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S’ORIENTER DANS LA PENSEE, SORIENTER DANS LEXISTENCE Séminaire public d’Alain Badiou (octobre 2004/juin 2007) Ce séminaire de trois ans entend construire une réponse à une forme déployée de la vieille question de Kant : “ Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ? ” Que la reprise de cette question soit opportune, c’est ce que l’état de violente confusion du monde démontre, tout autant que le vain espoir d’y parer par d’antiques exercices, comme : le nihilisme esthétisant, la politique “ démocratique ” sous toutes ses formes, la morale des droits, l’anarchisme des multitudes, le culte du corps-de-jouissance et/ou des “ formes de vie ”. Sans oublier bien entendu ce qui dans nos contrées domine, et de loin : la peur. La conservation angoissée, ou le désir frustré, des conforts et des privilèges auxquels notre appartenance occidentale accorde une garantie dont le prix en lâcheté est d’autant plus considérable qu’elle est de moins en moins assurée. Établir un diagnostic sur l’époque, lui trouver un nom vérifiable, exposer au jour de la pensée la nature de la confusion, de l’illimitation dévastée, dans laquelle les animaux humains tentent ici de survivre, tel est l’enjeu de notre première année (2004/2005). On verra que ce n’est pas une affaire simple. Car la tentation d’user des vieux noms, y compris ceux qui furent honorables (“ révolution ”, “ anticapitalisme ”, “ mouvement social ”…), ou de faire revenir comme appui les vieilles assises communautaires (“ arabe ”, “ français ”, “ juif ”, “ occidental ”…), ou de ne plus trouver d’issue que dans des amalgames (de la politique et de l’art, de l’art et de la vie, de la science et de la technique, de la répétition et de la création, de l’amour et de la jouissance, de la jouissance et de l’art…), tout cela fait partie de la confusion elle-même. Tout de même que décider que le temps est celui d’un oubli ou d’une décadence ne nous fait guère avancer. Car il importe de situer affirmativement, ou selon le possible propre qui est le sien, ce moment, le nôtre, dont l’apparaître est celui de l’immédiat sans concept. Dans la méthode proposée, “ Que se passe-t-il ? ” et “ Que faire ? ” ne sont pas des questions discernables. Cette première année sera aussi celle de la sortie de mon livre, le Siècle, consacré au vingtième du nom. La deuxième année (2005/2006), nous examinerons, nous expérimenterons, quelques concepts fondamentaux requis pour nous tenir définitivement à distance de ce qui aujourd’hui nous aspire, comme des sables mouvants, vers le consentement à notre propre disparition mentale. Matériaux, machines et fondations. Cette seconde année sera aussi celle de la sortie de mon livre Logiques des mondes, où je fais théorie de ces matériaux et de ces machines. La troisième année (2006/2007) proposera une doctrine que, à défaut de la dire du salut, ce qui fait spiritualiste, on nommera de la liberté nouvelle. Car ce dont il est question, de bout en bout, peut aussi se dire : quelles sont les conditions contemporaines de la liberté ? Ces conditions sont aujourd’hui difficiles à repérer, difficiles à penser, difficiles à tenir. La joie n’en est pas moins de constater que la philosophie peut les repérer et les penser, apportant ainsi sa contribution à ce qu’il soit possible de les tenir. I. 2004-2005 (transcription de François Duvert) Octobre 2004 ......................................................................................................................................................................... Novembre 2004.................................................................................................................................................................... 1 Décembre 2004 .................................................................................................................................................................... 2 Janvier 2005 ........................................................................................................................................................................ 3 Intervention de Mehdi Belhaj Kacem ............................................................................................................................. 4 Février 2005......................................................................................................................................................................... 4 Avril 2005 ............................................................................................................................................................................ 5 Mai 2005 .............................................................................................................................................................................. 6 Juin 2005 .............................................................................................................................................................................. 7 OCTOBRE 2004

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"Orienter dans la pensée" disait Kant. Alain Badiou Séminaire

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Page 1: Badiou-Orienter Dans La Pensee

S’ORIENTER DANS LA PENSEE, S’ORIENTER DANS L’EXISTENCE

Séminaire public d’Alain Badiou (octobre 2004/juin 2007)

Ce séminaire de trois ans entend construire une réponse à une forme déployée de la vieille question de Kant : “ Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ? ”

Que la reprise de cette question soit opportune, c’est ce que l’état de violente confusion du monde démontre, tout autant que le vain espoir d’y parer par d’antiques exercices, comme : le nihilisme esthétisant, la politique “ démocratique ” sous toutes ses formes, la morale des droits, l’anarchisme des multitudes, le culte du corps-de-jouissance et/ou des “ formes de vie ”. Sans oublier bien entendu ce qui dans nos contrées domine, et de loin : la peur. La conservation angoissée, ou le désir frustré, des conforts et des privilèges auxquels notre appartenance occidentale accorde une garantie dont le prix en lâcheté est d’autant plus considérable qu’elle est de moins en moins assurée.

Établir un diagnostic sur l’époque, lui trouver un nom vérifiable, exposer au jour de la pensée la nature de la confusion, de l’illimitation dévastée, dans laquelle les animaux humains tentent ici de survivre, tel est l’enjeu de notre première année (2004/2005). On verra que ce n’est pas une affaire simple. Car la tentation d’user des vieux noms, y compris ceux qui furent honorables (“ révolution ”, “ anticapitalisme ”, “ mouvement social ”…), ou de faire revenir comme appui les vieilles assises communautaires (“ arabe ”, “ français ”, “ juif ”, “ occidental ”…), ou de ne plus trouver d’issue que dans des amalgames (de la politique et de l’art, de l’art et de la vie, de la science et de la technique, de la répétition et de la création, de l’amour et de la jouissance, de la jouissance et de l’art…), tout cela fait partie de la confusion elle-même. Tout de même que décider que le temps est celui d’un oubli ou d’une décadence ne nous fait guère avancer. Car il importe de situer affirmativement, ou selon le possible propre qui est le sien, ce moment, le nôtre, dont l’apparaître est celui de l’immédiat sans concept. Dans la méthode proposée, “ Que se passe-t-il ? ” et “ Que faire ? ” ne sont pas des questions discernables.

Cette première année sera aussi celle de la sortie de mon livre, le Siècle, consacré au vingtième du nom.

La deuxième année (2005/2006), nous examinerons, nous expérimenterons, quelques concepts fondamentaux requis pour nous tenir définitivement à distance de ce qui aujourd’hui nous aspire, comme des sables mouvants, vers le consentement à notre propre disparition mentale. Matériaux, machines et fondations.

Cette seconde année sera aussi celle de la sortie de mon livre Logiques des mondes, où je fais théorie de ces matériaux et de ces machines.

La troisième année (2006/2007) proposera une doctrine que, à défaut de la dire du salut, ce qui fait spiritualiste, on nommera de la liberté nouvelle.

Car ce dont il est question, de bout en bout, peut aussi se dire : quelles sont les conditions contemporaines de la liberté ? Ces conditions sont aujourd’hui difficiles à repérer, difficiles à penser, difficiles à tenir. La joie n’en est pas moins de constater que la philosophie peut les repérer et les penser, apportant ainsi sa contribution à ce qu’il soit possible de les tenir.

I. 2004-2005

(transcription de François Duvert) Octobre 2004 .........................................................................................................................................................................

Novembre 2004....................................................................................................................................................................15

Décembre 2004 ....................................................................................................................................................................26

Janvier 2005 ........................................................................................................................................................................37

Intervention de Mehdi Belhaj Kacem .............................................................................................................................41Février 2005.........................................................................................................................................................................42

Avril 2005 ............................................................................................................................................................................52

Mai 2005 ..............................................................................................................................................................................61

Juin 2005..............................................................................................................................................................................72

OCTOBRE 2004

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(notes P. Gossart) Distribution d’une feuille reproduisant 5 textes de René Char. Titre : Qu’est-ce qu’une vérité quand tout est confusion ? (quelques dires de René Char) 1) Tout ce que nous accomplirons d’essentiel à partir d’aujourd’hui, nous l’accomplirons faute de

mieux. Sans consentement ni désespoir. Pour seul soleil : le bœuf écorché de Rembrandt. Mais comment se résigner à la date et à l’odeur sur le gîte affichées, nous qui, sur l’heure, somme intelligents jusqu’aux conséquences ? Une simplicité s’ébauche : le feu monte, la terre emprunte, la neige vole, la rixe éclate. Les dieux-dits nous délèguent un court temps leur loisir, puis nous prennent en haine de l’avoir accepté. Je vois un tigre. Il voit. Salut. Qui, là, parmi les menthes, est parvenu à naître dont toute chose, demain, se prévaudra ? (Contre une maison sèche, in Le Nu perdu, milieu des années soixante)

2) Certaines époques de la condition de l’homme subissent l’assaut glacé d’un mal qui prend appui sur les points les plus déshonorés de la nature humaine. Au centre de cet ouragan, le poète complètera par le refus de soi le sens de son message, puis se joindra au parti de ceux qui, ayant ôté à la souffrance son masque de légitimité, assurent le retour éternel de l’entêté portefaix, passeur de justice. (Seuls demeurent, 1938-44, in Fureur et mystère)

3) L’éternité n’est guère plus longue que la vie. (Feuillets d’Hypnos, 1943-44, in Fureur et mystère) 4) Combien confondent révolte et humeur, filiation et inflorescence du sentiment. Mais aussitôt que la

vérité trouve un ennemi à sa taille, elle dépose l’armure de l’ubiquité et se bat avec les ressources mêmes de sa condition. Elle est indicible la sensation de cette profondeur qui se volatilise en se concrétisant. (même référence que la précédente)

5) La liberté n’est pas ce qu’on nous montre sous ce nom. Quand l’imagination, ni sotte ni vile n’a, la nuit tombée, qu’une parodie de fête devant elle, la liberté n’est pas de lui jeter n’importe quoi pour tout infecter. La liberté protège le silence, la parole et l’amour. Assombris, elle les ravive ; elle ne les macule pas. Et la révolte la ressuscite à l’aurore, si longue soit celle-ci à s’accuser. La liberté, c’est de dire la vérité, avec des précautions terribles, sur la route où TOUT se trouve. (Après, 1958, in Recherche de la base et du sommet)

Je voudrais commencer par un point qui nous frappe… Vous savez que 1980 a été l’année de la

mort de Sartre, qui était en un certain sens la clôture de quelque chose. Sartre, c’était au fond la philosophie française dans l’avant-après-guerre, entre les années trente, la fin des années trente, la guerre, la résistance, les années cinquante et la question du communisme et des guerres anti-coloniales. Et Sartre est mort en 80. Et puis, ensuite, sont morts successivement, comme vous le savez, dans les années 80, Lacan et Foucault. Et puis, dans les années 90, Althusser, Lyotard et Deleuze. Et puis voici que meurt Jacques Derrida. La période qui a identifié les années 60 se concentre en un moment, peut-être singulièrement ce qui se passe entre 64 et 68, 65 et 68… C’était véritablement un moment, c’était comme une fulgurance. Eh bien la génération philosophique qui a identifié ce moment, qui l’a constitué, qui en a été le repérage et en même temps la production, a à peu près complètement disparu. Au fond, il n’y a maintenant que, tutélaire, retiré, un peu comme un très vieil homme impassible, il n’y a plus que Lévi-Strauss. Et alors voilà : ça vient d’arriver, l’achèvement de cela, l’achèvement d’un temps de mort, qui est un temps de mort non pas tant au sens empirique, que la mort de ceux qui avaient signé quelque chose. La mort d’une signature historique, d’une signature temporelle. En dehors naturellement du constat toujours impressionnant de ce qu’un moment historique ainsi signé disparaît, le sentiment qui me vient tout de suite après, qui n’est pas un sentiment triomphal, c’est que nous sommes les vieux désormais. Alors nous ! Qui nous ? Eh bien ça a un sens assez précis. Nous sommes les vieux, ça veut dire : nous, nous qui avons été des disciples immédiats de ceux qui ont disparu, nous qui avions, dans ces années-là, entre 65 et 68, entre vingt et trente ans. Et alors voilà, nous advenons, nous sommes les anciens. Les anciens pour ceux qui en ont hérité, ceux au fond dont la jeunesse a été de se constituer dans cette période. En plus je peux dire, c’est un peu narcissique, mais je peux dire que je suis le vieux ! Parce que j’ai quelques années de plus que les autres. Et donc voilà, je me dis, je suis découvert devant vous comme le vieux. Et alors le vieux doit dans un premier temps rendre hommage à tous, sans exception, qui, ayant malheureusement et prématurément disparu… Beaucoup de ces hommes ne sont pas morts très vieux. La vieillesse est essentiellement relative, mais presque aucun d’entre eux n’a dépassé soixante-quinze ans. Excepté Lévi-Strauss qui est dans le vieil âge. Alors il faut rendre hommage à tous ceux-là qui ont disparu et qui nous constituent comme les vieux.

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Jusque-là nous étions dans leur abri, nous étions dans leur bénévolance, nous étions sous leur protection spirituelle. Ils ne nous la proposent plus et donc nous ne sommes plus séparés du réel, par rien. Voilà. Alors, je veux donc commencer vraiment et très profondément par un hommage à Jacques Derrida singulièrement. Et vous verrez, à travers lui, à tous, parce que précisément, quelles qu’aient été les immenses différences et les batailles d’une extraordinaire violence qu’il a pu y avoir à ce moment-là, dans l’étalement du temps, ils apparaissent comme ayant été les signataires collectifs d’un moment de la pensée. Alors dans le groupe que j’ai nommé là, il y a eu ceux dont j’ai été, moi, inauguralement très proche. Ça a été Sartre et puis Lacan. Et puis ceux dont j’ai été le plus continûment éloigné, à vrai dire Foucault et Derrida probablement. Ceux avec qui j’ai eu de grandes querelles très rapprochées, proximes, et aussi de grandes séquences de pacification, c’est le cas certainement pour Althusser, Lyotard et Deleuze. L’hommage vaut pour tous. Il vaut au fond pour l’invention philosophique de ce moment. Et cet hommage est à sa place, pour une raison sur laquelle nous reviendrons naturellement, qui est que, en un certain sens, ce moment est, par certains de ses aspects, devant nous. Il est par certains de ses aspects devant nous. Je ne dirais pas sa répétition, mais sa reviviscence, ou ce que moi j’appelle, dans mon langage sa résurrection. Sa résurrection est devant nous ça j’en suis profondément persuadé. De nombreux signes d’ailleurs le montrent.

Ce moment est à la fois un moment historique, qui en un certain sens, justement comme tous les moments de ce genre, s’achève par la mort de ses signataires, c’est-à-dire de ceux qui en furent les héros, les emblèmes. Mais ce moment est aussi devant nous dans la figure de son inévitable résurrection. Car ce moment est ce qui fait balise, ou lumière, dans la confusion des temps. Et bien qu’il soit en arrière, il fait lumière cependant. Et en ce sens, faisant lumière, il est devant nous comme quelque chose qui est proposé à notre navigation.

C’est pourquoi, dans ce cycle que je vais vous proposer, où il est question d’“orientation”, “s’orienter dans la pensée”, “s’orienter dans l’existence”… Eh bien ce qui fait lumière, ce qui fait balise, ce qui est devant nous à ce titre est évidemment de la plus grande importance et de la plus grande actualité. Je pense que ce moment que j’appelle les années soixante, d’une désignation empirique, mais qui est un moment de la pensée, un moment de l’histoire, s’est achevé en moment de l’action finalement, qu’il s’est abîmé, constitué et relevé en 68 au moment de l’action. Ce moment-là est à beaucoup d’égard devant nous. Et donc c’est en ce sens aussi que je voudrais rendre hommage ici à Jacques Derrida qui vient brutalement de disparaître. Alors naturellement je voudrais rendre à Jacques Derrida un hommage philosophique. Pas un hommage qui soit implanté ou disposé dans ce qu’il m’importe de penser, sinon ça ne serait pas un hommage véritable, ou ce serait un hommage comme vous avez pu en lire universellement, un hommage qui salue la subtilité, la qualité, le déploiement de son entreprise. Mais ce n’est pas ça. Je voudrais tenter de nommer le point qui m’importe absolument, que je reconnais absolument dans ce qu’a été son entreprise. Par conséquent, le point qui m’importe absolument, dans notre écart aussi, parce que finalement un hommage véritable c’est un hommage qui signale l’écart, qui lui donne, qui implante sa propre force.

Pour ça j’ai besoin de quelques préliminaires que je vais vous donner, et qui sont d’ailleurs tout à fait à leur place parce que ce sont des préliminaires que nous retrouverons au titre du matériel conceptuel, du grand matériel conceptuel mobilisé tard dans notre long périple. Alors là je vais les donner sous une forme extraordinairement simplifiée.

Mettons que nous appelions “un étant” (comme dans Heidegger) une multiplicité quelconque. Mettons que nous appelions “étant” une multiplicité quelconque, et mettons que nous nous intéressions à l’apparaître de cet étant, à ce qui fait que cet étant peut être dit étant d’un monde déterminé ; c’est-à-dire peut être dit, non seulement selon sa multiplicité pure, mais en tant qu’il est sur l’horizon apparaissant d’un monde déterminé. Supposons que nous tentions de penser l’étant, non pas seulement selon son être, c’est-à-dire selon la multiplicité pure qui en constitue l’être sans détermination (ou l’être indéterminé), mais que nous cherchions à penser cet étant en tant qu’il est là, donc en tant qu’il advient ou apparaît à l’horizon d’un monde, et que nous appelions cette apparition dans ce monde : son existence, à cet étant. Identifiant l’étant comme une multiplicité indifférenciée, nous nous intéressons à l’horizon mondain qui fait que cette multiplicité, outre le fait d’être la multiplicité qu’elle est, ce qui est mathématiquement pensable, est sur l’horizon d’un monde. Et là où elle apparaît dans un monde, elle existe. Donc nous nous installons dans une distinction tout à fait classique entre être et existence. Un peu transformée : c’est-à-dire que “être”, là, c’est ce qui se laisse penser comme multiplicité pure, et “existence” c’est ce qui se

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laisse penser comme être-là de la multiplicité, sur l’horizon d’un monde constitué ou d’un monde déterminé. Alors l’élaboration technique de cela peut prendre des voies très distinctes. Il n’est pas question ici d’entrer dans les détails, mais nous dirons simplement que le passage de l’être à l’existence, disons le rapport entre être et être-là, ou le rapport entre multiplicité et inscription mondaine (ou dans un monde) de la multiplicité, nous dirons que ce rapport est un rapport transcendantal. Et encore aussi, c’est un rapport transcendantal qui consiste précisément en ce que toute multiplicité se voit assignée dans un monde un degré d’existence, un degré d’apparition si vous voulez. Il faut comprendre que le fait d’exister, en tant qu’il est apparition dans un monde déterminé, s’associe inévitablement à un certain degré d’apparition dans ce monde, à une intensité d’apparition dans ce monde qui peut aussi bien être dite intensité d’existence. Donc la multiplicité se verra assigner transcendantalement (c’est ça la relation transcendantale) une intensité d’existence qui l’assigne à un monde déterminé. Et bien entendu, ça c’est un point très compliqué mais très important : une multiplicité, ça peut apparaître dans plusieurs mondes différents. Nous admettons un principe d’ubiquité de l’être, et je dirais même que, entre nous, ce qui définit l’humanité… Pourquoi l’humanité peut-elle se représenter comme supérieure à tout le reste ? Exclusivement à raison de sa capacité à apparaître dans un grand nombre de mondes différents, à être assignée transcendantalement à des intensités d’existence extraordinairement diverses ; nous existons dans plusieurs mondes… Heureusement ! Si on était vissé à un monde, ça serait extraordinairement pénible, en règle générale. Enfin surtout si le monde est mauvais, ce qui arrive généralement. Donc une multiplicité peut apparaître dans plusieurs mondes, et elle y apparaît en règle générale avec des degrés d’intensité différents : elle apparaît intensément dans tel monde, plus faiblement dans un autre, extrêmement faiblement dans un troisième, avec une intensité extraordinaire dans un quatrième. Nous connaissons parfaitement cela, existentiellement, cette circulation dans plusieurs mondes où nous nous inscrivons avec des intensités différentes. Chacun sait que des séquences d’existence sont souvent le passage d’un monde à un degré d’existence faible à un monde à un degré d’existence plus intense : c’est ça un moment de vie n’est-ce pas. Dans un moment de vie ou une expérience vitale forte, d’une certaine façon, nous transitons d’un monde où nous apparaissons faiblement, où nous existons faiblement, à un monde où nous existons un peu plus, voire même beaucoup. Alors il y a une logique sophistiquée de tout ça. Peut-être qu’on y touchera un peu de temps en temps. Une logique sophistiquée de tout ça, vraiment l’os de la chose. Et le point fondamental c’est le point suivant, c’est : étant donné qu’une multiplicité qui apparaît dans un monde, étant donné les éléments de cette multiplicité qui apparaissent avec elle-même si je puis dire, c’est-à-dire que la totalité de ce qui la constitue apparaît en ce monde, et bien il existe toujours une composante de cette multiplicité dont l’apparition est mesurée par le degré le plus faible. Alors on va commenter. C’est un point d’une importance extrême. Je répète : une multiplicité apparaît dans un monde, la relation transcendantale affecte les éléments de cette multiplicité de degrés d’apparition, de degrés d’existence, et il se trouve qu’il existe toujours au moins un de ces éléments qui apparaît avec le degré d’apparition le plus faible, c’est-à-dire qui existe minimalement. Vous comprenez bien que exister minimalement dans le transcendantal d’un monde, c’est comme ne pas exister du tout. Du point de vue du monde, si vous existez le moins possible, c’est la même chose que de ne pas exister. Si vous avez un œil divin, extérieur au monde, vous pouvez comparer éventuellement les minimums. Mais si vous êtes dans le monde, exister le moins possible, ça veut dire, du point de vue du monde, ne pas exister du tout. C’est pourquoi nous appellerons cet élément : l’inexistant. Et à ce moment-là, la chose se dit très simplement : étant donné une multiplicité qui apparaît dans un monde, il y a toujours un élément de cette multiplicité qui est inexistant dans ce monde. Et il est l’inexistant propre de cette multiplicité, relativement à ce monde. J’y insiste : l’inexistant n’a pas de caractérisation ontologique mais uniquement une caractérisation existentielle, c’est-à-dire que c’est un degré minimal d’existence. Alors, ce qui est intéressant, c’est que ça ce démontre, ça. Oui, ça se démontre ; mais je ne vais pas vous donner la démonstration, vous resterez sur votre faim, ou vous pouvez la chercher vous-mêmes. Mais ça se démontre. Et alors on démontre qu’il y a toujours, au fond, dans ce qui apparaît, un point qui est l’inexistant. Ou il y a toujours, dans une multiplicité qui apparaît, un point d’inexistant. Et alors si la multiplicité s’appelle A, le point d’inexistence, on le marquera comme ça : ensemble vide indice A, (øA). Vous voyez, c’est un nom propre, pas autre chose. Ça veut dire : l’inexistant de A. Et vous vous souviendrez que l’inexistant de A, c’est toujours naturellement l’inexistant propre de A dans un monde.

Par exemple (je vais vous donner un exemple massif et archi-connu) : dans l’analyse que Marx propose des sociétés bourgeoises et capitalistes, le prolétariat est l’inexistant propre des multiplicités politiques. Il est ce qui n’existe pas, ce qui ne veut pas dire : ce qui n’a pas d’être cette confusion a

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toujours été faite. Marx ne veut évidemment pas dire que le prolétariat n’a pas d’être puisque au contraire il empile volume sur volume pour expliquer ce que c’est. Donc l’être social du prolétariat n’est pas en question évidemment. Donc qu’est-ce qu’il veut dire quand il dit qu’il est ce qui est entièrement soustrait à l’affaire de la représentation politique ? Il veut dire qu’il est dans le monde, absolument ; son être, la multiplicité qu’il est, peut être analysée, mais si on prend les règles d’apparition du monde politique, il n’y apparaît pas. Ce qui veut dire qu’il est là, mais avec le degré d’apparition minimal, à savoir le degré d’apparition zéro. Et c’est évidemment ce que chante l’Internationale : « nous ne sommes rien, soyons tout ». Eh bien, « nous ne sommes rien », ça veut dire quoi ? Ceux qui disent « nous ne sommes rien », ils ne sont pas en train d’affirmer leur rien, bien évidemment. Donc qu’est-ce qu’ils affirment ? Ils affirment qu’ils ne sont rien dans le monde tel qu’il est, quand il s’agit d’apparaître politiquement. Donc du point de vue de leur apparaître politique, ils ne sont rien. Et le “devenir tout” suppose quoi ? Il suppose le changement de monde, c’est-à-dire le changement de transcendantal ; il faut que le transcendantal change pour que l’assignation à l’existence soit elle-même modifiée. Donc l’inexistant est proprement le point de non-apparaître d’une multiplicité dans un monde, et ce point de non-apparaître est relatif au transcendantal de ce monde. Vous trouverez vous-mêmes beaucoup d’autres exemples. J’y insiste, c’est une loi générale de l’apparaître, de l’être-là, qu’il convoque toujours un point d’inexistence. C’est là que mon préliminaire se termine. Je voudrais dire ceci : au fond je crois que l’enjeu de la pensée de Derrida, son enjeu stratégique, ou si vous voulez, son enjeu au sens où Bergson dit toujours que les philosophes n’ont qu’une seule idée… Ce qui importe ici, c’est d’approcher, de proposer une interprétation, une intuition de ce que c’est que cette idée. Alors moi, pour moi en tout cas, je dirais que ce que je crois être l’enjeu du travail de Derrida, du travail infini de son écriture immense, ramifiée, de ses ouvrages et de leur approche variée, son enjeu c’est d’inscrire l’inexistant. Et de reconnaître dans le travail d’inscription de l’inexistant que cette inscription est à proprement parler impossible. Et donc on pourrait dire en toute rigueur que l’enjeu de la pensée de Derrida, non seulement de sa pensée, mais comme il le dirait lui-même, peut-être plus encore de son écriture (écriture étant pris ici comme un acte), l’enjeu de l’écriture de Derrida c’est d’inscrire quelque chose comme l’impossibilité de l’inscription de l’inexistant. Inscrire l’impossibilité de l’inscription de l’inexistant, comme forme de son inscription. Et notamment inscrire l’inexistant, c’est inscrire quelque chose qui avoisine l’impossibilité de son inscription. Et alors, finalement, que signifie “déconstruction” ? A la fin de sa vie, Derrida a dit que s’il y avait une chose qu’il était urgent de déconstruire, c’était la déconstruction, car elle était devenue quelque chose du répertoire académique. Il fallait la déconstruire. Donc quand on lui donne une signification, en un certain sens, on la dilapide.

Mais je pense que, chez lui, le mot “déconstruction” n’est nullement académisé, il indiquait un désir spéculatif, un désir fondamental de la pensée c’était ça la déconstruction, c’était le nom d’un désir. Et le désir partait d’un constat ou d’une rencontre. Quel était ce constat ? C’était que l’expérience du monde c’est l’expérience d’impositions discursives, de discours qui vous sont imposés, ou qui sont marqués, y compris sur votre corps, etc. Donc il y a des impositions discursives. Et alors la thèse de Derrida, le constat de Derrida, c’était que quelque soit la forme d’imposition discursive, il existe un point qui échappe à cette imposition, qu’on peut appeler proprement un “point de fuite” je crois que l’expression doit être prise au plus près de sa lettre, c’est-à-dire un point de ce qui, précisément, fuit la règle du dispositif d’imposition. Et donc, à partir de là, l’interminable travail de la pensée ou de l’écriture est de le localiser. Alors le localiser, ça ne veut pas dire le saisir, parce que le saisir serait le perdre. En tant qu’il est ce qui fuit, vous ne pouvez pas le saisir. C’est toujours le problème de saisir une fuite : si vous saisissez la fuite, eh bien elle vous échappe. Le point de fuite, en tant que point de fuite, n’est pas saisissable. Donc il faut simplement le localiser. Je dirais qu’il y a de ce point de vue-là, chez Derrida, quelque chose comme la proposition d’un geste de monstration, d’un geste d’écriture, qui est comme une écriture avec le doigt, qui va montrer délicatement le point de fuite, tout en le laissant fuir précisément, sinon vous ne pouvez pas le montrer comme point de fuite, ou alors le montrer mort. C’est évidemment ce que Derrida redoute : montrer le point de fuite sans sa vie. L’écriture qui va tenter cette monstration, j’appelle ça une localisation. Parce que finalement montrer, localiser, dire « c’est peut-être là », « attention, c’est peut-être là, chut, ne le faites pas s’arrêter », c’est le contraire du chasseur n’est-ce pas : le chasseur espère que la bête va s’arrêter ; Derrida, lui, espère qu’elle ne va pas s’arrêter, et qu’il faut la montrer dans son geste de fuite, dans sa disparition.

Et alors, évidemment, le localiser c’est impossible aussi. C’est impossible pourquoi ? Parce que le point de fuite est ce qui est dans le lieu et hors-lieu. Il est le hors-lieu dans le lieu. Et alors comme il n’existe que dans son acte de fuite, hors-lieu dans le lieu, on ne peut pas arriver à le localiser non plus. Il faut montrer la localisation. C’est déjà très risqué. Et alors, finalement, ce qui vous reste comme

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possibilité, c’est de restreindre l’espace de fuite. Si vous ne voulez pas toucher à la fuite, vous devez faire en sorte que l’imposition discursive, la contrainte langagière, ne soit pas telle que l’espace de fuite recouvre tout, parce que dans ce cas vous ne localisez rien de l’inexistant. Vous avez simplement l’espace général. Donc il faut simplement restreindre, pour être plus près de l’endroit où ça fuit, c’est-à-dire il faut être dans le lieu le plus près possible de ce qui s’excepte du lieu, ou se tient hors-lieu. Et alors c’est ça la déconstruction. La déconstruction en réalité ça consiste à restreindre les opérations discursives de telle sorte que l’espace de fuite soit localisable, comme dans une cartographie si vous voulez, en disant « le trésor est là », ou « la source est là », ou « ce qui s’en va est là » mais, tout doucement, tout doucement. Alors vous prenez par exemple les grandes oppositions métaphysiques : eh bien il va falloir les diagonaliser, parce que restreindre l’espace discursif c’est ne pas laisser subsister de massivités binaires, parce qu’à ce moment-là vous dites simplement « c’est de ce côté » ou « c’est de cet autre » ça, ça ne marchera pas, il n’y a pas de localisation possible, hors-lieu ou dans lieu, avec des grandes massivités binaires, il va falloir passer à travers.

La déconstruction, au fond, c’est l’ensemble des opérations qui peuvent obtenir une certaine restriction de l’espace de fuite, ou de l’espace où se tient le monde. Et encore une fois c’est une opération qui s’apparente à une chasse inversée. C’est une chasse, la métaphore la meilleure est celle de la chasse. Mais une chasse où ce qu’il faut saisir c’est l’animal disparaissant, pas du tout l’animal immobilisé de telle sorte que vous puissiez le fusiller. Au contraire, saisir le bondissement hors-lieu de l’animal. C’est pour ça qu’il faut s’en approcher au maximum, même peut-être beaucoup plus près que pour tirer. Donc il faut que vous ayez une localisation patiente, et ça, ça suppose que la cartographie élémentaire des grandes distinctions (entre la ville et la campagne, la montagne et la vallée, l’être et l’étant) soit réduite. C’est ça la déconstruction. Et donc s’ensuivent toute une série de discussions avec Heidegger sur la portée effective de la différence entre l’être et l’étant. Lorsque Derrida propose le concept de différance, cela consiste à donner un terme unique qui active la distinction être-étant en son point de fuite, c’est exactement ça. C’est-à-dire qui active ce qui subsiste au fond d’opposition métaphysique dans la différence être-étant, de façon à ce qu’on saisisse la différence comme telle dans son acte. La différance comme telle dans son acte c’est évidemment ce qui est en point de fuite de toute opposition de l’être et de l’étant, c’est ce qui n’est pas réductible à la figure de cette opposition.

Et puis, de la même manière, il faudra examiner l’opposition démocratie-totalitarisme en politique, ou alors la portée réelle de l’opposition juif-arabe dans le conflit palestinien. La méthode est toujours la même : là aussi, dans l’opposition juif-arabe issue du conflit palestinien, le point est précisément de déconstruire cette opposition, de trouver ce qui identifie ce lieu comme en instance de fuite au regard de l’opposition à quoi on tente de nous réduire. Ça c’est un point qu’il faut saluer : il a été, à s’occuper des questions dans lesquelles il intervenait, un courageux homme de paix. Ça a été un courageux homme de paix. Et courageux parce que, en un certain sens, il faut toujours du courage pour ne pas entrer dans la division telle qu’elle est constituée. Et ″homme de paix″ parce que, effectivement, le repérage de ce qui s’excepte de cette opposition est finalement et de manière générale le chemin de la paix et de la pensée.

Je crois qu’il y avait chez lui une douceur spéculative ça ne veut pas dire qu’il n’y avait pas une grande douleur. Il y avait une douceur, et il y avait un toucher derridien. Son grand livre sur Jean-Luc Nancy s’appelle Le toucher (le toucher Jean-Luc Nancy), très beau livre, livre de 2000 ; c’est son traité de l’âme, c’est son traité des sensations, c’est son livre le plus délicatement aristotélicien. C’est un très beau livre n’est-ce pas… Et le toucher c’est ça, son toucher propre, c’est véritablement de donner une nouvelle proposition du rapport entre le sensible et la pensée. Et là encore de trouver ce qui est en point de fuite de l’opposition entre le sensible et la pensée.

Et alors c’est aussi pour cela qu’il aimait la forme du dialogue, de plus en plus. Dialogue avec Hélène Cixous, dialogue avec Élisabeth Roudinesco, j’en passe… En particulier avec ce qu’on pourrait appeler la position féminine. Je crois d’ailleurs que c’est cela qui l’a intéressé dans la grande discussion qu’il a mené avec la psychanalyse. Il a mené avec la psychanalyse une discussion dont le point d’entrée était : qu’est-ce qui finalement est assignable à un point de fuite dans l’opposition du féminin et du masculin ? C’est-à-dire que dans cette opposition discursive-là, l’opposition du féminin et du masculin, qu’est-ce qui est hors-lieu ? Ça évidemment il trouvait dans la psychanalyse de quoi discuter, d’entrer dans cette question. Il y a chez lui une recherche de ce que c’est que le toucher féminin de la pensée.

Alors ça veut dire qu’il aimait bien confronter quelque chose qui était comme une délicatesse littéraire, une subtilité littéraire, et puis quelque chose de philosophiquement un peu rugueux. Ce n’était pas chez lui en exclusion. C’est pour ça que vous trouvez cette paire très étrange dans Glas, qui est la paire de Genet et de Hegel ; Glas est au fond bâti sur Genet et Hegel. Mais c’est quoi ce Genet-Hegel ?

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C’est le couple d’une prose sophistiquée à l’extrême et d’une rugosité conceptuelle caractéristique. Moyennant quoi Derrida va s’arranger pour montrer que ce montage oppositionnel, au fond la conceptualité rugueuse et impénétrable d’un côté, et de l’autre la sinuosité littéraire évidemment perverse de Genet, que tout cela finalement compose la possibilité de localisation du point de fuite. Et je pense que vraiment tout cela gravite autour de ce qui se tient sous l’inexistant. Là je reviens à mon préliminaire, parce que je dirais, parlant un peu comme Lacan, je dirais que finalement l’inexistant, le vide indexé sur A, je pense que l’inexistant c’était l’objet du désir de Derrida, de son désir spéculatif, de son désir de pensée. Ce qu’il désirait, c’était l’inexistant. Et alors, c’est toujours pareil, quand on désire quelque chose, c’est pour quoi en faire ? C’est toujours la difficulté. Et au fond il y a quelque chose d’admirable, c’est-à-dire que ce désir-là, le désir de l’inexistant, il lui fallait quand même le coucher quelque part, cela c’est vrai. Le coucher sur la paille, bien qu’on sache qu’il est déjà relevé, qu’il est déjà ailleurs, qu’il est déjà parti. Je crois que tel était son désir. Son désir c’était de trouver, localiser, coucher un instant l’inexistant.

Alors il n’y a aucune communication entre ça et « la femme n’existe pas » ; « la femme n’existe pas » c’est une inexistance structurale, c’est pas du tout l’inexistence dont on parle ici. Ça ne concerne pas l’apparition, ce n’est pas une analogie, ça ne communique pas vraiment. Et là c’est l’inexistant vraiment, au sens du degré nul de l’existence, c’est-à-dire du degré nul de l’apparition, de ce qui n’apparaît pas dans un monde. Mais attention, vous ne pouvez pas dire que c’est le néant ! C’est ça toute la difficulté. Et c’est ça l’erreur métaphysique. Au fond l’erreur métaphysique c’est d’avoir identifié l’inexistant au néant, parce que l’inexistant est, absolument cf. « nous ne sommes rien soyons tout ». Il est rien. Mais être rien, ce n’est pas du tout ne rien être, absolument pas. Être rien, c’est inexister de façon propre à un lieu ou à un monde déterminé. Et donc ainsi s’éclairent les glissements alternés, caractéristiques de la prose de Derrida. Les glissements entre… : si vous dites que l’inexistant est, vous manquez naturellement ceci que il n’existe pas ; mais si vous vous contentez de dire qu’il n’existe pas, vous manquez ceci que il est. Et donc aucune opposition constituée n’arrive réellement à qualifier en termes d’oppositions binaires le statut exact de l’inexistant. Parce que vous glissez toujours de l’être à l’inexistence, et de l’inexistence à l’être, avec une logique peut-on dire qui ne s’autorise plus de distinction fondamentale entre l’affirmation et la négation. Et je crois que c’est le fond de l’affaire. La déconstruction est la menée à son terme d’un espace logique qui n’enveloppe plus l’opposition de l’affirmation et de la négation. Et moi je dirais que le toucher c’est ça. Le toucher c’est… Vous touchez quelque chose : vous êtes cette chose, mais vous ne l’êtes pas non plus, c’est ça le toucher. C’est emblématique du style de Derrida, parce quand vous touchez, vous êtes et vous n’êtes pas ce que vous touchez. Quand vous touchez, qui est-ce qui touche ? On peut aussi bien dire : lequel touche l’autre ? Donc toucher c’est nécessairement aussi le toucher de l’autre. Et donc dans le toucher il y a cet élément tout à fait particulier que c’est la même chose. C’est la même chose et, en même temps, cependant, ça ne l’est pas. Il y a bien l’acte de toucher qui est et différencie les deux composantes du toucher. Et donc il y a ce glissement, ce que j’appelle le glissement essentiel, qui est le glissement finalement entre être et exister qui a pour signe, pour accroche, l’inexistant.

Et voilà, je crois que Derrida a essayé d’installer dans le langage ce glissement. Ce sera ma dernière remarque. Il a installé dans le langage ce glissement, et il a donc tenté de dire que tout mot est un glissement en fait. Qu’un mot ce n’est pas une référence, c’est un glissement entre être et existence selon l’inexistant. C’est pourquoi on l’a beaucoup accusé (quand même il le méritait parfois n’est-ce pas) pour l’extraordinaire subtilité de ses acrobaties verbales, de ses dérivations, etc. Mais on peut aussi rendre justice à cela en disant : oui, mais ça c’est l’agencement du glissement, la monstration du glissement. Et finalement vous n’avez pas d’autre moyen de montrer l’inexistant. Ça c’est vrai. Au fond, l’inexistant, le point de fuite, il faut que vous le montriez en faisant fuir la langue. Vous devez avoir une langue qui est une langue de fuite. Et vous ne pouvez organiser une monstration de l’inexistant qu’en ayant, d’une certaine façon, une langue qui supporte d’inexister, donc une langue de fuite. D’où le style tout en glissements. Voilà, c’est pourquoi mon hommage sera aussi verbal, à la fin des fins. Ce que j’ai tenté d’écrire moi-même sur l’inexistant, dans le sens préliminaire que j’ai fait. Et bien, en hommage à Derrida je dirais : l’inexistance, avec un a, au fond très près de ce qu’il a voulu dire lorsqu’il a inventé, il y a bien longtemps, le mot différance. Et la différance c’est au fond, je dirais, l’opération par laquelle Jacques Derrida a tenté de coucher l’inexistance, de coucher comme on couche par écrit ; de coucher l’inexistence dans la différance comme acte d’écriture, comme glissement. Et voilà, cette marque interne au langage sera de prendre le mot inexistance avec un a.

Voilà ce que je voulais vous dire ce soir, et j’y tenais beaucoup, pour rendre hommage à Jacques Derrida.

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Alors maintenant je voudrais introduire, évidemment, au grand cycle “S’orienter dans la pensée”,

“S’orienter dans l’existence”. Alors je voudrais d’abord dire quelle va être la stratégie générale ; et le but… De quoi s’agit-il ? Qu’est-ce que nous allons tenter de faire ? Nous allons tenter de faire quelque chose. Alors qu’est-ce que c’est que cette tentative ?

L’idée est de proposer, vous proposer un protocole philosophique d’interruption, une stratégie d’interruption de la figure philosophique circulante, communicante, nomadique au mauvais sens, où nous dispose le monde contemporain, c’est-à-dire au fond la figure de ce que j’ai déjà appelé dans ce séminaire ″la stagnation agitée″ ; la figure de l’agitation stagnante, figure dans laquelle nous sommes assignés n’est-ce pas. Ce n’est pas le vice personnel d’un tel ou un tel, c’est une figure, prenez-le au sens de Hegel, d’une figure à la fois de la conscience et du monde, à laquelle nous sommes assignés, c’est-à-dire quelque chose qui est à la fois pris dans une immédiateté pressée, contrainte, extrêmement tourmentée d’une certaine manière, et en même temps dans le sentiment absolu d’une stagnation totale. C’est un emprisonnement frénétique, alors que le seul avantage habituel de la prison c’est d’être tranquille [sourires]. Mais là on a un emprisonnement frénétique. Alors il faut essayer de regarder ça et d’en proposer un protocole philosophique d’intelligence.

Et alors l’hypothèse qui est faite, c’est qu’on ne peut proposer un protocole d’interruption que s’il existe, que si nous pouvons repérer quelque chose à quoi on puisse se confier absolument. Alors ça c’est la thèse. La thèse c’est qu’il n’est pas vrai qu’aucune des formes proposées qui sont internes à la figure de l’agitation stagnante soient capables de désigner autre chose que la figure elle-même. Par conséquent il faut quelque chose à quoi on puisse se confier absolument. C’est une question très précisément de confiance ; je développerai pourquoi. Il faut quelque chose à quoi on puisse se confier absolument. Et alors “absolument” doit être pris tel quel, c’est-à-dire : “nous confier absolument” veut dire nous confier selon un absolu de la détermination de la confiance. Alors je prends deux précautions.

La première c’est que lorsque je dis “nous confier selon un absolu de la confiance”, cela ne signifie pas l’unicité de l’absolu considéré. Je soutiendrai au contraire que ce qui est absolu est toujours possiblement distinct d’un autre type possible d’absolu ; “absolument” relève donc ici de l’absoluité de la confiance, mais n’indique aucunement qu’il n’y ait qu’un absolu. Donc il y aura multiplicité des types d’absoluité. Cependant qu’il faudra bien se confier absolument à quelque chose, ce qui veut dire : avoir absolument confiance.

C’est d’ailleurs une description possible du monde actuel que de dire qu’il propose que en rien nous ne pouvons avoir absolument confiance. Et je dirais même que la propagande du monde contemporain ne concerne que cela : « en tout cas, n’ayez absolument confiance en rien ». Ce qui veut dire : « méfiez-vous, méfiez-vous, toujours ».

Ceci dit, cette absoluité de la confiance ne signifiera pas du tout son unicité, encore moins une unicité supérieure. Et deuxièmement, elle ne signifiera pas non plus le recours à une extériorité transcendante, à une garantie extérieure de la confiance. Ça, après tout, parce que Dieu est mort. Personne ne prend plus aujourd’hui cette affaire au sérieux. Dieu est mort, il est réellement mort. On reviendra sur ce point, parce qu’il est tellement question tous les jours de la religion, de sorte qu’on pourrait dire que Dieu ne s’est jamais aussi bien porté. L’interprétation la plus courante du monde, c’est que l’on est en plein dans une guerre de religions, et que vraiment il faut veiller au grain partout pour empêcher la religion de s’immiscer dans nos vies. Dieu est absolument mort, tous les dieux, il n’y a pas d’exception. Donc on ne va pas aller les chercher maintenant dans leur cimetière. Donc il ne s’agit pas d’avoir recours à une extériorité transcendante. C’est donc une confiance immanente, confiance en quelque chose qui est effectivement donné dans l’expérience. Une confiance absolue que l’on peut effectivement rencontrer, mais pas dans une forme transcendante hypothétique.

C’est le sens que je donne à la troisième des citations de René Char que vous avez sous les yeux, celle qui est toute petite et qui dit simplement : « L’éternité n’est guère plus longue que la vie. » (Feuillets d’Hypnos, 1943-44, in « Fureurs et mystère »). Alors comment entendre ça ? Eh bien il faut l’entendre au sens où l’absoluité de ce en quoi nous pouvons avoir confiance reste une création ou une donnée immanente, c’est-à-dire qu’elle est supplémentaire à la vie mais de l’intérieur de la vie-même. C’est pourquoi l’éternité qu’elle contient n’est pas beaucoup plus longue que la vie. Elle est la vie et le supplément immanent de la vie qu’est la confiance absolue. Donc « L’éternité n’est pas plus longue que la vie » il faut l’entendre : ce n’est pas parce qu’il y a de l’absolu dans la vie que vous sortez de la vie. Ou inversement : vous n’avez pas besoin d’attendre de sortir de la vie pour être enfin confronté à l’absolu. L’absolu est immanent, et en tant qu’il est immanent il est coextensif à la vie, avec le supplément immanent et une confiance absolue.

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Et donc la question c’est bien la question des vérités. Des vérités éternelles comme disaient les classiques. « L’éternité n’est guère plus longue que la vie » ça veut dire : la vie avec des vérités éternelles, eh bien c’est à la mesure de la vie, ça n’est pas une autre durée que la vie elle-même. Alors là-dessus je crois que nous sommes dans une tradition tout à fait intéressante qui est la tradition cartésienne. Descartes a une théorie tout à fait intéressante, il dit : « Dieu a créé les vérités éternelles ». Là on parlait de Dieu opérateur, c’est le dieu de la métaphysique. Mais Descartes tient mordicus que les vérités éternelles, y compris le principe de non-contradiction, sont des décisions divines. Et alors tout le monde lui dit : « mais comment les vérités peuvent être éternelles si elles ont été créées ? » Descartes tient absolument qu’elles sont éternelles et nécessaires et cependant elles sont absolument suspendues au vouloir de Dieu. Je vous recommande de lire attentivement sur ce point la lettre au père Mesland du 2 mai 1644. Une très belle lettre d’ailleurs, où Descartes interroge le rapport entre vérité éternelle et liberté. Alors pourquoi ça nous intéresse ? Parce que le rapport entre vérité éternelle et liberté est d’ordinaire conçu comme un rapport d’extériorité, c’est-à-dire que la liberté est une liberté pour les vérités éternelles ou au regard des vérités éternelles, ou n’est pleinement liberté que si elle est en accord avec les vérités éternelles. Et alors ce que va nous dire Descartes, c’est que les vérités éternelles, absolues, comme par exemple 2 + 2 = 4, alors en ça on peut avoir absolument confiance ; mais la confiance au monde tel qu’il est, c’est dur. Et pourtant il va dire comme René Char : l’éternité c’est pas beaucoup plus long que la vie. Il va dire : « ça a beau être une vérité éternelle, comme tout le reste elle est créée par Dieu ». Comme tout le reste… Vous voyez, c’est ça qui nous intéresse : comme tout le reste. On peut laisser Dieu de côté. On peut retenir simplement la conclusion qui est que les vérités éternelles, si nécessaires soient-elles, et bien que nous puissions avoir absolument confiance en elles, sont internes au statut général de ce qui est à savoir, dans le cas de Descartes : créé par Dieu ; tout ce qui est est créé par Dieu, vérités éternelles comprises, et donc l’absolu lui-même n’est pas autre chose que la vie, l’absolu n’est pas plus long que la vie, l’éternité n’est pas plus que la vie ; tout cela, en fin de compte, c’est dans l’espace de ce qui est créé par Dieu.

Alors il prend deux exemples très radicaux : la somme des angles d’un triangle est égale à 360° ; et deuxièmement le principe de non-contradiction, sous la forme : les contradictoires ne peuvent être ensemble c’est le principe de non-contradiction tel qu’Aristote le formule. Alors les vérités mathématiques (la somme des angles d’un triangle) et les vérités logiques. Et il dit : « on est en quelque sorte absolument contraint d’avoir confiance en ça ; on ne peut pas penser autrement ; notre confiance de pensée est absolue en la matière. Et cependant c’est absolument suspendu au vouloir divin. C’est donc entièrement créé bien que éternel. » Et alors l’argument principal de Descartes, sa formule la plus ramassée, qui est très intense, est la suivante, je vous la lis : « encore que Dieu ait voulu que quelques vérités fussent nécessaires, ce n’est pas à dire qu’il les ait nécessairement voulues » ça c’est dans la lettre au père Mesland du 2 mai 1644. Autrement dit, la confiance absolue en une vérité (en l’occurrence il dit qu’une vérité soit nécessaire) n’exige pas qu’elle soit dans un statut dérogatoire au reste des existences ; tout comme les autres existences, ces vérités nécessaires, Dieu a voulu qu’elles soient ; il a voulu aussi que soient des vérités non nécessaires, des choses superflues, des imbéciles, etc. tout ça c’est sur le même plan. Mais à l’intérieur de ce plan unique d’existence, il n’y a pas de statut dérogatoire. Les vérités nécessaires ne sont pas en exception immédiate de ce qui est. Simplement elles sont nécessaires, donc on peut avoir une confiance absolue en elles.

Tout cela pour vous dire que, dès Descartes, fait son chemin l’idée que le principe d’absoluité de la confiance (les vérités nécessaires et éternelles) en quelque chose n’impose pas que ce quelque chose soit en exception ontologique. Et c’est pourquoi il peut être immanent. Cela n’a pas besoin d’être suspendu à un autre type d’être, à une région transcendantale.

Alors vous remarquerez que ceci est étendu par Descartes à ce que l’on peut appeler les premiers principes : les contradictoires ne peuvent pas être ensemble, les axiomes mathématiques, tout cela, les premiers principes de la raison… Et vous savez combien Descartes avait confiance dans les principes fondamentaux, parce que si vous n’avez pas confiance en eux, il n’y a pas de certitude. Donc la confiance dans les principes est fondamentale mais elle ne signifie pas que les principes existent autrement. Ils existent. Alors nous le dirons comme cela, notre formule sera celle-ci : la confiance immanente dans un absolu se présentera toujours comme incorporation au sujet d’une vérité. Et ça c’est ce dont nous tenterons de montrer que c’est possible. C’est-à-dire que l’incorporation au sujet, d’une vérité, soit réellement le gage de la possibilité d’une confiance absolue. Confiance absolue qui, à mon avis, est elle-même le seul repérage possible d’une interruption de l’agitation stagnante ou de la figure qui nous est imposée, qui est naturellement une figure intrinsèquement et totalement relativiste. C’est pour ça qu’il ne faut pas espérer détruire une figure relativiste sans introduire de l’absolu. On est bien obligé de dire qu’il

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n’y a pas d’autodestruction immanente du relativisme. Donc notre stratégie la plus générale sera de proposer un principe de confiance absolue, gagé sur

l’immanence possible de l’incorporation subjective d’un corps de vérités. Après ça va se faire en trois temps. S’approcher de ce but va se faire en trois temps que je vous

donne tout de suite. Il y aura : - une analytique de l’adversité, c’est-à-dire au fond : qu’est-ce qui interdit aujourd’hui d’avoir absolument confiance ? Car c’est interdit ! J’appelle interdiction ce qui est évidemment subjectif. Ce n’est pas impossible. C’est absolument possible, mais c’est interdit. Interdit veut dire qu’on ne se donne pas l’autorisation de. Mais les noms de cette interdiction, on y reviendra : c’est-à-dire qu’« il ne faut pas donner dans les idéologies », « il ne faut pas être utopique », « il faut être réaliste », « il faut être moderne » aussi d’ailleurs [sourires]. Des épithètes qui toutes désignent, disent qu’il ne faut pas avoir confiance en quoi que ce soit. Il faut donc se confier au train du monde Quand vous n’avez pas confiance, vous vous confiez au train du monde. Mais ça, ça n’éclaire pas les modalités précises de l’interdiction. C’est-à-dire, comment fonctionne l’interdiction ? Qu’est-ce qui a blessé à mort la confiance ? Ça c’est la question la plus intéressante. Qu’est-ce qui a encore bien plus atteint l’idée que la confiance n’est confiance que si elle est confiance absolue ? parce que ça c’est ce que je soutiendrai. Parler de confiance relative, ça n’a aucun sens. La confiance, la confiance véritable, c’est une confiance absolue, qu’il faut prendre au pied de la lettre. C’est-à-dire une confiance dans laquelle quelque chose d’absolu est en jeu. Sinon ce n’est pas une confiance. Éventuellement une préférence molle. Alors qu’est-ce qui interdit ça aujourd’hui ? Qu’est-ce qui crée la circonstance de l’interdiction ? Et alors on peut le dire en sens inverse, c’est-à-dire : quel est le régime contemporain de la méfiance ? De quoi sommes-nous obligés de nous méfier ? Et il est indubitable que la forme théorique de la méfiance, c’est le relativisme. Pourquoi ? Parce que le relativisme consiste toujours à dire : « ne croyez pas vraiment en ça, c’est relatif à quelque chose ». Ça peut être votre business, ça peut être votre goût ; les goûts et les couleurs des uns et des autres, etc., vous pouvez circuler là-dedans, mais il n’y a pas de point d’absoluité tel que vous puissiez y ancrer, y accrocher une confiance réellement absolue. Et donc la forme théorique du relativisme universellement dominant aujourd’hui, et au fond la subjectivité du relativisme, se présente comme bénévolance à l’égard de tout. La bénévolance à l’égard de tout, c’est ça le relativisme, c’est-à-dire finalement : « tout le monde a raison d’aimer ceci ou cela étant donné qu’il n’y a pas de point d’absoluité, étant donné que si absoluité il y a, elle a une vie beaucoup plus longue que la vie, et qu’il n’y a pas d’éternité coextensive à la vie ». S’il n’y a pas d’éternité coextensive à la vie, alors en effet il n’y a que le temps culturel des choses. « Donc tout le monde a raison, au fond, d’aimer ce qu’il aime », etc… Du moins dans certaines limites supportables pour le relativisme ; si trublion il y a, on le lui fera savoir. Si vous avez cette situation-là, ça se présente comme une bénévolance universelle, tout le monde “a le droit de”, et la subjectivité observable est une défiance universelle. Et pourquoi ? Parce que je dois d’abord savoir si celui auquel j’ai affaire est bien de mon espèce, pour apprécier son goût extérieur au mien. Donc il faut que je vois, il faut que je repère les différentes espèces culturelles, nationales, traditionnelles, du relativisme. Si tout est relatif, il faut que je sache pertinemment à tout moment à quoi j’appartiens moi, et à quoi le fameux autre appartient. Tout devient négociation. Il n’y a pas d’autre rapport à ce qui est que la négociation. Et la négociation, son être véritable, c’est le contrat. Donc tout est contractuel. On sait bien que l’idéologie du contrat, c’est la défiance. Si vous êtes obligés de signer un contrat, c’est que vous n’avez pas confiance. C’est que vous êtes obligés de vous en remettre à des arbitrages, c’est que vous prévoyez déjà que vous allez plaider devant un tribunal quelconque. Donc la contractualisation comme essence positive du relativisme, le relativisme l’assume en général. C’est une idéologie juridique. La contractualisation crée une subjectivité fondamentale qui est une subjectivité de méfiance formalisée. Parce que le juridisme c’est ça, c’est la méfiance formalisée. Il faut qu’il ait signé, l’autre j’aime beaucoup le thème des “autres”, mais quand même, « si je fais quelque chose avec lui, il faut qu’il signe » [sourires]. « Il n’est pas comme moi, donc il faut qu’il signe. » Et alors, là, je vais faire confiance, mais vous voyez dans des limites très étroites. La confiance consensuelle n’est certainement pas une confiance absolue, par définition ! Si évidemment vous avez une confiance absolue, il n’y a pas de contrat n’est-ce pas ! C’est comme l’amour, à partir du moment où il faut qu’on signe on prévoit déjà des difficultés considérables [sourires]. Et c’est une remarque que Platon a faite depuis longtemps, c’est quelque chose de très connu, que je rappelle ici. La grande différence entre le vieux Platon et le Platon de la maturité, c’est que le Platon de la maturité considère que la régulation politique peut et doit se faire sans lois. Ce ne sont pas des lois,

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c’est la subjectivité pensante qui règle l’universalité politique. C’est une question de détermination de la pensée, c’est une question de justice au sens quasiment ontologique du terme, ce n’est pas une question de réglementation. Tandis que le vieux Platon, dans Les lois, c’est devenu tout le contraire : il faut tout coder, il faut tout écrire, il faut tout légiférer. Qu’est-ce qu’il s’est passé ? Il est devenu vieux ! [rires] C’est ça qui lui est arrivé à Platon : en vieillissant il est devenu méfiant il lui est arrivé pas mal de bricoles entre-temps, on ne sait pas très bien. Enfin il est allé voir le tyran de Syracuse et ça l’a retourné, et il a même failli être vendu comme esclave, etc. Il a été échaudé, il est devenu méfiant. Mais il est très intéressant que la méfiance platonicienne ultime, très flagrante dans Les lois qui est un texte assez sinistre, cette méfiance du vieux Platon, elle est repérable par une obsession de la loi, c’est-à-dire une obsession de la réglementation, contractualisée, signée, inscrite des choses. Alors que le Platon de l’élan de la confiance, déjà un peu limitée mais quand même, c’est le Platon qui pense que l’on peut faire confiance à la pensée, on peut faire confiance à la conviction. Cette conviction est une conviction illuminée par la pensée, elle sera créatrice par elle-même on ne va pas demander à tout le monde de signer. Donc ça c’est un premier mouvement très important. La subjectivité contemporaine, dans l’analytique de l’adversité, doit être pointée comme une subjectivité de méfiance systématique. Et j’y insiste parce qu’elle se présente sous des dehors tout différents. Elle se présente comme subjectivité de la bénévolance universelle, la démocratie sans rivages : « toutes les opinions peuvent s’exprimer », « tous les groupes ont raison » ; « les enfants ont des droits illimités », « les animaux aussi ». Donc la multiplicité des mondes est sans bornes, et tout cela n’est rendu possible que évidemment par l’absence radicale de tout point d’absoluité quel qu’il soit. Donc il y a une bénévolance universelle qui, dans sa pratique, se renverse évidemment en méfiance universelle. Si bien que le monde d’aujourd’hui, universellement, est dominé par la méfiance et la peur, il n’est pas du tout dominé par la bénévolance et la joie ! Absolument pas ! Et cette méfiance et cette peur ont pour corrélat constant la juridicisation de tout. D’ailleurs maintenant, quand on va chez le médecin, on se méfie ! Du temps du serment d’Hippocrate, on se confiait au médecin. Mais là le médecin lui même va vous faire signer que si vous êtes mort, c’est pas de sa faute. Et pourquoi ? Parce que toute relation qui met en jeu quoi que ce soit de lui-même est une relation de suspicion. Parce que l’autre, précisément, comme il a des droits, il faut s’en méfier puisqu’on n’a pas d’absoluité en partage. S’il n’y a rien de ce genre, vous ne pouvez faire confiance qu’au contrat. Mais si vous faites confiance au contrat, c’est que vous ne faites pas confiance à l’autre naturellement, que la peur et la méfiance sont aux fondements du monde démocratique universel. Ça c’est un point très important qu’on observe empiriquement de façon très claire. Et dans l’analytique de l’adversité il joue un rôle fondamental. C’est-à-dire qu’il faut défaire une subjectivité qui est une composition très étrange d’affirmation, d’ouverture et de bénévolance générale, et d’une réalité de méfiance et de juridicisation. Mais en fin de compte, y compris si on pense à l’évolution de Platon, on voit la cohérence de tout ça. Au fond Platon, quand il écrit La République, il pense qu’on peut mettre en partage un point d’absolu. C’est bien pour ça qu’au cœur de La République vous avez la royauté absolue le soleil, l’idée du Bien, etc. Si vous remontez vers le point d’absoluité, qui est un point événementiel beaucoup plus que structurel, tout de suite vous redescendez et vous êtes dans un partage authentique parce que ce partage a traversé le point d’absoluité. Avec le vieux Platon la confiance se perd et du coup l’absoluité est remplacée par la réglementation. Entre parenthèses, c’est un peu l’histoire des pays communistes : l’histoire des pays communistes s’inscrit entre La République et Les lois ; la révolution c’est la conviction qu’il y a un point d’absoluité qui peut être partagé par l’enthousiasme révolutionnaire général, et après c’est l’État qui s’installe, et c’est la méfiance absolue, c’est-à-dire la codification, la répression, l’interdiction de tout, etc., c’est la mort du point d’absoluité. Si bien que c’est tout de même un peu fort d’entendre dire que ce qui a fait l’effondrement du communisme c’était son absoluité. Ce n’est pas du tout son absoluité qui a fait son effondrement, c’est l’effondrement de l’absoluité ! ça c’est évident, c’est-à-dire que c’est passé du jeune Platon au vieux Platon où il n’y a plus que la terreur. Dans Les lois, le conseil principal qui a le pouvoir est appelé ″le conseil nocturne″ ça m’a toujours frappé ça, les chefs se réunissent la nuit [sourires], on se doute bien tout de même qu’ils ne vont faire que des mauvais coups [sourires] ; et c’est bien ce qui se passe, c’est la terreur. C’est la terreur. Vous savez, j’ai toujours insisté sur le fait que Platon était passé de l’idée qu’on pouvait prendre à témoin les jeunes gens de la nécessité de la critique des artistes, dans la première partie de son œuvre, à la thèse que, dans Les lois, il fallait les condamner à mort, qu’il fallait les exécuter. Ça c’est tellement symbolique de ce qui est arrivé au XXe siècle : on passe de la conviction enthousiaste où l’on veut convaincre et rallier tout le monde au mouvement d’émancipation, à l’opinion suivant laquelle il n’y a que la terreur qui marche. Et ça c’est une balance qui montre bien que la corrélation n’est pas du tout

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entre méfiance / terreur-et-absolu ; la corrélation est entre confiance et absoluité d’un côté, et puis entre méfiance et terreur de l’autre. Et c’est au moment au contraire où le point d’absoluité n’est plus clair pour personne que, effectivement, il est remplacé par une juridicisation terroriste et une loi des suspects. Ce n’est pas pour rien que Saint-Just, déjà pendant la Révolution française, dit à un moment : « la révolution est glacée ». Alors « la révolution est glacée » sera l’amorce de ce premier temps, celui de la liquidation de l’adversité par le texte suivant de René Char, que je ne vais pas commenter tout de suite, mais dont je vais citer simplement une proposition : “Certaines époques de la condition de l’homme subissent l’assaut glacé” [in « Seuls demeurent », 1938-44, in « Fureur et mystère »] voyez l’adjectif : « la révolution est glacée ». Alors cette glaciation, son véritable mot est la généralisation de la méfiance. C’est pour ça que je dirais que notre époque, si agitée et hédoniste qu’elle se donne, est en réalité une époque glacée. Donc ça ce sera le premier temps, un temps à qui nous donnerons sa liberté de détail. Ce sera l’analytique de l’adversité, c’est-à-dire : comment fonctionne l’interdiction de la confiance absolue ? - le deuxième point sera de se donner un appareillage conceptuel ou formel autour de la question vérité-sujet-corps. Au fond nous proposerons l’idée suivante contenue dans le dernier texte de Char : « La liberté n’est pas ce qu’on nous montre sous ce nom » ça c’est fondamental ! Parce que le monde contemporain est absolument dominé par une imposture sur la question de la liberté. Ça c’est un point majeur ! Il y a une imposture frénétique sur la catégorie de liberté. Et là alors Char a particulièrement raison ! S’il y a quelque chose qui n’est pas ce qu’on nous montre sous ce nom, c’est bien la liberté. On ne cesse aujourd’hui d’appeler “liberté” des systèmes de contrainte, et d’appeler “liberté” son contraire. Son contraire absolu. Alors là il faudra un appareillage formel et conceptuel qui réactive ou propose une idée entièrement autre de la liberté : c’est-à-dire montrer la liberté pour ce qu’elle est, pas pour ce qu’elle n’est pas. Et ce sera dans une articulation de la triplicité vérité-sujet-corps, avec une proposition assez fondamentale sur le statut des corps dans la question de la liberté. Ça, ce sera le deuxième temps. - et puis le troisième temps ce sera de proposer positivement une configuration subjective nouvelle, que j’appellerai une axiomatique de l’absolu. Qu’on pourrait introduire par l’avant-dernier texte de Char et le tout premier, c’est-à-dire des propositions qui sont évidemment des propositions subjectives : ne pas confondre révolte et humeur, etc.

Voilà, ça c’est le rythme général. Le rythme général c’est toujours : 1) analytique de l’adversité 2) appareillage formel ou conceptuel médiateur 3) proposition de configuration subjective

On peut dire en gros ceci, c’est comme chez Leibniz, il est à la fois le rythme global et le rythme de chaque moment. Il est le rythme global parce que en gros ça correspond aux trois années. Disons que cette année c’est quand même principalement l’analytique de l’adversité, donc l’analyse de la situation, c’est-à-dire : dans quel monde vivons-nous ? Comment s’orienter ? La construction de la question. La deuxième année, c’est un appareillage formel, théorie formelle de la liberté, du moins aujourd’hui. La troisième c’est la destination subjective. C’est le rythme global. Mais en réalité c’est aussi le rythme de détail : on ne va pas naturellement être exclusivement dans l’analytique de l’adversité pendant un an, puis dans la deuxième année… C’est aussi dans chaque moment qu’on va retrouver cette triplicité, on va retrouver ce mouvement qui enchaîne une analytique, une proposition conceptuelle et une description de configuration subjective.

Alors je voudrais simplement terminer aujourd’hui par la fin, c’est-à-dire terminer en donnant

quelques visions, vraiment des visions intuitives, des visions précaires et poétiques si je puis dire, de l’ultime point, c’est-à-dire de la configuration subjective. Et je voulais commencer par prendre l’avant-dernier texte de Char, puis le premier.

Alors l’avant-dernier, c’est dans Feuillets d’Hypnos. Feuillets d’Hypnos c’est probablement le plus beau texte écrit sur la Résistance. Il faut le savoir. La Résistance c’est important ! C’est de l’histoire ancienne, c’est vraiment un autre monde. C’est très important jusqu’à aujourd’hui, c’est très, très important. Il y a eu là une fracture subjective capitale qui fait que ce qu’on appelle notre pays, la France, notre site, notre lieu, s’est trouvé confronté à une scission. Et véritablement, entre la France officielle pétainiste et ce qu’ont été les petits noyaux de résistance, il est difficile de trouver un écart subjectif plus considérable. Et la France a traversé l’épreuve de cet écart sans jamais en prendre la mesure parce que

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cet écart a été recouvert par une mythologie victorieuse, la mythologie de la libération où brusquement finalement tous les Français suivaient De Gaulle. Quand on a essayé de défaire cette mythologie victorieuse, on est tombé dans l’excès contraire, c’est-à-dire qu’on a commencé à dire que la France était abjecte, etc. Hors, en réalité, ce n’était pas ça. La question c’était que quelque chose comme une vérité s’est exhibée là dans une position entièrement renouvelée, c’est-à-dire que le pays a existé dans une concentration presque infinitésimale de lui-même. Quand on a dit « c’était ça le pays », c’était vrai ! Mais c’était infinitésimal, c’était comme une métonymie. Notre lieu a traversé un mode d’existence tout à fait singulier qui était de se donner dans une contraction de lui-même, infime et exigeant en même temps à l’extrême, qui a ensuite été recouvert par des mythologies de provenances différentes. Or Char, lui, prend la parole pas du tout au nom de la mythologie victorieuse finale. Ce qui fait de Feuillets d’Hypnos un texte d’exception en ce sens sur la résistance, c’est qu’il prend absolument la parole, dans le moment même (le texte est de 43). Char est un résistant du début véritablement, un résistant militaire ; c’est le maquis n’est-ce pas, ce n’est pas du tout la résistance idéologique, c’est la résistance au sens le plus noble et le plus actif du terme. Et il tient une chronique de cela. Donc il fait exister la subjectivité résistante dans son moment infinitésimal, dans son moment (si je puis dire) différentiel ; c’est-à-dire pas dans la rétroaction de la victoire, mais dans ce moment de contraction extrême où cette subjectivité a existé fugitivement et en même temps où elle a assuré quelque chose de totalement extraordinaire. Il y a beaucoup de textes de Char sur la résistance, notamment dans d’autres recueils, mais les Feuillets d’Hypnos, datés 43-44, sont presque entièrement de ce monde.

Alors qu’est-ce qu’il dit de cela ? Il dit : « Combien confondent [je lis] révolte et humeur, filiation et inflorescence du sentiment. Mais aussitôt que la vérité trouve un ennemi à sa taille, elle dépose l’armure de l’ubiquité et se bat avec les ressources mêmes de sa condition. Elle est indicible la sensation de cette profondeur qui se volatilise en se concrétisant. » Alors je voudrais seulement ponctuer trois points.

Premièrement, la conviction que la subjectivité interruptrice vous voyez pourquoi la résistance ici m’importe, c’est que véritablement ça c’était une figure absolue de l’interruption par rapport à la logique générale de la capitulation, l’État pétainiste, etc. C’était vraiment décider à très peu et avec presque rien qu’on allait faire absolument autre chose, qu’on allait interrompre ça absolument, et là avec quand même immédiatement, en plus, le risque de mort. Je ne veux pas pathétiser le risque de mort, ni dire que le risque de mort est toujours l’alpha et l’oméga d’une vérité… Mais c’était comme ça ! Et alors il dit, ça c’est le premier point que je veux souligner, il dit : la révolte, qui peut être en effet un des noms possibles de cette interruption, la révolte ce n’est pas une subjectivité au sens psychologique du terme, ce n’est pas un état d’esprit, ça n’est pas une « humeur », ça n’est pas une « inflorescence du sentiment », c’est une « révolte » ou une « filiation » filiation veut dire que c’est un principe de conséquence. Ça c’est le premier point qu’il faut souligner.

Ça résonne avec la fameuse expression de Rimbaud : « les révoltes logiques ». Les poètes se relaient les uns les autres, comme toujours. Mais Char reprend au fond « révoltes logiques » pour dire : “révolte” c’est une interruption radicale de ce qu’il y a de dominant. Ça n’est pas une figure de la spontanéité de la vie. La spontanéité de la vie ne nous délivre pas en réalité des humeurs, des affects, des sentiments, des inflorescences… Ça n’est pas ça ! Ça ne nous délivre pas un principe d’interruption. Par conséquent il n’y a pas à chercher du côté du spontané par rapport au contraint, ce n’est pas ça la question. Nous ne libèrerons pas les contraintes par la spontanéité, mais par quelque chose qui est d’un autre ordre. Alors toute la question est de savoir : qu’est-ce que c’est que cet autre ordre ? C’est précisément l’objet de notre enquête. Et alors, ce qu’il ajoute aussitôt : révoltes, certes, mais logiques. Et donc on ne peut pas opposer quelque chose comme une forme authentique de la vie à sa forme dégénérée, contrainte ou soumise. Au fond le recours à l’authenticité de la vie a toujours été plutôt un recours faciste. Les facistes aussi prétendaient à l’interruption naturellement. Mais ils prétendaient à l’interruption justement par la venue au jour d’une authenticité vitale essentielle qu’on opposait à l’abstraction décadente. Ce que Char dit, rappelle, du côté de quoi je me tiens, est que l’interruption proprement dite n’est pas réactive ou réactionnaire, elle n’est pas du côté de l’authenticité spontanée de la vie, elle n’est pas de ce côté-là. Elle est du côté d’une exigence de filiation ou de conséquence qui est d’un autre ordre. Ça c’est le premier point très important.

Deuxième point : « la vérité se bat avec les ressources mêmes de sa condition ». Ça c’est une formule absolument importante ; « la vérité se bat avec les ressources mêmes de sa condition » ; « déposer l’armure de l’ubiquité » ça veut dire : ce n’est pas vrai qu’on fait feu de tout bois, ça n’est pas vrai que tout sert, qu’on peut se servir de n’importe quoi, de n’importe quels ingrédients subjectifs pour mobiliser les gens etc., que la revendication va vous conduire à la révolution… Non ! Ce n’est pas

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comme ça que ça se passe. Vous ne pourrez pas puiser dans la subjectivité, comme si vous en aviez les moyens d’ubiquité, des ressources qui vous sont nécessaires. Quand une vérité engage son processus, elle puise dans ses propres ressources ; c’est-à-dire que la subjectivité de la vérité est une subjectivité d’incorporation et pas une subjectivité d’emprunt. Donc le rapport aux moyens n’est pas indifférencié, il n’y a pas des moyens tels que vous pourriez les rassembler ou les mobiliser de façon anarchique pourvu que la fin soit désirée. Alors ça veut dire que, d’une certaine façon, le processus d’une vérité, donc d’une interruption, donc d’une nouveauté quelconque, est un processus homogène. C’est un processus homogène au sens où, dans son développement, il puise en lui-même, dans son propre système de conditions ; ça c’est très important, et évidemment c’est au moment où le combat est constitué. Alors le combat, dans le cas de la résistance c’est un vrai combat, mais d’une manière générale c’est au moment où l’interruption constitue quelque chose comme un corps… Quand quelque chose comme un corps apparaît, vous trouvez un ennemi à votre taille. Vous trouvez un ennemi à votre taille quand vous êtes constitué dans l’élément de l’incorporation du monde. À ce moment-là vous voyez bien que vous ne pouvez puiser que dans votre propre condition. Ça c’est le deuxième point.

Et le troisième point, que je crois aussi très important : « Elle est indicible la sensation de cette profondeur qui se volatilise en se concrétisant. » Ça c’est que, ce faisant, vous n’allez pas constituer un état stable. Ce qui va se concrétiser ne va pas vous donner un nouvel état de choses comparable à l’état précédent. Ça « se volatilise en se concrétisant », c’est-à-dire que c’est quelque chose qui, quoi que doté d’un corps, n’est pas un état. C’est un corps incorporel, c’est un corps qui n’est pas l’état d’un corps ; ou si vous voulez c’est une création qui n’est que coextensive au mouvement créateur lui-même, et qui ne reste pas comme un état de choses. Et alors la sensation de cela, c’est quasiment ce que le poète voudrait traduire, ce que Char voudrait traduire, sensation qu’il déclare lui-même « indicible ». C’est d’une profondeur inouïe puisque c’est quasiment la venue d’un autre monde. C’est la venue d’un autre monde puisque c’est l’interruption du monde ancien. C’est vrai que les résistants, en un certain sens, constituent un monde. En plus dans le cas de la résistance c’est vraiment un monde parce qu’il y a la clandestinité, il y a le fait que vous ne pouvez pas dire à tout le monde ce que vous faites, etc., donc vous êtes vraiment dans un monde, vous constituez un monde qui est soustrait au monde dominant. Mais en réalité ce monde est coextensif à sa propre durée, et il ne va pas se stabiliser. Il est un monde volatil, c’est-à-dire un monde qui est à tout moment dans l’épreuve de sa propre précarité. Et ça c’est très important parce que c’est contraire à l’idée canonique ou classique de la révolution. L’idée canonique ou classique de la révolution, c’est que la révolution est là pour engendrer ou produire une nouvelle stabilité, un nouvel état, et au sens politique, un nouvel État. Ce qui est dit ici, et qui va faire partie de notre nouvelle figure subjective, c’est que ce n’est pas comme ça que les choses se proposent parce que la vérité n’est pas un moyen. Elle n’est pas le moyen pour la fin d’une stabilisation étatique. Elle est à elle-même sa propre ressource, sa pauvre propre ressource. Et c’est pour ça que nous devons réapprendre que la loi de la vérité n’est pas son établissement. Et c’est très général, ça. Ce n’est pas simplement que la loi de la révolution n’ait pas créé un nouvel État, ou un nouveau gouvernement, etc. C’est dans l’ontologie des figures du vrai que nous devons affirmer que la loi de la vérité n’est pas son établissement. Mais que la loi de la vérité est de « créer les ressources de sa condition », selon la formule de Char. Créer les ressources de sa condition.

Voilà, donc ça c’était trois points. Je les récapitule : 1) premièrement : l’interruption n’est pas une promesse de la vie ; l’interruption, en définitive, est

une promesse de la forme mais pas de la vie ; ou si vous voulez, elle est une promesse de la pensée mais elle n’est pas une promesse de la vie

2) deuxièmement : le devenir de l’interruption est immanent en un sens radical, c’est-à-dire que la ressource de l’interruption est dans l’interruption même ; et la ressource de la vérité est dans ce qu’elle déploie ou déplie, pas dans des instrumentations […]

3) troisièmement : le devenir de tout cela doit, en quelque manière, se contenter de sa propre précarité.

Et alors la dernière chose que je voudrais dire, je l’extrais du premier texte de Char. C’est un

texte qui nous accompagnera tout du long, parce qu’il est très complexe en vérité, il juxtapose des vérités très différentes. Je conclurai sur deux points.

Le premier c’est : « nous qui, sur l’heure, sommes intelligents jusqu’aux conséquences ? » Alors là, il faut dire deux choses ; « sur l’heure », donc ça c’est nous qui sommes dans le présent, dans l’instant, « sur l’heure » ; et cependant dans ce « sur l’heure », il y a une intelligence qui s’étend sur les conséquences (« intelligents jusqu’aux conséquences »). Alors ça c’est fondamental parce que c’est la

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forme même de l’interruption dont nous parlons depuis le début, c’est-à-dire : elle est ici et maintenant, donc elle est absolument constitutive du présent. Elle crée en un certain sens un nouveau présent. Mais le principe de ce nouveau présent, son mode d’existence et son extension sont constitués par la discipline des conséquences ; c’est pour ça qu’il faut être, sur l’heure, intelligent jusqu’aux conséquences. La formule est très ramassée, mais elle est excellente. Elle est une maxime : il faut être, sur l’heure, dans l’intelligence des conséquences. Voilà.

Oui, alors « Je vois un tigre. Il voit. Salut. » C’est un résumé : j’ai vu mon tigre. Finalement, c’est toujours ça. Un tigre, c’est la chose même. J’ai vu un tigre : c’est arrivé, c’est la puissance qui arrive. C’est aussi le même sentiment : je ne vais pas m’installer sur le dos du tigre, je ne vais pas chevaucher le tigre, je vais voir un tigre. Il y a eu un tigre dans ma vie. Voir un tigre dans sa vie. Avoir au moins une fois un tigre dans sa vie. Mais avoir une fois un tigre dans sa vie justement, ça n’est pas devenir le tigre, ça c’est très important. Il y a un élément chinois là-dedans, il y a un élément comme dans le dessin chinois. Je vois un tigre, je lui dis salut, et puis… J’ai vu un tigre ! C’est aussi précaire qu’on le disait tout à l’heure, c’est-à-dire qu’il n’y a pas d’installation. Et on peut dire finalement que la vie est un croisement, et que ce qu’il peut y avoir d’intense dans une vie, c’est d’avoir réellement croisé quelque chose : un tigre. C’est d’avoir croisé quelque chose, c’est de l’avoir croisé vraiment. Et ça, qu’est-ce que ça veut dire ? Parce qu’il faut savoir qu’il y a une bénédiction du croisement, et pas une bénédiction de l’installation. Que c’est croiser quelque chose qui est vital à l’existence, et le présent de ce croisement qui peut être immense d’ailleurs, éternel. Éternel, mais pas plus long que la vie. Un croisement éternel.

Mais ce n’est pas cela dont je voulais vous parler, c’est : « Qui, là, parmi les menthes, est parvenu à naître dont toute chose, demain, se prévaudra ? » Alors ça c’est une leçon d’humilité. C’est vraiment de ça qu’il s’agit, c’est-à-dire : parvenir à ce que naisse quelque chose dont réellement le monde entier pourra se prévaloir. Et ça c’est le point d’universalité. Quelque chose doit parvenir à naître, à surgir, qui soit en interruption du train du monde. Quelque chose dont le monde entier pourra se prévaloir ensuite, c’est-à-dire qui sera donné, ou qui sera comme un gain éternel pour le monde entier. Et ça c’est très important parce que c’est au fond le moment où vous créez le point d’absolu, c’est le moment où, dans l’élément de l’incertitude et de la précarité, vous créez la possibilité de la confiance absolue. Et tout le monde s’en « prévaudra ». Enfin tout le monde pourra avoir confiance en cette chose qui aura été comme une nouvelle naissance, qui sera née « parmi les menthes », « les menthes », dans l’odeur de l’été. Dans l’odeur de l’été, il y aura eu cette chose qui est née et à partir de laquelle, pour le monde entier désormais, il est possible d’avoir confiance. C’est ça la création des vérités éternelles, au sens de Descartes. Ça c’est le Descartes dans l’odeur des menthes. Descartes, lui, ne manie pas trop l’odeur des menthes [sourires], il est plus rêche que cela, ce n’est pas un thème du XVIIe siècle l’odeur des menthes. Il faut attendre quand même Rousseau pour avoir l’odeur des menthes. Mais ce Descartes passé par Rousseau, là, on le retrouve chez Char. Dans cette odeur des menthes, dans ce charme de l’été, il y a une question essentielle, une question décisive qui est : est-ce que quelque chose peut naître à partir de quoi il y aura la possibilité universelle d’une confiance absolue ? Et c’est peut-être un point cela. Mais ce point, encore faut-il qu’il naisse. Et être un sujet, c’est être associé à une semblable naissance.

Voilà, merci.

NOVEMBRE 2004

Je voudrais faire un point, un point formel, qui va concerner l’ensemble des séminaires de cette année : en ouverture, à chaque fois, je ferai une sorte de prologue, un peu détaché, mais évidemment inscrit dans le mouvement général, qui concernera disons un point d’actualité. La dernière fois, hélas, vraiment hélas, c’était à propos de la mort de Jacques Derrida, un des grands collègues, vraiment. Aujourd’hui ce sera à propos du résultat de l’élection présidentielle américaine. Je ne me situerai pas forcément très près de l’anecdote mais ce sera le point de départ. Je commence par là, directement. C’est à propos des élections américaines, c’est peut-être à propos de la situation électorale en F même, c’est peut-être plus généralement à propos du sentiment d’impasse négative où le monde est enfermé. C’est peut-être plus généralement à propos de la difficulté, dans le monde tel qu’il est, de l’extraction des possibles, qch comme ça. Ie le sentiment, alors que la situation est par bien des côtés intolérable, violente, bloquée, stagnante ou oppressive, il y a comme une difficulté intrinsèque à la formulation et à la projection de possibles qui seraient dans une figure de rupture effective. Donc on a le sentiment d’un enfermement à la fois très rempli d’épisodes et de terreur, et en même temps qch comme une immobilité. Ce que j’avais proposé d’appeler précédemment une stagnation

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agitée. Une stagnation agitée ça me paraît être la description empirique de l’état du monde contemporain : d’un côté nul ne peut dire qu’il ne s’y passe pas énormément de choses, y compris des épisodes d’une extrême brutalité, avec des catastrophes, des guerres, des massacres etc… et aussi des transformations économiques spectaculaires, le déploiement de la Chine etc… rien n’est immobile, tout est frénétiquement agité. Et en même temps, cette agitation est aussi vécue subjectivement comme une immobilité, comme une stagnation, réitération. Comme si le mode propre contemporain de la répétition était l’agitation. Au lieu qu’il y ait une tension ou une contradiction entre les 2, le principe de mouvement, si vous voulez, ne suffit plus du tout à caractériser ce qui est extérieur ou extrinsèque au principe d’immobilité. Comme si l’immobilité était l’immobilité d’un certain type de mouvement même. Les concepts de mondialisation, globalisation couvrent ceci, et ils signifient que au moment même où on assiste à des différenciations constantes dans la production de nouveaux objets, les transformations de l’éco, l’abolition d’Etats, le dépeçage d’un certain nb d’autres, en même temps ceci était le véhicule d’un principe d’uniformité. Nous ne sommes plus au fond dans la contradiction originelle entre le devenir au sens d’Héraclite et l’être au sens de Parménide. Au fond, il apparaît qu’un certain type d’altérité peut être le mouvement propre du même, un certain type de destruction peut être le mouvement propre de la stagnation, et que au fond un certain type de différenciation n’est jamais que le mode d’existence ou d’apparaître de l’identité. c’est là-dessus et pourquoi il en est ainsi. Il en est ainsi dans les représentations, c’est une très puissante perception du monde comme il est, si bien que vous avez ce spectacle tout à fait curieux que les gens, les experts, peuvent dire désormais tout est accompli, c’est la fin de l’histoire (pas seulement Fukuyama, c’est une thèse très répandue) : nous n’avons plus rien à attendre d’autre que la perpétuation du monde tel qu’il est, son élargissement, sa conquête de la planète entière. Il y a des poches de résistance, des barbaries locales, des fanatismes localisés mais si on ‘y prend bien ça ira dans le même sens. C’est une promesse de perpétuation. Et les mêmes commentateurs peuvent aussi expliquer que tout change à chaque seconde, qu’on est en retard, qu’on est archaïque, qu’on n’a pas pris la mesure de la modernité etc… C’est une tension intéressante : qu’est-ce qui fait qu’une forme de conscience peut être la juxtaposition de ces prédicats contraires ? sans qu’on puisse dire que c’est une dialectique : elle n’engendre pas des figures de nouveauté. C’est une juxtaposition à l’intérieur de laquelle la perpétuation de l’identique est prophétisée ou annoncée. Par ailleurs, on a assisté (je vais faire communiquer 2 choses disparates) ça, et la grande plainte qui est que Kerry a été battu et que Bush, l’affreux Bush, l’a emporté. C’est un exemple type d’une victoire de vilain, le vilain l’a emporté, un mauvais guignol, un guignol pervers. Finalement, si on regarde ce Kerry et si on voit le codage explicatif de son échec. On voit que d’un point de vue interne, il a été principalement, constamment accusé par Bush de n’avoir aucun des moyens des fins qu’il prononçait. C’est l’argumentaire : bien sur si vous voulez faire tout ça, il faut augmenter les impôts, or il dit qu’il ne va pas augmenter les impôts. C’est un menteur : il n’a pas les moyens de ses fins. Argument massif et très fréquemment présent ici. Vous n’avez pas les moyens de ce que vous promettez. Ou alors en réalité il n’a pas su se démarquer des fins, il n’a pas su se démarquer assez tôt prendre une position ferme sur la guerre en IraK. Il a prôné obscurément les mêmes fins sur les questions capitales, ou n’a pas trouvé le point de démarcation quant aux fins, avec du coup forcément les propositions différenciées qu’il faisait concernaient les moyens. Il a été accusé simultanément d’un point de vue interne de n’avoir pas les moyens des fins novatrices qu’il proposait, d’un point de vue externe de n’avoir pas de fins novatrices et de ne proposer de différenciation qu’au niveau des moyens, de la pragmatique. Pourquoi je dis ça ? Car je pense qu’il faut repartir d’une idée très simple, qui est qu’il y a une emprise quasi-totale du codage de l’action, ou de la situation, par le rapport moyen / fin. Ce dont tout ceci témoigne, et quel que soit le type d’attente concernée, c’est que l’action, le devenir, sont universellement codés par le rapport moyen fin. Je vais employer une déconstruction de ce codage. Que l’action soit codée par le rapport moyen fin, c’est le signe d’un aristotélisme général : l’action est analysée dans des catégories qui en définitives sont les catégories pragmatiques d’Aristote. Une action est identifiée par sa fin et est dans son apparaître effectif un réseau systématique de moyens. Il faut saisir l’importance de ce point dans la polémique contemporaine. Elle est dominée depuis 20 ans par un règlement de copte dont la forme générale est utopie ou réalisme. Pint majeur : l’utopie communiste ou collectiviste est dans le registre de l’échec, de l’autre côté le réalisme, ie le capitalisme libéral. Finalement le codage idéologique de la vaste opposition qui finalement a dominé le 20ème siècle en un certain sens, entre l’hypothèse communiste (au sens générique, pas forcément les Etats socialistes, ça a commencé avant le 20ème siècle) et l’hypothèse démocratique libérale de l’autre, est codée, recodée, non pas comme 2 voies possibles du réel mais comme une voie possible et une voie impossible. Ie comme une voie qui est celle en dernier ressort de l’utopie criminel et une voie du réalisme appliquée. Cette opposition est entièrement codée

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implicitement par le rapport moyen fin. Ie que est déclaré utopique et donc dangereux, archaïque, criminel, ce qui propose des fins dont les moyens n’existent pas, ie des fins telle que la mise en œuvre des moyens les dénature, les oblitère, les transforme en leur contraire etc… l’hypothèse communiste : on admettre qu’elle est respectable du point de vue de son idée pure, inspirée par des représentations égalitaires, mais comme tout mise en œuvre de moyens la change en son contraire, elle doit être absolument récusé. Et par contre, le réaliste est celui qui ordonne la fin aux moyens : compte tenu des moyens effectivement disponibles alors la fin ne peut être que celle là dont on admettre volontiers qu’elle n’est pas idéal, par contre. C’est une fin peut-être prosaïque, avec des améliorations infinies et interminables, elle n’est pas enthousiasmante, mais elle est la fin telle que il en existe des moyens. sur cet élément de la polémique contemporaine, le codage sous-jacent est celui du rapport de la fin et des moyens, dans un ordonnancement particulier : d’un côté une fin représentable mais dont les moyens sont la perversion inévitable, d’ l’autre coté une fin sans amplitude véritable, sans subjectivation enthousiaste, mais dont le système des moyens coïncide ave le réel. Dans un cas, une fin sans moyen, dans l’autre des moyens sans fin, ou avec une fin qui n’est pas le point de départ de la démarche. C’était le 1er point. Le 2nd concerne la question de la critique du totalitarisme : elle a consisté à dire qu’on ne pouvait pas admettre qu’au nom de la représentation d’une fin, on utilise n’importe quel moyen. Donc que le principe : la fin justifie les moyens est un principe finalement cynique et criminel, qui aboutissait au sacrifice de générations entières, pour une fin qui s’avérait hypothétique ou intenable, illusoire. L’argument présuppose moyen fin, sans examiner la question de savoir si c’est réellement au nom de cette fin que s’est déployé le système des moyens. Ce qui requiert une analyse extraordinairement singulière et au cas par cas. En outre il s’agit de savoir si réellement les subjectivités de cette entreprise ont été constituées par la représentation de la fin. C’est une hypothèse qui n’a rien d’évident. Deleuze dit quelque part : en fin de compte l’intérêt de la révolution est dans la révolution elle-même, pas dans sa fin. La révolution, c’est intéressant, voilà, et les gens sont pour, des gens sont pour. Ils sont activement pour, ils sont prêts à se sacrifier pour, ils sont prêts même à enregistrer des phénomènes politiques relativement violents au nom de cela, vous n’avez pas à vous demander ce que ça donnera 100 ans après. Car d’une certaine façon, se demander ce que ça donnera 100 ans après c’est une dénaturation de la chose, et l’essence de la chose est dans son présent. Le codage par la question du rapport moyen fin est une présupposition sur le temps des choses. Le codage moyen fin c’est une hypothèse métaphysique sur ce qu’est le temps politico-historique. C’est un temps du développement. Il n’est pas sur qu’il soit cela : ça peut être un temps séquentiel, qui affirme le primat du présent, aussi un temps du présent ou un temps où la signification du présent vient de l’avenir etc… Dans la polémique, le codage est celui des rapports moyens fin. Enfin, en définitive, tout ceci revient à proposer constamment une vision des choses référées non pas à une notion mais à 2 : c’est ce que j’appellerai le couplage. Dans le paradigme des rapports moyen fin, vous avez finalement de façon plus générale la filtration de toute situation par un couple de notions, et la filtration de l’action par un couple. Vous avez toujours la considération de la chose à faire, du système des moyens de la chose à faire, et du système du rapport entre les moyens et cette fin comme essence de ce qu’il y a à faire. Il n’est pas sûr que l’action politique ait quoique ce soit à voir avec ça ! Le paradigme de cela est budgétaire : l’action est conçue sur le modèle du budget. Grand épisode des démocraties parlementaires : sommet de la représentation et de la vie politique. C’est en grande partie une fiction : le budget que nous venons de voter, qui a été voté, presque tout le monde pense qu’il est déjà fictif, les hypothèses de croissance sont controuvées etc… mais il est la représentation absolue d’un registre stable de la dualité, ie des dépenses et des recettes. Les dépenses c’est la finalité, ce qu’on va faire, financer, et les recettes c’est les moyens. Sur le paradigme de la décision budgétaire, qui enregistre numériquement la question des fins et des moyens, nous avons une matrice générale qui fait que aucune action n’est représentable dans un registre autre que ce couplage. C’est la généralisation ou l’universalisation du couplage. Alors, les estimations des résultats électoraux des présidentielles sont de cet ordre là : ou bien ils présentaient des fin sans moyens, ou bien ils n’introduisaient de la différenciation que dans moyens, faute de déterminer sa différence dans les fins. Il faut proposer une rupture radicale avec ce type de codage. Je ne crois pas du tout que nous puissions d’aucune manière être dans une position de séparation, disjonction, avec la stagnation agitée, si nous restons dans le codage de l’action, le codage de ce qu’il y a par le rapport moyen fin car nous sommes nécessairement asservis de proche en proche au budget. A une vision budgétaire des choses dans laquelle on est sommés de prouver qu’on n’a pas engagé de dépenses sans recette. Or finalement, la création c’est ça, une des définition c’est dépense sans recette. Il faut rompre avec ce modèle, et ce n’est pas facile, ce

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n’est pas facile de se soustraire au codage de l’action par le rapport moyen fin, avec le retour sournois dans le champ de l’évaluation éthique de l’action, qui se fait par une pesée implicite ou explicite du rapport entre les finalités poursuivies et le coût humain. C’est une expression constante dont il faut se méfier : elle introduit la matrice budgétaire dont je parlais : déjà la dépense, le coût, équivalence des colonnes, le fait que les dépenses soient gagée par les recettes sont présentes y compris dans cette perspective éthique. Quelle est dans ce cas la relation constitutive de l’évaluation de l’action ? On admettra quand même que l’ontologie du devenir est une ontologie de la relation et non pas une ontologie de l’identité. Comme quand Deleuze parle de la Relation comme ce qui est l’être même du grand circuit de la détermination de la pensée, je l’approuve en effet : il n’y a pas de saisie du devenir qui n’ait à être poussée jusqu’à la relation qui le constitue de manière immanente, qui n’est pas nécessairement la contradiction au sens de Hegel ou la dialectique au sens de Marx. La Relation, ce qui n’est pas résorbable dans l’identité, est le fond nécessaire de l’ontologie de l’action, et en particulier de l’ontologie politique. On va bien trouver une relation. Ce que je propose de dire, c’est que la relation fondamentale de l’action, c’est la relation entre principe et csq, et cette relation entre principe et csq est absolument hétérogène à la relation entre fin moyens. La relation, le couplage du principe et des csq doit, dans l’évaluation de ce que nous avons à faire, se substituer radicalement au couplage de la fin et des moyens. Principe et csq, ça veut dire que vous substituez une raison logique à une raison pragmatique. L’essence de la mutation est là. Principe et csq : raison matriciellement logique, son essence est d’être logique : ce qui est la tenue de l’action est son homogénéité au principe. Ça s’évalue, c’est complexe. Dans la relation moyens fin vous êtes dans une raison pragmatique. Ce que m’inspire le spectacle des évaluations contemporaines, sur les élections américaines, c’est la nécessité absolue de substituer au regard de l’action elle-même une raison logique à une raison pragmatique. Ça veut dire qu’il faut en finir avec un certain type d’opposition du pragmatique et du théorétique. Ordinairement on assigne la raison théorique à l alogique et la raison pragmatique à l’action, ou au champ de la praxis. La veille thèse – marxiste - de l’unité du théorique et du pratique dans l’action politique, cette thèse doit être reformulée, reformatée, reformalisée dans la dimension de ce que on refusera de considérer que la raison logique est du côté du théorique et que dans l’action on a affaire à la raison pragmatique, ie au rapport des moyens et des fins. C’est la mutation très complexe et difficile que je propose sur ce point. Finalement, le rapport du principe aux csq doit être le nouveau codage duel de la figure de l’action et se substituer à la formalisation pragmatique absolument hégémonique qui est : rendre nous compte, tenez nous les comptes de la figure de proposition programmatique qui est la vôtre. C’est une vieille discussion : quand pendant la Révolution Française est venue à l’ordre du jour la question de l’abolition de l’essclvage, les colons en 1793-94 ont dit : les colonies, on peut pas les tenir si on a pas d’esclave. L’essence même de la production coloniale c’est l’esclavage. Du point de vue moyen fin vous êtes incohérent. Vous voulez le bien être de l’économie nationale, que les colonies y contribuent et vous voulez supprimer l’esclavage. Et Robespierre a eu ette formule fameuse : « périssent les colonies plutôt qu’un prncipe ». C’était l’expression même d’une rationalité logique : si on admet le principe on doit en admettre les csq. Si le principe est qu’il est impossible rationnellement de réduire un homme en esclavage sans être criminel, il faut assumer les csq, et si les csq c’est la ruine des colonies, alors c’est la ruine des colonies. On ne peut admettre le principe sans admettre des csq. Les pragmaticiens ont fait savoir le 9 thermidor, qu’ils en tenaient pour la raison pragmatique, et que la raison logique, c’était pas leur passion. Vous comprenez bien il faut se représenter ce que ça a été, la séance de l’abolition de l’esclavage à la Convention. On ne raconte jamais assez ces moments aux enfants. Pour la 1ère fois, des noirs dans l’assemblée. Sa présence a suscité un enthousiasme, plusieurs ont demandé que le Président donne l’accolade, le baiser fraternel, et les 1ère intervention : il faut voter l’abolition sans débat. S’agissant d’un principe de cette nature, le soumettre à discussion est déjà en entamer la valeur. Le principe de l’abolition serait entériné sans débat. Il y a eu des interventions extraordinaires sur ce point, ie qu’il était nécessaire que cette décision soit prise sans débat. C’est assez éloigné de la conception selon laquelle la démocratie c’est le débat ou la discussion. Les conventionnels, c’était la philosophie en acte ! Cette séance a été extraordinaire. Tous les épisodes suivis de près, des années 93-94 à 97 sont des épisodes extraordinaires sur lesquels je vous recommande de porter toute votre attention. On a là la forme chimiquement mure de la question du codage de l’action avec principe csq, et non pas fin moyen. Oui, mais qu’est-ce que c’est un principe ? C’est au fond, c’est décisif pour nous, c’est l’expression d’une possibilité inaperçue de la situation qui la rend adéquate à une figure de l’universel. Ce n’est pas simplement une formulation universelle, par exemple finalement principe d’identité (c’est en un sens formel on sait que en situation il n’est pas toujours vrai que A soit A. qln peut être qln et aussi qln d’aure) mais un principe au sens où nous le prenons ici c’est l’extraction dans la situation d’une

