les societes de pensee et la democratie moderne

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  • 7/24/2019 LES SOCIETES DE PENSEE ET LA DEMOCRATIE MODERNE

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    AUGUSTIN COCHIN(1876-1916)

    Ancien lve de lEcole des ChartesArchiviste, palographe et historien.

    LES SOCIETES DE PENSEE

    ET

    LA DEMOCRATIE MODERNE

    mailto:[email protected]://perso.wanadoo.fr/contra_impetum/index.htm
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    TABLE DES MATIERES

    I. LES PRECURSEURS DE LA REVOLUTION

    LES PHILOSOPHES

    II. LA MYSTIQUE DE LA LIBRE PENSEE

    LE CATHOLICISME DE ROUSSEAU

    III. LA CRISE DE L'HISTOIRE REVOLUTIONNAIRE : TAINE ET M. AULARD

    LE PROBLEMECRITIQUE DE FAITLA METHODE DE TAINE

    LA THESE DES CIRCONSTANCESLA THESE DU COMPLOTLA SOCIOLOGIE DU JACOBINISMELHISTOIRE DE DEFENSE REPUBLICAINEL'OPINION SOCIALELE MYSTICISME DU PEUPLELE DILEMME

    IV. LE GOUVERNEMENT REVOLUTIONNAIRE

    LE PEUPLE

    LE POUVOIRLE PRINCE

    V. COMMENT FURENT ELUS LES DEPUTES AUX ETATS GENERAUX

    VI. LA CAMPAGNE ELECTORALE DE 1789 EN BOURGOGNE

    VII. LE PATRIOTISME HUMANITAIRE

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    ILES PRECURSEURS

    DE LA REVOLUTION

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    LES PHILOSOPHES1

    Je voudrais vous parler des philosophes du dix-huitime sicle - mais j'entends de leur

    philosophie, et non, comme vous y comptez sans doute, de leurs soupers, bons mots, charmantesamies, brouilles et succs : tche ingrate, assurment car tout le charme et l'intrt - j'allais dire lesrieux de mon sujet - est dans ses accessoires. O serait la mtaphysique de Voltaire sans sesmalices, le renom de tant de penseurs sans quelques lettres de femmes, et les ditions delEncyclopdie sans ses reliures ? Laissons pourtant la reliure - le joli dos brun et or que vous voyezd'ici - et parlons du livre, que vous n'avez jamais ouvert : aussi bien, grce Dieu, n'est-ce pas utile,et vous le connaissez d'avance. Tout a chang depuis cent cinquante ans, sauf la philosophie, qui n'achang que de nom - nous disons la Libre Pense - et varie aussi peu d'un homme que d'un ge l'autre. Diderot, causeur et lettr, avait sans doute de l'agrment et de la physionomie. Diderot

    philosophe est pareil tous ses frres et je vous en fais grce.Mais s'il est superflu de dcrire, il est fort malais d'expliquer. Qu'est-ce que la philosophie ?

    Une secte, dit-on d'ordinaire : et elle en a bien en effet tous les dehors.Orthodoxie, d'abord : La raison, crit Diderot dans l'Encyclopdie, est l'gard duphilosophe ce que la grce est l'gard du chrtien. C'est le principe de nos Libres Penseurs : Nous avons foi en la raison. Ainsi ce qu'on demande aux frres est moins de servir la raison que d'ycroire ; il en est de ce culte-l comme des autres : c'est la bonne volont qui sauve. Il y a, ditVoltaire, des philosophes jusque dans les choppes , mot qui fait pendant notre foi ducharbonnier . Et d'Alembert crit Frdric II en 1776. Nous remplissons comme nous pouvonsles places vacantes l'Acadmie franaise, de la mme manire que le festin du pre de famille del'Evangile, avec les estropis et les boiteux de la littrature. Tel esprit boiteux sera donc admis, s'ilest bon philosophe, et tel autre, exclu, qui est bien d'aplomb, mais indpendant. Le parti pris est net,et encourage, vous le savez, un quitisme de la raison encore plus nuisible l'intelligence que le

    quitisme de la foi la volont. Rien ne fait plus de tort au progrs de la raison que son culte : on nese sert plus de ce qu'on adore.

    Exigeante sur l'orthodoxie, la philosophie ne l'est pas moins sur la discipline. Voltaire necesse de prcher l'union aux frres: Je voudrais que les philosophes puissent faire un corps d'initis,et je mourrais content , crit-il d'Alembert, et encore, en 1758 : Ameutez-vous, et vous serez lesmatres ; je vous parle en rpublicain, mais aussi il s'agit de la rpublique des lettres, oh! la pauvrerpublique ! Ces vux du patriarche sont exaucs et dpasss ds 1770 : la rpublique des lettresest fonde, organise, arme, et intimide la cour. Elle a ses lgislateurs, l'Encyclopdie ; son

    parlement, deux ou trois salons ; sa tribune, l'Acadmie franaise, o Duclos a fait entrer, etd'Alembert rgner la philosophie, aprs quinze ans de lutte persvrante, de politique suivie. Elle asurtout, dans toutes les provinces, ses colonies et comptoirs. Acadmies dans les grandes villes, o,comme au palais Mazarin, philosophes et indpendants sont aux prises, et les seconds toujours battus; socits littraires, chambres de lecture, dans les petites ; et d'un bout l'autre de ce grand rseau desocits, c'est un perptuel va-et-vient de correspondances, adresses, vux, motions, un immenseconcert de mots, d'un merveilleux ensemble, pas une note discordante : l'arme des philosophes,dissmine sur le pays, o chaque ville a sa garnison de penseurs, son foyer de Lumires ,s'entrane partout, dans le mme esprit, selon les mmes mthodes, au mme travail verbal dediscussions platoniques. De temps en temps, au signal de Paris, on s'assemble pour les grandesmanuvres, les affaires comme on dit dj, incidents judiciaires ou politiques ; on s'ameutecontre le clerg, contre la cour, voire contre tel impudent particulier, Palissot, ou Pompignan, ouLinguet, qui a cru s'attaquer une coterie comme une autre, et voit avec stupeur se lever d'un seul

    vol, de Marseille Arras, et de Rennes Nancy, l'essaim tout entier des philosophes.

    1Confrence faite aux Confrences Chateaubriand , le 15 mai 1912.

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    Car on perscute - autre pratique de secte. Avant la Terreur sanglante de 93, il y eut, de 1765 1780, dans la rpublique des lettres, une terreur sche, dont l'Encyclopdie fut le comit de salut

    public, et d'Alembert le Robespierre. Elle fauche les rputations comme l'autre les ttes, sa guillotine,c'est la diffamation, l'infamie, comme on dit alors ; le mot, lanc par Voltaire, s'emploie, en 1775,dans les socits de province, avec une prcision juridique. Noter d'infamie est une opration

    bien dfinie, qui comporte toute une procdure, enqute, discussion, jugement, excution enfin,

    c'est--dire condamnation publique au mpris, encore un de ces termes de droit philosophique, dontnous n'apprcions plus la porte. Et les ttes tombent en grand nombre : Frron, Pompignan,Pallissot, Gilbert, Linguet, l'abb de Voisenon, l'abb Barthlemy, Chabanon, Dorat, Sedaine, le

    prsident de Brosses, Rousseau lui-mme, pour ne parler que des gens de lettres, car le massacre futbien plus grand dans le monde politique.

    C'est l, vous le voyez, tout l'extrieur d'une secte vigoureuse et bien arme, de quoi enimposer l'ennemi, de quoi aussi piquer la curiosit des passants, comme nous le sommes ce soir ;car derrire de si grands murs, nous devons nous attendre trouver une grande ville, voire une bellecathdrale : on ne conoit point, en gnral, de fanatisme sans foi, de discipline sans loyalisme,d'excommunication sans communion, d'anathmes sans puissantes et vivantes convictions - pas plusqu'on ne conoit un corps sans me.

    Mais voici la merveille : ici, et seulement ici, nous sommes dus : ce puissant appareil dedfense ne dfend rien, rien que du vide et des ngations. Il n'y a rien, l derrire, aimer, rien quoise prendre et s'attacher. Cette raison dogmatique n'est que la ngation de toute foi, cette liberttyrannique, la ngation de toute rgle. Je n'insiste pas sur un reproche si souvent fait aux philosophes: eux-mmes avouent et glorifient le nihilisme de leur idal.

    Car le plus curieux est que ces deux aspects contradictoires sont admis aussi bien desphilosophes que des profanes. On discute l'apprciation, non le fait. Nous sommes l'esprit humain,la raison mme , proclament les premiers, et, au nom de cette raison, ils dogmatisent etexcommunient : c'est ce qu'ils appellent affranchir. Vous tes le nant, dmontrent les profanes,l'anarchie, la ngation, l'utopie ; non seulement vous n'tes rien, mais vous ne pouvez rien tre quediscorde et dissolution , et l'instant d'aprs, ils crient au meurtre et appellent la garde contre ce

    fantme qui n'a pas mme le droit d'exister, les entendre, et qui pourtant les tient la gorge. C'est leduel de Martine et de M. Jourdain. Il a commenc du temps de Voltaire et dure encore, vous le savez.

    Je ne vois qu'une issue au dilemme : c'est de retourner le raisonnement. Puisque, dans cettetrange glise, il n'y a pas de Credo - rien que des dogmes ngatifs ; pas d'me - et pourtant un corpssi robuste, essayons de renverser les termes, de commencer par le corps. Prenons la philosophie non

    plus comme un esprit, qui se dfinit par son but, pas mme comme une tendance qui s'explique parsa fin, mais comme une chose, un phnomne intellectuel, rsultat ncessaire et inconscient decertaines conditions matrielles d'association.

    C'est l, je l'avoue, un procd impertinent ; il y a de l'irrvrence traiter ainsi, comme unechose inerte et aveugle, la pense moderne , la pense libre . Mais enfin l'exemple nous vientd'elle-mme. C'est bien elle aprs tout qui, depuis Renan jusqu' M. Loisy, nous a dots d'unethologie, d'une exgse nouvelles, qui, renversant l'attaque individualiste du seizime sicle et

    prenant la foi entre deux feux, met l'Eglise avant le Christ, la tradition avant l'Evangile, explique lemoral par le social ; et je ne sais pourquoi cette Eglise l toute seule chapperait la critique qu'elle ainvente et applique aux autres sans bienveillance.

    Prenons donc le fait : l'existence de cette trange cit qui nat et qui vit, contre toutes lesrgles, de ce qui tue les autres. Comment expliquer ce miracle-l ?

    C'est ce que je voudrais chercher avec vous. Et ne croyez pas que je vais vous mener dans unsabbat d'arrire-loge, comme le pre Barruel2, ni vous montrer la tte de Louis XVI dans la marmite

    2 Lauteur fait ici allusion labb Augustin Barruel, auteur des clbres Mmoires pour servir lhistoire dujacobinisme , ouvrage en cinq volumes publi en exil Hambourg en 1798 et qui dcrit, documents lappui, lesmthodes des Loges, et arrires-Loges , expression qui dsigne celles dentre elles o se runissent les initis de hautrang. Les sources de labb Barruel provenaient en grande partie des documents ultra-secrets saisis par la police deBavire aprs le foudroiement accidentel dun prtre apostat membre de la secte des Illumins dont le matre tait leDr. Weishaupt.

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    des sorcires, aprs le bonhomme Cazotte. Ce n'est pas que Barruel et Cazotte aient tort, mais ilsn'expliquent rien, ils commencent par la fin. Ce qui me gne, au contraire, c'est de ramener ceseffrayantes et diaboliques consquences au tout petit fait qui les explique, si banal, si menu : causer.L pourtant est l'essentiel.

