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Timika

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COLLECTION FICTIONS

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Nicolas Rouillé

TimikaWestern papou

ANACHARSIS

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Ouvrage soutenu dans le cadre du contrat de filière CNL-DRAC-Région Occitanie

Nicolas Rouillé a bénéficié pour cet ouvrage d’une bourse d’écriture du Centre Régional des Lettres Midi-Pyrénées.

ISBN : 979-10-92011-60-9

Diffusion-distribution : Les Belles Lettres

© Anacharsis Éditions 201843, rue de Bayard31000 Toulousewww.editions-anacharsis.com

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Pour Léna et Nathan

aux peuples de Papouasie aux peuples d’Indonésie avec respect

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« Au bout du petit matin, cette ville plate – éta-lée, trébuchée de son bon sens, inerte, essoufflée sous son fardeau géométrique de croix éternellement recommençante, indocile à son sort, muette, contra-riée de toutes façons, incapable de croître selon le suc de cette terre, embarrassée, rognée, réduite, en rupture de faune et de flore.

Au bout du petit matin, cette ville plate étalée… »

Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal

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L’Indonésie

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La région de Timika

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God on our side

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Depuis l’aube le Kelimutu déversait un flot de migrants qui se répandait avec lenteur sur le port de Pomako. Dans une belle confusion, les mille trois cents passagers s’effor-çaient d’atteindre le terminal de bus, flaque de boue cadrée de containers, dans laquelle stationnaient une longue file de taxis collectifs jaunes et une poignée de bus décatis. À voir ce débarcadère fluvial bétonné à la va-vite au cœur de la mangrove submergé par cette marée humaine, il sem-blait invraisemblable qu’un bateau de dimensions somme toute modestes ait pu contenir une telle cohue. Dans cette cohorte serrée de candidats à la fortune, on s’inter-pellait, on plaisantait, on protestait, on jurait, on priait en une douzaine de langues, outre l’indonésien. Un œil affûté y aurait reconnu des traits de Java, des Célèbes, des Moluques, du Timor occidental, de Tanimbar, de Keï et d’autres archipels plus isolés encore. Une pluie soudaine interrompit momentanément le défilé, provoquant cris et rires. Ballots, paquetages et cartons grimpèrent sur les têtes, parapluies dérisoires qui bouchèrent toute visibilité.

Le premier pied que pak Sutrisno posa sur la terre ferme de Papouasie occidentale s’enfonça profondément dans une gadoue collante et en ressortit sans la tong. Il s’arrêta pour la chercher, se fit bousculer et se rattrapa de justesse à une femme voilée qui lâcha une malédiction batak. De peur de se faire piétiner, il renonça et conserva sa tong veuve à la main. Le flux était ralenti par les vendeuses assises sur un parapet, des femmes à la peau noire comme

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pak Sutrisno n’en avait jamais vu, qui criaient à qui mieux mieux pour attirer l’attention sur leurs étals de sagou blanc, de noix d’arec, de feuilles de bétel, de poissons, de crustacés et autres produits de la mangrove disposés sur des bâches bleues usagées. Une gamine dont la tête était héris-sée de tresses en piquants d’oursins, plongea la main dans un seau et en retira un ver long comme l’avant-bras. À côté d’elle, un marmot tout nu et couvert de croûtes de boue séchée jouait avec une machette. Des hommes flânaient pieds nus dans ce bourbier, l’arc en bandoulière. Un vieux à la barbe hirsute lâcha un crachat rouge sang qui se dilua dans une flaque.

Pak Sutrisno, petit et frêle de constitution, avait horreur de la foule ; il tenta de s’extraire au plus vite de ce cloaque. Poussant et bousculant sans plus ni moins de manières que ses congénères, il traversa perpendiculairement puis longea une enfilade de containers. Il prit une transversale entre deux rangées hautes comme de petits immeubles et tomba nez à nez avec une truie fouillant un tas de détritus. Écœuré, il réintégra le cortège et se résigna à avancer à la cadence générale. Quand il parvint à prendre place dans un taxi jaune dont le pare-soleil certifiait God on our side, il ferma les yeux de soulagement. Il était pieds nus, épuisé, malodorant ; il rêvait d’une douche, d’un lit et de jours meilleurs.

Les douze jours à bord du Kelimutu, depuis Surabaya à l’est de Java, furent particulièrement éprouvants. Pak Sutrisno tenait plus à son pécule qu’à son confort, il s’était refusé le luxe d’une couchette. Il s’agglutina avec cinq autres Javanais au pied d’un escalier de l’entrepont et n’en bougea plus par crainte du vol et de la mauvaise rencontre. Peu après Makassar, le vent se leva et la pluie mitrailla le pont ; ceux qui avaient cru à la belle étoile se replièrent en toute

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hâte. Chaque espace, chaque recoin fut pris d’assaut pour établir un bivouac qui durerait le temps de la traversée ; on suffoqua sans tarder de chaleur et de promiscuité. Le troi-sième jour, la houle se creusa et le mal de mer remporta une victoire sans appel. Râlants brisés livides, des corps inertes jonchaient les moquettes élimées, souillées de vomissures. La violence des bourrasques condamna les coursives ; un clapotis nauséabond rendit les toilettes dissuasives. Stimu-lées par les émanations et l’apathie générale, des cohortes de blattes quittèrent conduites d’aération et faux plafonds pour effectuer leur misérable besogne. Des escadrons de moustiques s’abattirent sur ces entrelacs de corps terrassés et s’acharnèrent sur les moindres parcelles de nudité, se riant des claques molles émergeant de la masse amorphe. Grisé par la puissance des éléments, le navire se dressait périodiquement en un simulacre de décollage puis, vaincu par son irrémédiable pesanteur, piquait du nez et percutait les flots noirs, ébranlant sa carcasse et la foi des passagers. L’angoisse se répandit aussi sûrement que la nausée. Les escaliers, couloirs et issues de secours étaient obstrués par des monceaux de bagages dans lesquels s’ouvraient d’im-praticables goulets. Il fallait pour le moindre déplacement enjamber membres et têtes, bardas et cantines, équipe-ments et paquetages. En cas d’avarie, inutile de songer gagner le pont, quant à prendre place dans un canot de sauvetage… Mieux valait ne pas bouger et prier. La mer s’apaisa au bout de deux jours ; les rires, l’agitation et les conversations reprirent, mais une vigoureuse puanteur imprégnait désormais le Kelimutu de la salle des machines jusqu’à la cheminée.

Cette armada en provenance de tout l’archipel conver-geait sur Timika. Les diplômés espéraient inch Allah décrocher un salaire à sept chiffres à Freeport, les autres comptaient ouvrir un commerce ou une gargote en ville ou

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simplement chercher de l’or dans la rivière qui, paraît-il, en charriait des monceaux. Pak Sutrisno ne faisait pas exception : il entendait bien faire fructifier ses talents de cuisinier. Ses compagnons et lui avaient la bouche pleine du fric qu’ils allaient récolter. Ils étaient persuadés de faire fortune dans l’année voire en une paire de mois. Ils colpor-taient toutes sortes de légendes auxquelles ils se crampon-naient comme à des bouées, mais dans leurs récits naïfs transparaissaient leur peur et leur profonde ignorance de la Papouasie. Fort heureusement les Papou s’entassaient au troisième pont, ils n’eurent guère l’occasion d’en croiser. Ils vérifiaient néanmoins que personne ne rôdait alentour et baissaient la voix pour chuchoter dans leurs moustaches des histoires de sorcellerie et de cannibalisme.

À une poignée d’encablures de la côte, alors que le Keli-mutu pointait l’étrave vers l’invisible port de Pomako, pak Sutrisno sortit respirer. Il se faufila pour accéder au bastin-gage. La mer, à présent lisse comme une page du Coran, reflétait le bandeau de mangrove qui frangeait le littoral et la masse sombre d’une chaîne de montagnes étirée paral-lèlement. Autour de lui on s’extasiait le doigt pointé en direction d’un volcan coiffé de blanc. Pak Sutrisno habi-tait au pied du mont Slamet, le plus beau volcan de Java. Enfant, il avait contemplé émerveillé les champs de cendres à peine refroidies, brillantes comme l’écume de mer au soleil, avant que les pluies rincent les pentes et transfor-ment cette blancheur en coulées de boue. Galvanisé par cet augure favorable, il surmonta sa timidité et fit part de ses souvenirs. Un grand éclat de rire se propagea sur le pont. Humilié, pak Sutrisno rit avec les autres – goblok ! – puis cessa lorsqu’on lui dévoila la vérité : ce volcan n’en était pas un et les cendres étaient de la neige. Il avait de la chance, lui dit-on : le glacier de Carstensz n’émergeait de sa retraite nuageuse qu’en de rares et éphémères occasions.

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Pak Sutrisno fut incapable de s’en réjouir : de la neige ! Il resta hébété face à cette trahison de la nature puis détourna la tête vers l’arrière. Un sillage de détritus dessinait la tra-jectoire du Kelimutu tandis que la cheminée s’échinait à souiller l’horizon.