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possibilité inaperçue, ie généralement tenue pour impraticable, telle qu’elle affirme un point d’universalité dans cette situation. C’est un principe au regard d’une situation effective. Ce n’est pas purement formel. Là, le principe c’est d’abolir l’esclavage à St Domingue (et plus généralement dans les colonies), de telle sorte que cette abolition considérée comme absolument impossible soit néanmoins affirmée et du coup inscrive l’universalité de l’égalité des hommes dans la situation. Donc un principe c’est le complexe réalisé d’un point d’universalité abstraitement formulable (mais dont la formulation en elle-même ne vaut pas principe) ce qui vaut principe, principe politique, c’est le moment où ce point d’universalité se saisit dans la situation d’un point d’impossibilité. C’est le moment où le possible est forcé à l’universalité, en un point qui par ailleurs était inaperçu ou déclaré impraticable. Vous voyez que en réalité, l’effectivité d’un principe, ça requiert toujours qu’on défasse la raison pragmatique du rapport entre les moyens et les fins. Là, c’est très net, ça s’est présenté par un conflit immédiat : l’argumentaire colonialiste, qui était que du point de vue des moyens et des fins, on ne voyait pas comment abolir l’esclavage était exact. Le système général qui était en place rendait irreprésentable l’avenir des colonies sans l’esclavage. Il fallait premièrement se saisir de ce point d’impossibilité, pour cela il fallait défaire la raison pragmatique, ie envisager la raison autrement que dans le rapport des moyens et des fins. C’est la véritable signification de l’énonce : périssent les colonies plutôt qu’un principe. Je n’examinerai pas la situation du point que vous me dites, ie rapport moyen fin. Si je l’examine de ce point de vue, je vais établir ou rétablir, maintenir, l’esclavage (pente de thermidor, du directoire de Bonaparte qui engagera une guerre vaincue : défaite face à des esclaves noirs bien organisés, guerre qui a fait entre 30 et 60 000 morts pour les armées de Napoléon). Ajoutez Haïti à Waterloo dans le bilan général du bonapartisme ! ce que je voulais vous dire c’est que cette pente pragmatique générale dans laquelle à partir de Thermidor donnent les régimes successifs, elle devait être défaite pour que soit affirmé le principe dans son effectivité, ie dans son nouage à la situation. Ça veut dire quoi ? ça veut dire que si vous substituez le rapport des principes aux csq au rapport moyens / fin, si vous substituez dans l’analyse des situations, des actions, et dans le régime de la décision, la raison logique à la raison pragmatique, ou formelle, alors ce qui va apparaître c’est que vous avez comme impératif de créer les moyens. Vous n’avez comme impératif d’ordonner les moyens disponibles aux fins que vous vous proposez. Vous devez créer les moyens car si vous ne le faites pas, dans la dialectique moyen fin il n’y a pas moyen de faire comme cela. Vous devez inventer les moyens car vous devez traiter de l’impossible. En définitive il y a des situations où si vous voulez agir selon le rapport des principes et csq, vous devez non pas ordonner les moyens mais les inventer. Ces moyens n’existent pas ! Il n’y a plus aucun sens à vous objecter que vous n’avez pas les moyens de la fin que vous poursuivez : puisque précisément dans la logique du principe et des csq, vous n’avez jamais les moyens. C’est pour ça que le réaliste a toujours raison. Il a toujours raison ! La question de la substitution rationnelle de la rationalité logique à la rationalité pragmatique exige qu’on soit dans le registre de l’invention des moyens. Ça me permet pour clore ce prologue de revenir à ce pauvre Kerry. Pourquoi il a perdu ? moi je dis car il n’existait pas ! On l’a beaucoup dit, mais pourquoi ? Pas car il est inconsistant, en face, l’autre est un crétin et n’existait pas non plus alors. Bush existait, pourquoi ? Car si vous codez l’affaire dans les moyens et fins, en réalité il est vrai que les fins de Kerry n’étaient pas suffisamment différentes de celles de B pour qu’il puisse ordonner les choses à la création de nouveaux moyens. La preuve, c’est que finalement ce qu’aurait réellement fait Kerry en Irak est resté dans une obscurité totale ! Or c’était la grande question. Est-ce qu’il a dit de rester, non, s’en aller, non, augmenter les forces, diminuer les forces ? Non ! Sur la question qui était importante il ne disait rien. Pourquoi ? Car en termes de moyens et fins il n’avait rien à dire. S’il avait commencé à dire : je vais me retirer d’Irak alors engagé dans une finalité différente pour laquelle il faut un système de représentation différent. Il aurait fallu une logique des principes, et il ne l’avait pas. Il n’y avait entre eux qu’une divergence d’opinions. Il n’y avait de différenciation ni logique ni pragmatique. Son altérité était absolument insuffisante. On a bcp dit que Bush et Kerry représentaient 2 Amériques différentes. C’est vrai de façon statique. Oui, en un certain sens, la totalité de nos amis américains votent Kerry et sont contre la guerre en Irak, mais cet autre Amérique en politique n’a pas existé dans l’élément effectif du vote. Elle existait comme donnée d’opinion tendue. En définitive, ça nous donne une leçon que nous aurons l’occasion de décliner sur bien des tons : il n’y a pas d’altérité véritable qui soit négative. Ce n’est pas car il était contre B que ça l’identifiait. Être contre B était son unique programme, et ça ne l’a pas constitué. Car B lui était B ! le fait d’être contre K était dérivé et secondaire. L’essence de K était d’être contre B. j’y vois que dans le parlementarisme, la figure oppositionnelle finit toujours par proposer une forme de scepticisme. Qu’est-ce qu’il veut, qu’est-ce qu’il affirmer, qu’est-ce qu’il dit ? Moi je pense que la question est : quels sont ses principes ? si on veut aller jusqu’à une représentation dynamique de l’altérité. Quels sont ses

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principes, et comment, ayant ses principes là il traitera les csq. On pourrait dire en termes simplifiée : Bush proposait une politique. Vous vous doutez que n’en pense pas un grand bien ! Et la faiblesse de Kerry, c’est qu’il n’en proposait pas : être contre Bush n’est pas une politique. Sur aucune des question dont il traitait. Si vous codez la situation en termes de moyens / fin, vous ne constituez pas de différente. Pour en avoir une il aurait fallu affirmer des principes. S’il en avait eu les csq auraient été différenciantes. De sorte qu’on est arrivé à cette situation invraisemblable : celui qui affirmait des principes, c’était B ! Principes effrayants mais principes quand mêmes. C’est un homme de csq. Quel que soit le codage que vous preniez de l’action, je crois qu’il n’y avait pas de raison, de rationalité véritable, à l’élection de Kerry, et je pense même que probablement les csq de cette élection auraient été calamiteuses. Elles auraient ajouté à l’identité politique ce terrible ravage que produit la déception subjective. Ie de constater que en définitive celui qu’on a élu contre qch lui est en substance fondamentalement identique : dans ce cas vous avez non seulement la perpétuation d’une politique, mais vous avez la longue amertume de constater que l’inscription de la différence est une affaire infiniment plus compliquée que de voter pour un tel ou pour un tel. Nous revenons maintenant à notre trajectoire fondamentale. Je vous avais dit que nous engagions ici un cycle de 3 années, je requerrai de vous une certaine patience ! Et tout de même il y a un but, il y a une fin dont je ne suis que le moyen ! Il s’agissait de déterminer s’il est possible d’identifier ce à quoi nous serions en état de nous confier absolument. C’est l’expression que j’avais employée : y a-t-il qqch à quoi nous pouvions nous confier absolument ? je disais cela, car se confier absolument était le contraire de la norme contemporaine, qui est la norme du contrat. La contractualisation universelle des relations signifie qu’on ne peut se confier à rien, sauf conditions contractuelles, ie que la confiance n’est pas absolue. Comme un contrat de mariage : on s’aime bcp, mais il faut savoir ce qui est à qui, dès fois que ça tournerait mal ! c’est l’exemple typique de l’impossibilité de la confiance absolue dans l’élément qui peut être par ailleurs celui de la passion, de l’entraînement etc… On va se confier absolument, mais on va aller signer pour le partage des biens. Dans une caractérisation plus spéculative, ce à quoi on peut se confier absolument, c’est toujours qch qui est à la fois multiple (il ne s’agit pas d’inventer ou de revenir à une forme de l’un pour lequel il y aurait confiance absolue, ce serait un dispositif théologique. Figure d’aliénation par l’un qui est constitutive du dispo théologique). Donc c’est multiple : il y a bien des choses et des registres de choses susceptibles d’être ce à quoi on peut se confier absolument. D’autre part c’est créé, il n’y a pas non plus besoin de revenir à l’incréé. Ce à quoi on peut se confier est de l’ordre de ce qui surgit, de l’ordre du naissance, ce qui est nouveau, inventé. Et simultanément cependant ça propose une certaine forme d’éternité, si on entend pas éternité ce qui est en exception de la dissolution temporelle. La question, ce que je proposais comme question finale, c’était ça : qu’en est-il de ce triplet du multiple, du créé, et de l’éternel, triplet paradoxal, étant entendu que chacune des choses est nécessaire si on veut que ce soit dans le registre de ce à quoi on peut se confier absolument ? je ne veux pas revenir sur cette dialectique, proposée il y a longtemps (TS) mais il est essentiel d’identifier confiance comme distinct de croyance. Ce à quoi on se confie n’a pas de raison d’être ce en quoi on croit. Ce n’est pas la même chose. La confiance ne passe pas nécessairement pas une représentation. C’est le mouvement propre par lequel on se confie, mais ce n’est pas médié par la représentation de ce en quoi on aurait à croire. Il y a le triple : ce n’est pas de l’un, ce n’est pas de l’intemporel ou du déjà là (c’est dans le mouvement de naissance ou surgissement), ce n’est pas non plus dans le temps, ou réductible à son temps ou à un temps. J’avais comparé cette exigence au thème très étrange de Descartes qui est le thème de la création des vérités éternelles (que vous trouvez dans les lettres à Mersenne, lettre au père Mesland, et dans les 6ème réponses aux objections). Le thème a intrigué et Descartes affirme que même les vérités en apparence les plus incréés, comme par exemple le principe d’identité ou vérité mathématiques sont dans la dépendance de la création. Ie sont créatures au même sens que le reste. Je soutiendrais que ce à quoi nous pouvons nous confier absolument est créé, fait l’objet d’une création, et est multiple et non pas un, et peut revendiquer l’éternité. Si nous avons identifié ne serait-ce qu’un seul point de cette nature, alors d’une certaine manière nous sommes en état mentalement, subjectivement, activement d’interrompre ce que j’appelais au début la stagnation agitée du monde contemporain. C’est pourquoi nous sommes ici en route pour notre salut, comme n’importe quelle philosophie. Une philosophie est toujours une doctrine du salut sous une forme ou une autre, même si ça consiste à dire qu’il n’y en a pas (alors c’est savoir qu’il n’y en a pas) etc… On est dans une logique du salut, mais le salut est au moins défini en situation. On appellera salut ce qui n’oblige pas, ce qui rend possible qu’on ne soit pas obligé d’être dans la loi du monde, dans la loi du monde d’aujourd’hui. Ce qui n’obligera pas d’évaluer les actions dans le codage du rapport des moyens fin. Mais ce qui le rendra réellement possible : ce n’est pas

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la même chose de dire qu’il faut sortir du codage des moyens et des fins et de le faire, et d’en être réellement capable. La philo, elle travaille à la capacité, à ce dont on est un peu capable. Elle ne fait pas la chose elle-même, elle aide à sa capacité. C’est la conception que j’en ai, c’est déjà beaucoup, ce n’est pas une vision humiliée de la philosophie. Elle n’est pas ce qui par elle-même ce qui va changer le monde mais elle s’adresse à la capacité de déplacer l’injonction du monde, de ne pas être dans la même place que celle que le monde nous ordonne d’être. C’était pour rappeler l’objectif, et j’avais dit qu’on allait faire 3 temps, 3 années mais qui seront enchevêtrés : - 1er temps : l’analytique de l’adversité, ie nous demander à quoi nous avons affaire, vraiment. Ce n’est pas l’inventaire des méchants, que tout le monde connaît, mais à quoi avons-nous affaire dans la situation elle-même qui soit de l’ordre des contraintes, de l’injonction ; qu’est-ce que la situation nous ordonne d’être ? c’est ça l’adversité. La philosophie, c’est aussi une de ses tâches majeures, l’analytique de l’adversité. Ce à quoi on a affaire, contrairement à ce qui est souvent prononcé, n’est pas clair, ou ce qui en est clair n’est que le 1er temps ou la 1ère apparence des choses. Mais l’identification de l’adversité occupe une large part du travail philo, et stt du travail contemporain. La contemporanéité est l’obscurité de la dissidence, l’obscurité de l’écart, et pour créer l’écart, il faut savoir à quoi on a affaire. C’est un long travail. Vous pouvez dire par exemple : c’est le capitalisme libéral. Vous n’avez pas bcp avancé en disant ça ! C’est absolument vrai, mais c’est absolument inopérant. Ça continue comme si de rien n’était, ça absorbe, ça se nourrit, ça s’alimente du dire que ça c’est pas bien. D’ailleurs ça prétend pas être bien, ça prétend être réel, ça prétend être la réalité. Mais le communisme, lui, prétendait être bien, et tout le monde a conclu qu’il était irréel. Parfait ! Alors on a en place qch qui ne prétend même pas être bien. Qui prétend que la marchandisation universelle est formidable ? En vérité, personne, pas même les marchands. L’anticapitalisme formel ne sert à rien. Tout le monde est pour la justice, les droits de l’homme l’égalité, personne n’est pour que les hommes du capital s’en mettent plein les poches. Je ne connais personne qui ne fasse propagande sur ce point ! Même pas eux, il suffit que ça se fasse comme ça. Le monde d’aujourd’hui est dominé par des gens qui argumentent non pas de sa qualité mais de sa nécessité. C’est très important, très important de voir qu’on a affaire à qch qui est un principe de réalité, et puis s’il n’est pas toujours principe de plaisir, tant pis, et s’il est encore moins le principe de l’émancipation et de la libération, tant pis aussi. On a vu disent les propagandistes que ce qui n’était pas ce principe de réalité était pire de toute façon. Ce n’est pas la peine de sacrifier ce qu’on a pour un idéal meurtrier et incapable. Argument massue, si vous considérez que le point de départ et la norme des choses est la réalité. C’est une grande querelle ! En fin de compte, pourquoi la norme serait la réalité ? Déjà, c’est ce que j’appelle les éléments d’analytique de l’adversité : comment ça fonctionne ? quel est le principe de ralliement constatable de masse de gens, ralliement plus ou moins forcé, plus ou moins volontaire, à cette figure du monde unifié sous la loi réelle du marché, de la concurrence, de la marchandisation etc… comment ça marche subjectivement ? les lois objectives les rapports de puissances, on peut analyser, ça a été fait. Mais pour que ça marche il faut que ça marche subjectivement. Ça se saurait si ça ne marchait pas du tout subjectivement. Bien sûr il y a des gens qui grognent, se révoltent etc… mais comment ça marche ? C’est une tâche philosophique : déterminer l’adversité dans son ressort subjectif, pas simplement dans ses mécanismes de puissance. Il y aura de grandes discussions là-dessus : ça marche à la souveraineté, au contrôle, thèse Foucault Deleuze. C’est ça qu’il faut comprendre. Le point de départ que je pose c’est d’établir l’universalité de la méfiance. Ie le rapport fondamental des gens à la situation, aux autres, à ce qui se passe etc… est un rapport de conservation méfiante. La phénoménologie de la chose est indubitable. Une partie de l’analytique de l’adversité sera une analytique de la méfiance. Qu’est-ce que vivre finalement en se méfiant finalement de tout ? Vous savez, quand vous allez voir le médecin, avant ême de lui demander de vous soigner, vous vous méfiez de lui avant : est-ce que il soigne vraiment, est-ce que ce ne serait pas un empoisonneur involontaire, est-ce que je vais lui signer mon contrat ? Même les chefs d’État se méfient de tout le monde, particulièrement de leurs services de renseignement. A tous les niveaux, c’est une méfiance diffuse et générale. Ce n’est pas la méfiance du despote qui pense qu’on va l’égorger dans un coin, elle est rampante, dans toutes les strates et se constitue comme subjectivité générale. En particulier par exemple les citoyens (comme on les appelle aujourd’hui par je ne sais quel retour du refoulé) n’ont à leurs gouvernants qu’un rapport de méfiance. Ils les considèrent universellement comme des gens qui sont entre incapables et prévaricateurs. Il faut se méfier surtout du fait qu’ils vont nous faire un sale coup, en nous promettant monts et merveilles. C’est un rapport avec lequel la machine marche très bien, c’est ça qui m’intéresse : la suspicion généralisée, la méfiance à l’égard de toutes les autorités, le fait que tout doit être contractualisé, que attention si je tombe amoureux de quelqu’un il faut se méfier, quand même, je vais

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être terriblement aliéné, je vais souffrir, et puis bon si j’aime qch, il faut se méfier, c’est peut-être pas si bien que ça en a l’air, ça va peut être coûter cher. Ce n’est pas une vie de la confiance absolue. Moi ce qui m’intéresse dans l’analytique de l’adversité : comment tout cela fonctionne ? Il faudra édifier des catégories. Là je verse dans un niveau élémentaire délibéré, si vous voulez. C’est la phénoménologie de la chose. Quelles sont les grandes catégories de la subjectivité de méfiance telle qu’elle entretient la perpétuation de ce monde décevant. Philosophiquement je crois qu’on peut diagnostiquer une complicité organique du nihilisme et du relativisme. Ie nihilisme, au fond : il n’y a rien à espérer, il n’y a rien à espérer d’autre que ce qu’il y a, et ce qu’il y a est pas grand-chose, voilà, et peut-être rien, mais finalement dans ce cas il n’y a pas grand chose à espérer d’autre que rien, et mieux vaut rien que rien, et mieux vaut ce rien qu’un autre rien. C’est une subjectivité très répandue : j’ai pas grand-chose j’ai même rien, mais il y a des riens pires que mon rien ! L’analytique du néant est fondamentale : les nuances du rien, et comment on peut se cramponner à une nuance du rien contre une autre. Ça d’un côté, et de l’autre le relativisme affiché, à savoir que ce qu’il y a, et là il y a quelque chose, est toujours relatif. Ce qu’il y a est assignable à un point de vue sur ce qu’il y a, et ce point de vue est en général lui-même identifiable de façon communautaire au sens général. Ce qu’il y a est assignable à l’appropriation de ce qu’il y a par des groupes. Le monde, vous savez aujourd’hui il ressemble, à quoi il ressemble ? moi je le vois plus tel qu’il est décrit que tel qu’il est (Dieu merci, nous le verrons dans ce qui est il y a des réserves de sens, de vérité) il est en effet en voie d’unification, qch l’unifie, il y a un espace général, et cet espace général est en réalité de plus en plus peuplé de tribus errantes. Qch comme ça. Un ensemble de tribus errantes dans un espace de plus en plus ensauvagé. Qu’est-ce que j’entends par tribu errante ? n’importe quoi : n’importe quoi qui s’identifie soi-même comme une tribu, ça va des pêcheurs à la truite de Romorantin jusqu’aux homosexuels de Pennsylvanie, en passant par les femmes, les noirs etc… peu importe. Ce sont simplement des systèmes de prédicats, et ces systèmes sont portés ou assurés par ce que j’appelle des tribus errantes, au contour plus ou moins bien défini, et qui ont au fond, ou dont la vie consiste en 2 choses : appartenir à la tribu, c’est fondamental (la solitude est inexistante – parler d’individualisme à propos du monde contemporain est une imposture sans précédent ! tout le monde doit appartenir à une tribu sous peine de mort. et encore nous ici on a encore des beaux restes du vieux monde mais tout le monde sait que ce ne sont que des beaux restes, des beaux restes d’individus). Ailleurs, il n’y a que des ressources de puissances potentielles des tribus nomadiques errantes à contours prédicatifs définis. C’est des prédicats, des ensembles prédicatifs, et il y a 2 types d’activités : appartenir au groupe, avec les différents rituels variés de cette appartenance, je suis très sensible à une espèce de fétichisation ou ritualisation de l’existence, de ce point de vue là, dont à mon sens le succès des religions n’est qu’une des données. Ce succès des religions doit être inclus dans un phénomène bcp plus général : on a besoin de communauté rituelles pour ne pas être démembré, dépecé dans l’univers marchand. La 2ème activité c’est négocier avec les autres tribus : négocier, être en conflit, découper son quartier, définir des territoires etc… ça nous profile un darwinisme généralisé. Finalement l’espèce humaine est découpée en sous-espèce, et un régime de négociation de puissance, étant entendu que l’espace général est le même. C’est la vision du cauchemar contemporain. Ce n’est pas tout à fait comme ça. Si on ne fait rien, ça sera comme ça. Avec des rapports meurtriers entre tribus différentes. Vous voyez que l’existence d’un point de confiance est en effet la seule rupture possible avec cette configuration, puisque par définition parce qu’il inscrit qch d’éternel, n’est ni nihiliste ni relativisme. Le nihilisme est la pensée de l’espace général, dans lequel à proprement parler il n’y a rien, rien que des capitaux, mais les capitaux c’est la forme moderne du rien, du rien puissant. Dans l’espace général il n’y a rien, d’où le nihilisme général ambiant. Et puis le relativisme, philosophie générale des tribus darwiniennes. Je pense que la méfiance, comme subjectivité immédiate, a comme arrière plan ou comme transcendantal historique, pour employer un grand mot, cette complicité organique du nihilisme et du relativisme. Car le nihilisme c’ets la pensée de l’espace général, et le relativisme c’est pensée des populations disparates qui occupent cette espace général. O n’y a pas de contradiction entre les 2 bien qu’il y ait des conflits doctrinaux. ce sera le 1er mouvement. Le 2ème mouvement, c’est la construction de l’appareillage formel. Ce sont des tâches plutôt que des moments. C’est se donner les moyens, d’une façon conceptuellement organisée, de passer de l’analytique de l’adversité au 3ème temps, aux configurations subjectives Analytique de l’adversité, appareillage formel, configuration subjective. Elle tourne autour d’un nouveau concept de la liberté. De quoi on a besoin ? le point clé, c’est une nouvelle idée de la liberté, parce que comme le dit Char, la liberté n’est pas ce qu’on nous montre sous ce nom. C’est le point de départ. L’idéologie contemporaine est une idéologie de la liberté : elle est constamment montrée, sous les noms de démocratie, individualisme,

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liberté de ceci ou de cela… Mais le point est que en fin de compte elle n’est pas ceci ou cela, elle est donc autre chose, il s’agit de trouver cet autre chose. Je situerais ça dans une triangulation qui est la triangulation vérité / sujet / corps. J’avais entamé ça déjà, mais je le réarticulerai. Et je continue très formellement, cette triangulation (vérité sujet corps) est elle-même dépendant d’un doublet, qui est le doublet monde / événement. La construction de l’appareillage formel pour une nouvelle idée de la liberté articule 5 concepts : un triplet et un doublet. Ce qu’il s’agira de montrer, c’est que le triplet, vérité sujet corps, qui est l’apparaître de la liberté, apparaître effectif de la liberté dans un monde, ie une liberté qui se montre et qui est vraiment liberté (l’autre liberté n’est pas ce qu’on nous montre sous ce nom, notre tâche ici est de montrer, il faut non seulement la définir mais montrer comment elle apparaît), elle apparaît dans ce triplet (vérité sujet corps), mais sous condition du doublet (monde événement). Finalement de façon très numérique, c’est aussi suggestif, vous voyez bien que dans cette affaire qch qui était 2 devient 3. ie monde événement (nous verrons que en effet c’est un écart, un écart entre la répétition et son interruption), c’est une dualité fondatrice. S’il n’y avait pas cette schize ou cassure de la loi du monde, il ne pourrait y avoir la liberté en un sens nouveau. Mais la liberté comme apparaître effectif, la liberté comme corps, la liberté en corps, la liberté en corps elle est dans le triplet, elle n’est pas directement l’expression ou la réconciliation ou la division du doublet. Monde événement ne constitue pas la liberté par soi-même, contrairement à bcp de doctrines répandues selon lesquelles dès que qch casse la loi du monde, on est libre. Ça, c’est si on s’en tient à la dualité monde événement. Mais si on comprend que la constitution véritable de la liberté est dans le triplet qui inclut la corporéité de la liberté (vérité, c’est la dimension d’infinité, sujet sa dimension immédiate ou. Présente et corps sa dimension matérielle : si on n’a pas ça, l’infini, le présent et la matière, on n’a pas la liberté dans son apparaître, et on n’en a que la condition – monde / événement). C’est en effet comment 2 devient 3 ? Et à un moment donné, les communistes chinois disaient finalement, l’action révolutionnaire, c’est quand un se divise en 2. Ils opposaient ça à la conception traditionnelle selon laquelle la dialectique c’est l’unité des contraires. On a ça chez Marx. Ils ont dit non : ce n’est pas, le temps créateur, le temps créateur c’est l’éclatement de la division. Ce n’est pas l’unité des contraires. C’est l’éclatement de la division. C’est comment 1 se divise. L’élément clé de la contradiction, ce n’est pas la synthèse dialectique, ni la négativité. Dans l’idée de négativité, il y a l’idée d’un terme qui va se nier lui-même à l’intérieur de lui-même en engendrer un nouveau termz. Il y avait dans la pensée formelle de la dialectique chinoise, appuyée sur d’autres éléments, bien antérieurs à Hegel, il y avait cette idée que l’essence de la pensée dialectique ce n’est pas la négativité, la réconciliation, mais le procès de division. Comment advient du 2 là où il y avait de l’un. C’était ça le fond de l’affaire. Je proposerai de transposer ça à l’étage au-dessus : comment 2 donne 3 ? il ne suffira pas pour que 2 donne 3 que l’un des 2 se divise en 2 ! ce serait la solution de facilité. C’est plus compliqué. Ce serait une dialectique unilatérale si c’était ça. C’est un engendrement plus complexe. Mais on reste dans un certain espace de la pensée dialectique généralisé : 2 advient ou fait advenir 3, dans une précision particulière : le doublet monde / événement dans sa capacité créatrice effective, fait advenir un corps subjectivé, un corps inscrit dans une procédure vérité : vérité sujet corps, c’est le 3 qui advient à partir du 2. C’était sur le 2nd temps : appareillage formel. Il est la proposition d’une logique, aussi. D’une logique dialectique, qui consiste finalement à constater que pour avoir une dialectique complètement déployée, il faut avoir 5 termes. Il faut avoir 5 termes. C’est une opposition à la matrice élémentaire de la dialectique, qui en retenait 3, en réalité, bien que à la fin de la Logique, Hegel dit que c’est plutôt 4 : car le temps ultime de la recollection des 3 termes constitue un 4ème terme. L’absolutisation des 3 temps en constitue un 4ème. Encore un petit effort, et on en a 5 ! là où on disait 1 donne 2, on aura 2 donne 3, ce qui fera 5, dans une constitution finalisée qui est la constitution d’un nouvel appareillage de la liberté. Le 3ème temps, ce sera l’axiomatique de l’absolu, la possibilité, dans une configuration subjective réelle, de se confier absolument. Ce sera à ce moment là que nous parviendrons véritablement à ce que nous nous sommes proposés comme but, ie la possibilité de qch qui ne soit ni dans le nihilisme ni dans le relativisme, sans restaurer la métaphysique traditionnelle ni dispositif idéologique, et qui cependant soit dans le statut vérités éternelles, mais dans le statut immanent de la création des vérités éternelles. Cette axiomatique de l’absolu, ce 3ème temps, il va en réalité montrer qu’avec l’appareillage formel, on peut retraiter l’analytique de l’adversité, de telle sorte qu’on saisisse son point d’exception, qu’on saisisse ce point d’exception. Ce point d’exception sera ce à la recherche de quoi nous serons depuis le début, à savoir ce à quoi on peut se confier absolument. C’était le rappel général. Et je voudrais le retraiter directement, comme j’avais esquissé, à partir des

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textes de Char que vous avez. Je voudrais vous montrer simplement, à titre d’exercice d’appui, comment dans ces extraits des recueils de René Char, on peut trouver des maximes d’inspiration pour ces 3 tâches, points : analytique de l’adversité, appareillage formel, axiomatique de l’absolu. Montrer comment on peut se saisir du poème ou de la prose poétique en la circonstance pour rebondir sur les signifiants que je propose dans le cadre de la logique général qu’on s’est fixée. En ce qui concerne l’analytique de l’adversité, je vous propose de prendre le texte n°2. « certaines époques de la condition de l’homme subissent l’assaut glacé d’un mal qui prend appui sur les points les plus déshonorés de la nature humaine. Au centre de cet ouragan, le poète complètera par le refus de soi le sens de son messages puis e joindra au parti de ceux qui ayant ôté à la souffrance son masque de légitimité assure le retour éternel de l’entêté portefaix porteur de justice ». je ne fais que ponctuer ; - assauts glacés : associons immédiatement la fameuse déclaration de Marx dans le Manifeste selon laquelle le monde moderne, c’est la dissolution de tous les vieux liens dans les eaux glacées du calcul égoïste. Cette dissolution des liens dans les eaux glacées du calcul égoïste, elle est seulement en voie d’accomplissement aujourd’hui. Ceux qui disent que Marx s’est trompé, il s’est certainement trompé sur des tas de choses, mais pas là-dessus. Je ne sais pas comment il a pu voir ça en 1848 : il y avait encore un énorme monde rural, des tradition religieuses partout, des tas de mariages arrangés etc… La dissolution de tout dans les eaux glacées du calcul égoïste, c’est aujourd’hui qu’on commence à savoir à quoi ça ressemble. C’est aujourd’hui qu’il faut commencer à être marxiste ! On est au début de ce qu’il avait intuitionné. Ses grandes catégories : marché mondial, dissolution de tout dans les eaux glacées du calcul égoïste, homogénéisation de la planète sous le régime du capital, les gouvernements fondés de pouvoir du capital. On peut prendre la position qu’on veut : c’ets bien, marchons, on s’en fout, c’est la réalité, l’homme est mauvais il marche que au calcul égoïste. Pour Char, l’assaut glacé d’un mal. Lui juge, profère poétiquement : cet assaut glacé, il ne l’entérine pas. - les points les plus déshonorés de la nature humaine : c’est quoi, ça ? Les points déshonorés, c’est ce qui rend possible l’assaut glacé, qui prend appui sur. C’est évidemment ce qui réduit la subjectivité à son adaptation au calcul égoïste. Le point que lui, Char, déclare le plus déshonoré de la nature humaine, c’est ce qui réduit l’humanité au calcul de ses intérêts. Si on pense que l’humanité est un réseau systématique d’intérêts, on l’approprie au seul calcul égoïste. Ça c’est le point le plus déshonoré de la nature humaine. Il ne nie pas que ce point existe, il le déclare le plus déshonoré. Il entérine ceci que le régime général d’un monde qui dissout tout dans les eaux glacées du calcul égoïste, ie qui fait régner la marchandise comme alpha et omega de l’innovation humaine, eh bien c’est la réduction de l’humanité au fond à son segment inéluctable et réel d’animalité, si on entend par animalité la stricte réduction de la pragmatique humaine à la réalisation et au conflit des systèmes d’intérêts. Un certain marxisme a entériné ces aspects : un marxisme économiste ne s’est pas soustrait à la représentation de l’homme à partir des paramètres de l’intérêt. Ce que dit Char, et qui me paraît exemplairement vrai aujourd’hui, est qu’il y a réversibilité, réciprocité, entre la possibilité que règnent les eaux glacées du calcul égoïste, et la réduction supposée de la nature humaine à une nature entièrement interprétable en termes d’intérêts. - ouragan : au centre de cet ouragan. Pourquoi Char nous dit-il que cet assaut glacé… ouragan ? Car vous me direz il est en train de parler de la 2ème guerre mondiale, résistance, nazisme etc…. texte écrit en 42. Évidemment on peut dire ça. Mais la poésie va au-delà. Moi je l’interprète ainsi : en réalité, ce règne de la dissolution de tout dans les eaux glacées du calcul égoïste, approprié à la réduction de l’animal humain à sa stricte figure d’intérêt, installe la guerre. C’est un point important, car pdt longtemps un argumentaire du capitalisme démocratique libéral, a été que à la différence du fascisme, il travaillait à la paix. Encore Bush dit ça ! Par la guerre prépare la paix. Il y un élément de connexion, qui est que si on laisse librement se déployer le jeu des intérêts, on installe la paix. Voyez l’argumentaire : le libre déploiement des intérêts, c’est un élément naturel, contrairement au volontarisme ou décisionnisme communiste ou fasciste. C’est un élément naturel : il e va y avoir de conflits que naturel et on aura la paix. La guerre est programmée par les théoriciens volontaristes qui doivent imposer de force ou par la violence leurs représentations. En réalité, ce n’est pas comme cela : la souveraineté du capitalisme démo libéral installe la guerre, progressivement. Il installe la guerre. Pourquoi ? parce que en définitive, le règne des intérêts n’est pas pacifique. C’est finalement la loi de la jungle et de la puissance. Il est en définitive le principe hobbesien de la guerre de tous contre tous, il installe cette guerre, sous des formes rampantes, différenciées, mais en fin de compte c’est sa matrice fondamentale. Nous nous trouvons non pas dans un monde pacifié exclusivement ordonné à ses activités paisibles et ses jouissances privées, mais dans un monde où les tribus errantes sont aussi des tribus en armes. Et où une espèce de guerre civile rampante s’installe pour la possession des biens dont dépend la puissance. On va être au centre d’un ouragan. C’est une prévision. En 1942, il état au centre de l’ouragan. Char est un très grand poète

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résistant, au sens le plus immédiat du terme : chef militaire de la résistance maquisarde. Sa parole est au centre de l’ouragan, mais nous pouvons en tirer une leçon plus générale. - refus de soi et le sens de son message : qu’est-ce que c’est que un sens complété par un refus de soi ? Pourquoi dit-il cela ? On pourrait dire : refus de soi, ça signifie déjà refuser en tout cas les points les plus déshonorés de la nature humaine. Refus de soi, ça veut dire refus d’avoir pour norme le système de ses intérêts, de cette figure du soi identifiable aux intérêts. Refus de soi cela signifierait simplement un point minimal d’universalité qui est qu’on ne plie pas le sens à la dynamique de l’intérêt, on ne subordonne pas le sens, mais on va compléter le sens par le refus de soi. C’est une 1ère interprétation. Plus profondément, il faut dire que sens + refus de soi, le jeu du sens complété par le refus de soi, est au fond un sens qui n’est pas interprétatif, un sens qui n’est pas sous la loi relativisée que le moi donne au sens. Je le dis, car la doctrine selon laquelle il n’y a que des interprétations est l’adaptation relativiste de Nietzsche. Nietzsche a dit il n’y a pas de faits, il n’y a que des interprétations. Il aurait du se taire s’il avait su ce que ça allait donner ! Il n’a pas lu l’entendre, il est devenu fou avant, mais ça a donné dans une forme abâtardie le relativisme : chacun est maître du sens et chaque tribu donne son sens, son interprétation au sens Char : nous devons être dans une discipline du sens qui n’est pas une discipline herméneutique du sens. Quand le sens du sens n’est pas herméneutique, on peut dire vérité. Si le sens est indépendant de l’interprétation, c’est le sens vrai. Il veut dire que le poète, le poète ie n’importe qui, n’importe qui est au centre de l’ouragan doit produire de l’ouragan où se cristallise le monde moderne, quelque chose comme un sens non interprétatif, un sens qui n’est pas dans la variabilité herméneutique du sens. Voilà, ensuite il va se joindre au parti. Pourquoi prend-il ici parti ? Je crois que parti veut essentiellement dire ici une figure de la séparation. Le parti ce n’est pas une figure de totalisation ou d’une unité, mais de séparation : il se joindra au parti, au parti de ce qui ceux qui, c’est ceux qui se sont séparés au nom du refus de soi, du sens etc… Nous donnerons une interprétation très important et complexe de ce point. Je vous ai dit qu’on ne peut pas déployer une figure de la liberté nouvelle sans une nouvelle théorie du corps : toute liberté nouvelle est une incorporation, ça consiste à s’incorporer aux csq d’un principe. Être libre, c’est s’incorporer aux csq d’un principe. Principe et csq et pas fin moyen, c’est une liberté anti-kantienne. Etre libre, c’est s’incorporer à un corps nouveau, qu’on appellera corps post événementiel. Toute liberté est incorporation, et toute incorporation se paie d’une séparation. Vous avez à vous séparer de qch qui en un sens est vous-mêmes. toute incorporation est une séparation. Et parti est là le nom de l’incorporation comme séparation. C’est d’ailleurs le sens que j’en retiendrai. Il y a une conception du parti comme conscience de soi d’une politique, unité ou cohésion, je ne crois pas : parti doit être pris au sens de ce que toute incorporation requiert de séparation. Donc par exemple vous pouvez rejoindre le parti de votre amour, ie ce que toute incorporation amoureuse inclut de séparation. Les amoureux sont seuls au monde : ce n’est pas nouveau et c’est vrai, ils sont seuls. Ie en tant qu’ils sont dans leur amour, il y a qch qui les sépare du reste du monde. C’est une incorporation à qch qui est autre que chacun des amants. Ça existe comme vérité du 2. L’incorporation amoureuse est nécessairement une séparation. Il y a un parti de l’amour. Etre amoureux, en fin de compte, c’est adhérer au parti de l’amour, s’y incorporer au péril d’une séparation. Ce parti c’est le parti de qui ? - ceux qui ont ôté à la souffrance son masque de légitimité : nous retournons au début, car le masque de légitimité de la souffrance c’est toujours la position réaliste, la légitimation de la souffrance quelle qu’elle soit par la figure des moyens disponibles. On ne peut pas. La position de légitimation c’est toujours : on ne peut pas ! comme disait Rocard : on ne peut pas accueillir toute la misère du monde. C’est bien vrai. Mais personne ne lui demande ce qu’il pouvait ou ne pouvait pas. On ne peut pas distribuer nos richesses au reste du monde. On ne peut rien. C’est vrai, et c’est ça le masque de légitimité de la souffrance : on ne peut pas. Ou alors on peut envoyer des colonnes humanitaire qui calmeront la chose, ie son spectacle. Il faut ôter à la souffrance son masque de légitimité. C’est plus important que la montrer. Quand la souffrance est montrée, elle l’est du maintien de l’intérieur de son masque de légitimité : voyez comme c’est terrible on n’y peut pas grand-chose, ou même : soyez content d’être là vous êtes. C’est l’élément corrélatif inévitable du codage des situations par le rapport moyen – fin. S’il y a des situations de l’intolérable, elles ne peuvent pas être perçues dans le rapport moyens fin, elles doivent être extirpées du rapport moyen fin et être examinées du principe csq.. Dans ce cas, vous êtes tenus à l’impossible, c’est même généralement le cas. C’est la source de toute création véritable. Ça se termine par : le retour éternel de l’entêté portefaix porteur de. justice. Le mot éternel vient à sa place. Retour éternel veut dire que si vous avez fait tout cela, si vous avez pris acte de l’assaut glacé (dissolution de tout dans les rapports marchands) si vous avez vu que cette dissolution suppose une théorie de la nature humaine, donc une métaphysique de l’intérêt, une métaphysique darwinienne, si vous avez vu qu ceci est une déposition de la guerre et non pas du tout une instauration universelle de la paix,

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si vous avez su proposé dans cette circonstance et en vous tenant au centre de cette expérience qch comme un sens qui n’est pas une interprétation, si ce faisant vous avez assumé que la part de séparation que ceci vous inflige (l’incorporation dont le prix payé est la séparation), et si par là même vous avez dépossédé la souffrance de son masque de légitimité qui la couvre, alors qch va revenir qui est éternel. Qch reviendra à ce moment avec une indistinction entre revenir et apparaître. Revenir et apparaître sera la même chose. On ne saura pas si ça apparaît ou si ça revient. Ça apparaîtra comme si ça revenait, puisque c’est éternel. ce qui revient, c’est la justice. Le nom donné à cela, c’est la justice. Vous voyez comment nous parcourons, là, toutes les figures qui, depuis l’analyse de l’adversité, nous conduit finalement de l’intérieur à une figure de l’éternité comme retour, ie comme apparaître. On pourrait faire la même chose sur la question de la liberté et l’appareillage formel, en examinant selon les mêmes méthodes le texte 5 : liberté, vérité sujet et corps, et puis vous pourrez le faire aussi sur la configuration subjective, l’axiomatique de l’absolu, en regardant les textes 1 et 4, sur l’axiomatique de l’absolu. Elle n’est pas simple, mais est déployée dans ces textes. Vous pourrez ainsi continuer ce que j’ai à peine commencé aujourd’hui.

DECEMBRE 2004

Cette fois-ci je voudrais parler livre, livre mais en un sens qui propose une situation qui de surcroit nous intéresse, ou intéresse ce qui est ici notre propos. Le 1er livre dont je veux parler, c’est celui qui narcissiquement est le mien, à savoir le livre qui s’appelle le Siècle. C’est dans notre question, certains d’entre vous savent d’où il sort, puisque il correspond à 3 années de séminaire, 1998-2001. Autour de la charnière des 2 siècles ont été consacré au bilan du 20ème siècle, ce qui est récapitulé en 13 chapitres dans ce livre. Simplement, je vous lis la 4ème de couverture, qui vous donnera en écho et en anticipation la tonalité de ce livre : « le 20ème siècle a été jugé et condamné : siècle de la terreur totalitaire, des idéologies et utopies criminelles illusions vides, génocide, des fausses AG, des abstractions partout substituée au réalisme démocratique. Je ne souhaite pas plaider pour un accusé qui sait se défendre seul, je ne veux pas non plus comme Franz des Séquestrés d’Altona proclamer « j’ai pris le siècle sur mes épaules, et j’ai dit : j’en répondrai ». Je veux seulement examiner ce que ce siècle maudit, de l’intérieur de son propre devenir a dit qu’il était. Je veux ouvrir le dossier du siècle tel qu’il se constitue dans le siècle, et non pas du ôté des sages juges repus que nous prétendons être. Pour ce faire, j’utilise des poèmes, philos, pièces de théâtre, tout un matériel que d’aucun prétendent désuets où le siècle déclare en pensée sa vie, son drame, ses créations, sa passion. Je vois alors qu’au rebours de ce jugement prononcé, la passion, la passion du 20ème siècle n’a nullement été celle des imaginaires ou des idéologies, encore moins une passion messianique. La terrible passion du 20ème siècle a été contre le prophétisme du 19ème siècle, la passion du réel. Il s’agissait d’activer le vrai ici et maintenant ». Ça se trouvera, mais pas pour Noël, il est soustrait aux festivités. Il ne fonctionnera pas comme fin mais comme début ! Le 2ème livre dont je veux parler est celui de MBK, Événement et Répétition. Je ne sors pas complètement du narcissisme, puisque j’ai écrit la Préface, c’est un peu aussi comme une interlocution entre moi et moi-même. Il a sorti ce livre en même temps que l’Affect. C’est le même livre. Je vous lis les chapitres : ontologie, infini, représentation puissance événement, Hegel et la bonne présence, virtuel imagine et science, possible et imaginaire, virtuel et vérité, du sujet, sujet révélé, sexe et vérité, de l’événement de la jouissance à la jouissance de l’événement, épilogue : événement et relation. Comme la préface est de moi, ce livre est entre 2 adresses : la mienne à MBK, l’adresse de MBK à moi, qui est la réponse, à quoi ? à de sévères réprimandes ! Pourquoi je parle de ces 2 livres en même temps, et je les noue dans qch que je déclare être une signification d’actualité ? Eh bien parce que le livre de MBK est à certains égards une sorte de commentaire amplifié de l’EE, donc directement articulé sur ce que j’ai pu dire à un moment donné, et il en est en même temps une transmutation, transformation. Il y a des mot d’aujourd’hui ais aussi de Deleuze. C’est une méditation d’un jeune homme d’aujourd’hui sur qch qui a eu lieu et dont il a été brutalement saisi. Ce livre témoigne de ce saisissement et d’une construction propre. J’ai le sentiment curieux d’avoir été trempé dans un bain que je ne connais pas complètement, qui est qch d’aujourd’hui et dans lequel je figure à un titre qui est aussi une altération ,mais une altération au bon sens du terme. La manière dont je déchiffre ce symptôme (la parution quasi simultanée de ces 2 livres) c’est que est en train de se produire souterrainement qch comme le croisement en un point de 2 générations séparées. C’est pas un phénomène exactement filiation, si c’était filiation ce serait moins séparé. Ce serait l’enchaînement

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qui à 20 ans d’écart fait que le relais est pris par la génération qui suit. C’est un phénomène plus complexe, qui est la conjonction de 2 bords d’un intervalle finalement en partie vacant. Comme si il y avait eu la génération des années 60, appelons-là comme ça, et puis il y a eu autre chose, que je ne qualifierai pas, et puis il y a encore autre chose, séparé dans le temps par cette chose intermédiaire, et que cet autre chose demande au fond comme un abri et une transfiguration à ce qu’il y avait non pas immédiatement avant elle mais encore avant. Je suis convaincu qu’on peut l’observer dans de nombreux domaines. Je le prends là car c’est en quelque manière flagrant, courageusement explicite. C’est une revendication explicite : se reconstituer sur un horizon dont il a expérimenté que en trajectoire ce n’était pas le sien. Ça a aussi une signification politique : c’est un renouement ou une réinterrogation d’un épisode qui avait en quelque manière sombré ou était devenu obscur, et qui est repris, réinterrogé, réaménagé dans une dimension nouvelle. Nous sommes dans un moment… tout ce qui est important arrive au départ comme invisible, tout ce qui arrive en fanfare est insignifiant (Nietzsche a dit que les véritables événements arrivent sur des pattes e colombe, on le voit pas venir : ils vont s’emparer de la scène sans avoir été anticipés ou prévus). Dans cette dimension de la discrétion essentielle, je vois se configurer cela. Une transmission, mais entre transmission et création il n’y a pas de différence : quelque chose est repris, reformulé, à travers un écart. Ce n’est pas une transmission de type traditionnel entre paternité et filiation. Je vais encore dire que je suis le vieux, comme je l’ai dit la 1ère fois ici. Si on veut que ce soit paternel, c’est grand paternel. Et donc qch des adultes intermédiaires est court-circuité. C’est une dimension profonde de la jeunesse que le rapport à ce qui est 2 générations avant. Je le sens comme qch qui arrive, et qui va nous arriver, qui va nous arriver, ie le renouement historique de qch avec quoi ceux qui actuellement tiennent le haut du pavé avaient cru en avoir fini une fois pour toutes, et qui justement, et c’est sa loi propre, va réapparaître là où on ne l’attend pas, ie dans une figure de jeunesse improvisée. Observez finement les situations, et vous verrez que ce n’est qu’un exemple, dans le champ de la philosophie fondamentale. Cet exemple doit être pris vraiment comme emblème ou symptôme. C’est aussi dans notre méthode, qui est de prêter attention aux points presque invisibles de la nouveauté, ie à ce qui apparaît sans être dans la puissance de son apparaître.. Peut-être après tout est-ce là que commence réellement le nouveau siècle. Le siècle ne va continuer comme ça pendant longtemps, quand même. Ça ne peut pas continuer comme ça. Le nouveau siècle doit encore commencer. On est encore à mon sens dans le chaos de ce commencement, on est encore dans la nuit préliminaire, rien ne s’est encore vraiment levé. Imaginez que ce siècle continue comme cela pdt tout un siècle, ce serait une image du temps assez décevante. Mieux vaut penser que il se cuisine qch dans l’obscur du nouveau siècle, et que il va y avoir une levée, et cette levée sera une synthèse disjonctive (parlons comme Deleuze). Ce dont je vous parlais c’est dans cette forme là. C’est une synthèse, une conjonction, un art électrique entre 2 choses qui sont écartées, qui ne sont pas dans un régime de transmission naturelle. Peut-être cet écart ouvre-t-il quelque chose pour un siècle digne de ce nom. Reprenons notre grande trajectoire dans son moment inaugural et que j’ai appelé analytique de l’adversité. L’analytique de l’adversité est au fond qch comme constituer et trouver le nom de ce à quoi nous avons l’intention de nous soustraire. Trouver, nommer l’adversaire, mais à travers cette nomination identifier le champ auquel nous voulons nous soustraire de telle manière que qch de nouveau advienne, advienne à la pensée. Cette question est une question d’une grande complexité. Elle est d’une gde complexité, et quand on la traite comme une question simple on est immédiatement fourvoyé. Si on croit que le réel adversaire de ce qui doit venir comme figure de notre émancipation, de notre création nouvelle, de notre liberté, si on croit trop tôt avoir saisi ce qui s’y oppose, alors on ne saisira pas même ce que c’est qui doit venir. Il n’y a pas de pire errance dans la découverte de ce qui nous est imparti comme tâche, comme création, que d’identifier trop tôt l’adversaire, ou l’identifier de façon convenu, ie dans le registre de la banalité de son évidence. Cette question de l’analytique de l’adversité doit être prise dans sa complexité. C’est pourquoi nous pouvons partir d’un des énoncés de Char, dans le texte 4, qui nous servira un peu d’exergue. Je la redis : aussitôt que la vérité trouve un ennemi à sa taille, elle dépose l’armure de l’ubiquité et se bat avec les ressources mêmes de sa condition. Ce sont les 2 extrémités de la phrase qui m’intéressent principalement. C’est un point capital. Quand la vérité trouve un ennemi à sa taille, elle se bat avec les ressources mêmes de sa condition. C’est le même mouvement qui fait qu’on identifie l’ennemi et qu’on se bat avec les vraies ressources de sa condition. C’est une espèce de corrélation entre identification de l’ennemi et immanence vraie, qui est une corrélation frappante. Trouver l’ennemi à la taille de la tâche, trouver l’ennemi véritable, c’est la même chose ou c’est ce qui rend possible de travailler de l’intérieur des seules conditions du vrai. L’immanence de la proposition créatrice ou libératrice est liée, mais c’est ce

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lien qui est énigmatique, elle est liée à l’identification d’un ennemi comme à la taille de ce qui est en jeu. Philosophiquement, la corrélation étrange concerne une dialectique particulière de l’intérieur et de l’extérieur. Si vous avez découvert l’extérieur authentique, l’ennemi authentique, ce qui n’est pas vous, ce qui est hostile à ce que vous entreprenez, alors et du même mouvement, vous êtes à l’intérieur de vos propres ressources. Et inversement, nous le verrons, si vous êtes à l’intérieur de vos propres ressources, peut-être vous avez chance d’identifier l‘ennemi. Mais vous avez une corrélation entre intériorité et extériorité. Ce n’est que dans la justesse de l’… que vous avez chance d’être dans l’intériorité effective de ce que vous avez entrepris. C’est ça qui va nous intéresser un moment : éclaircir philosophiquement cette corrélation étrange entre l’immanence des ressources du vrai et la désignation véritable de l’ennemi. La question est d’autant plus compliquée qu’on ne peut pas partir de l’idée que cette question de l’ennemi est invariante. C’est un point assez essentiel. La question de l’ennemi est invariante. Si nous nous demandons : quel est par exemple l’ennemi de la science ? Prenons une procédure de vérité élémentaire, prenons ennemi, ressource propre. Évidemment, on pourra dire que en temps déterminé, l’ennemi de la science a été clairement l’obscurantisme religieux. La science elle-même s’est représentée à l’époque des Lumières dans ces termes ce qu’était son ennemi véritable. En dira-t-on autant aujourd’hui, non ? Ce n’est pas que l’obscurantisme religieux ait cessé d’être par bcp de côtés l’adversaire de la science, mais il a passé avec elle bcp d’accommodements possibles, finalement, et on pourra soutenir plutôt que le véritable ennemi de la science aujourd’hui, c’est l’empressement technique, c’est la soumission implicite et grandissante de la création scientifique à des impératifs immédiats d’effectivité, d’applicabilité, rentabilité etc… il est facile de se dire que l’ennemi sournois et à la taille de la création scientifique est moins cet ennemi archaïque qu’est. L’obscurantisme mais plutôt ce scientisme dérivé, capitalisé, que j’appelle l’empressement technique. Le fait que la temporalité scientifique est asservie à l’empressement technique. Ce que Platon appelait le long détour, le temps ne lui est plus laissé, ou consenti. C’est un changement de l’ennemi à la taille de la question posée. De même si on demande quel est l’ennemi de l’amour ? grande question ! quel est l’ennemi de l’amour ? On peut dire que ça a été pendant longtemps le familialisme archaïque, tous les récits étaient des rcits de contradiction entre amour et décision parentale, mariage obligé, et donc la liberté amoureuse avait à être conquise contre l’ordre de la circulation des femmes, l’ordre familial dans sa forme archaïsante. L’ennemi de l’amour a toujours été repéré de ce côté-là, dans les législations rétrogrades, les enfermement, et. il l’est encore. Mais est-ce cela qui est à la taille de la question aujourd’hui ? je ne crois pas. dans les pays où la question ne se présente plus ainsi, l’ennemi de l’amour est un sexualisme indifférent, le passage de l’échange restreint à l’échnage généralité. C’est le passage de la dimension familiale à la dimension commerciale de l’échange : tout le monde est sur le marché. De même que c’est l’empressement technique qui asservit aujourd’hui la nécessaire lenteur de la science, de même c’est la généralisation du sexualisme indifférent qui rend l’amour comme obsolète, qui en fait une figure détachée en vérité du sol de circulation sur lequel elle se trouve. Je dis ça pour montrer qu’il n’y a pas d’invariance de l’ennemi. L’analytique de l’adversité est une analytique des situations, elle n’est pas aisément structurale. C’est un point qui doit nous rendre attentif à la manière dont nous menons cette analytique de l’adversité. D’autant qu’on argue souvent des situations différentes pour légitimer des situations effectives. Par exemple on arguera des ennemis archaïques pour rendre invisible les ennemis modernes : c’est une technique propagandiste absolument courante. C’est tellement pire ailleurs ! mais notre ennemi c’est notre ennemi. La question de savoir si ce n’est pas pire ailleurs, ce n’est pas notre question c’est un argument inusable. Tenez vous tranquille car c’est pire ailleurs. Pourquoi nous tiendrions nous tranquilles parce que c’est pire ailleurs ? Nous sommes prêts à être avec ceux pour qui c’est pire ailleurs, bien entendu. Mais ça ne résout pas le problème que nous posons ici : quelle est l’analytique effective et contemporaine de l’ennemi ? Je voudrais commencer à propos d’un exemple archi-connu, c’est l’exemple platonicien de la détermination par Platon du sophiste comme ennemi propre de la philosophie, comme ennemi à la taille, précisément, comme dit Char. Platon dirait volontiers : une fois que j’ai eu identifié le sophiste comme ennemi à ma taille, alors j’ai pu travaillé dans les ressources propres de la philosophie. C’est comme ça que ça marche, chez lui. C’est pour ça que cette question est si importante, structure de nombreux dialogues, que les sophistes sont omniprésents, qu’un dialogue entier est consacré à la question du sophiste etc... Nous avons chez Platon un exemple canonique de ce que c’est qu’une analytique de l’adversité : détermination du sophiste comme ennemi propre et à partir duquel, dans l’identification duquel on peut examiner les ressources immanentes de cette nouvelle discipline que Platon va appeler philosophie. On peut énumérer très vite les opérations platoniciennes de cette identification du Sophiste à

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partir duquel on a l’ennemi qui rend possible l’immanence. D’abord c’est une identification discursive : sophiste, sophistique, ça va d’abord désigne un type de discours, un régime de l’énoncé. Il y va y avoir technique, des techniques, en réalité des techniques rhétoriques, argumentatives au sens rhétorique du terme, on va identifier des figures du relativisme indifférent, ces figures rhétoriques alignées à la possibilité de la démo de toute thèse et de tout contraire de toute thèse, et on va aussi identifier des appareils matériels (on est régime foucaldien : Socrate qui a tout fait a même fait du Foucault). La sophistique est un appareil dont on peut identifier les techniques, les figures types et les institutions matérielles. C’est ce que j’appelle l’identification par régime discursif. En vérité, quand certains disent : l’ennemi, c’est le libéralisme, c’est le néo-libéralisme. Si on regarde de près, c’est une couche discursive. C’est identifier, de façon un peu systémique, des techniques de circulation de capital, de cet ordre, des appareils matériels, des discursivités particulières (du type hostilité aux services publics, privatisations généralisées, modernisation financière), on est dans cette strate là, c’est une strate qui est identification de l’adversaire comme régime discursif, comme système d’appareillage. Mais dans le cas de Platon, ça ne s’arrête pas du tout là : il y a identification des figures. Ce n’est pas suffisant de polémiquer contre un régime discursif, il faut mettre en scène des figures. C’est la méthode du personnage conceptuel. Nous avons des noms propres, des personnages, des gens, ce n’est pas simplement un régime discursif : nous avons des types différenciés. Protagoras, très différent de Gorgias, très différent de Calluclès, et Calliclès Thrasymaque et Prodicos présentent des nuances importantes. Tout ça, ce sont les sophistes, mais dans une analyse typique qui en fait des personnages différenciés et pas simplement réductible à l’espace discursif dans lequel ils se tiennent. Un sophiste n’est pas réductible à qch qui serait la sophistique. Platon est convaincu qu’on ne peut pas avancer très loin dans l’identification du sophiste comme ennemi, pour l’immanence de la philo, si on s’en tient à une identification génréale. Il fait faire entrer en scène des différences typiques. C’est la 2ème strate. C’est comme si vous entrez dans l’analyse différenciée de Bush et de Chirac. C’est des personnages politiques de la mondialisation libérale, c’est comme Gorgias et Calliclès : l’un est méchant l’autre moins, l’un très puissant l’autre moins, l’un grande gueule morale l’autre grande gueule nationale. Il y a toutes sortes de différenciations, et ces différenciations (dans la construction générale de ce qu’est un sophiste) elles sont pertinentes, ce ne sont pas simplement des amusements extérieures. Pourquoi ? Parce que vous avez besoin d’une analytique des figures pour introduire dans la strate discursive sa multiplicité propre. C’est le niveau des figures qui va indiquer, qui va porter le fait qu’il n’existe pas de régime discursif intégralement homogène. Vous devez le saisir, y compris dans l’analytique de l’adversité, dans sa multiplicité singulière. Et si vous le saisissez pas cette singularité dans le multiple, vous allez la manquer. Ce qui est pour nous une indication importante : on ne peut pas s’en tenir à la strate discursive. Il faut tenir compte, intégrer sa diversité immanente, en l’occurrence des personnages, figrues, types, car on le verra l’ennemi est utile aussi par sa diversité. Dès qu’on a un ennemi à la taille, alors on peut travailler dans ses ressources propres. Sans ennemi il n’y a pas d’immanence. Mais comment, à quelles conditions, à quel prix ? Platon nous dit déjà : régime discursif, certainement, mais multiplicité typique. Il y a une 3ème strate, importante, mais qui va passer aussi à travers la question du personnage, qui est la question de la subjectivation. Ie bien entendu il y a multiplicité typique et strate discursive, mais finalement quelle est la production subjective de cet ensemble ? Alors là, ça passe par l’analyse du public, des effets publics, pas simplement du discours et des personnages qui portent ce discours. Mais de l’effet public de la discursivité portée par les personnages. C’est : quel type de subjectivation induit la sophistique chez les jeunes gens auxquels elle s’adresse. Pourquoi ça marche ? On ne peut pas comprendre si vous n’avez pas une doctrine de la subjectivation. C’est la 3ème strate. Et elle est très importante, car vous ne pouvez avoir de doctrine pertinente ou efficiente de l’adversité si vous ne comprenez pas que l’ennemi c’est aussi est aussi une figure de subjectivation. Quel type de figure de subjectivation ? Comment elle s’articule à celle que vous êtes, ou dont vous êtes porteur ? C’est un autre pb. Il faut toujours concevoir que ce que vous disputez à l’ennemi ce sont des sujets. Vous les lui disputez, ça Platon est merveilleux car il le met en scène. On va se disputer les jeunes gens avec Gorgias, Prodicos, Thrasymaque, Calliclès. On va se disputer les jeunes gens, avec toute la bande, mais si on se les dispute c’est qu’il y a la possibilité d’une subjectivité si je puis dire antagonique. Les sujets peuvent être partagés, divisés, en compétition avec la figure discursive portée par ces personnages typiques. Et enfin le dernier point, point tout à fait révélateur, régulateur et décisif, c’est à la fin des fins le régime d’incommensurabilité. Il y a entre le sophiste et Socrate un moment où il faut faire apparaître un point d’incommensurabilité. Qu’est-ce que j’appelle un point d’incommensurabilité ? c’est un point qui fait que à un moment donné, vous n’avez plus d’espace discursif ou d’espace de pensée dans lequel entre le sophiste et vos il y ait une mesure commune. Il faut parvenir au point où il n’y a pas de mesure

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commune. C’est bcp plus que de dire qu’il y a une contradiction. En réalité, dans la tradition dialectique, la contradiction est une mesure commune. Sa maxime est l’unité des contraires. Si vous avez unité des contraires c’est que à l’intérieur même de la figure antagonique de la contradiction vous relevez une figure commune. Tandis que dans le cas de la construction platonicienne de l’ennemi, il faut parvenir au point où il n’y a pas de mesure commune, et par csqt il n’y a même pas de contradiction à proprement parler. Je ne dis pas que ce soit simple à comprendre C’est de cela qu’il s’agit : qu’est-ce que c’est qu’un rapport qui n’est pas même un rapport fut-ce dans la forme de la contradiction ? Ce point c’est lui qui est construit avec les strates antérieures : - à travers l’élément discursif, l’élément des discours - à travers l’élement des figures (la confrontation des figures) - la confrontation des subjectivations (là c’est le public va se prononcer). A travers tout cela, vous devez construire un point d’incommensurabilité. A ce moment là, vous êtes renvoyés à l’immanence, car s’il y a un tel point, vous ne pouvez le faire valoir qu’à l’extérieur de ce qui vous a été donné comme ennemi et dans une intériorité stricte à votre procédure. Je voudrais citer sur ce point, car il est décisif… Nous ne sommes pas dans le schéma dialectique, dans sa figure traditionnelle. Nous ne sommes pas dans l’unité des contraires ou structuration en négativité de l’espace commun de la contradiction. On est dans cette idée de l’ennemi essentiel, corrélé à l’immanence. On part de la contradiction, elle n’est que le point de départ. Il y a contradiction, car il y a des sujets disputés, il y a des discursivités contradictoires, des arguments pour et contre. On part de la contradiction, mais on part non pas du tout pour qu’elle soit relevée, synthétisée, mais pour qu’elle soit abandonnée. Le point d’incommensurable, c’est ça, c’est quand on s’aperçoit qu’il n’y pas même la contradiction qui puisse nous lier à l’ennemi véritable, l’ennemi authentique. Dans les dialogues de Platon, en particulier pour Calliclès et Thrasymaque, ça prend la forme suivante : l’adversaire est obligé de se taire. A un moment donné, il se réfugie dans son coin en bougonnant. C’est curieux, vous remarquerez que les sophistes ne reconnaissent pas leur défaite. Ils auraient du être illuminés par l’universalité ascendante de l’esprit, et après une bataille sévère, passer dans l’élément nouveau qui ferait qu’ils reconnaîtraient leur défaite. Ce n’est pas ça : il part dans son coin, il est exactement comme au début. Il n’a pas changé, l’un n’est pas défait et l’autre victorieux. Vous n’avez pas un espace contradictoire. Vous avez en réalité la constitution d’un nouvel espace non contradictoire, qui est l’espace de l’immanence philosophique, à l’extérieur duquel a été progressivement déjetée ou déplacée la figure antagonique, la figure de l’ennemi. C’est ce que j’appelle la construction du point d’incommensurabilité. C’est probablement la plus grande question politique qui nous est posée. La grande question est : y a-t-il un équivalent en politique de cette construction du point d’incommensurabilité ? Les notions de rapport de force, de rivalité pour le pouvoir, de triomphe électoral, ne sont pas pertinentes. C’est comme si Socrate disait à la fin d’un dialogue : votez pour moi ou pour Calliclès : ce ne serait pas adéquat, ce n’es pas la procédure. S’il était élu par 82% des voix, on n’aurait pas le sentiment qu’il ait vaincu de son point de vue. Le point n’est pas d’obtenir l’assentiment des jeunes gens, mais de les installer ailleurs, ie que à un moment donné ils soient eux-mêmes constitués à partir du point d’incommensurabilité. Cela va se manifester par le fait que finalement ils vont laisser le sophiste dans son coin, tout seul, ayant perdu la capacité de continuer la discussion. Donc discours, figure, subjectivation et incommensurabilité. C’est la position fondamentale qu’on peut descriptivement tirer de Platon. Mais il y a un point surnuméraire, très intriguant, qui est le point de ressemblance. Quand on lit naïvement les dialogues de Platon où Socrate discute avec les sophistes, quand on les lit, ce qu’on trouve c’est des moments où ils sont indiscernables. Pour ce qui est d’utiliser des arguments tordus, des sophisticailleries invraisemblables, étymologies douteuses, des causalités inopérantes, Socrate est imbattable ! il y a des moments entiers où on se dit : est-ce qu’il n’est pas simplement en train de jouer au plus malin avec l’autre. A sophiste, sophiste et demi. Si tu veux t’engager sur une controverse nébuleuse pour savoir si le juste est plus heureux que le fort ou le contraire, tu vas me trouver ! Il y a des passages où il est en train de rouler l’autre dans la farine par des méthodes extraordinairement douteuses ! il faut intégrer ça à la question. Quelle est la position de la ressemblance avec l’ennemi désigné ? L’ennemi ce n’est pas n’importe qui. Il nous est intimement nécessaire, et en plus il varie, il n’est pas structurellement désigné. Donc une partie de la possibilité de l’immanence pratique est suspendue, semble-t-il, à la désignation et à la constitution essentielle de cet ennemi là. En un certain sens, sophiste, on n’est pas sur que ça existait vraiment avant Platon, comme catégorie, comme désignation, comme nom, donc comme entité unifiée. Il y avait des gens de toute sortes qui se baladaient et se faisaient payer pour apprendre aux jeunes gens à tenir des beaux discours dans les assemblées politiques. Mais c’était comme ça. La

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constitution de l’ensemble de ces gens sous le nom de sophiste comme une catégorie pertinente au regard de laquelle l’immanence philo va se déployer est un opération platonicienne. On peut soutenir que les sophistes n’existent que par la rétroaction de l’opération par laquelle la philosophie les constitue comme ennemi propre. C’est ce qui a fait leur singularité historique. Quand on dit : tu es un sophiste, on est l’héritier d’un marquage inaugural par lequel on veut dire tu n’es pas dans la vérité, tu raisonnes de façon fallacieuse etc… ON au une constitution. Ce point de constitution se fait sur un horizon de ressemblance ou proximité. Il ne se fait pas dans la figure de l’éloignement le plus grand, pas du tout. On aurait pu penser que la philo allait se constituer contre les magicien ou contre le discours religieux officiel. Ce n’est pas ce qui se passe, elle se constitue contre la figure du sophiste qui lui est particulièrement proche, au point que quantité de gens intègrent la sophistique dans l’histoire de la philosophie, comme une des possibilités ou des virtualités que les grecs ont ouvertes. Il y a des thèses de Cassin, et déjà de Nietzsche. Nous devons ajouter aux 4 caractérisations discursives, figurales, subjectivantes et d’incommensurabilité, une détermination supplémentaire et paradoxale, qui est que ceci se fait dans l’élément de la proximité. Ceci se fait par qch qui par certains traits est comme vous, vous allez le situer dans l’extériorité la plus radicale, le constituer comme votre ennemi, mais sur un fond originaire de ressemblance. Autrement dit, les ennemis fondamentaux sont des proches. Les ennemis mortels sont des proches. Tout le monde le sait ! Qu’est-ce qu’on en a affaire, des gens qui sont loin ! Ce sont peut-être des ennemis, mais si on n’est pas au contact… A un moment donné, l’ennemi absolu de Robespierre, ce n’est pas du tout le monarque prussien ou russe auquel on fait la guerre. Mais l’ennemi véritable, l’ennemi intime, c’est Danton. Celui qui est tout près. Ça ça s’est répété constamment. Même là, dans le cadre de R et D, c’est en stratégie, mais comme vous savez ça se répète en farce. Quel est l’ennemi intime et quotidien de Chirac ? Quel est celui auquel il ne cesse penser ? Ce n’est pas ce brave Hollande, quand même, c’est évidemment mais le ténébreux Sarkozy. Si la guillotine était encore là, c’est lui qui y passe ! C’est la répétition en farce de ce qui s’est passé en tragédie dans les révolutions, mais l’ennemi dans la situation ie celui qui constitue votre immanence détaillée, véritable, est dans un régime de proximité. Ie vu du dehors, il est votre semblable. Vous imaginez que pour un émigré parti à Londres vers 1790, les différences entre Robespierre, Hébert et Danton, c’était de la dentelle, c’était un ensemble de gougnafiers épouvantables, et s’ils s’entretuaient tant mieux. En situation il y a toujours un moment où la construction du point d’incommensurabilité se fait dans l’élément de la proximité. Il y a bcp d’exemples terribles de ça. Exactement comme René Char en témoigne lui-même : les épisodes les plus terribles, les plus dramatiques de son être de résistant, c’est la confrontation avec les traîtres locaux. Les Allemands bien sûr, mais les traîtres et les miliciens, voilà la grande affaire. Et toute résistance tue plus de collabo que d’envahisseur. C’est une loi générale. Pourquoi ? Car sans le collaborateur, l’envahisseur n’est rien, tout le monde le sait, il ne tiendrait pas le coup, quelle que soit la situation ou le pays. Il tiendrait le coup un moment. Et en même temps il est le proche, il est celui qui est d’ici. C’est avec lui que le procès de construction de l’immanence de la résistance va se faire. La résistance doit faire savoir qu’on ne doit pas être collaborateur. Et elle le fait savoir par les moyens qui sont les siens. Si elle n’est pas en état de rendre impossible ou absolument terriblement coûteux d’être collabo, elle ne se constituera pas comme résistance subjectivée, comme résistance effectivement reçue comme telle, et identifiée comme telle dans l’espace du pays. C’est des points importants, qui concernent la question de la constitution de l’ennemi. Il y a 4 traits plus un : - il y a discursivités incompatibles ou contradictoires - il y a des figures hétérogènes - il y a des subjectivations partagées, opposées - il y a la construction d’un point d’incommensurabilité qui va trancher le rapport entre immanence et adversité - il y a en plus ce point de proximité, énigmatique et rationnel qui fait qu’on peut dire que la construction de l’ennemi, de l’adversité, est au fond la combinaison entre proximité et incommensurabilité. C’est la dialectique véritable, qui n’est pas une dialectique : produire une combinaison entre extrême proximité et incommensurabilité. L’existence d’un point d’incommensurabilité n’est lisible comme point que s’il sépare une proximité. Finalement, il y a un moment où c’est d’une coupure dans la proximité que se déploie l’incommensurable, ie la condition sine qua non pour qu’il y ait espaces hétérogènes, ie qu’il y ait immanence réellement séparée, qui n’a plus affaire, qui n’a plus affaire qu’à elle-même, ses propres ressources, par rapport à une extériorité adverse. On peut appeler ça la différentielle, dans l’analogie mathématique : de l’ordre de l’infinitésimal et de l’ordre de la différence ou de la coupure. C’est qch qui combine un élément de continuité et élément de discontinuité. Qch qui opère au plus près et opérant au plus près constitue le plus loin.

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On peut récapituler tout ça ou le lire autrement en regardant de près la définition que Platon donne du sophiste. Car ceci aboutit à une définition explicite de l’ennemi, du sophiste. Vous la trouvez à la fin du dialogue qui s’appelle le Sophiste. Ça en est l’avant-dernière phrase. La dernière phrase, c’est celle du béni oui oui de service, à qui on demande : est-ce que c’est pas ça la bonne définition ? et qui répond certainement ! C’est une péroraison dont l’intensité dramatique est un peu faible. Mais Platon dit : cette fois, cette question du sophiste, je l’ai réglée. On termine par une définition explicite et puis parfaitement. Avant, la question du sophiste est errante, omniprésent et errante : on a discursivité, les figure, les ressemblances, le point d’incommensurabilité, mais tout ça est dans le multiple. On a Thrasymaque, on a Calliclès, on a Protagoras, on a Gorgias, traités différemment. Protagoras et Gorgias sont traités avec grand respect, Calliclès et Thrasymaque pas du tout. Le Sophiste est un dialogue tardif. Là il a l’intention de dire que c’est réglé, car je vous donne une définition. Cette définition, je vous la donne. On va voir si vous vous allez dire parfaitement. Je l’ai retraduite, d’habitude on y comprend rien. « Voici les ingrédients de ce dont on peut dire que c’est dans la plus certaine acception de la formule la « race et le sang » (citation homérique) du sophiste authentique. Une technique de la contradiction qui, assumant la part ironique de ce qui ne se fonde que sur l’opinion, relève de la mimétique ; et qui, assumant la dimension du simulacre, relève de la production des images. En somme cette section de la production anthropologique qui, dépourvue de tout caractère divin, situe dans les seuls discours sa magie propre ». Et l’autre dit : ah ben oui ! C’est un veinard ! Et je vous assure que j’ai vraiment clarifié la chose ! Qu’est-ce qu’il y a là dedans, dans cette définition ? Vous voyez bien que on repère comme ça toutes les strates. - c’est en 1er sens un certain régime discursif (c’est une certaine technique de la contradiction) c’est aussi une certaine technique de l’ironie (qui est un propos de proximité, vous connaissez l’ironie socratique) et cette ironie est une ironie singulière, car elle est du côté de l’opinion. Ça c’est l’aspect régime discursif. - par ailleurs, c’est qch qui du pont de vue de sa typologie et de ses figures subjectives renvoie à une zone de l’imaginaire. C’est à la fois une certaine disposition de l’usage des images, assumant la dimension du simulacre, et c’est aussi un certain régime de production des images. C’est la fois instrumentation et production des images. Donc on pourrait dire que le type sous-jacent est en définitive la captation par l’image. - enfin, le point d’incommensurabilité est ici donné dans la formule très curieuse que c’est anthropologique et pas théologique. C’est là que c’est vraiment incommensurable à ce que va être la philosophie. Et ce caractère anthropologique se manifeste comment ? par le fait que les effets magiques, les effets thaumaturgiques de la sophistique se situent exclusivement dans les discours. Donc il y aun lien entre le fait que ça se situe que dans les discours et le fait que ça n’a aucun caractère divin. On reconnaît le système général des traits, et aussi points de ressemblance. - une technique de contradiction, ça existe chez PLaton - la part ironique ça existe aussi, - la production des images, on en trouve tant qu’on veut chez Platon, mythes, images allégories. donc la thématique de la ressemblance est aussi donnée. Et le point d’incommensurable est réduit dans le texte tel qu’il est … Vous remarquerez qu’on n’oppose rien aux images : le texte ne fait aucune allusion au fait que c’est du côté de l’image et pas du côté de l’idée, ou que c’est du coôté de l’image et pas du côté du réel. Non. On dit simplement : c’est du côté des images. Le point d’incommensurabilité, il est juste sur c’est anthropologique et c’est dépourvu de tout caractère divin. C’est la conclusion dernière de Platon sur les sophistes, jusqu’aux Lois. Les Lois ce sera plutôt de l’ordre : finalement, les sophistes, ça relève de la peine de mort. ça sera pas rigolo. Là on est encore dans la coexistence définitionnelle. Le vieux Platon, les sophistes ça relève de la loi : évolution importante et ténébreuse. La question est réglée par une définition où on reconnaît les traites constitutifs de la définition platonicienne de l’adversaire et finalement la concentration de ça sur la combinaison entre incommensurabilité et proximité, qui est au fond ici la coexistence de l’ironie, commune aux 2, donc de cet aspect du traitement de la langue qui se distancie de son usage courant, qui se met à distance de l’usage courant de la langue, c’est l’ironie. ça c’est en partage, avec le point d’incommensurabilité qui passe entre discours anthropologique ou discours humain et élément divin. Il faut faire avec ça, c’est ça la construction. La conclusion qu’on peut en tirer de prime abord, la conclusion, c’est que la définition platonicienne du sophiste, si on la rapport à notre travail, qui est de savoir quel est le rapport entre constitution ennemi et constitution immanence, sur cet exemple on voit que à la fin des fins ça se resserre, ça se resserre autour de l’identification du point de ressemblance principal et du point d’incommensurabilité décisif. Ou est-ce que c’est la même chose, et ou est-ce que cependant c’est pas la même chose. C’est obscur car rien ne prépare à ça : dans la définition, le point d’identité c’est ironie, le point d’incommensurable c’est le divin. On n’est pas aidé !

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On n’est pas aidé. Le divin, en plus il n’en a pas été question avant dans le reste du dialogue. Il arrive comme un cheveu sur la soupe. Il signifie autre chose, ça désigne la totalité du lieu nouveau à édifier. C’est le nom de l’immanence philo. C’est la seul qu’on trouve, qch de divin, qui n’est pas réduit au langage, qui n’est pas réduit au langage, c’est ça qu’il s’agit de constituer dans l’extériorisation du sophiste. Ce que nous dit Platon : c’est si vous voulez autre chose que la sophistique, identifier le sophiste comme adversaire, vous devez vous établir dans une registre qui est à proprement parler inhumain. C’est ça : c’est l’inhumanité constitutive qui est désignée négativement comme ce qui n’est pas anthropologique. Et qui est désignée positivement comme élément divin. Mais ça ne se rattache nullement à un dieu. En définitive, la leçon de tout cela c’est que au fond le sophiste c’est quoi ? c’est la pensée réduite à l’anthropologie, c’est la pensée réduite à l’humanité, c’est la pensée entièrement rassemblée dans l’élément de l’humanisme. C’est les discours, les opinions, l’anthropologie. C’est ça la sophistique. C’est pas que ce soit faux, l’élément important. La question du faux n’est pas vraiment désignée : il y a l’image, le simulacre le faux semblant, c’est pas opposition vrai et faux, c’est la question de l’opposition anthropologique et du divin. C’est autre chose, et ça désigne ce mouvement par lequel pour qu’il y ait philosophie, il faut que la pensée ait affaire à autre chose que l’anthropologue. Pour qu’il y ait philo, il faut désigner comme ennemi de la philosophie quiconque considère que l’immanence aux discours humains est suffisante. Pourquoi j’insiste sur ce point ? parce que c’est un problème contemporain. Que pouvons nous envisager, tolérer, accepter ou ne pas accepter comme figure immanente à la pensée de l’inhumain ? Nous verrons que à la fin des fins, tout le problème est là. Tout le problème de la constitution de l’adversité, de l’immanence c’est : quel est exactement la figure d’inhumanité appropriée à la situation contemporaine de la pensée, qui constitue en réalité l’opinion dominante contemporaine (humaniste, démocratique etc…) comme en réalité une sophistique contemporaine ? Le paradigme platonicien est non répétable mais il nous indique métaphoriquement ce point : en définitive, la séparation à opérer, qui se donne dans la constitution de l’adversaire, c’est toujours en fin de compte lié aux figures transhumaines de l’humanité (alors c’est une question entièrement ouverte par N dans la question que homme doit être surmonté, que la figure de l’homme sans Dieu est le surhomme, c’est aussi un motif récurrent du 20ème siècle, à savoir la thématique communiste de l’homme nouveau, mais l’homme nouveau est celui qui surmonte l’homme, qui traite l’homme comme un matériau, l’homme capable de traiter l’homme un matériau, cela est obsolète aujourd’hui, vaincu, périmé mais ressort sous la forme d’une question). S’il est vrai que philosophie en un certain sens veut dire la capacité transhumaine de l’humanité, la capacité de la pensée à intégrer à elle-même, dans les créations qui sont les siennes, qch qui n’est pas déjà là dans l’humain. Ou si vous voulez le passage de l’humain comme donnée à humain comme programme, ou comme possible. C’est déjà à l’œuvre dans la définition très singulière de la sophistique ramenée d’une certaine façon à une anthropologie et délimitée à l’extérieur de la philosophie à partir du seul critère qui fait que e l’anthropologie est insuffisante. A partir de là, nous prenons un virage pour nous instituer dans des parages plus contemporains. Quelle est la difficulté considérable dans le monde contemporain de ce propos de cette constitution de l’adversité ? Les noms pour désigner l’ennemi il y en a tant qu’on veut, dans les 2 camps. Vous pouvez dire : capitalisme, mondialisation, libéralisme. Ce qui se rassemblera philosophiquement dans l’idée que l’ennemi a pour forme générale le système économique. De l’autre côté, l’ennemi c’est étatisme, archaïsme, contrôle, impôts, services publics rouillés, fonctionnaires en surnombre, travailleurs qui ne font rien et chômeurs trop payés. Il faut que la modernisation y mette fin. Dans ce cas là, ce qui est identifié comme ennemi, c’est au fond toute les formes pas lesquelles les taches centrales de l’État est conçu comme de remédier tant bien que mal aux inégalités. Ce qu’on pourrait appeler le caractère fonctionnel de l’État dans le champ de l’inégalité sociale. C’est l’ennemi absolu. La tache de l’État n’est aucunement de se faire le rebouteux des inégalités, et que au contraire il doit laisser le champ ouvert à la dynamique générale, certes inégalitaire mais productive. Si vous êtes du côté de l’homogénéité républicaine, par exemple, vous allez avoir comme nom de l’ennemi : lobby, communauté, privilèges, classes etc… Vous allez vous en prendre à ce qu’on pourrait appeler les modules de la représentation, les particularismes et la représentation des particularismes. Si vous êtes. De l’autre côté, vous allez dénoncer l’homogénéité abstraite, égalitarisme, le mélange inconsistant. Vous désignez l’ennemi dans les figures de la présentation immédiate de la multiplicité. On peut donc dire et trouver des noms en pagaille (cf les listes au dessus), qui à chaque fois se présentent comme constitution de l’adversaire, mais on pourrait déjà proposer des schèmes synthétique : système économique, représentation, présentation, centralisation. Ce sont des schèmes qui subsument des mots empiriquement utilisés pour la désignation de l’adversaire. Donc on ne peut pas dire que le champ général de l’analytique e l’adversité soit

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dépeuplé. Il est au contraire surabondant aujourd’hui, et c’est une caractéristique de la situation présente que cette surabondance. Quelle est la difficulté ? La difficulté n’est donc pas qu’on aurait affaire à un univers fermé et totalité à l’intérieur duquel les désignations conflictuelles et la désignation d’ennemis seraient absentes. Ce n’est pas du tout le cas, en apparence. La difficulté considérable, c’est que l’opposition est un concept interne de l’ordre existant, et c’est même un concept majeur. S’opposer à, constituer un adversaire, c’est expressément une thématique immanente à l’ordre existant. Et en politique, nous le savons, en définitive le jeu est le jeu de la majorité et de l’opposition. Par définition elles s’opposent. On connaît les catégories subsidiaires de tout ça : droite te gauche, on peut les extrémiser, pousser le gauche jusqu’à l’extrême gauche et la droite jusqu’à l’extrême droite. Mais en un certain sens, la règle du jeu est la même. La droite va faire propagande sur le fait que la gauche fait le lit de l’extrême gauche, la droite va faire propagande sur le fait que la droite fait le lit de l’extrême droite. Donc les 2 extrêmes jouant leur jeu propre vont chercher à montrer simultanément à montre qu’ils sont l’identité véritable de la droite ou de la gauche, comme le dit l’adversaire, et vont tenter de s’allier avec leur voisin pour avoir une chance de participer au mouvement général. Ce jeu à 4 est un sport dont on peut décrire les règles formelles, véritablement. Vous avez les dualités constituantes et leurs extrémismes propres. Et vous verrez que toute figure extrémiste est constamment divisée, c’est ce qui fait son instabilité, entre la nécessité de s’identifier elle-même comme étant l’essence du voisin opportuniste, et en même temps la nécessité de s’allier avec lui pour conquérir des positions de pouvoirs. C’est pourquoi les extrêmes sont instables, car il est de leur essence de jouer le même jeu, mais de le jouer dans une dimension qui fait qu’elles sont nécessairement tiraillées entre un essentialisme qui fait qu’elle se présente comme l’essence de l’opposition, la seule vraie opposition. L’extrême gauche n’est jamais que la vraie gauche. Ça c’est l’essentialisme. D’un autre côté, si on ne s’allie pas avec la gauche, on est un peu seul. Même chose pour l’extrême droit, la ligne fondamentaliste : on est l’extrême droite, ie l’essence éternelle de la vraie droite. La droite est à gauche. Oui, mais si on veut devenir président du conseil général il faut se rallier à la droite. Ce jeu là est significatif d’un point qui est propre à notre univers politique depuis un siècle, sous des formes différenciées, qui est que l’opposition, l’identification de l’adversaire, est interne au système politique. On pourrait montrer que ce n’est pas seulement une question politique. Par exemple, en esthétique, s’opposer à l’esthétique dominante est interne à l’esthétique contemporaine. Il n’y a pas de possibilité d’un propos esthétique qui ne soit le propos de subversion de l’esthétique existante. En réalité, là aussi, l’opposition est immanente au procès lui-même comme définissant son essence. Ce n’est pas du tout comme chez les classiques. Les classiques étaient sous l’idéal d’imiter des anciens paradigmatiques dont ils avaient admis une fois pour toutes qu’ils étaient beaucoup mieux qu’eux, et qu’on pouvait tout au plus essayer de les répéter. Au contraire, aujourd’hui, n’importe qui qui se lance doit faire la preuve qu’il subvertit radicalement tous les modules antérieurs de la représentation. La subversion est l’essence du propos, constitutive de son essence. Et en vérité, en économie, par exemple, s’opposer au capitalisme est absolument anodin. En vérité, qui ne s’oppose pas au capitalisme ? Moi, je n’ai jamais rencontré un procapitaliste réellement convaincu. Des gens qui disent que le capitalisme a fait la preuve qu’il était bcp mieux que le reste, ça oui. Mais c’est l’argument du pire, pire ailleurs. Mais les gens qui disent : vraiment les inégalités induites par le capitalisme c’est bien, c’est ça qu’il faut, le fait qu’il y a des riches et de pauvres c’est formidable, plus les riches sont riches plus les pauvres sont pauvres, mieux c’est. Donc tout le monde est opposé au capitalisme ! c’est anodin, et s’opposer au capitalisme ne lui fait ni chaud ni froid. Il peut vendre à des gens qui n’ont pas d’accord avec lui, et qui d’ailleurs en général se bousculent pour acheter. Je ne connais pas non plus bcp de gens qui au nom du fait que l’économie est capitaliste aient renoncé à s’acheter des choses. Il paraît qu’il y a quelques américains qui vont tout nu, dans l’Oregon, comme ça, dont la doctrine est : « n’achetons plus rien ». Ils n’ont pas fait s’écrouler la citadelle. Mais ça doit être des gens sympathiques j’aimerais en connaître un. C’est peut-être la 1ère fois dans l’histoire de l’humanité que à ce degré là, l’opposition à l’ensemble des figures stéréotypes ou établies de l’ordre est en un certain sens interne à cet ordre. C’est ce qui a fait dire à certain qu’on est dans la fin de l’histoire, certains hégéliens naïfs : à partir du moment où la contradiction est entièrement intériorisée et où elle devient la loi de l’exposition même de la chose, c’est qu’on est arrivé à l’absolu. La contradiction est intériorisée de telle sorte qu’elle peut se déployer et s’exposer librement comme essence de la chose. Donc si finalement l’essence du pouvoir politique, c’est qu’il y ait une opposition à ce pouvoir politique, c’est en un certain sens le pouvoir politique définitif. C’est ce qu’on nous dit d’ailleurs : c’est la formule politique définitive. Personne pour l’instant n’ose en proposer une autre : personne ne dit ce système politique est un système politique que je veux détruire. On peut dire : je vais l’arranger, mettre du social, on va être moins méchant, mais quant au système politique lui-même, non. L’époque où il y avait des gens qui

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disaient : non, on est pour la dictature du prolétariat, ça paraît nébuleux, c’est renvoyé à des temps préhistorique. On peut imaginer, on peut faire l’hypothèse qu’un système qui a intériorisé les figures négatives qui sont les siennes et qui peut exposer ses figures négatives dans la liberté de sa propre essence, il a réalisé dans l’histoire une formule qui est une formule définitive. Alors, du coup, si réellement la constitution de l’adversaire est une question de point d’incommensurabilité, alors la voie ou la formulation de ce point paraît difficile. S’opposer à l’ordre, aujourd’hui, qui est aussi un désordre, mais peu importe, s’opposer à l’ordre à mon avis aujourd’hui ne le constitue pas, cet ordre, comme adversaire, au sens où on en a parlé. Et ceci à mon avis quel que soit le degré de cette opposition. Par exemple, il est absolument frappant que les figures contemporaines du terrorisme, qui poussent donc l’opposition à cet ordre semble-t-il à sa forme maximale, ne génèrent d’aucune façon une représentation affirmative. On a toutes les raisons de penser que en dépit de l’extraordinaire violence contingente de ce type d’action, elle est en dernier ressort uniquement la forme absolument extrémiste d’une opposition, mais elle lui est immanente au sens où au fond elle ne fait que légitimer qu’il puisse être aussi dans l’ordre de la guerre. Mais on ne voit pas que ceci expose, et d’ailleurs aucun des acteurs ne prétend qu’il en est ainsi, que ceci expose une systématique ou une construction politique qui serait réellement d’un ordre distinct. Encore bien moins un système de production et répartition etc… qui serait réellement d’essence différente. On est donc dans une situation tout à fait extraordinaire, qui est que les intensités de l’opposition sont finalement indifférentes à une réelle constitution de l’ordre existant, comme polarité au sens où nous en parlions, ie polarité comme capable de produire un nouveau régime de l’immanence. Finalement, la voie oppositionnelle, dans son sens le plus large, fût-ce sous des voies radicales, semble être fermée. La déclaration d’opposition et les pratiques d’opposition à l’ordre existant, dans leur radicalité la plus saisissante, ne constituent à vrai dire pas, semble-t-il, d’apparition ou de constitution d’une immanence nouvelle. Ça peut constituer des aléas, des péripéties, y compris sanglantes, des poches de désordre extraordinaire, mais pas un régime d’immanence dans une contre-proposition affirmative, qu’on puisse précisément déplier à partir de cette constitution de l’ennemi. Ça nous amènera à un point que j’anticipe un peu qui est l’examen de la catégorie qui aujourd’hui se présente comme alternative à celle d’opposition et qui est la catégorie de résistance. Comme vous le savez, il est aujourd’hui largement répandu que si l’opposition en effet est reconnu interne à l’ordre auquel elle s’oppose ou déclare s’opposer, on pourrait changer de nom, ne plus se réclamer effectivement pour constituer l’ennemi d’une opposition (voie qui paraît fermée, consensuelle) mais d’une résistance qui déplacerait le régime du conflit de te sorte qu’elle ne serait pas précisément dans le piège de la figure oppositionnelle. J’examinerai cette question à partir de ceux qui se réclament de cette catégorie de façon détaillée. Mon sentiment, encore aujourd’hui, c’est que résistance est dans la forme d’une radicalisation romantique de l’opposition. C’est tout à fait honorable, mais je ne crois pas que ce soit la voie de résolution de la question. Résistance, c’est intéressant pour nous de savoir que c’était l’élément, le nom de l’élément générique dans lequel s’est constituée la position de René Char, la résistance au sens historique en France, la résistance contre le régime de Vichy et l’occupation nazie. On pourrait dire : résistance chez Char signifie tout autre chose, puisque ça se réfère à cet épisode historique où le pays est occupé, et où résistance signifie le rassemblement des énergies (d’ailleurs quand Char parle de l’ennemi comme lieu d’immanence de l’altérité, il a ça en tête, naturellement, aussi). C’est une autre situation, mais certains des traits que je crois être ceux de la catégorie de résistance dans son usage contemporain (raidissement romantique de la figure de l’opposition) sont déjà présents chez Char. Si vous prenez par exemple l’énoncé 50 de Feuillets d’Hypnos (un texte saisissant sur la résistance, un texte essentiel) : « face à tout, à tout cela, un colt, promesse de soleil levant ». Char était dans la résistance armée, c’est des questions concrètes. Vous voyez bien que la totalisation de l’ennemi face à cela, à tout cela, et l’irruption du symbole de la violence dans la figure du révolver, connote bien cette notion de résistance. Il y a une systémique générale, et contre cette systémique générale, il y a un mouvement pur de surrection ou d’insurrection, symbolisé par le revolver, qui est promesse de lumière, promesse de soleil levant. Mais plus intéressant encore, l’énoncé 102 : « nous devons surmonter notre rage et notre dégoût, nous devons les faire partager, afin d’élever et d’élargir notre action comme notre morale ». C’est une phrase qui a une résonance contemporaine significative. Ie que rage et dégoût : nous sommes dans le spectacle du monde, qui n’est pour nous que rage et dégoût. Nous avons l’opposition en son sens le plus immédiatement subjectif. Ce n’est pas l’opposition consensuelle raisonnable, c’est rage et dégoût. On part d’une subjectivité forte, négative. Ce que va dire Char, c’est que on ne peut pas s’en tenir à cette subjectivité négative. Il n’y a pas de csq suffisante de cette subjectivité négative. La colère, le dégoût, l’infamie de ce qui se passe, c’est un point de départ, mais il faut surmonter, cela. Il faut surmonter le

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négatif pour des raisons qui sont les suivantes. C’est que le point d’incommensurabilité est autre chose que le négatif. Ce n’est pas dans le fait que vous êtes anti-sophiste que vous allez trouver le point d’incommensurabilité entre la philosophie et la sophistique. Bien sûr, c’est bien d’être anti-sophiste de ne pas les aimer, de ne pas les payer mais ça ne délivre pas l’immanence. Pour délivrer l’immanence, il faut plus que la négativité, même forte, que colère, rage, indignation. Mais alors à ce moment ce qui nous intéresse, c’est qu’est-ce que Char propose pour surmonter rage et dégoût. Il propose exclusivement de les faire partager. C’est une sorte de militantisme de l’indignation, un militantisme du négatif. Finalement, il faut passer de la négativité à la transmission de la négativité : c’est ça son idée. Et ça, ça va élever et élargir notre action. Notre action au lieu d’être resserrée dans le négatif, va être élevée et élargie par la transmission du négatif. Nous avons une subjectivité violente, négativement violente, s’ordonne à un partage de cette négativité. Nous pouvons dire que la maxime, là, de la constitution de l’ennemi, c’est violence et partage. Violence et partage, ça a un nom, c’est la fraternité de combat. C’est la fraternité. La maxime révolutionnaire de la fraternité, ça veut dire : notre indignation, violence, rage, dégoût, nous devons organiser son partage. Ce partage est nécessairement un partage fraternel. La fraternité est le moment où les subjectivités communiquent dans le négatif. C’est la fraternité de combat. Je pense que ce paradigme reste très puissant. Ie le paradigme selon lequel l’immanence corrélée à la figure de l’ennemi se constitue dans qch comme une fraternité combattante. La fraternité combattante, c’est élément générique de l’immanence, ou de l’immanence active, créatrice. Je suis encore une fois le paradigme historique et politique, parce que c’est le cas chez Char, mais on pourrait prendre d’autres exemples. Finalement c’est violence et partage, violence partagée, fraternité combattante. C’est évidemment ce qui ferait une grande proximité entre Char dans le registre du poème et Malraux dans le registre du roman. Si vous lisez l’Espoir, la maxime essentielle de l’Espoir est celle de la fraternité comme telle, c’est d’ailleurs en partie séparée des objectifs, séparée de ce qui est poursuivi, séparée de la victoire. Ce qui importe ce n’est pas la victoire, ce qui importe c’est la question de l’immanence. L’immanence subjective est dans la fraternité. Et la fraternité, en fin de compte c’est le partage de la subjectivité négative. Je voudrais ouvrir une hypothèse sur cette hypothèse magnifique, qui a été si forte dans le siècle passé, qui a été si ardente y compris dans le poème, dans l’écriture. Ce module de la fraternité combattante, vous le trouvez au cœur du surréalisme, encore chez Debord, c’est la figure que je dirais pour part aristocratique de la constitution de l’ennemi. La figure dans laquelle une aristocratie de combat nourrit en son sein ne fraternité magnifique. Elle n’est pas reproductible aujourd’hui. C’est une mauvaise nouvelle, mais il y a des moments où il faut partir de mauvaises nouvelles. Je ne dis pas qu’elle n’existe pas. Certainement bcp d’entre nous l’ont rencontrée, cette fraternité dans la lutte, ce qu’est un mouvement réussi, ce que c’est que le décembre 95. Je ne dis pas qu’elle n’existe pas, mais je dis elle n’est probablement plus suffisante comme paradigme pour constituer la relation entre l’immanence créatrice et la question de l’ennemi. Ou entre le processus d’une vérité (collective ou non collective) et l’extérieur de ce processus, ce qui est constitué ou construit à l’extérieur de ce processus. Pourquoi ? Parce que je pense que nous sommes dans un temps où il faut sans doute renverser l’ordre de la proposition de Char. Si nous revenons à cette proposition, Char dit : « aussitôt que la vérité trouve un ennemi à sa taille, elle se bat avec les ressources même de sa condition ». Peut-être sommes nous en un temps où il faut renverser l’ordre, ie c’est lorsque la vérité se bat avec les ressources de sa condition qu’elle trouve un ennemi à sa taille. Ce sera notre fil conducteur. C’est une proposition compliquée. C’est une proposition très compliquée, ça signifie que nous devons suspendre la question de l’ennemi à la question de la constitution de l’immanence et non pas la question de la constitution de l’immanence à la question de l’ennemi. Ce qui évidemment, si je puis dire, déterritorialise la négativité. Donc en un certain sens, le rapport à l’ennemi, le rapport de négativité à l’adversaire, la constitution de l’adversaire n’est pas le processus par lequel s’ouvre la possibilité de l’immanence. Ce n’est pas le partage de la violence ou le partage de la subjectivité insurgée qui constitue le lieu de l’immanence posée. Peut-être que nous devons nous explorer en tout cas la possibilité que c’est de l’immanence que s’infère la contradiction et non pas l’inverse. Ce qui voudrait dire que l’affirmation est première. L’affirmation est première, l’affirmation est première, et donc on ne peut plus vivre sur ce qu’était il y a bien longtemps un énoncé de Mao que tout le monde répétait, qui est « on a raison de se révolter ». En réalité il ne disait pas tout à fait ça. Il disait : on a raison de se révolte contre les réactionnaires. J’avais commenté ça il y a très longtemps en disant : la révolte constitue une raison, elle est constitutive de la possibilité d’une raison nouvelle. Ce n’est pas simplement : vous vous révoltez, vous vous faites bien, c’était plus profond que cela : on trouve, on délivre, on constitue une raison, c’était on trouve une raison dans l’élément générique de la révolte. On a une raison, on a raison au sens on a une nouvelle raison. On a une nouvelle raison quand on se révolte. C’était bien l’idée qu’une certaine rationalité se dépliait à partir de la

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négativité. Peut-être faut-il revenir là-dessus. On n’a peut-être pas raison de se révolter en ce sens là. Ça ne veut pas dire qu’on a tort, mais ce n’est pas forcément la délivrance d’une raison qui est ouverte par la négativité de la révolte. Peut-être est-ce au contraire de la possibilité d’une raison que s’infèrent les nouvelles révoltes. Oui, mais on pourrait dire c’est Rimbaud, les révoltes logiques. C’est d’une nouvelle logique que se déplie la révolte. Mais pour ne pas laisser Char comme représentant unilatéral d’une dimension qui serait passée, il le dit aussi à sa manière. il le dit négativement et positivement, et je conclurai sur ce point. Nous sommes au seuil du pb, là : Négativement : dans la bibliothèque est en feu (c’est un beau titre, ce n’est pas arrivé souvent depuis Alexandrie). « Leur crime : un enragé vouloir de nous apprendre à mépriser les dieux que nous avons en nous ». Leur crime : c’est le crime des vichystes, des allemands, des réactionnaires, des oppresseurs. La phrase est retorse, elle suppose que nous partions de ceci que nous avons de dieux en nous. L’infini est là, l’infini en nous, il n’a pas pour condition la négativité. A l’inverse c’est parce que nous avons des dieux en nous que le crime des autres c’est de nous apprendre à les mépriser. Et donc l’autre n’est pas celui qui nous opprime ou est le créateur de notre finitude ou souffrance. L’autre c’est en réalité celui qui nous contraindrait à mépriser ce dont nous sommes capables, ie l’infinité potentielle dont nous sommes porteurs. C’est ça le crime. C’est déjà une autre conception. C’est pas face à cela, tout cela, un colt promesse de soleil violent. Comment se défaire du mépris de l’infini, ou des dieux qui sont en nous, de ce dont l’humanité est capable qui nous est quotidiennement inculquée par l’ordre existant. L’autre, c’est l’aphorisme 11 du Poème pulvérisé : « tu fera de l’âme qui n’existe pas un homme meilleur qu’elle ». C’est tout à fait magnifique. C’est le corrélat de l’autre. Le mépris enragé pour les dieux que nous avons en nous. Et puis cet impératif qui est de faire de l’âme qui n’existe pas un homme meilleur qu’elle. Nous tombons sur un pb capital : la place dans toute cette affaire de l’inexistant. La place de ce qui n’existe pas et la possibilité de partir de ce qui n’existe pas pour pouvoir proposer une affirmation nouvelle, une affirmation qui précisément ne serait pas constituée dans la négation, puisque son seul et précaire appui serait constitué de ce qui n’existe pas. ce sera notre séquence suivante !

