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23 Santé conjuguée - avril 2005 - n° 32 CAHIER Quand s’ouvrent les portes du vide... LE BURN OUT ©Hélène Martiat / Question Santé

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23Santé conjuguée - avril 2005 - n° 32

LE BURN OUT

CAHIER

Quand s’ouvrent les portes du

vide...

LE BURN OUT

©H

élène Martiat / Q

uestion Santé

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C A H I E R

Stress, fatigue, neurasthénie, dépression, angoisse, c’est unevéritable nébuleuse de termes qui s’offre à décrire nos mal-être.

Immergé parmi eux, le burn out connaît son heure de gloire. Aussicommencerons-nous par débroussailler ces différentes notions avec

l’article de Philippe Corten et poursuivrons-nous par une descriptiondu burn out proprement dit avec celui de Peter Bügel,

suivie d’une brève « biographie » du concept.

Mettre des mots sur mes maux page 27Philippe Corten, professeur, Clinique du stress, centre hospitalier universitaireBrugmann

Le burn out page 33Peter Bügel, psychologue, centre de formation en médecine générale, Rijkuniversiteit,Groningen, Pays-Bas

Burn out : biographie d’un concept page 37Axel Hoffman, médecin généraliste à la maison médicale Norman Bethune

« Quand s’ouvrent les portes du vide » : telle est la sensation que décrivent certaines personnesen proie au burn out, cette maladie (?) liée au travail dont souffrent nombre de nos contemporainset dont le nom, un anglicisme parfois traduit par « épuisement professionnel », signifie : s’user,s’épuiser, craquer en raison de demandes excessives d’énergie, de forces ou de ressources.

Le burn out a sans doute touché les générations précédentes, à une époque de moindre attentionaux aspects psychologiques de la santé et où les contraintes sociales dévalorisaient ce type deplainte. Il ne leur restait, pour faire reconnaître leur souffrance au travail, qu’à somatiser : l’ulcèreà l’estomac du travailleur consciencieux ou l’infarctus du cadre dynamique ont été très « tendance ».Aujourd’hui, leur maladie « psychosomatique » pourra être attribuée au burn out, bien que ce« diagnostic » n’ouvre malheureusement pas encore à une reconnaissance sociale ni à de réelsefforts de prévention.

On connaît surtout le burn out des soignants mais beaucoup de nos patients ou de nos collèguesnon soignants sont également atteints : le burn out, considéré comme lié à la relation d’aide aux

temps de l’émergence du concept, touche en faittous les types de travail nécessitant un investis-sement personnel. C’est donc avec cette vision« universelle » que nous explorerons le burnout, réservant toutefois aux soignants une placespécifique.

Au terme de ce cahier, nous essaierons derassembler quelques-unes des nombreusesdonnées mises en évidence par les articlesprécédents et la littérature, afin d’en creuserdavantage certains aspects, d’en dégager dumatériel critique et d’ouvrir des perspectivessur ce que le burn out nous dit sur notre modede vie et sur les soins de santé.

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LE BURN OUT

Trois textes de Marc Loriol nous introduiront ensuiteau burn out des infirmières.

Le premier texte décrit de manière très concrète ce qui constituela fatigue et le stress des infirmières et comment elles y font face.

Le suivant analyse et critique un mode particulier de gestiondu burn out infirmier : la prescrition des émotions.

Le dernier, prenant de la hauteur, revient sur la notion de burn out,comment elle est née, a grandi, et aujourd’hui décline, concurrencée

par celles de harcèlement et de violence, et montre ainsi sadimension socialement construite.

La fatigue, le stress et le travail émotionnel de l’infirmière page 39Marc Loriol, docteur en sociologie, chargé de recherches au Centre national derecherche scientifique, Paris I

La prescription des émotions pour les infirmières hospitalières et lesvolontaires d’une association d’aide aux malades du SIDA (AIDES).Contrôle de soi et juste distance au malade page 44

Marc Loriol, docteur en sociologie, chargé de recherches au Centre national derecherche scientifique, Paris I et Jean-Marc Weller, docteur en sociologie, chargé derecherches au Centre national de recherche scientifique au Laboratoire techniques,territoire et sociétés (LATT), Ecole nationale des ponts et chaussées

La construction sociale de la fatigue au travail :l’exemple du burn out des infirmières hospitalières page 52

Marc Loriol, docteur en sociologie, chargé de recherches au Centre national derecherche scientifique, Paris I

Alain Lutz nous propose une mise en perspective du burn outdes médecins dans le cadre général de leur santé mentale,

avec ses facteurs de stress spécifiques, et souligne les difficultésde la prise en charge de ces patients qui ne se considèrent pas

« comme les autres ».

Le burn out chez le médecin page 63Alain Lutz, psychiatre, chargé de cours, faculté de médecine, départementde neurologie et de psychiatrie, université catholique de Louvain

Quelle est l’importance du phénomène ?Nous avons choisi une étude suisse pour « chiffrer » les aspects

du burn out, en raison de son caractère méticuleux, des similitudesglobales de l’exercice de la médecine en Suisse et en Belgiqueet aussi parce qu’elle développe de nombreuses comparaisons

internationales, nous offrant ainsi un large tableau du phénomène.

Santé des médecins de premier recours en Suisse.Résultats de la première enquête nationale page 67

Patrick Bovier, médecin interniste à Genève, Martine Bouvier Gallacchi, médecininterniste à Melide (Tessin), Catherine Goehring, médecin interniste à Biasca (Tessin),Beat Künzi, médecin généraliste à Berne.

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C A H I E R

En réfléchissant aux changements que traverse aujourd’hui la relationentre soignants et soigné, les textes de Lilli Herzig, sous la formed’un « coup de gueule » et de Bernard Fourez, sous celle d’une

réflexion plus anthropologique, semblent nous écarter de notre sujet.Mais peut-être n’est-il pas fortuit que l’émergence du concept de

burn out coïncide dans le temps avec les mutations de cette relation,mutations qui se marquent par un accroissement de responsabilitésdu soignant, le confrontent à son impuissance et à l’augmentation

des exigences du public et du système de soins, et se traduisent parune régression du soutien qu’il peut espérer de la société et de son

milieu de travail : ne sont-ce pas là quelques-uns des facteurs décritsà l’origine du phénomène de burn out ?

Impressions après le congrès Wonca 2004 page 76Lilli Herzig, médecin généraliste, chargée de cours à la faculté de médecinede l’université de Lausanne

Le médecin nouveau est arrivé page 79Bernard Fourez, médecin

Questions réponses sur le burn out page 84Axel Hoffman, médecin généraliste à la maison médicale Norman Bethune

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LE BURN OUT

● La fatigue

La fatigue est une réponse physiologiquenaturelle et réversible à un effort spécifiqueidentifiable. Fatalement, si un étudiant passeplusieurs nuits blanches pour étudier un exa-men, il sera fatigué. De même, un manuten-tionnaire qui passe ses journées à déplacer dessacs de ciment, ne peut être que fatigué en finde journée. Dans la fatigue simple, la cause esttoujours identifiable et explicable physiologi-quement. Par ailleurs cette réaction estréversible : il suffit de dormir et se reposersuffisamment. Ainsi, si après quelques jours derepos, la fatigue n’a pas disparu, probablementsommes-nous en présence d’un autre syndrome.

● La fatigue chronique

Bien que ce syndrome, appelé égalementfibromyalgie, ne soit pas unanimement reconnudans les milieux scientifiques et médicaux, ilse caractérise par l’intensité de la fatigue quiest particulièrement invalidante et par lesdouleurs musculaires et articulairesimportantes. Les fibromyalgiques parviennentrarement à avoir plus de quelques heuresd’activité par jour et chroniquement paient trèscher les jours suivants la moindre augmentationde leur activité. Il n’y a pas, à l’heure actuelle,de traitement de la fatigue chronique à part larelaxation.

● L’anxiété

L’anxiété est une émotion normale, elle nousalerte des dangers et des risques existants. Elleest en relation avec nos anticipations. Si nousn’anticipions pas, nous ne serions jamaisanxieux. Elle se développe lors de la crainte del’échec ou devant l’incertitude de l’action àentreprendre (principe d’incertitude).

Mettre des mots sur mes maux○○○○○○○○○○○○○○○○○○○○○○○

○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○

Philippe Corten,professeur,

Clinique dustress, centre

hospitalieruniversitaire

Brugmann.

Ce que je vis, est-ce du stress, del’angoisse, de l’anxiété, un sentimentdépressif ou simplement de la fatigue ?

Mo

ts clefs: santé m

entale.

Généralement, l’être humain lorsqu’il anticipeest plutôt optimiste. Spontanément il auratendance à imaginer une issue favorable à sonaction. Si nous étions réalistes, qui oserait enBelgique programmer un barbecue pour dansquinze jour ? Ou lorsqu’on prend la voitureimagine-t-on qu’on pourrait avoir un accident ?Néanmoins, parier sur la réussite n’est pastoujours possible, surtout si suffisamment designes nous en alertent, on peut alors imaginerl’échec. L’anticipation de l’échec entraînesouvent un sentiment dépressif ou anxieux.Mais l’anxiété sera surtout importante si on nesait pas quelle attitude il faut prendre. Certains

IncertitudeRéussite Echec

Anxiété

Optimisme

Cognitions

Expérience

Compétences

DépressionBien-être

Impuissance

Inhibition

Anticipation

Situation

REACTION D’ADAPTATION

IncertitudeRéussite Echec

STRESS

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C A H I E R

supportent mieux l’incertitude que d’autres. Ondit qu’ils sont cool ou qu’ils sont zen, d’autresont besoin de tout maîtriser. L’incertitude etl’angoisse qu’elle engendre sont très difficilesà supporter car elles sont paralysantes et lapremière réaction est de diminuer celles-ci soiten prenant plus de renseignements soit en optantpour l’échec (ou la réussite malgré tout). C’estce que fait l’étudiant en examen qui voit la datede l’interrogation s’approcher et la quantité dematière qu’il devrait engloutir. Un certainmoment il se dit : « je vais être busé ». Une autreréaction est de se faire une déchargemonumentale d’adrénaline pour agir, c’est cequ’un appelle une réaction d’adaptation. Biensouvent c’est efficace. L’acteur lorsqu’il vamonter en scène a le trac, il est anxieux. Mais ilsait aussi que s’il bredouille, s’il tremble, il neconvaincra pas le public et en montant sur scèneil déclenche une décharge d’adrénaline. Parcontre si cette réaction est inefficace et que celase répète, on va rentrer dans un processus destress.

L’anxiété peut se manifester sous différentesformes comme l’angoisse ou les phobies. Onparlera de :

• Peur : pour un sentiment de crainte motivéeen présence de la situation (exemple : êtreface à un lion) ;

• Phobie : pour un sentiment de crainte nonmotivée en présence de la situation (exemple :face à une souris ou un ascenseur ou desgens) ;

• Anxiété : un sentiment de crainte motivée ounon en dehors de la présence de la situation ;

• Angoisse : pour les sensations physiques queprocure une anxiété (nœuds à l’estomac,boule dans la gorge, tremblements, palpi-tations…).

Quand l’anxiété devient-elle pathologique ?

• Quand la réaction est disproportionnée ouinadéquate face à la situation ;

• Quand elle est persistante ;• Quand elle handicape la réalisation normale

des tâches.

Les symptômes habituels de l’anxiété :

• Difficultés à l’endormissement ;• Angoisses localisées (nœuds à l’estomac,

boule dans la gorge, tremblements, sensationd’étaux sur la poitrine, mains moites, palpita-tions…) ;

• Souvent déjà facilement anxieux avant oudepuis toujours.

● Sentiments dépressifs

Avoir des moments de déprime, de cafard oude blues est également absolument normal. Onn’est pas constamment heureux !La déprime se caractérise par :

• La perte de plaisir dans les actes procuranthabituellement du plaisir ;

• Un sentiment de tristesse ou d’irritabilité, demal-être diffus, de grisaille de l’existence ;

• Parfois des idées noires.

En ce sens le burn out est une forme particulièrede dépression.

Quand la déprime devient-elle pathologique ?

• Quand la réaction est disproportionnée ouinadéquate face à la situation ;

• Quand elle est persistante ;• Quand elle handicape la réalisation normale

des tâches.

Mettre des mots sur mes maux

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LE BURN OUT

● Le stress

Le stress est une réaction normale et sans dangersi l’on peut agir (fuir ou attaquer) et surtout siaprès on s’accorde le temps de se détendre.

En 1936, Selye a mis en évidence un méca-nisme archaïque appelé depuis stress. Le motstress vient d’une déformation du mot anglaisto stretch (étirer). Ce mécanisme est uneréaction d’adaptation du système nerveux,autonome et massif, destiné à assurer la survied’un animal face à un danger pouvant mettreen péril sa vie. Il s’agit d’un mécanisme nerveuxparce que c’est le cerveau qui le déclenche,autonome parce que nous ne le commandonspas volontairement et massif parce que nousne pouvons pas le moduler.

Dans une situation d’alerte ou de danger,l’animal va déclencher le système orthosym-pathique. Ce système a comme fonction depréparer l’animal à agir (attaquer, fuir) enaugmentant le rythme cardiaque, la tension, lerythme respiratoire, en irriguant les muscles audétriment des téguments et de la peau (c’estpourquoi on pâlit), en fermant les sphincters…

A ce moment, l’animal est prêt à faire face audanger et si son action est réussie et qu’il a lavie sauve, il va déclencher une contre-réactionqui doit lui apporter la détente. Cette contre-réaction est déclenchée par le parasympa-thique : le cœur va se ralentir, la tension baisser,la respiration devenir plus calme et plusprofonde, le sang va irriguer à nouveau la peau(on rosit), les sphincters s’ouvrir (on a un besoinurgent d’uriner), une érection est alors possibleaussi…

Détente

Alerte

Orthosympathique

Parasympathique

branle, la tension augmente, le sang va vers lesmuscles, le rythme cardiaque et respiratoires’amplifie, mais l’organisme ne peut pasindéfiniment augmenter tout son rythmecardiaque, sa tension, etc. Pour éviter lacatastrophe, il utilise une contre-réaction auxdécharges d’adrénaline, il ajoute non seulementde l’acétylcholine mais aussi du cortisol. Lecortisol n’est pas une réponse destinée à agirou à se détendre immédiatement mais surtout àrésister dans l’épreuve. D’une certaine manièreles choses se calment, la tension n’augmenteplus, ni le rythme cardiaque mais les deuxphénomènes se juxtaposent, tantôt les sphinc-ters se contractent tantôt ils se dilatent et c’estce va et vient constipation-diarrhée, tantôt destranspirations tantôt des sueurs froides, tantôtdu désir tantôt des pertes de libido et d’érection,etc. Dans l’ensemble le sort est plus enviableque si l’orthosympathique travaillait seul. C’estce que l’on appelle la phase d’adaptation. Maisà quel prix ? Cette situation où l’orthosym-pathique et le parasympathique fonctionnentsimultanément non seulement entraîne unesécrétion plus importante d’adrénaline,d’acétylcholine et de cortisol, mais nécessiteénormément d’énergie.

Adaptation

Ortho + Para

Ortho

BreakDown

Que se passe-t-il si cela perdure ? Cela peutdurer très longtemps. Mais au bout du compte,l’organisme craque de façon brutale : l’ulcèreperforé, l’infarctus, l’hémorragie cérébrale,l’accident de voiture, le suicide ! Et nul ne peutprédire le type de décompensation, ni quand iladviendra !

Comment définit-on un stress pathologique ?Le stress pathologique est un vécu caractérisépar :

• Un état de tension persistant et vécu négative-ment ;

Imaginons maintenant que la situation semaintienne. L’orthosympathique se met en

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C A H I E R

• Où l’individu n’est plus ou n’est pas ou nesent plus capable de répondre adéquatementà la tâche qu’il doit réaliser ;

• Où le fait de ne pas répondre adéquatemententraîne des conséquences significatives ;

• Ou l’on peut mettre en évidence des retentis-sements de cet état sur le plan physique etmental.

qui lui arrive ;• Pour supporter le stress, nous avons souvent

besoin de ne pas être envahi par les autres.« De l’air ! » Nous les mettons à une certainedistance pour se soucier sans s’impliquer ;

• Nous revoyons nos aspirations et attentes àla baisse pour être plus réaliste.

Ces réactions sont tout à fait saines et tout àfait normales. Elles ne posent aucun problèmesi elles arrivent de temps en temps. C’estlorsque cela devient un processus que lesyndrome de burn out s’enclenche, c’est-à-direlorsque ces réactions sont quasi permanentes.En effet, si on anesthésie ses émotions en per-manence, on ne peut pas se blinder uniquementcontre les émotions négatives. Ainsi peu à peuon ne ressent plus les émotions positives. Sansêtre franchement triste, ce qui faisait plaisir nefait plus vraiment plaisir. C’est pourquoi onconsidère le burn out aussi comme une formede dépression. Une dépression cachée ou peu àpeu la source des émotions s’épuise. L’ennui,c’est que puisqu’on ne se sent pas déprimé, onn’a pas la « gueule du dépressif », au contraireon a un masque souriant pendant très longtempset quand on appelle au secours personne ne nouscroit. « Toi, aller mal ? ? ? ? ». On parle dedépression souriante.A force de mettre les autres à distance et de neplus s’impliquer, on n’entre plus en empathieavec eux et on finit même par les considérercomme des pions que l’on peut manipuler. Audébut cela ne se produit qu’au travail, mais peuà peu cela s’étend au partenaire, aux enfants,aux amis et quand on appellera « au-secours »,ils vous laisseront tomber, las de votre attitude.On développe ici une déshumanisation desrelations et un cynisme certain.Enfin, à force de revoir à la baisse ses aspira-tions et ses attentes, on finit par se démotiveret par se mésestimer.Le burn out est quasi exclusivement d’origineprofessionnelle, car les contraintes du travailcontiennent tous les ingrédients pour que lestrois mécanismes se développent. En effet autravail :

- Pas d’états d’âme !- Business, is business. Pas d’amis en af-

faire !- D’année en année la barre est mise plus

haut et l’écart entre ses objectifs et sescapacités ou ses besoins se creuse.

Mettre des mots sur mes maux

● Le burn out

Le burn out est une des formes sous lesquellesle stress peut se manifester. Il est particulière-ment répandu dans les métiers qui demandentd’avoir une flamme intérieure et dans lesquelsla réussite de l’action dépend de ses capacitésrelationnelles (soignants, travailleurs sociaux,enseignants, animateurs, agents commer-ciaux…). Il prend très longtemps à se mani-fester (plusieurs années) mais il est trèsdévastateur. C’est pourquoi on l’appelle parfois« syndrome de la mérule émotionnelle » ou« syndrome d’épuisement émotionnel ».

Au départ il se développe sur des réactionsadaptatives normales au stress.

• Pour supporter le stress, un individu tente des’endurcir, de ne pas être aussi affecté par ce

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LE BURN OUT

Exercice : « Etes-vous en burn out ? »

Mesurer l’intensité de votre burn outConsignes :Cochez pour chaque questionl’intensité correspondante

1 Je me sens émotionnellement pompé(e) par mon travail 0 1 2 3 4 5 6 E

2 Je me sens à bout à la fin d’une journée 0 1 2 3 4 5 6 E

3 Je me sens fatigué(e) lorsque je me lève le matin et que je 0 1 2 3 4 5 6 Evais affronter une autre journée de travail

4 Je peux comprendre facilement ce que les autres ressentent 0 1 2 3 4 5 6 A

5 Je sens que je traite les autres de façon impersonnelle, 0 1 2 3 4 5 6 Ccomme s’ils étaient des objets

6 Travailler chaque jour avec des gens, c’est vraiment un 0 1 2 3 4 5 6 Efardeau pour moi

7 Je résous avec efficacité les problèmes des gens 0 1 2 3 4 5 6 A

8 Je sens que j’ai brûlé toutes mes cartes face à mon travail 0 1 2 3 4 5 6 E

9 Je crée une influence positive sur les gens que je côtoie 0 1 2 3 4 5 6 A à mon travail

10 Je suis devenu(e) plus insensible aux gens depuis que 0 1 2 3 4 5 6 C j’ai cet emploi

11 Je crains que ce travail ne m’endurcisse émotionnellement 0 1 2 3 4 5 6 C

12 Je me sens très énergique 0 1 2 3 4 5 6 A

13 Je me sens frustré(e) par mon travail 0 1 2 3 4 5 6 E

14 Je sens que je travaille trop fort à mon emploi 0 1 2 3 4 5 6 E

15 Je ne fais pas vraiment attention à ce qui arrive aux autres 0 1 2 3 4 5 6 C

16 Travailler directement avec des gens me stresse beaucoup 0 1 2 3 4 5 6 E

17 Je peux facilement créer une atmosphère détendue 0 1 2 3 4 5 6 Aavec les autres

18 Je me sens épanoui(e) lorsque j’ai travaillé étroitement 0 1 2 3 4 5 6 Aavec les autres

19 J’ai accompli plusieurs choses utiles dans ce travail 0 1 2 3 4 5 6 A

20 Je me sens au bout du rouleau 0 1 2 3 4 5 6 E

21 Dans mon travail, je traite les problèmes émotionnels très 0 1 2 3 4 5 6 Acalmement

22 Je ressens que les autres me critiquent indûment 0 1 2 3 4 5 6 C

Très

peu

Un

peu

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Bea

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C A H I E R

Par contre, la vie relationnelle nécessite aucontraire pour subsister, des états d’âme, des’impliquer dans la relation et d’avoir desprojets adaptés. Dans certains cas cependant,particulièrement quand pour une raison ou uneautre, on ne peut ou ne veut pas se séparer, unburn out de couple peut s’installer (voir le Chatavec Gabin et Simone Signoret). De mêmecertaines histoires de vie caractérisées par uneéducation où les sentiments ont été peuexprimés ou contrariés, où les relations avecles parents étaient peu empathiques et oùsystématiquement on a été dévalorisé peuventbien plus tard se solder par un burn out.

● Exercice : « Etes-vous en burn out ? »1

Mesurer l’intensité de votre burn out à l’aidedu tableau de la page précédente.

Pour le dépouillement :

• Faites le total des scores pour toutes les lignesqui se terminent par E : vous aurez votre scored’épuisement émotionnel. Divisez le résultatpar 11 et multipliez le par 20, vous aurez votrescore en % (significatif si au-dessus de50 %) ;

• Faites le total des scores pour toutes les lignesqui se terminent par C : vous aurez votre scorede cynisme et déshumanisation des relations.Divisez le résultat par 3 et multipliez le par10, vous aurez votre score en % (significatifsi au-dessus de 33 %) ;

• Faites le total des scores pour toutes les lignesqui se terminent par A : vous aurez votre scored’accomplissement personnel des relations.Divisez le résultat par 5 et multipliez le par10, vous aurez approximativement votrescore en % (burn out significatif si en dessousde 66 %).

Mettre des mots sur mes maux

(1) Maslach,BurnoutInventory deMaslach Ch etJackson SE,Consulting PressPalo Alto 1996.

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LE BURN OUT

En 1960, Graham Greene publiait un roman autitre éloquent : A Burn out Case. Il y décrit leparcours d’un architecte cynique et désillusion-né qui part en quête de repos dans les régionsreculées d’Afrique. Ce titre prémonitoire estrapidement sorti du champ de la littérature pourenvahir celui de la médecine.

● Emergence d’un concept

Le psychanalyste américain Herbert Freuden-berger est généralement considéré comme lepère spirituel du syndrome de burn out. En1975, il travaillait, en tant que psychiatrebénévole, dans une free clinic new-yorkaise enaide aux toxicomanes. Les intervenants étaientde jeunes volontaires enthousiastes, disponibleset idéalistes.Freudenberger constate qu’en l’espace d’uneannée de travail, ces intervenants tombaientpresque tous en proie à une vaste gamme desymptômes physiques et psychiques. Fatigueexcessive, maux de tête, insomnie, vulnérabilitéaccrue aux refroidissements, irritabilité, méfian-ce, frustration, attitude cynique et dépression,telle était la panoplie de plaintes le plus souventévoquées. Sur le plan professionnel, elles setraduisaient par des réactions d’évitement faceaux patients toxicomanes. Freudenberger a

donné à ces symptômes le même nom que celuiqui était utilisé pour décrire l’état des toxico-manes chroniques : burn out.À peu près à la même époque, la psycho-sociologue Christina Maslach constate lerecours à la même terminologie pour décrirel’état d’épuisement et les attitudes cyniqueschez les avocats commis d’office.Aux États-Unis, le phénomène a suscitéénormément d’intérêt. Dès 1990, quelque deuxmille cinq cents livres et articles avaient étépubliés sur le sujet. La plupart portaient sur lestravailleurs impliqués dans le secteur del’enseignement et des soins de santé. Les causessouvent évoquées étaient l’implicationexcessive, l’idéalisme, et le perfectionnisme.

● Caractéristiques du burn out

Au fil des ans, diverses tentatives ont été faitespour définir le burn out.La définition la plus utilisée est celle qui a étéformulée par Maslach1 : « Le burn out est unétat d’épuisement émotionnel, de déperson-nalisation et de diminution des performances,susceptible d’apparaître chez des individus quitravaillent avec d’autres individus ». On peuten faire découler trois notions centrales :

• L’épuisement émotionnel : la sensation quela source à laquelle on puise sa résistanceémotionnelle est tarie ;

• La déshumanisation de la relation à l’autre :la tendance à ne plus percevoir les patientscomme des personnes et à se montrer cyni-que ;

• La perte de performance : la dépréciation deses propres prestations et de ses compéten-ces ; le sentiment de ne plus rien réaliser.

Une définition plus large fait état d’un « étatd’épuisement physique, émotionnel et mentaldû à une exposition prolongée à des situationsémotionnellement stressantes2 ». Quelquestermes de cette définition appellent égalementune explication :

• L’épuisement physique : se traduit par unmanque d’énergie, une fatigue chronique, unétat de faiblesse et de nombreux symptômesphysiques et psychosomatiques ;

• L’épuisement émotionnel : recouvre dessentiments d’impuissance et de désespoirainsi qu’une impression d’être pris au piège ;

Le burn outPeter Bügel,psychologue,

centre deformation en

médecinegénérale,

Rijksuniversiteit,Groningen, Pays-

Bas.

Article paru dansla revue Patient

care de juillet2003.

Le concept de burn out a fait sonapparition dans les années ‘70. Cesyndrome particulier est considérécomme une forme d’épuisementémotionnel, de déshumanisation de larelation à l’autre et de perte deperformance, causée par des conditionsde travail stressantes.

○○○○○○○○○○○○○○○○○○○○○○○

○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○

Mo

ts clefs: santé m

entale,relation soignant-soigné.

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C A H I E R

• L’épuisement mental : fait référence à uneattitude négative vis-à-vis de soi-même, deson travail et de la vie.

Enfin, c’est cette définition-ci qui se révèle laplus précise : « Le burn out est un étatdysphorique et dysfonctionnel exclusivementcausé par le travail chez un individu neprésentant aucune psychopathologie, qui a,pendant longtemps, fourni des prestationsadéquates dans le même travail et qui ne pourraplus atteindre le même niveau sans aideextérieure ou changement d’emploi »3.

Le burn out est dû à une discordanceentre les attentes de l’intervenant et laréalité, situation engendrant une tensionémotionnelle et une fatigue. Ladéshumanisation de la relation à l’autreapparaît au stade ultime. Le burn outest corrélé à différents facteurs ayanttrait à la personnalité et aux conditionsde travail.

● Evolution du burn out

Le premier stade du burn out est caractérisé parun déséquilibre entre les capacités personnellesde l’intervenant et les exigences de l’entourage,ce qui contribue à générer une sensation destress. Le second stade est la réaction à cettesituation : tension émotionnelle, fatigue etépuisement. Le troisième stade voit apparaîtredes modifications d’attitude et de compor-tement qui affectent la relation même avec lepatient, celle-ci devenant froide et mécanique.Pour certains auteurs, le processus de burn outest caractérisé par un début insidieux. Vientensuite un long processus d’érosion psycho-logique, qui se déroule sans que la personneconcernée le remarque : une accumulation demini-facteurs de stress, qui ne semble pasalarmante et qui peut rester longtempsinaperçue.Le stress semble donc constant dans l’émer-gence du burn out. Il résulte de la discordanceentre, d’une part, les attentes et les idéaux del’intervenant et, d’autre part, la dure réalité dutravail quotidien. Ce stress peut être conscientou passer longtemps inaperçu. Petit à petit,l’intervenant se sent de plus en plus tendu, ce

qui va modifier le rapport qu’il entretenait avecson travail et ses patients. La gestion de ce stressest évidemment cruciale. L’apparition d’uncomportement de fuite et d’évitement favorisel’évolution vers le burn out.

● Burn out et stress professionnel

Le burn out doit être distingué du stress profes-sionnel. Il est caractérisé par une attitudenégative à l’égard des patients et du travail, cequi n’est pas nécessairement le cas dans le stressprofessionnel. En outre, le stress professionnelpeut être ressenti pas tout un chacun, alors quele burn out semble être l’apanage des individusqui se sont donnés à fond dans leur métier dèsle départ.Quant à la dépression, celle-ci est un troubledes affects qui semble être indépendant ducontexte, par contraste avec le burn out, qui estlié, lui, au travail.

