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LE SOPHA

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V

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CRÉBILLON FILS

LE SOPHAConte moral

préface de Jean Sgard

LES ÉDITIONS DESJONQUÈRES

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L’édition de 1779 a servi à l’établissement du présent texte. Toutefois l’orthographe et la ponctuation ont été modernisées.

© Les Editions Desjonquères, 1984 277, rue Saint-Honoré

PARIS VIII'

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Préface

Le Sopha s’impose d’emblée par son titre comme un roman libertin. Le titre ne ment pas : aucun roman du XVIIIe siècle ne nous tient aussi proche des réalités de l’amour, des plaisirs, des mystères, des aveux, des misères qui se partagent dans un lit; aucun n’évoque, de façon aussi vive et convaincante, ce que les confes­seurs appelaient la « véhémence » du plaisir amou­reux. L’œuvre est assurément audacieuse, pleinement érotique et digne de sa mauvaise réputation. Elle la dépasse pourtant et de façon paradoxale. En sous- titrant son récit « conte moral », Crébillon entendait bien être pris au sérieux; et quand il invoque, dans sa lettre au lieutenant de police en 1742, la morale qu’il a « tenté d’y répandre partout », il est certai­nement de bonne foi. Mais nul n’a pensé que cette morale se tirait de l’amour même, et l’on a continué de la considérer, depuis La Harpe, comme « l’art si facile de gazer les obscénités ». Notre époque, qui a connu la réhabilitation des Égarements du cœur et de l'esprit, semble réticente à l’égard du Sopha. Il nous reste donc à percevoir la sagesse qui, dans le Sopha, guide parfois le geste amoureux. Certains l’ont entre­

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vue, qui n’étaient pas de mauvais juges : Voltaire, qui nommait Crébillon « le père du Sopha », Diderot, Laclos, Stendhal, qui en savaient par cœur les meil­leures pages. Sans doute ont-ils perçu la gravité de cette œuvre légère; il nous appartient encore de l’y retrouver.

Le projet est libertin, dans tous les sens du terme. Qu’un narrateur, condamné par décret divin à se réincarner dans des sophas successifs, assiste à une bonne dizaine de défaites féminines, tour à tour plai­santes, heureuses ou catastrophiques, l’idée est piquante. S’il en profite pour dévoiler toutes les ruses de la fausse vertu, de l’hypocrisie mondaine ou des scrupules religieux, cela nous conduit déjà plus loin : l’instinct, la vanité, la fantaisie mèneront leur jeu aux dépens de la morale admise. Si de surcroît, le destinataire du récit est un monarque balourd et indiscret, si les coupables sont de préférence des moines, des directeurs de conscience, des gens du beau monde, presque reconnaissables, le conte tournera à la satire. Le libertinage érotique, l’immoralisme apparent et l’impertinence donnaient à l’œuvre son parfum de scandale; il n’en fallait pas plus pour condamner l’auteur. Trois mois d’exil pour un écri­vain reconnu, pour un homme introduit, ami des gens en place et fils d’un dramaturge célèbre, c’était beaucoup, et Crébillon s’en souvint. Pendant les douze ans qui suivirent, il ne publia rien sous son nom; et l’on ne retrouve plus, dans ses derniers contes, l’au­dace tranquille, la verve, l’imagination heureuse de YÉcumoire, des Égarements ou du Sopha. Avec cet échec s’achève pour Claude Crébillon une époque de libre invention, d’improvisation créatrice où, parti­

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culièrement dans le Sopha, il semble s’être aban­donné, pour reprendre une expression du Neveu de Rameau, à « tout le libertinage de son esprit ».