    La rpublique des lettres est un monde o l'on cause, mais o l'on ne fait que causer, ol'effort de chaque intelligence cherche l'assentiment de tous, l'opinion, comme il cherche, dans la vie

    relle, luvre et l'effet.C'est l, direz-vous, une bien chtive raison pour une si grosse consquence ; c'est peser bienlourdement sur le plus innocent des jeux. Mais du moins je ne suis pas le premier coupable, et les

    joueurs ont commenc, - je ne parle pas des premiers, des bons vivants de 1730, mais desencyclopdistes de l'ge suivant. Ceux-l sont graves : comment ne pas l'tre quand on est sr quel'veil de l'esprit humain date de son sicle, de sa gnration, de soi-mme ? L'ironie remplace lagaiet, la politique les plaisirs. Le jeu devient une carrire, le salon un temple, la fte une crmonie,la coterie un empire dont je vous ai montr le vaste horizon : la rpublique des lettres.

    Et que fait-on dans ce pays-l ? Rien dautre, aprs tout, que dans le salon de Mme Geoffrin :on cause. On est l pour parler, non pour faire ; toute cette agitation intellectuelle, cet immense traficde discours, d'crits, de correspondances, ne mne pas au plus petit commencement d'uvre, d'effort

    rel. Il ne s'agit que de cooprations d'ides , d' union pour la vrit , de socit de pense .Or, il n'est pas indiffrent qu'un tel monde se constitue, s'organise et dure : car ses habitantsse trouvent par la force des choses placs un autre point de vue, sur une autre pente, devant d'autresvises, que dans la vie relle. Ce point de vue, c'est celui de l'opinion, la nouvelle reine du monde, dit Voltaire qui salue son avnement dans la cit de la pense. Tandis que dans le monde rel le

    juge de toute pense est l'preuve, et son but l'effet, dans ce monde-l le juge est l'opinion des autres,et le but leur aveu. Et le moyen est d'exprimer, de parler, comme il est ailleurs de raliser, d' uvrer. Toute pense, tout effort intellectuel n'a d'existence ici que par l'assentiment. C'est l'opinion quifait l'tre. Est rel ce que les autres voient, vrai ce qu'ils disent, bien ce qu'ils approuvent. Ainsil'ordre naturel est renvers: l'opinion est ici cause, et non, comme dans la vie relle, effet. Paratretient lieu d'tre, dire, de faire.

    Je ne puis m'empcher de rappeler ici le charmant mythe d'Aristophane. Bien d'autres l'ontfait, mais toujours, ce me semble, contresens : quand on parle de la cit des nues, on ne pensequ'aux nues, et pour railler ceux qui veulent y btir une ville. Aristophane, qui vivait en un sicle de

    philosophes, et s'y connaissait en libre pense, ne le prend pas ainsi : c'est la cit qu'il voit, btie dansles nues sans doute, mais de bons moellons, et peuple de citoyens en chair, en os et en plumes. Lacit des nues, c'est la donne d'une pice, et non la boutade d'un pamphlet. Ce n'est pas sur l'utopiequ'insiste le pote grec, c'est sur la ralit.

    Faisons donc comme lui. Constatons le fait, l'existence de ce monde nouveau, si vain qu'ilnous paraisse ; montons et entrons. Vous allez voir que, sitt le seuil pass, leurs principes, ces dangereuses chimres , deviennent l-haut les plus videntes et les plus fcondes vrits. Vousconnaissez ces dogmes de la philosophie ; ils se ramnent tous un : la nature est bonne ; et toutesles rgles une : laisser faire. L'homme se suffit soi-mme, et dans sa raison, et dans sa volont, etdans ses instincts ; la foi, l'obissance, le respect, voil les seuls dangers - que Voltaire dsigne d'unmot : l'infme. Il a tort ici-bas, mais raison l-haut, et vous en conviendrez vous-mmes - je parle aux fanatiques et aux esclaves de l'auditoire - si vous voulez bien entrer dans la cit des

    philosophes, et vous mettre leur place au lieu de crier l'utopie sans bouger de la vtre.La raison se suffit ? Mais c'est assez clair. Ah ! certes, dans le monde rel, le moraliste sans

    foi, le politique sans tradition, l'homme sans exprience sont de pauvres gens, vous toutes lesdfaites. Que peut faire la logique toute seule sans ces trois ouvriers de toute uvre relle, ce tripleenseignement : personnel, social, divin ? Mais nous ne sommes pas dans le monde rel, il n'y a pas lduvre faire ; rien qu' parler, et des parleurs. Or, quoi bon la foi, le respect de la tradition ou

    l'acquis de l'exprience, dans ce monde-l ? Ce sont choses qui s'expriment mal et n'ont que fairedans une discussion de principe. Ncessaires pour juger droit et juste, ces conseillers-l ne sont qu'unembarras pour opiner clairement. Indispensables au travail rel, luvre, ils gnent le travail verbal,l'expression.

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    Et mieux encore : encombrants pour l'orateur, ils seront dsagrables l'auditoire ; car ilsn'ont pas le droit de se montrer l sans devenir odieux ou ridicules. Vous savez combien il estdifficile, dans une simple conversation, de faire intervenir la foi ou le sentiment. Dans notre cit desoiseaux, l'ironie et la logique sont chez elles, et il faut bien de l'esprit ou du talent pour se passerd'elles. Cela se conoit : est-il rien d'odieux comme la foi qui prche loin du sacrifice, le patriotismequi s'exalte loin du danger, l'intrt qui s'affirme loin des risques et du travail ? Telle est pourtant la

    posture o ils se mettent s'ils paraissent dans un monde o, par dfinition mme, luvre et l'effortsont hors de question. Ils ne pourront s'appeler, l, que clricalisme, chauvinisme, gosme.Prventions ? Malveillance ? Non pas : vrits videntes pour qui regarde de l-haut. On est

    libre assurment de ne pas entrer dans la cit nouvelle. On n'est pas matre, si on y est, d'y opinerautrement qu'en philosophe et en citoyen .

    Vous voyez que la philosophie est dans le vrai quand elle affirme le droit de la raison : nullechimre ici : il est exact, la lettre, que la raison suffit chacun. Car le but est dplac : le succsdsormais est l'ide distincte, celle qui se parle, non l'ide fconde qui se vrifie - ou plutt c'estla discussion seule, l'opinion verbale, et non plus l'preuve, qui vrifie et juge.

    Ainsi tout un ordre de motifs, ceux qui dpassent l'ide claire et servent l'effort rel, sont dansce monde-l inutiles, puisqu'on n'a rien faire, gnants puisqu'on a tant dire, enfin ridicules et

    odieux, la caricature d'eux-mmes. Mais alors qu'arrive-t-il ? On les laisse dehors ; c'est tout simple :o serait le mal ? Apostasie, trahison, folie ? Grand Dieu non : il ne s'agit que d'un jeu. On nemanque pas plus Dieu, au roi, au sein de ses affaires, parce qu'on s'amuse discuter quelquesheures chaque soir en philosophe, qu'on ne jette son chapeau pour entrer dans un salon : chacun ledpose soigneusement derrire la porte, pour le reprendre en sortant. L'adepte est homme d'Eglise,d'pe, de finance, qu'importe ? Il y aura un jour, une heure, chaque semaine, o il oubliera sesouailles, ses hommes ou ses affaires, pour jouer au philosophe et au citoyen, quitte rentrer ensuitedans son tre rel, o il aura bientt fait de retrouver ses devoirs, et ses intrts aussi.

    Mais si c'est tout simple et naturel, ce n'est pas sans consquence : car le jeu dure ; et certainsy jouent mieux : question d'ge, les jeunes gens ; ou d'tat, les gens de loi, de plume ou de parole ; oude convictions, les sceptiques ; de temprament, les vaniteux ; ou de culture, les superficiels. Ceux-l

    y prennent got, y trouvent profit, car devant eux s'ouvre une carrire que le bas monde ne leur offrepas, et o leurs lacunes deviennent des forces. Par contre, les esprits sincres et vrais, qui vont ausolide, l'effet plus qu' l'opinion, se trouvent l dpayss, et s'loignent peu peu d'un monde o ilsn'ont que faire. Ainsi s'liminent d'eux-mmes les rfractaires, le poids mort , disent les

    philosophes, c'est--dire les gens duvre, au profit des plus aptes, les gens de parole ; slectionmcanique, aussi fatale que le triage entre les corps lourds et lgers sur une plaque vibrante : nul

    besoin de matre qui dsigne, de dogme qui exclue ; la force des choses suffit ; d'eux-mmes les pluslgers prendront le haut, les plus lourds et chargs de ralit tomberont. C'est l'affaire de recette, nonde choix.

    Et vous voyez les suites de cette puration automatique : voil nos gens isols des profanes, l'abri des objections et rsistances ralistes, et en mme temps rapprochs les uns des autres, et pources deux raisons, soumis un entranement d'autant plus intense que le milieu est plus pur . Etcette double loi sociale de triage et d'entranement ne cesse d'agir et de pousser la troupe raisonnanteet inconsciente des frres en sens inverse de la vie relle, vers l'avnement d'un certain typeintellectuel et moral qu'aucun ne prvoit, que chacun rprouverait, et que tous prparent. C'est

    proprement ce qu'on appelle le progrs des Lumires .Vous voyez que notre hypothse se soutient : les doctrines, les convictions personnelles ne

    sont rien ici, ou ne sont que des effets ; chaque tape du progrs philosophique produit les siennes,comme chaque zone ses plantes, aux pentes des montagnes. Le secret de l'union, la loi du progrssont ailleurs, dans le fait d'association lui-mme. Le corps, la socit de pense, prime, expliquel'me, les convictions communes. C'est bien ici l'Eglise qui prcde et cre son vangile ; on est uni

    pour, non par la vrit. La rgnration , le progrs des Lumires , est un phnomne social,non moral ni intellectuel.Son premier caractre est l'inconscience. La loi de triage que nous avons dcrite n'a pas

    besoin pour jouer qu'on la connaisse, au contraire. Comme toute loi naturelle, elle suppose une force,

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    mais aveugle, impulsive ; le sujet entre en loge, opine, discute, s'agite. Cela suffit : la socit fera lereste, d'autant plus srement mme qu'il y mettra plus de passion et moins de clairvoyance.

    Travail, soit ; mais c'est encore un de ces mots que nos maons du dix-huitime siclecrivent avec une majuscule et sans adjectif, et qui prend en effet dans leur cit, comme les mots

    philosophie, justice, vrit, et tant d'autres, un sens spcial, gnralement inverse de l'acceptioncourante. Il faut entendre ce travail au sens passif, matriel, de fermentation, non au sens humain

    d'effort voulu. La pense travaille, l, comme le mot dans la cuve, ou le bois devant le feu. C'est parl'action du milieu, de la situation, par son point de dpart et non par son but, que se dfinit ce travail.L'ide qui vient l'esprit est celle d'orientation, qui s'oppose l'ide de direction comme la loi subie la loi reconnue, la servitude l'obissance. La socit de pense ignore sa loi, et c'est justement cequi lui permet de se proclamer libre : elle est oriente son insu, non dirige de son aveu. Tel est lesens du nom que prend ds 1775 la plus accomplie des socits philosophiques, la capitale du mondedes nues : le Grand Orient.

