histoire pensee politique (1)

Upload: daniela-cara

Post on 01-Mar-2018

216 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

  • 7/25/2019 Histoire Pensee Politique (1)

    1/78

    HISTOIREDELAPENSEPOLITIQUE

    I.- La confrontation de lAncien et du Moderne

    lorigine des doctrines politiques contemporaines 3

    Liminaire 3

    A. Les quatre critres essentiels de lopposition de lAncien et du Moderne 4

    B. Deux exemples de combinaison spcifique entre lments classiques

    et lments modernes : la Rvolution franaise et la rvolution amricaine 9

    II.- Souverainetet reprsentation : Jean Bodin et Thomas Hobbes 17

    Liminaire 17

    A. La notion de souverainet 18

    B. La question de la reprsentation 23

    III.- Rousseauisme et jacobinisme 30

    A. Le problme de la souverainetpopulaire 31

    B. Le problme de la reprsentation parlementaire 36

    IV.- Benjamin Constant 41

    Liminaire 41

    A. Libralisme dmocratique contre absolutisme dmocratique 43

    B. La question de la libertchez les Modernes 46

    C. La doctrine politique de Benjamin Constant 49

    V.- Trois modles de dmocratie 51

    A. Le modle participatif 51

    B. Le modle reprsentatif 57

    C. Le modle dlibratif 62

  • 7/25/2019 Histoire Pensee Politique (1)

    2/78

    I

    La confrontation de lAncien et du Moderne

    lorigine des doctrines politiques contemporaines

    LIMINAIRE

    Dans les dmocraties occidentales, le conflit des idologies concurrentes : librales ou

    socialistes, rpublicaines ou anarchistes, rvolutionnaires ou conservatrices, constitue la trame

    du dbat politique contemporain. Mais au-del de l'actualit en mouvement, l'affrontement

    des doctrines politiques s'enracine dans une culture, une tradition historique dont on pourrait

    faire remonter l'ultime origine a la premire apparition de la dmocratie, dans la Grce du VIe

    sicle avant notre re, ou encore aux premires formulations philosophiques d'une science

    politique dans cette mme Grce, deux sicles plus tard. C'est en effet en Grce que, non

    seulement la dmocratie fit son apparition, mais que, pour la premire fois, furent labores

    les grandes doctrines dites classiques de la Politique.

    Cependant, mme si la rfrence au modle grec est toujours maintenue aujourd'hui par des

    penseurs aussi importants que Hannah Arendt, dans Condition de l'homme moderne, ou Leo

    Strauss, dans Droit naturel et histoire, la Politique classique exprimait une conception des

    buts de sa doctrine, de l'action politique, de l'ordre politique, du statut de son savoir bref,

    tout un ensemble de reprsentations qui furent remises en cause l'aube de l'poque moderne.

    Aujourd'hui, la rivalit des courants doctrinaux, la concurrence des modles d'organisation

    correspondants, peut masquer le fait que l'arrire-fond de notre culture politique

    contemporaine reste largement domin par l'opposition fondatrice entre une conception

    classique et une conception moderne de la politique. La conception dite classique renvoie

    2

  • 7/25/2019 Histoire Pensee Politique (1)

    3/78

    essentiellement la philosophie politique de Platon et d'Aristote, ainsi qu'ses prolongements

    dans la chrtientchez Thomas d'Aquin, tandis que la conception dite moderne commena de

    s'imposer pour ainsi dire en contrepoint de la conception classique, notamment avec Le

    Prince de N. Machiavel, paru en 1515, L'Utopie de Thomas More, dont la rdaction taitentreprise la mme anne, et surtout, plus d'un sicle plus tard, avecLe Leviathan de Thomas

    Hobbes (1651), en lequel on peut voir le vritable dpart d'une philosophie sociale moderne.

    Sur les points fondamentaux, cette dernire s'oppose diamtralement a la philosophie

    politique classique. A vrai dire, c'est cette opposition mme entre une conception classique et

    une conception moderne de la politique qui dfinit l'arrire-fond culturel sur lequel

    s'difieront et se dvelopperont les doctrines politiques contemporaines. C'est cette opposition

    cardinale, la faon dont elle se structure, qui peut galement fournir une cl pourl'interprtation de ce qui, sur un plan idologique, situe aujourd'hui la concurrence des

    modles d'organisation politique correspondant ces doctrines. D'o l'intrt actuel d'aller

    s'interroger sur l'opposition de l'Ancien et du Moderne, telle quaujourd'hui elle travaille la

    pense politique contemporaine. Comment se constitue l'opposition des reprsentations

    classique et moderne de la Politique ? Comment cette antinomie des Anciens et des Modernes

    est-elle au cur des doctrines politiques contemporaines ? Ces deux questions

    complmentaires sont introductives l'interrogation sur les origines et dveloppements des

    doctrines politiques contemporaines.

    *

    A.- LESQUATRECRITRESESSENTIELSDELOPPOSITIONDELANCIENETDUMODERNE

    Prenons tout d'abord un aperu de cette opposition entre une conception classique et une

    conception moderne de la politique :

    On peut retenir quatre critres essentiels caractrisant l'opposition entre la doctrine

    classique de la Politique, telle qu'elle nous vient notamment de la tradition aristotlicienne, et

    la philosophie sociale moderne, telle qu'partir de Hobbes, surtout, elle prfigure l'ide d'unescience de l'organisation des rapports sociaux selon des mcanismes stables fonds dans des

    3

  • 7/25/2019 Histoire Pensee Politique (1)

    4/78

    invariants conomiques ou psycho-politiques. Les quatre critres situant l'opposition entre la

    conception classique et la conception moderne de la politique concernent :

    1) la finalit

    de la doctrine politique: c'est l'opposition entre une pdagogie de la vertudans une communautpolitique conue comme une communautthique et une thorie de

    l'organisation de la vie collective dans un cadre tatique ;

    2) la rationalitde l'action politique: c'est l'opposition entre unepraxis et une techn, entre

    une pratique concerte dans le dialogue et une rgulation technique des rapports sociaux ;

    3) le fondement de l'ordre politique: c'est l'opposition entre un naturalisme et un

    constructivisme, entre la rfrence un ordre naturel donnde toute ternitet la rfrence

    un ordre volontaire crpar l'artefact humain ;4) le statut du savoir politique: c'est l'opposition entre le concept d'une phronsis et le

    concept d'une pistm, entre le modle pragmatique d'une prudence politique et le modle

    thorique d'une science politique.

    1.- Sur le premier point : la finalit de la doctrine politique. Les Grecs concevaient

    fondamentalement la politique sur le modle d'une thique. La politique tait en effet

    essentiellement reprsente comme une doctrine enseignant la vie selon le Bien et la Justice;

    et c'est en cela qu'elle continuait l'thique. Il tait impensable pour la tradition grecque

    classique que la Politique ft dissocie de la recherche de la vie bonne, conforme la Justice,

    laDik, c'est--dire conforme la loi assurant un quilibre ose reflte l'ordre de l'univers,

    l'harmonie du Cosmos. Non seulement l'ide classique du Bien associait troitement la vertu

    et le bonheur, mais en outre, la Justice unissait intimement les trois valeurs chez nous spares

    du bien, du vrai et du beau. Chez les premiers Modernes, en revanche, la politique fut

    dtache de la morale au sens prcis osa finalit, son but ultime n'tait plus la ralisation de

    la vertu civique, mais l'organisation d'un cadre de vie assurant chacun la possibilitd'exercer

    son travail dans la paix sociale. On peut faire remonter Machiavel un tel dtachement de la

    politique par rapport l'thique. A la diffrence de la doctrine classique, la doctrine moderne

    de la politique ne situe plus son idal dans la pdagogie d'une vie conforme au bien et la

    justice, mais dans la possibilitde cooprer dans un cadre correctement organisselon des

    critres devant garantir la paix civile.

    4

  • 7/25/2019 Histoire Pensee Politique (1)

    5/78

    2.- Sur le deuxime point : la rationalit de l'action politique. L'ancienne doctrine

    prsentait la politique comme une pratique, une praxis au sens aristotlicien du terme. La

    praxis s'entend comme cette action commune, concerte dans la lexis, le dialogue entre les

    citoyens qui se runissaient sur la place publique, sur l'agora, pour dbattre des meilleures finspoursuivre par la Cit, lapolis. Il s'ensuit que la politique n'tait pas conue sur le modle

    d'une techn, i.e. sur le modle d'une simple technique, oil ne s'agirait pas tant de discuter

    sur les fins de la Citque de choisir de faon adapte les moyens qui, suivant les critres de

    l'efficacittechnique et non de la justesse pratique, sont destins raliser une fin simplement

    donne et non problmatise. En d'autres termes, la doctrine classique de la Politique, tout au

    moins dans la conception grecque de la dmocratie, refusait de rduire les questions politiques

    des problmes techniques. Bien plutt, elle faisait rsulter la rationalitpolitique non pasavant tout des critres d'efficacit propres une technologie sociale, mais avant tout des

    vertus morales-pratiques attendues de la confrontation et du dialogue publics entre les

    citoyens.

    En revanche, la mise en uvre des thses modernes sur l'organisation de l'Etat se prsenta

    essentiellement au dpart dans les termes d'un problme technique. La maxime de Francis

    Bacon : Scientia propter potentiam (le savoir aux fins du pouvoir) tait dj devenue une

    vidence pour Hobbes aux yeux de qui l'humanitdoit ses plus grands progrs la technique,

    et en premier lieu, la technique politique qui organise correctement l'Etat. La politique

    devient alors essentiellement une techn, cest--dire qu'elle est essentiellement conue sous

    l'angle d'une technique capable de rsoudre les problmes d'organisation de la vie collective

    en gnral.

    3.- Sur le troisime point : le fondement de l'ordre politique. La doctrine classique

    concevait fondamentalement l'ordre politique idal sur le modle d'un Cosmos, i.e. d'un ordre

    naturel harmonieux de l'univers quaucun dieu n'a cr, disaient Platon et Sophocle, et qui est

    le mme pour tous. L'ordre politique juste ne pouvait qu'imiter l'ordre naturel; il ne pouvait

    s'instituer par cration radicale, i.e. par le pur artefact de la volonthumaine. En effet, la

    diffrence des premiers Modernes, en cela, hritiers directs de la thologie judo-chrtienne,

    les anciens Grecs ne disposaient pas quant eux de la reprsentation d'une volontcratrice

    souveraine, d'un Theos crateur du Cosmos. Pour eux, l'ide que l'ordre naturel pt avoir t

    crpar une subjectivit, par une volontagissante, tait tout simplement absurde ; et c'est

    5

  • 7/25/2019 Histoire Pensee Politique (1)

    6/78

    pourquoi, fondamentalement, les anciens Grecs ne pouvaient pas se concevoir comme ces

    petits dieux crant de toute pice leur cadre politique de vie commune.

    En revanche, les Modernes hritent d'une conception du monde qui n'est pas

    cosmocentrique, mais thocentrique. Cela veut dire que pour eux l'univers a tcrpar unesubjectivit, une volont agissante. En mme temps, ce qui caractrise l'avnement du

    Moderne, c'est l'ide que dans l'ordre politique l'homme est l'quivalent d'un dieu crateur.

