bonzon p-j l'evantail de séville 1966

Upload: suziechapour

Post on 08-Aug-2018

234 views

Category:

Documents


4 download

TRANSCRIPT

  • 8/22/2019 Bonzon P-J L'Evantail de Sville 1966

    1/190

    1

  • 8/22/2019 Bonzon P-J L'Evantail de Sville 1966

    2/190

    2

  • 8/22/2019 Bonzon P-J L'Evantail de Sville 1966

    3/190

    3

  • 8/22/2019 Bonzon P-J L'Evantail de Sville 1966

    4/190

    4

  • 8/22/2019 Bonzon P-J L'Evantail de Sville 1966

    5/190

    A

    ma fille

    ISABELLE

    5

  • 8/22/2019 Bonzon P-J L'Evantail de Sville 1966

    6/190

    6

  • 8/22/2019 Bonzon P-J L'Evantail de Sville 1966

    7/190

    TABLE DES MATIRES

    I. La marchande dventails 8II. Le faubourg de Triana 19

    III. Le secret de Juanita 26IV. Une ville toute blanche 34V. Le message 42

    VI. Des htes tranges 51VII. La gitane l'illet 60

    VIII. Un autobus rouge et blanc 68IX. Le seor Almerio 76

    X. Dans la sierra 83XI. Rodrigo 90XII. Le Las Palmas 99

    XIII. Les poupes de Las Palmas 106XIV. Amerigo 119XV. Elle ne m'a pas abandonn 128

    XVI. L'le perdue 138XVII. La plus blanche des villes d'Espagne 151

    XVIII. La rose de Sville 164

    7

  • 8/22/2019 Bonzon P-J L'Evantail de Sville 1966

    8/190

    CHAPITRE PREMIER

    LA MARCHANDE D'VENTAILS

    C'tait l'heure o Sville, aprs sa longue sieste l'abrid'un soleil de feu, poussait portes et volets pour renatre lavie.

    Pablo se leva, glissa une poigne d'olives dans la main duvieux Lazarillo qui sommeillait encore et sortit. Sur le pas dela porte il se frotta les yeux, bloui par l'ardente lumire etsoupira :

    II fait trop chaud pour que a dure. Sur cette constatation, il remonta son pantalon qui ne

    voulait jamais rester sur ses hanches et s'en fut, longeant lesmurs, la recherche de l'ombre. A deux cents mtres de l ilarriva devant une boutique plutt dlabre, ouvrit un portail etalla chercher au fond de la cour une sorte de caisse peinte enblanc, porte par deux roues de bicyclette et surmonte d'un

    parasol aux tranches rouges et blanches.

    8

  • 8/22/2019 Bonzon P-J L'Evantail de Sville 1966

    9/190

    Pablo! cria une voix, tche de ne pas rentrer aussi tardqu'hier; je n'aime pas voir mes enfants traner dans les ruesaprs minuit.

    Pas ma faute, seor, je n'avais pas tout vendu. Comment?... par cette chaleur? Voudrais-tu me fairecroire que les Andalous n'aiment plus lhorchata ?

    Pablo ne rpondit pas; il poussa sa baladine parasolhors du hangar et s'en fut, toujours suivant l'ombre.

    Pablo avait treize ans, le teint cuivr de tous lesAndalous, des yeux brillants pleins d'intelligence, de malice et

    aussi, pour qui sait lire dans le regard, de nostalgie. Unechemise blanche au col largement chancr lui couvrait letorse; une ceinture de cuir seme de clous et de pices dorsretenait tant bien que mal un pantalon lim. Cependant,malgr la pauvret de cet accoutrement, il se dgageait dePablo une impression de nettet, de propret qui contrastaitavec le nglig, pour ne pas dire la salet, des autres petitsmarchands d'horchata ou des cireurs de bottes.

    Au bout de la rue, il tourna gauche, suivit une avenueborde de palmiers et dboucha sur une place devant laclbre cathdrale domine par lagiralda, la fameuse tour quifut autrefois un minaret.

    La plaza grouillait dj d'une foule cosmopolite o lesEspagnols, reconnaissables leur allure la fois noble etnonchalante, n'taient pas les plus nombreux. Pablo poussa sa

    caisse roulante jusqu'au bout de la place, contre le mur d'unancien palais, un mur magnifique couvert de carreaux decramique artistement dcors.

    L'endroit n'tait pas des mieux choisis. Si les Espagnolsraffolent de l'horchata, ce curieux breuvage andalou qui,mme tide, donne au palais une incomparable impression defracheur, en revanche les touristes trangers prfrent les

    boissons amricaines odeur de menthe, les glaces parfumes

    9

  • 8/22/2019 Bonzon P-J L'Evantail de Sville 1966

    10/190

    ou les limonades ptillantes. En venant l, Pablo pourraits'gosiller crier: Horchata!... la bonne horchata! lerservoir de sa caisse roulante mettrait longtemps se vider;

    mais la cathdrale, la giralda surtout taient si lumineuses dansle soleil couchant, et si lumineux, aussi, les azulejos des vieuxmurs...

    Et puis, pour tout dire, autre chose encore l'attirait surcette place. Prs du porche de la cathdrale, devant un lgerventaire pliant, se tenait une petite marchande d'ventails.C'tait une fillette de douze ou treize ans, grande et mince,

    portant une magnifique robe svillane volants, une de cesrobes comme on n'en voit plus que dans les grandes ftes, ousur les images.

    Il l'avait dcouverte, par hasard, un jour qu'il passait parl avec sa baladine. Il l'avait tout de suite trouve si gracieuse,avec sa longue robe, son haut peigne d'caill, si douce aussique, le lendemain et les jours suivants, il tait revenus'installer l.

    Oh! il et t bien en peine de dire ce qu'il prouvait!Brusquement, il s'tait senti moins seul, moins perdu dans lagrande ville. C'tait comme si, sans mme l'change d'unregard, une communication s'tait tablie entre elle et lui... ouplutt entre lui et elle, car pas un seul instant elle n'avait prtattention ce petit marchand d'horchata, pareil tous ceuxqu'on rencontre dans Sville.

    Pablo tait donc revenu et, chaque jour, il retrouvait lapetite Andalouse devant

    ses ventails, au milieu d'un cercle de badauds et detouristes qui l'coutaient louer sa pacotille tandisqu'inlassablement elle s'ventait d'un geste lger et plein denoblesse :

    Vritables ventails andalous!... entirement peints la

    main!... le plus beau souvenir de Sville !

    10

  • 8/22/2019 Bonzon P-J L'Evantail de Sville 1966

    11/190

    Sduits par la gentillesse du sourire autant que parl'ventail, les touristes n'hsitaient pas dlier leur boursepour acheter le petit objet qui, plus tard, dans les lointains pays

    nordiques, rappellerait la lumineuse Espagne.Ce soir-l, quand Pablo arriva sur la plaza, la petitemarchande d'ventails tait dj installe sa place habituelle.Comme les autres jours, il prit plaisir la regarder. Oh! ilaurait aim s'approcher, lui parler. Jamais il ne s'tait sentiaussi intimid, cause de la trop belle robe sans doute, oui,c'tait srement a.

    La chaleur tait trs lourde, presque suffocante, malgr ledclin du soleil qui, d'ailleurs, se brouillait. Au bout d'unmoment, les touristes se firent plus rares. Profitant de ce quepersonne n'entourait son talage, la petite Andalouse s'accotacontre le mur pour se reposer.

    C'est curieux, pensa Pablo, chaque fois qu'elle est seuleelle parat triste.

    Puis, brusquement, il se demanda : Pourquoi ne vient-elle jamais m'acheter un verre

    d'horchata? Il fait pourtant trs chaud et l'argent ne doit pas luimanquer.

    Alors une ide folle lui passa par la tte. Il emplit unverre de boisson frache. Au dernier moment le courage luimanqua. Il reversa le verre dans sa cuve. Par trois fois ilrecommena sa tentative sans arriver se dcider.

    Je suis plus bte qu'une mule , se dit-il.Enfin, aprs quatre essais manques, il rassembla son

    courage et se dcida porter le verre. Malchance! Destouristes allemands grosses lunettes qui sortaient de lacathdrale s'approchaient de l'ventaire, et la petite Svillane,toute souriante de nouveau, s'criait :

    Vritables ventails andalous... le plus beau souvenir de

    Sville.

    11

  • 8/22/2019 Bonzon P-J L'Evantail de Sville 1966

    12/190

    Pablo hsita, puis se sentant soudain ridicule, vida sonverre d'un trait et revint en courant vers sa baladine.

    Le soir tombait. Dj s'allumaient les projecteurs dont les

    rayons montaient l'assaut de la giralda. Le solna soufflaittoujours, haleine brlante venue d'Afrique. L'orage et la fracheur ne tarderont pas , se dit Pablo,

    pour se consoler.Mais la menace se prolongeait sans que les nues se

    dchirent. Une nouvelle fois, la crainte de la pluie ayantloign les touristes, la petite marchande d'ventails eut le

    loisir de s'appuyer contre le mur, accable. Bien sr! elle meurt de soif. Allons! Pablo, qu'attends-tu?

    Farouchement rsolu cette fois, il emplit un verre etcourut le porter la fillette.

    La chaleur est trop insupportable, tiens, bois. La petite Andalouse ne l'avait pas vu arriver. Elle

    sursauta. La surprise passe, son visage se ferma. Je ne t'avais rien demand , fit-elle en secouant la tte.Pablo s'attendait si peu ce refus qu'il resta

    dcontenanc. Il bredouilla : Je sais... mais il fait si chaud... j'ai pens que... tu sais,

    je te l'offre. Je n'ai besoin de rien. D'ailleurs si j'avais soif, je

    choisirais quelque chose de meilleur que l'horchata.

    Son verre dans les doigts, Pablo ne sut plus que rpondre.Oh! se pouvait-il que cette petite Svillane au gracieux sourirese montrt si sche, si mprisante? Il en prouva subitementune peine immense. Sans mot dire il jeta le contenu de sonverre, puis revint vers sa baladine.

    Je ne comprends pas, se dit-il, trs malheureux, jecroyais lui faire plaisir. Bien sr, elle a une belle robe, elle

    vend beaucoup d'ventails; elle est riche.

    12

  • 8/22/2019 Bonzon P-J L'Evantail de Sville 1966

    13/190

    Pour se redonner du cur il se remit de toutes ses forces crier: Horchata!... la bonne horchata! Mais la place tait maintenant presque dserte. Quelques

    instants plus tard, de grosses gouttes de pluie claqurent surles pavs de la place. Pablo se dcida rentrer tandis que lapetite Andalouse, de son ct, repliait htivement sonventaire.

    Ils n'avaient pas quitt la plaza qu'une pluie violente,torrentielle, comme si d'un seul coup la sche terre d'Espagnevoulait tancher sa soif jamais assouvie, s'abattit sur la ville. Ala lueur des lampadaires, des ombres passrent en courant, larecherche d'un refuge. Le vent lui aussi s'tait mis de la partie,rageusement, faisant battre les volets, cliqueter les enseignes,dchirant les toiles tendues dans les rues aux heures chaudespour conserver un peu de fracheur. Pablo courait, poussant sabaladine branlante quand tout coup, derrire lui, un bruit sec

    13

  • 8/22/2019 Bonzon P-J L'Evantail de Sville 1966

    14/190

    clata sur le trottoir. Il reconnut la petite Svillane. La poignede sa valise en bois avait cd et de la bote ouverte, lesventails s'parpillaient jusque dans le ruisseau.

    Aussitt, Pablo arrte sa baladine et se prcipite.Plusieurs ventails entrans dans le ruisseau partent dj au filde l'eau. Il les repche prestement et aide la petite marchande refermer sa valise. La pluie redouble, une pluie comme jamaissans doute Sville n'en a connu. D'autorit, toute timiditbannie, il s'empare de la valise et la dpose sur sa baladine.

    Suis-moi, je connais un abri.

    La petite Andalouse hsite, puis se dcide le suivre.Pablo la conduit dans une cour, sombre comme une cave, maisqui forme une sorte de patio.