    Et le terme, je ne dis pas l'objet, de ce travail passif, est une destruction. Il consiste en somme liminer, rduire. La pense qui s'y soumet perd le souci d'abord, puis peu peu le sens, la notiondu rel ; et c'est justement cette perte qu'elle doit d'tre libre. Elle ne gagne en libert, en ordre, enclart, que ce qu'elle perd de son contenu rel, de sa prise sur l'tre. Elle n'est pas plus forte, elle

    porte moins : fait capital que cette orientation de la pense vers le vide, et les frres ont raison deparler de rgnration, d're nouvelle. La raison ne cherchait jusqu'alors la libert que par del uneffort de conqute, une lutte avec le rel, tout un dploiement de sciences, et de systmes. Le travailsocial passe de l'attaque la dfense : pour affranchir la pense, il l'isole du monde et de la vie, aulieu de les lui soumettre ; il limine le rel dans l'esprit, au lieu de rduire l'inintelligible dans l'objet ;forme des philosophes, au lieu de produire des philosophies. C'est un exercice de pense dont le butapparent est la recherche de la vrit, mais dont l'intrt rel est la formation de l'adepte.

    En quoi consiste au juste cette formation ngative ? C'est aussi difficile dire que de montrerce que perd un tre vivant l'instant de la mort. La vie de l'esprit ne se dfinit pas plus que celle ducorps ne se touche. Or, c'est d'elle-mme et d'elle seule qu'il est ici question, non de tel organe oufacult apparente. On peut supposer le sujet orient aussi intelligent, l'organisme atteint aussi

    complet et parfait qu'on voudra : ils n'en ont pas moins perdu l'essentiel.Rien n'illustre mieux ce curieux phnomne que la conception du sauvage ou de l'ingnu, qui

    tient une si grande place dans la littrature du dix-huitime sicle. Pas un auteur qui ne vous prsenteson sauvage, depuis les plus gais jusqu'aux plus graves. Montesquieu a commenc avec son prince

    persan, Voltaire immortalise le personnage avec Candide ; Buffon en fait l'analyse dans son veild'Adam ; Condillac, la psychologie dans le mythe de la statue ; Rousseau a cr le rle, et pass savieillesse jouer au sauvage dans des parcs de chteaux. Pas un apprenti philosophe, vers 1770, quin'entreprenne la rvision des lois et usages de son pays, avec son Chinois et son Iroquois deconfiance, comme un fils de famille voyage avec son abb.

    Ce sauvage philosophique est une bien singulire personne : imaginez un Franais dudix-huitime sicle qui possderait, de la civilisation de son temps, tout l'acquit matriel : culture,ducation, connaissances et got, sans aucun des ressorts vivants : instincts, croyances, qui ont crtout cela, anim ces formes, donn leur raison ces usages, leur emploi ces moyens ; mettez-le

    brusquement en face de ce monde dont il possde tout, sauf l'essentiel, l'esprit : il verra et saura tout,mais ne comprendra rien. Voil le Huron de Voltaire.

    Les profanes crient l'absurde : ils ont tort. Ce sauvage-l existe et mme ils le rencontrenttous les jours. A vrai dire il ne vient pas des forts de l'Ohio, mais de bien plus loin : la loge d'enface, le salon d' ct ; c'est le philosophe lui-mme, tel que l'a fait le travail : tre paradoxal, orientvers le vide, comme les autres cherchent le rel - pense sans lan, sans vraie curiosit, occuped'ordonner plus que d'acqurir, de dfinir plus que d'inventer, toujours inquite de raliser son bien,son avoir intellectuel, toujours presse, pour le monnayer en mots, d'en rompre les attaches avec la

    vie relle, o il travaillait, s'accroissait jusque-l, comme un capital engag, ou comme une plantevive, dans le tuf de l'exprience, sous le rayon de la foi.De l le ton, d'abord, et l'esprit : la surprise ironique. Car rien n'est moins explicable que cette

    plante coupe, dont on veut ignorer la racine et la vie. Je ne comprends pas est le refrain de notre

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    sauvage. Tout le choque, tout lui parat illogique et ridicule. C'est mme cette incomprhension quese mesure l'intelligence, entre sauvages ; ils l'appellent esprit, courage, sincrit ; elle est le ressort etla raison d'tre de leur rudition. Savoir est bien ; ne pas comprendre est mieux. C'est cela que se

    juge le philosophe, - les sauvages de nos jours, qui sont kantiens, disent l'esprit objectif , - celaqu'il se distingue du compilateur vulgaire : l'me de l'Encyclopdie est l.

    Et vous voyez maintenant pourquoi son corps est si gros : il nest pas de travail plus ais, ni

    plus flatteur. Ce n'est pas que l'incomprhension philosophique soit un don vulgaire : elle supposedes aptitudes naturelles, surtout l'entranement social de la cit des nues. Lui seul peut venir boutdes prjugs, foi, loyalisme, etc., que la logique n'atteint gure, car leur racine est dans l'exprienceet dans la vie. Il faut opposer cit cit, milieu milieu, vie vie, substituer l'homme rel unhomme nouveau : le philosophe ou le citoyen. C'est l une uvre de rgnration que l'individu nesaurait accomplir par ses propres forces, et que seule peut mener bien la loi de slection sociale : lasocit est au philosophe, ce que la grce est au chrtien. Mais enfin, quand le travail opre, quand lesujet s'est vraiment livr l'orientation sociale, a pris sa demeure dans la cit des nues, son centresur le vide, et sent pousser ses plumes de philosophe, quelle ivresse de quitter la terre, de s'envoler

    par-dessus cltures et remparts, par-dessus les flches des cathdrales ! Rien ne lui est ferm, car toutest ouvert sur le ciel. Comme un enfant pille les fleurs d'un parterre, pour les piquer dans son tas de

    sable, il entre partout et fauche brasse les usages, les croyances et les lois. Vous savez s'il se fitfaute alors de cueillir au hasard tant de vieilles et augustes plantes - si le bouquet parut beau lepremier soir, car elles ne meurent pas tout de suite, et ce qui resta le lendemain de cet immense amasd'critures le poids du papier.

    Mais si l'tat de sauvage philosophe a ses douceurs, il a aussi ses charges, dont la plus lourdeest la servitude sociale, l'adepte appartient corps et me la socit qui l'a form, et ne peut plusvivre ds qu'il en sort ; sa logique, si bien affranchie du rel, se brise au premier contact avecl'exprience -, car elle ne doit sa libert qu' l'isolement o elle vit, au vide o la tient le travail. Cestune plante de serre chaude qu'on ne peut plus mettre au grand air. Les philosophes perdent toujours tre vus seuls, et de prs, et l'uvre - Voltaire l'apprit ses dpens chez Frdric, Diderot chezCatherine II, Mme Geoffrin chez Stanislas.

    Heureusement ils ont l'instinct du danger, d'autant plus vif qu'ils sont plus entrans, plus aberrants vers le vide , comme disait le vieux Mirabeau de son fils ; et c'est de toute leur faiblesse,de tout leur nant, qu'ils tiennent cette cit des mots, qui seule leur donne valeur et poids. Esprit de

    parti, fanatisme de secte, dit-on toujours : c'est leur faire tort. L'esprit de parti est encore une manirede foi au programme, aux meneurs, et contredit d'autant le sens propre, l'instinct de dfenseindividuelle. Chez le philosophe, ce sens, cet instinct demeurent seuls : il ne reconnat ni dogme, nimatre. Mais la socit n'y perd pas : comme le vieux hibou de la fable, qui coupe les pattes sessouris, elle le tient par sa libert mme, cette libert ngative, qui l'empcherait de vivre ailleurs :c'est une chane plus solide que tous les loyalismes.

    C'est ce lien qu'on appelle le civisme, qu'on appelait le patriotisme en France, pendant lesquelques annes de la Rvolution o la patrie relle et la patrie sociale se trouvrent avoir les mmesfrontires et les mmes ennemis, alliance phmre, vous le savez ; la seconde s'est tendue : depuis,elle est devenue l'internationalisme, et n'a pas gard de gratitude son hte d'un moment.

    Il n'est pas de lien plus puissant que celui-l : car il a le brillant de la vertu ; on sert lacommunaut, - et la rusticit de l'gosme, - on suit son intrt immdiat. Et voil encore une de cessituations de fait que cre le travail social et o la volont du sujet n'est pour rien. C'est la socit quia orient son esprit l'inverse du rel, elle encore qui le lie ses frres l'inverse du rel, elle encorequi le lie ses frres de toute la force de son intrt comme elle a form son intelligence, elle tient savolont.

    C'est un fait noter, car il justifie le principe de la morale nouvelle : que l'intrt suffit aubien, comme la raison au vrai. Il est exact, la lettre, qu'il existe une cit o l'gosme attache aux

    autres, le bien particulier au bien gnral. Ds lors quel besoin de matres, d'autorit ? Quellencessit d'en imposer des gens qu'il est si facile de convaincre ? D'exiger le sacrifice o l'intrtmne si droit au but ? Et voil ralise la seconde des prtendues utopies philosophiques, celle del'intrt bien entendu. Voil le secret de l'trange fraternit qui unit ces picuriens et ces sceptiques,

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    Voltaire et d'Argental, d'Alembert et Diderot, Grimm et d'Holbach, ou plutt qui les attache tous, parleurs lacunes mmes, la patrie intellectuelle. La traduction de ce fait se trouve dans le fameuxmythe philosophique de l'origine des socits, explique par la faiblesse des hommes, et qui lesrapproche pour leur dfense commune. Rien de plus faux des socits relles, nes de l'enthousiasmeet de la force, Parmi les clairs d'un Sina, dans le sang des martyrs et des hros. Mais rien de pluscertain de la socit intellectuelle, de plus conforme la loi que nous avons dcrite. Cest leur

    histoire que nous racontent les frres, comme le sauvage de tout l'heure nous donnait leur portrait.Telle est la nature de la socit nouvelle, que l'union s'y trouve fonde sur ce qui la dtruirait ailleurs: les forces matrielles, le poids de l'gosme et de l'inertie.

    C'est ce qu'expriment merveille les symboles maonniques : le temple de Salomon,l'architecture et le reste. La cit des nues est un difice et non un corps vivant, ses matriaux sontinertes, quilibrs, rassembls, selon des rgles certaines, des lois objectives. Le dix-huitime sicleadmettait encore l'intervention d'un grand architecte, l'horloger de Voltaire, d'un lgislateurordonnant d'aprs certaines lois les matriaux humains. La maonnerie de nos jours supprime le

    personnage et fait bien : la loi sociale est une loi d'immanence, elle se suffit elle-mme et cepastiche de Dieu n'a que faire ici.

    Je n'ai pas vous dire comment cette puissante union se rvla au monde, comment la petite

    cit entra en lutte avec 1autre, car je sortirais de mon sujet : nous touchons ici la seconde tape duprogrs des Lumires, au moment o la philosophie devient une politique, la loge un club, lephilosophe un citoyen.

    Je ne vous parlerai que d'un de ses effets, celui qui dconcerte le plus quand on ne le connatpas : la conqute de l'opinion profane par le philosophisme. Il possde pour cela mieux que lesmoyens ordinaires de propagande, arguments et prdicants : il est en mesure, grce l'union sansmatres et sans dogmes des socits, de mettre en mouvement une fausse opinion, plus bruyante, plusunanime, plus universelle que la vraie ; ds lors plus vraie, conclut le public. C'est par l'entranementet l'ensemble de la claque, pas mme, comme la dmagogie, par le clinquant des dcors et le jeu desacteurs, qu'il fait passer une mauvaise pice. Cette claque, le personnel des socits, est si biendresse qu'elle en devient sincre ; si bien dissmine dans la salle, qu'elle s'ignore elle-mme et que

    chacun des spectateurs la prend pour le public. Elle imite l'ampleur et l'unit d'un grand mouvementd'opinion, sans perdre la cohsion et la conduite d'une cabale.