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D’épaisses volutes bleues filtraient entre les planches disjointes et tenaient en respect les moustiques, qui s’abat-taient en nuées énervées à la nuit tombante. La pièce était noyée de fumée, une truie aurait peiné à y trouver ses petits. Assis en tailleur près du feu à s’en calciner les genoux, les quatre hommes ne paraissaient pas incom-modés. Ils n’avaient pas vingt-cinq ans, mais leurs barbes broussailleuses, leurs traits tirés et leurs regards ardents leur donnaient des airs de vétérans. Pour tuer la faim, Alfons, Yaben, Jefry et Maximus se partageaient une unique choppe de café tiède, dont ils buvaient à tour de rôle d’in-fimes gorgées. Ils communiquaient en logat papua car leurs tribus, Nduga, Dani et Amungme parlaient des dialectes différents ; ils avaient également recours à l’indonésien, seul moyen de résoudre l’incroyable complication de langues de leur pays. Gisant à l’écart, secoué de quintes et luisant de fièvre, leur camarade Daniel grelottait roulé dans une cou-verture mitée. Le petit groupe mené par Alfons avait mar-ché durant trois semaines pour atteindre le camp de Kali Kopi. Ils avaient quitté le camp de Blumen après qu’Alfons se fut brouillé avec Kelly Kwalik au sujet des armes.

Kali Kopi n’était qu’un hameau dans la forêt, au bord de la rivière du même nom, une dizaine de maisons rudi-mentaires en bois et chaume, plus ou moins délabrées. Seules quelques femmes et enfants y habitaient en per-manence, cultivaient des jardins et élevaient des cochons.

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Sporadiquement, l’armée indonésienne tentait d’éradiquer ce camp rebelle de l’OPM, mais les habitants fuyaient dans la forêt avant l’arrivée des troupes et revenaient juste après leur départ ; Freeport, en outre, n’appréciait guère les opé-rations militaires aux portes de sa concession.

Les combattants de l’OPM, l’Organisation de libé-ration de la Papouasie, s’arrêtaient à Kali Kopi pour se ravitailler, se soigner, se rassembler, comploter, mais s’y attardaient rarement. Timika n’était distante que de sept kilomètres à vol d’oiseau, mais la ligne directe, à travers la plaine morte de la rivière Ajkwa, menait droit au terminal de bus de Freeport, une zone étroitement surveillée. Pour se rendre en ville par la route, il fallait suivre la digue sur une vingtaine de kilomètres vers le nord, traverser la rivière Ajkwa, redescendre vers le sud et passer deux postes mili-taires : un voyage de quarante kilomètres trop risqué pour ces hommes recherchés. Ils préféraient l’option sud en pirogue motorisée – bien plus longue, bien plus chère mais bien plus sûre –, en suivant la rivière Kali Kopi jusqu’à l’embouchure. Quand ils rejoignaient la mer d’Arafura, ils obliquaient vers le nord-ouest, passaient au large de Port-site, la machinerie diabolique de Freeport qui grondait et projetait sur le ciel une lueur orangée, puis remontaient une autre rivière jusqu’au port de Pomako, où des moto-taxis les conduisaient à Timika.

Le camp de Kali Kopi était dangereux, mais il y avait des armes – bien peu et en bien mauvais état certes, mais il y en avait –, contrairement au camp de Blumen où Kelly Kwalik avait demandé aux combattants de les déposer. Le général de l’OPM, commandant en chef de la région de Timika, était aimé et respecté de tous : on lui avait obéi et Alfons, qui le considérait comme son père, avait eu beau s’insurger, plaidoyer, menacer, il avait fini par céder. Il avait jeté sa chère vieille carabine à verrou Mauser 12 mm aux

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pieds de Kelly Kwalik et lui avait lancé : si Kelly est trop vieux et trop fatigué pour combattre l’Indonésie, tant pis, je combattrai seul ! puis, escorté de quelques camarades, il était parti. Depuis, il ruminait sa colère et cherchait à persuader des hommes de Timika de poursuivre la lutte armée, mais il n’avait recueilli que du soutien moral et de vagues promesses. Bientôt, il leur faudrait repartir car il n’était jamais bon de s’attarder si près de Timika.

Yaben prit sa guimbarde en bambou et se mit à modu-ler de ses grosses lèvres des sons graves coupés de trilles. Les autres se mirent à fredonner une mélopée plaintive qui les berçait depuis l’enfance.

— C’est quoi ça ? coupa Alfons en regardant Yaben.Son œil glissa de Yaben à Maximus Jefry Daniel les

arcs la porte Yaben encore. Celui-ci cessa de jouer ; ils se raidirent, sur le qui-vive. Malgré la pluie, on distinguait vaguement un bourdonnement au loin. La nuit était tom-bée, ils n’attendaient personne.

— Johnson ! conclut Yaben.Ils se précipitèrent sur les arcs et les machettes. Alfons

sortit précipitamment par l’arrière pour se cacher dans la forêt ; les autres coururent au ponton éloigné de quelques centaines de mètres ; Daniel, terrassé par sa toux fébrile, resta couché.

On n’y voyait rien dans cette pluie mais, à l’oreille, il s’agissait bien d’une pirogue propulsée par un moteur Johnson quarante chevaux.

Whoop whoop whooopLe cri des peuples montagnards retentit.La pirogue accosta ; la faible lueur au ras de l’eau ne

permettait pas de distinguer les trois passagers. Celui à l’ar-rière s’annonça : Frengky, un ancien membre du groupe. Max et lui échangèrent des paroles en langue amungme ; Jefry coupa court en lui demandant ce qu’ils fichaient là.

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— Je viens de la part de pak Bambang. Il veut rencon-trer Alfons.

— On ne connaît pas de Bambang, mentit Jefry.— L’Indonésien qui vend des souvenirs, jalan A.-Yani,

précisa Frengky. Il m’a demandé de lui donner ça.Il balança un sac de sport Nike à leurs pieds. Yaben

l’ouvrit et dit :— C’est de la nourriture !— Qu’est-ce qu’il nous veut ? On ne mange pas la

nourriture des cheveux raides.— Je te dis : il veut rencontrer Alfons.— Vous êtes seuls ?— Évidemment qu’on est seuls ! s’énerva Frengky.

Qui à Timika ne connaissait pas Bambang, au moins de réputation ? On en racontait beaucoup sur son compte : il aurait été preman à Jakarta, un de ces voyous au service du pouvoir, maquereau dans un complexe de prostitution, briseur de grèves, chef de milice anti-indépendantiste au Timor oriental, il serait un ami du général Simbolon, on lui aurait tiré neuf fois dessus, il serait immunisé contre les balles, et bien d’autres choses encore. Il était arrivé à Timika plusieurs années auparavant et tenait l’unique boutique de souvenirs de la ville.

Yaben passa derrière la maison et poussa un puissant whoop whoop whooop. Alfons les rejoignit, trempé lui aussi. Frengky tendit deux doigts repliés en crochet, Alfons fit de même, ils mêlèrent leurs phalanges, tirèrent d’un coup sec, clac ! et lâchèrent le waa waa waa d’usage. Ils se saluèrent ainsi les uns les autres et les claquements de phalanges et les waa waa waa couvrirent un instant les quintes de Daniel. Ils s’assirent autour du feu qu’ils ravivèrent.

— Qu’est-ce qu’il a ? demanda Frengky en désignant Daniel.

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— La fièvre. Demain j’irai aux médicaments.Frengky tendit le sac de sport Nike qu’Alfons vida sur le

sol : un bloc de sagou ; des nouilles chinoises ; des paquets de kretek, les cigarettes indonésiennes au clou de girofle ; briquets ; café ; sucre ; ainsi qu’un plein sac de noix d’arec, feuilles de bétel et sachets de chaux. Ils se jetèrent sur les noix d’arec, firent leur petite préparation et un instant plus tard, tous chiquaient. Yaben mit le sagou à griller sur les braises. La joue gonflée par la pâte rouge, Frengky expliqua :

— Bambang m’a dit : trouve Alfons et dis-lui que pak Bambang veut le voir, c’est important. Il m’a donné deux cent mille rupiahs, il m’a dit : tiens, tu sais ce dont ils ont besoin, achète ce qu’il faut.

Il fallait être soi-même mâchouilleur de bétel pour dis-cerner les mots dans cette bouillie sonore. Alfons planta ses yeux dans ceux de Frengky.

— Qui a acheté ça ?Soutenir le regard d’Alfons était une épreuve, même

pour ses proches. Son œil droit n’était jamais au repos : il chassait irrémédiablement vers la droite, comme pour surveiller ses arrières, puis revenait subitement dans l’axe, plus insistant encore – ce qui donnait à son interlocuteur la désagréable sensation d’être pris en faute – et dérivait à nouveau à tribord, jamais au repos.