Cette liberté plénière d’un esprit inventif apparaît dans la composition de l’ouvrage, où l’ordre et le désordre se succèdent sans heurt. L’ordre est celui d’une enquête sociale, d’un roman « à liste ». Il n’était pas rare, dans les années 1740, qu’un narrateur fictif entraînât le lecteur à travers la société à la faveur d’une série d’intrigues amoureuses, et le modèle du genre, les Confessions du Comte de ***, de Duclos, avaient si bien enchanté Crébillon qu’il en renonça, dit-on, à terminer les Égarements. Le décor oriental, ouvertement emprunté aux Mille et une nuits, ne fait que donner à ce parcours un peu plus de fantaisie. A la suite d’Amanzéi, le narrateur-sopha, on découvre donc l’amour en diverses compagnies, les bonnes et les mauvaises. Le décret qui condamne Amanzéi aux sophas ne sera levé que si deux amants de bonne foi se donnent mutuellement, sur ce lit, leurs « pré­mices ». L’enquête devient alors quête de l’amour vrai, à travers Sodome et Gomorrhe. Cette société corrom­pue sera-t-elle sauvée par la survivance miraculeuse du naturel? C’est, comme on s’en souvient, le thème central des Bijoux indiscrets, qui doivent tant au Sopha; mais c’est certainement à la même époque, la préoccupation commune de Crébillon, de Diderot et de Rousseau. Recherchant la nature sous les masques de la socialité, Crébillon est aussi, à sa manière, un philosophe. Cette enquête ordonnée n’est pourtant pas ce qui le passionne; le réalisme social lui importe peu, et c’est à un niveau « moral » qu’il prétend obser­ver les variétés de l’amour. Sept couples successifs

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nous feront entrevoir d’autres profondeurs : l’hypo­crite Fatmé se donne en secret à son esclave; Aminé, intrépide prostituée, est bafouée par un intendant non moins abject; la douce Phénime, après huit ans de vertu, consent à la passion du timide Zulma; Almaïde, à quarante ans, se laisse séduire par son directeur de conscience; Zéphis s’abandonne, avec douceur et ten­dresse, à Mazulhim, libertin menacé d'impuissance, qui la trahit aussitôt pour une mondaine dépravée, Zulica; et celle-ci le trahit à son tour avec son meil­leur ami, Nassès, avant de se voir humiliée par l’un et par l’autre; il appartiendra aux jeunes amants, Zëinis et Philéas, de réaliser sous les yeux d’Amanzéi l’union parfaite qui le libère et le désespère à la fois; car le narrateur enchaîné s’est épris soudain de Zëinis et voit se consommer sur lui-même ce qu’il a le plus redouté, dernier avatar qui donne au conte une conclusion inattendue. Ce que Crébillon a finalement décrit, ce ne sont pas les formes conventionnelles de l’amour, mais ses paradoxes.

Il les enchaîne avec une parfaite insouciance, par­courant à deux reprises le cercle d’mtrigues qu’il s’est proposé. Une première fois, il met en scène les impos­tures de la fausse vertu, de la religion affectée, du snobisme mondain, de la coquetterie dépravée, avant de nous mener à un premier dénouement heureux avec les amours de Phénime et de Zulma; le sortilège qui lie Amanzéi devrait être levé, mais curieusement, il ne l’est pas et l’auteur n’en dit rien. En sept cha­pitres qui font le tiers du roman, tout paraît dit. Ce qui va le retenir désormais, c’est l’approfondissement des conflits et le jeu des langages hypocrites, prison­niers de leurs propres conventions. L’homme ne

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cherche plus qu’à révéler le désir et à démasquer les inconséquences de la pudeur féminine, tandis que la femme tente désespérément d’obtenir l’aveu d’amour qui justifiera sa défaite. Qu’il s’agisse de deux êtres foncièrement honnêtes comme Almaïde et Molclès, ou de pervers comme Mazulhim, Zulica et Nassès, le dialogue se développe à l’infini en courbes éblouis­santes. Crébillon ne paraît plus se soucier de plan, et les titres de chapitres ne renvoient plus qu’au caprice de l’auteur. Quand il entreprend l’histoire de Mazul­him, plus rien ne semble l’arrêter; cette comédie de roués et de dupes se développe en dix chapitres enchaînés : plus de la moitié du roman. Sur un thème esquissé par Marivaux à la fin du Paysan parvenu, il développe cinq ou six variations qui portent à l’in­candescence toutes les virtualités du conflit. Le conte dialogué a définitivement trouvé sa forme; Crébillon ne la portera pas plus loin.