    Viens jusque-l, sous cette arcade. Ils sont tremps jusqu'aux os, mais la chaleur demeure si

    grande que cette sensation de mouill est presque agrable. Ma robe, murmure la fillette, elle va tre gche. Puis, se reprenant trs vite : Aprs tout, a ne fait rien, j'en ai d'autres. Toute cette scne s'est droule si vite que Pablo a agi

    sans rflchir. A prsent, il se sent de nouveau gn par lapetite Svillane qui, une heure plus tt, l'a presque rabrou. Ilsrestent un long moment silencieux, coutant les ravages del'orage. Puis d'une voix trange, o perce presque del'inquitude, la fillette demande :

    Pourquoi m'apportais-tu de l'horchata?... tu ne meconnais pas?

    La question parat bizarre Pablo; dans l'obscurit, ilcherche les yeux de la petite marchande.

    Pour rien... parce que a me faisait plaisir... et je croyaisque a te ferait plaisir aussi.

    La fillette soupire, comme soulage, puis demande

    encore :

    14

  • 8/22/2019 Bonzon P-J L'Evantail de Sville 1966

    15/190

    Tu es donc le fils du patron pour te permettre dedistribuer boire tout le monde?

    Je le prenais sur mon argent.

    Tu en as tant que a de l'argent? Dans l'ombre ilsourit mlancoliquement. Oh ! non. Nouveau silence. La petite Andalouse ajoute : Alors, pourquoi voulais-tu...? Pablo se trouble un peu. Je te l'ai dit, pour te faire plaisir, parce qu'il faisait

    chaud. Tu ne comprends pas?

    Elle ne rpond pas. Dehors la pluie continue, lourde,paisse, rageuse comme une pluie tropicale. Des toits sansgouttires (il pleut si rarement Sville) ruissellent devritables nappes dont les claboussures les atteignent sous lesarcades.

    Comment t'appelles-tu? demande encore la fillette.- Pablo. Pourquoi ne promnes-tu pas plutt ta baladine sur

    les avenues ou dans la rue Sierpes? Prs de la cathdrale onrencontre surtout des trangers et les trangers n'aiment pasl'horchata.

    La rponse est bien difficile. Pablo se contente desoupirer. Comment oser avouer que c'est pour elle qu'il vientchaque jour sur la mme plaza?

    Ils sont toujours assis cte cte, sous l'arcade, et peu

    peu la voix de la fillette s'affermit. Tu as l'air triste , dit-elle.Pablo se redresse. Oh! non, pas triste... pas triste. II hsite poursuivre. Pourquoi cette petite Svillane,

    aprs l'avoir rabrou, parat-elle maintenant s'intresser lui?Simplement pour le remercier d'avoir ramass les ventails

    entrans dans le ruisseau?

    15

  • 8/22/2019 Bonzon P-J L'Evantail de Sville 1966

    16/190

    Non, pas triste, un petit Andalou n'est jamais triste;notre soleil est si pur.

    Que font tes parents?

    Ils... ils sont partis loin, trs loin dans les Amriquespour gagner beaucoup d'argent. Pourquoi ne t'ont-ils pas emmen? J'tais trop petit quand ils ont quitt l'Espagne, je les

    aurais embarrasss, tu comprends. Maintenant, je suis grand,je me dbrouille.

    Par pudeur, par fiert, cette fiert qui fait la noblesse des

    Espagnols les plus misrables, il ne veut pas dire que sesparents sont morts dix ahs plus tt avantmme d'avoir touch les terres nouvelles, noys dans le

    naufrage du bateau qui a saut sur une mine oublie, aprs laguerre, au large de l'Uruguay. Et la tante qui l'a lev, unebrave femme plus maternelle que sa propre mre, est morteelle aussi, il y a un an. Ainsi il est rest seul, seul avec le vieuxLazarillo, un mendiant aveugle avec qui il partage unechambre dlabre dans la maison voisine de celle qu'habitait latante. Oui, part le vieux Lazarillo, il est seul dans la vie, maisce ne sont pas des choses qu'on raconte comme a, du premiercoup. Alors, pour prvenir de nouvelles questions, il demande son tour :

    Et toi, comment t'appelles-tu? Mais aussitt la petite Andalouse se referme; elle ne

    rpond pas. Tu as de la chance, toi; tu vends beaucoup d'ventails

    aux touristes. La fillette hausse les paules et a un petit rire qui

    surprend Pablo. Oh! je me moque des touristes. Je vends des ventails

    pour m'amuser.

    Tu es riche?

    16

  • 8/22/2019 Bonzon P-J L'Evantail de Sville 1966

    17/190

    J'habite sur la plaza Santa Isabel. La plaza SantaIsabel! Parmi les cent

    une places qu'on peut compter dans la ville, la plaza

    Santa Isabel est une des plus belles. Toutes les maisons sontanciennes, toutes les familles nobles ou bourgeoises. De leurspatios fleuris, il n'est pas rare, le matin, de voir sortir descaballeros ou des amazones.

    Ah! fait Pablo impressionn en s'cartant un peu,comme si sa propre pauvret pouvait souiller la petiteAndalouse.

    Et on te permet ainsi de faire ce que tu veux, de sortirseule, le soir, comme les filles des quartiers pauvres? A ce moment, aussi brusquement qu'elle s'tait abattue

    sur la ville, la pluie cessa. La petite Svillane se leva, reprit savalise.

    Veux-tu que je te reconduise, proposa Pablo, l'orage ateint les lampadaires, il fait plus noir que dans une cave.

    Non, je n'ai pas peur , fit-elle vivement.Cependant, malgr elle, il voulut l'accompagner, un bout

    de chemin sous les toldos qui, gonfls d'eau, pendaient au-dessus de leurs ttes comme des outres normes.

    Non, reprit-elle, plus vivement encore, je ne veux pas,tu entends, je ne veux pas.

    Soudain furieuse, elle frappa le pav du pied, puiss'chappa en courant. Interloqu, Pablo s'arrta net et la

    regarda s'loigner. Au bout de la rue, il vit la frle silhouettetourner gauche et non droite ainsi qu'elle aurait d fairepour atteindre la plaza Santa Isabel. Appuy contre sabaladine, Pablo s'interrogea. Non, vraiment, il ne pouvaitcomprendre qu'une petite Svillane de grande famille pt ainsisortir seule, le soir, pour vendre des ventails aux touristes, etpourquoi, au lieu de rentrer directement chez elle, avait-elle

    tourn du ct oppos? S'tait-elle trompe?...

    17

  • 8/22/2019 Bonzon P-J L'Evantail de Sville 1966

    18/190

    Il poussa sa caisse roulante jusqu'au bout de la rue, l ola silhouette avait disparu et attendit un grand moment commesi, soudain, elle allait rapparatre. Puis il se dcida

    reconduire sa baladine chez le seor Carlos, son patron, qui nemanquerait pas de l'insulter pour rentrer si tard et n'avoir pasvendu la moiti de la provision d'horchata.

    18

  • 8/22/2019 Bonzon P-J L'Evantail de Sville 1966

    19/190

    CHAPITRE II

    LE FAUBOURG DE TRIANA

    Le lendemain matin, comme si jamais le moindre nuagen'avait terni le ciel svillan, un soleil clatant inondait la ville.

    Plus encore que dans n'importe quelle provinced'Espagne, on se lve tard en Andalousie. Quand Pablos'veilla, des rais tincelants de lumire zbraient le carrelagerouge de la chambre. Le vieil aveugle tait dj parti, sans

    bruit, ttons, tendre la main au coin des rues ou au porchedes glises.

    Pablo se leva, vacilla en mettant ses sandales de corde,puis s'assit sur la paillasse et repensa la petite marchanded'ventails. Dans la nuit, il avait rv d'elle. Elle ne parvenaitpas retrouver sa maison et, tout en courant, semait sesventails que lui, Pablo, ramassait un un pour les lui

    rapporter; mais jamais il ne parvenait la rattraper. Ce rvel'avait si fortement impressionn que, tout veill,

    19

  • 8/22/2019 Bonzon P-J L'Evantail de Sville 1966

    20/190

    il se demandait encore si la fillette avait pu retrouver sonchemin. Alors il serra sa ceinture de cuir clous dors etsortit, attir par cette plaza Santa Isabel o elle vivait.

    La place n'tait pas grande mais bien ombre par despalmiers florissants qui dcoraient ses vieux murs de festonsbleuts. Partout des grilles fleuries ouvrant sur des patios.

    Non, vraiment, se dit encore Pablo, je ne comprendspas.

    II fit plusieurs fois le tour de la place, levant les yeux versles balcons et les fentres o les stores taient encore baisss.

    Sous un gros palmier, deux petits cireurs de bottes jouaientaux osselets, assis sur leurs botes. Il s'approcha, les regarda.Les deux muchachos l'invitrent faire une partie. Il accepta,heureux de trouver un prtexte pour rester sur cette plaza.Mais chaque instant il jetait de furtifs coups d'il alentour.

    Tu cherches quelqu'un, fit un des muchachos en riantmalicieusement, monsieur a des relations dans ce beauquartier?

    Pablo sourit sans rpondre et lana ses osselets. Au boutd'un moment, cependant, il demanda d'un air ngligent si onn'avait jamais vu, sur cette place, une petite marchanded'ventails en robe andalouse. Les muchachos pouffrent.

    Dans ce quartier?... tu veux rire! Tu n'as donc pasreluqu les maisons? Ici, mon vieux, c'est tout le gratin deSville : rien que des seores qui fument des puros gros

    comme le bras et des seoras qui sentent bon cinquante pas.Allons, dpche-toi, c'est ton tour de jouer!

    II tait plus de midi quand il quitta les petits cireurs pourretrouver le vieux Lazarillo qui, malgr ses pauvres yeuxmorts, prparait tant bien que mal leur cuisine.

    Tu as l'air bien nerv, remarqua l'aveugle, tu ne tienspas en place, comme si tu avais aval une douzaine de piments

    trop mrs.

    20

  • 8/22/2019 Bonzon P-J L'Evantail de Sville 1966

    21/190

    Pablo ne rpondit pas. Sitt la sieste finie, il courutchercher sa baladine et se hta vers la cathdrale. La petiteSvillane tait dj l, s'ventant devant les premiers touristes

    de l'aprs-midi. Il remarqua aussitt qu'elle portait la mmerobe que la veille, celle qui avait t trempe par la pluie etdont les volants restaient un peu frips. N'avait-elle pas,cependant, prtendu possder plusieurs toilettes? De sa place,contre le mur couvert d'azulejos, il lui fit un petit signe. Ellene rpondit pas, se tournant au contraire ostensiblement duct oppos la baladine. Pourquoi dsirait-elle le fuir? Elle

    l'avait pourtant questionn si gentiment, la veille, pendantl'orage.Alors, malgr sa grande envie de s'approcher, il fit

    semblant de ne plus s'intresser elle. L'aprs-midi lui paruthorriblement long. Il lui sembla que le soleil ne se coucheraitjamais. Vers le soir, n'y tenant plus, il abandonna brusquementsa caisse roulante et vint elle, simplement pour lui demandersi, sous la pluie de la veille, elle n'avait pas pris mal.

    Non, fit vivement la fillette avec un regard inquiet etagac, j'aime la pluie, elle ne me fait pas mal.

    Puis d'ajouter aussitt : Laisse-moi, retourne ta baladine. Le ton tait impratif; il n'insista pas et revint en courant

    servir un client qui attendait prs de sa caisse roulante. Non, vraiment, se dit-il encore en plongeant le verre

    dans la cuve, je ne comprends pas. Le soir tait venu puis la nuit. L'animation se prolongeait.

    Privs, la veille, du merveilleux spectacle de la giraldaillumine, les touristes dambulaient nombreux. Enfin, versonze heures, la plaza retrouva un peu de calme. Bientt lapetite marchande ramassa ses ventails, replia les pieds de savalise-ventaire et s'en alla. Pablo avait fait semblant de ne pas

    s'occuper d'elle, mais sa dcision tait prise; il voulait savoir;

    21

  • 8/22/2019 Bonzon P-J L'Evantail de Sville 1966

    22/190

    il la suivrait. Ds qu'elle eut disparu, il courut cacher sabaladine dans une encoignure et la rattrapa ou plutt semaintint bonne distance pour ne pas tre vu.