Frengky déglutit :— C’est, c’est moi Bro, avec l’argent de pak Bambang.— Qu’est-ce qu’il nous veut, le marchand de souve-

nirs ? marmonna Jefry d’un ton mauvais.Alfons lâcha un long crachat sanglant dans le feu. Ceux

qui avaient eu affaire à Bambang avaient beau dire qu’il était réglo, il se méfiait. Il n’aurait pas eu confiance en Frengky, il aurait été persuadé que les services secrets cherchaient à les empoisonner. Il palpa néanmoins les marchandises, ouvrit les paquets de nouilles, mouilla le pouce et goûta

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le sucre et le café puis il saisit le sac et le secoua. Il fouilla l’intérieur et découvrit une poche fermée par un zip. Il en sortit un petit paquet enveloppé dans de vieilles feuilles du Radar Timika. Il les déchira et brandit un objet métallique plat et noir courbé comme une banane, que tout le monde reconnut. De stupeur, les mastications s’interrompirent. Daniel toussa et expectora une glaire rougeâtre, bien qu’il n’eût pas pris de bétel.

— Jésus ! lâcha Alfons.C’était un chargeur de M16 trente coups.Il avait toujours rêvé d’avoir entre les mains une arme de

guerre. Et de s’en servir. C’était incroyable, un vrai don de Dieu, au moment où il désespérait de pouvoir reprendre la lutte armée, puis sa méfiance atavique refit surface : pour-quoi Bambang lui envoyait-il cela ? C’était certainement un piège. Il jeta un œil suspicieux à Frengky, qui glissa vers Jefry Maximus Yaben et revint à Frengky, de plus en plus mal à l’aise. Alfons remit le chargeur dans le sac, y fourra les cigarettes et les nouilles chinoises et le lança avec colère aux pieds de Frengky :

— On ne veut rien avoir affaire avec Bambang !

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L’avion se dirigeait droit sur la paroi raide et noire du mont Trikora. Crispé sur le siège passager, Gilmore fixait l’alti-mètre : treize mille pieds. La carte de la Papouasie avait beau être pratiquement vide, il se souvenait que ce sommet était pointé à quinze mille cinq cents pieds. L’Australien ne voyait pas comment le minuscule Cessna mono-hé-lice de la Mission Aviation Fellowship, chahuté et ballotté en tous sens, pourrait gagner deux mille cinq cents pieds sur une aussi courte distance. Frustré par son incapacité à communiquer, il ouvrit les mains en signe d’interro-gation. Le pilote indonésien était concentré, mais pas

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particulièrement inquiet. Il répondit d’un geste en abat-tant le tranchant de la main sur sa cuisse. Effectivement, le Cessna s’engouffra dans une faille nette et profonde, comme un coup de machette au cœur de la montagne et se faufila entre des à-pics si resserrés que l’extrémité des ailes frôlait la roche par endroits, c’est du moins l’impression qu’en eut l’Australien.

L’avion émergea soudain de ce chaos jurassique et sur-vola un immense tapis végétal lacéré de vallées et de crêtes, comme si une bête fantastique s’y était fait les griffes. Au loin brillait la mer d’Arafura, bandeau éblouissant au soleil levant. Le Cessna amorça une descente hélicoïdale à la ver-ticale d’un étroit plateau relativement dégagé. Des bâti-ments couverts de tôle ondulée étaient éparpillés autour d’une piste d’atterrissage, bande herbeuse bien courte vue d’en haut : Mapnduma ! Le pilote s’aligna dans l’axe de la gorge et plaqua l’appareil au bord du plateau, à moins de vingt mètres du précipice. Sous le choc, le Cessna rebon-dit, roula sur une courte distance puis s’immobilisa.

— No problem ! conclut-il d’un large sourire, rodé à cet exploit hebdomadaire.

L’Australien eut juste le temps de récupérer ses bagages et de saluer, trois passagers grimpèrent à bord et le cou-cou amorça son voyage retour vers Wamena, avant que les conditions météo se dégradent.

Gilmore, entouré de villageois nduga à demi nus, main-tint son feutre en poils de lièvre enfoncé sur son crâne au passage de l’avion, qui bascula en un virage serré le long de la paroi et prit de l’altitude. Il sortit un paquet de cigarettes d’une des multiples poches de sa veste sans manches et s’en alluma une. On saisit son volumineux sac de marin étanche et on l’escorta jusqu’à la maison des mis-sionnaires hollandais, le seul bâtiment à étage du village

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de Mapnduma, où il était convenu qu’il dorme. Un petit groupe s’installa au milieu de la grande pièce : la présence d’un blanc était trop rare pour le laisser seul. Gilmore se présenta, accompagnant chaque poignée de main du waa waa waa d’usage et s’excusa de ne pas parler indonésien, ou si peu. À sa grande surprise, aucun ne parlait le talk-pid-gin de Papouasie-Nouvelle-Guinée, sa deuxième langue maternelle, pourtant couramment usitée dans de vastes zones de Papouasie occidentale. Pas celle-ci, visiblement. Il distribua des cigarettes ; ils fumèrent ; burent le café ; échangèrent sourires et hochements de tête.

Quand il monta se coucher, Gilmore pressentit que sa mission serait plus compliquée qu’il ne l’avait imaginé.

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Après cette douloureuse arrivée au port de Pomako, pak Sutrisno fut agréablement surpris de voir à quel point Timika était moderne : rues goudronnées bordées de trot-toirs, enfilade de magasins croulant sous les marchandises, shopping malls, banques, distributeurs de billets, conces-sionnaire Ford et Toyota, karaokés et cybercafés, enseignes Bata et KFC. La circulation était fluide, plus fluide que celle des villes javanaises : moins de cyclo-pousse, plus de mototaxis – le ciré jaune enfilé à l’envers, comme un tablier de coiffeur, pour se protéger de la pluie –, de luxueuses berlines aux vitres fumées glissant silencieusement sur le bitume, d’énormes véhicules – logo bleu Freeport sur la portière et pavillon rouge claquant en haut d’une perche. À son grand soulagement, il lui sembla que la population de Timika était essentiellement indonésienne, impression confirmée par la présence de deux grandes mosquées aux dômes bariolés. Si ce n’était cette ribambelle d’églises, si ce n’étaient ces Noirs vagabondant en loques, pieds nus, si ce n’étaient ces porcs circulant en liberté – ce qui répugna pak

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Sutrisno, bien plus que les fossés et terrains vagues emplis d’eau stagnante, les tas de détritus jonchant les rues et les trottoirs étoilés de crachats écarlates – Timika aurait bien pu se situer à Java ou à Sumatra.

Pak Sutrisno ne tarda pas à se repérer : la ville était organisée autour de trois longues rues orientées nord-sud, reliées par des transversales de moindre importance. L’es-sentiel du trafic transitait, sous surveillance militaire, le long d’un quatrième axe parallèle aux trois autres : la route de Freeport, aménagée sur la digue de la rivière Ajkwa, qui grimpait à l’abri des regards vers ces montagnes aperçues depuis le Kelimutu et vers la mine d’or. Au pied de cette route courait le cordon ombilical de la mine : un pipeline jaune acheminant le diesel vers la montagne et un bleu dans lequel coulait la précieuse bouillie d’or et de cuivre qui, au terme d’une journée de voyage, remplissait le gosier des cargos amarrés à Portsite.

Pak Sutrisno entendit parler de Timika pour la pre-mière fois par l’imam. Andy, le plus jeune frère de celui-ci, y avait émigré cinq ans auparavant. Il travaillait à Kops, un restaurant appartenant à Freeport. La photo qu’il envoya fit rire le village entier : en compagnie de camarades coiffés de casques de chantier, il se tenait devant un gigantesque camion Caterpillar, un de ces mastodontes qui évacuent le minerai. Le sommet de son crâne atteignait tout juste le milieu de la roue ! Quand pak Sutrisno apprit son salaire, il cessa de rire : Andy gagnait trois fois plus que lui, il était nourri et logé et avait deux jours de congé par mois. Quant à ses trois camarades mineurs, ils étaient payés le double ; le conducteur de l’engin le triple. À eux cinq ils rame-naient chaque mois plus que le village réuni. Au kampung, Timika devint synonyme d’Eldorado.

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La réalité s’avéra moins idyllique, les formalités plus longues et coûteuses que prévu. Compte tenu du nombre de warung qui avaient bourgeonné ces dernières années à Timika, l’administration délivrait les autorisations au compte-gouttes. Quelques millions de rupiahs passèrent de la poche de pak Sutrisno à celle du chef du bureau du commerce, avec force sourires et politesses ; quelques mil-lions supplémentaires rejoignirent celle du chef de la police du secteur de Timika. Comme il n’avait plus les moyens de louer un local, il acheta une vitrine roulante – la même qu’utilisent tous les vendeurs ambulants de l’archipel –, ainsi que deux tables, quelques tabourets en plastique, un réchaud à pétrole, un wok, deux casseroles, l’indispensable seau à riz de trente litres et un minimum de vaisselle. Il loua une chambre dans une pension près de l’imposante cathédrale Tiga Raja : une pièce nue qu’il partagea avec deux autres Javanais, dans laquelle il entreposa ses maigres biens et installa sa natte à même le ciment. Il se félicita d’avoir refusé à sa femme de l’accompagner – il n’aurait pas supporté qu’elle subisse cette situation, même si une vie commune de pauvreté l’avait endurcie – et se jura d’avoir sa chambre à lui d’ici trois mois.