Une même question traverse toutes ces intrigues : « Quelle valeur attachez-vous actuellement à l’amour? » Zulica et Nassès, qui viennent de la poser, sont prêts de se haïr, il n’empêche; et tous les amants de Crébillon y reviennent sous des formes diverses. L’amour est assurément pour Crébillon la grande affaire de la vie et la seule « valeur ». On ne voit pas, dans son œuvre, d’existence qui se déduise d’un autre principe, mais où est sa vérité? Il décrit des égare­ments, désignant ainsi implicitement une voie droite, un axe de référence qui serait celui de la sagesse; mais cette sagesse ne procédera jamais que de l’amour lui-même, dont les voies sont toujours imprévues. « L’amour seul préside ici », écrivait-il dans la préface des Egarements; il pourrait le dire, et plus justement

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encore, du Sopha, où, à deux reprises, il se réfère à une figure parfaite de l’amour accompli. Une pre­mière fois, à propos des amants exemplaires, Phénime et Zulma, il a évoqué l’union parfaite du désir et du sentiment, à laquelle conviennent les termes d’« avi­dité », de « volupté », d’« extrême tendresse », de « vrai délire », de confiance et de fidélité. Toute la richesse des relations humaines se résume dans une telle liai­son : « Ils avaient même joint à toutes les délicatesses, à toute la vivacité de la passion la plus ardente, la confiance et l’égalité de l’amitié la plus tendre... » Sur ce point d’orgue, Crébillon semble une première fois conclure son récit. On retrouvera dans le dernier chapitre la même union du désir, de la tendresse et de l’imagination éprise, mais moins analysée, et comme enveloppée dans les illusions de la jeunesse. La conclusion s’annonce pourtant par le titre énig­matique d’« Amusements de l’âme » : s’agira-t-il des amusements douteux du narrateur, prisonnier de son sopha comme l’âme l’est du corps? Sans doute, et l’on pensera bien qu’il s’agit ici de figurer les amu­sements du romancier. Mais on songera aussi qu’aux « égarements du cœur et de l’esprit » s’opposent ces « amusements de l’âme », de l’âme retrouvée enfin par la grâce de l’amour.

Ce n’est pas le moindre paradoxe de ce roman libertin que le mot le mieux représenté dans le voca­bulaire psychologique et moral soit le mot « âme ». Amanzéi est une âme en quête de l’amour, qui lui donnera un corps; mais tant de femmes sensibles qui hantent ce récit (la « dame » du chapitre V, Phénime, Zéphis, Zéinis) ont une âme. Les libertins n’en ont pas : totalement socialisés, ils ont perdu leurs senti­

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ments, leurs rêves, leur for intérieur. Ils n’en sont pas moins habités par une sorte de nostalgie, qui se traduit d’abord par l’ennui. L’ennui obsède le Sultan dès les premières pages du conte, et il revient comme un leitmotiv dans les plus belles définitions du liber­tinage : « On se dit, sans le sentir, qu’on se paraît aimable; on se lie sans se croire; on voit que c’est en vain que l’on attend l’amour, et l’on se quitte de peur de s’ennuyer. Il arrive aussi quelquefois qu on s’est trompé à ce que l’on sentait : on croyait que c’était de la passion, ce n’était que du goût, mouve­ment par conséquent peu durable, et qui s’use dans les plaisirs, au lieu que l’amour semble y renaître. » Le langage le plus trompeur se sert finalement tou­jours de cet idéal disparu, qui justifie en dernier res­sort les défaites les plus misérables; c’est en quoi le vice rend hommage à la vertu; et pour Crébillon, il n’est qu’une seule vertu, qui est la sincérité en amour. L’amour est peut-être folie passagère, illusion, « pré­vention du sentiment », mais il reste pour Crébillon la seule chance de l’être humain, le seul accomplis­sement possible de ce qu’il appelle la « nature ».