    Au moins, je saurai si elle habite sur la plaza SantaIsabel. Elle marchait d'un bon pas, se retournant parfois comme

    si elle se doutait qu'on la suivait. Faisait-elle toujours ainsi?Au bout de la rue San Pedro il la vit tourner droite, c'est--dire encore du ct oppos la plaza Santa Isabel. Ainsi elletraversa presque la moiti de la ville et arriva l'entre du

    vieux pont qui enjambe le Guadalquivir. Un mince croissantde lune rpandait juste assez de clart pour qu'il ne la perdtpas de vue. Virgen del Pilar !... Qu'allait-elle donc faire del'autre ct du fleuve, dans ce quartier de Triana plein d'usineset de maisons laides?

    Il dut laisser agrandir la distance qui le sparait d'elle, carsur le pont il ne pouvait gure se cacher. A l'entre de Triana illa perdit de vue. Il courut comme un fou pour la retrouver etaperut sa silhouette juste au moment o elle disparaissaitdans une cour obscure encadre des grands murs d'une hautebtisse. Il hsita la suivre, car toutes sortes d'ombres semouvaient dans cette impasse.

    Il attendit dans la rue un bon moment, pensant que, peut-tre, le fabricant d'ventails habitait l et qu'elle venaitsimplement dposer sa bote, mais elle ne reparut pas.

    Alors il revint sur ses pas, lentement d'abord, puiscourant presque pour aller reprendre sa caisse roulante etrentrer chez le seor Carlos.

    Cette nuit-l Pablo mit longtemps s'endormir. Il eutenvie d'veiller le vieux Lazarillo, mais l'aveugle dormait sibien! Et que lui aurait-il dit? Lazarillo se serait moqu de luitout bonnement et aurait ri. Pourtant qui pouvait bien tre cette

    petite marchande d'ventails? Pourquoi se montrait-elle si

    22

  • 8/22/2019 Bonzon P-J L'Evantail de Sville 1966

    23/190

    mfiante? Pourquoi lui avait-elle menti? car elle n'habitait pasla plaza Santa Isabel, c'tait vident.

    Malgr une nuit courte, il s'veilla de bonne heure, en

    mme temps que Lazarillo qui lui demanda s'il n'avait pascouch avec un scorpion. Aussitt lev, une poigne d'olivesdans sa poche, il reprit le chemin de Triana. Sville dormaitencore, mais dj toute vibrante de soleil. Sur le pont duGuadalquivir il s'arrta un instant pour contempler la tour del'Or qui domine et protge le fleuve, puis se retourna pourapercevoir, plus loin, la giralda toute baigne d'une pure

    lumire. Oubliant un instant ses proccupations, il murmurapour lui seul : C'est beau! Puis il entra dans le populeux faubourg, dj veill, lui,

    dj plein de bruit et de lourdes odeurs d'huile. Il eut beaucoupde peine retrouver la rue, la cour o la petite marchandeavait disparu. De jour, l'endroit paraissait encore plus laid,plus misrable. Des muchachos s'amusaient faire nager dansle ruisseau des bouts de roseaux arrachs du lattis d'unepalissade. Son cur se serra la pense que sa gracieuse etpimpante petite voisine de la cathdrale pt vivre l. Oh! non,ce n'tait pas possible!

    A quelques pas de lui, une foule de badauds entourait desouvriers en train de remettre d'aplomb un tramway sorti desrails. Il fit semblant de s'intresser l'opration, jetant de

    frquents regards vers la cour. Des hommes, des femmes, desenfants entraient et sortaient comme d'une ruche. Il aurait vitereconnu la belle robe andalouse.

    Tout coup, son cur fit un bond; une fillette venait deparatre, un grand couffin d'alos tress la main. Elle portaitune vieille jupe trop courte et dteinte et marchait pieds nus.Cependant, la dmarche, la silhouette taient bien les mmes.

    Son cur battit plus fort encore quand, la fillette se retournant

    23

  • 8/22/2019 Bonzon P-J L'Evantail de Sville 1966

    24/190

    pour gronder deux gamins qui lui lanaient de l'eau sale duruisseau, il aperut son visage. Il en prouva un choc si violentque, paralys, il la laissa s'loigner et disparatre.

    Alors il courut vers le march, un march grouillant,plein de bruit, de cris, o l'odeur forte du poisson, de lacharcuterie se mlait celle des pastques, des piments, desraisins qu'environnaient des essaims de gupes voraces.

    Perdue, rptait-il, angoiss, je l'ai perdue ! Il l'aperut tout coup l'tal d'un marchand de tripes,

    dont les Svillans sont friands. Outre la fillette, quatre ou cinq

    vieilles et grosses Andalouses attendaient leur tour d'treservies et papotaient en faisant de grands gestes. Pablo resta l'cart se demandant ce qu'il devait faire, puis, insensiblement,se rapprocha. Et soudain leurs deux regards se croisrent. Lafillette tressaillit, devint subitement toute ple. Elle esquissaun mouvement de fuite puis, presque aussitt, se ravisa.

    24

  • 8/22/2019 Bonzon P-J L'Evantail de Sville 1966

    25/190

    Va-t'en, fit-elle mi-voix, surtout ne reste pas l. Et comme Pablo la regardait sans avoir l'air de

    comprendre, elle ajouta voix plus basse encore :

    Va-t'en, il nous arriverait malheur... Ce soir, sur laplaza, je te parlerai. Elle essaya de sourire, d'un sourire contraint, inquiet, puis

    se glissa entre les grosses Andalouses et disparut.Cette fois, Pablo ne chercha pas la rattraper. Il avait lu

    trop de peur dans le joli petit visage. A l'indfinissablesentiment qu'il prouvait pour la petite Svillane venait de s'en

    ajouter un autre : la piti. Pour .rien au monde il n'et voulului faire de la peine.Alors il quitta Triana, rejoignit le grand pont du

    Guadalquivir et s'accouda au parapet. Il regarda les eauxclaires du fleuve fuir vers l'ocan... vers l'ocan o son pre, samre avaient disparu un jour. Il avait sa peine, et la petiteSvillane, elle aussi, avait sans doute la sienne. Peut-tre tait-elle plus malheureuse encore; oui, puisqu'elle lui avait cach lavrit. C'est parce qu'on a le cur trop lourd qu'on ment.

    Ce soir, dit-il tout haut, ce soir elle me parlera, elle medira son secret.

    Du haut du pont il cracha dans le fleuve un noyau d'olive,puis, les mains dans les poches, sifflant une sguedille pourchasser son moi, il remonta vers la ville.

    25

  • 8/22/2019 Bonzon P-J L'Evantail de Sville 1966

    26/190

    CHAPITRE III

    LE SECRET DE JUANITA

    Vritables ventails andalous!... entirement peints lamain... Le plus beau souvenir de Sville!... Elle tait l, si gracieuse dans son attitude et dans ses

    gestes qu'entre ses mains les ventails de pacotille devenaientdes objets prcieux, presque des chefs-d'uvre de bon got.

    Pablo reconnaissait peine la petite pauvresse de Triana.Comment pouvait-elle, chaque jour, oprer pareilletransformation? Il s'tait install sa place habituelle, n'osantavancer plus prs d'elle sa baladine, car de loin la fillette luilanait de temps en temps un regard gn qui avait l'air de dire: Je t'en supplie, ne viens pas, attends.

    Obissant ce muet langage des yeux, il patienta. Letemps lui parut encore plus long que la veille. A la tombe dela nuit, au moment o l'animation tait la plus intense, ilremarqua un homme qui dambulait, en manches de chemise,

    l'air vulgaire, fumant un de ces longs cigares un peu tordus

    26

  • 8/22/2019 Bonzon P-J L'Evantail de Sville 1966

    27/190

    qu'on vend Sville et qui rpandent une odeur violente.L'homme s'approcha de la petite marchande d'ventails, luiparla, sans rien acheter, disparut pour revenir rder sur la

    place, une heure plus tard, comme si quelque chose l'attiraitdans ce quartier. Aprs avoir encore une fois parl la fillette,il fit demi-tour, se retourna une dernire fois au moment dequitter la plaza et disparut dfinitivement.

    Ce mange intrigua beaucoup Pablo, d'autant plusqu'aprs le passage de l'homme au cigare la petite Svillane luifit un signe presque affol.

    Il attendit donc, de plus en plus anxieux. Enfin, vers onzeheures, la fillette commena de ranger son ventaire.Discrtement, aprs avoir plusieurs fois parcouru du regard laplaza, elle fit comprendre Pablo qu'il devait la suivre distance. Alors le petit marchand d'orchata cacha sa baladinedans un coin, comme la veille, et, les mains dans les poches,l'air dgag, sifflant toujours la mme sguedille, il la suivit deloin.

    La fillette marche si rapidement qu'il doit allonger le pas.O le conduit-elle? Ne cherche-t-elle pas plutt le perdre?Soudain, aprs s'tre assure que personne ne peut la voir, elles'engouffre entre deux murs. Pablo la rejoint au fond d'unpatio apparemment abandonn o l'herbe pousse entre lespavs.

    Personne ne t'a vu entrer? s'inquite vivement la fillette.

    Personne. Elle soupire de soulagement puis, de nouveau inquite : Pourquoi es-tu venu ce matin Triana? Pourquoi

    cherches-tu partout me rejoindre? Que t'ai-je fait? Pablo lui prend la main, une main qui tremble. Je suis ton ami. Sur la plaza j'ai plaisir te regarder; je

    suis moins seul... et il me semble que tu es malheureuse

    comme moi.

    27

  • 8/22/2019 Bonzon P-J L'Evantail de Sville 1966

    28/190

    La fillette se redresse firement, comme l'autre soirpendant l'orage, et retire sa main, mais presque aussitt ellebaisse la tte.

    Je te devine trs malheureuse, reprend Pablo; c'est pourcela que, l'autre soir, tu m'as menti. Tu m'en veux? Oh! non... au contraire. Nous sommes quittes, car moi

    aussi je t'ai menti. La petite Andalouse le regarde, mue. Il ajoute : Je t'ai dit que mon pre et ma mre taient partis aux

    Amriques et que bientt ils reviendraient riches. Ce n'est pasvrai; mes parents ne reviendront jamais; ils sont au fond del'ocan avec le bateau qui les emportait. Je n'ai plus personneque le vieux Lazarillo, un mendiant aveugle qui vit avec moidans la mme chambre; plus que lui... et que toi, tu vois.

    Il se tait un instant puis, mi-voix : Comment t'appelles-tu? Juanita. Doucement il rpte : Juanita..., Juanita. Tout coup un oiseau, nichant sans doute sur une

    corniche au-dessus d'eux, s'envole dans un bruit d'ailesfroisses. D'un bond la fillette se lve, prte fuir.

    Pourquoi es-tu toujours si effraye? Elle ne rpond pas. Le croissant de lune, un peu plus

    large que la veille, laisse tomber dans l'autre coin du patio uneflaque de lumire blonde qui se rflchit vers eux. Pablo

    regarde la belle robe points rouges dont la fillette, ens'asseyant, a pris grand soin de ne pas froisser les volants.

    Juanita, je suis ton ami..., tu peux avoir confiance, toutme dire.

    Oh! si tu savais!... Il ne la presse pas de parler. Ils restent un long moment

    silencieux. Brusquement la fillette presse la main de Pablo.

    28

  • 8/22/2019 Bonzon P-J L'Evantail de Sville 1966

    29/190

    Oui, j'ai confiance, Pablo, je sais que tu ne me trahiraspas.

    Un sanglot la secoue tout entire. La tte dans les mains,

    elle essaie de cacher ses larmes. Pablo, ce que je vais te dire, ne le rpte personne, tuentends, personne. Il pourrait nous arriver malheur tous lesdeux.

    A personne, Juanita, par la Vierge de la Macarena, jete le jure.