JANVIER 2005

Quelques indications : - je vous rappelle les dates : 16/2, 30/3, 20/4, 25/5 et 15/6. - une journée sur Wagner le 14 mai 2005 de 11h à 18h qui sera consacrée à la question des rapports de la musique et de la philosophie dans la dimension d’un réexamen après Nietzsche du cas Wagner. On va écrire un nouveau Cas Wagner. Ce sera un colossal one man show qui va durer plus de 7 h, avec projection de DVD, du grand spectacle ! Entrons en matière tout de suite. Nous étions restés la dernière fois sur l’aphorisme 11 de Le poème Pulvérisé de Char, qui est « tu feras de l’âme qui n’existe pas un homme meilleur qu’elle ». Je vous avais dit que cet impératif était en somme le nôtre, mais un peu modifié ou rectifié. Si on avait à dire quelque chose dans la forme de cet impératif aujourd’hui, on dirait : « tu feras advenir, ou tu feras en sorte qu’advienne à partir de l’inexistence de l’individu un sujet meilleur que lui », quelque chose comme ça. Ie tu feras de l’individu, dont il est expérimenté qu’il inexiste essentiellement, un sujet meilleur que lui. On peut dire que le surpassement des injonctions contemporaines du monde, c’est à bien des égards le surpassement d’une certaine représentation de l’individu. On ne dira pas forcément individualisme, c’est probablement plus vaste que les doctrines individualistes, mais c’est quand même quelque chose comme le mouvement par lequel on surpasse ou on surmonte la figure aujourd’hui centrale de l’individu comme consommation ou nœud de la marchandise, comme point nodal du réseau de la circulation marchande, et comme porteur çà l’exclusion de tout autre paramètre du principe de sa jouissance. Si on dit faire advenir sur fond d’individu inexistant, sur fond d’individu porteur d’une nullité valorisation un sujet meilleur que lui, on peut se demander ce que suppose cette advenue. Elle suppose certainement un accord sur la nullité de l’individualisme contemporain, ou sur sa vacuité. Aucun sujet ne peut s’édifier qui vaille sur le seul fond de cet individualisme. Ie que nous ne pouvons espérer un mouvement un peu ample, intellectuel et finalement matériel ou pratique, pour instituer les figures nouvelles du sujet, que sur le fond d’un accord comme quoi un tel sujet n’est pas trouvable dans la figure de l’individualité contemporaine. Qu’est-ce qui détermine cette nullité ? Qu’est-ce qui détermine la vacuité de l’individu contemporain dans sa persistance ordinaire ?

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Ceci nous ramène à l’analytique de l’adversité : cette analytique là elle prend la forme de qu’est-ce qui est l’élément déterminant ou constituant de cette vacuité comme principe ? ie comme si l’injonction était celle de la vacuité, précisément, de faire perdurer la vacuité. Donc la construction de l’adversité c’est la construction d’une représentation claire et partagée pour lesquelles il nous est proposé comme norme la persistance de la vacuité de l’individu. Avec cette remarque en passant que individu est une catégorie biologique en réalité. C’est Auguste Comte qui disait cela. Catégorie biologique, si bien que la réduction de l’espace du sujet à la figure de l’individu est en réalité la réduction à sa substructure animale. Et le procès d’humanisation est aujourd’hui un procès d’animalisation. C’est ça la vraie figure des droits de l’homme : c’est en réalité les droits de l’animal, c’est sa véritable essence. D’ailleurs en fin de compte les animaux finiront par avoir plus de droits, puisqu’ils sont paradigmatiques de ce dont il s’agit. D’ailleurs dès aujourd’hui il y a probablement plus d’efforts résolus pour protéger les orangs-outangs ou les baleines que bon nombre d’homme, ça c’est sûr. Il faut avoir conscience de ce point. Et Dieu sait que j’ai rien contre les orang-outang ou les baleines, bien au contraire. Je les aime ! Nous étions donc dans ces paradigmes de construction de l’adversité, et nous avions choisi comme paradigme la construction du sophiste par Platon. Platon est au fond celui qui a déjà proposé le modèle de ce que c’est qu’une analytique de l’adversité en désignant et en construisant le sophiste comme l’adversaire singulier et déterminé de la philosophie. Il disait aussi : si on veut accéder réellement à ce dont l’homme est capable, alors il faut le faire à partir d’un accord minimal concernant l’adversaire de cette construction. Ce qui ne veut pas dire que la conscience de l’adversité va suffire, pas du tout, ce n’est pas une dialectique de la résistance. Mais il faut cet horizon de l’adversité pour que advienne une figure du sujet pensant différente. C’est toute la 1ère partie de son œuvre, la construction laborieuse, sinueuse, de la figure du sophiste comme analytique de l’adversité dans l’élément de laquelle la philosophie va se constituer. Ce qui apparaît très vite, c’est que dans l’élément de la cité grecque, le sophiste est ce qui est le plus proche du philosophe, c’est même presque indiscernable. Aujourd’hui, il y a de nombreuses revendications intellectuelles des sophistes comme un élément constitutif, voire même prédominant ou particulière intéressant de la philosophie. Donc la construction de l’adversaire se fait, nous l’avions remarqué, au plus près. Il y a dans le véritable adversaire quelque chose qui est au plus près de ce qu’il s’agit de proposer ou de construire. Ie que l’adversaire subjectif, ce n’est pas l’ennemi éloigné et typé, évident, car dans ce cas il n’y aurait pas de mouvement de sa construction, et donc il n’y aurait pas de subjectivation de l’adversité. Pour qu’il y ait subjectivation de l’adversité, il faut construction d’une identification de l’adverse, ce qui veut dire que vous le faites contre l’évidence, en partie. Parce que par ailleurs il y a des ennemis évidents, éloignés, typés. L’adversaire subjectif n’est pas éloigné, évident et typé. Par exemple, aujourd’hui l’adversaire subjectif véritable ça ne peut pas être Le Pen. C’est un ennemi typé et identifié. Il est toujours possible, et Chirac comme Mitterrand s’y sont montrés très habiles, de sortir Le Pen au moment opportun, comme on sort un chiffon rouge pour un taureau fatigué, tout le monde va foncer là dedans, et le reste va passer. C’est un exemple schématique mais intéressant au fait qu’il faut prendre garde à cette sortie de l’ennemi évident et typé, de sa mise en scène, quelque soit la scène. On peut toujours se dire que dans ce cas l’analytique de l’adversité va échouer, car elle va se confondre avec l’ennemi éloigné et typé alors qu’en réalité c’est au plus près que l’adversité subjective fonctionne (et non pas dans l’évidence du loin, de l’opposé et de l’horrible flagrant). Finalement à la fin des fins on peut sortir Le Pen pour que tout le monde file doux, et vote Chirac par exemple. On peut appeler ça filer doux ! La construction de l’adversité est une logique absolument distincte de celle-là et est donc une question ouverte, en partage, où nous avons vu que cette question du proche était cruciale. Nous avons dit que cette analytique propose toujours une distance courte, ie l’adversaire véritable ressemble, ou prétend ressembler ou se présente comme ressemblant à ce dont il est question, ie la virtualité du sujet, et en même temps il est incommensurable. Donc c’est cette combinaison de proximité et d’incommensurabilité qui détermine la subjectivité analytique au regard de l’adversité. La requalification de l’adversaire doit se refaire dans une nouvelle figure de proximité commensurée à l’incommensurabilité. Et l’adversaire se subjective, celui à partir duquel une détermination créatrice peut se constituer. Par ailleurs, il y a des ennemis évidents, installés et typés, c’est une autre chose. Et alors, une des raisons de la présence de Mehdi Belhaj Kacem ici, est qu’il a écrit là-dessus, après le 21 avril 2002. Il a écrit là-dessus, de son propre point de vue à lui, se rendant compte qu’il y avait là une imposture, que cette situation était une imposture (faire défiler le 1er mai 500 000 personnes en faveur de Chirac), même si les gens défilaient aussi pour autre chose. Mais à la fin des fins, c’était versé au compte de Chirac. Et donc c’était une imposture. Ça a été pour Mehdi Belhaj Kacem une expérience intéressante de voir son texte rejeté par tous les medias. Moi j’ai écrit là-dessus aussi, dans Circonstances 1. Dès ce moment, cela m’a alerté, car en vérité nos provenances, nos expériences, nos références sont

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radicalement distinctes. Donc nous étions dans l’expérience immédiate, sur une situation présente, une situation tactique de l’analytique de l’adversité (les élections 2002) de proximité effective et de distance importante (statut, cheminement). On avait ce qu’on pourrait appeler une proximité disjonctive. Et je vous signale que la question de la proximité disjonctive est une question toujours très importante dans l’expérience. Quand on expérimente une proximité disjonctive, il faut faire attention au fait qu’on est probablement en train d’expérimenter quelque chose de significatif et de très important, alors même qu’on ne le voit pas. C’est presque une règle : fais attention aux proximités subjective, ie fais attention à ce qui à un moment donné vient près de toi en étant vraiment autre, vraiment différent. La proximité disjonctive a des figures connues, la plus connue est celle de la proximité amoureuse, mais c’est une expérience bcp plus générale : ça peut être artistique, intellectuel, politique. A chaque fois que vient près de vous dans une proximité expérimentée et indéniable qch dont la provenance vous est largement étrangère, empiriquement. Et là on avait une proximité disjonctive à l’épreuve de l’analytique de l’adversité. L’analytique de l’adversité fonctionnait de façon similaire, un peu à contre courant ou à contre pente de la situation générale, il faut quand même bien le dire (dominée par l’épouvante de voir Le Pen où il était). Dans ce cas là, reste à savoir ce qu’il en est du commensurable et de l’incommensurable. Si vous avez une expérience de proximité disjonctive, reste à savoir ce qu’il en est du commensurable et de l’incommensurable, car si c’est de l’incommensurable, il se peut que cette expérience soit en réalité celle de l’ennemi véritable, de l’adversité authentique. Il faut faire doublement attention : ça peut être une révélation affirmative, mais ça peut être le point où vous allez découvrir en réalité petit à petit ce dont il s’agit dans l’adversité subjective véritable. Ie vous allez découvrir votre ennemi, votre ennemi vrai, votre « ennemi préféré » comme disait Genet. L’ennemi préféré, c’est le véritable, celui à qui vous allez être accroché dans le combat existentiel dans la longue durée. Et alors au fond j’ai fait venir ce soir MBK, dont je vous avais déjà parlé, parce que je voudrais me livrer avec lui à une expérience publique sur ce point. Ie sur le point de savoir comment une expérience de proximité disjonctive fonctionne sur le point du commensurable et de l’incommensurable. Ceci porte sur un point précis, dont vous êtes les témoins et serez après coup les juges, sur le point suivant : s’il y a une proximité disjonctive sur les élections 2002, cette proximité relève-t-elle du commensurable ou de l’incommensurable ? MBK est-il mon ennemi préféré ou un nouvel ami ? Sur quoi juger cela ? A partir de l’écart temporel. Car si c’est commensurable, ça ne veut pas dire que c’est la même chose, mais que c’est dans un espace identifiable comme espace commun, quelles que soient les différences par ailleurs. Et s’il y a un espace commun, compte tenu de l’écart temporel, ça veut dire que quelque chose est transmis. Il y a une transmission, sur presque 40 ans d’écart. 40 ans c’est une dose, c’est presque un demi siècle. La question de la transmission sur 40 ans est véritable parce que ce n’est pas la transmission immédiate, à la génération suivante, ce n’est pas une transmission régulière, c’est une transmission à plus grande enjambée. Donc y a-t-il une transmission, de telle sorte que transmission vaille relance quant au sujet ? Ie vaille relance quant à ce qui nous est promis ou à ce qui est possible quant à un sujet qui serait meilleur que l’individu contemporain dans sa vacuité. Pourquoi est-ce que je dis que là la question de la transmission est mesure du commensurable et de l’incommensurable ? Parce que on doit tenir compte de la provenance, de l’écart temporel, c’est aussi un réseau d’expériences différentes, et ce réseau est quand même celui du nihilisme contemporain. L’expérience du nihilisme contemporain est pour MBK, pour un certain nombre d’entre vous et de ses amis, une expérience inéluctable, une expérience de la jeunesse contemporaine qui est inéluctable. Et en tant que expérience du nihilisme contemporain, elle est expérience de la vacuité de l’individu, mais comme expérience, pas seulement comme représentation, comme concept ou comme jugement. Alors que de fait cette expérience n’est en tant que telle pas la mienne, n’a pas été la mienne, à cause de l’écart temporel. C’est un nous flou, vague, de synchronie : nous avons été frappés par l’événement à l’âge où, 40 ans après, les autres étaient frappés par le rien si je puis dire. Et donc l’histoire n’est pas la même, et la provenance n’est pas la même, et la question du sujet non plus. Selon que vous avez une expérimentation longue et prolongée d’une valorisation systématique de l’individu dans la jouissance nihiliste, vous n’avez pas la même expérience, ou selon que vous le n’avez pas. Donc l’écart temporel est un écart de provenance radical, et il s’agit de savoir si de l’un à l’autre des bornes de cet écart il y a transmission. S’il n’y a pas transmission il faudrait sans doute conclure que la proximité disjonctive est de l’ordre de l’incommensurable, donc qu’elle était factice, un hasard, qu’elle n’a pas le sens d’une proximité véritable. Dans 5 minutes je vais lui donner la parole. Il va parler ! Je voudrais dire dans quel registre pour que cette expérience soit valide. Toute expérience suppose une hypothèse (c’est de l’épistémologie plate), on ne fait pas d’expérience sans une hypothèse concernant son déroulement. Et alors puisque c’est une expérience (à savoir ce qui s’est donné comme synthèse disjonctive dans un épisode tactique et puis qui s’est donné ensuite dans

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l’étendue considérable du travail de MBK en philosophie) il faut expérimenter les degrés supposés de commensurabilité ou d’incommensurabilité supposés, alors moi je fais une hypothèse en 4 points : 1° je pense que MBK parvient à une analytique voisine de l’adversité par des chemins entièrement distincts. 2° dans ce chemin, il rencontre et déploie, il traverse mes concepts philosophies, et aussi ceux de Lacan et de beaucoup d’autres, il le fait selon une visée qui lui est propre. Il rencontre cette conceptualité là originée en un autre temps, en une autre expérience, qui s’était confrontée à autre chose dans sa provenance, il y a 40 ans. Il retraverse cela dans une visée dont je fais l’hypothèse qu’elle lui est absolument propre. Et que donc il fonctionne, ça m’intéresse comme symptôme aussi (nous sommes près de la question : qu’est-ce qui est possible ? car ce qui est possible du commensurable, ie qu’une transmission ait eu lieu). S’il n’y a pas eu transmission, on est embarqués pour le nihilisme pour longtemps. S’il y a eu transmission il y aura peut-être autre chose. Mais cette visée doit être propre en même temps, car sinon la transmission n’intègre pas l’écart. Je fais l’hypothèse qu’il est dans une distance immanente : il est dans immanent à un élément de transmission, mais dans cet élément de transmission il est aussi dans l’opération de sa distance. 3° cette distance autorise une relation (c’est un point important : qu’est-ce que c’est une relation de transmission ? c’est un problème qui change autant que le problème de l’adversité). Donc ça autorise une relation qui a 3 caractéristiques négatives : - elle n’est pas imitative : c’est en ce sens qu’elle est une transmission véritable et non pas une mimesis, une imitation, comme l’est en général celle du simple interprète. Il est autre chose qu’un interprète et dans un autre élément que la répétition. - elle n’est pas non plus une relation dérivée : j’appelle relation dérivée celle, archaïque si je puis dire, du disciple. Ce n’est pas un disciple. - ce n’est pas une relation absorbante, ie une relation qu’effectuerait un dialecticien des synthèses, qui incorporerait ça dans une synthèse générale. Donc ce n’est ni imitatif, ni dérivé, ni absorbant, comme relation possible entre les bornes de l’écart, et à la fin des fins comme relation entre lui et moi. Je proposerai de nommer cette distance immanente la virtualité d’une alliance. Alliance est un mot chargé. Une alliance sur un demi-siècle. Je propose de l’appeler alliance car elle n’est ni synthèse ni subordination ni une imitation herméneutique. C’est autre chose, un transit libre. Il n’y aura pas à mon sens d’élément affirmatif de la nouvelle époque, il n’y aura pas de 21ème siècle si on veut si il n’y a pas une nouvelle alliance. Alors vous direz que nouvelle alliance ça aussi c’est chargé ! Oui, mais je crois qu’il y a eu la proposition au 19ème et au 20ème d’une nouvelle alliance. Qu’a-t-elle été ? ça a été l’alliance des intellectuels et des prolétaires. On a beau dire, on a beau faire, ce qui a travaillé intimement comme nouvelle figure de l’alliance le 19ème et le 20ème sous le nom de marxisme mais pas seulement, ça a été l’idée d’une alliance entre prolétaire et intellectuels. Parti, révolution, sont des figures de cette nouvelle alliance proposée. Je ne pense pas que nous puissions imaginer que le 21ème va se faire sous le signe de la répétition de cette alliance. Ce qui ne veut pas dire qu’il se fera sous le signe de son déni. Mais il ne se fera pas sous le signe de sa répétition. Donc est à l’ordre du jour une nouvelle alliance car toute figure affirmative d’une époque véhicule une alliance inattendue, incalculable, non prévisible, une diagonale dans le tissu de l’existence collective. Il n’est pas vrai que c’est une simple combinaison, que l’addition combinatoire des différentes revendications, des différents groupes, des différentes multiplicités, constituent cela. Ce qui le constitue, c’est une diagonale interne dans laquelle s’opère une proximité disjonctive nouvelle, ie en effet une nouvelle alliance. Je ne sais pas son contenu ni son nom. Je dis que dès qu’on rencontre une proximité disjonctive ni dérivée ni imitative ni absorbante, dans l’élément de la philo ou de l’idéologie, ce type de distance immanente peut être le signe d’une nouvelle alliance. 4° pour l’instant, philosophie serait le nom et l’élément de cette alliance, peut-être le nom transitoire. Ce serait là que cette alliance pourrait être visible, ce qui ne veut pas dire qu’elle serait entièrement constituée. La philosophie est le lieu possible des 1ères formes de visibilité de la nouvelle alliance. Non car c’est replié sur l’ordre du concept, mais car la philo dans ce qu’elle a de vivant fait voir une nouvelle alliance. Si on fait des hypothèses sur la nouvelle alliance, elle est l’héritage de l’alliance antérieure (celle des intellectuels et des prolétaires) et d’une autre figure (qui ne sera pas une strate sociale), une autre figure émergent de la longue séquence du nihilisme contemporain. Il faudra que l’héritage de l’alliance antérieure, cet héritage transformé, stylisé, s’articule, se combine, se noue en proximité disjonctive avec une nouvelle figure. C’est pour ça que la question des générations a du sens. Après tout, on pourrait dire que la question des générations est seulement empirique et que la philosophie n’a que faire des générations. Mais là elle est significative, elle porte quelque chose car l’écart temporel porte

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quelque chose qui est finalement alliance et nouvelle alliance. C’est significatif de ce qui est porté par l’écart générationnel. MBK va donc parler, et donner axiomatiquement son propre versant de l’alliance. Mehdi, c’est à vous…

Intervention de Mehdi Belhaj Kacem

… expérimentation dans la phase qui permet d’interroger la question du commensurable et de l’incommensurable. D’un certaine manière c’est très près, c’est comme une traversée venue d’ailleurs. Si quelqu’un vous raconte la traversée d’une région que vous connaissez mais qu’il est vraiment venu d’ailleurs, il va vous raconter quelque chose qui est la même chose mais devenu méconnaissable, et qui en même temps se constitue comme vue en relief à travers sa propre non reconnaissabilité. Et finalement, moi je dis mon sentiment avant de poser quelques questions (pour une fois que c’est moi qui vais les poser). Je me disais en vous écoutant : le point qui est le vôtre, Mehdi, c’est que vous avez besoin d’affect, théoriquement. Répétition, c’est un élément que vous déplacez de façon extrêmement importante mais dont la corrélation latente est nécessairement présente dans toute théorie de l’autre, qu’elle quelle soit. Affect, par contre, c’est absent de l’être et de l’événement : c’est ce que vous pointez comme trace de votre traversée, de telle sorte qu’elle est absolument la vôtre. Je me disais en enregistrant cela que cela fonctionne à mes yeux comme une chose non pas du tout comme une chose étrangère, incompréhensible, mais comme la trace de votre trace, pour moi. Comme nous étions au départ dans des questions d’écart et d’appropriation de cet écart, j’y vois la trace typique de votre trace. C’était une ponctuation en passant. Voilà ma question : la thèse axiale de votre traversée et de la csq de votre traversée, c’est que en définitive la répétition ne peut être que répétition d’un événement. C’est la thèse massive, dont vous explorez les conséquences. En même temps vous avez produit comme axiome qu’entre l’événement et la répétition, il n’y a aucun rapport, il n’y a qu’un rapport qui n’est pas un rapport. Il y a là une difficulté qui est une classique difficulté dialectique, ie vous allez devoir établir comme rapport le non rapport. Et je dirais même que la construction de votre propos, c’est au fond de vous enfoncer de plus en plus dans ce non rapport comme rapport, puisque vous allez finir par dire que : 1° la répétition ne peut être que répétition de l’événement dans la figure de la réduction du 2 à l’1. c’est ce que j’appellerai la relation formelle 2° qu’il y a dissymétrie entre événement et répétition puisque l’événement peut être concentration de la répétition alors que l’événement ne peut pas être concentration de l’événement. Ce point est capital et constitue l’horizon d’une proposition de vie : se tenir là où nous avons chance d’être un événement entre 2 répétition plutôt que d’être une répétition entre 2 événements. - MBK : c’est confortable - oui, la répétition vous l’avez appelé le confort, ça me va tout à fait. Ça m’agrée tout à fait C’est une excellente définition ontologique du confort. La répétition comme déconcentration, c’était aussi très bien : elle se présente comme concentration de l’événement mais en est la déconcentration radicale. Cette déconcentration est le confort, c’est une ontologie du confort. Le confort est une catégorie majeure du monde contemporain. Nous n’aspirons qu’au confort. Il est intéressant de présenter le confort comme une déconcentration, c’est l’événement déconcentré. Moi je dirai : le confort, c’est les vacances, c’est la vacance, la vacances de l’événement. C’est toujours le comble du confort, les vacances. On pourrait dire que les vacances, c’est le concentré du confort. Ça c’est intéressant. MAIS si on revient à ma question, qui soulève une difficulté : comment se fait-il que ce non rapport puisse être en même temps une dissymétrie ? Ie qu’est-ce qui est dissymétrique dans un non rapport ? ça c’est une question formelle mais extrêmement importante : si vous dites qu’il n’y a pas de rapport entre événement et répétition, si vous êtes dans une disjonction existentielle, comment élucider votre dissymétrie dialectique ? Autrement dit, vous nous proposez une nouvelle dialectique entre événement et répétition qui se substitue à la non dialectique deleuzienne entre différence et répétition, mais la dialecticité de cette dialectique, vous ne faites que la poser pour l’instant, vous ne la ressaisissez pas dans ses opérateurs. Donc ma question va être : quelle est en la matière votre logique ? Qu’est-ce qu’une dissymétrie entre des termes qui n’ont aucun rapport ? Qu’est-ce qu’une réversibilité entre des termes qui n’ont aucun rapport ? Et comment des termes qui n’ont aucun rapport peuvent être dit la concentration l’un de l’autre ? Tentative de réponse de MBK mais échec…

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Badiou : le problème fondamental de la dialectique (on peut dire que le bilan des 2 derniers siècles, c’est d’une certaine manière le bilan de la dialectique, on peut poser la question comme ça), ce que j’appelais la nouvelle alliance, c’est peut-être l’alliance entre l’héritage épuisé de l’ancienne conception de la dialectique et la survenue, que vous proposez après tout, d’une figure nouvelle de dialectique. Je ne m’opposerai pas à cela. Il faut surmonter la dialectique, et peut-être que moi je suis dans cette figure de surmontement et que vous vous êtes dans l’idée que la dialectique est arrivée ou qu’elle va arriver. MBK : le lecteur ne peut pas ne pas faire de dialectique quand il lit l’être et l’événement Badiou : peut-être, moi ça fait bien longtemps que je ne lis plus l’Être et l’Événement ! Donc vous avez peut-être parfaitement raison, c’est un livre que je connais réel. Je reviens à ma question. Ce que je sens dans votre exposition, et c’est une proposition qui m’intéresse infiniment, d’une territorialité qui traverserait absolument, et minutieusement et intégralement ce que j’ai proposé et qui finalement le concentrerait et le surmonterait en même temps dans le projet expressif d’une dialectique nouvelle. Ça me passionne même, mais quelle est la logique opératoire de tout ça ? MBK : … Badiou : la répétition, c’est en fin de compte la mise en forme d’un de ce qui était 2 organiquement (intervalle, césure…). Tenons nous en à ce point formel. Quels sont les opérateurs formels par lesquels penser cette réduction du 2 à l’1 ? Il faut prendre des exemples. Si on imagine que l’événementialité amoureuse, comme réseau infini, d’ouverture au 2 comme tel, et si on dit qu’une certaine figure contemporaine du sexuel, de répétition de cela, en tant que clivée, barrée, disjointe, vous allez dire que c’est quoi qui se répète ? Quel est l’élément identifiant de ce qui se répète dans la répétition, à partir du moment où on a dit que la répétition c’était l’événement ? MBK : c’est très clair, c’est peut-être la stratégie platonicienne de Badiou, la philosophie tournée vers le Bien etc… . Badiou : ce qui me frappe, c’est que votre proposition est une anthropologie dialectique. C’était le nom que Sartre donnait à sa propre entreprise à la fin des fins. En fin de compte votre proposition en traversée serait de contraindre tout cela à l’ordre présentable d’une nouvelle anthropologie. Alors la question de savoir si le projet d’une anthropologie est commensurable ou incommensurable à la question de savoir comment moi je me représente ma propre entreprise est une vraie question parce que dans anthropologie la question c’est l’anthropologie, de quoi est-il question sous le nom d’homme ? On a finalement 3 termes, on va rester sur ces 3 termes : on est parti de individu et sujet, individu c’était l’identité ou l’unité vacante qui nous est proposée aujourd’hui comme le fond ou l’illusion d’un compte pour un inassignable, l’individu. La question de savoir si on ne pouvait pas quand même espérer un sujet meilleur que l’individu sur le fond de cette vacuité. Nous voilà encombré par homme, qui est encore autre chose, un terme générique. Nous resterons sur cette triade dans laquelle finalement événement et répétition travaillent. Individu, sujet, espèce, on fera avec ça !

FEVRIER 2005

Annonces : - vendredi 18 février à 20h je présiderai une sorte de séminaire supplémentaire, qui portera sur les liens entre pensée, prose et roman, sur un cas, le dernier roman de Natacha Michel. C’est intégré au séminaire : comment la pensée s’oriente-t-elle dans la prose ? Comment la pensée s’oriente dans la prose en nouant politique et philosophie ? Le roman s’appelle circulaire et… Ce roman est lié à la question du présent comme obligation du passé. Si le présent doit avoir un avenir, il y a une obligation du passé autre que l’impératif de la mémoire. Nous avons défendu la thèse que quand il n’y a pas de présent, il n’y a pas à proprement parler de passé, sinon sous la forme de commémoration mortifère. Et un passé vivant, ie un passé qui est généalogie d’un présent suppose précisément qu’il y ait un présent ie une projection vers l’avenir. Ce texte porte en vérité sur ce point : à quelles conditions le présente peut-il constituer ou reconstituer un passé disparu ? Le passé dont il s’agit c’est l’activité révolutionnaire des années 70, quelque chose comme ça, et leur dépassement ou leur rature, leur disparition en même temps que disparaît le présente. J’ai invité Christian Jambet, comme acteur de la période et témoin de son effacement. C’est après-demain ! Au 45 rue d’Ulm, 20h salle des Actes. - ensuite, je vous signale, c’est la rubrique CIEPFC que nous ferons une journée sur Foucault le samedi 12 mars, en salle Dussane, dès 9h30. Foucault, travaux actuels, ça cherche à ressaisir F du point de vue de ce qui est en train de se faire sur lui. « Pourquoi Foucault est-il devenu consensuel » sera le titre de mon intervention (rq : Badiou absent ce jour là, pas d’intervention).

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- il y aura une journée le 14 mai sur philosophie et musique. Avec musique et grand spectacle ! Je ne sais pas si on aura un orchestre ! - enfin, le texte de MBK sera distribué la prochaine fois. Reprenons où nous en étions. La question est celle des nouveaux pb que pose à la pensée l’identification de l’adversaire, ce que j’ai appelé à titre général la dialectique de l’adversité. C’est la question de savoir comment identifier et selon quelle logique ce qui constitue aujourd’hui à la fois l’adversaire et le péril du déploiement de la pensée et finalement du déploiement des vérités ou du sujet qu’elles supportent. Nous avions engagé cette recherche à partir à la fois de la situation présente et puis d’un grand classique de la question, qui était la construction par Platon du sophiste comme adversaire singulier de la philosophie. Platon propose une dialectique de l’adversité assez complexe, nous en avions tiré un certain nombre de choses et en particulier nous avions dit que le pb philosophique de l’adversaire c’est qu’il faut l’identifier dans la proximité et non pas principalement dans la distance. L’ennemi installa, préformé, repérable n’est au fond pas l’ennemi qui nous importe. Au fond celui qui nous importe c’est celui qui est au plus près de nous, et peut-être même en nous-même demeure incommensurable à ce que nous désirons, à ce que nous voulons ou à ce dont nous voulons nous porter garant. Alors je voudrais reprendre la formulation négative de tout ça : on pourrait dire que cet adversaire, que nous cherchons à identifier en termes nouveaux, est un adversaire qui est hors dialectique. Il est hors dialectique, et la dialectique est une tradition très puissante sur l’identité de l’adversaire. Qu’est-ce que je veux dire par hors dialectique ? Et bien qu’on ne se constitue pas dans la contradiction avec lui. Ie la contradiction avec lui n’est pas constituante ni de lui ni de nous. Dans la tradition dialectique, l’adversité est le résultat d’une différenciation du devenir. Vous avez une unité historique du devenir et cette unité est contradictoire dans son essence. Au fond l’unité du devenir historique met aux prises des adversaires selon un schème dialectique de la contradiction, qui est une contradiction en définitive créatrice d’identité. Nous sommes dans l’élément hegelien du rapport dialectique entre différence et identité, où il y a identité de l’identité et de la différence. L’identité de l’identité et de la différence, elle se donne sur fond d’une unité qui n’est pas l’unité statique de l’être mais qui est l’unité du devenir. Vous pensez l’unité du devenir comme contradiction. Par conséquent la question de l’adversité est immanente à ce devenir en tant qu’il est réglé par la contradiction. Vous avez l’un du devenir comme présupposition dialectique de l’adversaire. Et en même temps ce qui atteste votre appartenance à l’un c’est justement la contradiction elle-même, puisque l’un du devenir c’est la contradiction. Il en résulte que votre identité est liée à celle de votre adversaire : c’est un point fondamental de la constitution dialectique de l’adversaire. Votre identité finalement est faite de la négation de l’adversaire. C’est un schème plus vaste qu’un schème historico-politique : tout ce qui fait adversité en quelque domaine que ce soit, tout ce qui fait devenir conflictuel ou contradictoire, est sous la loi d’une constitution d’une id dans l’élément d’une contradiction. Mais il faut bien comprendre que dans cette disposition, vous pouvez espérer constituer votre identité dans la contradiction elle-même. Ie vous pouvez considérer que la conscience de l’adversaire et le combat contre l’adversaire constituent pour part votre identité, ou même la constituent entièrement. C’est le régime qui assignerait à la négation la constitution identitaire de la relève dialectique de ce qu’il y a. Étant donné une situation dominée, en définitive la négation du terme dominant constitue une identité suffisante pour prévoir que ce qui domine va céder la place à autre chose. Et donc l’identité de l’identité c’est la contradiction elle-même, c’est la différence comme contradiction. C’est une tradition extrêmement puissante qui affirme que se révolter contre quelque chose ou résister à quelque chose constitue une identité pratique, une identité en devenir. C’est un type de constitution de l’adversité, dominant à partir du 19ème, dans le champ politique et ailleurs, où l’exercice de la critique au sens le plus radical est constitutif d’une identité possible dans l’ordre de la création. Vous pouvez créer qch dans l’élément ou la dynamique qui fait que vous critiquez, ou vous niez, engagez dans la lutte, entrez en combat contre le terme auquel vous êtes corrélé dialectiquement. Votre identité vient de l’autre, en ce sens là : c’est car il y a l’oppression qu’il y a l’émancipation. L’émancipation étant le mouvement par lequel on défait ou on détruit l’oppression. Je rappelle ces choses très simples car il ne faut pas sous estimer l’importance de ce schéma dans nos propres conceptions spontanées, ie ce qui a été à un moment une conquête, conquête de la dialectique, est lié à un schéma préformé qui fait qu’il y a une tendance spontanée qui consiste à concevoir que la révolte et la résistance sont créatrices d’identité. C’est un camp qui par lui-même, ayant identifié l’adversaire, s’autoconstitue dans cette identification elle-même. C’est ce que j’appelle la conception dialectique de l’adversité. Le point fondamental à retenir est la présupposition de l’unité du devenir, comme unité scindée mais comme unité quand même.

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Et puis il y a une conception non dialectique de l’adversaire qui est ce qu’on pourrait appeler la constitution contractuelle, qu’on nous propose de faire succéder à la conception dialectique à vrai dire. On pourrait dire que notre histoire récente c’est une tentative acharnée de substituer à l’adversité dialectique une adversité contractuelle, une adversité consensuelle. Le paradigme c’est l’opposition et la majorité. On espère que va succéder à une histoire de la lutte des classes, comme disait Marx, ie de la dialectique antagonique des classes, une histoire de la table ronde, ie une histoire indéfinie du remplacement des uns par les autres à la même place. Il y a bien un adversaire mais il a ceci de particulier qu’il reconnaît les mêmes règles que vous, il accepte les mêmes règles que vous, les mêmes règles constitutionnelles etc… c’est une adversité codée par l’homogénéité de la règle. Donc cette fois l’un ce n’est pas l’un du devenir, mais c’est l’un de l’institution. En prenant institution en un sens quasi conceptuel, ie la distribution d’une règle commune aux 2 termes considérés comme adversaires l’un de l’autre. La condition qui atteste ça c‘est que ces termes sont substituables : on peut imaginer que la place ne changeant pas, ils s’y succèdent, ce qui est la définition de la majorité et de l’opposition, mais qui est aussi la définition progressivement admise du caractère contractuel de toute relation possible. Ie que l’adversaire doit être tel que il reconnaît que vous êtes dans le même champ que lui quant à l’adv. Ce n’est pas supposé dans la dialectique antérieure, dans la dialectique du devenir : les termes contradictoires n’acceptent pas forcément les mêmes règles. Quand Marx a dit il ne faut pas prendre l’État mais il faut le détruire (rectification qu’il introduit dans sa pensée après la Commune), ie il ne s’agit pas qu’une nouvelle classe occupe l’Etat, mais l’Etat doit être comme tel détruit il voulait dire que les termes en contradiction n’obéissaient pas aux mêmes règles. Et que donc on ne pouvait pas investir une totalité institutionnelle donnée par un terme qui était son terme adversaire. Mais dans la 2ème voie l’idéal c’est ça, ie que l’adversité se constitue dans un champ qui du point de vue des règles de l’adversité elle-même est un champ homogène. Donc c’est un modèle de constitution de l’adversité non dialectique. On pourrait dire que la relation d’adversité est toujours constitutivement une relation de rivalité, et rivalité pour un 3ème terme, quel est le 3ème terme ? On est des rivaux pour être celui qui occupe la place de la règle elle-même, la règle que la règle prescrit comme place suprême de la règle. Le contrat est un contrat quant au fait qu’on n’excédera pas les règles de la rivalité. Et ne pas excéder les règles de la rivalité ça veut dire qu’on se succède. On peut se succéder dans les places de l’État ou auprès de qln. C’est pas la même chose que si vous assassinez votre rivale. Assassiner son rival ça peut encore relever de l’intelligibilité dialectique. Tandis que se succéder paisiblement relève de l’alternance. Il peut y avoir l’espoir de revenir un jour, l’opposition a toujours sa chance. ça n’a pas encore trouvé complètement sa philosophie. Il y a des tas de propositions du côté au fond de la juridicisation de toute constitution de l’adversité. Toute conception de l’adversité doit être dans un cadre juridique quelconque. C’est pour ça que je l’appelle contractuelle, si on admet que le contrat est finalement la forme relationnelle du juridique. Mais philosophiquement c’est un changement majeur par rapport à la figure dialectique de l’antagonisme ou de la contradiction, c’est une constitution de l’adversaire qui suppose qu’il n’y a d’adversité légitime, ie humainement acceptable, que si elle est conforme à ce que lui prescrit un champ constitutionnel, ie si le maximum de tension acceptée c’est au fond la rivalité pour l’occupation d’une institution. Ie la rivalité pour l’occupation d’une place. C’est une doctrine du placement. La règle c’est une règle de l’opposition des places, toujours. L’adversaire c’est celui qui a l’intention d’occuper la même place que vous, et il faut que ce soit réglé ça, même si c’est une place dans l’autobus (il faut faire la queue !). Il s’agit d’être dans la file d’attente, d’une manière ou d’une autre, simplement l’ordre de la file est prescrit par le dispositif qui est un dispositif de rivalité. On pourrait dire que ce à la recherche de quoi nous sommes, car notre conviction est qu’il n’y aurait pas de relève créatrice de l’adversité dialectique par l’adversité contractuelle, ce à la recherche de quoi nous sommes, c’est une identification de l’adversaire qui est hors dialectique et aussi hors rivalité, ie qui ne retient pas le schème dialectique mais qui ne retient pas non plus comme créateur le schème contractuel ou le schème de la rivalité. Autrement dit, si on prend les figures dialectiques connues : - ce ne serait pas la lutte à mort du maître et de l’esclave telle qu’on la trouve chez Hegel, ça ne serait pas la dialectique du désir et du travail telle qu’elle est exposée dans la figure de la contradiction entre le maître et l’esclave, contradiction qui est dans la figure de la lutte à mort, qui convoque la mort comme 3ème terme, car elle convoque la négativité absolue, ça ne serait pas ça. - mais ça ne serait pas non plus la figure normée de la rivalité qui elle est entièrement réglée par le principe de l’occupation d’une place. Donc on ne convoquerait ni la mort ni une place. Une place est toujours un remède à la mort ! Si on

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réfléchit sur ce paradigme, le 3ème terme convoqué par réel, la mort comme figure du réel absolu, n’est pas une place. Donc ni l’institution dialectique de l’adversité ni l’institution contractuelle, et par conséquent on n’aurait pas non plus les ressources d’unité qu’il y a dans les 2 cas. Ie il n’y aurait pas un devenir unique, l’un du devenir comme lieu de la création conflictuelle, et pas non plus de place partageable, d’alternance, d’institution commun ou de règle commune qui est aussi le point de l’un. Quand il y a structure de rivalité, le terme à propos de quoi il y a rivalité fait fonction d’un à propos de la rivalité elle-même. Donc on n’aurait pas cette figure latente de la triplicité. Car ce qu’il y a de commun si on regarde bien dans les 2 dispositifs c’est le dispositif de triplicité : il y a 2 termes, mais il y a en réalité aussi un 3ème qui est l’unité des 2 autres. Vous avez la contradiction à mort mais en réalité vous avez une figure du devenir unique dans lequel cette contradiction mortelle va engendrer ou délivrer sa capacité créatrice. Donc vous avez l’unité de l’histoire si vous voulez en tant que lieu d’un pour les contradiction qui la tissent, la trament, la créent. Dans le 2nd cas vous avez une institution, une place ou une règle associée à une place qui est le tiers terme de la rivalité. Jusqu’à présent les schèmes proposés pour l’identification de l’adversaire sont toujours soutenus par une triplicité. Et donc le nombre de la constitution de l’adversaire n’est pas le 2 comme on le croit de façon élémentaire mais en réalité c’est toujours le 3. Le nombre réel est le 3. Voyons bien aussi le champ des analytiques que ça implique. Si vous dites par exemple on ne va pas se situer dans l’idée du devenir unique, ie de l’histoire comme devenir unique travaillée du dedans par des contradictions éventuellement mortelles, nous allons devoir en passer par une politique de l’histoire. L’histoire est le nom de l’unité supposée du devenir pour le jeu des contradictions. Et puis s’il n’y a pas de place, là c’est une critique de la règle, une critique de l’institution. Donc critique de l’histoire et critique de la règle. On peut mettre des noms propres : critique de Hegel et critique de Wittgenstein. La sortie de la dialectique, si après tout le 20ème est qch comme cela qui est comme une tache de la dialectique, qch comme une sortie de la dialectique ou une nouvelle invention de la dialectique peu importe, la conclusion sera de savoir si ça va se faire dans le champ de la règle. Ça renvoie à des débats contemporains, par exemple la place de la guerre, et la tentative tout à fait extraordinaire de définir une règle réglée justement, ie qui serait une guerre au nom de la règle, une guerre de la règle, ou une guerre de la règle contre le déréglé. Ie une guerre qui serait de part en part une guerre civilisée. Dans les faits c’est pas facile ! Mais c’est à l’ordre du jour avec toute une série de vocables et une sémantique qui entoure tout ça : la communauté internationale, les interventions juridiques légitimes, les guerres correctes et incorrectes, la guerre contre le terrorisme. Cette question de la guerre est située dans un espace de pensée qui tente de l’arracher à la dialectique, ie à la capacité créatrice de la violence, et au contraire de dire que c’est le dernier moyen de restaurer l’univers sans dialectique de la règle. C’est pour ça que ces guerres ne reconnaissent pas qu’il y a de vraies contradictions, ce ne sont pas des guerres internes à la dialectique. On va reconnaître qu’il y a des mauvais, des méchants, des choses déréglées, et on se propose de revenir à la norme. Pour vous dire que cette question de la constitution de l’adversité dans une figure dialectique ou réglée structure beaucoup de débats contemporains. Le pb est de savoir si on va en rester là, ie dans un espace d’évaluation d’une durée historique quelconque qui serait pris entre la dialectique considérée comme finalement la vieillerie dépassée et puis la figure de la rivalité comme bonne figure (la rivalité c’est l’essence même du nihilisme, la structure subjective de la concurrence c’est la rivalité, personne n’a jamais dit que la concurrence était dialectique, c’est l’élément normé de la rivalité, ôte toi de là que je m’y mette, j’occupe la place où tu étais, c’est normal pourvu qu’on admette que des termes différents peuvent venir à la même place). Donc le conflit du contractuel et de la dialectique qui est l’ambiance d’aujourd’hui est de savoir si on met un terme à cette figure là ou si on la diagonalise. Si on en sort par une autre vision des choses, ie ni dans une constitution de l’adversaire sur le terrain de la dialectique, de la rivalité ou de l’antagonisme, ni dans la constitution de l’adversaire sur le thème de l’alternance, ou de la réoccupation de la même place dans des modalités différentes. Donc ni antagonique ni modal (occuper la même place un peu autrement, c’est ce qu’on promet ! le possible c’est le un peu autrement, il est modal, la même chose avec une petite nuance de différenciation). C’est soutenu par la structure de l’adversité. Donc c’était pour l’importance de la question et son actualité absolue. On avait dit il faut entrer par le subjectif comme toujours, et si on en entre dans le subjectif, à l’exemple de ce que Platon a fait, ce qu’il a montré ce qui le caractérise c’est que le sophiste finalement ressemble énormément au philosophe, et qu’il est quasiment pareil et qu’il s’agit de savoir à quel moment s’introduit un point incommensurable, on a proposé de dire que : 1° l’adversaire véritable est toujours à rechercher dans la proximité donc il est dans une proximité subjectivable, il est ce qui est très près.

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2° il y a une coupure dans cette proximité, un point qui n’est pas commensurable. on pourrait dire que l’adversaire c’est celui qui s’adresse à nous de si près qu’il est toujours susceptible de devenir ce que j’appellerais l’enchanteur de notre vouloir, de notre propre vouloir. C’est dans cette direction là qu’il faut chercher la constitution de l’adversaire. Ie que nous n’y sommes exposés, à cet adversaire, nous ne prenons le risque de lui être exposé, que lorsque nous sommes en quelque façon séparés de la plus profonde intimité avec nous-mêmes, ie il peut être l’enchanteur de notre vouloir que si nous ne reposons pas en nous-mêmes suffisamment. L’adversaire intime, nous nous exposons à lui, nous en faisons l’expérience dès que nous cessons d’être intimement en coïncidence avec nous-mêmes ou intimement reposés en nous-mêmes. Je pense à une vision assez étrange que propose St John Perse. A la fin d’une strophe de Exil (écrit dans son exil à la fin de la 1ère guerre). « Et qui donc avant l’aube erre aux confins du monde avec ce cri pour moi ? ». Il est en exil, et l’exil est une séparation d’avec lui-même, l’exil l’arrache à l’intimité de l’accueil de soi-même, à la fréquentation intime et quotidienne de soi-même, il est un peu décalé de ça par l’exil, et il entend un cri pour lui qui est un cri à la fois qui lui est adressé, qui lui est destiné et qui est extérieur, aux confins du monde. Donc c’est le cri d’une errance : il y a une errance qui est en même temps une adresse. C’est assez profond, que l’exposition à l’adversaire, et par conséquent la condition de savoir qui il est suppose cette mixture d’errance et d’adresse. S’il n’y a pas d’errance vous êtes dans la stabilité de l’identité. Quelque chose est en errance mais cependant s’adresse à vous de façon indubitable. Il ne sait pas qui (qui donc) mais ce qui ignoré le convoque dans une sorte d’errance qui est le nom de la non identité à soi-même, le convoque à se demander précisément de qui il s’agit. Ce que je voudrais dire là c’est que cette exposition à l’adversaire suppose que vous soyez un peu descellé de votre intimité la plus reposée, la plus stable. Elle suppose qu’il y ait une figure d’exil minimale, un exil quelconque d’avec soi-même, une distance d’avec soi. Cette exposition à l’adversité c’est un moment nécessaire de son identification. Autrement dit on est au plus loin de l’idée que l’adversaire nous constitue dial. Il faut au contraire que vous soyez déjà décalé de vous-mêmes ou séparé de vous-même par qch, pour que vous puissiez entendre ce qui vous est destiné comme adversaire, ie entendre votre adversaire singulier, l’adversaire qui est réellement le vôtre, celui qui s’adresse à vous. Car c’est ça, un adversaire véritable s’adresse à vous, et il se peut que vous n’entendiez pas cette adresse, que vous ne l’entendiez pas car vous ne savez pas qu’il s’adresse à vous. Parce que pour entendre qu’il s’adresse à vous il faut un minimum d’errance, et là on peut peut-être entendre le cri pour vous qui va vous exposer à répondre à cette question qui, mais y répondre c’est entrer précisément dans le processus de l’identification. Récapitulons. Nous serions au fond dans le propos d’une adversité exposé, qui est une exposition, qui n’est pas prédonnée ou structurelle, ni dialectique ni contractuelle, et qui est en même temps la combinaison d’une errance et d’une adresse. Il y a qch de descellé, d’errant, d’insaisissable mais qui cependant vous est adressé de façon indubitable. Ce sont des conditions complexes, mais très concrètes : ce sont des questions du temps présent si nous voulons nous soustraire à l’alternative écrasante de la dialectique morte et du contrat imposé. Ie plus de lutte à mort et donc tout est signature en bas d’un document… Si vous voulez échapper à ce qui je crois est le système de contrainte le plus prégnant dans le monde aujourd’hui, qui est celui de la dialecticité et de la contractualisation. Et vous voyez bien que toute tentative de jouer la dialecticité contre la contractualisation est en effet en réalité terroriste, car la dialecticité n’est plus une figure qui puisse relever comme telle l’identification de l’adversaire. Et donc il faut trouver un chemin. C’est là question que je viens de dire, dont le cœur est sans doute : qu’est-ce que c’est qu’une combinaison praticable d’errance et d’adresse ? Et alors ce que je crois c’est que cette question, cette trouvaille d’une adversité exposée, non dialectique et non contractuelle, c’est un des gd sujets, un des grands pb, et c’est une donnée de la poésie de Pasolini, c’est pourquoi vous avez un poème entre les mains. Le fragment qui va nous servir de guide est une méditation sur le point que nous venons de parcourir rapidement, ie ou en sommes nous de l’identification de l’adversité dès lors que la grande figure de l’histoire ne porte plus cette identification. Quelques mots sur cette référence. Un certain nombre d’entre vous le connaissent sans doute comme cinéaste, c’est son identification la plus connue. Il y a plusieurs genres : - les films antiques, Œdipe et Médée, exemplairement. - il y a des films chrétiens : la Passion de St Mathieu, et un projet d’un film sur la vie de Paul transposée aujourd’hui. - il y a des films par lesquels il a tenté de séduire le grand public, les films de fiction érotico-historiques,

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Decameron et 1001 Nuits. - et il y a les films que j’appellerais les paraboles, les paraboles de l’histoire, les films sont comme des fables intenses et extrêmes de la situation de l’histoire et des hommes : Theorema Porcherie et Salo (3 exemples les plus frappants). Donc c’est un grand cinéaste. Par ailleurs Pasolini est connu par sa vie, car elle a quelque chose d’un peu allégorique, elle est inscrite dans notre temps, un peu comme la vie de Rimbaud ou quelque chose comme ça. Il y a des personnages de la création artistique dont la vie est intérieure à l’œuvre, dont la vie fait partie de l’œuvre ou est convoquée dans l’œuvre. Sa vie se déploie entre une enfance catholique provinciale, dans le Frioul, et marquée de façon décisive, et comme brûlée, par la résistance, la résistance anti-nazie ou le jeune frère est mort (on retrouve cette mort un peu partout dans son œuvre). A l’autre extrémité, sa mort atroce et encore partiellement inéclaircie, dans des conditions horribles, et qui est là aussi comme quelque chose arraché à sa propre création ou à son œuvre propre. On a l’impression qu’il a été jusque dans sa mort un personnage de ses propres fictions. C’est ce qui fait qu’il y a chez Pasolini une suture de l’existence et de l’œuvre. Ce n’est pas seulement une ressemblance, c’est plus profond, il y a quelque chose de collé, de soudé entre l’œuvre et l’existence. Entre cette jeunesse marquée par la résistance, le provincialisme, le christianisme et cette mort légendaire par tragédie, nous avons le Pasolini créateur, des engagements successifs, des engagements politiques révolutionnaires, proche des communistes puis éloigné, et son engagement existentiel gravitant autour d’une homosexualité qui est elle-même comme un paradigme souterrain. Ni exhibitionniste, ni revendicative ou rien de ce genre, qui est véritablement un espèce de rapport total au monde, c’est une figure d’investigation expérimentale de la vie tout entière. Et qui a fait de Pasolini une figure de la modernité tout à fait remarquable. Donc grand cinéaste, vie légendaire, mais il est peut-être moins connu par nous ici pour ce qui est à mon sens sa plus considérable grandeur, ie comme poète. C’est un très grand poète, un des plus grands de l’Italie d’après guerre et l’un des grands poètes du siècle. C’est ce Pasolini là que nous allons aborder. Il y 4 principaux massifs de la poésie de Pasolini : cf volume Gallimard, reprenant l’essentiel entre 53 et 64. - les poèmes en dialecte frioulan, et non l’italien académique ou constitué, mais le dialecte parlé. Il a beaucoup réfléchi sur ce point : qu’est-ce que c’était qu’écrire en frioulan, dans l’élément de la disparité des langues italiennes, méditations très proches de choses que dira Deleuze, sur les langues minoritaires, la minorisation d’une langue à l’intérieur d’une autre langue, comment la poésie travaille le langage à partir d’une position minoritaire dans la langue et contraint la langue à autre chose qu’elle-même… - 3 recueils principaux, et un 4ème moins constitué : les Cendres de Gramsci (méditation sur la tombe de Gramsci) entre 53 et 56, la Religion de Notre temps, à la fin des années 50 (56-60), et Poésie en forme de rose, 62-64. Parenthèse : nous sommes au voisinage du moment ou Paul Celan écrit la rose de personne. La fonction de la rose dans la poésie est une chose étonnante, et si on remonte dans le temps la polysémie extraordinaire de cette convocation symbolique de la rose, au point même que quelquefois je me dis que la rose est une création poétique, c’est une fleur surdéterminée poétiquement. Il y a une histoire poétique de la rose qui est plus grande que la rose elle-même, tout de même. Les roses sont des fleurs magnifiques, mais la poésie de la rose est une histoire si immense, ramifiée, singulière et jusqu’en plein 20ème siècle quand des poètes aussi stratégiques que P et Celan titrent un recueil avec la Rose. Du côté de Celan, nous avons une figure immédiate de l’absence puisque la poésie de Celan est dans le grand œil de l’après Auschwitz et dans la méditation de savoir comment la langue peut encore dire qch. Du côté de Pasolini, la rose est une forme. La rose en bout de course est dans l’alternance entre une absence et une forme, entre personne et une forme. Il est étonnant que la rose qui ait été chargé de ce couplage essentiel pour la pensée récente ait été chargée du couplage de l’absence et de la forme. Nous le voyons directement dans le titre des recueils. Alors les titres du recueil, internes au recueil, nous intéressent : ces poèmes des années 60 nous sont extraordinairement contemporains. En quel sens ? Sa poésie anticipe d’une cinquantaine d’année la conviction profonde d’un changement de lieu politique et mental. Ie cette conscience évidente que nous avons tous, que nous partageons diversement que cette fin du 20ème nous propose une confusion intermédiaire qui est comme un changement de lieu mental, la nécessité d’un changement de lieu mental, c’est une conscience que non seulement a au début des années 60, mais il l’a dans des termes très très voisins de ce que nous pourrions dire aujourd’hui, ce qui fait qu’au fond nous pouvons nous appuyer sur lui. Au fond, la question de Pasolini était de s’interroger sur ce qui venait des années 20 30 40, ie des décennies qui précédaient. Il avait pour cela des figures de médiation, médiation de la politique à partir

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de la figure de la résistance comme figure paradigmatique, et médiation dans la langue, à travers la question des capacités de la langue italienne. La langue italienne (confrontée à sa diversité intérieure, à sa dialectisation et en même temps à son académisation) de quoi est-elle capable ? Il y a un croisement chez lui entre de quoi sommes nous capables dans l’action et de quoi sommes nous capables dans la langue. C’est pour ça qu’il est poète, la poésie elle va dire ce croisement de ces 2 questions. Or je dirais qu’aujourd’hui, la question de quoi sommes nous capables est vraiment la question fondamentale, puisque c’est la même question à vrai dire que de savoir si on constitue l’adversaire dans le champ de la dialectique, dans le champ du contractuel ou encore autrement. De quoi nous capables ? Et enfin de compte, de quelle langue avons-nous besoin pour ce dont nous sommes capables, c’est aussi une question entièrement ouverte. C’est pour ça que je crois que Pasolini qui s’est constitué dans le croisement de la question des ressources de la langue italienne et des ressources singulières de l’histoire italienne, nous est très proche. Il y a chez lui une puissance d’anticipation. Il y a 3 grands sous titre dans le recueil Poésie en forme de rose : - une vitalité désespérée : on est en proie à une vitalité subversive qui finalement en tant que vitalité n’est pas contradictoire au désespoir, mais est la vitalité du désespoir lui-même. Une vitalité désespérée. Le refrain singulier de ce poème est « comme dans un film de Godard », l’expression scande le poème. Le poème commence d’ailleurs par « comme dans un film de Godard, seul dans une voiture qui file sur les autoroutes du néocapitalisme italien ». - l’aube méridionale : ça désigne ce midi… donc là aussi on n’est pas très loin d’aujourd’hui. Le poème raconte la rencontre avec de jeunes palestiniens à la frontière de la Jordanie, jeunes palestiniens à la fois sympathiques et défaits, pouilleux et attendrissants. Le diagnostic poétique de Pasolini tranche car c’est un diagnostic selon lequel toute configuration politique véritable a disparu et ce qui est reste est une espèce de sentiment sans nom. « sans rien éprouver, aux frontières, dans le désert jordanien, dans le monde, qu’un misérable sentiment d’amour ». Je trouve ça extraordinairement profond et perspicace. Quelque chose est éprouvé là qui est non seulement dans le monde, la question du désert est aussi bien celle du monde, et ce à quoi on est réduit hors de toute perspective historique, créatrice, grandiose, épique, c’est un misérable sentiment d’amour. Il va le valoriser d’ailleurs. C’est ça que le poème va désigner. Donc aube méridionale qui est l’aube d’un misérable sentiment d’amour comme reste d’un désastre politique et historique (sentiment pour les démunis, ceux qui n’ont rien). - Victoire : c’est de lui que notre extrait est tiré. Le titre est ironique. Victoire est justement ce qui va être travaillé poétiquement comme l’impossibilité probable de maintenir même la notion de victoire, de la comprendre encore. Je voudrais vous restituer la scène majestueuse de ce grand poème dont nous n’avons ici qu’un bout, et que j’ai désarticulé (ce sont des tercets, même construction que la Divine Comédie) pour que ça tienne sur une page, par pragmatisme répugnant. Quelle est la scène ? Cette scène du poème, c’est que les jeunes morts de la résistance reviennent. Il reviennent voir le monde des ces années là, des années 60 commençantes. Je vous l’ai déjà dit, c’est la figure allégorique du jeune frère de Pasolini, et ces jeunes morts de la résistance qui reviennent comme des fantômes visibles, figurent en réalité la conscience politique. Politiquement, ces jeunes morts qui reviennent c’est comme si ils revenaient pour juger ce qui se passe, la forme la plus concentrée et la plus pure de la conscience révolutionnaire et politique. En réalité vous savez que aujourd’hui même est redevenu un point très important, la question de ce dont témoigne la résistance, la question de savoir s’il existe des résistants et ce que veut dire résister est d’une importance extrême. Pasolini met en scène cette figure et se demande s’il y a dans le monde présent des figures de dirigeants, d’organisateurs, des figures qui donneraient une orientation. Il demande s’il y a des figures fidèles à ce qu’ils ont été : ils reviennent pour se demander : y a-t-il là des figures fidèles à ce que nous avons, et à ce que nous avons été radicalement, puisque nous l’avons été jusque dans la mort ? Donc ils viennent interroger. Comme ils sont jeunes, ça se présente aussi sous la forme : est-ce qu’il y a des pères ? Nous sommes morts tout jeunes, est-ce qu’il y a des figures de pères dont nous pourrions être à nouveau les fils ? Vous voyez la question. Dont nous pourrions être les fils dans la fidélité à ce que nous avons été et pourquoi nous sommes morts. Pourrions être les fils légitimes, si je puis dire, dignes, de ces pères vivants chargés du destin de la politique, de l’histoire, de la création, de l’art aujourd’hui ? C’est une métaphore extrêmement puissante, vous le voyez bien, car on interroge en réalité ceux qui par rapport à ces morts sont plus jeunes, sont en position d’être des fils, comme si c’étaient des pères. Ie ce qui est venu après, et non pas avant, peut-il être légitimement considéré comme une paternité symbolique de ce qui est venu avant ? Donc il y a une torsion temporelle, qui fait que les fils morts viennent sur la scène de l’histoire et

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demandent : y a-t-il là des pères dont nous puissions dignement être considérés comme les fils ? C’est le schéma général sur lequel va se développer l’invention du poème. Et alors ils vont constater que ce n’est pas le cas, ils vont être laissés sans père, ils vont conquérir, ces absents morts, le statut d’orphelins de l’histoire. Ils sont morts sans que après eux il y ait quoi que ce soit qui puisse être comme le père de leur propre mort, et ils vont constater que leur espérance, espérance qui est le nom de leur conscience politique qu’ils avaient jusque dans leur mort (d’un monde nouveau, de la création politique) ; cette espérance n’est plus active, et que donc il n’y a pas de paternité recevable pour cette espérance elle-même. Et ils vont le concevoir à travers le constat que ce qui domine (c’est un point essentiel), ce qui domine subjectivement c’est l’acceptation. Quelque chose a été accepté qui rend impossible une fidélité à ce qu’ils ont été. Cette acceptation va être le point clé du poème, et la thèse que le poème porte, dont je vais essayer d’être le relais, c’est que aujourd’hui l’adversité prend nécessairement la forme d’une acceptation. C’est cette équation entre adversité et acceptation que je voudrais peu à peu mettre en scène, dans son intensité subjective. Alors, 2 ponctuations dans le poème : - situation d’abord de ce que je vous disais : l’ensemble des jeunes morts qui reviennent comme si c’était un peu des barbares aussi car ils sont à la recherche d’une paternité. « c’est bien pour la 1ère fois de ma vie que je m’éveille avec le désir d’empoigner une arme » il renonce à l’époque de la résistance. « mon ridicule… nostalgie idéalement archéologique ». Scène d’une Italie solaire dépeuplée, avec les morts venant des Alpes. - « j’accuse non pas du calme le gouvernement ni la grande propriété ni les monopoles mais simplement leur souteneurs, les intellectuels italiens, tous, même ceux qui se jugent à juste titre mes bons amis. Ils auront vécu les pires années de leur vie pour avoir accepté une réalité qui n’existait pas ». Avoir accepté une réalité qui n’existait pas : c’est une formule d’une intensité remarquable. Sous une forme ou sous une autre nous l’avons tous fait, nous avons accepté la réalité, mais nous avons accepté une réalité qui en réalité n’existait pas, ie n’était pas susceptible d’existence. Une réalité qui été décollée, dessoudée ou séparée de l’existence. Voilà c’est la grande maxime peut-être que porte le poème : l’acceptation, quelles ont été les formes de l’acceptation et comment se fait-il que sous le regard terrible et invisible de ces jeunes résistants morts pour une espérance essentielle, nous ayons accepté finalement une réalité qui n’existait pas ? C’est dans cet élément là que nous regardons d’un tout petit plus près le poème, que je vous lis. « Pas de politique sans réalisme… Quelques ponctuations dans ce texte dense et intriqué mais aussi assez limpide. « Pas de politique sans réalisme » : l’attaque est d’aujourd’hui ! C’est la maxime que tous les témoins du temps entendent, ce qui est dit à tout le monde. Ce que Pasolini va commenter, c’est comment on en est venu là, comment on en est venu à faire de « pas de politique sans réalisme » l’énoncé général. C’est unanimement partagé. « Ames guerrières… autre âme » : l’âme guerrière est le témoin supposé, le jeune mort de la résistance, mort d’une mort guerrière. Et il vient pour entendre : pas de politique sans réalisme ! Est-ce que tu ne reconnais pas ce langage, lui dit Pasolini, toi qui a une âme guerrière, est-ce que tu ne reconnais pas une autre âme ? Nous sommes dans le principe d’un cheminement de construction de l’adversité, puisqu’il s’agit de âme et âme, 2 âmes, distinctes, différentes. Qu’est-ce que c’est ? D’un côté chez les jeunes morts l’âme guerrière avec leur… et de l’autre une autre âme. Cette âme c’est celle de la prose de l’homme habile, du révolutionnaire moyen, comprenons que les assassinats des années amères, c’est la guerre, l’époque des grands conflits politiques. Même les assassinats de ces années amères ont été convertis en complicité sous la bannière pas de politique sans réalisme. Donc la situation est très claire : les jeunes morts de la Résistance convoqués comme témoins de la scène historique constatent qu’elle a abdiqué toute espérance, que ce qui règne c’est la maxime pas de politique sans réalisme. Maxime qui ai fond fait passer de la dialectique au consensuel, de la dialectique à la pure rivalité, que donc on est dans l’élément d’une autre âme, on n’est plus dans cet même âme, lus de fidélité, et cette âme il faut la reconnaître et l’identifier. Ce qui nous intéresse c’est la partie centrale du poème : à partie de « ne reconnais tu pas le cœur qui se fait l’esclave de son ennemi ». Si nous transposons ça aujourd’hui, ce cœur qui se fait l’esclave de son ennemi, c’est l’imposition générale d’une sorte de teneur sensible et morale, d’une sorte de sensibilité unanimement partagée, ou dont on suppose le partage unanime, qui se fait dans la figure mortifère de la victime, qui gravite autour de la figure mortifère de la victime. Si nous devenons aujourd’hui les esclaves

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de l’ennemi c’est car nous prétendons partager avec lui non pas les mêmes idées mais la même sensibilité. C’est un point important. Ce n’est pas dans la communauté conceptuelle, idéelle, abstraite que se réalise l’esclave, mais dans la donnée du cœur, c’est le cœur qui se fait l’esclave de l’ennemi, parce qu’il prétend qu’on peut partager la même sensibilité. Sensibilité à quoi ? Sensibilité aux souffrances, donc sensibilité aux victimes. Or si on transpose aujourd’hui ce que dit Pasolini c’est que si le cheminement par lequel nous pensons est partageable y compris avec l’ennemi, quel qu’il soit, l’identique sensibilité face à ce qui se donne comme souffrance ou comme victime, nous sommes devenus son esclave. Nous sommes devenus son esclave car tel est aujourd’hui le chemin de l’esclavage. Donc 1er enseignement : l’identification de l’adversaire est aussi identification là où la sensibilité n’est pas identique. Ie le point d’incommensurable ne doit pas être seulement dans l’idée, l’idéologie, la conviction etc… il doit aussi, c’est très difficile, une sommation difficile, constituer un point d’incommensurabilité dans la sensibilité. C’est la 1ère chose que je veux prélever sur le poème. C’est par le cœur, ie par l’évidence sensible, que

nous nous rendons incapables d’identifier l’adversaire y compris en nous-mêmes. Ce n’est pas par défaut de critique, c’est par excès de sensibilité. C’est pourquoi Pasolini a raison de dire que ce qui est en jeu n’est pas l’intellect, c’est le cœur. 2ème chose : « qui va là où l’ennemi va, sous la conduite de l’histoire ». J’appellerais ça la question du lieu. Après la question de la sensibilité il y a la question du lieu : on va là où l’ennemi va. Ça veut dire effectivement qu’on accepte la distribution des lieux. Donc ça veut dire dans le modèle de la rivalité qu’on accepte que les lieux soient les mêmes, que les lieux soient disputés avec l’ennemi comme si nous avions les mêmes lieux que lui. Nous allons là où il va. On peut donner de cela des exemples extrêmement simples : pour commencer on va aux élections, c’est comme si on partageait de façon évidente ce lieu. Il y a bien d’autres exemples : on convoque des manifestations là où se réunit l’élite des puissants. On peut multiplier les exemples : on considère comme tout à fait légitime de participer à un débat avec l’ennemi. C’est aussi aller là où il va. De manière générale on peut définir la consensualité démocratique comme l’acceptation du partage des lieux. Et ça Pasolini le désigne politiquement comme aller là où va l’ennemi. « Sous la conduite de l’histoire » : c’est cette fois la question, la question du partage du temps. Après le partage du lieu, il y a le partage du temps : l’idée qu’il y a un partage possible de l’histoire, qu’il y a une histoire identique en réalité. Ça peut vouloir dire 2 choses, et c’est très important car je pense que la lutte contre l’histoire est la mamelle des temps présent. Premièrement il y a le sens dialectique : nous et l’ennemi sommes 2 termes contradictoires de la même histoire. On est bien sous la conduite de la même histoire, et Pasolini dit que ça revient à aller là om va l’ennemi, ça revient à partager avec lui l’espace et le temps. On a les mêmes lieux que lui, on a le même temps que lui. C’est le 1er sens. Mais le 2nd sens, c’est dire que le passé est commun, tout simplement, sans même entrer dans la dialectique du devenir. Et ça dans la version consensuelle ou contractuelle, c’est un des termes du contrat. On passe contrat avec l’autre que le passé est le même. Cette histoire du devoir de mémoire, le contenu réel c’est cela : il y a un point fixe qui doit être en partagé mémoriel comme si le passé d’une certaine façon pouvait être indépendant des dispositions du présent. Vous partagez avec l’ennemi quel qu’il soit en tout cas une vision identique du passé. Or ça ne va pas de soi ! ça suppose un certain type de rapport entre le passé et le présent, un type de rapport qui laisserait le passé intouché par le présent, qui permettrait de fixer le passé dans une factualité qui le rendrait incorruptible ou inaccessible par le présent et en particulier par la différence des présents. Car de même qu’il n’est pas sûr que nous ayons le même présent que l’ennemi de même il n’est pas sûr que nous ayons ou puissions avoir le même passé, ou même que ça ait un sens d’avoir le même passé. Et enfin, passage aussi très profond : « la conscience qui luttant contre le monde enregistre les règles de cette lutte au cours des siècles, comme sous l’effet d’un pessimisme où sombre l’espérance ». ça c’est un point très important, c’est la question de la règle, ie le passage de la lutte aux règles de la lutte. Celui qui se croit une conscience rebelle en lutte contre le monde mais qui finalement est enchaîné entièrement à la vision qu’il se fait non pas de cette lutte contre le monde mais des règles de cette lutte. C’est le moment où la conscience des règles du conflit se substitue au conflit lui-même. Et en particulier l’idée que le conflit, la lutte contre le monde, est réglée, et qu’on connaît ou qu’on maîtrise les règles du combat contre le monde tel qu’il est. En réalité il n’y a de lutte véritable contre le monde que de lutte qui prend le risque d’en ignorer les règles. Ie il doit y avoir une bascule dans l’inconnu dans une lutte véritable. Vous ne pouvez pas vouloir à la fois mener une lutte effective contre le monde et maîtriser entièrement les règles de cette lutte. Ça ne peut pas se passer comme ça. Il doit y avoir une zone intermédiaire dans

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laquelle y compris la règle de la lutte est obscure, et où par conséquent ce n’est pas à partir du savoir de la règle que vous conduisez la lutte mais à partir de la lutte que vous découvrez éventuellement de nouvelles règles. Or ça c’est un débat politique très connu qui est pointé comme étant là en quelque manière une 4ème donnée de la conscience d’acceptation. Car là ce que nous sommes en train de détailler c’est qu’est-ce que c’est qu’une acceptation ? ça nous importe grandement, car nous avons trop accepté, nous avons accepté à outrance. Nous savons tellement accepté que nous ne savons plus bien ce qui nous reste à refuser. Je récapitule : - il y a le partage de la sensibilité (1ère acceptation) - il y a le partage du lieu (2nde acceptation) - partage du temps (3ème acceptation) - partage des règles (4ème acceptation : nous sommes d’accord qu’il faut aller des règles à la lutte et non pas des luttes aux règles). Et alors tout cela finalement Pasolini va le récapituler en l’appelant « mystérieux débat avec le pouvoir ». Le père, le père supposé, le père que les morts cherchent, ils ne vont pas le trouver car il est absorbé dans un mystérieux débat avec le pouvoir. Au lieu d’exercer directement sa fidélité et sa paternité il a disparu dans une machination avec le pouvoir, ie il est enchaîné à sa dialectique, que l’histoire l’oblige à réformer sans trêve. Donc la synthèse de tout cela va être au fond : l’acceptation c’est une forme asservie de la dialectique, ie c’est ce qui enchaîne la dialectique au pouvoir, qui fait de la dialectique un mystérieux débat avec le pouvoir. Si bien que en réalité finalement la dialectique en est simple à changer, l’histoire l’oblige à réformer sans trêve et cette transfo incessante de la dialectique est uniquement liée au fait qu’elle est tombée sous la juridiction du pouvoir. Donc il y aurait là une thèse tout à fait intéressante à examiner, qu’en réalité l’acceptation qui provoque une sorte de paralysie historique, paralysie politique, d’impossibilité de fidélité aux événements les plus importants du passé, c’est acceptation qui prend la forme du consensuel, de la rivalité, de l’occupation du pouvoir, de l’occupation des places, a pour ressort que la dialectique a été asservie à l’État ou au pouvoir, et que finalement l’acceptation c’est l’acceptation du pouvoir lui-même. En définitive, il n’y a pas d’acceptation profonde qui ne soit acceptation du pouvoir. Et pour cela, on va accepter le partage de la sensibilité, des lieux, du temps, des règles. Tout cela en fin de compte c’est la dialectique réenchaînée à l’immobilité du pouvoir. Donc on retient la forme de la dialectique mais on renonce au devenir. C’est ça l’essence cachée du contractuel : c’est une dialectique paralysée, enchaînée au pouvoir, ce n’est pas dialectique du devenir mais une dialectique de l’immobilité, appelée ici « mystérieux débat avec le pouvoir ». nous connaissons ça ! c’est pour nous la forme la mystérieuse qui est toujours faite à son propos et qui est par essence non tenue et non tenable, c’est aussi un devenir asservi : il va y avoir autre chose, mais il n’y a pas, car il est de l’essence de cet asservissement d’être une acceptation. Nous sommes donc surplombés et dominés dans tous les domaines dont le noyau intime est que le négatif lui-même a été incorporé à cette acceptation. Il est devenu lui-même une forme exténuée de l’acceptation. Contre cela, que va dire l’armée des morts ? une fois quelle aura constaté cela, une fois constatée l’acceptation ? Supposons que nous soyons nous-mêmes sous l’œil de ces jeunes morts, qui examinent notre destin, qui examinent notre acceptation, qui voient que cette acceptation a ruiné leur espérance ou ne leur a pas été fidèle. Pasolini a une formule étonnante : il dit voyant tout cela, puisque le père les a laissés et abandonnés, ce père qui est lui-même le fils des fils, les a laissés solitaire, à leur destin de morts sans postérité, « chez eux la haine va faire place à l’amour de la haine ». ça c’est la définition que Pasolini donne du terrorisme. Le terrorisme n’est pas la haine mais l’amour de la haine, c’est bien plus profond. Cet amour de la haine vient là où il n’y a plus de fidélité. Et alors il va le décrire dans ses termes à lui, cette issue des fils déchaînés. La figure du fils tel qu’il n’est plus en état de se réclamer de la fidélité d’un père. Parce que le problème n’est pas que les fils soient fidèles au père, mais que les fils constatent qu’il y a une fidélité des pères. Si on regarde dans l’histoire de France, dans quelle mesure les pères ont manifesté, eux, leur fidélité résistante. C’est ça qui travaille la conscience française, entre autres. Et donc là c’est très bien vu : la question pertinente n’est pas la question plate et banale de savoir si les fils vont continuer ce que les pères ont commencé, non la question est rétroactive, c’est l’interrogation par les fils de pérenniser la fidélité des pères. Et là les pères sont dans l’acceptation, donc cette paternité est rompue et ce qui vient en ce lieu, en ce constat de l’acceptation, c’est que la seule issue laissée aux fils, c’est l’amour de la haine. Cette haine avec laquelle il est laissé seul, avec laquelle il est abandonné. Il pourrait haïr tout cela, la haine de l’acceptation. Mais qu’est-ce qu’il va en faire ? Il n’y en

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a pas de conduite, il n’y en a pas de symbolisation, il n’y a pas de paternité. Il ne peut que l’aimer. Donc il va aimer cette haine. Ça va donner une anticipation foudroyant de Pasolini qui est le triangle, la triplicité du désespoir, ignorant les codes, ignorant les lois, désespoir sans lois, anarchie, ie désorganisation de la pensée, affect déchaîné, et religion, amour de sainteté. C’est extraordinaire que Pasolini voit que là où l’acceptation l’a emporté, quelque chose va venir du côté des fils qui sera sous la triple emprise du désespoir sans loi, de l’anarchie mentale et de la religion, dans sa figure sacrificielle. Il porte un diagnostic qui est très détaillé sur les cheminements de l’acceptation. Ils sont détaillés : acceptation du partage de la sensibilité, des lieux, du passé, d’un certain rapport entre la lutte et les règles de la lutte. Finalement corruption de la dialectique par son asservissement sous la figure du pouvoir, et les fils morts regardant tout cela sont livrés finalement à l’amour de la haine. Peut-être sommes nous situés là, situés entre l’acceptation et le désespoir, de façon noire. C’est une position que j’appellerais assez volontiers américaine ; désespoir veut dire absence de règles, sainteté qui se consume elle-même dans la mort et anarchie sans borne, anarchie violente. Si vous n’êtes pas dans l’acceptation (des règles, des lieu, du temps) vous aurez ce désespoir là (pas de règles, pas de lieu propre, dévastation du temps). Pasolini s’est situé subjectivement dans une sorte d’impossibilité de choisir dans cette tension là. C’est ce qui fait la grandeur atypique de sa poésie dans ces années là, c’est qu’il est quasiment dans cette subjectivité, entre acceptation et désespoir, et en reste démembré, désolé, et je ne peux m’empêcher de raccorder sa mort, quelqu’en ait été l’anecdote, à ceci, et je la compare à la folie de Nietzsche. De même que Nietzsche formulait l’impraticable projet de casser en 2 l’histoire du monde, ie de séparer clairement le grand midi de Dionysos et l’enchaînement au Crucifié, ie voulait que le rêve du grand midi advienne là où régnait l’emprise du christianisme, finalement il a du se faire venir lui dans la folie à la place de la coupure. C’est pour ça qu’il signait Dionysos crucifié : il était les 2 morts à la fois, et étant les 2 à la fois il était leur séparation. De même Pasolini s’est situé dans la double figure de l’acceptation inacceptable et du désespoir mortifère, et il a du renoncer à l’histoire. Ce qu’il n’arrivait pas à accepter c’était qu’il fallait renoncer à l’histoire. Il le dit comme cela dans les Cendres de Gramsci, il s’adresse à Gramsci, qui est la figure paternelle exemplaire, la figure tutélaire de tout le communisme italien, c’en est le dirigeant et le penseur, le créateur. Il lui dit ceci : « pourtant sans ta rigueur je subsiste car je ne choisis point, je vis sans rien vouloir en cet après guerre évanoui, aimant ce monde que je hais, en sa misère méprisante… un scandale obscure de ma conscience ». Il est situé au croisement praticable de l’acceptation et du désespoir, et il nous indique que cette position est elle-même mortelle, pour lui mais pour l’humanité tout entière. Donc vous voyez si nous devons accéder à une nouvelle figure de la pensée, si nous devons inventer un… le point essentiel c’est de ne pas se tenir là, ie de ne pas se laisser acculer à la thématique de l’acceptation et du désespoir ou de leur combinaison impraticable. Et c’est la question de l’adversité en nous-même : si l’adversité c’est l’acceptation, que veut dire ne pas accepter dans une autre figure que celle du désespoir ? Que veut dire ne pas accepter dans une figure qui crée une distance avec l’acceptation, autre que celle qui bascule immédiatement dans le pathos infini du désespoir. Le poème dit bien que ce qui est achevé, c’est une figure d’espérance, c’est ce que les pères n’ont pas tenu, il y a la désespérance alors, le désespoir. Il faut absolument inventer une espérance, mais il est vrai que nous avons à l’inventer dans des conditions que Pasolini appelle « un scandale obscur de la conscience ». Nous devons accepter que notre conscience est corrompue par l’acceptation, bien plus que nous ne le croyons à tout moment, sous cette forme là. Ie que notre conscience, y compris pensante, est dans un scandale obscur, et la clarification de ce point commence la reconnaissance du fait qu’il y a scandale obscur des consciences, car en définitives ce sont des consciences qui sont sur le fond ou l’horizon d’une acceptation. Le chemin que nous essaierons de continuer est : comment créer une distance par rapport à l’acceptation qui soit une distance autre que celle de la désespérance ? Voilà pour aujourd’hui.

AVRIL 2005

Je vais essayer de reconstituer le lien à la subjectivité de notre démarche de cette année, dont je rappelle qu’elle est centrée sur les rapports entre identité et adversité. Ie qu’est-ce que c’est qu’un adversaire, et quelle relation y a-t-il entre une identification et une adversité dans le monde d’aujourd’hui et dans un espace plus vaste. La catégorie de l’adversaire, dont il s’agit, au sens même où originellement Platon, on l’a rappelé ici, avait constitué le sophiste comme adversaire du philosophe, et l’identité du philosophe était en cause dans cette construction de l’adversaire. Mais qu’est-ce qu’adversité aujourd’hui ? Pourquoi

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ce pb est-il imposé ? Je proposais de dire que 2 schémas de l’adversité doivent être surmontés, sont obsolètes. Il y a d’abord le schéma dialectique, qu’on peut aussi appeler après tout le schéma révolutionnaire, qui est que l’identité se constitue dans la contradiction, dans le protocole effectif de négation de l’adversaire. La relation entre identité et adversité est dialectique au sens où l’autoconstitution identitaire se déploie dans l’élément de la lutte, d’une lutte antagonique, en un certain sens d’une lutte à mort, et c’est là que se lie ou se cimente la relation entre identité et adversité. Nous avions remarqué que dans ce cas il faut soutenir que identité et adversité appartiennent au même devenir, qui est précisément le devenir de la contradiction, ou si vous voulez l’un qui est l’un où se découpe la corrélation entre identité et adversité, cet un est l’un du devenir. Nous avons proposé d’appeler ça la constitution historique de l’adversité, en prenant historique au sens de récapitulation du devenir. C’est le 1er schéma, dont je proposais de dire que nous n’en avons plus l’usage complètement déployé ou complètement praticable, celui où il y a constitution historique de l’adversaire. Il y a un 2nd schéma, que je propose d’appeler le schéma oppositionnel, ou parlementaire ou démocratique. Dans ce schéma, l’identité est substituable à l’adversité. Ie que identité et adversité appartiennent à la même loi. C’est un aspect fondamental de ce schéma que l’opposition puisse remplacer la majorité, que cette substituabilité soit praticable. Ce qui était absolument exclu en principe dans le schéma dialectique, où ce n’était finalement que dans la destruction de la polarité adverse, à sa mort, que pouvait advenir la nouvelle figure identitaire. Au contraire là un schéma de substituabilité est possible. L’un cette fois n’est pas celui du devenir mais celui de l’institution, l’institution qui régule et assure la substituabilité. On peut élargir cela au-delà de la simple question de la forme du régime politique. On dira que dans ce genre de situation on a une constitution juridique ou on peut dire aussi une construction contractuelle de l’adversité. Notre tâche serait de penser le rapport entre identité et adversité ni dans le schéma dialectique ni dans le schéma oppositionnel, ie penser la relation identité / adversité autrement que dans l’espace de l’histoire et autrement que dans l’espace du droit. Entre parenthèse, il y a eu une spéculation selon laquelle nous entrerions dans la fin de l’histoire, c’est la thèse de Fukuyama, mais si on regarde de près on se rend compte que fin de l’histoire veut dire avènement du droit. En réalité la fin de l’histoire c’est toujours l’idée qu’on parvient à une figure du droit suffisamment universalisée pour que l’historique n’ait plus de fécondité dialectique véritable. C’est la fin de la dialectique, la fin de l’histoire, ie l’avènement de la contractualité et du droit. Donc le substitut contemporain proposé à la prégnance de l’histoire, c’est évidemment la prégnance du droit. Déjà Hegel parlait du tribunal de l’histoire : donc en un sens un changement de tribunal : au tribunal de l’histoire succède le tribunal tout court. Ie l’instance qui est susceptible de juger les conflits selon le principe de la substituabilité légale. Et alors ceci, vous me direz quel rapport avec le thème général : s’orienter dans la pensée, s’orienter dans l’existence ? Comment cette relation nouvelle que nous cherchons entre adversité et identité a-t-elle rapport avec cette question de l’orientation ? Il faut dire que ce que nous cherchons c’est une orientation de la pensée qui ne se ferait ni selon l’hypothèse d’un sens de l’histoire (dans le 1er paradigme, il y a la possibilité que l’histoire ou l’historique ait un sens et ce sens est la perfection générale d’une orientation, s’orienter dans la pensée, c’est s’orienter dans l’histoire, c’est comparaître devant la tribunal de l’histoire). Donc pas de référence à un sens de l’histoire, mais pas non plus dans une métaphorique juridique du contrat ou dans une métaphorique juridique de ce qui donne sens à la substituabilité. Ce ne serait pas non plus dans une métaphorique juridique définie. Parce que en fait la prescription de ce qui a sens dans l’univers du droit est toujours la prescription d’une limite, comme l’a parfaitement vu Kant (sa métaphorique est juridique : quels sont les droits de la raison, les droits de la raison, c’est immédiatement une métaphorique de la limite). Vous n’avez pas le droit de penser au-delà des limites de la raison pure. Et donc on peut dire en caricaturant que ça devient ni Hegel ni Kant, ni la raison comme devenir tendanciel de l’orientation dialectique de l’histoire ni la raison comme assomption toujours semi juridique ou métaphoriquement juridique de ses limites. Donc relation entre identité et adversité, entre identité et ce qui n’est pas elle en tant que ce qui n’est pas la constitue aussi, qui ne soit ni dialectique ni juridique, qui ne soit finalement ni l’assomption d’un sens de l’histoire ni le respect des limites de l’espace rationnel. C’était pour rappeler la cible imposée par les circonstances du moment, où l’espace demeure pour l’essentiel celui d’une tension Hegel / Kant comme du reste Adorno l’avait déjà remarqué. Comme le montre l’histoire de l’École de Francfort, il avait involontairement ouvert la voie à l’assomption du droit, à la figure contractuelle et juridique de la démocratie. Donc si on veut être dans le temps présent du point de vue de l’orientation de la pensée, il est certain que cette question doit traverser cette antinomie apparente entre l’héritage dialectique ou révolutionnaire et l’héritage parlementaire ou démocratique, ie finalement juridique et contractuel.

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Alors à titre de 1er matériau dans cette recherche, au-delà de la mobilisation la construction platonicienne du sophiste comme adversaire identifiant, j’avais convoqué un poème de Pasolini, Victoire, le poème Victoire, parce qu’il me paraissait être le poème d’une adversité exposée qui ne soit justement ni dans l’élément dialectique ni dans l’élément du contrat, ni révolutionnaire ni parlementaire. Je vous rappelle que le cheminement de Pasolini c’est de faire comparaître l’histoire présente (des années 50 et 60) sous le regard aveugle des jeunes morts de la résistance, ces jeunes morts venant voir si quelque chose comme une paternité politique leur est proposée dans le futur. Je ne reviens pas sur l’importance de cette filiation y compris dans le monde contemporain en tant que filiation renversée, ie où le fils pose la question du père comme question de l’avenir et non pas comme question de l’antécédence. Ie y a-t-il un père à venir ? Et qui serait à la hauteur de ce qu’a été la propre espérance des fils morts. Et ce qu’a été leur espérance politique, historique, du monde, ils viennent se demander si longtemps après on peut voir quelle filiation serait à la hauteur ou de la même dignité que ce qu’a été leur sacrifice. Ils découvrent que leur espérance est en réalité inactive, ie que cette figure est absente et c’est dans l’absence de cette figure que se construit ce qui aux yeux de Pasolini est l’adversité ou l’adversaire. L’adversaire c’est précisément ce qui a organisé le manque de cette filiation retournée, ou dans mon langage ce qui a organisé l’infidélité à la résistance., ce qui s’est avéré infidèle. Ce qu’on découvre, c’est que dans cette vision, la relation entre id et adversité est un champ polarisé, entre l’acceptation et le désespoir. C’est là que l’adversaire intime de nous même, ie nous mêmes en tant qu’adversaire intime de nous même sommes situés, dans la polarité ou la tension entre acceptation et désespoir. Premièrement, qu’est-ce que acceptation et désespoir ? L’acceptation (en tq opérateur de l’absence de toute liberté) c’est 3 choses qui sont très intéressantes : - l’acceptation d’une vision partagée du passé, ie l’idée que le passé est commun. C’est déjà une infidélité à la résistance : elle voulait rendre impossible que le passé puisse être un passé commun. Vision partagée ou consensuelle du passé : c’est la 1ère figure subjective de l’acception. - ensuite c’est qu’il existe un lieu commun de la pensée, ie il n’ y a pas d’incommensurable - enfin la règle du devenir des choses est substituée au devenir lui-même : ce sur quoi on s’accorde c’est qu’il y a des règles du devenir, au lieu de s’accorder de manière immanente sur le devenir lui-même. Pasolini insiste beaucoup sur ce point : au fond ce qu’il appelle un communiste convenable, c’est quelqu’un qui est d’accord sur les règles de la lutte plutôt que sur la lutte, c’est quelqu’un qui a substitué progressivement un ordre de la lutte à la lutte proprement dite, il n’est plus ouvert à la nouveauté du conflit (tout conflit doit d’abord prouver qu’il est un vrai conflit conforme aux règles du conflit). Nous l’avons expérimenté : c’est la tendance incoercible de ce que je vais appeler la gauche de considérer que le conflit n’est jamais conforme à ses règles, trop tôt, trop tard, à côté, pas comme il faut… Pasolini a identifié par ces 3 points : vision partagé du point, espace commun, substitution au devenir des règles du devenir, c’est ce qui compose la figure de l’acceptation du train du monde. Il y a 2 formules de Pasolini : « le cœur qui se fait l’esclave de son ennemi », c’est l’acceptation. C’est un affect, le cœur, plus profond qu’une pensée. On se fait l’esclave de son ennemi avec ces 3 points. On encore « enchaîné à la dialectique du pouvoir », ce qu’est toute opposition en fait : toute opposition peut être définie ainsi. C’est aussi en profondeur, quasiment en dessous de toute détermination explicite, être un cœur qui s’est fait l’esclave de son ennemi Antinomiquement à ça, de l’autre côté, on a la figure du désespoir en 3 traits : - absence de règles, pas de codes - consumation dans l’amour : l’amour est conçu comme une donnée incendiaire, porteuse de mort, de la mort la plus haute ou la plus sacrée - anarchie : il faut l’entendre en son sens étymologique, ie pas de principe central, rien que de la dissémination Ceci, ces 3 traits, compose une figure qui n’est pas susceptible de répondre à la question des jeunes morts (ie une figure paternelle qu’ils cherchent mais ne trouvent pas dans l’espace du temps), c’est en réalité la continuation désespérée de leur mort, ou la fidélité désespérée à leur mort. Mais pas en un sens affirmatif créateur ou instituant comme ils cherchent à le trouver, mais dans un sens qui est au fond l’itération mortelle de leur sacrifice. Le bilan de Pasolini est assez sombre (Victoire est un titre ironique, d’une ironie sombre) : nous sommes dans un temps où ce qui menace c’est de n’avoir pas d’autre alternative que celle de l’acceptation et du désespoir.