Dès lors les aventures libertines qui nous sont pro­posées apparaissent comme autant de déviances ou d’erreurs irrémédiables. Fatmé sacrifie sa vie à sa réputation et se dédommage par les caresses brutales d’un esclave; Aminé a choisi l’argent et se précipite intrépidement dans l’abjection; Almaïde et Molclès ont refusé, jusqu’à quarante ans, la moindre tentation et vont l’un vers l’autre, maladroitement, dans le remords et la mauvaise foi, écrasés de honte, sans trouver le bonheur. Le libertin Mazulhim, enfermé dans sa vanité et obsédé de ses défaillances physiques,

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ignore la tendresse indulgente de Zéphis et choisit l’imposture, tout en déléguant à son ami et complice, Nassès, le soin d’achever Zulica. Dans toutes ces entreprises manquées réapparaît avec insistance le thème du manque, du fiasco, au sens où l’entendait Stendhal dans De l’amour. Toutefois, chez Stendhal, le fiasco résulte le plus souvent d’un excès de roma­nesque et d’anticipation imaginaire, alors qu’il est dû, chez Crébillon, à la seule mauvaise foi. Le premier amant d’Almaïde et le libertin Mazulhim échouent dans la mesure où leur projet de séduction est né d’une pure volonté. Sans illusions ni sentiments, par­fois même sans désirs, le libertin est comme frappé de stérilité; bien loin de s’abandonner, comme le ferait même la touchante Zéphis, Mazulhim refuse les sollicitations de la nature et se condamne à l’im­puissance, au point que son châtiment paraît encore une fois moral. Il est vrai que Crébillon imagine, à plusieurs reprises, le libertinage triomphant, ce par quoi il inspire directement les Liaisons dangereuses. Fatmé fait penser un instant à la marquise de Mer- teuil : « Dévouée à l’imposture dès sa plus tendre jeu­nesse, elle avait moins songé à corriger les penchants vicieux de son cœur qu’à les voiler sous la plus austère vertu. » Mazulhim et Zulica ne sont pas loin de composer un couple parfait d’amants damnés : « Vous êtes légère, répliqua-t-il, et j’avoue que j’étais incons­tant; mais moins nous avons été jusqu’ici capables d’un attachement sérieux, plus nous aurons de gloire à nous fixer l’un l’autre. » Ce n’est pourtant là qu’une suggestion passagère; seul Nassès réunit à la fin — et c’est en quoi il donne au conte une première conclu­sion pessimiste — le goût du jeu érotique, l’implacable

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méchanceté, le souci du chef-d’œuvre libertin qui annoncent Valmont. Lorsque Mazulhim et Nassés réduisent leur victime, méthodiquement, avec une cruauté raffinée, au dernier état de l’humiliation, le génie du mal prend enfin sa volée. Mais on ne sera pas loin de penser que ce couple étrange et imprévu incarne une dernière fois, sous toutes ses formes, la dénaturation.

Les grands libertins de Crébillon et ses femmes « philosophes » sortent tous armés de ce livre appa­remment frivole. Le mal cependant n’est encore que l’expression d’un malaise social. Derrière ce liberti­nage aventureux et souvent malheureux, on discerne la société qui le produit. Le libertin méchant ne cherche en effet qu’un plaisir de vanité et n’agit guère pour son compte. L’opinion publique, à laquelle il se réfère toujours est partout présente. C’est elle qui condamne les femmes faibles ou inconstantes, celles du moins qui trahissent leur faiblesse ou qui publient leur inconstance. C’est elle qui dénonce les fausses vertus ou qui porte au pinacle les séducteurs de parade. Tout ici fonctionne selon un code éternellement chan­geant comme la mode, mais tyrannique comme elle. Gloire, vertu, piété se réduisent à des figures de mode, à de pures apparences dont il faut se vêtir. Le langage n’exprime plus ce que l’on ressent, mais ce qu’il convient de dire dans les situations et dans les rôles assignés. La liaison amoureuse se développe selon des contrats reconnus, ou selon les lois collectives de l’offre et de la demande, les moindres infractions étant punies de ridicule ou d’exclusion. Dénoncer, humilier, démasquer ne sont plus que les rouages d’une machine sociale faite pour réduire, niveler, opprimer. Crébil-