Pour toutes ces démarches, pak Sutrisno dut se débrouil-ler seul, seulement guidé par les maximes de son père et de ses aînés, avec sans cesse l’angoisse de se faire rouler et de dilapider trop vite son petit capital. Il tenta de contacter Andy, en vain : le numéro, de toute évidence, n’était plus valide. L’imam lui confirma par sms que son frère était toujours à Timika, sans plus de détails. Personne en ville ne semblait avoir entendu parler de Kops. Il s’adressa fina-lement aux mototaxis qui, comme les cyclo-pousses à Java, tenaient lieu de bureau de renseignements. L’un prétendit qu’il existait bien un Kops mais qu’il s’agissait d’un super-marché et non d’un restaurant ; plusieurs affirmèrent que Kops était bien un restaurant mais qu’il avait fermé ; pour

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finir, un autre, qui avait travaillé à Freeport élucida le mys-tère : Kops ne se trouvait pas à Timika mais à Tembaga-pura, la ville construite par Freeport en contrebas de la mine, à soixante-dix kilomètres au nord de Timika. Il fal-lait franchir cinq postes de contrôle et sans autorisation spéciale, il était impossible de s’y rendre. Pak Sutrisno ne comptait pas sur Andy pour l’aider, il aurait juste été ras-suré de retrouver une tête connue, et aurait aimé pouvoir évoquer le kampung qui lui manquait.

Sa principale inquiétude était le manque de clientèle. La concurrence était rude. Il s’était installé à un endroit stratégique, à l’intersection de jalan A.-Yani, une des trois rues principales, et de jalan Gorong-Gorong qu’emprun-taient quotidiennement des centaines d’employés de Free-port descendant de la mine. Ses voisins ne désemplissaient pas alors qu’ils ne servaient que riz frit, nouilles chinoises sautées, fromage de soja, poulet et canard frits, autant de plats basiques vendus au double du prix pratiqué à Java. Pak Sutrisno quant à lui avait misé sur l’originalité en proposant un nasi liwet, le riz au poulet cuit dans le lait de coco qui avait fait sa réputation et celle de son père avant lui. Il avait fait le tour des warung de la ville et des vendeurs ambulants : il était le seul à le proposer. C’était une spécialité de la région de Solo, au centre de Java, et compte tenu du nombre de Javanais à Timika, il avait bon espoir que le bouche-à-oreille joue en sa faveur. Pourtant il peinait à servir vingt repas dans la journée. Le seul empla-cement encore disponible jouxtait un garage pour motos. Le sol était noir de cambouis et on devait supporter le vacarme des moteurs mis à l’épreuve, en plus de celui de la circulation et de la pluie sur le toit en tôle. Les bâches qui tenaient lieu de cloison n’étaient même pas décorées, comme c’était l’usage. Il devait bien reconnaître que pour l’instant, son warung n’était pas très engageant. Là encore il se promit d’y remédier, et de belle manière, car il savait par

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expérience que l’on ne pouvait rien construire de durable sur la laideur. C’était l’ordre du monde.

5 L’enseigne, joliment peinte, indiquait sobrement : Souve-nirs. Dans la boutique de Bambang, jalan A.-Yani sur la route de l’aéroport, on trouvait des peintures sur écorce, des arcs et des lances, des étuis péniens de toutes tailles et de toutes formes, des dents de crocodile et des griffes de casoar en pendentifs, des noken – les filets traditionnels en tiges d’orchidées tressées ou imitations en cordes de nylon –, ainsi que des T-shirts I ♥ Timika et des masques sculptés de la province d’Asmat ou de Papouasie-Nouvelle-Guinée. Malgré la grande variété et l’excellente qualité des articles, on ne se bousculait guère dans sa boutique. Les expatriés de Freeport et les rares touristes égarés à Timika faisaient généralement leurs emplettes à la boutique du Sheraton.

Agus, le bras droit (tatoué d’un tigre, le gauche d’un dragon) de Bambang, hésitait, la pièce de plastique noir entre le pouce et l’index, incapable de se résoudre à jouer. Bambang lui souffla la fumée de son cigarillo au visage :

— Joue !Le métis n’aurait pas le cran de sacrifier son fou, il le

savait, c’est pour cela qu’il perdrait une fois de plus. Bam-bang manquait d’adversaires à sa hauteur : Agus était meilleur gestionnaire que stratège. Il s’occupait de l’appro-visionnement, recevait les clients ordinaires et expédiait trois fois l’an un container à Jakarta. Bambang quant à lui s’occupait de l’arrière-boutique. À l’abri des regards, on y négociait des peaux de crocodiles, des oiseaux du paradis, des kangourous arboricoles, des chats marsupiaux et des couscous tachetés, ainsi que du bois d’agar. Et occasionnel-lement des armes. Bambang était en relation avec l’armée,

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la police, l’administration et les communautés papou, auxquelles il achetait artisanat et espèces protégées, à un prix plus que raisonnable. Ce n’était pas du mécénat, il se fichait bien des Papou et de leurs conditions de vie – à de rares exceptions près il les considérait comme des abrutis arriérés –, mais il avait tout intérêt à gagner la confiance des chefs traditionnels. En cela, Agus ne lui était d’aucune utilité car les Papou se méfiaient des leurs qui avaient du sang indonésien. En revanche, le métis était une mine de renseignements et lui avait évité bien des impairs.

Les quatre qui pénétrèrent dans sa boutique ce matin-là n’avaient pas des têtes à acheter des souvenirs : trois jeunes et robustes montagnards barbus, en short et pieds nus, et un vieux racorni avec un collier de barbe blanche et des yeux ternis par la cataracte. Le vieux flottait dans un T-shirt troué Freeport Underground Operations et portait un filet tressé en guise de bonnet.

— On finira plus tard, décréta Bambang.Agus quitta la partie sans regret. Il passa devant les

Papou sans les voir, s’assit sur un haut tabouret et entreprit de faire son compte de caisse. Bambang salua les visiteurs waa waa waa et les fit passer dans l’arrière-boutique.

Le vieil Isaac, un chef traditionnel de la tribu Dani à qui Bambang avait eu affaire auparavant, rappela en guise d’introduction que Dieu était le créateur de tout ce qui peuple le ciel et la terre, puis il retraça l’histoire de la Papouasie, depuis les premiers hommes jusqu’à l’assassinat trois mois auparavant de Theys Eluay, paix à son âme. Les trois autres approuvaient de la tête ou lâchaient des waa waa waa en signe de respect. Bambang, rodé à ces inter-minables préambules, attendit patiemment que l’on rentre dans le vif du sujet.

— Ainsi pak Bambang sait où acheter des fusils, finit par lâcher Alfons.

Il le savait bien puisqu’ils en avaient discuté la veille.

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L’hameçonnage avec le chargeur de M16 avait pris du temps mais il avait fonctionné : il avait fallu cinq jours pour qu’Alfons et le plus grand des deux jeunes débarquent dans sa boutique, escortés de toute la méfiance de leur peuple. Il avait fallu les amadouer, les rassurer, les convaincre et tout leur expliquer en long et en large, et répéter pour éviter qu’ils comprennent de travers, ce qui était toujours le cas avec les Papou : il fallait sans cesse répéter.

Bambang n’avait pas misé sur Alfons au hasard. Son petit groupe était identifié par l’Intel, les services secrets indoné-siens, comme potentiellement dangereux. Bambang savait qu’un certain nombre de combattants de la jeune géné-ration, déçus par la direction que prenait l’OPM, étaient en mal d’action. Depuis la prise d’otage de Mapnduma, douze ans plus tôt, et la vaste opération de réprésailles qui s’ensuivit, l’organisation indépendantiste avait changé de stratégie : elle avait renoncé aux actions héroïques – enlè-vement de militaires ou d’étrangers, sabotage du pipeline, dynamitages – et se limitait à des tirs ponctuels dirigés contre l’armée. Le général Kelly Kwalik, lui-même, venait de déposer les armes et prônait la non-violence, ce qui n’arrangeait pas les affaires de Bambang.

Jusqu’à présent, il avait intelligemment tiré parti des soubresauts qui agitaient l’Indonésie. Après la démission forcée de Suharto, lorsque le système qui avait permis à des gens comme lui de s’enrichir dans les coulisses du pou-voir commença à se fissurer de toutes parts, il sentit qu’il serait préférable de quitter Jakarta. À la suite du général Simbolon, il fila au Timor oriental où la perspective d’un référendum sur l’indépendance drainait vers cette demi-île tout ce que l’Indonésie comportait de djihadistes, de fana-tiques de l’unité indonésienne et de miliciens en puissance,

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pour faire entendre raison aux Timorais sécessionnistes (la rumeur exagérait son rôle mais jouait en sa faveur : il entretenait le flou autour de son passé). Lorsque le oui l’avait emporté, sentant le vent tourner une fois de plus, il avait quitté le Timor oriental et avait atterri en Papouasie occidentale.

