personne ne viendra... et si par malheur on t'entendait... »

L'homme, qui déguise toujours sa voix, ne termine pas. Presque aussitôt les pas s'éloignent. Une porte grince, une clef tourne dans une serrure, avec beaucoup de difficulté, semble-t-il. L'inconnu qui la manœuvre ne peut retenir un juron. C'est fini. Mario est seul. Son premier geste est de dénouer le mouchoir qui l'aveugle. Tout est si sombre, qu'il se demande s'il n'a pas réellement perdu la vue. Pas la moindre lueur tombant d'un soupirail. Souffrant horriblement de sa cheville, il se laisse glisser le long du mur contre lequel les agresseurs l'ont abandonné.

Pendant toute la durée du voyage, il a surtout cherché

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à deviner où on le conduisait. A présent, dans le silence de cette cave, il cherche la raison de cette attaque. L'un des inconnus est-il l'homme qui le regardait fixement à travers les carreaux de la taverne?... Sur le coup, il a pensé à une méprise, mais ce n'est pas possible. Il a entendu une voix murmurer, alors qu'il gisait à terre : « Oui, c'est bien lui. » Cette voix, à qui appartenait-elle? Au moment du croisement des deux gondoles, quand l'homme a oublié de la déguiser, il a cru la reconnaître, mais où et quand l'a-t-il déjà entendue?

La tête dans les mains, il réfléchit. Trop de mystère l'entoure. Brusquement, une image passe devant ses yeux, une image précise, celle du Sicilien avec qui il s'est querellé, un soir, sur le quai des Esclavons. Tout semble alors s'éclairer. Le Sicilien, un habitué de la Taverne de la Nuit, l'a reconnu. Le voyant seul, sur le quai désert du canal, il a voulu se venger. Craignant de n'être pas le plus fort, il a demandé à un compère de l'accompagner.

Sur le coup, cette explication le rassure car rien n'est plus angoissant que l'incertitude et le mystère mais aussitôt, le doute le reprend. Pourquoi, en effet, le porteur ne s'est-il pas découvert? Quand on se venge, tout le monde sait cela, on aime savourer sa vengeance, torturer celui qu'on veut perdre. Or, si on l'a poussé à terre et ligoté, il n'a pas été frappé. Il était pourtant facile, aux deux hommes, de le jeter dans le canal. A une heure pareille, personne n'aurait rien vu... Pourquoi l'avoir emmené si loin, pour l'abandonner ensuite dans une cave?... Non, ce n'est pas cela, il ne s'agit pas d'une vengeance. Mais alors?

Au bout d'un moment, les élancements, dans son pied, s'étant calmés, il se relève pour explorer sa prison. Une étrange prison en vérité. S'appuyant le long des

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murs, tâtonnant, il essaie d'en faire le tour. Impossible d'arriver jusqu'au fond, envahi par de l'eau croupie, provenant probablement des infiltrations du canal tout proche. Il revient sur ses pas; ses doigts effleurent la porte qui, tout à l'heure, s'est refermée si difficilement. Superficiellement, son bois est pourri, mais elle semble épaisse, encore très solide, avec ses ferrures. Il essaie en vain de l'ébranler. Plus loin, trouvera-t-il une issue? Il se heurte à quelque chose qui le fait trébucher, une sorte de lourd baquet en bois, à demi pourri.

Épuisé, renonçant à comprendre, il se laisse retomber à terre.

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CHAPITRE IX

POLICE!...

ACCABLÉE, Lucia regardait le petit lit de Nello. « C'est ma faute, se redisait-elle pour la centième fois, je n'aurais pas dû m'éloigner. Mon Dieu! où est-il à cette heure?... pourvu qu'on ne lui fasse pas de mal! »

Malgré tout, elle voulait espérer encore. Nello n'avait pas été enlevé; les inconnus lui avaient simplement fait faire une petite promenade en bateau; s'ils tardaient à le ramener, c'est que le canot automobile était tombé en panne sur la lagune. Tout à l'heure, on allait sonner!

Cependant, le temps passait. Déjà plus de quatre heures d'attente anxieuse ! Dehors, la nuit était venue. Alors, elle essaya de revivre, instant par instant,

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toute cette fin de journée. Elle se revit rentrant à perdre haleine pour annoncer la tragique nouvelle. La signora était devenue blême et s'était évanouie. Quelques instants plus tard, alerté par téléphone, l'avocat accourait du palais de justice. Bondissant dans le canot automobile avec Marcello, il était parti vers les jardins Sainte-Hélène.

Là-bas, tous les massifs, tous les bassins, tous les recoins avaient été explorés. Aucune trace de l'enfant. Désespérée, Mme Balderini avait alors supplié son mari d'avertir la police. L'avocat s'y était refusé.

« Si notre petit Nello a été enlevé, avait-il tenté d'expliquer à sa femme, c'est qu'on nous suppose les moyens de payer une forte rançon pour qu'il nous soit rendu. Nous ne tarderons pas à recevoir un message des ravisseurs nous fixant leurs conditions.

— Oh! Enrico, c'est trop affreux!... je ne peux pas, je ne peux pas attendre. Il faut faire quelque chose!

— Souviens-toi de ce qui s'est produit, l'an dernier, en Angleterre quand le fils de ce chirurgien de Londres a disparu. La police a été aussitôt avertie de sorte que les ravisseurs, craignant d'être pris dans un piège, n'ont pas osé se présenter au rendez-vous qu'eux-mêmes avaient pourtant fixé avec beaucoup de précautions... et l'enfant n'a jamais été retrouvé.

— Mais si Nello n'a pas été enlevé?... s'il s'est simplement perdu, s'il erre dans Venise, comme un petit être abandonné?...

— Avec Marcello, nous avons exploré les jardins Sainte-Hélène et les alentours... Nello ne s'est pas perdu, Lucia l'a dit d'ailleurs, une vieille dame l'a aperçu avec deux hommes qui l'emmenaient. »

Plusieurs heures avaient passé, lourdes d'angoisse. Naturellement, au palais Alfieri, les invitations pour la

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réception avaient été annulées. Enfin, devant les prières répétées de sa femme, l'avocat s'était décidé à prévenir la police. En attendant son arrivée, Lucia avait été invitée à se tenir dans sa chambre.

C'est là que la petite Vénitienne se trouvait, écoutant avec anxiété les allées et venues de la maison et jetant, à chaque instant, un regard consterné vers le lit blanc, où, cette nuit, Nello ne dormirait pas.

Tout à coup, elle tressaillit. On avait ouvert la porte. Deux carabiniers en uniforme apparurent, accompagnant l'avocat et sa femme. Le visage défait, les yeux rougis par les larmes, Mme Balderini jeta vers la nurse un regard lourd, chargé de reproches, que la jeune fille ne put soutenir. Derrière, Lucia n'avait pas aperçu un autre personnage, un homme en civil qui vint directement à elle.

« Police!... »Lucia eut un frisson.« Ainsi, fit l'homme, d'après ce que je viens d'apprendre,

l'enfant a disparu au moment où tu le gardais dans les jardins Sainte-Hélène. Quelle heure était-il?

— Quatre heures et demie, environ.— Que faisait l'enfant, à ce moment-là?— Il jouait, près du bassin à sable.— Et toi, où étais-tu?— Je m'étais éloignée de quelques pas, pour me

dégourdir les jambes. C'est à cet instant qu'il a disparu. J'ai couru à travers les jardins, puis vers le quai. Une vieille dame m'a dit l'avoir aperçu avec deux hommes qui l'ont fait monter dans un canot à moteur. »

Le policier fronça les sourcils.« Le bassin à sable, dont tu parles, se trouve à plus de

trois cents mètres de la lagune. Si tu n'avais fait que quelques pas, comme tu le prétends, les inconnus n'auraient pas eu le

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temps d'attirer l'enfant et de l'entraîner jusqu'à leur bateau. Où étais-tu? »

Lucia hésita. En rentrant au palais, elle n'avait pas dit avoir cru reconnaître Mario et couru jusqu'au bout du jardin.

« J'étais allée au fond du jardin.— C'est-à-dire à cet endroit planté d'arbustes

d'où il n'était plus possible d'apercevoir l'enfant. Ta patronne t'avait pourtant bien recommandé de ne t'absenter sous aucun prétexte. Qu'allais-tu faire de ce côté? »

Lucia hésita encore. Par pudeur, par une sorte de crainte aussi, elle ne voulait pas prononcer le nom de son camarade. Mais le policier la regardait dans les yeux, l'intimidait.

« Dans ton intérêt, et dans celui de la justice, tu dois tout dire.

— J'avais cru apercevoir quelqu'un que je connaissais, j'ai couru pour le rejoindre.

— Qui?— Un camarade.— Son nom? »Elle se troubla, rougit.« Son nom? répéta le policier d'une voix sèche.— Un camarade d'enfance qui se nomme Mario. » La

femme de l'avocat tressaillit, lança vers Lucia un regard accablant.

« Oh! s'écria-t-elle, je m'en doutais... Lucia, je t'en supplie, si tu sais quelque chose, parle... Que venait faire ce garçon dans les jardins?... C'est lui, n'est-ce pas, qui a enlevé mon petit Nello, avec l'aide d'un complice?... Et tu savais tout, tu étais au courant... »

Indignée, Lucia se redressa, brava le regard à la fois douloureux et dur de la signora.

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« Je vous défends d'accuser Mario... ce n'est pas lui, ce ne peut pas être lui.

— Alors, prouve-le, repartit vivement le policier. Je sais déjà beaucoup de choses sur lui. Ce message laissé sur le balcon de ta chambre, que signifiait-il?

— Je vous jure n'avoir pas vu Mario dans les jardins Sainte-Hélène. Je m'étais trompée, ce n'était pas lui... D'ailleurs qu'y serait-il venu faire? Nous étions bons camarades, mais je ne l'ai pas rencontré depuis plusieurs semaines. Il m'a oubliée.

— Oubliée?... pourtant il n'a pas hésité à sonner au palais pour te voir, puis à escalader le balcon pour te transmettre ce message. Toute cette histoire ne tient pas debout. »

Lucia soupira. Comment expliquer ce qui s'était passé entre elle et Mario? Simplement, une chose était certaine : Mario n'était pour rien dans l'enlèvement de Nello. Jamais il n'aurait pu commettre un crime pareil. Elle se prit à pleurer.

« Les larmes ne m'attendrissent pas, fit sèchement le policier. Ce Mario, où habite-t-il?... nous devons le retrouver.

— Il était apprenti verrier, à Murano... mais il avait l'intention de revenir chez son oncle, dans Venise même.

— Cet oncle, où vit-il? »Lucia hésita. Il lui sembla, tout à coup, qu'en donnant

l'adresse elle dénonçait Mario pour un crime qu'il ne pouvait avoir commis.

« Allons, vite?...— Quartier de San-Stefano.— Quel numéro?— Mille deux cent soixante-dix. »Le policier nota soigneusement le chiffre sur son

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carnet (à Venise, les maisons ne sont pas numérotées par rues mais par quartiers). Elle le regarda avec inquiétude refermer son calepin.

« Oh!... vous... vous n'allez pas?... »L'homme ne répondit pas. Il se tourna vers les carabiniers

à qui il donna des ordres, à voix basse puis, s'adressant à la signera Balderini :

« Que cette jeune fille ne quitte pas sa chambre avant mon retour. »

La porte se referma. De nouveau seule, Lucia se jeta sur son lit, la tête dans les mains. Des heures passèrent qui lui parurent une éternité. En bas, dans le grand salon, c'étaient des allées et venues sans fin. Pour fuir la solitude qui l'oppressait, elle voulut ouvrir la fenêtre, respirer un peu d'air frais, sur le balcon. Mais de quoi ne l'accuserait-on pas encore? Elle se contenta de regarder le Grand Canal à travers les vitres.

Il était plus de minuit quand, de nouveau, des pas lourds retentirent dans l'escalier. Elle crut qu'on avait retrouvé Mario, qu'on lui amenait. Elle en fut bouleversée.

La porte s'ouvrit. Le policier entra le premier suivi de l'avocat, de sa femme et de Marcello... Mario n'était pas avec eux. Elle en éprouva un soulagement. Il lui aurait été trop pénible de se trouver subitement en présence de son camarade, dans cette tragique circonstance. Le policier s'avança, les sourcils froncés.

« Ainsi que je le prévoyais, fit-il, Mario a disparu.— Disparu?— Ce matin même, il a quitté le domicile de l'oncle chez

qui il était revenu vivre.— Alors, c'est qu'il est reparti pour Murano. » Le

policier secoua la tête.« Aucune trace de lui dans l'île; nous y sommes

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allés. Il n'a plus remis les pieds chez l'ouvrier qui l'hébergeait. Toi seule sais ce qu'il est devenu.

— Je ne peux rien vous dire, je ne sais pas.— Ou plutôt, tu préfères te taire?— Je vous jure que je ne sais rien. »Le policier fit un pas vers elle, la regardant fixement.« Prends garde, ma fille! il pourrait t'en coûter de cacher

la vérité à la justice, simplement pour prendre la défense d'un petit vaurien. »

Ce mot « vaurien » la fit sursauter. Elle se redressa.« Mario n'est pas un vaurien!— Ce n'est pas tout à fait l'avis des habitants de cette

maison... ni le mien. Nous savons beaucoup de choses, sur lui. Pourquoi ce garçon a-t-il quitté Murano pour se faire facchino à Venise?... On n'abandonne pas ainsi un vrai métier pour devenir porteur... à moins que l'argent ne vous attire trop. »

Lucia baissa la tête, blessée par ce jugement si dur sur son camarade. Elle ouvrit la bouche pour dire que c'était pour elle qu'il avait décidé de changer de métier. Une sorte de pudeur la retint. Ceci ne regardait personne. D'ailleurs la croirait-on?

« Mario est un honnête garçon, répondit-elle simplement.— Il l'était peut-être, naguère... Sais-tu qu'un soir il s'est

querellé et battu, sur un quai, avec un autre facchino., ainsi que nous venons de l'apprendre?

— Ce n'est pas vrai!— S'il était resté honnête, pourquoi aurait-il escaladé la

façade de cette demeure, comme un malfaiteur?... Et ce message, trouvé sur le balcon, deux jours avant l'enlèvement?... Ce Mario désirait te mettre au courant de quelque chose, te dire d'emmener l'enfant au jardin,

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tel jour, à telle heure. Naturellement, il a pensé au cas où le billet ne tomberait pas entre tes mains. C'est pourquoi ce billet, en apparence, ne signifie rien... La preuve : le lendemain, il n'est pas revenu, contrairement à ce qu'il affirmait. Voyons, réponds, vous vous étiez entendus.

— Je ne sais rien!— Pourquoi, encore, ce même Mario, quelques

heures avant son escalade, a-t-il tenté de pénétrer au palais Alfieri? Aucun doute, il voulait te dire quelque chose. Il espérait que toi-même lui ouvrirais et il s'est enfui en se trouvant face à face avec le fils de la maison. »

Et, d'ajouter, en se tournant vers Marcello : « C'est bien ce qui s'est passé, n'est-ce pas? » Marcello approuva et, ajouta :

« J'ai vu ses poings se fermer, d'un geste menaçant, comme s'il allait me frapper, et il s'est sauvé. »

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Indignée, Lucia lança vers le jeune garçon un regard angoissé.

« Ce n'est pas possible. Pourquoi vous aurait-il menacé puisqu'il ne vous connaissait pas? »

Embarrassé, Marcello ne répondit pas. Le policier reprit à sa place :

« Tu vois, tout prouve que ce Mario est devenu un mauvais garçon. D'ailleurs son oncle nous a parlé de lui; il ne le tient pas en grande estime. En tout cas, il ne s'explique pas pourquoi son neveu qu'il avait laissé le matin, au lit, se plaignant, paraît-il, de souffrir d'une entorse, ait disparu, le soir à son retour. Cette disparition est une lourde charge contre lui. »

Accablée, Lucia ne sut plus que répondre. Ces accusations accumulées contre Mario finissaient par l'ébranler. Que croire, que penser? Elle cacha son visage dans ses mains. Au lieu d'insister, le policier la laissa pleurer en silence puis, au bout d'un moment, il reprit, adoucissant sa voix :

« Écoute, Lucia, nous voulons bien te croire en dehors de cette affaire. Mais un enfant dont tu avais la garde a disparu. Il faut nous aider. Allons, si tu ne sais pas tout, du moins sais-tu quelque chose. Mario est l'un des coupables, n'est-ce pas? »

Lucia se mit à trembler. La voix du policier l'impressionnait. Il venait de lui dire tant de choses sur Mario et, en effet, l'attitude de son camarade était si étrange. Elle ne savait plus où était la vérité.

« Allons, parle!... c'est lui, n'est-ce pas? » reprit brièvement l'homme.

