vÉritÉs du cŒur - numilog

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VÉRITÉS DU CŒUR

C o l l e c t i o n d i r i g é e p a r S a b i n e B E R R I T Z

O u v r a g e s p a r u s :

I . D I É L E T T E . — P o u r l ' a m o u r d ' I s a b e l l e .

2 . F l o r e n c e L E G E R . — L e M a s d e s S o l i t u d e s .

3 . L i a M I R A N D A . — N o c e s d e N e i g e .

4 . S a b i n e B E R N A R D - D E R O S N E . — L e s F i a n c é s

d ' A l t a v i r a .

5 . D e n y s e M A I . — L ' A n g e e t l a C o l o m b e .

6 . N e l l y M E R C U R E . — L a M é s a n g è r e .

7 . J e a n d e L U T R Y . — D ' A m o u r e t d e C h a m p a g n e .

8 . F l o r e n c e L É G E R . — A n g e l a .

9 . L i a M I R A N D A . — B e l l i s s i m a .

10 . J e a n n e M A N O Ë L . — L e R e l a i s d u « C œ u r é g a r é ».

I I . J e a n d e L a B R È T E . — M o n O n c l e e t m o n C u r é .

1 2 . F l o r a S A I N T - G I L . — L a P l a i n e a u x c e n t m i r o i r s .

13. S a b i n e B E R N A R D - D E R O S N E . — C h o u t e , j o u r -

n a l i s t e .

1 4 . H e n r i A R D E L . — M o n c o u s i n G u y .

15 . J e a n M E R V I L L E . — C e t t e f l a m m e d a n s l a n u i t .

16 . D e n y s e M A I . — S o r t i l è g e e s p a g n o l .

17 . F l o r e n c e L É G E R . — S o n p r e m i e r a m o u r .

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LES BARRICADES

M Y S T É R I E U S E S

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JACQUELINE BELLON

LES BARRICADES

MYSTÉRIEUSES

roman

LIBRAIRIE P L O N 8, rue Garancière — P A R I S - 6

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© 1960 by Librairie Plon. Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays,

y compris l'U. R. S. S.

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réimpressions, faites-nous connaître votre adresse.

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LES B A R R I C A D E S MYSTÉRIEUSES

I

— Alors, Annie, avait demandé Mme Ri- vière, c'était bien cette soirée d'hier à l'Opéra- Comique ?

— Très bien, à part que Pelléas s'était métamorphosé en Eugène Onéguine, Méli- sande en Tatiana et que la musique, natu- rellement, était de Tchaïkovsky au lieu d'être de Debussy : je m'étais trompée de jour !

Mais le rire de la jeune fille s'était éteint devant les trois visages tournés vers elle : celui, étonné, de Mme Rivière, pétrifié, de Marie-Claude, ironique, de M. Rivière, qui avait alors observé sans pitié :

— Votre étourderie, Annie, est bien peu de chose à côté de la distraction de Marie- Claude. Figurez-vous qu'elle ne s'était même pas aperçue, elle, de ce changement de pro- gramme. N'est-ce pas, Marie-Claude, tu ne t'es pas rendu compte que tu assistais hier

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soir à la représentation d'Eugène Onéguine, puis qu'en rentrant tu nous as exposé, avec force détails, bien sûr, le livret de Pelléas et Mélisande ?

Marie-Claude, en la revivant une fois de plus, savait bien que ce n'était pas unique- ment à cause de cette scène ridicule et surtout humiliante qu'elle se trouvait en route pour Marseille, première étape de son voyage. Oui, elle avait été contrainte d'avouer des rendez- vous cachés sous les prétextes-alibis les plus variés, y compris les prétendues soirées au théâtre avec Annie Dufour, mais lorsque ensuite elle avait demandé à Hervé de préciser ses intentions, comme il s'était montré lâche !