● Facteurs favorisants

Un certain nombre de facteurs ayant trait àl’individu et au milieu de travail semblentfavoriser l’apparition d’un burn out :

• L’âge : entre 40 et 50 ans ;• L’appartenance au sexe masculin : la déshu-

manisation des relations est plus fréquentechez les hommes ;

• La difficulté à définir son rôle professionnel ;• Le sentiment de ne pas pouvoir bénéficier

d’une autonomie professionnelle suffisante4 ;• Le déséquilibre entre l’investissement dans

la relation avec les patients et son impact réel,un facteur particulièrement marqué chez lesgénéralistes ;

• La piètre qualité des rapports avec les con-frères, voire les conflits ;

• Des faiblesses de caractère : manque decourage, docilité, manque de maîtrise de soi,anxiété, manque de confiance en soi ;

• Le caractère empathique de la personnalité :l’intervenant « toujours prêt », avide deconvivialité, de chaleur et d’harmonie courtun risque accru.

● Symptômes du burn out

Une personne qui souffre de burn out se sentvide, prise au piège, au bout du rouleau. Envahiepar un sentiment d’échec, elle ne tire plus

Le burn out

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LE BURN OUT

aucune satisfaction de ses tâches profession-nelles et a perdu son amour-propre. L’agressi-vité ou l’anxiété figure au nombre des symp-tômes décrits. Une tolérance moindre à lafrustration se traduit par des sentimentsd’irritation et par un comportement hostile oususpicieux à l’égard des patients et des con-frères. Des troubles de la concentration, descomportements distraits ou indécis, des tics, dessignes d’agitation et une incapacité à sedétendre ont également été observés. Enfin, letableau peut également comprendre une fatiguechronique, des rhumes prolongés et une fuitedes relations sociales.D’empathique et impliqué, l’intervenant setransforme progressivement en un individuinsensible, distant et cynique. En recourant àdes remarques sèches et humiliantes (« L’ulcèrede la chambre 14 », par exemple), il s’isole deplus en plus.

Des attentes irréalistes sont proba-blement à mettre en cause dansl’émergence d’un burn out chez legénéraliste. La difficulté à changer demétier joue également un rôle. Lapsychothérapie peut être utile.

● Théories à propos du burn out

Pour les adeptes de Freud, le burn out apparaîtessentiellement chez les individus qui ont uneimage idéale d’eux-mêmes. Ils se voient commedes êtres charismatiques, dynamiques, aux res-sources inépuisables et extrêmement compé-tents. Pour conserver cette image, ils ont recoursà des stratégies inadéquates, qui épuisent leursréserves émotionnelles. La conséquence estl’apparition des « 4 D » : disengagement,distancing, dulling et deadness (détachement,distanciation, émoussement, vide). Au préala-ble, le processus de frustration des motivationsidéalistes sera passé par quatre stades :enthousiasme, stagnation, frustration et apathie.La difficulté à tempérer ses attentes ou àchanger d’emploi joue également un rôle. Parpeur de perdre l’illusion de supériorité, le« candidat au burn out » choisit d’épuiser sesréserves émotionnelles.Dans son métier, le médecin est continuel-lement confronté aux besoins, aux problèmes

et aux souffrances des patients. Cette lourdecharge psychologique peut finir par vider sesréserves émotionnelles et l’amener au premierstade du burn out : l’épuisement émotionnel.

Pour rester efficace, il a alors la possibilité dedévelopper une stratégie de distanciation ou dese rapprocher au maximum tout en maintenantune certaine distance. Malheureusement, cetteaptitude professionnelle n’est pas le lot de tousles médecins. Certains réagissent de manièreexcessive et adoptent une attitude imperson-nelle, négative et cynique dans laquelle l’impli-cation initiale a fait place à une indifférencetotale. Cette « déshumanisation » est ladeuxième phase du processus de burn out. C’esten fait une stratégie d’ajustement défensive vis-à-vis de l’épuisement émotionnel, qui entravedavantage la relation avec les patients : l’épuise-ment ne s’en trouve pas réduit mais augmenté.

A partir de ce moment, le médecin n’arrive plusà fournir ce qu’on attend normalement de lui.Un sentiment d’incompétence est en train des’installer : troisième phase du processus deburn out.Commence alors une spirale descendante. Lesentiment d’incompétence s’accentue, renforcel’épuisement émotionnel et accroît la déshuma-nisation de la relation.

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C A H I E R

● Prise en charge

Diverses mesures peuvent contribuer à réduireles phénomènes de burn out :

• Entraînement à la gestion du stress, thérapieémotivo-relationnelle, restructuration cogni-tive et jeux de rôle, exercices de relaxation,gestion du stress, « self-monitoring », gestiondu temps, entraînement aux aptitudessociales, entraînement à l’affirmation de soi5 ;

• Exercice physique et hygiène alimentaire ;• Participation à des groupes d’entraide entre

confrères.

Pour éviter le « choc de la réalité » chez lesgénéralistes en formation, il y a lieu de prévoirun enseignement axé sur la suppression desattentes idéalistes et sur l’acquisition d’uneimage réaliste de la profession.Un recours à la théorie de l’équité, bien connueen psychologie, est utile pour comprendre lesattentes irréalistes des médecins6. Selon cettethéorie, les individus évaluent leurs relationsavec autrui en termes de gratification, de coût,d’investissement et de bénéfice. Dans leuresprit, ce qu’ils investissent dans une relationet ce qu’ils en retirent doit être proportionnel àce que l’autre intervenant investit et retire. S’ily a inégalité dans la relation, le troubles’installe.Or, la relation entre le médecin et son patientest par nature inéquitable. Le médecin est censéapporter attention, soins, soutien, aide, conseils,tandis que le patient ne fait que recevoir.Les médecins particulièrement sensibles auburn out attendent, de la part de leurs patients,d’être récompensés de leur investissement parune reconnaissance et un effort à vouloir guérir.Or, les soignés, en sollicitant de l’aide, consi-dèrent l’intervention médicale comme allant desoi. À cela s’ajoutent indiscipline et défautd’observance, qui, bien souvent, expliquentl’absence de succès thérapeutique. Certainsprestataires de soins ressentent cet état dechoses comme extrêmement injuste.La plupart des médecins présentant dessymptômes de burn out continuent néanmoinsà travailler. Les idéalistes, très impliqués, âgésde quarante à cinquante ans sont les plusexposés. Comme le faisait remarquer Pines, unpsychologue américain : « Pour pouvoir êtreconsumé, il faut d’abord s’être enflammé ».Néanmoins, il est rassurant de constater que,

Le burn out

face au burn out, un large éventail d’interven-tions thérapeutiques se révèlent efficaces. Onpourrait en conclure que le seul fait d’en parlerproduit un effet bénéfique. Enfin, notons qu’ilen va du burn out un peu comme de la grippe :sa fréquence élevée ne devrait-elle pascontribuer à le dédramatiser ?

Références

(1) Maslach C, Jackson SE, Maslach BurnoutInventory Manual, Palo Alto, California: ConsultingPsychologists Press, 1986.

(2) Pines A, Aronson E, Career Burnout : causesand Cures, New York: Free Press, 1988.

(3) Brill PL, « The need for an operationaldefinition of burnout », Family & CommunityHealth, 6 : 12-24, 1984.

(4) Hombergh P van den, Grol R, Hoogen HjM vanden , Bosch WjHM van den, « Werkbelasting enervaren werkdruk van de huisarts », Huisarts wet,40 : 376-81, 1997.

(5) Dierendonck D van, Buunk AP, Schaufeli WB,« The Evaluation of an Individual Burn outIntervention Program: The Role of Inequity andSocial Support », Journ Applied Psych, 83 (3) : 392-407, 1998.

(6) Dierendonck D van, Schaufeli WB, Buunk AP,« Inequity Among Human Service Professionals:Measurement and Relation to Burn out », BasicApplied Soc Psych, 18 (4): 429-451, 1996.

(7) Schaufeli WB, Buunk AP, Professional Burn outin Schabracq MJ Winnubst JAM, Copper CL (Eds)Handbook of Work and Health Psychology, JohnWiley & Sons Ltd, 1996.

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LE BURN OUT

● 1969

Première trace du terme burn out, utilisé parH.B. Bradley dans un article « Community-based treatemt for young adult offenders »publié dans Crime and Deliquency, où l’auteurle définit comme un stress particulier lié autravail.

● 1974

Première description par la psychiatre Freuden-berger qui décrit une perte d’enthousiasmeaccompagnée de divers symptômes physiques(fatigue, insomnie, maux de tête, troublesgastro-intestinaux) chez les bénévoles travail-lant depuis quelques temps dans la clinique pourtoxicomanes qu’il dirige à New York etconfrontés à la résistance des patients auchangement. Pour Freudenberger, le burn outest un état de fatigue chronique, de dépressionet de frustration apporté par la dévotion à unecause, un mode de vie ou une relation quiéchoue à produire les récompenses attendueset conduit en fin de compte à diminuerl’implication et l’accomplissement au travail.C’est la maladie du battant.

● 1976

Christina Maslach, chercheur en psychologiesociale, s’intéresse aux stratégies que déploientles soignants pour faire face à la chargeémotionnelle de leur profession et constate queses observations se retrouvent également chezdes avocats exerçant auprès de personnes endifficultés sociales. Elle forge l’hypothèse quetravailler avec d’autres, en particulier dans unerelation d’aide, est au cœur du problème.Contrairement à Freudenberger qui insistait surles facteurs personnels, elle situe davantage lescauses du burn out dans l’environnement detravail.

● De 1974 à 1980

Depuis ses premières descriptions, le conceptde burn out explose : on retrouve pas moins dequarante-huit définitions différentes dans lalittérature publiée à ce sujet entre 1974 et 1980.En 1980, Cherniss propose une visiontransactionnelle du burn out, où l’individu etl’environnement ne sont pas des entités sépa-rées mais les composants d’un processus qui

s’influencent mutuellement et continuellement.Le déséquilibre entre les exigences du travailet les ressources de l’individu provoque unstress qui conduit à une tension, une réponseformée de fatigue, d’épuisement émotionnel,d’anxiété et aboutit à des changements decomportement, des stratégies qui représententune fuite psychologique. Autre conception, cellede Alaya Pines, publiée en 1982 : d’après elle,le travail représente pour nombre d’individusune quête existentielle. Le burn out s’installequand cette quête échoue ou plus précisémentquand l’individu perçoit que, malgré ses efforts,il ne peut avoir un impact significatif sur sonenvironnement.

● 1981

La définition la plus suivie sera celle de Maslachet Jackson, publiée en 1981, qui décrit le tré-pied : épuisement émotionnel, déperson-nalisation (déshumanisation) et réduction del’accomplissement personnel (démotivation)chez les individus impliqués professionnel-lement auprès d’autrui. Ces trois pilierspermettront la constitution d’un instrument demesure du burn out : le MBI ou Maslach Burnout Inventory, outil qui est sans doute à la basedu succès de cette définition (le burn out devientce que définit le Maslach Burn out Inventory...).

● 1996

Depuis les premières définitions, les recherchesont mis en évidence que les facteurs d’organi-sation du travail pèsent sur chacune desdimensions du burn out, quel que soit le champprofessionnel étudié. Pour Leiter et Schaufeli(1996), « le burn out est présent dans touteoccupation dans laquelle les individus sontpsychologiquement engagés dans leur travail »,y compris les occupations qui n’impliquent pasune relation d’aide. Le MBI original, requalifiéen MBI Human Service survey et qui resteemployé auprès des professionnels de larelation, est étendu en MBI General Survey quis’adresse à l’ensemble des individus au travail.

● Aujourd’hui

Les recherches sur le burn out continuent. Sides progrès théoriques permettent de compren-dre mieux les processus sous-jacents, nousn’avons toujours pas de réelle théorie du burn

Burn out : biographie d’un conceptAxel Hoffman,

médecingénéraliste à la

maison médicaleNorman Bethune.

Mo

ts clefs: santé m

entale,travail et santé.

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out, nous manquons de perspectives intégra-trices. Alors que les premiers travaux sur ceconcept relevaient surtout des différentesbranches de la psychologie, les développementsactuels se situent clairement dans une concep-tion pathogénique de la santé et la question quise pose est : « pourquoi les individus souffrent-ils au travail ? ». Approche qui a fait surgir laquestion inverse, « salutogénique » : « pour-quoi les individus profitent-ils des bienfaits deleur travail ? ». En fait, il s’agit de redéployerla signification que prend aujourd’hui le travailpour l’individu.

● Un concept en évolution avec son époque

Tous les auteurs s’accordent sur ce point : leburn out prend sa source dans l’environnementde travail. Mais en trente ans, les conditions detravail ont changé (tertiarisation accrue, culturemanagériale, flexibilité, raréfaction et insécuritéde l’emploi, féminisation, dérégulation, pertede statut de certaines activités professionnelles,etc.) et la conception même du travail a évolué :l’idéal professionnel recule devant les valeursdu soi, matérialisées entre autres par la primautédes aspects économiques, l’intériorisation descontraintes et l’importance accordée à la vieprivée, désormais sphère privilégiée de laréalisation de soi, d’affiliation et de tissage dulien social. Le concept de burn out tend ainsi às’éclater en diverses formes et à refléter les

tensions contemporaines entre facteursorganisationnels, interindividuels et intra-individuels. Il est à regretter que, dans lesrecherches sur le burn out, les analysesdu premier facteur se cantonnent souventau niveau micro-organisationel ou micro-social au détriment de leur niveau« macro » tandis que beaucoup d’effortssont faits pour identifier la part des varia-bles de personnalité, « intra-individuels ».De même, au niveau interindividuel, bellepart est faite au contact des clients, surtoutceux qui sont difficiles, tandis quel’environnement dans lequel se déroulentces contacts attire moins l’attention deschercheurs. Pourrait-on parler d’unescamotage de la dimension socio-politique du burn out ?

Burn out : biographie d’un concept

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LE BURN OUT

En raison des responsabilités, du contact avecla souffrance, la mort et la saleté et d’unepratique professionnelle qui s’appuie sur descompétences difficiles à objectiver, l’activitéinfirmière est généralement perçue commestressante et fatigante. La fatigue, même danssa dimension physique, est souvent associée àla relation au malade : ainsi, le mal de dos estautant lié au sentiment de ne pas pouvoirentretenir de bons rapports avec les patientsqu’au port effectif de charges lourdes (Harber,1988 ; Loriol 2000), la fatigue des jambesexprime également les difficultés (matérielles,organisationnelles ou psychologiques) qu’ilpeut y avoir à s’asseoir pour prendre le tempsd’échanger quelques mots avec un malade(Estryn-Béhar, 1997). Cela est encore plusévident lorsque l’on aborde le stress et la fatiguementale.

● L’idéal et la réalité

Dans l’imaginaire infirmier, l’investissementpersonnel du soignant a pour récompense lareconnaissance du malade : « J’ai un métierrelationnel que j’aime et qui m’apporte énor-mément de satisfactions […] : soulager ladouleur physique et morale, aider les maladesà passer le cap difficile de la maladie... Le

sourire et le merci d’un malade dont je me suisoccupé est la plus belle récompense dans lemétier ». La satisfaction au travail est souventassociée aux bonnes relations avec les malades(Paugam, 2000). Mais entre cet idéal et laréalité, les écarts sont parfois cruels et lesinfirmières expérimentées reprochent souventaux élèves-infirmières ou aux débutantes cettevision romantique du métier. Cette déception àl’égard des malades et le repli sur les procéduresréglementaires constituent des manifestationstypiques de ce que les infirmières qualifient« d’usure professionnelle » et les psychologuesde burn out. Les difficultés relationnelles sontd’autant plus des sources d’insatisfaction pourl’infirmière que celle-ci conçoit son rôle commeun rôle d’aide et de protection pour unepersonne en situation de faiblesse. L’agressivitédu malade doit être acceptée et il ne reste àl’infirmière qu’à « prendre sur soi ».

Le travail sur l’humain, notamment lorsqu’ils’agit de porter secours à celui qui est fragilisépar la maladie, est nécessairement porteur d’uneforte charge émotionnelle. Mais dans le mêmetemps, le travail relationnel est porteur d’incerti-tudes : il n’est pas possible de prévoir commentl’autre va se comporter, va recevoir le service,s’il va exprimer ou non de la reconnaissance,de la gratitude. La réalité peut donc facilementdifférer de la situation idéalisée par l’idéologieprofessionnelle. Les théories psychologiquessur le burn out se présentent comme un moyende dépasser cette incertitude, comme undiscours sur la bonne relation au « client ». Elless’inscrivent ainsi dans un processus de rationali-sation du travail relationnel : l’engagementpersonnel incontrôlé doit laisser la place à unedistanciation toute professionnelle.

Le plus souvent les malades ne sont pas agres-sifs avec l’infirmière, mais la reconnaissancede son travail reste problématique. Si le maladeest capable de reconnaître la gentillesse, celle-ci ne constitue pas une compétence profession-nelle. Les infirmières interrogées reprochentparfois aux malades ou à leur famille de ne passuffisamment reconnaître leur travail « relation-nel », de ne valoriser que le soin médical et nonle soin infirmier ; ainsi cette infirmière depneumologie pédiatrique : « La prescription est

La fatigue, le stress et le travailémotionnel de l’infirmière

○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○

○○○○○○○○○○○○○○○○○○○○○○○ Marc Loriol,docteur ensociologie,chargé de

recherches auCentre national

de recherchescientifique,

Paris I.

Article paru dansla revue Prévenirn° 40 « Travail et

santé », 2001.

De quoi se nourrit le burn out desinfirmières et quels sont les moyens misen place au niveau individuel etinstitutionnel pour y faire face ?

Mo

ts clefs: santé m

entale,soins infirm

iers, travail et santé,relation soignant-soigné.

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C A H I E R

hiérarchiquement beaucoup plus valorisée quesa bonne exécution qui représente beaucoup detravail pour l’infirmière : physique, psycholo-gique et affectif. Faire manger un enfant maladeou le persuader d’absorber un médicamentrelève souvent de l’exploit, compte tenu del’énergie et de la patience que cela requiert.Malgré cela, la plupart du temps, seule estreconnue l’action du médecin par la famille. »Cet exemple du soin aux enfants illustre ladifficulté de faire reconnaître comme compé-tence professionnelle ce qui peut sembler siproche d’un savoir profane (nourrir et réconfor-ter un enfant). Le travail de l’infirmière doitêtre compris comme étant d’une autre natureque celui que pourrait faire la famille ou unepersonne dévouée.L’infirmière est en fait prise dans une sorte dedilemme : soit elle opte plutôt pour le dévoue-ment au malade, acceptant ses sautes d’humeur,les prenant sur elle ; sa gentillesse peut êtrereconnue, mais pas forcément car le malade n’apas la même vision de la situation que l’infir-mière. De plus sa compétence spécifiquementprofessionnelle est ignorée, ce qui risque derendre plus problématique l’estime de soi et lareconnaissance dans le travail. Soit, pour évitercette souffrance, l’infirmière refuse « d’ex-cuser » le malade de sa non-compliance et sereplie sur les aspects techniques et administra-tifs de son travail, sur le groupe des pairs. Maisalors, elle perd ce qui est censé fonder, dans lesreprésentations professionnelles, le sens del’activité infirmière, la source de la satisfactionau travail.

Le travail émotionnel

Pour surmonter ces différentes sources poten-tielles de souffrance de fatigue ou de stress,l’infirmière met en œuvre, le plus souvent enrelation avec ses collègues et les autresmembres de l’équipe, un travail sur ses propresémotions et ses représentations. Sans parler desactions destinées à maîtriser les réactions despatients, le travail émotionnel (Hochschild,1983) peut prendre deux grandes formes : untravail de contrôle de son humeur et de sonémotivité du moment, un travail sur sesreprésentations, la façon de percevoir et deressentir les événements pénibles.

● La juste distance, une notion ambiguë

Dans le premier cas, plusieurs techniques, plusou moins formelles, permettent, comme lesinfirmières le disent elles-mêmes, de « prendredu recul ». La plus simple est de se retirerprovisoirement de la relation et du travail : « Enfait, ça se gère, le stress, il suffit de se dire : Jen’ai aucune relation utile avec cette personne,il n’y a pas de raison que ça me prenne la tête,je ne rentre pas dans son jeu ! Alors je vais allerdans la salle de soin, je vais aller demander àune collègue de me remplacer pendant unmoment, je vais me prendre un verre d’eau etpuis fumer une cigarette, je vais souffler » (poolinfirmier). Mais cela n’est pas toujours possibleet il est souvent nécessaire de savoir contrôlerses émotions dans la relation même. Le princi-pal moyen d’y parvenir est de ne pas prendrepour soi la souffrance ou l’agressivité adresséesà l’infirmière. Pour cela, il faut distinguer, d’unecertaine façon, la personne de la fonction, sépa-rer, comme le disent certains cadres infirmiers,le « moi personnel du moi professionnel », lerôle, de celle qui l’exécute. Dans la plupart desmétiers relationnels, les discours sur la « justedistance » sont très fréquents. La distanciation,en effet, ne doit pas donner l’impression quel’on se désintéresse de l’autre, ce qui nuirait àla qualité du travail et rendrait encore plusmauvaises les relations. Mais comment donnerde l’affection, de l’empathie sans s’engagerpersonnellement ? Quand une réponse estapportée, elle est de l’ordre de la technique,comme par exemple le « touché affectif » quiprécise les gestes à mettre en œuvre et leur duréepour calmer certains malades agités (Druhle,2000). Une telle approche mécaniste risque vitede devenir humiliante pour celui qui la met enœuvre comme pour celui qui la reçoit.

● Positiver

L’autre grand moyen de contrôler ses émotionsest d’agir sur les représentations ou le sens quel’on donne à la situation. Face à un maladeagressif, il s’agit d’interpréter son agressivitécomme la conséquence de son état de santé oude son angoisse et non comme une attaquepersonnelle. C’est le cas, par exemple, de cetteinfirmière de gynécologie. Les femmes quiavortent plusieurs fois de suite sont pour elleune source de contradiction entre son système

La fatigue, le stress et le travail émotionnel de l’infirmière

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LE BURN OUT

normatif et ses réactions personnelles : elle saitque son rôle de soignante lui dicte de s’occuperde la même façon de toutes les patientes, mêmede celles qu’elle désapprouve. « La plupart desopérées ont faim en revenant du bloc [...], ellesne pensent qu’à manger, à fumer. On peut sedire que quand même, je peux dire le mot parceque c’est vrai, elles viennent de tuer un bébé[...]. Il y a beaucoup de gens que ça choque, jepeux comprendre pourquoi. » Mais ce compor-tement est accepté et excusé en étant retraduiten une question purement physiologique : « Sielles réclament à manger, c’est parce qu’ellessont encore enceintes, parce que les hormonescirculent quand même, donc elles ont faimcomme toute femme enceinte à jeun. » Le replisur l’aspect technique du travail est acceptéparce qu’il fait l’objet d’un consensus au seinde l’équipe en accord avec le chef de service etla psychologue qui contribue à faire accepterles réactions des patientes comme « normales ».

De même, il est parfois possible de positiverce qui est traditionnellement attaché à desvaleurs négatives. Dans les services de soinspalliatifs, par exemple, on observe, au moinsdans les discours, un processus d’inversion desvaleurs : la mort se voit chargée d’une certainedimension positive, le mourant est investi d’unsavoir, d’une expérience, dont ne disposeraitpas le commun des mortels. Le contact avec lamort et les mourants peut alors être présentécomme enrichissant, voire intéressant pour lepersonnel soignant. De même, les établisse-ments recevant un grand nombre de sansdomicile fixe, comme l’hôpital Max Fourestierde Nanterre, peuvent encourager des discourssemblables : « On prend l’habitude du contactavec ces personnes. Elles ne sont pas du toutdéplaisantes, bien au contraire... C’est mêmetrès plaisant de travailler avec eux, je pense.C’est vrai qu’en dialoguant avec eux, onapprend énormément de choses. Donc, une foisqu’ils sont biens rétablis, parce qu’ils viennentsouvent pour la même pathologie, on peutdialoguer avec eux et c’est vrai qu’ils sont trèsintéressants. On apprend pourquoi ils sont danscet état là... C’est enrichissant, quand même. »(pool infirmier).

● Un sens « collectif »

Pour être efficace, une telle représentation de

la confrontation avec la misère ou la mortcomme expérience potentiellement intéressanteou enrichissante doit à la fois s’inscrire dansune « théorie » globale pouvant expliquer lanature de cet intérêt et être reprise etconstamment réaffirmée par le petit groupe descollègues. Il est très difficile d’être seul à croireà une définition de la réalité que ne partage passon entourage. Une infirmière qui serait seuledans un service à déclarer aimer travaillerauprès de malades connaissant de grandes souf-frances serait considérée comme « sadique ».La construction de ce type de stratégie collectiven’a rien d’évident. Elle nécessite une certainestabilité et une certaine vie sociale dans l’équipe(d’où l’importance souvent soulignée despauses café et cigarette). Les nouvellesarrivantes doivent être « initiées » si elles neveulent pas prendre le risque d’être rejetées oude faire éclater le groupe. D’après les entretiens,la représentation de la misère commeexpérience intéressante est plus évidente etmoins discutée à l’hôpital Max Fourestier, quia depuis longtemps une tradition d’accueil despersonnes en grande pauvreté, qu’aux urgencesde Laënnec, où la prise en charge des sansdomiciles fixes est un phénomène plus limité.

Par comparaison avec l’infirmière actuelle,l’infirmière « religieuse », ou du moins sonidéal type, était sans doute mieux armée pourtransformer symboliquement l’expérience de lamort, de la souffrance ou de la misère en uneexpérience valorisante. La religion chrétienne,à travers l’image du Christ souffrant sur la croixpour sauver l’humanité, offre en effet un schémapré-construit de transformation de la souffranceen valeur positive. Aujourd’hui, les référencesreligieuses explicites sont rares et ne peuventplus constituer le fondement d’un travail dereconstruction collective de la réalité. Une autrethéorie globale des rapports entre l’homme etson environnement est nécessaire. Il semble quese dessine une « vulgate » psychologique quifait de l’expérience de situations inhabituelleset des rencontres de personnes différentes unesource d’enrichissement personnel. A laquestion : « que pensez-vous de l’expression,le travail c’est la santé ? », il a été obtenu laplupart du temps une réponse positive.L’explication la plus fréquente repose sur l’idéeque « voir des choses différentes », « rencontrerdes gens intéressants », « voir du monde »

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constituait un facteur de « santé morale », doncde santé tout court. Dans la « nouvelle »psychologie élaborée pour les soignants,l’expérience peut être soit traumatisante, soitenrichissante, mais elle a forcément une actionsur le psychisme individuel et le soignant doittout faire pour qu’elle soit positive. Dans unguide sur la gestion du stress des soignants(Choque, 1993, p. 110) il est ainsi précisé :« Tout ce qui nous arrive peut être source dematuration et les notions d’échec, de succès, setransforment en notions d’expérience. Cetteattitude nous permet également d’être toujoursprêts au changement puisque nous acceptonsla réalité du moment présent, et de ne pascraindre la nouveauté : tout ce que je faisaujourd’hui me servira demain à vivre encoremieux de nouvelles situations ». Dans ce cadrethéorique, il est possible de penser l’expériencede la douleur ou de la mort d’autrui commeenrichissante ou de penser qu’une personneproche de la mort ou ayant connu des phéno-mènes d’exclusion a des choses intéressantes àcommuniquer à ses prochains.

Pour élaborer et conserver de telles représen-tations, les discussions avec les autres membresde l’équipe sont nécessaires. Plusieurs recher-

ches récentes en psychologie ont montré que lefait de parler de ses émotions négatives à autruipouvait avoir un effet positif pour la santé, nonpas par un effet de catharsis ou d’abréaction,comme le pensaient Freud ou Breuer, maisparce que cela est souvent l’occasion deconstruire collectivement un sens acceptablepour les événements à l’origine des émotionsen question (Rimé, 2000). Ces échangespeuvent parfois prendre une forme particulièreet quasi institutionnalisée dans les « groupes deparole » qui se réunissent régulièrement danscertains services ou certains hôpitaux sous ladirection d’un psychologue ou d’un psycha-nalyste.

Du travail émotionnel à lagestion du stress

Le travail émotionnel qui permet de supporterles pénibilités psychiques propres au métierd’infirmière est à la fois important et difficile àmettre en œuvre. C’est le cas notamment quandla charge de travail augmente sous l’effetconjugué des restrictions en termes d’effectifset de l’intensification des soins liée au progrèstechnique et à la réduction des durées de séjour.Les manifestations infirmières de 1988 et 1991ont mis en avant ces difficultés liées auxconditions de travail et aux effectifs. Pour lesinfirmières, une des principales revendicationsétait l’augmentation des effectifs de façon àréduire la charge de travail, jugée excessive, etainsi permettre aux soignants de mieux assurerauprès des patients leur mission psychosociale.L’amélioration des conditions de travail, larevalorisation du statut au sein des professionsmédicales et la difficulté à réaliser le travailrelationnel constituent le cœur de ce qui a étéqualifié de « malaise infirmier ».