Bambang avait sérieusement besoin de cash pour une autre affaire en cours. Dans cette histoire de M16, il comptait se limiter au rôle d’intermédiaire : organiser le voyage d’Alfons à Jakarta, lui faire rencontrer le vendeur, rapatrier le matériel, encaisser sa part. Quant à la suite, il serait temps de voir le moment venu. Il répéta donc ce qu’il avait dit à Alfons, la veille, lors de leur première rencontre, à l’intention du vieux et des deux autres. Ceux-ci étaient certainement au courant de tout, mais il fallait qu’ils l’en-tendent une nouvelle fois de sa bouche. Quand il eut fini, ils se mirent à parler dans leur indonésien dégénéré (logat papua, il y avait de quoi rire !). Ils n’étaient visiblement pas d’accord et le ton monta. Bambang se retira pour les laisser discuter à leur aise et prendre l’air. Niveau odeur, se fit-il la réflexion, ces quatre-là rivalisaient avec une colonie de couscous tachetés. Agus, derrière sa caisse, fourrait des liasses de billets dans une grande enveloppe kraft. Bam-bang sortit sur le trottoir et alluma un cigarillo. Derrière lui, les étuis péniens pendus à la poutre émettaient, dans le courant d’air tiède, un doux bruit de xylophone.

Il fallait mettre un terme à cette discussion : Bambang posa une tasse de café devant chacun – pure politesse, ils ne boiraient pas, crainte de l’empoisonnement – ainsi qu’un long paquet soigneusement ficelé, au centre du cercle. Il prit son temps pour défaire les nœuds et, après avoir fait durer le suspense, il fit apparaître un fusil d’assaut M16 de l’armée américaine, flambant neuf, et un chargeur

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identique à celui qu’il avait fait parvenir à Kali Kopi. La vue du fusil eut sur Alfons l’effet d’une pleine gorgée de jus de bétel : il poussa un cri de joie et se jeta dessus ; d’une pression de la paume il inséra le chargeur dans le logement jusqu’au butoir puis il se mit debout d’un bond, bascula le sélecteur sur semi-automatique, cala la crosse contre son épaule, ferma l’œil droit et visa l’entrée de la boutique, puis il pivota lentement et entreprit de mettre en joue chaque animal qu’il abattit méthodiquement bam bam bam, d’un claquement de bouche.

C’est pas vrai, pesta intérieurement Bambang, cet abruti se prend pour Chuck Norris !

Les oiseaux se mirent à piailler et à battre des ailes, les petits marsupiaux s’agitèrent dans leurs cages. Alfons poursuivait sa rotation et son carnage virtuel. Lorsqu’il eut Bambang en ligne de mire, il leva la tête et darda sur lui son regard d’illuminé, le va-et-vient de l’œil calé sur son rythme respiratoire.

— Il paraît que pak Bambang ne craint pas les balles ?Bambang blêmit. Qu’est-ce qui lui avait pris de mettre

une arme entre les mains de cet excité ?Plus personne ne bougea dans la boutique, les animaux

se turent ; tous, hommes et bêtes, fixèrent Alfons debout la mort entre les mains, le souffle ardent, la pupille erratique. Pris entre la gueule du fusil et l’œil malsain, Bambang sen-tit la peur éclore dans ses intestins, tordre son estomac et lui étreindre à la gorge.

— Ne joue pas à ça, Alfons ! articula-t-il d’une voix étranglée.

Il savait ce qu’il symbolisait : la collusion avec les forces de l’ordre, l’exploitation des ressources de leur terre, l’enri-chissement. Tout ce que les Papou exécraient. Il était l’ami de ceux qui avaient assassiné Theys Eluay, leur seule figure politique d’envergure ; à leurs yeux il méritait sans doute la mort et il était stupidement venu leur offrir une occasion

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de se venger. Alfons prolongea son supplice à plaisir, jouant de l’œil comme d’un aiguillon, puis il cria :

— BAM !Il baissa le canon et éclata de rire, imité après quelques

instants d’hésitation par ses camarades. Un flux et reflux d’émotions traversa Bambang, qui se reprit sans rien lais-ser paraître et se força à rire avec eux – goblok ! –, et tapa dans le dos du vieil Isaac qui s’étouffait de cette bonne blague. Dans sa jeunesse, lorsqu’il était un preman de pre-mier ordre, Bambang en avait fait disparaître pour moins que cela. Il avait néanmoins enregistré la leçon.

Le M16 circula de mains en mains, ils charabièrent à nouveau en logat papua, s’agitèrent pour le plaisir de s’agi-ter, se servirent dans le paquet de kretek de Bambang et enfumèrent la pièce au clou girofle (ce qui au final couvrit les odeurs animales). Le vieux interrogea alors Bambang, en indonésien, sur les modalités de la transaction, chaque réponse faisant l’objet d’une discussion dans leur langue impossible. Bambang rongeait son frein, cela faisait main-tenant deux heures qu’ils étaient dans sa boutique. Quand le vieux ne monologuait pas, il grinçait des dents et cela lui tapait sur le système. Ces abrutis étaient bien capables d’en rester là et de revenir chaque jour de la semaine pour le plaisir de discuter, faire joujou avec le flingue et fumer au frais dans sa boutique. C’était décidément impossible de conclure une affaire avec des Papou. Il s’apprêtait à les expédier lorsque Alfons prit la parole en indonésien :

— Dieu protège ceux qui aident le peuple papou. Nous autres remercions pak Bambang de soutenir notre lutte : avec des fusils comme celui-ci, l’OPM peut vaincre l’armée indonésienne.

Enfin !Bambang entreprit d’expliquer une nouvelle fois les

détails du voyage à Jakarta et les modalités de la transaction,

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patiemment, afin qu’il n’y ait aucun malentendu, puis s’empressa de les foutre à la porte waa waa waa avant qu’ils changent d’avis.

6 Aux premières lueurs du jour, trois dormaient encore à même le sol. Gilmore enjamba les corps et sortit explorer le village : deux bâtiments en dur aux toits en tôle ondulée, une vingtaine de huttes perchées sur pilotis sous lesquelles étaient parqués des cochons, voilà tout. Autour de lui la forêt, accrochée on se demandait comment à des parois abruptes et instables. La seule route, la piste d’atterrissage, décrochait sur un précipice et cent mètres plus bas, sur le chaos d’un torrent. Plus tard les nuages descendraient et viendraient sceller le couvercle, et cette vallée disparaî-trait pour de bon dans le brouillard. Qu’est-ce qui avait poussé un groupe humain à s’établir ici ? songea Gilmore. Quelle guerre, quel désastre pour choisir une telle réclu-sion ? Et lui-même, que fichait-il dans ce trou ? Le Cessna de la Mission Aviation Fellowship ne reparaîtrait pas avant une semaine, dans le meilleur des cas. Les rotations étaient fréquemment interrompues en fonction des caprices de la météo. Il se sentit soudain extrêmement seul ; il était trempé de rosée, il frissonnait : il rentra à la mission. Les dormeurs avaient disparu. Il se recoucha et repensa à l’en-chaînement d’événements qui l’avaient conduit dans cette région impossible de l’Indonésie.

Six mois plus tôt, un long fax s’était déroulé sur le bureau d’une ONG australienne, détaillé, précis, glaçant, qui secoua le microcosme concerné par les peuples indigènes. Ce rapport, émanant d’une organisation locale inconnue, était le premier à percer le brouillard enveloppant la Papoua-sie occidentale, depuis les opérations militaires de 1977.

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« Violences à Freeport ». L’ONG australienne demanda à l’évêque de Jayapura, connu pour son action auprès des populations papou, de confirmer la véracité des assertions. Après investigations, l’évêque confirma mais, prudence épiscopale oblige, se garda bien de mettre en cause la com-pagnie américaine. Gilmore suivit cette histoire de près et enquêta de son côté auprès de la communauté d’exilés papou à Melbourne. À cette occasion il rencontra Markus, un paisible père de famille employé aux espaces verts de la ville, membre fondateur et chef de chœur du First Mela-nesian Choir for Peace, une chorale gospel se produisant dans les paroisses de Melbourne. Un homme soigné, jovial, affairé, un exemple à brandir en modèle d’intégration à l’australienne. Gilmore eut du mal à l’imaginer portant étui pénien et arc, à fomenter des embuscades contre l’armée indonésienne depuis un camp retiré de l’OPM. Ce qu’il fit avait fait durant une décennie sous le commandement du général Kelly Kwalik, avant de s’exiler pour sauver sa peau. À son tour Markus confirma les accusations du rapport.