    Elle soupire encore et commence : C'est vrai, je n'habite

    pas sur la plaza Santa Isabel; ce n'est pas par plaisir que jevends des ventails prs de la cathdrale, et cette belle robe volants est la seule que je possde; je ne la porte que pourvenir sur la plaza. Comme toi je n'ai plus de famille..., je veuxdire de vraie famille. A Triana, dans notre quartier, tout lemonde me croit la fille d'Antonio Juarez que tu as vu tout l'heure, rdant autour de mon ventaire; ce n'est pas vrai. Jesais que j'ai eu autrefois de vrais parents, des parents quim'aimaient. Pourquoi les ai-je perdus? Je ne sais pas. J'avais peu prs quatre ans quand on m'en a spare. Je me souviensseulement du visage de ma mre qui tait trs doux et de monnom : Juanita. Mon nom de famille, je l'ai oubli; j'tais sipetite. Je crois qu'il se terminait par ra mais tant de nomsespagnols se terminent ainsi. Quand j'essayais de parler demon enfance, Antonio se montrait si furieux que, bien vite, j'ai

    appris me taire. Il prtendait que j'tais folle et que je meracontais des histoires. C'est lui qui m'a dresse vendre lesventails qu'il fabrique... ou qu'il fait faire, car il est paresseux.Il m'a achet cette robe parce qu'il sait bien que le costumeandalou attire les touristes trangers.

    Elle a dit tout cela trs vite comme si elle craignait d'treentendue. Alors elle saisit vivement la main de Pablo et rpte,

    inquite :

    29

  • 8/22/2019 Bonzon P-J L'Evantail de Sville 1966

    30/190

    Dis, Pablo, tu ne rpteras jamais cela personne! Tune connais pas Antonio; il me tuerait. Il ne me permet deparler qu'aux touristes et il m'interdit de vendre mes ventails

    ailleurs que sur la plaza de la cathdrale. Trs souvent, ils'assure que je n'ai pas chang de place. Pour venir de Trianaet pour rentrer, je dois toujours suivre les mmes rues... Peut-tre mme qu'en ce moment...

    Soudain reprise par sa frayeur, elle se lve. Pablo laretient.

    Reste encore, Juanita, Antonio ne viendra pas te

    chercher dans ce patio. Il est si dur, si violent. Tu n'as jamais eu envie de le quitter, de partir, de

    rechercher tes vrais parents puisque tu dis qu'ils existent? La question parat si monstrueuse la fillette qu'elle en

    tressaille. Oh ! non, jamais, Antonio me fait trop peur. Et puis,

    comment.... Oh! non, jamais. Puisqu'il n'est pas ton pre, puisque tu es

    malheureuse!... Non, Pablo, ce n'est pas possible, ce ne sera jamais

    possible. Soudain sonnent les douze coups de minuit la

    cathdrale. Juanita tressaille. II faut que je parte, Pablo, il est tard. Antonio est

    srement parti ma rencontre. Surtout, demain et les jourssuivants, sur la plaza, n'aie pas l'air de me connatre. Nousessaierons quelquefois de nous revoir comme ce soir. Je teferai signe.

    Elle lui sourit doucement. J'ai confiance en toi, Pablo, je suis ton amie. II lui prend les mains et les garde quelques instants

    silencieusement dans les siennes.

    30

  • 8/22/2019 Bonzon P-J L'Evantail de Sville 1966

    31/190

    31

  • 8/22/2019 Bonzon P-J L'Evantail de Sville 1966

    32/190

    Tiens, dit-elle, pour toi, en souvenir. Elle lui donne un de ces petits ventails qu' longueur de

    journe elle vend aux touristes.

    Antonio ne sait pas crire, c'est moi qui trace la plumece qui est crit dessus. Prestement, elle reprend sa bote et disparat dans la nuit.

    Rest seul, Pablo demeure un long moment dans le patio o ilsse sont assis cte cte. Jamais, oh! non, jamais il n'a connupareil bouleversement. C'est comme si, brusquement, la vievenait de changer son cours. Il n'est plus seul. Il y a Juanita.

    Elle lui a livr un grand, un terrible secret. Il se sent la foistrs triste du malheur de la petite Svillane et incroyablementheureux. Il voudrait passer toute la nuit, l, sur ces marches.La grosse cloche de la cathdrale sonne deux coups.Madr deDios! Jamais il n'est rentr si tard. Sortant de son rve, il courtreprendre sa baladine abandonne. Par chance, aucune lumire la fentre du seor Carlos. Il pousse sans bruit la porte duhangar, range sa caisse roulante et rentre se coucher ct deLazarillo qui ronfle sur sa paillasse.

    Dans sa main, il serre toujours le petit ventail. Dansl'ombre du patio il l'a peine vu. Il frotte une allumette tandisque, de l'autre main, il dploie maladroitement le petit objet.Sur les plis du papier sont tracs ces mots : No me ha dejado(elle ne m'a pas abandonn). Plusieurs fois, jusqu' ce quel'allumette s'teigne, il relit la petite phrase crite d'une main si

    aise par Juanita. Cette phrase, c'est la devise de Sville, celleque lui donna le grand roi Alfonso le Sage six sicles plus ttet qu'on retrouve grave au fronton de toutes les vieillesmaisons, enchsse dans toutes les grilles des portes.

    Elle ne m'a pas abandonn , rpte Pablo.Ces mots, il les a lus combien de fois! mais jamais, pour

    lui, ils n'avaient eu beaucoup de sens. Ils en ont un

    aujourd'hui, un sens mystrieux sans doute, mais un sens.

    32

  • 8/22/2019 Bonzon P-J L'Evantail de Sville 1966

    33/190

    Veulent-ils dire que la famille de Juanita ne l'a pasabandonne?...

    C'est tout coup une illumination, comme si, la lueur

    de toutes ses allumettes brlant la fois, il dcouvrait, critesur le mur de sa mansarde, la plus clatante vrit. Oui, c'estcela, les parents de la petite Svillane existent quelque part, enEspagne, et c'est lui, Pablo, le simple petit marchandd'horchata, que le destin choisit pour les retrouver.

    Fou de joie, brlant de fivre, il frotte encore uneallumette pour relire la belle devise svillane.

    Eveill par le bruit et par l'allumette dont ses yeuxbrouills distinguent vaguement la lueur, Lazarillo se dressesur son sant.

    Que t'arrive-t-il, Pablo? Il me semble entendre le bruitd'un ventail. Est-ce pour chasser les moustiques?... Virgendel Pilar! tu ferais mieux de dormir.

    33

  • 8/22/2019 Bonzon P-J L'Evantail de Sville 1966

    34/190

    CHAPITRE IV

    UNE VILLE TOUTE BLANCHE

    Plusieurs jours passrent avant que Pablo pt de nouveaurencontrer Juanita. Sur la plaza ils devaient se contenter de sevoir de loin, de se comprendre par des gestes furtivementchangs. Le retour tardif de Juanita, l'autre soir, avait attis lamfiance d'Antonio Juarez. Celui-ci souponnait-il Pablod'avoir li amiti avec la petite Svillane? L'homme venaitsouvent rder sur la place, plus souvent, semblait-il. Un jour

    mme il s'tait approch de la baladine et, en buvant un verred'horchata, avait dit Pablo de.sa voix empte : Pourquoi t'installes-tu toujours au mme endroit,

    muchacho, tu ferais de meilleures affaires sur les quais duport.

    Le conseil tait-il dsintress? L'homme avait-il surprisun regard entre les deux petits Andalous?

    34

  • 8/22/2019 Bonzon P-J L'Evantail de Sville 1966

    35/190

    Chaque soir, quand Pablo voyait Juanita replier sonventaire et lui faire signe de ne pas la suivre, il se sentait touttriste.

    Muchacho , disait Lazarillo, quand le petit marchandd'horchata rentrait, j'entends, rien qu' ton pas, que ce soir tun'as encore pas pu la voir.

    Car l'aveugle tait dans le secret. Pablo n'avait pu le luicacher; il partageait tout avec Lazarillo pour qui il prouvaitune admiration proche de la vnration. Il est vrai que le vieilhomme aux yeux morts n'tait pas un mendiant comme les

    autres, lui aussi avait sa noblesse. Dans sa jeunesse il avait tune sorte d'artiste, dcorant des poteries dans un atelier deJerez. Attir par l'ombre du grand peintre Murillo, il tait venu Sville trente ans plus tt. C'est l que, peu peu, un malirrsistible avait teint ses yeux. La main qui, avec amour,avait tenu des pinceaux ne pouvait plus servir qu' mendier,inlassablement tendue aux portes des glises. La couleur et lalumire avaient t toute la vie de Lazarillo; il ne lui restaitplus rien de ces incomparables trsors, et cependant son mene s'tait pas aigrie; elle tait reste gnreuse, enthousiaste etpure. Le jour o il avait rencontr Pablo, il s'tait attach lui,essayant de voir travers les yeux de l'enfant, de luicommuniquer son amour pour la belle lumire d'Espagne et,trs vite, l'me vibrante de l'enfant s'tait laiss sduire.

    D'ailleurs, malgr la nuit o il restait ternellement

    plong, Lazarillo n'tait pas tout fait un infirme. Il avaitappris, sans aucune aide, se dplacer dans Sville, traverserles rues, reconnatre le porche des glises. Pour rien aumonde il n'et voulu prsenter cet aspect misrable que laplupart des mendiants offrent avec complaisance afind'veiller la piti. Il ne laissait pas sa barbe s'tendre enconfuses broussailles le long de ses joues. Si ses vtements

    35

  • 8/22/2019 Bonzon P-J L'Evantail de Sville 1966

    36/190

    tombaient en loques, c'tait simplement parce qu'il n'en avaitpas d'autres.

    Le jour o Pablo lui avait parl de Juanita, il avait d'abord

    souri, convaincu que la petite Svillane se faisait des illusions.Mais aussitt il s'tait dit : Pourquoi les lui enlever? Ce sontles illusions qui font le charme de la vie. Et puis, aprs tout,qui prouve que c'est une illusion? Pourquoi cette petitemarchande d'ventails n'aurait-elle pas une autre famillequelque part dans le monde? Alors il s'tait ralli l'espoirinsens des deux enfants.

    Ainsi, fit-il en accueillant Pablo dans la mansarde, tun'as pas pu lui parler. Il faudrait pourtant que nous sachionsd'autres choses que ce qu'elle t'a dit l'autre jour.

    Un nom c'est beaucoup, bien sr, mais ce n'est pas tout.- Je sais, approuva Pablo, il faut que je la revoie au plus

    tt. Deux jours passrent encore. Enfin, un aprs-midi, en

    arrivant sur la plaza, Pablo remarqua tout de suite l'air moinscrisp de Juanita. Abandonnant son ventaire, la fillette courutmme jusqu' la baladine et glissa son ami :

    Ce soir je partirai plus tt, nous nous retrouverons aufond du patio abandonn.

    En effet, aprs que la cathdrale eut sonn dix coups,alors que de nombreux badauds circulaient encore sur la plaza,elle commena de ranger ses ventails. Pablo s'empressa

    d'aller cacher sa baladine pour la rejoindre au fond du patio. Ce matin Antonio s'est foul la cheville sur une marche,

    expliqua Juanita; nous ne craignons rien. Leur joie d'tre runis, aprs cette longue attente, tait si

    grande, qu'elle les paralysait. Ils restrent un long momentsilencieux, rien que pour le plaisir d'tre assis cte cte, lamain dans la main.

    36

  • 8/22/2019 Bonzon P-J L'Evantail de Sville 1966

    37/190

    Juanita, je n'ai cess de penser toi, tout ce que tum'as dit. Oh! si je pouvais t'aider!...

    La fillette se remit trembler.

    Pablo, tu sais bien que je ne veux pas, que c'estimpossible. Souviens-toi de ce qui est crit sur tes ventails : No

    me ha dejado.

    - Eh bien? Ta famille ne t'a pas abandonne, Juanita; c'est

    cela que tu cris cent fois par jour... et tu n'y crois pas

    encore?Elle secoua la tte. Je veux te sauver, tu entends, Juanita, et Lazarillo nous

    aidera. Elle redressa la tte, effraye. L'aveugle?... Tu luias parl?

    37

  • 8/22/2019 Bonzon P-J L'Evantail de Sville 1966

    38/190

    Pardonne-moi, il n'est pas de meilleur homme quelui dans Sville. Il m'aime... et il t'aime aussi sans te connatre.Il nous aidera.