    Dans les affaires politiques, affaires temporelles, l'homme devient souverain, alter Deus. C'est

    pourquoi Hobbes put se reprsenter l'ordre politique souhaitable sur le modle artificialiste

    et non-naturaliste d'une pure cration de la volontdes hommes, appuye sur l'intrt vital

    pour la suppression de l'tat de nature, i.e. pour l'abolition de la guerre de tous contre tous. En

    consquence, la conception moderne de l'ordre politique ne se rfre plus a l'ide d'un ordrenaturel, i.e. d'un ordre donn de la nature des choses, mais l'ide nouvelle d'un ordre

    volontaire, i.e. d'un ordre crpar une volontpolitique sur la base des intrts sociaux.

    4.- Sur le quatrime point : le statut du savoir politique. Enfin, la doctrine aristotlicienne

    classique de la Politique ne pouvait comparer le statut de ses connaissances avec la science au

    sens strict du terme. Par exemple, la diffrence de la mtaphysique ou des mathmatiques, la

    philosophie politique ne se concevait pas comme une pistm, i.e. comme une science de

    vrits ternelles qui ne s'intresse au rel que du point de vue de sa stabilit, abandonnant

    corrlativement l'opinion, la doxa, l'empire de ce qui passe. La politique, quant elle,

    n'intervient que dans le cadre changeant et contingent des affaires humaines. Non pas comme

    objet d'une science fixant dans des concepts gnraux et lois universelles le cadre

    d'intelligibilitdu rel, mais bien plutt comme objet d'un savoir pratique, souple, adaptaux

    changements. La politique requiert donc un type particulier d'intelligence. C'est l'intelligence

    qui permet d'valuer les situations, ce dont se rclamera toute une tradition ultrieure, de la

    prudentia de Cicron la prudence d'Edmund Burke : c'est la phronsis d'Aristote. La

    phronsis est une intelligence pratique et non thorique, une comprhension de ce qui est

    changeant et mouvant, volutif, une facultde juger dans l'action, et de dcider de faon

    chaque fois adapte aux situations pratiques.

    A l'opposde ce modle pragmatique, les courants modernes de la philosophie sociale et de

    l'Economie politique se rfraient un modle scientifique de connaissance, se proposant

    d'indiquer une fois pour toutes, i.e. indpendamment du lieu, du temps et des circonstances,

    6

  • 7/25/2019 Histoire Pensee Politique (1)

    7/78

    les conditions auxquelles l'organisation d'une socitou d'un Etat est correcte, ainsi que les

    lois qui prsident aux processus sociaux. Aujourd'hui, ce qui domine l'intrieur de la science

    politique c'est encore l'idal scientifique d'un modle mathmatisable de relations stables

    intress aux co-variances de grandeurs mesurables supposant les bases exactes del'observation et de la mesure. Mais il faut dire aussi que la science politique contemporaine ne

    rduit pas la conception qu'elle a d'elle-mme une scientificit de type physico-

    mathmatique, et qu'elle dveloppe paralllement un autre modle de savoir, de type

    historico-hermneutique, ds lors qu'elle s'intresse l'histoire des doctrines et traditions

    auxquelles s'alimente sa culture.

    Rsumons :ce qui caractrise fondamentalement la rupture opre par les modernes, c'est que chez ces

    derniers :

    1) la politique est conue indpendamment de l'thique ;

    2) le rapport entre les thses thoriques et l'application pratique est prsent comme un

    rapport technique ; ce qui renvoie

    3) une conception artificialiste et constructiviste de l'ordre politique ; tandis que

    4) ces mmes thses thoriques sont dveloppes dans le cadre d'une science.

    Bien entendu, entre Aristote et Hobbes, le changement intervenu dans la mthode du savoir

    politique et dans la constitution du nouvel objet, l'opposition diamtrale qui en rsulte entre

    deux conceptions diffrentes du politique ne doivent pas entraner l'illusion d'une rupture

    soudaine et brutale. En fait, si l'on cherche une transition intellectuelle, celle-ci peut tre

    repre du ctde saint Thomas d'Aquin. Thomas d'Aquin conserve en effet la politique son

    sens thique, tandis que d'un autre ct, sa conception de la communautperd le sens originel

    de la Cit, de la Polis grecque. La Civitas est devenue subrepticement Societas, ce qui signifie

    que le politique se voit alors penssous les catgories de la sphre prive, de l'oikia grecque,

    et non pas sous les catgories de la sphre publique, de l'ancienne polis grecque. Dans le

    modle grec aristotlicien, la sphre publique politique de la polis tait radicalement spare

    de la sphre sociale que constituait la summachia koinonia, ensemble des intrts privs rgis

    par un pacte, et qui trouvent leur sige, leur assise domestique dans la sphre prive de

    l'oikos, orgnait sans partage le matre de maison (oikodspots). Mais chez les Chrtiens, la

    7

  • 7/25/2019 Histoire Pensee Politique (1)

    8/78

    qualitdu politique perd sa spcificitgrecque : leZoon politikon des Grecs ne fait plus quun

    avec l'animal sociale, et le pouvoir despotique, limitchez les Grecs la sphre prive, se

    trouve confondu avec le pouvoir politique dvolu la proprit prive d'un suzerain.

    Egalement, le travail, dvaluchez les Grecs comme activitservile, est rhabilitchez lesChrtiens; l'ordre de la libertfait place celui de la paix. On perd autrement dit l'ancienne

    spcificit d'une philosophie politique au profit d'une philosophie du fait social et de ses

    origines : rhabilitation du travail, valorisation de la paix, originairement bien chrtiennes.

    Ajoutons cela qu'aprs l'croulement de l'ontothologie thomiste, les valeurs du salut

    public (Machiavel) et du bien commun (Thomas More) ne peuvent plus tre fondes dans une

    tlologie objective, i.e. dans la vision encore cosmologique d'un ordre final et harmonieux du

    monde. L'ancien fondement thique est alors remplacpar la catgorie moderne de l'intrt.Ces valeurs deviennent pour ainsi dire les lieux vides de la thorie dont la raison d'Etat

    (Machiavel) et la raison immanente au systme conomique (Thomas More) viennent pallier

    l'absence, sur la base d'une analyse des intrts du Prince (Machiavel) ou d'une analyse des

    intrts des citoyens actifs (Thomas More).

    Ainsi, la rupture consacre par le Moderne l'gard de la doctrine classique originale

    pourrait galement tre reconstruite comme le rsultat d'une volution. Celle-ci, au

    demeurant, ne se rduit pas une histoire des ides et des doctrines, mais recouvre aussi une

    histoire des rapports sociaux. Quoi qu'il en soit, cette histoire a eu pour efficacitde porter

    jusqu' nous l'antithtique des Anciens et des Modernes au cur de la culture politique

    contemporaine. C'est pourquoi je voudrais maintenant, afin d'actualiser ce que je viens de

    dvelopper, montrer en quel sens on peut dire que l'opposition de l'Ancien et du Moderne

    travaille le Contemporain. Pas plus qu'Aristote, Hobbes n'est notre contemporain. En

    revanche, nous est contemporaine l'opposition entre Hobbes et Aristote. Depuis ses origines,

    la pense politique contemporaine n'a en effet cessde s'expliquer avec cette opposition; et

    c'est dans cette explication qu'elle a laboret dveloppses principaux axes de doctrines. Je

    m'appuierai sur l'exemple des deux rvolutions dites bourgeoises : la rvolution amricaine et

    la Rvolution franaise, o sinaugure un partage dcisif entre les diverses traditions ou

    doctrines contemporaines de la dmocratie. J'voquerai en mme temps ce que ces doctrines

    vivantes aujourd'hui doivent une certaine combinaison, une articulation spcifique entre

    lments classiques et lments modernes de nos reprsentations politiques.

    8

  • 7/25/2019 Histoire Pensee Politique (1)

    9/78

    *

    B.- DEUX EXEMPLES DE COMBINAISON SPCIFIQUE ENTRE LMENTS CLASSIQUES ET

    LMENTSMODERNES: LARVOLUTIONFRANAISEETLARVOLUTIONAMRICAINE

    La rvolution amricaine et la Rvolution franaise peuvent tre considres la fois

    comme les tentatives originales de synthse entre lments classiques et modernes de

    reprsentation politique, et la fois comme les matrices des doctrines politiques

    contemporaines se rfrant la dmocratie. Elles seraient pour ainsi dire l'origine

    intellectuelle de ce en quoi les doctrines aujourd'hui en concurrence dans les dmocraties

    occidentales : doctrines librales, rpublicaines, socialistes, notamment, actualisent sous

    forme d'un compromis chaque fois spcifique l'opposition des conceptions classique et

    moderne de la politique. C'est pourquoi une comparaison entre les deux rvolutions peut

    s'avrer fructueuse pour la comprhension des doctrines politiques contemporaines, dans la

    mesure notamment ol'on se guide, pour cette tude, sur les critres que j'avais indiqus en ce

    qui concerne l'opposition entre la conception classique et la conception moderne de la

    politique. Chacune des deux rvolutions ralise en effet une certaine combinaison entre les

    lments classiques et modernes de reprsentation politique, et cette articulation originale

    dtermine son tour les axes caractristiques sur lesquels se dvelopperont les conceptions

    concurrentes de la dmocratie.

    On peut, en effet, regarder les vnements de 1776 ainsi que ceux de 1789, la rvolution

    amricaine et la Rvolution franaise comme des tentatives politiques diffrentes de rsoudre

    un mme problme fondamental : l'mancipation de la socitpar la ralisation politique du

    droit naturel. A ce problme fondamental, chacune des deux rvolutions a apport une

    rponse propre ayant valeur de paradigme : l'une, celle de l'Amrique, est librale et

    pragmatique; l'autre, celle de la France, est jacobine et thoriciste. Ces deux rponses

    opposes impliquent de part et d'autre une dcision sur chacun des quatre points de rfrence

    prcdemment indiqus :

    1.- Sur le rapport entre la politique et l'thique :

    9

  • 7/25/2019 Histoire Pensee Politique (1)

    10/78

    Pour Robespierre, le principe d'mancipation de la socit ne pouvait tre que la vertu,

    tandis que pour Jefferson, ce levier devait tre l'intrt. Comment faire natre des dispositions

    vertueuses dans la masse de la population, afin que le Souverain soit mme de garantir la

    Libertet lEgalit? Tel tait le problme de Robespierre. Il avait repris de Rousseau l'ideque l'homme ne peut devenir un citoyen capable de coopration pacifique qu'la condition

    qu'il opre en lui-mme la rvolution intrieure d'une moralisation de sa nature largement

    dprave par la socit. Bien que Robespierre ft hautement conscient de la difficult

    d'appliquer les principes du Contrat social au cadre d'une grande nation comme la France ce

    que Rousseau aurait lui-mme jugirralisable il ne renona pas vouloir redresser par la

    morale l'ensemble des relations sociales, et il choisit donc d'engendrer la vertu par la

    contrainte, et finalement, la Terreur. Pour Robespierre, la rvolution politique, l'mancipationque la socitpeut attendre de la ralisation positive des principes du droit naturel ne pouvait

    toutefois tre effective qu'condition de passer par la rvolution intrieure que reprsente une

    moralisation des dispositions civiques de chaque individu. Chez lui, la doctrine de la

    rvolution est insparablement une doctrine de la vertu. Cette consubstantialitde la politique

    l'thique conserve la Rvolution franaise, tout au moins dans son inspiration jacobine, un

    trait important de la doctrine classique de la Politique.