Gilmore finit par dénicher l’unique locuteur de talk-pidgin du village : David, dont la famille s’était réfu-giée quelques années en Papouasie-Nouvelle-Guinée après la guerre de 1977. Il n’avait pas pratiqué depuis quinze ans mais ils parvinrent à communiquer pour l’essentiel. Un soulagement pour Gilmore. À la tombée de la nuit, le comité d’accueil se reforma. Titus, un barbu aux longues dreadlocks, s’adressa à lui en indonésien. David traduisit :

— Mister est au courant de la situation ?Enfin, se dit l’Australien, on entre dans le vif du sujet. Il

fit oui de la tête. Regard plissé suspicieux de Titus :— Mister sait pourquoi nous sommes en guerre contre

l’Indonésie ?Gilmore jugea qu’il était temps de jouer cartes sur table :

il leur annonça qu’il était journaliste et photographe et

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montra la lettre de recommandation de Markus, lettre qui circula de main en main, fut lue à voix haute, traduite en nduga et dans une autre langue locale, longuement com-mentée, soigneusement repliée et rangée dans son enve-loppe. Titus demanda alors à l’étranger ce qui l’amenait à Mapnduma. C’était écrit noir sur blanc, encore fallait-il qu’il le dise. Il le dit :

— Je voudrais rencontrer le général Kelly Kwalik.Cette annonce fit l’objet d’une nuit de discussion, sans

Gilmore, parti se coucher depuis longtemps. David lui apprit le lendemain que sa demande était accordée, Mister avait d’ailleurs de la chance car Kelly Kwalik n’était pas loin : il se trouvait à Geselema, un village à seulement cinq jours de marche.

Le long de mauvais sentiers, sur des versants traîtres et glissants, dans le lit sournois des torrents, agacé par des mouches agressives, des sangsues voraces, une végétation épineuse, Gilmore se répétait qu’il avait de la chance et se le répéta encore lorsque la nuit froide noya la forêt, entassé avec son escorte sous un abri de branchages érigé sous la pluie, ses pieds gelés et meurtris offerts au feu. Sa chance, il y pensa ému lorsqu’on lui offrit une patate douce brûlante à la chair sucrée. Pas une fois il ne réclama une pause ou une ration supplémentaire, pas une fois ne se plaignit alors que son organisme, lui, réclamait furieusement une solide portion de riz et un matelas, ou du moins un endroit plat où reposer ses lombaires et étendre ses jambes courbatu-rées. Songeant à sa prochaine entrevue avec le général de l’OPM, Gilmore endurait les épreuves avec stoïcisme : son opiniâtreté lui vaudrait le respect de David et de Titus. Et, logiquement, de Kelly Kwalik.

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71 Pak Sutrisno tendit une chiffonnée de billets au mototaxi, qui s’essuya les doigts dans les coupures mauves en les recomptant. Les deux jerricans ventrus patientaient à ses pieds, en suintant sur le trottoir une auréole de carburant. Derrière les bâches de son warung, pak Sutrisno versa le mélange pétrole-essence dans le réservoir du réchaud. Il pompa énergiquement pour mettre le combustible sous pression, ouvrit le robinet, approcha prudemment le bri-quet et s’écarta pour échapper à la flamme jaune qui enve-loppa soudain le wok posé sur le trépied métallique, et au nuage de fumée qui noircit un peu plus la tôle. Au kam-pung, il utilisait du pétrole pur, c’était moins dangereux ; ici, il coupait à l’essence, c’était moins cher – c’est ce que faisaient la plupart des vendeurs ambulants de Timika. Il régla le débit, attendit que le wok soit chaud, versa de l’eau, racla le fer-blanc avec une spatule et vida le tout der-rière la bâche. Avant d’ouvrir, il lui fallait encore préparer la pâte de piment, disposer les bancs et essuyer les tables. Au kampung, sa femme se chargeait des besognes et du service pendant qu’il cuisinait et encaissait ; ici, il devait tout faire. Il avait hâte que sa bâche soit livrée. Cela ne lui allégerait pas la tâche, mais ce serait peut-être la clé de sa prospérité. Il était fier d’avoir eu cette idée, tout en regret-tant de n’avoir pu consulter les aînés du kampung. Ici, il devait faire ses choix seul.

Un jeune couple s’approcha et inspecta la petite vitrine de sa cuisine mobile. Une moto se mit à pétarader, imitée par une autre puis une troisième. Les gaz d’échappement noyèrent le fumet du poulet mijoté au lait de coco et le bou-can couvrit les voix ; les jeunes gens passèrent leur chemin. Pak Sutrisno contint sa colère. Pour une raison qu’il igno-rait, son voisin réparateur de motos, un Bugis de Makassar,

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lui avait d’emblée été hostile. Le premier jour, il lui avait réclamé d’un ton abrupt une portion gratuite. Pak Sutrisno craignait qu’en acceptant l’habitude ne fût prise et qu’il dût le nourrir à l’œil au quotidien. Mais il était prudent, il ne tenait pas à se mettre à dos cette puissante communauté.

Dans le quartier de Gorong-Gorong à Timika, les Bugis étaient en position de force. Ils achetaient l’or aux orpail-leurs, tenaient les bijouteries et la plupart des commerces. Ils avaient la réputation d’être un peuple insoumis de marins, de commerçants, d’explorateurs et de pirates ; ils écumaient le détroit de Makassar, les mers de Java et de Banda et l’océan Indien depuis des siècles. Partout où ils s’implantaient, ils ouvraient boutique et faisaient fortune : ils étaient durs et intraitables en affaires, cruels avec leurs ennemis, disait-on. Aussi pak Sutrisno avait-il refusé, à la javanaise, en souriant et en s’inclinant : désolé pak, je ne peux pas me le permettre. À partir de ce moment, le Bugis et ses employés s’ingénièrent à perturber son petit com-merce. Pak Sutrisno préférait éviter le conflit, il subit cette nouvelle provocation sans réagir.

Plus tard dans la soirée, quatre Indonésiens muscu-leux au cheveu coupé court s’installèrent. Pak Sutrisno les reconnut : deux jours plus tôt, ils s’étaient arrêtés devant son warung ; le plus grand des quatre, au volant, avait lon-guement observé l’étal par la fenêtre ouverte. Pak Sutrisno l’avait d’un geste invité à entrer, mais celui-ci avait démarré, sans un regard. Ils commandèrent des portions de nasi liwet, des thés glacés et l’envoyèrent acheter des cigarettes. Ils étaient en civil mais à en juger par leurs coiffures, leurs carrures et leur ton, ils servaient dans l’armée. Tout en cui-sinant, pak Sutrisno ne put s’empêcher de tendre l’oreille : il admirait les militaires, il aimait l’uniforme. Quand il était sorti du lycée, il avait songé entrer dans l’armée pour tirer sa famille de la pauvreté, mais il avait renoncé de peur

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de ne pas être à la hauteur. Au final il était devenu vendeur ambulant de bakso, ce qui n’était pas aussi glorieux que de cuisiner du nasi liwet, mais lui avait permis d’apprendre le rude métier de la cuisine de rue.

Ces quatre-là n’étaient pas tous javanais, sinon ils n’au-raient pas parlé en indonésien, mais le plus grand était de Java centre, pak Sutrisno en aurait mis sa main au wok. Il s’appelait Rudy, c’était un gradé, pas un simple soldat, seules conclusions de son petit espionnage.

Durant tout le repas, les motos restèrent silencieuses. Alors que pak Sutrisno s’affairait à préparer une nouvelle commande, il entendit grogner derrière lui et sentit subi-tement le danger. Il se retourna et sursauta : un Papou se tenait face à lui, massif, bouchant l’espace entre la vitrine roulante et la table, tanguant d’avant en arrière comme un palmier dans le vent, yeux vitreux, bouche ouverte, cou crasseux langue rouge, manifestement saoul. Il prononça des borborygmes ; un filet écarlate lui coula des lèvres et se perdit dans sa formidable barbe, qu’il essuya sur son T-shirt trop court d’un geste machinal de l’épaule. Il por-tait un short de foot noir à rayures jaunes, ses larges pieds et ses tibias étaient constellés de cratères mal cicatrisés. Pak Sutrisno, acculé contre la bâche eut soudain très chaud.

— Dehors ! couina-t-il en agitant sa spatule.Le Papou ne bougea pas ; on n’entendait plus que le

chuintement de la flamme sous le wok. Puis, sous l’ef-fet d’une invisible bourrasque, il se déracina et s’affala en arrière dans un fracas de tabourets en plastique. Pak Sutrisno, tétanisé, était incapable d’agir. Ce colosse lui rap-pelait Pragalba, un des ogres du théâtre d’ombres javanais que l’on invoquait pour terroriser les enfants.

Alertés par le bruit de chaises renversées, les voisins s’étaient attroupés. Les quatre militaires observaient depuis leur table, amusés, l’ivrogne qui ne bougeait plus, endormi à même le cambouis du trottoir et pak Sutrisno, pétrifié, la

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spatule à la main. Ils finirent par se lever. Le grand, Rudy, secoua l’ivrogne du bout du pied, en vain ; ils se mirent à quatre pour le traîner par les bras et l’abandonnèrent dans le caniveau, comme un chien crevé. La foule se dispersa ; pak Sutrisno s’affala sur une chaise et alluma une kretek. Le goût sucré du filtre et la saveur du clou de girofle l’aidèrent à recouvrer ses esprits. Il était sain et sauf, il n’y avait pas de dégât, hamdoulah.