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Alors je voudrais rendre ça un tout petit peu plus contemporain. Ma 1ère proposition c’est de me demander comment nommer la figure subjective de l’acceptation ? Comment la nommer de façon plus virulente ou poétique. On peut se guider sur une des définition que donne de l’acceptation le personnage de Pasolini : « le classicisme protecteur qui caractérise le communiste comme il faut ». C’est cela qui, quelle que soit la bonne volonté de la figure, constitue la figure de l’acceptation. Et comprenez bien que la figure de l’acceptation n’est pas la figure de l’ennemi mais la figure de ce qui en nous ce qui se constitue selon l’ennemi. C’est être enchaîné à la dialectique du pouvoir. Ce n’est pas le pouvoir, mais être enchaîné à sa dialectique. L’acceptation ce n’est pas le train du monde mais une figure subjective d’acceptation du train du monde tout en déclarant sa distance. Autrement dit c’est quelque chose qui n’est pas le pouvoir mais qui est l’organisation subjective de son acceptation. Elle n’est pas le pouvoir ou l’objectivité de l’adversaire mais l’organisation subjective de son acceptation en profondeur. Je pense que le nom pertinent post-pasolinien de cela c’est la gauche. Je vous propose une définition quasiment métaphysique de la gauche : la gauche, c’est ce qui est en position d’être l’organisation subjective de l’acceptation. Et je crois, il m’a semblé pouvoir établir (sur la Commune, cf. Conférence de Rouge-Gorge) que c’est une vieille figure, dès le 19ème siècle, assez invariante. Ce qui est très étonnant c’est que ça marche toujours, ces figures successives de l’acceptation qui sont opératoires. Il faut s’interroger sur le pourquoi : qu’est-ce qui dans l’organisation subjective de la figure de l’acceptation a puissance sur l’identité ? Si on se demande descriptivement ce qu’il en est aujourd’hui des critères de Pasolini : - sur le passé : en gros, la vision partagée du passé, c’est le conflit entre démocratie et totalitarisme, les cérémonies sont les mêmes - les lieux communs sont les règles constitutionnelles, et aussi d’une certaine manière la civilisation occidentale (je ne sais pas comment l’appeler) - les règles de la lutte substituées à la lutte : c’est que tout doit aboutir à des élections. Il n’y a pas d’autre légitimation possible des mouvements que de se solder par la substituabilité. Ie la substituabilité est en fin de compte la norme immanente du devenir. Évidemment puisque ce n’est plus la révolution, l’insurrection armée… il faut que ce soit la substitution si on est dans le cadre de l’opposition des 2 paradigmes, et on est dans cette opposition. Si ce n’est pas dans la négation effective de la figure de l’adversité que s’institue l’identité il faut qu’on soit dans la substituabilité. Donc tout mouvement est destiné à substitution. C’est pourquoi il est toujours intrinsèquement décevant. La subjectivité de l’acceptation sous le nom de gauche c’est l’organisation de la déception. Et au fond être déçu est congénital à ce système. Moi je n’accuserais pas les acteurs d’être les organisateurs de la déception, car elle est intrinsèque, liée à la substituabilité, qui fait que vous êtes l’esclave de votre ennemi quoiqu’il arrive. On peut considérer d’ailleurs que ce monde est le moins mauvais des mondes possibles. C’est une autre question. On peut considérer que c’est ce qui fait le moins de dégâts, mais il faut quand même ne pas prétendre qu’on va tout changer. Il faut être cohérent et annoncer que pour l’essentiel ce sera la substituabilité et on bricolera à la marge. On ne peut pas à la fois vouloir la substituabilité et le changement. Il a fallu pour ça venir à appeler réforme la restauration. Dès lors je dirais que la gauche ainsi définie (je ne dis pas qu’il n’y a pas de raison de soutenir la gauche, c’est une autre question), c’est en ce sens que je soutiendrais qu’elle est une désorientation. Ie que la gauche est désorientation de la pensée. Elle n’est pas simplement organisation de la déception, elle est d’abord et plus fondamentalement désorientation. Et je crois que c’est car elle est désorientation qu’elle rend tolérable la déception. Avant d’être déçu vous êtes désorienté, et donc la réception de la déception se fait dans un élément primordial de désorientation qui fait que quand vous n’avez pas d’orientation absolument stabilisée, la déception est toujours relative. Ce n’est que dans des paramètres stabilisés et lisibles de l’orientation que la déception est radicale. Quand il y a une entreprise et que cette entreprise échoue visiblement, on prévoit une déception. Mais ce n’est pas comme ça que ça se présente. Vous n’avez pas la lisibilité d’une orientation au regard de laquelle l’échec aurait une signification absolument univoque. Il y a d’abord une désorientation, ie la conviction latente que en réalité il n’y a pas d’orientation. Pourquoi ? Parce que dans le paradigme oppositionnel, l’opposition a pour essence l’acceptation. Donc il y a une désorientation originaire : l’opposition qui se présente comme figure de relation d’identité à l’adversité, ayant en réalité comme norme la substituabilité, a pour essence fondamentale l’acceptation. Vous devez d’abord accepter à peu près tout, et ensuite, vous êtes l’opposition. Vous voyez bien que l’essence stable et fondamentale de l’opposition est l’acceptation : ce qui est accepté ou déclaré acceptable que ce qui est déclaré dans le registre de l’opposition. Or je tiens que l’effet principal de cette identité latente de l’acceptation comme essence véritable de l’adversité constitue une désorientation, constitue une désorientation comme

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identité. Vous avez affaire à une identité désorientée. Car la question du rapport à l’adversité est aussi ce qui norme la question des orientations. Je ne dis pas ce qui la constitue, car je ne suis pas dialecticien. Ça nous permettrait d’élargir le concept de gauche, d’en faire une catégorie philosophique. Ce qui lui donne une dignité éminente par rapport à sa réalité empirique. Je dirais que est de gauche, est gauche, toute désorientation qui est l’effet non d’un vouloir mais d’une acceptation. Vous avez des désorientations qui peuvent être l’effet d’un vouloir désorientant, on y reviendra tout à l’heure. C’est par exemple expressément la méthodologie de Rimbaud : il a comme programme explicite de produire une désorientation radicale par les moyens d’une volonté systématique. Il faut absolument désorienter et désunifier la conscience, non pas par effet d’acceptation mais par effet d’un vouloir systématique qui est le vouloir poétique lui-même. Donc c’est une désorientation qui n’est pas de gauche. Par contre on dira que quand la désorientation est l’effet d’une acceptation, et non d’un vouloir, c’est cela qui est gauche. C’est une figure comme celle du collaborateur passif : ce n’est pas le collaborateur au sens où il partage le vouloir de l’ennemi, le collaborateur actif. Il y a le collaborateur passif, qui est dans la figure d’une désorientation par acceptation. Au sens où elle est réellement grevée ou mortifiée par une passivité essentielle. C’est ça que nous aurions comme figure 1ère de la question de l’adversaire aujourd’hui : l’acceptation, l’acceptation comme désorientation passive, qui n’est pas l’effet d’un vouloir, ie la figure subjective de la gauche dont on peut dépolitiser le concept. Ce qui par conséquent entraîne que à proprement parler on ne peut rien vouloir. Une sage prudence : si vous ne voulez rien, vous n’échouerez pas. Alors à cela Pasolini oppose la figure subjective du désespoir. Quel est son nom ? Son nom apparent est la sainteté nihiliste, quelque chose comme ça (« libre amour de sainteté »). C’est quoi ? C’est la répudiation de l’acceptation, mais sans pour autant que soit résolu le problème initial d’un fidélité affirmative, ie ce père à venir du sacrifice résistant, qui lui donnerait enfin sa signification créatrice, affirmative. C’est pas ça, c’est une déconstruction de l’acceptation mais sans qu’il y ait surgissement de la figure affirmative correspondante. Alors on peut dire que c’est un nihilisme car c’est une appropriation de ce qu’il y a comme s’il n’y avait rien, et c’est dans ce comme s’il n’y avait rien que, comme si ce n’était rien que toute acceptation se dérobe, puisqu’il n’y a précisément rien à accepter. Ce qui se présente comme devant être accepté n’est rien, et il faut incessamment expérimenter cette inacceptation de ce qu’il y a qui est ontologique, ie qui déqualifie ce qu’il y a dans sa prétention à être quelque chose qu’on peut accepter justement. C’est une figure plus profonde que l’inacceptation dialectique. C’est une autre figure, c’est une opération par laquelle est disqualifiée la prétention à être de ce qu’on nous donne à accepter. De même, c’est l’expérimentation réglée de la non règle, de l’absence délibérée de règle, le désespoir qui ignore les codes. L’ignorance des codes doit être expérimentée, c’est pour ça que c’est une ascèse, que c’est une sainteté. Cette figure a été à mon sens en France mise au point poétiquement, entre Baudelaire et Rimbaud. Et je crois qu’on peut lui trouver 2 dimensions majeures dès sa constitution qui sont d’abord ce qu’on peut appeler la sacralisation innocente du désordre. Au lieu de l’acceptation de l’ordre, on a le désordre, mais le désordre comme sacré et en même temps comme innocence. Je rappelle que Rimbaud dit : « je finis par trouver sacré le désordre de mon esprit » (une saison en enfer). Donc sacralisation du désordre dans cette maxime, qui est innocente car elle n’accepte rien de ce qui est, et ce désordre est le désordre capital, de l’être lui-même. L’être ou ce qui se présente comme être doit être destitué de sa prétention à être. Ça c’est le 1er trait : sacralisation innocente du désordre. Le 2nd est la discipline du dérèglement. L’expérimentation de l’absence de règle, de code, est l’effet d’un vouloir. Ce n’est pas l’organisation d’une non acceptation ou d’une révolte par passivité, c’est véritablement un dérèglement délibéré, systématique, volontaire. « arriver à l’inconnu par le dérèglement de tous les sens » est une proposition de méthode, c’est une démarche disciplinée. Ce n’est pas suivre toutes ses impulsions, ce qui est en réalité une acceptation. R dit qu’il faut être fort, les souffrances sont énormes. Le dérèglement de tous les sens est une méthode coûteuse. Donc figure d’ascèse ou de sainteté. Cette figure de la sainteté nihiliste pour Pasolini est par delà le bien et le mal, donc elle est indistincte de certaines formes du banditisme moderne. Le grand mot d’ordre de Rimbaud est « je m’encrapule le plus possible » : je dis ça pour qu’on ne la voie pas comme une figure d’innocence au sens ecclésiastique du terme. Je dis ça en ces temps de mort du pape ! Ce n’est pas une figure de sainteté au sens de la bénédiction. Comme il est déclaré que l’être doit être destitué de sa prétention à être, il n’y a bénédiction de rien, donc il y a quelque chose qui indistingue cette figure de la sainteté nihiliste d’une figure violente et pourquoi ? Et bien parce qu’elles sont l’une et l’autre désoeuvrée. Le thème du désoeuvrement est essentiel dans les 2 cas. La discipline proposée n’est pas

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celle de l’acceptation et par conséquent elle ne doit pas être celle du travail. Dérèglement systématique de tous les sens, s’encrapuler le plus possible, cela se fait dans une figure qui en saurait être celle de l’acceptation laborieuse de ce qui nous est proposé comme devant être accepté. On peut dire que Rimbaud finalement est quelqu’un qui se convertira au travail, et quand il sera converti au travail, il deviendra commerçant, il rapportera de l’argent à sa maman. On dit que c’est le même. Sauf que lui dit quand même que ce qu’il que ce qu’il a fait avant c’était des sottises ! Moi je dis il a réellement changé sur un point précis qui est de se convertir au travail, ie en réalité de mettre fin à cette indistinction entre sainteté et crapulerie qui est le lieu même où s’établit cette figure du désespoir, car c’est désoeuvré. Et quand on est désoeuvré dans le rapport à ce qu’il y a on se considère comme excédentaire. Et ça c’est très important de se considérer comme excédentaire par rapport à ce qu’il y a. Si vous travaillez, vous êtes dedans, d’une manière ou d’une autre. Si vous contribuez à ce que ça existe. Si vous voulez absolument être sans compromission avec l’acceptation, vous devez être en dehors mais être en dehors ça ne veut dire ne pas être dans l’œuvre de ce qu’il y a. donc être désoeuvré dans un sens radical, désoeuvré, désoeuvrant, et donc assumer en un certain sens qu’on est un parasite. Il y a de nombreux texte de Rimbaud en ce sens : le parasite c’est quoi ? C’est celui qui vit aux dépens de ce qu’il abomine. Il vit dessus. Il lui suce le sang. Mais il fait rien pour, il est du point de vue de l’organisme qu’il parasite, il est dans le désoeuvrement de son existence, il ne contribue aux organes, aux fonctions et au devenir de ce qui est parasité. Et donc la figure du désespoir nihiliste dont Pasolini témoigne aussi est une figure dont on peut dire qu’elle constitue l’extériorité dans un schème désoeuvré, dans un schème parasitaire, où on se donne les moyens de persévérer dans l’être sans contribuer si peu que ce soit à ce à partir de quoi on persévère dans l’être. Et alors cette figure propose aussi une désorientation, d’un autre type, différent de la gauche. C’est une inacceptation, en effet, mais au prix de toute direction, de toute orientation. Il n’y a pas d’orientation non plus car c’est le prix à payer pour l’inacceptation. C’est un thème que nous devons garder présent à l’esprit : vous pouvez être dépourvu de toute orientation aussi bien par inacceptation que par acceptation. Ce n’est pas ça qui tranche. C’est une inacceptation qui en tant que désoeuvrement ne peut pas se proposer comme orientation, car précisément la non direction la non orientation est le prix nécessaire pour pouvoir vivre sur. En un certain sens il n’y a que l’adversaire, et ce que vous êtes vous en tant que parasite de l’adversaire doit simplement être le témoignage du néant de l’adversaire. Il n’y a que lui, et il y a vous - dans une extériorité parasitaire qui témoignez de ce qu’il est possible en réalité de tenir ce il n’y a que vaut rien. C’est le schéma, répandu dans le contemporain. L’identité est l’être en symbiose mortelle avec l’adversité, avec l’ennemi. Dans l’acceptation je deviens son esclave, là je deviens son parasite, je suis en symbiose mortelle avec lui, je vis avec lui, je mourrai avec lui. Je pense que aujourd’hui, j’avance ce mot avec précaution, tel qu’on le trouve dans un répertoire nihiliste contemporaine, dans certains secteurs du rap par exemple, ou de la chanson contestataire en général, je dirais qu’elle se nomme aujourd’hui la figure du rebelle. Le rebelle est une figure de nihilisme, je ne vois pas ce qu’elle pourrait être d’autre. Car pour qu’elle soit autre chose il faut être absolument immanent au schème dialectique. Quand vous dites « je suis un rebelle » vous décrivez quoi ? Vous décrivez le fait que vous êtes dans le désoeuvrement nihiliste. C’est une figure réelle d’une force d’invention réelle, qui fait des choses, qui crée des formes, mais qui crée aussi des formes sournoises d’acceptation, au revers, en torsion de l’inacceptation, qui fait des modes, des circuits commerciaux etc… La figure du rebelle est une figure du monde contemporain, une figure interne externe. Désoeuvré ou parasitaire est le bon mot. Donc je dirais que le monde contemporain est finalement organisé pour ce qui nous occupe par

l’appariement des 2 figures de la gauche et du rebelle, du point de vue du destin des figures fondamentales des relations de l’identité et de l’adversité. Ce qu’elles ont de commun c’est que leur rapport à l’adversaire, dans les 2 cas, désoriente toute affirmation, ie est une désorientation. Il y a 2 manières d’être désorienté : - une manière qui procède de l’acceptation et qui se réalise dans la figure générique de la gauche - une manière qui s’enracine dans l’inacceptation et la rébellion. Il y a un couplage de la gauche et du rebelle, qui se fait dans le diagnostic final de désorientation. Il procède de sources antinomiques. Et donc on pourrait dire que si tant est que le projet proposé ici a une consistance serait ni gauche ni rebelle, ni le rêve sempiternel de leur addition. C’est un rêve typiquement intellectuel : ne pourrait-on pas avoir une gauche un peu rebelle ? Ne peut-on pas faire une piqûre de rébellion à la gauche ? Est-ce qu’on pourrait pas imposer au rebelle un peu de gauche, un peu de raison de gauche ? C’est une définition possible de l’extrême gauche : c’est la gauche avec une piqûre de rébellion. Si c’est possible c’est bien car en définitive il y a un point commun entre gauche et rebelle,

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sinon ce serait absurde. C’est une rêverie chronique bien au-delà du champ politique pur : il y a énormément d’entreprises dans le champ contemporain qui sont persuadées qu’on peut synthétiser la figure de la gauche et la figure du rebelle, ie avoir quelque chose comme un nihilisme soft, tempéré qui reconnaîtrait que ce qu’il y a n’est pas très réel mais que quand même il ne faut pas exagérer, ou si on le dit dans l’autre sens ce serait une gauche qui n’accepte pas tout, qui va quand même faire quelque chose de différent. Ça a des projections analytiques considérables. Mais on pourrait croire dans bien des domaines que c’est un programme d’avant-garde artistique, une formule artistique : un peu d’héritage de la discipline des formes, un peu de rébellion sous la forme d’une thèse de la fin de l’art etc… Vous avez ça dans la thèse d’un art qui serait à la fois une œuvre et désoeuvré, le désoeuvrement comme œuvre (c’est un programme qui est partout). C’est l’analogue en art à la gauche rebelle, à la rébellion de gauche. Je crois que le programme difficile c’est de tenter de penser quelque chose qui serait au-delà des 2 figures, mais de ne pas se laisser aller à ce colmatage au fond transitoire qu’est toujours la figure de leur jointure. Ce qu’ont en commun les 2 figures, c’est la désorientation ie le fait qu’il n’y a pas authentiquement aujourd’hui d’orientation dans la pensée. Et en fin de compte on peut être soit dans le régime de l’acceptation soit dans le régime de l’inacceptation mais tout ça va converger dans une désorientation majeure dont les symptômes sont innombrables, comme ces synthèses programmatiques. Ça nous permet de dire que le cheminement théorique à trouver c’est un cheminement qui est en effet ni dans la violence dialectique ni dans la substituabilité juridique, ie finalement n’est ni dans l’acceptation comme figure générique de participation au pouvoir ni dans le nihilisme esthétisant comme figure de désoeuvrement essentiel. On peut entrer dans le problème une fois qu’il est disposé. Je voudrais commencer, amorcer une autre entrée en effet, que de façon simple je commence ainsi : - la gauche propose de s’orienter selon la ou les lois. Ce n’est pas seulement le caractère légaliste de la gauche politique mais de façon générale la figure d’acceptation médiée par la conviction que en tout cas il y a une loi partagée. Fondamentalement il y a une loi. Ça donne à la gauche une disposition très vaste qui est l’idée que toute orientation doit se faire sous la loi, et ça produit inévitablement une désorientation puisque la loi est justement en partage avec l’adversité. La désorientation est inévitable, et c’est la chicane des élections telle que nous l’expérimentons tous les 10 ans. - et puis la figure du rebelle pour autant qu’elle proposerait de s’orienter selon le désir. Elle proposerait de dire que la loi n’est rien, ie qu’on peut disposer de la loi comme figure du néant de l’être et à ce moment-là ce qui surgit au cœur du désoeuvrement lui-même c’est une figure désirante et créatrice, c’est le désir lui-même. De sorte que nous pouvons dire que, c’est l’entrée que je vous propose, cette affaire de gauche et rebelle peut se nommer désir et loi. Désir et loi, la chicane du désir et de la loi. Petite parenthèse : la psychanalyse en général et Lacan en particulier ont soutenu que désir et loi c’est la même chose, ie que loi et désir c’est absolument réciprocable. Sommes-nous en train de dire la même chose ? Pas tout à fait : ce sont 2 figures distinctes, mais leur commun est la désorientation. Donc on dit en consonance avec Lacan que en effet il y a un couplage possible de la loi et du désir au point de la désorientation. Bien que cette désorientation soit dans un cas l’emblème de l’acceptation et dans l’autre l’emblème de l’inacceptation. Or loi et désir c’est la grande affaire de Pasolini. On n’est pas loin de notre source : Pasolini était travaillé par la question « que se passe-t-il s’il n’y a plus la discipline qui nous est imposée par les lois de l’histoire ?». C’était son rapport très compliqué au marxisme. Si l’histoire fait défaut, si elle vient à manquer. C’est aussi ce que raconte le poème : l’histoire vient à manquer, car il n’y a pas de fidélité historique saisissable au bord de la résistance. L’histoire fait défaut : on n’a que des calculs de boutiquiers, des acceptations minables etc… Mais si l’histoire fait défaut, ça veut dire pour un marxiste qu’on ne peut plus adosser l’action à des lois de l’histoire, l’action n’est plus dans la discipline des lois de l’histoire. Vous comprenez : le congé de l’histoire est plus dévastateur qu’un pb scientifique, ou idéologique ou même politique : si l’histoire vient à manquer, alors c’est la loi qui vient à manquer. C’est la loi en tant qu’effectivité temporelle. Si la loi vient à manquer, la question de P va être : qu’advient-il au désir, s’il est en quelque manière déchaîné, désenchaîné ? si cette grande loi au nom de laquelle le sacrifice est possible vient à faire défaut, qu’en est-il de ce désir désenchaîné ? Alors c’est en ce point que je voudrais saisir les choses dans la dialectique de la loi et du désir. Je voudrais aborder une autre extrémité que la langue poétique de Pasolini. Je vous propose d’entrer dans une histoire logique. Supposons que vous ayez une coupe de fruits, changeons de registre un peu ! qui en général est pleine de fruits délicieux, extraordinairement bons, pommes, poires, prunes, fraises etc… on a le commencement d’un désir ! Et puis un jour sans savoir pourquoi il se passe que la coupe a

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complètement changé, ie vous trouvez dedans toujours les fruits superbes, mais vous y trouvez mélangé à tout ça des choses horribles, cailloux, boue séchées, épingles, poils de boucs… Vous voyez bien que ce serait plutôt le début d’une demande de loi quand même. Le pb se donne en apparence comme un pb de classification : quels sont exactement les composantes correctes, acceptables, normales, de cette coupe de fruits, après cet événement calamiteux qu’est l’irruption d’ingrédients disparates et affreux ? Si vous considérez le contenu de la coupe comme un ensemble, vous pouvez dire qu’après la cata, les éléments sont les fruits, et le reste. Si vous demandez un ordre, avec la nostalgie de l’ordre ancien, vous allez demandez quelles sont les parties de cet ensemble, car la liste anarchique ne suffit pas : vous voulez listez les fruits pour éliminer le reste. C’est le but de toute classification : quand on commence à classer, il faut se méfier ! S’il y a des choses que montre le livre de Hilberg sur la destruction des juifs d’Europe c’est que la classification a été primordiale, ie constitution de sous ensemble et à mettre à part des juifs. On a classé les gens, les gens là dedans étaient des juristes pour déclarer les critères permettant de séparer les juifs des autres. La classification est une opération indispensable, mais sa dynamique subjective est généralement une dynamique de séparation, de distinction. Dans cette coupe, c’est sûr que si vous voulez classez, c’est pour rassembler les cochonneries et les mettre dehors. Pour les parties, il y a 2 types d’exemples différents : vous pouvez dire les poires c’est une partie, les framboises aussi, mais les poils aussi ! C’est déjà dans le Parménide : y a-t-il Idée de la boue ? Si on veut classer en fonction de l’idée de quoi y a-t-il idée ? Il y a partie de qui a un nom clair : poires, poils, ou des ensembles plus grand comme tous les fruits, tout ce qui n’est pas les fruits. A vous de produire un critère de cette désignation nominale. Mais il y a aussi des multiplicités anarchique : 2 pommes, 3 épingles et 1 poil de bouc ? Qu’est-ce qui l’identifie comme partie ? Elle n’a pas de nom, on ne la contrôle qu’avec la liste, mais pas avec un concept séparateur qui l’identifierait immédiatement comme tel. On a la liste, car c’est fini. Si c’était infini on n’aurait pas de nom synthétique. Alors je propose de façon tout à fait générale d’appeler loi ce qui est au regard de ce genre de situation (ie une situation de désordre, de désordre pour l’esprit) la prescription d’un ordre raisonnable, ie un principe de classification raisonnable des parties. Autrement dit toute loi, c’est une définition inéluctable, est la décision de n’accepter comme existant réellement qu’un certain nombre des parties de quoi ? Disons de la coupe de la vie collective. Seules certaines parties de la coupe seront considérées comme existant réellement ; évidemment la décision la plus raisonnable de toute est de n’accepter que les parties qui ont un nom clair, comme fraise, fruits, épingles… et d’exclure les parties qui n’ont pas de nom du tout (mélange pomme, épingle, poil). Une loi c’est ça d’une manière ou d’une autre. De sorte qu’on peut appeler loi non pas seulement ni même principalement ce qui est permis ou interdit (c’est une définition trop en aval du concept de loi) la distinction entre ce qui existe sous un nom clarifié et dont on dira que c’est normal et puis ce qui n’est pas nommable, n’a pas de nom clarifié, qui ne peut pas exhiber son nom et qui à ce titre n’existe pas vraiment comme partie séparable et qui est au fond une partie anormale de la totalité. En définitive, une loi c’est toujours une distinction entre le normal et l’anormal, c’est une question classificatoire qui distingue selon des critères qui sont toujours empruntés à …. des sous ensemble normaux et des sous ensembles anormaux, entre des sous ensembles qui existent et entre des sous ensembles qui en réalité ne devraient pas exister. Par exemple dans la coup de fruit, une partie composée de poils et de fraises ne devrait pas exister (pas désirable !). On appellera ça une loi. Une loi c’est une interface des mots et des choses. C’est ce qui indique à travers des protocoles de description clarifiables quels sont les sous ensemble normaux et les sous ensembles anormaux. Le pb c’est qu’on peut poser (découverte apportée par la psy) que le désir est toujours désir de l’anormal. Ie que le désir est toujours entraîné, attiré, constitué par une partie anormale de la situation. Ie il est au-delà de la normalité légale (c’est bien pour ça qu’il est lié à la loi), et donc un objet ordinaire du désir c’est une pomme qui est en même temps une épingle. C’est ça ! Ou si vous voulez un vrai désir est toujours le désir d’un monstre, si on appelle monstre classiquement des totalités anormales prélevées sur quelque chose qu’organise une loi. Pas de monstre sans loi. Donc désir et monstre. Je voudrais aller sur ce point dans un exemple math qui va nous mener assez loin sur loi et désir et finalement sur l’orientation dans la pensée. Reprenons notre exemple des parties acceptables d’un ensemble : on a une multiplicité quelconque. On peut formaliser l’idée d’un sous-ensemble, d’une partie de cet ensemble, qui a un nom clair. C’est quelque chose qui peut être fait. On peut donner sens dans le champ de la théorie math des multiplicités de ce que c’est qu’un sous ensemble qui a un nom clair. Ça a été inventé par Kurt Gödel. Il a inventé une technique qui donne sens d’une façon très vaste à ce que c’est qu’un sous-ensemble associé à la notion de nom (une formule). Il appelle ça un sous ensemble constructible. Et la définition de ce qu’est un sous

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ensemble constructible associe un sous ensemble à une formule nominale. On retrouve cette idée qu’une corrélation légale c’est une corrélation clarifiée entre des parties d’une multiplicité et les autres. De sorte que on pourrait avoir un triomphe de la loi sous la forme d’un axiome somme toute simple à formuler qui serait : tout ensemble est constructible, nous n’admettrons comme existant que des ensembles constructibles, ie qui ont une corrélation établie avec une formule nominale. N’existe que ce qui a un nom clarifié, et ce qui n’a pas de nom clarifié n’existe pas. L’univers math serait ainsi absolument purifié. On peut démontrer que cet axiome est tout à fait possible. Ce qu’on peut démontrer c’est que si on pose que tout ensemble est constructible, si on pose l’axiome de constructibilité, en un sens on ne perd rien. Tout théorème valable pour les ensembles en général est en vérité aussi valable pour les ensembles constructibles. Donc vous n’allez pas changer votre math en déclarant que tous les ensembles sont constructibles. Pour l’essentiel c’est la même chose : ça se dit les ensembles constructibles sont un modèle de la théorie des ensembles tout court. La théorie générale des ensembles peut se réaliser sous la forme d’un modèle où tout ce qui est vrai au niveau formel est vrai d’un modèle, par conséquent on ne perd rien. C’est absolument formidable : vous pouvez associer toute multiplicité à un nom, vous pouvez décider que vous n’accepterez comme existant que ce qui a un nom et tout reste comme avant. Et la loi qui règne ! Elle règne absolument. Et pourtant, la constatation historique, subjective c’est que presque aucun mathématicien n’a jamais décidé d’accepter cet axiome. Unanimement, y compris Gödel, personne en vérité sauf quelques obsessionnels enragés, n’a considéré cet axiome comme valide ! C’est d’autant plus surprenant que si on admet que tout ensemble est constructible on peut démontrer des propriétés formidables qui d’habitude restent indémontrables. Donc non seulement on ne perd rien mais on gagne ! Par exemple on peut démontrer l’axiome du choix, c’est un théorème. De même l’hypothèse du continue est vraie, on peut la démontrer. Il y a donc une séduction irrépressible : tout est normalisé, la hiérarchie des choses correspond à la hiérarchie des noms, on ne perd rien et on a quelques démo supplémentaires. Il est donc tout à fait renversant qu’aucun math n’en ait voulu. C’est le triomphe du désir, car en réalité le désir du math est le désir du monstre, comme celui de tout le monde. Ils n’ont de cesse de chercher les monstres, ce qui est bizarre etc… une fois exploré un univers. La question du monstre est centrale : le désir est de trouver une belle monstruosité au-delà de la loi, au-delà donc aussi du bien et du mal. Il est intéressant de ce point de vue que la math contemporaine dans un épisode historique, finalement la thématique contemporaine et la théologie classique disent la même chose ! C’est une convergence inattendue ! Vous savez parfaitement que la thèse selon laquelle le désir est ce qui pointe l’au-delà de la loi est la thèse fondamentale de St Paul, donc de la théologie classique originaire, Épître aux Romains, 7 où on trouve cette liaison entre loi et désir sous le nom de péché. Le péché nomme seulement ceci que le désir ne désire que le monde de la loi. Donc si loi il y a, i y a péché. Car quand loi il y a, le désir est constitué précisément comme ce qui doit trouver son désir au-delà de la loi. Je rappelle une phrase célèbre : « si je n’avais pas été au fond de la loi je n’aurais pas non plus connu le péché », je n’aurais pas connu ce que c’est que le péché si la loi ne m’avait pas dit ce que je ne devais pas faire. Cette dialectique originaire, ici sous forme théologique, il est fascinant de voir qu’on en trouve un analogue dans le champ du désir théorique. On admettra une définition de la loi comme ordination partitive des choses mêmes, ou si vous voulez la constructibilité universelle dans la métaphore de Gödel, et on dira que le désir est ce qui trouve son objet au-delà de cette perception, en diagonale de cette classification, ie ce qui trouve un objet qui est sans loi, sans nom. Entendez ici la résonance de innommable en français : ça veut aussi dire dégoûtant, en plus de ce qu’on ne peut nommer. C’est la part répulsive de l’objet de désir, qui est aussi dans sa réversion effrayante. Vous découvrez un matin le poil de bouc dans les fraises. Non seulement le mathématicien n’ont pas accepté l’univers constructible mais ils se sont mis aussitôt à la recherche de ce qu’est une partie non constructible. Comment trouver un ensemble non constructible. La solution a été trouvée en 1963 par Paul Cohen (Gödel c’est en 1939). Cohen a montré élégamment comment on pouvait donner sens au concept d’ensemble non constructible. Ce qui est admirable, c’est le nom qu’il leur a donné : il les a appelés ensembles génériques. C’est formidable car ça rappelle beaucoup de choses mais ça rappelle en particulier directement Marx. Cette diagonale entre les sophistications de la mathématique partitive et Marx est assez remarquable. Dans les Manuscrits de 1844, quand Marx établit la fonction historique du prolétariat, il le désigne précisément comme représentant de l’humanité générique. Ie l’élément constitutif du destin historique de la classe ouvrière, c’est d’être la représentation générique de l’humanité. Ce qui veut dire que en réalité, dans la conception de Marx, ontologique ou métaphysique, c’est que c’est la classe non constructible, c’est la partie non constructible de l’univers social dans son ensemble, celle qui est fuyante et représente par là même l’humanité tout entière. On lui donne un nom, on va l’appeler le prolétariat, mais vous comprenez bien que c’est le nom des sans nom ou du sans nom, c’est le nom du générique, ie de ce qui en réalité n’a pas de nom et en particulier n’a pas de

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nom dans l’espace politique (puisque non nominalement représentés dans cet univers). Donc la fonction du prolétariat c’est en réalité de délivrer l’élément générique de l’humanité, c’est une partie qui n’a pas de nom clair qui la séparerait du reste. Bien sûr c’est une partie, mais c’est une partie non constructible, générique, qui n’est pas pliée sous la singularité d’un nom, et en tant que ça, elle est représentative de l’humanité dans son essence générique. Il est extraordinaire que Cohen reprenne ce nom (précédé par d’autres) en désignant comme générique ce qui n’est pas constructible, ie ce qui est soustrait à la corrélation effective à un nom qu’on peut construire, à un nom clarifié. Ie ce qui existe mais qui existe autrement que sous un nom, autrement que sous la pliure d’un nom. Évidemment la conclusion que Marx tirait c’est que la vérité politique est du côté du générique. Au fond il appelait révolution le fait que le générique l’emporte sur le constructible. J’en donne une définition particulièrement ramassée, mais c’est ça. Révolution c’était que le générique dans la représentation que nous nous faisons d’une multiplicité, qu’il l’emporte sur le constructible. Ie que ce qui est corrélé au désir l’emporte sur ce qui est corrélé à la loi. Que ce qui est universellement considéré comme monstrueux devienne principe de l’existence. Au 19ème siècle on disait déclassé, non classé, non classable, anonyme. Nous allons travailler à la victoire de l’anonymat, à cette part de l’humanité qui est anonyme et dont la révolution doit faire voir l’universalité. Ce que nous dit Cohen sous une autre forme, c’est que en définitive la vérité des parties, les parties les plus significatives ou intéressantes, ne sont pas constructibles mais génériques. Si on s’enfonce dans l’intimité du multiple, on est dans le générique. L’intimité n’est pas dans les parties séparables, constructibles. L’intimité est au plus loin de la multiplicité disciplinée de la classification, et au plus près de la multiplicité désirable. En refusant l’univers constructible et en s’engageant dans le générique, comme Marx en somme, en critiquant ce qui est codé, la loi… La corrélation entre les 2 ne doit pas être défaite. Si nous admettons que l’espace d’investigation pour la question de l’orientation dans la pensée est celui que j’ai proposé ici, on dira que on peut s’orienter selon la loi ou selon le désir, dans un contexte qui est toujours la corrélation des 2, que en vérité le problème est de savoir ce que signifie une orientation selon le générique. Or vous voyez qu’une orientation selon le générique est une orientation paradoxale, paradoxale puisque le générique est ce qui précisément ne se laisse pas appréhender sous l’ordre classificatoire. Il semble donc qu’on ne puisse pas hiérarchiser quoi que ce soit à partir du générique. Comment donc orienter ou ordonner la pensée, l’existence ou le vouloir à partir d’une présupposition qui exclut toute hiérarchie ? C’est un problème que Nietzsche a rencontré, la hiérarchie, hiérarchie de puissance, mais son affirmation véritable est dans l’intégrale affirmation de tout, le grand midi dionysiaque. L’intégrale affirmation on peut dire que c’est entièrement générique. Car il n’y a d’intégrale affirmation de tout qu’à condition que vous ne soyez pas dans des classifications disparates et des nominations enchevêtrées. Mais d’un autre côté, Nietzsche est aussi dans l’idée que l’intégrale affirmation de tout est aussi un comble de puissance et que des figures réactives, négatives, doivent être utilisées ou surmontées pour que cette affirmation soit possible. Donc le pb de Nietzsche c’est celui de la constructibilité du générique : comment pouvons construire dans l’histoire effective, comment pouvons nous faire advenir selon une orientation effective ce qui va s’avérer finalement affirmation générique ? C’est exactement notre problème : si nous admettons une orientation de pensée qui fondamentale ne serait ni dialectique ni contractuelle ou légale, qui doit être affirmation de la supériorité du générique sur le constructible, ie affirmation absolument égalitaire ou affirmation de l’égalité comme principe absolu, ou affirmation de la souveraineté de l’anonymat, ou souveraineté du désir si on veut, comment est-ce que cela peut composer une orientation ? alors que l’idée même d’orientation, échelonnement, direction, choix, semble organiquement liée à qch de constructible, qui crée des différenciations, nominalement clarifiables etc… Donc le nouage compliqué, on s’y enfoncera la prochaine fois. Il est théologiquement constitué depuis longtemps, math aussi. En quoi le désir du générique peut-il advenir aussi comme orientation dans la pensée ?

MAI 2005

Cette année était consacrée à l’identification de l’adversaire, à s’orienter dans la pensée, dans l’existence oui mais qu regard de quel champ d’adversité. Nous posions la question de l’adversité non inscrite dans le champ dialectique, dans le champ logique de la contradiction. L’an prochain nous donnerons le matériau conceptuel rénové, actif. Nous serons au bord de l’année prochain le mercredi 8 juin. Le texte prononcé ici de MBK sera envoyé sur votre adresse électronique. J’avais promis cette année de commencer par des glose sur des événements récents. Je n’ai pas tenu cette

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promesse. Je voudrais donc parler aujourd’hui de la constitution européenne. Je voudrais faire 4 remarques sur la conjoncture européenne. Je voudrais dire que à cette occasion, plus que sous cette cause ou cette condition, à cette occasion, il y a une singularité conjonctuelle. Une singularité conjoncturelle qui comme toujours ne résume pas primordialement à la question oui ou non, qui reste incertaine, mais une singularité conjoncturelle comme toujours, et je voudrais dire quelques mots de cette singularité. 1ère rq : le régime politique qui est le nôtre et qui est celui de ce qu’on appelle les pays avancés ou développés, ou comme vous voudrez, ou occidentaux (est-ce qu’on met le Japon dedans ? le Japon est-il un pays occidental ?) donc ce régime qui est le nôtre et qui revendique axiologiquement son identité comme démocratie, j’ai proposé de l’appeler capitalo-parlementarisme pour en indiquer la nature exacte, ie domination absolue de la forme capitaliste de l’économie et de la production, et système électoral représentatif. On économise un peu provisoirement le mot démocratie. Il y a une question importante, c’est d’identifier le rôle des partis et des coalitions. Quel est le rôle des partis et des coalitions ? C’est un attribut structurel de ce système qu’il y a des partis, et ces partis sont des acteur tout à fait importants dans les grandes occasions électorales. Je crois que dans l’état actuel des choses, la fonction propre des partis et des coalitions, c’est subjectiver des contraintes, ie en réalité faire en sorte que ce qui finalement est dans l’espace de contrainte largement sévère, et même dans l’espace de la nécessité, de la détermination (une fois acceptés les axiomes de ce système naturellement) puisse être néanmoins présenté comme un choix. Ça a voir avec ce qu’on discute ici, ie l’opposition comme figure subjective de l’acceptation. Les partis et les coalitions ont cette fonction majeure d’organiser périodiquement, dans la figure d’un choix, une subjectivation politique et individuelle, qui fait que alors que le système de grandes décision est pratiquement déterminé, ce qui se marquera par le fait que c’est à peu près les mêmes quelle que soient les coalitions, ceci est subjectivé et mis en scène dans le registre du choix (la droite et la gauche). Si on décrit complètement le système capitalo-parlementarisme, c’est un système dans lequel les contraintes générales du capitalisme et de son environnement international etc.. sont des contraintes représentées ou représentables comme des nécessités, pour l’essentiel les décisions qui s’ensuivent ne sont libres qu’à la marge, mais le système majorité / opposition (et ses nuances, qui peuvent être assez complexes quelquefois) créent en sus un espace qui se présente comme espace de choix, entre coalitions, entre candidats, entre partis, entretenant ainsi une très particulière juxtaposition en réalité de la volonté et de la nécessité, de la nécessité et du chois, juxtaposition singulière et propre à ce système et qui en fait la fortune, véritablement – qui en fait la fortune. Sous le thème général, et finalement partagé, que mieux vaut même l’illusion du choix que son absence radicale. Mieux vaut l’imaginaire du choix que son irréalité absolue, ou qch comme ça. Ça c’est des choses dont on pourrait en tirer des philosophèmes, je ne le fais tout de suite (ils seraient assez proches de ce qu’on essayé d’introduire cette année). Tout cela se joue dans cette figure subjective très particulière qui est le cheminement de l’acceptation dans la figure de l’opposition. Et ce cheminement de l’acceptation dans la figure de l’opposition, ce n’est pas à proprement parler dialectique, ce n’est pas le travail du négatif créant la nouveauté affirmative. Ce n’est pas cette forme là. On y reviendra, d’ailleurs, sur la confrontation avec Hegel. C’est autre chose, l’acceptation dans la figure de l’opposition. Et de cela, véritablement, les partis sont chargés, et c’est pourquoi il y a ce phénomène absolument capital du caractère organiquement décevant des partis, dont on parlé ici, avec le mystère que cette déception est elle-même inefficace, la déception n’entraîne pas que les gens renoncent, ou alors, ou alors sur des séquences très longues. Mais il est de l’essence du parti de décevoir, en tant que la subjectivation qu’il opère étant la subjectivation d’une contrainte, il y a toujours un moment où le choix apparent est dissous dans la contrainte. Et c’est le statut métaphysique des partis, le moment de la dissolution de la liberté dans la nécessité. Et qu’est-ce qui se passe, à propos de la constitution européenne, après ce préliminaire ? Eh bien il y a un dysfonctionnement de cette subjectivation par les partis. Voilà. Ça dysfonctionne : qch est hors contrôle des partis. Ce qch n’est pas facile à identifier. C’est précisément le problème politique. Qch est hors contrôle des partis. Vous en connaissez tous les parfaits symptômes : d’abord on voit la dimension militante du non se réclame de la gauche, le thème du non gauche, du vrai non, en quelque sorte, mais malgré tout ceci entre en contradiction avec le fait que le principal parti de gauche (le PS) s’est majoritairement prononcé pour le oui. Il y a un dysfonctionnement flagrant : dans l’espace du capitalo-parlementarisme, le principal parti de gauche s’est prononcé pour le oui, mais n’en reste pas moins que la subjectivité politique majeure semble être le non de gauche. On voit apparaître des mots d’ordre frappant : par exemple, le non est ce qui incarne l’espoir, le non de l’espoir. C’est très particulier ! Vous

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dites non pour être sûr de garder l’espérance. Par ailleurs, la droite vote oui, mais l’extrême droite non. Donc une partie essentielle de la clientèle de la droite aujourd’hui n’est pas dans l’espace de l’approbation. Les grands partis de gouvernement n’opèrent pas la fonction fondamentale de mise en scène subjectivante du système de contrainte (ce qui serait le cas si la gauche unanime votait non et la droite oui). Ce n’est pas la situation. Et alors, ça c’est un point de conjoncture qui s’est produit d’autres fois dans l’histoire du parlementarisme français, au moins dans 3 occasions : dans les années 50 à props de la question du réarmement de l’Allemagne et de l’armée européenne, ensuite ça s’est produit à propos la venue au pouviour de de Gaulle, lié à guerre colonial, et ça se produit là. Qch est déréglé, provisoirement, je ne dis pas c’est un dérèglement profond, radical. On ne sait pas. Quelle est la csq ? La csq, c’est que quand les gens ne sont pas dans un protocole fixe de subjectivation des contraintes, ils subjectivent de façon sauvage. Il y a un côté de domestication du système qui n’est pas au mieux de sa forme. Une des pièces ne fonctionne pas elle devrait. ça graisse, le système graisse. Entre parenthèses, il n’aurait pas grincé du tout si on n’avait pas fait de référendum. Parce que les partis se seraient arrangés, et n’auraient pas eu à jouer le rôle d’organisteur de la subjectivation, et auraient eu à décider directement. Le référendum n’était pas obligatoire, on aurait pu passer par les assemblées parlementaires. Or chez les parlementaires, la majorité pour le oui est écrasante. Le dysfonctionnement est lié à une décision particulière de Chirac : il a considéré que diviser le PS est plus important que faire dysfonctionner le système. C’est la décision qui a été la sienne. On le décrit souvent comme l’homme le mieux à même de réparer les catastrophes qu’il a a créées lui-même. Il a peut-être raison ! Il sera peut-être le sauveur de cette circonstance. Il l’a créé, en ouvrant un espace où il savait pertinnement que ce serait un espace de dérégulation de la subjectivité par les partis, puisque le but était que le PS se divise. Mais le diviser ou l’ébranler, ça peut l’intéresser lui, mai ça crée dans l’espace général une situation subjective un peu nouvelle. Donc une discussion qui n’est pas disciplinée par la médiation des partis. C’est une discussion dans la société, partout, les repas de famille sont devenus animés. Personnellement j’ai été à un anniversaire, récemment, c’était extrêmement violent sur cette affaire, les couples se défont, les enfants et parents se brouillent, en un sens pathologique (les enfants votent oui et les parents non !). on a un élément de ce que j’appellerais une subjectivation hors cadre, et une subjectivation hors cadre qui – c’est là tout le point - qui se fait non pas dans la figure d’un mouvement (bien qu’il y ait pour part organisation de tout ça en mouvement), mais ce que j’appelle la subjectivation se fait non pas à partir d’un mouvement mais à propos d’un vote, à propos d’une décision prise par le système capitalo-parlementaire lui-même, donc dans un rapport immédiat à l’Etat, malgré tout. C’est l’Etat qui fait cette proposition de référendum C’est le 1er point : on a un élément de subjectivation hors cadre, et comme toujours personne ne sait très bien où elle va, par définition, car elle est hors cadre. Quelles en sont les csq, quels sont les tenants et aboutissants, quelles sont les subjectivités charriées par cette subjectivation hors cadre, où ça va ? peut-être nulle part, dans un cul de sac, mais on ne sait pas. C’était mon 1er point. Le 2nd point, qui a été bcp remarqué, c’est que le oui, les partisans du oui font grand usage d’un argument d’autorité, ie une nouvelle mouture de la corrélation chère à Foucauld entre savoir et pouvoir. Les gens pour le non sont des ignorants (on voit ça partout) : les gens éclairés, qui connaissent la réalité, des professionnels de la politique, et les gens pour le non sont des ignorants, des archaïques. C’est un véritable argument d’autorité du savoir. On voit évidemment pointer la critique faite à Chirac qu’il n’aurait pas du confier cette affaire au référendum, car c’était la confier aux ignorants, pour parts, ils auraient mieux fait de la laisser dans l’enceinte professionnelle et savante des parlementaires et des journalistes (à 85% pour le lui, on aurait pu les associer à la décision, après tout ! c’est des savants, ce ne sont pas des ignorants). Mis ensemble, ils auraient voté oui comme un seul homme. Et donc chemine à travers cela qch de beaucoup plus important et général, qui est que on devrait accepter, voire encourager, la mise en dehors du système capitalo-parlementaire de la fraction ignorante de la population. Je vous signale que il y a depuis longtemps des études sur ce point aux USA. Vous savez qu’aux USA, dans la plupart des scrutins, la participation est autour de 50%. Il y a des discussion sur Est-ce que c’est bien est-ce que c’est mal ? Il y a une école qui soutient que c’est bien. C’est bien car la fraction qui ne vote pas n’est pas éclairée, elle ne voterait pas de façon rationnelle, selon une représentation significative de ses intérêts. Donc c’est très bien qu’elle ne vote pas. En suivant les arguments selon lesquels les ignorants vont entraîner la catastrophe épouvantable que serait le vote non à la constitution, on fait un pas sur comment empêcher que les ignorants se mêlent des affaires qui ne les regardent pas. Et cela intervient à chaque fois que le contrôle partidaire de la subjectivation est ébranlé. Si le contrôle partidaire de la situation est ébranlé, il faudrait peut-être prendre des mesures plus structurale. C’est la vieille doctrine du

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suffrage censitaire qui revient, sous forme masquée (on ne dit pas : on ne peut voter qu’avec 50 000 euros), sournoise mais absolument réelles, selon laquelle il faut quand même des qualification pour être un citoyen véritable, des qualification qui sont des qualifications de consensus, sous le nom de savoir, qui a toujours servi à ça. On disait ça à la révolution française. L’homme qui a de l’argent est quand même par nature éclairé sur ses intérêts. On peut relier ça à ce fait qui est frappant à la campagne, car l’argumentaire du oui est de plus en plus de l’ordre : c’est une fois de plus les ignorants, les archapiques et les sectaires français qui font barrage. Je pense que cette idée des affaires devenues si complexes de la démocratie (quand on commence à dire ça, c’est à ne pas confier aux ignorants donc !) on ne doit les remettre dans les mains que de ceux qui sont instruits et qualifiés. Il y a une version de droite et une version de gauche de ce thème. On dit aussi à gauche que c’est par ignorance, absence de connaissance des réalités que les gens vont voter non. La version de droite est classiquement élitiste et hiérarchisante : c’est finalement ceux qui sont éduqués, civilisés, appartenant aux classes dominantes, qui doivent avoir en main les affaires gouvernementales, même électorales, quand la médiation des parties dysfonctionne. Il y a une version de gauche, républicaine et intégrative, sui est quand même celui qui est un citoyen doit avoir un certain nombre d’attributs de la citoyenneté, et doit se conformer à toute une série de prédicats, prédicat de la tradition républicaine, nationale etc… Il doit être, soyons cruels, il doit être sous le paradigme du petit bourgeois éclairé d’aujourd’hui. Qch comme ça. Ça existe, ça, ça existe et ça chemine. Ça chemine. Je voudrais rappeler que dans une société déterminée, qui est une société de domination, de classe, de ségrégation, où la richesse est au pouvoir, comme est la nôtre, on ne peut pas éviter que ceux qui peuvent être au cœur de l’organisation affirmative d’une rupture avec cela soient pour part représentés comme des barbares. C’est inévitable. Et donc il faut se méfier de la corrélation entre citoyenneté et civilisation, car la corrélation entre citoyenneté et civilisation a signifié en réalité, à toutes les époques, qu’on exigeait comme critère de la citoyenneté une forme d’intégration à l’ordre établi lui-même. C’était ça la norme de la civilisation, telle qu’elle s’articulait à la citoyenneté. Donc on a toujours considéré que ceux à même de constituer des forces de rupture de façon centrale, le noyau irréductible, étaient toujours sous des attributs possibles de barbarie. Ceci est remis à l’ordre du jour sous la forme particulière qui consiste à dire que ceux qui s’apprêtent à voter sont des barbares, sous différentes formes, barbares parce que ignorants, parce que archaïques, parce que votant comme Le Pen, car ne connaissant pas la législation, car ne voyant pas le devenir général de la civilisation qui est la nôtre, etc… Ma 2nd remarque était celle là : on a un exemple canonique dans lequel est remis en selle ce maniement, cette corrélation, entre la citoyenneté dans son acte élémentaire, le vote, et qch qui aurait trait à des critères quand même de connaissance et de civilisation comme autorisation véritable de cet acte. Ma 3ème remarque, c’est sur un élément propre concernant la constitution elle-même, qui me frappe, c’est qu’elle est marquée elle-même de toutes sortes de précautions anti-barbares. Je ne vais pas les énumérer, mon but n’est pas de faire une réunion électoral supplémentaire, mais il y a réellement - je laisse de côté complètement les dispositifs libéraux, tout le monde en a parlé avec abondance - mais si vous prenez ce qui est dit sur certains points comme « à quelles conditions peut-on priver qln de liberté », ou la législation sur les flux migratoires et les gens qui sont irréguliers, vous avez un fil réactionnaire au sens traditionnel du terme, au sens où l’État des choses européen doit être défendu, il faut défendre la société, il faut défendre l’Europe. Le rapport entre l’inspiration globale du projet et une série de mesures e, apparence localisées et singulières est ce rapport quand même défensif et stagnant sur des questions qui sont des questions de : ou est en mouvement la délimitation entre civilisation et barbarie, c’est qch assumée explicitement ou implicitement dans la constitution comme allant de soi. Or ce partage ne va nullement de soi. L’idée qu’il y aurait là qch à défendre n’est pas claire. C’est ce qui anime pourtant sur une série de points essentiels cette constitution. 4ème remarque : c’est un point de vue plus vaste et plus personnel sur la question de l’Europe. Je la lierai immédiatement à notre thème ici : si l’Europe pouvait être qch, ça devrait être d’abord une grande idée, pas un bricolage économique et libéral assorti de considérations valorisantes absolument réactives et défensives, et d’une démarcation entre barbarie et civilisation absolument problématique, il faudrait que ce soit une grande idée, une grande idée nouvelle. Or je pense qu’en tant que grande idée, dans sa possibilité ou dans sa virtualité de grande idée, l’Europe est déjà liquidée, elle est déjà morte. On appelle à voter pour un cadavre. C’est ma conviction absolue. C’est d’ailleurs pourquoi je ne voterai pas. Même voter non pour un cadavre, c’est déjà trop ! C’est un processus liquidé, car là, la question de l’adversaire est très importante. L’Europe comme singularité dans l’espace planétaire, c’est quoi, l’Europe, c’est

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quelle figure dans l’espace planétaire ? On a 2 figures possibles : soit une figure de rivalité inter-impérialiste classique, donc reconstituer une rivalité inter-impéraliste, par rapport à l’hégémonie américaine en disant il faut qu’on est notre autonomie propre, mais c’est un schéma du passé. L’autre perspective serait de réellement proposer une hétérogénéité en mouvement, qui serait la preuve de sa puissance, qui serait à l’épreuve de sa puissance, dans une identification immanente, dès le début, principiellement différente des USA, différente de l’espace général tel qu’il est, et pas une pièce indécise ou incertaine de cet espace, et en ce qui me concerne, je pense que 2 épreuves géopolitique ont montré que tel n’est pas le cas : l’incapacité de l’Europe de traiter pour son propre compte la situation Yougoslavie. Le fait qu’il ait fallu faire venir les bombardiers américains pour régler une question à nos portes était un signe d’inexistence radical. Ça n’a été assez dit, souligné, au-delà des questions sur la légitimité : fallait-il réellement bombarder Belgrade ? c’est une question. Mais il y a une autre question : comment se fait-il que France, Angleterre, Allemagne, soient incapable de traiter cette question pour leur propre compte. ça a été pour moi une sorte de verdict, malgré tout, sur ce que c’était. Et puis la 2ème c’est maintenant, c’est sur le système des guerres américaines, Afghanistan, Irak, l’incapacité absolue de l’Europe à tenir comme telle sa propre vision, non seulement car elle est divisée, mais car même ceux qui ont tenté une voie originale sur ce point ont mis les pouces dès que la guerre a réellement eu lieu. Vous reconnaissez le mouvement mis en place par les américains, vous demandez à y être : tout le monde sent que vous n’attendez que l’occasion pour vous réinsérer. Comme toujours, les guerres sont de moments de vérités pour les constructions étatiques, ça reste vrai. L’épreuve de vérité dans les 2 cas a été absolument négative. Moi ma thèse c’est que il faut probablement en effet qu’il y ait un pas en arrière. Je suivrais absolument la position selon laquelle si même le non entraînait un pas en arrière dans cette affaire, ce que je ne crois pas, ça ne me gênerait pas du tout. On doit reconsidérer la question d’un point de vue différent du bricolage actuel. Le oui est un oui qui va simplement dessiner la nouvelle étape de cet achèvement. Un pas en arrière, car je suis convaincu qu’aujourd’hui un au-delà de la sphère nationale – c’est de cela qu’il s’agit, je n’en disconviens pas, je ne sais pas si l’Europe est à l’ordre du jour, mais qch comme au-delà de la sphère nationale est à l’ordre du jour, y compris dans le registre de la puissance, mais je crois qu’il doit être subjectivé à partir d’elle. Cette question de la subjectivation est fondamentale. Or vous n’aurez pas de subjectivation de ce qui peut être fait au-delà de la sphère nationale si vous n’avez pas clarification de la question de l’adversaire. Cet élément ne constitue pas la subjectivation mais lui est nécessaire. Dernière remarque : je crois que ce n’est qu’indirectement que ce qui est appelé le social, l’Europe sociale contre l’Europe libérale, je veux bien mais social désigne quoi ? ça peut aussi désigner une manière de faire passer la pilule, transitoirement. Ça n’a pas une grande force. La vérité, c’est la question de l’adversaire. Et en fait, pour autant que social désigne quelque chose, que Europe sociale désigne quelque chose, ça veut dire que ce qui peut et doit être fait en termes de puissance au-delà de la sphère nationale aujourd’hui doit être fait de façon telle que ce soit lisiblement subjectivé comme opposé à l’hégémonie américaine. Ce n’est pas possible autrement. Et peut-être que ça passe en effet par des considérations internes, par des agencements différents, par des remodelages de l’économie, je ne sais pas. Mais l’élément de subjectivation véritable est global, forcément. Ce n’est pas simplement défensif, nous voulons garder nos service publics, nos fonctionnaires etc… je suis pour tout cela, pour le métro, la nationalisation de tout ça. Mais c’est défendre le vieux monde, notre vieux monde sympathique. On finira pas défendre la sécu, comme tout le monde. Mais ce n’est qu’un instrument, une médiation éventuelle. Le point décisif, c’est de savoir si après le supposé pas en arrière que l’on ferait, et qui serait une csq de cette subjectivation sauvage qui s’est produite un peu, ce qui doit être fait au-delà de l’espace national, y compris en termes de puissance, doit être clairement subjectivable comme une puissance d’un autre type, d’un autre type. Ça ne veut pas dire qu’il ne faudra pas avoir une puissance militaire, mais même la puissance militaire sera d’un autre type, elle ne sera pas calquée, symétrique, identique à la puissance américaine, sur aucun point. Je suis de l’école de ceux qui pensent que, après le pas en arrière, il faut commencer par un noyau dur, recommencer par un noyau dur, certainement pas par un chaos à 25, mais par une affaire franco-allemande, mettre les anglais dehors ! ça a toujours été l’idée, le temps qu’ils réfléchissent (je ne suis pas anti-anglais). Si c’était avéré que c’était plus facile avec les anglais, je préférerais ! ce n’est pas de l’anti-anglais ou de l’anti-américain, ce sont des questions politiques. Les anglais sont opposés à l’idée d’une puissance d’un autre type. Je pense et j’espère que la dimension affirmative progressivement libérée par cette discussion un peu sauvage, qui s’est ouverte comme toujours dans une brèche du système, car la médiation organisatrice des partis n’a pas fonctionné, s’est ébréchée, non pas en agitant le thème abstrait de l’Europe, mais plutôt nous devons considérer la

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considération actuelle comme morte. Le débat actuel est encore encombré par des précautions rhétorique du type : Je suis pour l’Europe mais… mais quoi ? ce qu’il y a là, sous ce nom, c’est quoi ? c’est ni bien ni pas bien, c’est mort ! Il faut recommencer avec le pas en arrière à proximité et dans l’éducation de l’adversité, ie dans une réflexion qui manque aujourd’hui, qui est : qu’est-ce qu’un autre type de puissance ? ça manque depuis qu’on ne peut pas dire : c’est un État socialisme, la dictature du prolétariat etc… ce qui est ouvert, c’est non pas l’Europe devrait être autrement qu’elle n’est, ce qui est abstrait en l’état actuel des choses, mais qu’est-ce qu’un autre type de puissance ? c’est par là qu’il faudrait commencer. C’était ma contribution électorale ! Revenons à notre problème, qui est qu’est-ce qu’une identification de l’adversaire dans une logique non dial. La dernière fois, je le rappelle, nous avions discerné 2 figures contraires de l’identification de l’adversaire que nous devions tenter d’éviter – je rappelle que le les ai nommées la gauche et le rebelle - qui sont telle que ni dans l’une ni dans l’autre, on n’est en état d’affirmer qch qui soit réellement disjoint de l’adversaire. Ni dans le cas de la figure de l’opposition telle que la gauche (j’en ai fait un concept spéculatif, une figure subjective), ni dans la figure de la disjonction complète (du nihilisme désespéré et rebelle) on ne parvient à affirmer l’existence de qch disjoint du lieu de l’adverbe. Je rappelle les définitions : - on appellera gauche l’organisation de l’acceptation du pouvoir, organisation de l’acceptation du pouvoir au nom du fait qu’on ne lui est pas identique. C’est le paradoxe qui constitue cette figure subjective. Au nom de ce qu’on n’est pas identique au pouvoir on en organise finalement l’acceptation. Donc on va s’orienter selon les lois du lieu (c’est donc plus vaste que la politique : est gauche toute figure oppositionnelle qui s’oriente selon les lois du lieu). - quant la figure du rebelle, elle est une figure d’inacceptation, mais elle énonce en réalité qu’il n’y a a que le pouvoir, et sinon le néant. En exception du pouvoir, il y a le rien, au nom de ce que ne pas être le pouvoir, c’est ne pas être, c’est ce qu’il faut revendiquer. C’est la définition nietzschéenne du nihilisme. Voyez la finesse des choses : la gauche, c’est on va accepter le pouvoir, au nom de ce qu’on n’est pas lui (le ne pas être le pouvoir est la médiation de son acceptation : c’est pour ça que c’est une figure oppositionnelle). Et la figure du rebelle, c’est au nom de ce que ne pas être le pouvoir c’est ne pas être, on va revendiquer la position nihiliste comme telle. Là on va s’orienter selon les désirs et selon les devenirs (pas selon les lois du lieu), en tant que ces désirs et ces devenirs sont dissolution de ce qu’il y a – dissolution de ce qu’il y a. Je ne reprends pas dans le détail de ces analyses. Ce qui nous intéresse ici, c’est que ce sont 2 formes de la désorientation. Notre problème c’est comment aujourd’hui s’orienter dans la pensée et l’existence, donc l’identification de ces 2 formes de désorientation est très importante. Et je crois que c’est très important de bien capter en quoi consiste la désorientation en tant que subjectivité. Dans le cas de la figure de la gauche, la désorientation résulte de ce que l’essence de la négation est l’acceptation. Le ne pas être le pouvoir est précisément le point qui autorise qu’on l’accepte. Et donc l’essence de la négation est l’acceptation. C’est une désorientation majeure pour la subjectivité. C’est intéressant de comparer avec les énoncés dialectiques au sens strict, hégélien, marxiste. Qu’est-ce qu’on dit, quand on est la proie de ceci que l’essence de la négation est l’acceptation ? Politiquement, en effet, on s’en rend compte à chaque fois qu’on est déçu par la gauche, ie toujours – toujours. De quoi s’aperçoit-on ? On s’aperçoit que ce qui était négation, au nom de quoi on a accepté de les suivre, la négation, l’opposition, l’autre chose, était en réalité la subjectivation de l’acceptation. On peut dire que là, le négatif est tiré vers l’apparence. L’essence, c’est l’acceptation, et la négation c’est l’apparence. C’est très important. L’apparence c’est très important ! L’acceptation apparaît comme négation dans la figure subjective de gauche, en général. Livrez vous à cette exercice : identifiez les figures de gauche, la subjectivité de gauche, ailleurs qu’en politique. Avec la catégorie générale : quand l’acceptation a comme apparence la négation. Existentiellement il y a de nombreuses choses de ce genre. En réalité par exemple c’est une fonction fondamentale du mode de la plainte, qui est négation, récrimination, dénonciation subjective de ce qu’il y a, est très souvent en réalité la modalité subjective de son acceptation. Elle a été considérée pour cette raison comme un sentiment ambigu, car finalement on ne sait pas si elle n’est pas installation dans l’acceptation, telle que cette acceptation ait pour apparence la négation. Comme se plaindre de ce conjoint. On peut s’en plaindre indéfiniment, mais c’est une modalité bien connue de son acceptation essentielle. C’est si on ne se plaignait pas que la rupture menacerait, vraiment. Su on se plaint, ça va encore pas mal. Si on a encore la ressource de se plaindre, on est dans la modalité de l’acceptation. De ce point de vue là, c’est ce qu’on pourrait appeler la conjugalité de gauche ! La conjugalité de droite consiste non pas à se plaindre mais à récriminer, à récriminer violemment ! C’est des excellents exercices. Si on va vers la matrice logique dialectique, on voit que le

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négatif est tiré vers l’apparence, et l’essence active de la figure subjective de gauche, c’est d’être apparence. Je vous avais dit la dernière fois que c’est ça qui la tient, et le fait que ça apparaisse comme négation tient cette figure de l’acceptation. Il n’y aurait pas pour toute une série de gens possibilité de cette figure de l’acceptation s’il n’y avait pas son apparaître en négation. Et là, je vous rappelle la définition de l’apparence dans la Phénoménologie, dans Force et entendement : « nous nommons apparence l’être qui est en lui-même immédiatement un non être ». C’est une définition de la gauche parfaite ! pourquoi ? eh bien l’être qui est immédiatement en lui-même un non être, c’est ça, on y est, eh bien c’est l’apparence. Mais dans le cas de la figure de gauche, l’intérêt c’est de voir que cet être, qui est immédiatement un non être, se présente comme un être du non être, puisqu’il se présente comme opposition, négation. C’est donc, la subjectivité de gauche, une négation qui est immédiatement négation d’elle-même. C’est une négation qui est immédiatement négation de la négation qu’elle est, évidemment puisqu’elle est acceptation. Si on prend les choses dans la logique dialectique pure, c’est une négation qui en tant qu’elle apparaît, est négation de la négation. Ie, au sens strict, c’est une renégation. Etymologiquement, ça marche parfaitement. Toute gauche est renégate, car elle est négation de la négation qu’elle prétend être, et en tant qu’elle apparaît elle apparaît comme négation de cette négation, ie acceptation de ce qu’il y a, à la fin des fins. Si on veut étayer en profondeur, par un schéma issu de la philosophie dialectique proprement dite, cette figure de la désorientation, on dira que c’est la désorientation en tant qu’apparence, ou même la désorientation par l’apparence. C’est bien ce qu’on voit, c’est bien ce qu’on expérimente : à chaque fois, ça apparaît, et la désorientation qui entraîne l’acceptation, elle se fait car c’est apparu comme renégation, c’est apparu comme négation. Voilà ! Il y a une forte tendance à se faire avoir à chaque fois, car on se fait avoir par l’apparence, c’est une vieille idée philosophique, mais qui reste absolument valide : on pense qu’il n’est pas possible qu’il n’y ait rien dans cet apparaître. Mais précisément, Hegel dit avec sa lucidité coutumière que c’est précisément le fait que c’est un être qui est immédiatement non être qui constitue l’apparence comme apparence. Et don en effet c’est bien du non être qu’il s’agit, de l’être qui est immédiatement un non être, mais dans une figure particulière qui est d’apparaître comme non être, justement, comme négation. C’est la logique de l’opposition, c’est la logique, miraculeuse en un certain sens, par son fonctionnement incessant de faire passer l’acceptation dans la figure de la négation. Ça a une grande profondeur : c’est dans un espace construit, artificiel de la politique, de la conjugalité, on en trouverait des exemples artistiques, c’est la construction de la puissance de l’apparence. C’est la reconstruction de la puissance de l’apparence. C’est ça qui est en jeu dans cette affaire. C’est pour ça que c’est une théâtralité par soi-même, par soi-même, pas parce que les gens porteurs de ça seraient des histrions, des acteurs ou des rhéteurs. Non, C’est une théâtralité en soi. C’est la différence entre gauche et droite soit dit en passant : la droite c’est pas un théâtre. A peine ils sont là qu’ils disent : ce qu’il faut d’abord et avant tout, c’est en finir avec l’ISF, ils sont très identiques à eux-mêmes, à tel point que les chefs doivent les tenir un peu. Si on les laissait aller à leur être pur, ils iraient jusqu’au bout : il n’y en a que pour les riches, très bien. Ce n’est pas des gens qui se jouent. En plus, c’est pour ça qu’on a souvent remarqué que ce sont d’assez mauvais acteurs. Comme Raffarin. Raffarin, en quoi il est mauvais ? Il fait comme tout le monde, si on prend les choses faites, mais il est mauvais car sa part de non être est insuffisante ! Il ne décolle pas assez de lui-même, il essaie pourtant. Il a ce côté terrible, qui lui coûte beaucoup : il ressemble bcp à un acteur qui s’exténue, il joue, il sue à grosses gouttes, il dit : « il faut que j’y aille, cette fois je vais leur donner une bonne représentation », mais c’est un fiasco total, il est sifflé, il rentre en coulisse, l’air défaut. Mais bcp de politiciens de droite sont de mauvais acteurs Sarkozy pense qu’il est un très bon acteur, mais c’est pas sûr. C’est peut-être le 2nd type d’acteurs mauvais. Il y a 2 types d’acteurs mauvais. Il y a d’abord les poussifs, ils ne se souviennent pas du rôle, c’est difficile pour eux. Et il y a les autres qui en font trop, le pied en avant, le cheveu en bataille, ils débitent la pièce à toute vitesse, ils connaissent la pièce par cœur dans tous les rôles, ils courent partout ! Mais ils ne sont pas bons non plus ! Rétrospectivement, on peut se dire que qln comme Mitterrand, ça c’était un acteur, lui, ni trop ni trop peu, toujours dans l’élégance du retrait. Et puis il donnait toujours l’impression d’avoir une pensée qu’il ne disait pas ! C’est l’art fondamental de l’acteur, ça. Je me souviens, mon ami mort, hélas, Antoine Vitez, me disait toujours que la question fondamentale de l’acteur, c’est la réserve. C’est pas ce qu’il fait, c’est ce qu’il ne fait, quand il indique qu’il fait qch mais pourrait dire autre chose. Mitterrand, c’était ça. D’ailleurs de temps en temps il disait autre chose. Mais ça, c’est la gauche, c’est la subjectivité de gauche, c’est un être qui est immédiatement en lui-même un non être. Raffarin, c’est un être qui est immédiatement en lui-même un être. Raffarin, dès qu’il apparaît, c’est ce qu’on se dit : Raffarin, il est ! C’était sur la subjectivité de gauche. J’insiste sur le fait que si vous identifiez cela comme étant le jeu de l’apparence, on en a quand même

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une élucidation de ce point, de ce point qui est le point difficile à saisir : d’où lui vient sa puissance ? Parce que quand même, la gauche, c’est la déception chronique, ce sont des menteurs absolus, des mystificateurs épouvantables, ils font toujours le contraire de ce qu’ils ont annoncé, on les amène au pouvoir pour faire passer toutes les saloperies que la droite par excès d’être et insuffisance d’apparence ne serait pas capable de faire passer. Et à chaque fois ça recommence, et on se dit : oh quand même, on va les réessayer ! La gauche, c’est le théâtre de Pirandello. Le rebelle, de l’autre côté, qui est une grande tentation au regard de cette souveraineté de l’apparence, c’est l’inacceptation, mais c’est l’inacceptation dans le vide du négatif comme tel, dans le fait que on ne peut se soustraire à l’être qu’en effet dans le non-être. Comme on est dans le vide du négatif comme tel, il n’y a pas la possibilité d’une direction, c’est pour cela qu’il y a une désorientation essentielle. Mais l’absence d’orientation en définitive est en effet revendiquée par cette figure comme le seul moyen de se tenir, de soutenir le vide du négatif. Entre parenthèse, la désorientation, j’ai proposé de dire il y a quelques années qu’elle était une opération effective de la poésie contemporaine, originairement de Rimbaud. Chez Rimbaud, que nous avons cité la fois dernière, il y a une conscience aigue qu’une des taches de la poésie est de produire subjectivement une désorientation (dans le texte de Conditions, la méthode de Rimbaud vous trouvez ce point, sous différentes formes). Le poème chez Rimbaud n’est pas du tout l’organe d’une orientation, mais l’organe d’une désorientation essentielle, cela pourquoi ? car seule la désorientation crée le négatif de la liberté. Toute orientation est déjà en fin de compte captive de ce en quoi elle s’oriente. Alors, en fait, vous avez dans la figure du rebelle une sacralisation du négatif, puisque c’est l’inacceptation qui va transiter là, on a une sacralisation du négatif. Au fond, la thèse fondamentale de la figure rebelle, c’est que ce qu’il y a est comme tel abject. Le ce qu’il y a en tant qu’il y a est abject. L’abjection du pouvoir est intrinsèque, elle est en quelque manière ontologique, elle est un attribut du il y a en tant que pesanteur, en tant que forme insistante de l’être. C’est pourquoi cette figure est sous l’emblème de la bénédiction du négatif. Bénie soit mon infortune ! dit Rimbaud. C’est l’infortune, l’absence de fortune, donc l’absence toute collusion, même hasardeuse, avec l’être, qui peut être l’objet d’une bénédiction. Si on reprend les figures hégéliennes, la gauche c’est l’apparence, mais ainsi défini le rebelle se voue au suprasensible, au suprasensible, à la figure dialectique du suprasensible, le suprasensible, comme précisément ce qui est en exception de ce qu’il y a immédiatement. Au fond, le désespoir nihiliste, on sait depuis longtemps que c’est la transfiguration de l’abjection en sainteté. C’est le moment où le contact avec l’abjection de l’être crée un écart irréductible, qch qui est au-delà du sensible et qui est une sacralisation ou une sainteté. Mais si vous avez une sacralisation du négatif, qu’est-ce que vous avez ? vous avez exactement l’inverse de la gauche : vous avez le non être qui est immédiatement un être. On pourrait dire cela. C’est la définition que Hegel donne du suprasensible, finalement. On pourrait dire : la figure de gauche désoriente car elle est être qui est immédiatement non être. La figure du rebelle désoriente car elle est ce non être sacralisé qui en tant que tel, que non être qui est immédiatement être. « Il est vide, dit Hegel, en parlant du suprasensible, étant seulement le néant du phénomène ». Le néant d’apparence, plutôt. Le rebelle, c’est le néant de la gauche. C’est a définition. Mais dans les positions de la dialectique hégélienne, c’est la corrélation entre l’apparence en tant que pure donation immédiate du sensible comme non être, et le suprasensible qui est la sacralisation du négatif. Hegel parlera de « ce vide intégral, qu’on nomme aussi le sacré ». La figure du rebelle est une figure ordonnée au sacré, exactement comme la figure de la gauche est finalement ordonnée à l’acceptation, ie au pouvoir. On peut aussi trouver une métaphorique significative pour ces 2 figures du jour et de la nuit, qui remonte jusqu’à romantisme. On pourrait dire que la gauche, c’est la désorientation diurne, ce qui apparaît, ce qui apparaît, ce qui est captif de l’apparaître, être qui n’est que le non être de l’apparence. Le rebelle c’est la désorientation nocturne, car on ne voit pas, car il n’y a rien à voir, parce qu’on est dans le vide du sacré. C’est intéressant comme métaphorique, car cela signifierait que la voie véritable, la voie véritable - qui ne serait ni la subjectivité de gauche ni la subjectivité rebelle - n’entrerait pas dans le partage du jour et de la nuit, métaphoriquement, elle ne serait ni diurne ni nocturne. D’ailleurs c’est un peu qch que disent à la fois St Paul et Nietzsche, à savoir que l’événement vient à la tombée de la nuit, à la lisière. L’événement vient à la tombée de la nuit. C’est très intéressant. Pourquoi disent-ils ça ? A la tombée de la nuit, furtivement, comme un voleur, entre chien et loup si vous voulez. Pourquoi ? Car les subjectivités diurnes et nocturnes sont typées ou installées dialectiquement dans l’être qui est immédiatement non être et se dissout comme apparence, et le non être est affirmé comme être, et qui est sacralisé comme tel. L’apparence qui captive, mais qui trompe. Le sacré qui mobilise, mais qui est vide. Le cheminement de la conscience, aux yeux de Hegel, est le cheminement qui va passer en dehors de l’opposition du jour et de la nuit, en dehors de l’opposition de l’apparence et du suprasensible. Il lui donne un nom, il l’appelle le

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présent. C’est frappant. Pour lui, le présent de l’esprit, mais c’est le présent. C’est ce chemin qui n’est ni gauche ni rebelle, ni apparence ni suprasensible, mais qui n’étant ni apparence ni suprasensible, est la densité du présent lui-même. Hegel indique et dit : là, quand on a épuisé ces figures, la figure de la gauche et du suprasensible, alors là « la conscience atteint son tournant (nous aussi nous nous efforçons d’atteindre notre tournant). De là, elle chemine hors de l’apparence colorée de l’en deçà sensible, et hors de la nuit vide de l’au-delà suprasensible, pour entrer dans le jour spirituel de la présence ». Alors, le jour spirituel de la présence, vous voyez ce que ça désigne ici. ça désigne l’identification d’un processus affirmatif, et d’une identification de l’adversaire dans et par cette affirmation, qui ne serait ni la déception de l’apparence ni le sacrifice du suprasensible. Qui ne serait ni l’abdication ni la sainteté. Ni la capitulation ni la sainteté. Les capitulards accusent toujours les autres de n’être que des saintes, des irréalistes etc.. mais c’est un argument qui n’est que d’opportunité défensive. Le couplage ici est celui du renoncement et de la sainteté, ce que Hegel propose, dans un schéma dialectique qui ne pourra pas nous servir, c’est le mouvement des contradictions. Mais ce qu’il nomme présent nous est précieux. C’est ce qui ne serait, dans le face à face avec l’adversaire, ni abdication ni disjonction pure. Qui ne serait ni le jour ni la nuit. Ni le jour du compromis inévitable ni la nuit de la disjonction terroriste. Ce serait ça la possibilité d’une orientation, puisque nous avons montré que les 2 autres voies sont désorientantes, pour une raison au fond très simple, qui est que dans l’une comme dans l’autre il n’y a plus de discernement véritable de l’être et du non être. C’est ça la désorientation, expérimentée comme une ontologique du sujet. Ce qui est et ce qui n’est pas, ce qu’il y a et ce qu’il n’y a pas est indiscernable. Ça peut l’être de 2 façons : soit que l’être est immédiatement non être, soit que le non être est immédiatement être. Dans le 1er cas, vous avez le jeu de l’apparence, dans le 2nd cas celui de la sacralisation suprasensible. L’orientation dans la pensée serait de trouver le cheminement de l’existence et de la pensée qui se désétablirait des 2 régimes de désorientation. On ne peut pas les surmonter, la machinerie hégélienne ne peut pas nous servir même si la description est magnifique.. Il faut se désétablir de ces régimes, dont la forme vulgaire est le débat entre réalisme et utopie. Le débat entre réalisme et utopie est le débat entre apparence et suprasensible. C’est la forme journalistique de Hegel. A vrai dire ceux qui votent oui sont réalistes, ceux qui votent non sont utopistes. On sent que c’est un montage absurde, c’est ce que Hegel a de précieux. Il y a un face à face possible de l’apparence et du suprasensible mais dans le 2 cas il y a un point commun. Le point commun est l’indiscernabilité de l’être et du non être. Effectivement, car dans le réalisme, le non être n’est pas, donc être et non être c’est pareil, et dans l’utopie, le non être est. Les figures ontologiques soutenant la figure de la gauche et du rebelle doivent être désétablies y compris dans leur jeu, leur corrélation, leur ajointement. Parvenus à ce point, j’avais proposé ailleurs sur ce point, on peut essayer un déplacement ontologique. Essayons de partir autrement. Accrochons nous au fait que le lambeau d’orientation qui subsiste à gauche c’est la loi, et que le lambeau d’orientation qui subsiste chez rebelle, c’est le désir. Voyons un peu comment on peut engager ce désétablissement des 2 figures dont nous sommes captifs. Je rappelle simplement le résultat ontologique : j’avais proposé que nous entrions dans cette affaire par l’opposition des multiplicités constructibles et des multiplicités génériques. Je ne reviens pas dessus, je redonne les définitions. Une multiplicité est constructible quand on peut déterminer sa composition de façon prédicative, en gros. Ie quand il existe un système de prédicats, d’énoncés et d’attributs qui permettent de configurer ce que veut dire appartenir à cette multiplicité. Ce qui revient à dire qu’on peut construire cette multiplicité à partir de prédicats antérieurs. Et que donc il y a un procès de construction du multiple dans sa définition. Donc la multiplicité constructible entretien un lien singulier au langage, à la prédication, à la désignation. Quant à la multiplicité générique, elle n’est pas constructible, sa définition 1ère est négative : elle ne se laisse pas édifier, représenter, ou configurer de façon prédicative à partir d’une multiplicité préalablement donnée. Elle sera dite générique. Générique voulant dire qu’elle n’est pas représentative d’un prédicat déterminé. Elle est représentative de l’être même de la situation multiple dans laquelle elle se trouve. Pourquoi cette affaire est-elle tout à fait importante ? parce que ces exemples montrent que l’histoire de l’orientation dans la pensée comme orientation non soumise, comme orientation susceptible d’échapper à l’opposition de la gauche et du rebelle, s’est appuyé sur le concept de multiplicité générique. L’exemple canonique, il faut en passer par lui, c’est la définition du prolétariat par Marx. L’essence absolue de la capacité d’émancipation du prolétariat c’est sa dimension du multiplicité génétique. Ce n’était l’émancipation d’une particularité : selon l’énoncé bien connu, l’émancipation du prolétariat est aussi l’émancipation de l’humanité tout entière. Cela exigeait que le prolétariat puisse être représente comme multiplicité générique et pas comme multiplicité prédicative. Mais cela voulait dire que l’orientation était donnée par une multiplicité générique supposée existante. Et

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comment la supposer existante, sinon en donnant quand même un certain protocole de sa construction ? La véritable difficulté du marxisme est là, à mon sens. Et la difficulté politique est d’en traiter les csq. Qui est que si vous admettez que l’indéterminé fondamental, le générique, est un terme identifiable dans le système social donné, ie si vous admettez qu’il existe un support générique de la généricité, vous entrez dans des chicanes considérables quant à l’orientation dans la pensée, précisément. Puisque vous aller vous rallier à la multiplicité générique au nom de son protocole de construction. Ce qui revenait à dire : faites la révolution, car elle est nécessaire, ou bien la révolution va arriver car elle est inscrite dans l’être même des sociétés, ou la contradiction fondamentale organise le caractère inéluctable de la révolution. Dans ce cas, pourquoi la faire ? il suffit de l’attendre ! Ce point, qui a constitué la figure intime de ce qu’ont été les militants communistes durant 3 ou 4 générations a été à son tour un élément de désorientation, a travaillé petit à petit comme un élément de désorientation. Désorientation de type nouveau, qui était une désorientation, car l’émancipation universelle, dont le schéma était la multiplicité générique, se donnait dans des figures constructibles absolument particulières. Ça a donné que la figure émancipatrice qui devait être le dépérissement de l’État s’est réalisée dans la monstruosité d’un Etat terroriste. Ce n’est que la fine point dont la pensée est difficile, et qui est que si l’espoir d’une orientation dans la pensée qui ne serait pas acceptation pure et simple de ce qu’il y a, repose sur l’opposition entre multiplicité gé et multiplicité constructible, ie sur le fait que la généricité est possible, ie qch comme une émancipation à valeur universelle est possible, alors l’identification du support de cette multiplicité générique est le grand problème, car l’identification est liée à des protocole de constructibilité. Alors d’où les difficultés, les considérations sur cette histoire de classe ouvrière. On s’en est tiré avec des artifices hégéliens : la classe en soi et la classe pour soi. La classe en soi était assez objective (travailleur productif) la classe pour soi était plus générique, car elle ne coïncidait pas exactement avec la classe en soi, elle était l’organisation politique de la classe en soi, la généricité devenait le parti, l’organisation, il y avait un support de la généricité interne à la classe, qui n’était pas la classe elle-même. C’était une hypothèse d’orientation novatrice, il fallait l’expérimenter. Son bilan est intéressant et passionnant, mais c’est une hypothèse close. Ce qui est clôt, c’est l’hypothèse d’une représentation constructible de la généricité. C’est la définition abstraite des partis révolutionnaires : ils ont été les incarnations constructibles de la généricité. Ils ont été les organes. A intérêt particulier de l’émancipation universelle. C’était une tension telle qu’elle n’a pas franchi victorieusement l’épreuve du pouvoir, car la constructibilité dans l’épreuve du pouvoir a pris le dessus sur la généricité. Finalement c’est devenu l’autorité absolument constructible, voire héréditaire des apparatchiks du parti. Était-ce une classe, une bureaucratie ? En tout cas c’était constructible, ça c’est sûr, y compris dans les méthodes de constructibilité particulières que représentaient les épurations terroristes périodiques de ce genre d’organismes. L’épuration, c’était un protocole de vérification de la constructibilité, ce n’était pas simplement de la terreur aveugle, c’était bien vérifier que les membres du parti étaient adéquats à la séquence particulière dont ils étaient chargés. Dans ce type d’épreuve, l’élément non constructible, l’élément générique disparaissait. Ce qui est en jeu, c’est que la grande tentation est de dire : oui, il faut revenir au constructible, et la norme c’est le constructible moins coûteux. Ce qu’on a appelé totalitarisme c’est cette figure là : c’est la généricité se présentant comme constructibilité, c’est la figure de se présentant comme constructibilité terroriste. Mais ça veut dire qu’il faut renoncer à l’émancipation, ou qu’il faut renoncer au couplage du constructible et du générique, est-ce que ça veut dire qu’il n’y a que du constructible ? Vous voyez, en termes abstraits, les orientations sont multiformes. Mon diagnostic sur le moment actuel serait qu’une étape de l’orientation de la pensée sous l’emblème du générique, s’achève. Ça je le crois. Cette étape serait celle en réalité à mon sens où le générique s’est lui-même présenté dans une figure constructible. Nous pourrions donner de cela des exemples extérieurs à la politique. On peut montrer également que toute une série de séquences artistiques ont entendu présenter la généricité sous la forme de la constructibilité. L’exemple le plus clair là-dessus serait le sérialisme en musique : c’était à la fois l’idée qu’il fallait délivrer la musique des potentialités restreintes dans leur trajectoire ou enveloppe de la tonalité, et présenter ça dans un protocole constructif qui s’est avéré lui aussi dans sa dialectique avec l’émancipation sonore qch qui à un moment donné est enclos dans une impasse. Il y aurait bcp d’autres exemples. Je pourrais réécrire mon livre sur le siècle sous cet angle. Une variante où je dirais que le 20ème siècle (qui commence avec Marx) a été l’expérimentation des possibilités que la multiplicité générique, ie l’universel comme tel, l’universalité, la libération de l’universalité dont la pensée est capable, dont la création est capable, que cela pouvait se donner dans le resserrement d’un support constructible, et qu’ensuite la puissance de la généricité dissoudrait son support constructible. C’était ça la grande espérance. Marx a appelé ça dépérissement de l’État, il y avait un nom. Dépérissement, c’était l’idée d’un processus par lequel le support transitoire, en l’occurrence

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dictatorial, de la mise en scène de la multiplicité générique serait absorbée par la généricité elle-même. Et je pense quel telle était l’ambition inaugural » des différentes formes de la musique atonale, de la peinture non figurative, de la politique communiste. Tout ça avait en commun la conviction qu’on pouvait traverser de très fortes contraintes de constructibilité si elles portaient la généricité elles seraient dissoutes. Cette dissolution ne s‘est pas produite. On pourra toujours en attester des exemples locaux, je ne dis pas qu’il ne s’est rien passé, mais nous ne pouvons pas procéder ainsi. Cette étape là de l’émancipation du générique est close. Donc s’orienter dans la pensée c’est ouvrir qch qui sera une nouvelle étape de la présentation du générique, si on donne au projet sa forme la plus ouverte. Étant entendu que la grande tentation est un retour au prédicat, l’idée il n’y a que du constructible, et le constructible qui se réclame du générique est pire que les autres. Il n’y a que du constructible modéré, abandonnons. Il y a toujours 2 bilans possibles. Le retour réactif aux prédicats, je signale que ça se présente assez innocemment au début mais ça ne l‘est pas. Parce que la politique prédicative par excellence est quand même communautariste, racialiste, ségrégative, fascisante. Le fascisme a été le contre-courant fondamental. Le générique, pas du tout, c’était le cosmopolitisme des juifs, c’était ce qu’il fallait exterminer, absolument. Et les communistes par-dessus le marché. Donc il faut voir que le siècle, qui a été cela positivement, a été à titre de contre-courant, a été l’assomption absolue de la clôture prédicative de la politique et de toutes sortes d’autres choses. On va voir revenir les prédicats. Ils reviennent ! On pourrait dire : allons-y, pratiquons le constructible modéré et laissons tomber l’universalité générique, bien qu’elles aient fait la preuve qu’il n’y a pas d’universalité sans elles. On ne peut pas dire cela. Pourquoi ? car il y a aussi un bilan du constructible ! C’est ça que tout le monde oublie. On a fait comme si Staline et Hitler c’était la même chose. C’est une opération pour sacrifier le générique, l’identité Staline Hitler, et ce n’est pas du tout défendre Staline que dire ça. Une figure représente si l’on veut l’échec et l’absorption de la généricité inaugurale par un constructible resserré et terroriste, mais l’autre représente l’exacerbation du constructible comme tel, ie la montée au pinacle de signifiantes maîtres : aryens etc… et une volonté acharnée de détruire tout ce qui ressemblait au générique, de près ou de loin. Nous avons aussi un bilan du constructible. Et moi je ne crois pas au constructible modéré, je mets en garde contre les pièges du constructible modéré. C’est une logique. Et il n’est pas vrai que la seule universalité du capital va tenir tout ça. Car c’est une universalité négative, c’est une universalité abstraite. Ce n’est pas vrai que la mondialisation financière va tenir la constructibilité comme norme acceptée. Vous ne pouvez combattre le caractère destructeur qui est immanent malgré tout à la logique du profit que sur la base des multiplicités génériques. Ce n’est pas vrai que vous la tiendrez sur la base des multiplicités constructibles. Vous aurez ce qu’on voit maintenant : des communautés absolument hyperboliques et meurtrières, un chaos grandissant. Donc la voie du constructible a été tout aussi jugée, sinon plus, que la séquence de constructibilité du générique. Par csqt, le problème, je crois, pour maintenir ouvertes les possibilité que l’humanité se donne à elle-même, dans tous les ordres de la création, que je donne aujourd’hui sous sa forme la plus abstraite. C’est : que serait un processus du générique, des multiplicités génériques, un processus de venue des multiplicités génériques, qui ne serait pas supporté, de façon essentielle, par un constructible resserré ? Ce n’est pas simplement du constructible, c’était du constructible serré qui portait le générique –parti léniniste, discipline de fer etc.. et discipline sérielle en musique, mathématique serrée). On comprend très ben : si vous voulez du générique ouvert, vous devez le porter par du constructible serré. Si vous voulez l’émancipation de l’humanité tout entière, vous devez commencer par construire un parti fermé, avec discipline militaire. Notre problème, ce serait : est-ce qu’on peut avoir un processus d’édification artistique, amoureux, politique de multiplicités génériques, ie un nouvel universalisme, un nouvel universel, une nouvelle proposition universelle, non prédicative, non destinée à des communautés singulières, destinée à personne ie à tout le monde, qui fasse l’économie de leur production ou de leur portage par du constructible serré ? Et c’est d’autant plus difficile que l’avènement des multiplicités générique est nécessairement par ailleurs un certain type de construction. Nous ne pouvons pas abandonner ce paradoxe. On est amené à dire : qu’est-ce que c’est qu’une construction du générique qui ne passe pas par la particularisation de certaines multiplicités constructibles, ie qui ne repose par sur la particularité serrée de certaines multiplicités constructibles ? C’est un problème abstrait et limpide. La prochaine fois on essaiera de voir un peu plus précisément la nature de problème et stt quels opérateurs de pensée il exige. Si nous voulons réellement nos orienter dans la pensée de nouveau et dans l’existence, nous ne voulons pas être comme il est clair que nous sommes et que la jeunesse l’est, désorientés, désorientés de manière essentielle, c’est parce que nous sommes désorientés que nous pouvons être en proie de ce qui se passe (ce n’est pas parce que ce qui se passe est plus fort que nous), la question de l’orientation est une question de vie, de survie, et si nous voulons réellement proposer une

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nouvelle forme d’orientation, nous devons résoudre ce problème, on essaiera d’en donner des exemples. Ce pb qui est, je le redis, qu’est-ce que c’est qu’une construction non constructible ? Qu’est-ce que c’est qu’une construction non constructible ? Merci

JUIN 2005

Je vous rappelle l’articulation de cette année sur l’année prochaine. A la fin de cette séance nous allons voir un certain nombre d’opérateurs permettant de procéder à ce que j’ai appelé l’identification de l’adversité dans le monde contemporain, identité non dialectique de l’adversité. Et donc un élément de situation, d’orientation (le titre général est s’orienter dans la pensée, l’existence). Et l’année prochaine sera plus conceptuelle, elle sera plus consacrée au rassemblement, à l’articulation, la recollection d’opérateurs conceptuels, destinés à ressaisir cette identité, cette localisation, cette circonstance au sens radical, dans un élément qui permette de la redisposer. Cette redisposition sera l’enjeu de la 3ème année, qui tentera d’apporter une réponse à comment s’orienter dans l’existence, qui tentera de dire de nommer cela, dans la circonstance contemporaine. Je voulais aussi donner 2 indications sur des événements qu’on peut considérer comme des notes marginales à ce séminaires : - 2 représentation de Ahmed le Subtil, qui auront lieu au théâtre 13, situé 103 bd Auguste Blanqui, métro Glacière. Ça a lieu le 24 et le 25 juin à 20h30, vendredi et samedi de la semaine prochaine. Je vous l’indique par narcissisme évident, mais aussi car la pièce a été écrite il y a 20 ans à peu près, et il peut être intéressant de se demander, repérer, percevoir (ce qui est un élément d’orientation après tout) les différences entre le monde d’il y a 20 ans (la pièce date de 1984) et le monde d’aujourd’hui. Et aussi les invariants, très frappants : ils portent sur tout ce qu’il y a dans la pièce de prédictif quant à la constitution d’une certaine extériorité du peuple à toute domination véritable, qui est le sens massif qu’il faut donner au non donné à la constitution européenne. Le non atteste qch comme une prononciation d’extériorité par rapport à quoi ? et bien précisément par rapport au jeu proposé quant à l’adversité. Le non est un non qui se faufile, qui transcende l’opposition entre majorité et opposition. C’est non inscriptible dans la figure admise ou reçue de la contradiction ou de l’adversité. C’est un non diagonal, il n’est pas oppositionnel, ie non clairement inscriptible dans le jeu tel qu’il est codé et tel que les journalistes en sont les gardiens (c’est pour ça qu’ils ne sont pas contents en général !). Tant pis pour eux ! Et alors comme vous le voyez, j’avais appelé le personnage central de cette pièce, un algérien de banlieue, un personnage diagonal. Cet élément de diagonalité, de traverse, qui rôde, et se cristallise de temps en temps, est un élément invariant très important de la situation contemporaine. Le problème est précisément de savoir comment le transformer en orientation. On pourrait dire que le problème du monde contemporain, pas seulement politique, est comment transformer une diagonale en orientation, alors que les orientations sont normalement vectorisées (ie le plan est normé et les orientations sont normalement inscriptibles comme orientation). Si vous avez une vrai diagonale, elle traverse le plan ou elle est hors coordonnées et elle se présente d’abord comme une désorientation, et tout le monde a reçu le non au référendum comme désorientant, de façon essentielle. Qu’est-ce qu’on va faire, il n’y a plus d’orientation définie etc… Effectivement il est désorientant, et le problème est donc de savoir comment ce qui est désorientant peut être restitué comme orientation. C’était le 1er point - 2nde annonce : je proposerai une conférence le 28 juin à 18h dans le cadre des conférences du rouge gorge, qui se situe au lieu qui s’appelle le point éphémère. C’est un beau nom diagonal. Métro Jaurès, 200 quai de Valmy. Ces conférences du rouge gorge sont assignées au rapport entre politique et histoire, qch comme ça. C’est sur le site historique de la politique, en tant que méditation sur qu’est-ce que nous pouvons retenir ou penser aujourd’hui et dans quel contexte sur un certain nombre d’épisodes fondamentaux de la politique d’émancipation. Et là ça porte sur la constitution de la catégorie de guerre populaire chez Mao en Chine dans les années 20. C’est une séquence très définie. Ce que je me propose de dire, c’est qu’au-delà de la singularité de la situation de la guerre populaire dans un pays comme la Chine dans les années 20, on a un exemple extraordinairement fort de ce que j’appelle dans mon jargon la constitution d’un corps subjectif, d’un corps subjectivable, d’un nouveau corps, d’une nouvelle figure de la corporéité subjective dans l’espace de la politique. C’est ça qui est intéressant au-delà de l’anecdote de la singularité de la séquence historique, et que ne particulier le fait que dès cette époque, c’est la thèse que je soutiendrai, la proposition de Mao, contrairement au léninisme strict, le parti n’est pas suffisant

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pour la constitution d’un tel corps. Le parti qui dans la tradition léniniste désigne ou nomme le corps subjectivable de la politique, dès cette époque et ça continuera, Mao propose une disposition complexe du corps politique, qu’il appelle le pouvoir populaire, dont la composition interne n’est pas réductible au parti. C’est ça qui est intéressant pour l’héritage dans l’ordre politique de la question du parti. Voilà, c’était les 2 annonces. Nous reprenons notre affaire concernant l’identification non dialectique de l’adversité. Je crois pouvoir dire que nous sommes parvenus à 3 conclusions dans cette recherche qui a traversé sur des matériaux assez singulier, on s’est beaucoup appuyé et on continuera aujourd’hui, peut-être plus sur des poètes que sur des doctrinaires de la politique ou des philosophes, et au terme de ce travail 3 conclusions :

1° il y a 2 voies de la procédure identificatoire de qu’est-ce que c’est que l’adversaire auxquelles

j’ai proposé de dire qu’il fallait se soustraire. Entendons naturellement parmi les voies non dialectique, ie les voies qui ne se résument pas à la contradiction. Notre question de départ est : que veut dire dans l’espace de l’existence qu’il existe une adversité si on le pense sans le secours de la logique de la contradiction ? ie si on le prend dans un espace qui n’est pas immédiatement celui qui identifie l’adversaire comme le pôle négatif dans la dialectique du devenir. Et à l’intérieur des solutions possibles de ce pb je propose de dire qu’il y a 2 voies dominantes dans l’articulation à laquelle il faut se soustraire. Il y a la voie que j’ai appelée par provocation la gauche, qu’on peut appeler aussi la voie oppositionnelle si on lui donne son nom technique, et dont j’ai dit que son essence était de forcer l’acquiescement dans la figure de l’adversité, ie elle organise une figure de l’adversité telle que ce qui travaille dans cette figure est une forme particulière d’acquiescement à ce qu’il y a. C’est pour cette raison que la gauche désoriente la pensée, que c’est une force de désorientation majeure. Et la forme particulière de désorientation qu’elle instruit c’est d’installer la déception comme figure obligée de la politique. La déception tient naturellement à ce qui se présentait comme figure de l’adversité est en réalité ramène à une subjectivité de l’acquiescement, et la désorientation particulière de la pensée est évidemment de se trouver dans cette situation paradoxale dont l’essence subjective est la déception. Finalement elle installe l’idée que la déception est obligatoire. Que ce qu’on peut espérer de mieux, c’est d’être déçu ! D’où le système de perpétuelle reconstruction de la gauche. Vous remarquerez que la gauche est toujours à reconstruire. Aujourd’hui plus que jamais ! Mais ce n’est pas un attribut accidentel, c’est un attribut intrinsèque : elle doit être reconstruite, puisqu’elle est toujours défaite. Naturellement puisque sa figure d’activité est de proposer l’opposition dans la figure de l’acquiescement. Donc elle organise la déception et au terme de cette déception elle doit être reconstruite. C’est vraiment le rocher de Sisyphe la gauche : vous la reconstruisez vous la montez au sommet de la colline et après elle vous roule dessus. Mais ça marche ! J’insiste sur ce point intéressant : effectivement on est on peut dire condamné à gauche, comme on dit condamné à mort. Condamné à gauche, c’est le destin commun, on est tous un peu condamné à gauche. Alors ça c’est une figure qui marche comme destin, comme condamnation subjective, d’où la tentation de la figure alternative, la figure que j’appelle du rebelle, et qu’on peut appeler techniquement la figure nihiliste. La gauche c’est forcer l’acquiescement comme figure obligée de l’adversité. Et alors là c’est forcer l’affirmation du rien comme figure obligée de la discordance, donc de l’adversaire en un sens radicalisée. Elle s’effectue dans l’affirmation du rien de ce que le qch en tant que tel est finalement toujours corrompue. Dans cette voie nihiliste on ne force pas l’acquiescement mais l’affirmation est évidée en un certain sens. Ie l’affirmation, le corrélat affirmatif de la discordance, de l’hétérogène, de l’inacceptation, le contenu est évidé. C’est une orientation en définitive nihiliste. C’est la condamnation au rien comme seule figure absolument disjointe. C’est un élément de situation très important qui est que non seulement nous avons à proposer une voie non dialectique, c’est le schéma général, ie une identification de l’adversaire qui ne soit pas seulement négative (ce n’est pas simplement car je dis non que j’identifie l’adversité, même au référendum). Donc le non au non dialectique, le non diagonal n’est déjà pas exactement réductible à la logique de la contradiction mais n’en sort pas à proprement parler (je m’identifie selon la négation de l’adversaire sans que la primauté de l’affirmation soit saisissable). Mais nous devons aussi sortir des figures dominantes et appariées de la gauche et du rebelle, de la voie oppositionnelle et de la voie nihiliste, qui sont des voies toujours ouvertes, qui n’ont pas de protocoles de fermeture, sont toujours dispo et toujours recommencées. Leur essence est leur recommencement ; Et ce sont des protocoles de capture. Ces voies ont une grande capacité à capturer y compris ce qui se présenterait comme hétérogène à elles. J’y reviendrai sans doute l’année prochaine. J’accorde beaucoup d’importance à la question de qu’est-ce que c’est qu’une capture ? Pourquoi aussi souvent une décision, un mouvement, une situation, une nouveauté sont capturées par une disposition qui les désoriente ? ie