Face à ces revendications, le ministère en chargede la santé et les directions hospitalières vontréagir en développant de façon formelle etorganisée un travail psychologique de gestiondu stress et de l’épuisement émotionnel quisemble se faire plus difficilement spontané-ment. A l’Assistance Publique – Hôpitaux deParis, par exemple, des salles de détente sontmises à la disposition du personnel, danscertains services, des groupes de paroles sont

La fatigue, le stress et le travail émotionnel de l’infirmière

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LE BURN OUT

constitués, des formations à la gestion du stresssont proposées et des informations sur le burnout (articles dans les revues internes, brochuresd’information...) sont diffusées auprès dupersonnel. Les programmes de formation à lagestion du stress témoignent de la volonté degérer des problèmes ayant une dimensionglobale par une action sur le mental desindividus. Voici à titre d’exemple comment laresponsable d’un important centre de formationparisien, Line Masson, présente ce type de stagedans un article d’une revue professionnelle1 :« Les échanges en groupe permettent de porterun autre regard sur la question du stress. D’uneagression extérieure à l’organisme ne pouvantque le meurtrir, il devient une perturbation dansl’interaction organisme/environnement. C’estsouvent la réaction au trouble provoqué quifavorise ou amplifie la souffrance intérieure ».Comme le précise l’auteur, il s’agit de travaillersur « l’imaginaire » et « la dimension fantasma-tique des difficultés rencontrées » (sic), ce quicorrespond finalement à une sorte de méthodeCoué : « Changer son cinéma intérieur permetde modifier ses réactions internes physiques etémotionnelles ». Ces idées constituent le pointcentral des techniques de gestion du stress etde l’épuisement professionnel. Il s’agit deprofessionnaliser le travail relationnel pour fairede l’engagement émotionnel une simple ques-tion technique. Ainsi, dans un service deréanimation pédiatrique, le psychiatre PierreCanoui propose, pour aider les soignants à faireface à la mort, de « considérer la mort de lamême manière et avec autant de précision etde rigueur que si l’on abordait un syndrome ouune maladie nouvelle, de façon à ce que la priseen charge soit pensée presque selon un plan desoin ou un protocole intégrant toute l’équipemédicale ». Il faut transformer ce qui pourraitêtre vécu comme une situation d’impuissanceet de souffrance individuelle en une situationoù chaque catégorie de soignant a une tâcheprécise à réaliser en vue d’un objectif positif.

Cette vision du stress ou du burn out commeconséquences d’une insuffisante profession-nalisation est paradoxalement bien acceptée parles infirmières qui y voient surtout une recon-naissance implicite de leur fort engagementpersonnel. Une telle acceptation de cettepsychologisation des conditions de travail nese retrouve pas forcément dans d’autres groupes

professionnels. Les techniques psychologiquesde gestion du stress peuvent être une aide pourle salarié si elles s’inscrivent dans une organisa-tion du travail qui permet la construction d’uneidentité positive. Mais de telles techniquespeuvent avoir des répercussions négatives —irritabilité avec les proches ou au contrairedifficultés à exprimer ses sentiments dans la viequotidienne ou à se révolter contre les injus-tices — quand les salariés ne s’y reconnaissentpas.

(1) Revue del’infirmière,

janvier 1994.

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Alors que la sociologie du travail et desorganisations a abordé occasionnellement laquestion des émotions et des états affectifs(Fineman, 1993), l’ergonomie semble avoirlongtemps laissé de côté ce thème (deMontmollin, 1996). Présentées comme tropirrationnelles ou comme renvoyant à la« personnalité », les émotions ont été perçuescomme un objet dangereux qui risquait demener au subjectivisme ou à la psychologisationexcessive des difficultés rencontrées dans letravail.

● Développer une intelligence émotionnelle

C’est à travers les préoccupations récentes pourla question du stress que le thème des émotionsau travail a connu un nouveau regain d’intérêt.Les travaux des psychologues, notammentd’orientation cognitivo-comportementale

(Lelord, André, 2001 ; Légeron, 2001), ont alorsété mobilisés pour développer tout un discoursprescriptif autour de la nécessité de plus en plusgrande, dans le monde du travail contemporain,de développer une « intelligence émotionnelle »(Goleman, 1999). Renouvelant la théorieévolutionniste, ces auteurs attribuent deuxgrandes fonctions aux émotions humaines :l’adaptation à son environnement et la commu-nication avec autrui. D’une part les émotionsagissent comme des guides qui peuvent nousaider à prendre les bonnes décisions en fonctiondu contexte et de l’expérience accumulée, etd’autre part, elles permettent aux personnes eninteraction de sentir l’effet produit sur l’autreet facilitent l’ajustement mutuel. Les personnesqui pour des raisons physiopathologiquesseraient incapables de ressentir leurs émotionset celles des autres seraient ainsi gravementhandicapées socialement. Toutefois, pour cesauteurs, les grandes émotions humaines seraientle produit d’un processus multi-millénaire desélection-adaptation, bien plus lent finalementque les transformations des exigences du travaildurant ces derniers siècles. D’où un risque dedésajustement entre des émotions basées surl’adaptation à un univers dangereux et incertain(le flight or fight du chasseur-cueilleur) et lesbesoins coopératifs et relationnels de l’écono-mie de plus en plus tertiarisée. La « solution »alors, serait d’aider chacun à gérer et contrôlerses émotions afin d’en faire un atout et non unobstacle.Avec la montée en puissance du thème fourre-tout du stress au travail, la focalisation sur leservice au client, la relation d’aide, force est deconstater l’importance croissante des dispositifsmanagériaux concernant le travail émotionneldans les métiers de contact. La réaction pre-mière du sociologue ou de l’ergonome (aumoins pour celui s’intéresse plus aux situationsde travail qu’aux différences individuelles entretravailleur) est de critiquer cette tendance, desouligner les effets d’occultation qu’elle peutavoir sur les débats autour des conditions et del’organisation du travail. Une telle critique, pour

La prescription des émotions pour les infirmières hospitalières et lesvolontaires d’une association d’aide aux malades du SIDA (AIDES)

Contrôle de soi et juste distance aumalade

Marc Loriol,docteur ensociologie,chargé derecherches auCentre nationalde recherchescientifique,Paris I, et Jean-Marc Weller,docteur ensociologie,chargé derecherches auCentre nationalde la recherchescientifique auLaboratoiretechniques,territoire etsociétés (LATT),Ecole nationaledes ponts etchaussées.

Partie des actesdu XXVIIème

congrès de laSociétéd’ergonomie delangue françaiseà Aix-en-Provence en2002.

Pour répondre au stress des infirmières,tout un discours et de véritables techni-ques de « prescription des émotions »se sont développés autour de « l’intel-ligence émotionnelle ». Qu’impliquecette invitation à gérer ses émotions àl’aide de techniques, pour les infir-mières, pour leur relation avec lespatients, et en termes de politiqued’organisation du travail ?

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être intéressante et pertinente, suppose toutefoisune analyse détaillée des conditions, des formeset des effets de ces nouvelles pratiques deprescription émotionnelle. D’autant quederrière cette apparente importance, il y acertainement des usages variés.C’est pourquoi on propose la comparaison dedeux terrains, certes différents, mais quiimpliquent tous les deux de la part del’intervenant une démarche d’aide et uneconfrontation à la maladie : infirmièrehospitalière dans différents services de soins etbénévoles dans une association d’aide auxmalades du SIDA (AIDES). Ces enquêtes ontété menées sur la base d’entretiens etd’observations. Le thème de la prescriptionimposait un recours important aux discours(entretien, manuels ou guide de formation,conseils de tous ordres donnés par des« thérapeutes » ou des aidants expérimentés et/ou en position de domination hiérarchique).Cela est d’autant plus nécessaire que la vieémotionnelle est intime, et même si elle peuttransparaître dans certaines expressions duvisage, elle n’est pas forcément facile àobserver. Elle s’exprime en effet dans tout unensemble de codifications sociales et desprocessus de construction collective auxquelsparticipent justement les pratiques deprescription émotionnelle que l’on souhaiteétudier ici.

Peut-on prescrire les étatsaffectifs dans le travailrelationnel ?

Comment le face-à-face avec le malade est-ilpensé et mis en forme ? La question de laprescription dans les activités soignantes et plusencore quand il s’agit de « bénévoles », de« volontaires » dans le langage de AIDES, peutsembler à première vue relativement complexe.Si l’on limite le prescrit à « ce que la hiérarchie

spécifie formellement, oralement ou par écrit(consignes, notices, règlements…) » (deMontmollin, 1996), force est de constater qu’iln’existe que peu de règles générales organisantce que doit être le travail de l’infirmière ou du« volontaire », notamment dans sa dimensionrelationnelle. Cela peut s’expliquer par lecaractère personnalisé et imprévisible desrelations humaines qui ne peuvent pas êtreaisément coulées dans des cadres trop rigides,d’autant que d’un service à l’autre, d’uneorganisation caritative à une autre, les modesd’organisation et de division du travail peuventêtre très variables.La difficulté de définir à priori la forme quedoit prendre le travail relationnel dans les deuxorganisations étudiées tient également pour unepart à leur mode de fonctionnement et leur« idéologie ». Si l’hôpital est une structuretechnico-administrative lourde devant assurerla coordination de nombreux intervenants, letravail, du fait de son caractère complexe etimprévisible, ne peut y être totalement prescritpar la direction centrale. Le spécialiste desorganisations Henry Mintzberg (1982) aqualifié de « bureaucratie professionnelle » cefonctionnement dans lequel la régulation estassurée à travers la standardisation des qualifi-cations. Ce type d’organisation contrôle laqualité du travail en s’assurant que ses membresrépondent à des qualifications bien définies etsanctionnées légalement. Par exemple, l’hôpitalpeut difficilement contrôler la façon dontchaque infirmière va réaliser telle ou telle injec-tion. L’hôpital va plutôt s’assurer d’embaucherdes infirmières qualifiées, qui ont obtenu uneformation reconnue en soins infirmiers et dontles compétences sont certifiées par un ordreprofessionnel ou un autre système de vérifi-cation des qualifications. Dès lors, il est possiblede considérer que les règles professionnellespeuvent tenir lieu de prescription. Or, lesréflexions récentes sur les « règles de métier »associées au travail infirmier accordent unegrande place à la façon de gérer les émotionsliées au contact avec autrui.

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L’origine associative du travail de AIDESmarque bien évidemment le sens, l’image, queses membres veulent donner de leur action. Sil’on partage l’idée que les techniques de pres-cription émotionnelle entendent instrumenter letravail autant qu’elles refabriquent le travailleurlui-même, le dotant de qualités et d’intérêts demanière bien précise, on ne peut que remarquerque le travail militant et le travail soignantdiffèrent largement. En effet, dans le cas deAIDES, les prescriptions émotionnelless’inscrivent fondamentalement dans un rapportd’égalité entre l’accueillant, l’association etl’accueilli. La fiction politique implicite estcelle d’une démarche de santé communautaire(la communauté des malades du SIDA et de tousceux qui font l’expérience du SIDA dans leurvie, en étant directement exposé ou touché parl’atteinte d’un proche, d’un conjoint, d’unenfant, d’un parent). Cela ne signifie pas qu’iln’y ait pas de tensions, d’inégalités ou de rap-ports de force naturellement. Mais le contrôlede soi et la distance à l’autre se jouent selonune figure très particulière qui est l’accueil etl’accompagnement de malades qu’on construita priori comme des proches (Weller, 2002). Lestechniques de prescription émotionnelle sontcensées équiper les accueillants dans leurcapacité à se protéger (affectivement) et à sesentir (politiquement) proches simultanément.Le cas du travail salarié plus classique diffèrecertainement sur ce point : comment introduireune certaine proximité dans des rapports qui àla base sont des rapports d’inégalité (entre lesoignant et le soigné, entre le soignant et sahiérarchie). On ne peut donc formellementparler de « prescription » au sein de AIDES.En effet, à la différence du travail infirmier, letravail des bénévoles de l’association ne sedéroule pas dans un espace de subordination :le volontaire n’a pas authentiquement de hiérar-chie, et donc la prescription n’est pas exacte-ment du même ordre que dans le cadre du travailsalarié.Reste qu’il y a un intérêt quand même à com-parer les deux terrains. Tout d’abord pour desraisons historiques. Les militants d’uneassociation comme AIDES ont certainementcontribué à faire circuler, au sein de l’hôpital etdu milieu infirmier, des techniques relation-nelles inédites (autour du thème de l’accom-pagnement et de la mort : les réflexions deAIDES sont inaugurées par un psychiatre - et

militant de AIDES - de Necker en 1985) jusquelà considérées comme relativement marginalesen France (en fait, très éloignées, on l’imagine,de la manière dont la profession infirmière s’esthistoriquement construite en France), à unmoment où précisément la profession seredéfinit. Par ailleurs, confrontés à la difficilequestion des conséquences émotionnelles del’engagement auprès des malades, les militantsdes associations anti-SIDA se sont tournés versles travaux qui autour de la notion de burn outavait été réalisés en Amérique du Nord sur lesdifficultés psychologiques des soignants.Ensuite, dans les deux cas, les objectifs desréflexions sur le « bon » positionnement profes-sionnel étaient similaires : faire face à l’usurepsychologique qui provoque des défections ouune critique des conditions de travail et rendplus difficile le recrutement d’une part. D’autrepart contrôler l’effet des émotions des soignantsou des volontaires sur la relation avec le maladeet l’image de l’institution, c’est-à-dire laconstruction d’une certaine confiance. Dans lesdeux cas, ces objectifs se traduisent par unetendance à la professionnalisation, même sicelle-ci est évidemment plus parcellaire dansle cas de AIDES. C’est à travers cet axe de laprofessionnalisation qu’il convient decomprendre le développement des techniqueset des pratiques de prescription des étatsémotionnels.Toutefois, pour les infirmières et a fortiori pourles aidants associatifs, l’élaboration de tellesrègles est un phénomène récent qui ne porte,pour l’instant, que sur des principes trèsgénéraux dont il n’est pas toujours simple dedégager une mise en œuvre concrète sur leterrain.

Les techniques de laprescription émotionnelle

L’impression première est en effet que chaquesoignant doit, avec sa propre personnalité, sonéthique personnelle, se débrouiller pour gérerses émotions dans la relation avec le malade.Pourtant, en ce domaine, les conseils et lesréflexions sont de plus et plus nombreux etprécis. Dans le sillage de la psychanalyse puis,de plus en plus de la psychologie cognitivo-comportementale, le « travail émotionnel » que

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doit nécessairement réaliser tout « profes-sionnel » est de plus en plus formalisé par lesmanuels à destination des soignants, dans lesdiscours des cadres et des formateurs. Ce travailémotionnel – qu’il soit fait spontanément ou« prescrit » – comporte deux faces : un contrôlepar le soignant de ses propres émotions (ne paspleurer, ne pas montrer son dégoût, garder soncalme, etc.) et la tentative d’induire chez lepatient les émotions désirables et facilitant letravail de soin (calmer un malade angoissé,atténuer la gêne liée à un soin intime, redonnerla joie de vivre à un patient triste, etc.). Cetravail émotionnel doit, pour être efficace, êtreinvisible, ne pas apparaître comme un travail(Hochschild, 1983). Un sourire visiblementforcé, par exemple, est insuffisant et mal vécu.Ce travail est proche des compétences socialesordinaires que chacun met en œuvre dans savie de tous les jours et implique plus la person-nalité de celui qui le met en œuvre que d’autrestypes d’activités. De fait, il est généralementgéré de façon informelle et spontanée par lecollectif de travail. L’idée de prescrire le travailémotionnel peut alors sembler paradoxale voireabsurde.D’ailleurs, du début du siècle jusqu’aux années1960, de nombreux auteurs écrivant sur ce quedevrait être le métier d’infirmière ont affirméque celle-ci ne faisait finalement que transposer,dans un cadre professionnel ses qualités fémini-nes « naturelles », ses dispositions à s’occuperdes autres comme elle le faisait de son mari oude ses enfants. La volonté toutefois de profes-sionnaliser le métier d’infirmière autour d’unrôle propre, distinct de celui du médecin(notamment par la prise en compte des« besoins psychologiques et socioculturels » dumalade) et les réflexions sur les conditions detravail ont fait évoluer la façon de concevoir lemétier. A la fin des années 1960, en effet, sepose de plus en plus le problème de recruterdes soignants compétents. L’usure profession-nelle et le « ras le bol » des contraintes psycho-logiques du travail étaient mis en avant pourexpliquer la pénurie. Les manifestations infir-mières de 1988 et 1991 ont également contribuéà placer au centre des débats la question desconditions de travail.Le résultat a été, entre autre, la production detout un discours sur la professionnalisation dutravail émotionnel et la gestion des émotions.Trouver la bonne distance avec le malade et

contrôler ses réactions et ses affects sont deve-nus, à l’image de la figure emblématique dumédecin, les leitmotivs de la bonne infirmière,au moins dans les discours (Loriol, 2000).A cela s’ajoute, au moins pour l’hôpital, lavolonté des directions et des organismesgestionnaires, de développer, dans le but deproduire des normes de bonne gestion, tout untravail de quantification du travail nécessairepour chaque catégorie de malades. Il s’agit decalculer, pour des « groupes homogènes demalades », la charge de travail moyenne miseen œuvre effectivement dans les différentsservices. De cette façon, des redéploiementsentre des services qui seraient sur-dotés et desservices qui seraient « sous-dotés » pourraientêtre envisagés (Loriol, 2002). Cette démarches’accompagne en outre d’une approche pluscentrée sur la qualité : chaque service doit fairela preuve qu’il se plie bien à certaines normesde pratiques définies à l’avance afin de pouvoirbénéficier de l’accréditation désormais néces-saire à tout établissement de soins.

● Macdonalisation du travail infirmier…

Dans ces calculs et cette volonté de normalisa-tion, cependant, le travail relationnel et sadimension émotionnelle posent problème ; d’oùla volonté de le réduire à des techniques

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standardisées, donnant plus de prise à la mesureet au contrôle de l’activité. Cette situation a puêtre observée depuis plus longtemps au Canadaoù Angelo Soares a pu parler de façon évoca-trice de « macdonalisation du travail infirmier »dont la dimension relationnelle est de plus enplus appauvrie (Soares, 2000). Quelles sont lestechniques préconisées pour parvenir à cetobjectif ? Elles peuvent être schématiquementrésumées de la façon suivante :

• La protocolisation : ce terme issu du langagemédical renvoie à l’élaboration codifiée etstandardisée des conduites à tenir dans telleou telle situation. A l’origine, l’objectif étaitde contrôler, dans un souci d’objectivité, decomparabilité, les conditions de l’expérimen-tation d’un nouveau traitement. Puis le termea servi à qualifier toutes les séquences detravail pré-définies à l’avance, décomposéesen gestes techniques simples. Cela permet ausoignant de se concentrer sur la part techniquede son activité et ainsi de donner moins deprises à ces émotions, de ne pas se sentir prisau dépourvu et de dépersonnaliser la relation.Par exemple, la toilette peut être divisée, dansles manuels, en une trentaine d’étapes. Autreexemple : dans un service de réanimationpédiatrique, la conduite à tenir avec la familleen cas de décès d’un enfant a été définie avec

une grande précision par l’équipe avec l’aidedes psychologues du service. Censés êtrepensés rationnellement (prise en compte dessavoirs scientifiques, de l’expérience collec-tive), ces protocoles ont pour ambition derendre la relation plus efficace et moinstraumatisante pour les soignants.

• La relaxation : si les émotions ne sont pasdirectement contrôlables (on ne décide pasd’être en colère ou joyeux) certaines manifes-tations corporelles des émotions sont peut êtreplus accessibles à notre volonté. Quand onest en colère, le rythme cardiaque s’accélère,les muscles se contractent, la respirationdevient plus rapide et saccadée. Chercher àse détendre musculairement et contrôler sarespiration (respiration ralentie, profonde etabdominale) peut alors aider à sortir plus vitede sa colère. Les techniques de relaxation sontassez souvent enseignées dans les stages degestion du stress ou des conflits proposés auxsoignants.

• L’évitement : si l’on sent que lors d’une inter-action, il n’est plus possible de retenir sesémotions dans le cadre prescrit par le rôleprofessionnel, il est conseillé de se retirerprovisoirement de la relation, le temps de« retrouver ses esprits ». Cela suppose lesoutien des collègues qui acceptent deprendre le relais pendant quelques instants.

• Un mode plus subtil de l’évitement est ladépersonnalisation de la relation, oucomme le disent les psychologues repris parcertains cadres : « Séparer son moi personnelde son moi professionnel ». Il s’agit de nepas se sentir personnellement impliqué dansla relation : ce n’est pas à moi que ce maladeadresse des reproches, mais au représentantde l’institution hospitalière dont j’endosse lablouse, quelques heures dans ma journée. Ils’agit en fait d’un cas particulier d’une caté-gorie plus large : le travail sur les représenta-tions. Mais l’objectif serait aussi de ne paschercher à régler, par le choix du métierd’infirmière ou l’engagement dans uneassociation, des problèmes psychologiquespersonnels.

• Le travail sur les représentations : l’idéeest que l’émotion est liée à la façon dont lesoignant perçoit la situation. Si un patientvous met en colère, c’est que vous jugez son

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comportement comme moralement répré-hensible, illégitime. Si l’on pense au contraireque le comportement en question n’est quela manifestation « normale » et incontrôlablede sa maladie, la charge émotive s’en trouveautomatiquement réduite. De même, la mortne doit pas être considérée comme un échecqui mettrait le soignant en faute, mais commeun élément « normal » de la vie et du travailà l’hôpital. La trop forte identification avecle malade, encore, est déconseillée car elleconduit à endosser d’une façon qui devientvite insupportable, les souffrances de l’autre.Ce travail sur les représentations est souventmené dans le cadre des groupes de parole misen place dans certains services considéréscomme difficiles.

On trouve, chez les infirmières, un certainnombre de techniques visant à leur permettrede trouver la bonne distance avec le patient : leprotocole, la relaxation, l’évitement temporaire,la dépersonnalisation ou le travail sur lesreprésentations constituent autant d’élémentsrepérables dans l’organisation visant à prescrireun contrôle de soi, signe de professionnalité.Certains ergonomes, comme le canadien MichelBigaouette (2001) ont d’ailleurs participé à cemouvement. De même, on trouve chez lesvolontaires de AIDES des techniques analo-gues : guides et formations à l’entretien,formation à l’écoute, régulations (entretiensavec un psychologue extérieur à l’association),groupes de parole, évitement temporaire, etc.On pourrait ici facilement donner des exemplesavec des « documents » bruts à l’appui : extraitsde guides ou documents de formation, extraitsordinaires de situations de travail, d’actionsentreprises dans les groupes de travail, etc.Par ailleurs, ces techniques n’ont pas toutes lemême statut. En fait, certaines reposent sur untravail strictement individuel et visent le« contrôle de soi » (relaxation, entretiensindividuels avec un psychologue, stages deformation à l’extérieur) tandis que d’autresmettent en avant le collectif (groupes de parole,entretiens collectifs avec un « psy »). Alors que,dans le premier cas, l’intéressé est coupé de sonactivité professionnelle et invité à se recentrersur lui-même (ce lui-même étant supposécohérent, fiction de l’unité du sujet, etc.), ledeuxième cas ne dissocie pas les agents de ceuxavec qui ils agissent concrètement. Le premier

type de techniques renvoient donc au SUJET,le second renvoie au TRAVAIL. Il y a donc peut-être là une distinction importante à noter. Onpourrait projeter les différentes techniques deprescription en fonction de ce critère assezsimple. Cela permet aussi de poser le problèmede l’articulation individuel/collectif sous-tendupar chaque technique de prescription de l’émo-tionnel. Nous pouvons penser par exemple à la« régulation » que les volontaires sont invités àentreprendre. Périodiquement, les volontairesse rencontrent avec un psychologue extérieur àl’association pour parler de leurs cas difficiles,de leurs tensions, de comment s’est passé lemois. La technique de « régulation » est connuenotamment pour la psychanalyse : individuelle,elle s’inscrit dans une corporation profession-nelle plus ou moins constituée. Celle queréinventent les militants de AIDES en la rendantcollective, faute de pouvoir s’inscrire dans ducollectif.

● Quelle efficacité pour quels résultats ?

Ces différentes techniques mises en œuvre icide façon volontariste, consciente et organisée,sont en fait assez proches des stratégiesd’adaptation développées collectivement etindividuellement au cours du temps par lessoignants dans les services « qui marchentbien » (Loriol, 2000). Cela suppose une certainemarge de manœuvre sur les effectifs et lesmoyens, une organisation du travail qui prenden considération les difficultés et les nécessitésdu travail soignant, une certaine stabilité etentente dans l’équipe. Quand une de cesconditions est absente ou que la difficulté(technique ou émotionnelle) des soins s’élèvesans compensation en terme de moyens, letravail émotionnel risque d’être plus problé-matique. La tentation, quand existe la volontéd’améliorer les choses (ce qui n’est pas toujoursle cas), est de renforcer le travail émotionnelprescrit et donc de faire des problèmes unesimple question de compétence professionnelleindividuelle : si les infirmières souffrent, c’estqu’elles ne sauraient pas suffisamment gérerleurs émotions et la distance avec le malade.Il existe en fait toute une échelle, un continuum,qui va des normes les plus intériorisées auxtechniques les plus artificielles en passant parles règles rappelées par l’équipe ou les cadres.Plus la gestion des émotions apparaît au

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soignant comme imposée de l’extérieur, necorrespondant pas à ses affects spontanés,moins elle pourra véritablement le protéger etplus elle risque d’avoir des effets pervers : effetsindésirables sur la vie émotionnelle hors travail,comme cette infirmière qui a peur de ne pluspouvoir s’engager dans une véritable relationamoureuse ; marginalisation du groupe detravail dont les normes ne paraissent plusacceptables et surtout culpabilisation et oublides revendications qui renvoient aux responsa-bilités de la direction ou de l’encadrement.On pourrait dire la même chose à propos desmilitants de AIDES, même si la prescription n’aévidemment pas le même caractère d’obliga-tion. La question posée est de savoir à quellesconditions ces techniques de prescriptionsont appropriables par les intervenants, cequi dépend du jeu qu’elles autorisent pourpermettre à ces derniers de les réinscrire dansle flux d’activités de travail. Ainsi, on trouveraitdes situations où ces techniques constituenteffectivement une aide pour les soignants oules bénévoles dans leur rapport au patient, etl’on trouverait des situations où elles génèrentdes effets pervers importants. De fait, c’est laquestion du « genre » (professionnel oumilitant) qui est implicitement posée : à quellesconditions ces techniques nourrissent (ouabîment) les savoirs partagés, les routines detravail, les connaissances collectives implicitesqui font une culture de métier. Cette questionnous paraît importante, à condition de mesurerque ce qui assure à une prescription émotion-nelle son efficacité dépend aussi del’environnement matériel et temporel du travaillui-même. Ainsi, le design des « boxes »d’accueil à AIDES est indissociable de touteune gamme de prescriptions visant à canaliserles émotions. Plus largement, il y aurait unedistinction importante à noter, qu’on pourraitdésigner par le terme « d’attachement ». Il yaurait des situations de travail (comprenant destravailleurs, une organisation et des malades)où ces techniques favorisent un meilleur atta-chement (des travailleurs avec l’organisation etles patients). Et il y aurait des situations où cestechniques débouchent sur un plus mauvaisattachement (des travailleurs entre eux, destravailleurs et des patients, etc.). Au cœur decette question, la capacité à entretenir un« genre » (Clot, 1999) paraît centrale. Onpourrait donc projeter les différentes techniques

de prescription en fonction de ce critère (parexemple évoquer le problème des boxesdélaissés par les volontaires, des entretiensd’accueil qui « débordent », etc.).

● La grande difficulté de la prescription dela distance et du contrôle émotionnel dessoignants ou des volontaires est en effetd’éviter d’aller trop loin, de trop déshu-maniser la relation

D’où l’ambiguïté, par exemple de la théorie duburn out qui enjoint au soignant de se protégerpour éviter l’épuisement émotionnel quiconduirait inévitablement au rejet du patient.Entre la sympathie et l’antipathie, le soignantdevrait viser l’empathie. Cette neutralitéaffective rappelle en fait la position du médecin.Mais cette position est plus difficile à tenir pourles soignants qui justement revendiquent unautre regard, une approche du malade qui ne leréduit pas à l’état d’organe dysfonctionnant etassurent un contact plus long et prolongé avecles patients.Tous les discours sur le contrôle émotionnel, ladistance et la professionnalisation sont doncd’autant plus faciles à tenir, finalement, que l’onse trouve éloigné des contraintes du terrain etde l’engagement avec des malades réels. Il n’estpas étonnant que les cadres et les formateurss’en fassent les principaux partisans. Pourcertains soignants, on aurait même là affaire àun jargon, sans intérêt pratique, mais indis-pensable pour monter dans la hiérarchie,montrer une certaine compétence aux postes àresponsabilité et renforcer sa crédibilité auxyeux de ses pairs.Toutefois, dans l’ensemble, les soignantsaccordent spontanément une grande confianceet développent des espoirs importants dans lesdifférentes pratiques d’aide psychologique(entretien avec un psychologue, groupes deparoles, formations à la gestion du stress, desconflits ou des émotions). Pour ne pasprovoquer un rejet violent (ce qui a été le casde certains soignants ayant eu l’impressionqu’on s’était moqué d’eux) ni accroître encoreles écarts entre l’idéal et la réalité (ce qui nepeut qu’accroître les difficultés), il est doncnécessaire d’être prudent dans la mise en oeuvre(de la part des formateurs ou des cadres) despratiques de gestion de l’émotionnel. Pour cela,il faut partir des stratégies mises en oeuvre

Contrôle de soi et juste distance au malade

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spontanément et tenir compte de leurspossibilités d’existence. Ne pas renvoyer lesrevendications sur les moyens et l’orga-nisation a des questions d’insuffisancepersonnelle, c’est-à-dire reconnaître et discuterles contraintes environnementales et nonchercher à les nier.