Dans le compartiment bien chauffé, elle regarda les autres voyageurs qui sommeil- laient, les yeux clos sur leurs soucis et leurs rêves. Des rêves, n'en avait-elle pas fait elle aussi quand elle avait connu Hervé? Et ils s'étaient lourdement écroulés, lors de leur dernière rencontre, en ce soir d'octobre trop doux, sur ce banc du square Henri-IV qui en avait vu tant d'autres.

Marie-Claude changea de position, allongea ses jambes. Partie de Paris à dix heures, elle n'arriverait à Marseille que le lendemain à sept heures cinquante-huit. Dix heures de voyage, d'ankylose et de pensées plus ou moins réconfortantes. Sa mère avait pleuré quand elle lui avait annoncé, après des se-

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maines de réflexion, sa décision de gagner sa vie dans un cadre nouveau.

— Et tu vas t'en aller seule ? s'était in- quiétée Mme Rivière.

— Pas seule, maman, puisque je pars avec toute une famille.

Et il avait fallu alors décrire l'entrevue dans la chambre du grand hôtel de la rue de Rivoli. Mais elle n'avait pas donné tous les détails, elle n'avait pas révélé toutes ses impressions.

Dijon. Elle n'accorda qu'un regard distrait à la gare noyée de pluie. En réalité, ses impres- sions n'étaient-elles pas aussi floues que ce décor nocturne aux lumières voilées ?

Le train repartit. Il ne s'arrêterait plus avant Lyon, à cinq heures du matin. Était-il temps encore de se demander si elle avait eu raison, ou tort, de répondre à cette annonce, et de se rendre ensuite au rendez-vous fixé par Mme Margery?

— Mademoiselle Rivière ? J'ai retenu votre lettre parmi beaucoup d'autres, mais j'aime- rais vous poser encore quelques questions. D'abord, parlez-vous suffisamment anglais pour l'enseigner à mes enfants ?

— J'ai passé mon dernier certificat de licence en juin dernier.

— Ah oui? Et pourquoi êtes-vous dis- posée à devenir l'institutrice de jeunes enfants, alors que vos diplômes vous offrent des dé- bouchés plus intéressants ?

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— J'ai vingt-deux ans, madame. Je vou- drais vivre un peu hors de France.

— Désir d'aventure? — Oh ! non... avait répondu Marie-Claude

avec peut-être plus de conviction qu'elle ne l'aurait voulu.

Que ce fût une déception sentimentale qui la poussait à quitter Paris ne regardait stricte- ment qu'elle-même. D'ailleurs, Hervé, déjà, paraissait si lointain.

Elle s'était sentie examinée sérieusement par Mme Margery. Les cheveux courts cas- quant un visage irrégulier, le tailleur très simple et les mocassins de sport sans re- cherche avaient paru sans doute satisfaisants, car elle avait alors poursuivi :

— Mademoiselle, je ne vous cacherai pas que j'ai déjà fait prendre par mon notaire des renseignements sur vous et votre famille. Ils sont excellents, je m'empresse de le dire, mais rien ne vaut un contact direct, n'est-ce pas, et il ne faut pas vous formaliser de mes questions.

Des questions, en effet, elle en avait en- core posé un bon nombre, avant de con- clure :

— Je crois que nous allons pouvoir nous entendre. Seriez-vous prête, donc, à partir pour le Maroc d'ici une huitaine de jours, c'est-à-dire dans les derniers jours de no- vembre ?

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— Oui, madame. — Vous connaissez mes conditions. Vous

êtes d'accord ? — Oui. — Bien, dans ce cas, voulez-vous revenir

ici, voyons nous sommes lundi, eh bien, jeudi, par exemple, pour que nous mettions au point les dernières dispositions avant le départ? Avez-vous un passeport?

— Je l'ai, madame. L'été dernier, j'ai fait un voyage en Suède.

— Parfait. En ce qui concerne le trajet d'ici à Marseille, nous ne pourrons vous emmener avec nous : nous sommes déjà six et il y a encore les bagages ! Vous prendrez donc le train à la gare de Lyon...