Alors, complètement perdue, d'une voix qui tremblait, elle murmura :

« Je ne sais pas... peut-être... »Pour le policier ce « peut-être » était un aveu

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. Triomphant, il se tourna vers l'avocat et Mme Balderini. « Vous avez entendu, elle ne nie plus. » Lucia eut un sursaut de révolte, mais, à bout de nerfs, épuisée, ne pouvant plus supporter ce terrible interrogatoire qui durait depuis si longtemps, elle s'effondra sur une chaise et s'évanouit.

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CHAPITRE X

GROS TITRES DANS LES JOURNAUX

EN OUVRANT les yeux, Mario s'aperçut qu'il grelottait. Sans doute, était-ce le froid qui l'avait tiré de son sommeil. Combien de temps avait-il dormi? Quelle heure pouvait-il être? Il tendit l'oreille, espérant recueillir quelque bruit venant de l'extérieur, un son lointain de cloche. Rien. Les deux hommes étaient-ils revenus pendant son sommeil?

Dans la cave, régnait toujours la même obscurité, moite, épaisse. Il tâta sa cheville. L'immobilité, le repos en avaient diminué l'enflure. Il constata avec soulagement qu'il pouvait se tenir debout sans éprouver une trop vive douleur. Rassemblant ses souvenirs, il essaya de nouveau de s'expliquer l'étrange agression dont il avait été victime. Al éprise? vengeance?... mais d'abord,

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où était-il? Toujours à l'aide des souvenirs, il chercha à refaire, par la pensée, le trajet suivi, dans la nuit, par la mystérieuse gondole. A la réflexion, la traversée du Grand Canal avait duré trop longtemps, pour un simple voyage d'un bord à l'autre. Les deux hommes avaient-ils remonté la voie d'eau vers le cœur de la ville? Pavaient-ils au contraire descendue en direction de la lagune? Il se souvint que, vers la fin de la traversée, quand les inconnus avaient sauté à terre pour s'absenter un moment, le carillon d'un campanile avait sonné minuit. Il avait même remarqué qu'une cloche de ce carillon, une de celles qui sonnaient les quarts de l'heure, était fêlée. Mais que pouvait lui apporter ce mince détail? Quant à la voix du Sicilien, était-il sûr de l'avoir reconnue...? D'ailleurs, encore une fois, pourquoi le Sicilien se serait-il vengé de cette façon?

« Non, ce n'est pas une vengeance, se dit-il, le facchino m'aurait jeté dans le canal, mais pas enfermé dans cette cave après toutes sortes de précautions pour ne pas se trahir. Il aurait été trop heureux de se faire connaître... Pourtant ce n'était pas non plus une méprise. »

II réfléchit; malgré lui, il ne put s'empêcher de faire un rapprochement entre ses agresseurs et les deux étranges promeneurs des jardins Sainte-Hélène... mais tout ceci avait-il un rapport avec Lucia?... avec la présence des carabiniers devant le palais Alfieri?

A quoi bon se casser la tête, au lieu de chercher à fuir? Il pouvait marcher, peut-être trouverait-il une autre issue que la porte? Dans leur précipitation, les inconnus n'avaient songé à lui prendre ni son porte-monnaie ni son couteau. Hélas! ce couteau, plutôt un canif, ne possédait qu'une courte lame avec laquelle il parviendrait difficilement à entamer le bois de la porte. De toute façon, ce travail demanderait trop de temps.

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Les inconnus pouvaient revenir d'un instant à l'autre. Il devait faire vite.

Longeant les murs suintant d'humidité, il atteignit la partie basse de la cave, envahie par les eaux d'infiltration. Trouverait-il, de ce côté, une autre ouverture? Prudemment, il s'avança dans la boue, en pataugeant, vers le mur du fond contre lequel ses doigts tâtonnèrent sans trouver aucune issue.

Il revenait sur ses pas, quand son pied heurta quelque chose. Il se baissa. C'était un morceau de bois, une sorte de chevron qui, gonflé par l'eau, alourdi, s'était enlisé. Une idée lui traversa l'esprit : se servir de cette pièce de bois comme d'un bélier pour enfoncer la porte.

Il la dégagea avec beaucoup de peine, la souleva et donna un violent coup de boutoir. Un bruit sourd, énorme, ébranla la cave mais la porte ne bougea pas, à cause des épaisses ferrures qui maintenaient encore solidement ses panneaux. Effrayé par le bruit qu'il venait de faire, il demeura immobile, s'attendant à voir surgir les inconnus. Rien. Alors, deux fois, trois fois, il recommença. Hélas! la porte ne céda pas.

Épuisé, il se demandait ce qu'il pourrait encore tenter quand, levant les yeux, il crut distinguer, juste au-dessus de sa tête, deux minces raies de lumière pâle. La cave n'était donc pas voûtée, comme la plupart des caves de Venise; sa partie supérieure était un plancher... Ces planches, probablement à demi pourries elles aussi, et certainement moins épaisses que celles de la porte, résisteraient-elles aussi farouchement?

Un espoir lui fit battre le cœur. Puisque le petit jour naissant filtrait à travers ce plancher, la pièce au-dessus possédait donc des ouvertures... et elle n'était pas habitée puisque personne n'avait entendu les coups...

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II dressa le morceau de bois, à la verticale et, l'empoignant solidement, frappa le plancher de toutes ses forces. Au premier choc, une planche craqua; un éclat de lumière pâle pénétra au fond de la cave. Encouragé, il recommença, et réussit à pratiquer, dans le plancher, une brèche assez large pour lui livrer passage.

Cependant, il n'est pas encore sauvé. La solive n'est pas assez longue pour être dressée, contre l'orifice, comme une échelle. Il lui manque vingt bons centimètres. Comment l'allonger? Il pense alors au cuveau contre lequel, quelques heures plus tôt, il s'est heurté si violemment. Le cuveau est amené sous l'ouverture et renversé. Posée sur son fond, la pièce de bois atteint à présent la brèche. Après l'avoir assurée de son mieux, il se cramponne au bois encore gluant de boue et commence à grimper, comme le long d'un niât de cocagne. Ses doigts glissent. Par deux fois, il dégringole au fond de sa prison. Il essuie le bois avec son mouchoir et courageusement recommence sa tentative. Ses doigts atteignent le bord déchiqueté du plancher.

Il se voit déjà hors de la cave quand, brusquement, la pièce de bois se dérobe sous lui, en même temps qu'un craquement sinistre ébranle sa prison. Le fond du cuveau pourri vient de céder. Pendant quelques secondes, Mario demeure suspendu dans le vide, accroché à une planche. Que celle-ci cède à son tour, et il est perdu! Miracle! le bois résiste. Bandant ses muscles, concentrant ses efforts, il parvient, d'un coup de rein, à se hisser hors du trou.

Sauvé!... mais la tension nerveuse a été si forte qu'il s'effondre aussitôt sur le plancher, étourdi, à bout de souffle. Enfin, il se redresse. Comme il le prévoyait, la pièce est abandonnée; aucun meuble, rien que des débris de planches et des plâtras. Il essaie de pousser

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la porte; elle est condamnée. La fenêtre refuse également

de s'ouvrir, gonflée par l'humidité. Pour éviter de briser une vitre, il gratte les restes de mastic avec la pointe de son canif et descelle le carreau.

Prudemment, il passe la tête à l'extérieur où court une petite rue tortueuse bordée de vieilles maisons et d'entrepôts. Personne! l'heure est trop matinale. Faisons vite! Il enjambe la fenêtre, saute dans la rue qui se trouve presque au même niveau, regarde vivement à droite, à gauche avant de s'élancer et s'enfuit, en boitant. Pour brouiller la piste au cas où on l'aurait aperçu, il s'engage dans une autre ruelle, puis dans une autre. Tout à coup, il sursaute. Ce sont eux! ses agresseurs... Non, simplement un chien errant qui vient de renverser une poubelle en cherchant sa nourriture. Plus loin, il aperçoit une ombre venant dans sa direction. Il fait un écart, se cache dans l'encoignure d'une porte. L'ombre passe; c'est celle d'un pêcheur qui va rejoindre sa barque. Le cœur battant, souffrant de nouveau de sa cheville, il repart, au hasard et, brusquement, se trouve face à face avec la lagune. Où est-il? de l'autre côté de l'eau, très loin, il reconnaît la coupole blanche de l'église Sainte-Marie... un peu plus à droite, la pointe, encore noyée d'ombre bleue, du campanile de Saint-Marc et les festons du palais des Doges. Inutile de chercher davantage, c'est dans l'île de la Giudecca qu'on l'a conduit. Au soulagement de savoir où il se trouve, succède aussitôt l'inquiétude. L'île est séparée de Venise par un bras de mer de plusieurs centaines de mètres. A une heure pareille aucun bateau ne pourra le ramener dans la ville. Affolé à la-pensée que les inconnus se sont lancés à sa recherche, il songe à fuir à la nage. La distance ne l'effraie pas, mais il a épuisé toutes ses forces et n'a rien mangé depuis longtemps. D'ailleurs,

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la traversée serait dangereuse, parce que trop longue. Ses agresseurs auraient le temps de l'apercevoir et de le rejoindre en gondole.

Mieux vaut se cacher et attendre le premier bateau, vers sept ou huit heures, celui qui amènera les premiers ouvriers travaillant dans l'île et fera ensuite la navette, toute la journée. Deux heures d'attente! Où trouver un endroit sûr pour se cacher? Il en découvre un, au fond du couloir d'une vieille maison, sous un escalier de bois, tout près du quai.

Recroquevillé sous les marches, dans l'obscurité, il reprend son souffle, s'essuie le front. Depuis l'instant où les inconnus se sont jetés sur lui, près de la Taverne de la Nuit, à peine a-t-il eu réellement peur, tant .il ne cherchait qu'à comprendre ce qui lui arrivait. A présent, il frissonne à l'idée du danger qu'il vient de courir. Ses pensées reviennent vers Lucia. Elle n'a plus d'amitié pour lui, mais il ne peut s'empêcher de croire qu'il s'est passé quelque chose de grave. Sitôt dans Venise, il courra au palais Alfieri et, malgré l'heure matinale, sonnera à la porte.

Au fond de son réduit, il essaie de mesurer le temps qui passe lentement. Avec le jour qui grandit et laisse filtrer de la lumière entre les planches mal jointes de l'escalier, l'inquiétude le reprend. Les deux hommes se sont aperçus de sa fuite, ils le recherchent, le guettent, quelque part, aux alentours. Soudain les marches craquent sous le poids dé pas lourds; ce sont eux. Non, des habitants de la maison qui se rendent au travail.

Enfin, un coup de sirène lointain!... puis un autre, plus proche; c'est le bateau du service régulier. Prudemment, il quitte sa cachette, s'avance dans le couloir, jette un coup d'œil. Beaucoup de monde sur le quai

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tout proche! mais comment reconnaître ses deux agresseurs, s'ils se sont mêlés à la foule?

Le cœur battant, il attend jusqu'au dernier moment, c'est-à-dire jusqu'à l'instant où le petit navire lance son coup de sirène pour reprendre le large. Alors, il fonce, droit devant lui, sans pitié pour sa cheville malade, saute sur la passerelle au moment précis où le marinier allait la retirer.

« D'où sors-tu, avec tes vêtements couverts de boue... tu es tombé dans la lagune? » fait en riant le matelot. Mario n'a pas envie de plaisanter. Encore inquiet, il se glisse parmi les passagers, regarde avec soulagement s'éloigner la rive. Dans la ville seulement, il sera sauvé. Il frotte ses vêtements sales, passe les doigts dans ses cheveux pour les peigner. Dix minutes plus tard, la vedette touche Venise. Il n'est pas encore huit heures mais la ville est déjà animée. Enfin Mario va savoir si l'étrange aventure qu'il vient de courir a quelque rapport avec Lucia. Tant pis si sa camarade d'autrefois refuse de le revoir, de lui parler. Au moins, il saura qu'il ne lui est rien arrivé.

Toujours boitillant, il se glisse dans la foule quand, tout à coup, la voix claironnante d'un crieur de journaux qui annonce la première édition du matin, le fait sursauter.

DERNIÈRES NOUVELLESMYSTÉRIEUSE DISPARITION D'UN ENFANT

DANS LES JARDINS SAINTE-HÉLÈNE

Un enfant?... Les jardins Sainte-Hélène!... Dans sa tête, le rapprochement est immédiat. L'enfant que gardait Lucia! les deux étranges promeneurs à lunettes noires! Il sort vivement une pièce de monnaie, arrache

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le journal des mains du crieur et, pour être seul, se réfugie dans une impasse. Avidement, il dévore l'article, imprimé en énormes caractères :

« HLER APRÈS-MIDI, DANS LES JARDINS SAINTE-HÉLÈNE, LE FILS DU CÉLÈBRE AVOCAT ENRICO BALDERINI A ÉTÉ ENLEVÉ... TROMPANT LA SURVEILLANCE DE LA JEUNE FILLE QUI GARDAIT L'ENFANT, LES RAVISSEURS, AU NOMBRE DE DEUX, ONT ÉTÉ APERÇUS, PRENANT LA FUITE, A BORD D'UN CANOT A MOTEUR. •

« D'APRÈS LES PREMIERS RÉSULTATS DE L'ENQUÊTE, LA NURSE ACCUSERAIT FORMELLEMENT UN JEUNE GARÇON NOMMÉ MARIO QUI AURAIT D'AILLEURS, DEUX JOURS PLUS TÔT, TENTÉ DE S'INTRODUIRE DANS LE PALAIS ALFIERI. LA POLICE RECHERCHE ACTIVEMENT CE MARIO, MYSTÉRIEUSEMENT DISPARU DU DOMICILE DE L'ONCLE CHEZ QUI IL VIVAIT... »

Mario s'est senti pâlir. De ce qu'il vient de lire, il retient une chose épouvantable. Lucia l'a accusé. A-t-elle réellement voulu le perdre? A cause du billet, trouvé sur le balcon, l'a-t-elle cru capable d'un crime aussi odieux?

Le journal tremble entre ses doigts. Il demeure hébété. Malgré tout, il veut encore croire qu'il s'est trompé, qu'il a mal lu, mais les mots sont là, impitoyables. Lucia a renié leur amitié. Bien pis, elle lui voue de la haine. C'est épouvantable. Mais, très vite, il se reprend. A son amère désillusion succède un mouvement de révolte. Il n'est pas coupable, il va courir au palais Alfieri, confondre Lucia, expliquer l'invraisemblable aventure qu'il vient de vivre et qui est peut-être en rapport avec l'enlèvement. De toute façon, il doit parler.

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Cependant, il réfléchit. Tout n'est pas aussi simple. Si vraiment Lucia l'accuse, elle ne fera rien pour le défendre, au contraire. Si elle prétend n'avoir pas trouvé le message sur le balcon, que dira-t-il?... Quant à son aventure de la nuit, qui la croira? elle n'a pas eu de témoins. S'il parle du Sicilien, dont il pense avoir reconnu la voix, on recherchera le porteur, mais celui-ci aura beau jeu pour nier... et le Sicilien, à son tour, l'accusera, lui, Mario, de le soupçonner injustement?...

Tout cela court très vite dans sa tête, comme les images d'un film. Inutile de courir au palais Alfieri... mais il ne rentrera pas non plus chez son oncle où les carabiniers l'attendent sans doute.

Appuyé à un mur, le journal entre ses doigts crispés, il vient de décider d'avertir directement la police quand, relevant la tête, il aperçoit un gamin qui, les mains dans les poches, semble le considérer d'une curieuse façon. Mario tressaille. Il s'imagine aussitôt que ce gamin a déjà vu le gros titre du journal, qu'il l'a reconnu. Mario se voit alors arrêté par les carabiniers, traversant honteusement la ville menottes aux mains, avant d'avoir pu prouver son innocence.

Alors, sous le regard surpris du gamin, il s'enfuit.Et tout à coup, dans sa fuite, une image passe devant ses

yeux, celle de Pietro son camarade. Pietro est le seul être qui puisse l'aider. Pietro connaissait son amitié pour Lucia, peut-être même a-t-il rencontré sa camarade? Oui, avant d'avertir la police, il doit revoir Pietro...

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CHAPITRE XI

EST-CE LA CLEF DE L'ÉNIGME?

ÉPUISÉ, pouvant à peine poser à terre son pied meurtri, Mario arriva devant la maison de Pietro. Son camarade était-il chez lui à cette heure matinale?... s'y trouvait-il seul? Il s'engagea dans le couloir obscur qui débouchait dans une cour en forme de patio où les locataires de l'immeuble déposaient tout ce qui les encombrait. Il constata tout .de suite que la petite charrette, peinte en vert, du père de Pietro n'était pas là. Cette charrette à bras, il la connaissait bien. Il lui était arrivé d'aider Pietro à la pousser, pleine de légumes, jusqu'au marché du Rialto. Le père de son camarade était donc parti. Les Vénitiens sont moins matinaux que les touristes, les habitants de la maison n'étaient pas encore levés.

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Il s'engagea dans l'escalier en colimaçon aux marches usées de brique rouge. Pietro habitait au premier. Il s'arrêta, l'oreille tendue. A travers la porte, il perçut un bruit de vaisselle et de casseroles mais aucun son de voix. La mère de Pietro était donc seule; son mari vendait des légumes sur le marché du Rialto et Pietro l'avait accompagné pour pousser la voiturette.