    Or, il n'est pas d'argument ni de sduction qui agisse sur l'opinion comme ce fantmed'elle-mme. Chacun se soumet ce qu'il croit approuv de tous : 1opinion suit sa contrefaon et del'illusion nat la ralit. C'est ainsi que sans talent, sans risques, sans intrigues dangereuses etgrossires, par la seule vertu de son union, la petite cit fait parler son gr l'opinion de la grande, ydcide des rputations et fait applaudir, s'ils sont elle, d'ennuyeux auteurs et de mchants livres.Elle ne s'en fit pas faute. On a peine comprendre aujourd'hui comment la morale de Mably, la

    politique de Condorcet, l'histoire de Raynal, la philosophie dHelvtius, ces dserts de prose insipide,purent supporter l'impression, trouver dix lecteurs : or, tout le monde les lut, ou du moins les achetaet en parla. Question de mode, assure-t-on ; c'est bientt dit. Mais comment comprendre cetengouement pour le pathos et la lourdeur, dans le sicle de la grce et du got ?

    Je crois que l'explication est ailleurs. Tous ces auteurs-l sont philosophes, et la philosophiergne sur l'opinion, par droit de conqute, l'opinion est sa chose, son esclave naturelle ; elle la faitgmir, applaudir ou se taire, selon ses vues. Voil une source d'illusions que les historiens, pas plusque les contemporains, n'ont peut-tre assez dmle. Elle rend un peu sceptique sur bien des gloires

    philosophiques, mme le gnie de certains lgislateurs , mme 1esprit de certains lettrs et mmele renom des derniers salons.

    Je vous ai parl des encyclopdistes en mcrant, vous en serez moins surpris si je terminepar un blasphme : il ne s'agit pas de l'chafaud de Louis XVI, de la France ruine, de la foi dtruite,vieilles et inoffensives rengaines. Mon audace est plus grande : j'ai t quelquefois jusqu' me

    demander s'il y avait aprs tout tant d'cart entre l'esprit des derniers salons et l'emphase despremires loges, si dans le dlicieux petit royaume du got ne trnait pas dj plus d'un cuistrerpublicain, et si, ds 1770, on navait pas parfois envie de biller mme chez Mme Necker, mmechez Mme Geoffrin.

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    LA MYSTIQUEDE LA LIBRE PENSE

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    LE CATHOLICISME DE ROUSSEAU

    Lide matresse du Contrat social3, c'est la souverainet permanente, directe de la volontgnrale. La clef de vote du systme, c'est le vote. Et ici intervient l'objection vulgaire : que

    faites-vous des minorits ? - et la rponse de Rousseau, si mal comprise : il n'y a pas de minorits -bien mieux, il n'y a pas de majorits - contre la volont gnrale4. Elle peut tre dtruite, et la libertanantie, si l'intrt particulier s'empare de la pluralit - elle ne peut pas tre tyrannique : car lecitoyen y adhre, qu'il le veuille et le sache ou non, par le fait mme qu'il est libre et citoyen, etquand mme elle contredirait sa volont particulire, sa volont actuelle et exprime. Elle est sa volont profonde , sa volont suppose (M. Bougl), sa volont consciente , dont il peut fort

    bien navoir pas conscience. Forc d'obir cette volont-l, qu'il ne sent pas en lui peut-tre, et quilui vient du dehors par la contrainte lgale, il est forc d'tre libre. Rvolt contre elle, il devientesclave, cesse d'tre citoyen - rompt le Pacte social.

    Tout cela est incomprhensible, si on persiste donner aux mots de volont gnrale, citoyen,libert, etc., leur sens ordinaire de majorit, homme, indpendance, etc., et si on ne veut pas voir le

    sens religieux - il n'y a pas d'autre mot - que leur prte Rousseau.Qu'est-ce, ses yeux, que la volont gnrale ? - en cherchant bien, je la trouve tout au fondde moi-mme : Que la volont gnrale soit dans chaque individu un acte pur de l'entendement, quiraisonne dans le silence des passions sur ce que l'homme peut exigerde son semblable, et sur ce queson semblable est en droit d'exiger de lui, nul n'en disconviendra. 5. Il parle plus loin de la voixintrieure 6. L'Imitation ne parle pas autrement de la voix de Dieu.

    Mais nous n'obissons pas, nous n'coutons gure cette volont profonde. Dfaut de volontd'abord : O est l'homme qui puisse ainsi se sparer de lui-mme, et si le soin de sa propreconservation est le premier prcepte de la nature, peut-on le forcer de regarder ainsi l'espce engnral ? [le syndicalisme dit : la classe] pour s'imposer, lui, des devoirs dont il ne voit point laliaison avec sa constitution particulire ? 7- Puis dfaut de lumires : quand il le voudrait, il ne le

    pourrait pas, car rien n'est plus difficile que l'art de gnraliser ainsi ses ides : Quand ilfaudrait consulter la volont gnrale [prise au sens de voix intrieure] sur un acte particulier,combien de fois n'arriverait-il pas un homme bien intentionn de se t romper sur la rgle ou surl'application, et de ne suivre que son penchant, en pensant obir la loi ? 8

    Ainsi, pas de sens propre - pas de libre examen - la religion de Jean-Jacques n'est pasun protestantisme. Et o donc l'homme vertueux prendra-t-il la rgle qui est en lui, mais qu'il n'a pasla force, lui seul, de dgager ? - dans la socit. Voici l'Eglise. La voix intrieure mme n'estforme que par l'habitudede juger et de sentir dans le sein de la socit et selon ses lois, elle ne peutdonc servir les tablir 9; cen'est que de l'ordre social tabli parmi nous que nous tirons les idesde celui que nous imaginons 10. C'est par cette volont sociale que nous sommes rgnrs, quenous naissons la vertu : non ex voluntate carnis(les passions), neque ex voluntate viri(l'intrt),sed ex Deo(la socit), nati sunt.

    Et de quelle socit s'agit-il ? - d'une socit o les individus seraient sans aucun lien directde l'un l'autre, - ne communiqueraient entre eux que lgalement, par la vertu impersonnelle de laloi: Si, quand le peuple suffisamment inform dlibre, les citoyens n'avaient aucunecommunication entre eux, du grand nombre des petites diffrences rsulterait toujours la volont

    3Cf. JJ. ROUSSEAU, Du Contrat social, Editions Edmond Dreyfus-Brisac, Paris, Alcan, 1896 ; in-8, xxxvi-425 pages.4Ibid., p. 29; 186-7.5J.-J. ROUSSEAU, Du Contrat social, p. 252.6Ibid, p. 253.7Ibid., p. 252.8Ibid., p. 252.9J.-J. ROUSSEAU, Du Contrat social, p. 253.10Ibidem.

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    gnrale, et la dlibration serait toujours bonne. 11Quand cette condition de l'isolement completn'est pas ralise, on obtient bien la volont de tous - mais ce n'est pas la volont gnrale 12.De mme l'Eglise, socit fonde sur l'amour de Dieu seul : Aimez Dieu par-dessus toute chose, etle prochain comme vous-mme pour l'amour de Dieu. - On passe par l'amour de Dieu - comme,dans la socit de Jean-Jacques, par la loi13. Et il n'y a qu'une seule socit vraiment sociale et lgale: la socit contractuelle parfaite, o le lien lgal est tout. (Plus de droit priv -le mur entre les deux

    droits renvers - le droit publie envahissant tout le domaine des rapports entre les hommes.) Demme qu'il n'y a qu'une Eglise divine, celle qui renouvelle l'homme jusqu'en son fond, et non par sasurface et la lettre du pharisaisme.

    Rsumons tout ceci : la volont gnrale de Rousseau n'a rien de commun avec la volont duplus grand nombre. Ce n'est pas une ralit actuelle, tangible, d'ordre historique et politique. C'estune ide-limite, une notion de valeur religieuse ; et la seule manire de la dfinir, c'est de luiappliquer les formules employes par les thologiens pour dfinir l'action de la grce, et les rapportsde l'homme avec Dieu.

    Il y a en tout homme deux volonts, dit l'Evangile : la volont de l'homme et la volont deDieu. Et de mme Jean-Jacques : la volont particulire et la volont gnrale, la volont de l'hommeet celle du citoyen. Chaque individu peut, comme homme, avoir une volont particulire contraire

    ou dissemblable la volont gnrale qu'il a comme citoyen. 14

    La volont de Dieu est en nous plus que nous-mmes, dit la doctrine chrtienne. C'est elle quidonne leur valeur nos actes, - et de mme Jean-Jacques : les actions des ho mmes n'ont de moralitque dans et par l'tat civil - c'est--dire par la soumission la volont gnrale 15. Il n'y a pas de vertuhors de la socit ; c'est par elle que l'homme est homme et non animal. (Cf. Robespierre - discourssur la Vertu publique, seule vraie - les vertus prives sont toutes fausses. - Cf. encore les logesconstants sur les vertus sociales des Terroristes.)

    Cependant la volont de Dieu, quoique toujours droite et bonne, a souvent le dessous - et demme la volont gnrale est toujours droite et tend toujours l'utilitpublique : mais il ne s'ensuit

    pas que lesdlibrations du peuple aient toujours la mme rectitude 16, - et c'est encore plus vrai desparticuliers17.

    La grce agit du dehors contre notre volont actuelle - de mme la volont gnrale quis'impose la volont particulire par la loi et, si l'homme rsiste, le force d'tre citoyen. Nous serions

    perdus, dit le christianisme, sans un secours d'en haut, nous ne sommes pas de force nous sauver nous seuls - et de mme Jean-Jacques : nous sommes incapables de dgager de nous-mmes lavolont gnrale et de la suivre. Il nous faut le secours extrieur de la loi (grce), effet du vote(sacrement) qui cre en nous l'homme nouveau.

    Secours problmatique, de fait, disent les chrtiens. Nous ne savons si, ni quand, ni commentnous le recevrons - et de mme Jean-Jacques ne donne aucune garantie de l'accord entre la volontactuelle de la foule et l'idale volont gnrale. Il nous dit seulement que le salut, la vertu, le

    bonheur, ne sauraient venir que d'elle.Ainsi le Contrat social n'est pas un trait de politique - c'est un trait de thologie, la thorie

    d'une volont extranaturelle, cre dans le cur de l'homme naturel, substitue en lui sa volontactuelle, par le mystre de la loi, accompli au sein de la socit contractuelle, ou volontaire, ou de

    pense, sous les espces sensibles du sacrement de vote. Rousseau mne l'homme au del de son tatactuel, cherche dcouvrir en lui, dgager, dvelopper le germe d'un tat nouveau. Le citoyen estun tre idal, comme l'habitant de la septime enceinte du Chteau de l'me de sainte Thrse. Pas

    11Ibid., p. 53.12Ibid., p. 52.13Cf. la critique de la charit chrtienne par M. Bougl. - Elle est le fil qui unit les hommes, certes, mais ce fil passe parune toile - l'amour de Dieu. Tandis que, pour lui, la solidarit les unit directement - ce qui est une erreur : elle ne les unitque par l'intermdiaire de la volont collective, c'est--dire du Dieu nouveau, du Dieu-Socit (M. Durkheim).14JJ. ROUSSEAU, Du Contrat social, p. 37.15JJ. ROUSSEAU, Du Contrat social, p. 39-40.16Ibid., p. 52.17Ibid., p. 183-4.

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    plus que cet habitant il n'est un tre imaginaire, chimrique. Il est, en un sens, plus vrai que l'treactuel, l'explique dans ses directions et dans ses fins, et non dans sa ralit prsente, qui estinsaisissable, accidentelle, impensable.

