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L'INVISIBLE AMI

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CLÉMENT DE ROUVRE

L'INVISIBLE AMI

ROMAN

LA COLOMBE EDITIONS DU V I E U X COLOMBIER

5, rue Rousse let, 5 PARIS

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Copyright 1948 by La Colombe, Éditions du Vieux Colombier.

Tous droits de traduction, reproduction, adaptation, réservés p o u r tous pays.

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L ' I N V I S I B L E A M I

I

Les deux volets, raba t tus avec violence, c laquèrent contre le m u r . Des chèvrefeuilles épais, qui en toura ien t la fenêtre, s 'envolèrent des moineaux effarouchés, tandis que plus ieurs pi- geons enveloppèrent de leur vol gracieux et lourd le cadre e m b a u m é où bri l la ient les rayons d ' u n beau m a t i n d 'avri l : au milieu de ce tourbi l lon d'oiseaux et de pétales, le visage de Sylvie apparut . Son vêtement d u m a t i n laissait apparaî t re la naissance de ses épaules et son long cou flexible qu i la faisaient ressembler à l ' une de ces dames d u Moyen-Age, flère comme une princesse et gracile comme une enfant , que l 'on voit sur certaines tapisseries. Un lourd faix de cheveux noirs ombra- geait la peau rose de son f ront et de ses paupières que prolon- geaient de longs cils qui je taient à leur tour des ombres rayon- nantes sur ses joues, de sorte que son visage à l 'expression si vive et si animée avait cependant quelque chose de mystérieux. Elle se pencha à la croisée, de sa chambre qu i donna i t de plain-pied sur le jardin, et, le buste ainsi incliné laissant voir sa longue taille élégante, elle appela :

— Maman, m a m a n ! Mais il n 'y eut pas de réponse. On n ' en t enda i t que le pépie-

m e n t des oiseaux, les miau lements d ' u n chat qui faisait ses griffes contre le tronc d ' u n arbre et, p lus bas, m o n t a n t de la Seine dont l 'eau bleue étincelait ent re les feuillages, l 'appel d ' u n mar in ie r mêlé au mugis sement r auque et lo inta in d ' u n remorqueur .

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— Maman ! appela-t-elle encore. La petite porte de bois peinte en vert grinça, et Mme Varèse

parut, portant à son bras un grand cabas plein de provisions. Belle et droite, brune comme sa fille, elle pouvait avoir qua- rante ans peut-être. Toute sa personne exprimait la bonne vo- lonté et la résignation, et son visage portait l'empreinte d'une mélancolie douloureuse.

— Tu te lèves seulement, chérie? dit-elle d'une voix où le reproche avait peine à dissimuler la tendresse, et même on ne sait quelle douce indifférence.

Elle leva imperceptiblement les épaules en ajoutant : — Tiens, aide-moi. Et comme la jeune fille venait vers elle en courant et posait

deux baisers sonores sur ses joues en lui prenant son fardeau, elle se laissa faire avec un air de lassitude.

Au moment où la mère et la fille rentraient dans le vestibule, l'horloge de la petite église de Jumièges sonna huit heures. Au-dessus de leur modeste et jolie maison composée d'un rez- de-chaussée et d'un étage, blottie dans les arbres au flanc du coteau qui domine le fleuve, se développait la bourgade dont les dernières habitations s'égrenaient, là-haut, le long d'une route surplombant les falaises de la Seine, tandis que de l'au- tre côté s'étendaient des champs en lisière des premiers sous- bois de la forêt normande. Plus loin, sur le plateau, com- mençaient tout de suite les hautes futaies où la lumière se jouait encore, mais qui bientôt s'enfonçaient dans les profon- deurs d'une sylve obscure. A une centaine de mètres au- dessous du jardin de Mme Varèse, on se trouvait sur la berge de la Seine, très large en cet endroit en aval de Rouen, semée d'îles à la végétation touffue, et dont la vaste courbe s'arron- dissait avec une grâce majestueuse au pied des blanchis fa- laises. La fraîcheur de la rivière, les émanations de la forêt et parfois les brises marines venues de l'estuaire du fleuve, se mêlaient et circulaient dans cet ample horizon plein de lu- mière et de joie.