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elles ne trouvent pas leur orientation, elles sont désaimantées, elles perdent le nord. C’est ce que j’appelle la capture. Il y a tout un discours de l’aliénation là-dessus : la banalité sur ce point c’est que le capitalisme tout puissant a une puissance d’appropriation ou d’aliénation sur tout ce qui se produit de nouveau. Je crois que c’est un peu schématique et que les processus de la capture sont subtils en réalité. Et que l’élément clé d’une capture c’est le moment où ce qui était en promesse d’orientation est désorienté. Il faut donc examiner les mécanismes de désorientation. La capture par la gauche est naturellement typique de la désorientation, mais on n’est pas encore entré dans le détail des mécanismes de capture. Or c’est une expérience existentielle fondamentale, la capture. Là encore on prend le fil des exemples politiques car ce sont les plus évidents aujourd’hui. Mais il y a aussi une capture de la projection amoureuse, qui est tout à fait intéressante à étudier de près. Là où qch devrait être orienté, il y a un élément de désorientation qu i’en empare, qui le détériore de l’intérieur. Ce n’est pas une fatalité, la thèse que l’amour est beau au début et va vers sa décadence. Ce n’est pas du tout ça. C’est une question logique, la capture est une question logique : elle impose une logique qui désoriente la 1ère logique, une logique qui désoriente la 1ère, qui se surimpose à la 1ère et y crée une obliquité ou une désorientation. Ces mécanismes là, il faut être armés conceptuellement pour en rendre en compte. Ils sont fondamentaux aujourd’hui. Ils sont fondamentaux aujourd’hui, parce que la situation générale aujourd’hui c’est que la situation générale est désorientée, notre expérience est désorientée. Pas seulement l’expérience politico-étatique, notre expérience existentielle est désorientée. Et elle est désorientée comme si la désorientation était un régime d’être, au point qu’elle est souvent validée, revendiquée. Un grand nombre des droits qu’on propose sont des droits à la désorientation (le droit absolu d’être complètement paumé, grande affirmation de la liberté démocratique : j’ai quand même le droit de ne rien comprendre, d’être perdu, d’être égaré, d’être paumé, d’être rien du tout, de ne jamais faire ce que je veux, j’ai le droit d’être dans le malheur de la désorientation). Effectivement la liberté en son sens immédiat inclut la liberté de la désorientation. Mais au sens fondamental la désorientation est une capture. Donc ça c’était l’ensemble des premières pistes, des premiers acquis du travail de cette année, sur les 2 voies dont il faut se soustraire. Le 2

nd point concerne la forme de l’identification de l’adversité : qu’est-ce que l’adversité dans sa

forme ? Nous avons remonté jusqu’à Platon et avons souligné qu’il y a un geste fondamental d’identification du sophiste comme adversaire de la philosophie. Aujourd’hui, l’adversité c’est une synthèse disjonctive de proximité et d’incommensurabilité. C’est la formule que j’avais proposé : l’adversaire véritable est absolument proxime (pas loin, extérieure, comme une substance autre : c’est le faux adversaire), et en même temps incommensurable. Et donc le formalisme de l’adversaire dans son essence dialectique doit être conçu comme cet appariement de l’extrême proximité et un élément cependant différentiel dans la figure de l’incommensurabilité. Je voudrais simplement là élaborer un peu plus cette question de la forme, ie la synthèse disjonctive de proximité et d’incommensurabilité qui fait que l’adversité nous traverse aussi et nous est intimement proche. On ne peut pas définir l’adversité par l’extériorité. Je voudrais en profiter pour examiner la question logiquement et ontologiquement. Qu’est-ce qui me sépare de l’adversaire ? qu’est-ce qui me sépare en moi même de l’adversité si elle m’est aussi immanente ? Si on dit que l’adversaire c’est une synthèse de proximité et d’incommensurabilité, on ne peut plus dire que ce qui me sépare de l’adversaire est une relation, même négative. Ce qui me sépare de l’adversaire n’est pas une relation que j’entretiens avec lui, sous la forme par exemple d’une relation dialectique qui fait que l’adversaire serait simplement ce dont je suis la négation ou ce qui est ma négation. L’essence dialectique de l’adversité pense l’adversité comme relation. Si vous dites que c’est incommensurable, vous dites qu’il n’y a pas de relation : c’est tout proche mais c’est non relié à proprement parler. Donc ce n’est pas une relation qui est susceptible de définir l’adversaire. On a rencontré un écho de cela dans le poème de Pasolini. c’est la raison pour laquelle la figure oppositionnelle ne peut être une figure d’adversité, car elle est entièrement relationnelle. Le lien majorité opposition est un lien normé, une relation saisissable, les règles de cette relation sont d’ailleurs acceptées par les 2 parties. C’est donc une adversité fallacieuse, elle est relationnelle même si elle n’est pas dialectique au sens strict. Quand la relation est dialectique (ma relation est une relation de négation classe au regard d’un ordre à détruire) on tombe dans la relation. Le point, c’est que ce constitue l’adversité, ce qui me délie de mon adversaire, n’est pas relationnel. Alors c’est quoi si c’est pas relationnel ? C’est difficile et très profond. Si ce n’est pas relationnel, il fait s’appuyer sur incommensurabilité et proximité. Comment définir la proximité ? La proximité semble être une relation, ie ce qui est proche, mon intime adversaire. Il va falloir définir la proximité autrement que par la relation. Il n’y a qu’un seul moyen de faire cela, c’est qu’il y a bien un terme commun, il y a bien

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quelque chose de commun, c’est ce qui va définir la proximité (il y a un point commun) : c’est ontologique et pas relationnel. L’adversaire a un point commun avec moi, il n’est pas un terme extérieur auquel je suis relié par une relation, il a un point commun avec moi. Et ce point commun, en même temps, l’incommensurabilité indique qu’il est évanoui, disparu. S’il était là il y aurait commensurabilité par le point commun justement. Beaucoup de pensées contemporaines s’articulent autour de cette question du point commun comme point disparu, comme point évanouissant. On va dire : la proximité incommensurable repose sur un point commun qui en même temps est un point évanoui ou évanouissant, mais qui est là en tant que disparaissant. Et ce point commun en tant que disparaissant va constituer une incommensurabilité, parce que sur un versant il est saisissable comme inexistant, comme disparu, et sur un autre versant, il est saisissable comme ce qui constitue l’adversité, donc comme un point essentiel ou surexistant. L’incommensurabilité c’est le fait que le point commun, qui est point commun disparaissant constituant la proximité, est un point commun qui sur le bord de l’adversaire est pensé comme anéanti, ie pensé comme rien, pensé comme inexistant, et qui sur l’autre bord, sur l’identité qui constitue l’adversaire, ie est conçu comme surexistant ou essentiel, bien que en effet non existant. Finalement, la dialectique générale de l’incommensurabilité à l’intérieur de la proximité repose sur un point commun évanouissant, mais qu’on peut considérer soit selon évanouissement, ie comme rien, soit selon son être, ie à l’intérieur de l’adversaire définissant la totalité. Je vous donne quelques exemples, politique et artistique Dans la société contemporaine, qu’est-ce qu’on peut dire de ce qui disjoint vraiment intimement, en proximité incommensurable, 2 positions réellement hétérogènes ? Il faut chercher le terme commun, qui est à mon sens l’ouvrier de provenance étrangère. Son importance est là, elle n’est pas numérique : il est le discriminant radical en tant que terme commun de ce qui peut constituer une synthèse disjonctive de proximité et d’incommensurabilité. Pourquoi ? Parce que il est commun à l’orientation politique, émancipatrice et au réactionnaire par l’importance qui lui est reconnu. Même si vous écoutez Sarkozy ou Villepin vous avez l’impression que c’est le monstre qui nous menace : rien n’est plus urgent que de faire de plan, des lois, pour le persécuter ou le traquer. C’est un point majeur de la disposition politique. Et de l’autre côté, c’est un exemple majeur du sans droit qui devrait avoir des droits etc… Vous voyez bien que d’un côté, ce qui est énoncé c’est qu’il ne devrait pas exister. C’est son inexistence qui est son essence : il est ici, mais il ne devrait pas y être. Et donc il faut absolument affirmer son inexistence comme principielle. De l’autre côté, on dira qu’il est l’exemple même de la positivité du droit possible telle que nos sociétés autres pourraient le pratiquer. Naturellement ça va être aussi une querelle des noms. Si vous le nommez comme inexistant, vous le nommez clandestin, ie il est là mais il ne devrait pas y être. De l’autre bord, vous allez le nommer d’un nom positif (ouvrier). Or cette articulation là n’est pas une articulation relationnelle, vous comprenez bien, c’est une articulation par un terme propre qui finalement est commun aux 2 espaces, dont le statut d’inexistence est reconnu en un certain des 2 côtés (d’un côté car ce qui est reconnu c’est qu’il ne devrait pas exister, de l’autre car il est considéré comme exclu de la sphère du droit et en ce sens affecté d’inexistence). Simplement d’un côté l’inexistence va être affecté comme le statut effectif du terme, de l’autre au contraire toute l’orientation va être de changer cette inexistence en existence, de partir du fait que cette existence surexiste puisqu’elle devient l’existence dont toute une politique peut se faire. Alors là vous avez le schéma général, mais il est fondamental : dans toutes les sphères de la proximité incommensurable telle qu’elle constitue l’adversaire véritable, le point fondamental est d’identifier le terme et d’aller jusqu’à la racine de son inexistence affirmée. Un exemple esthétique général : en fait si vous regardez bien, une mutation artistique constitue, se joue, à propos d’une disposition formelle qui est considérée comme le devenir forme de l’informe, qui est considérée comme informe du point de vue de l’immédiat de la situation artistique. L’informe joue là le même rôle que l’inexistant ou l’exclu ou l’abstrait de tout droit etc… et sur un bord vous pouvez dire que l’informe en tant qu’informe est extérieur au champ de l’art, et sur l’autre vous allez au contraire soutenir que c’est le devenir forme de cet informe qui est précisément l’ouverture créatrice du moment. Et donc le même terme, la même constellation forme va être d’un côté appréhendée quant à son inexistence formelle (ce qui est reconnu par tout le monde), mais de l’autre cette inexistence formelle doit précisément advenir à la surexistence de la création. On peut montrer que n’importe quel conflit artistique majeur se joue autour là aussi non pas d’une négation dialectique mais autour de l’identification d’un terme singulier, saisi sur son bord d’inexistence ou sur son bord de surexistence. Dernier exemple, plus métaphorique, exemple de théorie de nombres. On appelle nombre transcendant dans les nombres réels un nombre qui n’est pas solution d’une équation à coefficient à entier. Qch = 0 avec des coefficients entiers, si x est solution de ça, c’est un nombre

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algébrique, s’il n’existe aucun équation dont le nombre soit solution, on dit qu’il est transcendant. Évidemment vous imaginez bien que trouver un nombre transcendant c’est assez difficile. Puisque trouver un nombre algébrique, c’est trouver une équation qui lui correspond. Trouver un nombre transcendant, c’est une définition négative. Pendant longtemps on a pensé que c’était des oiseaux rares, qu’il n’y en avait pas bcp, que c’était des bêtes très particulières, très inaccessibles du point de vue du protocole du calcul. Mais Cantor démontre que presque tous les nombres sont transcendants. Ie en réalité, les nombres algébriques il n’y en a pas bcp : il inverse. C’est un ex typique du même point : on est d’accord sur la définition du nombre transcendant (il n’est racine d’aucune équation algébrique), qui bascule de la quasi inexistence (on en connaît très peu, c’est très dur d’en montrer un) à la surexistence (ils sont presque tous transcendants, les rares c’est les algébriques). C’est une métaphore très forte de ce qu’il faut entendre par passage de quasi inexistence à la surexistence. Vous voyez bien que c’est la version mathématique de nous ne soyons rien, soyons tout ! C’est l’internationale du nombre. Le transcendant il n’était rien mais est devenu tout via Cantor. La métamorphose peut nous entraîner plus loin, au 3ème temps de ce rappel. Cantor démontre que presque tous les nombres sont transcendants, mais ça reste très difficile d’en montrer un : ce n’est pas la même chose de démontrer que massivement ils sont très nombreux et d’en montrer un. On a cru qu’ils étaient quasi inexistants quand on avait pour seul protocole d’en montrer un. On a montré que pi était transcendant, c’est une démo très compliquée. Ça reste très dur de dire que ça c’est un nombre transcendant. Par contre en paquet vous pouvez dire qu’il y a bcp de nombres transcendants. Ce qui veut dire que en réalité la transcendance c’est le générique du nombre. Ie c’est ce qui, si on prend les nombres dans leur indiscernabilité générale, est leur attribut essentiel. Presque tout nombre est transcendant. C’est pas un prédicat facile à attribuer un nombre particulier mais il peut être attribué à presque tous ensemble. Vous voyez que nous touchons là à un protocole de distinction entre constructible et générique. Ce qu’on dira c’est qu’il est difficile de construire un nombre transcendant, ie de démontrer que tel nombre est transcendant, mais ce à quoi on a accès, c’est à la généricité de la T comme caractéristique massive de la numéricité des nombres réels. Mais c’est un exemple typique de bascule de l’inexistence à la surexistence, avec ce point remarquable en prime que la quasi-inexistence relève de la construction démonstrative, tandis que la surexistence relève de la généricité, ie de la non prédication générale. Or ça c’est peut-être une loi, on peut peut-être faire cette hypothèse que à chaque fois qu’on passe dans la construction de l’adversité d’un point d’inexistence à un point de surexistence sur le même terme, on passe aussi d’un protocole constructible à un protocole générique, on passe aussi de quelque chose qui est de l’ordre du prédicat, de la propriété, à quelque chose qui n’est pas de cet ordre. Sur le 1er exemple, les ouvriers sans papiers, c’est absolument manifeste : si vous continuez à considérer que leur id est prédicative, ie que c’est leur nationalité, leur papier, leur État etc… qui les définit et bien vous n’entrerez jamais dans la commutation qui déclare qu’il faut leur donner des droits en tant qu’ils sont ici, tout simplement, car ils vivent ici. Vous ne pouvez le faire que si vous changez la logique prédicative en une logique générique, ie c’est des gens comme nous. C’est tout ce qu’on en dira : on ne va pas partir du fait qu’ils sont sénégalais, noirs, arabes, musulmans etc… La logique égalitaire c’est que en tant qu’ils sont là ils sont comme nous et qu’il n’y a pas de raison de les discriminer. Si vous abandonnez la discrimination vous abandonnez le protocole de construction prédicative au profit d’une affirmation qui est une affirmation du générique, de l’égalité générique. C’est peut-être toujours comme ça : chaque fois que l’adversité se construit sur la commutation du même terme, de l’inexistence à la surexistence, en réalité ce qu’il y a par en dessous, c’est le passage d’une logique de la constructibilité à une logique générique. Sur l’exemple artistique c’est très clair, si vous abandonnez le fait que la discrimination entre la forme et l’informe est structurée par des codifications constructibles, vous allez incorporer de l’informe à la forme, ie vous allez incorporer ce qui était informe à la forme, en déclarant une nouvelle vertu générique de l’informe lui-même. Vous allez être obligé d’élargir ce que vous reconnaissez comme une forme, de façon à inclure égalitairement l’informe antérieurement discriminé. Toute mutation artistique est aussi une orientation qui bascule certains éléments formes du côté d’une généricité formelle. Entraînant quoi ? Et bien les réactions académiques : vous faites n’importe quoi etc… Les gardiens de la forme, les gardiens de la constructibilité vont traiter les nouvelles formes comme ils traitent les ouvriers étrangers, ie exclusions, réglementations nouvelles. Donc tout ceci circule, et on pourrait faire l’investigation sur d’autres procédures génériques. Une enquête sur qu’est-ce que c’est que le passage d’un terme commun en l’amour du champ de la constructibilité au champ de la généricité, serait une enquête extraordinairement intéressante. Elle revient à dire ceci : l’incorporation à la dualité amoureuse, quelle qu’en soit sa composition, a pour adversaire le point inexistant commun. Ce point inexistant commun

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c’est la différence elle-même, le 2 comme tel. La question de savoir, dans le cheminement amoureux, si la différence comme telle est traitée comme le point qui doit inexister ou comme le point qui doit surexister est le débat véritable de la trajectoire. Donc c’était sur le 2nd grand point : quant à la forme, l’adversité est une synthèse de proximité et

d’incommensurabilité, ie en réalité le système du devenir du terme commun, en tant que terme évanouissant, disparaissant, suspendu, entre inexistence et surexistence. Et là il y a des analyses de situation. En définitive l’analyse d’une situation d’adversité, c’est toujours l’identification de ce terme. Donc ça ne relève pas d’un relationnel général, c’est un point de grand conflit idéologique entre ceux qui pensent que l’adversité relève du relationnel général et ceux comme moi qui pensent que ce n’est pas le cas mais qu’elle relève d’une procédure d’identification toujours singulière du point évanouissant commun qui en fait constitue l’intimité de l’adversité. Le 3

ème point, quant au contenu : on a dit que tout ça se situe dans l’opposition des multiplicités

constructibles et des multiplicités génériques, et que en réalité dans une situation déterminée, l’adversaire se présente toujours comme une réduction du générique au constructible. Ie il s’agit de dire qu’un certain type d’universalité doit être ramené à la particularité du constructible. Un adversaire se manifeste toujours comme un appel à la réalité : tout adversaire est appel à la réalité, ça dans tout les domaines. Le réalisme politique, mais aussi le terrible réalisme matrimonial n’est pas moins périlleux quant à la valeur générique du 2. Donc c’est toujours l’idée que la généricité affirmée, ou l’élément générique qu’on a touché ne peut pas être stabilisé, normé, et qu’il faut le réduire, le requalifier, lui redonner les prédicats de sa constructibilité. Le problème auquel nous sommes parvenus, c’est que cependant la procédure d’identification de l’adversaire, qui porte sur constructible et générique à la fin des fins, doit bien avoir son propre protocole de constructibilité. Sinon nous serions uniquement liés à l’expérience en quelque sorte mystique du générique. Si le générique était délié de toute construction, nous n’aurions pas de procédure à proprement parler de l’orientation, tant dans la pensée et que dans l’existence. On aurait simplement l’épiphanie du générique, de temps en temps, comme miraculeuse. C’est une thèse d’ailleurs : on peut dire qu’il n’y a que des miracles, l’épiphanie de la généricité. On touche de temps en temps l’être multiple en tant que non réductible à quelque prédicat que ce soit. C’est une intuition d’exception qui ne donne lieu à aucune procédure à proprement parler. Et donc, c’est le point important, qui n’est pas source d’orientation. Elle comble mais n’oriente pas. Vous êtes comblés par l’épiphanie de la généricité, mais il n’en résulte aucune orientation et ça ne résulte d’aucune orientation. Donc là c’est ce qu’on pourrait appeler la procédure mystique. On peut montrer, ça a été fait depuis longtemps et je r’y reviendrai pas, qu’elle a des apparentements profonds avec la voie nihiliste, en vérité. Sauf qu’elle prétend que ce qui apparaît, c’est l’être et non pas le rien. Mais comme ce qu’il y a c’est de l’épiphanie pure c’est très difficile à distinguer. Il y a longtemps que Hegel a dit : si vous êtes dans l’épiphanie pure, distinguer l’être et le néant c’est impossible. Parce que l’être en tant qu’il est pure apparition, comment pouvez vous le distinguer du néant ? il n’y a aucun prédicat, ce n’est pas constructible. La question de savoir si la mystique est une disparition dans l’abîme de l’être ou dans l’abîme du néant est indiscernable. Ça ne peut pas être tranché. Et cette voie, c’est celle de l’épiphanie de la généricité ; En politique c’est la voie qui consisterait à dire que en réalité la seule chose qu’on espérer c’est des mouvements. Ie il y a des séquences de mouvements purs. Et là on a l’épiphanie de la généricité, car le mouvement fait advenir quelque chose qui ne tombe sous aucun prédicat. Si ça tombe sous des prédicats, c’est pas un mouvement : c’est une chose, c’est une revendication, c’est une corporation… Si c’est un vrai mouvement, c’est un mouvement générique dans son essence. Décembre 95, c’est un mouvement : un mouvement générique indubitablement. Des masses de gens descendent dans la rue, ils ne savent pas eux-mêmes pourquoi mais c’est ça qui est bien. C’est épiphanique, ça s’est reproduit avec le non d’une certaine manière, il y a une parenté flagrante entre le mouvement de décembre 95 et le non au référendum. C’est les mêmes gens, la même disposition. Ce qui a été fait une fois dans la rue a été fait une 2nde fois dans les urnes. On pourrait trouver des illustrations amoureuses ou artistiques de ce point : il n’y a que de l’intuition du générique dans son apparition imprévisible. Et rien ne peut s’y orienter. Ça ne donne pas une orientation, mais une satisfaction, une joie. Et donc si nous voulons qu’il y ait orientation, nous devons proposer qu’il y ait un type de constructibilité qui fasse apparaître le générique, et qui le fasse apparaître comme au défaut du constructible établi. C’est ça : il faudrait qu’il y ait une procédure, donc quelque chose de constructible quand même, dont l’unique destination soit de faire apparaître quelque chose de générique comme à l’envers ou en défaut ou à la faille du constructible établi. Et je propose d’appeler ça une constructibilité diagonale. On peut le dessiner : vous auriez une procédure de constructibilité établie, dans un champ

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déterminé, qui n’accepte comme multiplicité que les multiplicités prédicatives (procédure de constructibilité effective : n’est admis que ce qui se présente de façon disciplinée sous des prédicats hiérarchisables), et puis vous auriez une procédure de construction qui serait en césure de celle-là, et qui au point d’intersection ferait apparaître que à l’envers de la procédure de constructibilité établie, ou dans son défaut propre, quelque chose de générique peut se montrer. C’est ça la constructibilité diagonale. Alors diagonal est un mot utilisé aussi pour un certain type de démonstration en mathématique. Il y a un type de démo math qu’on appelle l’argument diagonal. C’est un argument fondamental de Cantor. C’est un type d’argument par l’absurde. C’est un argument qui consiste à dire que tel type de prédicat s’applique à toute une multiplicité. Par exemple je suppose que tous les nombres sont algébriques, je vais vous montrer que parce que il y a ce prédicat pour tout le monde, alors il y en a un qui n’a pas ce prédicat. Donc il faut conclure évidemment que il n’y a pas le prédicat pour tout le monde. Mais l’intérêt de l’argument est de partir de l’hypothèse qu’il y a une construction prédicative applicable à toute une multiplicité, et on montre que cette construction est telle que si elle s’applique à tout le monde, il y en a au moins un à qui elle ne s’applique pas. Ce qui va ruiner l’hypothèse initiale (raisonnement par l’absurde). Par ex, montrer que la grande majorité des nb réels sont transcendants se montre de cette manière là. On montre que si on suppose que tous les réels sont algébriques, alors on va toujours exhiber un qui ne l’est pas. Ce qui est intéressant pour notre propos, c’est que c’est un argument qui exhibe une exception : c’est un argument, une procédure, mais qui n’a pas d’autre finalité que d’exhiber une exception à un supposé prédicat général. Ie on fait l’hypothèse qu’il y a un prédicat général des multiplicités, et en examinant la procédure elle-même, on va monter une procédure diagonale qui va exhiber une exception. Alors évidemment ça nous amène sur des considérations fondamentales entre généricité et exception, qui paraissent contraires, puisque le générique c’est précisément l’essence générique, donc non prédicative, de la multiplicité. Quel lien peut-elle avoir avec la singularité d’une exception ? Justement on montre le défaut d’un prédicat en exhibant une exception et après on montre que l’exception est générique, que c’est l’exception qui est générique et pas le prédicat. C’est une démarche fondamentale de la pensée contemporaine à mon sens. Ie que le générique n’est désignable que par la construction d’une procédure d’exception. Autrement dit, il est absolument rebelle à toute approche statistique ou majoritaire. Le générique n’entre en scène, ne s’annonce dans une procédure, que comme exception. C’est ce que l’argument diagonal démontre absolument. Ça c’est une leçon majeure qui est que la dialectique ordinaire restait liée à la condition que on accède aux choses par un traitement de masse, par les traitement majoritaire. La loi de la démocratie elle-même est une loi majoritaire, et elle affirme que en un sens la majorité exprime la généricité de la multiplicité considérée. C’est un point fondamental de l’argumentaire démocratique. Sinon on dirait pourquoi la majorité ? Quelle est sa vertu ? Sa vertu c’est d’être expressive de la généricité de la multiplicité. C’est pour ça que vous pouvez lire dans les journées, quand il y a un vote dans les journaux à 50,5 % contre 49,5, les français ont dit que, ont décidé que etc… On lit ça comme une littérature naturelle, ça ne vous indigne pas. ça devrait. Ça ne vous indigne pas que la majorité soit représentée comme ce que les français ont dit ou fait. Pourquoi ? Pourquoi 50,5 % des gens exprimeraient-ils plus les français que 49,5 ? Franchement ? il n’y a aucune raison. Sinon l’hypothèse quasi-ontologique que vous trouvez chez Rousseau dans le Contrat Social, comme fondatrice, c’est que la majorité exprime la généricité de la multiplicité. C’est que c’est la procédure constructible de qch qui finalement va exprimer (on ne sait pas très bien pourquoi) la généricité de la multiplicité. Nous sommes dans un contexte qui de longue date prétend que la procédure constructible propre à la généricité est massive, majoritaire, ou mouvementiste. Il faut que la généricité se montre dans sa masse propre. Or ce que je crois qu’il faut soutenir, c’est que ce n’est pas du tout comme ça. Comme l’argument le montre, et comme en réalité toute expérience singulière le montre la généricité entre en scène dans la modalité de l’exception, et pas du tout dans la modalité de la massivité majoritaire. Elle entre toujours en fait, si on raisonne dans les métaphores politiques, comme minorité, comme minorité. Même les plus grands mouvements, les plus gigantesques mouvements sont absolument minoritaire. D’ailleurs si on fait une élection ils sont battus à tous les coups. C’est pour ça que les gens de Mai 68 disaient « élection piège à cons ». D’ailleurs en juin 68 ça n’a pas manqué, on a eu la plus écrasante majorité réactionnaire qu’on n’ait jamais vue. C’est quand même un paradoxe étourdissant pour ceux qui étaient dans le mouvement. C’est un conflit sur le rapport entre constructibilité et généricité, c’est un conflit ontologique fondamental, en fin de compte sur l’adversité. Car la 1ère conception de la généricité déclare qu’elle se projette dans le phénomène massif ou majoritaire, et la 2nde conception dit qu’elle entre en scène dans la figure de l’exception. Je ne dis pas qu’elle y reste, mais elle ne peut entrer en scène que dans la figure de l’exception. Pourquoi ? Parce que sa construction, la construction de la généricité, la fait apparaître au défaut du constructible établi. Et le défaut du

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constructible établi va toujours se présenter comme une exception à ce constructible, et pas du tout comme son effet ordinaire. En réalité la majorité n’est que du constructible établi, et il n’y a rien à en attendre de générique. On peut en attendre le fonctionnement des choses. On ne peut attendre de générique que d’une constructibilité diagonale qui va couper la 1ère et faire apparaître un point d’exception, ie un point non constructible selon le constructible établi. Et après le déploiement de tout cela va montrer que en réalité ce point est peut-être en effet majoritaire, et que même finalement en tant que point générique il est presque tout. Mais il n’entre pas en scène comme presque tout, ça jamais, on n’a aucune exception dans les procédures de vérité d’une entrée en scène du point de généricité par la massivité proprement dite. Il entre en scène comme exception, et c’est ainsi qu’il peut être construit. Autrement dit, c’est le point fondamental de ce 3ème rappel, la constructibilité du générique existe, elle est constructibilité de son entrée en scène, et pas de lui-même comme tel, et elle le fait sous la forme de la construction d’une exception au constructible établi. Vous avez donc toujours 2 phases dans une orientation, dans une orientation créatrice véritable. Une 1ère phase qui est la construction de l’exception, ie l’épiphanie du générique mais dans la modalité de sa construction en exception. Et puis ensuite vous avez les conséquences, csq qui consistent en général à montrer que cette exception en effet est générique, ie que c’est elle qui représente véritablement la multiplicité. Vous comprenez, le paradoxe, c’est que (j’emploie des mots approximatifs) l’élément de construction du générique, ie l’orientation novatrice, orientation d’émancipation, ou création dans l’ordre de l’art etc… (tout ce qui fait que la vie est une vie tout de même), elle fait apparaître le générique dans une modalité d’exception. On peut dire qu’elle fait apparaître le démocratique dans une figure aristocratique, si on métaphorise exception comme aristocrate, et démocratique comme générique. On peut dire ça : le générique c’est le démo dans son ontologique propre. Mais l’entrée en scène du démocratique n’est pas démocratique, puisqu’elle est dans le régime de l’exception. Donc l’entrée en scène du démocratique est aristocratique, une aristocratie non héréditaire, absolument contingente, une aristocratie qui est la constructibilité de l’épiphanie de son contraire, l’épiphanie de son contraire. C’est une tension dont la reconnaissance est cruciale aujourd’hui : c’est le mode par lequel nous pouvons défaire la constructibilité démocratique dominante. Car la constructibilité démocratique dominante, elle consiste à dire que le démocratique entre en scène par le démocratique. Donc par le nombre. Et le nombre c’est en substance le nombre majoritaire, et quand c’est le nombre du mouvement il n’arrive pas à s’assumer comme nombre minoritaire, parce qu’i lest toujours dans l’espace du nombre. Et donc nous devons dire qu’une orientation dans la pensée ou dans l’existence doit assumer le rapport entre exception et généricité c’est le point clé c’est ce qui fait qu’il y a une constructibilité du générique et donc une constructibilité diagonale. Tout ça nous donne un nouveau concept de l’expérience, c’est ce que je voudrais détailler pour conclure. Ce à quoi nous devons nous habituer, c’est à une autre figure de l’expérience. Que nous expérimentions la vie autrement ou selon une autre ligne. C’est à ce propos que j’ai convoqué le texte de Char, qui est un texte sur l’expérience, en tant que possibilité d’orientation véritable. En particulier ce que j’appelle ici expérience, Char va l’appeler évidence, l’évidence qui est au cœur de l’expérience véritable. Il est important de savoir que ce texte de Char est une méditation décalée, sur sa période de résistance, dans le maquis. Il a eu une expérience de la résistance, je le rappelle, absolument directe : il a été un maquisard, chef de maquis. La figure du poète chef de maquis est une figure d’exception, véritablement. Et la méditation sur le maquis est d’autant plus fondamentale chez lui que la période de la libération qui a suivi a été absolument une expérience de la déception. De la déception en un sens quasi métaphysique, de la déception absolue, radicale, comme si tout ce que contenait la résistance comme promesse était détournée, dévalué, comme si le vieux monde revenait. Et en particulier l’accaparement de la résistance par les orientations de l’époque du parti communiste a été pour lui une épreuve très difficile. Et alors le texte en question est aussi une méditation là-dessus : à quelle condition peut-on transformer l’épiphanie en procédure ? Quelles sont les règles de méthode par lesquelles nous pouvons devenir les gardiens de ce qui a eu lieu d’essentiel ? C’est très proche du poème de Pasolini, qui est aussi une méditation sur la résistance. Ce que propose Char est sous le signe naturellement de la généricité (il n’y a pas le mot), comme le prouve la phrase isolée : « certains jours il ne faut pas hésiter à nommer la chose qu’il est impossible à écrire », vous voyez bien que la nomination de la chose à décrire est évidemment le rapport à la chose qui n’est pas constructible. Si elle était constructible, elle se laisserait décrire. Et si qch ne se laisse pas décrire, ie n’est pas constructible, que faire ? Et bien il faut en tout cas immédiatement le nommer, et le nommer ça veut dire précisément le désigner comme ce avec quoi on va déployer une orientation nouvelle. Donc ça c’est un point très profond : finalement, à l’origine d’une orientation véritable, dans la pensée ou dans l’existence, vous ne trouvez pas une construction mais une nomination.

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Il y a un nom 1er, une nomination 1ère, précisément parce que vous affaire à qch qui dans son ordre propre n’est pas descriptible, qui est littéralement indescriptible. La généricité ne se laisse pas décrire puisqu’elle n’est pas prédicative. Ça veut dire qu’elle ne se laisse pas inscrire dans le langage sauf sous la forme d’un nom. Vous pouvez la nommer mais pas la décrire. Il faut donc, et c’est la 1ère règle de méthode : il y a toujours un ou plusieurs noms à inventer. L’invention du nom est primordiale. Pas toujours, certains jours, les jours qui comptent : dans ces jours qui comptent là il faut trouver le nom. Le nom approprié à une rencontre par exemple, une rencontre ça ne se laisse pas décrire, et donc il va falloir la nommer, ie inventer le nom qui en autorise les… Maintenant je vous lis le texte proprement dit, dont je vous invite vraiment à écouter l’étrange contemporanéité. C’est un texte des années 50 méditant les événements des années 50. « pour élargir jusqu’à la lumière, qui sera toujours fugitive la lueur sous lequel nous nous agitons, entreprenons, souffrons abritons et subsistons, il faut l’aborder sans préjugés, allégés d’archétypes qui subitement, sans qu’on en soit avertis, cessent d’avoir cours. Pour obtenir un résultat valable de quelque action que ce soit, il est nécessaire de la dépouiller de ses inquiètes apparences, des sortilèges et des légendes que l’imagination lui accorde déjà, avant de l’avoir mené de concert avec l’esprit, les circonstances… de distinguer la vraie et la fausse ouverture par laquelle on va filer vers le futur, l’observer nue et la proue face au temps. L’évidence qui n’est pas sensation mais regard que nous croisons au passage s’offre souvent à nous à demi dissimulée. Nous désignerons la beauté partout où elle aura une chance de survivre à l’espèce d’intérim qu’elle paraît assurer au milieu de nos soucis. Faire longuement rêver ceux qui… n’ont pas de songe, et plonger dans l’actualité ceux dans lesquels prévalent les jeux perdus du sommeil ». Il y a dans ce texte un certain nombre de thèse que je vais en partie retraduire dans ma propre langue mais qui sont majeures et conclusives par rapport à ce que nous avons dit cette année. Le texte commence à la fois par une situation et un problème. - cette situation c’est notre expérience vitale ordinaire (agitons, souffrons, subsistons), elle n’est jamais sans une certaine lueur. C’est une thèse, une thèse 1ère : ie il n’y a jamais absolument rien. Il n’est jamais vrai qu’on puisse dire que le sens a complètement disparu. Dans notre expérience ordinaire, il y a toujours une lueur. C’est un point que je partage aussi, absolument, ie si le nihilisme n’est pas la bonne orientation, c’est qu’il conclut au rien. Contre cela convenons de dire qu’il y a toujours une lueur. J’appelle personnellement lueur l’identification du point, dont je parlais tout à l’heure, le point propre qui fait jonction avec l’adversité et enclenche finalement sa procédure constructible nouvelle, celle qui va toucher le générique de façon diagonale. Il y a toujours quelque part cette lueur, peut-être infime, difficile à trouver souvent, quelquefois plus évidente, mais il faut toujours partir du point qu’il y a lueur, et que nous agitons, souffrons etc… non pas dans l’élément du rien et du nihilisme. - 2nd point : par csqt le problème est un problème que Char va nommer d’élargissement, passer de la lueur à la lumière, élargir jusqu’à la lumière la lueur. Donc on pourra dire enraciner dans le point ou le nom, le point une fois nommé, qui fait lueur, une procédure permettant d’enclore cette lueur dans une vraie lumière, ie porter le point à sa signification générique. On peut dire que la lumière c’est le générique de la lueur. Ou si vous voulez, montrer que l’exception est réellement générique, pour reprendre le lexique de tout à l’heure. Il y a le point d’exception, il y a toujours un point d’exception, et il faut l’élargir pour en montrer la signification générique. C’est la 2nde thèse. Donc : - il y a toujours un point, toujours une lueur - et ensuite le programme, la pensée, ou l’orientation c’est de découvrir dévoiler la signification générique de cette exception - 3ème point : Char va poser les règles. « il faut l’aborder sans préjugés… » Il faut extirper cette exception des constructibilités établies, que Char nomme des archétypes qui cessent subitement d’avoir cours. L’imaginaire, nommé apparences, sorcellerie etc… fait partie du constructible établi. Donc l’ensemble des concrétions constructibles dans lesquelles la lueur se trouve prise, il faut en extraire l’exception elle-même. Il faut donc se tenir devant la lueur de telle sorte qu’elle soit précisément en exception de la construction établie. Et c’est ça qui va permettre de distinguer ajoute Char la vraie et la fausse ouverture, par laquelle on va filer vers le futur. Distinguer la vraie et la fausse ouverture c’est distinguer proprement la constructibilité établie et la constructibilité diagonale. Ie la lueur, le point

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d’exception est immanent à un monde où règne la constructibilité établie, et bien la constructibilité établie, même si elle comporte une lueur, il faut savoir la distinguer absolument de la constructibilité diagonale qui seule va nous permettre d’aller jusqu’à la lumière, de toucher le générique, daller à l’élargissement lumineux de la lueur. C’est là qu’est la clause de rupture. Et ce n’est pas parce qu’il y a une lueur que vous avez déjà la discipline de la rupture. Elle ne la donne pas par elle-même. C’est ce que Char essaie de dire. Ce n’est pas parce qu’il y a la lueur, l’exception, la chose qui s’est passée qui n’est pas comme le reste, qui va vous donner la discipline de la rupture. Il faut l’obtenir par des moyens compliqués, dépouiller les apparences, supprimer les artifices etc… Tout un travail dont le but est quoi ? Et bien le but est de se tenir face à l’exception comme exception. Et pas précisément comme ce qui simplement est une petite négation interne de l’ordre. Il ne faut pas que la lueur soit seulement une petite négation interne de l’ordre. Il faut se tenir face à elle dans sa singularité, l’expression est très forte : « l’observer nue et la proue face au temps », il s’agit de la lueur, il faut l’observer nue, pas dans sa relation à la constructibilité établie, pas dans sa relation à l’ordre, il faut l’extraire de cette relation. Vous n’avez de constructibilité diagonale que si vous vous tenez devant l’exception comme exception nue et pas comme exception captive ou capturée par l’ordre dont elle est l’exception. Donc il faut défaire la relation de la lueur à son ambiance d’apparition. Il nous faut la lueur, mais ce n’est que le commencement : il faut lui donner un nom (elle n’est pas descriptible) et après il faut se tenir face à celle. Il faut se tenir face à l’exception comme exception, ie face à la nudité non relationnelle de l’exception, c’est ça la discipline de la rupture. C’est le point difficile. Le point difficile est moins l’identification de l’exception (il y a toujours cette lueur, on peut la trouver), c’est de ne pas penser la lueur dans la figure de la relation négative et de la penser au contraire dans son isolement d’exception. C’est ça qui va vous donner une vraie ouverture. Alors ça c’est ce qu’il va appeler l’évidence, ce que j’appelle la nouvelle expérience. « L’évidence s’offre à demi dissimulée » : c’est une lueur, ce n’est pas un phénomène classique, c’est un phénomène d’exception. « Elle n’est pas sensation mais regard que nous croisons au passage » : c’est d’un extrême beauté, parce que cette expérience nouvelle de l’exception qui oriente, qui est en capacité d’orientation, est toujours quelque chose qui est dans la fugacité d’un passage. Ce n’est pas une chose établie, donnée, quelque chose qui est une réception permanente de la sensation. Cette métaphore du regard croisé au passage, c’est exactement ça. Elle existe toujours mais il faut savoir lui donner son nom au moment où on la croise sur son passage, comme quelque chose qui nous regarde. Là c’est comme un regard, pour Char, comme le regard d’une femme croisée en passant : il y a une métaphorique amoureuse. Mais je crois que plus généralement la nouvelle expérience est toujours expérience de quelque chose de mobile qui nous regarde et dont il faut immédiatement saisir la figure d’exception. Autrement dit, l’exception n’est pas structurale : elle existe toujours, mais elle est inexistante, elle n’est pas un point fixe, il n’y a pas une exception établie, il y a des exceptions mobiles, nous les croisons, les expérimentons et par conséquent nous devons faire attention. C’est aussi un élément de cette discipline de rupture, cette attention à ce qui nous croise et qui tout d’un coup est en effet la possibilité d’une lueur ou la possibilité d’une exception. Nous définirons la beauté… : définir la beauté c’est définir ce regard qui nous croise comme point de dé part de la nouvelle discipline de rupture sans craindre de nommer cet indescriptible. Beauté est ici synonyme de vérité, c'est le nom du vrai. Après la conclusion pratique, c’est que cette distribution des points nouveaux, cette exception rencontrée, croisée nommée, que nous encadrons ensuite par la discipline de la rupture, que nous dépouillons de sa relation, que nous considérons comme exception nue, cela va rendre possible la synthèse effective du rêve et du réel. C’est pas une utopie surajoutée au réel, le programme de Char c’est qu’on arrive au point où le réel et le rêve sont indistingables, c’est la même chose. Quand on est réellement dans l’élément du vrai, il n’y a plus cette pseudo délimitation entre la puissance projective du rêve et le réel. Quand on a ça, ça fait rêver ceux qui ne rêvent pas, et ça plonge dans le réel ceux qui sont des rêveurs. Donc on croise le rêve et le réel dans une distribution entièrement nouvelle : celui qui n’était plus hanté par les songes les rencontre dans le réel, et celui qui était perdu dans les songes va les abandonner dans le réel. Le réel est à la fois fournisseur de songes et guérisseur de songes, dans la figure que propose Char. C’est très profond aussi, c’est très vrai : quand il y a une expérience réellement novatrice, elle installe un enchantement singulier, mais rationnel en même temps, dans lequel il y a échange ou réciprocité des pouvoirs entre le rêve et le réel. Ie que le rêve et le réel ne sont comme des registres séparés, mais comme on est dans le devenir nouveau de la chose, la projection rêvée, espérée, et la pragmatique du réel… Et donc rien n’est plus pernicieux que la propagande acharnée menée de nos jours contre l’utopie, ou l’opposition de

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l’utopie et du réalisme. C’est la perdition absolue de tout point réel. Char a pleinement raison de nous dire que si on est réellement au point réel, dans quelque chose qui est l’ouverture au générique par son entrée d’exception, alors ces oppositions ne sont plus pertinentes. En fin de compte, entre l’emballement rêveur de la création et l’attention pragmatique et prudente à la construction réelle, il n’y a pas de… Et ça c’est le propre d’une constructibilité diagonale. On peut dire : une constructibilité diagonale dans laquelle, comme elle est hantée par le générique, la dimension projective et la dimension attentive, ne sont pas opposables. C’est la même chose de faire attention aux étapes de la procédure et d’être dans la projection de son résultat générique. C’est quasiment un critère subjectif : quand on souffre du peu de réel au regard du rêve ou de l’utopie, c’est qu’on n’a pas trouvé ce point. Si réellement on l’a trouvé, cette opposition tombe. Donc la constructibilité diagonale, c’est la disparition de tout motif de plainte, c’est ça qui est assignable. On se place toujours un peu à la marge ! Mais on est dans ce registre ; la plaine c’est toujours la discordance entre la part du songe et la part du réel. Ie c’est pas comme on voulait, souhaitait, ça devrait être plus grand, la passion au lieu de la routine etc… On se plaint toujours que ça ne soit pas comme ça devrait, pourrait ou aurait pu être. Mais dans l’expérience de la constructibilité diagonale telle qu’elle s’ouvre au générique à partir du point d’exception, il n’y a pas de plainte. Il n’y en a pas car c’est une orientation : on sait que la pensée ou l’existence sont orientée quand cette orientation étant l’essence même du devenir, il n’y a pas la discordance entre ce qui est attendu et espéré et ce qu’il y a. Ce qu’il y a n’est rien d’autre que l’effectif de ce qui est attendu. Quand on est réellement dans une procédure de vérité à titre de corps subjectivable, on rencontre ça, on rencontre ça. C’est la disparition de tout motif de plainte, c’est l’effectivité de la non plainte, ie de la non discordance. J’ai été très frappé de voir que Char concluait ce dvlpt synthétique sur ce point : ça va faire rêver ceux qui sont en déficit de rêve, ça va faire agir ceux qui sont en excès de songes, c’est possible parce que on est tout simplement dans une procédure d’élargissement de la lueur à la lumière. Donc on a ce qu’on peut avoir, elle sera fugitive mais vous allez toucher le générique. Char ne méconnaît pas l’élément de discipline de la rupture, élément qui ne nous est pas gracieusement accordé par la lueur elle-même. Donc nous dirons pour conclure qu’une orientation dans la pensée, qu’une orientation dans l’existence, c’est toujours : 1° nommer à temps quelque chose comme un regard qu’on croise 2° avoir comme adversaire ce qui intimement nous persuade que cette exception est liée, reliée, en relation, alors qu’en réalité il faut se tenir en face d’elle affirmativement, ie en tant que nudité propre 3° être dans la discipline de rupture qui dépouille précisément cette exception de toute relation (imaginaire) 4° de savoir et de pratique que dans ces moments là, où on va porter la lueur à la lumière, il n’y a pas de distinction entre projection et attention, entre songe et réalité. C’est tout à fait étrange que nous retrouvions comme maxime d’orientation que il y a ce qu’il y a, mais non pas du tout au sens de l’acquiescement réalisme (variante mélancolique), mais dans la conviction qu’il y a, il y a réellement la possibilité que la lueur devienne lumière, et qu’on ait cela, qu’on soit dans ce devenir lumière de la lueur. Et en tant que je coïncide avec ce devenir lumière de la lueur, il y a ce qu’il y a en un autre sens absolument différent, en un sens opposé à la conception réaliste. Et alors là on peut désigner la beauté. Vous voyez que la maxime générale, c’est que l’entrée dans le générique par l’exception, c’est l’entrée dans le devenir du vrai, ie dans le vrai comme devenir de lui-même. Quand on dit qu’il n’y a que ce qu’il y a, ça veut dire qu’il y a la vérité, comme Char dit, nous désignerons la beauté, et il est possible de désigner la beauté. La lueur n’est pas encore la beauté, c’est le devenir lumière de la lueur qui est la beauté. On peut désigner la beauté avec toute une série de règles et d’impératifs astreignants. Nous verrons l’appareillage complet de cela l’année prochaine, pour clarifier cette désignation. Mais ne nous laissons pas convaincre du contraire : la constructibilité établie aujourd’hui consiste à dire « vous n’avez rien à désigner du tout ». Il y a ce qu’il y a au sens de la mélancolie et de la résignation. Là il ne s’agit pas de dire « je me résignerai pas et je vais rêver ». on peut réellement désigner la beauté, et nous ne nous laisserons pas convaincre du contraire.

S’ORIENTER DANS LA PENSEE, S’ORIENTER DANS L’EXISTENCE

Séminaire public d’Alain Badiou

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II. 2005-2006

(transcription de François Duvert)

octobre 2005 ........................................................................................................................................................................83

19 octobre 2005 ...................................................................................................................................................................87

Qu’est-ce que vivre ?........................................................................................................................................................87novembre 2005 ..................................................................................................................................................................104

14 décembre 2005..............................................................................................................................................................113

janvier 2006 .......................................................................................................................................................................122

mars 2006...........................................................................................................................................................................130

25 avril 2006 ......................................................................................................................................................................140

mai 2006.............................................................................................................................................................................150

Juin 2006............................................................................................................................................................................161

OCTOBRE 2005

Bonjour à tous, je commence par les questions de date, comme de coutume. Je vous donne les 2 prochaines : le 30 novembre et le 14 décembre. Je vous donnerai le calendrier complet le 30 novembre. C’est le 1er point. Ensuite, quelques indications d’échéance pour les curieux. Entre vendredi, samedi et dimanche je participe à 3 colloques en 3 jours ce qui est absolument absurde. Je l’interprète – il faut s’interpréter soi-même de temps à autre - comme une absurdité compensatoire à un certain nombre d’assauts que l’existence empirique a mené contre moi depuis le moi de juin et à laquelle il faut céder de temps à autre, y compris par excès. Je vous les indique. - le vendredi 21 je serai à une soirée à Beaubourg sur et consacrée à Pierre Guyotat. C’est une soirée à Beaubourg sur Guyotat. Je vous donne d’abord les repérages. Ça commence en fait à 18h par un film, de ? Pierre Guyotat, qui est de 1989, qui s’appelle Pierre Guyotat, 52 minutes dans la langue, sur Pierre Guyotat. A 19h30 commence la soirée, j’inaugure la soirée sous le titre « PG, prince de la prose ». C’est la 1ère chose. Dans la petite salle, au niveau – 1. J’en profite pour redire au passage ou pour ponctuer un peu la signification de Guyotat. J’en ai déjà parlé même, à ce séminaire, il y a 3 ans, en mars 2002, assez longuement. Je voudrais redire simplement quelques mots. Guyotat est surtout, je dois dire pour moi, les œuvres des années 60, même si on peut considérer qu’après c’est plus radical, mais plus difficile d’accès, son œuvre est exceptionnelle dans l’écriture française, aux limites de l’insoutenable. Exceptionnelle car elle est l’œuvre littéraire qui déplie dans une prose inventée et somptueuse en même temps qch comme le fond absolu et en dernier ressort sourdement criminel de nos sociétés. Ce n’est pas une écriture de dénonciation, c’est plus radical que ça, c’est une espèce présentation quasi-cosmologique d’un fond violent et saisissant de nos sociétés. Tout ça car la thématique fondamentale de Guyotat c’est le prostitutionnel, la relation prostitutionnelle des corps comme échange et contrainte généralisés, sans médiatio aucune autre que cette contrainte et échange généralisé. Les noms, les putains, qui prennent chez lui une résonance toute particulière, ces noms de la prostitution et derrière eux et avec eux les noms qu’on pourrait presque dire de la collision sexuelle, les noms du heurt sexuel, sont drainés et organisés dans une sorte de symphonie tragique en vérité qui dessine je crois vraiment une vision comme excédentaire, une vision comme prise dans une lyrique sauvage de qch qui en réalité est en effet dans le fond de notre monde, à savoir que si les relations essentielles de l’univers sont toutes sans exception marchandes et commerciales alors le paradigme des relations entre les hommes est la prostitution, ça en est le paradigme radical, puisque toute chose n’est accessible que selon son prix, dans une collision d’échange et de violence symbolisé par la sexualité de ce type là, une sexualité absolument dépourvue de toute aura, la sexualité comme corporéité sauvage. Je voulais simplement vous faire réentendre 2 ou 3 passages de Guyotat pour ce soir. Je n’ai pas pris les passages les plus affreux. Je vous ai ménagés ! Ceux qui disent le plus atrocement la vérité de notre monde. Les 3 passages sont de Tombeau pour 500 000 soldats, que je considère comme son chef d’œuvre, qui entre autres choses est un livre sur l’essence de la guerre coloniale. Ça délivre qch de l’essence absolue de la guerre coloniale. « cette nuit, le faisceau éclaire le ciel. O étoiles, jugements des nations astre libertaire.. .entend le spas de leur faune étonnée, les pancartes de l’utopie ruissent au vent stellaire. Des nations d’hommes blessés arrivés dans la nuit reposent, ignorant le décor de fleurs et de sources ou le flamboiement de…dans chaque terrain de couleur et de niveaux diféents, une charrue

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dressée attend ‘etre prise et mes mains empougnenent le bois couvert de rosée. Regarde, un lit désert. Les coqs ni les enfants ne crient. Les eaux retenues le long des rives dans les joncs sont alourdies et obscurcies par le sange. Le dos percé par le soleil. Retorne toi… et tandis que tes yeux vainement remués … massacre découvert par l’aurore, laisse un doux poignard déchirer tes reins et combattre tes pleurs ». Et le dernier §, qui est en réalité celui de la naissance possible, celui d’un suel coule, d’un nouvceau monde Kment et Yohar réveillés marchent, un homme courbé sur la ierre saillit la déesse. Une crinière sort de sa nuque et de son dos. sur sa tête une colombe et une couronnne d’épines… au long sur la mer la voile cingle… les poissons jaillissent la barque joue dans la profondeur sur l’ombre de la coque. La barque est vide maisu in rayon le 1er de l’aurore Kmet s’agenouille en face de Yohar et Yohar et face de Kment. Poings à terre, ils se baisent au genou au sexe et au front ». - samedi 22, colloque sur Derrida, 2ème journée. Je parlerai à 15h. - dimanche 23, c’est la dernière journée du forum le monde sur la musique comme pensée. ça a lieu à Le Mans, ce n’est pas la porte à côté, à la salle des congrès au Mans. J’y ai participé sous la forme d’un entretien avec Charles Ramond, en finale. C’est sur 3 jours, entièrement consacré à la question des rapports entre musique et pensée. Moi je parlerai plus particulièrement d’un point qui m’intéresse depuis longtemps : pourquoi est-il si difficile de parler de la musique, quel est le rapport exact entre la musique comme procédure, comme pensée et qch qui dirait cela ? Alors que l’intellectualité de la musique est très vive et très présente, il y a une difficulté qui est que le propos sur la musique est toujours tiraillé entre une tendance qui le ramène ou le fixe du côté de l’affect, la musique comme suscitation affective, alternance de joie et de tristesse, comme emprise sur les corps, et de l’autre la musiqeu comme discours technique, construction, écriture, figure quasiment abstraite et presque mathématique de la pensée. Ce point concerne la seule musique, conjonction presque improbable tout de même entre le comble de la puissance affective potentielle ou virtuelle, y compris sous la forme de l’emprise rythmique sur les corps, figure de l’affect, et le comble aussi de la construction artistique abstraite, de l’écriture comme écriture. La musique c’est ça. Quand on entre par l’un l’autre devient invisible, quand on entre par l’autre l’un devient incompréhensible. Je voudrais traiter cette question. La conclusion de tout ça : c’est : ne venez pas me voir à la fin du cours ! je vous donne rendez-vous lundi entre midi et 16h à mon bureau, ici. Ma permanence aura lieu le mardi entre 10h et 13h. 15h50 Entrons dans le sujet. L’essentiel, le centre de notre propos ça a été de proposer un nouveau protocole d’identification de l’adversaire. C’est ce qui s’oppose à la création, nouveauté, vérité ce n’est pas nécessairement l’adversaire politique, guerrier, dans a forme de l’Etat. Toute pensée est aux prises avec une adversité un adversaire intime, intérieure, mais c’es notre hypothèse. Comment l’identifier ? quel est le protocole contemporain ? c’est la raison pour laquelle on a eu recours à des poètes de la résistance Char et Pasolini : la résistance est un paradigme de la constitution non classique du rapport à l’adversité. Elle a été une sollicitation subjective qui n’et pas précodée, cette entrée en résistance est un réquisit de la situation, et les gens sont imprévisibles, pas par les partis, le sorhnisations. Raisons de rapport nouveau à l’adversité. Ces poètes nos ont guidé pour cette raison dans la voie d’une nouveau protocole de constitution de l’adversité. Pourquoi …. ? nous sommes au-delà de sa classique identifictaion dialectique. Nous ne pouvons plus être dans le champ de la def de l’adv par la logique de la contradicion, l’adv étant celui qui me nie, qui exerce sur moi une figure de la négation, oppression, exploitation, de sorte que mon rapport à l’dv est négation de cette négation. Si le rapport à l’adv est .. en ce sens, i lets en effet négation de la négation, rébellion, révolte, protestation négative, contre une négation exercée sur moi-me^me, dans figreoppresssion, exploitatION. La thèse cest qu’on ne oeut plus assumer entièrement, dispositif saturé, de ce q’on appelle la fin du marxisme, de la révolution, la fin de tout diff qu’a la pensée à se reprédnter l’adv dans la figrue de la négation de la négation .figure classique de la dialectivité… adversité immanente. C’était le 1er point. Cette construction doal de l’adv a fixé le régime de la pensée comme rév ou d’avant-garde. Provilégie la négation, table rase et recmmencement. Dans l’élément de la révolte ou de la rébeellion, ie négatoiun de l anégation. Réeaminer ce point, dédicif. Les diff manestes de la pensée cintemporaine dans ses chemineemnt pol et art sont liés à cette crise de la figure dial de l’adev. Nous ne saons pas u mal ce qu’est l’adv. De là une pente secrète au nihilisme. Le nihilisme c’ets qch comme la rébleesion dand la figure d’un obcurté de ‘ladv ? c’était le 2ème point. L’année dernière j’avais

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proposé de dire que dans le champ de ruine de la dial ou de cette dial là, dans la diff de la dial classique de la constitution, avaient surgi 2 nouvelles ifgures, figure de l’acceptation camouflée, ou acceptation masquée : la figure de la gauche et la figure du rebelle, par prvocatio. La gauche et son extrême avant-garde, comme 2 figures qui se nourrisent de la déréliction de la figre dial… comme figre de l’adversaire. Je ne vais pas y revenir. La gauche c’est la figure oppositionnelle, la figure de la constitution de l’adv comme ce à quoi on s’oppose, distinguée de la destructino. On n’a pas pour but de le détruire. L’essence de l’opposition est en réalité la substitution. La figrue substitutive, oe il importe de s tenri à la place de ce à quo ion s’pposr. I lfaut le pouvoir, il faut cette place. C’est la substittuion au placement qui est l’essece de cette figure. Dont l’eesence est d’accepter … substiutti en dernier ressort. La figure du rebelle, revers nihiliste de cela, pas opposition ? elle ne dit aps qu’il faut le pouvoir, aisi l y a le pouvoir sinn rien. c’et une figrue qui est négation sans négation de la ngéation, qui se tient dans l’absentement de ce à quo on s’oppose. L’adversaire est naccessible. Ce qui revient à dire qu’il est un système. Le système, il devient une abstraction nominale. L’adv est pris ou subsumé sous une figure systémique. Un système c’est ce à quoi vous ne pouvez opposer que le rien. ‘vest la def du système. Ce à quoi je m’oppose c’est le système, vous êtes dans un élément nihiliste, élément du rien subejctivable qui est hors la systématicvité du système. C’était le 2èem point. Il faut êtrea du de la de la négation de la négation Figrue de la gaucge et du rebelle opposées mas constitutives du moment présent ne sont aps une véritable solution. Il faut donc à la fois en penser la dimension et prpose au-delà. Une manière d edire les choss c’es qe la gauche catégorie, pas simplement la gde collection des candidats socialistes aux léexction, la gauche est définissable comme étant al fgrue qui a une cicneption substitutive de ‘adv. Elle s’oriente selon la loi. Si on parle d’orientation dans la pensée, l’existence,c’est une figrue selon la loi. Se substituer au pvr pour changer la loi. S’orienter selon le régime de l aloi, telle qu’une substittion rend poss ds… le rebelle poposr de ds’orienter sleon le désir. le couplage essentiele st celui de la loi et du désir. nous savons qu’il y a une profonde identité entre les 2, une réciprocit dont Lacan a fait la théorie. Je proposais de dire que ces 2 figures sont des figures de désorientation, car l’orientation leon la lio, selon le désir, ne prposent pas la constitution nouvelle d’une figrue d el’adv qui opurraint réorienter. De fait leur effet est désorientant. Je ne dis pas que la désorientation soit mauvaise, c’est une autre question. Mais ces figues ne sont aps des porposition d’orientation, mais en tant que figures masqués sont désorientation. Dernoer point : il faut so’rienter sleon le géénique, ie selon les vérités, selon qch qui pourrait être nommé vérité, en un sens renouvelé, qch qui ne se laisse réduire ni à la loi ni au désir ni à leur articulation.i ln’y a de propo de réorientation que si on tient que le jeu génral n’est pas réductible à l’orientation loi et désir. nous avons fait le tour, en réalité historiquement depuis mais 69 et ses csq. Expérimentation historiuqe des virtualités contenues dans le tandem loi désir quant aux figure poss de constituion nouvelle d l’adv. Expérimentation hist prolongée. Elle est maintenatn saturée, et ce dont il s’agit dans cette ère, loi désir, c’est donnée au fond dans le tandem hostil et paradoxal des mao lacaniens et des anar deleuzieen de l’autre, est en disposition de saturation. Donc possibilité de qch qui ne se laisse réduire ni à la l oi ni au désir. nous allons prendre un peu autrement en disant ce qui ne se laisse réduire ni au corps ni au discours. Rductible ni au cors ni au langage. Cette année va être conssacrée à la construction cnoceptuelle d’un appareillage d epensée rendant possible que ce qui nous oriente soit irréductible à la combinaison des corps et des langages, d’un autre ordre que cette combinaison tout en assumant son existence fondatemntale. Donc l’énoncé de départ pourrait être très simple. Ce serai tl’énoncé : il n’est pas vrai qu’il n’y a que des corps et des langages, si on lu idonne s aforme négative. Je soutiendrais que il n’y a que des corps et des langage est un énoncé commun à la figure du rebelle et de la gauche. L’énoncé commun cest il n’y a que des corps et des langages. Donc ou bien on est dans la figure substitutive du pouvoir et de l aloi, on bien on est dans le nihilisme du désir. c’est lun o c’est lautre. Ce qui soutient cela es un énoncé partageable il n’y a que des corps et des lanages. C’est un énoncé que je propose d’appeler l’axiome du mat démo. Il nous est arrivé d’évoquer cela ici déjà. L’idéologie domianet de notre temps, site, lieu, c’est l’énoncé il n’y a quq edes corps et des langgaes. Je pense que si nous voulons trouvez réellement un principe d’orintantio au-delà de la dialetcicit éusuell… donc si je veu dire autre chose que cela qui est très bien mais saturé, alos il faut déplacer l’énoncé du mat démo. Désorientantes car encore à l’inté de l’énoncé mrimordiam d mt démo. On va définir la liberté des corps par rapport au langge… c’est ce qui permet à l’expressivité des corps d’être maximalment créatrice etc… vous êtes dans la désorientation, ni dans le dispositif dial de la négation, ni dans une conception de l’aff. Nous doter dun’ appareillahe minimal concernant ce qui petu être dit au regard de l’énoncé considéré comme doinant, qu iest il n’y a que des corps et des lanages. Déf librté, égalité, droits de l’homme : csq de l’énoncé selon

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lequel il n’y a que des corps et des langages. Le mat démo est l’élément dans lequel nous vivons aujourd’hui. Alors la construction générale des csq de cet énoncé et de l’entame qu’on peut faire contre lui est en réalité l’enjeu de LdM. Et donc on peut définir ce séminaire comme une intro de LdM qui araîtra plus tard. On peut dire que l’enjeu c’est à la fois d’avoir une intelligibilité de ce que cest que le mat démo et des conditinos sous lesquelles on peut lui oppose qch. Construction d’une scène idéologique nouvelle, fonction majeure de la philo : contribuer à l’édification d’une scène idéo nouvelle… incise, exception à cette domination. Alors effectivement je tente une construction qu iopposerait au mat démo qch que j’appelle une dial mat, et qui là aussi peut avoir un énoncé constituant très simple. Il n’y a que des corps et des langaes, il n’y a que des corps et des langages sinon qu’il y a des vérités. La forme ets importante : c en’est pas il y a 3 choses et pas 2 (dialà, mais la forme est il s’agit de faire apparaître le 3èm eterme non pas dans le me^me registre que els 2 autres mais en figures d’exception. Il n’y a que des corps et des langges, part matérilaiste. V’est bien vrai qu’il n’y a que des corps et des langages. Sinon qu’il y a auitre chose : dans certaines conditon, pa stuojours, peut-être raement, qch est qui n’est pas exctameent dans la figure du il y a des corps et des langages, mais… sinon qu’il ya des vérités. Vous voyez le point, cette construction va donc comporter -premièrement une logique du il y a : part matérilaiste, que veut dire il y a, dès lors qu’on est d’accord p our dire i ly a des corps et des langages. En quel sens entendre il ya. - le second travail est une logique de l’exception : sinon que, en exception, en sinon que du i ly a. dans un autre mode de ce i y a, apparaît. Alors violà, en tout cas nous savons que lappareillage contient une logique du il y a et une logique de l’exception et la corrélation entre les 2. Empiriquement, je vous ferai remarquer que le mat démo, sa pente majeure, c’est de considérer qu’il n’y a pas d’exception. Pas d’exception, ce qui se dit très souvent par le fait que il n’y a qu’une suel echose, qu’une politique, qu’une économie qu’un march mondiale. Il y a une présomption de l’un, cette théorie selon laquelle il n’y a qu’un seul ordre, c’est une théorie dont le contenu propre est d’aguer contre toute exception. Non sans raison, car l’excepion n’est jamais vraiment démocratique. On soutiendra ici le contraire. L’exception cest ce qui n’est pas comme le reste. Le mat déom est csqt en affirmant l’énoncé de la pluralité et en accordant à cette plluralité un staut d’unicité : elle est sans excetion, ele est le i y a. or vous savez que de toujours dire il y a, c’est comme ça. C’est un argument majeur et constant. Le reste c’est des utopies, archaïque, il y a un c’est comme ça majeure, il se ramifie en pluralité immaneent en corps et langage, mais ‘cest aussi une intsance de l’un, car il est une théorie de la non exception c’est une figure très complexe, la non exception est camouflée par la multiplicité. La non exception… reconnaître qu’il n’y a que des coprs et des langages, vous ouvrez à une multiplicité sans corps : diversité des cultures, des individus… sauf ce qui prétend être en exception, sauf ce qui prétendrait qu’il n’y a pas que cela. Donc la non exception se présente dans la figure de la multiplicité pure et de son acceptation normative. Mat démo, mat au sens où il affirme il n’y a que des corps et des langages ce qui paraît être une thèse mat élémentaire, et elle est vraie, mais reconnaissant cete multuplicité il l’accompagne d’une forclusion de toute exception, qu isignfie en réalité que la pluralité est le mode propre d’existence de lk’un. C’est le oceur du mat démo que l’un, la non exception, la figure unique du i ly a, est donnée dans la figure de la multiplicité normative. Reconnaissance de l’autre si vous voulez. Tout autre je le reconnais, c’est jamais qu’une combinaison de corps et de langage particulière. Mais ce que je ne peux pas reconnaître c’est ce qui est en exception de ce qu’il y a, ie ce qui, c’est l’autre axiome, il n’y a que des corps et ds langges, sinon que, ouvrant le brèche formelle de l’exception possible dans le il y a. et c’est cette brèche que j’appelle vérité. C’était pour faire le tour du 1er type de difficulté…. Sinon qu’on va dire sinon que, et que cette brèche du sinon que, on le nommera vérité. C’est le 1er registre. Il faut convaincre, se convaincre qu’on partage la logique du il y a et qu’on y suture, on y greffe une logique de l’exception, de façon immanente. ouvert à un il y a d’une autre espèce, travail de logique. Peut-on prescrire un univers du logique qui se prête simultanément à la logique du il y a et à l alogique de l’exception … La 2ème difficulté possibilité de l’exception mais de sa possibilité, la puissance du mat démo cest que nous avons à reconnaître son il y a. qui va réellement objecter à il y a des corps et des langages, et c’est avec ça que se constituent monde, univers, cultures etc… c’est certain mais il faut asssumer tout en reconnaissant cela la figure de l’exceoption, le sinon que des vérités. La 2èm difficulté, cest que le mat démo si réellement il es tue idéologie, est de l’ordre du semblant, de l’ordre de la représentation imaginaire. Mais la figure singulière du mt démo, c’est que c’est un semblant tel qu’il est argumenté du réel. Ce n’était pas du tout comme ça du temps où l’idéologie dominante était

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la religion chrétienne, transcendance, destinal… c’ets une idéologie particulière : elle ne se présente pas comme autre chose que la pure et simple description de l aréaité, et prétend que c’est tout ce qui n’est pas elle qui argumente du ‘ne tarsnscendance auqleonque. Compliquée, par ce que on a affaireà une figrue apte à prononcer que ce qu’elle dit, c’est simplemet ce qu’il y a. et en un certain sens c’est vrai. Donc elle est toujours en état d’arguer que son propos esn dernier ressort… idéologique est la matérialité mêm de de cqu’il lya. Situation relativement inédité : l’idéo dominante s eprésente comme argumentée de thèses sur le réel, la description de ce qu’il y a. et mettant au défi tout adversaire pitentiel d’assumer le il y a. l’argumentaire consiste à dire : si vous dites comme nous que le il ya c’est ce sil ya, alors il faut en tirer els m^mees csq que nous, entre autre qu’il n’y a aps d’exception. C’est comme ça, c’ets comme ça. Et donc l’idéologie elle-même se présente comme le contraire de l’imaginaire la pure et simple description du il y a comme tel. mais ceci n’est qu’une apparence, si c’est une idéologie : en éliminat l’exception, le il y a du mat démo bascule dans l’imaginaire. C’es tune opération assez comliquée. Le moment où le mat démo s’avère une idéoloie, totalise lui-même, forclot toute exception. Close de l’un, élément idologique oprorpe, mais cet élément est constammet argumenté du réel, du il y a. c’est une opération singulière, qui doit être démontée et formalisée comme telle, qui revient à penser le réel du semblant. Le réel du semblant de réelo : qu’est-ce que le réel du semblant de réel. Comment se fait-il qu’il est en état de se présenter comme la description de ce qu’il y a alors que nous expérimentons qu’il organise imaginairement les conscienecs, qu’il a comme but de disposer les sujets devant le marché, de les constituer comme sujets de la marchandise. Ou estèce que nous nous faisons avoir ? ce n’est pas clair.. ou exactement fonctionne l’imposture n’est pas claire. Tenter d’aller dans l’élucidation de ce point : quel est le point d’imposture alors mmee que ce qui semble être son être prorpe est de décrire correcteemnt le il y a. on sera obligé de dire que l’imposture c’est de forclore l’exception, imposture très sépciale, particulière. Le fait basculer dans la figrue imaginaire de la totalisation. Pour en venir là, nous serons obligés de penser ce que c’est que la figure propre du semblant. Quest-ce que le sembkant en tant qu’il est argumenté du téel. Nous debons… du il a de l’apapraître, en un sens ceci peut être un il y a du semblant bien que ça se présent comme une thèse que nous allons partager. Nous allons mnotrer commen une thèse sur le il ya, sur ce qu’il y a, qui paarit raisonnableemnt latérialiste, raisonnableent démocratique, savoir la thèse : écoutez i n’y a que des corps et des langages, tirons-en les css sur la libert… comment se fait-il que cette thèse soit susceptible de fonctionner comme une imposture radicale alors que en un certain sens nous sommes contraints de la partager ? possible s’agissant d’une thèse de ce genre. Quel est le il y a propre de l’apparaître, du semblant, sans cependant basculer dans une pure théorie du semblant (simulacre, image, virtuel). A la Baudrillard. On va à la fois d’un côté assumer la mtérialité de la thèse, àa ne relève pas de l’image, du virtuel, du fantôme, c’ets une thèse mat, mais d’un autre côté i ly a un foncyionnement de cette thèse qui la fait basculer dans…

19 OCTOBRE 2005

(notes P. Gossart) Distribution de 6 feuillets agrafés :

Qu’est-ce que vivre ?

0. Nous voici à même de proposer une réponse à ce qui, depuis toujours, est la question « intimidante » comme le dit un personnage de Julien Gracq à laquelle, si grand soit son détour, la philosophie est à la fin sommée de répondre : Qu’est-ce que vivre ? « Vivre », évidemment, non pas au sens du matérialisme démocratique (persévérer dans les libres virtualités du corps), mais bien plutôt au sens de la formule énigmatique d’Aristote : vivre « en Immortel ».

Nous pouvons tout d’abord reformuler le système exigeant des conditions d’une réponse affirmative du type : « Oui ! La vraie vie est présente. » 1. Ce n’est pas un monde, donné dans la logique de son apparaître l’infini de ses objets et de ses relations qui induit la possibilité de vivre. Si du moins la vie est autre chose que l’existence. L’induction d’une telle possibilité repose sur ce qui, dans un monde, fait trace de ce qui lui est advenu

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sous les espèces d’une disposition foudroyante. Soit la trace d’un événement évanoui. Un telle trace est toujours, dans l’apparaître mondain, une existence d’intensité maximale. Par incorporation du passé du monde au présent qu’ouvre la trace on apprendra qu’antérieurement à ce qui advint et n’est plus, le support d’être de cette existence intense était un inexistant du monde. Fait trace dans le monde, et signe pour la vie, la naissance d’un multiple à l’éclat de l’apparaître, auquel il n’appartenait que sous une forme éteinte. La première directive philosophique à qui demande où est la vraie vie est donc la suivante : « Prends soin de ce qui naît. Interroge les éclats, sonde leur passé sans gloire. Tu ne peux espérer qu’en ce qui inapparaissait. » 2. Il ne suffit pas d’identifier une trace. Il faut s’incorporer à ce qu’elle autorise comme conséquences. Ce point est crucial. La vie est création d’un présent, mais cette création est, comme l’est pour Descartes le monde au regard de Dieu, création continuée. Autour de la trace, autour de l’éclat anonyme d’une naissance au monde de l’être-là, se constitue la cohésion d’un corps antérieurement impossible. Accepter ce corps, déclarer ce corps, n’est pas suffisant pour être le contemporain du présent dont il est le support matériel. Il faut entrer dans sa composition, il faut devenir un élément actif de ce corps. Le seul rapport réel au présent est celui d’une incorporation. Incorporation à cette cohésion immanente au monde que délivre, nouvelle naissance au-delà de tous les faits et balises du temps, le devenir-existant de la trace événementielle. 3. Le déploiement des conséquences liées à la trace événementielle, conséquences qui créent un présent, se fait par le traitement de points du monde. Il se fait, non par le trajet continu de l’efficace d’un corps, mais par séquences, point par point. Tout présent est fibré. Les points du monde où l’infini comparaît devant le Deux du choix sont en effet comme les fibres du présent, sa constitution intime dans son devenir mondain. Il est donc requis, pour que s’ouvre un présent vivant, que le monde ne soit pas atone, qu’il y ait des points où s’assure, fibrant le temps créateur, l’efficace du corps. 4. La vie est une catégorie subjective. Un corps est la matérialité qu’elle exige, mais de la disposition de ce corps dans un formalisme subjectif dépend le devenir du présent : qu’il soit produit (le formalisme est fidèle, le corps est directement situé « sous » la trace événementielle), qu’il soit raturé (le formalisme est réactif, le corps est tenu à une double distance de la négation de la trace), ou qu’il soit occulté (le corps est nié). Ni la rature réactive du présent, qui nie la valeur de l’événement, ni, a fortiori, son occultation mortifère, qui suppose un « corps » transcendant au monde, n’autorisent l’affirmation de la vie, qui est incorporation, point par point, au présent. Vivre est donc une incorporation au présent sous la forme fidèle d’un sujet. Si l’incorporation est dominée par la forme réactive, on ne parlera pas de vie, mais de simple conservation. Il s’agit en effet de se protéger des conséquences d’une naissance, de ne pas relancer l’existence au-delà d’elle-même. Si l’incorporation est dominée par le formalisme obscur, on parlera de mortification. La vie est en définitive le pari fait sur un corps advenu à l’apparaître qu’on lui confiera fidèlement une temporalité neuve, tenant à distance la pulsion conservatrice (l’instinct mal nommé « de vie ») comme la pulsion mortifiante (l’instinct de mort). La vie est ce qui vient à bout des pulsions. 5. Parce qu’elle vient à bout des pulsions, la vie s’ordonne à la création séquentielle d’un présent, laquelle constitue et absorbe un passé de type nouveau. Pour le matérialisme démocratique, le présent n’est jamais créé. Il affirme en effet de façon tout à fait explicite qu’il importe de tenir le présent dans la limite d’une réalité atone. C’est que pour lui, toute autre vision plie les corps au despotisme d’une idéologie, au lieu de les laisser libres de gambader dans la diversité des langages. Le matérialisme démocratique propose de nommer « pensée » la pure algèbre de l’apparaître. Il résulte de cette conception atone du présent une fétichisation du passé comme « culture » séparable. Le matérialisme démocratique a la passion de l’histoire, il est, véritablement, le seul authentique matérialisme historique. Contrairement à ce qui se passe dans la version stalinienne du marxisme, version dont Althusser a hérité, tout en la contrariant de l’intérieur, il est capital de disjoindre la dialectique matérialiste, philosophie de l’émancipation par les vérités, du matérialisme historique, philosophie de l’aliénation par les corps-langages. Rompre avec le culte des généalogies et des récits revient à restituer le passé comme amplitude du présent. Je l’écrivais déjà il y a plus de vingt ans, dans ma Théorie du sujet : l’Histoire n’existe pas. Il n’y a

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que des présents disparates dont l’éclat se mesure à la puissance qu’ils détiennent de déplier un passé qui soit à leur mesure. Dans le matérialisme démocratique, la vie des corps-langages est la succession conservatrice des instants du monde atone. Il en résulte que le passé est chargé de doter ces instants d’un horizon fictif d’une épaisseur culturelle. C’est du reste pourquoi le fétichisme de l’histoire s’accompagne d’un discours insistant sur la nouveauté, sur le changement perpétuel, sur la modernisation impérative. Au passé des profondeurs culturelles s’accorde un présent dispersif, une agitation précisément dépourvue, elle, de toute profondeur. Il y a des monuments qu’on visite et des instants dévastés qu’on habite. Tout change à tout instant, et c’est la raison pour laquelle on contemple l’horizon historique majestueux de ce qui ne changeait pas. Pour la dialectique matérialiste, c’est presque l’inverse. L’immobilité stagnante du présent, sa stérile agitation, l’atonie violemment imposée du monde, est ce qui frappe d’abord. Peu, très peu de changements capitaux dans la nature des problèmes de la pensée, depuis Platon (par exemple). Mais à partir des quelques procédures de vérité que déplient, point par point, des corps subjectivables, on reconstitue un passé différent, une histoire des achèvements, des trouvailles, des percées, qui n’est nullement une monumentalité culturelle, mais une succession lisible de fragments d’éternité. Car un sujet fidèle crée le présent comme être-là de l’éternité. En sorte que s’incorporer à ce présent revient à percevoir le passé de l’éternité elle-même. Vivre, c’est donc aussi, toujours expérimenter au passé l’amplitude éternelle d’un présent. Nous accordons à Spinoza la célèbre formule de la proposition XXIII du Livre V de L’Éthique : « Nous sentons et nous expérimentons que nous sommes éternels. » 6. Il importe toutefois de nommer cette expérimentation. Elle n’est pas de l’ordre du vécu, ni de celui de l’expression. Elle n’est pas l’accord enfin trouvé des capacités d’un corps et des ressources d’un langage. Elle est incorporation à l’exception d’une vérité. Si l’on convient d’appeler « Idée » ce qui à la fois se manifeste dans le monde dispose l’être-là d’un corps et fait exception à sa logique transcendantale, on dira, dans le droit fil du platonisme, qu’expérimenter au présent l’éternité qui autorise la création de ce présent, c’est expérimenter une Idée. Il faut donc assumer ceci : pour la dialectique matérialiste, « vivre » et « vivre pour une Idée » sont une seule et même chose. Le matérialisme démocratique ne voit, dans ce qu’il nommerait plutôt une conception idéologique de la Vie, que fanatisme et instinct de mort. Et il est vrai que s’il n’y a que des corps et des langages, vivre pour une Idée est nécessairement l’absolutisation arbitraire d’un langage, auquel les corps doivent être ordonnés. La reconnaissance matérielle du « sinon que » des vérités autorise seule qu’on déclare, non pas du tout que les corps sont soumis à l’autorité d’un langage, mais qu’un nouveau corps est l’organisation au présent d’une vie subjective sans précédent ; et je soutiens que l’expérimentation réelle d’une telle vie, intelligence d’un théorème ou force d’une rencontre, contemplation d’un dessin ou élan d’un meeting, est irrésistiblement universelle. En sorte que l’avènement de l’Idée est, pour la forme d’incorporation qui lui correspond, tout le contraire d’une soumission. Elle est, selon le type de vérité dont il s’agit, joie, bonheur, plaisir ou enthousiasme. 7. Le matérialisme démocratique présente comme une donnée objective, un résultat de l’expérience historique, ce qu’il appelle « la fin des idéologies », mais il s’agit en réalité d’une injonction subjective violente, dont le contenu réel est : « Vis sans Idée. » Or, cette injonction est inconsistante. Qu’elle accule la pensée au relativisme sceptique est une évidence désormais assurée. La tolérance, le respect de l’Autre, nous dit-on, à ce prix. Mais on voit tous les jours que cette tolérance n’est elle-même qu’un fanatisme, car elle ne tolère que sa propre vacuité. Le scepticisme véritable, celui des Grecs, était en réalité une théorie absolue de l’exception : il plaçait les vérités si haut, qu’il les jugeait inaccessibles au faible intellect de l’espèce humaine. Il s’accordait ainsi au courant principal de la philosophie antique, lequel pose qu’accéder au Vrai est le propre de la part immortelle des hommes, de ce qu’il y a en l’homme d’inhumain par excès. Le scepticisme contemporain, celui des cultures, de l’histoire, de l’expression de soi, n’a pas cette hauteur. Il est simple accommodement à la rhétorique des instants et à la politique des opinions. Aussi dissout-il d’abord l’inhumain dans l’humain, puis l’humain dans la vie ordinaire, puis la vie ordinaire (ou animale) dans l’atonie du monde. Et c’est de cette dissolution que résulte la maxime négative « Vis sans Idée », inconsistante de ce qu’elle n’a plus aucune idée de ce que peut être une Idée. C’est la raison pour laquelle le matérialisme démocratique se propose en fait de détruire ce qui lui est extérieur. Comme nous l’avons remarqué, c’est une idéologie violente et guerrière. Cette violence

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résulte, comme tout symptôme mortifère, d’une inconsistance essentielle. Le matérialisme démocratique se veut humaniste (droits de l’homme, etc.). Mais il est impossible de disposer d’un concept de ce qui est « humain » sans en venir à cette inhumanité (éternelle, idéelle) qui autorise l’homme à s’incorporer au présent sous le signe de la trace de ce qui change. Faute de reconnaître les effets de ces traces, où l’inhumain ordonne que l’humanité soit en excès sur son être-là, il faudra, ces traces et leurs conséquences infinies, pour maintenir une notion pragmatique purement animale de l’espèce humaine, les anéantir. Le matérialisme démocratique est un ennemi redoutable et intolérant de toute vie humaine c’est-à-dire inhumaine digne de ce nom. 8. L’objection banale est que si vivre dépend de l’événement, la vie n’est promise qu’à ceux qui ont la chance de l’accueillir. Le démocrate voit dans cette « chance » le stigmate d’un aristocratisme, ou d’un arbitraire transcendant : celui que depuis toujours on lie aux doctrines de la Grâce. Et il est vrai que j’ai plusieurs fois utilisé la métaphore de la grâce, pour indiquer que vivre, ce qui s’appelle vivre, suppose toujours qu’on accepte d’œuvrer aux conséquences, généralement inouïes, de ce qui advient. Réparer l’injustice apparente de ce don, de ce supplément incalculable d’où procède la relève d’un inexistant, c’est à quoi s’emploient de longue date les tenants, non point de Dieu, mais du divin. Le plus récent, le plus talentueux et le plus ignoré d’entre eux, Quentin Meillassoux, élabore pour ce faire une théorie entièrement neuve du « pas encore » de l’existence divine, accompagnée d’une promesse rationnelle concernant la résurrection des corps. Tant il est vrai que c’est bien des nouveaux corps et de leur naissance qu’il est inévitablement question dans cette affaire. 9. Je crois aux vérités éternelles et à leur création fragmentée dans le présent des mondes. Ma position sur ce point est tout à fait isomorphe à celle de Descartes : les vérités sont éternelles parce qu’elles ont été créées, nullement parce qu’elles sont là depuis toujours. Pour Descartes, les « vérités éternelles », dont nous avons rappelé, dans la préface, qu’il les posait en exception des corps et des idées, ne sauraient être transcendantes au vouloir divin. Même les plus formelles, mathématiques ou logiques, comme le principe de non-contradiction, dépendent d’un acte libre de Dieu :

Dieu ne peut avoir été déterminé à faire qu’il fût vrai que les contradictions ne peuvent être ensemble et par conséquent il a pu faire le contraire. Bien entendu, le procès de création d’une vérité, tel que s’en constitue le présent par les

conséquences d’un corps subjectivé, est très différent de l’acte créateur d’un Dieu. Mais en son fond, l’idée est la même. Qu’il soit de l’essence d’une vérité d’être éternelle ne la dispense nullement d’apparaître dans un monde et d’être inexistante antérieurement à cette apparition. Descartes a sur ce point une formule très remarquable :

Encore que dieu ait voulu que quelques vérités fussent nécessaires, ce n’est pas à dire qu’il les ait nécessairement voulues.

L’éternelle nécessité concerne une vérité elle-même, l’infinité des nombres premiers, la beauté picturale des chevaux de la grotte Chauvet, les principes de la guerre populaire ou l’affirmation amoureuse d’Héloïse et Abélard. Mais non point son processus de création, suspendu qu’il est à la contingence des mondes, à l’aléatoire d’un site, à l’efficace des organes d’un corps, à la constance d’un sujet. Descartes s’indigne qu’on puisse supposer les vérités séparées des autres créatures et devenues en quelque sorte le destin de Dieu :

Les vérités mathématiques, lesquelles vous nommez éternelles, ont été établies de Dieu et en dépendent entièrement, aussi bien que tout le reste des créatures. C’est en effet parler de Dieu comme d’un Jupiter ou Saturne, et l’assujettir au Styx et aux destinées, que de dire que ces vérités sont indépendantes de lui. J’affirme aussi que toutes les vérités sans exception sont « établies » d’un sujet, forme d’un corps

dont l’efficace crée point par point. Mais comme Descartes je pose que leur création n’est que l’apparaître de leur éternité. 10. Je m’indigne donc, comme Descartes, de ce qu’on fasse déchoir le Vrai au rang du Styx et des destinées. A vrai dire, pour ce qui me concerne, je m’indigne deux fois. Et la vie tient aussi son prix de cette double querelle. D’abord contre ceux, culturalistes, relativistes, gens des corps immédiats et des langues disponibles, pour qui l’historicité de toute chose exclut qu’il y ait des vérités éternelles. Ils ne voient pas qu’une création véritable, une historicité d’exception, n’a d’autre critère que d’établir, entre

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les mondes disparates, l’évidence d’une éternité. Et que ce qui apparaît n’est dans l’éclat de son apparition qu’autant qu’il se soustrait aux lois locales de l’apparaître. Une création est trans-logique, de ce que l’être y bouleverse l’apparaître. Ensuite, contre ceux pour qui l’universalité du vrai prend la forme d’une Loi transcendante, devant laquelle on doit plier le genou, à laquelle il faut conformer nos corps et nos mots. Ils ne voient pas que toute éternité, toute universalité, doit apparaître en un monde et y être, « patiemment ou impatiemment », créée. Une création est logique, dès lors qu’une vérité est une apparition d’être. 11. Cependant, ne j’ai pas besoin de Dieu, ni du divin. Je crois que c’est ici et maintenant que nous nous suscitons, que nous nous (re)suscitons comme Immortels. L’homme est cet animal dont le propre est de participer à de très nombreux mondes, d’apparaître en d’innombrables lieux. Cette sorte d’ubiquité objectale, qui le fait transiter presque constamment d’un monde à l’autre, sur le fond de l’infinité de ces mondes et de leur organisation transcendantale, est par elle-même, sans qu’il soit besoin d’aucun miracle, une grâce : la grâce purement logique de l’innombrable apparaître. Tout animal humain peut se dire qu’il est exclu que partout et toujours il ne rencontre qu’atonie, inefficience du corps ou défaut d’organes aptes à en traiter des points. Incessamment, dans quelque monde accessible, quelque chose advient. A tout animal humain est accordée, plusieurs fois dans sa brève existence, la chance de s’incorporer au présent subjectif d’une vérité. A tous, et pour plusieurs types de procédures, est distribuée la grâce de vivre pour une Idée, donc, la grâce de vivre tout court. L’infini des mondes est ce qui sauve de toute dis-grâce finie. La finitude, le constant ressassement de notre être mortel, pour tout dire, la peur de la mort comme unique passion, tels sont les ingrédients amers du matérialisme démocratique. On relève tout cela quand on s’approprie la variété discontinue des mondes et l’entrelacs des objets sous les régimes constamment variables de leurs apparitions. 12. Nous sommes ouverts à l’infinité des mondes. Vivre est possible. Par conséquent, (re)commencer à vivre est ce qui seul importe. 13. On me dit quelquefois que ne je vois dans la philosophie qu’un moyen de rétablir, contre l’apologie contemporaine de l’ordinaire et du futile, les droits de l’héroïsme. Pourquoi pas ? Cependant, l’héroïsme ancien prétend justifier la vie par le sacrifice. Mon vœu est de le faire exister par la joie affirmative que procure universellement le suivi des conséquences. Disons qu’à l’héroïsme épique de qui donne sa vie, succède l’héroïsme mathématique de qui la crée point par point. 14. A propos d’un de ses personnages Malraux note, dans La Condition humaine : « Le sens héroïque lui avait été donné comme une discipline, non comme une justification de la vie. » Je place en effet l’héroïsme du côté de la discipline, seule norme du Vrai et des peuples, contre la puissance et la richesse, contre l’insignifiance et la dissipation de l’esprit. Encore faut-il, cette discipline, l’inventer, cohérence d’un corps subjectivable. Alors, elle ne se distingue plus de notre désir de vivre. 15. L’animal désabusé dont la marchandise est l’unique repère, nous ne serons livrés à sa forme que si nous y consentons. Mais de ce consentement nous protège l’Idée, arcane du présent pur.

Eh bien bonjour à tous. Je commence par les questions de dates comme de coutume […] Nous

allons fonctionner cette année comme d’habitude, c’est-à-dire avec une séance par mois à peu près d’ici

juin […] Voilà, ça c’est le premier point.

Ensuite, quelques indications d’échéances, pour les curieux. Vendredi, samedi et dimanche, je participe à trois colloques en trois jours. Ce qui est tout à fait absurde. Je l’interprète, puisqu’il faut s’interpréter soi-même de temps à autre, je l’interprète comme une absurdité compensatoire à tout de même un certain nombre d’assauts que l’existence empirique a mené contre moi depuis le mois de juin, et à laquelle il faut résister de temps à autre, y compris par l’excès. Et donc c’est pour ça qu’il y a cette surcharge, circonstancielle. Alors je vous les indique quand même […] [Alain Badiou annonce sa participation vendredi à une

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soirée à Beaubourg consacrée à Pierre Guyotat] J’inaugure la soirée […] sous le titre Pierre Guyotat prince de la prose […] J’ ai déjà parlé de Guyotat ici-même, à ce séminaire, il y a trois ans, en mars 2002, assez longuement. Je voudrais redire simplement quelques mots. Guyotat est surtout pour moi, mais c’est un choix particulier, présent par ses œuvres des années 1960 ; même si on peut considérer qu’ensuite c’est encore plus radical, mais c’est aussi plus difficile d’accès. L’œuvre de Pierre Guyotat est une œuvre tout à fait exceptionnelle me semble-t-il dans l’écriture française. Aux limites de l’insoutenable, elle est tout à fait exceptionnelle parce qu’elle est peut-être l’œuvre littéraire qui déplie dans une prose inventée mais somptueuse en même temps, quelque chose comme le fond absolu et, en dernier ressort, sourdement et exemplairement criminel de nos sociétés. Ce n’est pas une écriture de dénonciation si vous voulez, c’est plus radical que ça. C’est une espèce de présentation quasi cosmologique d’un fond invraisemblablement violent et saisissant de nos sociétés. Et tout ça tout simplement parce que la thématique fondamentale de Guyotat c’est le prostitutionnel, c’est-à-dire la relation prostitutionnelle des corps comme échange et contrainte généralisés, sans médiation aucune.

De sorte que les noms d’ailleurs, les « putains », prennent chez lui une résonance toute particulière ; ces noms de la prostitution et, derrière eux et avec eux, les noms qui ne sont pas même les noms de la relation ou du rapport sexuel, mais les noms qu’on pourrait presque dire de la collision sexuelle, les noms du heurt sexuel sont drainés et organisés dans une sorte de symphonie tragique en réalité, qui dessine (je crois vraiment) une vision comme excédentaire, une vision prise comme dans une lyrique sauvage comme ça, de quelque chose qui est en effet dans le fond de notre monde, à savoir que : si les relations essentielles de l’univers sont toutes, sans exception, marchandes ou commerciales, alors le paradigme des relations entre les hommes et les femmes (et entre les hommes en général, dans l’humanité) est la prostitution. C’en est le paradigme radical, puisque toute chose n’est accessible que selon son prix, dans une collision d’échanges et de violences qui finalement est symbolisée par la sexualité de ce type-là. La sexualité absolument dépourvue de toute aura ; la sexualité comme corporéité sauvage. J’y reviendrai mais je voulais simplement vous faire réentendre deux ou trois passages de Guyotat ce soir, pour que vous voyiez aussi la langue. Je n’ai pas pris les passages les plus affreux n’est-ce pas, je vous ai ménagé [Alain Badiou sourit]. Enfin les plus affreux… Ceux qui disent le plus atrocement quelque chose de notre monde. Les trois passages sont de Tombeau pour 500 000 soldats que je considère comme son chef-d’œuvre […] qui, entre autres choses, est un extraordinaire livre sur l’essence de la guerre coloniale. Ça donne, ça délivre quelque chose de l’essence de la guerre coloniale : Cette nuit, le faisceau est vers le ciel. Oh étoile, jugement des nations, astre libertaire. Oh ! mère, entend les pas de leur faune étonnée. Les pancartes de l’utopie bruissent au vent stellaire. Les nations d’hommes blessés arrivés dans la nuit reposent, ignorant le décor de fleurs et de sources, où le flamboiement de l’aurore les réveille. La terre se couvre alors d’instruments neufs. Dans chaque terrain de couleur et de niveau différent, une charrue dressée attend d’être prise et mes mains empoignent le bois couvert de rosée. Regarde, bali désert. Les coqs ni les enfants ne crient. Les eaux retenues le long des rives, dans les joncs, sont alourdies et obscurcies par le sang. Vautours et rebelles s’enfuient le dos percé par le soleil. Retourne-toi, retourne-toi, et tandis que tes yeux vainement remués tentent de reconstituer le massacre, découvert par l’aurore, qui laisse un doux poignard déchiré des reins, et le poison combattre les douleurs.

Et la fin, le dernier paragraphe, qui est en réalité celui de la naissance possible, autour d’un seul

couple, d’un nouveau monde, comme Adam et Eve après le désastre :

Kment et Guiauhare, réveillés, marchent, les genoux et les poings dans les épines, écartent la

haie ; un homme courbé sur la pierre, saille la déesse ; une crinière sort de sa nuque et de son dos ; sur sa tête une colombe et une couronne d’épines. ; ses jambes nues vives, incandescentes ; au loin, sur la mer, la voile cingle vers l’île et les poissons jaillissent, étincellent sur la forge, heurtent les flancs de la barque, jouent dans la profondeur sous l’ombre de la coque ; la barque est vide mais un rayon, le premier de l’aurore, regarde et veille, sur la voile. Kment s’agenouille en face de Guiauhare et Guiauhare en face de Kment. Poings à terre, ils se baisent aux genoux, au sexe, et au vent. Voilà…

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[…] [Suit l’annonce de sa participation, samedi, à un colloque à l’ENS sur Jacques Derrida, avec la liste des participants. Il annonce également, dimanche, sa participation à un forum Le Monde sur ″La musique comme pensée″ à Le Mans :] je parlerai sur un point qui m’intéresse depuis longtemps, qui est de savoir pourquoi en définitive il est si difficile de parler de la musique. Non seulement d’en parler en philosophie, mais d’en parler en général ; c’est-à-dire quel est le rapport exact entre la musique comme procédure, comme pensée, et quelque chose qui dirait cela. Alors que pourtant l’intellectualité de la musique est très vive, il n’en reste pas moins qu’il y a une difficulté. Difficulté que je résume en deux secondes qui est que le propos sur la musique est toujours tiraillé entre une tendance qui le ramène ou le fixe du côté de l’affect (c’est-à-dire la musique comme suscitation affective, la musique comme alternance de la joie et de la tristesse, la musique comme emprise sur les corps) ou d’un discours technique (c’est-à-dire la musique comme construction, écriture, figure quasiment abstraite et presque mathématique de la pensée). C’est un point très particulier n’est-ce pas, qui à mon avis concerne la seule musique. C’est comme si la musique était la conjonction, presque improbable tout de même, entre le comble de la puissance affective potentielle ou virtuelle (y compris sous la forme de l’emprise rythmique sur les corps par exemple, mais beaucoup d’autres figures de l’affect) et le comble aussi de la construction artistique abstraite, de l’écriture. La musique c’est ça. Et donc, quand on entre par l’un, l’autre devient invisible. Mais quand on entre par l’autre, le premier semble incompréhensible. Voilà pourquoi… Enfin je voudrais traiter cette question.