    Comment s'expliquer le rapport de ces deux religions symtriques, isomorphes, inverses ? -C'est qu'en fait il y a trois volonts : carnis(nature) - viri(raison) -Dei(devoir), - celle de l'homme,actuelle, prsente, entre deux. Il y a un ple ngatif de la nature et de l'esprit humain comme un ple

    positif, normal comme lui, bien que jamais atteint et rarement approch, comme lui. Il y a un catholicisme , une Eglise , des sacrements , une orthodoxie , du premier comme dusecond - et Rousseau est le saint Augustin de cette religion-l.

    L'anarchie, le nihilisme, le travail de la socit - la seule, la socit consciente ou de pense -est dans cet ordre ce que l' dification , le travail de lEglise chrtienne est dans l'autre : le moyennormal, j'allais dire naturel, de sortir du plan et de la zone de vie prsente et actuelle, de l'tat prsentet moyen de la nature humaine, qui n'est pas le seul possible, n'en dplaise la morale bourgeoise, etqui n'est pas mme un tat stable : ds qu'on coupe le lien d'en haut, il faut subir l'attraction d'en bas ;ds qu'on renonce la direction, subir l'orientation.

    Est-ce que Taine a vu cela dans sa critique de la dogmatique jacobine - ou plutt sociale ? -oui sans doute : il a vu, constat - mais il n'a pas accept ni compris. On connat le fameux passage

    sur 2 et 2 font 5. C'est, sous un raccourci un peu brutal, fort bien rsumer la question. Mais qu'est-ceque cela veut dire au fond ? - que nous sommes en face d'un problme religieux, de ces problmes o2 et 2 ne peuvent pas faire 4, car il est justement question de sortir du plan de la logique humaine, dela nature et de la raison, de se dpasser, dans un sens ou dans l'autre. 2 et 2 font 5, dit le chrtien - 2et 2 font 3, dit le jacobin. C'est--dire que notre tre actuel n'est pas, dans son fond et son essence,achev, arrt, fix. 2 et 2 ne font 4 que dans l'immuable, Dieu ou nant. L'un et l'autre nousdpassent, nous dbordent, nous sommes en route vers l'un ou vers l'autre, in via.

    Seulement il faut ici, pour comprendre, tre chrtien. Un chrtien seul comprendra cela. Unjacobin ne fera que le vrifier. Car la diffrence entre eux est que, si tous deux sortent du planordinaire, le chrtien en sort par en haut, et le sait, - le jacobin par en bas, et l'ignore.

    ler novembre 1909.

    Lettre M. Edouard Le Roy.

    MONSIEUR,

    7 janvier 1910.

    J'ai suivi vos confrences avec grand intrt et fruit - et ne rsiste pas la tentation de voussoumettre leur sujet quelques ides non d'un thologien - j'ai plus lu Kant que saint Thomas - maisd'un amateur de Libre Pense - de pense moderne comme vous dites - trs pris de son sujet, et quivoudrait lui voir faire plus large et plus juste place.

    Il me semble que l'immanentisme sous ses diffrentes formes a toujours deux aspects :l'un ngatif, individualiste, raisonneur, agressif, toujours hriss contre une autorit au nom du droit,de la libert, des sentiments individuels ; et il est assez naturel qu'un catholique ne voie que celui-l,comme l'ennemi ne voit de la ville que ses remparts et ses tours. Mais il est un autre aspect bien plusimportant, quoique moins apparent d'abord. Derrire les philosophes qui renversent le temple,

    viennent les jacobins qui le rebtissent, fondent un gouvernement, un ordre nouveau, rigent l'autelde la patrie ou de l'humanit ; aprs la critique de Littr viennent les synthses actuelles, M.Durkheim et son cole, le solidarisme, le syndicalisme, M. Bourgeois ; aprs la ngation rationaliste,l'affirmation sociale -, et c'est en face de cette dernire que doit se poser aujourd'hui l'affirmation

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    chrtienne -l que se livre la vraie bataille , - il s'agit bien moins dsormais de la guerre entrel'autorit et la libert, entre la loi et la raison, que d'une lutte entre deux autorits, deux dieux : leChrist et la socit, - j'entends la seule rationnelle et parfaite, la- dmocratie directe. Or, ne

    pensez-vous pas qu'il y aurait injustice prsenter la foi chrtienne dans toute sa ralit positive, enne montrant la foi sociale que sous la vieille armure de combat use, rouille, dmode, qu'elle n'ose

    plus porter qu' la Chambre ou dans les congrs d'instituteurs ? D'autant que le christianisme lui

    aussi, par le temps qui court, a d se forger une cuirasse librale. Il faut en prendre son parti : il y a une Libre Pense qui n'est pas individualiste - et pourtantpas religieuse ; qui croit une raison suprieure aux raisons, une autorit dominant et dirigeant lesvolonts - et n'est pas chrtienne ; qui pose un absolu - et ne croit pas en Dieu ; institue une Eglise,

    produit une communion des ides et des mes - et n'est pas catholique -, en un mot qui tient comptede cette exigence morale que vous dpeignez si loquemment, lui offre satisfaction - et pourtant estle contraire d'une religion.

    Vous nous avez beaucoup parl de volont profonde : le mot est, je crois, de M. Belot, - sonquivalent et l'ide se trouveraient chez tous les Libres Penseurs : c'est la volont suppose (volont de justice) de M. Bougl, la conscience juridique de M. Desjardins, la volontconsciente de tous nos dmocrates, la volont initiale de M. Pouget, la volont citoyenne

    des jacobins, et en fin de compte la volont gnrale de ce pauvre Jean-Jacques, le prophte detoute cette cole, qui vit de lui et le comprend encore si mal. Tous la prennent de mme : c'est la voixintrieure - trs profonde mais trs faible - qui se fait bien entendre dans le silence des passions ,dit Rousseau, mais ne saurait se faire couter, encore moins obir, sans un secours d'en haut. Ici, vrai dire, se produit quelque divergence, - mais plus apparente que relle : pour les thoricienscomme M. Bougl, M. Durkheim ou M. Lvy-Bruhl, ce secours vient de la science morale ousociale, uvre collective de l'esprit humain, pour les politiques, depuis Rousseau jusqu' nossyndicalistes, de la socit elle-mme : c'est le produit mme de la collaboration permanente etconsciente institue par le rgime contractuel, du Travail , disent nos maons, qui liminant l'un

    par l'autre les plus et les moins particuliers, dgage coup sr l'opinion gnrale, la conformit sociale, la loi au vrai sens du mot. En tout cas, philosophes ou Politiciens croient une manire de

    dogme, l'opinion gnrale, qui vient redresser les raisons particulires, - une manire de grce, lavolont gnrale, qui vient prter main-forte aux volonts particulires, - une manire d'Eglise, lasocit parfaite ou contractuelle, hors de laquelle il n'y a pas proprement d'opinion ni de volontgnrale - donc de rgnration, de.vertu, de salut. Cette Eglise a une existence mtaphysique -(terme consacr) -dans les loges et socits de pense : c'est une vritable socit spirituelle btie surle plan parfait - et par l mme hors du monde matriel, avec lequel elle soutient des rapports trssemblables ceux de l'ecclsiastique avec le sculier au quinzime sicle. Pas un Libre Penseur, pasun jacobin, depuis Rousseau jusqu' M. Durkheim, qui ne donne ce surnaturel social, la vertudu syndicat une valeur transcendante, irrductible l'individuel. S'ils disent que l'homme se suffit lui-mme, c'est de l'esprit humain, du genre humain qu'ils l'entendent - de l'homme, non d'un homme,et cela signifie : sens ngatif : l'homme se passe de Dieu ; - sens positif: la socit humaine (la vraie)se suffit elle-mme - la volont gnrale est antrieure toute justice (Rousseau), principe de touteforce morale et de toute libert. Produit, effet de la socit parfaite, elle suffit la rgnration del'homme en esprit et en vrit sans intervention d'une volont suprme. C'est la fin de la monarchiedivine - le 92 de la religion. Et en vrit l'exprience jacobine chez nous, l'exprience sociale toutautour de nous, sont l pour confirmer ces principes.

    Fort bien, nous avez-vous dit. Ces gens-l croient en Dieu sans le savoir. Mais n'oubliez pasqu'ils vous ont dj renvoy l'argument. C'est tout l'objet de la Division du Travail de M. Durkheim.Etudiant l'ide catholique avec autant d'gards que vous la pense moderne, il dira que les critiques etngatifs, depuis Voltaire jusqu' nos radicaux, avec leurs prtres fourbes et leurs seigneurs tyrans,sont des nes -, que l'autorit sacerdotale ou fodale exprime une ralit profonde, prcieuse, la plus

    essentielle de toutes, dont l'ide de Dieu est la racine ; que la ruse et la force ne rgnent pas dixsicles, ne fondent pas une civilisation. Mais enfin l'ide de Dieu et l'autorit qu'elle fonde ne sontpas ternelles comme la ralit qu'elles servent et symbolisent, et qui justement, sous nos yeuxmmes, est en train de dpouiller sa sculaire chrysalide pour apparatre sous sa vraie forme. Cette

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    ralit, c'est l'espce humaine enfin consciente, matresse d'elle-mme et de ses destines, majeure,dans et par la dmocratie contractuelle et l'autonomie du peuple. A mesure que se fonde et s'affermitce dernier tat de l'humanit, la religion, ncessaire jusqu'ici, - utile encore pour les retardataires, -

    perd sa force avec sa raison d'tre : et sont athes, sans le savoir, tous les bons chrtiens qui ne l'ontpas encore compris. Aussi bien voit-on poindre les doctrines qui les mneront sans heurts l'intelligence pleine, toutes depuis le loisysme jusqu' la dmocratie chrtienne - communes en

    ceci, qu'elles font la part de plus en plus large l'ide collective et socialisent l'ancienne autorit. Telle est la thse sociale qui me parat tre assez forte, je l'avoue, et en tout cas digne d'trediscute.

    On lui fait, il est vrai, une autre objection, inverse de la premire : vous tes chrtien sans lesavoir, disait-on au Libre Penseur, aptre de la justice et de la vrit. Vous n'tes pas mme capablede fonder une morale, de lgitimer une obligation morale, lui dit-on encore ; votre socit n'estqu'une ralit contingente comme tant d'autres - un fait. Mais c'est comme si on objectaitl'anthropomorphisme la foi : raliser comme penser, c'est limiter, dfinir. Au del de la ralisationcomme de l'ide, il faut voir l'lan qui les cre l'une et l'autre, les dpose en cours de route , dit M.Bergson, et les dpasse. C'est cet lan qu'il faut s'attacher, non ses uvres successives. Or, s'il estun lan qui tende l'absolu, se dpasser toujours et malgr tout, quitte craser l'uvre d'hier pour

    faire place celle de demain, c'est assurment l'lan rvolutionnaire ou plutt social : il a produitcette foi au progrs ncessaire qui est la religion du dernier sicle, vrifie par cent ans d'expriencesociale ; les systmes successifs sont toujours contingents d'apparence, provisoires, relatifs, bienmieux, proposs, vants comme tels, en raction contre les dogmes et les autorits. En fait, ce relatifest un absolu, comme me le disait dernirement un syndicaliste de ma connaissance. La force quicre, anime et relie ces formes, les dpassera toutes et toujours. Un exemple entre mille : le

    patriotisme rvolutionnaire de 92, - ternelle source de contresens historiques, - born au dbut laFrance seule, parce que la France seule est consciente et que les autres peuples, encore esclaves,n'ont pas entendu la voix de leur volont profonde, il est en fait le premier acte d'une croisadeuniverselle, humanitaire, qui n'a rien de commun avec nos frontires nationales, notre patriotismefranais, -, voire mme aujourd'hui, et sans la moindre contradiction, leur dclare la guerre. Mais le

    patriotisme franais l'a servi au dbut ? Sans doute, comme tant de chrtiens servent aujourd'hui enleur me et conscience ce qu'ils combattraient s'ils voyaient l'avenir18; mais c'est l une hypothseabsurde : on ne voit pas l'avenir ; on y va - et on change en y allant , et on est content quand on y est,

    parce qu'on a chang - parce qu' une exprience informante et ralisante est survenue, qui nous adonn d'autres yeux. Voil ce que les syndicalistes rpondent - avec un grand sens de l'volutionsociale - l'ternelle objection de l'utopie : il faut se fier la vie ; le syndicalisme est une

    philosophie de l'action , dit M. Challaye au dbut d'une de ses brochures, - il agit, ralise, nesystmatise pas. Vous savez quelle force et quelle profondeur les formules de M. Bergson prtent cette doctrine. M. Griffuelhes et M. Pouget se sont empars de M. Bergson. Aussi bien la doctrine del'volution cratrice - force d'immanence, impersonnelle, quoique cratrice de personnalits,ternelle, collective, parat convenir merveille la foi sociale.