— Ne me gronde pas, maman, dit Sylvie en entraînant sa mère jusqu'à la cuisine. Je vais t'aider.

— Mais mange d'abord, mon enfant, dit Mme Varèse. Ton petit déjeuner est tout prêt. Je l'avais tenu au chaud sur le feu.

— C'est vrai, j'ai faim ! s'écria Sylvie, et elle bâilla, mon-

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t r an t l ' in té r ieur de son palais tou t rose comme celui d ' u n e jeune chatte. Si tu savais comme je dors bien en ce m o m e n t ; vois-tu, j 'ai peine à me réveiller, te l lement je fais de doux rêves. Je m e sens comme roulée dans des vagues de songes, des vrais contes de fée, m a m a n , je t 'assure. Si je pouvais écrire tout ce qui m e passe par la tête, alors ! Et vois-tu, dans pres- que tous mes rêves il y a u n roi.

— Comment cela, m o n enfant ? — Oui, une sorte de roi, qu i me protège. Et t u sais, m a m a n ,

souvent, dans m o n rêve, je l 'épouse. — Tais-toi, Sylvie. Elle r i t et rougit . — Alors, tu comprends, cela me fait lever tard. — Oh ! Sylvie. — Mais, m a m a n , tu n 'y en tends rien. Tiens, regarde. Elle lui m o n t r a sur la table de la grande salle à manger ,

ar rangée aussi en studio, u n vase de grès bleu d 'où jaillissait une énorme gerbe de fleurs des champs, u n fo isonnement de coquelicots, de bluets, de marguer i tes géantes et de boutons d 'or , une explosion multicolore tou t emperlée de rosée.

— Ce sont celles que j 'a i rapportées hier. — Comme t u as ar rangé cela, ma chérie ! Et la mère ne p u t s ' empêcher de contempler le visage de

son enfant qu i souriai t au-dessus de la gerbe, plus frais et plus l umineux qu'elle. Son regard alla de sa fille à u n por t ra i t posé sur u n chevalet, en touré d ' u n cadre de velours noir , et où souriait u n h o m m e à la physionomie fine et forte, au f ront plein d ' intel l igence, aux lèvres serrées qui lui donna ien t u n e expression énergique et u n peu amère. « Comme elle lu i ressemble ! » pensa-t-elle. Ses trai ts se cr ispèrent sous une douleur passagère, puis repr i ren t leur sérénité. Sylvie avait surpr is le regard d ' E m m a Varèse et, s ' é tan t avancée devant le tableau, elle saisit la ma in maternel le et elles res tèrent ainsi, une minu te , dans une même a t t i tude de tristesse recueillie et de pitié. Victor Varèse, le savant et le célèbre explorateur, était mor t il y avait une dizaine d 'années , au cours d ' u n voyage d 'é tudes scientifiques à travers les régions inexplorées des hauts plateaux de l 'Afrique Centrale. Mari énergique, ar- dent, toujours délicat et dévoué, il n 'avait , après de trop courtes années d ' un ion , laissé à sa femme que de chers et profonds souvenirs — et cette enfant, Sylvie... De très modestes rentes

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(vestiges d ' u n e for tune presque tout engloutie en recherches et en voyages), accrues d ' u n e petite retraite versée parci- monieusement par le minis tère des Colonies, leur permet ta ien t une vie décente, mais retirée. Des photographies nombreuses, témoignages vénérés de la vie et des découvertes d u grand aven- tur ier des terres lointaines, se t rouvaient dans toutes les pièces de la pet i te maison. Ici on le voyait la ma in posée sur la t rompe d ' u n é léphant ; là, dans une pirogue éclaboussée par l ' écume d ' u n e énorme cascade, plus loin encore, causant avec u n maharadja , car il avait pérégriné sur toute la terre.