    La fillette secoua encore la tte, incrdule. Tu n'as doncpas confiance?

    Je te demande pardon, Pablo, j'ai confiance enton amiti, mais elle ne pourra rien.

    Puisque tu es sre que tu as une vraie famille. J'en suis sre... mais Antonio? Pablo lui prit les mains et les pressa doucement. Pequena! la peur fait de toi ce qu'elle veut; elle est

    aussi forte que le solena qui fait virer la statue au sommet de lagiralda. Moi, vois-tu, je ne pourrai jamais retrouver mesparents... mais les tiens. Je le veux, tu entends, Juanita, je leveux.

    La fermet de la voix branla la fillette.

    38

  • 8/22/2019 Bonzon P-J L'Evantail de Sville 1966

    39/190

    Oh! murmura-t-elle, tu m'effraies. Il faut que tu me parles encore de toi, que tu essaies

    de retrouver tes souvenirs.

    - Je t'ai tout dit. Essaie quand mme. Je ne me souviens pas de mon nom. Pendant

    longtemps j'ai revu le visage de ma mre, mais prsent ils'est effac comme une vieille image; je ne la reconnatraispas.

    - Et ta maison?

    Il me semble que des palmiers poussaient dans lejardin, mais des palmiers il y en a partout en Andalousie. Il y avait donc un jardin? Oui,... sans doute. II y eut un silence. Pablo rflchit. Et Antonio, crois-tu

    qu'il sache d'o tu viens? Je ne sais pas. Pour te surveiller de si prs, pour toujours craindre

    que tu parles ,quelqu'un, il faut qu'il redoute quelque chose. Peut-tre,... mais, je te l'ai dit, il est paresseux; il

    craint surtout que je ne rapporte pas assez d'argent la maison. Tu ne l'as jamais surpris en train de parler de toi avec

    sa femme? Jamais. Et toi, Juanita, tu n'as jamais cherch deviner la

    raison pour laquelle tu te trouvais spare de tes vrais parents? Je crois que ma mre m'aimait beaucoup; j'ai le

    souvenir d'avoir t heureuse, autrefois. Pablo rflchit encore. Dans la faon de vivre d'Antonio et de sa femme, n'as-

    tu jamais rien remarqu d'extraordinaire? Antonio passe son temps boire, sur les quais du

    port... et me surveiller.

    39

  • 8/22/2019 Bonzon P-J L'Evantail de Sville 1966

    40/190

    Par exemple, il ne quitte jamais Sville? Non, je ne crois pas. Mais aussitt elle se reprend : Si, une fois ou deux par an il s'absente pour deux ou

    trois jours.- Pour aller o? Devant moi il ne parle jamais de ces voyages. Pablo reste perplexe. Et chacun de ses retours, tu n'as

    rien remarqu? Rien. Peut-tre Antonio descend-il un peu plus

    souvent sur les quais, c'est tout. Mais pourquoi toutes ces

    questions inutiles qui me font trop penser que je suismalheureuse?Pablo se tait, comprenant toute la peine qu'il cause- la

    petite Svillane. Ils restent de nouveau silencieux l'un prs del'autre pour goter la joie toute pure, toute nave, d'tre runis.Oh! oui, il est si court ce dlicieux moment qu'il ne faut pas legaspiller. Tout coup onze heures sonnent la giralda.

    Dj, soupire Pablo, il me semble que nous venonsseulement d'arriver.

    Dj, rpte Juanita, il faut que je parte. Puisque Antonio ne viendra pas ce soir ta rencontre,

    veux-tu que je t'accompagne jusqu' l'entre de Triana? Elle proteste vivement. Pablo insiste avec tant de flamme

    qu'elle finit par accepter. Juste pour cette fois et seulement jusqu'au pont.

    A ct de Juanita, jamais Sville n'a paru plus belle Pablo. Il ne reconnat plus sa ville. Les ruelles tortueusesdeviennent des voies merveilleuses, les lampes des soleilstincelants, et quand ils arrivent sur le pont du Guadalquivir,le fleuve, sous la lune, charrie des diamants.

    Regarde, Juanita, comme c'est beau! Mais lorsque, se retournant vers la petite Svillane, il voit

    son visage inquiet, douloureux, l'enchantement se brise

    40

  • 8/22/2019 Bonzon P-J L'Evantail de Sville 1966

    41/190

    comme un cristal de Tolde contre une dalle de marbre. Lesyeux fixs sur les eaux du fleuve, elle semble si absorbe quePablo s'inquite.

    A quoi penses-tu, Juanita? J'ai peur. Peur de quoi? Cette nuit j'ai fait un affreux cauchemar; il me semble

    qu'il va m'arriver quelque chose. Pablo essaie de la rassurer, puis ils se taisent en regardant

    les rives du fleuve, toutes blanches de lune.

    Soudain Juanita tressaille, pose sa main sur le bras dePablo qu'elle serre violemment. Pablo!... ces maisons... ces maisons-blanches... II la regarde, la croyant soudain prise d'une sorte de

    dlire. Toutes blanches..., toutes blanches, Pablo, comme les

    maisons de la ville o j'tais heureuse, toutes blanches avec lamer leur pied, je me souviens maintenant; oui, j'en suissre... Oh! cette blancheur!...

    Quel tait le nom de cette ville? Je ne sais plus, mais je crois que je la reconnatrais si

    j'y revenais... Oh! Pablo, c'est grce toi que je viens de larevoir, ma ville blanche. Je sens maintenant qu'un jour je laretrouverai, que je retrouverai ma mre. Oh! Pablo, aide-moi chasser le mauvais cauchemar de cette nuit...

    Bouleverse, elle laisse couler ses larmes et penche satte contre l'paule de Pablo. Mais soudain, des pas rsonnentsur le pont. La frayeur la reprend. Le petit marchandd'horchata n'a pas le temps de la retenir. Elle s'chappe encourant comme une folle et se perd dans les ombres de Triana.

    41

  • 8/22/2019 Bonzon P-J L'Evantail de Sville 1966

    42/190

    CHAPITRE V

    LE MESSAGE

    Etendu sur sa paillasse, Lazarillo ne dormait pas encore.Il reconnut dans l'escalier les pas de Pablo, des pas nerveux,irrguliers qui choqurent son oreille rendue sensible par laccit. Brusquement, la porte s'ouvrit.

    Lazarillo, Juanita n'est pas venue sur la plaza cet aprs-midi.

    Elle est peut-tre malade?

    Je ne crois pas. Pablo vint s'asseoir prs de l'aveugle et soupira : Depuis quelques jours, Juanita a l'impression qu'il se

    passe quelque chose chez Antonio... et c'est srement vrai.L'homme au cigare vient tout moment rder sur la plaza. Cesdeux derniers soirs, il a mme attendu Juanita pour rentrer Triana.

    42

  • 8/22/2019 Bonzon P-J L'Evantail de Sville 1966

    43/190

    Tu veux dire qu'il se mfierait de toi, qu'il t'auraitpeut-tre vu en compagnie de Juanita sur le pont duGuadalquivir?

    Peu probable; il y a autre chose. Allons, Pablo, tu te fais des ides. Couche-toi etdors sans rver. Demain, Juanita sera sur la plaza commed'habitude et elle se dbrouillera bien pour t'expliquer.

    Pablo se dshabilla et s'tendit sur sa paillasse, mais ildemeurait inquiet et Lazarillo le devina.

    coute, reprit l'aveugle, je n'aime pas te voir tracass

    ainsi. Si tu veux, demain, j'irai prs du porche de San Gil. Tute souviens de ce que nous sommes convenus avec Juanita, lesoir o tu m'as conduit prs d'elle, sur la plaza. Elle avait dit : L'glise San Gil n'est pas trs loin de chez Antonio; c'est leseul endroit o on me permette parfois de venir seule. S'ilm'arrivait de ne plus pouvoir venir sur la plaza, que Lazarilloaille prs de San Gil. C'est bien cela, n'est-ce pas?

    - Oui. Je n'ai entendu qu'une fois la voix de Juanita, mais je

    la reconnatrais entre mille; elle est si douce. Si par hasard ellevient, je ne la manquerai pas.

    Oh! merci, Lazarillo. Apais, Pablo s'endormit. Le lendemain matin les deux

    amis se levrent de bonne heure. Pour ne pas perdre de temps,Pablo conduisit l'aveugle par la main jusque devant l'glise.

    L'glise San Gil est une des plus petites mais une des plusclbres d'Andalousie, car elle abrite la Macarena, la Vierge laplus vnre de Sville, une Vierge au visage de poupe quilaisse couler, sur ses joues ross, des larmes de verre. Tous lesSvillans, qu'ils appartiennent aux plus hautes familles ou laclasse la plus misrable, viennent implorer sa protection. Lestoreros se jettent ses pieds avant le grand combat et les

    jeunes Andalouses lui demandent la grce de trouver un

    43

  • 8/22/2019 Bonzon P-J L'Evantail de Sville 1966

    44/190

    prtendant. Naturellement, la porte de San Gil les mendiantspullulent : aveugles, boiteux, estropis, paralytiques... et lesfaux infirmes, aussi nombreux que les vrais, dans cette

    Espagne du Sud qui rappelle l'Orient o la mendicit est unmtier.Lazarillo n'aimait pas venir l; il dtestait se mler ces

    aveugles qui voient, ces paralytiques qui marchent, cesbossus qui se redressent. Mais pour Pablo, pour Juanita quen'aurait-il pas fait?

    Lorsque les deux amis arrivrent devant l'glise, un

    manchot et une vieille femme taient dj installs, la maintendue, rptant inlassablement : Charit!... charit!... La Macarena vous le rendra! L'aveugle s'accota au mur, une main sur sa canne, l'autre

    tenant sa sbile. Va, Pablo, ne t'inquite pas, je resterai l jusqu' l'heure

    o Juanita arrive d'ordinaire sur la plaza. J'irai alors terejoindre pour savoir si elle est venue.

    De l'glise San Gil, Pablo descendit vers le vieux pont et,avec beaucoup de circonspection, car prsent Antonio leconnaissait, il rda aux alentours de la calle Montegna os'ouvrait la fameuse cour. Toute la matine, il dambula entrela cour et la plaza du march sans apercevoir la silhouette deJuanita. A midi, le flot des ouvriers et ouvrires sortant deshuileries et fabriques de cigares le noya dans la foule

    inconnue, ce qui lui donna l'audace de s'aventurer jusque dansla cour. En vain, Juanita demeurait invisible.

    Tant pis, se dit-il, au lieu de rentrer la mansarde,manger et faire la sieste, je vais rester dans ces parages. SiJuanita sort, je trouverai bien le moyen de lui parler encachette.

    II achte une poigne d'olives et quelques anchois. A

    moins de cent mtres de la calle Mantegna, il dcouvre,

    44

  • 8/22/2019 Bonzon P-J L'Evantail de Sville 1966

    45/190

    presque en face, et permettant d'apercevoir un coin de la cour,une sorte de terrain vague. La camionnette d'un marchand devins y stationne. Par prcaution, pour se cacher, il grimpe

    dedans, s'installe la place du chauffeur et mangetranquillement ses olives et ses anchois. Si Juanita sort, je ne peux pas la manquer. II se carre de son mieux et attend, essayant encore de

    chercher ce qui se passe chez Antonio, se souvenant du pres-sentiment de Juanita l'autre soir. Mais il n'est pas habitu dessiges aussi confortables et dans la voiture il fait chaud, trs

    chaud, bien que les vitres soient baisses. Il s'assoupit. Aplusieurs reprises il se secoue, s'tire, s'obligeant siffler sasguedille prfre, les yeux toujours fixs vers le bout de larue. Il a beau arrondir ses lvres, gonfler sa poitrine,concentrer son attention, la sguedille ne veut pas sortir.Lentement sa tte tombe sur son paule comme une chosemorte. Il s'endort.

    Lorsqu'il s'veille, transpirant grosses gouttes, lescheveux colls au crne, il sort comme un fou de la voiture et,encore vacillant de sommeil, court regarder l'heure l'horloged'un caf qui vient de relever ses rideaux de toile. Quatreheures !

    Partie! elle est srement dj partie, s'crie-t-il en sefrappant la tte coups de poing; btement, je me suisendormi comme une couleuvre au soleil.