Mais, sans changer d'expression ni de ton, Mme Margery avait alors enchaîné :

— Luc, Mlle Rivière que voici, partira avec nous la semaine prochaine.

Marie-Claude n'avait pu s'empêcher de sursauter légèrement et de tourner la tête. Le nouveau venu était entré sans bruit par la porte qui communiquait avec la chambre voisine. Depuis combien de temps était-il là, derrière elle? Il s'était approché, mince et souple, en disant :

— Ma chère Béatrice, permets-moi de m'étonner de cette... brusque décision! N'avions-nous pas décidé de garder Mlle Dol- let pendant encore un an?

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— J'ai — et définitivement — rendu sa liberté à Florence Dollet.

— ... Cependant... — Il s'agit avant tout de l'intérêt de mes

enfants, n'est-ce pas ? — Mais, ma chère amie, tu oublies qu'ils

sont aussi les miens ? avait répliqué Luc Mar- gery avec un sourire.

— Je n'aime pas du tout ce genre de plai- santerie, je te prie de t'en souvenir.

— Excuse-moi. Alors, nous allons em- mener cette jeune fille à Marrakech? Vous n'avez pas peur, mademoiselle, de nous accom- pagner dans ce pays actuellement assez agité ? Ma femme vous a-t-elle précisé que nous habitons une propriété isolée, à plusieurs kilomètres de la ville européenne? La situa- tion n'est peut-être pas de tout repos, vous savez ?

Marie-Claude l'avait alors regardé bien en face. Sous les cheveux qui commençaient à s'argenter, le visage encore jeune était beau, pourtant les yeux glauques l'avaient mise en défiance et elle avait répondu :

— Monsieur, vous y repartez bien avec vos enfants ?

Le séduisant sourire s'était élargi, mais Mme Margery ne souriait pas, elle, quand elle avait observé avec sécheresse :

— Voilà la réponse que tu méritais, mon cher !

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— Je l'avoue ! avait-il admis avec bonne grâce.

Était-ce la chaleur qui régnait dans le com- partiment, ou la fatigue d'une journée d'ul- times courses avant le départ, Marie-Claude, qui eût voulu passer bien éveillée sa dernière nuit de France — et de liberté — se sentait de plus en plus engourdie. Juste avant de glisser dans le sommeil, elle revit encore Béa- trice Margery, le dos tourné à la fenêtre de la chambre de l'hôtel. Dans la lumière mou- rante du crépuscule, sous ses cheveux noirs tirés en un lourd chignon, son visage n'était plus qu'une tache blanche et ses yeux, deux creux d'ombre. Mais ce n'était pas elle qui avait lancé comme un avertissement :

— La situation n'est peut-être pas de tout repos, vous savez ?

Il faisait à peine jour quand Marie-Claude, sa valise à la main, descendit le grand escalier de la gare Saint-Charles. Elle s'arrêta dans le premier café rencontré, et commanda un chocolat et des croissants.

Elle n'était pas pressée. C'était seulement à dix heures qu'elle devait retrouver la famille Margery, arrivée depuis la veille pour l'em- barquement de la voiture. Une famille in- connue, ou presque, dans l'intimité de la- quelle elle allait vivre désormais...

Marie-Claude avala la dernière bouchée de

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son croissant, la dernière goutte de son cho- colat. Les doutes qui commençaient à l'as- saillir étaient maintenant superflus. Elle avait voulu partir : elle allait partir.

Bien qu'elle fût en avance, elle se dirigea vers la station de taxis qu'elle avait repérée en sortant de la gare et, quand elle arriva au port, le soleil se levait, dorant la lumière, chassant l'aigreur du petit matin. Dans son sec décor de collines, l'eau n'était pas du bleu de chromo classique.