Mme Varèse poussa u n profond soupir; les deux femmes se sour i rent t e n d r e m e n t et se comprirent .

— Allons, di t la mère, il est temps que je m'occupe du r e p a s . Va donc prendre ton café au lait, il se fait tard.

Pendan t que Sylvie déjeunait, seule, elle en tendi t le b ru i t d ' u n e carriole qui approchai t sur la route, et bientôt tout un c h œ u r de voix jeunes, chaudes, u n peu moqueuses, mais gen- tilles résonna devant la maison, mêlé au t i n t emen t des grelots et au choc des sabots du cheval. Et une voix plus chaude, plus ardente, mais plus douce aussi domina toutes les autres. Elle cria :

Ohé! la fille c'est nous qui passons! La chanson aux lèvres, la fleur au chapeau;

— Ho ! Ho ! Ho ! répéta-t-on en chœur du fond de la carriole.

C'est nous les Sorciers verts et bleus Dont les doigts font naître par jeu Maints beaux Messieurs et maintes Dames, Bêtes et fleurs, de tout un peu...

— Heu ! Heu ! hurla- t -on en t r ép ignan t sur le fond de la voiture.

Si voulez venir avec nous Serez adorée à genoux...

Sylvie cou ru t à la fenêtre, tandis que de nouveaux éclats de rire résonnaient , plus b ruyan t s et pleins d 'enthousiasme. Elle aperçut au-dessus des bosquets qui bordaient la route des

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mains levées faisant des signes joyeux, tandis que d ' au t res brandissaient des chapeaux décorés de fleurs.

« Ce Joël », pensa-t-elle, et ses yeux s ' a l l umèren t d ' u n gaîté enfant ine, tandis que ses lèvres se fronçaient en u n e m o u e u n peu boudeuse et irritée. Un artiste ! Un franc cœur, ouvert à la vie et à la joie. Et mélancol ique en m ê m e temps. « Quel être étrange », ajouta-t-elle, se par lan t à elle-même, tandis que les rires et les éclats de voix décroissaient avec le b r u i t de la voiture.

Elle rent ra dans sa chambre et, t ou t en t e r m i n a n t sa toilette, se m i t à rêver. Elle se trouvait bien chez elle, entourée par l 'affectueuse vigilance de sa mère et pa r la bienveillance de tous les habi tants du bourg. Dans cette jolie maison, ce ja rd in plein de fleurs et d'oiseaux, elle m e n a i t une vie aussi t ranqui l le que le beau fleuve qui coulait sous ses fenêtres. Pou r t an t son cœur se serra à la pensée de ses jours, tous les mêmes ! Elle se t rou- vait solitaire. Comme enveloppée d ' u n g rand silence. C'était comme si au tour d'elle une puissance secrète eût t ramé u n vaste enchan tement . Commen t d i r e? Sa vie ne ressemblait-elle pas u n peu à ces tapisseries étranges que tissait, lui avait-on dit, son ami Joë l? Oui, c'est cela. On y voit u n e vierge qu i se promène dans une forêt, sur u n sol tou t jonché de petites fleurs vermeilles, toute seule, et il semble que, de derrière les arbres, de l 'ombre de ces rochers, la gue t t en t et l 'observent des êtres qu 'e l le ne voit m ê m e pas. Ce n ' é t a i t pas d 'h ie r que Sylvie se sentai t ainsi comme enveloppée d ' u n e présence, d ' u n effluve secret qui se répanda i t la n u i t dans ses rêves, et don t l ' in- fluence subtile flottait dans sa chambre, au tou r d'elle, ou l'ac- compagnait , parfois apaisante et délicieuse, dans ses prome- nades à travers la forêt.