● Il y a du politique dans les instrumentsde mesure du burn out

L’ambition de ce travail était de donner lesmoyens de penser l’économie de ces techniquesde prescription depuis le travail lui-mêmejusqu’aux conditions concrètes de son accom-plissement. Dans ces conditions (une sociologiepragmatique), qui rend le dialogue possibleentre sociologues et ergonomes ou chercheursen psycho-dynamique, on pourra insister surl’ambiguïté de ces techniques. Par exemplel’importance de pouvoir penser ces techniquesnon comme de purs instruments ou guides pourl’action, mais véritablement comme desdispositifs contribuant à définir le travailleurlui-même, son corps, ses émotions et le sens deson intervention. Il y a du politique dans lesinstruments de mesure du burn out ! On pourraitévoquer les « technologies de soi » dont l’his-toire a été esquissée par Foucault et qui« permettent aux individus d’effectuer, seuls oua l’aide d’autres, un certain nombre d’opéra-tions sur leur corps et leur âme, leurs pensées,leurs conduites, leur mode d’être » (1994, 785).Dans des milieux et pour des questions pourlesquels une prescription hiérarchiqueautoritaire serait inacceptable et surtout peuefficace, la prescription prend ici plus la formed’un idéal proposé au soignant ou au bénévole,de conseils visant non à le contraindre, mais àfavoriser son adaptation donc son bien êtreindividuel. La pathologisation de difficultésprésentées comme des conséquences demauvaises adaptations individuelles est l’autreface de la normalisation propre a tout milieusocial et particulièrement professionnel. Cetteforme de prescription, typique des activités deservice a fort engagement personnel est proba-blement plus douce, plus soucieuse des besoinsde la personne, mais elle n’efface pas (même sielle cherche parfois à les nier) les contraintesdu monde de travail et n’est pas forcementexempte d’un certain nombre d’effets pervers :culpabilisation personnelle de celui ou celle qui

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ne parvient pas à surmonter ses affects, risqued’affaiblissement du collectif si les difficultésdes collègues sont présentées comme de sim-ples faiblesses individuelles, rejet des atypiquesqui par leurs comportements remettraient encause les règles collectives, etc.

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Parmi les différentes mises formes de la fatiguenerveuse ou morale au travail, le cas du burnout des soignants1 semble particulièrementintéressant dans la mesure où cette entité illustrebien les rapports entre l’élaboration et l’utili-sation d’une théorie scientifique, d’une part, etles enjeux propres à un milieu professionnelparticulier d’autre part. Je vais donc m’appuyersur cet exemple pour illustrer la façon dont lescatégories que nous utilisons pour penser les

conditions de travail peuvent, sous certainesconditions, être analysées comme des construc-tions sociales2.

L’expression « construction sociale » est à lamode en sociologie, mais fait trop rarementl’objet d’une définition précise. Du coup, ellerenvoie, suivant les textes, à des analyses trèsdiverses. Pour schématiser, trois grandesapproches peuvent être regroupées sous cetteexpression. Dans la première, que l’on pourraitqualifier de façon plus précise de « productionsociale d’une situation », l’analyse porte sur lafaçon dont un ensemble d’évolutions, destratégies et de mécanismes sociaux a prioridistincts convergent et se combinent pour faireapparaître une situation nouvelle3. Le recoursau terme de construction sociale a pour but, dansce cas, de souligner le caractère contingent desphénomènes étudiés qui apparaissent commedes effets émergents, non voulus par aucun desacteurs impliqués, mais résultat de l’agrégationde leurs stratégies. Par exemple et pour resterdans mon sujet, la réduction des durées deséjour, la complexification des technologiesmédicales et paramédicales, les problèmesd’effectifs, les moindres possibilités de recon-version, la montée en puissance des incivilitéset des agressions se conjuguent dans beaucoupde services hospitaliers et favorisent l’appari-tion d’un malaise et de plaintes parmi lepersonnel. Cette approche n’est pas trèséloignée de la démarche de certains ergonomesqui souhaitent traiter la situation de travail dansson ensemble et dans son contexte, même si lanotion de contexte est plus extensive ensociologie.

La deuxième approche, qu’il conviendraitd’appeler « construction sociale des catégoriesde perception de la réalité » porte quant à ellesur les processus à l’œuvre dans l’émergenced’une nouvelle étiquette permettant de catégori-ser et caractériser un phénomène particulier4 :maladie, risque social, problème politique,catégorie d’action ou d’analyse : âge, sexe,professions et catégories socioprofessionnelles,

La construction sociale de la fatigue autravailL’exemple du burn out des infirmières hospitalières

Marc Loriol,docteur ensociologie,chargé derecherches<w auCentre nationalde recherchescientifique,Paris I.

Texte paru dansTravail et Emploin° 94, avril 2003,pp. 65-74.

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La fatigue, le stress et la souffrancepsychologique constituent des étatsdifficiles à objectiver et à faire recon-naître. C’est pourquoi les catégories àtravers lesquelles ces états vont être misen forme et interprétés contribuent sifortement à déterminer la réalité desphénomènes en question, même si ellessont l’objet d’enjeux et d’intérêts quidépassent la simple réflexion scienti-fique. A partir de l’exemple du burn outdes infirmières hospitalières françaises,cet article s’efforce de montrer com-ment une telle catégorie émerge aucroisement de logiques d’actionshétérogènes et éclaire ainsi sur l’impactsocial que peut avoir une nouvelle entitépsychologique. Finalement, le burn outdes infirmières apparaît comme unenotion largement dépendante ducontexte dans lequel elle est apparueet s’est développée, ce qui en montreles dimensions socialement construites.

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etc. On peut ainsi, par exemple, parler del’invention de la catégorie de chômeur ou de lanotion de chômage ou évoquer la façon dontun tableau de maladie professionnelle estnégocié. Dans cet esprit, il serait possibled’étudier l’apparition, la diffusion et l’usage quiest fait de la catégorie de burn out (ouépuisement professionnel) dans le travailsoignant. Le malaise ressenti par certainesinfirmières est mis en forme et étiqueté à traversla référence à cette nouvelle catégorie de lapsychologie du travail. Cela ne veut pas direque la souffrance, le mal-être, n’existaient pasavant que ne soit utilisé le terme de burn out -bien au contraire - mais que le psychismehumain possède une certaine plasticité et unecomplexité qui rendent possibles différenteslectures de cette souffrance.

Enfin, l’expression « construction sociale » aégalement été utilisée pour rendre compte dumoment de la coproduction d’un diagnostic5 :comment une infirmière prend conscienced’une souffrance ou d’un mal-être dans letravail, pourquoi elle décide de chercher del’aide auprès d’un professionnel de santé(médecin, psychologue, etc.), comment celui-ci, en interaction avec l’infirmière, pose sondiagnostic et enfin, comment le diagnostic setraduit concrètement par l’actualisation d’un« rôle » de malade particulier.

Ces trois approches sont bien évidemment pluscomplémentaires qu’opposées ; les niveaux deréalité étudiés étant parfaitement imbriqués.C’est la situation dans laquelle se trouvel’infirmière qui explique son mal-être et larecherche de sens et d’aide pour y faire face, lediagnostic suppose l’existence d’une étiquettequi puisse être légitimement apposée à cettesouffrance. Il reste toutefois important de lesdistinguer afin d’éviter les confusions quipourraient conduire à des analyses caricaturalesou un constructionnisme radical et ridicule quireviendrait à nier les difficultés rencontrées parles infirmières ou n’en ferait que de simplesconventions sociales.

Un cadre général d’analyse dela construction des problèmessociaux

Dans cet exposé, autour de l’exemple del’utilisation du terme de burn out par lesinfirmières de différents hôpitaux de la régionparisienne, c’est plutôt à partir de la deuxièmeapproche que sera abordée la constructionsociale de la fatigue. Pour cela, l’ambition a étéde suivre, de façon didactique, le cadred’analyse proposé par un petit groupe dechercheurs anglo-saxons qui se qualifient eux-même de social constructionnists pour rendrecompte de ce qu’ils appellent le claims makingprocess. Identifier un problème et le faireapparaître comme un enjeu collectif, constitueun travail à la fois scientifique, culturel etpolitique. Ce processus par lequel une questionqui était d’abord considérée comme relevant desimples choix privés devient un problème socialpeut être schématisé à travers trois étapes.

La première étape que l’on peut dégageranalytiquement est celle de la découverte parun professionnel, ou un petit groupe deprofessionnels d’un nouveau problème socialou médical. Dans le cas de la France, il s’agitsouvent d’une importation plutôt que d’uneréelle innovation. C’est ainsi que la plupart desnouvelles entités cliniques construites autour dela fatigue (neurasthénie, burn out, syndrome defatigue chronique...) ont été « inventées » pardes médecins d’Amérique du Nord ; même sicertains médecins français ont tenté d’apporterleur touche personnelle (Pierre Jannet fait de laneurasthénie la psychasthénie, le professeurKahn qualifie la fibromyalgie de syndromepolyalgique idiopathique diffus...).Lors de cette étape, les innovateurs restent leplus souvent ignorés – voire même parfoisdénigrés – par leurs confrères et par le grandpublic. Dans le domaine de la santé, lesexemples du SIDA, de l’alcoolisme, du cancerou de la fatigue montrent que les premiersmédecins à défricher un champ inédit

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d’investigation sont souvent marginaux et isolésau sein de leur profession. Il n’est pas rare,d’ailleurs, que les nouvelles définitions restentau niveau de l’opinion d’un auteur et sombrentrapidement dans l’oubli. Les revues médicalesdu XIXème siècle sont ainsi pleines d’étiquettesde maladies qui ont aujourd’hui disparu. Cetteremarque conduit à relativiser l’importance decette première étape et donc à remettre en causeles analyses ne portant que sur la « création »de la maladie par le médecin ou du problèmepar l’expert. C’est pourquoi la deuxième étapeest absolument indispensable. D’ailleurs, letravail d’expertise ne se fait pas dans un videsocial et culturel mais dépend également pourune part des schèmes de pensée dominants àune époque et/ou dans un milieu socialparticulier. Les forces sociales à l’œuvre dansla deuxième étape sont ainsi déjà présentes dansle travail de recherche médicale.

La deuxième étape est celle que l’on peutqualifier « d’entreprise de morale »6, c’est-à-dire celle par laquelle une nouvelle norme serapopularisée et peu à peu imposée. Il s’agit defaire un travail d’information et de « propa-gande » pour la nouvelle maladie ou le nouveauproblème. Les principaux moyens utilisés pourcela sont : l’organisation de congrès, la média-tisation, la mise en place d’enquêtes et deprotocoles de recherche pour prouver l’exis-tence et l’importance du problème, le lobbyingauprès des autres experts et des pouvoirspublics. Ce travail peut être fait directement parles médecins experts, mais il est aussi souventeffectué par des groupes profanes. Une telleconfiguration permet aux experts d’éviter untravail qui pourrait nuire à leur image descientifique neutre et désintéressé. Ces groupesprofanes sont parfois totalement autonomes parrapport au médecin inventeur et ne font qu’utili-ser la nouvelle théorie dans un but delégitimation de leur action.Le groupe d’intérêt profane qui va se chargerde l’entreprise de morale peut aussi être suscitépar « l’inventeur » du problème. Dans tous lescas, pour que l’entreprise de morale soitvéritablement soutenue et supportée par desstratégies profanes, il est nécessaire que lanouvelle définition de la maladie ou du pro-blème social puisse conforter les représentationssociales de certains acteurs, voire appuyer etrenforcer leurs intérêts sociaux et économiques.

Autrement dit, il faut qu’il s’y « retrouvent ».C’est à cette condition que des acteurs serontmotivés pour se mettre au service du travail deconsolidation et de diffusion de l’information.Une entreprise de morale pour imposer unenouvelle notion médicale a donc d’autant plusde chances de réussir qu’elle s’inscrit dans letype d’expérience sociale propre à un momenthistorique et un milieu social spécifique.

La dernière étape, si l’entreprise de morale aété un succès, est celle de l’institutionnalisationde la nouvelle définition, c’est-à-dire le momentoù elle devient stable, prévisible, consensuelle,voire objectivée dans des textes à caractèreofficiel. Pour une nouvelle maladie, les formesd’institutionnalisation peuvent être très variées :inscription dans une liste officielle (classifi-cation du Center for Disease Control d’Atlanta,par exemple), introduction dans les program-mes et les manuels de médecine, créationd’institutions spécialisées dans la prise encharge d’un problème (par exemple centre dedésintoxication alcoolique, centre de ladouleur...) ou encore reprise dans un texte deloi ou une mesure réglementaire.Ce processus n’est bien évidemment pastoujours aussi linéaire. Il est au contrairelargement contingent et instable et peut toujourss’interrompre ou régresser, ce qui est d’ailleursle cas le plus fréquent. Les différentes phasess’entremêlent souvent et ne peuvent pastoujours être distinguées aussi clairement ; seulle souci de clarté dans la présentation justifiedonc l’emploi de ce modèle.

Formalisation et importation dela notion de burn out

Le terme de burn out syndrome est apparu dansla psychologie américaine au milieu des années1970. Herbert Freudenberger l’utilise notam-ment, dans un article de 1974, pour caractériserles problèmes de jeunes volontaires travaillantà la prise en charge médico-sociale detoxicomanes dans une free clinic. Cette notionest issue de l’aérospatiale où elle exprime lemoment où une fusée, après avoir trop rapide-ment brûlé tout son carburant, retombe au sol.Dès le départ, l’aspect métaphorique dusyndrome est très net. Freudenberger lui-même

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explique ainsi en 1980 : « Je me suis renducompte au cours de mon exercice quotidien queles gens sont parfois victimes d’incendies, toutcomme les immeubles ; sous l’effet de latension produite par notre monde complexe,leurs ressources internes en viennent à se con-sumer comme sous l’action des flammes, nelaissant qu’un vide immense à l’intérieur, mêmesi l’enveloppe externe semble plus ou moinsintacte ». D’après Christina Maslach - lapsychologue qui a mis au point le principal testde mesure du phénomène (le Maslach Burn outInventory ou MBI) - le terme burn out auraitd’abord été utilisé par ceux qui en souffraient(notamment les urgentistes de la ville de SanFrancisco) avant d’être formalisé par lespsychologues. Il s’agit donc de l’objectivationd’une expression indigène métaphoriqueutilisée pour rendre compte d’un état de fatiguemorale et de ras-le-bol.Le risque de ce genre de notion était donc derester trop imprécis pour devenir un conceptscientifique pouvant être reconnu par lespsychologues et les médecins. Comme leremarquait un spécialiste français : « Noussommes encore face à un concept-valise oufourre-tout capable de recueillir toutes lesrevendications du monde de la santé. Commeles définitions psychologiques et psychiatriquesdu syndrome restent floues et controversées,nous risquions d’avoir affaire au fameux cou-teau sans manche dont on aurait égaré la lame ».Tout un travail de mise en forme scientifiqueet de « durcissement » de la réalité de cesyndrome était donc nécessaire pour le faireexister comme une réalité sur laquelle lacommunauté des psychologues et les acteursdu monde hospitalier pourraient s’entendre. Enl’absence de marqueur physiologiquespécifique, la tâche est particulièrementdélicate7. Pour surmonter cette difficulté, lesspécialistes du burn out ont eu recours aux testsde mesure psychologique. Par ce moyen, ilspouvaient, dans un même mouvement délimiteret préciser les contours du syndrome et faireapparaître des infirmières en « chair et en os »concernées par le burn out.

Les aléas du MBI

Le plus connu et le plus utilisé des tests de

mesure de l’épuisement professionnel est le« Maslach Burn out Inventory », élaboré par lapsychologue Christina Maslach. Pour cerner lesyndrome, elle considère que celui-ci eststructuré autour de trois grandes dimensions :l’épuisement ou l’assèchement émotionnel (lapersonne n’a plus « l’énergie » pour faire sontravail) ; la dépersonnalisation de la relation (leprofessionnel ne se sent plus concerné par samission et ses patients) et un sentiment de non-accomplissement (impression que le travailn’est pas efficace). D’un point de vue dynami-que, le burn out serait le résultat de relationsproblématiques avec le patient. Prenant trop surlui les problèmes du malade, le soignant seraitsoumis à un niveau excessif de stress, généra-teur de fatigue, de nervosité et d’angoisses. Pourse protéger, il en viendrait finalement à seprotéger en se détachant de son travail à traversune attitude apathique ou cynique.Le MBI comporte vingt-deux « questions-affirmations » (ou items) avec à chaque fois sixdegrés de réponse possibles : « Jamais » ;« Quelques fois par années ou moins » ; « Unefois par mois ou moins », « Quelques fois parmois » ; « Quelques fois par semaine » et« Chaque jour ». Voici, à titre d’illustration

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quelques-unes une de ces affirmations : « Je mesens émotionnellement vidé(e) par montravail » ; « Travailler avec des gens tout aulong de la journée me demande beaucoup d’ef-forts » ; « Je m’occupe très efficacement desproblèmes de mes malades » ; ou encore, « Jeme sens ragaillardi(e) lorsque dans mon travailj’ai été proche de mes malades ». Le MBI afortement contribué à la définition du burn outlui-même comme syndrome. Pour les défen-seurs du MBI, il ne fait pas de doute qu’il s’agitlà de la vraie nature du trouble et non de l’effetde l’instrument d’évaluation. Ainsi, pour NoëlleGirault-Lidvan, la psychologue française qui atraduit le MBI, « l’excès de subjectivité quetraduit l’existence de conceptions multiples etfloues du burn out, en entraînant une générali-sation abusive de l’étendue et de la portée dusyndrome, risque de faire perdre de vue le faitqu’il constitue un processus particulier dedistanciation par rapport au travail et auxpersonnes impliquées dans la relation profes-sionnelle, en réaction à la charge émotionnelle,à la responsabilité perçue et à l’incertitude derésultats caractéristiques de certainscontextes ». Autrement dit, le MBI, en mettanten évidence ces dimensions, aurait permis desortir des analyses subjectives de la question.Or, ce raisonnement possède une certainelogique tautologique : le MBI a été construitspécifiquement pour explorer les trois dimen-sions qui pour Christina Maslach constituentle burn out. Les vingt-deux items sont divisésen trois groupes correspondant aux dimensionsen question. Le MBI ne peut donc que« mesurer » cela et pas autre chose. Cela n’apas de sens de dire que les études réalisées avecle MBI mettent en évidence le rôle central deces trois dimensions dans le burn out puisqueles autres dimensions possibles du problèmesont écartées d’office et ne sont pas prévuesdans le test.

Dans la théorie du burn out des soignants, laquestion de la dépersonnalisation des rapportsavec le patient et du manque de satisfactionprofessionnelle qui en découle joue un rôlecentral dans « l’épuisement professionnel ».Une telle représentation est très fortement liéeaux études réalisées avec le MBI. L’épuisementprofessionnel est « mesuré » par un score élevéaux trois dimensions définies par ChristinaMaslach, il est donc logique qu’il y ait une

corrélation entre la dépersonnalisation et le non-accomplissement d’une part, et l’épuisementglobal d’autre part, dans la mesure où les deuxpremiers sont des composantes du troisième.Par ailleurs, l’orientation donnée par les itemsproposés contribue à forger le visage de ce quisera décrit sous l’étiquette burn out. Ainsi, surles vingt-deux items, onze concernent directe-ment la question du travail relationnel et lasatisfaction qui en est retirée. Il s’agit, parexemple, des affirmations suivantes : « J’arrivefacilement à créer une atmosphère détendueavec mes malades » ; « Je suis devenu(e) plusinsensible aux gens depuis que je fais cetravail » ; ou encore « Je sens que je m’occupede certains malades de façon impersonnelle,comme s’ils étaient des objets ». Les réponses« Chaque jour » aux deux derniers items et« Jamais » au premier ont pour effetd’augmenter le score de burn out. Il est doncnormal que la « dépersonnalisation » soitcorrélée au score ainsi obtenu et le MBI ne l’apas « démontré ». Si les items liés à la relationau malade occupent la moitié du test, il n’y aaucune question sur le manque d’effectif ;thème qui pourtant revient aussi souvent dansles entretiens que la question des rapports auxmalades. On peut alors imaginer que si onzequestions sur vingt-deux étaient consacrées àce thème, les études sur le burn out « montre-raient » qu’il s’agit d’une maladie du manqued’effectif.

Parmi les différentes interprétations possiblesdu malaise ressenti par les infirmières, tellesque l’on peut par exemple les lister à partird’entretiens semi-directifs, la théorie du burnout portée par le MBI sélectionne donc un petitnombre de dimensions centrées sur les relationsindividuelles de la soignante avec ses patients.En France, les premières recherches sur le burnout sont menées à partir de la fin des années1980. Une des premières grandes enquêtesmenées en France est celle de Noëlle Lidvan-Girault, réalisée dans le cadre d’une thèse dedoctorat de psychologie soutenue en 1989. Pource travail, elle a la première traduit et adapté enfrançais l’échelle MBI, principal test utilisé dansles études sur le burn out. Sa recherche a portésur une population de cinquante-deux médecinset six infirmières de services de médecined’urgence. Elle arrive à un « score » de 41 %de la population touchée par ce syndrome tel

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qu’il est défini par l’échelle MBI. Dans unethèse de médecine soutenue en 1992,Franceschi-Chaix a étudié une population denonante-cinq infirmières du centre de santéspécialisé Esquirol. Elle conclut à l’existenced’un taux d’épuisement compris entre 15 et21 %. L’étude la plus souvent citée, en France,est celle menée par Chantal Rodary, biostatis-ticienne, et son équipe (composée de troismédecins du travail, une infirmière générale etune psychiatre) sur la comparaison entre deuxhôpitaux de la région parisienne : l’InstitutGustave Roussy, spécialisé sur le cancer, etl’hôpital Bicêtre. Cette recherche réaliséeauprès de cinq cent vingt infirmières permetaux auteurs de conclure que : « 25 % d’infir-mières présentent un épuisement émotionnelélevé ; 25 % perçoivent leur accomplissementpersonnel comme insuffisant ; le retrait del’investissement est significativement plus élevéà Bicêtre (16 %) qu’à l’Institut Gustave Roussy(7 %). Ces résultats sont plus marqués dans lesservices où le temps d’échange avec le maladeest court et les soins techniques nombreux(soins intensifs, par exemple) ». De cette étude,trois idées ont ainsi été retenues sur le burn outet sont souvent citées : la proportion de 25 %,l’importance des relations avec le malade et lefait que les résultats soient moins mauvais àl’Institut Gustave Roussy (où les décès sontpourtant plus fréquents) qu’à Bicêtre. Ces idéesont servi à défendre la thèse selon laquelle ilest important de mettre en place une stratégiede prévention fondée sur la formation au soinrelationnel dans les situations difficiles commeles décès ; les infirmières de l’Institut GustaveRoussy étant jugées mieux préparées sur cepoint.

Pour finir, il faut évoquer une recherche desti-née à mieux connaître la pénibilité physique etpsychique du travail infirmier, publiée en 1989à partir d’une enquête commencée en 1988. Ellea été menée par un médecin du travail del’Assistance publique - Hôpitaux de Paris,Madeleine Estryn-Behar, et un cadre del’Assistance publique - Hôpitaux de Paris,Henri Poinsignon. L’objectif de ce rapport étaitd’apporter aux « différents interlocuteurs del’hôpital » des connaissances « aussi scientifi-ques que possible » sur le lien entre travail etsanté des soignants. Dès le départ, l’accent estmis sur une forme particulière de fatigue qui se

distinguerait de la fatigue « classique », notam-ment par ses conséquences pathogènes : « Lafatigue liée à la surcharge et au stress est clas-sique. [...] L’isolement, l’absence de gratifica-tions, la brièveté des échanges avec lessupérieurs, le manque de participation sontsignalés par plusieurs auteurs ayant travaillé surle personnel infirmier. Ces éléments contribuentà générer une ambiance dépressive qui n’est pastoujours exprimée de façon claire, mais quetraduit bien l’expression de burn out syndrome,décrit par Cherniss en 1980. On y retrouve lalassitude, le découragement, le détachement,l’épuisement émotionnel, la perte de l’enthou-siasme et de l’optimisme, enfin une perceptioncynique et désabusée des autres qui peut êtredestructrice ».Le burn out, qui au début est présenté commeune dimension parmi d’autres des difficultés desinfirmières, prend, au fur à mesure que lesétudes se multiplie sur le sujet une place de plusen plus importante ; d’autant qu’un certainnombre d’acteurs vont s’en emparer et repren-dre à leur compte les théories qui y sontattachées.

Diffuser les connaissances surle burn out : l’entreprise demorale

Les études françaises qui viennent d’êtreprésentées avaient, pour la plupart, été entaméesavant le début du mouvement infirmier. Ce sontles grèves et les manifestations infirmières de1988 et 1991 qui vont donner à ces premièresétudes isolées un véritable écho et marquer ledébut de l’entreprise de morale en encourageantla diffusion des connaissances sur le sujet.Trois grandes voies de diffusion des connais-sances sur le burn out ont pu être identifiées àtravers l’enquête. La première est liée auxstratégies de prise en charge du problème desconditions de travail par les différentesinstitutions et directions hospitalières. Cela estnotamment le cas de l’Assistance publique -Hôpitaux de Paris qui va largement reprendre àson compte les théories psychologiques du burnout. Au départ, comme pour beaucoup d’autresinnovations en matière d’action sanitaire etsociale, l’institution publique employeuse a

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plutôt une stratégie d’attente tandis que diffé-rentes expérimentations sont menées en son seinsous la forme d’initiatives locales et isolées8 :un médecin du travail décide de se spécialiserdans l’étude du stress et de la souffrance dessoignants ; une psychologue universitairedécide de consacrer sa thèse au burn out despersonnels des urgences ; plusieurs chefs deservices considérés comme « lourds » formentun groupe de réflexion sur la gestion du stress ;une demande en comité d’hygiène, de sécuritéet des conditions de travail central conduit à laformation d’un groupe de travail réunissantsurveillants et médecins du travail, etc. Puis,l’Assistance publique - Hôpitaux de Parisdécide, pour répondre au mécontentementexprimé par les infirmières, de conventionneret d’aider une de ces initiatives. Le réseau initialqui s’était construit autour de cette expériences’élargit et surtout s’institutionnalise. Il devientalors l’interlocuteur privilégié de l’institutionsur la question et conditionne dès lors lapolitique officielle (rédaction d’articles internes,de brochures et d’ouvrages de référence, etc.).Captant la plupart des financements, il monopo-lise de plus en plus le pouvoir d’imposer sareprésentation des choses contre les approches

alternatives. Mais pourquoi telle initiative estprivilégiée au départ plutôt que telle autre ?Deux raisons peuvent être avancées : toutd’abord, l’institution aura tendance à encoura-ger de préférence les initiatives qui vont dansle sens de sa politique générale ; ensuite la plusgrande proximité des acteurs engagés dans telleou telle initiative avec l’institution et leurlégitimité professionnelle constituent un gageimportant de réussite.La seconde voie de diffusion des connaissancessur le burn out est représentée par les cadresinfirmiers hospitaliers et les formateurs desInstituts de formation en soins infirmiers (IFSI).Les jeunes infirmières interrogées avaient eneffet entendu parler de ce syndrome à l’écoled’infirmières, tandis que les cadres en étaient,à l’hôpital, les plus ardents promoteurs. Enfin,la presse professionnelle à destination desinfirmières a joué également un rôle dans ceprocessus, même si la plupart des infirmièresrencontrées ont avoué ne pas la lire. C’est enfait au moment des études ou chez les cadresque celle-ci est la plus lue, ce qui nous renvoieau second mode de diffusion évoqué.

A qui profite le burn out

Comprendre le succès de l’entreprise de moralerevient d’abord à rendre compte des motivationsqui poussent les différents acteurs concernés parcette question à se reconnaître dans la définitionproposée par les psychologues du burn out et às’en emparer pour définir le phénomène.L’intérêt des directions hospitalières pour lesétudes sur le burn out a probablement plusieurscauses. La première réside dans la volonté depromouvoir, de façon générale à l’hôpital, unegestion plus rationalisée avec la constitution denormes comptables issues de la pratique médi-cale : le programme médicalisé des systèmesd’information et les groupes homogènes demalades. Le principe est que pour chaquepathologie ou pour une catégorie de maladessemblables, on calcule le coût moyen dans lesservices hospitaliers français. Le service quidans un cas similaire dépasserait largement cecoût moyen pourrait alors être rappelé à l’ordre.En ce qui concerne le travail soignant, desétudes de charge de travail ont été menées afinde détecter les services qui seraient sur-dotés

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en effectifs. Cela passait notamment par lecalcul des Soins infirmiers individualisés à lapersonne déterminé à partir de la pratique.Parallèlement, une réflexion était menée sur desnormes idéales de bonne pratique infirmièreavec pour objectif de professionnaliser le travailsoignant. Les objectifs de contrôle des dépenseset de modernisation de l’hôpital apparaissentalors congruentes avec la rationalisation del’activité infirmière : non seulement cette façonde traiter la question du burn out ne remet pasen cause la politique générale mais elle vientmême la conforter. Plus globalement, le soucigestionnaire des directions d’établissementrecouvre un double objectif : une optimisationde l’utilisation des moyens existants et la miseen place d’une « démarche qualité » (améliora-tion du service rendu dans une logique deconcurrence).

Pour les cadres infirmiers et surtout les forma-teurs en écoles, en quête d’une nouvellelégitimité de gestionnaires, le recours à unethéorie psychologique qui associe profession-nalisation de l’infirmière, contrôle de soi etgestion individualisée des conditions de travailne pouvait que séduire. La relation soignant/soigné ne doit plus être fondée sur des basesempiriques et intuitives mais doit au contrairerelever d’une véritable science infirmièreempruntant à la psychologie et aux sciencessociales son armature théorique. Le risqued’épuisement professionnel est alors expliquécomme un problème de « juste distance » vis-à-vis du malade : ne pas être trop proche afinde ne pas endosser sa souffrance ou celle de safamille ni trop éloigné, ce qui serait renoncer àla mission de l’infirmière et ferait perdrel’enthousiasme nécessaire au métier. Pour cela,l’infirmière doit savoir dissocier son « moipersonnel » et son « moi professionnel », ce quisignifie d’une part régler ses propres conflitsintra-psychiques, de façon à ce qu’ils nerejaillissent pas sur le travail, et d’autre part,ne « donner de soi » au malade (des soins, del’attention, etc.) qu’en tant que professionnelle,c’est-à-dire en fonction de procédures précisesdont l’efficacité est démontrée. La formation àla gestion du stress doit permettre d’atteindreces objectifs et donc d’être une meilleureprofessionnelle. Elle peut se concevoir soustrois formes principalement : lors de laformation initiale, sous forme de formation

continue, ou de façon plus informelle àl’occasion de groupes de parole sur le stress etl’épuisement professionnel. Cela nécessite uneplus grande connaissance, de la part de tous lesacteurs, des théories sur le burn out, ce quiexplique pourquoi celles-ci sont diffusées dansles écoles, dans les formations et dans lespublications internes. Une telle représentationofficielle de la question rencontre alors l’intérêtde la plupart des acteurs impliqués.