Le Lyautey était là, attendant ses passagers qui descendaient en groupes plus ou moins serrés de taxis ou de voitures. Bagages et papiers en mains, l'air en général un peu hagard, ils s'affairaient avec fébrilité.

L'attente ne paraissait pas longue à Marie- Claude qui, tout à coup, se demanda pour- quoi Mme Margery s'était séparée de la pré- cédente institutrice ? « J'ai définitivement rendu sa liberté à Mlle Dollet », avait-elle dit d'un ton sans réplique à son mari. Et celui-ci, sous ses airs désinvoltes, avait tout de même laissé paraître qu'il était désagréa- blement surpris et de ne plus voir Mlle Dollet, et de son engagement à elle, Marie-Claude.

— Mademoiselle Rivière ! Ils arrivaient. Mme Margery était suivie

des enfants et de deux porteurs chargés de valises et de raquettes.

— Bonjour! Vous avez fait bon voyage?

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C'est votre valise ? Porteur, ajoutez-la à nos bagages.

Puis Béatrice Margery détourna ses yeux très noirs — et apparemment bienveillants — de Marie-Claude, qui, avec la rigueur de ses vingt-deux ans, aussi impitoyable que la lu- mière crue du matin, lui donna au moins qua- rante ans. Les quatre enfants, eux, l'épiaient franchement, encore dans une visible expec- tative.

Mais Luc Margery rejoignait enfin sa famille et, papiers en règle, ils franchirent la passerelle qui conduisait à bord.

Quand Marie-Claude se retrouva dans la grande cabine qu'elle occuperait durant la traversée, elle s'aperçut que les enfants, plus ou moins à la dérobée, la regardaient toujours avec curiosité. A la vérité, aucun d'eux ne lui inspirait encore une sympathie spéciale. L'aînée, Elizabeth, avait dix ans, Bruno, neuf, Brigitte, sept et le petit Michel, cinq. Leurs manières n'étaient que très modéré- ment raffinées, c'était le moins qu'on pouvait en dire au premier abord.

— Les voici donc confiés à vos soins, constata leur mère, venue surveiller leur ins- tallation.

La porte à peine refermée sur elle, Eliza- beth vint se planter devant Marie-Claude :

— Vous ne ressemblez pas du tout à Mlle Dollet. Elle était très jolie, elle !

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La petite fille, ses cheveux bruns tirés en queue de cheval, avait les mêmes yeux glauques, le même sourire railleur que son père.

— Vraiment ? fit Marie-Claude avec calme, bien que déconcertée intérieurement par la rapidité avec laquelle s'engageait l'épreuve de force.

— Oui, et puis elle nous fichait bien la paix ! marmonna le gros Bruno.

Et sans attendre une réponse ils partirent fourrager dans leurs paquets.

« Ils sont désormais confiés à vos soins », venait de dire leur mère à une personne qu'elle avait engagée sur sa seule bonne réputation, sans autres références profession- nelles. Mais la bonne réputation d'une jeune fille de vingt-deux ans est-elle une garantie suffisante pour assurer l'éducation de quatre enfants ? Marie-Claude, tout en rangeant un vêtement qui traînait sur une couchette, se demandait comment réagir en face de ces manifestations d'hostilité si nettement dé- clarée. Pour l'instant, mieux valait sans doute les ignorer.

Dehors, un soleil de plus en plus chaud et clair, planait sur l'agitation du départ. Et malgré l'accompagnement un peu dramatique de la sirène, Marie-Claude, trop absorbée par les enfants, s'aperçut à peine que le paquebot se détachait lentement du quai. Si elle eût

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aimé, à cet instant, se complaire en quelque mélancolique attitude, ce fut raté. Cela ne l'empêcha pas de se souvenir de cette pre- mière journée de traversée comme d'un rêve, un rêve bruyant, ponctué de multiples allées et venues dans les couloirs, sur les ponts et les escaliers qui lui permirent d'apercevoir le glissement du navire sur les eaux bleues scin- tillant au soleil.