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Ion ne nomme pas le pouvoir, mais il le montre partout présent dans le langage. L’amour, seule chance de liberté de l’individu, les sentiments et tous les mouvements du corps amoureux étaient libres, impré­visibles et inexprimables; les relations prescrites vont au contraire s’inscrire dans un code de bienséances et dans un vocabulaire conventionnel dont on use et abuse. Les amants de Crébillon parlent bien, et sou­vent trop bien; la parole facile est leur malédiction; elle seule transforme l’échange amoureux en rapport de force. Car on sait toujours dès le début, dès que l’on se trouve à deux dans un boudoir, dans une « petite maison » ou sur un sopha, ce qui finira bien par arriver : on est venu pour cela. Mais il faut que le consentement devienne défaite, que l’amour s’avoue comme désir, que toute pudeur se renie formellement. Obtenir des faveurs, ce n’est rien encore pour le liber­tin; il faut encore que la victime avoue sa dépendance, renonce à sa fierté et raconte le détail de ses aventures passées. Valmont se contentait des lettres; Molclès, Mazulhim et Nassès veulent un récit en forme, exhaustif, humiliant. Aussi l’affrontement des êtres est-il, du début à la fin, circonscrit dans le dialogue. En de redoutables parties d’escrime, les acteurs riva­lisent de virtuosité dans l’art de la définition de 1 eu­phémisme ou de la prétérition, de l’esquive ou de l’argumentation, pour extorquer l’aveu d’amour, ou parfois de haine, parfois des deux comme il arrive quand le libertin veut jouir plus longuement du « manège » de sa victime. Cet art cruel de pousser chaque être dans ses derniers retranchements repose tout entier sur le dialogue, et Crébillon est parfai­tement conscient d’avoir doté le récit d’une propriété

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jusqu’alors inséparable du théâtre, l’action dialoguée. L’un de ses personnages le remarque au passage : « ...cette conversation qui vous ennuie est pour ainsi dire un fait par elle-même. Ce n’est point une dis­sertation inutile et qui ne porte sur rien, c’est un fait... N’est-ce pas dialoguer qu’on dit...? » Crébillon découvre, en écrivant le Sopha, qu’il peut tout dia­loguer : le cours secret des passions, la mauvaise foi, la vanité, leurs conflits et leurs échecs. De la simple conversation naîtront les conflits, les révélations et les dénouements. On ne peut imaginer d’art plus lucide et plus moral. Mais on sera tenté d’entendre le mot au sens où l’entend aujourd’hui Eric Rohmer, auteur lui aussi de contes « moraux » dans lesquels toute lumière vient de la simple conversation. Et l’on sera moins surpris que le plus libertin des contes soit à sa manière le plus grave.

Jean Sg a r d

Le Sopha a paru en février 1742 sous le titre : Le Sopha, contre moral. Gaznah, de Vimprimerie du Très Pieux, Très Clément & Très Auguste Sultan des Indes. Il a connu vingt-cinq éditions au XVIIIe siècle.

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Introduction

Il y a déjà quelques siècles qu’un prince nommé Schah-Baham régnait sur les Isles. Il était petit-fils de ce magnanime Schah-Riar, de qui l’on a lu les grandes actions dans les Mille et une Nuits, et qui entre autres choses, se plaisait tant à étrangler des femmes et à entendre des contes : celui-là même qui ne fit grâce à l’incomparable Schéhérazade qu’en faveur de toutes les belles histoires qu’elle savait.

Soit que Schah-Baham ne fût pas extrêmement délicat sur l’honneur, soit que ses femmes ne cou­chassent point avec leurs nègres, ou (ce qui est pour le moins aussi vraisemblable) qu’il n’en sût rien, il était bon et commode mari, et n’avait hérité de Schah- Riar que de ses vertus et de son goût pour les contes. On assure même que le recueil des contes de Sché­hérazade, que son auguste grand-père avait fait écrire en lettres d’or, était le seul livre qu’il eût jamais daigné lire.