    Sur ce point, l'Amrique de Jefferson avait pris une option diffrente de celle de la France

    de Robespierre. Non pas que la rvolution amricaine ne se rfrt pas, elle aussi, la morale

    et la vertu. Mais Jefferson considrait, en libral avant la lettre, que l'amlioration effective

    des conditions de la vie collective doit plutt passer par l'intrt particulier de tous les

    individus. Chacun ne sait-il pas dfinir mieux que tout autre, et surtout mieux qu'un Etat, o

    se situe son intrt ? Il suffit de librer les obstacles la libre entreprise ; et c'est en laissant

    jouer l'intrt individuel que l'on obtiendra le plus srement l'optimum social. Car suivant la

    croyance largement rpandue l'poque, ce qui semble anarchique au niveau des parties

    s'avrera harmonieux sur le plan de la totalit. C'est lune croyance qui, aujourd'hui encore,

    se maintient, quoique minoritairement, dans quelques franges orthodoxes de la thorie

    librale. Cependant, cette croyance conomique rendue douteuse depuis le 19e sicle,

    s'ajoutait une croyance politique du libralisme, qui, en rponse aux expriences totalitaires

    du 20e sicle, tend en revanche gagner aujourd'hui la majoritdes courants de la pense

    dmocratique occidentale : il convient de susciter, grce notamment aux effets bnfiques

    d'une presse non censure, les conditions de libert d'expression permettant aux intrts

    10

  • 7/25/2019 Histoire Pensee Politique (1)

    11/78

    particuliers de se communiquer entre eux, et ainsi, de former la base sociale naturelle d'une

    opinion publique politique. Au demeurant, la validit d'une telle opinion publique devait

    seulement dpendre de la justesse empirique d'un sens commun le fameux common sense

    amricain, ce consensus qui doit soutenir les institutions. Ainsi pensait Madison. Cettevaliditde l'opinion ne devait rien devoir aux vrits abstraites d'une raison dont Sieys, en

    pdagogue convaincu de la Rpublique, pouvait dire au contraire qu'il faut qu'elle frappe

    partout, et qu'elle frappe juste , afin que l'on puisse seulement parler d'une opinion publique

    digne de ce nom entendons par l: une opinion duque la raison. Prfrer le levier de

    l'intrt celui de la vertu, tout en valorisant la spontanitdes jugements du sens commun

    face la pdagogie des vrits de raison, cela signifiait donc, du ct amricain, le refus

    d'riger la Politique en pdagogie de la vie vertueuse. En cela, le modle amricain s'opposeau modle franais, en mme temps qu'il renonce la reprsentation classique d'une doctrine

    politique dont la finalitserait la continuation de l'thique.

    2.- Sur le rapport entre la thorie et la pratique :

    En second lieu, c'est sur le modle d'une techniqueque les rvolutionnaires franais ont

    fondamentalement pensla ralisation politique du droit naturel - autrement dit, le passage de

    la thorie (les principes du droit naturel) la pratique (l'application positive de ces mmes

    principes la ralitsociale). Ils taient en cela consquents avec leur faon d'interprter la

    doctrine rousseauiste d'une volontconstamment active, laquelle s'oppose diamtralement au

    laisser faire libral d'Adam Smith. L'institutionnalisation de cette volontconstamment active

    impliquait en effet la mise en place d'une machine lgislative - et par l mme, toute une

    conception centralisatrice des rapports entre Etat et socit. C'est l'Etat, par l'intermdiaire du

    pouvoir lgislatif, qui chez les Franais, apparaissait comme l'agent vritable de

    l'mancipation de la socit. C'est pourquoi le mouvement de la Rvolution obit en France au

    schma techniciste d'une application du haut vers le basdes principes juridiques ou thico-

    juridiques la ralit sociale. L'instrument en est la loi, expression de la volontgnrale,

    comme le proclame la Dclaration franaise des droits de l'Homme et du Citoyen. Du haut

    vers le bas : cela veut dire qu'on part, en haut, de l'universel, de l'Etat, de la loi, de la vertu, de

    la raison, pour aller dterminer, en bas, le particulier, la socit, les murs, l'intrt, l'opinion.

    Schma inverse du ctamricain. C'est pourquoi Hannah Arendt, dans son essai surLes

    deux rvolutions, a pu prsenter la Rvolution franaise comme une rvolution

    11

  • 7/25/2019 Histoire Pensee Politique (1)

    12/78

    fondamentalement technique, tandis qu' l'inverse la rvolution amricaine serait une

    rvolution fondamentalement pratique. Hannah Arendt pensait naturellement la distinction

    aristotlicienne entre techn et praxis. Jefferson comme Thomas Paine refusaient

    effectivement toute conception techniciste de la politique. Ils concevaient, autrement dit, laralisation sociale des principes du droit naturel sur le modle classique d'une pratique, i.e.

    d'une formation spontane d'un consensus politique dans la discussion publique et la

    communication sociale. Jefferson, par exemple, ne croyait pas aux vertus mancipatrices

    d'une machine lgislative; il croyait bien davantage au pouvoir des murs qu'au pouvoir des

    lois. De mme, il faisait beaucoup moins confiance un Etat qu'la socitelle-mme pour

    raliser l'mancipation des citoyens. A une socit pourvue d'un Etat mais dpourvue de

    journaux, il aurait sans doute prfrune socitsans Etat, mais avec une presse libre. C'estainsi que le schma de l'mancipation amricaine dcrit un mouvement inverse de celui de la

    Rvolution franaise : du bas vers le haut. Cela veut dire qu'on part au contraire du particulier

    et non de l'universel, de la socitet non de l'Etat, des murs et non de la loi, de l'intrt et

    non de la vertu, de l'opinion et non de la raison. Et pour le pragmatisme amricain, tout

    l'opposdu technicisme franais, lse tient la vritable raison politique. C'est ce qu'attestent

    ces phrases crites par Thomas Paine, dans The Rights of Man :

    Il est possible qu'un individu labore un systme de principes en vertu desquels on puissefonder un Etat sur n'importe quel territoire. Cela n'est rien de plus qu'une op ration del'esprit... Mais agir selon ces principes et les appliquer aux circonstances multiples et

    varies d'une Nation, l'agriculture et aux manufactures, au commerce et l'artisanat,voilqui demande une autre sorte de savoir. Et celui-ci ne peut jaillir que des diffrentesparties de la socit elle-mme; c'est un ensemble d'enseignements pratiques que nepossde aucun individu.

    Il est clair que, cette fois, c'est le modle amricain qui se rattache fortement la

    reprsentation typiquement classique d'une politique conue essentiellement comme une

    praxis, tandis qu'l'oppos, le modle franais suit sur ce point la reprsentation typiquement

    moderne d'une application technique de principes politiques thoriquement fonds. A cet

    aspect classique se rattache non seulement tout un pan de la tradition librale, mais encore, il

    faut le dire, les critiques traditionalistes, conservatrices ou ractionnaires, de la Rvolution

    franaise, notamment chez Burke, en Angleterre, et chez Rehberg, en Allemagne. A l'aspect

    moderne, cependant, se rattache plutt une tradition rpublicaine tatiste, dont Nicolet, dans

    12

  • 7/25/2019 Histoire Pensee Politique (1)

    13/78

    L'idologie rpublicaine, a fait une belle analyse pour la France, mais aussi, tout un pan du

    socialisme, en particulier, dans la conception scientifique qu'en avaient Marx et Engels.

    3.- Sur le rapport entre la lgalitet la lgitimit:J'entends par-ll'ordre de rfrence qui fonde la lgitimitde l'ordre politique. A cet gard,

    les Amricains taient ports penser l'ordre politique sur le modle classique d'un ordre

    naturel. C'est spontanment la socitelle-mme dans son mouvement naturel, i.e. par le jeu

    naturel de ses mcanismes et de ses lois, qui doit tendanciellement raliser l'harmonie

    conforme au droit naturel. Suivant un schma rendu clbre par Adam Smith avec la

    mtaphore de la main invisible, l'interaction des intrts particuliers serait cense produire

    d'elle-mme une rsultante rationnelle dont l'harmonie suppose pour le tout attesterait l'ided'un ordre naturel conforme des lois universelles. La ralisation politique du droit naturel

    n'est pas tant le rsultat d une cration artificialiste, d'une construction opre ex nihilo par

    une volontconcerte ou non des hommes que la consquence immanente du jeu sans entrave

    des lois naturelles de la socit. L'ordre politique idal renvoie moins un ordre volontaire

    qu' un ordre naturel o les Principles of Society et les Rights of Man sont unifis sous

    l'appellation englobante deLaws of Nature. Apparemment, c'est lun trait fortement classique

    du modle amricain. Toutefois, l'ide que le droit naturel est une consquence automatique

    des lois naturelles de la socit pourrait galement tre souponne dans LeLeviathan de

    Hobbes dont la pense est cet gard pr-librale. C'est pourquoi on doit viter une

    identification trop massive entre la rfrence librale et la rfrence classique de l'ordre

    politique l'ide cosmologique d'un ordre naturel.

    Quoi qu'il en soit, un telle assimilation est impossible en ce qui concerne le modle

    rvolutionnaire franais. L, au contraire, l'ordre politique est finalement conu comme une

    pure cration artificialiste de la volonthumaine. Ce constructivisme absolu n'a pas cependant

    td'emble acquis la Rvolution franaise, au dpart encore influence par l'hritage des

    Physiocrates, et donc par l'ide d'un ordre naturel. Mais, d'une part, les hritiers dmocrates

    des Physiocrates ne croyaient plus de faon absolue la ralisation automatique d'une

    harmonie globale de la socit par le libre jeu de ses lois ; d'autre part, ds 1791, la

    rfrence au principe rousseauiste de la volontgnrale, principe diamtralement oppos

    celui de lordre naturel des Libraux ou des Physiocrates, s'imposa dans la Dclaration des

    droits de l'Homme et du Citoyen, pense comme l'quivalent du contrat social. C'est donc

    13

  • 7/25/2019 Histoire Pensee Politique (1)

    14/78

    dans la volont, et non dans la nature, que, chez les Franais, doit se trouver fonde la

    lgitimit de l'ordre lgal. En cela, les Franais se rattachent typiquement la conception

    moderne, artificialiste et constructiviste, d'un pur artefact politique, d'une cration juridique

    par volontlibre. Cette diffrence cruciale entre la conception amricaine et la conceptionfranaise de la dmocratie se retrouve aujourd'hui encore notamment propos de la hirarchie

    des normes, sur la question de la suprmatie de la loi par rapport aux principes gnraux du

    droit.