    Furieux contre lui-mme, il court jusqu' la calleMantegna. Elle est encore dserte, et dserte aussi la cour deJuanita. Alors il traverse le vieux pont en galopant comme unbourricot chass coups de trique, va chercher sa baladinechez le seflor Carlos et, sans piti pour sa caisse roulante quisaute sur les mauvais pavs, il dbouche sur la plaza. Juanitan'est pas l.

    45

  • 8/22/2019 Bonzon P-J L'Evantail de Sville 1966

    46/190

    puis, malheureux, il s'appuie contre les azulejos enraclant d'un seul doigt la sueur sur son front, la manire desAndalous. Une heure passe. Juanita ne viendra pas non plus

    aujourd'hui; il est trop tard, et comment se fait-il que Lazarillo,lui aussi, ne soit pas arriv? C'tait pourtant bien entendu,l'aveugle devait monter sur la plaza le rejoindre.

    C'est la faute de cette camionnette, se dit-il, c'est cause d'elle que je me suis endormi. Lazarillo a d venir avantque j'arrive et il est reparti.

    Il s'oblige patienter encore, criant pleins poumons

    pour calmer son moi : Horchata!... la bonne horchata de chufa!... A la tombe de la nuit, il n'y tient plus. Toujours poussant

    sa baladine, il se dirige vers San Gil. Lazarillo n'y est plus,mais la vieille mendiante du matin, elle, s'y trouve encore. Illui demande si l'aveugle est parti depuis longtemps.

    Lequel? muchacho, celui que tu as amen et qui avaitun air de caballero?

    Oui. La vieille regarde Pablo de travers et bougonne : II a dcamp vers onze heures, aprs le passage d'une

    gamine qui lui a donn quelque chose, une grosse pice, sansdoute, enveloppe dans du papier. Pour la premire fois qu'ilvient ici, celui-l, sa journe a t vite faite. Toujours lesmmes qui ont de la chance... Tu n'aurais pas une toute petite

    peseta mettre dans la main d'une pauvre paralytique? Mais Pablo n'coute plus. Son sang n'a fait qu'un tour.

    Juanita est donc venue; ellelui a remis un message. Que se passe-t-il? Est-ce grave?Toujours trimbalant sa baladine, toujours criant

    Horchata, la bonne horchata de chufa , car il ne pourrait pas,ce soir, ramener sa caisse pleine chez le seflor Carlos, il file

    vers la mansarde, grimpe quatre quatre l'escalier. Pas de

    46

  • 8/22/2019 Bonzon P-J L'Evantail de Sville 1966

    47/190

    Lazarillo. Cependant des miettes et un verre oubli tranentencore sur la table. L'aveugle, contrairement ce qui taitprvu, est donc revenu midi; il s'est mme attard puisque la

    paillasse accuse un creux, le creux de la sieste. Pablo cherchepartout, en vain, le message de Juanita. C'est ma faute, rpte-t-il en se frappant la caboche, et

    la faute de la camionnette. J'aurais d rentrer midi. J'ai toutgch... et maintenant, o aller?

    Le menton sur le poing, il rflchit puis, resserrantnerveusement d'un cran sa ceinture aux clous dors, il dcide :

    Direction : la plaza. Pas de Lazarillo. Essouffl d'avoir tant couru, Pablotremble comme une palme sous le solena. Non, il ne veut paspleurer comme un gosse. Malgr lui ses paupires se gonflent,humides, douloureuses. Pour se donner du courage il s'gosille crier encore plus fort: Horchata! horchata!

    Ce soir-l, heureusement, les Espagnols sont nombreuxsur la plaza, venus voir les dcorations de la cathdrale pour lafte de la Vierge. Les clients se pressent autour de son parasolqu'il a oubli de refermer. Cependant vers dix heures, certainque Lazarillo est maintenant rentr, il ferme boutique et s'enva.

    La mansarde est telle qu'il l'a laisse, avec les miettes etle verre vide sur la table. Son inquitude devient de l'angoisse.O est Lazarillo, que s'est-il pass? Son absence a-t-elle un

    rapport avec sa rencontre avec Juanita? Plus il cherche comprendre, moins il trouve une explication. L'estomac serr,malgr la faim qui le tenaille, il marche de long en large en segrattant la nuque comme si une escouade de poux le dvorait.Que faire? Attendre?...

    Minuit sonne au loin... puis une heure. Lazarillo nereviendra pas cette nuit. A bout de nerfs, il s'tend sur sa

    47

  • 8/22/2019 Bonzon P-J L'Evantail de Sville 1966

    48/190

    paillasse et, aprs une longue et vaine attente, finit pars'endormir.

    Le grand jour entre par la lucarne quand il s'veille, la

    tte lourde, encore pleine de cauchemars. Son premierregard est pour la paillasse de Lazarillo; elle est toujours vide.Il s'habille en hte, pour sortir, sans trop savoir o aller.Soudain, des pas dans l'escalier. C'est lui!... Il s'avance etpresque aussitt s'arrte. Lazarillo monte pniblement lesmarches; il porte la tte un gros pansement, pareil unturban maure qui le rend presque mconnaissable.

    Lazarillo!... qu'est-il arriv? A peine entr l'aveugle se laissetomber sur sa paillasse. Ah! Pablo, quelle malchance!... Tu es bless? Oh! a, ce n'est rien; un gros paquet de pansement

    pour une bagatelle. Pablo s'assied ct de lui. Vite, explique-moi! Voil, hier matin je n'tais pas depuis plus d'une

    heure devant San Gil quand Juanita est venue. Elle m'a remisdans la main un petit papier pli en disant simplement pourPablo , puis elle est repartie en courant. Alors je suis revenuici aussi vite que j'ai pu, pensant que tu rentrerais pour midi. Jet'ai attendu un moment. Vers trois heures j'ai voulu aller teretrouver sur la plaza. C'est arriv ce moment-l. Jemarchais sans doute trop vite; ma canne m'a trahi; ellen'a pas su voir la tranche creuse dans le trottoir, devant moi.

    Je suis tomb, ma tte a heurt je ne sais quoi de dur. Despassants m'ont relev. Je ne voulais pas aller l'hpital; onm'y a emmen de force. J'ai d y passer la nuit. Une mecharitable vient de me reconduire jusqu'ici. Ah! Pablo,quelle malchance!

    Tu souffres encore?- Il ne s'agit pas de a... mais du mot de Juanita.

    48

  • 8/22/2019 Bonzon P-J L'Evantail de Sville 1966

    49/190

    II sort avec prcaution de sa poche un petit papiersoigneusement pli en huit.

    Lis vite, Pablo.

    Les doigts du petit Svillan tremblent. Sa vue se troublepresque. L'criture est fine, crite la hte.

    Depuis deux jours Antonio et sa femme font des

    prparatifs. Nous allons partir. J'ai l'impression qu'ils veulent

    quitter Sville au plus tt. Est-ce cause de moi? Hier, en

    brossant la veste d'Antonio, celle qu'il portait quand il

    s'absentait, j'ai dcouvert, perdu, dans une doublure, un vieuxbillet de chemin de fer qui avait t pris Grenade. Est-ce l

    que nous allons? Le dpart est fix demain

    matin, vers neuf heures je crois. Viens la gare avec

    notre ami Lazarillo. Tu resteras l'cart puisque Antonio te

    connat, mais Lazarillo se tiendra l'entre de la salle

    d'attente. J'essaierai de lui glisser -un autre message. En tout

    cas tu me verras partir; tu sauras quel train nous prenons.

    Oh! Pablo, je suis si malheureuse de te perdre. Tu m'avais

    redonn confiance. Prie pour moi, chaque soir, la Vierge de

    la Macarena.

    Ta JUANITA.

    La lettre finie, Pablo se frotte les yeux d'un revers de

    coude et se prcipite la lucarne pour regarder l'heure auclocher de Santa Cruz. Neuf heures et demie! Il s'effondre,dsespr, ct de Lazarillo.

    Trop tard..., elle est partie.- Essayons quand mme, Pablo. Les trains ont parfois du

    retard et Juanita n'tait peut-tre pas sre de l'heure. Je nesouffre plus, je peux marcher vite si tu me donnes la main.

    Allons.

    49

  • 8/22/2019 Bonzon P-J L'Evantail de Sville 1966

    50/190

    Les deux amis se htent vers la gare. Il est plus de dixheures quand ils y arrivent. Presque tous les trains du matin,ceux qui remontent vers Madrid ou qui descendent vers le

    Sud, sont partis et les quais sont presque dserts. Ils attendentcependant encore un bon moment, puis dcident de rejoindreTriana. Deux ou trois fois ils passent devant la cour de la calleMante-gna avant de s'enhardir y pntrer. Un vieil Andalouchauve, accoud sa fentre, tire de petites bouffes de sonlong cigare. Pablo lui demande si le seflor Antonio Juarezhabite toujours l.

    Madr de Dios! soupire le bonhomme avec un petit rirede satisfaction, le Ciel vient de nous dbarrasser de ce grosfainant. Il est parti tout l'heure comme si la lpre luimangeait la peau.

    Et comme Pablo insiste, cherchant savoir o il allait, levieil Andalou, aprs avoir lanc sur le pav un long jet desalive noire, ajoute :

    II a dguerpi comme a, sans rien dire personne... toutcomme il tait arriv ici, il y a huit ans.

    Les deux amis remercient et s'loignent, le cur lourd,comme si le ciel de Sville et perdu tout son clat.

    Comme il y a huit ans, rpte Pablo tout bas. A cettepoque-l Juanita en avait quatre,... juste l'ge o elle sesouvient avoir t enleve ses parents.

    50

  • 8/22/2019 Bonzon P-J L'Evantail de Sville 1966

    51/190

    CHAPITRE VI

    DES HOTES TRANGES

    Le camion ronfle sur la grand-route qui remonte vers

    Madrid, emportant dans ses larges flancs du bl andalou, cebl dont la plaine du Guadalquivir est si riche alors que lereste de l'Espagne en est si pauvre.

    Assis sur des sacs, blancs de poussire, Lazarillo et Pablose laissent bercer par les cahots de la route. Ils ont quittSville de bonne heure alors que la ville dormait encore sousle soleil levant qui caressait dj ses toits et ses tours. Le

    chauffeur du camion a consenti les prendre bord jusqu'Cordoue, sur le Guadalquivir. Ensuite ils essaieront, commeils pourront, d'atteindre Grenade.

    Car c'est Grenade qu'ils vont; le sort en est jet. Ils n'ontpas hsit longtemps. Leur vie, tous deux, n'avait gure debut; elle en a un aujourd'hui... et mme un double but :retrouver Juanita et la rendre ses parents.

    51

  • 8/22/2019 Bonzon P-J L'Evantail de Sville 1966

    52/190

    Tandis que le lourd camion, cras par son chargement,roule lentement sur la route blanche borde d'oliviers et defiguiers, Pablo demande :

    Grenade, est-ce une grande ville? Presque aussi peuple que Sville. - Est-elletoute blanche?

    Plutt brune, couleur de terre brle par le soleil. Et elle n'est pas btie au bord de la mer. Non, sur les rives du Genil qui emporte ses eaux vers

    le Guadalquivir.

    Pablo soupire. Ce n'est donc pas la ville o Juanita tait heureuse. Sans doute... et mme si nous la dcouvrions, cette

    ville blanche, nous n'y retrouverions pas Juanita.Antonio, tu penses bien, ne l'y a pas ramene.

    Bien sr. Ce qui parat plus certain c'est qu'Antonio soit venu

    Grenade, o il se rendait quelquefois. Qu'allait-il y faire?...Sans doute recevoir de l'argent puisque, comme te l'a ditJuanita, aprs chacun de ces voyages il descendait boire plussouvent sur le port.

    Et si nous ne retrouvons jamais aucune trace de lui nide Juanita?

    Le vieil aveugle hausse doucement les paules. Tu es jeune et impatient, Pablo. Tu n'as pas encore

    grande exprience de la vie. La vie, vois-tu, est bizarre, faitede dceptions qui crasent vos paules quand on se croyait surle point de russir, mais aussi de joies qu'on n'esprait plus. Cequi compte, c'est de ne jamais perdre courage. La vie estpleine d'heureux hasards quand on a confiance. Je me senscapable de faire tout ce qu'un vieil homme comme moi,aveugle, peut encore entreprendre.