Il ne faut pas oublier non plus le très bon accueilque les recherches sur le burn out ont reçuauprès des infirmières interrogées. Ce succèss’explique tout d’abord par le besoin quebeaucoup de soignants expriment de pouvoirdonner un sens au malaise qu’ils ressentent.D’autant plus que les discours sur l’épuisementprofessionnel bénéficient des a priori favorablesdes infirmières l’égard du discours « psy » engénéral. Ensuite, parce que parler du burn outrevient aussi à se distinguer à la fois de l’aidesoignante, qui fonde son travail sur des relationsnon professionnalisées avec le malade, et dumédecin, accusé de déshumaniser le patient.Surtout, pour les infirmières rencontrées,évoquer officiellement l’existence de l’épuise-ment professionnel reviendrait à reconnaître lemétier d’infirmière comme un métier où l’ondonne beaucoup de soi et dont les membres fontpreuve d’un engagement personnel plus impor-tant que dans d’autres activités. Ainsi, lediscours sur la mauvaise fatigue infirmièrerenforce l’imaginaire infirmier. Dans le mêmetemps, il exprime bien la difficulté posée par laréalisation de l’idéal professionnel d’une infir-mière se voulant à la fois proche et distanciéedu malade. Lors des entretiens, la plupart desinfirmières rencontrées ont exprimé leursatisfaction de voir leurs problèmes de stress etde fatigue pris en compte et donc reconnus. Demême, l’intérêt et la sollicitude que peut porter,dans certains services, la psychologue sontvécus très positivement. Les infirmières quin’ont pas eu ce genre d’expérience l’envisagentégalement de façon très positive. Les entretiensont montré que la psychologue est le profes-sionnel de santé dont les infirmières attendentle plus.

L’intérêt des cadres, des institutions hospita-lières et des infirmières elles-mêmes expliqueprobablement l’écho qu’ont eu les travaux sur

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le burn out dans la presse professionnelle. Lesautres acteurs qui pouvaient avoir, à l’hôpital,un discours critique sur le burn out, comme lessyndicats et certains médecins du travail, se sontretrouvés, dans cette histoire, largement mar-ginalisés. On peut alors parler d’une sorte decompromis implicite entre les principauxacteurs concernés pour faire de l’épuisementprofessionnel la mise en forme officielle desproblèmes de fatigue et de stress des soignantsà l’hôpital.

L’institutionnalisationinachevée

Malgré l’intérêt soulevé par les recherches surl’épuisement professionnel et la fréquence desréférences à ce terme dans les discours sur lesconditions de travail, l’institutionnalisation duproblème « burn out des infirmières » est restéepartielle. D’un côté, les institutions hospita -lières, notamment l’Assistance publique -Hôpitaux de Paris, ont mené, principalementdans les services considérés comme « à ris-ques », des campagnes de prévention del’épuisement professionnel, tandis que d’unautre côté, cette entité n’est pas devenue unecatégorie ouvrant des droits particuliers enmatière de protection sociale des soignants.A l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris, laprévention du burn out s’est faite à traversplusieurs axes d’intervention. Par exemple, desbrochures d’information ont été distribuées aupersonnel avec, à l’intérieur, un petit test d’auto-évaluation inspiré du MBI. Des stages deformation à la gestion de l’épuisement profes-sionnel ont été proposés et des groupes deparoles mis en place dans certains services.Toutefois, alors que l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris consacre, par le biais de sesformations et études internes, un intérêt nonnégligeable aux questions de stress et d’épuise-ment professionnel, ces entités nosologiquesn’offrent aucun droit ni statut particulier enmédecine du travail, à moins d’être traitées àtravers les catégories classiques de la psychia-trie. D’ailleurs, la médecine du travail, àl’Assistance publique-Hôpitaux de Paris,apparaît quelque peu en retrait voire marginali-sée sur cette question du stress et de l’épuise-ment professionnel qui est plutôt traitée comme

un problème de formation ou de gestion desressources humaines. Le fait d’être victime deburn out n’offre en effet aucun droit particulierà l’arrêt maladie ou au reclassement dans unservice ou un emploi moins « lourds » pour lesvictimes. Celles-ci se trouvent obligées dedemander un arrêt maladie en médecine de villequi doit être prolongé, au bout de trois mois,par un congé de longue durée.

Pourtant, le risque d’être obligé de prendre uncongé de longue durée pour faire face à desdifficultés psychiques est bien réel. En 1999, ily avait à l’Assistance publique-Hôpitaux deParis 1174 agents (hors-médecins qui ne dépen-dent pas des mêmes services de médecine dutravail) en congé de longue durée et dans 70 %des cas, le motif principal était une « affectionmentale ». D’après une étude interne récentemenées sur les dossiers d’agents ayant eu aumoins trois jours de congé de longue durée surl’année 2000, 62 % concernent des soignants(infirmiers, puéricultrices ou aides-soignants),alors que ce n’est le cas que de 49 % des congésde longue durée pour des pathologies cancé-reuses. La fonction soignante semble donc biencaractérisée par un risque accru de devoirprendre un congé de longue durée pour motifpsychiatrique. Dans 70 % des dossiers de congéde longue durée pour motif psychiatrique, ils’agit d’un diagnostic de dépression réaction-nelle ; attribué dans 19 % des cas, par lesexperts consultés, à une cause professionnelle.Toutefois, les catégories utilisées par les expertssont celles de la psychiatrie classique et deuxcas seulement « d’épuisement professionnel »(sur 510 « dépressions réactionnelles ») sontsignalés, malgré le « succès » qu’a connu cetteentité nosologique nouvelle auprès des psycho-logues, des directeurs de ressources humaineset des cadres infirmiers de l’Assistancepublique-Hôpitaux de Paris.Les experts auprès de la commission médicaled’établissement de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris, qui statuent sur la validitédes congés de longue durée, ne reconnaissentd’ailleurs pas particulièrement la notiond’épuisement professionnel et lui préfèrent lescatégories plus classiques de la nosographiepsychiatrique standard.

Cette institutionnalisation partielle s’est trouvéeégalement remise en cause à la suite de certains

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retours d’expérience plutôt négatifs sur lespratiques de prévention du burn out. Au départtrès demandeuses de stages, de formations etde soutien psychologique, certaines infirmièresen sont revenues avec l’impression qu’on s’étaitmoqué d’elles : culpabilisation de celles quin’auraient pas été capables de gérer le stress etles relations avec les malades ; recettes jugéessimplistes de relaxation, etc. De façon peut-êtreun peu excessive, Anne-Perrault-Soliveres,surveillante de nuit et responsable des forma-tions aux conditions de travail dans son hôpital,remarque que « les infirmières sont extrême-ment méfiantes de tout ce qui s’apparente à lapsychologie bien que cherchant désespérémentdes solutions personnelles dans ces courantsparallèles. C’est ainsi que sont très couruestoutes les techniques visant à modifier lecomportement, ce que je nomme la psychologiede supermarché. La psychologie comme lapsychanalyse ou la psychiatrie ne sont ainsi pasdes solutions au malaise, contrairement à ce quej’ai cru longtemps (jusqu’à l’arrivée despsychologues à l’hôpital). » En fait, toutes lesinterventions n’ont pas provoqué une telledéception, mais elles sont très dépendantes dela qualité professionnelle et humaine des« psy » recrutés et celle-ci semble avoir étévariable. Dans certains cas, notamment quandun travail était fait sur les règles collectives demétier, l’intervention psychologique a pu êtretrès profitable.Les responsables de la formation auraientégalement eu des problèmes avec des inter-venants ne présentant pas toutes les garantiesde sérieux (rumeur sur l’infiltration de sectesdans certaines formations, psychothérapeutesauto-proclamés, etc.). Les actions de préventiondu burn out se poursuivent donc sur un rythmeralenti et avec un moindre engouement, d’autantque d’autres thèmes sont apparus dans lesdiscours sur la souffrance des soignants.

Conclusion

Depuis deux ou trois ans, de nombreux signesindiquent en effet qu’une autre mise en formede la souffrance et du malaise des soignants sedéveloppe et gagne du terrain par rapport auxanalyses en terme de burn out. Autour desthèmes de la violence au travail et du harcèle-

ment moral. Les dernières brochures produiteset diffusées auprès des patients portent mainte-nant sur le stress lié à l’agressivité des maladeset l’épuisement professionnel est relégué austatut de cas particulier de cette catégorie plusvaste. Un nouveau compromis implicite sembles’ébaucher autour des thèmes de la violence etdu harcèlement. L’intérêt, pour les acteursimpliqués, est de pouvoir définir plus précisé-ment un « coupable », un « responsable ». Laviolence dans la société, l’incivilité des patients,quelques cadres à la personnalité perverse sontla cause du malaise. Pas plus que la théorie duburn out, cette vision des choses ne remet encause l’organisation et les conditions de travail,mais elle permet d’éviter une culpabilisation dessoignants. Un compromis peut se faire, entre ladirection et le personnel autour de la lutte contreles fauteurs de troubles.

Cet exemple du burn out montre les possibilitésde développement et les effets d’une théorie surles conditions de travail dans un milieu socialparticulier. Non seulement le succès desexplications psychologisantes de l’épuisementdoit beaucoup aux enjeux et aux interrogations

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qui ont traversé dans les années 1990 lesmilieux infirmiers, mais les théories véhiculéespar le burn out ont également participé auxefforts de normalisation de la profession : miseen avant de la compétence relationnelle, de lagestion des affects et des mécontentements,protocolisation des pratiques, etc.Cependant, tous les milieux professionnelsn’ont pas accepté avec la même sympathie cetteversion de leurs difficultés. Ainsi, les syndicatsde policiers ont-ils rejetés, en 1996, une étudemenée par un médecin de la police nationale etqui expliquait les suicides de policiers par untaux élevé de burn out dans la profession. Selonla Fédération autonome des syndicats de police,il était « scandaleux de présenter les policierscomme des névrosés alors que le problème étaitle manque de moyens et d’effectifs ». Par ail-leurs, pour les professions à propos desquellesa été évoqué le burn out, comme les cadres oules travailleurs sociaux, la description dusyndrome était tellement différente, qu’il estpossible de se demander dans quelle mesurenous n’aurions pas affaire à une catégorie adhoc, adaptée aux enjeux et aux problèmesspécifiques de chacun de ces groupes. L’ap-proche en terme de construction sociale apparaîtalors pleinement justifiée.

Les références bibliographiques sont disponibles surdemande.

Notes

(1) Le burn out ou syndrome d’épuisementprofessionnel, pourrait être défini, de façon large,comme une forme spécifique de dépressionréactionnelle liée aux activités professionnellesimpliquant une relation d’aide. Mais ce terme aégalement été employé pour les cadres (Aubert etPages, 1989).

(2) Bien entendu, cela ne signifie pas que le burnout soit la seule mise en forme possible de la fatigueau travail.

(3) A titre d’exemple de ce type d’approche, on peutciter, dans le domaine de la santé au travail, l’articlefondateur d’Edwin Lemert (1967) sur la paranoïa etles phénomènes de harcèlement, les travaux de GaryDworkin (2001) sur le burn out des enseignantsaméricains, l’étude de Françoise Piotet (2001) sur lesyndrome du canal carpien chez des cableuses, etc.

(4) A.E Dembe (1996) développe ainsi les exemplesdes surdités professionnelles, du mal de dos et deslésions d’effort. De même, Brian Martin et GabrieleBammer (1992) ont rendu compte de la façon dontles troubles musculo-squelettiques ont été reconnusen Australie.

(5) Pour la reconnaissance des maladiesprofessionnelles en France, il est possible d’évoquerl’étude d’Annie Thébaud-Mony (1991). De façonplus générale, la sociologie de la médecine alargement développé cette voie : par exemple pourle cas des maladies mentales, les travaux de ThomasScheff (1994).

(6) Cette expression est empruntée à HowardBecker (1985). Elle traduit l’idée que les normes sontproduites par un travail collectif, un peu comme uneentreprise produit un bien ou un service.

(7) L’existence d’un marqueur physiologiquen’empêche d’ailleurs pas que, dans un premier temps,des controverses éclatent sur la réalité ou laspécificité d’un trouble. Steven Epstein (2001)montre ainsi, à propos du SIDA, comment le lienentre le virus HIV et la maladie a été discuté jusqu’en1991, avant de faire l’objet d’un consensus total dansla communauté scientifique.

(8) Ce mécanisme a été observé, entre autres, parAnne Marie Guillemard (1986) à propos de lapolitique de mode de vie et d’insertion sociale despersonnes âgées dans les années 1960, ou par HenriBergeron à propos de la mise en œuvre de la politiquefrançaise de lutte contre la toxicomanie (Bergeron,1999).

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LE BURN OUT

La santé mentale des médecins est un sujet deplus en plus préoccupant. Les psychiatres sontde plus en plus consultés par leurs confrères.Les études attestent de ce phénomène. Ainsi,en 1998, l’Association médicale canadienne amis en évidence que les médecins présententune incidence moindre d’accident cardio-vasculaire et de cancer que la populationgénérale. Par contre, on retrouve parmi lesmédecins une incidence accrue de troubles del’humeur, de troubles anxieux, d’alcoolisme etde dépendance soit aux benzodiazépines, soitaux opiacés.

Dès lors, notre réflexion doit suivre deux axes :1. Quelles sont les causes de ce phénomène ?2. La prise en charge psychiatrique d’un

médecin est-elle différence de celle d’unautre patient ?

Les facteurs de stress

Il est couramment admis que la vie d’un méde-cin est stressante. En effet, celui-ci travaillebeaucoup, dort peu (particulièrement lorsqu’ilfait des gardes), prend des responsabilitésimportantes et est quotidiennement confrontéà des questionnements éthiques. En outre, il doitfaire face à la mort et les philosophes nous ontappris qu’il s’agit là de la chose la plus angois-sante pour un homme occidental.

Le burn out chez le médecinAlain Lutz,psychiatre,

chargé de cours,faculté demédecine,

département deneurologie et de

psychiatrie,université

catholique deLouvain.

Extrait dusyllabus

Eléments depsychopathologie

et paru dansLouvain médical,janvier 2002, vol.

121, n° 1.

○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○

○○○○○○○○○○○○○○○○○○○○○○○

Alain Lutz nous propose une mise enperspective du burn out des médecinsdans le cadre général de leur santémentale, avec ses facteurs de stressspécifiques, et souligne les difficultésde la prise en charge de ces patientsqui ne se considèrent pas « comme lesautres ».

Mo

ts clefs: santé m

entale,travail et santé.

Mais, tous ces éléments n’ont rien de bien neuf.On peut raisonnablement accepter qu’il y acinquante ans, un médecin était déjà confrontéaux même difficultés. Alors, quels seraient lesnouveaux facteurs de stress ?

• Le premier est sans nul doute l’augmentationimpressionnante des connaissances médicalesau cours de ces dernières années. Tout méde-cin qui veut maîtriser son art doit s’informerquotidiennement, ce qui lui demande dutemps et un accès facile aux banques dedonnées. En outre, les publications scientifi-ques évoluent à une vitesse telle que lepraticien ne peut jamais être sûr d’être à lapointe.

• L’apparition des nouvelles technologies estégalement un facteur de stress important.En effet, il faut pouvoir les maîtriser mais,en outre, elles sont coûteuses. Lorsqu’unjeune médecin installe son cabinet, il setrouve confronté à des choix difficiles. Peut-il s’équiper correctement sans dépenser dessommes somptuaires ?

• Nous en arrivons ainsi à un problème crucial.De nombreux médecins sont confrontés à desdifficultés financières. Il leur faut rembourserun emprunt hypothécaire, l’emprunt d’emmé-nagement du cabinet et un éventuel prêtd’études. Ceci constitue un poids certainmais, en outre, diminue la marge demanœuvres de l’intéressé. En effet, si un jouril souhaite changer son mode de vie, leséchéances financières l’en empêchent et il sesent ainsi prisonnier d’une situationdéplaisante.

• Dans de nombreux pays règne une incertitudequant à l’avenir du système de soins.L’impossibilité de pouvoir se représenterl’avenir est, pour toute personne, un élémentangoissant.

• L’impact des fusions hospitalières ne peut êtrenégligé. De nombreux médecins se sententsoudainement et injustement dépouillés de cequ’ils ont construit. Fréquemment, ils leressentent comme de l’ingratitude.Sur le plan des relations personnelles, il s’agitd’une difficulté non négligeable. Un servicegrandit petit à petit ; idéalement, ses membreschoisissent de travailler ensemble. Apprendrequ’il faudra collaborer avec de nouveauxcollègues, voire un nouveau chef de service,peut engendrer une peur légitime.

• Les patients sont de plus en plus exigeants

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vis-à-vis du corps médical. Ils arriventrégulièrement à la consultation en s’étant déjàlargement documenté sur leur maladie. AuxEtats-Unis, il existe un site payant sur Inter-net : celui-ci permet aux patients d’introduireleur cas et le diagnostic du médecin consulté ;celui-ci est alors critiqué par les spécialistesdu site...

• Le nombre de procès intentés aux médecinsest en nombre croissant.

• L’esprit de compétition dans les milieuxuniversitaires a atteint un niveau difficilementsupportable.

• Enfin, le harcèlement sexuel et la peur d’enparler deviennent un phénomène préoc-cupant.

Dickstein est professeur de psychiatrie àl’Université de Louisville. En mai 2001, elle aprésenté une étude au congrès de l’Associationaméricaine de psychiatrie. Celle-ci montrequ’aux Etats-Unis plus d’un assistant sur quatreprésente une dépression majeure avant la finde sa spécialisation. Dans la littérature, laprévalence sur la vie de la dépression majeurevarie entre 12% et 18%. Parmi les assistantsaméricains, la prévalence sur six ans est de 25%.Il y a là de quoi nous inquiéter.

Le burn out

Le burn out est un syndrome présentant troiscaractéristiques principales :

- un affaiblissement psychique et physique ;- une perte d’empathie voire du cynisme ;- une diminution du rendement et un

absentéisme.Ce syndrome est régulièrement associé à uneassuétude.Le burn out n’est pas tant la conséquence d’unstress extrême que d’un déséquilibre entre lestress quotidien et le return. Expliquons-nous.Toute activité médicale engendre un certainniveau de stress. A titre d’exemple, le travailen salle d’urgence, au quartier opératoire ou auxsoins intensifs engendre un état de tension.Celui-ci est généralement bien toléré pourautant que le soignant reçoive un return, c’est-à-dire une gratification ou au moins un senti-ment d’efficacité. Le burn out apparaît générale-ment lorsque ce return s’affaiblit.

Dans certains pays, le burn out a atteint deproportions impressionnantes. Ainsi, en Suède,un médecin hospitalier sur trois demandes unenouvelle affectation alors qu’un médecin surdix souhaite quitter la profession médicale.En France, dans les hôpitaux universitaires, plusd’un chef de service sur trois souhaite abandon-ner ses fonctions alors que près d’un non-chefde service sur deux refuserait cette promotionsi elle lui était proposée. Comment comprendreles résultats de cette étude alors qu’il y a peu leposte de chef de service dans un hôpitaluniversitaire représentait encore le sommet dela carrière médicale ? Selon Masquelet, lescharges qui pèsent sur les épaules d’un chef deservice sont devenues de plus en plus écra-santes : on attend de lui qu’il soit un excellentclinicien mais également un bon gestionnaire ;il lui faut enseigner et diriger de nombreuxtravaux de recherche.Parallèlement, son pouvoir de décision s’estconsidérablement réduit au profit d’unedirection de plus en plus administrative.On retrouve donc ici un phénomène dedéséquilibre.

Les défis de la prise en charge

Il est assez habituel de dire qu’un médecinmalade doit être traité comme tout autre patient.S’il est convenable de tenir cette position, ilexiste pourtant des défis dans la prise en chargepsychiatrique du médecin-patient.

● Les préjugés

On retrouve, parmi les médecins, les mêmespréjugés que dans la population générale (peurd’être considéré comme fou, comme unfaible...).Mais il y a des éléments particuliers au méde-cin. Ainsi, dans certaines facultés, la psychiatrien’est pas reconnue comme une science médi-cale à part entière. D’autre part, la difficulté dumédecin-patient est d’accepter qu’il est malade.Et lorsqu’il l’accepte, la honte est souventintense. Ceci s’explique peut-être par le fait queles médecins placent leur idéal de vie fort haut ;ils ne peuvent se permettre aucune erreur, aucunmanquement... Dès lors, lorsque l’un d’eux« craque », il se sent terriblement inférieur à

Le burn out chez le médecin

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LE BURN OUT

ses collègues.Les préjugés sont particulièrement délétères ence sens qu’ils retardent le traitement et peuvent,dès lors, péjorer le pronostic.

● Accepter le rôle du patient

Le médecin se doit de tout contrôler, dansl’exercice de sa profession. C’est ce qu’onattend de lui. Or, l’acceptation du rôle du patiententraîne une perte de contrôle. Et si l’habitudeest une seconde nature, cela ne peut se fairesans réticence.D’autre part, l’inquiétude des médecins-patientsest souvent consécutive à la connaissancethéorique (parfois erronée) de la maladie, dutraitement et du pronostic. Il n’est pas rared’entendre un médecin affirmer que ladépression est une maladie incurable...

● L’automédication

L’automédication est compréhensible et prévi-sible. Le médecin a un accès facile aux médica-ments. En outre, il est gêné d’être malade ettient à rester autonome.A la consultation de psychiatrie, il est donc bienrare de voir un médecin qui ne se soit pasautomédiqué.Il est essentiel que, dès la première consultation,le psychiatre clarifie les rôles et qu’il assume,lui seul, la prescription médicamenteuse.

● Le mensonge

Le médecin-patient peut cacher délibérémentdes éléments anamnestiques importants lorsd’une consultation psychiatrique. Ses craintessont multiples : il peut avoir peur du traitement,d’une hospitalisation en psychiatrie voire d’unemise en observation.Lorsqu’un médecin travaille en milieu hospi-talier, il consulte souvent là où il travaille. Maisy a-t-il collusion entre le psychiatre et sonemployeur ?Enfin, quel que soit le type de pratique dumédecin-patient, il peut se méfier d’un éventuelrapport du psychiatre à l’Ordre des médecins.Certes, le psychiatre est tenu au secret médical.Mais, l’état de nécessité ne le poussera-t-il pasà alerter l’Ordre ? A cet égard, le psychiatre doitrassurer le patient.

● La méconnaissance des troubles anxieux

Il faut systématiquement rechercher la présencede troubles anxieux chez les étudiants en méde-cine et chez les médecins et, particulièrement,la phobie spécifique, la phobie sociale, lesattaques de panique et les troubles obsessionnelscompulsifs.A la consultation, il ne faut pas s’étonnerd’entendre un étudiant en médecine déclarer saphobie du sang ou des injections. De même,certains assistants sont devenus maîtres dans

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l’évitement des staffs tant la crainte de parleren public est grande.Dans le milieu médical, les attaques de paniqueparaissent inavouables. Quant aux troublesobsessionnels compulsifs, on comprend quedans un milieu aussi exigeant certains médecinsdécompensent sur ce mode-là.La comorbidité des troubles anxieux n’est pasnégligeable. Ainsi, un trouble anxieux peut êtreassocié :

- à un autre trouble anxieux ;- à un trouble de l’humeur ;- à une assuétude ;- à un trouble du comportement alimentaire.

Le traitement ne se limite pas à une prescriptionmédicamenteuse mais il faut la plupart du tempsenvisager une psychothérapie individuelle ainsique des entretiens de famille.

Conclusion

« Lorsqu’on traite un médecin, c’est un patientcomme un autre ». Cette phrase, cent fois redite,doit sans doute être considérée comme unepratique idéale vers laquelle on tend mais quiprésente de nombreux défis. Malgré ceux-ci, letraitement psychiatrique des médecins estassocié à un excellent pronostic. Pour autant, ilfaudrait améliorer les possibilités de soins auxétudiants en médecine et aux médecins. Il estdésormais indispensable que les facultés demédecine offrent un éventail de programmesd’appui aux étudiants en médecine, aux assis-tants et aux médecins actifs qui sont très exposésà la consommation de substances et à latoxicomanie, ou aux maladies psychiatriques.Les programmes d’appui et d’aide aux méde-cins devraient être facilement accessibles etrigoureusement confidentiels. Il serait égale-ment nécessaire d’établir des groupes d’entraidespécialisés pour les médecins qui ont desbesoins particuliers comme ceux qui font faceà des poursuites pour faute professionnelle ouà des audiences disciplinaires, ou ceux qui ontune incapacité de longue durée ou permanente.

Finalement, puisqu’il vaut mieux prévenir queguérir, il serait bon que dans les hôpitaux, lesmédecins soient plus impliqués dans les déci-sions qui les concernent et qu’il y ait uneconcertation entre les différents niveauxhiérarchiques. Et, en fin de compte, le mieuxne serait-il pas de renforcer la solidarité entreconfrères ? Mais cela, nous sommes les seuls àpouvoir le faire... ●

Le burn out chez le médecin

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LE BURN OUT

Au printemps 2002, sous l’impulsion duCollège de médecine de premier recours et avecle soutien de l’Académie suisse des sciencesmédicales, une grande enquête épidémiolo-gique sur l’état de santé des médecins depremier recours suisses a été réalisée par ungroupe de praticiens installés, en collaborationavec le département de médecine communau-taire et le service Qualité des soins des hôpitauxcantonaux universitaires de Genève.

● Méthode

Nous avons envoyé un questionnaire de 158questions à un échantillon aléatoire de 3000médecins de premier recours, identifiés dansle fichier d’adresses de la Fédération desmédecins suisses. Comme médecins de premierrecours, nous avons sélectionné les porteursd’un titre de spécialiste en médecine générale,médecine interne générale et pédiatrie. Nousavons également inclus les médecins praticienssans titre de spécialiste. Parmi ces 3000médecins, 244 ont été exclus pour diverses

raisons : 218 ne se considéraient pas commedes médecins de premier recours, 15 n’exer-çaient plus, 3 personnes étaient décédées et 8avaient des adresses incorrectes. Le question-naire était constitué de questions standardiséeset validées sur la santé, l’épuisement profession-nel, la satisfaction professionnelle, la consom-mation de tabac, d’alcool et de médicaments.Il a été complété par des questions spécifiquessur la charge de travail, les comportements derecherche de soins (consultations médicales,idées suicidaires), les facteurs de stress dans lavie professionnelle et privée et les stratégies delutte contre le stress.

● Résultats

Après un premier envoi et deux rappels, 1784médecins ont renvoyé un questionnaire rempli,soit un taux de réponse de 65 %. Les femmesont été un peu moins nombreuses à répondre,de même que les médecins tessinois, lesinternistes généralistes et les praticiens sans titrede spécialiste (tableau 1). Les médecinsgénéralistes ont été plus de 70 % à répondre,preuve de leur intérêt pour les sujets abordés ! !

● Etat de santé et suicidalité

Une majorité des participants à l’enquêtepensent que leur santé est très bonne (41 %),

Santé des médecins de premier recours enSuisseRésultats de la première enquête nationale

○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○

○○○○○○○○○○○○○○○○○○○○○○○

Quelle est l’importance du burn out ?Nous avons choisi une étude suisse pour« chiffrer » les aspects du burn out, enraison de son caractère méticuleux, dessimilitudes globales de l’exercice de lamédecine en Suisse et en Belgique etaussi parce qu’elle développe denombreuses comparaisons internatio-nales, nous offrant ainsi un largetableau du phénomène.

Patrick Bovier,médecin

interniste àGenève, Martine

BouvierGallacchi,

médecininterniste à

Melide (Tessin),CatherineGoehring,

médecininterniste à

Biasca (Tessin),Beat Künzi,

médecingénéraliste à

Berne.

Article paru dansPrimary care

2004 ; 4 (38), pp. 716-8 .

(<http://www.primary-

care.ch>.

Mo

ts clefs: santé m

entale,m

édecine générale.

Taux de participation

n %

Sexe femme 293 61homme 1491 66

Langue allemand 1303 66français 433 63italien 48 59

Titre FMH généraliste 805 73interniste 596 60pédiatre 164 68sans titre FMH 219 51

Tableau 1. Taux de réponse des participants.

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voire excellente (16 %). Soixante-neuf pourcent se sont sentis heureux « souvent », « trèssouvent » ou « en permanence » au cours desquatre dernières semaines (figure 1).En comparaison avec d’autres données suisses,une santé « excellente » avait été rapportée par19 % des étudiants immatriculés à l’Universitéde Genève et 21 % des médecins internes etchefs de clinique des hôpitaux cantonaux

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Dans l’ensemble, pensez-vous que votresanté est :

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médiocre

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rarement

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en permanence

très souvent

souvent

quelquefois

Au cours des 4 dernières semaines, vousvous êtes senti heureux ?