    4.- Sur le rapport entre thorie politique et thorie scientifique :

    On pourrait penser que, sur ce point, le modle amricain s'oppose au modle franaiscomme le concept classique d'une sagesse politique s'oppose au concept moderne d'une

    science politique. Du ct libral, en effet, le pragmatisme affirm contre toute forme de

    technicisme politique, le refus dclard'appliquer inconsidrment la pratique des principes

    gnraux qui ne sont vrais qu'en thorie, pourraient laisser penser qu'aucun modle thorique

    de lois scientifiques n'est mis au fondement d'une connaissance politique, et qu'ainsi, la

    thorie politique n'entretient aucun rapport interne avec la thorie scientifique. En fait, le rejet

    libral du thoricisme et du technicisme jacobin ne signifiait absolument pas l'absence d'un

    modle scientifique de comprhension de la ralitpolitique au sens large. Entre Jacobins et

    Libraux, c'est mme bien plutt ces derniers qui, en l'espce d'une Economie politique,

    disposaient de la thorie scientifique de beaucoup la plus labore. Face cela, les Jacobins

    disposaient plutt d'un corpus doctrinal rattachfondamentalement une thorie morale et

    une thorie du droit. Les philosophes allemands, tels que Kant, Fichte, Hegel, ne s'y sont pas

    tromps, qui ont vu unanimement dans la Rvolution franaise la ralisation politique du

    concept de raison pratique, tel qu'il avait trouv sa formulation thorique acheve dans la

    philosophie allemande. C'est pourquoi on ne peut pas dire que le modle libral amricain soit

    moins scientifique que le modle rpublicain franais, et qu'il retourne sur ce point la

    conception classique d'une doctrine politique ne pouvant prtendre au statut d'une science. Si

    l'action politique n'est pas pense sur le modle d'une application technique de thses

    thorique, le corpus thorique n'est toutefois pas absent, et le savoir qu'il implique peut

    comparer son statut celui d'une science. Il s'applique justement montrer que la mcanique

    sociale obit si bien des lois naturelles que la meilleure politique consiste encore laisser

    14

  • 7/25/2019 Histoire Pensee Politique (1)

    15/78

    jouer librement ces lois naturelles, i.e. laisser faire. En cela, la doctrine librale de la

    politique est intimement lie la conception moderne d'une science.

    Du ctjacobin franais, le paradoxe est pour ainsi dire inverse : l'action politique est bien

    pense comme une application technique de thses thoriques, mais le type de savoir engagdans ces thses thoriques peut en revanche difficilement prtendre au statut d'une science au

    sens que nous donnons aujourd'hui ce terme. Certes, la philosophie morale et politique, ainsi

    que la philosophie du droit, qui sont au fondement thorique de la pratique rvolutionnaire

    franaise, s'entendaient bien l'poque comme une science. Mais au cours du 19e sicle, le

    mot science s'est progressivement chargd'une signification positiviste, plus restrictive,

    i.e. limite au concept gnral des sciences de la nature. Il a notamment fallu attendre l'entre

    en scne des grandes fondations sociologiques tendances fonctionnalistes, de Marx Parsons, en passant par Durkheim et Weber, pour que la thorie politique retrouve l'ancrage

    scientifique qu'elle avait perdu avec l'croulement relatif des constructions du 18e sicle, tant

    sur le versant de l'conomie politique classique, du ctdes doctrines librales, que sur celui

    du droit naturel moderne, du ctdes doctrines rpublicaines.

    *

    En conclusion, on peut constater que les deux rvolutions articulent, chacune sa manire,

    certains traits typiques de la conception classique et de la conception moderne de la politique.

    En cela, elles sont la marque du Contemporain bien qu'en faisant le bilan sur les quatre

    critres, le modle libral amricain semble moins moderne ou plus classique que le modle

    rpublicain franais. Les quatre critres d'valuation qu' cet gard j'ai repris sous deux

    formulations diffrentes constituent en outre une grille possible pour la comprhension des

    doctrines politiques contemporaines. L'analyse de ces dernires peut ainsi tre rfre la foiscette double matrice idologique que reprsentent les deux fondations rvolutionnaires des

    dmocraties occidentales contemporaines, et la fois une combinaison des lments

    classiques et modernes de la culture politique hrite.

    *

    15

  • 7/25/2019 Histoire Pensee Politique (1)

    16/78

    II

    Souverainetet reprsentation

    (Jean Bodin et Thomas Hobbes)

    LIMINAIRE

    Parmi les problmes systmatiques fondamentaux de nos organisations politiques

    modernes, le problme de la souverainetdu peuple, de la souverainetpopulaire est peut-tre

    le plus complexe. Organiser politiquement la souverainet populaire, faire du peuple la

    vritable source du pouvoir, la fois un acteur de la politique et un auteur de son histoire,

    c'est lune exigence dmocratique qu'aucune de nos traditions politiques modernes qu'ellesoit jacobine ou librale, socialiste ou anarchiste n'a pu vritablement raliser dans la

    pratique concrte.

    Toutes ces traditions peuvent se rclamer de la dmocratie au sens large, mme si elles

    ne sont pas d'accord sur les moyens, les buts, la forme gnrale de cette dmocratie : faut-il

    privilgier l'individu ou bien la collectivit? La norme fondamentale, la valeur organisatrice

    est-elle la libertou bien l'galit, la justice ou bien la paix, la vertu ou le bonheur ? L'Etat

    est-il l'agent indispensable et indpassable de la cohsion sociale et de l'mancipationpolitique ? Ou bien doit-on faire confiance la socit, la socitcivile pour s'organiser

    elle-mme ?

    ces questions fondamentales de la philosophie politique les doctrines rousseauistes,

    librales, socialistes, anarchistes ont apport des rponses fort diffrentes. Cependant,

    travers les solutions proposes, toutes les traditions que je viens de mentionner ont ceci en

    commun qu'elles ont d prendre position par rapport aux deux questions lies de la

    souverainetet de la reprsentation.

    16

  • 7/25/2019 Histoire Pensee Politique (1)

    17/78

    D'oune double interrogation :

    1.- Pourquoi ces deux questions : celle de la souverainetet celle de la reprsentation

    sont-elles lies troitement l'une l'autre dans le contexte des dmocraties modernes et

    contemporaines ?2.- Sur quels points les rponses apportes ces questions par les diffrentes doctrines

    politiques entrent-elles en divergence ?

    vrai dire, ces deux questions massives ne seront pas traites en un seul chapitre.

    Ainsi, une premire partie sera consacre l'origine des notions modernes de souverainetet

    de reprsentation, tandis qu'une seconde partie portera sur le lien entre souverainetpopulaire

    et reprsentation parlementaire.

    A.- LANOTIONDESOUVERAINET.

    Pour une archologie du concept moderne de souverainet on peut distinguer trois

    contextes historiques :

    - le contexte de l'Antiquitgrco-romaine ;

    - le contexte du fodalisme mdival ;

    - le contexte de l'absolutisme monarchique.

    1.- Le contexte de l'Antiquitgrco-romaine.

    Dans ce contexte, la notion de souverainet n'a pas de statut ou de signification

    proprement politique.

    a.- Chez les anciens Grecs, le concept est d'abord philosophique ou mtaphysique. Il

    apparat notamment chez Platon (428-348 ou 347 av. J.-C.) avec l'ide du Souverain Bien. Le

    Souverain Bien est l'Ide de l'unitde toutes les ides, en particulier de celles du bien, du beau

    et du vrai. Le bien est l'affaire de l'thique, et il a djun rapport intime avec la politique, car

    pour les anciens Grecs le but de la Cit, c'est--dire l'idal politique tait la ralisation de la

    vertu ce qui pour les Grecs tait insparable du bonheur et de la sagesse. Le bien la fois

    17

  • 7/25/2019 Histoire Pensee Politique (1)

    18/78

    moral et politique tait ralispar la vertudes citoyens, et devait correspondre la justice,

    tandis que la Cit, lapolisdevait faire valoir cette justice en assignant chacun la place qui

    lui revient en rfrence une nature des choses, ou encore, un ordre du monde.

    Le bien pouvait donc tre poursuivi au niveau de la Citidale, comme chez Platon(lequel savait au demeurant que la meilleure Cit relle n'en serait au plus qu'une image

    imparfaite), ou encore, comme chez Aristote (384-322 av. J.-C.), au niveau d'une recherche

    dlibrative des meilleures fins raliser dans l'action commune des citoyens, hommes libres

    et gaux entre eux. Mais ce n'tait lqu'un bien encore tout relatif, humain et faillible. Ce

    n'tait en aucun cas le souverain Bien qui n'est, quant lui, accessible qu'la contemplation

    du sage, la rflexion du philosophe.

    Certes, les anciens Grecs ont bien leur manire pensla dmocratie - et ils l'ontaussi leur manire ralise, l'chelle rduite de Cits telles que Corinthe ou Athnes. Ils

    ont bien pens un pouvoir du peuple, ou plutt un pouvoir des citoyens, c'est--dire des

    adultes de sexe masculin non trangers la Cit ce qui exclut notamment les femmes, les

    esclaves et les mtques (commerants trangers rsidents). Mais ce pouvoir des hommes

    libres sur la destine de leur Citn'tait pas proprement parler une Souverainet, parce que

    ce qui est vritablement souverain, ce en quoi l'ordre lgitime trouve sa source et son principe,

    c'est le cosmos immortel entendu comme le lieu des vrits universelles existant de toute

    ternit dans la nature des choses, et que l'homme peut simplement contempler comme

    quelque chose, un ordre qui lui prexiste, mais non pas constituer partir d'une volont

    propre.

    b.- Chez les Romains, l'ide d'une souverainetse rapproche beaucoup plus fortement

    de la notion de pouvoir et de la politique, ds lors que l'Empire est gouvernpar un monarque

    plus ou moins absolu, le Caesarqui assied sa lgitimitsur l'ide de sa divinit. Il est vrai que

    cela exista galement chez les Grecs, lorsque, notamment, aprs l'invasion de la Grce par les

    Macdoniens, puis l'immense empire phmre rsultant des conqutes d'Alexandre le Grand

    (356-323 av. J.-C.), il y avait eu une tentative de divinisation de l'autoritpolitique suprme.

    Mais ce fut de courte dure. Rome, en revanche, l'Empire tait bien installdurant prs d'un

    demi-millnaire, entre le premier sicle avant notre re et le cinquime sicle de notre re, et

    la tendance concentrer tout le pouvoir en une seule main tait soutenue par une bonne

    18

  • 7/25/2019 Histoire Pensee Politique (1)

    19/78

    intgration administrative des provinces conquises, ainsi que par la mise en vigueur d'un code

    civil unique.