Durant le déjeuner, les enfants évoquèrent leurs dernières vacances passées en Normandie sous une pluie tenace.

— On était tout de même mieux qu'à Mar- rakech avec 45° à l'ombre ! observa Elizabeth.

— 45° à l'ombre ? s'étonna Marie-Claude. Mais on doit fondre !

Les enfants rirent, et le gros Bruno expliqua de son ton volontiers sentencieux :

— Oh! Nous, on a une piscine à Dar- el-Faraj...

— Dar-el-Faraj ? — C'est le nom de notre maison, ça veut

dire « La maison de la joie », oui, et quand il fait trop chaud, on va barboter dans la piscine comme des canards. Vous savez nager, ma- demoiselle ?

— Oui. — Chez nous, le meilleur nageur, c'est

oncle Blaise. — Mlle Dollet aussi nageait très bien,

murmura Elizabeth en regardant Marie-

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Claude avec une insistance qui n'avait rien d'enfantin.

Mais elle ajouta avec une moue qui la fai- sait encore ressembler davantage à son père :

— Maintenant, oncle Blaise n'aura plus personne pour s'entraîner, puisqu'il n'y avait que Mlle Dollet qui nageait aussi bien que lui.

Luc et Béatrice Margery se parlaient peu. Marie-Claude ne sut démêler si c'était parce qu'ils n'avaient rien à se dire, ou pour une autre raison.

La traversée fut sans incident, entre le ciel et une mer devenus également bleus. Et l'ar- rivée à Casablanca eut lieu exactement qua- rante-huit heures après le départ de Mar- seille.

Le Lyautey vint ancrer à quai, à proximité de la gare maritime et, bien que Luc Margery parût apporter une certaine nonchalance à tout ce qu'il faisait, y compris les formalités de douane, ce fut assez rapidement que la famille se regroupa autour de la voiture déjà débarquée.

— Ah ! Enfin, voilà Biaise ! s'exclama tout à coup Béatrice Margery. C'est heureux qu'il soit venu nous chercher. Nous pourrons ainsi repartir ensemble. Avec les deux voitures, nous serons moins à l'étroit et le trajet sera plus sûr. Biaise !

Le jeune homme qui achevait de refermer la portière d'une vieille Ford poussiéreuse, se

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retourna en clignant des yeux sous le soleil. Apercevant le groupe qui lui faisait signe, il s'avança avec un geste joyeux du bras, em- brassa les enfants et Béatrice et serra la main de Luc, tandis que s'échangeaient questions et exclamations.

— Mais tu nous reviens avec une mine magnifique, Béa! Tu as grossi, on dirait?

— Oui, je n'ai pas été malade une seule fois depuis que nous avons quitté Marrakech. C'est curieux, n'est-ce pas ? répondit Béatrice Margery à son frère, mais en regardant son mari.

Celui-ci parut n'avoir rien entendu, tout occupé qu'il était à lisser la mèche argentée qu'il avait sur la tempe.

Marie-Claude s'était tenue à l'écart de ces manifestations familiales où elle n'avait rien à voir. Elle avait déjà trop chaud dans son manteau en poil de chameau et l'animation bruyante qui régnait autour d'elle finissait de l'étourdir.

— Oui, c'est elle qui s'occupera désormais des enfants, entendit-elle tout à coup. Made- moiselle Rivière ?

Marie-Claude se rapprocha, sentit peser sur elle un regard gris empli d'une intense surprise.

— Mon frère, Blaise Defarge, présenta Mme Margery.

Il s'inclina, puis se tournant à nouveau vers

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sa sœur, il murmura d'une voix incrédule : — Tu n'as pas ramené Florence Dollet ? Leurs deux visages, si ressemblants, res-

taient impénétrables, mais le regard qu'ils échangèrent était-il d'entente, ou de défi?