La forêt ! Là jus tement elle avait rencontré Joël, u n jour. C'était au dernier automne. Elle s 'é tai t égarée assez loin d u village; elle avait suivi u n ruisseau j u squ ' au fond d ' u n e combe où les feuilles mortes entassées craquaient sous ses pas; pu is elle était parvenue à une immense pinède don t les troncs gris et roses, par centaines, jaillissaient d ' u n profond tapis de pourpre où le soleil poussait t ou t droit ses rayons décl inants , a l luman t aux branches de fantast iques lueurs. Et là, soudain, elle avait aperçu un jeune h o m m e qu i considérait avec une at tent ion singulière, t an tô t le sol, tantôt les trouées du ciel ruisselantes de clarté. Il lui tou rna i t le dos. Il ne paraissai t pas

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C O L L E C T I O N R O S E - M O U S S E

1 — PIERRE KORAB — Le Bouquet de Roses blanches. 2 — MARIE BARRERE-AFFRE — La Sérénade à l'Hirondelle. 3 — G. PELLETAN — La conquête de l'Etoile. 4 — JEAN DE BELCAYRE — Rose et Violette. 5 — DOMINIQUE LE MAY — Le Chevalier aux éperons verts. 6 — HUGUES LE MARTEL — Fleurs de Neige. 7 — CLAUDE ROZELLE — La Fin du Mirage. 8 — PIERRE KORAB — La Septième Lettre. 9 — ANDRE VERTIOL — Le Trésor caché.

10 — LUC SAINT-NOEL — Le Secret de Marie-Claire.. 11 — CLEMENT DE ROUVRE — L'Invisible Ami.

A paraître : 12 — DOMINIQUE LE MAY — La double méprise.

C O L L E C T I O N L I B E L L U L E

5 — NOEL VINDRY — La Légende du Lac Mort. 6 — JEAN DE BELCAYRE — Les Liens Brisés. 7 — NOEL VINDRY — La Fiancée d'autrefois. 8 — PASCAL BOROME — A l'Ombre du Château. 9 — YVES DARTOIS — La Tour, Prends garde.

10 — JEAN DE CLIMENS — La Cascade Enchantée. 11 — CLAIRE LAFAURIE — La Fausse Idole. 12 — NOEL VINDRY — Les Bons Amis. 13 — JEAN DE BELCAYRE — Le Chant des Colibris. 14 — MARIE BARRERE-AFFRE — Les Détours du Chemin. 15 — JEAN MAUCLERE — Le Temps des Vendanges. 16 — MARGUERITE THIEBOLD — L'Appel de la Montagne. 17 — LUC SAINT-NOEL — Le Talisman du Bonheur. 18 — JEAN BOURGUEIL — La Robe de Lin. 19 — ANDRE VERTIOL — La Roseraie. 20 — MARIE, BARRERE-AFFRE — Le Passé sous les Cendres. 21 — HECTOR LAPRADE — Le Mas dans les Pins. 22 — JEAN DE BELCAYRE — Le Seniter sous les Branches. 23 — YVES DARTOIS — Les Cloches d'Argent. 24 — MARIE BARRERE-AFFRE — Le Miroir de Guidette. 2 5 — MARGUERITE THIEBOLD — Suzanne aux cheveux d'or. 26 — CLAIRE LAFAURIE — Le Diamant merveilleux.

A paraître : 27 — JEAN MAUCLÈRE - La folle idée de Michelle.

C O L L E C T I O N P O U R Q U O I - P A S ?

1 — YVES DARTOIS — Le Démon des Bateaux sans vie. 2 — G. DE LAMENUZE — Le Chant des Pagayeurs. 3 — PIERRE KORAB — Sur la Piste du Dragon Vert. 4 — ANDRE VERTIOL — Terre de Feu. 5 — FRANCIS BEAUREGARD — Le Carnet magique. 6 — XAVIER DE L'HERME — Les Ailes dans la Caverne.

A paraître : 7 G. DE LAMENUZE — La Grotte du Lac Bleu.

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