Bien, maintenant entrons un peu dans le sujet de cette année. Alors qu’avons-nous fait l’année

dernière ? Je le rappelle, y compris pour ceux qui n’étaient pas là… L’essentiel, le centre de notre propos l’année dernière, ça a été de proposer un nouveau protocole d’identification de l’adversaire. Alors l’adversaire, c’est ce qui s’oppose à la création, à la nouveauté, à la liberté… Ça n’est pas nécessairement l’adversaire politique, dans la forme de l’État, etc. C’est une catégorie beaucoup plus générale qui est qu’on suppose, au fond, que toute pensée est aux prises avec une adversité. L’hypothèse c’est que toute pensée est aux prises avec un adversaire qui généralement est un adversaire intime, un adversaire intérieur.

Et alors, comment identifier cet adversaire ? Quel est le protocole contemporain de l’identification de l’adversaire ? Je signale que c’est la raison pour laquelle nous avons eu recours, de façon assez suivie, à des poètes qu’on peut appeler les poètes de la Résistance. Pourquoi les poètes de la Résistance ? En l’occurrence René Char et Pasolini principalement. Parce que la Résistance, et donc la mémoire, c’est précisément un paradigme de la constitution non classique de l’adversité, du rapport à l’adversité ; c’est-à-dire que la Résistance a toujours été une réquisition, une sollicitation subjective qui n’est pas pré-codée par quelque chose puisqu’elle n’est imposée que par la situation ; c’est-à-dire si vous entrez en résistance parce que les nazis sont là, ou si vous entrez en résistance contre Mussolini, ou n’importe quoi d’autre, cette entrée en résistance est un réquisit de la situation et on a souvent expérimenté que les gens qui entrent ainsi en résistance sont imprévisibles ; c’est-à-dire ce ne sont pas les gens pré-codés par les partis, les organisations, etc. Au départ ce sont des singularités absolues qui entrent en résistance, pour des raisons qui sont des raisons précisément de rapport nouveau à l’adversité, de choix nouveau au regard de l’adversité.

Donc ces poètes de la Résistance nous ont guidés pour cette raison, dans la voie d’un nouveau protocole de constitution de l’adversité. Alors pourquoi ? Pourquoi faut-il proposer une pensée nouvelle sur la question de l’adversaire ? Eh bien c’est parce que nous sommes au-delà de sa classique identification dialectique. Nous ne pouvons plus être dans le champ qui a longuement prévalu de la définition de l’adversaire par la logique de la contradiction finalement : l’adversaire comme celui qui me nie, ou celui qui exerce sur moi une figure de la négation (oppression, exploitation, etc.), de sorte que mon rapport à l’adversité est dialectique au sens où il est négation de cette négation… D’abord et avant tout. Bien. Si le rapport à l’adversaire est dans l’élément de la contradiction, en ce sens il est en effet, comme Hegel l’a toujours énoncé, il est négation de la négation puisqu’il est rébellion, révolte, protestation, affirmation négative contre précisément une négation qui est exercée originairement sur moi-même dans la figure des oppressions, des répressions ou des exploitations.

Alors, la thèse, c’était que nous ne pouvons plus entièrement assumer aujourd’hui cette vue des choses. C’est aujourd’hui un dispositif saturé, ou usé. Et peut-être le plus fondamentalement usé à mon sens de ce qu’on appelle, comme vous voulez, ″la fin du marxisme″, ″la fin de la révolution″, la fin de tout. Et cette fin de tout, essentiellement, me paraît être les difficultés qu’a la pensée à se représenter l’adversité dans la figure de la négation de la négation. C’est-à-dire dans la figure en quelque sorte classique de la dialecticité du rapport de l’action et de la pensée à ce qui est constitué comme son

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adversité immanente. Voilà, ça c’était le premier point. Disons que cette construction dialectique de l’adversité a fixé

le régime de la pensée, pendant une longue période, comme ″révolutionnaire″ et/ou ″d’avant-garde″. La figure révolutionnaire et/ou d’avant-garde est une figure qui privilégie en effet la négation (la table rase, le recommencement, etc.) mais dans l’élément de la révolte ou de la rébellion, c’est-à-dire dans l’élément, en fait, de la négation de la négation. Alors ça c’était le premier point, l’hypothèse de départ.

Je vais réexaminer ce point qui est décisif quand même. Je tiens que les difficultés manifestes de la pensée contemporaine dans ses cheminements politiques, artistiques, etc., sont absolument liées à cette crise de la figure dialectique de l’adversaire. C’en est le noyau, véritablement. Nous ne savons pas, ou nous savons mal, ce que c’est que l’adversaire. De là évidemment, une pente secrète (j’y reviendrai) au nihilisme. Car en réalité, le nihilisme, c’est quelque chose comme la rébellion dans la figure d’une obscurité de l’adversaire.

Passons maintenant au deuxième point. L’année dernière, précisément, j’avais proposé de dire

que dans le champ de ruines de cette dialectique-là, dans la difficulté de la figure classique de la constitution de l’adversaire, avaient surgi deux nouvelles figures, apparemment tout à fait contraires, mais qui à mon sens sont des figures de l’acceptation camouflée, de l’acceptation comme acceptation masquée, que j’avais appelées : la figure de la gauche et la figure du rebelle ce couplage par provocation n’est-ce pas. Ou si vous voulez la gauche et son extrême avant-garde, comme deux figures qui en réalité se nourrissent de la déréliction de la figure dialectique mais terminent en figure de l’acceptation ce qui est entamé comme figure de l’adversaire.

Alors je ne vais pas y revenir : on a fait des analyses, des élucidations détaillées de ces points, mais je rappelle que la gauche c’est la figure oppositionnelle, c’est la figure de la constitution de l’adversaire comme ce à quoi on s’oppose. L’opposition étant distinguée de la négation, ou de la destruction ; on s’y oppose mais on n’a pas comme but de le détruire. Et l’essence de l’opposition est en réalité la substitution c’est comme ça que ça marche. C’est-à-dire que l’essence de ce qui se présente comme opposition est en réalité la figure substitutive ; c’est-à-dire il importe de remplacer, de se tenir à la place de ce à quoi on s’oppose. Et donc il faut le pouvoir, il faut cette place. La substitution au placement est l’essence de cette figure, de sorte qu’elle est une figure d’acceptation de la figure du pouvoir ; elle est une figure dont l’essence est d’accepter que, précisément, ce dont il s’agit est substitutif en dernier ressort.

Et quant à la figure du rebelle, j’avais dit que c’était le revers nihiliste de cela. Ce n’est pas du tout une figure d’opposition. C’est une figure qui ne dit pas « il faut le pouvoir » mais qui dit « il y a le pouvoir sinon rien ». C’est une figure qui est la négation, sans à proprement parler la négation de la négation, c’est-à-dire la négation sans l’affirmation, c’est-à-dire qui se tient dans l’absentement de ce à quoi on s’oppose, et qui fait que l’adversaire en réalité est inaccessible en fait. Ce qui souvent revient à dire d’ailleurs qu’il est un ″système″. Le ″système″, la ″domination″. Il devient une abstraction dominante. Si on regardait les textes détaillés concernant ce courant, on verrait que l’adversaire est pris ou subsumé sous une figure qui est une figure systémique. Un système, c’est ce à quoi vous ne pouvez opposer que le rien. C’est la définition du système. Donc dès qu’on vous dit « ce à quoi je m’oppose c’est le système », en réalité vous avez un élément sourdement nihiliste parce que vous êtes dans l’élément du rien subjectivable qui est hors la systématicité du système. On avait développé ces points-là, je ne les reprends pas. Donc ça c’était le deuxième point.

Je récapitule le mouvement parce qu’on va s’insérer dedans quand même, d’une autre manière.

Premier point : il faut être au-delà de la figure de la négation de la négation, du point de vue de la subjectivité constitutive de ce qu’est l’adversaire. Deuxièmement les figures de la gauche et du rebelle, opposées mais finalement constitutives du moment présent, ne sont pas sur ce point une véritable solution. Il faut donc à la fois en penser abstraitement la dimension, et voir ce qu’on propose au-delà. Alors, une manière de dire les choses, c’est que la gauche (c’est une catégorie n’est-ce pas, c’est pas simplement la grande collection des candidats socialistes aux élections présidentielles ; c’est un peu plus ramifié et conceptuel que ça), la gauche c’est effectivement définissable comme étant la figure qui a une conception substitutive de l’opposition, substitutive à l’adversaire. Et la gauche on peut dire qu’elle s’oriente selon la loi. J’avais proposé de dire ça. C’est-à-dire si on parle d’orientation dans la pensée, d’orientation dans l’existence, on dira : la figure d’orientation que la gauche propose toujours, c’est une figure selon la loi ; il faut le pouvoir, il faut se substituer au pouvoir pour en fin de compte changer la loi. Et donc s’orienter dans la pensée, c’est toujours s’orienter selon le régime de la loi tel que, en effet, une

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substitution rend possible sa modification. Et j’avais dit que naturellement, le rebelle propose de s’orienter selon le désir.

Donc, à un niveau d’abstraction plus élevé, on peut dire que le couplage essentiel des deux figures, c’est en réalité le couplage de la loi et du désir. Et que nous savons en réalité qu’il y a une profonde identité entre les deux. Il y a une réciprocité articulée dont Lacan a fait la théorie ; d’autres aussi. Et qui fait que je proposais de dire que ces deux figures sont des figures de désorientation en réalité ; parce que l’orientation selon la loi ou l’orientation selon le désir ne proposent pas véritablement la constitution nouvelle d’une figure de l’adversaire qui pourrait nous réorienter. Et donc elles sont des figures complémentaires de la désorientation. Et d’ailleurs, de fait, leur effet réel est désorientant. Je ne dis pas que la désorientation soit nécessairement mauvaise c’est une autre question, plus compliquée que ça. Mais en tout cas on ne peut pas dire que ces figures sont des propositions d’orientation dans la pensée ou dans l’existence. Ce sont plutôt des propositions qui, en tant que figures masquées de l’acceptation, sont des propositions de désorientation.

Et alors j’en viens à ce qui était le dernier point de l’année dernière : s’il faut une proposition d’orientation, alors il faut s’orienter selon le générique, c’est-à-dire disons s’orienter selon les vérités, selon quelque chose qui pourrait être nommé ″vérité″ dans un sens renouvelé ; c’est-à-dire quelque chose qui ne se laisse réduire ni à la loi ni au désir, ni à leur articulation. Voilà, c’est ça le défi. Il n’y a aujourd’hui de proposition possible de réorientation dans la pensée et dans l’existence que si on tient que le jeu général de l’orientation n’est pas réductible à l’articulation de la loi et du désir. De cela nous avons fait le tour. Et, à mon sens, nous avons fait le tour, historiquement, depuis Mai 68 et ses conséquences. Mai 68 et ses conséquences ont été précisément l’expérimentation historique des virtualités contenues dans le tandem loi-désir quant aux figures possibles de constitution nouvelle de l’adversaire. Alors c’est une expérimentation historique prolongée, ce n’est pas un moment… Je pense que cette expérimentation est maintenant saturée. Et ce dont il s’agit dans cette paire loi-désir s’est donné au fond dans le tandem hostile et paradoxal des maoïstes lacaniens d’un côté et des anarchistes deleuziens de l’autre. Eh bien ce qui s’est donné dans ce tandem-là, est dans une disposition de saturation.

Donc, et là j’en viens à mon point de départ de toute l’année, la possibilité de quelque chose qui ne se laisse réduire ni à la loi ni au désir, nous allons la prendre un peu autrement en disant : ce qui ne se laisse réduire ni au corps ni au discours. Ou si vous voulez quelque chose qui n’est réductible ni au corps ni au langage.

Cette année va être consacrée à la construction conceptuelle d’un appareillage de pensée rendant

possible que ce qui nous oriente soit irréductible à la combinaison des corps et des langages, soit d’un autre ordre que cette combinaison. Tout en assumant naturellement son existence essentielle, basique, fondamentale, infrastructurelle si vous voulez.

Donc l’énoncé de départ pourrait être : ″il n’est pas vrai qu’il n’y a que des corps et des langages″ si on lui donne sa forme négative. Et je soutiendrai que ″il n’y a que des corps et des langages″ est un énoncé commun à la figure de la gauche et à la figure du rebelle. Il est l’énoncé qui permet de dire que ce qui nous oriente est soit de l’ordre de la loi, soit de l’ordre du désir… Et donc, ou bien on est dans la figure substitutive du pouvoir et de la loi, ou bien on est dans le nihilisme du désir. C’est l’un ou c’est l’autre mais ce qui soutient cela est un énoncé partageable finalement, qui est ″il n’y a que des corps et des langages, à la fin des fins″.

Et qu’est-ce que c’est que cet énoncé ″il n’y a que des corps et des langages″ ? Eh bien c’est un énoncé que je propose d’appeler l’axiome du matérialisme démocratique. Il nous est arrivé d’évoquer cela ici déjà. Donc l’axiome de ce que je propose d’appeler le matérialisme démocratique, et que je propose de désigner comme l’idéologie dominante de notre temps, de notre site, de notre lieu, c’est l’énoncé ″il n’y a que des corps et des langages″. Et alors vous voyez, je pense que si nous voulons réellement trouver un principe d’orientation qui soit au-delà de la négation de la négation, c’est-à-dire au-delà de la dialecticité usuelle, à savoir « je me lève contre l’oppression », « je me lève contre l’exploitation », « je me lève contre les méchants » qui pullulent c’est bien vrai [sourires]… Donc si je veux dire autre chose que cela, qui est déjà très bien, mais qui encore une fois est manifestement saturé, insuffisant, alors il faut déplacer l’énoncé constitutif du matérialisme démocratique. On ne peut pas être dedans.

Ce que je soutiens, c’est que les figures actuelles de l’orientation potentielle sont désorientantes parce qu’elles sont encore en réalité à l’intérieur de l’énoncé primordial du matérialisme démocratique : ″il n’y a que des corps et des langages″.

Alors vous voyez bien, si on dit ″il n’y a que des corps et des langages″, on va définir la liberté

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comme la liberté des corps par rapport aux langages, on va dire : les bons langages sont des langages qui ne contraignent pas les corps de telle ou telle manière. Ou bien on va dire, inversement, le bon langage est celui qui permet à l’expressivité des corps d’être maximalement créatrice, etc. Tant que vous restez là-dedans, eh bien vous êtes, à mon sens, essentiellement dans la désorientation. Vous êtes dans la désorientation, c’est-à-dire vous n’êtes ni dans le dispositif dialectique de la négation de la négation (lequel est saturé et obsolète), ni non plus dans une conception novatrice de l’affirmation. Et donc, le problème de cette année, c’est de nous doter d’un appareillage minimal contre l’énoncé considéré comme dominant, comme structurant la situation, qui est l’énoncé ″il n’y a que des corps et des langages″. Et aussi contre l’ensemble de ses conséquences concernant la définition de la liberté, la définition de l’égalité, la définition de ce que sont les droits de l’homme, etc., etc. parce que tout ça ce n’est que des conséquences en réalité de l’énoncé selon lequel ″il n’y a que des corps et des langages″. Énoncé donc que j’appelle énoncé constitutif du matérialisme démocratique dans lequel nous vivons aujourd’hui et qui se déploie en tant qu’élément dominant.

Alors la construction générale des conséquences de cet énoncé, de sa signification véritable, de

l’entame qu’on peut faire contre lui, est en réalité (c’est pour ça que ce séminaire en est l’accompagnement)… est en réalité l’enjeu du livre que je viens de finir, qui s’appelle Logiques des mondes. Qui est un énorme livre. Et donc on peut définir ce séminaire comme un accompagnement, une introduction, une présentation concentrée de Logiques des mondes en tant que Logiques des mondes paraîtra quelque part dans le printemps. On ne va pas l’attendre.

Et on peut dire que l’enjeu c’est à la fois d’avoir une complète intelligibilité de ce que c’est que le matérialisme démocratique, et des conditions sous lesquelles on peut lui opposer vraiment quelque chose. Donc l’enjeu c’est la construction d’une scène idéologique nouvelle. C’est après tout toujours une des fonctions majeures de la philosophie, de contribuer à l’édification d’une scène idéologique nouvelle, dans laquelle on identifierait le matérialisme démocratique comme la figure idéologique dominante dans laquelle on chercherait les points, les lieux où faire une sorte d’incise, d’exception à cette domination.

Alors, effectivement, dans le propos qui est le mien, je tente une construction qui opposerait au matérialisme démocratique quelque chose que j’appelle une dialectique matérialiste et qui, là aussi, peut avoir un énoncé constituant très très simple. L’énoncé constituant du matérialisme démocratique c’est ″il n’y a que des corps et des langages″, et je propose comme énoncé constituant de la dialectique matérialiste l’énoncé suivant : ″il n’y a que des corps et des langages, sinon qu’il y a des vérités″ la forme est très importante car ce n’est pas « non c’est pas vrai qu’il n’y a que des corps et des langages ». En réalité il y a trois choses et pas deux. Vous savez, la dialectique, ça consiste toujours à dire qu’il y a trois choses et pas deux, d’une manière ou d’une autre. Mais la forme est très importante, c’est-à-dire qu’il s’agit de faire apparaître le troisième terme, non pas dans le même registre du ″il y a″ que les deux autres, mais en figure d’exception.

Donc on va dire ″il n’y a que des corps et des langages″, ça c’est la part matérialiste de l’énoncé. On est d’accord au fond pour dire qu’il n’y a que des corps et des langages, d’un certain point de vue. C’est-à-dire que dans un certain registre du ″il y a″, c’est bien vrai que ″il n’y a que des corps et des langages″ ; ″sinon qu’il y a autre chose″, voilà ; ″sinon qu’il y a des vérités″ ; ″sinon que″ veut dire que dans certaines conditions, pas toujours, peut-être rarement, etc., ″sinon que″ quelque chose est, qui n’est pas dans le même registre du ″il y a″, qui n’est pas exactement dans la figure du ″il n’y a que des corps et des langages″, mais qui n’en est pas moins pouvoir être dit ″étant″, c’est-à-dire ″il y a, sinon qu’il y a des vérités″.

Alors, vous voyez, cette construction va donc comporter (et c’est ça qui fait son extrême difficulté plus un autre problème que je vais vous dire) : premièrement une logique du ″il y a″. C’est la part matérialiste. Que veut dire ″il y a″ dès lors qu’on est d’accord pour dire essentiellement ″il y a des corps et des langages″ ? Mais quand on dit ″il y a des corps et des langages″, en quel sens prend-on ″il y a″ ? Ça c’est un premier travail. Et puis le second travail, c’est une logique de l’exception, c’est-à-dire ″sinon qu’il y a des vérités″ ; ″il n’y a que des corps et des langages sinon que il y a des vérités″ c’est en exception, en ″sinon que″ du ″il y a″ ; quelque chose qui est aussi de l’ordre du ″il y a″ apparaît, mais dans un autre mode de ce ″il y a″.

Alors, voilà… En tout cas nous savons que l’appareillage dont nous avons besoin contient une logique du ″il y a″ et une logique de l’exception. Et naturellement la corrélation entre les deux. Empiriquement, je voudrais vous faire remarquer (parce que là on est très abstrait ; on ne le sera pas toujours rassurez-vous, c’est introductif ça) que la pente majeure du matérialisme démocratique c’est de

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considérer qu’il n’y a pas d’exception. On pourrait presque le définir ainsi, c’est-à-dire ″il y a des corps et des langages″ ou “il n’y a pas d’exception”. “Il n’y a pas d’exception” se dit très souvent dans l’espace idéologico-politique par le fait que ″il n’y a qu’une seule chose″ : il n’y a qu’une politique par exemple, il n’y a qu’une économie, il n’y a qu’un marché mondial. Il y a une présomption de l’un. Et cette présomption de l’un, cette théorie selon laquelle il n’y a en réalité qu’un seul ordre, c’est une théorie dont le contenu propre est d’arguer, d’argumenter contre toute exception. Non sans raison, parce qu’après tout on peut soutenir que l’exception c’est jamais vraiment démocratique, effectivement. Ici on soutiendra finalement le contraire mais c’est un problème qu’il faut examiner dans sa tension propre. L’exception, c’est ce qui n’est pas comme le reste, et le démocratique c’est ce qui fait que tout est comme le reste.

Donc on pourrait en effet soutenir que le matérialisme démocratique est conséquent en affirmant l’énoncé de la pluralité, ″il n’y a que des corps et des langages″, et en accordant à cette pluralité un statut d’unicité, c’est-à-dire : elle est sans exception précisément, elle est le ″il y a″. Or vous savez que c’est un argument fondamental de la pensée démocratique contemporaine que de toujours dire ″il y a″, c’est-à-dire ″c’est comme ça″. C’est un argument majeur et constant, ″c’est comme ça″. Le reste, comme vous savez, c’est des utopies, c’est des rêveries, c’est archaïque. Donc il y a un ″c’est comme ça″ majeur. Et ce ″c’est comme ça″ majeur se ramifie en pluralité immanente dans la figure ″il n’y a que des corps et des langages″. Et en réalité, il est aussi une instance de l’un. Et pourquoi il est une instance de l’un ? Parce qu’il est une théorie de la non-exception. Alors c’est une figure très complexe n’est-ce pas, parce que la non-exception est camouflée par la multiplicité. C’est ça l’opération. Elle est très fine, très subtile. D’ailleurs, on en est tous plus ou moins corrodé ou atteint. La non-exception est camouflée par la multiplicité parce que vous commencez par reconnaître que ″il y a des corps et des langages″. Alors donc vous ouvrez à une multiplicité sans bords ; vous reconnaissez tout, la diversité des cultures, la diversité des individus, la diversité des postures sexuelles, etc., etc. ; vous reconnaissez tout, sauf justement ce qui prétendrait être en exception de cette modalité du ″il y a″, sauf ce qui prétendrait qu’il n’y a pas que cela.

Et donc la non-exception se présente dans la figure de la multiplicité pure et de son acceptation normative. Et c’est pour ça que c’est un matérialisme démocratique, parce que c’est un matérialisme au sens où il affirme que ″il n’y a que des corps et des langages″, ce qui paraît être une thèse matérialiste élémentaire, qui d’ailleurs est vraie. Mais, reconnaissant cette multiplicité comme figure du ″il y a″, il l’accompagne quasiment par en dessous d’une forclusion de toute exception. Et la forclusion de toute exception signifie en réalité que la pluralité est le mode propre d’existence de l’un. Et je soutiens que c’est le cœur du matérialisme démocratique, que l’un (à savoir la non-exception, la figure unique du ″il y a″) est précisément donné dans la figure de la multiplicité apparemment normative. C’est la reconnaissance de l’autre si vous voulez. Voilà, “il y a des corps et des langages”, ça veut aussi dire “tout autre je le reconnais”, “ce n’est jamais qu’une combinaison de corps et de langage particulière” ; “donc je dois la reconnaître puisque c’est ce qu’il y a”. Mais ce que je ne peux pas reconnaître, c’est ce qui est en exception de ce qu’il y a naturellement ; c’est-à-dire ce qui, d’une certaine manière, dirait, et c’est l’autre axiome que je propose de soutenir : ″il n’y a que des corps et des langages sinon que″, c’est-à-dire ouvrant simplement la brèche formelle de l’exception possible dans le ″il y a″. Et c’est cette brèche de l’exception dans le ″il y a″ que j’appelle ″vérité″. Bien.

Vous voyez que ça c’était pour faire le tour du premier type de difficulté. Reconnaître la logique générale du ″il y a″, que nous avons en partage, puisque après tout nous dirons aussi qu’il n’y a que des corps et des langages. Nous n’allons pas dire ″il y a des âmes ou il y a des esprits, il y a des feu follets, il y a une spiritualité″… Non, on ne va rien dire de ce genre. Donc on va bien dire ″il y a des corps et des langages″ à la fin des fins. Sinon qu’on va dire ″sinon que″. On va dire ″il y a des corps et des langages sinon que…″ Et cette brèche du ″sinon que″, dont on prendra ensuite des exemples etc., on la nommera ″vérités″.

Ça c’est le premier registre. Il faut se convaincre que l’on partage la logique du ″il y a″ et qu’on y suture, on y greffe une logique de l’exception, de façon immanente. C’est-à-dire oui il n’y a que cela, sinon que c’est ouvert à un ″il y a″ d’une autre espèce, immanent au premier, fondé sur le premier, mais qui introduit une logique de l’exception. Donc c’est un travail qui est en partie un travail de logique je reviendrai sur ce point. C’est un travail de logique. D’ailleurs, peut-on prescrire un univers logique qui se prête simultanément à la logique du ″il y a″ et à la logique de l’exception, en tant qu’exception immanente ? Bien.

Ça c’est une première difficulté, ça ne va pas de soi, ça demande un appareillage compliqué et j’indique que c’est parce que cet appareillage est à construire pour une part, que nous avons tant de difficultés quand je dis ″nous″, c’est un ″nous″ hypothétique, virtuel… Nous avons tant de difficultés

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à être dans l’espace de la possibilité de l’exception. Pas simplement de l’exception mais de sa possibilité. Parce que d’une certaine manière, la puissance du matérialisme démocratique, c’est que nous avons à reconnaître son ″il y a″. Qui va réellement objecter à ″il y a les corps et les langages, et c’est avec ça que se constituent les mondes, les univers, les cultures, toutes les représentations etc.″ ? Personne, c’est certain. Nous avons aussi à partager ça. Mais il faut un appareillage nouveau et compliqué pour assumer, tout en reconnaissant cela, la figure potentielle ou virtuelle de l’exception, c’est-à-dire en réalité le ″sinon que″ des vérités, ou tout ce que vous voulez, on peut lui donner un autre nom.

La deuxième difficulté, c’est que le matérialisme démocratique, si réellement il est une idéologie,

ce que je crois, est de l’ordre du semblant, d’une manière ou d’une autre ; de l’ordre de la représentation imaginaire. Mais la figure singulière du matérialisme démocratique c’est que c’est un semblant tel qu’il est argumenté du réel. Ce n’était pas du tout comme ça du temps où l’idéologie dominante c’était la religion chrétienne par exemple : c’était une grande figure du semblant argumentée de l’extériorité au monde, à la transcendance, au destinal, à tout ce que vous voulez. Le matérialisme démocratique c’est une idéologie dont la figure particulière se présente comme la pure et simple description de la réalité. Et elle prétend précisément que c’est tout ce qui n’est pas elle qui argumente d’une extériorité au réel, ou d’une transcendance quelconque. Et donc, la construction de quelque chose qui échapperait au matérialisme démocratique est très compliquée, parce qu’on a à faire à une figure qui est toujours en réalité apte à prononcer que ce qu’elle dit, c’est simplement ce qu’il y a. Et en un certain sens, c’est vrai, puisqu’en effet il n’y a que des corps et des langages. Donc vous voyez en quel sens elle est toujours en état d’arguer que son propos, en dernier ressort un propos de caractère idéologique, est tout simplement la matérialité même de ce qu’il y a, l’effectivité de ce qu’il y a. Ça c’est une situation, à mon sens, relativement inédite : que l’idéologie dominante se présente elle-même comme entièrement argumentée de thèses sur le réel, argumentant de la description de ce qu’il y a. Et mettant au défi, par conséquent, tout adversaire potentiel, d’assumer le ″il y a″. Parce que l’argumentaire du matérialisme démocratique consiste à toujours dire : « si vous convenez avec nous de ce ″il y a″, eh bien vous devez en tirer les mêmes conséquences que nous ; et entre autres, vous devez assumer qu’il n’y a pas d’exception ». Ceci nous est dit tous les jours : « c’est comme ça ».

Et donc, l’idéologie elle-même, se présente comme le contraire de l’imaginaire. Elle se présente comme la pure et simple description du ″il y a″ comme tel. Cependant, en définitive, ceci n’est qu’une apparence si nous soutenons la thèse que ce n’est qu’une idéologie. Ceci n’est qu’une apparence, ce qui veut dire que, en éliminant l’exception, le ″il y a″ du matérialisme démocratique bascule dans l’imaginaire. Mais ça c’est une opération assez compliquée, c’est-à-dire le moment où le matérialisme démocratique s’avère une idéologie, c’est précisément lorsqu’il se totalise lui-même, c’est-à-dire lorsqu’il forclôt toute exception. Et cette forclusion de l’exception, c’est-à-dire la clause de l’un, chez lui, est son élément idéologique propre. Mais cet élément idéologique lui-même est constamment argumenté du réel, argumenté du ″il y a″ vous voyez. Donc c’est une opération tout à fait singulière, et qui doit être démontée et formalisée comme telle. Et qui revient à quoi ? Eh bien qui revient à penser, dans le cas du matérialisme démocratique, le réel du semblant ; c’est-à-dire le réel du semblant de réel. Qu’est-ce que c’est que le réel du semblant de réel ? c’est ça la question que nous devons adresser au matérialisme démocratique. Comment se fait-il qu’il est en état de se présenter comme la description de ce qu’il y a ? Alors qu’à l’évidence nous expérimentons par ailleurs qu’il organise imaginairement les consciences, que en fait il n’a qu’un seul but, c’est de disposer des sujets devant le marché. De constituer des sujets comme des sujets de la marchandise ; il n’a pas d’autre but. Nous le savons ça, nous l’expérimentons.

La question est vraiment de savoir : où est-ce que nous nous faisons vraiment avoir ? Et ben c’est pas clair ça. Aujourd’hui ça n’est pas clair ! La conscience qu’on se fait avoir est certaine. Mais sauf à régresser dans les figures de la négation de la négation (et de la figure de la dialecticité), notre réponse à la question de savoir où exactement fonctionne l’imposture n’est pas claire. Et c’est un des grands propos du séminaire de cette année de tenter d’aller un peu loin dans l’élucidation de ce point ; c’est-à-dire quel est le point d’imposture du matérialisme démocratique, alors même que ce qui semble être son être propre est de décrire correctement le ″il y a″, comme un assortiment, un jeu réciproque des corps et des langages. Et on sera bien obligé de dire à un moment donné que l’imposture c’est de forclore l’exception. Mais c’est une imposture très spéciale, très nouvelle, la forclusion de l’exception. Et c’est ce moment-là cependant qui le fait basculer dans la figure imaginaire de la totalisation, dans la figure imaginaire de l’un ou du tout. Voilà. Mais pour en venir là, pour traiter ce point de façon déployée, nous serons obligés de penser ce que c’est que la figure propre du semblant dans ce cas-là, c’est-à-dire : qu’est-ce que c’est que le

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semblant en tant qu’il est argumenté du réel ? Et donc nous devrons aller jusqu’au point où nous rendrons raison du ″il y a″ de l’apparaître lui-même, c’est-à-dire : en quel sens le ″il n’y a que des corps et des langages″ peut-il être un ″il y a″ du semblant bien que ça se présente comme une thèse que nous allons partager. C’est-à-dire nous allons montrer, ou tenter de montrer comment une thèse sur le ″il y a″, sur ce qu’il y a, qui paraît non seulement raisonnablement matérialiste, mais qui paraît aussi raisonnablement démocratique, à savoir la thèse : « écoutez : il n’y a que des corps et des langages, tirons-en les conséquences en ce qui concerne les libertés, l’égalité, etc. » ça paraît absolument recevable… Comment se fait-il que cette thèse soit susceptible de fonctionner comme une imposture radicale ? Alors que, en un certain sens, nous sommes contraints de la partager. Vous voyez : comment se fait-il que nous soyons contraints de partager une thèse qui doit fonctionner cependant dans l’élément d’une imposture radicale ? Et comment cette imposture radicale est-elle possible s’agissant d’une thèse de ce genre ?

Et donc nous allons avoir à examiner quel est le ″il y a″ propre de l’apparaître, le ″il y a″ propre du semblant, sans cependant basculer dans une pure théorie du semblant justement. Alors j’appelle théorie du semblant quelque chose qui dirait : « oui ben tout ça finalement ça relève du virtuel, etc. » ; enfin une thèse à la Baudrillard, ou quelque chose comme ça. Alors on va cheminer sur une crête qui n’est pas celle-là. On va à la fois assumer, d’un côté la matérialité de la thèse, c’est-à-dire ″il n’y a que des corps et des langages″ ; ça ne relève pas, ça, en soi-même, de l’image, du virtuel, du fantôme, etc. ; c’est une thèse matérialiste raisonnable mais d’un autre côté il y a un fonctionnement de cette thèse qui la fait basculer dans la logique du semblant ou dans la logique de l’apparaître. Voilà. Ça c’est, à mon avis, un problème tout à fait capital aujourd’hui.

Par conséquent, il faut que nous ayons la possibilité d’une théorie du semblant, ou de l’apparaître, qui soit une théorie du réel de l’apparaître et non pas une théorie du pur apparaître de l’apparaître. Vous comprenez : nous devons avoir une théorie du semblant qui n’est pas une théorie du semblant comme substitut du réel. Mais une théorie qui assume qu’il y a un réel du semblant lui-même. Et quel est ce réel ? Quelle est cette dimension qui seule nous permet de comprendre qu’une thèse matérialiste évidente puisse fonctionner en définitive comme une imposture idéologique ? Et alors ça c’est ce que j’appellerai la nécessité d’une nouvelle grande logique. Il nous faut une nouvelle grande logique, voilà. Enfin, ce n’est pas étonnant puisque le schéma dialectique c’était la grande logique de Hegel. Donc il nous faut une nouvelle grande logique qui succède, relaie, relève la logique dialectique comme telle. Alors ça c’est un aspect de la chose.

Et d’autre part, comme nous ne voulons pas tomber dans une figure idéaliste ou une figure du semblant pur, il nous faut aussi que l’exception relève du régime du ″il y a″. Parce que si nous disons ″il n’y a que des corps et des langages sinon qu’il y a des vérités″, nous avons à rendre raison du ″il y a″ des vérités, donc du ″il y a″ de l’exception, et comme ″il n’y a que des corps et des langages″, il faut qu’il y ait un CORPS des vérités. Et que cependant les vérités ne soient pas réductibles aux corps et aux langages. Donc ça c’est la 2e partie du programme : ce sera de tenter de penser ce que peut bien être le corps de l’exception. Le langage, cela va de soi. Mais le point difficile c’est : qu’est-ce que c’est que le corps de l’exception ? C’est-à-dire en quel sens les vérités ont un corps ? Et vous voyez que nous y sommes obligés. C’est ce qu’on appelle une figure de torsion. Nous assumons qu’ ″il n’y a que des corps et des langages″ ; nous disons ″sinon qu’il y a des vérités″ ; et vous avez un retour du fait que vous avez assumer qu’ ″il n’y a que des corps et des langages″ sur le fait qu’il y a des vérités. Donc vous avez la question légitime de : en quel sens y a-t-il une corporéité, c’est-à-dire une matérialité des vérités elles-mêmes ? C’est en ce sens qu’on parlera d’une exception immanente. Puisque c’est en exception de ″il n’y a que des corps et des langages″, mais c’est une exception immanente, c’est-à-dire : vous devez quand même montrer que ça n’est pas un autre monde vous comprenez ?… Que ça n’est pas une autre scène. Que ça n’est pas excepté du ″il y a″ lui-même. C’est en exception du ″il n’y a que des corps et des langages″ mais cela est quand même dans le régime général du ″il y a″. C’est pour ça que je parlais de dialectique ; ″dialectique″ ça veut dire qu’il y a une exception, mais matérialiste. Donc ça veut dire que cette exception elle-même doit pouvoir se présenter sous la forme du régime général du ″il y a″. Et ça va culminer dans la question suivante : qu’est-ce que c’est que le corps d’une vérité ?

Si bien que nous avons, pour cette année, et dans Logiques des mondes aussi d’ailleurs, deux

grands problèmes ; on peut les résumer comme ça : premièrement : quelles sont les lignes générales d’une nouvelle grande logique ? C’est-à-dire d’une nouvelle théorie du lien entre l’être et l’apparaître, quelque chose comme ça ; ou entre le réel et le semblant. Donc une nouvelle grande logique et

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deuxièmement : une théorie du corps des vérités. Voilà. Alors, à titre de renseignement, je vous indique comment ces problèmes sont ordonnés dans Logiques des mondes lui-même Logiques des mondes que vous aurez dans quelques mois. Voilà comment ça s’organise, et vous allez voir tout de suite le lien avec ce que je viens de vous dire. Vous avez une préface, une longue préface qui présente la possibilité d’une nouvelle scène idéologique. Alors en gros vous avez une préface qui dramatise un petit peu l’opposition du matérialisme démocratique et de la dialectique matérialiste, c’est-à-dire qu’elle n’est pas au fond philosophique mais pré-philosophique au sens où elle indique les virtualités idéologiques de l’ensemble : on va essayer de faire en sorte que le matérialisme démocratique dominant soit en quelque manière contraposé ou ébréché par une autre orientation de pensée qu’on appellera la dialectique matérialiste. La préface argumente dans cette direction. Ensuite il y a cinq Livres. Le Livre I est directement une théorie du sujet ; c’est-à-dire qu’on entre dans le vif de la possibilité d’une subjectivation de l’exception. On peut dire que le Livre I présente la thèse selon laquelle toute exception est subjective ; ou si vous voulez que toute exception est corrélée à un effet de sujet. Le ″sinon que″ dans ″il n’y a que des corps et des langages″ relève d’une logique subjective. Et donc on propose, dans ce Livre I, mais c’est de l’anticipation en même temps, les linéaments d’une théorie du sujet apte à porter l’exception. Je signale que cette théorie du sujet, les anciens fidèles d’ici en ont eu des bribes parce que je l’ai traitée dans les séminaires de 96, 97 et 98, que j’avais appelée Théorie axiomatique du sujet. Et en effet, c’est un peu cette théorie axiomatique du sujet qui est présentée là, dans le Livre I, pour entrer tout de suite dans les raisons pour lesquelles l’exception, en tant qu’elle est dans la figure d’un sujet, vient en effet en exception de l’objectivité, du principe général du ″il y a″. Ensuite il y a la grande logique. Alors ça, la grande logique, c’est du travail. Il y a trois Livres. Les Livres II, III et IV constituent le corps de la grande logique. Le Livre II s’appelle Le transcendantal ; le Livre III s’appelle L’objet, et le Livre IV La relation. Donc le transcendantal c’est les conditions générales de ce que c’est que l’apparition d’un monde ; j’appelle ″monde″ toute scène de l’apparaître, toute scène du ″il y a″, ou de l’être-là si vous voulez. Et le transcendantal c’est simplement l’examen des conditions de possibilité d’un monde ; pour Kant le transcendantal désignait les conditions de possibilité de l’expérience, mais là c’est les conditions de possibilité d’un monde. Ça c’est le Livre II. Le Livre III c’est L’objet, c’est-à-dire : qu’est-ce que c’est, dans le monde, qu’un objet ? Comment on peut singulariser un objet dans un monde. Et puis le Livre IV, La relation : eh bien qu’est-ce que c’est qu’une relation entre objets ? Tout ça est d’un classicisme parfait : conditions générales de l’apparition d’un monde ; objets du monde ; relations entre objets du monde. Le Livre V s’appelle Les 4 formes du changement. C’est le livre qui va contenir la théorie de ce qui peut se passer dans un monde qui ait statut d’exception aux lois du monde. Donc on va distinguer 4 formes du changement qui vont depuis le changement comme simple dépliement du monde, le changement comme loi du monde, j’appellerai ça ″les modifications″, en un sens un peu spinoziste (″les modes″, ″les modifications″ ; les modifications d’un monde, qui font partie de ce monde, qui sont sous la loi de ce monde). Et puis à l’autre extrémité il y aura l’événement. Alors l’événement nommera les conditions de possibilité de l’exception : il faut qu’il arrive quelque chose d’une nature tout à fait particulière pour que l’exception du ″il y a″ puisse elle-même se présenter dans un monde, vous voyez. Et puis, entre les deux, il y a deux formes intermédiaires du changement, mais je ne vais pas vous donner toute la machinerie, ce n’est pas… Mais vous voyez, l’objectif fondamental c’est de distinguer, dans les changements, les changements qui sont intra-mondains au sens strict (c’est-à-dire qui sont des changements conformes aux lois du monde) de ceux qui affectent le transcendantal, c’est-à-dire qui affectent la condition de possibilité du monde, et non pas simplement le monde dans son développement. Ça c’est une distinction majeure et qui doit être repensée à nouveaux frais, parce que, en fin de compte, c’était ce type de distinction qui sous-tendait, dans la logique dialectique, le thème de la révolution par exemple. Prenez par exemple l’opposition traditionnelle entre réforme et révolution. Remarquez qu’aujourd’hui tout le monde parle de réforme et plus personne de révolution ; le couple est un peu défait ; réforme est devenu un mot de la droite pure et quand on voit que c’est Sarkozy qui se fait le champion de la rupture, alors là ça devient sensationnel… Mais en réalité le débat entre réforme et révolution était un débat qui portait sur quoi ? Eh bien la réforme c’était une transformation homogène au monde ; on transformait quelque chose, mais on le transformait de l’intérieur de la loi du monde. Tandis que la révolution c’était une transformation du monde, de sa condition de possibilité même, de sa nature intime.

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Donc l’opposition politique entre réforme et révolution a toujours été l’opposition entre deux types de changement. Alors on va la retrouver là, mais dans un argumentaire non dialectique, un argumentaire finalement soustrait à la logique de la contradiction. Et on va identifier d’un côté les modifications, de l’autre les événements. Au sens où la modification est interne à la figure d’apparaître du monde, tandis que l’événement affecte la condition de possibilité du monde lui-même, c’est-à-dire son organisation transcendantale. Ça c’est sur les quatre formes du changement. C’est le Livre V. Le Livre VI ça va être La théorie des points. C’est un livre à la fois décisif et peut-être le plus difficile parce que c’est un livre sur le rapport entre la multiplicité infinie et le 2. Voilà. Ce que j’appelle ″point″, c’est le moment où l’ensemble des nuances de l’apparaître d’un monde se concentre dans un choix pur entre deux possibilités. Et comprenez bien : ce n’est pas d’un côté le choix entre 36 000 possibilités et de l’autre le choix entre 2 possibilités ; c’est le moment où l’ensemble des nuances possibles d’un monde se concentre lui-même, en tant que multiplicité infinie, dans la figure du 2. C’est-à-dire que c’est un moment où dire « oui » ou « non », dire ceci ou cela, est une prise de position, non pas sur ceci ou cela, mais une prise de position sur l’ensemble de la multiplicité infinie du monde lui-même. Donc ça c’est un point à mon avis tout à fait décisif parce qu’on ne va pas dire que la loi du monde est la contradiction, comme on le dit dans la dialectique, c’est-à-dire que la loi du monde c’est le 2 ; on ne va pas dire que structurellement le monde est divisé en deux, ce qui était en fin de compte, grossièrement parlant, la conception du monde historique comme lutte des classes ou comme conflit entre deux camps, entre deux options on ne va pas du tout dire ça : on va dire que, dans certaines circonstances, en un point particulier du monde, dans le monde, il arrive que l’ensemble des nuances phénoménales de l’apparaître se concentre dans la figure du 2 ; et que ça, c’est ″un point″ du monde. Ce n’est pas le monde structuré par le 2, c’est une figure au contraire du monde qui, très localement, présente le nuancier infini de son existence dans la figure du 2. Et c’est une théorie absolument nécessaire parce qu’on peut montrer ensuite qu’un corps de vérités procède toujours point par point ; c’est-à-dire que le cheminement d’une vérité se fait point par point. Donc elle se fait en allant d’une figure de ce genre à une autre figure de ce genre et, en définitive, une vérité c’est le traitement d’un certain nombre de points. Ça n’est pas du tout quelque chose qui appréhende le monde dans sa globalité ou dans sa totalité. C’est une trajectoire point par point. Et c’est pour ça évidemment qu’il faut une théorie de ce que c’est qu’un point.

Et le Livre VII, après la théorie des points, s’appelle Qu’est-ce qu’un corps ? Alors vous savez que Spinoza disait « nous ne savons pas même ce que peut un corps ». Alors le Livre VII de Logiques des mondes est consacré à répondre à distance à Spinoza car, en un certain sens, nous savons ce que c’est un corps. Enfin nous avons une idée de ce que peut un corps. Donc la question du Livre VII c’est à la fois ″qu’est-ce que c’est qu’un corps ?″ et ″que peut un corps ?″ Alors par ″corps″, ici, il faut entendre naturellement un ″corps de vérités″ ; ce n’est pas n’importe quel corps. ″Qu’est-ce qu’un corps en tant que corps subjectivable ?″ Et on peut dire ″corps subjectivable″ ou ″corps de vérités″, c’est la même chose. Voilà.

Et une fois qu’on a découvert qu’est-ce que c’est qu’un corps, on a complété ce qui était amorcé dès le Livre I en matière de théorie du sujet. Parce que dans le Livre I on ne sait pas encore ce que c’est qu’un corps ; on dit qu’un sujet c’est un corps mais on ne sait pas encore ce que c’est. Dans le Livre VII, on sait ce que c’est un corps et donc, si je puis dire, on sait à peu près tout [sourires]. En tout cas pas mal de choses.

Et puis alors après, après le Livre VII, vient une conclusion. La conclusion c’est ce que vous avez sous les yeux, le texte Qu’est-ce que vivre ? Le texte que vous avez c’est tout simplement l’état actuel de la conclusion de Logiques des mondes. C’est bien pour ça que c’est quelquefois un peu obscur, un peu dur à comprendre. Mais quelquefois c’est très limpide aussi. Et par conséquent l’élucidation de cette conclusion va être la manière dont je vais vous présenter, à vous qui me faites le plaisir d’être là, Logiques des mondes. Vous le connaîtrez ainsi à fond avant tout le monde parce que, en fin de compte, au lieu que dans le livre ça commence par la préface et ça va à la conclusion, ici on va commencer par la conclusion. Je vous dois bien une manière originale de lire. Alors on va lire comme les crabes, à reculons.

Comme vous le savez, cette conclusion a pour titre celui du séminaire interrompu de 2003-2004. Donc on reprend les choses, en un certain sens, en un point où on les avait laissées.

Alors je voudrais terminer pour aujourd’hui… Donc vous voyez le schéma général qui est le

nôtre, qui est très ambitieux. La méthode qui est la nôtre est le commentaire d’un texte finalement, en en élargissant un tout petit peu les perspectives, un peu en diagonale ou à reculons. Je voudrais, pour terminer, situer le cheminement de notre explication de ce texte.

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Je pense que peut-être les deux énoncés les plus énigmatiques et les plus importants sont : un énoncé que vous trouvez dans le point 4, qui est : ″La vie est ce qui vient à bout des pulsions.″ Ça, je voudrais arriver à ce que nous le comprenions tous ici. Cette définition particulière de la vie, paradoxale en apparence puisque souvent la vie est présentée comme ce qui est de l’ordre de la pulsion, ou en tout cas une des pulsions fondamentales. Là je voudrais soutenir que la vie est ce qui vient à bout des pulsions ; ce qui revient à dire que l’existence, telle qu’elle peut être digne d’être vécue, est vie affirmative parce que, précisément, elle n’est pas hantée par un adversaire non identifié ; parce que c’est ça une vie malheureuse, c’est une vie qui est hantée par un adversaire qu’elle ignore. C’est ça. Et c’est bien pour ça que la philosophie dialectique et tout ce qui s’y rattache directement ou indirectement a été longuement vécue comme une figure d’émancipation. D’émancipation pourquoi ? Eh bien parce que la vie était au moins une vie qui n’était plus hantée par un adversaire insaisissable, par un adversaire obscur. C’était une vie qui identifiait, de façon immanente, ce qui lui était adverse. Et maintenant nous sommes de nouveau dans l’ombre de ce point de vue-là.

Donc on va appeler ″vie″ la vie qui n’est plus hantée par un adversaire obscur. Eh bien cette vie-là, je dis que c’est une vie qui est venue à bout des pulsions. Et c’est ce venir-à-bout-des-pulsions que nous pouvons identifier à ″il n’y a que des corps et des langages sinon que″. Et que c’est le ″sinon que″ qui est la figure grammaticale de l’exception qui porte le venir-à-bout-des-pulsions, c’est-à-dire on vient à bout des pulsions, et donc on est dans une vie qui n’est plus traînée par son adversaire obscur si l’on assume, si l’on est dans la grammaire de l’exception. C’est ce point-là que je voudrais délier complètement, avec ce qui va autour, à savoir que venir à bout des pulsions c’est toujours être dans la création d’un nouveau présent. D’ailleurs c’est dit deux lignes avant : ″on lui confiera fidèlement une temporalité neuve″ au nouveau corps ; on peut lui confier une temporalité neuve. Alors ça c’est le premier énoncé qui cristallise je crois la difficulté.

Et le deuxième c’est l’énoncé final que je peux vous lire : ″L’animal désabusé dont la marchandise est l’unique repère, nous ne serons livrés à sa forme que si nous y consentons. Mais de ce consentement nous protège l’Idée, arcane du présent pur.″ Donc cette deuxième thèse, qui est absolument finale, c’est mon dernier mot si l’on peut dire [Badiou se marre], c’est que nous sommes livrés à la forme de cet animal désabusé par notre consentement. Alors vous voyez comme ceci se conjoint avec ce que je vous ai déjà dit, c’est-à-dire : c’est parce que nous consentons à donner à ″il y a des corps et des langages″ le même sens que le matérialisme démocratique… Si nous consentons à cela, c’est-à-dire si nous consentons au même matérialisme que l’adversaire, eh bien nous serons livrés à l’animal désabusé dont je parle, c’est-à-dire à la subjectivité passive qui comparaît devant la marchandise. Voilà.

Et donc, l’espoir, c’est que précisément notre perte requiert notre consentement. Et ça je crois que c’est une caractéristique tout à fait ancienne du matérialisme démocratique : il fonctionne au consentement. De manière majeure. Il ne fonctionne pas à la tromperie, à l’illusion. Il fonctionne au consentement. Et un consentement qui nous est extorqué parce que c’est argumenté du réel, parce que c’est une idéologie du ″il y a″. Et en un certain sens, en effet, nous acceptons cette norme du ″il y a″. Et donc le problème est d’accepter sans consentir. Nous devons accepter qu’il n’y ait que des corps et des langages, mais nous ne devons pas consentir à ce que cela signifie la forclusion d’autre chose. J’appelle ″acceptation″ le fait qu’à la dimension raisonnable de cet axiome nous ne devons pas nous soustraire. Nous ne devons pas dire « non ! il y a autre chose ; c’est pas vrai ». Non, nous devons d’une certaine manière, raisonnablement, accepter cet axiome. Mais j’appelle ″consentement″, non pas d’accepter l’axiome du matérialisme, mais de lui donner le même sens que celui que lui donne le matérialisme démocratique, c’est-à-dire en réalité la forclusion de l’exception.

Et l’exception, naturellement, c’est grammatical, puisque ne pas consentir à l’absence de l’exception c’est au départ ne pas consentir à l’éradication du ″sinon que″ qui peut-être ouvre quelque chose d’incertain. Donc c’est vraiment la clause grammaticale du ″sinon que″ qui ne doit pas être raturée. La rature de la possibilité ou de la virtualité de l’exception, c’est le sens que le matérialisme démocratique donne à l’énoncé ″il n’y a que des corps et des langages″. Et accepter cet énoncé ne doit pas être payé du prix du consentement. Et alors qu’est-ce qui nous protège de ce consentement ? Ça on le verra. C’est ce que j’appelle ″l’Idée″ ; ″l’Idée″ ça veut simplement dire qu’il y a des vérités. Ça veut dire le remplissement de l’exception ; c’est-à-dire c’est l’idée que toute vie véritable est une vie en vérité, ou une vie pour une Idée comme je le dis ailleurs dans le texte on reviendra là-dessus.

Et qu’est-ce que c’est qu’une Idée ? Une Idée c’est le fait qu’il y ait réellement un présent ; “l’Idée” ce n’est pas du tout une transcendance platonicienne, ça veut simplement dire qu’un nouveau présent est attestable, qui est le présent d’une vérité justement. Et qui, en tant que présent d’une vérité,

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est le seul véritable et pur présent. Nous montrerons pourquoi le présent des corps et des langages est un faux présent toujours, est un présent absorbé par une dimension de non-présence. Il n’y a de réellement présent que les vérités ça c’est une thèse qui va de pair avec le fait qu’il n’y a de réellement présent qu’un sujet. C’est-à-dire que le présent c’est une dimension du sujet. Et si tout sujet est sujet d’une vérité, ou sujet pour un corps subjectivable, alors il n’y a de présent que le présent d’une vérité.

Et donc, en principe, nous pouvons toujours être protégés du consentement par l’Idée. C’est-à-dire que finalement le fait qu’il y a des vérités peut nous protéger du consentement. Mais j’insiste sur le fait, très important, que le consentement c’est plus que l’acceptation. Et là vous comprendrez un des ressorts essentiels de la propagande contemporaine. La propagande contemporaine c’est de nous dire : « ce que vous êtes forcés d’accepter, vous devez y consentir ». Et au fond on voit bien comment les complications philosophiques consonnent avec les évidences immédiates. Parce que ce que nous entendons dans cette propagande n’est pas dit dans ces termes mais est pourtant parfaitement de cet ordre. D’ailleurs vous devez bien accepter qu’il n’y a que des corps et des langages, vous devez bien accepter que le monde soit comme il est. Qui va dire le contraire ? Eh bien oui, évidemment, j’accepte que le monde soit comme il est. Mais est-ce que ça veut dire que j’y consens ? Ce n’est pas du tout la même chose, vous comprenez. Nous acceptons tout à fait que le capitalisme soit hégémonique, que ceci, que cela… Comment faire ? C’est comme ça ! Mais y consentir c’est une autre affaire. Or, y consentir, on voit toujours qu’à la fin des fins ça consiste à dire « il n’y a pas d’exception », c’est-à-dire il n’y a pas de point d’exception. Ce qui veut dire aussi : « il n’y a pas de sujet ».

Et alors c’est pourquoi le mouvement général de notre explication de texte de cette année va se

faire selon ces lignes-là. Je peux vous dire comment nous commencerons la prochaine fois. Là aujourd’hui nous avons un peu parcouru l’ensemble mais nous allons commencer par des

précisions sur le matérialisme démocratique lui-même. Et par conséquent nous commencerons par expliquer, de manière centrale, les énoncés 5 et 6. Pas d’ailleurs absolument en entier, mais c’est pour vous recommander de les lire.

Donc le chemin va se faire de la manière suivante : nous allons commencer par les énoncés 5 et 6 afin de réélucider, de reclarifier très précisément et très conceptuellement cette fois ce que c’est que le matérialisme démocratique. On peut dire que nous allons commencer par une théorie de l’idéologie dominante un peu plus définitive ou ramifiée que celle que j’ai exposée aujourd’hui. Et puis ensuite nous allons basculer tout à fait de l’autre côté par le traitement d’un concept qui est absolument opposé à tous ceux du matérialisme démocratique, et qui joue un rôle central, qui est le concept d’éternité.

Alors ça, évidemment, c’est un peu une affaire difficile cette affaire d’éternité, parce qu’il s’agit de définir de façon nouvelle l’éternité. L’éternité est un concept philosophique qui a une longue histoire. Et je considère que, philosophiquement, c’est une entreprise décisive de reconstituer une signification contemporaine au mot “éternité”. Ça ne peut pas être une signification héritée, religieuse. Je pense que nous ne nous en tirerons pas si nous ne réédifions pas, si nous ne reconceptualisons pas complètement et à nouveaux frais la notion d’éternité. Parce qu’il n’est pas possible, en réalité, de tenir l’exception, c’est-à-dire de tenir le ″sinon que″ des vérités si l’on n’a pas de possibilité de débaptiser l’éternité ; c’est-à-dire si vous êtes dans la temporalisation, sans exception au temps, si vous êtes dans le temps en tant que temps, alors vous êtes nécessairement dans le fonctionnement matérialiste démocratique de ″il n’y a que des corps et des langages″.

Et là on est dans la question de savoir ce qu’on est en état de penser : je ne suis pas en train de dire « il y a des choses éternelles »… C’est un autre problème. Mais est-ce que nous sommes en état de penser véritablement une figure d’éternité qui soit une figure contemporaine ? Ça c’est un point décisif.

Et alors finalement, une partie de l’entreprise peut se nommer ″intégrale laïcisation du concept d’éternité″, c’est-à-dire extirper l’éternité de l’ensemble de ses connotations et de ses sémantèmes religieux. Et je vais vous dire : finalement, pourquoi l’islamisme ? C’est parce qu’ils tiennent sur l’éternité. A la fin des fins c’est pour ça. Dans des conditions dramatiquement désastreuses. Mais si vous abandonnez l’éternité aux religions, vous êtes pris, ça c’est sûr ; parce qu’aujourd’hui, la disposition générale des choses c’est qu’on est dans les énoncés du matérialisme démocratique, lesquels imposent d’une certaine façon l’abandon de l’éternité aux religions.

Donc nous devons absolument, impérativement, c’est quasiment une question de survie de la pensée, nous devons absolument éviter ce dualisme-là n’est-ce pas. Éviter précisément les figures qui nous sont imposées de la guerre contre le terrorisme : l’Occident sous le signe du matérialisme démocratique d’un côté, et puis de l’autre l’éternité abandonnée aux religions criminelles. Ça c’est quand même une situation intolérable. Or, philosophiquement, ça j’en suis absolument convaincu, cela

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signifie que nous avons comme devoir, comme impératif, de créer, d’inventer, de redisposer une notions intégralement laïcisée d’éternité. Et cette notion d’éternité affectée aux vérités, affectée aux Lumières si vous voulez, devra être entièrement disjointe de l’appareillage imaginaire des religions sous sa figure oppressive ou terrorisante, tout en restant incompatible avec le matérialisme démocratique, en exception d’avec lui.

Et alors, tout le problème est de savoir si nous pouvons avoir de cette éternité une dimension affirmative, si cette conception contemporaine de l’éternité peut être intégralement affirmative et non pas simplement régulatrice, idéale ou sceptique.

Je terminerai par Guyotat parce qu’il y a une très belle formule au début de Tombeau pour 500 000 soldats. C’est un personnage qui s’appelle Iérissos qui va mourir à la fin du livre 1, qui dit ceci : « J’entre dans l’incroyance avec un tremblement de joie. Mon front, je le veux écrasé et serré par l’arceau d’une litière, et mes épaules souillées par les vomissures. Ô doute, seule éternité. » Vous voyez là une version de l’éternité, intégralement laïcisée, mais dans sa figure négative : la seule chose éternelle est l’incroyance ou le doute. Eh bien un des propos de ce séminaire est d’assumer en effet que l’éternité doit être une notion intégralement laïcisée, qu’elle est compatible en effet avec la joie de l’incroyance, mais qu’elle n’est pas réductible au doute.

Merci.

NOVEMBRE 2005

- les dates : 14 décembre, 11 janvier, 1er mars, 29 mars, 26 avril, 31 mai, 14 juin - je participerai à une séance sur Beckett ce samedi 3 décembre au Vieux Colombier avec François Regnault. L’année dernière nous avions pris le parti de commencer par des notations ou des commentaires sur les circonstances (récupérer les cours de octobre-décembre 2004 : le Sophiste, mort de Derrida, victoire de Bush). J’aimerais vous donner quelques commentaires brefs et descriptifs sur les émeutes des banlieues et sur le fait que nous vivions dans un régime d’exception. C’est significatif : on réactive une loi qui date de 55, destinée à réprimer les gens à l’occasion de la guerre coloniale en Algérie. C’est une manière intéressante de fêter un demi siècle. 50 ans après. Il y a 50 ans il y avait une guerre organisée. A 50 ans d’intervalle, les gens qui sont en cause dans les 2 cas sont pris dans le soupçon de n’être pas des vrais nationaux, d’être inintégrés. On pourrait tirer ça intégration et désintégration de la figure nationale. Alors 6 notations, très courtes. 1° on peut appeler à une méditation sur le nom même de banlieue ou de cité. Cette appellation, elle est par elle-même significative d’une tendance prononcée ici, dans ce pays, à une sorte d’apartheid généralisé, concernant les classes populaires, et à l’intérieur de celles-ci ceux qui sont de filiation étrangère. Banlieue est perçu comme un régime d’extériorité par ceux qui prononcent les banlieues. Mais les banlieues c’est la dimension populaire de la ville, ça devrait être représenté comme une partie de la ville, et même une partie essentielle de la ville. Or la représentation de ça est un lointain, d’emblée un lointain spatial, appelant une mise en séparation, en lointain et par csqt une mise de la chose en pb. C’est une différence avec les quartiers ouvriers au 19ème siècle. Ils étaient aussi désignés comme lieux de sauvagerie, ce n’est pas nouveau, les barbares etc... mais ces quartiers étaient des quartiers des villes, ils étaient représentés comme intérieurs, il étaient dans l’espace propre de la ville, et ils y étaiet à ce point qu’ils s’en sont rendus maîtres lors de la Commune. Belleville et Ménilmontant, c’est pas la même chose que les banlieues. Une grande partie de la production, des ateliers étaient pris dans la ville, interne à la ville (cf Hazan livre magnifique sur Paris et son espace, la ville est-elle habitée par son peuple). Banlieue est au fond un mot d’une exterritorialité. C’est un phénomène nouveau qui a commencé dans les années 50 et s’est déployé en reléguant la population ouvrière loin du centre jusqu’au moment où ce lointain est devenu extraterritorial. On a entendu : les CRS sont entrés dans les banlieues et n’en sortiront plus. C’est un syntagme d’occupation : l’Etat occupe une partie extraterritoriale des grandes villes, alors qu’on devrait assumer ça comme une dimension géographique interne, immanente à la ville. 2° on peut faire l’hypothèse qu’on assiste à un processus de constitution original d’un racialisme spécifiquement anti-africain noir. Ce n’était pas une donnée dans ce pays. C’est une donnée répandue, mais pas dans ce pays. Ça le devient : on assiste à la constitution des paramètres, des identifiants de ce racialisme. On voit se constituer une frontière. J’accorde une importance aux incidents de Belila (?), à la tentative d’organiser les forces répressives marocaines ou libyennes comme une sorte de rempart ou de

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mur intermédiaire entre l’Afrique noire et l’Europe, et tout cela, l’apparition du syntagme subsaharien sert à distinguer les 2. C’est dans cet ordre d’idées qu’il faut inscrire la lutte contre le regroupement familial, la polygamie et les choses de ce genre. D’ici à ce qu’on nous dise qu’ils sont cannibales ! Pour les lecteurs assidus de Finkielkraut, ce n’est pas impossible… je crois que c’est intéressant de saisir les points de constitution d’une disposition réactive ou réactionnaire de ce genre. Il y a des expériences massives de racisme, mais ici on a la construction progressive, immédiate, sous no yeux d’un dispositif singulier qui n’avaient la même consistance antérieurement et dont on voit les assignations géographique, politique, familiale dans un contexte renouvelé. On commence à entendre un terme classique de ce genre de dispo : ces gens là font trop d’enfant. C’est une caractéristique de l’Africain depuis toujours, avec la thématique d’une invasion imminente. Ça me frappe bcp, et ça éclaire l’Etat et son contrôle policier ségrégationniste, ne se fondant que sur le critère de la couleur. 3° ce qui s’est passé principalement à mes yeux s’est passé du côté de l’Etat lui-même. Il y a eu des voitures brûlées, mais le pays n’était pas à feu et à sang. Il y a eu une constitution étatique et médiatique de la situation plus importante que les faits eux-mêmes. Ce qui est grave, ce sont les dispo prises par l’Etat, plus que les émeutes. C’est l’Etat qui a transformé un état de révolte circonscrite en état d’exception, au sens strict. C’est lui. Donc si événement il y a, c’est bcp moins de la figure des révoltes que la réaction de l’Etat et malheureusement une partie de l’opinion organisée par l’Etat. C’est nouveau et inquiétant : que l’Etat saisisse une situation pour la transformer aussi facilement en état d’exception. On peut dire que étape après étape (les choses n’acquièrent leur visibilité que de façon discontinue), le fameux Etat de droit se délite, inexorablement après avoir été un emblème. Etat de droit, droits de l’homme. Assez tôt j’ai écrit que droits de l’homme signifiait d’abord qu’il fallait être un homme et que être un homme obéissait à des critères très précis. Là on le voit : tout le monde n’est pas un homme au même titre C’est là-dessus que se fonde le délitement de l’Etat de droit qui n’a de signification que minimalement égalitaire, même si cette égalité est formelle. Pourquoi ? Pourquoi l’Etat de droit se délite-t-il au point que devant des émeutes de gamins, il faille décider l’état d’exception, l’état d’urgence, quasiment une occupation territoriale… C’est une vraie question. Je crois qu’il faut répondre que dans la société actuelle, la masse des pauvres, finalement, reprenons ce mot descriptif, au cœur de laquelle se trouve un gd nb de gens de provenance ou de filiation étrangère, comme des tas d’autres gens l’ont été et le seront, cette masse de pauvres doit être persuadé que ce qui lui arrive est de sa faute (pas de ce qui lui est fait, du système dans son ensemble) et que puisque ce qui lui arrive est de sa faute, elle n’est pas organiquement du pays, d’ici, mais y est seulement tolérée. Autrement dit elle doit considérer que sa présence ici est une bénévolence des gens qui sont au-dessus d’elle et qu’elle doit intérioriser sa présence dans la figure d’une tolérance conditionnée. Toutes les histoires de l’intégration etc… veut dire que leur présence est sous condition, sous condition de quoi ? de se tenir tranquille et d’être comme tout le monde. Mais ils n’en on pas les moyens. Moi je pense que nous allons tendanciellement dont la double caractéristique est qu’il sera censitaire et racialiste. Censitaire car en réalité la citoyenneté proprement dite aura pour condition qu’on ne soit pas trop pauvre, et les autres seront dans une situation telle qu’on leur fera savoir qu’on ne peut que les tolérer. Racialiste, car au cœur de cette dispo de ceux qui sont mis dans le lointain social, il y a en effet un très gd nb de gens d’origine étrangère, et que en outre on constitue la figure africaine comme une singularité typique à l’intérieur de cette étrangeté. 4° on a parlé de la figure oppositionnelle l’année dernière, elle a fait merveille : pour trouver des gens qui disparaissent dans des trous de souris aussi misérablement, il faut se lever de bonne heure. Là on voit bien que la figure oppositionnelle, sa subjectivité en tant que figure masquée du ralliement, est à l’épreuve quand la situation est tendue et qu’il faut prendre une opposition quelconque. L’opposition est dans la figure de n’avoir pas à prendre position en réalité. Pourquoi ? Parce qu’elle ne peut pas rompre le pacte essentiel qui la lie en réalité à l’ordre dominant, et là elle serait sommée de le faire. Elle ne peut pas le faire, ni rallier non plus une position gouvernementale et par csqt elle n’a pas d’autre possibilité que de disparaître. Et c’est ce qu’elle fait, laissant finalement les gens en place faire le boulot gouvernemental et policier. C’est un enseignement important, c’est une démo significative qui s’inscrit hélas dans la faiblesse des réactions à la situation frappante. Situation d’une extrême gravité idéologique et même humanitaire je dirais puisqu’on nous a bassinés avec l’humanitaire. Des propos ouvertement persécutoires à l’égard de minorités désignées comme telles, et des ségrégations assumées dans le corps populaire sont des phénomènes très graves, je dis grave car les csq en seront considérables, et qu’il puisse se passer dans un contexte de réaction pur l’instant aussi faible, pour l’instant ,est tout de même un symptôme qui indique aussi que c’est sur ce plan là que fonctionne l’opposition, comme figure explicite du ralliement tremblant à la fonction gouvernementale autoritaire. 5° l’émeute comme telle naturellement ne constitue aucunement la production spontanée ou transitaire

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d’un véritable sujet politique. Personne ne soutient ça, personne ne soutient même que ces phénomènes sont remarquables et formidables. C’est une discussion absurde. Les jeunes ont fait ce qu’ils savaient et pouvaient faire c’est tout, dans un cadre étroit et limité. N’ayons pas une discussion absurde sur est-ce que c’est formidable ou pas. le point c’est que les émeutes, comme toujours, ne sont pas des productions politiques organisées (sinon ce serait des insurrections). L’émeute organise la visibilité d’un problème. En ce sens on peut la dire symptômale au sens large. Elle indique la visibilité d’un pb. Et ce pb, par contre, puisque sa visibilité a franchi une nouvelle étape, est intégré à l’ensemble des pbtique politique qui s’ouvrent, se proposent ou sont en travail. Quelle est le pb dont la visibilité a été organisée. Faisons de hypothèses, on peut nommer le pb de façon différent. Moi il me semble que le pb qui est ainsi mis en scène par l’émeute est l’existence d’un écart considérable, radical, visible entre d’un côté le pays et les gens qui y vivent, et de l’autre l’Etat, l’Etat, la puissance gouvernementale censée être représentative ou dirigeante de cette situation. Il y a un pb de l’Etat et un pb du gouvernement maintenant qui est que il est clair que pour lui une masse fondamentale des gens de ce pays ne relève que des questions de police, quels que soit les discours sirupeux dont on enrobe ça et les projets mirobolants dont on assortit la réalité. En fait, ce qui est là révélé et déclaré, c’est que toute une fraction des gens du pays est considéré comme relevant essentiellement de la police. Sur ce point j’ai été frappé par l’oubli (du gvt, des médias) de la stricte origine de l’affaire : la mort de 2 jeunes gens, c’est ça, c’est pas des abstractions comme la polygamie, la misère ou la religion musulmane. Dans une émeute il faut être très près de la factualité. Au départ de quoi s’agit-il ? Il s’agit quand même au départ d’un gamin de 15 ans et d’un autre de 17 ans qui sont morts parce qu’ils avaient la police aux fesse et nous a raconté immédiatement qu’il l’avait légitimement alors que ce n’était pas du tout le cas. On nous a menti, le gouvernement, comme un arracheur de dent. Je trouve extraordinaire que premièrement le gouvernement ne se livre à aucune autocritique sur ce point, et que deuxièmement il ne s’incline pas devant ces morts et leurs familles. Il est extraordinaire que Chirac intervienne sur cette affaire sans prononcer un mot là-dessus. Moi-même je serai dans leur situation, ces jeunes et leur famille, je l’aurais extraordinairement mauvaise. Il faut savoir dans quelle balance on met les 2 morts et les voitures brûlées. Or c’est l’origine de l’affaire, et le mépris dans lequel cette origine est tenue en tant que vérité littérale, en tant que signifiant primitif, la mort, est significatif de ce pb d’écart entre l’Etat et le pays, et des gens considérés comme dans un lointain relevant des procédures d’occupation. Voilà pourquoi le solde de tout ça est l’occupation territoriale d’un certain nb de cités par la police avec promesse qu’elle va y rester toujours. Mais si on veut convaincre vraiment les gens qui sont là qu’ils sont de ce pays ce n’est pas une très bonne méthode de les occuper, ie envoyer des contingents d’homme armés. Ce qui a été dit, même s’il n’a pas été dit gd chose, ce n’est pas un sujet politique constitué, ni une insurrection, c’est : nous sommes de ce pays et tout se passe comme si on en était pas. c’est leur conscience. On en est et on n’en est pas. Et en particulier : on est du pays, mais l’Etat ne nous compte pas vraiment comme étant du pays. L’Etat s’est engouffré là dedans pour valider cet énoncé, en annonçant aussitôt une série de mesures discriminatoires. Par csqt je crois que là il y a un noyau, la double assertion conflictuelle d’appartenance au pays et la résiliation par l’Etat de cette appartenance. C’est un point capital. De ce point de vue je dirais, même en tendant les choses : ce qui a été mise en visibilité là est peut-être plus dans les catégories politiques traditionnelles plus une question nationale qu’une question sociale. Bien sûr il y a la pesanteur du social, le chômage, la misère etc… mais la subjectivité manifestée, ce qui a été prononcée était plutôt de l’ordre : je me considère comme d’ici, et on ne me considère pas comme d’ici. C’était plutôt ça. Donc affaire nationale au sens large du terme, ie du point de vue de ma représentation de moi-même je ne vois pas ce que je suis à part français, et pourtant il m’est constamment signifié que ne le suis pas pleinement (par le contrôle de police, par les contrôle d’identité, par la question des papiers etc…). Et donc là on a une discordance grave et de conséquences périlleuse entre la logique d’appartenance au pays, telle qu’elle est vécue ou pratiquée, et le verdict étatique ou officiel sur cette appartenance. Il ne faut pas oublier que la remise en cause de l’appartenance de gens au pays est toujours d’une gravité exceptionnelle et qui rappelle de sombres années, même si on fait toujours cette analogie, comme des époques où on allait chercher la 3ème génération avant. On voit apparaître pour la 1ère fois l’hypothèse d’expulser des gens qui ont des papiers réguliers, ce qui veut quand même dire là qu’on entre dans la zone typiquement années 30 où on farfouille dans la généalogie des gens pour savoir s’ils sont d’ici ou pas. C’est un point qu’on voit apparaître. Les comparaisons historiques valent ce qu’elles valent, mais ce point est frappant. Toujours dans cette logique, on voit bien que la puissance étatique, publique, gouvernementale, a profité

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des circonstances pour étendre la responsabilité supposée de l’émeute bien au-delà de ses acteurs effectifs. On a vu apparaître tout d’un coup le pb du regroupement familial, le pb de la vie familiale, de leur origine, des sans papiers etc… on est passé de émeutes de gamins, c’était massivement des gamins, 15-17 ans c’est des gamins, à culpabilité des étrangers et cette transition a été facile et frappante. On aurait pu dire : c’est la jeunesse, mais c’est devenu la promesse de nouvelles lois contre les étrangers en général. Le bilan tiré par l’Etat est frappant : contrôler le regroupement familial. C’est extraordinaire, quand on dit aussi que sociologiquement c’est la faiblesse de la structure familiale qui ceci cela… Et là on fait le contraire ! Vous disloquez les familles définitivement. C’est une solution absurde d’une extension du pb initialement posé ou mis en visibilité par l’émeute à une persécution des minorité de provenance étrangère dans ce pays. La logique en cours est extraordinairement dangereuse et menaçant et que la situation est très mauvaise. 6° ma dernière remarque est directive. Il y a une responsabilité de chacun devant ça. C’est pas partidaire, c’est une circonstance, une circonstance gouvernementale et étatique : il faut dire que mettre un pays en état d’exception et d’urgence contre des gamins déshérités c’est un symptôme répugnant, vraiment. Que devant des émeutes de gamins, absolument irraisonnées, en effet, etc… c’est pas le pb, on mette tout le pays et son opinion au régime de l’état d’exception, qu’on vote des nouvelles lois, qu’on projette de nouvelles lois contre les communautés étrangères et qu’on construire de surcroît un nouveau racialisme antinoir dans ce pays, c’est répugnant, purement et simplement. Il ne faut pas dire simplement que c’est pas bien, que c’est un vrai pb qu’on devrait les intégrer mieux que ça. Il faut commencer par traiter ça de saloperie. Deuxièmement je pense qu’on ne peut pas laisser seuls ces gamins face à la police et l’Etat. Il y a eu des initiatives d’assistance pour les procès, de surveillance de la police, c’est très bien, on en a besoin. Ce sont des questions d’organisation populaire dont on a besoin. On a vu que ces émeutes étaient des émeutes, inorganiques, faiblardes et en un sens négative, mais on en a besoin car la réaction de l’Etat serait dévastatrice si elle ne rencontrait rien devant elle. Il faut être dans une volonté de démantèlement des lois scélérates qui vont être votées, qui sont positivement effroyables raciales, de persécution considérable. Il faut affirmer enfin que le droit ouvrier et populaire, ie le droit des gens à être ici et à ce que ça soit pas suspendu à des qualifications, des prédicats, des désignations, des sociologies, suspendues elles-mêmes à l’autorité policière et étatique. Je voulais vous dire ça, vous savez je suis un optimiste né mais je dois dire que j’ai trouvé ça assez impressionnant. Et franchement c pas les voitures volées qui m’ont impressionné. Tout le monde a dit : ils détruisent leurs propres lieux. Mais qu’est-ce qu’on voulait qu’ils fassent ? on aurait pu leur donner des conseils insurrectionnels intelligents, finalement. Mes chers amis, marchez sur l’Elysée ! c’est ça ! qu’est-ce qu’on voulait ? Il y a eu un journal qui a dit : ils n’ont qu’à s’inscrire sur les listes électorales. Formidable ! Ils ont fait avec ce qu’ils avaient sous la main. Je ne dis pas que c’est malin, mais pour être malin il faut le pouvoir. Il faut le pouvoir, et les gens qui dans leur fauteuil disaient : oui, ils brûlent leur voiture, ils brûlent leur école etc... Et bien oui ils ont brûlé l’endroit où ils étaient. Parce qu’une partie de leur dire c’était : « nous on est ici, et puis on veut pas qu’on soit ici, alors on va brûler ici ». je ne dis pas que c’est une pensée formidable, mais on peut avoir une intelligibilité de cela. Et les petits malins qui disaient : il faut faire bcp mieux, on ne les a pas vu faire grand-chose finalement, à propos de ces jeunes, des cités, de la ségrégation ouvrière etc… il ne faut pas reprocher à une émeute de ne pas être une insurrection. C’est une émeute, et les émeutiers ont toujours, que ce soit à Los Angeles ou ailleurs, saccagé l’endroit où ils étaient, et quand ils essaient de faire autre chose, on leur tire dessus. Tout simplement. Il faut bien le savoir ça. Alors ils ont attiré l’attention sur la conscience, diffuse inorganisée, qu’ils sont ici et qu’on déclare qu’ils n’y sont pas, et que la 1ère chose qui montre qu’ils ne sont pas d’ici, c’est que quand 2 d’entre eux meurent, on ne dit rien que des mensonges. C’est ça l’origine factuelle de la chose. Voilà, suite à quoi i faut prendre nos responsabilités dans la situation actuelle. On n’a pas fini d’en entendre parler, le train des choses requiert le bon vieux mot d’engagement. Ce vaste prologue terminé, reprenons le cours, qui après tout reprend les pb dont je parlais à l’instant. La matière ou l’enjeu du séminaire de cette année est une sorte de commentaire de texte, texte que vous avez « qu’est-ce que vivre », qui est en fait la conclusion du livre à paraître en février ou mars, qui s’appelle LdM. Encore un rappel : LdM est organisé à partir d’une opposition idéologique entre ce que j’appelle le matérialisme démocratique d’un côté et la dialectique matérialiste de l’autre. Donc le livre est campé autour ou à partir d’une opposition idéologique massive entre 2 orientations de pensée possibles, qui sont aussi 2 visions du monde. Un des enjeux du S est d’éclaircir ce point , de faire toute la clarté autant que faire se peut sur la raison pour laquelle l’opposition idéologique dans laquelle se constitue la pensée et

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l’action est à mes yeux une opposition entre dialectique matérialiste et matérialisme démocratique. On voit le changement par rapport aux dispositions traditionnelles : ce n’est pas opposition entre matérialisme et idéalisme, comme l’était l’opposition traditionnelle de la pensée révolutionnaire depuis le 18ème. Cette pensée se réclamait du matérialisme et dénonçait la religion, la pensée bourgeoise comme de caractère idéaliste. Et je rappelle que qln comme Althusser considère que cette opposition idéalisme / matérialisme était une opposition organique qui constituait la philosophie elle-même : depuis ses origines la philo était réglée, normée intérieurement par l’opposition entre matérialisme et idéalisme. Il faut comprendre ce point : Althusser ne veut pas dire que la philosophie opposait des idéalistes à des mat, mais que la philo elle-même était la scène de cette opposition, et que donc à l’intérieur d’une philosophie on peut retrouver des signes, traces, d’un conflit entre matérialisme et identité qui constituait précisément le devenir de la philosophie. Donc pendant une longue séquence historique, la pensée révolutionnaire s’est réclamée du matérialisme et a dénoncé l’idéalisme comme au fond l’idéologie spontanée des dominants, quels qu’ils soient sous ses formes religieuses, spiritualistes, mythologique etc… Vous voyez que la 1ère proposition ici avancé, c’est que ce qui aujourd’hui constate la scène du repérage idéo, et donc ce aussi dans quoi s’inscrit la philosophie, c’est en réalité l’opposition entre 2 matérialismes, de 2 déterminations mat et pas l’opposition mat id. C’est le 1er changement sur lequel je voudrais faire la clarté. Autrement dit, ce qui est soutenu c’est que l’idéalisme a été vaincu c’est une thèse assez massive, ce qui est une variante à mon sens de la thèse Dieu est mort. Si on prend au sérieux la thèse dieu est mort on peut l transcrire : l’idéalisme a été vaincu, il est mort. La société contemporaine, dans sa forme la plus oppressive, notre société, dans sa forme menaçant, n’est en rien marquée par l’idéalisme, pas du tout. C’est une société d’un mat implacable. Elle ne connaît que les relations de force, les relations de puissance, d’argent. Elle l’a, comme l’annonçait Marx, dissout toutes les relations idéalistes dans les eaux glacées du calcul égoïstes. C’est la formule du Manifeste : la société bourgeoise dissout toutes les vieilles relations dans les eaux glacées du calcul égoïstes. Ces vieilles relations, c’étaient les relations étaient les relations idéalistes : d’honneur, féodale, religieuses, familiales. Ce que Marx annonçait, c’est que tout ça, ce contexte relationnel idéaliste, allait être anéanti par la généralisation du mode de production capitaliste. Ie tout allait être dissous dans les eaux glacées du calcul égoïste. Sa puissance d’anticipation était extraordinaire : c’est maintenant que nous y sommes. Il l’avait vu avec un siècle d’avance. Ceux qui disent qu’il est passé ne se rendent pas compte qu’il est réalisé. Il est réalisé : annoncer la défaite de l’idéalisme dans le années 1840 était asse audacieux, aujourd’hui c’est une évidence. Philosophiquement l faut tirer les leçons de cela que l’idéalisme a été défait, qui a été dit sous la forme matérialiste directe par Marx et qui a été redit par Nietzsche sous la forme Dieu est mort. DU coup se pose la question de savoir quel est le dispositif idéologique de domination contemporaine, si ce n’est pas une des formes héritées de l’idéalisme. Si l’idéalisme a été vaincu, comment se fait-il que ce ne soit pas une victoire révolutionnaire, de l’émancipation. C’est un pb de notre temps. Au 19ème il y a eu la conviction que le mat allait l’emporter en tant que dynamique révolutionnaire. L’idéalisme pouvait être défait, mais pouvait être défait au service de l’émancipation. Le résultat tout à fait inattendu est que l’idéalisme a été vaincu, je ne crois pas à sa résurrection, au retour des religions (c’est une discussion intéressante), je pense que Dieu est mort et ne ressuscitera pas contrairement à sa vocation naturelle, et je pense dnoc que il faut bien constater que ça ne s’accompagne pas d’une victoire de l’émancipation, mais plutôt d’une installation à une échelle sans précédent de ce que Marx annonçait, ie la dissolution de tout dans les eaux glacées du calcul égoïste, mais cette dissolution de tout dans les eaux glacées, c’est un matéralisme. Donc le matérialisme l’a emporté mais pas l’émancipation. Il faut donc inévitablement si on se pose la question quele est le dispositif contemporain de domination, il faut considérer que c’est un mat, une variante singulière du mat, et il faut se demander comment il se fait que ce mat couplé non à l’émancipation mais couplé à la généralisation de l’économie capitalise organise le sujets. Qu’est-ce qui fait qu’en tant que disposition idéologique nouvelle, il est organisateur des subjectivités dans la figure d’une domination renouvelée en pas ne tant que porteur d’une figure d’émancipation ? c’est le 1er pb. 2nd pb : que devient l’orientation mat dans sa destination émancipatrice ou révolutionnaire ? Faut-il dire qu’elle a échoué, qu’on n’est plus dans un espace de scission idéologique, mais qu’on a un triomphe atone ou général du matérialisme réactionnaire ? ça renvoie au pb général de savoir quelle est la nouvelle configuration de la dispo idéologique générale dans laquelle nous vivons aujourd’hui. Nous sommes confrontés à l’examen de la possibilité d’une scission du matérialisme lui-même, et non d’une opposition externe entre mat et idéalisme. Il parait difficile de soutenir qu’il y aurait eu inversion des positions, ie que en réalité l’idéologique émancipatrice est l’idéalisme : il y a eu commutation. Si pendant longtemps le matérialisme a été l’idéologique de l’émancipation, en réalité le matérialisme a été réorganisé comme matérialisme oppressif, de la jouissance du capital, et du coup il n’y aurait de chance possible de

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l’émancipation que du côté de la figure idéaliste. Je ne la crois pas tenable, car l’idéalisme a été vaincu, il est sans forme. Non pas qu’on rejette l’hypothèse mais que l’idéalisme est une configuration morte, elle ne se laissera pas ressusciter par la bonne volonté émancipatrice elle-même même si cette tendance subsiste, tendance à ressusciter un idéalisme de circonstance au service de l’émancipation. C’est une tentative absolument vaine car la victoire du matérialisme est événementielle, c’est un fait, elle est arrivée, c’est un événement, Dieu est mort et l’idéalisme est vaincu. Tout ce qui prétend dénier cette arrivée est tout simplement… et ne fait que… sur cet évent, pendant un temps. Donc la posture consistant à dire que l’émancipation est du côté de l’idéalisme est une posture sans avenir, une posture qui ne peut être qu’une tactique d’arriération provisoire. Il faut entériner la mort de l’idéalisme de notre point de vue si je puis dire, donc une seule issue, la scission du matérialisme lui-même. Il faut penser, réfléchir, considérer, qu’il y 2 voies matérialistes et non une seule. C’est à quoi est destinée effectivement l’opposition que je propose, que je construis entre matérialisme démocratique et dialectique matérialiste, puisque vous voyez que mat est des 2 cotés, substantif d’un coté adjectif de l’autre, et cette opposition enregistre que la dynamique émancipatrice reste du coté du mat mais en produisant ou en organisant sa scission. L’enjeu de clarifier ça est important : pourquoi dialectique matérialiste, et matérialisme démocratique ? il y a des raisons, j’indique une chose, c’est que si vous voulez élucider la victoire contemporaine du mat réac, vous devez faire porter l’accent sur sa capacité organisatrice des subjectivités. C’était une gde force de l’idéalisme : du temps où il était la substance des idéo réactives, était un puissant organisateur de subjectivité. c’est pour ça qu’on l’appelait opium du peuple, et qu’il était actif sur les subjectivités : la consolation religieuse, la morale publique etc… le spiritualisme dans son ensemble était un organisateur des subjectivités. Quand vous rendez compte d’une idéo, il ne faut pas simplement en décrire la puissance objective, il faut en décrire la force subjective. Or l’élément qui caractérise la force subjective du matérialisme réactionnaire contemporain c’est son élément démocratique. C’est pour ça que je dis mat démo : la puissance organisatrice du mat contemporain c’est sa dimension mat, c’est pour ça que, en un certain sens, tout le monde est pour lui (ie c’est l’idéologie dominante, ie l’idéologie de la domination, tout le monde est pour elle à un certain niveau de sa construction subjective, le reste est en exception). Quant à dialectique matérialiste, c’est dialectique car ça ne peut pas en rester à la dualité, ça doit aller jusqu’au 3. c’est la puissance du 3, de l’exception par rapport à la simple dualité. L’ensemble de ces schèmes ou catégories constitue un enjeu fondamental. Je les laisse en repos pour l’instant. Dans le texte que vous avez, 2 énoncés sont importants, radicaux : « la vie est ce qui vient à bout des pulsions », et « l’animal déjà… dont la marchanise est l’unique repère, mais de ce consentement nous protège l’idée par… ». ceci donne la piste que je vais suivre, pour le rebâtir autrement. Au fond il s’agit de construire une liaison nouvelle, liaison nouvelle qui tente de répondre à la question qu’est-ce que vivre, en tant que vivre est autre chose que survivre, comme on le sait depuis au moins les situationnistes. Vivre en tant que la vie est autre chose qu’une perpétuation de sa survivance. Qu’est-ce que sa capacité à se tenir dans la vie comme sujet. Sous ce signe et dans cette ambition là, il s’agit de construire une liaison entre venir à bout des pulsions, ie être dans une vie qui n’est pas régentée pulsionnellement, donc venir à bout des pulsions, la souveraineté de l’Idée (ce qui nous protège de tout cela, y compris des pulsions, c’est l’idée) et la création d’un présent. C’est la liaison principale qu’il s’agit de rendre claire : qu’est-ce que venir à bout des pulsions, ie vivre dans un régime qui est autre que celui de l’immédiat. Car le mat démo c’est la condamnation à l’immédiat. Nous sommes condamné à l’immédiat. Donc venir à bout des pulsions peut se dire aussi venir à bout de l’immédiat, c’est la partie négative. La souveraineté de l’idée : accepter ou se tenir dans la souveraineté de l’idée, et être dans la réalité du présent, dans la création du présent. Le lien entre les 3 choses n’est pas apparent. C’est ce lien dont il s’agit de rendre raison, de clarifier, pour que la question qu’est-ce que vivre soit résolue ou orientée dans sa résolution. pourquoi ce n’est pas immédiat ? ce qu’on ne voit pas aisément c’est 1) la puissance de l’idée contre la pulsion, puisque tout le mat semble enseigner le contraire, ie que la pulsion est la maître de l’idée, 2) et la relation entre l’idée et le présente, puisque la conviction mat a légué la conviction que l’idée est au-delà du présent. Donc on tend les choses, i y a une tension constitutive de la dialectique matérialiste, il y a une torsion qui est que l’idée, ce qui va être appelée idée (l’idée de l’idée c’est compliqué !), va se trouver d’un côté réarticulé différemment sur le vital, l’immédiat, la pulsion. Disons l’idée va se trouver dans un rapport nouveau au corps (généralisons). Et de l’autre elle va avoir un rapport nouveau au présent, au présent du monde. Un des enjeux du séminaire est d’établir une doctrine de l’idée, une pense du principe, telle que cette idée, ce principe,soit dans une relation toute nouvelle au cors, qui permettra de parler d’un corps de

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l’idée dans un sens nouveau, ce qui permet de venir à bout des pulsions ou de l’immédiat. Et dans un rapport à un présent actif, de l’action ou de la création. Donc l’idée ne sera ni transcendante au corps ni indifférente au présent. La différence entre le matérialisme démocratique et la dialectique matérialiste, c’est nous le verrons la reconnaissance de l’existence de l’idée, nous verrons en quel sens (reconnaissance de l’idée comme exception). L’enjeu est de penser l’idée de telle sorte que qu’elle ne soit pas en position d’arrachement ou de T en corps, et qu’elle ne soit pas non plus dans une indifférence retirée ou T au présent de la création ou au présent de l’action. On peut le dire autrement, dans une formule plus risque : l’enjeu est de constater une solidarité organique possible entre la constitution du présent, ou la constitution d’un présent, et qch que nous appellerons l’éternité, qui sera une caractéristique maintenu de l’idée. Evidemment, ce serait trop facile de dire : nous enlevons les caractéristiques de l’idée, elle n’est pas universelle, pas éternelle, elle n’et rien de tout ça. C’est alors assez facile de résoudre le pb de son homogénéité au présent d’un coté et au corps de l’autre. On va maintenir l’idée dans sa tension d’exception, donc en puissance d’éternité. A vrai dire, si je remplace idée par vérité, ces termes s’équivalent à peu près (l’idée est la production d’un procès de vérité), on voit bien que ça n’a pas de sens si on ne maintient pas sur un certain bord l’éternité. Dire vérité éternelle c’est à mon sens une redondance. Une vérité qui n’est pas éternelle, autant l’appeler de suite opinion, c’est plus simple. Mais vérité est un mot devenu entièrement obscur, obscur. Quand je dis rétablir la solidarité organique entre la création d’un présent et l’éternité, on voit bien que ça ne se fait qu’avec une redéfinition de l’éternité. Nous sillons une fois de plus le sillage de Rimbaud : elle est retrouvée / quoi / l’éternité. Mais la retrouver c’est toute une affaire ! sa définition c’était c’est la mer allée avec le soleil. Si vous basculer l’éternité du côté non de l’idée mais du côté de la nature (la mer allée avec le soleil), alors cette éternité là est l’éternité du poème. Ça c’est vrai, le poème peut garder cette figure de l’éternité naturelle. Cela ne nous suffira pas dans le temps présent, dans la menace du matérialisme démocratique. C’est une discussion : peut-on n’opposer à la dispo présente du monde que le poème ? C’est ce que dit Rimbaud : on est astreint à la figure du monde tel qu’il est une figure de l’éternité. Ça j’en suis persuadé. Mais est-ce que ça ne peut être que l’éternité du poème ? C’est une éternité parfaitement métaphorisée par Rimbaud. c’est une figure d’éternité inscrite dans la splendeur du poème même, mais est-ce que cette figure suffit ? Si elle suffisait ça voudrait dire que nous n’aurions pas d’autre issue que le retrait, le retrait dans le poème. Il n’y en aurait pas d’autre. Et si nous étions vraiment dans la désespérance, nous pourrions dire i n’y a que le retrait. C’est un pas que je ne franchirai pas, mais je comprends cette conviction qui consisterait à dire le monde est livré à la dévastation, thème heideggerien, et dans cette figure de dévastation nous n’avons plus que la mer allée avec le soleil, ie la pure instance du poème comme sauvetage de l’être, gardienne de l’être. Mais je pense qu’une instance plus totale, plus radicale, est possible. Il s’agit de savoir si l’éternité peut être autre chose que la mer allée avec le soleil. Le pb est de savoir quelle figure conceptuelle de l’éternité nous proposerions qui ne serait pas réductible à la singularité foudroyante du poème, telle qu’elle s’articule à l’évidence de l’apparaître naturel, au gardiennage de l’essence de l’apparaître naturel dans le poème. Nous espérons une figure de l’éternité dont l’arrimage au présent ne soit pas seulement l’arrimage au présent naturel. Il faut donc réassumer l’éternité comme dimension réelle de la pensée agissante, comme dimension réelle possible, et non pas comme retrait poétique. Le poème contemporain est un poème di seuil, la pensée se tient sur le seuil, sur le seuil justement de la bénédiction de l’être. Le poème n’est pas le franchissement mais le gardien du seuil lui-même. C’est pour ça qu’il a toujours qch comme une entrée, une auroral, il est auroral car il est la mer allée avec le soleil, il capte cela qu’il détient comme une entrée possible dans l’être, et il est dans ce retrait et ce seuil. Au fond on pourrait dire que ce qu’il s’agit de tenter est de savoir si on peut avoir une conception de l’éternité qui est aussi un franchissement, et non pas simplement la pure tension de ce qui se tient sur le seuil de la beauté, du salut ou de la nature. c’est un débat fondamental : est-ce que nous avons une ressource autre que celle du retrait ? Est-ce qu il y a une disponibilité qui est celle d’un franchissement. Et la forme générale, spéculative, ie philo de ce pb, est : y a-t-il possibilité d’une idée telle que son articulation au corps et au présent ne soit pas résignée au retrait, ie ne soit pas contenue ou maintenu dans l’instance du poème. C’est l’enjeu central. On peut le dire dans les termes de Spinoza : il dit nous sentons et nous expérimentons que nous sommes éternels. Enoncé admirable : l’énoncé est tout autre chose qu’une vaste promesse pour qui saura mourir le moment venu. Nous sentons et nous expérimentons que nous sommes éternels. Le pb est de savoir quand et comment. Il ne dit pas que nous sentons et expérimentons constamment : il faut gagner ça (d’abord par la lecture assidue de l’ensemble des théorèmes de l’Ethique) mais il y a la conviction profonde que cette expérimentation chez lui est une expérimentation de l’éternité que nous sommes en tant que modes de la pensée et figure interne à la substance etc… et cette expérimentation est une expérimentation qui est finalement la constitution d’une