A quelque point que les contes ornent l’esprit, et quelque agréables, ou quelque sublimes que soient les connaissances et les idées qu’on y puise, il est dan­gereux de ne lire que des livres de cette espèce. Il n’y

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yeux. Ce premier trouble dura longtemps. Phéléas et Zéïnis, tous deux immobiles, respirant mutuellement leur âme, semblaient accablés de leurs plaisirs.

- Tout cela, dit alors le Sultan, ne vous faisait pas grand plaisir, n’est-il pas vrai? Aussi, de quoi vous avisiez-vous de devenir amoureux pendant que vous n’aviez pas de corps? Cela était d’une folie inconce­vable, car, en bonne foi, à quoi cette fantaisie pouvait- elle vous mener? Vous voyez bien qu’il faut savoir raisonner quelquefois.

— Sire, répondit Amanzéi, ce ne fut qu’après que ma passion fut bien établie, que je sentis combien elle devait me tourmenter, et, selon ce qui arrive ordinairement, les réflexions vinrent trop tard.

— Je suis vraiment fâché de votre accident, car je vous aimais assez sur la bouche de cette fille que vous avez nommée, reprit le Sultan; c’est réellement dom­mage qu’on vous ait dérangé.

— Tant que Zéïnis avait résisté à Phéléas, dit Aman­zéi, je m’étais flatté que rien ne pourrait la vaincre, et lorsque je la vis plus sensible, je crus qu’arrêtée par les préjugés de son âge, elle ne porterait pas sa faiblesse jusques où elle pouvait faire mon malheur. J’avouerai cependant que, quand je lui entendis raconter ce songe, que j’avais cru qu’elle ne devait qu’à moi, que j’appris d’elle-même que l’image de Phéléas était la seule qui se fût présentée à elle, et que c’était au pouvoir qu’il avait sur ses sens, et non à mes transports, qu’elle avait dû ses plaisirs, il me resta peu d’espoir d’échapper au sort que je craignais tant. Moins délicat cependant que je n’aurais dû l’être, je me consolais du bonheur de Phéléas, par la cer­titude que j’avais de le partager avec lui. Quelque

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chose qu’il eût dite à Zéïnis de sa passion, et de la fidélité qu’il lui avait toujours gardée, il ne me parais­sait pas possible qu’il fût parvenu à l’âge de quinze ou seize ans, sans avoir eu au moins quelque curiosité qui l’empêcherait de délivrer mon âme de cette cap­tivité qui m’avait longtemps paru si cruelle, et que je préférais dans cet instant au poste le plus glorieux qu’une âme pût remplir. Tout désespéré que j’étais de la faiblesse de Zéïnis, j’en attendis les suites avec moins de douleur, dès que je me fus persuadé que, quelque chose qui arrivât, je ne serais pas contraint de la quitter.

Quelque affreuse que fût, pour moi, la tendre léthargie où ils étaient plongés, et que chaque soupir qu’ils poussaient, paraissait augmenter encore, elle retardait les téméraires entreprises de Phéléas, et quoiqu’elle me prouvât à quel point ils sentaient leur bonheur, je priais ardemment Brama de ne point permettre qu'elle se dissipât. Inutiles vœux! J'étais trop criminel pour que deux âmes innocentes, et dignes de leur félicité, me fussent sacrifiées.

Phéléas, après avoir langui quelques instants sur le sein de Zéïnis, pressé par de nouveaux désirs que la faiblesse de son amante avait rendu plus ardents, la regarda avec des yeux qui exprimaient la délicieuse ivresse de son cœur. Zéïnis, embarrassée des regards de Phéléas, détourna les siens en soupirant.

-Quoi! tu fuis mes regards? lui dit-il. Ah! tourne plutôt vers moi tes beaux yeux! Viens lire dans les miens toute l’ardeur que tu m’inspires!

Alors il la reprit dans ses bras. Zéïnis tenta encore de se dérober à ses transports; mais soit qu’elle ne voulût pas résister longtemps, soit que se faisant