Mario se demanda ce qu'il allait faire. En général Pietro ne restait pas toute la matinée au marché avec son père; il ne tarderait pas à rentrer. Mario redescendit sans bruit l'escalier avec l'intention de se cacher parmi le bric-à-brac encombrant la cour, en attendant le retour de son camarade. Il allait atteindre les dernières marches quand un bruit de pas, dans le couloir, l'arrêta. Quelqu’un entrait, allait monter. Il tourna le visage vers le mur pour ne pas être reconnu, mais aussitôt, une voix appela :

« Mario!... toi? »C'était Pietro. Le garçon s'arrêta net, le visage marqué par

la stupeur.« Pietro, il faut que je te parle,... en cachette... je

t'expliquerai... »En suspens sur le bord d'une marche, Pietro considérait

son camarade, comme s'il n'avait pas entendu, tant cette soudaine rencontre l'avait saisi.

« Vite, reprit Mario, cache-moi! »Au même moment, de nouveaux pas résonnèrent dans le

couloir. Alors Pietro saisit Mario par le bras et le poussa vers le haut des marches, jusqu'au dernier palier, au sommet de l'immeuble qui se terminait par une soupente. Sans mot dire, Pietro décrocha une petite échelle suspendue au mur et l'appliqua contre le rebord d'une trappe étroite.

« Là-haut, nous serons tranquilles. »

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Il grimpa le premier, souleva un panneau de bois, se hissa dans le grenier et se retourna pour aider Mario qui, le pied endolori, vacillait sur l'échelle. Ils se trouvèrent sous le toit, tout juste assez haut, en son milieu, pour qu'ils puissent se tenir debout.

Alors, les deux camarades se regardèrent.« Mario, fit vivement Pietro, je ne comprends pas, qu'est-

il arrivé?— Tu n'as pas lu les journaux ce matin?— Si,... mais je n'ai pas pu croire... ils se trompent... Je

te connais, Mario, je suis sûr que tu n'es pour rien dans cette affaire. Regarde-moi dans les yeux, Mario. Ce n'est pas toi, n'est-ce pas?... »

Accablé, Mario se contenta de secouer la tête pour dire « non ». Pietro lui saisit les mains, les serra très fort.

« Je le savais, Mario... mais ce visage défait... tes vêtements pleins de boue, explique-moi! »

Mario se laissa tomber sur une caisse et se prit la tête dans les mains.

« S'il n'était question que de moi, Pietro... Après tout la police peut se tromper,... mais Lucia?

— Que veux-tu dire?— La jeune fille qui gardait l'enfant quand on l'a enlevé,

c'était elle... et c'est elle qui m'accuse.— Lucia?— Elle a fait cela... je ne comprends pas... mais toi,

Pietro, qui la connaissais, qui l'a peut-être vue, tu pourrais m'aider. Je ne sais plus rien d'elle depuis longtemps. Je pensais qu'elle pouvait t'avoir parlé de moi. »

Pietro secoua la tête.« Non, je ne sais rien. Plusieurs fois, je l'ai aperçue, de

loin, près du Rialto, elle ne m'a jamais adressé la parole, et même, à présent, il me semble en effet qu'elle

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m'évitait. Elle était mieux habillée qu'autrefois et tenait par la main un enfant, que je croyais être son petit frère; je ne la savais pas au service de l'avocat Balderini... Allons, Mario, qu'y a-t-il eu entre vous? »

Mario soupira. Il lui en coûtait de raviver ces souvenirs. Puis il se mit à parler de sa camarade, de ses projets de venir travailler dans Venise, pour l'aider, pendant que son père serait absent, de la façon bizarre dont elle était entrée au palais Alfieri, sans rien dire, alors qu'il avait abandonné la verrerie, enfin de ce qu'il avait vu et entendu, un soir, sur les marches du palais.

« Tu vois, Pietro, fit-il, découragé, nous avons presque été élevés ensemble, dans la même maison; nous étions bons camarades. Je comprendrais qu'elle soit attirée par les jolies robes, une belle maison, un garçon mieux habillé que moi... mais m'accuser!... c'est épouvantable. »

Pietro comprit que son ami souffrait non seulement dans son amour-propre mais dans son cœur. Que répondre? Il s'assit sur la caisse, près de lui, et posa la. main sur son épaule. Il y eut un long silence puis, levant de nouveau les yeux sur les vêtements souillés de Mario, son visage aux traits creusés, Pietro demanda encore :

« D'où viens-tu?... que signifient ces taches de boue... et pourquoi boites-tu? »

Alors, Mario parla de son étrange rencontre dans les jardins Sainte-Hélène, de son pressentiment, de son escalade du balcon pour prévenir Lucia d'un danger qu'il supposait la menacer, de l'agression en pleine nuit, près de la Taverne de la Nuit, de son évasion d'une cave pleine de boue, de ses soupçons, enfin, contre un certain Sicilien.

A peine eut-il fini que Pietro se dressa.

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« Alors, Mario, pourquoi n'avoir pas raconté tout ça à la police?

— C'était mon intention en débarquant dans Venise, ou plutôt je voulais d'abord courir voir Lucia. Quand j'ai lu ce que disait le journal, ce qu'elle a fait, je n'ai pas eu le courage... Alors, j'ai pensé à toi. J'ai espéré que tu pourrais m'aider... je n'ai plus d'amis... que toi, Pietro.

— Je suis ton ami, Mario... Veux-tu que je te remplace? Je raconterai ce que tu viens de dire, sans révéler l'endroit où tu es, pour qu'on ne vienne pas te chercher.

— Comment prouver que je n'ai pas été mêlé à cette affaire puisque Lucia ne me soutiendra pas, au contraire? Que pourrais-je dire?

— Mais cette agression?... le Sicilien? Il faut que tu parles, Mario, que tu aides la police. Elle finira bien par comprendre que tu es innocent. Pense à cet enfant!... Si on pouvait le sauver!

— Oui, l'enfant!... il faut le sauver. » Puis, il ajouta, pour lui-même :

« Oh! Lucia, pourquoi as-tu fait cela? » Un nouveau silence pesa entre les deux camarades. Pietro ne reconnaissait plus Mario, si vif, si combatif autrefois. Fallait-il que la trahison de Lucia Fait désemparé à ce point?

« Ecoute, dit-il, tu es trop épuisé en ce moment pour prendre une décision. Attendons quelques heures. Ici, tu ne crains rien, personne ne viendra dans ce grenier. D'ici là j'aurai peut-être du nouveau à t'apprendre. As-tu faim?

— J'ai soif, seulement soif! »Pietro souleva sans bruit la trappe et disparut pour revenir

quelques minutes plus tard, portant dans son

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sac de marin (le sac qu'il s'était déjà acheté, sur ses économies, en prévision de ses futurs voyages) du pain, deux tranches de mortadelle et une énorme pastèque. Mario se jeta sur la pastèque dont il dévora, jusqu'à l'écorce, la pulpe juteuse et fraîche, puis grignota un peu de pain. Réconforté, il poussa un soupir de soulagement.

« Tu as raison, Pietro, attendons. D'ailleurs ma cheville est redevenue trop douloureuse, je ne pourrais pas marcher. Pendant ton absence j'aurai le temps de réfléchir... et toi, de ton côté, dans la ville, tu pourras peut-être apprendre quelque chose. Vois-tu, après ce qu'elle a fait, je ne voudrais pas être obligé de revoir Lucia.

— Je reviendrai bientôt, Mario. Je vais refermer la

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trappe et remettre l'échelle en place. Quand je remonterai, je toussoterai trois fois, pour que tu saches que c'est moi. »

Ils se serrèrent la main, très fort, comme s'ils scellaient un pacte, et cette poignée de main fit du bien à Mario.

Resté seul, Mario demeura un long moment, immobile, sur le coin de sa caisse. Une chaleur lourde et pénible commençait à s'accumuler sous le toit. Dans le silence qui l'entourait, Mario se reprit à réfléchir. Après le rude choc causé par la lecture de l'article, dans le journal, il chercha, pour la centième fois, à comprendre.

Soudain, il tressaillit, se frappa le front. Un souvenir oublié venait de remonter à son esprit, comme une bulle qui s'échappe du fond de la lagune pour éclater à la surface. Une image passa devant ses yeux. Il revit avec netteté les inconnus sur le banc des jardins Sainte-Hélène. Il se rappelait, à présent. Le plus petit des deux hommes lisait le Courrier de Catane. Comment ce détail ne l'avait-il pas frappé plus tôt? Le Courrier de Catane! un journal de Sicile.

Alors, subitement, tout s'éclaira dans son esprit. Cet homme, sur le banc, était le facchino sicilien avec lequel il s'était querellé, un jour, sur le quai des Esclavons. C'était ce mauvais garçon qui avait enlevé le petit Nello, avec l'aide d'un complice... Et c'était probablement encore ce Sicilien qui l'avait terrassé, lui Mario, sur le quai du canal près de la Taverne de la Nuit. A présent, il était certain d'avoir reconnu sa voix.

« Évidemment, se dit-il, dans les jardins Sainte-Hélène, avec ses lunettes, sa fausse barbe, son chapeau, je ne me suis aperçu de rien... mais lui, m'avait certainement reconnu. Me voyant passer et repasser devant

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le banc, il a cru que je l'espionnais. Hier soir, après l'enlèvement du petit Balderini, quand je me suis égaré dans les ruelles et que j'ai glissé un regard dans la taverne, c'était encore probablement lui qui se tenait près du comptoir. Là non plus, je ne pouvais pas le reconnaître; il se tenait à contre-jour, mais lui distinguait mon visage éclairé par les lampes de l'intérieur. Pour lui, plus de doute, je l'avais suivi, je le surveillais. C'est pourquoi il s'est précipité sur moi avec l'intention de me faire disparaître. »

Mario passa encore la main sur son front moite. Cette explication lumineuse le soulageait. Cependant, presque aussitôt, il se reprit à réfléchir. Un fait demeurait obscur. Pourquoi le Sicilien ne l'avait-il pas précipité aussitôt dans le canal? Bien sûr, en pleine ville, des passants auraient pu surgir à temps. Mais pourquoi, plus tard, au milieu de la lagune, quand il ne risquait plus rien, ne l'avait-il pas fait?... Au lieu de cela les deux hommes l'avaient simplement enfermé dans une cave. Pourquoi?

De cette question, aucune réponse. Alors, ses pensées se tournèrent encore une fois vers Lucia. Une idée affreuse l'effleura. Lucia était la complice du Sicilien. Elle avait été tenue au courant de tous les préparatifs de l'enlèvement et c'est précisément parce qu'elle avait parlé de lui, Mario, au facchino que celui-ci s'était méfié, dans les jardins Sainte-Hélène.

Une sueur froide glaça son front. Il se mit à trembler. Non, tout cela n'était pas vrai. Lucia n'avait plus d'amitié pour lui sans doute, mais elle avait des petits frères, elle aimait les enfants. Jamais elle n'aurait accepté pareille machination.

De nouveau, tout s'embrouilla dans sa tête. Dans le grenier, surchauffé par les rayons d'un soleil ardent,

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il suffoquait. Peu à peu une lourde fatigue le gagna. Il ne résista pas au sommeil.

Quand il s'éveilla, le jour commençait à décliner. Il s'inquiéta aussitôt de Pietro. Pourquoi son camarade n'était-il pas revenu?... Enfin, au bout d'un moment, il reconnut les petits toussotements sur le palier. Pietro apparut, essoufflé, visiblement inquiet.

« Je n'ai pas pu revenir plus tôt. La maison a reçu la visite des carabiniers. Il paraît que c'est ton oncle Giacomo qui les a envoyés ici; il leur a dit que nous étions des camarades. Ils ont questionné tout le monde, dans l'immeuble, surtout mes parents et moi. Ils voulaient savoir si quelqu'un t'avait aperçu.

— Qu'as-tu dit, toi?—: Sois tranquille, je ne t'ai pas trahi.— A cause de moi, tu as été obligé de mentir...— Qu'est-ce que cela fait... puisque tu n'es pas

coupable !— Et si on apprend que tu m'as caché dans ce grenier.— Ne te tracasse pas... Tiens, regarde plutôt. » Pietro

sortit de sa poche l'édition du soir du journalde Venise. L'ombre envahissait déjà le grenier, Mario

s'approcha du vasistas. Nerveusement, il déplia le journal. Celui-ci portait en manchette :

LA POLICE SUR LES TRACES DES RAVISSEURS DU PETIT NELLO

« Il est probable qu'un des ravisseurs du petit Balderini est bien ce jeune Mario, disparu mystérieusement du domicile de son oncle. D'après plusieurs déclarations concordantes, ce garçon aurait été aperçu ce matin même, de bonne heure, dans

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la ville, les vêtements en désordre, semblant fuir les passants.

Malheureusement, il n'a pas été possible d'obtenir d'autres renseignements par la jeune Lucia, l'employée de la famille Balderini. Très déprimée, la jeune fille s'est évanouie plusieurs fois au cours d'un nouvel interrogatoire et elle a même dû être transportée à l'hôpital S an-Antonio.

« D'autre part, on ne sait toujours pas si le signor Balderini a reçu un message provenant des ravisseurs. On suppose que l'avocat, pour éviter ce qui s'est produit à Londres l'an dernier lors de l'enlèvement du fils du célèbre chirurgien anglais, préfère tenir secrètes ses négociations avec les odieux bandits, de crainte de ne jamais revoir son fils. »

Mario laissa retomber le journal. Il était très pâle. Une chose dans cet article l'avait frappé. Lucia était malade. On l'avait transportée à l'hôpital. Elle souffrait. Il oublia qu'elle l'avait accusé pour ne plus la voir que malheureuse. Oh! pourquoi, tout à l'heure, l'avait-il crue complice du Sicilien?... Il se la représenta, sur son lit, sanglotant, désespérée d'avoir, à cause d'une petite négligence, causé ce terrible drame. Comme lui, elle était malheureuse; ils redevenaient deux êtres semblables, deux êtres qui souffrent.

« Pietro, dit-il en tremblant, qu'importé ce que m'a fait Lucia. Il faut sauver l'enfant et la sauver... Tu avais raison, j'aurais dû, tout de suite, me rendre à la police, même si on doit m'accuser. J'ai été lâche. Il faut que je parle. »

Sa voix avait repris une assurance qui surprit Pietro.« D'ailleurs, ajouta-t-il, le coupable, je le connais, à

présent. Pendant ton absence j'ai eu le temps de réfléchir. Un détail m'est revenu, mais il est capital. Le

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journal que lisait un des deux inconnus sur le banc des jardins Sainte-Hélène était un journal sicilien; les Siciliens ne sont pas nombreux à Venise. Le coupable c'est le facchino, j'en suis sûr. Alors, laisse-moi partir. Je ne veux pas qu'on t'accuse de m'avoir abrité dans ce grenier. »

Il se leva. Pietro le retint.« Comment, fit Mario, tu veux m'en empêcher?— Non, d'après ce que tu m'avais raconté, avant même

de connaître ce petit détail sur le journal que lisait l'homme, j'avais déjà le pressentiment que le Sicilien n'était pas étranger à cette affaire.

— Et alors, Pietro?— Alors, tout à l'heure, après avoir lu ces dernières

nouvelles dans l'édition du soir, une idée m'est venue. Tu as vu l'article, l'avocat Balderini ne veut pas courir

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le risque de perdre son enfant en mêlant la police aux tractations qu'il a sans doute engagées, secrètement, avec les ravisseurs...

— Qu'est-ce que cela fait?— Si tu préviens la police, celle-ci se lancera aussitôt

aux trousses du Sicilien; le portefaix n'osera peut-être pas se présenter au lieu qu'il aura lui-même fixé pour le paiement de la rançon... et le petit Nello ne sera pas rendu.

— La police n'est pas assez stupide pour crier sur les toits qu'elle tient une nouvelle piste.

— Elle l'a bien fait pour toi... et tu connais les journalistes; ils mettent leur nez partout, surtout dans des affaires comme celles-là. Ils auront tôt fait de savoir ce qu'on veut leur cacher.

— Alors?— Il ne faut absolument pas qu'on te reconnaisse dans la

rue. Je vais aller là-bas à ta place. Je saurai répéter exactement ce que tu m'as raconté.

— Alors fais vite, Pietro; il est peut-être encore temps. J'attendrai, ici, qu'on vienne me chercher, dans la nuit. »

Ils se serrèrent encore la main. Pietro s'approcha de la trappe qu'il avait refermée, mais au moment où il se baissait pour la soulever, il se retourna brusquement, l'air bouleversé.

« Mario, fit-il, à l'instant, quelque chose vient de me passer par la tête. Tu te demandais, et moi aussi, pourquoi le Sicilien et son complice ne t'avaient pas jeté à l'eau... je viens brusquement de trouver une explication. Une simple question, Mario : le Sicilien savait-il que tu connaissais Lucia? »

Mario secoua la tête.« Je ne crois pas.