1

jamais

Figure 1. Etat de santé subjectif rapporté par les médecins de premier recours en Suisse (2002).

universitaires de Genève et une santé « bonne »par 42 % et 37 % respectivement. Seuls 2 %des médecins internes et chefs de clinique deshôpitaux cantonaux universitaires de Genèveétaient heureux « en permanence », 20 % « trèssouvent » et 31 % « quelquefois ».

Concernant le suicide, plus des deux tiers desmédecins interrogés (69 %) disent avoirentendu parler d’un (ou plusieurs) cas qu’ils neconnaissaient pas personnellement. Un peumoins de la moitié (43 %) affirment connaîtrepersonnellement un collègue qui s’est suicidé.Près d’un tiers (28 %) expliquent avoir connueux-mêmes une phase suicidaire. Enfin, 5 % desmédecins ont des pensées suicidaires actuelles.Ces chiffres sont à considérer avec précaution,car les statistiques en la matière sont d’une pau-vreté déconcertante ; elles interdisent donc toutecomparaison avec d’autres corps de métier enSuisse ou à l’étranger. Dans une étude anglaise,

le taux de pensées suicidaires était plus élevéchez les généralistes (14 %), mais semblable ànos résultats parmi des consultants hospitaliers(5 %). En ce qui concerne le taux de suicide,des données de l’Office fédéral de la statistiqueentre 1979 et 1988 montraient un risque relatifde décès par suicide de trois à six fois plus élevéparmi les médecins, par rapport à une popula-tion du même âge. Malheureusement depuis

1988, l’Office fédéral de la statistiquen’enregistre plus la profession des personnesdécédées lors d’un suicide. Sur le plan inter-national, une revue systématique portant sur lesuicide chez les médecins a montré que le risquerelatif par rapport à la population générale étaitde 1,3 à 3,4 chez les hommes et de 2,5 à 5,7chez les femmes.

● Epuisement professionnel ou burn out

Les questions que nous avons utilisées pourmesurer cet aspect de la profession des méde-cins de premier recours permettent de définirtrois axes : l’épuisement émotionnel, le senti-ment de dépersonnalisation (perte d’intérêt vis-à-vis des patients, considérés comme des objetsimpersonnels) et l’accomplissement personnel(sentiment de gratification/valorisation autravers de l’activité professionnelle). Pourchacun de ces trois aspects du burn out, environ

Santé des médecins de premier recours en SuisseRésultats de la première enquête nationale

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LE BURN OUT

un médecin sur cinq atteint des scores élevés(19 %, 23 % et 16 % respectivement). Unmédecin sur trois (31 %) atteint des scoresélevés sur les échelles d’épuisement émotionnelou de dépersonnalisation. Une étude effectuéeauprès de 457 infirmiers et infirmières suissesen 1991 avait montré des taux d’épuisementémotionnel légèrement plus élevés (25 %), destaux de dépersonnalisation plus bas (13 %) etdes taux d’accomplissement personnelsemblables (16 %). Il faut cependant noter quel’échantillon normatif utilisé (donc les seuilsdes scores menant à un burn out élevé) étaitdifférent. En comparaison avec les résultatsd’études internationales, le taux de burn out estmoins élevé dans notre enquête. En effet, enfonction des conditions de travail et desspécialités, les scores élevés d’épuisementémotionnel peuvent varier de 27 % à 53 % selonles auteurs, ceux liés à la dépersonnalisationde 19 % à 64 %, et les scores d’accomplis-sement personnel de 13 % à 49 %.

Une étude effectuée auprès de 1435 spécialisteshollandais utilisant le Maslach Burn outInventory (MBI) selon un échantillon normatifhollandais a montré que le stress professionnelet la satisfaction professionnelle étaient desprédicteurs importants du burn out, en parti-culier de l’épuisement émotionnel. Les auteursconcluent à un effet protecteur de la satisfactionprofessionnelle contre les effets négatifs dustress ; ils soulignent également l’importancedes facteurs liés à l’organisation du travail plusque les facteurs personnels dans la gestion dustress. Une autre publication comparant cemême groupe de médecins hollandais avec ungroupe de médecins américains conclut que lestress et la satisfaction ont un effet direct sur leburn out, ainsi que les interférences entre letravail et la vie privée. Les variables socio-démographiques, le type de pratique et lesheures de travail ont un effet sur le stress et lasatisfaction au travers des variables médiatrices,que sont le contrôle sur le travail, les interféren-ces entre le travail et la vie privée et le soutiende l’entourage. Le taux de burn out des méde-cins américains est de 22 % (mesuré sur uneéchelle différente de celle du MBI) et le tauxde burn out des médecins hollandais, mesurépar la dimension de l’épuisement émotionnelselon le MBI est de 11 à 22 %. Les propositionspour la prévention du burn out, basées sur ce

Et en Belgique ?

Une enquête a été réalisée en 2001 pour le Journaldu médecin par Vincent Claes et Pascal Selleslagh.Sur 26.000 questionnaires envoyés, ils reçurent prèsde 1500 réponses, dont il ressort que quasiment unmédecin sur deux se trouve dans une zone critiqueselon l’échelle Maslach Burn Out Inventory (MBI) :45 % des répondants, sans différences entre femmeset hommes, se trouvent en situation d’épuisementémotionnel. Par contre, seulement un répondant surcinq présente un sentiment d’incompétence et deperte d’estime de soi, avec une prépondérancemasculine pour ce critère. Ce genre d’enquêteprésente toutefois un biais potentiel, celui d’aspirerles personnes qui seront plus motivées à répondreparce qu’elles se sentent concernées par la problé-matique.

Axel Hoffman

travail, sont l’amélioration du contrôle desmédecins sur leur travail et la diminution desinterférences entre le travail et la vie privée.Dans le groupe américain, le burn out était plusélevé chez les femmes que chez les hommes(28 vs. 21 %, p <0,01), alors qu’il n’y avait pasde différence significative entre femmes ethommes chez les médecins hollandais.

Si seul un médecin de premier recours sur cinqmontre des signes de burn out en Suisse, tauxencore raisonnable par rapport à d’autres étudesinternationales, celui-ci pourrait augmenter,suite aux changements du système de santé quisont en cours, comme cela s’est déjà produitdans d’autres pays.

● Comportement de recherche de soins

Un tiers des participants à l’enquête (35 %)avoue avoir de la difficulté à être soigné et seulun sur cinq (21 %) a un médecin de famille,contre 89 % pour la population suisse. Au coursdes douze derniers mois, un peu plus de lamoitié ont consulté un thérapeute (53 %) : 13 %ont consulté un médecin de premier recours,10 % un collègue de travail, 8 % un spécialistede santé mentale et 28 % un autre médecin outhérapeute (57 % des femmes médecins ontconsulté un gynécologue). Ce taux de recours

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Santé des médecins de premier recours en SuisseRésultats de la première enquête nationale

à un thérapeute est plus bas que celui de lapopulation suisse (79 %), mais nettement plusélevé en ce qui concerne les problèmes psychi-ques (seuls 4 % des personnes de l’enquêtesuisse sur la santé ont consulté un thérapeuteau cours des douze derniers mois pour unproblème psychique, dont 55 % un psychiatre).Enfin, 41 % des médecins qui ont réponduéprouvent de la difficulté à soigner des con-frères.

Ces comportements de recherche de soins vontà l’encontre des recommandations élaborées parcertaines associations médicales qui préconisentque tout médecin ait lui-même un médecintraitant.

● Prise de médicaments

Au cours des sept derniers jours, 65 % desmédecins déclarent avoir pris un médicamentquelconque, dont neuf fois sur dix en automédi-cation. Ce chiffre est nettement supérieur à lapopulation suisse, où seuls 41 % des personnessondées en 1997 et 42 % en 1992 affirmaientavoir pris un médicament dans la dernièresemaine écoulée. Les médicaments les plussouvent pris sont des anti-douleurs (34 %),suivis par les anti-hypertenseurs (13 %), lesbenzodiazépines (9 %) et les antidépresseurs(7 %). La consommation d’anti-hypertenseursest similaire (11 %), alors que la prise d’antal-giques est nettement plus basse dans la popula-tion suisse (17 %). Seules les personnes de plusde septante-cinq ans ont une consommationd’antalgiques équivalente !En ce qui concerne la prise d’antidépresseurs,celle-ci n’est que de 5 % dans la populationgénérale.

● Tabagisme et consommation d’alcool

La proportion de fumeurs réguliers chez lesmédecins de premier recours est de 12,4 %(tableau 2). Ce taux peut être comparé auxrésultats de l’enquête suisse sur la consom-mation de tabac, aussi appelée « Tabak-monitoring », qui se déroule depuis janvier2001 par interview téléphonique auprès d’unéchantillon représentatif de 2500 personnesâgées de 14 à 65 ans chaque trimestre. Selonles résultats de 2001–2002, publiés en juin2003, 32 % de la population fume (23 %quotidiennement et 9 % occasionnellement),19 % sont des ex-fumeurs et 49 % n’ont jamaisfumé. Les hommes fument plus que les femmes(37 % vs. 29 %). Les personnes ayant uneformation supérieure fument moins que cellesavec une formation inférieure (20 % vs. 31 %).Les médecins de premier recours fument doncnettement moins que la population générale, etégalement moins que la population ayant faitdes études supérieures.

La consommation régulière d’alcool est parcontre nettement plus répandue que dans lapopulation suisse : seuls 3 % des hommesmédecins se disent abstinents contre 14 % dansla population masculine suisse. Chez lesfemmes médecins également, seuls 12 % despraticiennes sont abstinentes par rapport à 30 %des femmes suisses. Les études effectuées dansd’autres pays sur la prévalence de l’alcoolismechez les médecins praticiens apportent desrésultats contradictoires : le risque ne semblecependant pas plus élevé que dans une popula-tion de niveau socioéconomique comparable.Les autres problèmes d’addiction, en particuliermédicamenteuse, semblent par contre plus

Tabagisme % % homme % femme

Non-fumeurs 65 64 71Ex-fumeurs 22 23 18Fumeurs actifs 13 13 11

Boissons alcoolisées % % homme % femme

Abstinents au cours des 12 derniers mois 5 3 12Moins de 6 boissons standards par occasion 61 59 766 boissons standards ou plus par occasion 34 38 12

Tableau 2. Tabagisme et consommation de boissons alcooliséespar les médecins de premier recours en Suisse (2002).

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LE BURN OUT

fréquents que dans la population générale.

● Facteurs de stress

Le niveau de stress professionnel est intenseou très intense chez 44 % des participants(figure 2). Le stress occasionné par la vie privéeest moindre, mais malgré tout intense ou trèsintense pour 16 % des répondants. L’intensitédu stress ressenti varie selon le sexe : lesfemmes rapportent un niveau de stress un peumoins prononcé que les hommes pour la vieprofessionnelle (36 % de stress lié au travailintense ou très intense chez les femmes vs. 45 %pour les hommes) et légèrement plus intensepour la vie privée (17 % de stress lié à la vieprivée intense ou très intense chez les femmesvs. 16 % pour les hommes).

Bien que ce chiffre résulte d’une simple ques-tion, il correspond au taux de stress retrouvépar Caplan (48 %) chez des généralistes anglais.Une autre étude longitudinale auprès degénéralistes anglais a estimé la prévalence dustress à 33 %. Ces chiffres sont plus élevés queceux retrouvés dans la population générale. Lesprincipaux facteurs de stress identifiés par notrecollectif sont des facteurs extrinsèques tels queles changements du système de santé suisse, lacharge de travail administratif et le travail liéaux assurances, l’image de la médecine dans

les médias et les exigences des patients. Lesfacteurs intrinsèques tels que l’incertitudediagnostique, la nécessité de maintenir sesconnaissances à jour ou l’accompagnement desmourants arrivent loin derrière.

Les Canadiens, dans leur déclaration politiquesur la santé des médecins, ont identifié commeprincipaux facteurs de stress le volume detravail, la privation de sommeil, les exigencesde l’enseignement et de la recherche, la craintede procès pour faute professionnelle et lesexigences croissantes de la communauté. Uneétude australienne très complète a égalementmis en évidence comme principaux facteurs destress des facteurs extrinsèques tels que le basniveau de rémunération, la pression du temps,les attentes irréalistes de la communauté,l’interférence du Gouvernement et lesinterférences entre le travail et la vie privée.Selon une étude canadienne menée en 1986auprès de 2584 médecins, les principalessources de stress étaient le temps de piquet (timeon call), le total des heures de travail, lanécessité de maintenir ses connaissances à jour,la nécessité de maintenir un revenu adéquat etles relations entre la profession médicale et leGouvernement. Selon certains auteurs, lesfacteurs intrinsèques, tel un sens autocritiqueélevé, joueraient aussi un rôle important dansle stress ressenti par les médecins.

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Niveau de stress lié au travail

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inexistant

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Niveau de stress lié à la vie privée

Figure 2. Niveau de stress lié au travail et à la vie privée rapporté par les médecins de premier recours en Suisse (2002).

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C A H I E R

Santé des médecins de premier recours en SuisseRésultats de la première enquête nationale

● Stratégies de lutte contre le stress

Les stratégies utilisées par les médecins depremier recours pour lutter contre le stressprofessionnel sont en premier lieu des activitésextra-professionnelles comme les activités horscabinet, le contact avec la nature, les voyages,les sports, et les divertissements (figure 3). Lesstratégies d’ordre professionnel, comme la délé-gation, arrivent en cinquième position seule-ment et ne sont employées que par 39 % desmédecins. La supervision n’est utiliséerégulièrement que par 16 % des répondants. Labaisse des heures de consultation et des dépen-ses privées n’est utilisée que par une personnesur dix. Enfin, l’interruption du contrat théra-peutique est très rarement pratiquée (1 %).

● Interférencesvie privée – vie professionnelle

Pour deux tiers des médecins, le travail débordesouvent sur le temps libre (figure 4). Pour lamoitié environ, le travail ne laisse pas suffisam-ment de temps pour la vie de famille. Commeprécédemment décrit, le nombre de gardeseffectuées est très variable et la réponse à laquestion concernant les gardes, jugéesexcessives par 32 %, est à interpréter dans cecontexte. Un peu moins d’un quart des

participants est souvent dérangé par les patientsdans sa vie privée et la grande majorité s’estimesoutenue par son partenaire.

● Contrôle sur le travail

Un meilleur contrôle des activités profession-nelles est recommandé classiquement pourdiminuer le stress ressenti par les travailleurs :à responsabilités égales, le fait de pouvoircontrôler le déroulement du travail diminue lestress ressenti. Dans notre échantillon demédecins presque tous indépendants (NB :seulement 2 % de médecins salariés), lecontrôle sur les différents aspects de l’orga-nisation du travail varie. Il est élevé surl’environnement de travail, la planification del’agenda et encore le nombre d’heures detravail, mais le nombre de patients et surtoutles dérangements durant les consultationssemblent plus difficiles à contrôler.

● Opinions vis-à-vis de la professionmédicale

Environ un médecin sur cinq choisirait uneautre profession s’il devait recommencer unecarrière professionnelle, et un sur cinqchangerait de spécialité (tableau 3). La grandemajorité (72 %) estime que les conditions de la

activités hors cabinet

nature/voyages

sports

divertissements

délégation

contacts sociaux avec pairs

activités artistiques

Balint/supervision

spiritualité

baisse dépenses privées

technique relaxation

baisse heures consultation

interruption contrat thérapeutique

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0 10 20 30 40 50 60

Figure 3. Stratégies utilisées régulièrement pour lutter contre le stress professionnelpar les médecins de premier recours en Suisse (2002).

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pratique de la médecine de premier recours sesont détériorées ces dernières années. Plus dela moitié (54 %) estiment que les patients sonttrop exigeants, et moins d’un tiers (29 %) sontoptimistes pour le futur de la médecine depremier recours. Enfin, à la question « Si vouspouviez recommencer votre carrière, choisiriez-vous un autre métier ? », seul un médecin sur 5répond par l’affirmative. Chez les femmes,moins sujettes au burn out (leur charge detravail hebdomadaire de travail est inférieure

de 25 % en moyenne à celle des hommes), untiers choisiraient peut-être, probablement ousûrement de ne pas devenir médecin et près de40 % changeraient de spécialité.

Une enquête menée auprès d’un large échantil-lon de médecins vaudois en été 2001 avait misen évidence une certaine crise de confiance,malgré une satisfaction professionnelle encoreélevée (91 % des médecins considéraient queleur métier leur apportait beaucoup ou

Mon travail déborde souventsur mon temps libre

6

1216

24

43

pas dutout d’accord

tout à fait

d’accord

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de

répo

nses

Mon horaire de travail me laisse suffisammentde temps pour la vie de famille

19

30

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17

11

pas dutout d’accord

tout à fait

d’accord

Figure 4. Interférences entre vie privée et vie professionnelle rapportéespar les médecins de premier recours en Suisse (2002).

Veuillez indiquer dans quelle mesure vous êtesd’accord ou pas avec les affirmations suivantes : Pas du tout d’accord ...… Tout à fait d’accord

Si je devais à nouveau choisir, je ne seraispas médecin 49 % 19 % 14 % 11 % 7 %

Si je devais recommencer ma carrière médicale,je choisirais une autre spécialité 50 % 19 % 11 % 11 % 9 %

Les conditions de pratique de la médecine de premierrecours se sont détériorées ces dernières années 4 % 9 % 15 % 22 % 50 %

Les patients sont trop exigeants 4 % 14 % 28 % 35 % 19 %

Je suis optimiste pour le futur de la médecinede premier recours 18 % 27 % 26 % 21 % 8 %

Tableau 3. Opinions des médecins de premier recours en Suisse sur leur profession et son avenir (2002).

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C A H I E R

Santé des médecins de premier recours en SuisseRésultats de la première enquête nationale

suffisamment de satisfaction professionnelle).Pratiquement 75 % des médecins vaudoisjugeaient que l’évolution des conditionsd’exercice de leur métier avait été insuffisanteou mauvaise, 85 % avaient une opinionnégative pour le futur de la profession et lamajorité déconseillaient à leurs enfants dechoisir une carrière médicale. Ces résultatsobtenus dans un collectif de médecins de toutesspécialités confondues sont comparables auxnôtres, bien que les médecins de premierrecours restent encore un peu plus optimistesquant à l’avenir de leur profession.

● Limites de l’étude

Premièrement, étant donné la nature trans-versale de cette étude, il ne nous est pas possibled’établir de manière absolument formelle desliens de causalité entre les différentes variables.Deuxièmement, nos analyses sont essentiel-lement descriptives, sans ajustement : il ne nousest donc pas possible de déterminer dans quellemesure certains de ces résultats pourraient êtrealtérés par des facteurs de confusion. Desanalyses plus approfondies seront nécessairesafin de confirmer ces premiers résultats.Finalement, bien que notre taux de réponse ne

soit que de 65 %, il est nettement supérieur àcelui de la plupart des enquêtes effectuéesauprès de médecins installés, qui dépasserarement les 50 %.

● Conclusions

Cette enquête a permis d’établir un premier étatdes lieux de la situation professionnelle desmédecins de premier recours en Suisse. Encomparaison avec d’autres études internatio-nales, les médecins suisses se portent encoreassez bien, mais sont très inquiets pour l’avenir.Ils sont soumis à un niveau élevé de stress, dûaux contraintes professionnelles et change-ments du système de santé. Malgré ce bilanassez positif, environ un médecin sur cinqprésente des symptômes de burn out.

Nous espérons que ces résultats permettrontd’attirer l’attention sur des problèmes souventméconnus, négligés ou passés sous silence, depromouvoir l’enseignement pré- et post-graduéde cette problématique et enfin d’alimenter ledébat, non seulement au sein de la communautémédicale mais aussi avec les autres acteurs nonmédicaux, sur l’avenir et la qualité de notresystème de santé.

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LE BURN OUT

● Recommandations

En se basant sur les recommandations dediverses associations médicales, nous propo-sons les points suivants comme base deréflexion initiale pour tenter de répondre auxproblèmes mis en évidence lors de cetteenquête :

Se réapproprier et cultiver le sens (meaning)de la médecine de premier recours, afin quecette profession reste attractive pour les prati-ciens actuels et futurs. Faire du lobbying auprèsdes autorités politiques pour faire reconnaîtrel’importance de la santé des médecins et sesdéterminants par rapport à la qualité des soinsdans notre système de santé.

1. Prévention et dépistage des problèmes liés au stress professionnel et au burn out

Dépistage précoce (lors de la formation pré- et post-graduée).– Diffusion d’instruments d’auto évaluation du burn out ou de la dépression permettant une

prise de conscience du problème ;– Diffusion de témoignages personnels de médecins ayant vécu et surmonté des

problèmes de burn out, dépression ou addiction.

Diffusion des stratégies ou programmes de lutte contre le stress et le burn out.– Recommandation aux médecins d’éviter l’autodiagnostic et l’autotraitement ;– Promotion des activités de supervision et de formation continue spécifique dans ce domaine.

2. Mise en place de structures d’entraide

Sur le plan médical :– Favoriser la création de programmes de soutien et d’entraide accessibles et rigoureuse-

ment confidentiels (par exemple : ligne téléphonique d’entraide, groupes de soutien depairs) ;

– Conseils aux médecins devant soigner d’autres collègues et offrir aux médecinsintéressés à traiter leurs collègues des programmes de formation continue sur la santédes médecins.

Sur le plan professionnel :– Système permettant de remplacer les médecins praticiens pour des périodes prolongées

si nécessaire ;– Aides pratiques pour la gestion du cabinet (organisation du travail, redéfinition des

tâches) et des systèmes informatiques.

3. Redéfinition du rôle de la médecine de premier recours dans notre système de santé

Redéfinir le contrat social qui lie le médecin de premier recours à la société :

– Décalage entre les attentes des médecins, ce pour quoi ils ont été formés et la réalitéactuelle de la profession ;

– Redéfinir explicitement le contrat tacite ou psychologique qui lie le médecin à la société,pour trouver un accord entre les différents points de vue du Gouvernement, desassureurs, des patients et des soignants.

Les références bibliographiques sont disponibles surdemande.

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C A H I E R

Après une expérience décevante à Ljubljana en2003, c’est avec une certaine appréhension queje me suis rendue au congrès de la WONCA àAmsterdam en juin 2004. Une fois encore, jerentre avec des sentiments mitigés.Certes, le niveau scientifique, le niveauacadémique étaient bien plus satisfaisants àAmsterdam qu’à Ljubljana. Certes, et c’était lepoint le plus fort de ce congrès, les échangesinternationaux, les confrontations de nos vécusdifférents, la découverte de collègues motivéset jeunes m’ont comblée. Ce n’est pas le congrèsni son organisation qui me laissent songeuse.Ce qui me laisse songeuse, c’est l’évolution dela médecine de premier recours telle qu’elle aété présentée à plusieurs reprises à Amsterdam,me faisant me sentir « vieux jeu » tout d’uncoup.

● Culture du changement

Lors de l’allocution de clôture, M. Richard Grola ainsi parlé d’un besoin de trouver une« culture du changement » (c’est quoi aujuste ?), épinglant au passage les 48 % descabinets de premier recours qui travaillent selonune culture de réseau ou de collaboration. Ettoc ! Moi, qui ai cru bon de mettre en valeur lesopinions de mes collaborateurs, y compris demes patients ! Moi, qui m’efforce, avec plus oumoins de succès d’entendre (et non passeulement d’écouter) ce que les autres ont à medire tout au long d’une journée bien remplie !Oui, c’est fatigant et on n’arrive pas toujours àpercevoir le sens profond d’une phrase lâchéenégligemment. Cela coûte de l’énergie, deman-de un sens critique et une bonne connaissancede soi-même, associé à une disponibilité à touteépreuve parfois difficile.Et voilà que j’ai tort !

● Minutage diabolique

Changeons alors, puisqu’il faut une « culturedu changement ». Changer comment ? Commecette collègue espagnole qui consulte en cinq àsept minutes et qui, sur cette base, mène uneétude sur le nombre de diagnostics d’état anxio-dépressif et sur l’efficacité de la prescriptiondes antidépresseurs ? Est-ce à cela que Tarmed2

nous prépare ? Et si on faisait plutôt une étudesur l’amélioration des soins lorsqu’on prend letemps d’entendre, évitant peut-être par là-mêmela prescription coûteuse de médicaments chers ?Les Hollandais et les Anglais sont un peu mieuxlotis : dix minutes à tout casser. D’ailleurs, seloneux, leurs guidelines et leurs entraînements sontsi bien faits qu’ils font très rarement des erreurs.Voilà qui ferait plaisir à Santésuisse.Mes collègues ont été d’accord avec moi,lorsque j’osais affirmer que certains patients(sans parler de moi-même) nécessitaient plusde temps (une à deux minutes de plus ?), maisils me répondaient que le nombre de patients àvoir les empêchaient de prendre ce temps. Ilsm’affirmaient par ailleurs sereinement que lespatients s’habituent sans problèmes à ce minu-tage diabolique, pour laisser de côté« l’inutile ».Les émotions, par exemple.

Impressions après le congrès WONCA 2004Lilli Herzig,médecingénéraliste,chargée de coursà la faculté demédecinede l’université deLausanne.

Article paru dansPrimary care2004 ; 4 (38),pp 716-8.(<http://www.primary-care.ch>.

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Après le congrès WONCA1 2004 àAmsterdam, j’ai éprouvé le besoin demettre sur papier mes impressions, mesjoies et mes colères. M’appuyant surdes vécus différents (workshops, sémi-naires, échanges « libres » dans lescorridors et autres bars …) je transmetsici mes propres réflexions, soucis oucraintes, stimulés par ces quelquesjours loin du train-train quotidien.

(1) WONCA :Worldorganization ofnational colleges,academies andacademicassociations ofgeneralpractioners.

(2) Tarmed : c’estle catalogue defacturation pourles prestations enmédecineambulatoire enSuisse. Saparticularité estla rémuérationselon destranches de cinqminutes. Son butserait devaloriser lesprestationsintellectuelles.

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LE BURN OUT

Parlons-en de ces émotions, justement. Lesnôtres, « pauvres GP’s » (general practitioners)que nous sommes.Comment éviter le burn out du médecin, simontre à la main, il doit être capable de prescrirela pilule bonheur, détecter un infarctus dans uneanamnèse brouillée, découvrir une maladie raredans un récit banal, gérer un bulletin d’erreurs(très à la mode !), transmettre des informationspédagogiques pour tel régime diabétique,connaître les stratégies économiques de telleassurance, sans parler des tâches administra-tives, de la formation continue et, last but notleast, du besoin de faire toujours mieux.Ah, j’ai oublié : cultiver une culture du change-ment où les valeurs acquises deviennent obso-lètes. Combien de fois dans une journée ?Quarante fois, soixante ?

Normal, le burn out du médecin, me direzvous ? Et que fait-il, ce pauvre médecin ?Va-t-il voir un collègue, qui détecte en passantun état anxiodépressif grâce aux questionsstandardisées (là, il suffit de répondre par ouiou par non) ou semi-standardisées (y a-t-il làune place pour le « peut-être » ou le « à peuprès » ?) ? Faut-il alors prescrire un antidépres-seur au general practitioner lui-même, faute detemps pour entendre les plaintes, ou sepréoccuper du vécu émotionnel derrière toutcela ? Le confrère risquerait-il lui-même de seposer des questions ? « Un petit conseil tout demême, cher collègue : Prenez un peu de bontemps pour vous, par exemple un peu de joggingle matin avant la consultation, et puis n’oubliezpas de bien manger ; un peu de sexe le soir pourvous détendre, cela vous fera du bien ».Performant jusqu’au bout, le tout puissantmédecin d’autrefois qui savait tout s’est muéen surdoué qui fait tout en un temps record. Ilsuit pour cela l’évolution du temps, je le sais ;seulement, j’ai cru un peu naïvement que jepouvais nous offrir, à mes patients, mon person-nel et moi un espace de temps, d’échanges sin-cères, de compréhension humaine. Et bien non,la pression de changer, de devenir « perfor-mant » à tout prix, d’être gestionnaire d’uneéconomie toute-puissante, d’une société deconsommation qui ne comprend plus les limitesde l’individu, ne vient plus seulement de l’exté-rieur mais aussi du corps médical lui-même.

Ai-je tort de critiquer la mode des guidelinesqui nous réduit à une pensée linéaire ? Sans pourautant nier l’utilité de ces guidelines souventbien faites, j’ai été étonnée de rencontrercertains collègues ignorant qu’il ne s’agissaitpas de « vraies preuves » mais de consensus,réfléchis certes, basés sur des études derecherche, donc soumis à des changements. Cesguidelines dépendent ainsi des statistiques, desexclusions, des limitations cliniques où lacomplexité de l’être humain ne peut être priseen compte dans sa totalité, ainsi elles sont aussisource d’erreurs.

(1) Barrier P,« Vivre »,

Médecine ethygiène, n° 2484,

26 mai 2004.

Ai-je tort d’être choquée de l’absence de senscritique de mes confrères, à l’image de cecollègue américain, persuadé sincèrement queles guidelines s’appliquaient (c’est bien le motutilisé par lui) à tout le monde, quels que soientsa race, sa culture, son sexe, son âge ou sespathologies ?