Luc Margery lissait toujours distraitement sa mèche argentée, comme s'il eût été à cent lieues de là.

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II

Les valises, raquettes de tennis et paquets divers enfin répartis entre les deux voitures, on procéda, cette fois, à la répartition des passagers. Elizabeth s'installa dans la Ford à côté de son oncle, tandis que Marie-Claude et Bruno s'asseyaient derrière, sur une cou- verture écossaise qui dissimulait assez mal le cuir crevé de la banquette. Les deux plus jeunes enfants restèrent dans la Vedette avec leurs parents.

La tête hors de la portière, Blaise Defarge cria à l'adresse de son beau-frère :

— Je passe devant ? A cette heure de la journée, malgré le parking de l'avenue de la République, on ne peut espérer se garer rue de l'Horloge sans provoquer des encombre- ments. Tu n'as qu'à me suivre, j'ai repéré tout à l'heure un restaurant dans une rue tranquille.

Puis, il mit sa voiture en route. Il conduisait

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avec dextérité et prudence, Marie-Claude ne put s'empêcher de le remarquer. La circu- lation était aussi intense à Casablanca qu'à Paris, semblait-il, et encore bien plus dange- reuse. Bicyclettes, scooters, motos, voitures et camions de tous tonnages, et même des calèches à un ou deux chevaux filaient et se faufilaient partout dans une indépendance qu'on pouvait qualifier pour le moins de téméraire.

De hauts buildings surgissaient entre des constructions beaucoup moins luxueuses, et ce mélange d'urbanisme moderne, sans doute trop rapide pour son absorption, avec les vestiges du passé, rappelait certaines grandes villes sud-américaines. Et de longues, d'in- terminables voitures étincelant de tous leurs chromes, côtoyaient des petits ânes pelés, trottinant sous des charges plus grosses qu'eux.

Blaise Defarge, qui n'avait pas ouvert la bouche depuis la gare maritime, arrêta enfin sa voiture devant un restaurant. Il fut imité aussitôt par Luc Margery qui le suivait de près. Et tout le monde se retrouva sous une tonnelle, avalant, en un temps record, « une grillade, un légume et un fruit », ainsi que l'avait commandé Mme Margery.

— Il ne faut pas lambiner, les enfants, avait prévenu Blaise Defarge, pour que nous arrivions le plus vite possible à Marrakech.

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La nuit tombe vite en cette saison. Vous êtes contents de rentrer à la maison?

— Oh ! oui, répondit Michel. On va revoir Adolf, et Cléopâtre, et Adhémar, et le fla- mant ! Ils vont bien ?

— Quand je suis parti hier, tout le monde dormait au soleil, dit Blaise Defarge entre deux bouchées. Elyane et Bernard aussi, ajouta-t-il à l'adresse de sa sœur et de son beau-frère.

Marie-Claude reconnaissait tous les noms dont les enfants lui avaient rebattu les oreilles pendant la traversée, à commencer par cet « oncle Blaise », le premier à s'être matérialisé devant elle... Il était très brun, comme sa sœur, mais son teint hâlé faisait paraître plus clairs des yeux gris qui, de temps à autre, effleuraient Marie-Claude exactement comme si elle eût été transparente. Peut-être en voyaient-ils une autre à sa place, une autre qui semblait avoir été bien attendue?

Le déjeuner expédié, Elizabeth, d'autorité, se cala à côté de son oncle, tandis que Bruno reprenait place sur la banquette arrière de la Ford, en compagnie de Marie-Claude qui se mit à regarder les détails de cette route qui allait la conduire à son nouveau domicile. Au tout premier plan, juste devant elle, elle voyait la tête d'une petite fille déjà inexplicablement hostile et celle de Blaise Defarge qui, bien que moins ouvertement, semblait enclin à