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— Réfléchis! vous avait-il vus vous promenant ensemble?

— Non, depuis que je suis devenu facchino, je n'ai plus revu Lucia. »

Mais aussitôt, il se reprit :« Au fait, je me souviens. Un jour, il y a un mois ou deux

de cela, je me promenais sur les quais avec Lucia; elle avait remarqué ce Sicilien, lui avait trouvé une drôle d'allure, pas très sympathique, et l'avait dit assez haut pour qu'on l'entende. Le Sicilien s'était retourné et nous avait jeté un regard mauvais.

— Tu vois, fit Pietro... Qui sait si ce n'est pas en souvenir de cette réflexion que, t'ayant reconnu, plus tard, le Sicilien t'a cherché querelle? Tu sais ce qu'on dit des Siciliens: la vue perçante, l'oreille fine, les doigts agiles et la mémoire tenace.... Il se souvenait de toi... et de Lucia... Ce qui expliquerait qu'au moment où, ayant décidé de faire ce mauvais coup et t'apercevant dans les jardins Sainte-Hélène, il se soit tout de suite méfié de toi. »

Ce raisonnement logique troubla Mario.« Possible, fit-il, mais cela n'explique pas la suite, la

raison pour laquelle le Sicilien ne m'a pas tout bonnement jeté dans le canal.

— C'est peut-être ce qu'il a pensé faire, sur le coup. Pour ne pas se compromettre en te jetant dans le canal, à proximité de la Taverne de la Nuit, il t'a emmené vers le large... Entre-temps, lui et son complice ont réfléchi. Un corps se retrouve toujours, même dans la lagune et souvent très vite, avec les remous des gros bateaux qui entrent dans le port et en sortent. Voici ce qu'ils ont pu se dire : Tu connais Lucia, tu sais qu'elle conduit chaque jour le petit Nello dans les jardins Sainte-Hélène. L'enfant disparaît... toi, tu disparais aussi.

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Pour la police c'est suffisant. Elle fait aussitôt le rapprochement. Mon père qui suit de près les affaires policières, me l'a souvent dit, c'est toujours ainsi que ça se passe. De son côté, le Sicilien, lui, fait coup double. Il supprime un témoin qui, aussitôt, devient le coupable possible... et pendant qu'on te recherche, lui prend tout son temps pour régler son affaire. »

Cette suite du raisonnement de Pietro est également si logique que Mario reste confondu.

« Mais alors, fait-il, la voix angoissée, puisque je me suis sauvé, tout est perdu! Le Sicilien va s'apercevoir de ma fuite, il craindra que je le dénonce et n'ira pas au rendez-vous. Nello est perdu... et Lucia avec lui. »

Ils se turent l'un et l'autre, en proie à la plus vive anxiété. Ils avaient cru trouver la clef de l'énigme; au dernier moment tout se compliquait. Mais, tout à coup, Mario se ressaisit.

« Pietro, il nous reste encore une chance. A cette heure, si les deux hommes qui m'ont enfermé dans la cave ont découvert mon évasion, ils comptent peut-être sur ma peur. N'oublions pas qu'ils ne sont pas sous les verrous et qu'ils savent que j'ignore l'endroit où ils se cachent. Tu entends, il faut miser sur cette frayeur qu'ils croient certainement m'avoir causée. Donc, personne, dans Venise, —ni la police, ni les journaux,—ne doit s'en mêler... alors peut-être... »

Il s'arrêta, les yeux pleins de fièvre, regarda son camarade.

« J'ai compris, fit Pietro, nous devons agir seuls... tu peux compter sur moi. »

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CHAPITRE XII

UNE FENÊTRE QUI S'ÉCLAIRE

Oui, agir seuls!., mais comment? Une chose est certaine, il faut faire vite, très vite. Demain il serait peut-être trop tard. « De toute façon, déclare Pietro, toi, tu resteras ici. Tu peux à peine marcher... et puis tu risquerais d'être reconnu. Il est possible que des carabiniers rôdent encore autour de cette maison. Je me débrouillerai; dis-moi exactement tout ce que tu sais, sur l'endroit où on t'a enfermé. Il faut que je retrouve la rue. Comment était-elle?

— Une ruelle tortueuse, à trois ou quatre cents mètres du débarcadère, sur la gauche. En face de la maison abandonnée se trouve une sorte d'entrepôt, ou d'ancienne usine, avec une haute cheminée de brique.

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Le petit jour se levait quand je me suis sauvé, je me souviens avoir remarqué la porte de cet entrepôt; elle était verte... mais le repaire des bandits n'est pas là.

— Tu en es sûr?— Quand j'ai essayé d'enfoncer la porte, le bruit les

aurait alertés... D'ailleurs, je te l'ai dit, presque toutes les maisons de cette ruelle tombent en ruine.

— Où supposes-tu qu'ils se cachent?— Probablement près de l'endroit où la gondole s'est

arrêtée, après avoir traversé la lagune, quand les deux hommes ont sauté à terre. Ils ont longuement discuté. Ils devaient chercher un lieu sûr où ils pourraient m'enfermer.

— Et cet endroit?— Certainement dans la Giudecca, mais l'île est

grande, tu la connais. Cependant, un petit détail pourrait te guider. Quand j'étais étendu au fond de la gondole, tandis que je me débattais pour arracher mes liens, j'ai entendu sonner minuit à un campanile tout proche... si proche, même, que je me suis demandé si la gondole n'était pas amarrée contre le mur d'une église.

— Et alors?— Une des trois cloches, parmi celles qui sonnent les

quarts et les demies, était fêlée.— Combien d'églises, dans l'île?— Deux ou trois... sans compter les chapelles et

les couvents. »Pietro réfléchit.« Il faut que je retrouve cette église.— Comment feras-tu pour traverser la lagune? Il

est tard, les bateaux ont cessé leur service.— Le vieux Giuseppe, un ami de mon père, maraîcher

comme lui, possède une gondole basse pour transporter ses légumes dans les îles. Il me l'a déjà prêtée

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plusieurs fois... Même pas besoin de lui demander la permission; il suffira que la gondole soit ramenée à sa place avant l'aube.

— Et tes parents?— Justement, ça tombe bien. Comme je me suis levé

de bonne heure, ce matin, pour donner un coup de main à mon père, j'ai eu la permission d'aller ce soir au cinéma. Je suis libre.

— Et si, là-bas, dans l'île, tu retrouves l'endroit, que feras-tu ?

— Je me cacherai, j'attendrai. Si le Sicilien et son complice ont leur repaire dans le quartier, j'aurai peut-être la chance de les découvrir. Ces gens-là ne circulent que la nuit... Dis-moi plutôt comment les reconnaître.

— Pour le complice, ce sera difficile, tout ce que je peux dire c'est qu'il est grand et fort mais le Sicilien, tu ne peux guère te tromper : petit, trapu, la tête un peu rentrée dans les épaules, une drôle de démarche. Il porte une cicatrice à la joue gauche, mais, en pleine nuit, tu ne la verrais pas...

— Cela suffit. Si j'ai la chance de l'apercevoir, j'essaierai de le suivre, de loin, pour repérer son gîte; alors, je reviendrai vite te prévenir. Ensuite, eh bien, nous verrons.»

Pietro se leva et se dirigea vers la trappe. Mario l'arrêta.« Non, Pietro!— Quoi?— Je ne veux pas te laisser partir seul. C'est dangereux.

Dans ces affaires-là, il vaut mieux être deux.— Et ta cheville?— Regarde, elle va mieux, le repos m'a fait du bien. Je

t'assure que je peux marcher.— Et les carabiniers?

LE CHEVAL DE VERRE

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— Je vais me déguiser, ils ne me reconnaîtront pas. Passe-moi ta veste pour cacher mon maillot de portefaix. D'ailleurs, à deux, nous risquons moins d'être repérés.»

Pietro hésita encore.« Mario, ce n'est pas prudent pour toi.— Il faut que nous sauvions l'enfant... que nous

sauvions Lucia. Je la connais. Si on ne retrouve pas Nello, elle mourra de chagrin. Faisons vite. »

Sans bruit, les deux camarades se glissent hors du grenier, le long de l'échelle. Le premier, Pietro s'engage dans l'escalier, prêt à avertir Mario en cas de danger. Heureusement, il est déjà tard, la nuit est venue et l'escalier mal éclairé. A F avant-dernier palier, leur cœur se met à battre. Ils se trouvent nez à nez avec une vieille femme en savates, qu'ils n'ont pas entendue monter, mais celle-ci, occupée à chercher sa clef au fond de son cabas, ne fait pas attention à eux.

Les voici dans la rue. Beaucoup de passants encore! Mario réprime un mouvement d'hésitation. Tant pis! D'un air naturel, n'osant courir malgré leur hâte, ils pénètrent dans la ville.

« La gondole, où est-elle?— Dans le canal Gardona... tout près. »Ils débouchent sur le canal. La gondole est là, qui semble

les attendre. Pietro saute dedans le premier, détache la corde. Puis, à longs coups de rame, pousse l'embarcation. En vrai petit Vénitien, Pietro connaît depuis longtemps cet art difficile qu'est le pilotage d'une gondole. Bientôt, ils entrent dans le Grand Canal. Mario frémit en reconnaissant, à bord d'une vedette, l'uniforme d'un carabinier, mais la nuit est sombre. Après une journée de chaleur lourde et étouffante, le ciel charrie de gros nuages qui sentent l'orage.

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« Laisse-moi t'aider à pousser la rame, Pietro, à deux nous irons plus vite. »

Des vedettes et des bateaux à moteur passent, éclairés, des gondoles les croisent, d'où montent les sérénades des bateliers. Enfin ils arrivent à la hauteur de la pointe de terre qui marque la fin du Grand Canal; obliquant brusquement vers la droite, Pietro lance son embarcation vers l'île de la Giudecca, qu'on distingue, la nuit, à ses feux clairsemés, sur la lagune. Pour ne pas attirer l'attention, ils n'accostent pas près du débarcadère mais plus loin, le long d'un petit quai mal éclairé et désert.

En sautant à terre, Mario sent battre son cœur. Est-ce la peur? Va-t-il se trouver tout à coup face à face avec ses agresseurs? La présence de Pietro à son côté le rassure.

« Par ici, Pietro, je reconnais l'entrée de la petite rue. »Prudemment, ils s'avancent. Malgré l'obscurité du ciel

lourd, Mario reconnaît la cheminée d'usine.« C'est là! »Ils se dissimulent contre un pan de mur, regardent,

écoutent. Des gens passent, tout près, sans les voir. A voix basse, Mario murmure :

« C'est par cette fenêtre que j'ai sauté. »Aucun bruit, aucune lueur ne s'échappe de cette maison

abandonnée.« Ne nous attardons pas. Leur gîte n'est sûrement pas là.»Avec la même prudence, ils s'éloignent et entreprennent

l'exploration de l'île, Pietro toujours devant, prêt à donner l'alerte, puisque lui ne risque pas d'être reconnu. Où peut donc se trouver ce campanile à la cloche fêlée? Une vieille femme leur indique une église. Ils vont rôder aux alentours; aucun canal à proximité;

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il ne s'agit donc pas de celle-ci. Plus loin, ils en découvrent une autre, à une trentaine de mètres d'un canal. Cachés sous le porche, ils attendent la sonnerie. Peine perdue, celle-là ne possède pas d'horloge.

« Tu t'es trompé, fait Pietro, tu as mal entendu. Tu as pris pour un son de cloche un bruit qui n'en était pas un.

— Non, Pietro, je suis sûr de mes oreilles. »Voilà déjà plus d'une heure qu'ils rôdent dans l'île,

longeant les murs, prêts à prendre la fuite à la moindre alerte. Une vieille femme leur a bien indiqué encore une autre église, mais les cloches de son carillon sonnent normalement. D'ailleurs elle se trouve au bord de la lagune et non sur un canal.

Découragés, se demandant s'ils ne feraient pas mieux de rentrer tout de suite dans Venise, ils reviennent sur leurs pas quand tout à coup, alors qu'ils viennent de s'engager le long d'un canal à peine plus large que deux gondoles côte à côte, ils s'arrêtent, lèvent la tête. Juste au-dessus d'eux, les sons légers d'un carillon viennent de s'envoler : une petite note claire... une seconde, plus claire encore... et la troisième tout de suite étouffée.

« C'est là!... »Où se cacher? Les maisons qui bordent le canal sont

toutes de petites maisons basses, qui se tiennent, n'offrant aucun espace entre elles, aucun porche, comme dans Venise. Pourtant, ils ne peuvent demeurer à découvert.

« Là-haut! » murmure soudain Pietro en pointant un doigt.

Il désigne une maison sans étage, dont le bord du toit ne s'élève pas à plus de trois mètres au-dessus du quai.

« En se faisant la courte échelle, nous pourrions

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grimper là. Personne ne nous verrait, il fait si sombre. »Ils s'approchent de la maisonnette. Ses occupants sont

endormis; aucune lumière ne filtre à travers les volets à demi fermés.

« Attention, pas de bruit!... »Pietro s'adosse au mur. Mario pose son pied valide sur les

mains croisées de son camarade, puis sur ses épaules. Ainsi, il atteint la gouttière et se hisse sur le toit. Détachant sa ceinture, il tire vers lui son camarade. La manœuvre a été exécutée avec tant de rapidité, de silence, de souplesse, que les habitants de la maison n'ont rien pu entendre. Pour éviter que leurs silhouettes ne se découpent sur la nuit, ils s'étendent à plat ventre sur les tuiles. Le poste d'observation est idéal. Ils découvrent toute la rive du canal, en enfilade... et même l'entrée d'une petite ruelle qu'ils n'avaient pas vue et qui débouche de l'autre côté du quai, presque en face.

Alors commence une longue et fiévreuse attente. Les passants sont rares, de plus en plus rares. Bientôt plus rien. De quart d'heure en quart d'heure, les cloches de l'église égrènent leurs trois coups : deux tintements légers comme de petits coups sur un cristal de Murano et le troisième mat et bref. Minuit... une heure du matin... une heure et demie...

A mesure que le temps passe, Mario sent grandir son inquiétude.

« Nous avons raisonné comme des gamins, nous perdons des heures précieuses. J'en suis sûr, c'est ici que les bandits se sont arrêtés mais, après tout, ils se cachent peut-être ailleurs... ou alors la chance n'est pas de notre côté, ils sont couchés... ou ne rentreront pas cette nuit.

— Attendons encore! »

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Deux heures!... deux heures et demie!... Un silence lourd, de plus en plus angoissant plane sur l'île tandis que, dans le lointain, du côté de la mer, de brèves lueurs d'orage sillonnent le ciel. Étendu sur les tuiles, Mario pense au petit Nello qui ne reverra peut-être jamais ses parents. Il voit aussi Lucia, sur son lit d'hôpital, en proie à de terribles cauchemars.

« Pietro! rentrons dans Venise. »Déjà, il se redresse quand Pietro, tout à coup, pose la

main sur son bras.« Là-bas!... regarde!... »Le long de l'étroit sentier qui borde le canal, mais sur la

rive opposée, une ombre vient d'apparaître, une ombre hésitante qui, à coup sûr, n'est pas celle d'un simple promeneur attardé. En effet elle s'arrête, se retourne puis, brusquement, s'engage dans la petite rue qui débouche sur le canal et disparaît.

Les deux camarades sont restés en suspens. Ils se regardent, s'interrogent du regard.

« Est-ce lui?— Je n'ai pas reconnu le Sicilien, ce n'était pas son allure,

sa démarche... mais c'est peut-être l'autre. »Hélas ! le temps de redégringoler du toit, de faire le

détour jusqu'au ponceau le plus proche pour éviter de traverser le canal à la nage et l'homme sera introuvable. Pourtant, ils n'ont pas rêvé. Cet homme paraissait se méfier de quelque chose; il craignait d'être suivi.

Les deux camarades s'apprêtent quand même à sauter du toit quand, soudain, toujours de l'autre côté du canal, au sommet d'un toit, une lumière bleuâtre et diffuse vient d'apparaître, filtrée par un épais rideau. Est-ce l'homme qui, rentré chez lui, vient de tourner le bouton de la lumière?

Le regard tendu, ils essaient, dans la nuit de plus

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en plus épaisse, de situer cette fenêtre masquée. C'est celle d'une mansarde aménagée dans le pignon d'un toit, presque à son sommet. Mais devant cette maison assez haute s'en trouve une autre, plus basse et devant celle-ci, une autre plus basse encore, de sorte que les trois toits se succèdent en cascade. En même temps, la même idée vient à l'esprit des deux camarades.