Il songea à ce qui aurait pu se passer – le Radar Timika lui en donnait un sinistre aperçu chaque jour – et se félicita d’avoir eu des militaires dans son warung au bon moment.

Il réalisa alors qu’ils étaient partis sans payer.

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Raide derrière son comptoir dans son uniforme jupe-che-misier en batik, l’hôtesse répéta patiemment :

— Désolée pak, vous ne pouvez pas prendre ces bagages en cabine.

Bambang tenta une nouvelle fois de raisonner Alfons, dont l’œil s’affolait en d’inquiétants va-et-vient annoncia-teurs d’un esclandre. Mais celui-ci ne voulait rien savoir, il s’agitait et agitait son billet : il avait payé, il avait le droit de garder ses cartons avec lui ; il ne faisait pas confiance à cette Indonésienne, il ne faisait pas confiance à Garuda Indonesia. Derrière lui, la file impatiente s’allongeait.

Un mois et demi auparavant, de retour dans la maison enfumée de Kali Kopi où Daniel n’avait cessé de tousser, Alfons avait rejoué, devant ses frères réunis autour du feu, l’intégralité de la scène avec Bambang. Tous rirent de sa bonne blague, mais la discussion fut âpre car tous savaient ce qu’ils encouraient en achetant des armes.

Un policier qui déambulait mains dans le dos dans le hall de l’aéroport Mozes-Kilangin, à l’affût d’une occasion

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pour confisquer, réquisitionner ou ponctionner, s’appro-cha et s’enquit auprès de l’hôtesse du motif de l’embou-teillage. Il se tourna vers Alfons et demanda d’un ton sec :

— Qu’est-ce qu’il y a dans ces cartons ?Alfons voulut répondre, mais une annonce micro lui

prit la parole. Il se tut et baissa la tête par réflexe devant l’autorité.

Frengky dit qu’il aurait bien aimé mais qu’il ne pou-vait pas quitter Timika ; Jefry s’opposa, virulent, puis sa virulence faiblit ; Max changea et rechangea d’avis ; Daniel bafouilla un avis enfiévré puis demanda de quoi on par-lait. Pour ces habitués au peu, l’équation était lourde : vingt M16 – cinq cents millions de rupiahs – vingt ans de prison. Alfons finit néanmoins par emporter l’adhésion : il ne fallait pas laisser filer cette occasion de reprendre le combat contre l’Indonésie. Restait à trouver de quoi payer les armes.

— Nous sommes pressés, pak, plaida Bambang, excédé de tomber sur un des rares agents qu’il ne connaissait pas.

— Le vol est retardé. Qu’y a-t-il dans ces cartons ? demanda à nouveau le policier, s’adressant à Alfons.

Bambang blêmit. Si Alfons conservait cette posture coupable, c’en était fini de l’opération ; s’il posait son fichu œil malade sur le policier, ce serait probablement pire. Dix fois pourtant il lui avait répété la marche à suivre en cas de contrôle.

Trois jours durant, Alfons, Yaben et Max, marchèrent vers l’est, jusqu’à un camp déserté de l’OPM. À deux heures de là se trouvait un bosquet de gaharu que Max avait repéré depuis longtemps. Les arbres étaient de belle taille, leurs troncs attaqués par les champignons sécré-taient ce délicat parfum pour lequel les parfumeurs étaient prêts à débourser des sommes invraisemblables. Ils grat-tèrent patiemment les troncs puis firent sécher les copeaux noirs à l’abri, avant de rentrer à Kali Kopi chargés de sacs

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volumineux. C’était plus rentable que l’orpaillage, encore fallait-il connaître les endroits où l’on trouvait des arbres de bonne qualité et, comme toutes les ressources naturelles en Papouasie occidentale, cela se raréfiait.

— Qu’y a-t-il dans ces cartons ? répéta le policier.Bambang maudit intérieurement son associé dont

la bêtise et l’entêtement risquaient de tout faire capoter. Alfons finit par lever la tête et regarda le policier, de biais, son œil calé dans l’axe comme sous l’effet d’une invisible œillère.

— Du café, pak.Les consignes de Bambang lui étaient revenues : il

fouilla dans son sac et tendit un paquet. L’officier, soup-çonneux, regarda successivement Alfons dont le regard ne déviait pas, le café et les cartons.

En attendant le départ pour Jakarta, Alfons s’installa dans l’arrière-boutique de Bambang avec son stock de bois d’agar. Dans la journée, il ne quittait guère la réserve car il craignait qu’on l’aperçoive de la rue s’il s’aventurait dans la boutique. Il préférait de toute façon éviter Tigre et Dra-gon, le bras droit de Bambang, ce métis qui méprisait les Papou. Il attendit patiemment le moment du départ dans la petite pièce sombre et il attendait encore en regardant la pluie tomber dans l’arrière-cour, hébété de sommeil après une nuit agitée au milieu des animaux en cage, des cartons de munitions et des masques mortuaires. Dans moins de trois heures il monterait dans un avion et volerait dans les airs au-dessus de la mer pour se retrouver à Jakarta, une des plus grandes villes du monde, bien plus grande que Timika ou Jayapura, où les seuls Papou qu’il connaissait croupis-saient derrière les barreaux de Cipinang pour dix ans, pour vingt ans ou à perpétuité. Il avait peur, une peur grise et sournoise qui lui ricanait tu n’y arriveras pas. Il aurait aimé que Yaben ou un autre l’accompagne, mais ce n’était pas possible : il devrait voyager seul avec Bambang.

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Alors qu’il fixait saoulé le rideau filant de pluie, un bip bip perça le bruit assourdissant de l’eau sur le toit en tôle et une ombre se profila à contre-jour. Alfons reconnut immédiatement la carrosserie grise et tandis que l’énorme pick-up Ford Everest bâché reculait lentement dans l’ar-rière-cour, biip biip, le mot Freeport peint en bleu sur la portière vint s’encadrer lettre après lettre dans l’ouver-ture. L’agaçant biiip biiip cessa, le vrombissement se tut, la portière claqua. Un homme pénétra en courant tête courbée dans la pièce, un Papou, qui traversa sans voir Alfons. La carrosserie était maculée de boue dégoulinant le long des portières, le fanion rouge de signalisation n’était pas rabattu : ce pick-up descendait tout droit de la mine. Alfons se demanda pourquoi Bambang faisait venir une voiture depuis Tembagapura plutôt que prendre un taxi jaune. Il n’aimait pas l’idée d’être vu dans un véhicule de Freeport, conduit par un Papou de surcroît, un de ces traîtres au service de l’ennemi. Il rentra pour ne pas se faire tremper : la pluie ne cessait de s’intensifier.

— C’est un projet Freeport, ajouta Bambang. C’est de l’Amungme gold, le meilleur café de Papouasie.

Il expliqua qu’Alfons et lui se rendaient à Jakarta pour présenter le produit. Le logo de la compagnie américaine fit son effet. Bambang offrit en prime un paquet de ciga-rettes au policier qui leur souhaita bon voyage et s’éloigna, satisfait. Pour cinq cents grammes de café et vingt kretek, il venait de rater l’occasion de confisquer une cargaison de cinq cents millions de rupiahs, vingt ans de salaire officiel.

Des trombes s’abattaient sur Timika et par seaux entiers sur le pare-brise. Des jets furieux giclaient des toits, les fossés obstrués d’ordures débordaient, les terrains vagues devinrent étangs, les rues virèrent torrents charriant paniers d’osier, tabourets en plastique et monceaux de détritus. Anticipant le désastre dans une atmosphère de sauve-qui-peut, passants et motocyclistes se réfugièrent

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dans les magasins, les employés rapatrièrent les marchan-dises au fond des échoppes, les conducteurs de luxueuses berlines aux moteurs noyés optèrent pour l’abandon, lais-sant leurs véhicules comme des rochers au milieu du cou-rant, entravant un peu plus la circulation. La Ford Everest avait beau être haut perchée et battre pavillon rouge, le chauffeur pouvait bien klaxonner autant qu’il voulait, ils étaient immobilisés jalan A.-Yani à deux cents mètres de la boutique. Alfons sentait sa détermination sombrer à mesure que l’eau montait sur la chaussée. Sous la barbe, son visage avait viré gris : il aurait volontiers fait demi-tour. Bambang quant à lui ne cessait de pester, il se pencha vers le chauffeur et hurla pour se faire entendre dans le vacarme de l’habitacle :

— Yudas Yudaaas Yudaaaaas !!! À gauche jalan Trikora, derrière la cathédrale.