    En dpit de la notion importante dimperiumqui dsignait Rome le pouvoir suprme

    ou lautorit suprme en la Cit

    1

    , il n'y avait pas de vritable doctrine politique de lasouverainet au sens moderne, du fait que limprium ntait pas considr comme le

    fondement mme de lEtat. Le Caesartait, certes, beaucoup plus qu'un simple chef, qu'un

    dux : il tait dans les faits un vritable rex. Mais le pouvoir lgislatif n'tait pas son monopole

    de droit, et les tyrans qui se succdrent au pouvoir avec une esprance de vie trs limite ne

    pouvaient impunment refuser de partager les fonctions politiques de lgislation et de

    juridiction avec les snateurs et les jurisconsultes. Dans cette mesure, on ne peut pas plus

    parler de la souverainet du tyran que de la souverainet du peuple. En effet, la notion desouverainet est toujours absolue : elle exige toujours, du moins, en principe, jusqu' nos

    jours, l'unit, l'indivisibilit, l'inalinabilit.

    2.- Le contexte du fodalisme mdival.

    J'y reviendrai surtout propos de la notion de reprsentation. En ce qui concerne la

    notion de souverainet, je me contenterai ici de quelques brves remarques.

    a.- Le fodalisme n'est pas l'absolutisme. Il correspond une situation ole pouvoir

    politique n'est pas centralis. Le pouvoir politique n'est pas concentr dans les mains d'un

    seul. De plus, ce pouvoir n'est pas plus politique que domestique. Non seulement, le pouvoir

    n'est pas scularis, c'est--dire qu'il n'y a pas de sparation entre lEglise et lEtat, mais

    surtout la domination exerce par le fodal sur le peuple n'est pas foncirement dissocie de

    celle qu'exercerait le chef d'une famille sur ses enfants.

    b.- Le fodalisme est liun double principe, la fois hirarchique et aristocratique.

    Autrement dit : la dispersion ou la dissmination du pouvoir dont chaque seigneur fodal

    dtient une parcelle est compense par sa hirarchisation pour laquelle le serment d'allgeance

    1 MAIRET, G., ibid., p. 57.

    19

  • 7/25/2019 Histoire Pensee Politique (1)

    20/78

    est central. Le vassal fait allgeance son suzerain et le suzerain de tous les suzerains est le

    souverain, c'est--dire le roi et l'empereur.

    c.- L'histoire de l'Europe fodale est aussi celle d'une centralisation progressive dupouvoir en particulier, en France ole roi qui n'tait au dpart que le suzerain d'le de

    France (en gros, la rgion parisienne) parvint, par des jeux d'alliances et de mariages, des

    conqutes, mais aussi, souvent, beaucoup de ruses, de tromperies et de trahisons, tablir sa

    souverainet sur des provinces trangres dsormais intgres au domaine royal. Dans son

    essai sur la dynamique de l'Occident , Norbert Elias rapporte ainsi les propos tenus Louis

    VI par son pre, peu de temps avant sa mort :

    Allons, beau fils, garde bien cette tour de Montlhry qui, en me causant tant detourments, m'a vieilli avant l'ge et par laquelle je n'ai jamais pu jouir d'une paix durable nid'un vritable repos.

    Norbert Elias explique qu'une grande partie du rgne de Louis VI (1108-1137) fut

    donc consacre la lutte pour la possession de Monthlry, lutte qui, dit-il, [...] se terminera

    par l'intgration dfinitive de la maison de Monthlry aux domaines de la dynastie des

    Captiens 2

    .

    De plus, le sacre du roi par le pape ou par l'vque consacrait la personne du roi

    comme l'incarnation du royaume, tout en lui transfrant les attributs symboliques du vrai

    souverain qu'est (pour les convictions de l'poque) Dieu, c'est--dire, une lgitimitde droit

    divin.

    Cependant, ce n'est qu'au terme du processus de centralisation, avec l'absolutisme

    monarchique, que la doctrine de la souverainetprend une vritable consistance politique. La

    souverainetqui, au dpart, est l'apanage de Dieu, devient clairement aussi l'attribut de celui

    qui, sur Terre, incarne un peuple ou un ensemble de peuples, et en est pour ainsi dire lui seul

    la reprsentation.

    3.- Le contexte de l'absolutisme monarchique.

    2 . N. Elias, ber den Proze der Zivilisation,t. II, 1939 ; trad. fr., La Dynamique de l'Occident, Paris, Calmann-Lvy, 1975, p. !"#nt$lry s% tr#&v% ' 2( )m d% Paris*.

    20

  • 7/25/2019 Histoire Pensee Politique (1)

    21/78

    C'est avec l'absolutisme monarchique que la notion de souverainetest donc labore

    en une vritable doctrine politique.

    En ce qui concerne l'histoire des doctrines politiques, on peut faire remonter au XVI e

    sicle la conception modernede la souverainet.Mais moderne, ici, ne signifie pas dmocratique. La conception moderne de la

    souverainet n'est pas immdiatement, loin s'en faut, une conception de la souverainet

    populaire. Cependant, les rvolutionnaires du XVIIIe sicle, doctrinaires de la souverainet

    populaire, et inspirs notamment par Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), tels que

    Robespierre (1758-1794) et Babeuf (1760-1797), hritent largement de la conception

    absolutiste. En fait, toute la difficult initiale vient du paradoxe suivant : en gardant

    fondamentalement la mme notion de souverainetque les thoriciens de l'absolutisme, les

    thoriciens de la dmocratie voudront transfrer cette souverainet du Monarque vers le

    Peuple.

    En quoi la difficultconsiste-t-elle ?

    Pour comprendre cela, partons de la notion de souverainet, telle qu'elle a tlabore

    l'origine par Jean Bodin, au XVIesicle, dans Les Six Livres de la Rpublique (1575), et

    dveloppe ensuite par les lgistes de la monarchie absolue.

    a.- La notion de souverainetvisait ici remettre dans les mmes mains la source du

    pouvoir et son exercice.

    La souverainetest d'origine monarchique, et c'est pourquoi il sera si difficile pour les

    dmocraties de conserver cette notion pour affirmer la souverainetdu peuple.

    En effet, il fallait faire comprendre pourquoi et justifier en quoi le peuple, qui est

    la source du pouvoir, n'exerce pas lui-mme le pouvoir.

    b.- Les thoriciens de la dmocratie tiennent conserver le caractre absolu de la

    notion monarchique de souverainet. A propos de la monarchie royale, Jean Bodin soulignait

    que la souverainetest cette puissance absolue et perptuelle (Livre I, Ch. 8). C'est le

    Souverain qui fait la citoyennetet non l'inverse. C'est le Souverain qui commande pour tre

    obi sans contrepartie. Je cite nouveau Bodin :

    21

  • 7/25/2019 Histoire Pensee Politique (1)

    22/78

    C'est la reconnaissance et l'obissance du franc sujet envers son prince souverain, et latuition [la protection], justice et dfense du prince envers le sujet qui fait le citoyen.

    Malgr une certaine rciprocit entre l'obissance du sujet et la protection du

    souverain, on ne peut pas encore parler d'un contrat, comme chez Thomas Hobbes (1588-

    1679). Contre les thoriciens lgistes protestants de son poque, lesquels rclamaient, sinon

    les liberts dmocratiques, du moins la libertde conscience, Bodin rpliquait par la ncessit

    d'exclure toute possibilitde jugement librement exercdans le for intrieur de la conscience

    prive, car c'tait l concurrencer les positions du prince. C'tait l, en somme, ouvrir les

    portes de la rbellion. En effet, juger par soi-mme, cela implique, comme disait Bodin, que

    l'on ft sinistre jugement de la conscience de son prince .

    c.- Jean Bodin tait encore infiniment moins libral que Thomas Hobbes, lequel

    affirme la libert de conscience, et fait reposer la souverainet sur un contrat. Mais, chez

    Bodin, ce qui est ici intressant pour comprendre la notion ultrieure de souverainet

    populaire, c'est l'ide que la souverainet est absolue, indivisible, incommunicable

    [intransmissible]. C'est cette ide, prcisment, que tenaient beaucoup les rvolutionnaires

    jacobins, tout en voulant que le vritable dtenteur de la souverainetne soit pas le Roi, mais

    le Peuple.

    *

    B.- LAQUESTIONDELAREPRSENTATION.

    En effet, pour les partisans les plus intransigeants de la souverainetpopulaire, il faut

    que le peuple soit tout la fois source et agent du pouvoir. Mais cela pose beaucoup de

    problmes :

    a.- le peuple n'est pas unepersonne ; il n'a pas unevolont.

    b.- Sa volontpeut tre bonne, mais elle est altre par des intrts particuliers.

    22

  • 7/25/2019 Histoire Pensee Politique (1)

    23/78

    c.- Mme s'il parvient rgnrer sa volont et dpasser ses intrts gostes au

    moment des grands choix politiques, le peuple n'est peut-tre pas comptent pour grer les

    affaires publiques d'une grande nation.

    d.- Il faut donc consentir des reprsentants, alors mme que Rousseau y tait hostile.

    C'est de l que natront les premiers grands conflits doctrinaux de l'poque dmocratique

    moderne : comment organiser la reprsentation de la volontgnral ou de l'opinion publique,

    ou des deux en mme temps, sans toutefois porter atteinte au principe sacrde la souverainet

    populaire ?

    Cependant, la notion de reprsentationa, elle aussi, une histoire qu'il s'agit d'interroger

    pour comprendre le problme politique en son entier.

    *

    Historiquement, le concept politique de reprsentation est trs li la notion de

    personne. Cette notion fut labore tout d'abord dans l'Antiquit grco-latine, puis dans le

    christianisme antique et mdival. Quant la notion politique de reprsentation, les Modernes

    en sont surtout redevables Thomas Hobbes.

    1.- Le contexte de l'Antiquitgrco-latine.

    En latin, le motpersona, et en grec, le motprosopon, signifient tout d'abord laface, le

    visage.

    Les deux termes : le terme latin et le terme grec ont une histoire parallle.

    a.- Dabord, un premier glissement de sens : ce qui est signifi, ce n'est plus seulement

    la face mais le masque. C'est le masque des rituels religieux funraires puis le masque de

    thtre.

    b.- De l, un deuxime glissement de sens : de l'ide de masque mortuaire ou

    funraire, puis thtral ou dramaturgique, on passe l'ide de rle. C'est, bien sr, le rle jou

    par un acteur au thtre, mais, par extension, ce devient le rle social.

    23

  • 7/25/2019 Histoire Pensee Politique (1)

    24/78

    c.- Troisime glissement de sens : de rle social, on passe l'ide depersonnage, c'est-

    -dire l'ide d'un individu public dotde traits de caractre propres et marquants. C'est la

    personnalit personnalitpsychologique, d'abord, puis la personnalitjuridique, ou encore,

    ce que l'on nomme en droit : personnalitmorale. La personne (personaou prosopon) est untre humain possdant un nom propre, des traits de caractre propres, et un statut juridique.

    L, l'volution philologique ou smantique (c'est--dire l'volution du mot et de sa

    signification) est intressante, parce que l'ide de personne devient la fois celle de masque,

    de l'apparence trompeuseou hypocrite, et aussi, inversement, celle de personnalitprofonde,

    de l'identitproprede l'individu.

    La personne est la fois un corps individu dans l'espace, un individu concret

    identifiable sur des critres physiques, et la prsentation d'un caractre psychologique etsocial visible en public.