    Mais si cette foi nouvelle ne prend que d'aujourd'hui, - et bien timidement et confusmentencore, - conscience de sa valeur absolue, cette valeur n'en tait pas moins, ds l'origine, prsente enfait, et sentie sa manire. Son histoire depuis l'hgire rvolutionnaire est celle du lion qui ne sait

    pas peindre : elle ne sait pas parler, - prend pour s'exprimer elle-mme les termes de la foi adverse,qui ne peut voir en elle qu'anarchie, individualisme, ngation et mort. Mais son histoire parle pourelle, et montre dans le fait cette unit, cette suite, cette progression continue que l'exigence morale

    18Sans le savoir, Augustin Cochin, parle ici prophtiquement de lui-mme. Lire cet gard Les Deux patries de Jeande Viguerie, DMM diteur. Ce dernier historien tablit avec tristesse un constat implacable : les nationalistes -emmens par Maurras et les catholiques les plus ardents dont Augustin Cochin lui-mme - ont, en approuvant, voireen rclamant, la guerre de 1914-1918, servi la patrie rvolutionnaire , cest--dire la Rvolution universelle alorsquils pensaient dfendre leur patrie au sens traditionnel du mot (terre de ses pres). Jean de Viguerie pense que cette

    patrie traditionnelle, dont la sauvegarde na jamais exig des sacrifices humains de lampleur de ceux de la grandeguerre, est morte. Pour lui, seule subsiste son enveloppe, quil ne reste plus aux politiciens qu effacer dfinitivement denotre mmoire... (NDLR)

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    rclame. Autonomes en principe, les socits sont unies, centralises, en progrs vers l'unit parfaite,dans la mesure mme o elles vivent et progressent, en vertu d'une loi qu'il ne serait pas difficile deformuler. Divergentes en apparence et dans leurs dveloppements polmiques, les doctrines sontunes au fond. Le grand uvre est un, - vrit connue sous forme mystique au dbut, dans les cerclesd'initis, travers tout un attirail de symboles - aujourd'hui de plus en plus apparent et palpable :dfinissons-le si vous voulez la socialisation de l'ide de Dieu, - terme naturel de l'volution sociale,

    - uvre effective du travail collectif dans les socits de pense et non produit de je ne sais quellefiliation d'ides, d'un arbre gnalogique d'abstractions, comme en imagine l'histoire de la littratureou de la philosophie.

    Quand cette uvre sera acheve - et elle l'est dj pour tout un corps de fidles - Dieu nesera mme plus en question ; quelque chose aura pris sa place : le peuple ; et par l j'entends non pasune foule plus ou moins grande d'individus, mais le peuple en soi, c'est--dire la collectivithumaine, librement et socialement organise, en toute justice et toute vrit. Ce n'est pas l'origine,dans la socit embryonnaire du clan, qu'il faut chercher le Dieu social : c'est au terme, l'issue de lacrise dont nous souffrons tous, quand la socit, ralisant enfin sa vraie forme, se suffira elle-mmeet pourra donner ses membres le bonheur, la libert, le secours moral que rclame la voixintrieure, mais que l'isol ne peut atteindre. Alors sera achev le temple de Salomon - pour prendre

    les symboles maonniques - et pourront disparatre les chafaudages religieux et politiques. Quand laclef de vote est place, les pierres tiennent d'elles-mmes et le cintre de bois qui les portait cessed'tre utile. Telle est l'ide, la mtaphore mme qui fait le fond des articles et confrences de M.Bourgeois sur le solidarisme : on ne peut mieux poser la thse de la foi nouvelle - de la foi sans Dieu.

    Voil, je crois, ce que pourraient vous objecter tous les enfants de l'esprit nouveau ,comme dit M. Bureau, toute la pense moderne, depuis le solidarisme radical de M. Bougl, jusqu'ausyndicalisme rvolutionnaire de M. Niel et de M. Challaye, et depuis les militants la Pouget

    jusqu'aux thologiens la Durkheim. Il y a deux rponses l'exigence morale - deux manires de sedpasser - deux Eglises - deux fois - deux Dieux. Pascal, qui s'en tient poser cette exigence, ne sertde rien ici ; il s'agit moins de savoir si l'on veut marcher, sortir du prsent moral, que dans quel sens,dans quelle voie : il y a deux routes.

    Il est un peu ridicule de poser en douze pages une telle question. Mais vous tes trop au faitde mon sujet pour ne pas me comprendre. J'en viens une objection prcise dont j'ai touch un mot :ne convenait-il pas, - au lieu de relguer le Dieu-Socit dans la pnombre prhistorique du clan, o

    justement, de forme et d'aspect extrieurs, il est aussi peu social que possible, - de le poser tel qu'ilapparat aujourd'hui, formule d'un rgime, la dmocratie sociale - esprit d'une philosophie - objetd'une science ne d'hier sans doute mais dj en possession d'une vrit solide : la nature irrductibledu fait social - de la loi sociale - l'affranchissement du psychologisme la Spencer, - enfin ressortmoral de tant dmes (je pense encore plus la foule des syndiqus ou au menu peuple de la LibrePense qu' leurs thoriciens et doctrinaires) qui, grce lui, se passent fort bien de l'autre Dieu.

    Veuillez...

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    III

    LA CRISE DE L'HISTOIRERVOLUTIONNAIRE

    TAINE ET M. AULARD

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    CHAPITRE PREMIER

    LE PROBLEME

    Le petit monde de l'histoire rvolutionnaire a t tmoin, le printemps dernier

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    , d'unepolmique fort curieuse et nouvelle. On a vu le plus grand de nos historiens de la Rvolution pris partie seul seul, dans sa personne, sa mthode et son uvre, par le plus laborieux de sessuccesseurs, duel acharn, corps corps - le mot est de M. Aulard - d'un vivant et d'un mort, sansexemple jusqu'ici de mmoire d'rudit : car ce n'est ni la rfutation ddaigneuse qui tranche et passesans nommer l'adversaire, ni l'tranglement discret au bas d'une page, en note ; c'est un dfi en face ;M. Aulard interrompt ses propres travaux, descend de sa propre tour, pour monter l'assaut de cellede Taine. C'est toute une expdition, avec armes et bagages. Deux ans de cours la Sorbonne et detravail aux archives, et pour finir, 350 pages in-8, voil l'effectif ; et la vigueur de l'attaque est en

    proportion : M. Aulard ignore le philosophe, salue l'crivain, mais prend au collet l'historien. C'estaux notes, aux rfrences, qu'il l'attaque. Il les a, nous dit-il, toutes vues : vrifi toutes celles qui

    sont vrifiables20

    ; et la conclusion est crasante : l'rudition de Taine ne vaut rien, la base de l'dificefait dfaut ; et ds lors tout s'croule. Taine n'a rien ajout aux pamphlets royalistes de laRestauration que l'agrment de son style et le prestige des cotes d'archives . Son livre est

    presque inutile l'histoire . Verdict svre sous la plume d'un rudit aussi savant que M. Aulard : ilil ne traiterait pas plus rudement les pages brillantes de Michelet, qui n'ont mme pas pour elles a le

    prestige des cotes d'archives .Une attaque de ce genre devait faire du bruit, ne ft-ce que par le nom de la victime, mais

    surtout, d'une manire plus gnrale, par le problme qu'elle touche, car elle met aux prises deuxcoles d'histoire rvolutionnaire. C'est ce dernier point de vue que je voudrais la considrer.

    Comment convient-il de faire l'histoire de la Rvolution, du progrs de la dmocratie engnral ? Nul doute que le nouveau rgne, celui du peuple, de l'opinion lgalement rige en

    puissance suprme, ne trouve ses historiens comme l'ancien. Mais peuvent-ils rester fidles auxmthodes anciennes ? Le nouveau souverain n'a rien de commun avec l'ancien que la place qu'il lui

    prend.Qu'est-ce que le rgne officiel de l'opinion, du peuple libre, du peuple-roi ?Pour les doctrinaires du rgime, philosophes et politiciens, depuis Rousseau et Mably jusqu'

    Brissot et Robespierre, le vrai peuple est un tre idal. La volont gnrale, la volont citoyenne,dpasse la volont actuelle, telle quelle, du plus grand nombre, comme la grce domine et dpasse lanature dans la vie chrtienne. Rousseau l'a dit : la volont gnrale n'est pas la volont du nombre eta raison contre elle ; la libert du citoyen n'est pas l'indpendance de l'homme et la supprime. Le vrai

    peuple, en 89, n'existe que virtuellement, dans sa conscience ou l'imagination des hommes libres ,des patriotes , dit-on alors, des citoyens conscients , dirions-nous, c'est--dire d'un petit nombred'initis, pris jeunes, entrans sans rpit, forms toute leur vie dans les socits philosophiques, -nous disons les socits de pense, - la discipline de la libert.

    Car c'est bien une discipline : cette libert, par le fait mme qu'elle est thorique et absolue,est hors de mesure avec l'tat actuel, rel, de nos dsirs et de nos besoins. On ne nat pas LibrePenseur, on le devient encore moins au grand air de la vie relle, si charg de miasmes religieux etautres, esprit de corps ; de caste, de province, de famille. La chair est faible : il faut au commun deshommes un secours extrieur, suprieur leurs forces, qui les dgage de tout cela, les sauve, malgreux, du fanatisme (esprit religieux), de l' aristocratie (loyalisme), de l' gosme (espritd'indpendance), et les place au point de vue impersonnel de l' homme et du citoyen . D'o lancessit d'un entranement mthodique, celui de la philosophie, nous disons la Libre Pense, d'un

    milieu spcial, celui des socits de pense, o se forme en vase clos, l'abri du contact de la vie191908.20Taine historien, P. XI et 323.

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    relle, dans une cit d'gaux toute intellectuelle et idale, l'me du philosophe et du citoyen. De lencore, contre le commun des hommes, qui ne sont pas de ces privilgis de la conscience et de laraison, la ncessit d'employer la ruse et la force. C'est un devoir pour les initis. Il faut les forcerd'tre libres21, a dit Rousseau. Les jacobins de 93, qui ont affaire des adultes, s'y prendront par laTerreur ; ceux de 1909, qui ont le temps de penser aux enfants, par l'enseignement forc et lamainmise lgale. La libert impose de la sorte est un dogme, qui dpasse et contraint dans un sens la

    volont actuelle d'un peuple, comme l'autorit politique ou religieuse dans l'autre. Le peuple libre desjacobins n'existe pas, n'existera jamais ; il se fait, comme le dieu de Renan. C'est une loi limite, uneide directrice de profonde porte religieuse : ce n'est pas une ralit de fait, que l'historien rencontresur sa route.

