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VAUXHALL

Gbadamosi 4.qxp:lovey int. 4.0 07.04.15 10:57 Page1

La collection Écrits d’Ailleursest dirigée par Regula Locher


GABRIEL GBADAMOSI

VAUXHALLTraduit de l’anglais par Elisabeth Gilles


Les Éditions Zoé remercient la Loterie romande et une fondation privée genevoise

pour leur soutien à la collection Écrits d’Ailleurs ainsi qu’Artlink pour leur aide à la traduction.

La traductrice remercie Timothy Robbins pour son aide précieuse.

Titre original : Vauxhall© Gabriel Gbadamosi, 2013

First published by Telegram, 2013

© Éditions Zoé, 11 rue des MorainesCH-1227 Carouge-Genève, 2015

www.editionszoe.chMaquette de couverture : Silvia Francia

Illustration: © 2015 IFan Bates / NB Illustration ISBN 978-2-88182-952-9

ISBN epub: 978-2-88927-290-7 ISBN pdf web: 978-2-88927-291-4

Les Éditions Zoé sont au bénéfice d’une convention de subventionnement avec la Ville de Genève,

département de la culture.


Ninu ilé Baba mi, opolopo ibugbé ni o wàJohn 14.2

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PREMIÈRE PARTIE

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Le sari

Elle avait le front en accordéon contre le trottoir.«Elle a essayé de s’agripper au câble en tombant»,

a dit quelqu’un.J’ai levé les yeux vers le poteau télégraphique, ses

câbles en spirale étaient connectés à toutes les maisonsde la rue, au-dessus de nos têtes.Sa mère, debout, pleurait dans un pli du sari

qu’elle tenait devant sa bouche, pour ne pas laisser fil-trer la vérité. Elle parlait dans une autre langue.C’était le chagrin. Elle voulait que la fille se relève decette mare de sang. Elle voulait qu’elle s’envole jusqu’àla prise qu’offrait le câble. Qu’elle s’envole et remontele temps, jusqu’au rebord de la fenêtre au dernierétage et qu’elle appuie son visage et ses mains contrele froid du verre. Mais elle ne le faisait pas. Elle étaithors d’atteinte – la fille dont je ne connaissais pas lenom, qui ne venait jamais à l’école et ne répondaitjamais aux bonjours.La fenêtre était ouverte et le rideau pendait à l’exté-

rieur, comme si elle s’y était accrochée. Je pouvais lasentir glisser. Je me suis cramponné à la manche de

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Manus mais il m’a repoussé d’une secousse. Il fallaitque je sois tout seul. C’était la même sensation que lafois où la camionnette du marchand de glaces étaitvenue et que je n’arrivais pas à m’en aller, que j’étaisresté là à écouter le ronronnement du moteur qui rem-plaçait le vacarme du mégaphone et qu’elle m’avait jetétout à coup une pièce de six pence – un éclair tombédu ciel, un arc d’argent qui avait roulé dans le cani-veau, manquant de peu la grille d’évacuation. J’avaisregardé en l’air et je l’avais entrevue à travers le voilagequi se refermait dans la lumière du soleil.J’aimais bien qu’elle m’ait vu. Elle était comme

moi, essayant d’être invisible et faisant semblant de nepas regarder parce que je n’avais pas l’argent pouracheter une glace.Maintenant, elle était à mes pieds. Elle était tombée

dans les airs et il y avait sur le sang poisseux desempreintes qui couraient follement partout dans larue.«Allez chercher une ambulance.— Appelez la police.— Éloignez ces enfants de là.— Elle s’est agrippée.— Elle a changé d’avis. »

On était en train de jouer dans la rue, on construi-sait le stand pour le jeu de massacre et on choisissaitles gendarmes et les voleurs. Quelques filles assises surle mur de chez Sky jouaient à chat perché pendantqu’on s’organisait. Je suis rentré en courant chercherdans les poubelles d’autres boîtes de conserve à empi-ler et à faire tomber pour commencer. Manus etConnor se disputaient pour savoir qui devait avoir lapierre à lancer et depuis l’autre côté de la route Dannya renversé la pile avec sa propre pierre et tout le