« Allons voir!... »Sous la pluie qui commence à tomber, ils rampent sur les

tuiles devenues glissantes, sautent sur le bord du canal. Une courte hésitation! Vaut-il mieux traverser le canal à la nage? faire le détour par le petit pont?... Ils préfèrent ne pas tremper leurs vêtements et courir jusqu'au pont. Pietro a pris les devants. Mario le rejoint à l'entrée de la ruelle, presque en face. D'un rapide coup d'œil, ils mesurent la hauteur du mur de la maison la plus basse. Comme tout à l'heure, au moyen de la courte échelle, ils se hissent sans peine sur le toit. Aussitôt, ils jettent un regard vers la fenêtre. Elle est encore éclairée. Rampant de nouveau sur les tuiles, ils parviennent contre le pignon de la seconde maison. Un instant, ils s'arrêtent, inquiets, une tuile vient de craquer sous leurs pieds. Non, personne n'a entendu. Alors, toujours de la même façon, mais avec plus de peine, car la différence de niveau est sensiblement plus grande, ils se hissent sur le dernier toit, celui qui doit leur permettre d'arriver sous la fenêtre de la mansarde.

« Attention, Pietro! pas de bruit! »La pluie continue, faite de larges gouttes qui claquent sur

les tuiles; les éclairs, sur la lagune, semblent se rapprocher. A plat ventre, ils rampent vers la lueur bleuâtre. Alors, ils s'accroupissent le long du mur. En se redressant, ils pourraient atteindre le bord de la fenêtre. La respiration suspendue, l'oreille tendue, ils écoutent.

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« Mario! on entend des pas... »

Lentement, ils relèvent la tête, se redressent pour deviner ce qui se passe à l'intérieur. Aucun bruit de voix. L'homme est sans doute seul. Plusieurs minutes s'écoulent, lourdes d'attente. La lumière bleue filtre toujours à travers le rideau, mais ils ne perçoivent plus le bruit de pas.

Soudain, le sang des deux camarades se glace. Ils n'ont que le temps de s'aplatir contre le mur. La fenêtre vient de s'ouvrir, laissant courir sur le toit une gerbe de lumière vive. L'homme a-t-il entendu du bruit? A-t-il simplement perçu les grondements du tonnerre? S'il se penche en avant, ils sont perdus. Non, la fenêtre se referme, emprisonnant de nouveau la lumière.

Les deux camarades se regardent, n'osant plus, même à voix basse, échanger un mot. Plusieurs minutes s'écoulent. A demi rassurés, ils se redressent lentement. Soudain, Pietro pose la main sur le bras de son camarade.LE CHEVAL DE VERRE

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« Tu as entendu?— Non.— Tends l'oreille! »Mario se redresse, sa tête affleurant le rebord de la fenêtre.

Tout à coup, il tressaille. Derrière le mur, une petite voix gémit. Oubliant le danger, il se hausse encore. Non, il ne s'est pas trompé. Un enfant appelle.

« Maman!... maman?— Tais-toi! fait aussitôt une voix sourde qui cache mal sa

colère. Tais-toi et dors! »Pietro et Mario se regardent, tremblants. Si vraiment, tout

à l'heure, la silhouette entrevue était celle du complice du facchino, cet enfant qui réclame sa mère ne peut être que Nello.

« Pietro, murmure Mario, sans réfléchir à l'énorme erreur qu'ils peuvent commettre, toi qui peux courir, va chercher la police. Je reste ici à vous attendre... fais vite !

— Tu ne vas pas rester là, seul!— File, Pietro, ne t'inquiète pas! »Rampant sur les tuiles mouillées, Pietro disparaît dans la

nuit. Alors, Mario se hausse de nouveau pour savoir ce qui se passe à l'intérieur de cette mansarde. L'homme est probablement seul avec l'enfant. A plusieurs reprises il s'emporte encore contre lui car l'enfant continue de pleurer. Un quart d'heure s'écoule puis, tout à coup, dans la mansarde, une autre voix! A son accent du sud, Mario reconnaît le Sicilien. Cette fois, plus de doute. C'est bien le petit Nello qui est là, derrière ce mur. Il tend l'oreille. Une discussion contenue, mais âpre s'engage aussitôt entre les deux complices.

« Je ne comprends pas; que s'est-il passé?... Comme convenu, j'ai fait le guet près du pont. Ne te voyant pas reparaître avec le magot, j'ai cru qu'il t'était arrivé

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quelque chose... Par où es-tu passé?— J'ai aperçu des ombres... des carabiniers sans

doute, explique le Sicilien. J'ai fait un long détour pour les dépister.

— Et l'argent?...— Balderini n'était pas au rendez-vous.— Je te l'avais dit : cinquante millions de lires, c'était

trop. Nous aurions dû nous contenter de trente, ce n'était déjà pas si mal. L'avocat n'aura pas pu rassembler la somme.

— Penses-tu? les Balderini sont riches et ne manquent pas d'amis qui auraient pu les aider. Pour retrouver le gosse, ils feraient n'importe quoi.

— Alors?— L'avocat, c'est évident, cherche à gagner du

temps... il a été conseillé par la police.— Pourquoi la police?... S'il l'avait prévenue, ce sont

des carabiniers que tu aurais trouvés, à la place de Balderini, au rendez-vous. Aurais-tu peur, Carlo?... à cause de ce gamin qui nous a échappé, l'autre nuit?... De toute façon, il ne nous a pas reconnus... et s'il avait parlé, les carabiniers seraient déjà à nos trousses.

— Possible!... mais le coup est manqué.— Que comptes-tu faire?... fixer un nouveau rendez-

vous?—• Non. Quand une affaire de ce genre ne réussit pas du

premier coup, il vaut mieux abandonner la partie.— Et les cinquante millions?— Je te le répète, le coup est manqué.— Alors, tu vas rendre l'enfant?— Le rendre? c'est vite dit. Je ne suis pas fou. Ce gosse

n'est plus un nourrisson. Il a des oreilles pour entendre, des yeux pour voir. T'imagines-tu qu'il n'a

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pas remarqué ma balafre, sur la joue? C'est même la première chose qu'il a vue, dans le canot, quand nous l'enlevions... et toi, devant lui, tu as prononcé plusieurs fois mon propre nom. Il ne l'a certainement pas oublié.

— Alors?— Il faut le faire disparaître pour nous donner le

temps de filer. Je connais une petite île perdue au bout de la lagune. Avant qu'on l'ait retrouvé, nous serons loin.

— Voyons, Carlo, tu as tort de t'affoler; tout n'est pas perdu. Réfléchis! tu ne crois pas que nous pourrions encore une fois...

— Tais-toi! J'ai l'impression que si nous voulons nous tirer d'affaire, il est grand temps de se débarrasser du marmot... Va préparer le canot.

— Le canot?... tu sais comme moi que l'avant est resté coincé entre deux pilots. Seul, je n'arriverai jamais à le dégager.

— C'est bien notre veine!— Viens m'aider... et nous emmènerons le gosse en

même temps.— Non, pas le gosse. Le canot n'est pas loin d'ici, c'est

entendu, mais nous pouvons faire une mauvaise rencontre! Nous reviendrons le prendre dès que le bateau sera prêt à filer.

— Si tu veux... mais l'enfant s'est déjà réveillé, tout à l'heure. S'il lui prenait fantaisie de crier pendant notre absence?

— Attends, nous allons le calmer. Prends la fiole sur l'étagère et passe-la-moi. »

Un nouveau silence!... des bruits de pas!... les grincements d'une porte qui s'ouvre et se referme!... Puis plus rien. Les ravisseurs du petit Nello viennent de partir.

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CHAPITRE XIII

PAR UNE NUIT D'ORAGE

ACCROUPI au pied de la fenêtre, contre la muraille, ses vêtements ruisselants de pluie, Mario n'a perdu aucun mot.

Les ravisseurs partis, la mansarde rentrée dans l'ombre, il demeure figé par l'émotion puis, rassemblant son courage, il se dresse.

Plus aucun bruit. Un silence de mort règne dans la mansarde. Jouant le tout pour le tout, Mario grimpe sur le rebord de la fenêtre, essaie de pousser les battants. La fenêtre résiste et les vitres sont bien scellées. Tant pis! Il sort son mouchoir, s'en enveloppe la main; d'un violent coup de poing, il fait voler le carreau en éclats. Il étend alors le bras vers l'intérieur et fait jouer l'espagnolette. Nerveusement, il arrache le rideau d'étoffe

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bleue qui masquait l'ouverture et saute dans la pièce. Une odeur bizarre, qui rappelle celle qu'on respire dans les hôpitaux ou les pharmacies, le saisit.

Tâtonnant le long d'un mur, il s'avance, trébuche contre une table dont le pied, en grinçant, produit un bruit lugubre. Enfin il atteint le bouton de la lumière. Une clarté brutale emplit la pièce : une mansarde basse de plafond, meublée d'une table, d'un lit de fer dont les couvertures en désordre gisent sur le matelas, et d'une vieille commode aux poignées de métal. Où est Nello?

Son cœur affolé se met à battre. Aurait-il mal compris, tout à l'heure? Ou bien, au dernier moment, les bandits auraient-ils changé d'avis? l'auraient-ils emmené?

Rapidement, il fait le tour de la pièce et découvre, tendu contre le mur du fond, un vieux sac à pommes de terre maintenu par des clous. D'un geste brusque, il l'arrache.

« Nello! »L'enfant est là, dans un recoin, étendu sur une paillasse,

les yeux clos, inerte. Mario s'agenouille vivement, soulève la main que l'enfant tient crispée contre sa poitrine comme si, dans un instinctif mouvement de défense, il avait voulu arracher quelque chose qui l'oppressait. La main retombe, sans vie.

« Nello!... »Penché sur sa poitrine, Mario croit cependant percevoir,

très faibles, les battements du cœur. Alors, il s'approche des lèvres de l'enfant d'où s'exhale, à chaque expiration, la même acre odeur qui l'a saisi, en entrant.

« Les misérables! ils lui ont fait avaler une drogue. Pourvu qu'on puisse le sauver! »

D'un instant à l'autre, les bandits peuvent revenir. Mario voudrait rapidement ranimer l'enfant. Il lui tapote les bras, les joues, les jambes. Peine perdue. La

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dose de drogue était très forte. Alors, il soulève Nello, se dirige vers la porte. Mais en quittant leur mansarde les bandits ont pris soin de la fermer à double tour. Mario dépose son fardeau à terre pour la secouer. Puis, à coups d'épaule, il tente de la défoncer. Il essaie ensuite de crocheter la serrure avec son couteau. -Malchance! au premier essai, la lame se brise net.

Pourtant, il faut fuir vite. Pas d'autre moyen que la fenêtre, mais réussira-t-il à emporter l'enfant sur le toit glissant? Nello n'est certes pas un lourd fardeau mais il est toujours difficile de transporter un corps inerte qui n'aide pas son sauveteur.

Chaque minute perdue peut être fatale. Mario n'ose s'imaginer ce qui arriverait si les bandits revenaient. Il reprend l'enfant, s'approche de la fenêtre. Dehors, la pluie fait rage. Il hésite. En voulant sauver Nello ne va-t-il pas lui faire prendre mal sous cette pluie diluvienne? Une couverture pend au lit de fer, il l'arrache, en entoure le petit être endormi.

Avec précaution, il dépose son fragile fardeau sur le rebord étroit de la fenêtre, juste le temps, pour lui-même, de sauter sur le toit. Sous la pluie battante, il rampe sur les tuiles glissantes. Affolé, il se retourne, croyant avoir entendu un bruit insolite dans la mansarde. Non, les bandits ne sont .pas encore rentrés.

Il continue de progresser lentement, prenant soin de rabattre sur l'enfant les coins de la couverture soulevés par le vent. Enfin, il arrive au bout du toit. Comment atteindre le second, en contrebas? Bien sûr, il pourrait sauter en gardant Nello dans ses bras, mais les tuiles et les chevrons de cette vieille maison résisteront-ils?

Il hésite. Le risque est grand... pas pour lui, certes, mais pour l'enfant. Il ne voit pas d'autre moyen que

LE CHEVAL DE VERRE

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de déposer Nello sur le bord du toit. Dès que lui-même aura glissé le long du mur, il le reprendra, comme il a fait, tout à l'heure, en quittant la mansarde. Seulement, la dénivellation est beaucoup plus grande et le toit n'est pas plat comme le rebord de la fenêtre. Si l'enfant venait à rouler sur les tuiles mouillées?

Une idée! Il défait la couverture d'ailleurs déjà gonflée d'eau et inutile, la plie en quatre, en fait une sorte de bourrelet qui calera l'enfant.

Alors, il se laisse glisser, à bout de bras, le long du mur, sans quitter des yeux le précieux fardeau qu'il vient d'abandonner. Hélas! au moment même où ses pieds touchent le second toit, une vision d'horreur passe devant les yeux de Mario. Une brusque rafale de vent vient de faire basculer Nello sur la pente. Mario voit déjà le petit corps s'écrasant au pied de la maison. Il se retient de crier... mais au même instant, à la lueur d'un éclair fulgurant, il découvre l'enfant, miraculeusement retenu par une cheminée, à l'extrême bord du toit.

Mario respire de nouveau. Rassemblant tout son courage, toute sa force, il réussit à remonter sur les tuiles, à rejoindre Nello. L'enfant est-il blessé? Il n'a pas le temps de s'en assurer. Il a déjà trop perdu de précieuses minutes. Heureusement, toujours pas de lumière à la fenêtre de la mansarde. Mais comment, à présent, poursuivre son sauvetage?

Nerveusement, il déchire la couverture en longues bandes qu'il attache de son mieux, l'une à l'autre. Une des extrémités de cette sorte de câble est solidement passée autour du corps de Nello. Avec beaucoup de précautions, il descend l'enfant le long du pignon.

Mario pousse alors un soupir de soulagement. Ayant rejoint Nello, il s'arrête pour reprendre son souffle et

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repousser, de la main, les cheveux mouillés qui l'aveuglent. Plus que quelques mètres et il atteindra la dernière toiture d'où il laissera Nello glisser jusqu'au quai.

Il n'a plus que trois pas à faire quand, tout à coup, la mansarde s'éclaire. Le cœur de Mario bondit. Dans l'encadrement de la fenêtre, deux ombres viennent d'apparaître. En pénétrant dans leur repaire, les bandits ont compris aussitôt qu'on venait de ravir leur proie en l'emportant par les toits. Ont-ils aperçu Mario? Le petit Vénitien s'est plaqué sur les tuiles, serrant l'enfant contre lui, comme pour le protéger.

Pendant quelques instants, Mario demeure immobile, dans l'attente, anxieux de savoir ce qui va se passer. Soudain, la lumière de la mansarde s'éteint. Pris de peur, les bandits ont-ils brusquement décidé de fuir? C'est ce que pense Mario. Hélas! au moment où il se relève, un gigantesque éclair illumine le ciel. Dans sa lueur tragique, il aperçoit une silhouette enjambant la fenêtre de la mansarde. On l'a vu, il est perdu!... Non, pas encore!... le quai est proche, il aura peut-être le temps de leur échapper.

Accroupi au bord du toit, les bras tremblants, il laisse l'enfant descendre jusqu'au sol puis, d'un bond, serrant les mâchoires pour ne pas pousser un cri au moment où son pied blessé touchera le quai, il rejoint Nello. Déjà, il se penche pour l'emporter quand une ombre surgit au bord du rio.

Le Sicilien !Il comprend tout. L'ombre qui enjambait la fenêtre était

celle du complice. Le Sicilien, lui, a dégringolé directement l'escalier de la maison pour arriver plus vite. Cette fois, Mario le sait, le facchino n'hésitera pas à prendre sa revanche, mais le petit Vénitien ne pense pas à lui, c'est Nello qu'il faut sauver. Certainement,

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l'homme est armé... Mario connaît l'arme habituelle des Siciliens. Alors faisant semblant d'abandonner Nello, il s'enfuit puis, se retournant subitement, assène un formidable coup de poing sur le bras droit du bandit. La ruse a réussi. Quelque chose d'invisible saute dans la nuit pour retomber dans l'eau du canal. Le Sicilien, furieux, lâche un juron, tente de prendre Mario à la gorge. Celui-ci esquive l'attaque et se baisse pour saisir son adversaire aux jambes. Tous deux roulent au bord du canal. Une lutte farouche et silencieuse s'engage. Mario comprend que le Sicilien cherche à le faire basculer dans l'eau. Il se débat vigoureusement et tout en luttant il pense à Pietro qui n'est pas revenu, au complice qui dans quelques instants va les rejoindre.

« Au secours! »Un instant, il se croit sauve; il vient de réussir à faire

rouler son adversaire au bord du canal... mais, au même moment, l'autre ombre surgit.

« J'arrive, Carlo! »Cette fois, c'est fini. A deux contre un, la lutte est trop

inégale. Mario veut encore appeler au secours; deux mains le saisissent à la gorge. Il tente de toutes ses forces de se dégager, ses oreilles bourdonnent, sa vue se trouble...

Mais que se passe-t-il? Brusquement l'étau s'est desserré. Dans le bourdonnement qui emplit sa tête, il distingue des bruits étranges... des voix... une voix qu'il reconnaît... la voix de Pietro!

On l'aide à se relever, à s'appuyer contre un mur, tandis qu'à deux pas, dans l'obscurité, des ombres gesticulent...