    2.- Le contexte chrtien.

    L'histoire de la notion de personne se complique singulirement dans le contexte du

    christianisme naissant, parce qu'il y a un enjeu thologique de premire importance pour

    l'poque : les chrtiens doivent faire comprendre (aux paens comme leur propre Eglise) la

    fois la divinitdu Christ et la Trinitdivine, c'est--dire le mystre des trois personnes (Pre,

    Fils, Esprit saint) en une.

    Comment Dieu peut-il aussi tre Homme ? C'est la question thologique de

    l'Incarnation.

    Ces deux questions : celle de la Trinitet celle de l'Incarnation (il s'agit dans les deux

    cas de Mystres) vont occuper les dbats thologiques pendant des sicles depuis Basile,

    au IVe sicle, jusqu'Thomas d'Aquin, au XIIIe sicle, donc, sur prs d'un millnaire. Ce

    double problme a requis des solutions conceptuelles complexes, toute une thorie

    philosophique de la personne (divine et humaine), dans laquelle, pour ainsi dire, les penseurs

    politiques modernes puiseront pour laborer une thorie de la reprsentation.

    a.- Le problme de dpart est un problme de traduction : pour parler de la personne

    du Christ, et aussi de la Trinit, c'est--dire des trois personnes en Dieu, les Pres grecs de

    24

  • 7/25/2019 Histoire Pensee Politique (1)

    25/78

    lEglise employaient le mot hypostasisqui veut dire hypostase. Mais que veut dire hypostase

    dans ce contexte ?

    b.- Justement, c'tait tout le problme pour les Pres latins. Ceux-ci n'avaient pas

    d'quivalent pour le mot grec d'origine philosophique. S'ils employaient le mot persona, lesPres grecs les souponnaient aussitt de croire que les trois personnes en Dieu n'taient que

    des masques ou des rles dans lesquels Dieu entrerait selon son bon plaisir ce qui aurait

    supposque les trois personnes ne fussent pas relles, mais seulement des apparences !

    Inversement, de l'autre ct, les Pres latins pouvaient souponner les Grecs d'une

    espce de polythisme dguis, si les trois hypostases taient chaque fois des entits

    rellement diffrentes. D'ole malentendu.

    c.- C'est Basile (329-379), Pre grec de lEglise, puis Boce (480-524), philosophe, pote,galement, homme d'Etat n Rome, qui firent le plus pour dissiper les risques du

    malentendu, en expliquant que la personne est, la fois, une essence gnrale communetous

    les tres dous de raison, et une existenceparticulire, unique en tant qu'individu singulier,

    distinct de l'espce, et dont les particularits, loin d'tre de simples accidents, sont essentielles

    sa dfinition.

    d.- Je vous pargne les dbats scolastiques. Ce qui importe, c'est que l'on est parvenu

    dfinir la personne comme une nature individuelle de caractre raisonnable et subsistant par

    soi-mme.

    Cette dfinition est celle laquelle parvint Boce, au VIe sicle. De l, Thomas

    d'Aquin, au XIIIe sicle, tire la notion de sujet caractris par trois traits : individualit,

    incommunicabilit, autoconsistance.

    Or, ces trois caractres : indivisibilit, incommunicabilit, autoconsistance, qui sont

    finalement les attributs de la personne humainetelle que la conoit le christianisme mdival,

    seront galement valables pour caractriser la sociten tant qu'elle doit tre constitue en un

    corps social, moral et politique, et qu'elle doit tre dote, comme on dit d'unepersonnalit

    morale. D'ailleurs, dans la tradition classique du droit public, l'Etat est dfini comme la

    personnalitmorale de la socit, c'est--dire comme sa constitution juridique la dotant d'une

    capacitd'agir comme une personne, en passant des contrats, en engageant sa responsabilit,

    en reprsentant des intrts, etc.

    Mais ds lors qu'une socitest considre comme un corps, l'image de la personneindividuelle ; ds lors qu'elle est regarde comme un sujet capable de vouloir, d'agir, de

    25

  • 7/25/2019 Histoire Pensee Politique (1)

    26/78

    rpondre de ses actes, d'en rendre compte, donc de parler, se pose tout de suite le problme

    gnral de la reprsentation : quiva agir, rpondre, vouloir pour la socit, et qui va parler en

    son nom ?

    La reprsentation politique, c'est un imaginaire. Apparemment, en effet, une socitest simplement une multitude de personnes individuelles ayant commerce entre elles, et qui,

    mme si elles partagent une mme langue, de mmes coutumes, de mmes lois, sont distinctes

    les unes des autres, et souvent divergent dans leurs intrts et leurs opinions.

    Vouloir alors doter cette socit d'une personnalit morale, de sorte qu'elle soit

    entirement et collectivement engage par les dcisions politiques du Souverain, que celui-ci

    soit le Prince ou le Peuple, c'est admettre un imaginaire de la reprsentation.

    Or, pour les Modernes, cet imaginaire politique, c'est avant tout Hobbes qui l'a exposdans leLeviathan(1651), notamment, aux chapitres 16 et 18.

    3.- Thomas Hobbes et la reprsentation chez les Modernes.

    Environ trois quarts de sicle sparent le traitde La Rpubliquede Jean Bodin du

    Leviathande Thomas Hobbes. Hobbes explique tout d'abord que la reprsentation consiste

    d'une faon trs gnrale en toute relation d'quivalence o, dit-il, quelqu'un joue le rle

    d'un autre , en assume la personnalit, agit en son nom .

    C'est le sens gnral de la notion de reprsentation. Hobbes ne parle pas encore ici de

    la reprsentation proprement politique. Cette dfinition gnrale nous renvoie la notion

    ancienne, pr-chrtienne, de lapersonaromaine ou duprosopongrec : l'ide de rle sur une

    scne. D'ailleurs, pour parler de reprsentant, Hobbes utilise de faon interchangeable les

    mots anglais representer mais aussi lieutenant, vicar, attorney, deputy,

    procurator, actor. lucidons davantage cette signification.

    a.- En fait, chez Hobbes, la relation de reprsentation unit deux ples : celui de l'auteur

    (author), qui est reprsent, et celui de l'acteur (actor), qui est le reprsentant, c'est--dire, ici,

    celui qui porte les intrts du reprsent.

    26

  • 7/25/2019 Histoire Pensee Politique (1)

    27/78

    b.- Pour Hobbes, reprsenter, c'est dont instituer une persona. Mais il s'agit d'une

    personaartificielle, et non pas naturelle. C'est une personne artificielle , ou encore, une

    personne fictive , qui devient le support visible des intrts d'un autre.

    c.- Jusque l, il n'est question que de reprsentation en gnral. Mais Hobbes en vient

    parler de la reprsentationpolitique. Et l, s'adjoint un lment supplmentaire de dfinition,

    dont l'importance est capitale : le reprsentant agit comme facteur d'unit.

    Voilce qu'crit Hobbes :

    Une multitude d'hommes devient une seule personne quand ces hommes sontreprsents par un seul homme ou une seule personne, de telle sorte que cela se fasse avecle consentement de chaque individu singulier de cette multitude. Car c'est l'unitde celui

    qui reprsente, non l'unitdu reprsent, qui rend unela personne.

    Cette thorie de la reprsentation, chez Hobbes, mrite que l'on s'y arrte un moment

    pour en dgager les implications.

    Trois points ce sujet :

    1) Hobbes renforce l'effet imaginaire de la relation de procuration ou de reprsentation

    en assimilant l'acteur, c'est--dire le reprsentant, un masque ou un rle sur scne, l'instar

    de la persona romaine. Les membres de la rpublique assistent ainsi la reprsentation

    comme lorsque l'on parle d'une reprsentation thtrale. Ils assistent, en d'autres termes, la

    mise en scne de leur propre activit politique, joue par un autre. (Nous retrouvons

    partiellement ce principe dramaturgique sous d'autres formes aujourd'hui, avec la

    mdiatisation de l'espace public et de la communication politique).

    2) Mais ce reprsentantn'est pas simplement un excutant. Il acquiert plutt toute la

    puissance d'un souverain rsumant en lui les forces de tous les particuliers. Chez Hobbes,

    l'enjeu ou la raison d'tre, la justification de cette puissance est la survie de chacun. Car, en se

    remettant elle, chaque homme chappe la guerre de tous contre tous (bellum omnium

    contra omnes) caractrisant l'tat de nature. Dans l'tat social, chaque homme retrouve avec sa

    tranquillitl'exercice de sa libertincarne par celui qui porte la personne de chacun et detous.

    27

  • 7/25/2019 Histoire Pensee Politique (1)

    28/78

    Ici, de faon intressante, on passe de la notion pr-chrtienne de masque ou de rle la

    notion chrtienne d'incarnation : le souverain estle reprsentant. Souverain et reprsentant ne

    font qu'un, parce que le grand Lviathan (lEtat), ce gant ou ce dieu mortel, incarne tous.

    3) Dans ce cas, la reprsentation est bel et bien une substitution. En effet, le

    Reprsentant parle et agit non seulement au nomde la multitude des hommes, mais en leur

    lieu et place. L'identification du reprsentau reprsentant devient absolue. Citons Hobbes

    sur ce point :

    [Il faut] que chacun s'avoue et se reconnaisse comme l'auteur de tout ce qu'aura fait ou

    fait faire, quant aux choses qui concernent la paix et la scuritcommunes, celui qui aainsi assur leur personnalit; que chacun par consquent soumette sa volont et son

    jugement la volontou au jugement de cet homme ou de cette assemble.

    Ce qui est curieux et un peu difficile comprendre de prime abord, c'est qu'avec une

    telle conception du Reprsentant ( ce grand Leviathan, dit Hobbes, qui inspire l'effroi ),

    Hobbes parvienne cependant aux marches d'une thorie dmocratique de la souverainet. Le

    raisonnement est le suivant :

    a.- Le Lviathan est une crature de l'Homme, et c'est une crature artificielle. Dans

    l'Introduction duLeviathan, Hobbes parle d'un homme artificiel . L'ide est en gros que les

    hommes, tres petits et faibles, ont crun tre plus fort, un Reprsentant fort qui est la fois

    leur image (tout comme l'Homme, dans la pense des religions du Livre, fut crl'image et

    la ressemblance de Dieu) et l'inverse du rapport Homme/Dieu une ralit

    considrablement plus puissante que le modle d'origine. Il faut bien cela pour que les

    hommes se protgent contre eux-mmes. Anecdotiquement, notons que John Locke (1632-

    1704), grand successeur libral de Hobbes, a reproch Hobbes d'avoir imagin que les

    hommes fussent assez simples pour vouloir se protger des renards et des putois en crant un

    lion.

    b.- Ce processus de cration d'un Reprsentant fort est en mme temps le processus

    d'institution de la rpublique. Or, au terme de ce processus, il est indiqupar Hobbes que les

    hommes n'obissent qu'

    eux-m

    mes. En effet, c'est la rpublique ainsi conue selon le

    Leviathan, qui fait des hommes des citoyens : en tant que reprsents, et dans la mesure oils

    28

  • 7/25/2019 Histoire Pensee Politique (1)

    29/78

    le sont effectivement, ils font partie du corps politique ; ils constituent une unitlovivait

    une multitude dissoute , c'est--dire une socitdsarticule qui ne mrite d'ailleurs mme

    pas le nom de socit.