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monde a crié qu’on n’était pas prêts. J’étais en train dela reconstruire avec Yakubu et Thaddeus et il y avaitPaul Mersey qui supervisait les travaux quand quel-qu’un a dit : «Elle est tombée.»J’ai levé la tête mais je n’ai pas vu de quoi ils par-

laient. Busola se mordait le pouce, toutes les filles lelong du mur regardaient à l’autre bout de la rue. Per-sonne n’était tombé – Theresa était le chat et était tou-jours en train d’essayer de se relever. Je ne voyais paspourquoi tout le monde s’était arrêté mais il y a eu unebousculade vers ce bout de la rue et j’ai dû empêcherles gens de renverser le stand dans leur course.On était les premiers sur place mais tout le monde

a fait un grand cercle pour rester à distance. J’aipoussé Paul Waller et le petit frère de Marcia pour passer devant et me rapprocher de Manus mais j’ai dûreculer parce que la mare de sang continuait às’étendre. Le bord était courbe, épais et luisant. Lesang sortait de sa tête et de sous son corps et formaitune flaque depuis ses pieds jusqu’à la bordure du trot-toir. On a tous regardé ça se passer.La porte s’est ouverte brusquement et sa maman est

sortie. Derrière elle un homme criait et la tirait enarrière. Elle se débattait en hurlant. Derrière eux, il yavait un garçon au visage rond qu’on ne connaissaitpas. Tous les adultes ont commencé à regarder parleurs fenêtres, à ouvrir des portes et à sortir en cou-rant. Certains éloignaient les enfants. On n’avaitencore jamais vu quelqu’un de mort.«Elle a sauté», a dit Mandy quand sa maman l’a

prise dans ses bras.

Il y avait de l’eau savonneuse qui coulait sur le trot-toir et courait dans le caniveau, sur le chemin del’école. Quand on est rentrés, le ciel était brun violet

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et un orage a éclaté. Les façades de briques et lesfenêtres des maisons luisaient dans la pluie. Une voi-ture est passée, soulevant jusque sur le trottoir unrideau d’eau brunâtre qui a fait des vaguelettes tout lelong de la rue. J’ai vu une dame sous son parapluie sefaire complètement éclabousser et s’arrêter, sans voix,comme si elle avait crié et que maintenant elle nepourrait jamais plus se sécher.«Des vêtements propres, tout le monde ! Enlevez

vos vêtements d’école. » Ma maman avait l’air sérieuxpendant qu’elle me séchait les cheveux dans la ser-viette, alors je savais à quoi m’attendre.«Michael ? Comment était ta maîtresse ?— Bien, j’ai dit. Elle était triste, elle a dit qu’un

homme a été tué aujourd’hui. Elle a écrit son nom etnous a dit de nous en souvenir. Qu’est-ce qui s’estpassé maman?— Chut. »Notre père nous a tous fait venir dans le salon. Il

était rentré de Liverpool. «Qui a vu cette fille tomber?Personne n’a rien dit.— Qui était là-bas hier ?— Pas moi, j’ai dit.— … quelqu’un d’autre ?»Tout le monde m’a regardé. Manus a retroussé sa

langue derrière ses dents. Busola a tiré sur sa lèvreinférieure. Connor, les lèvres serrées, avait la bouchede travers. Ils me disaient tous la même chose, «Toi etta grande gueule. »C’était trop tard pour reculer.« Je ne l’ai pas vue tomber», j’ai dit.Un coup de tonnerre a roulé contre les vitres. Par-

dessus les toits, le ciel gris violacé était sombre, commemeurtri. La pluie s’était remise à tomber comme unrobinet ouvert qui ne peut pas arrêter de couler.

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« Je ne veux pas voir un seul d’entre vous se pen-cher à la fenêtre», a-t-il dit.