Le chauffeur papou obtempéra : la Ford Everest enjamba le terre-plein central, mordit sur le trottoir pour éviter un obstacle, se libéra le passage à coups de klaxon et fonça, escortée d’une gerbe d’eau sale, qui acheva de tremper des vendeuses de noix d’arec réfugiées sous un auvent. Sur le parvis de l’aéroport, des groupes hilares se prenaient en photo devant le monstrueux pneu de Cater-pillar exposé à l’entrée ; Bambang et Yudas se frayèrent un chemin, Alfons dans leur sillage deux cartons sur la tête. Ils passèrent le contrôle de sécurité par le côté grâce à une poignée de main et de billets, et se présentèrent au comp-toir d’enregistrement.

Dans la salle d’embarquement, une nouvelle annonce micro confirma que le vol était bien retardé. Bambang avait des coups de fil à passer ; Alfons, incapable de tenir assis, traîna et s’intéressa à l’exposition Freeport. Il déchiffra laborieusement les titres des panneaux, puis se contenta de regarder les photos de cliniques, de ponts suspendus, de vil-lageois souriants et d’enfants propres et sains face au tableau

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noir de l’école. Devant le panneau Droits de l’homme, il fit l’effort de lire : « N’ayez pas recours à l’intimidation et à la violence : chacun a droit à la vie, à la sécurité et à la pro-tection ». Il sentit la rage lui monter dans l’œil : Freeport qui paye l’armée pour réprimer le peuple papou, qui dis-tribue des enveloppes aux gradés pour leurs bons et loyaux services, qui a déplacé des villages entiers pour exploiter leurs richesses, qui a coupé leur lien traditionnel à la terre et fait disparaître la montagne sacrée où demeurent leurs ancêtres, Freeport qui empoisonne les rivières, qui attire chaque semaine des centaines et des centaines de migrants venus s’enrichir à leur détriment, Freeport cause de tous les maux de la Papouasie occidentale osait proclamer le droit à la vie, à la sécurité et à la protection !

Serré ceinturé sur son siège, cerné d’Indonésiens et d’objets inconnus, Alfons sentit l’angoisse prendre le pas sur la colère. Il ne connaissait que les petits Cessna qui reliaient Mapnduma à Wamena, de vue, car il n’en avait jamais pris. Il voulut demander à Bambang comment les ailes étaient fixées, comment l’énorme appareil tiendrait en l’air, si les nuages étaient assez solides, mais celui-ci feuille-tait le Radar Timika. La migraine pointait derrière son œil, conséquence de sa mauvaise nuit et de toute cette tension. Dieu Notre Père, protège ce Boeing 737 et donne-moi ta bénédiction pour mener à bien cette mission au nom de ton fils Jésus Notre-Sauveur. Le bruit des moteurs couvrit son marmonnement, la poussée le plaqua contre le dossier. Il rouvrit les yeux lorsque l’avion vira. Sur le siège voisin, Bambang s’était assoupi. Doigts crispés sur l’accoudoir pour ne pas tomber par le hublot, Alfons osa enfin regar-der. La pluie s’était calmée ; ce qu’il vit était tout simple-ment stupéfiant : cela ressemblait aux photos dans le livre que le révérend lui avait montré, un jour après l’église. Il mit du temps à décrypter le paysage. La rivière Ajkwa

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s’écoulait en tresses au milieu d’une longue plaine sableuse rectiligne, grise et morte ; de l’autre côté de la digue, la jungle courait à perte de vue. Il reconnut la rivière Kali Kopi, sinueuse et couleur café au lait, comme toutes les rivières de Papouasie. Sauf la rivière Ajkwa, dans laquelle Freeport déverse ses rejets miniers.

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Parmi la ribambelle de mains qu’il serra à son arrivée, abruti de fatigue, endolori des orteils aux cervicales, au terme de cinq journées de marche valant un mois de camp militaire, parmi toutes ces mains épaisses, rugueuses et ter-reuses, aucune d’elle n’appartenait à Kelly Kwalik. Gilmore s’acquitta néanmoins de cette ultime corvée et salua à s’en fouler le poignet en psalmodiant waa waa waa ; stoïque, il parvint à maintenir les yeux entrouverts durant l’intermi-nable cérémonie d’accueil, waaa waaa ; avant de s’effon-drer dans la hutte que l’on mit à sa disposition, waaaaaa.

À son réveil, quinze heures plus tard, il rassembla ses forces et ses maigres notions d’indonésien et se traîna tel un arthritique dans le village, à la recherche de David. David dimana ? No mister fut l’unique réponse. Il finit par comprendre que David s’en était retourné à Mapnduma, sans s’accorder plus d’une nuit de repos. Il devrait donc se débrouiller sans interprète. Il s’enquit alors de la pré-sence de Kelly Kwalik, et la réponse fut à nouveau no mis-ter, telle une fatalité. Il fallut se rendre à l’évidence : Kelly Kwalik ne se trouvait pas à Geselema. Furieux, Gilmore parvint à dénicher Titus, qui fumait assis sur un tronc de jacquier. Celui-ci l’invita à s’asseoir et le rassura : Kelly Kwalik tomorrow.

À Geselema, le monde moderne n’avait pas encore fait intrusion. Les Franciscains ne passaient que très

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épisodiquement, la présence de Blancs était encore plus inhabituelle qu’à Mapnduma. La journée de repos de Gilmore consista en un défilé de curieux dans sa hutte. Sans traducteur, sans l’aide de Titus qui ne recherchait pas particulièrement sa compagnie, il devait désormais se débrouiller seul. Voyant qu’il ne pouvait répondre à leurs questions, les villageois nduga se contentèrent de le dévi-sager et commenter ses faits et gestes. Le lendemain, Gil-more posa la même question et obtint la même réponse de Titus : Kelly Kwalik tomorrow. Il flancha intérieurement mais maintint bravement la façade intacte.

Les jours suivants furent identiques, jusqu’à ce que Gil-more, résigné, cesse de poser la question. L’impossibilité de communiquer était d’autant plus frustrante que le mode de vie des Nduga lui était familier : à quelques variantes près, c’était celui des villageois qu’il avait côtoyés lors de ses nombreux séjours dans les Highlands de Papoua-sie-Nouvelle-Guinée. Il retrouvait avec un extrême plaisir la hutte sombre et enfumée, la patate douce à la peau cal-cinée, le porcelet vadrouillant parmi les humains comme un chiot, le noken débordant de tubercules pendu au front, le marmot nu jouant avec une machette ; les bri-gades se rendant aux jardins, corps quasi nus se glissant dans la végétation, outil sur l’épaule, arc à la main. Il avait envie de leur montrer la joie que cela lui procurait, leur expliquer que même s’il était blanc, il se sentait proche d’eux : il en était incapable. Il tenta de combler le fossé en leur laissant observer ses affaires : son feutre en poils de lièvre passa de tête en tête, sa veste multipoches fit l’objet d’une intense exploration, sa lampe frontale orna le crâne d’un vieux, qui ne la quitta pas deux jours durant. Il prêta son sac étanche de marin qui servit à transporter du petit bois, de l’eau, un porcelet. Il prit le parti de s’en amu-ser. Rapidement la distance physique se dissipa, inexora-blement la distance symbolique s’enracina. Il ne pouvait

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raviver le feu, aller chercher de l’eau ou cueillir une banane sans qu’on accoure l’aider. On l’escortait de peur qu’il se perde, même pour aller pisser ou se laver dans le torrent. Il avait beau insister – il maîtrisait les gestes et connais-sait les coutumes –, rien à faire : on prévenait ses moindres besoins. Cette infantilisation forcée lui tapait sur les nerfs. Par moments il avait envie de tous les envoyer balader et de se retrancher derrière les claies ajourées de sa hutte, puis il se raisonnait : ces Nduga étaient d’une extrême gentil-lesse, le fossé culturel était immense (pour les plus jeunes d’entre eux, c’était le premier contact), il fallait leur laisser le temps. Il était conscient de tout cela, il n’empêche, il ne s’attendait pas à endosser le rôle de l’Australien stupide en visite chez les sauvages, lui qui avait joué toute son enfance avec les gamins papou et aurait soutenu n’importe quelle discussion en talk-pidgin avec un montagnard, de l’autre côté de la frontière, là-bas en Papouasie-Nouvelle-Guinée.

— Kelly Kwalik est en chemin pour rencontrer Mis-ter, l’informa David lorsqu’il refit apparition, à la manière d’un spectre.

— Quand arrive-t-il ?— Bientôt !La lueur d’espoir s’éteignit aussitôt. Demain signifiait

dans les jours qui viennent, mais bientôt ? David lui apprit que Kelly Kwalik se trouvait à mi-chemin entre Timika et Geselema. Il devait éviter des postes militaires et des villages peu sûrs, ce qui l’obligeait à faire de larges détours.

Gilmore prit son mal en patience : même si le nom de Kelly Kwalik était connu depuis le sabotage héroïque du pipeline de Freeport, aucun journaliste étranger n’avait eu l’occasion de rencontrer un dirigeant de l’OPM. Cette guerre de libération était absolument méconnue ; en avoir la primeur méritait bien l’effort et les peines. Gilmore vint rapidement à bout de ses livres, ne fuma plus qu’une