    52

  • 8/22/2019 Bonzon P-J L'Evantail de Sville 1966

    53/190

    Pablo regarde son vieil ami et lui sourit. Hlas! les yeuxteints de Lazarillo ne peuvent accueillir ce sourire degratitude. Alors il presse la main de l'aveugle.

    Moi aussi, j'ai confiance. Le camion roule toujours travers les riches vergersd'Andalousie encadrs de petits murs de pierres sches odorment des lzards. Au loin serpente la trane d'argent duGuadalquivir. Et voici qu'apparat la vieille cit de Cordoue,les murs fauves de sa mosque se dtachant sur l'ombrevaporeuse de la sierra Morena.

    La lourde voiture s'arrte sur une plaza. Les deuxcompagnons descendent, remercient le chauffeur qui,pitoyable, leur offre mme se rafrachir la terrasse d'uncaf.

    Traversez le pont, leur indique-t-il, vous trouverez toutde suite la grand-route de Grenade. Avec un peu de chance, sivous rencontrez une voiture, vous arriverez l-bas avant lanuit.

    Ils traversent donc la ville et vont se poster, sa sortie,sur la route du Sud. Ils s'assoient l'ombre d'un figuier pourmanger, puis se mettent en qute d'une voiture. Les autospassent, nombreuses, des autos de touristes surtout, car c'estl'heure o l'Espagne fait la sieste. Ces touristes trangers neparaissent gure disposs prendre leur bord des passantsdguenills. Au bout d'un moment, las d'attendre, les deux

    amis se mettent en route. Le soleil est encore haut dans le ciel,l'air brlant. Lazarillo trane la jambe.

    Ils marchent depuis plus d'une heure quand, tout coup,une voiture ralentit derrire eux et s'arrte dans un effroyablegrincement de freins. C'est un trange vhicule sorti d'on nesait quel cimetire d'autos. Il tient la fois de l'antiquelimousine et de ces petits autobus de montagne comme il en

    circulait, il y a trente ans, sur les mauvaises routes. Oui, c'est

    53

  • 8/22/2019 Bonzon P-J L'Evantail de Sville 1966

    54/190

    cela. Sur le flanc on peut encore lire ces deux noms : Granada-Almeria. Pablo et Lazarillo s'approchent. Le fond de la voitureest plein de ballots serrs par des cordes. L'homme qui conduit

    a une mine plutt inquitante et les deux autres quil'accompagnent ne sont gure plus rassurants. O allez-vous?

    A Grenade. Montez! Pablo hsite. Si Lazarillo pouvait voir, certainement

    hsiterait-il, lui aussi, mais il fait si chaud, et l'aveugle est si

    las. Ils se hissent dans la voiture et s'installent sur unebanquette aux coussins crevs d'o s'chappent des poignesde paille. La voiture dmarre dans un effroyable cliquetis detles disjointes. Vraiment, la mine de ces trois hommes esteffrayante. D'o viennent-ils? Que transportent-ils? Pourquoise sont-ils arrts, comme a, sans mme qu'on leur ft signe?Pablo commence s'inquiter. Il voudrait pouvoir confier sonimpression Lazarillo, mais dans le bruit infernal, impossiblede s'entendre.

    Madr de Dios! soupire-t-il, nous sommes bien tombs;o ces hommes vont-ils nous emmener?

    Sur la route plate de la plaine, la guimbarde roule sontrain, mais ds la premire cte, elle s'essouffle rendrel'me... et elles deviennent de plus en plus nombreuses et deplus en plus raides, les ctes. A tel point qu' un moment

    l'homme arrte sa machine et fait descendre ses passagers pourqu'ils poussent, l'arrire.

    Non, pas toi, fait-il Lazarillo qui ttonne sur lemarchepied, tu as des cheveux blancs et tu es aveugle, resteassis.

    Pablo se joint donc aux deux inconnus et pousse lavoiture qui, aprs plusieurs hsitations et soubresauts, veut

    bien repartir. Le mange recommence trois ou quatre fois

    54

  • 8/22/2019 Bonzon P-J L'Evantail de Sville 1966

    55/190

    jusqu' la dernire crte, celle d'o apparat, tout coup, dansle soleil couchant, une des plus belles plaines d'Espagne, lavega de Grenade, tendue au pied de la sierra. Alors, dans un

    bruit infernal de ferraille, de gmissements, de craquements, croire que le moteur se dtache de la carrosserie, la guimbardedvale la route raboteuse. La nuit qui vient rend

    la mine des hommes encore plus effrayante. Ah! siLazarillo pouvait se rendre compte!...

    Il fait grand-nuit quand apparaissent les premiresmaisons de Grenade qu'clair l'unique phare de la voiture

    branlante. O alliez-vous? demande brusquement l'homme en seretournant vers Pablo.

    Surpris, le petit Svillan se trouble, essaie de regarderLazarillo, mais le regard absent de l'aveugle ne peut rpondreau sien.

    Si vous ne savez pas o coucher, vous pouvez monterl-haut , reprend le conducteur.

    Il montre du doigt les croupes d'une colline qui sedtache vaguement sur le ciel scintillant d'toiles, au-dessus dela ville. Encore une fois Pablo hsite; alors, l'homme, d'uncoup d'acclrateur, relance le moteur. La guimbarde s'engage travers un ddale de rues tortueuses, rasant les murs, frlantles passants qui s'cartent en maugrant. Dans la nuit, la villeparat immense Pablo et plus grouillante encore que Sville.

    A chaque instant, il croit entendre les cris des pitons passantsous les roues.

    Enfin, la guimbarde aborde une monte si raide qu'elleparat se dresser comme un mur. Une dernire fois lespassagers descendent et aussitt se joint eux toute une nuede muchachos, pieds nus, qui s'arc-boutent toutes les sailliesdu vhicule. Pour ainsi dire porte, la voiture arrive gravir ce

    55

  • 8/22/2019 Bonzon P-J L'Evantail de Sville 1966

    56/190

    vritable calvaire et s'arrte sur un terrain envahi par les cactuset les agaves.

    O sommes-nous? se demande Pablo avec effroi.

    Cependant l'homme, dont les deux compagnons ontdisparu, fait signe Pablo et Lazarillo de le suivre. Dans lanuit on ne distingue qu'un grand pan de rocher. L'hommepousse une porte de bois qui grince et dcouvre une entretaille mme la roche. Tenant Lazarillo par la main, Pabloregarde avec stupeur cette grotte amnage dans la colline.Une lampe pend au plafond, faisant jaillir de l'ombre des

    cuivres brillants, des photos, des images pieuses, et deux outrois statuettes de la Vierge, installes dans des niches. Desnattes tresses recouvrent le sol. Au fond s'ouvrent trois trousbants comme des bouches de caves.

    56

  • 8/22/2019 Bonzon P-J L'Evantail de Sville 1966

    57/190

    Mania! appelle l'homme, voici deux gueux que j'aitrouvs en chemin, sur la -route de Cordoue; ils passeront lanuit dans la cueva.

    Une femme apparat, sortie d'on ne sait o, et, sans mmeregarder les arrivants, elle dit : Qu'ils soient les bienvenus dans cette cueva!Au mme moment toute une marmaille entre, se prcipite

    vers Pablo et Lazarillo qu'elle entoure, flairant les nouveauxvenus comme de jeunes chiens. L'homme les carte. Lafemme dpose sur la table (une table aux pieds torsads

    comme on n'en voit que dans les chteaux et les muses) unemarmite contenant une sorte de ragot fortement pic. Pablose demande s'il doit accepter; ne va-t-on pas les empoisonner?L'homme, se mprenant sur cette nouvelle hsitation, ditsimplement :

    Dieu donne ceux qu'il aime de quoi vivre Grenade.Et il emplit lui-mme les cuelles de terre brune. Pablo

    mange du bout des dents, jetant de rapides regards vers Laza-rillo qui, lui, ne s'est pas fait prier pour goter au plat.

    Ah! s'il pouvait voir o nous sommes, pense Pablo, et sije pouvais lui expliquer...

    Le repas achev, l'homme leur dsigne un des trous noirsau fond de la grotte et il allume son briquet. Au fond de cettesorte de cave, Pablo dcouvre sept ou huit nattes de pailletresse tendues cte cte.

    Allongez-vous sur celles du fond, vous serez plustranquilles, les muchachos ne vous drangeront pas.

    Et l'homme se retire en ajoutant : Que le Chorroumo, notre roi, protge votre sommeil. Enfin ils sont seuls! Pablo s'approche sans bruit de

    l'aveugle. Ah! Lazarillo, si tu savais!... Nous sommes chez des

    bandits..., il faut leur chapper.

    57

  • 8/22/2019 Bonzon P-J L'Evantail de Sville 1966

    58/190

    Mais l'aveugle, au lieu de s'affoler, approche sa mainpour tapoter la joue du petit Svillan.

    Non, Pablo, pas des bandits, des gitans, les fameux

    gitans de Grenade. Je l'ai compris tout l'heure, en arrivant.Nous sommes sur le Sacromonte, leur colline, qui domine laville. C'est l qu'ils ont

    creus leurs maisons, leurs cuevas, mme la roche. Tu crois que nous n'avons rien craindre? Craindre quoi?... Nous ne possdons rien. Il y a

    plusieurs milliers de gitans, Grenade, on les accuse de

    toutes sortes de mfaits; c'est possible, mais ils ont bon curet, comme tu le vois, le sens de l'hospitalit. L'homme nenous a demand ni qui nous tions, ni ce que nous venionsfaire Grenade. Cependant il nous a traits en amis. Personnene voulait nous prendre sur la route,... lui s'est arrt.

    - videmment, tout cela est vrai. Rassur, Pablo setrouve subitement stupide d'avoir connu pareille peur. Enfin ilsoupire et ose s'allonger sur la natte dans cette grotte frachemais qui n'est pas humide. Alors il ressent brusquement toutela fatigue de cette longue journe de voyage. Il a l'impressiond'avoir quitt Sville depuis des jours et des jours et ce-pendant, ce matin mme, il pouvait encore voir la giraldabaigne de lumire.

    Grenade, murmure-t-il, je suis Grenade... Est-ce lque je retrouverai Juanita? Oh! si demain j'allais tout coup

    l'apercevoir au coin d'une place!

    58

  • 8/22/2019 Bonzon P-J L'Evantail de Sville 1966

    59/190

    59

  • 8/22/2019 Bonzon P-J L'Evantail de Sville 1966

    60/190

    CHAPITRE VII

    LA GITANE A L'ILLET

    On tait en janvier. Le soleil laissait tomber sur la ville

    des rayons encore brlants, mais l'ombre demeurait frache,car de la sierra Nevada, la bien nomme, descendait un airpresque glac.

    Pablo marchait d'un bon pas pour se rchauffer, soncollier de castagnettes en sautoir jusque sur le ventre.

    Castagnettes andalouses!... Seores et seoras,coutez!...

    Alors il s'arrtait, remontait son pantalon, cambrait lataille et, au beau milieu du trottoir ou sur la terrasse d'un caf,se mettait siffler une sguedille en s'accompagnant decastagnettes, une paire dans chaque main. Il avait acquis unetelle virtuosit dans son sifflet et dans le maniement despetites coques de bois sec que les passants s'arrtaient pourl'couter et, plus encore pour le regarder, amuss par son

    extraordinaire mimique.

    60

  • 8/22/2019 Bonzon P-J L'Evantail de Sville 1966

    61/190

    Mais prendre plaisir l'entendre et acheter cela fait deux.En plein hiver, malgr la douceur du climat andalou, lestouristes taient assez rares. Mme dans l'enceinte des tours

    vermeilles, mme devant les portes du clbre palais del'Alhambra aux murs couverts d'azulejos, comme Sville, lesclients taient peu nombreux.

    Ce matin-l, aprs avoir dambul dans la ruelle duZacatin sans avoir vendu une seule paire de castagnettes, ilalla s'asseoir au soleil, sur le coin d'un trottoir d'une petiteplaza presque dserte. Il soupira.