    Pour tout le monde, au contraire, pour les profanes, le peuple libre, c'est la masse, la fouledchane, livre elle-mme, l'instinct, la suggestion du moment, sans frein, sans chef, sans loi,telle qu'elle apparut, en juillet 1789, aux yeux bahis des philosophes -, monstre norme, inconscient,hurlant, qui effara la France pendant cinq ans, et laissa dans l'me de ceux qui l'avaient vu uneincurable pouvante, - cauchemar qui plana sur les deux tiers du dix-neuvime sicle et tint lieu trois gnrations du loyalisme disparu, mais phnomne historique mal compris, jamais tudidirectement et en lui-mme, jusqu' Tocqueville et Taine.

    Tous les historiens parlent du peuple, - et il le faut bien, car il agit partout, - mais toujours deses uvres, de ses hros, de ses victimes, jamais de lui-mme. Tous font place, dans leur rcit, cetnorme personnage anonyme, qui se mle aux personnes relles comme les grandes figuresallgoriques aux portraits dans un tableau de Mantegna. On voit au soleil de juillet, sous lesmarronniers des Tuileries, la face bilieuse de Desmoulins, - et le peuple ; le 6 octobre, la barre del'Assemble, le collet crasseux, le mauvais regard et le sabre nu de Maillard, - et le peuple ; le 4septembre 1792, on voit passer au guichet de l'Abbaye l'habit puce de l'lgant Billaud, enjambantles flaques de sang, pour ne pas tacher ses bas, la grosse encolure de Danton, - et le peuple. On sait

    par le menu, jusqu'au dernier dtail, qui sont Danton, Desmoulins, Maillard, Billaud, - dtails sansintrt par eux-mmes, car ce sont des hommes assez vulgaires ; - de l'autre, du peuple, on ne saitrien - et pourtant, c'est lui qui a tout fait, pris la Bastille, emmen le roi et l'Assemble, massacr les

    prisonniers. Il n'est question que de ses actes, jamais de lui-mme. Il est l, sans explication niexamen.

    Cette paresse des profanes se trouve servir l'ide des initis de tout l'heure : sous le peuplede M. Thiers, qui n'est qu'un mot, Michelet met le peuple jacobin qui est une ide. De l'ignorance desuns, du mysticisme des autres, nat l'trange fiction politique du peuple, tre collectif et pourtant

    personnel, qui se promne travers l'histoire depuis Mignet jusqu' M. Aulauzrd, Michelet en faitbravement le hros de son livre : J'ai vu... que ces parleurs brillants, puissants, qui ont exprim lapense des masses, passent tort pour les seuls acteurs. Ils ont reu l'impulsion bien plus qu'ils nel'ont donne. L'acteur principal est le peuple. Pour le retrouver, celui-ci, le replacer dans son rle, j'aid ramener leur proportion les ambitieuses marionnettes dont ila tir les fils et dans lesquelles,

    jusqu'ici, on croyait voir, on cherchait le jeu secret de l'histoire. 22Et voici la merveille : Michelet a raison. A mesure qu'on les connat mieux, les faits semblent

    consacrer la fiction ; il est de fait que cette foule sans chefs et sans lois, l'image mme du chaos,gouverne et commande, parle et agit, pendant cinq ans, avec une prcision, une suite, un ensemblemerveilleux. L'anarchie donne des leons de discipline au parti de l'ordre en droute. En devenant

    patriote, la masse des Franais semble s'tre donn un unique et invisible systme nerveux, que lemoindre incident fait tressaillir l'unisson et qui fait d'elle un seul grand corps. Requtes pareilles ennovembre 1788, de Rennes Aix, de Metz Bordeaux ; requtes pareilles en avril 89 ; mmeaffolement sans cause vers le 10 juillet, mmes meutes le 20, mme armement le 25 ; mme coupd'Etat patriote tent ou russi dans toutes les communes du royaume, du 1er au 15 aot, - et ainsi desuite jusqu' thermidor. Vingt-cinq millions d'hommes sur 30000 lieues carres, agissent comme un

    21Contrat social, d. Dreyfus-Brisac, p. 38.22Histoire de la Rvolution, prface de 1847.

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    seul. Le patriotisme produit mieux que la communion des ides : le concert instantan des actes ;l'opinion, puissance de contrle l'tat normal, devient une force d'initiative et d'action.

    Et mieux encore : plus on avance dans la Rvolution, et plus cette diffrence entre l'opinionpatriote et l'opinion normale s'accentue ; distinctes en 89, elles s'opposent en 93. Plus le patriotismes'exalte et moins on vote ; plus le peuple est matre, et plus il y a de proscrits, - des classes, des villes,des pays entiers -, plus l'autorit abdique et plus la tyrannie s'accrot, - jusqu'au jour o fut proclam

    le gouvernement rvolutionnaire, c'est--dire le gouvernement direct du peuple par le peuple,assembl en permanence dans ses socits populaires. Ce jour-l furent supprimes officiellement leslections et la presse, annule de fait depuis des mois, - c'est--dire toute consultation normale du

    pays. L'appel aux lecteurs est puni de mort, comme le crime contre-rvolutionnaire par excellence :c'est que les ennemis du peuple sont trop nombreux, plus nombreux que lui, et le mettraient en mino-rit. C'est ainsi que le peuple jacobin avait mat la foule, la volont gnrale, asservi la pluralit.C'est l un fait que les thoriciens n'avaient pas prvu. Rousseau avait bien dit que la volontgnrale a raison contre le nombre ; l'exprience a prouv qu'elle peut avoir raison du nombre etrgner non seulement de droit, mais de force et de fait.

    Mais ici les profanes s'exclament, refusent de reconnatre ce peuple, qu'ils saluaient deconfiance quatre ans plus tt, crient au complot, la secte, aux tyrans. Ils ont tort. Le peuple patriote

    de 93 est bien le mme que celui de 89. A aucun moment, et pas plus en 93 qu'en 89, la force de laRvolution n'a rsid dans les hommes, meneurs, parti ou complot. Elle a toujours t dans l'trecollectif, rduit sans doute son plus simple contingent en 93, mais en somme toujours semblable lui-mme. Qu'est-ce donc que ce petit peuple des philosophes, tyran du grand, ce nouveau venu del'histoire ?

    Taine, le premier, et c'est sa gloire, a os le regarder en face et lui demander ses titres. Lepremier il a voulu dfinir, comprendre, le phnomne rvolutionnaire, faire connaissance avec lepeuple souverain, l'opinion patriote, de 1789 1794, pendant les cinq ans de rgne de la libertphilosophique. Ce seul effort devait amener une rvolution dans l'histoire, hter la naissance d'unemthode nouvelle. Dans quelle mesure a-t-il russi ? C'est ce que nous voudrions voir ; aussi bienn'est-il pas de meilleure occasion que cette querelle, qui met en prsence le prcurseur de la nouvelle

    cole historique, et l'un des plus minents et des derniers survivants de l'ancienne ; et nous allons endire un mot.

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    CHAPITRE II

    CRITIQUE DE FAIT

    Je passe vite sur les attaques personnelles. Taine est un chercheur de rclame, juge M.Aulard, parce qu'il tient tre lu ; un vilain bourgeois, conservateur par trac , parce que laCommune lui fit horreur; un snob, parce que le beau monde l'applaudit. Il faut achever le portrait: ce fut un maladroit, un gaffeur , dirait M. Aulard ; il trouva moyen de publier son AncienRgime sous le duc de Broglie, sa Constituante sous Ferry, de dire leur fait tous les partis au

    pouvoir, et le paya - il ne fut jamais l'historiographe attitr d'aucun et n'eut pas de chaire laSorbonne.

    Venons l'attaque srieuse, celle qui fait l'objet mme du livre : l'rudition de Taine est demauvais aloi ; ce vaste entassement de faits et de tmoignages n'est qu'un trompe-l'il. Vrifiez : lescotes sont fausses, les citations altres, les tmoignages nuls, les vraies sources ngliges. Prestigeet battage que tout cela, au service d'un joli paradoxe et d'un beau style ; et c'est le colossal erratum

    de ce colossal ouvrage que M. Aulard a tent de faire et de publier.uvre mesquine, a-t-on dit , travail de termite contre un gant. - Ce n'est pas mon avis : M.Aulard a fait ainsi le seul travail qui ft concluant pour la critique, - qui ft mme, nous le verrons,utile Taine, - car il a fait uvre prcise et complte. Nous en avons pour garant sa science d'abord,- reconnue de tout le monde ; puis sa peine, - deux ans de travail et d'enseignement dpenss ; enfinsa passion, qui clate chaque page : fantaisie abracadabrante (p. 267), fantasmagorie (p.138), roman philosophique (p. 64), paradoxe antihistorique (p. 58), modle de calomnie (p. 159), erreurs tendancieuses (p. 86) ; telles sont les pithtes. Taine est un improvisateurfivreux, et pour ainsi dire illusionniste (p. 63), un pdant forcen (p. 254), il a le don del'inexactitude (p. 63), il est constamment dans une sorte d'tat de parti pris passionn et maladif (p. 117). Tranchons le mot : c'est un malade. Il faudrait presque parler d'une sorte d'tat

    pathologique (p. 328).Ne nous plaignons pas de cette virulence : science, travail, malveillance, sont les trois

    conditions d'une utile critique, de celle qui ne passe rien son patient, et ne se trompe que contre lui.Devant celle-l, rien ne tient qui ne sonne plein. Voyons donc ce qui tient.

    Erreurs et lacunes - tel est, d'aprs M. Aulard, le bilan de l'rudition de Taine. Examinonsd'abord les erreurs. Je voudrais imiter M. Aulard, non certes dans l'tendue, mais dans la prcision desa critique ; et prsenter un spcimen de cette critique, partiel, sans doute, mais analys point par

    point: c'est la manire la plus fastidieuse, je le crains, mais la seule concluante, de la juger. Prenonspour chantillon le livre 1- de la Rvolution de Taine, l'Anarchie spontane, auquel M. Aulardconsacre les pages 78-90 de son chapitre III.

    La premire partie de l'tude de M. Aulard (p. 78-85) est une caricature du rcit de Taine oje ne vois relever de prcis que quelques critiques de mthode, gnralisations fantaisistes sur-tout. C'est chacun d'apprcier, le livre de Taine la main. On verra, par exemple, que Taine cite (p.13 et 14) quatorze provinces troubles, et nontrois, comme le dit M. Aulard (p. 79), l'appui de cetteide qu'il n'y a plus en France de scurit23 ; on verra aussi que la phrase sur les nobles devenus

    partout suspects (P. 96) n'est que la thse de tout le passage (sect. VII du chap. III.), et non, comme ledit M. Aulard, la conclusion de quatre exemples, dont trois d'ailleurs la suivent C'est sur les 40 cas deviolence numrs et les 150 estims plus loin qu'elle s'appuie.

    Voici maintenant les erreurs de fait sous sept chefs :1 Transcriptions non littrales : six. Taine, copiant Bailly (Mm., 1, p. 336) crit outreau

    lieu de et, et sontau lieu de ont t. Mmes incorrections dans les cinq autres passages cits. - Simple

    ngligence, d'ailleurs, et non dsir de corriger le style, encore moins le sens des textes. C'est une23Taine cite aussi, comme exemple, dix-huit cas d'meute, et non dix-sept, comme le dit M. Aulard, qui a oubli celle deMontdragon, et lut Tournon au lieu de Tournus.