« Mario! ils ne t'ont pas blessé?... il était temps que nous arrivions. Regarde, les carabiniers sont en train de maîtriser les bandits. »

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Mario reprend conscience de la réalité. Il essuie sa joue qui saigne et, tout de suite, s'inquiète : « Nello?... »

II le découvre, presque à ses pieds, petite chose inerte et ruisselante de pluie.

« Pietro, je n'ai aucun mal... va aider les carabiniers... je m'occupe de l'enfant. »

Deux carabiniers! C'est tout ce que Pietro a pu trouver au poste de police de l'île, et encore ne sont-ils pas des plus robustes. Rassuré sur son camarade, le petit marchand de pastèques rejoint vivement les policiers qui ont grand-peine à ligoter les deux bandits tant ils se débattent farouchement. Enfin, les menottes sont passées. Essoufflés, les carabiniers s'inquiètent alors de Nello.

« Nous ne sommes pas trop de deux pour emmener ces deux voyous, comment allons-nous faire, avec l'enfant?

— Ne vous inquiétez pas, répond vivement Pietro, mon camarade est sain et sauf, lui et moi, nous nous chargeons de Nello. »

Abandonnant les carabiniers et leurs prisonniers qui se débattent encore, Pietro revient en courant vers Mario. Toujours appuyé au mur, mais ayant retrouvé ses esprits, Mario se penche avec anxiété sur l'enfant.

« Vite, Pietro! il est peut-être encore temps! »Pietro enlève l'enfant des bras de son camarade et tous

deux courent vers la maison la plus proche, sous le déluge qui continue de s'abattre sur Venise, dans le fracas du tonnerre.

« Ouvrez, s'il vous plaît!... au secours!... »Personne ne répond. A grands coups de poing, ils

frappent dans la porte.« A l'aide!... ouvrez!... »La maison est-elle inhabitée?... ou, dans ce quartier

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isolé, ses occupants, ayant entendu des bruits de lutte, ont-ils peur d'ouvrir?...

Ils repartent plus loin, frappent à une nouvelle porte. Enfin une lumière apparaît, dans l'entrebâillement d'un volet. Une voix tremblante, apeurée, demande :

« Qui est là?— Ouvrez!... C'est pour un enfant malade. »La porte s'entrebâille. Une vieille femme apparaît, en

chemise de nuit, bonnet sur la tête. Apercevant le petit corps pantelant et ruisselant, elle se signe.

« Vite, une serviette, quelque chose de chaud! » réclame Pietro.

Hébétée, la pauvre femme ne sait que joindre les mains en répétant : « Mon Dieu! Mon Dieu!... » Enfin, elle prend l'enfant, aidée de Pietro et Mario elle le déshabille, l'étend dans son propre lit.

« Pauvre petit, il est plus blême que la mort. »Pietro a pris un torchon, sur la barre du fourneau et

frictionne l'enfant, vigoureusement.« Mon Dieu!... où l'avez-vous trouvé?... qui est-il?— Le petit Nello Balderini.— Le... le... »La pauvre femme en défaille presque. Comme tous les

Vénitiens, depuis deux jours, elle a suivi le terrible drame. Elle n'en peut croire ses yeux.

« Vite, préparez-lui quelque chose de chaud... du lait. »La vieille femme tremble trop; elle frotte en vain quatre

allumettes avant de réussir à allumer son réchaud et elle renverse la moitié de sa casserole de lait.

Penchés sur le corps inanimé, Mario et Pietro se regardent, n'osant s'avouer leur crainte. On n'entend plus battre

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le cœur. Est-ce l'effet de la drogue?... l'enfant s'est-il assommé contre la cheminée?

Enfin, la vieille femme apporte une tasse de lait; les mâchoires de l'enfant sont serrées comme celles d'un étau. On les écarte avec le dos d'une cuiller. Quelques gouttes de liquide filtrent dans la gorge contractée.

« Y a-t-il un médecin dans ce quartier? » s'inquiète Mario.

Mais, au même moment, Pietro tressaille.« Regarde, il vient de bouger... je suis sûr qu'il a bougé. »Tous trois se penchent. Pietro s'est sans doute trompé.

Mais tout à coup, la vieille tend le doigt.« C'est vrai, regardez ses lèvres, elles frémissent... et ses

doigts tremblent... voyez! il remue le petit doigt de la main gauche! »

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La vieille femme a bien vu. Les lèvres frémissent, les doigts bougent, en effet, et voici que les paupières se soulèvent à demi.

« Il vit, Pietro, il vit!... »Alors, Pietro se remet à le frictionner, essaie de lui faire

prendre quelques gouttes de lait tandis que Mario soutient la tête. Peu à peu, l'enfant sort de sa lourde torpeur, mais ses yeux grands ouverts semblent encore ne rien voir.

« Pauvre petit ! soupire la vieille femme en le prenant dans ses bras, espérant voir le petit visage s'animer, est-ce possible?... comment l'a-t-on retrouvé?... parle, mon petit. Ah! c'est ta maman qui va être heureuse!... »

Nello la regarde, comme s'il n'entendait pas puis, tout à coup, ses lèvres remuent.

« Maman! murmure-t-il d'une voix à peine perceptible, où est maman? »

Et, un instant plus tard :« Où est Lucia? »Mario ne peut retenir une larme. Nello va retrouver sa

mère et Lucia, elle aussi, sera sauvée.« Vite, Pietro, emportons-le. »La brave femme proteste. Dehors, il pleut encore.

L'enfant va prendre mal. Mais l'impatience de Mario est trop grande. Alors, la vieille Vénitienne enveloppe l'enfant dans un jupon de laine puis décroche, dans une penderie, un vieil imperméable. Ainsi protégé,, l'enfant ne craindra rien.

L'orage s'est d'ailleurs un peu calmé. Aux trombes d'eau de tout à l'heure succède une petite pluie fine. Pietro a pris Nello dans ses bras, rabattu le capuchon de l'imperméable sur le petit visage encore si pâle. Les deux camarades s'éloignent dans la nuit, presque comme des voleurs. Un campanile sonne trois heures; personne dans les rues de l'île. Ils arrivent,

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essoufflés, au bord de la lagune. La gondole est là, qui les attend.

Jamais de sa vie, Pietro n'a ramé avec une telle

énergie. Au fond de la gondole, Mario tient l'enfant bien serré, contre sa poitrine, pour lui communiquer de sa chaleur et, de temps à autre, il se penche pour l’écouter respirer. Mais, déjà, ce n'est plus à lui qu'il pense. Certes, il s'imagine la joie de sa mère, tout à l'heure... mais il se représente surtout celle de Lucia. Oui, à présent que l'enfant est hors de danger, qu'il n'a plus d'inquiétude pour lui, c'est à elle qu'il pense. Alors, tout bas, pour lui-même, tandis que la gondole glisse silencieuse, sur les eaux noires de la lagune, il murmure :

« Lucia, si vraiment tu as voulu me faire du mal, je te pardonne... Du fond de mon cœur, je te remercie de m'avoir fait comprendre à cause de cette terrible aventure, que mon amitié pour toi, quoi que tu aies fait, n'a jamais été aussi grande. »

Pietro rame avec une telle farouche énergie que bientôt la gondole double la pointe de l'église Sainte-Marie, pénètre dans le Grand Canal. Alors, tout à coup, relevant les yeux, Mario reconnaît, par-dessus les toits bleuis par la nuit, la coupole de l'hôpital San-Antonio. « Pietro! vire à gauche!...

— Que veux-tu faire?— Nello n'a plus besoin de moi. Dans quelques

instants tu le déposeras au palais Alfieri, laisse-moi débarquer avant.

— Tu es fou, Mario, que vient-il de te passer par la tête?... tu es trempé jusqu'aux os, tu vas prendre mal.

— Laisse-moi sur la rive, Pietro! »Avec précaution, il dépose l'enfant au fond de la gondole

et, sitôt celle-ci près du rivage, avant même qu'elle accoste, il saute sur le quai.

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CHAPITRE XIV

LA CHAPELLE DE L'ESPÉRANCE

MALGRÉ sa cheville douloureuse, Mario se mit à courir à travers la ville. Tout à coup, au bout d'une rue, il redécouvrit la coupole de l'hôpital San-Antonio, perdue de vue depuis le Grand Canal.

Une longue façade apparut, aux fenêtres grillagées, comme celles d'une prison. La pensée que Lucia était là, tout près, derrière ces murs, et qu'il allait la voir, lui fit battre le cœur. Instinctivement, il passa la main sur son front pour redresser les mèches collées de ses cheveux, essuya, avec son mouchoir, sa joue ensanglantée.

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Bien qu'aucune voiture n'eût jamais pénétré dans cet hôpital, une sorte de porte cochère s'ouvrait dans

le flanc de la grande bâtisse. Dans cette porte, il en avisa une autre, plus petite, demeurée entrebâillée. Au moment de la pousser, il hésita, retenu par un pressentiment.

Il pénétra dans une petite cour pavée, encadrée de hauts murs; quelques fenêtres seulement, celles des salles de garde sans doute, étaient éclairées. Un silence lugubre emplissait le lieu, presque un silence de mort. Au rez-de-chaussée, derrière l'ouverture étroite d'un guichet, dans la lueur falote d'une maigre lumière, il reconnut le voile d'une religieuse. Le visage penché en avant, celle-ci somnolait devant un bureau. Il frappa. La religieuse sursauta, se frotta les yeux et, apercevant Mario, ne put réprimer une expression d'effroi. Elle se précipita.

« Mon pauvre garçon, s'écria-t-elle devant le visage ensanglanté de Mario, ses vêtements mouillés et en désordre, qu'est-il arrivé?... un accident?

— Non, je n'ai rien... je voudrais voir la nurse du palais Alfieri. »

Après l'effroi, le visage de la religieuse marqua plus que de la surprise, de la stupeur. Elle bredouilla : « La... la jeune fille!...

— C'est urgent! Si elle dort, il faut qu'on la réveille. On vient de retrouver le petit Nello Balderini! »

La religieuse joignit les mains : « Le fils de l'avocat?... retrouvé?...

— Retrouvé!...— ... Dieu soit loué!... où est-il?— On vient, à l'instant, de le ramener au palais

Alfieri.

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— Retrouvé!... on l'a retrouvé!... Ah! quel soulagement pour ses malheureux parents, pour tout Venise !...»

La religieuse s'agitait, regardait Mario comme si

elle craignait d'avoir mal entendu. Il s'étonna de ne pas la voir se précipiter pour prévenir Lucia.

« Lucia, demanda-t-il vivement..., conduisez-moi près d'elle ou bien, s'il ne m'est pas possible de la voir, qu'on l'avertisse.

— La voir? répéta la religieuse... la voir?... » Son regard avait changé d'expression. Elle considéra

à nouveau Mario avec une sorte d'embarras proche de l'anxiété.

« Qui es-tu?... son frère?...— Son camarade d'enfance... c'est moi qui ai

retrouvé le petit Nello; je sais qu'elle est malheureuse, il faut lui apprendre la bonne nouvelle, tout de suite. »

La religieuse baissa la tête. Une crainte soudaine s'empara de Mario.

« Oh! dites-moi!... elle est très malade?... trop malade?...— C'est-à-dire... tu n'as pas vu sa mère, hier soir?... tu ne

sais rien?— Il lui est arrivé quelque chose?... » A mi-voix, la

religieuse murmura :« Partie! »Mario ne comprit pas.« Elle est chez elle?...— Non, partie... elle s'est sauvée. Cela s'est passé cette

nuit, ou plutôt hier soir, après l'extinction des lumières. La veilleuse de garde s'est aperçue de sa disparition, vers onze heures, en faisant sa tournée dans les salles. Le lit de Lucia Magni était vide.

— Où est-elle?

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— Mon pauvre garçon! Dieu seul le sait!... Ah! elle avait tant de chagrin. Elle ne cessait de s'accuser, se croyant coupable. L'alerte a été donnée aussitôt. On a fouillé l'hôpital de fond en comble. La religieuse

de garde qui se trouvait ici, à ma place, n'a rien vu, mais il y avait une panne de courant, hier soir, sous le porche, Lucia a pu sortir, sans être reconnue, par ce portillon, toujours ouvert, en cas d'urgence.

— Et sa mère?— On l'a immédiatement prévenue... la police

aussi, naturellement. Lucia n'a été vue nulle part... et elle n'est pas non plus retournée au palais Alfieri. La pauvre enfant!... Elle n'avait plus toute sa lucidité. La nuit précédente, on l'a entendue délirer. Elle parlait tout haut. Il était question d'un cheval. D'après ce qu'on a cru comprendre, ce cheval était la cause de son malheur. Quel cheval?... il n'y a pas de chevaux dans Venise. »

A présent, la religieuse parlait vite, avec de grands gestes nerveux. Mario, lui, n'écoutait plus.

« Trop tard ! murmura-t-il. Je suis arrivé trop tard. »Écartant la religieuse qui cherchait à le retenir, inquiète

de le voir si pâle, il s'enfuit. Pourquoi Lucia s'était-elle sauvée en pleine nuit? Quelle idée lui avait subitement passé par la tête? Ce cheval qui la hantait, dans son délire, était-ce le petit cheval de verre qu'il lui avait donné et dont il avait retrouvé les débris sur les marches du palais?

Tout à coup, il pensa avec effroi à la lagune, à ces mille canaux qui cernent la ville, maison par maison. Inconsciente de ses mouvements, sa camarade était-elle tombée à l'eau?

Ne sachant ni que penser, ni que faire, il s'était appuyé contre un mur, sentant brusquement peser sur ses épaules toutes les fatigues de cette terrible nuit et, dans son cœur, tout le poids de l'angoisse.

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Devant ses yeux passa une foule d'images. Il revit Lucia souriante, quand il la retrouvait à la sortie de l'école, quand ils se promenaient, le soir, au bord de la

lagune, quand elle venait l'attendre sur le quai Neuf, à

l'arrivée du vaporetto.Tout à coup, près du débarcadère, il revit la petite

chapelle de l'Espérance où elle venait parfois sécher ses larmes lorsqu'elle avait un chagrin. Il leur était même arrivé de se retrouver sur les marches de l'oratoire. Un dernier espoir lui fit battre le cœur. Si Lucia s'était enfuie pour se réfugier dans cette humble chapelle?...

Il se mit à courir le long des ruelles désertes. Épuisé, le pied endolori, il déboucha sur le quai, au bord de la lagune, à l'endroit où il l'avait attendue en vain, certain jour. L'orage avait cessé. Au loin, vers l'est, presque au ras de l'eau, s'étirait une longue bande verdâtre annonçant le jour proche.

Il reconnut la chapelle, sans campanile, à peine

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différente des maisons du quai, avec simplement une croix de marbre rosé incrustée dans la pierre, au-dessus de la porte. Peu de Vénitiens la fréquentaient et les touristes l'ignoraient. Sœur pauvre des églises de Venise qui renferment tant de célèbres œuvres d'art, ses murs étaient nus et humides. Deux marches de pierre, usées par le temps, en précédaient le seuil. Mario bondit vers la porte, tourna la poignée de fer. La chapelle était fermée à clef. A grands coups de poing, il frappa sur le panneau de bois.

« Lucia !... »Gomment pouvait-elle être là? Cette chapelle était fermée

chaque soir; Lucia n'avait pu, en pleine nuit, y pénétrer. Son dernier espoir s'évanouit. Il se laissa tomber sur une marche. Cependant, au fond de lui-même, il voulait croire encore que Lucia était venue. Elle avait trouvé porte close, elle était repartie et elle errait, au hasard, dans Venise, désemparée.

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Il se releva, s'éloigna de quelques pas, puis irrésistiblement attiré par cette chapelle revint rôder autour des vieux murs... et tout à coup, juste à l'entrée de la ruelle qui longeait l'oratoire, une tache claire, sur le pavé, attira son regard. C'était un mouchoir, un petit mouchoir de toile. Il le ramassa et courut se placer sous la lumière d'un lampadaire du quai.

« Son mouchoir! »Il était sûr de le reconnaître. Il ne portait pas d'initiales

mais, quelques mois plus tôt, elle lui avait montré le même pour lui faire admirer la broderie dont elle l'avait orné. Ainsi, Lucia était bien venue sur le quai Neuf... et elle était repartie par cette ruelle obscure.

Il s'y engagea. Il n'avait pas fait cinquante pas qu'un bruit léger l'arrêta. Au pied d'un mur gisait un corps inanimé.

« Lucia!... »Repliée sur elle-même, sa longue chevelure brune défaite,

étalée en désordre sur une marche, la jeune fille s'était effondrée là. Il se précipita.

« Lucia!... »Elle n'entendit pas son nom. Il l'appela encore :« Lucia!... Lucia!... »Elle était évanouie. Pour seule réponse il ne recueillit que

les faibles gémissements qui s'échappaient de ses lèvres. Il la souleva dans ses bras, la porta jusqu'au quai.