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subjectivité nouvelle, qui est par elle-même cette expérimentation de l’éternité. Je suis prêt à reprendre ce programme tel quel : aujourd’hui, où et comment expérimentons que nous sommes éternels ? vous pouvez dire : « je m’en fiche, je ne veux pas expérimenter que je suis éternel, je suis bien comme je suis ». Très bien mais il faut en payer le prix, et il faut dire : « nous sentons et nous expérimentons que nous sommes commerçants ». Et c’est bien ce que nous expérimentons à tout instant. La question de savoir si nous pouvons expérimenter autre chose se dit toujours d’une manière ou d’une autre que nous expérimentons que nous sommes éternels, ie que nous ne sommes pas confinés à ce qu’il est prescrit que nous soyons. Car expérimenter qu’on est éternel, c’est expérimenter qu‘il y a en nous une dimension irréductible à ce que nous sommes. Il y a en nous une dimension irréductible à ce que nous sommes. Le destin qui nous confine dans ce que nous sommes c’est précisément ça que vient rompre cette expérimentation que nous sommes éternels. Quand nous expérimentons que nous sommes éternels, nous sommes autre chose que ce que nous sommes. C’est la grande question. Vous voyez qu’il y a une solidarité entre éternité et exception, ie rupture avec ce qu’il est par ailleurs nécessaire que nous soyons. L’expérimentation dont il est question ici, qu’est-ce qu vivre ? Vivre, c’est expérimenter qu’on est éternel, sinon c’est survivre, c’est attendre la mort, c’est résider dans l’immédiat. Un jour de plus avec la voiture et c’est bon, ou un jour de plus de plaisir. J’ai vu récemment une statistique qui m’a beaucoup intéressé, et qui plaidait pour le monde contemporain. On lit tous les jours de grands plaidoyers pour le monde contemporain, et ces plaidoyers en général prennent la forme d’un plaidoyer pour la réforme. Il faut réformer, la France ne fait pas les réformes etc etc… on n’est pas encore assez domestiqué ! On n’a pas encore compris qu’il faut être encore bien plus soumis au mat démo que nous ne le sommes ! Et alors qln disait : il e faut nous leurrer, le monde d’aujourd’hui est absolument formidable, la statistique est là, nous faisons l’amour 4 fois plus que nos ancêtres ! J’ai trouvé ça formidable. C’est probablement vrai d’ailleurs, mais là il y avait qch d’assez nu dans la statistique, qch qui me plaisait. C’est qln qui allait au cœur du pb. Je ne sais pas comment on a compté, mais il y a eu une enquête menée. Lui il disait pas qu’on expérimentait qu’on était éternel, mais qu’on expérimentait 4 fois plus la bonne vie. Qu’est-ce que vivre ? Il avait sa réponse ! Réponse classique, il faut bien le dire, il ne l’a pas inventé. Sa thèse, c’est aujourd’hui on vit 4 fois plus. En route vers l’éternité, le chemin est long. 4 fois plus, 5 fois plus, 10 fois plus. Quand on arrivera à 100 fois plus, on sera épuisés… Et alors, vous voyez le pb aujourd’hui c’est de savoir où ça se tient. Si on n’adopte pas ce type de réponse un peu exagérément empiriste. Où ça se tient ? La question qu’est-ce que vivre je dirais que c’est une question topique, c’est pour ça que la topologie, la question du lieu, de l’être là, deviennent primordiales. Nous expérimentons que nous sommes éternels, mais où ? Quel est le lieu de cette expérimentation ? Il serait idéaliste de dire c’est ma conscience, c’est moi comme individu etc… Tout cela serait du retour à l’idéalisme vulgaire. Nous avons à penser où qui est une figure abst originale. C’est pour ça que la question du corps, en tant que localisé, qu isouteint la localisation, qui nous dit où cette exp a lieu, et puis la construction du présent, qu iest la dimension temporelle de l’activité d’expérimentation, est décisive. C’est pourquoi nous retrouvons notre schéma qui nous dispose nécessairement l’idée dans son éternité effective dans la double relation, nouvelle et à construire, entre une corporéité de type nouveau, qui en assure la localisation, et la création d’un présent, qui l’arrache à la temporalité courante. C’est ça assurer la solidarité organique entre corps, présent et éternité, voilà l’enjeu. Ie définir une éternité telle qu’elle assume en elle-même la levée conjointe du corps et du présent. C’est ça le but. Une fois fixé ça, on commence par quelques remarques sur le mat démo lui-même, sur son identification. Nous l’accompagnerons tout du long, c’est notre adversaire, on sera près de lui et au plus loin en même temps (théorie de l’adversité l’an dernier). Le mat démocratique est l’ensemble des csq de l’axiome : il n’y a que des corps et des langages. Donc axiome simple, très transparent. Cet axiome est si simple que nous voyez bien en quel sens nous le partageons tous nécessairement. S’il est vrai en particulier que l’idéalisme a été vaincu, s’il est vrai par csqt que Dieu est mort, il parait alors absolument raisonnable de dire il n’y a a que des corps et des langages. Ça veut dire qu’il n’y a pas d’âme immortelle à laquelle est promis ceci ou cela, il n’y a pas de Dieu transcendant qui crée et gouverne les corps et distribue les langages etc… Il n’y a que des corps et des langages, c’est la thèse fondamentale. Il est vrai qu’il n’y a que des corps et des langages, tout le monde partage cette option. Quelques csq de cette axiome. Je les donne à partir de 2 passages à partir du §5 page 2. C’est le passage qui vient tout de suite après : « pour le matérialisme démocratique le présent n’est jamais créé, il affirme qu’il importe de tenir le présent dans la limite d’une réalité atone, et que pour lui toute autre vision plie les corps au despotisme d’une idéologie… il propose de nommer pensée la pure algèbre de l’apparaître… fétichisme du passé…». Je voudrais expliquer ces csq. Le point central est que le matérialisme démocratique sous l’énoncé il n’y a que des corps et des langages, pose

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nécessairement un principe d’équivalence générale. Libre aux marxistes de dire que s’il pose un principe d’équivalence générale, c’est que sa loi est finalement celle de l’équivalent général, ie l’équivalent monétaire. On peut dire ça mais ce n’est qu’une appropriation 2nde du matérialisme démocratique qui est il n’y a que des corps et des langages. Et s’il n’y a que ça, vous avez fondamentalement une permutabilité des corps et une équivalence des langages. C’est pour ça que c’est un mat démo. Démocratique car s’il n’y a que des corps et des langages, ça veut dire qu’il y a substituabilité des corps et équivalence des langages. Car si vous vouliez installer de la différence ou de la hiérarchie il faudrait qu’il y ait autre chose que des corps et des langages. Tout langage prétendant assigner des prédicats particuliers au langage et au corps serait un métalangage, ie un langage qui règle la hiérarchie des corps et des langages ie un langage qui s’excepte de la loi générale qu’il n’y a que des corps et des langages. Donc ce type de mat est démocratique dans son essence, ce qui fait sa puissance. C’est un mat qui a une présupposition en apparence relativiste (c’est une apparence). C’est un matérialisme relativiste dans son essence puisqu’il exclut qu’il y ait une clause d’absoluité. Le seul absolu c’est qu’il n’y a que des corps et des langages, donc substituabilité des corps et équivalence de langages comme seul principe d’organisation des énoncés. Ce qui veut dire que tout s’équivaut, les homme s aux femmes, les cultures sont toutes excellents, les opinions sont toutes bonnes, j’ai mon opinion et toi aussi. Et tout est bien, car à la fin des fins il y a un régime de non hiérarchie qui est démo dans son essence. Le point est important et demande un peu de technique (Livre VI) dont nous pouvons donner une intuition : c’est le prédicat d’atonie de la réalité. La réalité est atone au sens suivant : elle ne comporte pas de clause de décision radicale. Il n’y a pas d’instance de décision radicale interne au mat démo autre que son axiome. Il y a son axiome mais le monde qui est ouvert ou constitué à la lumière de cet axiome ne comporte pas de clause de décision radicale. Or j’aurai à revenir là-dessus, mais j’appelle point d’un monde un moment où ce monde contracte en quelque manière en un point qui est tel qu’il relève effectivement de la décision pure, du oui ou du non. C’est une figure interne du monde qui soumet les processus en cours (ne parlons pas des consciences) à l’astreinte du 2, du oui ou du non en un point. Le point est un point, ie pas la balance globale de la situation. Mais en tant que point il impose la figure de la dualité décisionnelle et contracte la totalité de la situation dans cette localisation décisionnelle. Nous reviendrons sur cette question du point, décisive et complexe. J’appelle monde atone un monde dont on suppose qu’i lest sans point. J’ai proposé une théorie complète du point, mais là je la donne dans sa simplicité : contraction du monde dans un moment où il faut dire oui ou non, et un monde atone est supposé sans point. Une des csq du matérialisme démocratique est d’exiger l’atonie du monde, ie d’exiger que les mondes soient atones et que précisément l’atonie soit la valeur même du monde considéré. L’idéal du monde c’est son atonie. C’est qch d’important. Parce que je soutiendrais aussi que qu’est-ce que vivre, c’est traiter quelques points, en tout cas. La vie ne s’accommode pas du caractère atone du monde. Donc là ce serait la 1ère csq du mat démo, la clause d’atonie du monde. Parenthèse : c’est tangible dans la réaction des autorités gouvernementales aux émeutes. On monte sur ses gds chevaux, la presse étrangère déclare la presse à feu et à sang etc… c’est l’horreur qu’il se passe qch, une horreur panique, car il ne se passait vraiment pas gd chose. Si ça c’est le pays à feu et à sang, qu’est-ce que c’est qd c’est la révolution française, ou l’occupation nazie. Se demander s’il y a eu 1000 ou 1500 voitures brûlées, c’est un spectacle pauvre. Mais à l’arrière plan de ça dans ce qu’on appelle le sécuritaire (les Français veulent la sécurité, c’est leur attribut principal dit-on, peut-être veulent-ils l’aventure). Mais la sécu c’est quoi ? C’est la garantie que le monde est atone, c’est ça ! La garantie de l’atonie du monde, il n’y aura pas de point. Bien plus importante est la clause d’atonie du monde que la sécu en son sens empirique. Je n’aurai pas à décider quoi que ce soit. La France a une gde tradition de désir de l’atonie. La figure la plus frappante c’et le pétainisme : faire comme si les All n’étaient pas là, faire comme si on ne savait pas très bien ce qui arrivait aux juifs. C’est ça l’atonie : c’est j’ai rien à décider, je ne vois pas, je continue, je rase les murs. Le désir de sécu et d’atonie a atteint son apogée sous le pétainisme qu’on cherche à nous refiler sous une forme démocratisée. Un pétainisme soft. Donc 1ère csq : on suppose que l’idéal du monde est son atonie. Comme toujours il y a des prosateurs et des systématisateurs américains qui vont loin là-dessus depuis 25 avant et même avant : l’idéal de la vie c’est une vie familiale tranquille. Ce sont les lointains descendants de l’énoncé à mon avis malencontreux de Voltaire il faut cultiver notre jardin. C’était pas forcé de s’opposer à L avec une conception aussi peu stimulante. Il faut cultiver notre jardin c’est une variante de l’axiome d’atonie du monde. C’est la 1ère csq. La 2nde csq, je vous la donne à la fin du §5 : « la vie des corps-langages est la succession conservatrice des instants du monde atone ». Cette succession veut dire : il n’y a pas de présent à proprement parler. Il y a succession des instants. Ie le point ne convoque de façon créatrice aucun présent réel. Après csq sur le passé, ie les csq culturalistes : plus le présent est maigre, plus le passé doit être représenté, en quelque

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sorte historisé, exhibé, montré comme une culture séparée. C’est la profondeur fictive du passé : une passion de l’histoire au sens médiocre, de l’histoire conservatrice. Donc 2 csq : atonie du monde ie absence de point et inexistence du présent. Alors l’absence de point est généralement appelée en effet sécurité. Le matérialisme démocratique est un mat sécuritaire car la sécu est le nom technique de la protection de l’atonie du monde (vision technique de la sécu). C’est un monde sans présent et là on dira que c’est car il abolit le présent sous l’immédiat. Succession veut dire ça : abolition du présent au profit de l’immédiat. Donc 2 disparitions : - disparition des points de décision comme points du monde, au profit de l’atonie (logique sécu au sens large) - disparition du présent au profit de l’immédiat, ie détemporalisation. Donc le matérialisme démocratique est une doctrine sécuritaire détemporalisée. Le pb c’est qu’il est la protection violence de toute cela : il doit organiser la protection violente de l’atonie sécuritaire et de la détemporalisation. Il considère comme une menace l’apparition du tout point quel qu’il soit, ie de tout lieu ou décider qch, et aussi comme menace la création de tout présent réel, ie au sens de présent actif, ie autre chose que la succession de l’immédiate. Nous devons nous contenter de ces 2 csq, disparition du P sous l’immédiat, détemporalisation, et fixation sécuritaire de l’atonie. Au regard de ça que va dire la dialectique matérialiste ? Elle va introduire un axiome différent : il n’y a que des corps et des langages, sinon qu’il y a des vérités. Ou sinon qu’il y a de l’idée. Nous verrons ces nuances, sujet, vérité, idée, éternité. On enregistre corps et langage et on ajoute une exception. La ligne général de csq de cette thèse d‘exception : on entérine le matérialisme mais on ouvre la possibilité d’une exception. Les csq vont être contraires : la dialectique matérialiste ne s’accommode pas de l’atonie du monde. L’atonie du monde résilie l’exception (c’est une de ses def possibles) et donc le sinon que des vérités ouvre toujours à la possibilité que le monde ne soit pas atone. Si vous dites qu’il n’y a que des corps et des langages, d’accord, mais avec vérité, on ouvre la possibilité qu’il ne le soit pas. Il est possibilité que qch ouvre le monde à la possibilité de sa non atonie. C’est le 1er point. 2nd point : pour autant qu’il y a une exception elle crée un P. c’est une hypothèse de temporalisation. Nous pouvons dire contre le sécuritaire atone, la dialectique matérialiste pose la possibilité de l’existence de quelques points. Elle pose la possibilité qu’il y ait quand même qch à décider finalement. Parenthèse : la loi du monde c’est vous n’avez rien à décider, tout est déjà décidé. Ça a déjà été décidé. On dit mais pourquoi c’est comme ça ? on sait pas ! c’est la loi du monde atone précisément ; si le monde atone on peut pas poser la question de savoir pourquoi, c’est déjà un point. Ce qui pose la question de l’atonie du monde, c’est les grèves, émeutes, rassemblement, ie des trucs archaïques et pathologiques. On ne peut cristalliser l’atonie du monde en un point sans que ce soit plus atone. Donc impossible décider quoi que ce soit et où personne a décidé cette atonie. Vous êtes dedans. Ce que va dire la dialectique matérialiste c’est il y a quelques points, ce point qu’i l y ait quelques points. Nous en avons vu quelques uns nous pensons qu’il y en aura d’autres. Et quand il y a qch on ne laissera pas dire que ce n’est pas un point si c’en est un. C’est une partie de la répression actuelle c’est pour expliquer que ce n’est pas un point, ça, ce qui se passe, qui ne requiert pas autre chose des citoyens et que le maintien absolu de l’atonie et du principe sécuritaire renforcé. Donc c’est la 1ère caractéristique, la possibilité qu’il y ait des points. 2nde caractéristique ; ce sera que soit réouverte la question du présent. Mallarmé disait « un présent fait défaut ». Cette carence du présent, le fait que le présent comme présent actif puisse être absent a été observé déjà de longue date, et M l’attribuait au fait que la foule ne se déclarait pas. L’atonie du monde tenait à ce que la déclaration de la foule, ie l’instance d’un pont collectif, n’était pas donnée. La dialectique matérialiste énoncera : de même que quelques points sont possibles, de même la réouverture du monde au présent actif est aussi une possibilité. Et alors la prochaine fois nous reprendrons cela plus en détail, et plus précisément à la manière dont ce présent est le démêlé entre les 2, ie où est la scène du conflit, où la possibilité de se confronter au mat démo trouve-t-elle son instance d’acuité ? Question : y a-t-il aujourd’hui un point pour la pensée, et où est-il ? Un point tel que décider d’une orientation idéo ait un sens. Décider que certes peut-être il n’y a que des corps et des langages mais peut-être aussi que en incise de ce il y a, il y a aussi quelque chose qu’il n’y a pas. une idée c’est ça, et c’est aussi ça l’éternité. La mer allée avec le soleil peut-être. Mais il y a aussi qch qu’il n’y a pas. Ce qui peut se dire autrement : nous ne sommes pas condamnés à l’atonie du monde.

14 DECEMBRE 2005

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Je vous rappelle les dates : 11/1, 1/3, 28/3, 21/4, 31/5, 14/6 Que sommes nous en train de faire ? Nous sommes en train de proposer un cadre d’évaluation de la situation idéologique, subjective, qui est la nôtre dans le monde contemporain. C’est un cadre philosophique ou préphilosophique qui dessine une sorte de schème formel pour y pouvoir y inscrire les caractérisations fondamentales de la période. Ce cadre, quel en est le but ? il s’agit de disposer la possibilité d’une orientation de la pensée, mais aussi d’orientation de l’existence, de la vie pratique. Il s’agit q’elle soit en tout cas dans une possibilité d’orientation. Ie en réalité il s’agit de venir à bout de l’effet désorientant de la contemporanéité. Quand un tel cadre est obsolète, ce qui se passe c’est que se multiplient les situations qui ont un pouvoir de désorientation. Se multiplient les points de la situation dont l’effet massif est de constituer une désorientation essentielle à la fois de la pensée et de l’existence, et de leur lien. Et donc disposer d’un cadre dans lequel redéployer l’ensemble de ces faits et de ces questions, c’est aussi travailler à la création d’une orientation au sens où nous avons indiqué l’année dernière que cette question était fondamentale. C’est véritablement une caractéristique du monde que l’orientation de l’existence y est difficile, car elle est livrée à l’immédiat. Et être livré à l’immédiat, c’est tout comme être jeté au lion, c’est un martyre. Je ne dis pas que nous soyons les chrétiens du monde contemporain. Je voudrais pour commencer coter un certain nombre de faits parmi ceux que j’appelle les faits désorientants, ou les pb en impasse, ou les interrogations sans issue, tant qu’on n’a pas un cadre ordonné et nouveau. Je vais parcourir 12 faits ou interrogations dans un désordre affreux : - que signifie exactement un sondage, paru aujourd’hui, dans lequel il est dit que 63% de la population nationale pense qu’il y a trop d’immigrés. Le sondage insiste sur le fait que ça monte ! Bientôt 95 % peut-être… On peut le prendre comme un fait désorientant : qu’est-ce que ça veut dire ? D’abord que veut dire « trop », le syntagme « trop ». Les gens ne sauraient pas le dire : à partir de quand y en a-t-il trop ? en voient-ils trop ? Il y a des coins d’Alsace où on dit qu’il y en a trop, sans qu’il y en ait un seul là bas. C’est un énoncé subjectif à l’origine d’une bonne partie de la politique. Il est opaque. Pour lui donner une quelconque transparence ou signification, il faut savoir qu’est-ce qui autorise à dire trop. Quel est en quelque manière le transcendantal numérique de l’assertion ? Que veut dire trop ? - et puis que veut dire « immigré » dans ce système de représentation ? ce n’est pas transparent non plus. Il y a trop de gens venus de l’étranger ? ce n’est pas ça ! ce n’est pas le statut objectif d’immigrés. Est-ce une figure racialiste, les noirs, les arabes ? Cet énoncé est désorientant à lui seul, en tant qu’affecté d’un indice. Vous voyez poindre la question que la désorientation est souvent la question d’une opacité de la norme. Trop, c’est un jugement. Quelle est la norme d’un jugement ? C’est opaque et cette opacité fonctionne de telle sorte que le jugement est désorientant y compris pour celui qui le prononce. Celui qui le prononce dit qu’il est désorienté en réalité. C’est une manière pour lui de nommer de façon semi-criminelle (dans les conséquences) sa propre désorientation. D’ailleurs une forme de la question dans le sondage est : est-ce vrai qu’on ne se sent plus vraiment chez soi ? Ils sont perdus chez eux ! C’est un énoncé désorientant par quelque bout qu’on le prenne. C’est un syntagme désorientant de la conjecture contemporaine. - la Chine : comment se fait-il que la Chine, paradigme révolutionnaire extrémiste il y a 25 ans, soit aujourd’hui le principal concurrent des américains pour la puissance capitaliste ? Quelle pensée dial peut rendre compte d’un tel retournement ? D’autant que la compétition semble être dans un élément homogène : ce n’est pas du tout comme la compétition de l’URSS et des Etats-Unis du temps de la guerre froide ! Ce n’est donc pas la compétition de 2 systèmes hétérogènes pour un contrôle total sur l’espace mondial. Comment se fait-il que la Chine soit venue à cette place, alors qu’il y a 20 ans elle était assignée à définir l’hétérogène en personne, au regard du système impérial dans ses différentes composantes ? Nous dirons : quel est le principe dialectique, la loi immanente de ce type de renversement ? C’est énigmatique. Tout le monde sait bien que le mot Chine recouvre une puissance mais une incertitude. La Chine est devenue l’interrogation majeure de la planète en termes de puissance. - pourquoi et comment s’est installée de manière assez récente la disjonction contemporaine entre

philosophie et mathématique ? (je cavale dans des symptômes hétéroclites) Alors qu’elles ont été mêlées de l’Antiquité jusqu’à Descartes, et étayées l’une l’autre jusqu’à Husserl ? Petit à petit a œuvré, a travaillé un élément de disjonction entre les 2, qui est un élément dont nous héritons aujourd’hui et qui est devenu obscur. Ce qui existe est une spécialité, la philo des maths, mais elle ne porte pas remède à la disjonction : c’est un objet, donc une condition extérieure à l’être propre de la philosophie. On dira : qu’est-ce qui aujourd’hui organise le partage disciplinaire ? Question foucaldienne : comment sont

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organisés les partages disciplinaires, avec l’exemple abrupt de l’achèvement de la compénétration de la mathématique et de la philosophie. Ceci est important, car ceci change pour part le statut de la pensée : ce qui est identifié comme pensée n’est pas identifié de la même façon si vous soutenez la disjonction ou si vous soutenez la compénétration nécessaire. Ça porte bien sur qu’est-ce qu’un partage disciplinaire, et comment transite une identité de pensée dans un tel partage ? - d’où provient, d’où peut provenir que des intellectuels qui se situent eux-mêmes à la gauche et sont situés par l’opinion à la gauche du spectre de l’intelligentsia nationale en viennent à tenir des propos racialistes et répressifs ? On s’en indigne, et on proteste, mais le point énigmatique est : qu’est-ce que c’est que ce cheminement, ce déplacement ? Sous l’effet de quel système de forces immanentes, de déterminations de pensée, un espace considéré comme de gauche, progressiste au sens large, plein de générosité et de soutien aux droits peut-on en venir à de tels propos racialistes et ouvertement répressifs, dans la grande tradition des propos réactionnaires ? L’intéressant n’est pas qu’il y ait de tels propos, mais les gens qui les tiennent, et où ils sont situés. Ce point requiert une analyse, avec des concepts (comme le concept de gauche, analysé ici même).

- encore un autre point, qui est une variante : comment un grand pays cosmopolite, à tradition révolutionnaire, comment est la France, après tout, la France est un pays cosmopolite ne serait-ce que parce qu'elle a eu un grand empire intercontinental, c'est pas un trou perdu du fin fond de la steppe, la France, c'est une grande puissance impériale du passé, peut-être déclinante, peut-être tout ce qu'on voudra, mais c'est un pays originairement cosmopolite. On sait très bien que pour dire ce qu'est un français, il faut des critères du type état civil, raciaux etc… Donc comment un tel pays peut-il tenir les

collégiens des parties populaires des grandes villes pour ses ennemis intérieurs principaux ? Là aussi, si vous voulez, le fait qu'il ait fallu décréter l'état d'urgence pour quelque émeutes de collégiens par ci par là, c'est un phénomène dont on ne s'étonne pas assez, dont la dimension en fin de compte énigmatique ne nous frappe pas suffisamment. Sa dimension réactionnaire, répressive etc… est parfaitement limpide. Mais c'est étonnant qu'un grand pays à héritage historique immense et de très longue date cosmopolite dans sa composition immanente en vienne à décréter l'état de guerre intérieure contre qui ? Contre une fraction des collégiens des milieux populaires, il faut bien le dire, c'est comme ça. Quel est le principe de dérive dans cette affaire ? Qu'est-ce qui rend cela possible ? Que ce pays en vienne à cela, à tenir cette figure pour un ennemi intérieur, la figure qui demande une voie de répression féroce : des bandes de collégiens du pays, voilà. L'effervescence étatique sur ce point, avec des intellectuels médiatique à l'appui, la désignation de cela comme le pb numéro 1 du pays, est une affaire absolument pathologique. Et cette pathologie doit nous interroger non seulement sur la nécessité de prendre position sur ce point, mais qu'est-ce qui rend possible cela dans l'ancrage du pays lui-même ? Si on ne fait rien dans ce sens là, ce qui se passe est désorientant, essentiellement désorientant, et pas seulement réactionnaire, indigne ou réactionnaire. Le fait que ce soit désorientant est plus important. - Autre chose : d'où provient – question délicate et complexe – la raréfaction patente entre art de

masse et densité artistique ? D'où vient que ce qui a à l'évidence une densité artistique novatrice dans le champ de l'art coïncide de plus en plus rarement avec la possibilité d'un essai ou d'une réception de masse de la chose en question ? Ce n'est pas un jugement, mais ça constitue un problème. Le fait est que au 19ème siècle par exemple vous avez de manière patente dans la littérature des possibilités de coïncidence à grande échelle entre densité artistique maximale et la réception maximale : c'est le cas de Hugo, c'est le cas de Dickens, c'est le cas Tolstoï et c'est le cas de plusieurs autres. Et dans toute une partie du 20èle siècle vous avez cela à l'évidence au cinéma : c'est le cas de Chaplin, c'est le cas de Hitchcock et de beaucoup d'autres. Donc il n'est pas vrai du tout que dans l'histoire de l'art au 19ème et au 20ème siècle on ait une discordance nécessaire entre densité artistique maximale et la raréfaction du public. Je ne dis pas que c'est toujours le cas : il y a des choses de grande densité artistiques au 19ème siècle et au 20ème siècle qui n'ont trouvé qu'un public restreint, mais ce n'est pas une nécessité, et il y a un nombre significatif de contre-exemples. Il semble indubitable qu'il y a raréfaction de ces contre exemples depuis la fin du 19ème siècle, et qui affecte aujourd'hui le cinéma lui-même, où il semble bien qu'il n'ait plus capacité de figurer au rang de l'art de masse des productions industrielles. Je ne sais pas combien d'entre nous irons voir King Kong, mais on a l'impression d'être un peu seul si on n'y va pas. On a l'impression d'une solitude écrasante, et que c'est celle-là même du grand singe d'ailleurs, ce désastre de la solitude. Mais il faut prendre ce point comme une question et non comme une lamentation, comprenez bien. Il ne s'agit pas de dire que l'art de masse est supérieur à l'art élitaire ou l'inverse, ce n'est pas du tout ce que je pense. Je

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pense qu'il y avait une distribution relativement aléatoire et compliquée, qu'il y avait des figures dans lesquelles les choses se croisaient et d'autres dans lesquelles elles ne se croisaient pas. Mais là il semble que ce croisement est de plus en plus improbable, y compris dans ce qui a été au 20ème siècle l'art de masse par excellence, à savoir le cinéma, de même que le roman a été l'art de masse du 19ème siècle. C'est encore un phénomène désorientant : c'est un phénomène qui rend l'évaluation effective des processus artistiques aujourd'hui extrêmement compliquée en effet. Et surtout qui semble contraindre à une espèce de résignation élitiste sans avant-garde, qui n'est pas une bonne chose, qui n'a pas de dynamique propre, forte. - Autre chose : encore un symptôme en forme de problème. Pourquoi ouvrier est-il un mot politique

dans la France de 1840 où les ouvriers représentent moins de 10% et a presque disparu

aujourd'hui du vocabulaire politique alors qu'ils représentent beaucoup plus de nos jours, et où si

on ajoute les employés qui s'en distinguent à peine on arrive à presque 50% ? On dira "c'est le déclin du marxisme etc etc…". Mais ce n'est pas vrai car ouvrier était un mot politique pour Auguste Compte, qui n'était pas un marxisme flamboyant, qui considérait que… Ouvrier était intégré comme mot politique et l'est resté jusqu'aux années 70 à peu près, ie il n'y a pas longtemps. Sa disparition. Même Arlette Laguiller parle de Travailleurs, alors que son organisation s'appelle encore Lutte Ouvrière. Donc la contrainte de sa disparition est très puissante. Mais il n'y a aucune espèce de raison objective à cela : la thèse selon laquelle les ouvriers disparaissent est inexacte, ils sont bien plus nombreux qu'au moment où Marx en parlait, sans comparaison. Donc le destin d'un mot comme mot politique n'est pas corrélé à des données statistiques objectives. Donc il est corrélé à quoi ? Quelle est la signification de cette disparition ou de cette soustraction ? C'est un trait désorientant de l'époque, car ce mot avait une fonction d'orientation, de bien des manières : il fut un mot en particulier de la discipline populaire. Donc un mot à partir duquel s'organisait la subjectivité populaire, comme subjectivité certes distincte, séparée, dissidente, mais qui avait une puissance immanente de structuration et de discipline. Ça a été remarqué tout du long : ouvrier a été ce autour de quoi la dissidence populaire trouvait des systèmes de représentation qui lui donnaient consistance, et c'est on le verra au-delà un problème clé. Non la dissidence populaire, mais la discipline de type interne dont elle est capable. Donc la disparition de ce mot comme mot politique a des effets désorientants sans qu'on comprenne le mécanisme profond de cette disparition. Or il faut être très attentif à la disparition des mots, c'est un point d'une extrême importance. C'est une transformation immanente du champ de la politique comme pensée. - Autre question : dans quelles conditions s'est opérée la prise de pouvoir sur les masses, et

principalement sur les masses de la jeunesse, par la musique ? Quelle est l'origine exacte, le fonctionnement du pouvoir de la musique. Je pense que le pouvoir de la musique est beaucoup plus important que le pouvoir des images. Le pouvoir des images est devenu un lieu commun. Mais le fait que l'articulation subjective de la jeunesse se fasse autour de la musique, autour des musiques, réclame une explication. Le fait que ce soit établie une sorte d'indistinction musicale entre musique comme figure artistique novatrice, comme simple figure divertissement, comme rythmique pure, sont mises sur le même plan, étalées sur le même plan, et ce processus est lui-même une condition du pouvoir de la musique en tant qu'elle pluraliste et indistincte, ie pluraliste et sans hiérarchie. Finalement, comment ça s'est fait ? Quelle sont les csq ? Quelle est l'homogénéité de cela au monde contemporain ? Qu'est-ce que ça signifie pour le monde contemporain ? Cette question est difficile, d'autant que c'est consensuel. Remarquez qu'il y a une fête de la musique, qui n'est rien d'autre que la fête annuelle de son pouvoir. Vous savez qu'une fête célèbre toujours le pouvoir de quelque chose. Le pouvoir du désir, de la sexualité, du non-pouvoir, des esclaves, une fête célèbre toujours un pouvoir. La fête de la musique célèbre le pouvoir de la musique. Mais quelle est la nature exacte de ce pouvoir, sa nature subjective ? C'est le pouvoir du rythme : qu'est-ce qui a installé dans le monde contemporain le pouvoir du rythme, et l'ensemble évidemment de ses supports technologiques (ce ne sont que des supports, des instruments du pouvoir, et non le pouvoir lui-même). Ce pouvoir est une composante essentielle du monde aujourd'hui et sa nature n'est pas claire. - Autre chose : comment a trouvé prise en France, la France académique, l'installation de la

conception empiriste et grammairienne de la philosophie, la conception américaine ou anglo-

saxonne (les nominations varient) ? Conception extraordinairement tendue envers les autres, qui se définit elle-même comme la seule conception possible et praticable de la philosophie, que je définis comme ajointement entre une conception empiriste et une conception grammairienne (philosophie

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analytique, nom partiel). Il est clair que l'espace philosophique en France, y compris l'espace universitaire, a été originairement hostile à cette conception, depuis Descartes. C'était l'opposition Locke-Descartes. Il y a une hostilité française à l'empirisme d'abord, puis à l'empirico langagier d'aujourd'hui, et tout se passe comme si cette hostilité était défaite petit à petit et qu'on arrivait à l'installation possible de ce parti. C'est une description, pas un jugement. Or je tiens qu'une des caractéristiques essentielles de la philosophie française était de se construire comme philosophie du concept, donc comme philosophie qui ne pouvait être ni empirique, ni langagière, précisément (c'est le paradigme cartésien). Philosophie du concept qui va jusqu'à Deleuze, avec des variantes, mais avec le point en définitive central que la philosophie est en dernier ressort création de concepts, production de concepts, exhibition de concepts : c'est le cœur de l'activité philosophique, de la pragmatique philosophique (non pas comme étude figée, mais comme mouvement, interrogation dans la pensée). Or le dispositif empirico-langagier est tout à fait autre, à quel moment les digues ont-elles cédé ? Comment les figures de résistances se sont-elles ébréchées, de sorte que ce qui paraissait inconcevable dans les années 60 ou 70 soit aujourd'hui largement installé ? Et s'il s'installe – comme une tumeur j'allais dire – il s'installe avec ses propres normes, sa propre finalité ? Comment s'est-il installé ? Je ne le sais pas moi-même. Hypothèses plates sur l'importance des universités américaines et son influence etc…, mais tout cela est empiriste. Quel défaut de la cuirasse, de l'intérieur, a rendu possible cela ? La disjonction philosophie mathématique a probablement un rôle là dedans, les questions s'enchevêtrent. - Autre point : y a-t-il réellement fusion ou confusion de l'image et du réel à travers les technologies

numériques, les images virtuelles etc… ? Ce pont-aux-ânes de la virtualisation de tout et de l'inséparabilité objective entre image et réel, est-ce que ça correspond à quoi que ce soit d'effectif ? Ou bien est-ce que c'est simplement une discursivité idéologique ? Assistons-nous véritablement à des zones d'indiscernabilité effective entre la virtualisation numérique, les images artificielles etc… Sommes-nous entrés dans le monde du virtuel et de la proposition indistincte de l'image ? C'est une question prégnante et assez obscure. En définitive, de quelle théorie du réel elle se soutient ? C'est ça la vraie question. Pour pouvoir dire que image et réel sont en voie d'indistinction à travers la virtualisation numérique de représentation elle-même, la déconstruction des indices réels distinguant finalement l'image de la représentation, il faudra une théorie du réel particulière, en vérité une théorie empiriste du réel, pour que ça se recoupe. Si vous n'avez pas cette théorie du réel, ça veut dire quoi, ça ? Est-ce que c'est pas simplement ce qu'on voudrait que nous pensions ? Est-ce que ce n'est pas une idéologie au sens courant, ie qch qui participerait de l'ordre général du monde tel qu'il est nécessaire pour sa perpétuation qu'il se représente lui-même ? Si l'image et le réel sont substituables, alors vous êtes entraînés dans une théorie du réel qui est hors d'état de vous proposer ce que j'appelle un point, ie hors d'état de vous proposer quelque chose à propos de quoi il faille impérativement décider. Moi je soutiens que la thèse de

l'indistinction de l'image et du réel est en réalité une thèse sur la volonté, sur la décision. Je ne développe pas, mais ceci donne une interprétation complexe du monde des images, du virtuel etc… c'est un énoncé important qui signifie ou a pour finalité de dire que toute décision est vaine, car toute décision

est déjà pré-ensevelie dans les images qui lui correspondent. - Autre chose : pourquoi s'installe-t-il une hégémonie de la danse dans le spectacle vivant ?

Pourquoi y a-t-il en particulier une corrosion progressive du théâtre par la danse ? Pourquoi d'une certaine façon la danse (inventive, aujourd'hui, que je défends, je ne parle pas d'elle-même mais de son hégémonie sur le spectacle vivant) ou ce qui la transite, à savoir l'autorité du corps sur le texte, domine-t-elle ? Il ne s'agit pas de trancher entre corps et texte, mais de constater un fait : l'hégémonie du corps sur le texte ou, dans les catégories du matérialisme démocratique, l'autorité du corps sur le langage, ou l'autorité du langage du corps sur les autres langages. Voilà. C'est une question significative, car elle est très liée aux configurations idéologiques contemporaines. Ce n'est pas de la responsabilité de la danse : la danse est installée dans des configurations qui la dépassent, plus essentielles au corps sociale que la danse elle-même (qui est dans une période d'intense créativité). - Enfin : pourquoi la quasi invisibilité de la poésie ? Il y en a, il y a des poètes, de grands poètes, mais il y a invisibilité, surtout si on compare à d'autres époques ce qu'a pu être son audience large, populaire, relayée par son audience scolaire. A ma génération, l'une des disciplines scolaires était d'apprendre un nombre considérable de poèmes, les avoir comme un trésor subjectif, disponible. On ne le fait plus, on le fait maigrement, on le fait mal. Cette espèce d'archipel de la langue qu'est le poème, cette sorte de ressource infinie et immanente de la langue qu'est le poème est éloignée, est mise dans l'invisibilité

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craintive (qui se solde par le fait que les éditions de poésies sont confinées dans des espaces de plus en plus étroits). De même que je disais que la théorie des images, leur souveraineté, était en réalité une proposition qu porte sur la décision, je pense que la quasi invisibilité de la poésie porte sur la déclaration. Parce qu'un poème, quelque soit son régime stylistique, est une déclaration, il fonctionne comme cela : ce n'est pas une narration – sauf l'épopée – c'est une déclaration. Le poète déclare quelque chose qui s'impose à l'examen de tous, au nom seul de sa vacuité ou de son immanence. C'est une déclaration sur la ressource infinie de la langue dans ce qu'elle charrie de prononciation sur e qui est. De même que le monde contemporain par des ressources subtiles tente de porter atteinte à la décision (il veut enseigner qu'en réalité on ne peut rien décider, ou que tout est déjà décidé), et bien on n'a pas réellement le droit de déclarer. Le poème est le lieu de la déclaration, de l'infini comme déclaration. L'ensemble de ces points je vous les livre comme symptôme de désorientation, car ce sont des

points de concentration du monde contemporain dont la figure même est énigmatique, à propos

duquel le monde ne propose pas de cadre général. Il les entérine en son propre sein. Je rebondis immédiatement à partir du poème, à propos de 2 énoncés, dans paroles d'archipel Page 411 pléïade, dans le recueil intitulé "Quitter" (le titre me plaît, c'est sûr que nous avons à quitter qch). Ce sont des déclarations, Char est déclaratoire, parfois à la limite du sentencieux, à la fin des années 50, et l'archipel de 60. Je vous les fais entendre : "Dans la marche" : "nous ne pouvons vivre que dans l'entre-ouvert, exactement sur la ligne hermétique de partage entre l'ombre et de la lumière, mais nous sommes irrésistiblement jetés en avant tout ce que notre personne prête aide et vertige à cette poussée". Je voudrais revenir sur l'expression : "la ligne hermétique de partage de l'ombre et de la lumière" comme récapitulatif de tout ce que j'ai di avant. Chaque point a quelque d'hermétique, d'énigmatique, et on sent bien que c'est parce que n'est pas fait à son propos le partage entre l'ombre et la lumière. Quand nous sommes confrontés à ces points, en effet, nous sommes exactement confrontés à cette ligne hermétique de partage entre l'ombre et la lumière, et évidemment nous allons êtres poussés dans le franchissement de cette ligne, soit du côté de l'ombre, soit du côté de la lumière. C'est pour ça que cette question est de savoir comment franchir la ligne hermétique entre la disposition de l'ombre et la disposition de la lumière. Et un peu plus loin Char parle du sentiment qu'on peut avoir aussi aujourd'hui qui est le sentiment d'être plus proche de quelque chose qui semble à la fois finir et ne pas devoir finir que d'un commencement, il dit ceci : "pour l'aurore, la victoire c'est le jour qui va venir, pour le crépuscule, c'est la nuit qui engloutit. Il se trouva jadis des gens d'aurore. A cette heure de tombée, peut-être, nous voici". Alors là je retiendrai "à cette heure de tombée, peut-être, nous voici". C'est la même chose, peut-être, mais à cette heure de tombée, ie là où la menace, la menace de la nuit, peut-être avons-nous à être des gens des crépuscules. Des gens du crépuscule, non pas au sens où nous serions ce par quoi transite la nuit, mais des gens du crépuscule qui tiennent en eux-mêmes, justement, la survie du jour, des gens qui au moment de la tombée ne vont pas consentir. Nous voici à l'heure de la tombée, mais non pas à celle du consentement : il faut au contraire que le jour soit retenu. Absolument comme les gens d'aurore étaient ceux qui était fait pour qu'un commencement demeure, qui ne soit pas englouti, qui ne soit pas prématurément englouti par le jour. Nous, nous serions des gens qui se retiendraient de consentir à la nuit. Pour conclure cet examen anarchique du monde, je voudrais vous recommander 3 livres sur des points liés à la conjoncture. 1° Tout d'abord, sur la question de la ville et de l'émeute, les émeutes urbaines, les émeutes de banlieue. J'ai dit la dernière fois que le simple mot banlieue fonctionnait aujourd'hui comme un mot d'exil, exil hors de l'espace de la ville. C'est pourtant la ville, à moins que l'on n'appelle ville, petit à petit, que là où les riches sont retranchés. La ville est l'espace général de la socialité urbaine dans son ensemble. Ce qu'on appelle banlieue, c'est la majorité de l'espace de la ville et de ses habitants. Et alors, à propos de la ville et de sa relation à l'émeute, précisément, de son caractère en définitive toujours fécond, difficile, obscur, de la relation entre émeute, insurrection et ville, je vous recommande le livre superbe de Eric Hazan, l'Invention de Paris. C'est un livre au sujet de la ville, admirable par sa connaissance extraordinaire de Paris, mais aussi surtout par l'intimité du rapport qu'il établit entre la ville et le destin d'émancipation qu'elle porte pour les masses de gens qui y habitent. Il y a des pages admirables sur les différentes insurrections parisiennes, 1830, 1848, la Commune etc…, et vous y trouverez aussi, ce qui est revigorant, une vision optimiste du devenir de Paris. Ie enfin de compte, on n'arrivera pas à enclore Paris

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dans les murailles du conservatisme. Il y a eu bien d'autres époques on a cru qu'on y arriverait, que Haussmann l'a cru, des époques où ont sévi les urbanistes réactionnaires, mais en réalité Hazan soutient la thèse selon laquelle la ville restera effervescente à condition qu'on comprenne que son espace s’agrandisse, que son espace ne peut être dessiné, clôturé, pas même par le périphérique. Périphérique dont il dit des choses admirables, comme nouveau rempart d’une ville qu'on souhaiterait close mais qui ne parviendra pas à se clore. 2° à propos de la question coloniale, agité de toute part depuis qu’il y a eu une loi qui enjoignait de considérer sa dimension positive. Je pense qu’il y a un point important à saisir dans le colonialisme, qui n’est pas de savoir si on objectivement on a construit des routes, des hôpitaux etc… mais quelle était la subjectivité coloniale, de part et d’autre, et quelle était-elle en profondeur ? quel était en particulier le degré de retranchement hostile et taciturne des populations dominées par rapport aux colonisateurs ? on a peu de renseignements là-dessus. devant la quotidienneté de l’occupation, La masse des gens, c’était quoi. Bowles, la Maison de l’Araignée, livre admirable là-dessus, sur les années 20-30. Le témoin est américain. Il touche la dissidence intime, prépolitique, de la population colonisée. La manière dont elle ne consent qu’en apparence à la situation, mais qu’il y a une réserve subjective profonde qui fait qu’en vérité elle n’y a jamais consenti, sans que ça prenne la forme d’une rébellion explicite, ou d’une conceptualité politique claire. Comment, dans la subjectivité du côtoiement du colonisateur, il y a eu une résistance infranchissable, qui explique la durée brève de la colonisation au Maroc (un demi siècle). Pourquoi ça ne s’est pas installé plus durablement ? car en profondeur ça n’a jamais eu lieu. ça a été une surface, une surface maintenue par la force articulée, une surface qui transformait la profondeur. Mais en profondeur ça n’a jamais eu lieu car il n’y a pas eu de consentement authentique de ceux qui en étaient l’objet. Il le dit en tant que romancier. C’est dit dans la profondeur des personnages : il l’a vu et l’a écrit. 3° sur l’esclavage et sur Napoléon. Il y a une querelle sur faut-il célébrer Austerlitz, est-ce qu’on l’aime ou pas, la grandeur de la France, la République etc… Sur la relation entre la Révolution Française, l’esclavage, St Domingue (Haïti) : The Black Jacobins (Toussait Louverture et la Révolution à St Domingue), C.M.R James. Bonaparte a tenté de reconquérir l’île, de remettre l’esclavage, et l’assassinat de Toussaint sur ordre de Bonaparte. Maintenant, reprenons un fil plus directement conceptuel. La dernière fois nous avons commencé la construction d’un espace de repérage des données subjectives contemporaines en proposant une opposition binaire entre le matérialisme démocratique et la dialectique matérialiste. Je rappelle que l’axiome du matérialisme démocratique est il n’y a que des corps et des langages, cependant que l’axiome de la dialectique matérialiste est il n’y a que des corps et des langages sinon qu’il y a des vérités. Vous voyez que en définitive je propose une organisation du repérage subjective autour de ce qui va être une logique de l’exception (sinon que). Nous avions déjà dit que un 1er déplacement effectué par ce partage est qu’il instaure une division du matérialisme, et non une opposition entre idéalisme et matérialisme. On est dans l’élément du matérialisme, et il est scindé. C’est la 1ère remarque qu’on avait faite. Il y a une 2nde remarque à faire : dialectique, en tant qu’adjectif, était autrefois opposé à métaphysique. Dans le dispositif marxiste traditionnel, il y a le couple matérialisme / idéalisme, et le couple dialectique / métaphysique. On a 2 couples, et on oppose le matérialiste dialectique à l’idéalisme métaphysique, si on prend les polarités extrêmes. Le remaniement consiste à dire qu’il y a 2 figures possibles du mat lui-même, corrélé à l’idée que Dieu est mort, que l’idéalisme est fini. Et 2nde opération, l’opposition entre dialectique et métaphysique est terminée. Pas d’opposition entre dialectique et métaphysique ici. Pourquoi les marxistes les opposaient-ils ? Car métaphysique est une philosophie de l’un ou de l’immobile, et dialectique était philo du mouvement et de la contradiction. On a mouvement et contradiction d’un côté, et identité et immobilité de l’autre. Donc l’immuabilité et l’identité divine, métaphysique, étaient opposées à une pensée du mouvement comme contradiction vivante. Cependant que matérialisme (comme primat de la matière sur l’esprit) était opposé à idéalisme. Je tiens à préciser que dans mon repérage il n’en va pas ainsi : dialectique n’est pas opposé à métaphysique au sens où la contradiction serait opposée à l’identité. Il faut bien comprendre ce point. En réalité dialectique désigne un opérateur qui instaure la possibilité d’un excès dans la figure d’une exception immanente. C’est un peu technique. Ça veut dire quoi ? ça veut dire qu’il y a possibilité que quelque chose vienne en excès de la stricte répartition des corps et des langages. C’est ce qu’affirme la dialectique mat. Cet excès, en réalité, n’est ni une synthèse des 2 termes précédents, ni non plus un terme supplémentaire, qui ferait

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qu’on compte le 3ème terme comme ontologiquement distinct. Dialectique va tenter de désigner (c’est la clé de tous les pb) la possibilité du 3 par rapport au 2, donc d’un excès sur le 2, ie que nous ne soyons pas contraints ou chevillés à la dualité, sans que ce 3 introduise un terme supplémentaire isolable et sans qu’il soit une synthèse. Il va être en exception du 2, il va nommer l’écart du 2 (tout 2 contient un écart) : il va désigner cet écart dans la figure d’une exception au 2 qui est en quelque manière exception immanente. Il y a un entre 2, l’entre-ouvert de Char, il n’est pas réductible à l’ouvert, il n’est pas non plus fermé. C’est l’entre corps et langage mais il n’y a que corps et langage. L’entre-ouvert ne signifie pas qu’il y a autre chose que de l’ouvert et du fermé. Il est précisément l’écart entre ouvert et fermé. Ici c’est pareil : exception immanente entre les 2 termes se réalisant comme excès sur le 2. Alors c’est pour ça que je dis que dialectique ne renvoie pas à la contradiction ni à la synthèse. C’est un schéma non hegelien de dialectique. C’est une exception immanente : quelque chose fait exception au 2 à l’intérieur du 2 lui-même. Si on veut se le représenter on se le représentera comme l’écart qui est immanent au 2. Alors c’est quoi cet écart ? C’est le moment où la conjonction est indiscernable de la disjonction. On peut dire l’écart sous la forme du i y a et corps et langage, mais on peut aussi dire qu’il n’est ni corps ni langage. Si vous dites et corps et langage vous dites l’écart, mais si vous dites ni corps ni langage vous le dites aussi. Il faut conclure que la dialectique c’est la possibilité que ni ni veuille dire la même chose que et et (c’est l’intuition deleuzienne). C’est indiscernable. Donc c’est une disjonction conjonctive ou une conjonction disjonctive. Deleuze parlait de synthèse disjonctive, mais je suis réticent à aller jusqu’à synthèse : l’équivalent du et et et du ni ni comme point d’exception au 2 immanent au 2 lui-même. Ce qui permet de dire il n’y a que des corps et des langages (matérialisme) sinon que il y a ce point possible où le et et et le ni ni sont indiscernables, et qui est le point le conjonction disjonctive des 2 donc de ce qui est en exception des 2. L’intuition centrale c’est que c’est cela qui constitue un présent. Un présent n’est constitué que si se constitue ce qui est en exception du 2. Dans le mat démo, pas de présent. Dans le 2, il n’y a pas de présent, nous vivons sans présent. Je reviendrai sur cette figure de la temporalité. Parenthèse : c’est car il n’y a pas de présent qu’on a une obsession de la mémoire. La dernière fois je disais histoire, et l’un de vous m’a fait remarqué que j’aurais du dire mémoire. D’accord. La conservation du passé est la rançon payée à l’absence de présent. Je vais vous dire une chose : quand le présent est intense, le passé cède au présent. Le passé est ce à partir de quoi le présent est reconstitué dans sa propre visibilité. Donc il n’y a pas de présent car il n’y a pas de dialectique, de point où le et et et le ni ni s’équivalent. Quand on est asservi dans la contrainte des corps et des langages, alors ce qui surgit est au contraire le passé sous quelle forme ? sous la forme très étrange d’un impératif : le devoir de mémoire. C’est une expression très étrange : c’est comme si la conservation du passé prenait la forme d’un impératif. Mais en réalité s’il y avait un présent vivant, le passé ne pourrait pas être dans la forme de l’impératif. Il circulerait du point du présent lui-même, il serait vivant par le présent lui-même, il aurait la vie du présent, il serait incorporé à la vie du présent. C’est la nécessité absolue de constituer le passé et de le justifier dans la figure de impératif, qui finit par prendre la forme de la loi, il finit par prendre la forme de la loi. C’est l’enfermement du passé dans la loi. L’étape qui le mène à la loi c’est le devoir, il est conservé sous la forme d’un impératif et est alors tout près d’être recueilli et figé définitivement dans la forme de la loi. Ce n’est possible que car il n’y a pas de présent. Par contre, dans la dialectique matérialiste, on a la possibilité de la représentation du présent en tant que disjonction conjonctive précisément. Ie le présent c’est ce qui finalement rend possible une contemporanéité, ie le fait que soit dans le dans présente vivant et cela et cela et encore autre chose, ou que nous soyons au présent, vous, moi, d’autres. Donc et et. Mais c’est aussi ce qui est irréductible et au passé et à l’avenir. Donc c’est un ni ni. Le présent comme déploiement c’est précisément le moment où le et et (et ceux-ci et ceux là sont contemporains dans la figure d’un présent affirmatif) et c’est aussi ce qui n’est justement pas sous la loi du passé ou commandé par l’avenir. Donc le présent c’est un régime d’autosuffisance de la contemporanéité. A partir de là, elle peut s’élargir en passé, en avenir etc…, mais elle ne peut le faire que sur la base d’une autosuffisance reconnue de la contemporanéité comme telle. Cette insuffisance elle se fait au point de l’intervalle lui-même, ie au point où on est dans un ni ni (ni passé i futur) et dans et et (et ceci et cela). C’est la vitalité du présent. Le mouvement de la dialectique matérialiste va être donc de reconnaître la constitution du présent et de concevoir que la relation fondamentale dans laquelle la subjectivité peut se constituer comme subjectivité affirmative n’est pas du tout comme le matérialisme démocratique la relation entre le passé et l’immédiat. Ce qu’on peut dire c’est que l’absence du présent est colmatée par la prégnance de l’immédiat. Cette distinction est très importante : le présent n’est pas l’immédiat. Le présent est bien plus fondamental que l’immédiat. On n’a pas de relation avec l’immédiat. Le présent est une donnée logique, dialectique, c’est la donnée de l’intervalle comme tel dans la figure de l’indiscernabilité entre le et et et le

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ni ni. L’immédiat est la donnée empirique de ce qui transite. Il est non subjectivable, il est un immédiat de l’objectivité. L’absence de présent se réalisme dans le mat démo comme autorité de l’immédiat. Cette autorité de l’immédiat explique dans une large mesure la souffrance des jeunes. La souffrance des jeunes est patente, c’est l’asservissement à l’immédiat. C’est une contrainte terrible qui se donne les apparences de la jouissance et se réalise en réalité comme destruction. Le fait de l’autorité absolue de l’immédiat est un prix payé à l’absence de présent. Il faut relever la contradiction entre immédiateté et présent. La relation fondamentale qui caractérise le matérialisme démocratique du point de vue de la question du temps est la relation entre immédiat et passé. La contrainte de l’immédiat est assortie d’un devoir quant au passé. La législation sur le passé est ce qui donne une apparence de profondeur à la fugacité et caractère destructif de l’immédiat. Il y a devoir de mémoire car il n’y a pas de présent mais seulement de l’immédiat. On ne peut rien construire sur l’immédiat, donc on colmate la fuite permanente de tout dans l’immédiateté par la législation monumentale sur le passé. Et vous voyez comment c’est homogène : le fait qu’il y ait des lois est homogène au fait qu’il y a seulement de l’immédiat, la loi est une assurance contre la perversion de l’immédiat. Il y a quelque chose d’autre que la circulation marchande indéfinie et l’asservissement de tout le monde à l’immédiat. C’est quoi ? Le passé, sous forme négative, conservatrice, sacralisée etc… Il y a un passé qui ne se réalise que comme morale, loi et religiosité délabrée, culte misérable. Le devoir de mémoire c’est ce qui réalise dans la société contemporaine la corrélation impossible entre la profondeur du passé et l’absence du présent. C’est une relation sans relation, une relation qui ne relie rien, car l’immédiat ne se relie à rien, il n’est ni relié ni reliable (c’est ce qui le caractérise). Et donc il va avoir une garantie abstraite dans l’extériorité législative du devoir quant au passé. Quelle va être la relation fondamentale dans la dialectique matérialiste ? C’est la relation entre le présent et l’éternité. On peut en somme articuler l’opposition entre mat démo et dialectique matérialiste : d’un côté la temporalité s’édifie sur la relation sans relation entre l’immédiat et le passé (je dis sans relation car l’immédiat ne se relie pas vraiment au passé, il va être sous sa garantie législative, formelle et conservatrice). Il y a injonction législative de conserver le passé pour que l’immédiat fuie un peu moins. De l’autre côté, relation du présent comme constitution dialectique dans sa relation à l’éternité. Partout où un présent s’et constitué quelque chose d’éternel va advenir, en un sens qui demande à être recomposé. Les 2 dispositions subjectives vont être enracinées dans des temporalisations absolument différentes. L’enjeu c’est de réinventer l’éternité dans sa corrélation au présent, et de le f aire au régime dialectique de l’exception immanente, et pas au régime de la séparation ou de l’extériorité transcendante. Il s’agit que l’éternité soit immanente au présent comme production vivante, comme création. Un présent ne peut être que créé, sinon c’est de l’immédiat. Le cheminement est donc de réintroduire la dialectique matérialiste dans l’amplitude qui fait que le présent a comme production immanente en régime d’exception quelque chose comme l’éternité d’une vérité. Alors ça c’est un trajet, ça ne va pas de soi, c’est une construction. Cette construction sera notre propos par la suite. Je vous en donne l’échelonnement. Je vous propose 11 étapes : - thèse 0 : on appelle monde un lieu de l’être là des multiplicités (définition). Monde est un espace d’apparaître. Commentaire : l’être comme tel n’est que multiple pur, et monde est un lieu de leur être là, où elles apparaissent en soi. L’apparaître est une catégorie qui ne relève pas du phénomène, de la représentation, de la subjectivité. - thèse 1 : il y a des mondes, il n’y a pas un monde ou un univers. Il y a multiplicité des lieux d’apparaître pour les multiplicités. Les multiplicités apparaissent multiplement. Donc réintroduction de la thèse de la multiplicité des mondes, à nouveaux frais, thèse capitale car il y a des vérités toujours référés à des mondes qui peuvent être distincts. - thèse 2 : la pensée de ce pluriel est possible. On a souvent présenté la thèse de la pluralité des mondes comme un obstacle à leur pensée. Aujourd’hui, c’est le relativisme culturel : il y a des mondes, des cultures, des langage,s et que ces corps pris dans ces langages ne communiquent pas. La pensée de ce pluriel n’est pas nécessairement possible pour le relativisme cult. Nous soutiendrons nous que la pensée de ce pluriel est possible, ie qu’il y a une logique des mondes. Les mondes sont discernables selon la logique qui est la leur. Il y a des logiques des mondes. C’est le T. Penser la pluralité des mondes c’est penser la pluralité de leur logique, ie la pluralité des logiques de l’apparaître. - thèse 3 : il y a des événements. Event étant défini comme un changement dans le monde non pas du monde mais de sa logique. Un événement n’est pas une modification du monde mais une modification de

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la logique du monde concerné. Donc l’événement touche à la logique de l’apparaître. C’est une destruction ou une rupture dans la constitution logique du monde lui-même, et pas une simple transformation dans le monde. Le transcendantal peut être modifié. La logique des mondes peut changer. - thèse 4 : la pensée de l’événement est possible. Il peut y avoir une théorie du changement réel, ie du changement des conditions d’existence du monde (et pas seulement d’un changement interne au monde). C’est une thèse du matérialisme démocratique qu’il ne peut rien y avoir de tel : les conditions de possibilité de notre monde nous dit on ne peuvent pas être changées. « la révolution est une utopie », « les ruptures c’est mauvais », « les lois économiques sont là » en sont les formules empiriques de la propagande quotidienne. Le noyau philosophique : c’est pas de changement dans le transcendantal du monde. On nous invite à nous adapter aux changements mais la loi du changement n’est pas modifiable (vous avez intérêt à vous adapter !). cette nécessité de la réforme (= l’adaptation au transcendantal du capitalisme du monde contemporain) est l’envers de la thèse selon laquelle tout changement de transcendantal est exclu. Là on va poser que il y a de l’événement et que sa pensée est possible. Elle est strictement possible : on peut penser l’événement dans son être, dans son apparaître, dans ses conséquences. 3 régimes de pensée appropriables à l’existence effective d’événement. Dans son être : auto-appartenance. Dans son apparaître : intensité maximale. Dans ses csq : comme relève d’un inexistant. On le verra. Nous ne sommes rien soyons tout : c’est la relève de l’inexistant. Ici c’est une internationale généralisée ! - thèse 5 : tout événement laisse une trace. Cette trace sera identique à l’inexistant relevé. Le terme inexistant en tant que relevé sera trace de l’événement - thèse 6 : autour de cette trace, peut apparaître un nouveau corps (exception immanente : il n’y a que des corps et des langages, ce qui se constitue autour de la trace est de l’ordre du corps). La condition de possibilité du transit du présent à l’éternité est l’apparition d’un nouveau corps (pas seulement agencement ou recomposition de corps préexistants). Comment un nouveau corps peut coaguler ou cristallier autour de la trace. On va avoir une compatibilité nouvelle des multiplicités qui va faire surgir la nouveauté d’un corps. - thèse 7 : ce corps va porter la forme d’un sujet. Ce nouveau corps va être objectif mais stt subjectivable. Il va s’installer dans le monde concerné comme support d’un sujet. - thèse 8 : ce corps subjectivé va créer point par point une vérité. L’ordre propre de production du corps subjectivé, c’est une vérité. Evénement, trace, possibilité nouveau corps, forme subjective, production de vérité point par point. - thèse 9 : cette vérité est éternelle. Bien que produite dans un monde, elle est reconnaissable comme telle dans tout monde. Donc elle est l’objet possible d’une résurrection transmondaine. Elle est réactivable dans tout monde. Ça ne veut pas dire qu’elle est constamment réactivée. Eternité = existence transmondaine, ie communication entre les présents. Il y a présent quand surgit un nouveau corps, on le montrera (ex de la rencontre amoureuse). Le présent de l’autre monde reconnaît le présent du 1er monde. Les présents communiquent par l’appropriation possible des vérités. Le transit du présent à l’éternité passe par la production du corps sujet.

JANVIER 2006

La dernière fois nous étions restés à l’énumération d’une dizaine d’énoncés, où se récapitulait le trajet qui conduit du monde, de la pensée du monde tel qu’il est là à l’éternité d’une vérité, telle que quoique éternelle elle a procédé, elle a été créée, dans un monde (et donc aussi dans un temps, nous y reviendrons) et se trouve par csqt disponible dans notre monde ou dans un de nos mondes. C’est ce trajet là qui était dessiné et la chaîne de concepts qu’il présuppose, qui va de l’évidence de la présence d’un monde, ie de l’apparaître, là, d’une configuration d’un multiple pur, à la configuration singulière d’une vérité dont on admettra à la fois (c’est le pb) qu’elle a été crée, qu’elle est singulière en ceci qu’elle procède d’une création en un monde déterminé, et que cependant elle est éternelle au sens d’une disponibilité pour tout monde, d’une disponibilité qui la détache de son… singulière au monde. Détachement qui n’est pas réel, sans effacer ou raturer son pouvoir, mais elle est rendue dispo dans plusieurs mondes sous des conditions dans lesquelles nous reviendrons. Je redonne la liste des 10 énoncés : 0 un monde est un lieu de l’apparaître (énoncé antérieur aux énoncés qui structurent la trajectoire proprement dite) 1 il y a des mondes et non pas un monde, ou un univers (qui serait le seul monde, l’univers serait le

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monde sous condition qu’il n’y ait qu’un monde). On opposera donc le pluriel des mondes à l’unicité de l’univers. 2 la pensée de ce pluriel des mondes est possible, et en réalité la pensée n’est rien d’autre que ce qu’on peut appeler la logique 3 il y a des événements, étant entendu qu’un événement est une modification ou une transformation de la logique elle-même. Un changement peut affecter la loi des changements, ie un chgt du transcendantal du monde. Distinguons entre un changement réel et un changement qui affecte la logique du changement réel. On appellera événement une transformation pour autant qu’elle affecte la logique de la transformation, ie la logique du monde. 4 la pensée de l’événement est possible. Cette thèse est articulée : elle est possible dans son être (l’être de la multiplicité événementielle est pensable, avec l’auto-appartenance comme critère), elle est possible dans son apparaître (ie dans les connotations logiques ou topologiques de l’événement, l’événement apparaît dans un monde, et la pensée de l’apparaître de l’événement est praticable) et l’événement est enfin pensable dans ses csq, dans le système de ces csq. Donc la pensée de l’événement est triplement possible au regard de la logique des mondes : ontologiquement, logiquement, réellement (si on appelle réelle la pensée telle qu’elle s’effectue dans le registre des csq). 5 tout événement laisse une trace. Je rappelle que la trace est toujours dans la figure de la relève d’un inexistant. Il y a un point inexistant dans le monde, et la csq 1ère d’un événement est toujours la figure de la relève d’un inexistant, ie de faire apparaître l’inexistant d’un lieu sous une intensité maximale, alors qu’il était là avec une intensité minimale. C’est ce que j’appelle sa relève. Allégoriquement, je cite toujours sur ce point l’Internationale : nous ne sommes rien, soyons tout etc… mais en réalité c’est une figure générique. Tout événement s’atteste de ce qui rend possible la relève d’un inexistant. C’est pourquoi il faut être attentif, lorsqu’on est dans la question de vivre vraiment, d’abord à ce qui inapparaît, à ce qui inexiste, et non pas à ce qui se donne dans la brillance d’apparaître maximale. Car c’est toujours dans la métamorphose de ce qui inexiste que se fait la signature de l’événement, que l’événement est toujours venue à l’apparaître de ce qui n’apparaissait pas, de ce qui était là, mais sans y apparaître. Cette relève de l’inexistant va constituer la trace de l’événement. 6 autour de cette trace peut apparaître un corps nouveau (c’est probablement le moment matérialiste essentiel, le moment matérialiste de la théorie des vérités éternelles). Ce n’est que selon l’apparition d’un corps nouveau qu’une vérité peut procéder dans un monde et que donc qch peut apparaître qui soit en exception de ce qui apparaît. Ie il y a des corps et des langages, sinon qu’il y a des vérités, mais le il y a des vérités est lui-même corporel, il n’échappe pas à la loi matérialiste des mondes. Il faut qu’il y ait un nouveau corps pour qu’une vérité procède en un monde, et la théorie du corps en tant que corps de vérité ou subjectivable est le cœur du pb. Pourquoi ? Car c’est le moment où vous engagez une logique de l’exception, ie qch s’excepte de l’uniformité ou de l’équanimité des langages et des corps sans admettre pour autant que cette exception se fait du point d’un autre monde, ou d’une transcendance ou d’une altérité radicale. Il faut donc pouvoir penser le sinon que ou l’exception en immanence à la matérialité. Il n’y a donc pas d’autre recours que de dire le sinon que des vérités, le fait qu’il y ait une exception à la loi monotone de l’équivalence démocratique des corps et des langages, cette exception n’en est pas moins armaturée dans la matérialité elle-même. Elle fait corps. Naturellement ce n’est pas un corps disponible, c’est un corps nouveau, un corps qui doit procéder dans le monde et se constituer comme corps inaugural. Donc l’énoncé 6 est décisif et complexe. C’est le point de savoir comment il y a un avenir matériel de la coupure événementielle : l’événement fait coupure dans la logique du monde mais ce ne serait rien, ce ne serait qu’un éclair ou une césure oubliée si ne procédait pas à partir de la trace de cette coupure la constitution d’un corps nouveau. C’est là le centre matérialiste du pb : la dialectique de l’exception n’est matérialiste que sous la condition qu’elle rende rationnel l’hypothèse d’un corps de vérité. Et donc d’une éternité d’abord portée par le corps, le contraire d’une éternité spirituelle, une éternité qui n’est justement ni celle d’un dieu ni celle d’une âme. Une éternité qui est portée par un corps dans un monde singulier et qui crée ce faisant une disponibilité universelle. 7 ce corps peut porter la forme d’un sujet (on l’appellera un corps subjectivable, sujet désignant un formalisme tel que du point de ce corps procède une vérité, et que les csq de l’existence de ce corps sont subjectivées comme vérité). 8 le corps subjectivé crée point par point une vérité (la production singulière du nouveau corps tel qu’il porte la forme d’un sujet se nomme vérité mais ça se fait point par point, ie ce n’est pas un processus continu ou garanti). Ie la création d’une vérité dans un monde est un processus discontinu (point par point). Le corps seul ne garantit pas la production de vérité, c’est le corps dans la procédure du tramé point par point de ses effets qui peut la garantir. Et les points, c’est une donnée de la situation, du

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monde. Le corps procède de façon matérialiste à l’intérieur du monde en tant que le monde lui propose des points. Le fait de dire que la vérité procède point par point comme production du corps subjectivable s’oppose absolument à une toute autre thèse qui est que dès lors qu’il y a le corps subjectivable, alors des effets de vérité s’ensuivent. Ce qui a été par exemple au 20ème siècle la théorie du parti : quand vous avez constitué le corps, le contrôle ou la maîtrise des effets de vérité est sous la garantie de ce corps. Seulement c’est oublier que le corps n’agit que point par point en définitive, et que rien ne garantit qu’en tant que corps il dispose des ressources (qui sont des ressources subjectives) du traitement des points en tant que point. Il s’avérait incapable de traiter un point, et donc ses effets de vérité s’annulaient, s’ensablaient, étaient inopérants. Donc l’énoncé point par point est majeur, et il évite de considérer le corps comme constituant les effets de vérité. Il en est l’opérateur inéluctable mais il n’en est pas le constituant. Encore faut-il qu’il soit dans la saisie du point par point dans l’espace où il opère. Donc une vérité éternelle en fin de compte est réellement tributaire du monde où elle est créée. Dans son procès, elle est tributaire du monde où elle est constituée puisque ce n’est que point par point en ce monde qu’elle a pu procéder comme csq du corps subjectivable. Donc une vérité quoique éternelle est marquée du monde où elle fut crée. C’est ce qui fait sa singularité, c’est ce qui fait que son éternité n’est pas une éternité suspendue, transcendante ou indifférente. Elle sera naturellement détachable du monde par des opérations particulières puisqu’elle est appropriée d’un autre monde, mais du point de vue de sa matière elle restera tributaire du fait qu’elle s’est constituée point par point dans un monde. Au travers des épreuves de ce monde : elle aura été éprouvée comme telle dans un monde. 9 cette vérité est éternelle Alors, je voudrais d’abord donner la signification de ce trajet, trajet ponctué par les 10 énoncés. On voit bien conceptuellement ou ça arrive : il part des multiplicités pures et conduit aux vérités éternelles en passant par apparaître, corps, événement, sujet (la liste du chaînon conceptuel). Je voudrais plutôt tenter d’en saisir la dramaturgie, de ce trajet. Ie quel est sa tension propre, son paradoxe, son pb ? Au fond, c’est un trajet qui conduit de l’indifférence ontologique à la disponibilité de l’éternité, qch comme ça. Au départ, vous n’avez rien d’autre que des multiplicités indifférentes (je reviendrai sur ce point) et à l’autre extrémité vous avez une disponibilité des vérités éternelles comme présent (une disposition au présent). Ça c’est une vision stricte ou polarisée du trajet. Entre l’indifférence ontologique inaugurale et l’éternité disponible active au présent, vous avez quoi ? Vous avez la logique, la logique des corps, de la consistance de ce qui apparaît, la consistance de l’apparaître, et en même temps ce qui peut perturber cette logique (dans la figure de l’événement). Donc entre les vous avez le transcendantal (appelons transcendantal la logique de l’apparaître) et ce qui incise ou fait coupure dans la logique du transcendantal (et va rendre possible qu’il y ait des nouveaux corps). Nous sommes dans l’énoncé de nouveaux corps, et pas seulement des corps. C’est à commenter : si on revient à notre dichotomie initiale, ie opposition entre matérialisme démocratique et dialectique matérialiste, on dira que le mat démo c’est qu’il y a des corps et des langages et ce qu’on souhaite c’est que les langages ne briment pas la capacité des corps, et une fois garanti cela tous les corps et tous les langages peuvent s’équivaloir dans l’espace qui est l’espace précisément démocratique. La dialectique matérialiste dit : il n’y a que des corps et des langages, sinon qu’il y a des vérités. Donc sinon qu’il y a quelque chose qui est irréductible à la pluralité des corps et des langages, est accessible à partir de cette pluralité, est accessible universellement. Mais le vrai pb est qu’on ne peut pas dire cela sans soutenir qu’il y a corporéité, une matérialité des vérités. Et donc à quelles conditions peut-il y avoir des vérités… dans un monde qui assure l’être là des corps et des langages. Et c’est pour ça que je dis entre l’indifférence anonyme des multiplicités d’un côté et la dispo au présent des vérités éternelles de l’autre, il y a la logique de l’apparaître (qu’est-ce que c’est qu’un monde, qu’est-ce que c’est que les mondes, qu’est-ce que c’est que l’être là des multiplicités) et puis il y a comme condition de possibilité d’un nouveau corps ce qui fait exception à cette logique, ie ce qui est en incise ou interruption de la présence là ou de l’apparaître des multiplicités dans un monde. On peut les ramener à 3 moments, dans une atmosphère dialectique traditionnelle : - le moment de l’indifférenciation ontologique - le moment scindé de la logique (scindé car c’est à la fois l’exposition de la consistance de l’apparaître et l’exposition de sa fragilité, ie la possibilité que quelque chose advienne qui n’est pas conforme aux lois) - la disponibilité des vérités éternelles, disponibilité au présent. Comme on l’a dit la dernière fois, la question de l’éternité, c’est la question de l’éternité au présent, ie de la présence de l’éternité. Si on commence par dire que l’éternité est séparée, on retombe dans un dispositif traditionnel. Notre pb n’est pas celui d’une éternité disjointe, mais d’une éternité disponible au présent. Nous sommes proches de

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Rimbaud : Elle est retrouvée, quoi ? l’éternité, c’est la mer allée avec le soleil. Elle est retrouvée, le pb de l’éternité c’est qu’elle soit là. Je crois qu’une des dimensions du monde contemporain, c’est d’exclure l’éternité, comme si il était de l’essence de l’éternité d’être séparée. En fin de compte il n’y a que le présent, dans le monde contemporain, ie il n’y a pas d’éternité car l’éternité ne pourrait être que séparée du présent. Il n’y a que des corps et des langages, et des corps et des langages au présent. Tout le pb est d’établir qu’il n’est pas de l’essence de l’éternité d’être séparée du présent, ie elle peut être là et donc il peut y avoir une dispo au présent des vérités éternelles quelles qu’elles soient. C’est cette dispo des vérités éternelles au présent qui constitue le 3ème temps du trajet. Revenons sur chacun des 3 moments 1° l’indifférence ontologique

C’est le socle général. Elle signifie que le il y a pur, comme indistinction possible du possible et de l’effectif, ie le il y a en tant que il y a, est l’exposition des multiplicités pures, formelles, et que la pensée de cela, c’est cette figure de la pensée qui exclut le sens, ou se tient au plus loin du sens, qu’on appelle les mathématiques. L’indifférence ontologique se manifeste par ceci que les multiplicités comme telles sont dépourvues de sens du point de vue anthropologique. Elles ne nous destinent à rien et ne sont destinées à rien. Elles sont des possibilités formelles comme telles. Mais l’indifférence affecte aussi la pensée, au sens où la pensée de cela est possible, et en certain la pensée suprême si on veut (puisqu’elle est la pensée de ce qu’il y a absolument saisi dans son il y a comme tel), mais en même temps c’est une pensée qui ne nous destine pas non plus, et qui n’est pas destinée : les mathématiques. Cet ensemble constitue l’indifférence onto primordiale : l’assortiment entre les multiplicités pures, sans un, qui ne se récapitulent pas dans l’unité d’une signification, et une langue formelle elle-même exclusive du sens. L’indifférence ontologique 1ère est cette corrélation : le doublement de l’un et du sens. Les multiplicités sans un, qui poussées au terme de leur décomposition s’épuisent dans le vide, et langue et pensée de cette situation qui, dans la figure du formalisme mathématique, qui se délivre de l’appui du sens, qui est hors sens. On pourrait dire que la langue hors sens, absente, c’est la langue de l’absence de sens de ce en quoi l’un est absent, et que l’absence de l’un transite comme absente de sens dans la langue qui pense l’absence de l’un. Cette indifférence ontologique, on pourrait dire qu’elle est la transcription abstraite ou l’ontologie sous-jacente du mat démo lui-même, après tout. Le matérialisme démocratique c’est il y a ce qu’il y a, et puisque rien ne fait sens, tout fait sens. C’est à partir de l’indifférenciation onto une conversion du rien ne fait sens à tout fait sens. Les 2 énoncés sont réciprocables, naturellement, car le sens n’est sens que pour autant que sa règle de distinction d’avec le non sens est expérimentable. Si tout fait égalitairement sens, alors en réalité on peut donner sens à ce qui n’en a pas. Et je soutiendrais volontiers que l’indifférence ontologique n’est que la forme abstraite ou sous-jacente du matérialisme démocratique, de sorte que l’indifférence ontologique c’est la restriction de l’espace de l’expérience à la dimension de l’indifférenciation onto. Et donc que nous soyons matérialistes signifie que nous acceptons, partageons cette figure de l’indifférence ontologique comme strate 1ère de l’élucidation de toute chose, mais nous ne considérons pas qu’elle est exclusive de son opposé, qui est l’absoluité des vérités éternelles. La dialectique matérialiste est quelque chose qui a le même socle ontologique que le matérialisme démocratique, à savoir à la fin des fins il n’y a que de l’immanence, de la multiplicité sans un, formellement pensable et qui ne nous destine à rien. Il n’y a pas de destination de l’être, thèse qui s’oppose à son historialité (thèse heidegerrienne post heideideggerienne), ie il y a une histoire de l’être qui le destine et nous destine en tant qu’il est destiné. Ni la dialectique matérialiste ni le matérialisme démocratique ne soutiennent ça. Pour autant qu’on s’en tient au socle ontologique, il est mathématiquement pensable comme absence de l’absence de l’un. C’est ce dans quoi on peut s’établir en compatibilité avec le matérialisme démocratique, tout en faisant ressortir le fond nihiliste du matérialisme démocratique, ie du monde contemporain. A savoir que cette indifférenciation doit faire loi, il y a transformation de l’indifférence ontologique en impératif anthropologique. Tout vaut tout, tout s’équivaut, ce qu’assure la circulation marchande dont la loi est celle de l’équivalent général. Il y a un point où tout est commutable en tout. La loi du matérialisme démocratique est une loi du nombre : c’est la loi du compte marchand d’abord, ensuite car c’est politiquement la loi du suffrage. Quand tout vaut tout, on compte, il n’y a rien d’autre à faire qu’à compter, ses sous et ses voix (et les 2 en même temps très souvent, comme vous savez). Cela est cohérent, cohérent avec une certaine représentation de l’indifférence ontologique. 2° la disponibilité de l’éternité comme présent

A l’autre extrémité du spectre, interrogeons la disponibilité de l’éternité comme présent. Qu’est-ce que ça

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veut dire ? Que veut dire la possibilité des vérités éternelles ? Je rappelle, une vérité est créée dans un monde (enjeu de la médiation) : la vérité de l’invention du théâtre est créée dans le monde grec, celle de la politique internationaliste est créée dans le 19ème en Europe etc… Des vérités disponibles sont créées dans des mondes singuliers, mais il faut qu’elles soient telles qu’elle est reconnu du point de tout autre corps subjectivable dans un autre monde. Une vérité n’est rien d’autre que cela : qch qui a été créée dans la singularité d’un monde, qui y adhère quant à sa matière, mais qui cependant est reconnaissable comme telle du point d’un autre monde, ou plus précisément du point d’un autre corps subjectivable. Que veut dire reconnaissance ? Que cette vérité est utilisable par le nouveau corps subjectif d’un nouveau monde à ses fins propres, ie pour la production d’une autre vérité. Cette vérité est dispo non pas pour un spectacle général, mais elle est dispo en tant qu’elle va quoi ? en tant qu’elle va être incorporée au nouveau corps. La procédure de reconnaissance est une procédure de réincorporation. Le nouveau corps va s’incorporer cette disponibilité, bien qu’elle ait procédé dans un monde différent, logiquement différent. Donc nous avons un terme fondamental : réincorporation. Je ne vais pas dire réincarnation ! je traîne déjà suffisamment de casseroles religieuses comme ça. Je ne vais pas en rajouter. Réincoporation car une vérité a été incorporée, puisque la condition de sa production est précisément qu’un sujet soit la forme d’un corps nouveau. Il y a toujours eu un corps de vérité. On dira réincorporé au sens de la disponibilité de cette vérité produite une fois produite aux fins de la production par un nouveau corps d’une vérité qui va être distincte, mais qui peut réincorporer l’autre. Ce qui va rendre du compte du fait que les vérités circulent universellement et que leur usage peut être extraordinairement hétérogène. Ie que elles ne sont pas destinées à tel ou tel usage : c’est dans la contingence de la nouvelle création d’un corps d’un monde nouveau que va procéder la réincorporation de la vérité ancienne. Permettez moi de donner fugitivement 4 exemples (de la Préface de LdM) : 1° exemple artistique : la réincorporation par Picasso de la stylistique de la représentation des animaux dans l’art rupestre. Le comparatisme consiste à trouver le chemin de la réincorporation. Si on compare les chevaux tels qu’ils sont peints sur les parois de la grotte Chauvet ( ?) et une série de chevaux de P, on peut cheminer de la ressemblance évident (P connaît l’art rupestre) à un élément plus radical, la réincorporation, ie la manière dont la stylistique de la représentation du cheval dans la grotte (30 000 ans, un autre monde, qu’on connaît peu : plus un monde est vieux, plus il est épuré) est redisposée par Picasso à ses propres fins (qu’en est-il de la peinture post-cubiste, ie qui maintient la figuration mais la distord ou la respatialise différemment). C’est ce qu’on appellera une réincorporation. C’est une disponibilité telle que qch de ce qui a eu lieu est en effet dispo aux fins de la nouvelle subjectivation d’un nouveau corps. De quoi s’agit-il ? De ceci que l’animal a une figure d’apparaître telle qu’il est lié de façon singulière à l’idée. Le trait saisit l’animal de façon particulière car il en exhibe une reconnaissance schématique particulière. Ce n’est pas comme n’importe quoi, un caillou informe etc… Qu’est-ce qu’un cheval ? la peinture ne fait pas que représenter un cheval, elle dit ce que c’est, et le dit en peinture, pas autrement. Ce dire de ce qu’est un cheval est incorporé à des objectifs particuliers qui ne sont pas les mêmes entre Picasso et le peintre de la grotte. Il y a un cynique grec qui croyait avoir fait une plaisanterie définitive contre Platon : je vois bien ce que c’est une cheval, mais je ne vois pas ce que c’est que la caballéité. Il voyait le cheval mais pas son idée. Ce que je raconte dément ce cynique : il s’agit de faire voir l’idée du cheval, dans un propos pictural plus général, mais tel que ce n’est pas ce cheval qu’on va vous montrer. On va vous montrer les différentes manières de peintre ce que c’est qu’un cheval. Picasso ne peint pas comme le ou les auteurs de la grotte mais il s’incorpore ce qu’ils ont déjà fait dans cette visée là à sa propre peinture. Voilà une réincorporation. 2° exemple scientifique : la réappropriation des textes math d’Archimède alors qu’ils étaient devenus incompréhensibles. Archimède, Antiquité grecque tardive, génie mathématique allant jusque aux abords du calcul infinitésimal, de l’intégration des surfaces, dans une densité exceptionnelle. Pendant des siècles, ces textes transitent sans effet : ce dont il était question était devenu incompréhensible. C’était une vérité perdue. Son éternité s’atteste à ce que ces textes deviennent des éducateurs fondamentaux à partir des 15ème, 16ème, 17ème siècles. Ils s’avèrent disponibles, non seulement comme textes, mais dans leur fonctionnement de vérité, au prix d’une réincorporation dans un dispositif nouveau conduisant à la création du calcul infinitésimal. D’un point de vue matérialiste, l’œuvre d’Archimède est attestée comme vérité éternelle par sa résurrection. En définitive, l’essence d’une vérité éternelle est d’être apte à une résurrection. Il y a une chose qu’on pourrait dire, sur résurrection : au fond, il n’y a que des corps et des langages. Dans le matérialisme démocratique, il n’y a pas de résurrection. Aucun corps ne ressuscite

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(sauf dans certains fables) et aucun langage non plus. Par contre une vérité le peut. Si vous admettez qu’il n’y a que des corps et des langages, vous excluez la résurrection. Si vous êtes dans la dialectique matérialiste, vous admettez la résurrection (il est de l’essence des vérités éternelles de pouvoir être réincorporées, et par conséquent d’être aptes à la résurrection). Il me semblait que il y aurait 3 instances possibles du thème de la résurrection (coquetterie lacanienne). Une instance imaginaire : il y a résurrection des corps. C’est l’instance que j’appelle religieuse. Une instance symbolique : il y a résurrection des langages. C’est l’enjeu de l’historie. Vous savez que l’historicisme a été une des religions modernes. Mais c’est symbolique. Quand Michelet déclare que l’histoire est la résurrection intégrale du passé. Au-delà du romantisme, ça veut dire quoi ? ça veut dire restitution du langage dans lequel le passé s’est prononcé lui-même, ie résurrection symbolique de ce qu’a été la circulation langagière du passé comme tel. Ce n’est pas simplement un langage sur le passé, mais la résurrection du langage objet de ce passé. Ce langage va exister comme tel dans la réitération de sa symbolique. La religion est l’instance imaginaire de résurrection, l’histoire est l’instance symbolique, et les procédures de vérités en sont les instances réelles. Donc sur la résurrection : imaginaire, symbolique, réel, religion, histoire, procédures de vérité. On peut donner une définition du sujet. Si un sujet est la forme d’un corps subjectivable, d’un corps de vérité, si un sujet est ce qui donne forme à la possibilité des conséquences d’un corps subjectivable. Et si un tel corps se nourrit de réincorporation (c’est très souvent le cas), alors on dira que un sujet est ce qui réincorpore une vérité pour une autre vérité. Et c’est cette capacité de réincorporation subjective pour une vérité qui porterait l’éternité. Il y a un lien entre l’éternité des vérités et le fait que le sujet puisse être entre 2 vérités, l’entre 2 du vrai, ie ce qui donne forme à la réincorporation d’une vérité pour une autre vérité. 3° exemple politique : (avant le prochain cours vous le lirez !) il confronte la thématique révolutionnaire moderne, et en particulier la question « qu’est-ce qu’un Etat révolutionnaire ? » à la question disputée dans un texte chinois du 1er siècle av JC. Dispute sur le sel et le fer. Dans les 2 cas, on voit que la question fondamentale est le rapport entre Etat et égalité. Pour Picasso, la question fondamentale est le caractère essentialiste de l’apparaître de l’animal, le fait qu’il apparaisse comme cheval, chien etc… Pour Archimède, ça tourne autour de l’appropriation mathématique de l’infini. Ici, c’est l’égalité peut-elle se passer de l’Etat. En politique, un des thèses fondamentale de caractère libéral est que la liberté doit se passer de l’Etat autant que faire se peut (liberté d’entreprendre, libertés individuelles, le moins d’Etat possible, pas de service public, uniquement des services privés). L’Etat réduit à la gendarmerie, mais pour le reste pas d’Etat c’est la liberté. La question posée là est une autre question : quel rapport entre Etat et égalité. Au fond, ce qui circule entre le texte chinois et les textes léninistes au sens flou, ouvert, et dans des mondes différents, c’est la thèse selon laquelle l’égalité a comme condition 1ère, peut-être transitoire, l’Etat répressif. Il y a une concomitance inéluctable entre la volonté égalitaire et l’Etat répressif. C’est une aporie aussi, une difficulté. Ça transite du thème chinois de l’école des légistes en Chine du caractère implacable de la loi d’Etat, seule condition pour abaisser les puissants, mortifier les riches et rendre possible l’égalité, et puis le thème à l’autre extrémité de la dictature du prolétariat (c’est dans la forme répressive et autoritaire de l’Etat que transitoirement au moins on peut espérer briser l’hétérogénéité de la richesse et de la puissance). Ce thème gravite autour d’une question, en donnant des éléments de réponse, de la politique d’émancipation, sur la corrélation entre autorité collective et égalité. Par voie de conséquence, la mise en scène de la pensée relative à la tension considérable qui existe entre le motif de la liberté et celui de l’égalité, leur caractère non homogène. Cette question doit être prise au sérieux, on fait trop comme si liberté et égalité allaient ensemble. On voit beaucoup de liberté mais pas d’égalité (elle est sacrifiée). Et la fraternité, c’est à l’intérieur des mêmes strates. Quand il y a liberté, il y a égalité différenciée et fraternité stratifiée. Et l’égalité alors il semble bien qu’elle ne puisse faire l’économie d’une destruction des différenciations inégalitaires qui se heurtent à une résistance énorme. Dès que vous touchez aux riches, vous risquez votre peau. Ça c’est une loi de l’histoire. On n’y touche pas, à la fin des fins. La maxime libérale consiste à dire : c’est comme ça, finalement, si tout le monde travaille tout le monde sera riche. Le point n’est pas la santé économique générale, mais que devient la maxime égalitaire. L’égalité est revendiquée comme une norme intrinsèque. Il est frappant de voir que la vérité de cette difficulté, de la proposer comme enjeu, que ceci soit répertorié dans la thème de la dictature du prolétariat et dans un texte chinois de plus de 2000 ans. Il faut une figure étatique répressive transitoire pour installer l’égalité. Elle ne s’installe pas de façon transitive à la liberté. Ce qui s’installe de façon transitive à la liberté, c’est une exacerbation de l’inégalité. 4° exemple amoureux : on s’en tient aux histoires archivées, Tristan et Yseut, Didon et Enée, Héloïse et

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Abélard, les archives augmentent aujourd’hui avec la télé… Je prends la comparaison de Virgile, Didon et Enée, et Berlioz, les Troyens. Berlioz est porteur d’une conception romantique de l’amour qui n’est pas celle de Virgile, mais il va réincorporer des éléments fondamentaux pensés par Virgile dans la conception dialogique de l’opéra. Cette figure de Didon et d’Enée est dans la dispo d’une vérité éternelle, offerte à la réincorporation. Donc voilà pour les 2 extrémités : - ontologie du multiple pur, comme onto désanthropologisée (il n’y a pas de destination anthropologique de l’ontologie). - théorie des vérités comme éternité locale (crées dans des mondes singuliers) conjointe à une procédure de réincorporation (à distance). Au passage, une question : si l’ontologie est désanthropologique, qu’en est-il de la théorie des vérités ? Comporte-t-elle une dimension anthropologique quelconque ? Il faut dire que l’animal humain, cette bête à 2 pattes, peut participer à la construction d’un corps de vérité. Il peut être incorporé à un corps subjectivable. Il n’est pas ce corps en tant que lui-même : il n’est pas le corps nouveau en tant qu’individu, mais des individus peuvent participer à la construction de ce corps. Les procédures d’incorporation sont différentes selon les cas (art, amour, politique). On admettra que l’individu peut s’incorporer à un sujet. On entre dans une dialectique individu / sujet, et c’est à travers cette dialectique qu’on peut calibrer la dimension anthropologique des vérités s’il y en a une. Un animal humain, un individu, peut être subjectivé. Je conclus que vivre d’une vie digne de ce nom, c’est être subjectivé. On souhaite que cela arrive à l’animal humain. Ce n’est pas ce que soutient le matérialisme démocratique : il soutient que il n’y a que des individus. On peut nuancer : sa maxime c’est il n’y a que des individus et des communautés. C’est son anthropologie. La maxime de la dialectique matérialiste, c’est : il n’y a que des individus et des communautés, sinon qu’il peut y avoir des sujets. Le pb est de savoir comment les individus sont incorporables à des corps subjectivables, ie sont subjectivés. La position du mat démo est que la subjectivation en ce sens est ruineuse, c’est une illusion, du registre de l’imaginaire néfaste. Il ne faut pas être subjectivé, car la captation par la subjectivation est en définitive la définition spéculative du totalitarisme. Qu’est-ce qu’un individu totalitaire ? C’est un individu qui s’imagine qu’il est sujet. C’est très mauvais. La dialectique matérialiste pose qu’il y a des sujets, ie qu’il y a des vérités mais pris du côté de l’acteur. Par conséquent nous aurons discord sur ce point qui finalement revient à ceci : le socle ontologique commun énonce que l’être est non destiné (principe d’indifférenciation onto), le matérialisme démocratique reste au plus près de ce socle commun et son anthropologique en est une transcription immédiate (individu et communautés, corps et langages). Pour la dialectique matérialiste, il y a un écart, qui passe par l’énoncé « l’individu est subjectivable », il n’est pas réductible aux multiplicités atones ou indistinctes. Il n’est pas pris dans l’égalité anonyme de e qu’il y a. Il peut aussi être incorporé à un nouveau corps. On peut dire qu’il participe d’un sujet. On ne dira pas que l’individu peut devenir sujet (formule équivoque que j’ai employé par le passé) : il n’y a que des individus, et certains peuvent être au-delà d’eux-mêmes. Je ne dirais pas que être subjectivé veut dire qu’un individu se métamorphose en sujet. Ce serait une doctrine de la conversion, de la mutation sur place. Je dirais que dans les conditions d’apparition d’un nouveaux corps (excédant l’individu) il y a possibilité pour l’individu d’être incorporé à ce nouveau corps, et donc de participer à la forme subjective créatrice de vérités. L’opposition n’est pas entre individu et sujet, avec la thèse du matérialisme démocratique (il n’y a que des individus) contre la thèse de la dialectique mat (un individu peut devenir sujet). La possibilité de subjectivation est une possibilité intrinsèque, elle ne passe pas par les individus. Ce n’est pas la métamorphose de l’individu en sujet comme conversion révélante (on a ça quand l’éternité est conçue de manière transcendante, la religion appelle els individus à devenir sujet). Ce que je propose est plus matérialiste : pas de métamorphose de l’individu en sujet, mais il peut être incorporé à une figure subjective. Ça s’oppose au matérialisme démocratique. L’individu n’est pas sans possibilité au regard du sujet : la subjectivation est une des possibilités pour un individu, c’est une possibilité du monde, et pas une ressource individuelle. La subjectivation est proposée par le monde, sous condition d’événement, du corps subjectivable. La question est de savoir si on l’accepte ou non, en tant qu’individu. Si on l’accepte, ça entraîne un régime de csq dont on n’est pas le centre, c’est la logique de l’incorporation. Voilà ce qu’on peut dire sur les 2 extrémités du propos : l’indifférence ontologique d’un côté, les multiplicités pures et leur pensée formelle et l’incorporation aux vérités éternelles et leur communication transmondaine d’un autre côté. Ça culmine dans une dialectique de l’individu et du sujet. 3° la logique

Maintenant, le niveau intermédiaire, l’entre deux : c’est le pb principal. Il rend possible la coexistence

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des multiplicités indifférentes et des vérités éternelles. Qu’est-ce qui rend possible le transit ou l’opération de l’un à l’autre ? Qu’est-ce qui rend pensable l’incorporation individuelle à un sujet (opération qui est distincte d’une grâce ou d’un miracle) ? Quelle structure du réel rend possibilité l’apparition d’un sujet et sa production singulière qui est une vérité éternelle ? On a sur un bord les multiplicités indifférentes, sur l’autre les vérités éternelles, et le système de possibilité c’est la connexion de ce qu’il y a entre les 2. Je vais vous dire comment procéder : on va construire une énorme tenaille, on va prendre les 2 bords, et resserrer par couples successifs de concepts jusqu’à arriver au point commun. Il faut faire un dessin (distribution la fois prochaine). On aurait l’écart entre multiplicités et vérités. L’idée est de disposer des concepts intercalaires par couples dans un resserrement progressif jusqu’à ce qu’on ait le lieu d’articulation, commun, qui ne peut être que pensé sur les 2 versants à la fois. On va resserrer petit à petit la compréhension de l’écart inaugural. Voici les paires de concepts : 1ère paire : - du côté des multiplicités : l’être là / apparaître - du côté des vérités : présent créateur 2nde paire : - la consistance logique (donne cohésion au nouveau corps) - le nouveau corps (matérialité dans un monde du présent créateur, ie condition de production des vérités) 3ème paire : - le transcendantal (le fondement de la consistance logique de l’apparaître) - les conditions d’existence (pour un nouveau corps) 4ème paire : - l’inexistant - la trace (devenir existant de l’inexistant) 5ème paire : - les points - les organes (du corps, appropriés à traiter un point) L’événement est le point commun des 2 séries. C’est un concept ambigu : - du côté des multiplicités indifférentes, vous avez la question des conséquences de l’événement, qui relèvent de la logique, des lois de consistance du monde. - du côté des vérités, évanouissement, car il est de son essence de disparaître. Ce qui l’assigne à autre chose qu’à la logique du monde (de consistance et de perpétuation). Je redis le schéma triangulaire : - multiplicités indifférentes / vérités éternelles - être là / présent créateur - consistance logique / nouveau corps - transcendantal / condition d’existence - inexistant / trace - point / organe - événement. C’est ce que nous commenterons. Pour conclure aujourd’hui, un passage de Pasolini. C’est un poète profond car il anticipe dans les années 50 ce qui nous arrive aujourd’hui. C’est un passage du poème des Cendres de Gramsci, de 1954. Ce que vous allez entendre, c’est la description d’un monde livré au mat démo, anticipation du poète, ie un monde dans lequel le vrai s’est absenté. Poétiquement, Pasolini donnera 2 noms à ce que pourrait être le vrai. Il dira religion véridique (= instance du vrai), et histoire (en 54, l’idée que l’histoire puisse être le lieu de procès d’une vérité est une leçon du marxisme ambiant : c’est l’histoire comme intensité des vérités disponibles, intensité au présent). Donc le monde décrit est un monde dans lequel il n’y a ni religion véridique ni histoire. Il définit ce monde comme un monde où l’idéalité est absente, et où cependant il y a une séduction de ce monde, il y a une espèce de sensualité omniprésente du monde, mais qui est dans l’abri, les ténèbres de toute réincorporation possible des vérités (par l’histoire, la religion étant le nom du vrai). Le poème s’achève par une interrogation de Pasolini sur la possibilité pour lui de vivre dans ce monde, ie de vivre sans réincorporation). Strophes 6, terminale : « et on sent très bien que pour ces êtres vivants … le don perfide et expansif de l’existence, cette vie n’est qu On sent l’absence de toute religion véridique. Non point vie mais survie.

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Comme en un peuple d’animaux dont le secret orgasme ignore L’humble conviction Se fait vain en cette trêve de l’histoire Tout idéal plus se révèle la merveilleuse et brulante sensualité presque alexandrine qui illumine tout Pénombre pour retrouver les places vides de mornes ateliers … la perdent sans nul regret pusiqu’elle emplit leur coer on les voi qui jouissent dans leur misère du soir mais moi avec le cœur conscient de celui qui ne peu t vivre que dans l’histoire puisque je sais que notre histoire est finie » C’est le chant de Pasolini, magnifique, qui dit un demi siècle avant que l’histoire est finie. Mais c’est l’histoire telle qu’elle serait le lieu effectif pour lui de la réincorporation dans le procès de vérité. Il fait sa part à ce qu’il dénonce : il comprend bien que dans ce monde désaffecté de toute vérité, il y a une thématique de jouissance, une espèce de sensualité marchande disponible qui fait qu’il y a cette survie à laquelle nous sommes appelés à participer. Mais la vraie vie est absente. Comment s’orienter dans la vie ? Sans l’histoire pour Pasolini. C’est notre question : inventer une vie qui soit non pas sans histoire exactement, mais qui n’est plus transitive à l’histoire, qui n’est plus commandée par l’idée que l’histoire porte la vie, qu’elle porte comme telle l’incorporation. Pasolini est dans l’attente d’une proposition de réincorporation faite par l’histoire, c’est son point faible. Mais il n’a pas tort de dire que nous sommes dans un monde où l’histoire ne nous fait aucune promesse, et donc nous avons à vivre dans la promesse de l’histoire. C’est pourquoi il faut saluer le poète qui nous le donne à penser.