    C'est pourquoi, non pas dans leLeviathan, mais dans leDe Cive(1640), Hobbes a critcette formule surprenante, qui peut se lire en franais dans les deux sens : rex est populus.

    C'est parce que le roi est le peuple qu'aussi en un sens le peuple est roi.

    c.- Le roi donne corps la nation dont il est la forme. C'est lui qui la repr sente en

    incarnant le peuple, et c'est lui qui assure l'unitde la multitude. Chez Hobbes, l'absolutisme

    jouxte la dmocratie. D'ailleurs, et c'est une grande diffrence avec Bodin la lgitimit,

    chez Hobbes, rsulte bien d'un contrat. Le contrat, ici, remplace le vote. Et le Souverainunique et collectif remplace ceux dont il est issu. C'est parce qu'il ressemble ceux qu'ils

    reprsentent, qu'il est leur substitut.

    Cependant, n'allons pas trop loin dans le rapprochement entre la doctrine absolutiste

    de Hobbes et les thories de la dmocratie, qui s'imposrent environ un sicle et demi plus

    tard. Dans ce contexte plus contemporain, la question du lien entre souverainet et

    reprsentationdevient d'autant plus ardue et complexe que, dsormais, le Reprsentant n'est

    plus directement lui-mme le Souverain.

    *

    III

    Rousseauisme et jacobinisme

    29

  • 7/25/2019 Histoire Pensee Politique (1)

    30/78

    Ainsi qu'on l'a vu prcdemment, c'est dans le contexte de l'absolutisme, chez Jean

    Bodin et chez Thomas Hobbes notamment, que la modernita laborles concepts politiques

    de souverainetet de reprsentation.

    Tant que la souverainetpolitique pouvait tre identifie au monarque, c'est--dire une seule personne qui est la fois source et agent du pouvoir, l'imaginaire politique de la

    reprsentation ne posait pas de problmes logiques particuliers : le Souverain, en effet,

    reprsentait la nation dans la mesure o il l'incarnait. A ce t gard, la conception

    spcifiquement chrtienne de la personne divine, et les concepts centraux d'incarnation,

    d'eucharistie, de communion, l'ide de la fusion de tous en un seul esprit, grce au partage

    d'un mme corps, toutes ces reprsentations de la tradition chrtienne permettaient chacun

    de se concevoir comme une partie du tout symbolis par un seul, de sorte que l'unit duSouverain et du Reprsentant se trouvait garantie.

    En revanche, les difficults de cette conception apparaissent avec la rvolution

    dmocratique, lorsque la souverainetse voit transfre du Monarque vers le Peuple, d'un seul

    vers la multitude. l'ge des dmocraties modernes, marques par l'individualisme, le

    problme est djde simplement rendre plausible la souverainet populaire comme une et

    indivisible.

    Le concept rousseauiste de volontgnrale apporte une solution au problme de

    l'unit. Il permet, en effet, de penser la souverainetdu peuple comme la volont d'une

    personne. Mais pour que cette volontsoit vritablement souveraine, il faut qu'elle puisse agir

    sur tout le corps social. Pour cela, il faut des institutions, un pouvoirqui ne soit pas lui-mme

    extrieur la souverainet.

    Comment assurer cette identitprofonde du pouvoir effectif et de sa source lgitime ?

    C'est le problme de la reprsentation, tel qu'il se pose dans le contexte des idaux

    dmocratiques portant l'exigence de la souverainetpopulaire. Ce problme sera l'occasion de

    clivages trs profonds sur la question centrale du rapport entre Etat et socit.

    Voyons tout d'abord en quoi le concept rousseauiste de volontgnraleapporte une

    solution au problme de l'unitdu Peuple souverain ou postultel.

    Ensuite, nous verrons comment se constituent les clivages sur la question de la

    reprsentation, en comparant notamment les deux grandes options divergentes : celle du

    jacobinismeet celle du libralisme.

    30

  • 7/25/2019 Histoire Pensee Politique (1)

    31/78

    *

    A.- LE PROBLME DE LA SOUVERAINET POPULAIRE ET LA RECHERCHE DE LUNIT

    COLLECTIVEDUVOULOIR

    Les doctrines de la souverainetpopulaire se sont heurtau dpart deux exigences :

    une exigence d'unitet une exigence d'autonomie.

    1.- L'exigence d'unit.

    Elle revient devoir penser la multitude des individus comme formant ensemble un

    tout unique et indivisible. Pour que le peuple soit souverain, il faut qu'il puisse former un

    corps : corps social , corps moral ou corps politique ce sont les expressions

    notamment de Jean-Jacques Rousseau. Il faut, en outre, que ce corps soit dotdes attributs de

    la personne. Autrement dit : il faut que le peuple puisse tre regardcomme un sujet non

    pas au sens d'une personne assujettie, comme lorsque l'on parlait des sujets d'un roi, mais au

    sens philosophique moderne d'un tre raisonnable et responsable, majeur et autonome. Le

    minimum requis pour que le peuple puisse tre regardcomme un sujet en ce sens, c'est qu'il

    agisse de faon cohrente, non dsordonne. Cela suppose, par consquent, une volontunifie, non-disperse. La question est alors celle-ci : comment une multitude d'individus

    peut-elle se trouver unifie en une seule volont?

    A cette question l'ide de volontgnralechez Jean-Jacques Rousseau apporte une

    rponse.

    Voici comment, dans Du Contrat social (1762), Rousseau expose sa solution au

    problme de l'unit:

    Si donc on carte du pacte social ce qui n'est pas de son essence, on trouvera qu'il serduit aux termes suivants : chacun de nous met en commun sa personne et toute sa

    puissance sous la suprme direction de la volontgnrale ; et nous recevons en corps

    chaque membre comme partie indivisible du tout.

    l'instant, au lieu de la personne particulire de chaque contractant, cet acted'association produit un corps moral et collectif compos d'autant de membres quel'assemble a de voix, lequel reoit de ce mme acte son unit, son moi commun, sa vie etsa volont. Cette personne publique qui se forme ainsi par l'union de toutes les autresprenait autrefois le nom de Cit, et prend maintenant celui de Rpubliqueou de corps

    politique, lequel est appelpar ses membres Etatquand il est passif, Souverainquand il estactif, Puissanceen le comparant ses semblables.

    31

  • 7/25/2019 Histoire Pensee Politique (1)

    32/78

    Six remarques sur ce passage clbre :

    1) D'abord, vous relevez les expressions significatives de personne publique , de

    moi commun , de corps moral , qui correspondent aux notions d'tat, de Souverain et dePuissance. Cela trahit la prgnance typiquement moderne desdites philosophies du sujet : la

    socitpolitique est reprsente comme un sujet individuel, un moi grand format.

    2) Trs clairement, Rousseau ne distingue pas l'Etat de la socit comme deux

    opposs. L'Etat n'est rien d'autre que le Peuple lui-mme uni en un corps politique ; ce n'est

    pas le peuple en tant que multitude, mais en tant qu'unit ralise, c'est--dire en tant que

    personne morale.

    3) Il s'ensuit que la souverainet populaire n'a ici aucun extrieur. Aucun pouvoirlgitime n'existe en dehors du Peuple assembl, uni en corps.

    4) D'autre part, Rousseau indique ds le dbut que le principe de cette unitest la

    volontgnrale. C'est, en effet, dans la mesure oil se place sous la suprme direction de

    la volontgnrale , que chacun devient une partie indivisible du tout .

    5) La volont gnrale, principe d'unit, n'est donc pas l'addition, la sommation

    arithmtique de volonts particulires. La volontgnrale ne se confond ni avec la volont

    de la majoritni mme avec la volontde tous (unanimit). La volontgnrale correspond

    plutt ce que chacun peut vouloir rationnellement, lorsqu'il adopte le point de vue de

    l'ensemble. Afin que cette volontgnrale ne soit pas tyrannique, Rousseau la conoit de

    telle faon qu'elle ne puisse, tant donnla forme de son expression dans la loi, elle-mme,

    toujours gnrale et abstraite, jamais tre discriminatoire, et partant, jamais porter atteinte la

    libertd'un seul.

    Explication. Par exemple, si, dans une assemble, tous se trouvaient d'accord pour un

    systme social injuste o, comme ce fut le cas, un temps, en Amrique, il y avait des hommes

    libres (les Blancs) et des esclaves (les Noirs), cette volontunanime des citoyens ne serait pas

    la volontgnrale. l'inverse, si, dans cette assemble, un seul contre tous se prononait

    pour un systme mettant chacun galit dans la libert, la volont gnrale serait alors

    dpose en un seul.

    32

  • 7/25/2019 Histoire Pensee Politique (1)

    33/78

    Maintenant, dans la pratique, dans la ralit, on est bien obligde supposer ou de postuler

    que la volontunanime est la meilleure approximation de la volontgnrale, du moment,

    toutefois, que les volonts individuelles n'ont pas torganises dans des groupes partisans.

    En effet, pour Rousseau qui, en cela, reprend sans doute les prmisses monadologiques duphilosophe Leibniz, il faut que les volonts subjectives (ou monades) qui composent la totalit

    sociale (ou monadologie) soient proprement atomises, non agglomres ou agrges les unes

    aux autres en factions opposes, par exemple, en partis politiques, afin que l'on puisse penser

    proprement leur intgration la volont gnrale. Celle-ci rsulte alors d'une somme des

    diffrences entre les volonts individuelles. (C'est Leibniz qui est l'inventeur du calcul

    intgral).

    6) D'ole problme de la loi. Lorsque la volontgnrale rside en un seul, elle estlgitime mais elle ne triomphe pas : elle n'est pas consacre par la volontcommune; elle ne

    dbouche donc pas sur la loi. Rousseau dfinit la loi comme expression de la volont

    gnrale ; cette dfinition sera reprise dans la Dclaration franaise des Droits de l'Homme

    et du Citoyen de 1789. Cela veut dire que la loi au sens strict, exigeant, o Rousseau

    l'entendait, n'existe proprement que lorsque la volontcommune, la volontde tous, rejoint la

    volont gnrale, volont raisonnable. Il s'agit, par consquent, d'une construction idale.

    Contre les thoriciens du droit naturel (Grotius, Pufendorf), Rousseau n'entend pas se placer

    sur le terrain d'une lgitimation apologtique de ce qui est, de l'ordre existant, c'est--dire sur

    le terrain d'une thorie de la ralit [...] Commenons par carter tous les faits , annonce-

    t-il d'entre de jeu , mais sur le terrain d'une construction critique de ce qui doit tre, c'est--

    dire sur le terrain d'une thorie de la lgitimit. Au demeurant, il ne formait gure d'espoir (ou

    ne nourrissait pas d'illusions) en ce qui concerne la possibilitrelle que les hommes vivent

    jamais dans une vritable dmocratie.