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partager les sentiments de sa jeune nièce. Les cent premiers kilomètres et les localités

qu'ils englobaient : Bouskoura, Berrechid, Settat, franchis à bonne allure, se révélèrent plutôt monotones. Cultures, champs, fermes, jardins maraîchers, tentes ; de nouveau des cultures, des fermes, et ainsi de suite... Quelques collines boisées, seules, se remar- quaient à l'arrivée de Settat. Camions et voi- tures sillonnaient la large route goudronnée où passaient parfois, sur le bas-côté, des silhouettes qui paraissaient, elles, directement échappées du Moyen Age, ou de quelque description de La Bruyère, telle cette vieille femme vêtue de loques couleur de terre comme elle, et courbée sous une charge de bois mort.

A une réflexion que ne put s'empêcher de faire Marie-Claude, Blaise Defarge daigna observer :

— Il y a quarante ou cinquante ans, ces routes ne connaissaient encore que les bêtes de somme. La vie moderne côtoie encore étroitement, dans ce pays, un passé en appa- rence figé, mais l'évolution se fait, bien plus rapide qu'on ne pourrait le supposer à pre- mière vue !

Ils dépassèrent le centre européen de Mechra-ben-Abbou et le pont qui enjambait l'Oum-er-Rebia, le plus important des cours d'eau du Maroc, oued limoneux bordé de tamaris.

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Souk-el-Arba, Ben-Guérir et sa plaine (trente kilomètres de ligne droite)... Déjà, après un bref crépuscule, le soleil se couchait dans un rougeoiement d'incendie.

La Vedette des Margery suivait toujours de très près la Ford. Dans la nuit, maintenant tombée, on ne voyait plus grand-chose, jus- qu'au moment où apparurent les premières lumières de Marrakech, puis les vitrines illu- minées d'une large avenue.

— L'avenue Mangin ! annonça le gros Bruno, qui ne tenait plus en place.

Puis la voiture obliqua à gauche, s'enfonça dans des chemins de moins en moins éclairés pour donner enfin l'impression de rouler à nouveau en pleine campagne. L'œil de Blaise Defarge ne quittait la route obscure que pour s'assurer, par le rétroviseur, que la voiture de son beau-frère suivait toujours la sienne.

Les phares éclairèrent des indigènes mar- chant en file indienne sur les bas-côtés, et qui ne tournèrent même pas la tête. Les silhouettes des palmiers se dessinaient en traits nets sur le ciel nocturne.

— On arrive ! hurla Bruno. Dar-el-Faraj ! Terminus ! Tout le monde descend !

Marie-Claude n'avait pas besoin d'expli- cation pour deviner là une vieille plaisanterie bien rodée par un long usage dans la famille.

La Ford s'engageait maintenant dans un sentier bordé d'arbres, franchissait un portail,

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montait une allée et venait s'arrêter devant le seuil d'une maison sans étage.

— Les voilà ! Les voilà enfin ! Une femme jeune et mince descendait

vivement les marches de la véranda qui lon- geait toute la façade, se précipitait vers les voitures, et le concert d'exclamations recom- mença comme à l'arrivée à Casablanca.

Tout en parlant, ils se regroupèrent sous la grosse lanterne qui éclairait la véranda, tandis que deux domestiques s'affairaient à décharger les bagages.

— Elyane, dit alors Mme Margery, que je. vous présente Mlle Rivière, qui s'occupera maintenant des enfants...

Elle prit Marie-Claude, restée une fois de plus discrètement à l'écart, et l'amena vers la lumière en achevant :

— Ma belle-sœur, Mme Perrin, et son mari... la tante Elyane, et l'oncle Bernard dont vous avez entendu parler par les en- fants.

Elyane Perrin tourna vers Marie-Claude des yeux très bleus que la stupeur dilatait, et s'écria :

— Par exemple ! Vous n'avez pas ramené Florence Dollet ! Et sans nous avoir prévenus, sans nous avoir parlé de ce changement ! Ma chère Béa, vous êtes réellement une femme à surprises !

— N'est-ce pas?