Quelques barques sont amarrées là, à côté de deux bateaux qui dorment encore avant de reprendre leur service matinal. Un peu plus loin, se balance une gondole, une luxueuse gondole, tapissée de coussins, recouverte d'un dais à dorures. Il n'hésite pas; Lucia est en danger, il faut faire vite.

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Avec précaution, il étend sa petite camarade sous le dais, cale sa. tête avec un coussin. Il la conduira... au palais Alfieri. Dès qu'elle reprendra connaissance, elle reverra ainsi son petit Nello.

Moins habile, peut-être, que Pietro, mais avec plus de fougue encore, il rame comme un forcené. Sur la lagune, la lumière grandit mais la paresseuse ville dort encore, attendant le grand jour pour découvrir aux touristes la splendeur de ses trésors. En poussant sa rame, Mario ne cesse de regarder Lucia. Il s'inquiète de la voir inerte, abandonnée au balancement de la gondole... mais, quel effroi lirait-il dans ses yeux si, s'éveillant soudain, elle le reconnaissait lui, Mario.

Enfin, il aborde le Grand Canal encore jalonné des feux de la nuit mais aussi désert que la lagune. Voici le quai des Esclavons,... le pont du Rialto... le palais Alfieri dont les fenêtres sont éclairées. Sautant hors de la gondole, il bondit sur les marches.

« A l'aide! »Comme tout à l'heure, devant la chapelle, il frappe à

grands coups sur la porte.« A l'aide!... »Un visage apparaît, celui du vieux domestique à tête

d'empereur romain... puis un autre et un autre encore. Essoufflé, Mario désigne la gondole. Toujours évanouie, la jeune fille est transportée au premier étage, dans sa chambre, tandis que Mario, à bout de forces, le visage ruisselant de sueur, est conduit dans le salon où il s'effondre dans un fauteuil.

« Lucia!... Lucia!... »C'est le seul mot qu'il puisse articuler. Les personnages

qui l'entourent se meuvent devant ses yeux comme des ombres vagues. Va-t-il s'évanouir à son tour? Il ne voit pas les traits

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bouleversés de la femme de l'avocat qui, à genoux, le remercie en pleurant d'avoir sauvé son fils. Il ne reconnaît pas son camarade Pietro. Il n'entend pas Marcello lui demander pardon. Tout est confus en son esprit..., sauf la vision de Lucia étendue au fond de la gondole.

« Lucia..., répète-t-il. Est-elle en danger? »Une voix répond, qu'il ne connaît pas, celle de l'avocat.« Rassure-toi, le docteur que nous avons aussitôt appelé

pour Nello est en ce moment près d'elle. »La tête dans les mains, il attend, anxieux. Il tremble,

cependant il refuse la boisson chaude que la cuisinière lui apporte. Il ne pense qu'à Lucia. A-t-elle repris connaissance?... Refuse-t-elle de le voir?

Enfin, une porte s'ouvre. La femme de l'avocat apparaît, accompagnée d'un vieux monsieur.

« Lucia a retrouvé sa lucidité. Elle a vu Nello. A présent, elle te réclame, Mario. »

Le petit Vénitien s'est levé.« Est-ce bien vrai?... elle veut rne voir? »La voix émue, la femme de l'avocat ajoute :« Elle sait tout; nous venons de tout lui raconter... C'est

pour cela qu'elle t'attend. »Il s'avance, titubant d'émotion autant que de fatigue,

gravit les marches de l'escalier de marbre, s'arrête devant une porte grande ouverte. Au fond d'une chambre, un visage se tend vers lui.

« -Mario!... »Il retrouve la voix de Lucia, sa voix douce d'autrefois,

quand, de loin, elle l'appelait. Tremblant d'émotion, il s'avance, traverse la chambre, s'arrête près du lit.

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Les deux camarades demeurent l'un devant l'autre, silencieux. Soudain, des larmes ruissellent sur les joues de Lucia.

« Mario, murmure-t-elle, tu as sauvé Nello et tu m'as sauvée. Je ne le méritais pas. Pardonne-moi. »

Il s'assied au bord du lit, prend la main de Lucia qui soupire encore :

« J'ai honte de moi, Mario... mais si tu savais quel affreux cauchemar je viens de vivre!

— Moi aussi, Lucia, je viens de vivre des heures terribles, cependant je ne t'ai jamais oubliée... tandis que toi...»

Elle ne lui donne pas le temps d'achever.« Oh! Mario! tais-toi... ce n'est pas vrai! »Elle se redresse avec effort; sa main tremble dans celle de

son camarade.« Tout cela ne serait pas arrivé si, certain jour, tu étais

revenu à Venise comme tu l'avais promis. J'ai cru que tu regrettais ce que tu avais décidé de faire pour moi, que tu n'avais pas le courage de me

revoir pour me le dire. Oh! si seulement tu m'avais écrit...

Alors, un jour, parce qu'elle me l'avait demandé j'ai accepté d'entrer au service de la signera Balderini... mais à regret, car moi non plus je ne t'avais pas oublié. »

Ils se regardent longuement. Bouleversé, Mario explique pourquoi, ce jour-là, elle l'avait attendu en vain. Pourtant, il l'avait prévenue. La lettre avait dû rester dans la poche du compagnon de travail à qui il l'avait remise.

« Est-ce vrai?... tu m'avais écrit?... C'est donc la malchance qui a fait tout le mal. »

Il presse sa main, un peu plus fort. A mi-voix, pour ne pas la fatiguer, il raconte comment il a vécu depuis le jour où, en rentrant de Murano, il a appris qu'elle était entrée au palais

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Alfieri, son déchirement quand, en s'échappant de la prison des bandits, il a cru qu'elle voulait le perdre.

« Oh! Mario, si tu savais ce qui s'est passé pendant ces jours affreux. J'étais si épuisée, si accablée quand les policiers m'ont interrogée! Je ne savais plus ce que je disais. De toutes mes forces je voulais te défendre, et ils t'ont cru coupable. Quand j'ai lu, le lendemain, ces choses épouvantables dans les journaux, j'ai cru mourir de chagrin et de honte... A l'hôpital je ne cessais de délirer. Je voyais partout le petit cheval de verre que tu m'avais donné et que, par maladresse, le jour de mon arrivée dans cette maison, j'ai brisé en voulant le déposer sur la cheminée. Je l'appelais à mon aide, comme si je t'appelais, toi... Et cette nuit, Mario, si je me suis enfuie, si tu m'as retrouvée près de la petite chapelle, au bord du quai, c'est parce que je voulais te rejoindre à Murano... pour que tu me sauves de mon désespoir. »

A bout de forces, elle laisse retomber sa tête sur l'oreiller.« Chère Lucia, murmure-t-il, nous nous sommes faits,

sans le vouloir, beaucoup de mal... simplement parce que nous n'avons pas eu assez confiance en notre amitié.

— C'est vrai, Mario, pas assez confiance. »Ils se taisent de nouveau, mais, pour la première fois, sur

le visage pâli de la jeune fille, flotte un sourire très doux.« Regarde, murmure-t-il en étendant le bras vers la

fenêtre, le grand jour se lève sur Venise. Le ciel est redevenu aussi pur que si jamais l'orage ne l'avait troublé. Entre nous, il n'y aura plus jamais d'orage... Quand je retournerai à Murano, je filerai un autre petit cheval de verre. Celui-là nous portera vraiment bonheur; il ne se brisera jamais... comme jamais plus ne se brisera notre amitié.

— Plus jamais, Mario! »

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Se penchant vers le lit, il dépose, sur le front encore brûlant de la petite Vénitienne, le doux baiser de la réconciliation.

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ŒUVRES COMPLETES (Années)

Paul-Jacques Bonzon

ANNEE TITRE EDITEUR ILLUSTRATEUR1951 LE VIKING AU BRACELET D'ARGENT G.P. Rouge et Or Henri DIMPRE1953 LOUTSI-CHIEN Collection Primevère Louis LAFFOND1953 DU GUI POUR CHRISTMAS BOURRELIER-HACHETTE Maguy LAPORTE1953 MAMADI MAGNARD EDITEUR Christian FONTUGNE1954 FAN-LÔ SUDEL EDITEUR JEAN TRUBERT1954 LE JONGLEUR A L'ETOILE HACHETTE Jeanne HIVES1955 DELPH LE MARIN SUDEL EDITEUR Claude JUILLARD1955 LES ORPHELINS DE SIMITRA HACHETTE Albert CHAZELLE1956 LA BALLERINE DE MAJORQUE BIBLIOTHEQUE ROSE Paul DURAND1956 LE PETIT PASSEUR DU LAC HACHETTE JACQUES POIRIER1957 MON VERCORS EN FEU SUDEL EDITEUR Igor ARNSTAM1957 LA PROMESSE DE PRIMEROSE HACHETTE PAUL DURAND1957 LA DISPARUE DE MONTELIMAR HACHETTE Philippe DAURE1958 LA PRINCESSE SANS NOM HACHETTE J-P ARIEL1958 L'EVENTAIL DE SEVILLE BIBLIOTHEQUE VERTE François BATET1959 UN SECRET DANS LA NUIT POLAIRE Editions Delagrave Henri DIMPRE1960 LE CHEVAL DE VERRE IDEAL-BIBLIOTHEQUE François BATET1960 LA CROIX D'OR DE SANTA-ANNA IDEAL-BIBLIOTHEQUE Albert CHAZELLE1960 LA ROULOTTE DU BONHEUR DELAGRAVE Daniel DUPUY1960 CONTES DE L’HIVER BIAS Romain Simon1961 LES COMPAGNONS DE LA CROIX-ROUSSE BIBLIOTHEQUE VERTE Albert CHAZELLE1961 J'IRAI A NAGASAKI BIBLIOTHEQUE VERTE Albert CHAZELLE1962 LE VOYAGEUR SANS VISAGE BIBLIOTHEQUE VERTE Albert CHAZELLE1962 TOUT-FOU BIBLIOTHEQUE ROSE Jeanne HIVES1962 LE CHALET DU BONHEUR DELAGRAVE Daniel DUPUY1962 LES SIX COMPAGNONS ET LA PILE ATOMIQUE BIBLIOTHEQUE VERTE Albert CHAZELLE1963 LES SIX COMPAGNONS ET L'HOMME AU GANT BIBLIOTHEQUE VERTE Albert CHAZELLE1963 LES SIX COMPAGNONS AU GOUFFRE MARZAL BIBLIOTHEQUE VERTE Albert CHAZELLE1963 LES SIX COMPAGNONS ET L'HOMME DES NEIGES BIBLIOTHEQUE VERTE Albert CHAZELLE1964 LES SIX COMPAGNONS ET LE PIANO A QUEUE BIBLIOTHEQUE VERTE Albert CHAZELLE1964 LES SIX COMPAGNONS ET LA PERRUQUE ROUGE BIBLIOTHEQUE VERTE Albert CHAZELLE1964 LA FAMILLE HLM ET L'ÂNE TULIPE (Où est passé l'âne tulipe?) BIBLIOTHEQUE ROSE Jacques FROMONT1964 LA MAISON AUX MILLE BONHEURS DELAGRAVE Daniel DUPUY1965 LES SIX COMPAGNONS ET LE PETIT RAT DE L'OPERA BIBLIOTHEQUE VERTE Albert CHAZELLE1965 LES SIX COMPAGNONS ET LE CHATEAU MAUDIT BIBLIOTHEQUE VERTE Albert CHAZELLE1965 LE SECRET DE LA MALLE ARRIERE (HLM n°2) BIBLIOTHEQUE ROSE Jacques FROMONT1966 LES SIX COMPAGNONS ET L'ANE VERT BIBLIOTHEQUE VERTE Albert CHAZELLE1966 LES SIX COMPAGNONS ET LE MYSTERE DU PARC BIBLIOTHEQUE VERTE Albert CHAZELLE1966 LES ETRANGES LOCATAIRES (HLM n°3) BIBLIOTHEQUE ROSE Jacques FROMONT1966 L'HOMME A LA VALISE JAUNE BIBLIOTHEQUE ROSE Jacques FROMONT1967 LES SIX COMPAGNONS ET L'AVION CLANDESTIN BIBLIOTHEQUE VERTE Albert CHAZELLE1967 CONTES DE MON CHALET EDITIONS BIAS Romain SIMON1967 VOL AU CIRQUE (HLM n°4) BIBLIOTHEQUE ROSE Jacques FROMONT1967 POMPON LE PETIT ANE DES TROPIQUES (avec M. Pédoja) DELAGRAVE Romain SIMON1967 LE MARCHAND DE COQUILLAGES (HLM) BIBLIOTHEQUE ROSE Jacques FROMONT1967 RUE DES CHATS SANS QUEUE (HLM) BIBLIOTHEQUE ROSE Jacques FROMONT1967 LE RELAIS DES CIGALES DELAGRAVE Daniel DUPUY1968 LUISA CONTRE-ATTAQUE (HLM n°7) BIBLIOTHEQUE ROSE Jacques FROMONT1968 LES SIX COMPAGNONS A SCOTLAND YARD BIBLIOTHEQUE VERTE Albert CHAZELLE1968 LES SIX COMPAGNONS ET L'EMETTEUR PIRATE BIBLIOTHEQUE VERTE Albert CHAZELLE1968 LE CHATEAU DE POMPON DELAGRAVE Romain SIMON1969 LES AVENTURES DE SATURNIN BIBLIOTHEQUE ROSE PIERRE LEROY1969 SATURNIN ET LE VACA VACA BIBLIOTHEQUE ROSE PIERRE LEROY1969 LES SIX COMPAGNONS ET LE SECRET DE LA CALANQUE BIBLIOTHEQUE VERTE Albert CHAZELLE1969 LES SIX COMPAGNONS ET LES AGENTS SECRETS BIBLIOTHEQUE VERTE Albert CHAZELLE1969 UN CHEVAL SUR UN VOLCAN (HLM) BIBLIOTHEQUE ROSE Jacques FROMONT1969 POMPON A LA VILLE DELAGRAVE Romain SIMON1969 LE PERROQUET ET SON TRESOR (HLM) BIBLIOTHEQUE ROSE Jacques FROMONT

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1969 QUATRE CHATS ET LE DIABLE (HLM) BIBLIOTHEQUE ROSE Jacques FROMONT1970 LE BATEAU FANTOME (HLM) BIBLIOTHEQUE ROSE Jacques FROMONT1970 LES SIX COMPAGNONS ET LES PIRATES DU RAIL BIBLIOTHEQUE VERTE Albert CHAZELLE1970 LES SIX COMPAGNONS ET LA DISPARUE DE MONTELIMAR BIBLIOTHEQUE VERTE Albert CHAZELLE1970 LE JARDIN DE PARADIS DELAGRAVE Romain SIMON1970 L'HOMME AUX SOURIS BLANCHES (HLM) BIBLIOTHEQUE ROSE Jacques FROMONT1971 SOLEIL DE MON ESPAGNE IDEAL-BIBLIOTHEQUE François BATET1971 LES SIX COMPAGNONS ET LES ESPIONS DU CIEL BIBLIOTHEQUE VERTE Maurice PAULIN1971 LES SIX COMPAGNONS ET LA PRINCESSE NOIRE BIBLIOTHEQUE VERTE Maurice PAULIN1971 LES SIX COMPAGNONS ET LA BRIGADE VOLANTE BIBLIOTHEQUE VERTE Maurice PAULIN1971 YANI DELAGRAVE Romain SIMON1972 CONTES DE L’HIVER EDITIONS BIAS Romain SIMON1972 LE SECRET DU LAC ROUGE (HLM) BIBLIOTHEQUE ROSE Jacques FROMONT1972 LES SIX COMPAGNONS A LA TOUR EIFFEL BIBLIOTHEQUE VERTE Maurice PAULIN1972 L'HOMME A LA TOURTERELLE (HLM) BIBLIOTHEQUE ROSE Jacques FROMONT1973 SLALOM SUR LA PISTE NOIRE (HLM) BIBLIOTHEQUE ROSE Jacques FROMONT1973 LES SIX COMPAGNONS ET L'OEIL D'ACIER BIBLIOTHEQUE VERTE Maurice PAULIN1973 LES SIX COMPAGNONS EN CROISIERE BIBLIOTHEQUE VERTE Maurice PAULIN1974 LES SIX COMPAGNONS ET LES VOIX DE LA NUIT BIBLIOTHEQUE VERTE Maurice PAULIN1974 LES SIX COMPAGNONS SE JETTENT A L'EAU BIBLIOTHEQUE VERTE Maurice PAULIN1974 LES ESPIONS DU X-35 (HLM) BIBLIOTHEQUE ROSE Jacques FROMONT1975 LE CIRQUE ZIGOTO DELAGRAVE Romain SIMON1975 LE RENDEZ-VOUS DE VALENCE les veillées des chaumières ???1975 LES SIX COMPAGNONS DEVANT LES CAMERAS BIBLIOTHEQUE VERTE Robert BRESSY1975 LES SIX COMPAGNONS DANS LA CITADELLE BIBLIOTHEQUE VERTE Maurice PAULIN1975 LA ROULOTTE DE L'AVENTURE (HLM) BIBLIOTHEQUE ROSE Jacques FROMONT1976 LES SIX COMPAGNONS ET LA CLEF-MINUTE BIBLIOTHEQUE VERTE Maurice PAULIN1976 DIABOLO LE PETIT CHAT BIBLIOTHEQUE ROSE Pierre DESSONS1976 DIABOLO ET LA FLEUR QUI SOURIT BIBLIOTHEQUE ROSE Pierre DESSONS1976 DIABOLO POMPIER BIBLIOTHEQUE ROSE Pierre DESSONS1976 LES SIX COMPAGNONS AU TOUR DE FRANCE BIBLIOTHEQUE VERTE Robert BRESSY1976 LE CAVALIER DE LA MER (HLM) BIBLIOTHEQUE ROSE Jacques FROMONT1977 LES SIX COMPAGNONS AU CONCOURS HIPPIQUE BIBLIOTHEQUE VERTE Maurice PAULIN1977 LES SIX COMPAGNONS ET LES PIROGUIERS BIBLIOTHEQUE VERTE Maurice PAULIN1977 DIABOLO ET LE CHEVAL DE BOIS BIBLIOTHEQUE ROSE Pierre DESSONS1977 L'HOMME AU NOEUD PAPILLON (HLM) BIBLIOTHEQUE ROSE Jacques FROMONT1977 DIABOLO JARDINIER BIBLIOTHEQUE ROSE Pierre DESSONS1978 LES SIX COMPAGNONS AU VILLAGE ENGLOUTI BIBLIOTHEQUE VERTE Maurice PAULIN1978 DIABOLO PATISSIER BIBLIOTHEQUE ROSE Pierre DESSONS1978 LES SIX COMPAGNONS ET LE CIGARE VOLANT BIBLIOTHEQUE VERTE Robert BRESSY1978 AHMED ET MAGALI DELAGRAVE Monique GORDE1979 LES SIX COMPAGNONS ET LES SKIEURS DE FOND BIBLIOTHEQUE VERTE Robert BRESSY1979 LES SIX COMPAGNONS ET LA BOUTEILLE A LA MER BIBLIOTHEQUE VERTE Robert BRESSY1979 DIABOLO SUR LA LUNE BIBLIOTHEQUE ROSE Pierre DESSONS1980 LES SIX COMPAGNONS ET LES BEBES PHOQUES BIBLIOTHEQUE VERTE Robert BRESSY1980 LES SIX COMPAGNONS DANS LA VILLE ROSE BIBLIOTHEQUE VERTE Robert BRESSY