● Un autre temps

Si je lis le texte de Philippe Barrier Vivre1, jeme retrouve mieux : combien de temps faut-il

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C A H I E R

à un patient pour comprendre sa maladie,combien de temps pour l’apprivoiser, l’accepteret évoluer avec ? Combien d’espace nous faut-il à nous, médecins, pour digérer le contact avecdes malades, des individus qui gèrent leursproblèmes chacun à sa manière ? Combien detemps nous faut-il pour nous écrouler sous latoute puissance de la montre et le besoin de faireencore plus ?Soyons honnêtes, je ne m’oppose pas à untravail bien fait, c’est sûr. Je m’oppose encoremoins au plaisir, trouvé et continuellementrenouvelé dans le métier du médecin, d’ap-prendre à longueur de journée, chercher dessolutions, mener une réflexion scientifique,innover même, et explorer des chemins incon-nus. Je n’ai rien contre une évolution constanteet le besoin de s’adapter. Je n’ai rien contre desidées claires comme elles peuvent être propo-sées par un guideline, si celui est de qualité. Jen’ai rien contre culture du changement ensomme. Sauf si ladite culture, tout comme lesguidelines, est utilisée comme un dogme, vidéede son sens, m’obligeant « à appliquer » plutôtqu’à réfléchir, m’empêchant par là-même àm’adapter à une situation donnée, à un patientdonné. Si cette culture me prône un « juste »ou « faux » là où il n’y a que l’homme et sesdoutes. Si le chemin à suivre doit deveniridentique pour tout le monde, alors que lesobstacles ne sont pas ressentis de la mêmemanière par tout le monde et que les capacitésde résilience ne sont pas identiques.

● En guise de conclusion

Oui, je reste songeuse après ce congrès àAmsterdam, et pourtant rien n’égale le plaisirdes échanges vécus si stimulants pour maréflexion. Rien n’égale l’utilité de prendre ainsidistance avec un quotidien bien chargé, afin deme remettre en question moi-même, critiquerma manière de travailler, réfléchir à ce que j’aienvie de développer ou de garder commevaleurs, et à ce que je n’ai pas envie d’accepter.N’est-ce pas le sens même du dialogue ?Oui, somme toute, c’était un bon congrès !

Impressions après le congrès WONCA 2004

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LE BURN OUT

Ce que j’ai décidé de faire aujourd’hui, c’estd’essayer de mieux saisir les changementsprofonds que nous observons dans l’établis-sement et dans le maintien de notre relation avecles patients. Pour essayer de mieux cerner leproblème, je vais le prendre par trois pointsprécis :

- le phénomène de l’égalité ;- la naissance de l’inconscient et ses répercus-

sions dans le psychisme des individuscontemporains ;

- la maternalisation de la culture.

Le médecin nouveau est arrivéBernard Fourez,

médecin.

Exposé donnélors de la journée

d’étude de laSociété Balint

belge du 8novembre 2003.

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ts clefs: santé m

entale,philosophie de la santé, société,relation soignant-soigné.

En réfléchissant aux changementsprofonds que traverse aujourd’hui larelation entre soignants et soigné, letexte du Dr Bernard Fourez semble nousécarter de notre centre d’intérêtprésent. Mais peut-être n’est-il pasfortuit que l’émergence du concept deburn out coïncide dans le temps avecles mutations de cette relation, muta-tions qui se marquent par un accrois-sement de responsabilités du soignant,le confrontent à son impuissance et àl’augmentation des exigences dupublic, et se traduisent par une régres-sion du soutien qu’il peut espérer de lasociété et de son milieu de travail : nesont-ce pas là quelques-uns des facteursdécrits à l’origine du phénomène deburn out ?

L’égalité

Liberté, égalité, fraternité, 1789, qu’est-ce quise passe ? Les bourgeois commencent àcontester solidement les privilèges des nobleset ils introduisent déjà une égalité plus grandeentre les nobles et les bourgeois.

Au début du 20ème siècle, ce sont les ouvriersqui prennent la commande de la révolution etqui diminuent les privilèges des bourgeois à leurégard en déposant notamment le phénomène del’état social et pas mal de régulations concernantle travail. Tout le 20ème siècle est un siècle qui aconnu des libérations successives : libérationde la femme (le vote des femmes en Turquievers 1929 : c’est le premier pays qui l’a fait icien Occident). Puis nous avons la libération del’adolescent, le teenager, qui a conduit à lafameuse explosion de 1968, qui était une révoltedes adolescents contre la hiérarchie. Ensuite,qui avait-on encore à libérer ?… C’étaitl’enfant, 1989, charte des droits de l’enfant. Oncontinue avec les animaux, Brigitte Bardotprend la relève. L’animal est un être de droit.On peut continuer avec le végétal, SOS empotésbattus, c’est pour bientôt, mais sachez quandmême qu’aux Etats-Unis, l’arbre est un être dedroit depuis maintenant un an. Je constate quel’égalité n’a pas encore touché les minéraux etj’attends, c’est sans doute pour le prochainbudget, SOS granit fêlé ou schiste foulé ! Ques’est-il passé dans toutes ces mouvances ? Unniveau qui s’est repéré comme une victimed’abus de pouvoir établit l’égalité en contestantces abus.

Il me semble donc que deux sédiments que l’onpourrait qualifier d’inconscient sociologique ouhistorique se soient déposés dans les mentalitéscontemporaines de nos pays d’Occident, àl’occasion de ce décours. C’est que d’une part,pouvoir équivaut presque automatiquement àabus de pouvoir. Et d’autre part, que l’égalitééquivaut à mêmeté. Venons-en à ces deuxchoses.

Pouvoir, abus de pouvoir, on l’a vu dansl’enseignement : le professeur est d’abordconsidéré comme quelqu’un qui abuse - enten-dons-nous - des enfants, qui sont justement depauvres victimes. Je crois que la mentalité à la

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recherche de l’égalité, est une mentalitéchampionne pour construire des victimesfictives et les doter de droits les plus incongrusou parfois les plus illimités. Je vous avais parléil y a deux ans du fameux phénomène del’alliance illégitime. L’alliance illégitime estquelque chose qui peut se passer notammentdans une famille, c’est Kaplov qui a décrit cela ;un grand-parent qui permet à son petit-enfantde faire quelque chose sans soumettre laquestion aux parents de l’enfant. Dansl’enseignement, il s’est passé la même choseavec le décret Onckelinx, le décret mission(1997) intitulé « Mon école comme je la veux ».Et p. 8, « Elève, pas de devoir sans droit » ! Cesont des choses venant d’un ministère vers lesprofesseurs et on sent que le ministère subsi-diant fait un lien et une alliance avec l’enfant,coinçant délibérément le professeur au niveaude sa fonction.

Il me semble que la loi du droit des patients vaun peu dans ce sens là. Dans ce sens-là où il y aune absence de définition du droit des médecinsou en tout cas il y a quelques petits points maistout à fait insuffisants. Si l’on souhaite laisserde côté la fameuse dialectique « droits etdevoirs » et que l’on s’en tient au phénomènedu droit, il est important pour un phénomèneégalitaire de définir les droits de l’un et les droitsde l’autre.

Il me semble que la mentalité égalitaire devientde moins en moins égalitaire mais procède deplus en plus dans ce que moi j’appelle unevengeance égalitaire et non pas l’établissementd’une véritable ambiance égalitaire. On varechercher la victime fictive et on construit desdroits à partir précisément de ce sédiment quetout pouvoir est, par définition, un abus depouvoir.

Deuxième sédiment : égalité coïncide avecindistinct. Il me semble que le mot égalitairene veut pas du tout dire que tout est le même.Egalitaire veut dire : du fait que nous sommesdifférents, nous allons nous donner les mêmeschances d’exister, d’exprimer ou de déployernos différences. Cela change totalement lavision. La question sera précisément dedéployer des différences et les chances doiventêtre les mêmes. Ainsi, la relation médicale auratoujours quelque chose d’inégal. La relation

avec un commerçant aura toujours quelquechose d’inégal. Mais il s’agit effectivement quele vendeur ait autant de chance que l’acheteur.Il faut que le professeur ait aussi la chance depouvoir exercer son enseignement. Ce dontsouffrent les professeurs (on les entend assezdans nos cabinets), c’est que précisément, ilsn’ont plus cet espace pour enseigner et ils sedoivent, à ce moment-là, d’être des sortesd’animateurs ou d’organisateurs d’une vagueéducation, d’un phénomène qui continue às’appeler classe.

La naissance de l’inconscient

Que se passe-t-il à la charnière 19/20ème siècle ?C’est un moment d’extrême tension, où tout estécartelé, Dr Jekill - M. Hyde, c’est ce momentlà. C’est un moment où il y a une poussée d’unlibéralisme bourgeois, un apogée de l’indus-trialisation et en même temps une grosse pous-sée des mouvements socialistes et communis-tes. On est dans quelque chose de l’ordre de latension et donc du conflit. C’est aussi le momentoù l’humain est en plein essor dans sa modernitéet où il commence à pouvoir se penser commeun individu pur. Nietsche avait dit « Dieu estmort » et Dostoiesvky en avait déjà parlé unpeu avant en 1941 dans « L’adolescent ». Il y aeu un moment au 19ème siècle où l’humain acommencé à pouvoir penser qu’il pouvaitdéfinitivement en avoir terminé avec le divin.Il allait commencer par contre à ne pas en avoirterminé avec le divan, et à ce moment oùl’humain commence à pouvoir se voir commeun individu pur, que vient nous dire Freud ?Mais non, ce n’est pas un individu pur, parceque dans certaines pathologies on a beaudemander à un patient de faire des efforts, celane marche pas, les symptômes sortent commes’il y avait une puissance invisible qui agissaitau-delà de lui ou à travers lui. En fait, et là jereviens sur ce que Marcel Gauchet dit, l’incon-scient c’est situer l’invisible non plus àl’extérieur de soi comme on le faisait du tempsoù l’on situait l’invisible dans le divin mais c’estsituer l’invisible à l’intérieur de soi. Et cela vatout changer. A ce moment-là, quelque part,l’individu ne se retrouve plus dans une démar-che de s’articuler avec quelque chose d’autreque lui, et je reviens à ce qu’on a dit sur

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l’abstraction de soi : elle est possible, dès lorsque vous êtes dans une dialectique entre vouset quelque chose d’extérieur à vous. Mais quandvous l’avez en vous, vous êtes sur la voie d’an-nuler cette dialectique ; les psychanalystes sontpourtant bien clairs là-dessus : l’inconscientc’est ce qui n’est pas soi. On ne peut plus direque maintenant dans le vulgus et dans la menta-lité contemporaine, les gens considèrent encorel’inconscient comme quelque chose d’autre quiles traverse. Ils le voient beaucoup plus commequelque chose d’équivalent à eux-mêmes àmaîtriser…Et tout le « New Age » canadiennous abreuve d’ouvrages de gestion de soi ; lagestion c’est précisément ramener l’êtrehumain à la seule disposition de lui-même etnon plus articulé avec un autre niveau que lui-même. L’individu avec son petit inconscient enlui, va s’acheminer vers ce que j’appelle l’indi-vidu expressif. Parce qu’à ce moment là, lerapport à la vérité va complètement changer.Quand l’invisible, qui est toujours le lieu dudépôt de la vérité dans le divin, se trouve àl’extérieur de vous, ce que vous attendez c’estune révélation de ce niveau-là. A partir dumoment où vous êtes convaincu que l’invisibleest en vous, l’enjeu de l’accès à la vérité nesera plus l’attente d’une révélation, maisl’expression de cette vérité que vous avez envous.

Nous passons donc d’un rapport de la véritérévélée à l’authenticité exprimée. Le dévelop-pement de l’individu expressif va considérable-ment changer les modes de relations.

La maternalisation de la culture

Il ne faut pas être un grand clerc pour remarquerqu’actuellement ce qui fait recette c’est tout cequi est de l’ordre du maternel, du proche, de larelation, de la communication et de l’émotion.Mais effectivement l’émotion - nous revenonsà l’être expressif - l’émotion qui jaillit dequelqu’un c’est précisément cette garantie del’invisible, dont on est sûr qu’il est dans l’indi-vidu et qu’il n’est plus dans cette espèce deniveau que l’on a combattu à outrance. La quêtede l’émotion telle que vous la voyez au niveaudes médias, avec les caméras qui vont traquerla moindre larme d’un individu sur écran,

constitue cette quête de vérité au sein même del’homme.

Quand nous étions dans une vérité à l’extérieurde soi, nous étions toujours dans un systèmehiérarchique ; quand l’invisible est à l’extérieurde soi et qualifié par le divin, vous êtes dansune hiérarchie puisque à chaque niveauhiérarchique vous allez de plus en plus près dela vérité. La relation médecin-malade a été unerelation hiérarchique, parce qu’on était dans lebain du médecin qui révélait la vérité au patient.Donc quelque part le médecin était quelqu’unqui pénétrait son patient d’une vérité qu’il tenaitde la science et de qui il était le messager. Al’image du roi par exemple qui était le messagerdu droit divin. Maintenant, je pense que noussommes dans une relation où la question estd’accoucher de son authenticité.

Nous sommes dans un moment où les paradig-mes opérants que sont la reconnaissance, lacommunication, être proche (proximus, on a pasencore vu de distancius) relèvent du maternel,alors que le masculin et le paternel se manifes-tent du côté du détachement. Dès lors qu’onétait dans un repérage avec la vérité à l’extérieurde soi, nous étions dans une ambiance arché-typique beaucoup plus du côté masculin etpaternel et dès qu’on est dans la vérité àl’intérieur de soi, dans l’inclusion, on est à monsens beaucoup plus sur la voie du maternel. Etje pense que la médecine a suivi une voie assezintéressante à observer. J’ai été frappé dans lesannées 80 quand on a vu apparaître la cliniquede la douleur. La médecine s’est déployée surun principe de division, détachement, sépara-tion, donc pensée de type cartésienne typique-ment masculine. Les spécialisations médicalesse sont mises en place, selon l’organe (cardiolo-gie, ophtalmologie…). Dans les années 80, quese passe-t-il ? On voit apparaître la clinique dela douleur qui redevient une spécialité globale.La douleur, qu’elle soit articulaire, digestive ouautre, vient dans le même service. J’ai supervisédes équipes de soins palliatifs ; on y ressent uneambiance tout à fait maternante. C’est la méde-cine qui de nouveau est globale et s’instituecomme telle. De plus, ce n’est plus une méde-cine de la guérison ! Ce n’est plus une médecinedu chevalier, de la conquête, du défi, affaireaussi essentiellement masculine mais justementdu soin, du contenant : la question est beaucoup

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plus dans une proximité et dans une importancedu tissu relationnel et moins de la quête et dudéfi. On quitte le chevalier pour aller beaucoupplus vers la Pieta.

Donc égalité, individu expressif à partir del’inclusion de la vérité en soi et maternisationdes liens constituent des ingrédients del’établissement de la relation médecin-maladeou en tout cas telle que les patients souhaitentqu’elle le devienne. Nous étions habitués à deshiérarchies, à des verticalités, à des différences.La relation était d’emblée instituée par quelquechose d’inégal ; si l’on peut prendre exempledans les classes sociales, un rapport de deuxindividus était automatiquement reclassé dansdes possibilités de différences, le professeurétait d’emblée vu comme quelqu’un de diffé-rent. Nous sommes passés d’une période oùl’inégalité allait de soi vers un moment où cequi va de soi c’est précisément l’égalité.

dois avoir deux/trois cours où on discute decomment on va s’y prendre et s’il y a un momentde crise et de tension, les élèves disent qu’ilsne veulent pas certaines choses, qu’ils veulentbien ceci, cela, et tout se passe de façon assezflottante. A partir du 3ème ou 4ème cours, jeparviens à mettre des balises et à organiser lesconditions qui vont faire que je pourrai donnermon cours. Parce que donner un cours c’est,par définition inégal, maintenant je suisparlant, vous êtes écoutant, on est dans quelquechose de tout à fait inégal ». Et il dit : « Jeparviens à dire maintenant, plus de casquette,plus de canette ». Dans un débat à la radio, leprofesseur Javaux parlait du nombre de canettesqu’il y avait dans les auditoires après un cours :il avait une fois, de façon provocante, pris unecaisse pour les ramasser. Une étudiante restéedans l’auditoire lui avait dit : « Il y en a encoreune ici » !

Je pense donc que si l’individu est façonné parcette mentalité de l’égalité, nous allons pouvoirle rejoindre dès lors que nous le prendronsd’abord sur le mode de l’égalité. Dans laformation systémique que je faisais pour desmédecins généralistes, j’ai toujours eu l’habi-tude de dire que l’acte médical est un dipôle, ilest à la fois la rencontre et la technique. Larencontre, si je m’en réfère au Petit Robert,excusez-moi de ne pas me référer au grandSigmund : « la rencontre c’est se trouver parhasard au même endroit ». Ce qui est intéressantc’est qu’il y a le mot « même » : effectivementpour se rencontrer c’est quelque chose del’ordre du même par hasard, et d’ailleurs au13ème siècle le mot rencontre signifiait coup dedé et c’est vrai qu’il y a quelque chose de l’ordredu hasard, lors d’une rencontre. Vous pouvezposer une question et vous allez voir que vousêtes tombés sur l’enjeu ou l’inquiétude ou laquestion ou la tension qui se trouve dans lepatient. Donc, nous avons à rencontrer notrepatient et tisser quelque chose de l’ordre dumême. Et ce n’est que quand cette phase estfaite que nous pouvons venir avec nos techni-ques, qui par définition ne seront plus du« même ». Parce que vous allez injecter vostechniques, votre savoir, c’est ce qui vousdifférencie comme médecin. Donc là vous serezinégal et je pense que pour réussir notre relationau patient et le maintien de cette relation, nousavons à opérer une séquence de type égalitaire

Le médecin nouveau est arrivé

Discutant récemment avec un ami, J. M.Lacrosse, qui est professeur de sociologie àLouvain, il me dit : « Ce qui me frappemaintenant c’est qu’avec mes étudiants je nesais plus commencer mon cours d’emblée, je

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où on va essayer de se donner les mêmeschances et de se rencontrer sur quelque chosede l’ordre du même et puis il y aura quelquechose qui n’est plus du tout de l’ordre du même,qui pourra se déployer dans le temps.

Archétypiquement la rencontre sera du genrematernel, qui va essayer de faire du même, etl’outil qui est du genre paternel va venir avecquelque chose de différent. Je ne pense pasqu’on puisse dire que les gens ne sont pluscapables d’accepter de l’inégal, ce n’est pasvrai. Ils le sont dès lors qu’ils ont été misd’abord en position d’égalité ou en tout cas dansun souci égalitaire. Tout le monde n’est pasainsi, je pense qu’il y a encore beaucoup depatients qui attendent que vous soyez le méde-cin qui dise tout, il ne faut pas croire que desmouvements sociologiques soient homogènesd’emblée. Cela s’étale sur des décennies, cesbascules-là. L’individu contemporain est quandmême quelqu’un qui est plus réactif.

On a gagné des choses dans toute cette affaire,on a de moins en moins, me semble-t-il, desmalades qui ne comprennent rien à rien, on ades gens qui sont beaucoup plus réactifs,beaucoup plus en question par rapport à ce quise passe, avec une sociabilité assez rapide ; ilssont très expressifs par définition, beaucoupplus qu’il y a trente ans. Mais ces gens onttendance à se définir à partir d’eux-mêmespuisqu’ils ne savent plus se définir à partird’autre chose qu’eux-mêmes et donc ils serabattent par définition sur le droit ; le droit c’estprécisément se définir à partir de soi et non pasà partir de l’ensemble ; de plus ils vont se définirpar rapport à la gestion c’est-à-dire disposer desoi à propos notamment de la santé.Ils sont devenus des champions de l’expression,de la réactivité et de la communication globale-ment : ils sont devenus des infirmes du mystère,des aveugles de l’invisible, à tel point qu’il estdifficile actuellement d’entendre : « Oui celam’est arrivé, c’est le destin ».Il y a encore des gens qui peuvent penser celamais ils sont minoritaires. Ces gens-là avaientune capacité extraordinaire, une espèce de fata-lité que je trouve d’une grandeur remarquableparce qu’ils pouvaient rentrer dans cephénomène de l’abstraction de soi.Cette extinction, cet aplatissement du rapportà l’invisible a composé des êtres qui, comme

ils voient tout à partir d’eux, vont imputer cequ’il leur arrive forcément au même qu’eux :c’est-à-dire à un humain.Ils vont procéder contre quelqu’un qu’ils aurontalors décrété comme responsable de la maladie.

La mentalité égalitaire a accentué d’une part laresponsabilité, mais aussi la procédurisation. Sije devais rencontrer Robespierre je lui dirais :« Mon ami, ton affaire de liberté, égalité,fraternité c’était très bien, liberté, égalité celaa fonctionné mais je crois que ta harangueaboutit à « liberté, égalité, suspicion » ».

Effectivement à partir du moment où je penseque ce qui m’arrive ne peut venir que du seulniveau de l’individu, je vais donc toujourssuspecter qu’un autre individu a été la cause oul’agent de ce qui m’arrive.Et là, il s’agit d’une descente assez inquiétantedans lequel les Etats marchent à fond, endonnant justement des droits qui peuvent allertrès loin : souvenez-vous du projet de suspicionde discrimination rentré à la Chambre en mars2002, où la suspicion de discrimination était parexemple : vous êtes étranger, vous téléphonezà un restaurant, et vous dites, je voudrais unetable pour ce soir ; s’il vous est renvoyé qu’iln’y a pas de place, vous suspectez que votreaccent a suscité de la discrimination chez lerestaurateur et vous pourrez procéder pour« suspicion discrimination ». Projet de loi, nonabouti heureusement… mais sous tendu par lesfactions de l’égalité des chances !Avec de tels projets de loi, le droit deviendraitl’outil de guerre entre les citoyens alors que ledroit est idéalement l’outil de paix entre lescitoyens. On pourrait dire que l’égalité est unbel arbre mais que certains fruits sontmauvais…

Enfin, nous avons beaucoup de patients qui ontdéjà été se renseigner sur Internet à propos deleur pathologie. Les rencontrer, ce sera peut-être de leur donner l’occasion « d’accoucher »de cela, ce qui nous amènera à mieux repéreroù se situe le patient par rapport à sonsymptôme. « De ce que vous m’amenez,qu’avez-vous déjà pu en connaître grâce àInternet, à vos lectures ?… ». C’est une manièrede rencontrer le patient en lui donnant plus dechances pour déployer son égalité par rapportau médecin. ●

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Quelles sont les causes etcirconstances du burn out ?

Le burn out ne touche pas que les professionsd’aide, il est présent dans toute occupation danslaquelle les individus sont psychologiquementengagés dans leur travail. Aussi allons-nousenvisager ses causes sur un plan général, enévoquant au passage les aspects spécifiques duburn out chez les professionnels de la relationd’aide, et notamment chez les soignants.

On peut situer les variables génératrices de burnout sur trois niveaux : organisationnel, inter-individuel, intra-individuel.

● Au niveau organisationnel

Le travail expose à des risques physiques maisaussi psychosociaux, ces derniers étant sourcepotentielle de burn out. Au niveau organisation-nel, les principaux facteurs incriminés dansl’apparition du burn out sont les conditions detravail contraignantes, un niveau de contrôleinsuffisant de son activité, une mauvaisedéfinition des rôles, et un manque de soutiensocial.

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Les articles précédents ont mis enévidence divers aspects de laproblématique du burn out. Nous allonsici en explorer plus avant certainesfacettes.

Questions réponses sur le burn out

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• La surcharge qualitative et quantitative detravail épuise les ressources de l’individu.

• Il existe un rapport optimal entre les exi-gences psychologiques liées au travail et lalatitude décisionnelle, c’est-à-dire la possibi-lité d’exercer un contrôle sur son activité, (cequi recouvre à la fois l’autonomie décision-nelle et le niveau de compétences). Desexigences élevées combinées à un faiblecontrôle produisent une tension élevée,l’inverse produisant une situation détendue(mais pouvant éventuellement démotiver...).Des situations d’exigence élevées couplées àun contrôle élevé produisent par contre unstress bénéfique.Pour certains auteurs, le contrôle sur sonactivité n’est qu’une ressource parmi d’autrespour faire face aux exigences profession-nelles, le soutien social (voir « niveau inter-individuel ») représentant une ressource toutaussi importante.Le contrôle peu aussi porter sur la possibilitéde changer l’environnement, ce qui n’est pastoujours possible. Par exemple, les soignantsdépendent de situations (urgences, épidémie,etc.) sur lesquels ils n’ont pas de prise. Ilsrecourent alors à certaines formes passivesde contrôle, qui font appel à la ré-interpréta-tion de la situation, au réajustement desattentes et à la perception de la possibilitéindirecte de changement ou de maîtrise(stratégies de coping - voir infra).

• L’ambiguïté des rôles dans l’organisation dutravail, allant parfois jusqu’au conflit de rôles,s’offre à plusieurs lectures : si une forteambiguité génère du burn out, une situationsans aucune ambiguité, comme on en trouvelorsque des procédures hyperdétailléesrèglent strictement la tâche de chacun, sembleêtre un facteur démobilisant. On voit, acontrario, certaines entreprises s’efforcerd’extraire le maximum des possibilités de leurpersonnel en pratiquant le management parle stress...

• Les nouvelles formes d’insécurité au travail,telles que flexibilité, menaces de délocalisa-tions, fusions d’entreprises, réductions d’ef-fectifs, de même que les dérives managérialesqui vident de sens le contenu du travail (ceque Jean-Pierre Le Goff appelle la barbarie

Axel Hoffman,médecingénéraliste à lamaison médicaleNorman Bethune.

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Selon Norbert Elias, le processus de civilisations’accompagne d’un processus d’individuationcaractérisé par l’intériorisation des contraintes.C’est ainsi que la violence est de moins enmoins tolérée. Les acteurs en contact avec lepublic (soignants, enseignants, travailleurssociaux...), mais aussi les travailleurs isolés(chauffeur de bus, petits commerçants...), lesprofessionnels manipulant des objets précieux(banque, pharmacie, bijouterie...) ou exerçantdes fonctions de contrôle (forces de l’ordre) ontà rencontrer la violence des clients. Ils doiventfournir un travail émotionnel parfois intensepour exprimer les émotions désirées par l’orga-nisation de leur activité (amabilité, compré-hension...) et qui sont parfois en contradictionavec leurs sentiments réels face à une popula-tion pas toujours accommodante. Quatre typesde stratégies sont possibles face au client agres-sif : la force (imposer sa volonté), l’acceptation(céder), l’évitement (nier le problème), ou larecherche de solutions et de compromis. Lestrois premières diminuent l’efficacité profes-sionnelle et font le lit du burn out.

douce) produisent un désintérêt pour le travailet peuvent être à l’origine de troublesphysiques et psychologiques propices au burnout.

Comme nous l’avons déjà mentionné1, les ana-lyses du facteur « environnement de travail »se cantonnent souvent au niveau micro-organisationnel et négligent des facteurs telsque structure de l’institution, organisationhiérarchique, style de management.D’autre part, la vie au travail et la vie privée nesont pas cloisonnées : un domaine peut débor-der sur l’autre, ou servir de compensation àl’autre et les conflits entre sphère profession-nelle et sphère familiale peuvent égalementengendrer du burn out.

● Au niveau inter-individuel

La relation d’aide est souvent une relation d’in-fluence : le professionnel tente de faire adoptercertains comportements à celui qu’il aide (dansle monde médical, on parle de compliance oud’observance). Cette relation est souvent idéa-lisée : on attend de l’aidé qu’il coopère, puis-qu’on agit pour son bien. Dès lors l’aidant pos-tule trois « qualités » chez l’aidé : maniabilité(le client doit être malléable), curabilité (leprojet fait pour le client doit être réalisable, fut-il palliatif, comme dans le mythe de la « bonnemort »), sympathie (d’une manière ou d’uneautre, il doit être agréable d’aider la personne).Ces attentes peuvent être incompatibles avecles difficultés des clients et le burn out peutnaître d’une divergence entre le modèle du pro-fessionnel et le modèle de faire face du client.

Le modèle d’aide est souvent un indicateur demorale sociale. On en décrit deux variantes,selon le mode de coopération attendu du client :le modèle médical, où le client doit acceptertout le processus médical (interrogatoire,examens, diagnostic, pronostic, comportementde traitement) et s’y conformer le plus scrupu-leusement possible et le modèle de compen-sation, rencontré dans le travail social, où lespersonnes ne sont pas considérées commeresponsables de leur problème mais doiventmener à bien la solution de manière active etvolontaire.Si les clients se présentent avec le modèle nonadapté au professionnel, le burn out guette...

(1) Burn out,biographie d’un

concept, page 37.

Pas zenAu Japon sévit une forme particulièrement intense deburn out : le Karoshi, ou mort subite par épuisementnerveux ou par excès de travail. Le Karoshi frappeles métiers soumis à un environnement bruyant ouroutinier mais aussi ceux nécessitant un investissementnerveux important. A l’heure actuelle aucun cas deKaroshi n’a encore été décrit en Occident...

Les ressources organisationnelles, pourtantprometteuses pour améliorer la relation avec lesclients, fournir des services plus satisfaisantset réduire les tensions, sont peu explorées.Notamment, la question du pouvoir organisa-tionnel (formel et informel) est délaissée, alorsqu’elle est la principale pourvoyeuse deressources.

Le sentiment d’équité est un facteur protecteurcontre le burn out. Chaque interaction est unéchange de récompenses, de punitions, de biensqui participe au sentiment de justice, garantiede bien-être. Dans les soins de santé parexemple, le sacerdoce totalement désintéressé

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Questions réponses sur le burn out

est un mythe (encore un...), il y a une attente deretour ne fut-ce que sous forme de reconnais-sance, de coopération, d’efforts pour allermieux. L’échange non équitable, le manqued’équivalence entre ce qui est donné et ce quiest reçu, prédit le burn out.