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    faute, certes, et constante chez Taine, mais vnielle de son temps, o plusieurs citent aussi mal, maispersonne autant ;

    2 Erreurs de dates : deux. La lettre de M. Ballainvilliers (Arch. Nat., H 1453, p. 195) est biendu 3 avril et non du 15 ; elle porte en tte dpose le 15 avril 1789 , d'o l'inadvertance de Taine.Quant celle de M. Jullien, intendant d'Alenon (Arch. Nat., H 1453, p. 162), Taine a tort de la daterdu 18 juillet, elle est du 24 ; mais M. Aulard de renvoyer la page 34 de Taine, elle est cite page 74

    ; 3 Petit lapsus : un. Taine compte dans une pice du carton H 1453, 36 comits ou corpsmunicipaux qui refusent de protger la perception des taxes . Or, il n'y en a que 16, dit M. Aulard.Cependant lapice 270, celle de Taine videmment, puisqu'il en rpte le titre, porte 35 noms decommunes24. Mais M. Aulard ne juge que sur la pice 245, pointage ratur fait au ministre d'aprs la

    premire et d'autres, et sans valeur, car rien ne prouve qu'il soit achev ;4 Rfrences errones : treize. M. Aulard n'a pas trouv les lettres cites par Taine p. 71 :

    une de l'intendant de Bourgogne (24 juillet), tire de H 1453, et qui s'y trouve bien, pourtant, et saplace dans le dossier de la Bourgogne (pice 211), trois du comte de Thiard (4 sept., 7 et 30 oct.),tires du registre KK 1105, et qui y sont aussi leurs dates (fos 6 v, 33 v et 47 r). Il a cherch envain dans l'Histoire de la Rvolution de Poujoulat, P. 100, le passage cit par Taine sur Foullon (p.

    62) et qui se trouve bien la page indique, mais dans la seconde dition en un volume de 1857 etnon dans la premire en deux de 1848. Ajoutons qu'il est facile de voir que Taine cite la secondepuisqu'il ne donne pas de tome, et facile mme de trouver le passage en question dans la premire, ouM. Aulard dit l'avoir cherch en vain : il est annonc dans le titre du chapitre III : Assassinat deFoullon, rhabilitation de sa mmoire.

    On aura, dit M. Aulard, d'autres mcomptes semblables pour d'autres rfrences, dans lesnotes des pages 46, 48, 49, 62, 99, 104, 118, 139. C'est un peu vague, car la page 46 notamment,il n'y a pas moins de quatorze rfrences - et inexact, car la page 118, il n'y en a pas du tout. J'aitout vrifi. Il y a une erreur : le passage de Marmontel cit p. 46 et exact d'ailleurs (d. de 1804, t.IV, P. 141) n'est dans aucune dition la page que donne Taine - et trois coquilles : il faut lire p. 62 :la Fayette II au lieu de I - p. 99 : Sauzay 1, p. 130 et non 180 p.. 139: correspondances de Mirabeau

    1, p. 119 et non 116. Le reste (p. 48, 49 et 104) est, je crois, exact ;5 Erreurs tendancieuses : une. En avril 1789, le maire d'Amiens fait vendre perte, sous

    le coup de l'meute, le bl de quatre boulangers logs dans l'enceinte du couvent des Jacobins. Or,Taine a dit le bl des Jacobins tout court, sans parler des boulangers : c'est, pense M. Aulard, qu'ilveut faire croire que les Aminois en ont aux moines et pas au bl - calomnieuse insinuationd'anticlricalisme. Qu'on relise la page de Taine (p. 15) : on verra qu'il est cent lieues del'anticlricalisme, et cite des faits l'appui de cette ide que dans l'anarchie rgnante, ce sont lesautorits qui obissent au peuple . Il a dit bl des Jacobins , pour abrger, comme les Aminoisd'alors sans doute, et comme M. Aulard lui-mme dit club des Jacobins -,

    6 Crdulit et lgret : un cas. Taine avance (p. 103) qu'aprs le 14 juillet, l'meutes'attaque non seulement aux chteaux et abbayes, mais aux maisons bourgeoises -, non seulementaux chartriers, aux droits fodaux, mais tout ce qui possde . Il s'appuie sur cinq tmoignages,tous nuls ou contraires, d'aprs M. Aulard (p. 87-89) :

    1) Le Mercure de France (12 sept. 89) : dans un chteau prs de Bascon en Beauce 25, lefils du seigneur ; M. Tassin, ne sauve sa vie qu'en payant 1200 livres et livrant ses caves. Il nestdonc pas question de son terrier, mais de ses cus et de son vin : c'est au riche qu'on en veut, non auseigneur - la maison bourgeoise, non au manoir fodal. Taine n'en dit pas plus ;

    2 et 3) Deux brochures du temps sur les ravages en Mconnais tmoignages nuls, dit M.Aulard, parce qu'ils ne donnent pas de faits particuliers - et parce que l'auteur de l'une fut plus tarddistingu par Louis XVIII : c'est donc un contre-rvolutionnaire.

    Hlas ! combien de purs, ce compte ?

    24Trente-sept premire vue. Mais la Fert-Bernard et Gisors s'y trouvent deux fois. Notons, d'ailleurs, avec M. Aulard,que Taine a eu tort de mettre ces communes dans un rayon de 50 lieues de Paris : il y en a bien quinze hors du cercle.25 M. Aulard n'a pu trouver cette commune dans le dictionnaire des postes : c'est Baccon (Loiret), arrondissementd'Orlans, canton de Meung.

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    4) Arthur Young (25 juin 1789). - M. Aulard cite de lui une phrase qui ne parle en effet quedes chteaux pills. Mais il ne cite pas ceci, qui est trois lignes plus haut : Ce paysan, riche

    propritaire dans un village o il se commet beaucoup de pillages et d'incendies, tait venu chercherune sauvegarde (auprs de la milice)26; ni ceci trois lignes plus bas : Ces abominations n'ont pasatteint seulement les personnes marquantes que leur conduite ou leurs principes avaient renduesodieuses, mais une rage aveugle les a tendues sur tous pour satisfaire la soif du pillage. Ainsi on

    pille des maisons de village, un riche paysan, tout le monde c'est l'ide, presque les termes de Taine ;5) Buchez et Roux, IV, p. 211-214. - La rfrence est fausse, il faut lire sans doute I, p. 437(d. de 1846), o je trouve ceci : M. Salomon, au nom du comit des rapports, donne quelquesdtails sur ses premiers travaux. Par des lettres de toutes les provinces, il parat que les proprits, dequelque nature qu'elles soient, sont la proie du plus coupable brigandage ; de tous cts, les chteauxsont brls, les couvents dtruits, les fermes abandonnes au pillage (sance de la Constituante, 3aot). Voil encore un tmoignage fort net et de grand poids.

    On voit que tout se rduit en somme une erreur de page ;7 Assertions fantaisistes : trois :1) Taine avance sans preuve que 4 sous en 1789 en valent 8 aujourd'hui (p. 6). Il l'avance

    aussi sans prtention et je ne vois rien dire cela -. c'est l'opinion courante, donne comme telle ;

    2) Que la dclaration des droits fut repousse en sance secrte avant de passer en sancepublique (p. 123). Les rfrences vrifies, on voit que dans ce passage, ce seul fait n'a pas sa preuve,mais qu'une et une seule des rfrences (Bouill, p. 207) n'a pas d'objet. On en conclut qu'il y en aune fausse, celle-l justement ;

    3) Que huit jours aprs les journes d'octobre, 5 ou 600 dputs font signer leurs passeports(p. 139). La preuve existe et Taine l'a vue la suite du rcit de Malouet (Mm., 2e d., p. 346-8) dansune note tire des Recherches sur les causes..., de Mounier, mais il a mis Ferrires au lieu deMalouet, encore un petit lapsus .

    J'ajoute, pour tre complet, l'erreur signale, d'aprs Colani, page X de la prface, encore uneinadvertance insignifiante27.

    C'est tout.

    Rsumons cet inventaire : sur plus de 550 rfrences donnes dans les 140 pages del'Anarchie spontane, M. Aulard relve 28 erreurs matrielles, qu'il faut rduire 15, 6 erreurs decopie, 4 erreurs de pages, 2 de dates, et 3 coquilles d'imprimerie - moyenne honorable en somme, etque M. Aulard lui-mme, au moins dans son livre sur Taine, est fort loin d'atteindre, puisqu'il setrompe, dans ses rectifications, peu prs une fois sur deux.

    C'est l sinon tout, au moins le plus gros des erreurs de Taine. Croyons-en du moins lascience de M. Aulard, qui a d tout voir, sa passion, qui n'a rien d taire, et aussi sa probit decritique : quand on attaque un homme - un mort - avec cette vigueur, le moins qu'on lui doive estd'tre net.

    On voit maintenant comment le livre de M. Aulard est un service rendu non seulement auxtravailleurs, mais Taine. D'autres avant Taine avaient embrass l'histoire de la Rvolution, mais enthoriciens occups de l'histoire des Droits de l'Homme, du peuple abstrait, d'une ide, - travailfaisable. Taine prtendit garder le cadre en changeant le sujet, jeter la ralit de fait dans ce grandcadre vide o se mouvaient l'aise avant lui quelques politiciens philosophes, devant un peuple deconvention, - entreprise surhumaine. Il ouvrit le premier les cartons des archives, se trouva dans unefort vierge, prit brasse les faits et les textes. Il n'eut pas le temps d'tre pdant, ni d'tre complet. -Eut-il celui d'tre exact ? Ses amis n'osaient trop en jurer. Ses adversaires le niaient d'abondant, parexemple M. Seignobos: Taine, dit-il, est probablement le plus inexact des historiens du sicle. 28

    26Trad. LESAGE, 1. p. 262, L'Anglais (d. de 1792) dit a guard to protect his house, qui n'est encore plus net.27M. Colani a raison de dire que le passage cit par Taine sur les gardes franaises n'est pas dans Peuchet, - il est tir d'unmmoire prsent un lieutenant de police, - mais tort de laisser entendre qu'il n'existe pas : il est tout au long dansPARENT-DUCHATELET (la Prostitution, II, p. 157), et toute l'erreur de Taine vient de ce que Parent cite Peuchetaussitt avant.28Histoire de la littrature franaise de PETIT DE JULLEVILLE, VIII, p. 273.

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    Le livre de M. Aulard donne un dmenti M. Seignobos. L'uvre de Taine a cette rarefortune de recevoir d'un adversaire aussi partial que savant le baptme du feu. Elle y gagne la seuleconscration qui lui manque : celle des trente ans d'rudition de M. Aulard. Chaque fait avanc parTaine aura dsormais deux garants : la science de l'auteur qui l'affirme, la passion du critique qui nele conteste pas. Et les plus fervents admirateurs de Taine ne m'en voudront pas de dire que le secondn'tait pas inutile au premier.

    Ainsi le bloc de faits et de tmoignages assembls par Taine reste entier. Ce qu'il raconte estvrai. Dirons-nous, avec M. Aulard (p. 84), que c'est sans intrt ? Qu'il a collectionn plaisir des petits faits de dsordre et conclut tort que toute la France tait trouble ? Son procd destatistique sociale de l'anne 1789, dit M. Aulard, est peu prs aussi juste que si, pour donner uneide de la France en l'anne 1907, on se bornait produire un choix des faits divers horrifiants

    publis par le Petit Journal ou le Petit Parisien. Prenons donc, dans le rcit de Taine, quelques-unsde ces faits divers , et mettons-les dans le Petit Journal en 1909.

    De mars septembre, une traine d'meutes travers la France entire : Taine cite environ120 cas, incendies, meurtres, pillages, etc. ; Rouen livr quatre jours aux brigands (11-14 juillet, p.20) ; Lyon deux jours l'meute, les barrires brles, la ville inonde