Après le dîner, on s’est tous précipités pour regar-der l’orage dehors, appuyant nos visages contre lesvitres et laissant dessus des petites surfaces de buée. Larue était vide – une lessive brune, de la couleur deshabits dans la baignoire, la couleur de la boue. Enface, la rangée de maisons était devenue un mur d’eauet de briques. Toutes les fenêtres et tous les rideauxétaient fermés.«Papa va dormir. On ne fait pas de bruit », a dit

maman.On a éteint la lumière et on s’est assis sur des

chaises devant la fenêtre avec des couvertures sur lesgenoux, à regarder l’orage se transformer et les lampa-daires devenir orange. Des rafales fouettaient la rue,faisant courir des vaguelettes là où l’eau avait inondéle trottoir. Des paquets d’eau sombre se précipitaientdans les canalisations. Ma maman nous a raconté unehistoire à propos de tous les gens qui n’avaient pas detoit au-dessus de leur tête, qui étaient perdus etdevaient rester là dehors sous la pluie à se geler.Manus baillait et Busola était sur les genoux de

maman, appuyée contre elle, le pouce dans la boucheet les yeux qui se fermaient.«Comment est-ce qu’on peut être dehors là-dessous

sans se noyer ?» a dit Connor.Maman berçait Busola pour l’endormir. «Ayez une

pensée pour eux. Ils ont tous une mère. »Je me suis remis à regarder l’eau et j’ai imaginé les

gens flottant sur le dos le long du caniveau et se pliantcomme des morceaux de papier détrempé avant dedisparaître dans les canalisations.

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La famille était en train de charger les affaires surun camion. On voyait que les femmes portaient de cesrobes dont Marie a dit que c’étaient des saris. Elle a ditque sa maman en avait parce que son papa, JimmySingh, venait des Caraïbes.« Ils flottent, non? a dit Sandra.— Peut-être qu’elle a cru qu’il allait marcher comme

un parachute, a dit Danny.— Oui mais c’est pas ce qu’il a fait, hein?» Connor

n’a même pas levé les yeux et on est tous restés silen-cieux à penser à ça. On était assis sur le mur de Skyaprès l’école parce que les rues nous semblaient diffé-rentes après toute cette pluie et que notre papa étaitreparti à Liverpool, alors on pouvait rester dehors.La maman de Sky l’a appelée pour qu’elle rentre

mais elle a dit son nom en portugais alors ça a sonnécomme C’est qui ! On a tous ri et on montrait Sky dudoigt en disant «Qui? Toi !» Sa mère était gentille, ellene nous a pas dit de descendre du mur mais le plus sou-vent elle ne laissait pas Sky être avec nous. «Boa noite»,a-t-elle dit fermement, et puis elle a fermé la porte.On n’avait plus rien d’autre à regarder que les gens

qui déménageaient. «Regarde, le voilà», a dit Julie. Legarçon au visage rond était sorti avec une cage à oiseauet il était en train de monter dans une voiture.«Pourquoi il était pas à l’école?» a dit Sandra. On

ne savait pas. Ça ne faisait pas très longtemps qu’ilsétaient là. Il y avait des gens qui emménageaient etensuite ils ne se sentaient pas à leur place et ils démé-nageaient. Mais il y avait beaucoup de gens qui vivaientdans les maisons et encore plus dans les appartementsautour de l’école et c’était simplement intéressantd’observer les gens arriver et repartir sans avoir fait par-tie de l’endroit. Sauf que là, c’était différent.Le garçon s’est retourné et a regardé vers la mai-

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son. Il a vu qu’on le regardait. Je ne sais pas pourquoi,on lui a tous fait signe. Il y a quelque chose qui n’allaitpas dans la manière dont il s’est retourné vers nous.C’était comme si on n’avait pas été là ou bien si on yétait, alors pourquoi la pluie ne nous avait-elle pasemportés ? Il était en train de donner l’ordre à sa mèrede monter à l’arrière de la voiture et de lui passer lacage. Une autre femme d’un certain âge est montée àcôté d’elle et il a claqué la portière. Sa robe qui s’envo-lait est restée coincée alors il l’a rouverte et l’a claquéede nouveau. Il a levé les yeux vers nous, l’air de direqu’on ne devrait pas être là à le fixer et il est monté àl’avant à côté d’un homme avec une barbe que nousn’avions jamais vu. La voiture a démarré et s’est éloi-gnée tandis que sa mère posait la cage sur le haillon.«Elle nous regarde, a dit Danny.On les a suivis des yeux pendant qu’ils partaient.— Il se prend pour qui ?» a dit Julie.

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