Le soutien social est un facteur de bien-êtrepsychologique et même physique : on a mis enévidence chez les personnes qui en bénéficientune plus grande longévité ainsi qu’une moindreincidence de maladies cardio-vasculaires ou unemoindre sensibilité aux infections. Il se présentesous diverses formes : intégration sociale,relations satisfaisantes avec la hiérarchie, lescollègues, les clients, soutien perçu et soutieneffectif. Ce soutien dépend non seulement del’environnement, mais aussi de la personne :obtenir du soutien requiert des compétencessociales particulières. Il faut montrer que l’oncherche à mobiliser ses ressources pour faireface à la situation ; mettre en avant son impuis-sance et attribuer les difficultés à des causesexternes (les autres, la malchance) risque deprovoquer le rejet.

● Au niveau intra-individuel

Il y aurait des individus plus vulnérables au burnout, hypothèse séduisante pour un employeur,mais qui n’est pas défendable légalement oumoralement, ni scientifiquement justifié.

En 2001, une étude du ministère belge de laSanté met en évidence que 30 % des femmesmédecins abandonnent la profession après cinqans d’exercice. La même année, le BritishMedical Journal publie un article rapportantque le taux de suicide parmi les femmesmédecins est deux fois plus élevé que dans lapopulation générale alors que pour les hommesle rapport est inverse, de deux sur trois (BMJ,London, 2001, 322 :945). Une revue de lalittérature montre qu’aux Etats-unis et enAllemagne le taux de suicide chez les hommesmédecins est à peine supérieur par rapport à lapopulation, mais près de quatre fois plus élevéchez les femmes médecins.

Pourtant les études axées spécifiquement surle burn out divergent fortement et permettentd’affirmer que la relation entre sexe et burn outn’est pas solide. Une étude de Price et Spencer

(1994) montre que l’environnement familialjoue chez la femme un rôle plus important dansle déclenchement du burn out (en rapport avecle double travail de la femme) tandis que c’estl’environnement professionnel qui joue le rôleprincipal chez l’homme. Mais les différencesliées au sexe disparaissent quand on contrôleles variables liées au fait qu’elles occupentsouvent des emplois subalternes et à faiblerevenu : le burn out frappe différemment lesdeux sexes, mais ces écarts sont le résultat desinégalités, d’où la nécessité de mettre en placeles conditions pour la femme de développertoute son activité et de s’assurer un revenu plein.On retrouve là une illustration éclatante del’impact des gradients socio-économiques enmatière de santé.

Quant à l’âge, aucune étude ne permet deconclure qu’il joue un rôle dans l’apparition duburn out.

De nombreux chercheurs ont élaboré desthéories impliquant des facteurs de personnalitédans l’apparition du burn out. Dans la théoriedu big five, cinq facteurs sont censés prédire leburn out : l’extraversion, le caractère agréable,la conscience professionnelle (impliquant unebonne organisation du travail), l’ouverture auxexpériences auraient un effet bénéfique, tandisque le nervosisme prédisposerait au burn out.Mais ces facteurs sont des traits de personnalité,ce qui n’implique pas une identité figée et uncomportement constant : ils varient en fait enfonction des situations.

D’autres approches font appel à différentsconcepts et s’équipent d’échelles de mesurepermettant d’évaluer les individus.Il y a le concept d’endurance (hardiness) : lesindividus « endurants » croient à ce qu’ils fontet à ce qu’ils sont, ils sont curieux et pensentpouvoir influencer leur environnement. Poureux, les changements sont des défis et non desmenaces : ils s’adaptent aisément aux agentsstresseurs. Dans le même ordre d’idées, leconcept assez voisin de « sens de la cohérence »a été développé par l’étude de survivants descamps de concentration. Ces concepts prédisentun faible taux de burn out chez les individusayant un score élevé sur leurs échelles demesure.Plus connu des soignants, le célèbre « type A »,

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mis au point par deux cardiologues américains,définit des individus ambitieux à l’engagementprofessionnel nourri, impatients et adeptes dela compétition, ce qui se manifeste parfois parde l’agressivité. Ces individus présenteraientun risque de maladie cardiaque deux fois plusélevé que la moyenne.La théorie du locus of control se base sur le faitque certaines personnes croient a priori que cequi leur arrive dépend de leur comportement,qu’il y a un lien de causalité entre leur conduiteet les résultats qu’ils obtiennent. On dit que cespersonnes ont un locus of control interne, aucontraire de celles qui n’établissent pas ce lienet qui sont davantage exposées au burn out.Citons encore les théories basées sur l’auto-efficacité, sur l’estime de soi, sur la personnalitécomme hiérarchie de buts.

La plupart de ces théories présentent un intérêtcertain mais pêchent par nature. En effet, cesdispositions représentent souvent l’expressionde différences entre groupes ou sous-culturesauxquelles ces individus appartiennent et quiles façonnent. En outre, ces traits ne sont pasdes facteurs purs et stables, mais dépendent del’environnement dans lequel ils trouvent ou pasà se manifester. Un caractère aura un effetpréventif sur le burn out dans un milieu detravail donné et pas dans un autre. Il serait sansdoute beaucoup plus intéressant de concevoirdes environnements de travail moins menaçantset de favoriser la formation des employés et lesoutien organisationnel.

Un burn out spécifique ausoignant ?

● Les conditions de travail

Des facteurs « externes » peuvent être mis enexergue dans la genèse du burn out chez tousles soignants, les uns pas forcément spécifiquesde leur activité, tels que le volume de travail, lemanque de sommeil, les sollicitations exces-sives, le faible soutien dans le milieu de travail,d’autres plus caractéristiques : ils portent degrandes responsabilités, essuient de plein fouetles exigences d’un public de plus en plusexigeant, mieux informé mais en même tempsleurré par le mythe de la science toute puissante

et du progrès sans limites, et se confrontent infine à la mort et à leur propre impuissance. Plusprosaïquement, ils ont à se battre pour ne pasêtre balayés par l’explosion des connaissanceset des technologies et acquérir une culture dumultidisciplinaire qui heurte leurs habitudes. Ilspartagent souvent le sentiment que les pouvoirspublics leur sont hostiles, que la paperasse lesenvahit, et constatent sans illusions l’érosionde leur capital social, symbolique... et financier.

Parmi les soignants, les médecins généralistessemblent particulièrement exposés au burnout. Ils traitent aujourd’hui plus qu’auparavantdes problèmes sociaux, côtoient et gèrent laprécarité et la délinquance, se sentent insécuri-sés2 et s’exposent parfois à de réels risquesphysiques. Ils voient leur champ d’activité seréduire par le haut (les spécialistes) et par lebas (les urgences, l’extension des compétencesdes paramédicaux), vivent mal ce qu’ils consi-dèrent comme une pléthore et interprètentparfois la féminisation de la profession commela preuve de sa dévalorisation. Ils se savent per-çus comme des nantis dans notre société maisne vivent pas tous dans de telles conditions :être considéré comme privilégié par une frangeimportante de la population paraît inacceptableaux yeux des jeunes médecins.Tous ces éléments conduisent à une perte demaîtrise et d’autonomie.

● Les dessous de la relation thérapeutique

Les aspects psychologiques de la relation desoins concernent de manière plus spécifique lepsychothérapeute, mais se retrouvent dans lesdemandes adressées au somaticien qui doit enêtre conscient. La non-prise en compte de cesaspects néglige une part importante de la de-mande et réduit la santé à sa seule dimensionphysique ; elle est ainsi à la base d’une déper-sonnalisation - mise à distance - objectivationde l’autre et d’un sentiment d’impuissance etd’incompétence qui sont le terreau d’un épuise-ment émotionnel et du burn out.

Le soignant est confronté aux aspects sombresde l’âme humaine, à des personnalités peu struc-turées, à des demandes qui évoluent au fil dutransfert3. Une des tâches du soignant serad’amener le patient à différencier les demandespossibles et impossibles, à reprendre contact

(2) Les récentsprojets

gouvernementauxde punir plus

sévèrement lesagressions contre

les personnesexerçant une

activité d’intérêtpublic, tels queconducteurs de

bus ou médecins,ne promettent pasde les détromper.

(3) Transfert :ensemble des

réactionsinconscientes que

le patientdéveloppe à

l’égard de sonsoignant.

Contre-transfert :réactions

inconscientes dusoignant à

l’égard d’affectsqui lui sontprojetés et

attribués par lepatient.

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avec le principe de réalité, à accepter les diffé-rentes castrations qui lui sont proposées sur lechemin de sa psychogenèse (castration ombili-cale qui l’amène à accepter la séparation d’avecla mère, à accepter sa propre individuation cor-porelle ; castration orale, sevrage et apprentis-sage de la frustration, de la dépendance d’untiers ; castration anale, maîtrise de ses déjectionsmais aussi des pulsions, apprentissage ducontrôle social ; castration phallique qui lerenvoie aux autres êtres sexués de son entourageet de son âge). La compréhension de ces aspects

Questions réponses sur le burn out

Les trois niveaux d’interventionpossibles du thérapeute

Michael Balint considère que la relation thérapeutique peutêtre le lieu de la reproduction d’un conflit plus archaïque.La connaissance de ces niveaux, sans conférer ausomaticien la compétence d’un psychothérapeute, l’aideraà mieux se situer dans la relation et à se préserver.

Niveau 3, niveau du conflit oedipienLe modèle de relation est bâti sur un mode triangulaire, oùinterviennent le sujet et deux objets (père et mère au départ) ;les conflits proviennent de l’ambivalence des relations entreces trois instances et peuvent se résoudre à l’aide d’unlangage clair et structuré.

Niveau 2, niveau du défaut fondamentalLa relation est bâtie sur un modèle duel : le sujet a en facede lui un objet mais ne rentre en relation avec lui que dansla mesure où cet objet le satisfait pleinement. Il n’y a pasvraiment de conflit parce que toute l’énergie de la relationva du pôle objet vers le pôle sujet : le sujet et l’objet n’existentque dans un rapport unilatéral, la communication ne se faitpas à l’aide d’un langage structuré, elle est préverbale. Lesujet a vécu un état de carence au niveau des besoinspsychophysiologiques à une époque précoce de la vie etmanifeste une intolérance à la frustration. C’est le type depatient « exigeant », très fréquent. La compréhension de cephénomène permet au praticien de prendre de la distance,de gérer son contre-transfert et donc de réguler sonépuisement émotionnel.

Niveau 1, niveau de la zone de la créationAucun objet externe n’est impliqué, le sujet est seul, centrésur lui et son seul souci est de créer à partir de lui-même : ilcroit que l’énergie qui le met en mouvement part de lui,aucune relation transférentielle n’est possible.

de la relation apporte au soignant une meilleureassise dans son travail (voir encadré : les troisniveaux d’intervention possibles du thérapeute).

Le soignant est également la cible de micro-traumatismes émotionnels éprouvés chaquejour en clientèle, dont l’impact répété l’exposeà la fatigue de compassion ou à une trop grandeempathie. Lourde aussi est la diversité desquestions qu’il a à affronter, métaphysiques,éthiques, morales, psychologiques..

L’impératif du secret professionnel et lesdifficultés à maintenir des relations autres queprofessionnelles avec des patients dont ilconnaît les souffrances condamnent le soignantà un isolement psychoaffectif et physique.

Le malentendu de la médecine

Les soignants éprouvent une tendance irrésis-tible à organiser les plaintes de leurs patientsen maladie et négligent souvent l’importancedu simple fait que le patient puisse se plaindre.

Cette attitude est symptomatique de ladiscordance entre un savoir techno-scientifiquequi vise à l’universel et la vérité singulière d’unsujet malade. Jean-Pierre Lebrun dit : « Enmême temps que le patient s’adresse aumédecin, sa demande vise au-delà de ce qu’ellesollicite... une demande est irréductible aubesoin... répondre à une telle demandeseulement en termes d’objet pour satisfaire lebesoin est tout à fait possible... Combien dedemandes adressées au médecin ne véhiculent-elles pas ce désir singulier d’un patient - parexemple celui d’une reconnaissance d’un mal-être - qui, d’en être rabattu à une pure et simpledemande de soins ne peut dès lors que seréitérer inlassablement ? Cette autre demandeque l’apparente demande de guérison, voilàbien ce que la médecine en tant que sciencemédicale n’a pas la possibilité d’entendre ; seulle médecin est en mesure de le faire pour autantque lui-même consente à être non seulementl’agent de la médecine scientifique mais aussiun sujet à part entière. » (La maladie médicale,page 53).

Ce malentendu au cœur de la relation, né de la

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volonté du « scientifique » de faire rentrer lepatient dans une logique binaire de type besoin-réponse impersonnelle, où il n’y a de place nipour le sujet de la demande ni pour la paroledu soignant (il répète des énoncés dont il ne seconsidère pas l’énonciateur) conduit à la miseà distance du patient devenu objet (déperson-nalisation), à la répétition sans fin des inter-ventions puisque la demande n’est jamaisrencontrée (épuisement) et à un sentimentd’échec pour le soignant (incompétence) : nesont-ce pas là les trois piliers du burn out ?Derrière le malentendu se profile la questiondu sens du travail dans le champ de la santé.Notre société est sans doute la première qui sedonne pour objectif de repousser sans cesse leslimites de la douleur et de la mort par sespropres moyens. Dans tous les domaines, et lasanté n’y échappe pas, les performances les plusextraordinaires sont exigibles. Le recours à lareligion ou à la sagesse est vécu par beaucoupcomme un échec de la science et nombre desoignants se détournent quand il n’y a plus rienà faire : ce n’est plus de leur ressort. Sommésd’assumer une responsabilité personnelledevant la douleur et la mort (et cela va parfoisjusqu’au procès), ils sont confrontés à leurimpuissance et à leurs limites. Ce piège danslequel la médecine s’est elle-même enferrée ense livrant toute entière à la science et en oubliantla subjectivité renvoyée avec dédain auxsciences humaines (même la psychiatrie, danssa volonté de faire science, bascule progres-sivement dans l’objectivation pure et dure) sereferme sur le soignant qui finit par devenir lui-même un objet qui met cette science en action.A nouveau les trois piliers...

D’autres facteurs s’attachent à la personnedes soignants

La question du choix de la profession desoignant n’est pas sans importance. Ce choixpeut reposer sur une faille dans son histoire, cequi est à la fois une faiblesse et une force car ily a une plus grande sensibilité. La plupart dessoignants ont une personnalité riche et géné-reuse, et pèchent souvent par excès.

Au-delà d’une recherche de réussite sociale oudu pouvoir, il y a le besoin irrésistible du méde-cin de prouver au patient, au monde entier etpar-dessus tout à lui-même, qu’il est bon,

bienveillant, avisé et efficace, ce que MichaelBalint appelait sa « fonction apostolique ». Unehaute conception du travail, le sens de lavocation, l’anxiété, l’hyperactivité, le désir deplaire à tout le monde, une propension à l’auto-critique, la difficulté à déléguer, la mentalitéde sauveur : combien de soignants neretrouveront-ils pas dans cette liste nonexhaustive des traits qu’ils reconnaîtront chezleurs collègues, souvent sans accepter de lesreconnaître en eux-mêmes.Certains auteurs parlent du burn out en termesde « pathologie de l’idéal », d’une démotivationdans un contexte judéo-chrétien qui met enavant la notion de faute.

Les approches psychologiques individuellessont cependant peu convaincantes : si destroubles mentaux peuvent favoriser l’apparitiondu burn out, un sujet sain peut également enêtre atteint ; mais surtout l’incrimination d’unefaille individuelle nie l’aspect fondamental duburn out qui est l’influence du travail.

Ce sont les approches issues de la théorie dustress qui offrent les explications les plussatisfaisantes.

Burn out et stress

On peut considérer que le stress est une tensionpassagère éprouvée dans tous les momentspénibles. Quand ce stress persiste et se produitdans le milieu de travail, il peut mener au burnout. Il est dès lors intéressant d’étudier lesconditions du stress afin d’envisager uneprévention du burn out.

Le concept de stress n’est malheureusement pasunivoque : certains auteurs l’emploient pourfaire référence à un élément de l’environnementqui est alors un stresseur, un stimulus ; d’autrespour nommer la tension ressentie, c’est-à-direla réponse au stress ; dans ce cas, c’est l’indi-vidu qui est stressé.

Les définitions basées sur le stimulus ne rendentpas compte de la complexité du phénomène :un élément n’est pas automatiquement stresseurpar sa nature, par son intensité ou par sa fré-

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quence. Une activité peut être stressante pourune personne et pas pour une autre, à unmoment donné et pas en d’autres temps, danstel ensemble de circonstances et pas dansd’autres.Quant aux définitions basées sur la réponse austimulus, elles sont ambivalentes : face à unstress, l’organisme donne une réponse destinéeà retrouver son équilibre, son homéostasie :c’est un mécanisme général d’adaptation, quipeut être bon ou mauvais. Ces deux modèlesignorent en outre le contexte dans lequelapparaissent stimulus et réponse, par exemplela possibilité de contrôle sur son travail.

Une troisième approche tente de dépasser cesdifficultés et d’expliquer pourquoi, face aumême stresseur, deux personnes ne présententpas forcément la même réponse : ce sont lesmodèles psychologiques du stress basés surl’idée d’une interaction dynamique entrel’individu et l’environnement.

Dans cette approche, on distingue un modèleinteractif, auquel on reproche de faire de lapersonne et de l’environnement des entitésséparées, mis en scène dans un schéma decausalité linéaire (de type cause-effet : telle typede circonstance provoque du stress chez tel typede personne), et un modèle transactionnel quifait intervenir une médiation par un processuspsychologique impliquant une évaluationcognitive et une boucle de rétro-action, un feed-back « situation -évaluation - comportement -nouvelle situation - nouvelle évaluation - nou-veau comportement - etc. » : aucune variablene peut être caractérisée indépendamment desautres.

Dans le modèle transactionnel, le stress devientune relation particulière entre la personne etl’environnement, relation évaluée par lapersonne comme éreintante ou excédant sesressources et mettant son bien-être en danger(définition de Lazarus et Folkman). Les effortsdéployés par la personne pour répondre à cettesituation au fur et à mesure de son évolution(on désigne sous le nom de coping ces stratégiesutilisées pour faire face aux tensions) peuventêtre variés : confrontation, mise à distance,contrôle de soi, recherche d’un support social,acceptation de responsabilité, fuite-évitement,résolution du problème, réévaluation positive.

Le coping peut être centré sur le problème ousur les émotions qu’il a fait naître. De nom-breuses études cherchent à définir quelles sontles formes de coping les plus à même deprévenir le burn out, mais dans la pratique ellesse concentrent surtout sur les facteurs quidépendent de l’individu et négligent les aspectscollectifs ou culturels, ce qui les déforce car laculture est grand fournisseur de modescommuns d’interprétation et de ressourcescollectives (support, organisation collective,etc.). Le modèle transactionnel permet néan-moins de développer le coping « pro-actif »,c’est-à-dire d’appréhender ce qui peut être faitavant que le stress n’apparaisse, commentl’anticiper et le prévenir. Cette approchemobilise davantage la collectivité, mobilisationqui renforce par elle-même le sentiment decompétence.

Autre approche du stress, de plus en plusemployée dans les recherches sur le burn out :la théorie de conservation des ressources. Lesressources en question renvoient principalementà trois sphères distinctes : le locus de contrôle,le soutien reçu d’autrui, l’autonomie au travailavec la possibilité de participer aux prises dedécision. Le stress apparaît quand les ressourcesdes individus sont menacées ou perdues, ouquand les individus investissent des ressourceset ne reçoivent pas les retours anticipés. Le burnout correspond surtout à cette dernière situation.Cette théorie tient compte davantage des aspectscollectifs et des conditions objectives de l’envi-ronnement et offre la possibilité d’identifier etdévelopper des stratégies pouvant servir àmaîtriser les situations d’incertitude et à proté-ger l’individu contre la perte des ressources.

Peut-on prévenir le burn out,peut-on le traiter ?

Le fossé est profond entre les efforts fournispour cerner le phénomène et ceux accomplispour construire des programmes d’interventionet les évaluer.

Une question traverse les pratiques actuelles delutte contre le burn out : faut-il changer l’indi-vidu ou changer la situation ?La plupart du temps, on cherche à réduire les

Questions réponses sur le burn out

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LE BURN OUT

effets du burn out plutôt qu’à infléchir lesstresseurs. C’est de la prévention secondaire quiconsiste à aider à faire face aux stresseurs :relaxation biofeedback, méditation, gestion dutemps... Il n’y a pas d’action sur l’environ-nement ni sur les stresseurs : charge travail,sources d’agressivité des clients, ambiguités derôles…Ces programmes sont centrés sur l’individu, cequi est peu coûteux, mais clivent la souffrancede l’individu du contexte dans lequel ellesurvient. Leur efficacité est faible et cantonnéeau court terme. Ils véhiculent insidieusementl’idée que la personne est responsable de sonburn out, que c’est une faute du sujet, masquantla part de responsabilité du système.

La prévention primaire (avant que le burn outne survienne) impliquerait de s’attaquer auxagents stresseurs, de repenser l’environnementde travail : redéfinir les postes de travail,permettre une meilleure participation auxdécisions, développer le support social, fournirune rémunération équitable. Cette démarche quisemble donner d’excellents résultats est trèsrarement mise en oeuvre, les institutions ne semobilisant généralement que lorsque la souf-france et les symptômes sont visibles. Uneorganisation en bonne santé devrait favoriserl’ajustement entre la personne et l’environ-nement, gérer et récompenser les performances,informer et impliquer les personnes employées,soutenir le style de vie et les besoins familiauxdes employés... toutes choses qui ne cadrentavec les objectifs de l’économie libérale.

En ce qui concerne plus spécifiquement le burnout des soignants, les recherches ouvrent uncertain nombre de pistes.

Au niveau organisationnel, le système de soinsde santé est souvent réduit à un champ debataille ou s’entrechoquent les intérêts privéset les contraintes budgétaires publiques, et lespolitiques de santé éprouvent de grandesdifficultés à se déployer en dehors de ce cadre.Les conditions de travail auxquelles sontsoumises les professions de santé en souffrent :surcharge de travail des infirmiers avec déser-tification du métier, évacuation des dimensionshumaines de la relation de soins associée àl’hospitalocentrisme (les « usines à soins » dontse plaignent nombre de patients... et de

soignants), paradoxe d’une première ligne oùles uns croulent sous la tâche tandis que d’autresne parviennent pas à gagner leur vie, réponsesmécaniques au problème de la pléthore,mauvaise définition des rôles dans la répartitiondes tâches entre les différentes lignes de soins,sensation de perte de contrôle des soignants(réelle ou fantasmée) amenés à respecter desdirectives économiques qui leur paraissentétrangères à leurs objectifs, la liste est longueencore de circonstances de travail quiconduisent à l’épuisement et au sentimentd’impuissance et qui dépendent de choixpolitiques. Mettons en exergue l’expositionaccrue des femmes au burn out, différentiel liéexclusivement aux contraintes socio-écono-miques et qu’à ce jour aucune politique ne prendsérieusement en compte.

Les aspects psychologiques du burn out se ré-duisent souvent à leur dimension individuelle :c’est la personnalité du soignant « brûlé » quiest mise en cause. Sortir de cette impasse néces-site d’en finir avec l’image du poor lonesomesoignant s’éloignant dans le soleil couchant etde le sortir de son isolement matériel etpsychoaffectif. Des réponses existent mais sontsous-employées : elles nécessitent de soutenir

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C A H I E R

les pratiques de groupe et de réseau, les groupesBalint, les lieux et les moments de parole, laculture du débriefing...En amont, il faut reconnaître de manière trèsconcrète l’importance du psychologique et durelationnel dans l’approche de la maladie et dela santé : informer de cet aspect (sans angé-lisme) les candidats soignants, l’introduire à sajuste mesure dans la formation et le valoriserface au mammouth des connaissances scientifi-ques, rendre sa dignité à l’acte intellectuel et àsa composante relationnelle dans la pratiquequotidienne, tant au niveau symbolique quedans la formation continue et en tenir comptedans les modes de rémunération du soignant4.

L’idéalisation de la mission du soignant est uneautre cause de burn out. Les soignants doivent

Questions réponses sur le burn out

Les dimensions oubliées

Ces quelques lignes, extraites du British Medical Journal, illustrent les dimensions politiqueset philosophiques du burn out. Bien sur, ceci est notre opinion, l’auteur ne parle pasouvertement de burn out, ce n’est pas son propos. Mais comment ne pas y songer...

« …Un groupe qui souffre de l’inadéquation entre les attentes des gens et l’offre desoins est le personnel du NHS5. Ils sont pris comme des hamsters dans une roue qui doittourner toujours plus vite. Au lieu d’avoir une compensation à leur salaire, qui estgénéralement plus bas que dans le secteur privé, par le sentiment qu’ils accomplissentbien un travail important, ils sont maintenant conscients d’une pression croissante etd’un échec à offrir un service optimum. Ils ont un salaire bas et une désillusion. Ainsi, lesinfirmiers et les gestionnaires partent vers d’autres secteurs et les docteurs commencentà penser à travailler en dehors du NHS. La démoralisation générale du staff peut êtreun élément important de la partie.

(...) Une inadéquation entre les attentes et l’offre peut être abordée de deux façons.Certainement il est nécessaire d’améliorer l’offre et les politiciens toujours promettent detelles améliorations. Mais il serait aussi intéressant que quelqu’un – parmi les politiciens,chercheurs, les soignants – travaille sur les attentes : la mort est inévitable ; la plupartdes maladies principales ne peuvent pas être guéries ; les antibiotiques sont inutilesdans la grippe ; les prothèses artificielles peuvent se casser ; les hôpitaux sont desendroits dangereux ; tout médicament a des effets secondaires ; la plupart desinterventions médicales ne donnent que des résultats marginaux et beaucoup n’apportentrien ; les tests de dépistage donnent des faux négatifs ; il y a de meilleurs moyens dedépenser l’argent que dans plus de technologie médicale. « Le meilleur système desoins dans le monde » que les politiciens promettent dans chaque pays, n’est pas celuiqui fournit tout à tout le monde mais plutôt celui qui détermine ce que la société veutdépenser en soins de santé et ensuite fournit des services définis, basés sur des preuves,d’une façon humaine et ouverte sans demander l’impossible à son personnel ».

Richard Smith, BMJ ; 318 :209,1999.

être invités à prendre des distances par rapportà leur fonction apostolique qui ne peut que lesamener à s’épuiser sans retour.Il est tout aussi impératif de débarrasser lesprofessions de santé de leur fantasme de toute-puissance, tant au niveau des professionnels quedes attentes du public. Les dispositifs favorisantla co-responsabilité des usagers et des profes-sionnels doivent être développés (promotion dela santé, santé communautaire, etc.).

Enfin, une saine réflexion sur les pratiques desanté, comme celle-ci que nous devons à Jean-François Malherbe, n’est-elle pas le meilleurgarant contre le burn out : « La relation soignant-soigné ne sera véritablement humaine que dansla mesure où les personnes qui y sont engagéesagissent en sujets synergiques et non dans le

(4) Outrel’améliorationque cela produiraen termes desanté, l’impactfinancier de laprise en comptedes aspectsrelationnels de larelation de soinspourrait s’avéreréconomique : àl’heure actuelle,il est beaucoupplus rentabled’expédierrapidement lesconsultations, deprescrire et demultiplier lesexamens inutilesfaussementrassurants que deprendre le temps« gratuit »d’écouter laplainte dans tousses états. Unetendance que l’onpourrait inverseravec profit sanspour autanttomber dansl’excès inverse etrisqué quiconsisterait à toutpsychologiser.

(5) NHS :National healthservice. Servicenational de santéen GrandeBretagne.

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LE BURN OUT

Sources

Sources de cet article et de Burn out : biogra-phie d’un concept page 37

Les deux ouvrages cités ci-dessous ont nourrila majeure partie de notre réflexion ; ilscontiennent en outre un trésor de référencespour qui souhaitera approfondir le sujet.

Epuisement professionnel et burn out (concepts,modèles, intervention), Didier Truchot, Dunod,Paris, 2004.Le burn out du soignant, Michel Delbrouck,éditions De Boeck université, collection Oxalis,Bruxelles 2003.

Sans être spécifiques du burn out, les ouvragessuivants, que nous avons utilisés ponctuel-lement, élargissent sans conteste le champ dela réflexion sur le burn out.La barbarie douce, Jean-Pierre Le Goff, Ladécouverte, Paris 2003.

Le travail, une valeur en voie de disparition,Dominique Méda, Aubier, Paris, 1995.

L’insécurité sociale, Robert Castel, Editions duSeul et La République des Idées, octobre 2003.

Le malade, son médecin et la maladie, MichaelBalint, Petite bibliothèque Payot, Paris 1966.

La maladie médicale, Jean-Pierre Lebrun,éditions De Boeck-Wesmael, Bruxelles 1993.Etre ou ne pas être en bonne santé, biologie etdéterminants sociaux de la maladie, RobertG.Evans, Morris L. Barer et Theodore R.Marmor, John Libbey Eurotext et Les pressesde l’Université de Montréal, 1996.

Pour une éthique de la médecine, Jean-FrançoisMalherbe, éditions Ciaco et Jean-FrançoisMalherbe, Bruxelles 1990.

Autonomie et prévention, Jean-FrançoisMalherbe, Editions Fides, Montréal et Artel sc.,Louvain-la Neuve 1994.

La construction sociale du corps, ChristineDetrez, éditions du Seuil, collection PointsEssais, 2002.

cadre d’une action de type mécanique... Lamédecine a-t-elle pour vocation de réaliser tousnos désirs ou de cultiver notre autonomie endépit des vicissitudes du corps que nousavons ?... Cultiver l’autonomie de l’autre, c’estreconnaître sa présence, sa différence et notreéquivalence, c’est assumer la condition humai-ne marquée par la solitude, la finitude et l’incer-titude et vivre avec lui l’idéal moral de lasolidarité, de la dignité et de la liberté ». ●