    Quatre mois!... quatre mois dj que nous sommes Grenade; pas la moindre trace de Juanita et d'Antonio. La villeest grande; pourtant, s'ils s'y trouvaient, nous les aurions djaperus.

    La tte dans les mains, il resta songeur. Devant ses yeuxpassa le visage de la petite marchande d'ventails. Il revcutleur premire rencontre, les dlicieux instants o ils s'taientaccouds sur le pont du Guadalquivir. Avec l'loignement, lerecul, ces instants lui paraissaient plus merveilleux encore.

    Quatre mois!... Comme c'est long! O est-elle? Quefait-elle en ce moment? Il me semble qu'elle m'appelle sonsecours.

    Comme il l'avait dj fait tant de fois, il sortit le petitventail qui ne le quittait jamais, et il relut :

    No me ha dejado (elle ne m'a pas abandonn).

    La devise svillane prenait prsent un sens nouveau. Elle , c'tait Juanita. Il replia l'ventail en souriantmlancoliquement, se leva et, fatigu d'errer inutilement dansles rues, remonta vers le Sacromonte, le quartier gitan o ilvivait avec Lazarillo. L'homme la guimbarde leur avaittrouv l une minuscule cueva abandonne par une familletrop nombreuse.

    61

  • 8/22/2019 Bonzon P-J L'Evantail de Sville 1966

    62/190

    Un trange royaume que ce quartier gitan, tout grouillantd'une tonnante marmaille dpenaille, o les hommess'exercent aux mtiers les plus varis, les plus extraordinaires,

    o les femmes disent la bonne aventure au fond de leursgrottes. Lazarillo et lui n'taient pas de la race de ces gens-lqui forment un monde bien- part, mais on les avait aussittadopts.

    Les gamins les respectaient, ces mmes gamins qui,pourtant, se montraient d'une effronterie sans pareille enversles touristes qu'ils harcelaient sans vergogne. Bien mieux, il

    arrivait que ces muchachos prissent Lazarillo par la main pourle conduire devant telle glise, tel palais o il avait un peu plusde chance de recevoir quelque aumne. Et pour rien au mondeils n'auraient vol une pice dans sa sbile.

    Oui, rpta encore Pablo en grimpant la cte raboteuse,c'est fini, je ne retrouverai pas Juanita.

    Soudain, alors qu'il passait devant la porte d'une cueva, ils'entendit appeler.

    Oye! muchacho... viens donc jusqu'ici! C'tait une gitane, une vraie gitane aux yeux sombres,

    aux cheveux lourds et noirs. Elle n'tait ni jeune ni vieille maisdj un peu paisse. Elle souriait en faisant signe Pablo des'approcher. Le petit Svillan se demanda ce qu'elle luivoulait, car il ne la connaissait pas.

    Viens, muchacho!

    II s'avana. La gitane le regarda intensment de ses yeuxde charbon et lui sourit encore. Elle portait son corsage unillet, un magnifique illet rouge qui faisait paratre son teintplus brun encore.

    Je n'aime pas voir un visage triste. Un visage triste estcomme une fleur fane dans un vase de cristal.

    Je ne suis pas triste.

    62

  • 8/22/2019 Bonzon P-J L'Evantail de Sville 1966

    63/190

    Si... Veux-tu que je lise les lignes de ta main? Pourtoi ce sera gratis.

    Pablo protesta. Sans mot dire la gitane lui prit le bras et

    l'entrana dans la cueva, une grotte d'ailleurs parfaitementinstalle o le cuivre de chaudrons bien astiqus jetait desclairs dors.

    tends la main, la main gauche. Revenu de sa surprise, Pablo ne put s'empcher de

    sourire. C'tait bon pour les filles de croire aux diseuses debonne aventure. Cependant, il se laissa faire.

    Presque religieusement, la gitane apporta une sorte delampe huile parfume qu'elle dposa sur une petite table aufond de la grotte. A la lueur de la flamme vacillante, elleregarda encore intensment Pablo.

    Tu es triste..., trs triste. Oh! non.- Je te vois souvent passer devant ma cueva. Quand tu

    descends vers Grenade, le matin, ton visage est charg d'espoircomme un amandier fleuri au printemps,... mais le soir, quandtu remontes...

    Je ne suis pas triste. La gitane l'illet sourit doucement. Je ne te demanderai pas ce que tu espres trouver dans

    Grenade et que tu ne rencontres jamais..., je veux seulementte dire si tu le trouveras un jour.

    Cette fois, Pablo se sentit troubl. La gitane savait-ellequelque chose? Ni lui ni Lazarillo n'avaient pourtant jamaisparl de ce qui les avait amens Grenade.

    Non, protesta-t-il, je ne cherche rien. Alors, pourquoi ta main tremble-t-elle ainsi? II ne rpondit pas. La gitane approcha sa lampe, la

    promena droite, gauche, en haut, en bas pour que les jeux

    63

  • 8/22/2019 Bonzon P-J L'Evantail de Sville 1966

    64/190

    d'ombre et de lumire fassent mieux ressortir les lignesde la main qu'elle tenait toujours.

    Oui, fit-elle, tu auras beaucoup de peine raliser ceque tu dsires; tu n'y parviendras pas encore, mais bientt, trsbientt, tu feras une dcouverte qui nourrira ton espoir,comme une cruche d'eau nourrit la plante.

    Une dcouverte? quelque chose?... quelqu'un? Je ne puis t'en dire plus. Elle teignit sa lampe qui rpandit un parfum plus

    pntrant encore. Pablo tait abasourdi. Il resta encore uninstant devant la gitane, puis se sauva comme un voleur.

    Lazarillo tait dj rentr. Il lui conta son aventure enaffectant de ne pas y croire, mais, au fond de lui-mme, ildemeurait boulevers. En se couchant, au fond de la grotte, il

    ne cessa d'y penser.

    64

  • 8/22/2019 Bonzon P-J L'Evantail de Sville 1966

    65/190

    Bientt, trs bientt, murmura-t-il. Oh! si cette gitaneavait vraiment un don de divination!

    Le lendemain il s'veilla le cur plus lger. En sortant de

    la cueva la lumire lui sembla plus pure et plus pure aussi lasilhouette de l'Alhambra. Son enfilade de castagnettes au cou,il s'en fut travers la ville.

    Bientt, trs bientt, est-ce que cela veut dire un jour,une semaine, un mois?...

    Car, en bon petit Espagnol superstitieux, il avait fini parse laisser prendre. Toute la matine, tout l'aprs-midi, il

    arpenta les rues, ne sentant plus sa fatigue et, comme parhasard, il se trouva quatre ou cinq passants pour lui acheterdes castagnettes. Le soir il rentra fourbu dans le quartier gitan,mais presque heureux.

    Le lendemain il repartit encore en sifflant sa sguedille etle surlendemain aussi. Un aprs-midi, il venait de laisserLazarillo prs du porche de Santa Ana et il abordait une petiteplaza que, par hasard sans doute aussi, il ne connaissait pasencore, quand tout coup sa sguedille s'arrta net sur seslvres. Au bout de la plaza, une silhouette venait d'accrocherson regard. Il resta en suspens puis prit son lan et, denouveau, le cur battant, s'arrta. L'homme qui marchaitdevant lui tait Antonio. Terriblement mu, craignant d'trereconnu, il attendit quelques instants puis suivit l'homme, distance. Antonio marchait lentement d'un pas nonchalant,

    fumant son ternel cigare tordu. Il connaissait certainement laville et savait o il allait, car, aux croisements, il ne marquaitaucune hsitation.

    Aprs avoir suivi plusieurs petites rues, il dboucha surune sorte de quai que forme le ravin du Darro et o s'alignentde vieilles maisons balcons. Arriv devant la cinquime, ils'arrta, souleva le marteau de la porte et attendit. Personne ne

    vint ouvrir. Il frappa de nouveau; mme silence. Alors, du

    65

  • 8/22/2019 Bonzon P-J L'Evantail de Sville 1966

    66/190

    poing il frappa un volet. La maison paraissait vide. Cachderrire le parapet du Darro, Pablo l'entendit bougonner puisle vit s'loigner. Il le suivit encore, toujours bonne distance.

    Visiblement embarrass, l'homme dambula dans les petitesrues prs de l'Alhambra et entra dans un caf. Il y resta un bonmoment. Patiemment Pablo attendit. Il dsesprait de le voirressortir quand l'homme reparut sur le trottoir et, aussitt,reprit la direction du Darro. La nuit tombait; le petit Svillancraignait moins d'tre reconnu. L'homme s'arrta de nouveaudevant la maison et souleva le marteau; toujours personne. Il

    recommena, si violemment, cette fois, qu'il en branla laporte. Alors une vieille femme apparut au balcon de la maisonvoisine.

    Le seor Almerio n'est pas l! Antonio s'emporta : O est-il donc? Je ne sais pas. L'homme jeta son cigare terre et l'crasa avec une sorte

    de rage. Il rflchit un instant. . Dites-lui que son ami Antonio est pass le voir et qu'il

    reviendra demain. Grommelant des injures, il s'loigna. La nuit tait venue,

    mais son allure, sa carrure, l'homme tait facilementreconnaissable parmi la foule. Pablo le suivit encore et le vits'engager dans le ddale de ruelles du populeux quartier

    d'Albaicin. Il s'arrta alors devant une de ces aubergessordides comme on en rencontre dans les vieux quartiers.Celle-ci portait comme enseigne : Au Caballero. Antonio yentra, sans hsiter. C'tait l sans doute qu'il couchait chaquefois qu'il venait Grenade. Pablo ne perdit pas son temps l'attendre, car il n'en ressortirait certainement pas. Alors lepetit Svillan remonta en courant vers les cuevas. L'aveugle

    tait rentr.

    66

  • 8/22/2019 Bonzon P-J L'Evantail de Sville 1966

    67/190

    Lazarillo! Antonio est Grenade, je l'ai vu. II lui conta vivement son aventure. Je pensais bien qu'il y reviendrait un jour, dit l'aveugle,

    mais il ne faut plus qu'il nous chappe. Tu es sr qu'ilretournera la maison du Darro? Sr! il l'a dit la vieille femme qui s'est montre sur

    son balcon. Alors demain matin, de bonne heure, tu me conduiras

    l-bas, je m'installerai tout contre la maison. Personne ne semfiera d'un mendiant aveugle. J'aurai peut-tre la chance de

    surprendre une conversation. Toi, Pablo, tu te tiendras l'cart. Ds qu'Antonio repartira, tu le suivras; il faut que noussachions o il part.

    Ils discutrent encore un long moment. D'un seul coup legrand vide de ces quatre mois d'attente venait de se combler.Un espoir fou gonfla le cur de Pablo. Il repensa la gitane.

    Bientt, trs bientt, une dcouverte, oui, c'est bien a.Avait-elle vraiment devin?... tait-ce un simple hasard,

    de ces hasards dont avait un jour parl Lazarillo et qui arriventquand tout semble perdu? Sans doute ne le saurait-il jamais.

    67

  • 8/22/2019 Bonzon P-J L'Evantail de Sville 1966

    68/190

    CHAPITRE VIII

    UN AUTOBUS ROUGE ET BLANC

    Accroupi contre le mur de la maison, sa sbile la main,Lazarillo feignait de somnoler tandis que Pablo, cach dans lesrocailles qui surplombent le Darro, attendait, impatient etanxieux, car, apparemment, le seor Almerio n'tait toujourspas rentr. Entre eux, les deux amis taient convenus d'unsignal. Lazarillo crierait Charit pour annoncer l'arrived'Antonio. S'il rptait son appel deux fois de suite, celavoudrait dire que Pablo devrait sortir de sa cachette.

    Ils attendirent longtemps, trs longtemps. Le petitSvillan commenait dsesprer quand il entendit la voix deLazarillo : Charit ! Sans l'avoir jamais vu ou entendu,l'aveugle avait reconnu le pas lourd et lent d'Antonio, tantPablo le lui avait bien dcrit.

    Alors la mme scne que la veille se reproduisit. Ayantconstat que la maison tait toujours vide, Antonio s'emporta,

    68

  • 8/22/2019 Bonzon P-J L'Evantail