    J'avait plus haut parl de deux exigences caractristiques des doctrines de la

    souverainet populaire : l'exigence d'unit, dont nous avons pu voir la teneur, et l'exigence

    d'autonomie, que je propose d'examiner prsent.

    2.- L'exigence d'autonomie.

    Les idaux dmocratiques ports par les doctrines de la souverainet populaire ne

    signifient pas un simple transfert de pouvoir depuis le sommet vers la base. Ce n'est pas un

    33

  • 7/25/2019 Histoire Pensee Politique (1)

    34/78

    pur et simple renversement du principe monarchique absolutiste. Plus profondment, ce qu'il

    y a de rellement original dans le principe de dpart des dmocraties modernes, et

    singulirement, dans la doctrine de la souverainetpopulaire, c'est l'ide que les socits sont

    fondamentalement capables d'agir sur elles-mmes. La doctrine de la souverainetpopulaire a

    pour signification profonde cette exigence d'autonomie. Autrement dit, en remettant

    intgralement la souverainetau Peuple, on veut avant tout que la socitpuisse elle-mmese

    construire et faire son histoire. La souverainetpopulaire trahit la volontde remettre le destin

    de la socitses membres dsormais considrs comme majeurs, adultes, mancips. Cette

    nouvelle comprhension de soi d'un peuple ou d'une nation tout le moins, de ses lites

    cultives fait contraste avec la conception dominante de la politique dans le monde

    chrtien prmoderne, ole peuple tait considrcomme un enfant devant tre duqu, tenusous tutelle des autorits ecclsiastiques censes reprsenter, quant elles, la puissance

    paternelle de Dieu sur les hommes, avec la mission de les guider ici-bas et de les prot ger

    contre eux-mmes, l'image du berger veillant sur son troupeau.

    prsent, donc, le peuple commence se vouloir libre dans la mesure oles ides des

    Lumires gagnent dans la population des couches sociales de plus en plus profondes 3.

    Maintenant, pour raliser politiquement les ides philosophiques mries dans la culture de

    l'poque, au sicle des Lumires, il faut alors trouver un mcanisme autonome par lequel la

    souverainetissue de la volontdu Peuple s'exerce de telle sorte qu'elle produise en retour des

    effets transformateurs sur la socit.

    C'est pourquoi, en particulier chez les rvolutionnaires franais de 1789, la loijoue un

    rle central. Expression de la volontgnrale, elle est en mme temps un instrument de

    transformation sociale. Cette auto-efficacit de la socit suppose un mcanisme boucl:

    lection-reprsentation-lgislation-promulgation-excution. Le matre-mot de la souverainet

    comme autonomie est l'autolgislation : le peuple est lui-mme auteur des lois qui le

    gouvernent. Pour cela, il faut penser la volontcomme lgislatrice. C'est, par exemple, ce

    qu'explique I. Kant (1724-1804), le plus grand reprsentant, avec Goethe, des Lumires

    allemandes ou prussiennes. Dans le texte que je cite ici, tirde laMtaphysique des murs,

    Kant est manifestement et directement influencpar Rousseau :

    3 . Voir ce sujet l'analyse synthtique de l'historien Chaunu dans son histoire des Lumires europennes : P.Chaunu,La Civilisation de l'Europe des Lumires, Paris, Flammarion, 1971, 1982.

    34

  • 7/25/2019 Histoire Pensee Politique (1)

    35/78

    Le pouvoir lgislatif ne peut appartenir qu' la volont unifie du peuple. En effet,comme c'est d'elle que doit procder tout droit, elle ne doit, par sa loi, pouvoir faireabsolument d'injustice quiconque. Or, il est toujours possible, lorsque quelqu'un dcidequelque chose l'gard d'un autrequ'il lui fasse, ce faisant, tort, mais ce n'est point le casen ce qu'il dcide l'gard de soi (en effet, voluntas non fit injuria). Il n'y a donc que la

    volontunifie et unifiante de tous, dans la mesure ochacun dcide de la mme chose surtous et tous sur chacun, il n'y a donc que la volontcollective d'un peuple qui puisse trelgislative.

    Kant reprend ici l'ide centrale de Rousseau : le peuple n'est souverain que s'il ralise

    l'unitcollective de la volontde tous ; et il relie cette exigence d'unitl'ide d'autonomie en

    prsentant cette unitcollective de la volontcomme la seule puissance lgislative possible.

    Cependant, chez Kant comme chez Rousseau, les exigences d'unitet d'autonomie ne

    sont satisfaites que sur un plan thorique :

    a) Rousseau ne pensait pas que l'on pt appliquer les principes du Contrat socialaux

    grandes nations modernes. Il supposait que seuls, la rigueur, des peuples qui auraient

    conservdes murs pures et simples, comme la Corse, l'poque, et qui, de plus, formeraient

    une communautde culture, gographiquement restreinte, pourraient tre candidats pour la

    dmocratie. Pourquoi ? Parce que cette dmocratie, telle que, du moins, Rousseau l'imaginait,

    supposait que les hommes ne fussent pas dpravs par la socitmoderne ; que, au surplus, ilsfussent dots d'une volontmoralement bonne, et qu'ils fussent suffisamment sociables pour

    entrer dans un contrat impliquant le dpassement de l'gosme, et pour respecter ensuite ce

    contrat. C'tait beaucoup demander aux hommes ; c'tait mme leur demander quelque chose

    qui n'est pas de leur nature : la sociabilit. Aussi Rousseau tait-il finalement tentde tenir sa

    construction politique idale : le pur concept de la dmocratie, pour une utopie.

    b) Kant, quant lui, visait comme un idal l'autonomie d'une volont raisonnable

    lgislatrice - idal d'un rgne du Droit , que l'on doitpenser comme ralisable ce qui

    doit tre peut tre , crit-il mais qui ne peut absolument pas tre ralis du jour au

    lendemain par les voies de la violence rvolutionnaire, et qui doit passer par toute une

    dialectique de la lutte et de l'antagonisme, de l'insociabilit et de l'gosme, pour, ensuite,

    aboutir une association civile , laquelle a toutefois besoin d'une autorit qui peut tre

    despotique au dpart, puis, peu peu, sous l'effet des ides nouvelles, et grce la

    communication sociale, pour autant qu'elle ne soit pas rprime politiquement, se limite elle-

    35

  • 7/25/2019 Histoire Pensee Politique (1)

    36/78

    mme constitutionnellement, pour s'accomplir dans la forme rpublicaine de l'Etat de droit.

    Mais, en attendant, le peuple, aux yeux de Kant (l'exception peut-tre du peuple franais,

    qu'son poque, il jugeait politiquement en avance sur les autres), le peuple n'est dans sa

    grande majoritnullement apte l'exercicedu pouvoir, mme si l'on doit admettre qu'il ensoit la sourcelgitime.

    C'est cette distinction non rousseauiste entre la source du pouvoir et son exercice,

    que renforceront les libraux, en particulier ceux qui, tout en tant des dmocrates, comme, en

    France, Benjamin Constant, ne sont pas rousseauistes, c'est--dire partisans de la dmocratie

    radicale. Plus gnralement, cette distinction voulue par les modrs, entre source et exercice

    du pouvoir, soulve un problme de cohrence : le problme de la reprsentation se pose

    alors dans les termes dlicats d'une limitation impose au principe de la souverainetpopulaire. Souverainet et reprsentation, ces deux concepts centraux, dissocis par les

    Modernes, entrent prsent en tension.

    *

    B.- LEPROBLMEDELAREPRSENTATIONPARLEMENTAIREETDESACOMPATIBILITAVEC

    LASOUVERAINETPOPULAIRE.

    C'est sans doute les Jacobins, en particulier Maximilien de Robespierre, qui ont le plus

    durement ressenti le problme, parce que c'est eux qui, parmi les divers courants de l'ide

    rvolutionnaire, taient les moins disposs transiger avec les exigences d'unit,

    d'indivisibilitet d'autonomie, attaches l'ide de souverainetpopulaire.

    Face au jacobinisme, le libralisme commence prendre, en France, un certain essor,

    mme si le mot libralisme n'apparut que plus tard dans le vocabulaire politique. la

    diffrence des Jacobins, ces proto-libraux, comme Jean Sieys et Benjamin Constant,

    contemporains de la Rvolution franaise, recherchaient des solutions d'quilibre du ctd'un

    parlementarisme qui prend congdes conceptions radicales, austres, de la dmocratie la plus

    intransigeante, voire, absolutiste.

    36

  • 7/25/2019 Histoire Pensee Politique (1)

    37/78

    Nota. Sieys et Constant marquent la naissance du libralisme franais. Il tait apparu

    auparavant, en Angleterre, avec John Locke, et s'tait dveloppde faon originale dans la

    tradition cossaise, avec John Fergusson, auteur d'un Essai sur l'histoire de la socit

    civile , et Adam Smith, clbre auteur de La Richesse des nations . Tandis que lelibralisme de Sieys et Constant tait proprement politique, concernant une thorie des

    liberts prives individuelles et de la limitation constitutionnelle de l'Etat, le libralisme

    cossais tait plutt orient vers une thorie globale de la socit, et en cela, plus social

    (Fergusson) ou conomique (Smith) que politique.

    1.- Le Jacobinisme.

    Le point de dpart du problme de la reprsentation, tel qu'il se posait aux Jacobins, ce

    point de dpart vient de Jean-Jacques Rousseau.

    Rousseau rejetait nergiquement toute disposition qui pt aliner la souverainetdu

    Peuple. cet gard, l'inverse de Montesquieu, il critiquait svrement le systme

    reprsentatif (reprsentation parlementaire) dont l'Angleterre, l'poque, apparaissait comme

    l'avant-garde. Pour lui, les Anglais n'taient libres qu'une seule fois : au moment o ils

    dposaient leur bulletin de vote dans l'urne. Mais sitt ce geste accompli, ils taient

    dpossds de leur souverainetau profit d'un autre. Rousseau tait au fond hostile au rgime

    dit reprsentatif, et favorable, en revanche, un systme de dmocratie directe.

    Maintenant, il est clair que la dmocratie directe n'est pas un systme plausible dans

    un contexte historique marqu par l'avnement de grandes nations en Europe. Le cadre

    politique de l'Etat-nation, dans le cas de la France, de l'Angleterre, de la Pologne, ne semblait

    pas compatible avec la dmocratie directe, et cela pour plusieurs raisons : d'abord, en raison

    du nombre ; ensuite, parce que la volontcommune ne peut, selon l'auteur du Contrat social,

    rejoindre la volont gnrale que dans un contexte o les murs seraient restes pures et

    simples. Mais dans les socits djcomplexes, qui connaissaient une large division du travail

    social, et o les individus sont sollicits par les enjeux moralement prjudiciables (selon

    Rousseau) de l'argent, du pouvoir et de la gloire, l'gosme domine, et il est illusoire

    d'envisager une constitution rpublicaine dans le plus pur principe de la dmocratie.

    Double problme, par consquent ; double obstacle la ralisation des principes du

    Contrat social : la dimension, d'une