THEATRE1953 Coquette chambre à louer 1954 Camping interdit1954 L'insécurité sociale 1956 Les Carottes des Champs-Elysées 1956 Nous les avons vus 1956 Aux urnes, citoyennes ! 1957 Permis de conduire à tout âge 1957 La nuit du 3 mars 1957 Madame a son robot 1957 Plus on est de fous??? Devant le rideau

NOUVELLES 1952 Le Grand Linceul Blanc

(Francs Jeux Africains n°16 du 20 novembre 1952)1953 Les monstres de Maladetta

(Francs Jeux pour les garçons No 174 du 15 Aout 1953) 1959 Le chamois de Zimmis

Publiée dans le numéro 30 du 26 juillet 1959 "Ames Vaillantes" , illustrations de Yvan Marié (illustrateur attitré des Editions Fleurus).??? Le père Noël n'avait pas six ans

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ŒUVRES COMPLETES (Thèmes)

Paul-Jacques Bonzon

ANNEE TITRE EDITEUR ILLUSTRATEUR

Série : Hors série (23)

1951 LE VIKING AU BRACELET D'ARGENT G.P. Rouge et Or Henri DIMPRE1953 LOUTSI-CHIEN Collection Primevère Louis LAFFOND1953 DU GUI POUR CHRISTMAS BOURRELIER-HACHETTE Maguy LAPORTE1953 MAMADI MAGNARD EDITEUR Christian FONTUGNE1954 FAN-LÔ SUDEL EDITEUR JEAN TRUBERT1954 LE JONGLEUR A L'ETOILE HACHETTE Jeanne HIVES1955 DELPH LE MARIN SUDEL EDITEUR Claude JUILLARD1955 LES ORPHELINS DE SIMITRA HACHETTE Albert CHAZELLE1956 LA BALLERINE DE MAJORQUE BIBLIOTHEQUE ROSE Paul DURAND1956 LE PETIT PASSEUR DU LAC HACHETTE JACQUES POIRIER1957 MON VERCORS EN FEU SUDEL EDITEUR Igor ARNSTAM1957 LA PROMESSE DE PRIMEROSE HACHETTE PAUL DURAND1957 LA DISPARUE DE MONTELIMAR HACHETTE Philippe DAURE1958 LA PRINCESSE SANS NOM HACHETTE J-P ARIEL1958 L'EVENTAIL DE SEVILLE BIBLIOTHEQUE VERTE François BATET1959 UN SECRET DANS LA NUIT POLAIRE Editions Delagrave Henri DIMPRE1960 LE CHEVAL DE VERRE IDEAL-BIBLIOTHEQUE François BATET1960 LA CROIX D'OR DE SANTA-ANNA IDEAL-BIBLIOTHEQUE Albert CHAZELLE1961 J'IRAI A NAGASAKI BIBLIOTHEQUE VERTE Albert CHAZELLE1962 LE VOYAGEUR SANS VISAGE BIBLIOTHEQUE VERTE Albert CHAZELLE1962 TOUT-FOU BIBLIOTHEQUE ROSE Jeanne HIVES1971 SOLEIL DE MON ESPAGNE IDEAL-BIBLIOTHEQUE François BATET1975 LE RENDEZ-VOUS DE VALENCE les veillées des chaumières ???

Série : Contes (2)

1960 CONTES DE L’HIVER BIAS Romain Simon1967 CONTES DE MON CHALET EDITIONS BIAS Romain SIMON

Série : Scolaire (11)

1960 LA ROULOTTE DU BONHEUR DELAGRAVE Daniel DUPUY1962 LE CHALET DU BONHEUR DELAGRAVE Daniel DUPUY1964 LA MAISON AUX MILLE BONHEURS DELAGRAVE Daniel DUPUY1967 POMPON LE PETIT ANE DES TROPIQUES (avec M. Pédoja) DELAGRAVE Romain SIMON1967 LE RELAIS DES CIGALES DELAGRAVE Daniel DUPUY1968 LE CHATEAU DE POMPON DELAGRAVE Romain SIMON1969 POMPON A LA VILLE DELAGRAVE Romain SIMON1970 LE JARDIN DE PARADIS DELAGRAVE Romain SIMON1971 YANI DELAGRAVE Romain SIMON1975 LE CIRQUE ZIGOTO DELAGRAVE Romain SIMON1978 AHMED ET MAGALI DELAGRAVE Monique GORDE

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Série : Les Six Compagnons, Mady et Kafi (38)

1961 LES COMPAGNONS DE LA CROIX-ROUSSE BIBLIOTHEQUE VERTE Albert CHAZELL1962 LES SIX COMPAGNONS ET LA PILE ATOMIQUE BIBLIOTHEQUE VERTE Albert CHAZELLE1963 LES SIX COMPAGNONS ET L'HOMME AU GANT BIBLIOTHEQUE VERTE Albert CHAZELLE1963 LES SIX COMPAGNONS AU GOUFFRE MARZAL BIBLIOTHEQUE VERTE Albert CHAZELLE1963 LES SIX COMPAGNONS ET L'HOMME DES NEIGES BIBLIOTHEQUE VERTE Albert CHAZELLE1964 LES SIX COMPAGNONS ET LE PIANO A QUEUE BIBLIOTHEQUE VERTE Albert CHAZELLE1964 LES SIX COMPAGNONS ET LA PERRUQUE ROUGE BIBLIOTHEQUE VERTE Albert CHAZELLE1965 LES SIX COMPAGNONS ET LE PETIT RAT DE L'OPERA BIBLIOTHEQUE VERTE Albert CHAZELLE1965 LES SIX COMPAGNONS ET LE CHATEAU MAUDIT BIBLIOTHEQUE VERTE Albert CHAZELLE1966 LES SIX COMPAGNONS ET L'ANE VERT BIBLIOTHEQUE VERTE Albert CHAZELLE1966 LES SIX COMPAGNONS ET LE MYSTERE DU PARC BIBLIOTHEQUE VERTE Albert CHAZELLE1967 LES SIX COMPAGNONS ET L'AVION CLANDESTIN BIBLIOTHEQUE VERTE Albert CHAZELLE1968 LES SIX COMPAGNONS A SCOTLAND YARD BIBLIOTHEQUE VERTE Albert CHAZELLE1968 LES SIX COMPAGNONS ET L'EMETTEUR PIRATE BIBLIOTHEQUE VERTE Albert CHAZELLE1969 LES SIX COMPAGNONS ET LE SECRET DE LA CALANQUE BIBLIOTHEQUE VERTE Albert CHAZELLE1969 LES SIX COMPAGNONS ET LES AGENTS SECRETS BIBLIOTHEQUE VERTE Albert CHAZELLE1970 LES SIX COMPAGNONS ET LES PIRATES DU RAIL BIBLIOTHEQUE VERTE Albert CHAZELLE1970 LES SIX COMPAGNONS ET LA DISPARUE DE MONTELIMAR BIBLIOTHEQUE VERTE Albert CHAZELLE1971 LES SIX COMPAGNONS ET LES ESPIONS DU CIEL BIBLIOTHEQUE VERTE Maurice PAULIN1971 LES SIX COMPAGNONS ET LA PRINCESSE NOIRE BIBLIOTHEQUE VERTE Maurice PAULIN1971 LES SIX COMPAGNONS ET LA BRIGADE VOLANTE BIBLIOTHEQUE VERTE Maurice PAULIN1972 LES SIX COMPAGNONS A LA TOUR EIFFEL BIBLIOTHEQUE VERTE Maurice PAULIN1973 LES SIX COMPAGNONS ET L'OEIL D'ACIER BIBLIOTHEQUE VERTE Maurice PAULIN1973 LES SIX COMPAGNONS EN CROISIERE BIBLIOTHEQUE VERTE Maurice PAULIN1974 LES SIX COMPAGNONS ET LES VOIX DE LA NUIT BIBLIOTHEQUE VERTE Maurice PAULIN1974 LES SIX COMPAGNONS SE JETTENT A L'EAU BIBLIOTHEQUE VERTE Maurice PAULIN1975 LES SIX COMPAGNONS DEVANT LES CAMERAS BIBLIOTHEQUE VERTE Robert BRESSY1975 LES SIX COMPAGNONS DANS LA CITADELLE BIBLIOTHEQUE VERTE Maurice PAULIN1976 LES SIX COMPAGNONS ET LA CLEF-MINUTE BIBLIOTHEQUE VERTE Maurice PAULIN1976 LES SIX COMPAGNONS AU TOUR DE FRANCE BIBLIOTHEQUE VERTE Robert BRESSY1977 LES SIX COMPAGNONS AU CONCOURS HIPPIQUE BIBLIOTHEQUE VERTE Maurice PAULIN1977 LES SIX COMPAGNONS ET LES PIROGUIERS BIBLIOTHEQUE VERTE Maurice PAULIN1978 LES SIX COMPAGNONS AU VILLAGE ENGLOUTI BIBLIOTHEQUE VERTE Maurice PAULIN1978 LES SIX COMPAGNONS ET LE CIGARE VOLANT BIBLIOTHEQUE VERTE Robert BRESSY1979 LES SIX COMPAGNONS ET LES SKIEURS DE FOND BIBLIOTHEQUE VERTE Robert BRESSY1979 LES SIX COMPAGNONS ET LA BOUTEILLE A LA MER BIBLIOTHEQUE VERTE Robert BRESSY1980 LES SIX COMPAGNONS ET LES BEBES PHOQUES BIBLIOTHEQUE VERTE Robert BRESSY1980 LES SIX COMPAGNONS DANS LA VILLE ROSE BIBLIOTHEQUE VERTE Robert BRESSY

Série : La famille HLM (20)

1964 LA FAMILLE HLM ET L'ÂNE TULIPE (Où est passé l'âne tulipe?) BIBLIOTHEQUE ROSE Jacques FROMONT1965 LE SECRET DE LA MALLE ARRIERE (HLM n°2) BIBLIOTHEQUE ROSE Jacques FROMONT1966 LES ETRANGES LOCATAIRES (HLM n°3) BIBLIOTHEQUE ROSE Jacques FROMONT1966 L'HOMME A LA VALISE JAUNE BIBLIOTHEQUE ROSE Jacques FROMONT1967 VOL AU CIRQUE (HLM n°4) BIBLIOTHEQUE ROSE Jacques FROMONT1967 LE MARCHAND DE COQUILLAGES (HLM) BIBLIOTHEQUE ROSE Jacques FROMONT1967 RUE DES CHATS SANS QUEUE (HLM) BIBLIOTHEQUE ROSE Jacques FROMONT1968 LUISA CONTRE-ATTAQUE (HLM n°7) BIBLIOTHEQUE ROSE Jacques FROMONT1969 UN CHEVAL SUR UN VOLCAN (HLM) BIBLIOTHEQUE ROSE Jacques FROMONT1969 LE PERROQUET ET SON TRESOR (HLM) BIBLIOTHEQUE ROSE Jacques FROMONT1969 QUATRE CHATS ET LE DIABLE (HLM) BIBLIOTHEQUE ROSE Jacques FROMONT1970 LE BATEAU FANTOME (HLM) BIBLIOTHEQUE ROSE Jacques FROMONT1970 L'HOMME AUX SOURIS BLANCHES (HLM) BIBLIOTHEQUE ROSE Jacques FROMONT1972 L'HOMME A LA TOURTERELLE (HLM) BIBLIOTHEQUE ROSE Jacques FROMONT1972 LE SECRET DU LAC ROUGE (HLM) BIBLIOTHEQUE ROSE Jacques FROMONT1973 SLALOM SUR LA PISTE NOIRE (HLM) BIBLIOTHEQUE ROSE Jacques FROMONT1974 LES ESPIONS DU X-35 (HLM) BIBLIOTHEQUE ROSE Jacques FROMONT1975 LA ROULOTTE DE L'AVENTURE (HLM) BIBLIOTHEQUE ROSE Jacques FROMONT1976 LE CAVALIER DE LA MER (HLM) BIBLIOTHEQUE ROSE Jacques FROMONT

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Page 194: Bonzon P-J Le Cheval de Verre 1963

1977 L'HOMME AU NOEUD PAPILLON (HLM) BIBLIOTHEQUE ROSE Jacques FROMONT

Série : Saturnin (2)

1969 LES AVENTURES DE SATURNIN BIBLIOTHEQUE ROSE PIERRE LEROY1969 SATURNIN ET LE VACA VACA BIBLIOTHEQUE ROSE PIERRE LEROY

Série : Diabolo (7)

1976 DIABOLO LE PETIT CHAT BIBLIOTHEQUE ROSE Pierre DESSONS1976 DIABOLO ET LA FLEUR QUI SOURIT BIBLIOTHEQUE ROSE Pierre DESSONS1976 DIABOLO POMPIER BIBLIOTHEQUE ROSE Pierre DESSONS1977 DIABOLO ET LE CHEVAL DE BOIS BIBLIOTHEQUE ROSE Pierre DESSONS1977 DIABOLO JARDINIER BIBLIOTHEQUE ROSE Pierre DESSONS1978 DIABOLO PATISSIER BIBLIOTHEQUE ROSE Pierre DESSONS1979 DIABOLO SUR LA LUNE BIBLIOTHEQUE ROSE Pierre DESSONS

Série : Théatre (11)

THEATRE1953 Coquette chambre à louer 1954 Camping interdit1954 L'insécurité sociale 1956 Les Carottes des Champs-Elysées 1956 Nous les avons vus 1956 Aux urnes, citoyennes ! 1957 Permis de conduire à tout âge 1957 La nuit du 3 mars 1957 Madame a son robot 1957 Plus on est de fous??? Devant le rideau

Série : Nouvelle (4)

NOUVELLES 1952 Le Grand Linceul Blanc

(Francs Jeux Africains n°16 du 20 novembre 1952)1953 Les monstres de Maladetta

(Francs Jeux pour les garçons No 174 du 15 Aout 1953) 1959 Le chamois de Zimmis

Publiée dans le numéro 30 du 26 juillet 1959 "Ames Vaillantes" , illustrations de Yvan Marié (illustrateur attitré des Editions Fleurus).??? Le père Noël n'avait pas six ans

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ŒUVRES COMPLETES

Paul-Jacques Bonzon

9 Séries

118 livres écrits

Série : Hors série (23)

Série : Contes (2)

Série : Scolaire (11)

Série : Les Six Compagnons, Mady et Kafi (38)Série : La famille HLM (20)Série : Saturnin (2)Série : Diabolo (7)

Série : Théâtre (11)

Série : Nouvelle (4)

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