MARS 2006

Je voudrais commencer par un point qui concerne le fait que ces derniers temps, j’ai été amené à méditer sur une sentence autrefois fameuse de mao zedong, qui disait : « être attaqué par l’ennemi est une bonne et non une mauvaise chose ». C’est une phrase des écrits militaires. J’y pensais simplement parce que, en effet, il y a eu un certain nombre de critiques dirigées contre moi, en forme assez offensive, et donc je me disais être attaqué par l’ennemi est une bonne et non une mauvaise chose. Si on réfléchit sur ce point, il faut voir dans quel contexte Mao dit cela ? C’est un propos de portée stratégique qui relève d’une longue tardition depuis Sun Tzu de la stratégie chinoise. Ce n’est pas un point absoluement nouveau. Mais si on l’élargit, il signifie ceci : quelle ets la dialectique appropriée dans un conflit, quand on est dans un rapport du faible au fort ? du point de vue de l’analyse objective de celui qui est le plus faible par rapport au plus fort ? quel est l’espace dans lequel peut se développer un processus où le faible, il y a ultimement un renversement de la situation, au sens où le faible devient plus fort que le fort, bien qu’il ne cesse pas d’une certaine manière d’être le plus faible. C’est un pb essentielle corréléà des pb discutés ici, comme celui de la constitution de l’adversaire, adversaire hétérogène et non pas himogène etc… dans cette question de la dial du faible au fort qui a donné : un petit peuple peut vaincre une grande puissance, mot dr’ordre qui a accompagné la guerre Viet Nam, donc un petit peuple a les moyens dans certaines conditions en appliquant certains principes de remporter une guerre. Les américains n’ont pas fni de vérifier cette loi ! La logique dans laquelle ça s’inscirt, c’est dans le rapport de la stratégie et de la tactique. Le plus faible, c‘est qui est engagé dans ue défensive stratégique. Stratégique, sa ligne générale est défensive, ce qui inscrit le fait qu’il n’est pas le plus fort, il ne peut pas prendre une offensive etc… donc il est en position de défensive stratégique, et par csqt lorsqu’il prend l’offensive, cette offensive est locale, puisqu’elle est défensive, elle localisée, et elle est donc tactique, une offensive tactique, appelons-là comme ça, et il faut impérativement qu’elle soit victorieuse, ce qui ne contredit pas l’infériorité globale, car c’est une entreprise localisée. Ce que déclarent toujours les stratèges sur ce point, c’est que il faut que premièrement, cette offensive tactique localisée soit, elle, menée sous la règle d’une supériorité écrasante, sous la règle, d’une supériorité locale écrasante, et qu’elle se fassse généralement par surprise, donc qu’elle prenne naturellement l’adversaire dans un défaut de son dispositif global. Et donc il y a donc une dialectique serrée, dans le détail très complexe, entre une position de défensive stragéique et une position locale d’offensive avec supériorité, supériorité qui est composée, amassée, disposée dans le régime de son caractère tactique et local. Dans la durée, dans la durée de la défensive stratégique se produit petit à petit un épuisement des forces de l’adv, non pas abattu par une offensive globale, mais car la topologie des choses dispose la poss de plus en plus cumulée d’offensive locale à supériorité massive

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puisque chaque victoire renforce le potentiel, car chaque victoire permet de saisir l’armement de l’adversaire, de démoraliser localement les troupes etc… Cette dialectique nous intéresse, vous voyez bien pourquoi, car la question de l’appropriation à la dialectique de l’espace du rapport entre le local et le global est aussi une question en fin de compte à l’arrière plan de la question des vérités : les vérités sont localisées en tant que csingularités et ont cependant en fin de compte une portée stratgique au long cours. On peut dire que ce principe dial qui combin offensivité localisable ou tactique et un principe général de la défensive stratégique, qui consiste à conserver ses forces, à ne pas les exposer, principe de conservation qui suppose une hétéro qualitative, qu’on soit d’un autre rodre que l’adversaire, combiner ça avec une supériorité écrasante locale ; voilà ce qui est le principe général qui recouvre cette dial du faible au fort. Et alors, on peut considérer de ce point de vue là que le petit livre Circonstances 3, sous titré portée du mot juif, qui a été à l’origine de cette méditation. On peut le situer dans cet espace. Ça m’intéresse davantage de rendre raison de cet ensemble que de reprendre des thèses que vous pouvez parfaitement connaître. En réalité, et surtout rétrospectivement, on peut dire qu’il y avait là comme une attaque brusquée de ma part, une attaque surprise, sur un point de la situation dominante qui était fort en apparence et faible en réalité. C’est ce point que je voudrais élucider devant vous. Ce qui est la règle de la stratégie dialectique : lorsque vous opérez par surprise en et un point, vous frappez une partir du dispositif fort en apparence mais qui s’avère à la lumière de votre frappe localement faible. Et alors, si on le traduit dans la logique générale qu’on met en œuvre ici, il faut revenir à l’énoncé du matérialisme démocratique, à savoir il n’y a que des corps et des langages. Il n’y a que des corps det des langages. Entre parenthèses, LdM est sorti, mais personnellement je n’en ai pas, mais je sais qu’il est sorti, on me l’a dit, et j’y pense car il commence comme ça. Je dis quelque part dans cette préface qu’une variante de cet énoncé peut se dire : « il n’y a que des individus et des communautés ». si vous dites il n’y a que des corps et des langages, vous dites aussi, variante interne, immanente, ce qu’il y a dans l’espace de l’existence humaine, ce sont des individus et des communautés. Ce qui veut dire que vous désignez en fait les particularités communautaires, quelles qu’elles soient d’ailleurs, vous les désignez comme enveloppe langagière et limite des corps individuels. C’est ce que ça veut dire. Il n’y a que des individus et des communautés, ça se redit sous la forme que les communautés, les cultures, ie les langages, au sens large, ces langages, ces cultures, communautés, sont des enveloppes des individus, l’enveloppe langagière des individus, mais aussi enveloppe et aussi limite. Limite au sens où la théorie démocratique est ici une théorie des prédicats. Il y a diversité prédicative, les individus supports sont enveloppés et présentés dans des diversités prédicatives. ça c’est l’ discours de l’altérité culturelle, il y a des autres, des autres cultures, des communautés, les individuds circulent ou sont enveloppés comme par des langages par cette diversité culturelle. Et en même temps la liberté des individus, ie dans le matérialisme démocratique l’expressivité des corps, ce que les corps sont aptes à soutenir, à faire, à désirer, à réaliser, est inscrite normée et aussi mesuré par cette diversité. Ce sont les 2 grands mots d’ordre du matérialisme démocratique pris dans a figure actuelle. D’un côté, une éthique de l’altérité, un discours de l’altérité culturelle, thématique du respect de l’autre etc… et d’autre part le fait que les individus en tant que existence expressive ultime, les corps en fin de compte, sont dans un rapport à cette alérité qui est à la fois un rapport d’enveloppement (ils sont portés et internes à la diversités des langages, cultres) et mesurés et normés par cela, puisqiu’ils doivent recopeter la diversité comme telle. Ils ont comme limite de leur expressivité individuelle la diversité communautaire dans sa figure d’altérité. Ce qui donne en récapitulant que nous devons être ensemble et différents. La démocratie, c’est une théorie des différences et du consensus, et finalement c’est une théorie du consensus sur les différences. C’est une théorie du même : il faut être différent mais pas au point naturellement de ne pas être immanent au consensus de la différence. C’ets un résultat normal de cette construction : s’il n’y a que des corps et des langages, la norme doit être immanente au corps et aux langages, ie elle doit être consensuelel quant au fait que finalement c’est toujours des communautés qui enveloppent et norment le système de l’expressivité des individus dans leur relation à l’altérité. Ici ça fait une occasion de vous signaler un petit livre, qui est le livre de Eric Hazan, auteur d’un magnifique livre sur Paris (je l’avais déjà mentionné), qui s’appelle LQR, qui est sous-titré la propagande du quotidien, c’est un petit livre très amusant et très vrai. 1ère question : pourquoi il s’appelle LQR ? C’est déjà assez sophistiqué : ça veut dire Lingua Quinte Respublique. Pourquoi cette expression tordue ? angue de la 5ème République. C’est en hommage au journal du linguiste allemand juif Victor Klemperer, auquel l’une d’entre vous, Isabelle Vodoz, a consacré une étude, et ce linguiste allemand a tenu un journal pendant toute la guerre, absolument remarquable, il a pu échapper à la persécution car il était marié à une aryenne, il est passé au travers, et

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son journal, c’est au fond une description très profonde et très intense et profonde de ce qu’est le nazisme, l’Allemagne nazie, à travers la mise en place dans l’Allemagne nazie d’une nouvelle langue. Il n’y a que des corps et des langages, disaient eux aussi les nazis. Il fallait montrer que la dimension corps, c’était pour eux le racisme : corps racialisés, segemntés et races. Les langage : il faut le langage du national socialisme, c’est une création de forçage, déformation, un usage singulier interne à la langue allemande, un nouvel allemand, l’allemand nazi, et dans son journal, il l’appelle la LTI : Lingua Terce IMperii. Ce qui veut dire Langue du 3ème Reich, langue du 3ème Empire. C’est en référence à ce magnifique de résistant intérieur, resté à l’intérieur, par les moyens rigoureux de l’analyse langagière, qu’il en a extrait des considérations sur l’essence véritable du nazisme dans l’espace de son exercice quotidien, et pas simplement des grandes catégories. Sans du tout tenter de rivaliser avec ça, mais en lui rendant hommage, Eric Hazan a appelé son livre LQR, livre de la langue de la 5ème République. Pourquoi je parle de ça maintenant ? Eh bien parce que il montre très bien, dans un chapitre très drôle, qu’une partie de cette langue, une partie de la propagande quotidienne qui nous façonne, c’est le type d’acollement des mots « ensemble » et « différents ». Il montre que dans la prose des politiciens démocrates d’aujourd’hui, tout repose sur un type d’acollement des mots « ensemble » et « différents ». La traduction politicienne de « il n’y a que des corps et des langages » via sa traduction devient « on est ensemble, mais on est si divers ». C’est constamment à l’œuvre dans n’importe quel discours de Chirac ! c’est un exercice à la Klemperer. Ce n’est pas simplement le discours de la droite, c’est pareil à gauche, et notre maire, Bertrand Delanoe, est un grand spécialiste, il en est même le champion, d’après lui. Par exemple, après le malheureux échec à la candidature olympique je cite : « ceux qui ont le plaisir de construire ensemble en étant différents ». Une sentence de Delanoe ! Et une autre : « ceux qui ont envie d’être différents et ensemble ». On voit bien, et ça c’est le fond commun de l’idéologie démocratique politicienne ordinaire. On est ensemble et différent et c’est formidable. A un niveau plus spéculatif, ça veut dire en réalité, ce qu’il y a ce sont des individus, qui en quelque manière sont mis ensemble souss leur système de différencs, subejctivité est d’être disposé dans le il y a des individus et des communautés de telle sorte que côté individu ils sont ensembles, côté communautés ils sont différents, ils sont donc ensemble et différents, c’est ça le collectif comme tel. ça veut dire que on exalte la diversité des langages, si vous voulez, ou des communautés, des diversités, pour l’action consensuelle des corps rassemblés. La dynamique, c’est on exalte la diversité des cutures pour l’action consensuelle des corps rassemblés. Et alors, il se trouve - ce qui est un grand malheur - que le mot juif est devenu un paradigme de ce fontionnement. C’est un malheur qui lui est arrivé, ce n’est pas du tout son histoire naturelle. Il n’a rien à voir avec ça, mais il lui est arrivé, depuis une vingtaine d’année ou un peu plus. En quel sens il est devenu paradigme de son fonctionnement ? Parce que d’un côté, il est censé dénoter une différence, une différence significative et irréductible, on peut d’ailleurs dire que savoir laquelle est un vrai pb (mais c’est escamoté dans cette affaire, c’est la différence axiomaisée, comem telle), et en même temps il est absolument consensuel de nommer cette différence en tant que différence exceptée de toute contradiction. Une différence qui ne peut devenir une contradiction. C’est ça le point du point de vue de la dialectique du mot. Il est le différenciant paradigmaique même temps qu’il est au centre de l’opération selon laquelle le ensemble doit normer un accord absolu sur la différence. Le mot juif fonctionnne aujourd’hui comme le paradigme de cela. Il est à la fois la différence et le consensus. Ce n’est pas son destin, sa nature, son historoicité et ce n’est aucunement sa vérité. C’est son fonctionnement idéologique. L’argument classique de de la consensualité différenciante qui affecte ce mot est un argument victimaire : l’exception victimaire valide la corrélation de la singularité et du consensus. Je tiens, je soutiens depuis longtemps, que l’argument victimaire en la circonstance est de façade. Il n’y a pas du tout dans cette affaire de compassion ou de représentation véritable des victimes, c’est une instrumentation des victimes, une odieuse instrumentation. Le résultat qui compte est que le mot soi installe dans la position où je dis qu’il est installé. Là il y en effet qch qui est représenté comme un point fort. Point fort pourquoi ? Car les 3 termes victime, différence et consensus y sont intégrées avec la intensité maximale, victime faisant médiation constituante entre différence et consensus. Ça atteint une intensité maximale pour des raisons factuelles incontestables : il est vrai que si on cherche où ce triangle constitue son intensité maximale dans le siècle, c’est incontestablement sous le mot juif que ça se passe avec l’exterminatoin des juifs d’Europe par les nazis. Là en effet, en ce point là la triangulation victime, différence et consensus est maximale et donc on peut installer le mot dans une opération qui consiste à valider non pas le mot ni les gens qui lui correspnodent, qui sont dans cette affaire hors jeu, mais le dispositf fdtal qui est le dispositif de la corrélation entre différence et ensemble. C’est ça l’enjeu fondamental, c’est ça dont ce mot est devenu le gardien, malheureusement pour lui, il est devenu le

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gardien de ça. Je soutiens maintenant, et c’est un exemple, que ce point fort est en réalité un point faible. C’est un point faible pourquoi ? pour au moins 2 raisons. La 1ère raison théorique, on aura l’occasion d’y revenir, c’est un point d’apparence abstraite, c’est que en réalité ce point sacrifie l’universalité au nom de l’unanimité. L’unanimité est gardienne de la corrélarion triangulaire victime, différence et consensus et se substitue dans le champ de la pensée à l’universalité véritable. Et de ce point de vue là, le mot juif lui-même qui a une universalité authentique, mais pour de toute autre raison, il est porteur d’une universalité véritable, il est sacrifié. Il est sacrifié dans son universalité sous couvert de protection inconditoinnelle. Il est dans sa réalité universelle sacrifié au profit du gardiennage d’une unanimité empirique, qui en réalité ne fait que valider l’axiome du matérialisme démocratique dans sa figure « il n’y a que des individus et des communautés ». C’est de cela qu’il est le gardien sacrifié en tant qu’universalité véritable. C’est un point très important qui est la corrélation entre universlité véritable, la vérité, et la question nom, de l’unanimité, de l’organisation interne des opinions. Vous voyez bien : alors que le mot juif était promis et demeure promis à une universalité véritable, compte tenu de son intrication à de très nombreuses procédures de vérité dans l’histoire, il est sacrifié au profit d’un gardiennage idéologique qui bascule tout entier dans le champ des opinions. La 2ème raison est réelle, c’est que ce dispositif qui prétend, dans une triangulation singulière, disposer un consensus pacifié, être le gardien d’un consensus pacifié, car c’est un consensus qui intègre les différences, ce dispositif lui-même a des ennemis. Parce que c’est la loi des choses. Et il est commis et forcer d’appliquer à ses ennemis la dcotrine qui le constitue, à savoir il n’y a que des corps et des langages. S’il n’y a que des corps et des langages, des individus et des communautés, si les communautés sont enveloppantes et normatives comme différences au regard des individus, si vous appliquez cette doctrine à un adversaire ou une extériorité quel qu’il soit, vous devez prononcer qu’il y a des communautés intrinsèquement mauvaises. Il n’y a pas d’autre issue. C’est un point inéluctable. La doctrine en question va donc basculer localement en son contraire, à savoir un racialisme affiché. Il va falloir déclarer qu’il y a de mauvaises communautés. Si vous appliquez au fait qu’il y a des adversaires non pas la doctrine que j’essaie d’élaborer, mais la doctrine selon laquelle il n’y a que des individus et des communautrés, s’il s’avère que certains types ne sont pas internes au dispo selon lequel il n’y a que des corps et des langages, il va falloir les considérer comme adverses, et les considérer comme adverses en leur appliquant le schème en question, ce qui revient à dire qu’ il y a des communautés et des langages qui ne sont pas intégrables dans l’ensemble, il y a des comm et des langages qui ne sont pas intégrables dans la norme qui régit à vos yeux le rapport entre différence et ensemble. C’est islam qui nomme cela, c’est islam qui nomme cela. C’est indépendant de ce qu’on pense des politiques qui s’enveloppent dans l’islam. Islam, nomme cela, au niveau de l’opinion : islam, islamiste, quelquefois sub-saharien même. Pendant un temps ça a été totalitaire. Il y a bien ce bon Glucksmann qui est sorti de terre pour dire que le nouveau totalitarisme c’est l’islam. C’est cohérent : de Staline à Mahomet. Vous avez dans Hazan des pages sur ça sur la portée, développement de ces mots là. Il étudie l’agencement de ces mots dans le dispositif ici. Il montre bien que c’est une des formes du sacrifice auxquelles est soumis le mot juif. Le mot juif ets capturé quelquefois via la pol de l’Etat d’Iraël, quelquefois non, plus globalement dans la thématique d’un conflit culturel (arabe et chrétien etc…). Je voulais simplement retracer à ce propos le fondement logique. Si on est dans l’espace général selon lequel la maxime de la situation est il n’y a que des individus et des communautés, vous serez amenés à en venir là, et l’instrumentation du mot juif, extrêmement périlleuse, extrêmement dangereuse, très agressive en réalité, amène finalement à mettre ce mot au service d’un racialisme renouvelé, dans lequel il se trouve compromis et engagé sans aucune raison. Sans aucune raison autre que l’nistrumentaion dans la triangulation ensemble victime différent. Voilà. Ça a commencé bien avant. C’est un avatar d’une longue histoire au milieu des années 70, sous la bannière des nouveaus philosophes (c’est un peu le même personnel quand même !), elle s’est déployée, dépliée, accélérée dans cette instrumentation singulière. Pourquoi je dis que c’est un point faible ? C’est une cobinaison instable et contradictoire d’une unanimité démocratique de façade, d’une réduction de l’universalisme à un unanimisme qui articulerait de façon en quelque sorte naturelle la différence et l’ensemble, ceux qui veulent tellement être ensemble en étant tellement différents. Le nouveau Paris convivial ! dont les loyers montent… Une convivialité chiffrée. C’est ça la donnée. Ça s’articule à une agressivité hétérophobe, ie phobique de l’autre, souvent à teinture racialiste, ou en tout cas hostile à des communauté ou des cultures dtéeminée. Cette synthèse, qui fait notre opinion journalistique, politicienne etc… nous sommes tous ensembles, et différents et de l’autre côté il y a les affreux sur lequels il faut taper de toute urgence, dont le schéma planétaire est le discours de Bush. C’est combinaison est une

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combinaison faible. Ça se verra un jour, elle ne soutiendra pas indéfiniment une réduction de l’universalisme à l’unanimisme d’un côté, et de l’autre une effectuation dans un élément agressif et hétérophobe. Voilà, c’est ça le fond du problème, c’est ça le fond du problème, c’est pour ça que sur ce type de question ça prend une tournure quelquefois un peu nerveuse. Pourquoi ? parce que c’est central dans le dispositif idologique aujourd’hui, c’est son noyau, c’est son noyau de protection et de défense contre tout ce qui lui serait hétérogène, c’est le discours de la domination, Hazan a raison, c’est la langue commune de la 5ème république. Sur « ensemble » et « différent », qui a l’air sympathique (le présisent présente ses voeux, soyons ensembles et différents, assumons nos différence…) ça a bonne mine !, mais il faut voir ce que c’est, il faut voir ce que c’est et ce que c’est, c’est le gardiennage d’une représentation très particulière des conditions dans lesquelles les gens sont enveloppés, situés dans l’espace général, à savoir dans un espace qui n’admet que l’existence des corps et des langages, des individus et des communautés, et qui doit garder ça par des moyens qui sont des moyens de distorions nominale grave, dans lesquelles le mot juif a été pris, refaçonné, déformé, détourné de son deston universalisté, et dans lequel l’effectuation est une effectuation agressive et hétérophobe pour des raisons qui sont des raisons rigoureuses, logiques, ce ne sont pas des bavures, des bavures d’un monde pacifié. Ceci étant dit, nous allons reprendre nos affaires, en aval, et en amont de cette opération singulière qui a déclenché des troubles. Une autre sentence que j’aime bien chez Mao : les troubles sont une excellente chose ! Aujourd’hui on peut le rappeler, il y en a encore quelques uns. Il disait : 2 ou 3 troubles et on commence à y voir clair ! Le rapport entre le trouble et le clair m’a toujours paru intéressant. Espérons qu’il y aura assez de troubles pour qu’on puisse en effet y voir clair. 2 ou 3 troubles pour y voir clair. Je voulais reprendre en vous donnant ce schéma, et je vousdrais le commenter. Alors le schéma peut se lire dans différents sens. D’abord, la découpe la plus générale, c’est la découpe en 3 régions : - région de l’être - région du sujet - et il y a. Quelle est la signification de ça ? je la ponctue, je la reprends. - il y a est la signification la plus générale, elle désigne l’intérieur du triangle. Le il y a est ce qui subsume les différents registres dans lequel qch d’absolument indistinct se présente, et donc le il y a tente de prononcer une généralité supérieure à celle de l’être comme tel. Il y a désigne non seulement le régime de l’être et celui de l’apparaître - j’y reviendrai -, mais en quelque manière inclut l’événement, et par csqt la bascule post événementielle des choses, et en définitive les vérités comme telles. Le il y a nomme à la fois l’écart et la communauté de présentation entre les multiplicités pures, les multiplicités indifférentes, l’être en tant qu’être, et l’existence des vérités. On pourrait dire si vous voulez : il y a de multiplicités indifférentes et il y a des vérités. Ce qu’il y a, c’est ceci qu’il y a des vérités dans l’élément même où il n’y a que des multiplicités indifférentes. Il n’y a que des multiplicités indifférentes, sinon qu’il y a des vérités. C’est l’expression abstraite de il n’y a que des corps et des langages, sinon que. Le il y a, c’est les 2 côtés du sinon que. La région du il y a, c’est pour ça qu’elle est disposée entre multiplicités indifférentes et vérités éternelles, c’est la région présentative génréale qui au fond nomme le statut de l’être en même temps que son exception, en même temps que ce qui y fait exception. Ce sont les 2 versants de la logique de l’exception, on les désigne sous l’expression il y a. Donc il y a. De l’autre côté, du côté où on est dans l’identification du mouvement et pas seulement dans son résultat ou dans son espace général, de l’autre côté ça se scinde. Vous voyez bien que le sinon que est bien une synthèse disjonctive aurait dit Deleuze : vous pouvez le prononcer soit comme il y a (côté sunthèse) soit comme existence d’une différenciation de registre (côté disjonctif). Il dit les 2. Donc sinon que c’est la corrélation entre il y a et les 2 régions. Les 2 régions c’est simplement celle qui se tourne vers les vérités et celle qui est tournée vers les multiplicités indifférentes. Le il y a est tourné des 2 côtés, c’est aussi découpe. Synthèse et découpe. - or là les définitions sont nominales : j’appelle région de l’être ce qui s’espace entre multiplicités indifférentes et événement. Région de l’être, c’est ce qui rend intelligible tout ce qui en quelque manière se déploie ou se déplie entre l’être pur, ie les multiplicités indifférentes, sporadiques et infinies, dont le pur être est dissémination, ce que j’appellais multiplicités inconsistances, multiplicités absolues et sans totalisation, sans un, ce qui s’espace entre cela d’un côté et de l’autre l’événement. Région de l’être c’est le régime général d’intelligibilité de ce qui s’espace là. C’est ce qui vous permet de penser ce que veut dire qu’un événement advienne au multiple. Car évidemment on admettra que tout événement est situé

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dans l’être : il n’y a pas de relation d’extériorité pure entre l’événement et l’être, ou entre événement et multiplicités indifférents. Tout événement affecte quoi ? les multiplicités. Il a là son lieu d’exietence et d’efficace. Il n’est pas ailleurs. Ce qui s’espace entre multiplicité indif et événement, c’est ce qui s’space dans les multiplicité indif elles-mêmes en tat que exposé de façon immanente à la poss événementielle. C’est ça la région de l’être c’est l’intelligibiilté de ce que c’est qu’une multiplicité en tant que telle, mais l’intelligibité de ce qui fait qu’une multiplicité en tant que telle peut se trouve exposée, et à quelles conditions, événement. C’est la région de l’être. - région du sujet, c’est ce qui cette fois pense l’espacement entre événement et vérité. Pourquoi sujet ? car sujet nomme cet espacement même : c’est le terme actif de cet espacement. On appelle sujet ce qui, du point d’un événement, est apte à porter la configuration d’une vérité. Sujet c’est ça, ce qui est apte à porter la configuration d’une vérité. Donc région du sujet, est symétrique de région de l’être, si l’on veit, au sens où de même que région de l’être nomme l’intelligibilité de l’espacement entre entre multiplicité indifférente et événement, de même région du sujet nomme le principe d’intelligibilité de l’espacement entre événement et vérité. L’orientation du mouvement de la pensée se fait d’abord dans ce sens puis dans ce sens : dans la région de l’être, le mouvement de l’intelligibilité se fait de multiplicité indufférente vers événeemnt, et dans la région du sujet le mouvement de l’intelligibilité se fait de l’événement vers les vérités éternelles. Au terme de quoi on circule de multiplicité indifférente à vérité éternelle par l’ensemble de l’angle. Donc région du sujet, c’est cimportant à comprendre, contrairement à région de l’être, est sous une condition surnuméraire à multiplicité indifférente. La région de l’être n’a pour condition de son parcours de comprégension que multiplicité indifférente. Il n’y a pas d’autre point de départ. On part de la théorie des multiplicités pures. Du point de vue du mouvement intelligible, on part des mathématiques. Et puis, par un mvt d’élucidation immanente, on en vient à penser comment il se fait que qch comme une coupure, un tremblement, puisse affecter de manière interne des multiplicités. C’est dans ce mouvement aurait dit Parménide que être et pensée sont la même chose. Dans ce mouvement, la pensée est pensée de l’être en tant que susceptible d’être affetcée par un événement. Dans la région du sujet on a une condition événementielle. Ça ne part pas de multiplicité, ça y est. C’est installé dans les multiplicités. La pensée des multiplicité est supposée acquise, et le mouvement de la pensée se pose la question : comment il se fait que sous condition d’un événement il puisse y avoir qch comme des vérités ? En ce sens je dis qu’il va d’événement à vérité, intégrant la pensée des multiplicités, car la pensée des multiplicités est supposée déjà acquise dans le mvt d’intelligibilité de ce que c’est qu’un événement. Voilà pour cette 1ère triangulation : il y a, région de l’être, région du sujet. Maintenant vous avez lecture diagonale, qui est la lecture de l’ordre de l’espacement. Le mouvement formel de la pensée dans chacun des 2 espacements. Ça c’est entre multiplicités indifférentes et événement, puis entre événement et vérités éternelles, quelles sont les ponctuations ? c’est quoi une ponctuation ? Une ponctuation, c’est un concept. Quels sont les concepts qui se cumulent, de telle sorte qu’on accomplisse intelligiblement le trajet concerné. Si vous allez de multiplicité indifférente à événement, comment vous y allez, par l’entremise de quel enchaînement conceptuel vous pouvez transiter pour que le mouvement soit compris ou refait dans son intelligibilité effective. L’autre trajet c’est la même chose : quelles sont les ponctuations, les jalons essentiels qui vous permettent de passer de événement à vérité éternelles, de telle sorte que on comprenne comment il se fait que sous condition d’un événement puisse s’effectuer dans une multiplicité la thèse ( ??) subjective telle qu’il instaure ou dispose avec le matériau de cette multiplicité une vérité nouvelle, ie une vérité appropriable depuis un autre monde. C’est la 2ème lecture, je la reprendrai tout à l’heure. Il y a aussi une lecture verticale possible, qui fait apparaître des corrélations entre les concepts de chacun des trajets. Vous avez des paires conceptuelles, dont le 1er élément est situé sur le 1er trajet, le 2nd sur le 2nd trajet, qui se correspondent verticalement. La thématique du présent créateur correspond à la thématique générale de l’apparaître, consistance logique correspond à nouveau corps, transcendantal correspond à condition d’existence inexistant correspond à trace point correspond à organe.

csq correspond à évanouissement. C’est une lecture verticale. Lecture verticale qui montre quoi ? Eh bien, elle montre que tout concept du 2ème parcours, tout concept qui tente de rendre intelligible le mouvement par lequel un sujet porte une

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vérité, toute ponctuation de ce trajet reprend, intègre, un niveau d’analyse du 1er trajet. Les 2 trajets ne sont pas, du point de vue de la pensée, entièrement indépendants l’un de l’autre. Pas du tout. Au fond, chaque pas de l’un intègre un pas de l’autre. Sauf que si on tient compte de l’orientation du mouvement, les places sont contraires. Les places sont contraires. Prenons par exemple la corrélation entre consistance logique et nouveau corps. La consistance logique va ête élucidée en 2ème pas, si je puis dire, en 2ème pas dans le 1er trajet (le 1er pas est l’être là, on laisse de côté multiplicités indifférentes et vérités éternelles – qui sont les extrêmes). Tandis que nouveau corps va être avant dernier, dans l’autre cas, le 4ème, et ainsi de suite. Quand vous progressez dans l’intelligibilité du mouvement subjectif, ie du mouvement qui vous conduit de la rupture événementielle à la constitution d’une vérité, vous intégrez régressivement les concepts fondateurs du 1er trajet, vous vous enfoncez dans le 1er trajet. Ça ne se correspond pas. C’est une idée que je voudrais ponctuer au passage. En réalité, la construction d’une vérité est aussi un enfoncement dans l’être, du point de vue de l’intelligibilité. C’est pour ça qu’il faut aussi penser la corrélation verticale. Si vous ne la pensez pas, vous avez l’impression d’avancer tranquillement - tranquillement ? n’exagérons rien ! – mais que vous partez de multiplicités indifférentes et vous vous tapez : être là / apparaître, consistance, transcendantal, inexistant, point, événement, organe, trace, condition d’existence, nouveau corps, présent créateur, vérité éternelles. C’est un chemin jalonné. Mais en réalité c’est une apparence, ça, une apparence formelle. C’est éventuellement un trajet d’écriture. Le trajet de pensée proprement dit n’est pas de cet ordre : il est que quand vous avancez sur le 2nd trajet, vous procédez à nouveau parcours du 1er, mais dans un sens rétrograde. Vous vous enfoncez dans multiplicité indifférente. Plus vous avancez de événement vers vérité, plus aussi, et en même temps, par une intégration en spirale, plus vous vous enfoncez dans les déterminations ontologiques fondamentales. Il y a un lien profond entre vérités éternelles et multiplicités indifférentes. Ce n’est pas une contardiction simple. Quand vous parvenez à la constitution d’une vérité susceptible d’être ressuscitée, d’être reconnue depuis un autre monde, en réalité, vous êtes près de l’indifférence de la multiplicité comme telle. Ce que j’ai appelé le caractère générique d’une vérité dans l’EE j’ai appelé le caractère génétique des vérités. Une vérité exprime ce qu’il y a de plus profondément indifférent dans ce dont elle est vérité. Une vérité, c’est ce qui est le plus éloigné de l’expression de la particularité, et donc ce qui touche au fdt de la situation, de l’être du monde, qui est qu’il est après tout une multiplicité indifférente. Dans la singularité d’une véroté s’exprime aussi l’indiff de la multiplicité sous-jacente. C’est pourquoi une vérité est au sens le plus fort du terme générique, ie synthèse de singularité et d’universalité. Synthèe au sens où 1° elle déborde la multiplicité dans laquelle elle s’inscrit, ou le monde où elle s’inscrit, de tsq elle est reconnaissable et appropriable depuis un autre monde, et 2° elle exprime aussi le caractère indifférent de la multiplicité sous-jacente. C’est une raison pour lesquelles elle est appropriable depuis un autre monde ; n’importe quel autre monde est aussi constitué sur le fond d’une multiplicité indifférente. C’est un point qui est spéculativement profond, qui fait que le schéma doit être lu non pas seulement comme un trajet mais comme une géologie, une géologie qui stratifie les concepts dans un ordre qui finalement fait que la progression de l’ordre, à partir d’un certain moment, est aussi une rétrogradation. L’avancée dans l’ordre post-événementiel est aussi un enfoncement, une rétrogradation, un recul dans l’ordre de l’intelligibilité de l’être comme tel. Plus vous êtes si je puis dire dans l’éclat des vérités éternelles, plus vous êtes aussi dans l’absolue dissémination obscure des vérités indifférentes. C’est un point qui est probablement un point dialectique au sens fort. C’est en ce sens que je maintiens l’expression d’une dialectique matérialiste : je la maintiens car formellement, il s’agit d’une pensée dans laquelle le 3 subsume le 2, c’est sa la dialectique, mais plus fdtalement c’est parce qu’il y a intégration (métaphore platonicienne= dans le mouvement ascentionnel vers les vérités éternelles, il y a intégration dans ce mouveemnt même de l’appropriation de ce qu’il y a de plus indiférent dans la matérialité du monde, de génrique, d’indistinct. Plus une vérité est distincte, aurait dit Descartes, plus elle est aussi intelligibilité de l’indistinct. C’est ce que le schéma essaie de dire, de prononcer. Vous avez une lecture en surface, topologique Vous avez une répartition de région, une lecture linéaire, en chemin Vous avez une lecture stratifiante ou généalogique en profondeur. Il faut manier les 3 dimensions pour le lire vraiment. Quelques mots de commentaires sur l’aspect chemin, après le commentaire topologique des régions. Sur l’aspect chemin, je donne simplement des définitions un tout petit peu plus explicites de l’échelonnement des concepts : - multiplicité indifférente : on n’a pas à y revenir.

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Le 1er pas est de comprendre que la multiplicité indifférente, en tant qu’elle est là, mais le là n’est pas

spatial, c’est le là de son il y a, il y a cette multiplicité là, elle doit apparaître. On appelle apparaître l’être là de la multiplicité. Et on nomme monde, c’est pour ça que c’est inclus dans être là ou apparaître, on nomme monde le lieu, au sens abstrait, le là de cet apparaître. Vous avez un 1er temps qui est de comprendre ce que veut dire la nécessité de l’apparaître pour la multiplicités indifférentes. Comment il se fait que les mult indiff existent dans un statut non réductible à leur statut onto pur. Comment il se fait qu’il y a autre chose que les mathématiques ? Autre chose que des pures pensées appropriables aux mathématiques. On pourrait imaginer un monde avec les seules mathématiques. On aurait un court circuit entre multiplicité et vérité éternelle. On aurait un monde parménidien, sauf que ce serait des multiplicités et non pas l’un, les multiplicités et l’être pensée de ces multiplicités comme effectuation immédiate. Comment il se fait qu’il n’y a pas que les math ? Vous savez à quel point c’est vrai, qu’il n’y ait pas que les mathématiques. La philo se pose plutôt la question : comment se fait-il qu’il y ait les maths ? Je renverserais la question. La vraie question est : comment se fait-il qu’il n’y ait pas que les mathématiques ? Il semble bien qu’il y ait bcp d’autres choses que les maths ! c’est pour ça qu’il faut faire un 1er pas. Il faut faire un 1er pas, les maths étant la pensée des multiplicité indifférente, ça s’approprie au fait que qch dans le il y a de l’être ne se laisse pas réduire à la multiplicité indifférente. C’est ça qu’on va appeler l’apparaître. Il n’y a aucun sujet pour qui ça apparaît. Apparaître doit être pris dans un sens non phénoménologique, il n’est pas question là de cse, ça n’apparaît pas pour une cse. Ça apparaît tout court. L’apparaître est ce à partir de quoi devient pensable qu’il y ait non pas seulement les mathématiques mais des mondes. Le 2nd

pas va consister à se demander comment il se fait qu’il y ait une pensabilité générale des mondes. La question, c’est : comment il se fait que ce qui n’est pas les mathématiques n’est pas non plus le chaos, n’est pas non plus intégralement chaotique, inintelligible ? Comment se fait-il que qch consiste dans ce qui n’est cependant pas la consistance mathématique des mult pure ? Cette consistance est celle de l’apparaître. Pourquoi l’apparaître consiste ? Ce qui est avéré par le fait qu’il y a des vérités dont le référent n’est pas la multiplicité pure. Il n’y a pas que des vérités mathématiques, c’est un constat : il y aussi des vérités artistiques, par exemple, des vérités politiques, amoureuses. De même qu’il n’y a pas que les mathématiques, plus encore il n’y a pas que les vérités mathématiques. Ce qui veut dire il n’y a pas juxtaposition des maths et du chaos. Ce qui serait une autre possibilité : il pourrit y avoir autre chose que les maths mais absolument dépourvu de vérité et donc livré à l’indiff empirique de la multiplicité. Mais ce n’est pas non plus la situation. Il faut suivre une ligne qui reconnaît qu’il y a autre chose que les mathématiques, mais non seulement au sens du il y a mais cet autre chose n’est pas non plus chaotique ou initelligible et par csqt est travaillé par des vérités. Et donc il y a une consistance proore de cela même qui dans l’ordre de l’être n’est pas réductible à sa dimension mathématique, sa dimension de multiplicité comme telle. Je propose d’appeler logique cette consistance, ayant appelé ontologique la mathématicité comme telle. Dans l’EE, j’ai énoncé que l’ontologie c’était les mathématiques. Mais j’appelle logique cette consistance plus vaste que celle des maths, qui n’est pas réductible à la mathématicité comme telle. J’appelle consistance la consistance étendue au il y a de l’apparaître, à l’apparaître, au monde. Logiques des mondes, il y a des logiques des mondes, c’est ça qui reste une question irréductible à celle de la pensée mathématique de l’être comme tel. De même que j’ai énoncé que les mathématiques, c’était la forme effective de l’ontologie, ie de l’intelligibilité des mult indiff, de même cela qui expose les multiplicités indifférentes à la mondanité et s’avère irréductible quant à sa pensée aux mathé, et qui cependant peut a ou peut supporter une vérté, je l’appelle logique. Il est normal que cette logique ait un principe général de consistance soit aussi effective en mathématiques. C’est le terme plus vaste désignant la consistance des mondes, y compris naturellement de ce monde particulier de l’ontologie qu’est la mathématique, un monde sans apparaître. Voilà. Le pas supplémentaire consiste à proposer un cadre général de pensabilité de la logique, ie consiste à proposer une logique générale dans laquelle se dispose toute logique de la consistance comme telle, consiste à dégager des propriétés minimales par lesquelles passe le fait que les mondes sont consistants. Comment se fait-il que les mondes soient consistants ? Comment définit-on cette consistance logique ? Quels sont les résuisits minimaux pour qu’il y ait intlleigibilité de ceci que les mondes soient consistants, de ceci qu’il y ait logique ? c’est ce que j’appelle transcendantal. Chez Kant c’est les principes généraux de la consistance de l’expérience. Donc transcendantal renvoie à un sujet, un sujet générique, un sujet qui n’est pas une individualité psychologique, car le fil conducteur de Kant est le concept d’expérience, et la consistance est la consistance pour l’expérience. Kant aussi admet que le monde sensible consiste pour un sujet, la phénoémalité consiste dans la nature. Il y a une logique, cette logique est transcendantale : c’est une logique de l’expérience subjective telle que la phnoéménalité consiste et

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n’est pas un chaos informe. La question est la même : comment il se fait que ce n’est pas chaotique, comment il se fait que ce qui n’est pas mathématique n’est pas chaotique, comment se fait-il qu’une physqiue est possible ? Et on appellera le registre de la réponse transcendantal. Sauf que là, c’est du transcendantal sans sujet. La consistance du monde est un phénomène en soi, elle n’est pas une phénoénalité pour une détermination subjective ou une conscience quelconque. Le sens de transcendantal est tordu, transformé, mais je l’ai gardé car il répond qd même à : quelles sont les conditions de poss formelles de consistance de mondes ? C’est la même question. C’est pour ça que j’appelle le système de ces garanties de consistance un transcendantal. Mais évidemment ça n’a rien à voir avec expérience subjective ou la représentation des phénomènes. C’est une disposition immanente à l’apparaître lui-même. L’apparaître consiste parce que tout monde est indexé sur un transcendantal. Une des variations par rapport à Kant, c’est que 1° le transcendantal n’est pas subjectif, mais aussi 2° qu’il n’y a pas unicité du transcendantal. Vous pouvez avoir plusieurs types transcendantaux différents, et c’est aussi pour ça qu’il y a des mondes et non pas un monde. Il y a des mondes parce que la garantie de consistance d’un monde, à savoir son T, peut avoir des configurations très différentes d’un monde à l’autre. Le fait qu’il y a des mondes, ce n’est pas simplement le fait qu’il y a des multiplicités, ce n’est pas seulement une question de collection de multiplicités, c’est aussi ça mais ce n’est pas le fond du pb. Le fond du pb, c’est que l’agencement de consistance peut varier, et en général la plus profonde identification d’un monde est une identification de son transcendantal. Autrement dit, vous avez, si on nomme logique la consistance des mondes, vous avez des logiques : logiques des mondes. Ce n’est pas simplement les mondes qui sont pluriels, mais plus fondamentalement, plus organiquement, la condition de possibilité de la consistance de ces mondes, appelée transcendantal, qui est appelée également à varier. Le pas suivant. On a fait : être là, consistance de l’être là, condition de possibilité de cette consistance ou T. Nous allons avoir ensuite un peu comme chez Kant la question du négatif. Qu’est-ce que c’est que le négatif dans la logique d’un monde ? Et en particulier la très considérable question du néant. Qu’est-ce que c’est que le néant ? Le néant n’est rien, réponse classique, mais on est très embarrassé avec cette réponse depuis très longtemps. Déjà Platon trouvait qu’il fallait faire mieux que ça. Là, vous voyez bien que la difficulté de la question est qu’on se pose non pas la question de ce qui n’est pas, mais la question du néant d’un monde. Donc de ce qui tout en étant d’un monde en un certain sens n’y apparaît pas. Le point où se concentre l’apparaître dans un monde et qui est la forme spécifique de l’inapparaissant dans ce monde, étant entendu que ne pas apparaître dans un monde ce n’est pas la même chose que ne pas être, c’est ne pas apparaître dans ce monde. Ça, vous avez l’inexistant pour des raisons qui tiennent à ce qui est dans un monde, je l’appelle ce qui existe, différent de ce qui est, ce qui est c’est des multiplicités indifférentes. Ce qui existe, c’est des multiplicités indifférentes pour autant que leur être là est assigné à un monde, donc à un transcendantal. Donc on peut dire que exister (c’est un peu plus compliqué), c’est être dans un monde, c’est être dans une certaine indexation transcendantale. C’est être sous une logique, et pas seulement sous une mathématique, même si cette mathématique est elle-même sous une logique. Et alors si être dans un monde, c’est exister, il y a la question de savoir ce qui inexiste. Mais vous voyez bien que ce qui inexiste est une tout autre question que ce qui n’est pas : donc c’est la question de l’inapparaissant dans un monde. C’est une étape indispensable pour des raisons que je dirai plus tard. C’est un point qui admet une résolution, à savoir qu’on peut donner une définition de ce que c’est que l’inexistant d’un monde. Je ne vous la donnerai pas, on n’en a pas besoin pour l’instant ! Le pas suivant va nous rapprocher du registre subjectif mais de façon strictement intérieure au transcendantal. ça ne va pas encore être subjectif, c’est présubjectif de façon plus sensible. C’est la question des points. Un point, c’est une instance du 2 dans le transcendantal. Un point, c’est ce qui convoque l’existence, disons-le comme ça, ce qui convoque l’existence au choix, elle est convoquée à un choix, elle est convoquée à comparaître devant le 2 en tant que, aurait dit Kierkegaars, alternative : ceci ou cela. On peut prendre comme exemple n’importe quel choix radical, ceci ou cela, une instance du 2. Un point, c’est ce qui dans le transcendantal permet de définir ce que c’est qu’un choix radical : c’est un protocole de comparution de l’existence devant le 2. On peut en donner une définition strucurale : on peut dire étant donné tel transcendantal, voilà ce que c’est qu’un point pour ce transcendantal, voilà quelles sont les différentes manières de définir un point, un choix pur. C’est une fonction qui fait passer toute organisation du transcendantal vers un 2, ceci ou cela, 1 ou 0. C’est donc la ressource possible du transcendantal en choix pour l’existence. Ce qui est important, c’est qu’il y a des transcendantaux riches en points, il y a des transcendantal qui en ont très peu, d’autres hélas qui n’ont aucun point. Les mondes qui ont des transcendantaux sans point sont des mondes inaptes aux vérités. C’est une démonstration qu’on peut faire. J’ai proposé de les appeler des mondes atones, des mondes plats. Les mondes atones sont structurellement définissables : on

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ne peut pas faire comparaître l’existence devant le choix pur. Il n’y a pas d’alternative au sens de Kierkegaard. Kierkegaard aurait dit que ce sont des mondes dont Dieu s’est absenté. Bein que la plupart des choix dont il parle ne soient pas marrants : Abraham. Quelquefois on rêve d’un monde atone, le repos, pas de choix, pas de 2, rien, on flotte à la surface, on fait la planche ! Mais malgré tout la définition que je propose de ce que c’est que vivre requiert qu’il y ait des points. On est tenté de s’installer dans le monde atone mais c’est pas un destin. C’est pas un destin, on peut trouver des mondes avec points. Les mondes avec bcp de points sont des mondes tendus : par exemple, le monde constitué par les séquences révolutionnaires intenses, quand tous les jours la situation change et tous les jours il faut de nouveau choisir quelque chose. Pas de répit. Les journées révolutionnaires se succèdent. On n’a pas le temps d’examiner la situation qu’on est déjà catapulté vers d’autres choix. C’est un monde tendu. Les mondes tendus c’est aussi assez terrible. C’est définissable transcendantalement. C’est grosso modo un transcendantal qui a autant de points qu’il a de degrés, de mesure possible de ce qu’est un existant. Entre les mondes atones et les mondes tendus, il y a des intermédiaires : quelques points, ou pas mal de points. On a le temps de s’organiser pour traiter les points. Quand vous disposez du système généra apparaître, consitance logique, transcendantal, inexistant, point : vous avez les matériaux nécessaire pour vous espacer entre multiplicité indifférente et événement. Et en particulier les connexions intimes qui existent entre événement et la nature du monde qu’il affecte. La logique du monde qu’il affecte. Il y a une relation entre la ressource de l’événement et la nature structurale du transcendantal qui soutient le monde et est affectée par l’événement. L’événement va être spécifié comme point ultime de l’intelligibilité de tout le parcours originé dans les mult indiff et a déployé la logique de l’apparaître et ses différents degrés. Evénement, c’est un peu plus compliqué que dans l’EE car il s’agit de comprendre comment un événement apparaît et pas simplement ce que c’est que son être. Dans EE il y avait une mathématique de l’événemnt et c’était une exception car sa mathématicité passait en fraude un axiome, il y avait un axiome qui était suspendu ou nié par l’événementialité. La théorie du multiple était déformée par l’événement en un point. Il y avait un axiome violé : c’était un point de non mathématicité interne à la mathématique. On donnait la mathématique et on montrait que événement il n’y a que sous condition que un des axiomes soit soustrait. C’est une conception soustractive de l’événement, de manière essentielle : c’est la manière dont l’événement fait exception aux lois de l’être qui m’intéressait. Là, c’est plus compliqué, car on veut connaître les conditions logiques de l’événement et pas seulement sa nature ontologique. Ontologiquement, il demeure une exception aux lois de l’être mais c’est pas suffisant pour penser ce que c’est. Car après tout un événement ça apparaît aussi dans un monde, ça a lieu aussi dans un monde, il faut savoir quelle est sa caractérisation logique et pas seulement sa caractérisation soustractive ontologiquement. On va avoir des caractéristques de l’événement directement indexées à la logique du monde et pas simplement à la mathématique des multiplicités. Donc ce qu’on va avoir c’est des distinctions dans le ce qui arrive. Dans EE, on avait la situation et les événements. Là c’est plus compliqué : on va distinguer 4 modes différents du ce qui arrive, on va rentrer dans les nuances. La LdM c’est plus nuancé que s’il n’y avait que les maths. C’est plus nuancé. Là on peut distinguer 4 types : la modification, le fait, la singularité faible et l’événement. On aura l’occasion de passer par des exemples la prochaine fois mais on peut avoir une intuition assez élémentaire de ça. La modification c’est ce qui se passe dans le monde et qui est homogène à son transcendantal. C’est ce qui se passe dans le monde sous sa loi de consistance propre. Un monde change tout le temps, mais on appellera modification (écho de Spinoza) les changements constants et infiniment nombreux qui se produisent dans un monde mais qui ne sont que le dépli de ce monde sous la logique de son apparaître : le ce qui se passe conformément aux lois de ce qui se passe dans un monde. On appellera fait quelque chose qui est une perturbation minimale, qui n’est pas exactement rangeable uniquement au titre de ce qui présente le monde dans sa logique transcendantale mais dont le degré d’apparition n’est pas d’intensité propre. C’est une perturbation locale, mais une perturbation dont l’apparaître propre n’a pas d’intensité particulière. Exister, c’est toujours exister avec une certaine intensité. Exister, apparaître, être là se fait toujours selon une certaine intensité. Vous êtes dans un monde avec une intensité particulière, c’est pour ça aussi que vous pouvez inexister, apparaître avec une intensité minmum. On appellera fait une perturbation locale, qch qui n’est pas réductible aux lois de présentation du monde, mais qui est affecté d’une intensité moyenne. On appellera singularité une perturbation locale dont le degré d’intensité est fort, en réalité maximal.

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Modification : on est dans l’immanence légale. Fait : il y a une petite perturbation d’intensité faible. Singularité : perturbation de grande intensité, mais les csq de cette perturbation sont faibles, elles, les csq sont faibles, et la mesure des effets d’une perturbation se fait à partir de l’inexistant. C’est là qu’on va connnecter la question de l’événement et la question du non apparaissant. L’effet d’une perturbation est réellement intense lorsque cette perturbation est capable de doter l’inexistant d’une existence, de faire exister l’inexistant, c’est la mesure d’une perturbation locale. La singularité faible est très intense dans son apparaître mais n’arrive pas à faire exister l’inexistant, elle le laisse inexister, elle le laisse à son inexistence. On appelle événement une perturbation dont l’intensité est maximale et qui fait exister l’inexistant, qui arrive à relever l’inexistant (traduction de Hegel par Derrida), il est relevé de l’inexistance à l’existence. Vous voyez : on a un espacement des choses qui se fait depuis l’intériorité légale, la modification (le point de conformité du monde, le dépli du monde), jusqu’à l’événement qui est abordé logiquement à la fois par intensité de l’existence, et relève de l’inexistant, ie intensité des csq. Il ne suffira pas d’intensité d’existence pour parler d’événement il faudra mesurer l’intensité des csq, l’effet sur l’inexistant : « nous ne sommes rien soyons tout ». On passe par le fait, qualifié par une réelle perturbation, un point illégal si vous voulez, mais de faible intensité. La singularité faible qui est de forte intensité mais qui n’a pas d’effet sur l’inexistant. C’est la caractérisation logique de l’événement. C’est une question qui m’a souvent été posée autrefois : l’événement n’est-il pas entièrement une question rétroactive ? n’est-ce pas du point de vue de l’engendrement des vérités qu’on est susceptible de dire après coup que c’était un événement ? Dans le dispositif ancien, on pouvait dire oui. Ici la réponse est modulée : il y a une condition intrinsèque, il faut que la perturbation locale soit de forte intensité existentielle, maximalement. Evénement sera pris en son sens traditionnel comme une secousse de forte intensité, pour prendre une métaphore de type tremblement de terre. Il y a qch de sismique, qui se donnera par le fait qu’une perturbation locale ait une forte intensité intrinèque. Mais ça ne suffit pas : il y a une autre caractérisation logique par les csq. On aura un protocole rationnel d’évaluation, mais en effet non nécessairement immédiat. Non nécessairement immédiat, car il faudra voir, expérimenter ce qu’il advient de l’inexistant : est-ce que l’inexistant est relevé de telle sorte qu’il se met à exister dans le monde, de tsq que ce qui n’apparaissait pas apparaît. Donc ce qui n’apparaissait pas apparaît. Ce n’est que sous cette condition qu’on distinguera la singularité faible de l’événement. On a un dispositif complet qui donne une détermination intrinsèque et explique pourquoi c’est aussi une question de csq. Et en outre, ça ouvre au 2ème trajet, il ne faut pas croire qu’un événement ainsi qualifié, ie qui relève l’inexistant suffise à lui seul pour constituer un sujet capable de produire ou de composer une vérité éternelle. Nous sommes simplement dans le système des conditions. Il faut un événement mais il doit petre capable dans ses csq de relever l’inexistant. C’est une définition intrinsèque du ce qui se passe, mais on n’est pas encore au terme du trajet. Simplement, ce qu’on a, c’est une trace. Ça c’est je le signale une grande différence par rapport à l’EE : on a une trace objective de l’événement. Quelle est-elle ? C’est précisément le fait que l’inexistant est relevé : tout événement véritable, puisque il n’y a événement que si dans l’ordre des csq il y a appararition de l’inexistant, tout événement véritable suppose au moins une fois qu’il a disparu (l’événement surgit et s’évanouit) laisse une trace qui est que l’inexistant est relevé. Donc il existe, et en tant qu’il existe il fait la démarcation entre si je puis dire l’ancien monde et le nouveau. Ce qui ne veut pas dire encore qu’il y ait sujet ou vérité, mais il y a une différenciation interne au monde dans la figure de la trace qui est en réalité que un inexistant du vieux monde existe, qch qui n’apparaissait pas apparaît. Si vous songez à ce que peut être votre propore expérience événementielle, vous verrez que c’est une intuition évidente, comme toujours après coup. En fait, ce qui signale qu’on a été dans une figure événementielle, c’est que qch qui n’apparaissait pas apparaît, qch qui n’était pas là est là, et donc qch supplémente effectivement le monde, ce n’est pas simplement que qch a changé au sens des lois du monde, ce serait une modification, ce n’est pas seulement une perturbation. Il est arrivé qch de grande intensit tel que il y a dans le monde qch qu’il n’y avait pas. C’est pourquoi tout sujet est une création : il est sous condition impérative que qch qui n’existait pas existe. Que qcg qui n’apparassait pas dans le monde apparaît. Par csqt va s’enclencher un protocole de supplémentation dont le cœur, le lieu central, sera l’apparition d’un nouveau corps, nouveau corps organisé autour de cette trace, qui va coaguler autour de cette trace, un nouveau corps va se constituer autour de ce qui n’existait pas. C’est ce point qui n’existait pas qui va être le noyau, le cœur du nouveau corps. Voilà pour aujourd’hui, merci.

25 AVRIL 2006

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Désolé pour le séminaire annulé du mois dernier pour ceux qui n’ont pu être prévenus (donc pas de K7 pour mars). 31 mai et 14 juin sont les 2 dates restantes. 2 échéances supplémentaires : - ce samedi 29 avril, Yves Duroux et moi-même avec le CIEPFC invitons de Roudinesco sur son dernier livre. - 6 mai : journée sur Parsifal, organisée par François Nicolas et moi-même. Il y aura Slavoj Zizek. François Zourabitchvili, jeune philosophe, autour du meilleur petit livre sur Deleuze (Deleuze, une philosophie de l’événement), est mort la semaine dernière. Je crois être autorisé à dire qu’il a décidé de mourir, puisque cela commence à se savoir. Il appartenait à cet ensemble flou de jeunes philosophes entre 30 et 40 ans, qui est la relève véritable. C’est une perte, c’est dommage que la vie ait ainsi vécu ce philosophe de la vie. C’est un paradoxe amer que qch de la vie se présente comme mort. Je tenais à lui rendre hommage devant nous. Mon préliminaire, c’est sur le mouvement contre le CPE. Je serai bref. Je voudrais construire ce que je veux vous dire à partir d’un certain nombre de questions, ie tenter de formuler au point où nous en sommes (ie après la victoire tactique du mouvement sur le gouvernement) les questions à partir desquelles se décidera l’avenir politique de ce qui s’est passé là. Ceci est sous-tendu par la thèse qu’un mouvement en lui-même, par lui-même, n’est pas exactement politique. Il est à la charnière dirait-on de l’historique et du politique. Il a lieu dans une figure plus ou moins événementielle, et cet avoir lieu ne décide pas à lui seul de son avenir politique, pas plus que moi l’événement ne décide seul de la procédure de vérité dans mon jargon. On a quelquefois inventé la formule selon laquelle les mouvements ne sont pas à proprement parler politiques mais présentent des possibles politiques. Ie ouvrent à la possibilité du possible, ou présentent une gamme ouverte de possibles politique. Le mouvement, c’est ce qui fait à la fois sa force et sa limite, présente un système complexe de possibles politiques (il n’en présente pas un seul), il ouvre à une complexité multiple des possibles politiques. S’il n’était pas là il ne les ouvrirait pas non plus. Il est le réel de la multiplicité des possibles. On peut dire aussi qu’il est la politique dans son suspens historique, dans le suspens de l’avoir lieu historique, collectif. Si on admet ça, je crois qu’on peut constituer 3 questions à partir de ce qui s’est passé : 1° quelle est la séquence qu’on interroge ? on dit le mouvement contre le CPE. Mais tout le pb est de savoir quelle est la séquence historique qu’on considère telle que elle ouvre en effet à la multiplicité des possibilités politiques et telle que la question de savoir comment va se décider son avenir politique est constituée. Quelle est la séquence ? Décider sur la séquence, c’est déjà décider sur l’articulation de l’historique et du politique. On peut avoir 3 visions de cette séquence : - la vision ultra courte : la séquence, c’est le mouvement contre le CPE, depuis la décision gouvernemental de mettre cette affaire en scène jusqu’à la décision gouvernementale de plier bagage. Cet espace serait l’espace du mouvement dans sa conception la plus courte et la plus homogène, en même temps. Puisque l’objectif est assigné, la victoire définissable : on aurait une séquence très courte et homogène. - une séquence moins courte, moins homogène : la séquence intégrerait la révolte des jeunes de banlieue de l’automne-hiver dernier. On aurait une séquence distincte, mais qu’on considérerait comme la séquence à propos de laquelle est ouvert le système des possibles politiques, qui irait de novembre à aujourd’hui. Séquence dont vous voyez qu’elle augmente en intensité ou contrariété immanente, mais qu’elle perd en homogénéité. La question de l’articulation des 2 est encore ouverte. - une séquence bcp plus longue : elle démarrerait avec le mouvement de décembre 95. Elle intégrerait le mouvement de décembre 95 (contre le projet Jupe sur les retraites, pour l’essentiel retiré, souvenons nous donc que la victoire n’annonce pas toujours la victoire…), elle inclurait l’ensemble de la séquence concernant le mouvement et l’organisation des ouvriers sans papiers à partir de l’Eglise St Bernard (96), elle intégrerait le non au référendum sur l’Europe (il y a donc une instance aussi parlementaire), la révolte des jeunes de banlieue et le CPE. Et d’autres choses probablement. La séquence est complexe, chargée, et porte sur des strates différentes de la société. C’est la 1ère question : quand on dit qu’il s’est passe qch et qu’il faut penser la nouveauté de ce qch et voir sur quel type de possible nous allons décider et trancher, dans un 1er temps il faut se demander de quelle séquence on parle. On n’aboutit pas aux mêmes conclusions selon qu’on tranche en faveur de telle ou telle description de la séquence. 2° à supposer qu’on ait tranché la 1ère question (le cadre séquentiel, entre 1 mois et 10 ans), alors

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comment aborde-t-on la question de l’unité subjective de la séquence ? De quoi est-il question non seulement au sujet les revendications (diversité : papiers, retrait CPE, retraites…), mais d’un point de vue subjectif ? il est possible de proposer une unité subjective, étant entendu qu’il faut auparavant décider de l’espace temporel. La précision technique de la question est assez simple : une unité subjective de séquence finit toujours par se cristalliser en un mot d’ordre. Cette question est ouverte : qu’est-ce qui constitue subjectivement le mot d’ordre de rupture à travers lequel se constitue qch comme une subjectivité politique nouvelle ? La question n’est pas tranchée, car les mots d’ordre mis en avant oscillent entre la particularité tactique (comme retrait du CPE, excellent mot d’ordre mais qui ne réalise pas l’unité de la séquence dans l’espace politique proprement dit), et des mots d’ordre qui sont des généralités idéologiques (comme contre le libéralisme). Il y a toujours des gens qui disent que contre le libéralisme est l’essence générale du mot d’ordre tactique. Ça c’est un peu trop hegelien peut-être ! A l’heure actuelle, le système de mots d’ordre capable de constituer ou d’épingler une nouvelle subjectivité politique en la matière est un chantier ouvert, car l’espace constitué juxtapose en fin de compte des mots d’ordre dont la généralité idéologique est intéressante mais politiquement inactifs aussi, et des mots d’ordre tout à fait actifs mais qui sont dans une perfection tactique considérable. Là c’est une affaire de jonction entre la séquence et le cadre mental dans lequel elle se constitue. 3° à supposer que soit clarifiée la question de la formulation subjective de la séquence en termes de mots d’ordre politique. La question est de savoir dans quel espace politique cette unité s’inscrit. Dans quelle conception générale de la politique elle fait résonner sa propre unité et son propre nom ou mot d’ordre, ce qui l’épingle ou la révèle. C’est la question évidemment de savoir si c’est représenté comme possiblement interne au parlementarisme ou pas. et ça ça décidera quoi ? ça décidera de savoir si le bilan de cette affaire c’est les élections de 2007 ou pas. et donc ça décidera de savoir si ce à quoi a travaillé le mouvement est le mise en selle de la gauche et c’est tout. C’est pas joué du tout. Le coup se prépare, une fois de plus, comme il a commencé à le faire dès 1848. L’embuscade est absolument prête ! Si c’est ça qui l’emporte, dites vous bien que dans un an, il n’y aura plus de trace de ce mouvement. Il n’y aura pas de CPE mais on peut compter sur la gauche pour proposer qch comme le CPA ! Le contrat pour l’avenir ! ça c’est une question qui vient après les 2 autres : quelle est la détermination historique de la séquence ? quelle est la zone d’articulation de l’historique et du politique dans la figure de l’unité subjective telle qu’elle se reflète pas des mots d’ordre ? dans quel espace imagine-t-on que ces mots d’ordre puissent être pratiqués, déployés etc… (espace parlementaire, de la gauche, ou une autre voie parallèle dans une figure d’autonomie) ? C’est intéressant, comme une leçon de choses sur des points discutés abstraitement. Une figure événementielle quelconque doit décider du monde dans lequel elle opère, ie doit décider de savoir qu’est-ce qu’on embrasse sous le nom de ce qui se passe : une césure brève, une surrection brutale et fugitive, est-ce que c’est plus long, séquentiel ? quel degré d’homogénéité ou d’hétérogénéité on accepte de prendre en compte dans ce type de situation. On a tendance à considérer que plus c’est homogène mieux ça vaut, mais ce n’est pas un critère pertinent. Le mouvement de décembre a mis en scène de difficiles et violentes contradictions au sein du peuple, comme dit Mao. La 1ère articulation de la séquence et la 2nde ne se sont pas agencées de façon homogène. Donc entrer dans la politique c’est trouver l’espace d’homogénéité de cet hétérogène. C’est toujours trouver comment un hétérogène naturel ou légué par la situation est transformé en autre chose que lui-même, à partir d’un espace nouveau. C’est forcément à partir d’un espace nouveau que l’hétérogène peut se transformer en homogène. C’est le travail de la séquence, et ouvre à la possibilité une unité subjective. Ce n’est ni dans la trop grande généralité idéologique ni dans la trop grande particularité tactique. Ça décide alors la question de savoir s’il est possible qu’une révolte articulée s’inscrive dans un espace qui le voue pas à servir de marge de manœuvre à telle ou telle des cliques parlementaires. Voilà ce que je voulais dire. Nous sommes au début des difficultés. On a mangé le pain blanc des mouvements. Il a bcp d’ingrédients, c’est sa force et sa joie. Dernier préliminaire : mort de Aïgui, un des plus grands poètes contemporains, mort le mois dernier à 71 ans. Quelques remarques le concernant, car il n’y en a pas eu beaucoup. La mort d’un des plus grands poètes vivants n’est pas un événement journalistique. C’est un enseignement aussi, tout de même : on peut dire « le fait qu’un médiocre chanteur de rock soit mis sur le même plan que la musique créatrice, bon, pourquoi pas », mais là c’est autre chose. On a affaire à une figure majeure du poème, et on n’a rien. Donc nous, là, allons célébrer cela, cette voix essentielle, non livrée à la compétition commerciale. Quelques repères de comparaison avec d’autres poètes du 20ème siècle : - Pasolini : il a pratiqué une grande langue nationale et une langue locale. Il a écrit des poèmes en italien

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et en dialecte frioulan, et sa poésie a tiré parti du jeu entre les 2 langues. Aigui a écrit en russe et en tchouvache, expérimentant un frottement langagier entre une langue instruite et une langue plus localisée, très singulière, dans une communauté beaucoup plus restreinte. Je le dis car je remarque que c’est un point de la poésie contemporaine qui est de se demander, à la suite de Deleuze, comment des langues minoritaires peuvent travailler de l’intérieur des grandes langues établies. Le résultat est de l’ordre du poème : la déstabilisation de la langue nationale par le filon secret de la langue locale, c’est cela qui pousse la grande langue nationale dans ses retranchements. - Celan : il y a là aussi des similitudes poétiques sur la coupe de la langue. Il y a une manière d’interrompre toute rhétorique du poème en passant à autre chose dès que l’expression de la 1ère chose est suffisamment concentrée et suffisamment explicite. Le poème est une succession de coupes. Il n’est pas du tout une exploitation de la langue en extension, comme les grandes récits épiques par exemple. La langue est saisie comme une espèce d’ardoise qu’on taille, et elle est sculptée sur une arête vive. Elle est interrompue constamment par le fait que ce qu’on a dit, le dire s’est concentré suffisamment pour qu’on passe à autre chose. Il n’y a donc pas non plus exactement de principe de liaison (elles sont éludées), mais il y a un principe de consécution et de coupe. - Wallace Stevens : il y a une concentration métaphysique sur l’apparence, une fonction propre du matériau image, dans le poème, qui est une interrogation sur la signification de l’apparence elle-même. Ce n’est pas seulement une illustration de l’essence par l’apparence, c’est une interrogation sur le monde sensible (auquel le poème se réfère) : quelle est la signification du fait que le poème doit se référer au monde sensible ? Le poème parle de ruisseaux, d’arbres, de mer etc… Quel est l’ordre de cette nécessité ? Quelle est la prescription qui fait que le poème se déploie dans l’image ? - T.S Eliot : à la fin des fins c’est une poésie religieuse, en un sens particulier : elle interroge l’apparence du point de vue de sa capacité à faire signe. Le monde sensible est pris comme réseau de signes. La solution du problème de l’apparence n’est pas celle de Stevens, qui cherche la vérité de l’apparence, ou même l’apparence comme vérité. Ici c’est l’apparence comme signe. On peut dire que le Dieu des poètes, c’est toujours le Dieu pour qui l’apparence fait signe. De ce point de vue là on pourrait donc le comparer à T.S. Eliot, ou à Patrice de la Tour Dupin (?). En termes de référence, j’avais commenté un poème d’Aigui, (Walenberg ?) à Budapest, inspiré par une grande sculpture de Walenberg (?). Dans le Court Traité d’Ontologie Transitoire, l’introduction se conclut par une référence à un poème, Ici (1988). La poésie de Aigui est une poésie de l’ici : comment ici fait signe ? Ce qui fait signe n’est pas l’ailleurs, mais l’ici en tant qu’ici. Un poème que je vous signale, traduit par Léon Robel, « Aout, Nietzsche à Turin ». Sa poésie est traversée de personnages considérables : on voit passer Nietzsche, Baudelaire, Malevich, Antoine Vitez. Il y a un élément de dédicace dans les poèmes de Aigui. C’est un poème de 1867, qui part de quelque chose de très connu concernant Nietzsche, qui est la permutabilité des métaphores de la terre et des métaphores de l’air, la permutabilité du matériau opaque et du matériau aérien, du fait que la pensée de Nietzsche est tendue par la possibilité de la métamorphose de la montagne en espace aérien, de la pierre solide en espace aérien (d’où la métaphore central de la danse, transformant le poids en élan – métamorphose ancienne dit Bachelard) mais Aigui fait de cela un poème. C’est la transfiguration poétique de la commutabilité ou de la substituabilité de l’aérien au terrestre, la circulation immédiate de l’un à l’autre, le moemnt pù la montagne et le ciel permutent. Je terminerai par le dernier recueil, toujours plus loin dans les neiges. Je vous lis le dernier poème, daté de 2004, le plus tardif. Il s’appelle de plus en plus autrement sur la terre, sous-titré à propos du tableau d’un ami. C’est à propos d’une peinture, il va dire pourquoi cette peinture est de plus en plus autrement sur la terre. C’est encore la question de l’ici : comment être autrement ici ? La peinture nous indique un lieu qui est le lieu de l’autrement ici. Le poème est dédié à cet ami. « Dans les herbes de la terre petit à petit entre la luminescence des souvenirs de l’artiste. La reconnaissance comme mouvement fluctuant chuchote par leur station ( ?) la disposition d’un instant à l’autre, la respiration du monde comme souffle érgulier. Espaces semblables à une plus haute tranquillité. Bigarrée des rameaux et… sur ses toiles, de plus en plus hautement terrestres ». Voilà, ayons donc une pensée, et bien plus qu’une pensée, pour ce très grand poète. Nous retournons à notre schéma. Je rappelle que ce schéma est destiné à représenter, à styliser ou à inscrire le mouvement par lequel se constitue le rapport impossible en apparence entre l’ontologie des multiplicités indifférentes et la thématique des vérités éternelles. Je redis ça de la façon la plus simple, architecturée : comment se fait-il

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que admettant qu’il n’y ait rien d’autre que des multiplicités indifférentes, des multiples de multiples, on puisse soutenir que cependant il y a des vérités ? Qu’est-ce qui rend acceptable cette juxtaposition terminale, sans dualité mondaine(ce ne sont pas 2 mondes séparées) ? Dans les mêmes mondes il y a ontologiquement des multiplicités indifférentes et subjectivement des vérités soustraites au temps : comment cette juxtaposition est-elle possible, étant donné que nous ne sommes pas dans la solution métaphoriquement platonicienne de la distinction des 2 mondes ? Nous ne disons pas que le monde des vérités éternelles est lui juxtaposé de façon extérieure à l’immanence du monde présenté ou des monde sensibles. Nous ne traversons aucune distinction entre sensible et intelligible ou entre monde inférieur et monde supérieur, entre monde des vérités et multiplicités indifférentes. C’est au point du même qu’il y a le 2. C’est au point du même qu’il y a le 2. Les vérités éternelles sont créées et disposées de l’intérieur d’un monde particulier et sans intervention d’un autre monde. Nous cherchons un platonisme sans dualisme, appelons le comme ça. Qu’est-ce qui est platonicien, alors, si ce n’est pas la distinction sensible intelligible ? Et bien ce qui est platonicien c’est de dire qu’il y a le 2, au point du même. A savoir que au point il y a les multiplicités indifférentes il y a les vérités éternelles. C’est une question de genèse du 2 en ce sens là, au point du même. C’est le problème fondamental de Platon, le problème de la participation ; étant donné un objet sensible quelconque, bien entendu c’est un objet sensible, il est là, mais en un autre sens, il participe de l’intelligible. Le point intéressant et complexe chez Platon n’est pas qu’il y a 2 mondes (c’est un cadre de commodité, on coupe en 2 le schéma, ça ne dit pas comment ça communique) mais leur articulation, ie la théorie de la participation, qui est loin d’être claire. Le problème consiste à dire que la même chose (cette table) est là, elle est absolument de part en part sensible, mais le fait qu’on soit en droit de dire que c’est une table exige qu’elle participe de l’univers intelligible, ie elle communique de façon particulière avec l’idée de table. C’est bien dire que au point du même (à savoir cette table par ex) il y a cette table, et autre chose que cette table, qui cependant est immanent à la table, et qui est le mode sur lequel elle participe de l’intelligible. Ce sont des rappels tout à fait scolaires, mais pour dire qu’on peut appeler platonisme la conviction qu’il est possible de rendre raison de l’un qui est là que pour autant qu’il est aussi et en même temps traversé par le 2. L’un qui est là participe au point du même de son autre. La table sensible et la table intelligible, c’est bien joli de les séparer, mais le point important, c’est de savoir comment la table sensible se laisse reconnaître du point de vue de l’intelligible. Donc je reviens à la définition : platonisme sans dualisme. Mais il est déjà vrai chez Platon lui-même que c’est au point du même que quelque chose se donne de l’autre. Que donc tout 1 est 2. C’est ça le platonisme. Moi je le dis ainsi : tout monde est susceptible d’être aussi le lieu de qch de transmondain. En tout monde peut procéder un élément qui est transmondain, ie un élément qui est reconnaissable comme tel du point d’un autre monde. C’est identifiable comme vérité, y compris dans des positions qui ne sont pas immanentes où cette vérité a été disposée, déployée ou crée. Transmondaine en ce sens là : il faut dire qu’elle est mondaine puisque ce n’est que dans un monde qu’un vérité peut advenir (au sens fort, ie avec les matériaux de ce monde, la matérialité d’une vérité est intégralement celle d’un monde) et cependant il y a en elle qch d’autre que cette identité mondaine, c’est le fait qu’elle est identifiable comme telle du point d’un autre monde, au sens où elle peut y être ressuscitée (puisque la rendre active en un autre monde suppose une procédure, ce n’est pas contemplatif). Si on regarde le schéma, la dernière fois on avait spécifié pourquoi il y avait 3 régions : - le il y a comme élément générique : il y a au point du même des multiplicités indifférentes et des vérités éternelles. - la région de l’être qui est la disposition structurale des multiplicités indifférentes, ie le mode sur lequel sont pensées les multiplicités indifférentes - la région du sujet qui est la région d’où procèdent les vérités Le schéma nous donne à la fois une corrélation et une torsion. C’est une corrélation car il y a un chemin qui se fait : multiplicités indifférentes, événement, vérité éternelle. On n’est pas dans une disjonction des 2 mondes. Mais il y a une torsion qui est représentée par l’excentrement de l’événement, qui est le point de jonction, d’articulation et de coupure entre les 2 régions (être et sujet). Donc il y a une séparation ou distinction mais qui n’est pas disjonctive entre la région de l’être et la région du sujet. Et donc en fin de compte, penser ce qu’il y a, c’est penser le mode sur lequel on peut articuler la région de l’être et la région du sujet. La torsion se donne aussi par des correspondances point par point, ie la lecture vecticale su schéma, que je rappelle, ie les étapes : être là, consistance, T, inexistence, point correspondent aux étapes du parcours qui va de l’événement aux vérités éternelles. Autrement dit on a 2 chemins en sens contraires :

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- un chemin de la pensée qui se fait des multiplicités indifférentes à l’événement - ____________________________de l’événement aux vérités éternelles La dernière fois, on avait commenté être là, apparaître, consistance logique, transcendantal, inexistence, point, événement. Je le refais en 5 minutes : - une multiplicité indifférente, c’est ce qui se laisse penser mathématiquement, donc comme multiplicité de multiplicités sans point d’arrêt dans l’un et sans détermination qualitative particulière - ces multiplicités doivent apparaître : un monde est le lieu où elles apparaissent - cet apparaître est consistant (ce n’est pas un chaos, il y a un ordre - qui peut changer). Il y a une consistance logique de l’apparaître. On peut même dire que toute logique est en réalité une logique de l’apparaître. - la régulation de cette logique, on l’appelle le transcendantal. Le transcendantal est simplement la disposition qui nous permet de penser pourquoi l’apparaître est consistant, pourquoi il y a une logique de l’apparaître. - l’inexistance est un point de corrélation obligé entre le transcendantal et les multiplicités : dans tout monde il y a un multiple qui inapparaît. - point est une dispo singulière des mondes, qui est la possibilité ou l’impossibilité (selon les cas) que le monde soit transcendantalement disposé de telle sorte qu’il est exposé à un choix un binaire, ie à la possibilité d’un oui ou d’un non. Tout ça est susceptible d’une description objective : les multiplicités indifférentes (théorie math), théorie apparaître (logique), T (armature de ce qu’est une logique de l’apparaîte) inexistant (point singulier dans tout monde) point (mode propre sur lequel un monde peut ou ne peut pas passer par le défilé d’un choix radical). Tout cela est susceptible d’une analytique détaillée (cf LdM) et qui est la pensée non seulement de la figure générique de l’être comme tel (pensée ontologique) mais de la part logique de l’ontologie. Il faut bien comprendre que dans l’onto il y a l’être comme tel, mais aussi logique, logos, qui se dispose comme la loi d’apparaître. Ce segment propose une intelligibilité de la logique comme principe de cohésion de l’apparaître. C’est une idée ancienne, qu’on trouve chez les stoïciens et chez Kant aussi, qui est reprise là sous une forme nouvelle : il y a des multiplicités indifférentes, mais elles se disposent dans des coexistences qui sont des coexistences logiques et non pas des coexistences désordonnées. Evénement veut simplement dire la survenue d’une dérégulation transcendantale. On a détaillé la chose la dernière fois : l’événement est pris dans plusieurs formes possibles du changement, c’est la forme la plus radicale, qui dérégule le transcendantal lui-même. Un événement, ça porte atteinte à la logique du monde, et pas seulement à ce qui importe ou n’importe pas dans un monde. Ce qui distingue l’événement, c’est qu’il porte atteinte à la logique du monde du double point de vue de l’inexistant et des csq. On peut appliquer ça au système de question de tout à l’heure : - la question de la séquence consiste à savoir quelle est l’amplitude véritable d’où l’événementialité de l’événement apparaît. Ie quelle est l’échelle ? C’est une décision sur dans quel monde on va disposer l’événement en question. Ce n’est pas la même chose de dire « il y a une lutte contre le CPE » et « la séquence commence en 95 ». ce n’est pas la même chose de quel point de vue ? du point de vue du monde à propos duquel on dit qu’il y ou qu’il n’y a pas l’événement. Vous fixer une échelle, ie un environnement mondain. Vous aurez des conclusions différentes quant à l’événementialité de l’événement car vous n’aurez pas les mêmes considérations sur ses effets transcendantaux, ie sur ses effets sur la logique. La logique que vous mettez en scène quand vous dites que cette affaire là doit être prise dans 2 mois ou dans 10 ans, vous n’aurez pas les mêmes opérateurs logiques, vous n’aurez pas les mêmes principes de cohésion et donc pas non plus les mêmes évaluations quant à l’événementialité de l’événement. La question de l’événement, comme unique capacité d’articulation des multiplicités indifférentes aux vérités éternelles, se pose au regard de l’unité mondaine dans laquelle on travaille. Il va y avoir 2 points fondamentaux : - il y a événement s’il y a relève de l’inexistant, ie il y a événement que si un point attesté comme inexistant dans le monde se trouve indexé à une apparition maximale (il faut repérer ce qui inexistait, de telle sorte que l’événement l’a fait apparaître comme tel dans son intensité de présence indubitable au monde) - est-ce que l’événement est situable dans le monde avec une intensité d’apparition donnée ? L’interrogation sur l’événement (comment in évalue ce qui s’est passé, quelle est la discipline des csq), c’est est relatif au monde – ça suppose une périodisation, en termes historico-politique, ça suppose un choix séquentiel. 1er point. Et 2nd point, l’interrogation sur le transcendantal : il faut identifier le point d’inexistance dans la situation

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considérée. Si vous réfléchissez vous voyez que par exemple, si on interroge la révolte des jeunes des banlieues, on l’avait un peut fait ici superficiellement, l’attestation quant à l’inexistence est relativement claire. Le point, c’est que des gens qui sont ici sont considérés en fait comme des corps étrangers. Donc une certaine loi du monde les déclare inexistant, alors que naturellement, ils existent. Quels qu’en soient les contours, la révolte signifie qch comme « et bien vous êtes astreints à désigner notre existence ». L’élément de relève de l’inexistant est immédiatement lisible. C’est de ça que tout le monde parle : est-ce qu’il y a relève de l’inexistant ? est-ce que c’est bien qu’il existe ? est-ce une calamité sociale ? est-ce une pathologie sociale ? On leur dit : si vous ne nous aimez pas partez ! on n’est pas obligé de… Du point de vue de… vous voyez de quoi il s’agit ; il s’agit dans l’événement d’autre chose que ce qui arrive, même avec ue forte intensité. Ce qui arrive a puissance de relever l’inxistance en un point. Maintenant supposons que nous ayons qch de cet ordre. Comment explorer à partir de là la région du sujet ? comment rendre lisible le cheminement de l’événement aux vérités éternelles. Regardez bien le schéma les corrélations imposent de traiter dans un certain ordre : il faut d’abord prendre la corrélation verticale inexistant trace (n°1) ensuite la corrélation consistance logique nouveau corps (n°2) ensuite la corrélation être là présent créateur. Puis T conditions d’existence (4, on revient en arrière) puis point organe (5). On va expliquer les choses dans cet ordre. …Encore une fois pensons à la conjoncture récente. Supposons que ce qui s’est passé là on a décidé sur la séquence, sur l’inexistant (ouvrier sans papier), que ce qui s’est passé soit tel qu’il y ait relève donc installation au seuil de l’existence politique. Ce que nous allons avoir, c’est qch qui s’enracine du coté objectif de l’inexistant. Quelle va être la trace de l’événement ? c’est la relève de l’inexistant. C’est nouveau : avant je disais il y a un nom pour l’événement, donc subsistait la nomination. Nom de l’événement, donc il y a déjà un sujet avant le sujet, un protosujet. Archisujet, 1er sujet, apte à la nomination. Alors ici on n’a plus ça. Il faut dire que … lorsque réellement il s’est passé qch qui affecte le transcendantal… qch qui était en retrait d’apparaître, qui n’était pas et qui dans le monde était tel que le staut d’apparaître, il était là dans la modalité de n’y pas être… Dans cette métaphore il y a toujours un point qui apparaît dans ce qui inapparaît. Il est intéressant de reprendre la question amoureuse de ce point : là aussi une figure de l’inexistant, proprement qch qui n’avait pas à apparaître, advient, apparaît maximalement, d’une intensité ravageuse, car soutenue par l’inapparaissant. C’est ce qui lui donne une allure dévastatrice, il n’y avait pas lieu qu’elle apparaisse. C’est une rencontre. On peut voir ça aussi dans l’apparition d’une ressource musicale enclose. Ça atteste le bouleversement de la loique d’un monde : l’inexistant se met à apparaître. C’est la trace. Il y a trace… inapparition et fait bascule dans le degré maximal d’apparition. Ça veut dire aussi que la vigilance aux vérités, sa difficultés, c’est que c’est une vigilance à ce qui n’apparaît pas, puisque c’est là que vous allez avoir la possibilité d’une trace. Ce qui apparaît maximalement est intéressant que en tant qu’il est le résultat d’un inapparaître antérieur. Et donc c’est une directive : s’il y a une éthique générale, ce n’est pas sûr, une de ses maximes c’est soit attentif à ce qui n’apparaît pas. c’est le contraire de l’éthique commerciale : ne t’intéresse qu’à ce qui apparaît, et intéresse toi maximalement à ce qui apparaît maximalement. D’où les publicité du types : 1 500 000 personnes ont vu ce film. C’est intéressant de considérer quelle est la nature exacte de cet argument. C’est un argument anti-… au sens strict. Ie pour autant que ça apparaît conformément… à ce maximum. Soyez le 1 500 001 ! vous voyez là il y a un point qui est que le repérage de la trace est toujours un repérage sur l’horizon de l’inapparaître et pas de l’apparaître. En même temps ça apparaît maximalement sur le fond de la séquence postévénementielle. Ça apparaît maximalement sur le fond de l’inapparaître. Et alors il y a là une capacité de diagnostic, ie qu’est-ce qui dans un monde est important quant au repérage de sa capacité aux vérités. C’est bien du côté de ce qui apparaît, mais en tant que relié souterrainement au fait de n’avoir pas été dans l’apparaître, l’épreuve du non apparaître. C’est ce que j’appellerais la dialectique de la trace. Il faut trouver la trace, et c’est une dial singulière, ça se passe dans l’éclat maximum mais en tant qu’i lest hanté par le non apparaître. Donc 1ère opération : diagnostic sur la trace. Ensuite va se constituer qch autour de la trace. Au départ il n’y a que la trace. L’événement est évanoui, il a lieu et disparaît. En tant que composition événementielle, ie articulation objective, il n’apparaît que pour disparaître. Ce qui compte c’est la trace, du point de vue du processus de vérité.. Elle va tenir le non apparaître dans l’apparaître. Elle combine la possibilité du non apparaître dans la modalité de l’apparaître. C’est ça la trace. J’appelle corps de vérité, nouveau corps (ie la multiplicité) qui va se regrouper autour de la trace. Il y a un critère formel assez simple que le nouveau corps va être constitué de ce qui existe maximalement en relation à la trace. Si qln assiste à qch qu’il interprète comme une révolution ou un événement historique majeur, il va participer au nouveau corps qui va se constituer

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autour de cet événement majeur pour autant que sa propre existence individuelle est dans une relation maximale à cette trace, ie à l’inexistant tel qu’il a été relevé. Si par ex vous êtes comme Marx, et que vous pensez que l’inexistant en politique c’est le prolétariat que la révolution c’est ce qui fait apparaître ce prolétariat inexistant, vous allez participer du corps politique, de la 1ère Internationale, pour autant que votre propre existence va être liée à cette relève de l’inexistant, de ce non apparaître qui apparaît, de façon également maximale. Autrement dit le nouveau corps va se composer de tout ce qui s’agglomère à la trace dans la figure d’une intensité maximale. Ie tout ce qui va exister autant qu’il est possible d’exister dans l’identité à la trace. Exemple courants de ce que qd on a identifié la trace alors le destin personnel est de s’incorporer maximalement aux entours de cette trace, à ce qui se coagule. C’est entrer dans un corps de vérité, c’est s’incorporer à une vérité, une vérité dont n’existe que la trace. Pour autant que vous allez dans une norme de l’existence maximalement reliée à cette trace, vous allez entrer dans ce corps de vérité qui induit un nouveau corps. Dans le monde antérieur il n’avait pas lieu d’exister, sa trace n’était pas considérée comme trace. C’est un corps événementiel en ce sens là : il ne se constitue comme objet du monde que pour autant qu’il y a la trace de l’événement, et dans des mesures existentielles d’intensité liées à cette trace événementielle. Cors n’a aucune signification bio particulière ; c’est un ensemble matériel tel que des individus peuvent s’y incorporer, de tsq que cette nouvelle matérialité multiple vient à exister dans le monde avec comme condition d’être dans un rapport maximal à la trace. Il y a une liaison entre corps et consistance logique, car pour autant que c’ets un nouveau corps il doit consister. Vous allez avoir la question : qu’est-ce que la constitution logique d’un nouveau corps ? c’est le mode sur lequel va travailler le dysfonctionnement de la logique antérieure. Avant l’événement on a un dispositif de consistance, après l’événement ce dispositif est remanié puisque l’inexistant vient à apparaître. Le corps qui va coaguler autour de cette trace, selon quelles règles qui vont régir la consistance de ce corps ? c’est un pb logique. Donc corrélation verticale entre nouveau corps et consistance (de la procédure de vérité, en tant que corps qui apparaît dans un monde). - en politique c’est la question de l’organisation en son sens le plus général. Ça a été la question du parti pendant longtemps. C’est un impératif : vous ne pouvez pas échapper à des énoncés singuliers concernant la consistance des corps tels qu’ils s’articulent et se regroupent autour de la trace événementielle. - dans l’amour c’est la question du couple, elle crée un nouveau régime de densité dans la relation. Qu’est-ce une expérience cohérente, c’est la discipline du couple. Il y a l’événement mais aussi les csq, pas forcément matrimoniale. C’est une question immanente au devenir de l’amour, demandant de l’invention. - ou nouveau corps théorique dans la science : à partir du moment où une vérité procède par regroupement corporel autour d’une trace elle doit résoudre la question de sa propre cohésion. Ce point là est très exigeant. Si on veut garantir une consistance minimale du corps de vérité, il y a une série de critères variés. C’est une raison pour laquelle il ‘y a pas de correspondance terme à terme entre vérité et événement. Il n’y a pas autant de vérité que d’événement, même en prenant événement au sens le plus vigoureux. Car au-delà de l’événement il fat qu’un nouveau corps se constitue selon des principes de consistance qui sont des principes novateurs. On peut prendre comme grille d’analyse la question de savoir quel corps politique au sens rénové surgit de cela est une question majeure. Elle ne se réduit pas à la question de l’organisation qui va en hériter, mais quels sont les principes de cohésion. Quelle proposition de consistance politique nouvelle sort de là. S’il n’en sort pas, ce sera avalé par de vieilles, d’ancienne consistance. La consistance est inéluctable. On ne peut pas opposer l’illogique à la logique, ça ne marche jamais. Il y a des anarchismes vivants mais le concept d’anarchisme victorieux est contradictoire. Alors ça veut dire qu’on pratique, expérimente la question de la nouvelle consistance du corps. La question la plus concrète et décisive des procédures de vérité, qu’il s’agisse d’amour ou vérité ou d’autre chose encore, ce sont des question logiques, ie de discipline. Quelle est la part organisée, de compatibilité immanente, qui régit un corps de vérité. Car l’événement est d’abord un dysfonctionnement logique. C’est l’invention d’une nouvelle forme de compatibilité entre éléments d’un corps, d’un nouveau régime de compatibilité. Ça peut être le corps d’un œuvre picturale ou poétique. Celan et Aïgui : nouveau régime dans la langue entre continuité et discontinuité proposition nouvelle sur les coupes et les effets poétiques de ces coupes. C’est une proposition nouvelle sur ce que c’est que la cohésion d’un corps poétique, d’un corps de langue comme corps poétique. L’un des juifs allemands qui a traversé la violence du nazisme et un russe ont prononcé ça, ce n’est pas indifférent. Dans des conditions dramatiques quant à la langue ils ont eu à inventer un principe de cohésion poétique de la langue comme telle. Ils ont eu en particulier à incorporer à la langue l’expérience d’une interruption de la langue. C’est dans la langue poétique que qch tient compte des régimes d’interruption. Qu’est-ce que parler

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poétiquement allemand après la guerre ? qu’est-ce que c’est que parler russe en poésie après la guerre aussi finalement ? C’est une sommation absolument singulière, qui est un enregistrement dans les mécanismes les plus secrets du corps langagier lui-même de ce que c’est qu’une compatibilité de type nouveau. Ils proposent comme compatibles des choses qui avant étaient incompatibles, un régime de coupure qui avant était considéré comme insignifiant, ne produisant aucun sens. Ils forcent le sens dans la direction d’une coupure nouvelle qui crée un nouveau régime de compatibilité dans lequel il y a une dialectique du courant de la langue et de son interruption qui est absolument nouvelle. C’est nouveau corps, consistance logique et nouveau corps. Qu’est-ce qui résulte de cela ? ce qui en en résulte, c’est un présent créateur. Etre contemporain du nouveau corps, voilà le présent. Il ne préexiste pas à la formation du corps lui-même. Etre contemporain de l’inexistant vient à apparaître, et c’est s’incorporer au nouveau corps, condition du nouveau présent. Donc une vérité surgit en tant que création d’un présent nouveau. C’est une question difficile. Quand on a un grand mvt, la question n’est pas le mvt qui apparaît et va disparaître, il va finir par s’arrêter. La question est de savoir s’il va constituer ou non un nouveau corps. C’est une question distincte. Le présent du mvt n’est pas la garantie qu’il constitue dans le monde un nouveau présent politique. La présence du mvt ne garantit pas le présent comme nouveau présent de tel que il fixe une nouvelle contemporanéité. Etre contemporain de ça, c’est faire advenir une loi générale de la nouveauté de vérité dans le monde concerné. C’est pour ça qu’il y a un présent créateur, ie un présent qui n’est rien d’autre que le développement créateur du corps lui-même et de son formalisme subjectif. C’est le mode propre d’apparaître d’une vérité, d’où la corrélation à l’apparaître. Comment une vérité apparaît-elle dans un monde ? Elle apparaît comme nouveau présent, ie comme au sens strict une nouvelle temporalité, disjointe de la temporalité dominante du monde concerné, ie une nouvelle manière de vivre au présent. Dans un texte fameux Mallarmé disait dans les années 1880, il assignait les restrictions de la possibilité poétique elle-même au fait que un présent fait défaut. Un présent fait défaut : c’était sa formule. Faute que se déclare la foule. Si on retourne la formule, on a : si la foule se déclare, un présent peut advenir. Mais ça ne suffit pas : si la foule se déclare, c’est très bien mais il faut plus que cela pour qu’un présent se constitue. Pour qu’un présent se constitue il faut que se constitue autour de la trace de cette irruption de la foule un nouveau corps, un nouveau corps de vérité. Le nouveau présent c’est l’ensemble des mécanismes d’incorporation au nouveau corps. Vous existez sous le nouveau présent pour autant que vous êtes dans la figure de cette incorporation. C’est le mode propre d’apparaître d’une vérité : elle apparaît comme nouveau présent dans la figure d’une incorporation à un nouveau corps qui lui-même est pris dans une consistance logique particulière et s’organise autour de la trace événementielle. On va être renvoyé à la question des conditions d’existence de ce nouveau présent. C’est la question du transcendantale. Est-ce que le transcendantal du monde autorise réellement la possibilité maximale qui est celle de l’existence d’un présent créateur. Par là nous entrons dans le matérialisme proprement dit : il y a des conditions de possibilité, ce n’est pas vrai qu’étant donné n’importe quel monde, n’importe quelle vérité puisse procéder. C’est une vision relevant de c que Novalis appelait l’idéalisme magique. Finalement dans n’importe quel monde n’importe quoi peut surgir. Ce n’est pas vrai : l’événement doit être apte à procéder à la relève de l’inexistant, autour de cette trace qu’est la relève doit se constituer un nouveau corps, que ce nouveau corps doit se doter de sa propre consistance, que tout ceci va donner un nouveau régime du présent, un nouveau régime de la contemporanéité, mais il y a des conditions, qui sont des conditions d’existence du présent dans le monde. Tout ça se passe dans un monde déterminé, modifié, atteint dans ses lois mais qui perdure et continue à exister comme monde. Donc on va avoir des conditions transcendantales d’existence du présent créateur dans la figure du nouveau corps. Il y en a un certain nb, je n’entre pas ici dans le détail, mais elles s’articulent toutes autour d’un point précis, qui est que il faut que l’incorporation soit réellement possible, ie il faut que non seulement le nouveau corps se constitue autour de la trace, mais on peut s’y incorporer, il n’est pas un corps fermé. Ça correspond à bien des expériences ordinaires, un corps si fermé qu’il n’est ouvert à aucune nouvelle expérience, il n’est rien d’autre que l’inertie de sa propre fermeture. Ça ça veut dire qu’il va transformer l’événement en répétition. Il na va être rien de plus que le martèlement de la trace, ou son piétinement. C’est la figure éthique de l’impuissance, l’impuissance comme maladie du corps de vérité, à partir du moment où certes il s’est constitué mais aucune incorporation nouvelle à ce corps n’est praticable. Ça se détaille techniquement, mais vous voyez très bien ce que ça signifie. On peut aussi prendre l’exemple de l’amour, vous allez clore tout ça. Un opérateur tout à fait remarquable de clôture c’est la jalousie. La Prisonnière, Proust. Il faut s’enfermer dans une pièce, finalement, sans sortir. Moment où l’expérience amoureuse devient défensive, ie elle n’existe que pour autant qu’elle ne s’expose plus au monde, ou elle ne s’y expose plus que minimalement. Elle ne va donc rien incorporer comme expérience supplémentaire dans

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sa propre dynamique. Elle va être un ensemble fermé et elle va répéter son événement inaugural, elle va être simplement l’itération de la trace et non pas l’incorporation du corps. Distinction majeure, entre qch qui a constitué un corps, mais impuissant à s’ouvrir au monde lui-même, et un corps d’incorporation, constamment ouvert à des expériences nouvelles. Et ça ça va jouer beaucoup dans les systèmes des conditions d’existence, car le transcendantal du monde intervient dans la possibilité d’avoir réellement un corps d’incorporation et pas simplement une répétition de la trace. C’est là qu’il n’est pas vrai que n’importe quel monde autorise n’importe quoi. C’est là qu’il y a la finitude, si on appelle finitude la restriction transcendantale de l’espace des vérités. Le fait que certains mondes sont agencés de telle sorte que l’espace de vérités est étroit, que ne peuvent pas procéder aisément des corps de vérité. Ça nous conduit à la dernière corrélation : un aspect fondamental de cette réflexion c’est quand le monde contient peu de points. Ie peu d’exposition du corps à des choix. L’incorporation, en définitive, elle se fait toujours autour d’un point, ie autour du moment où le corps pour traiter une situation particulière doit choisir, ie passer par là ou par là. Si on a peu de point, il propose peu de moment de cet ordre, il n’impose au corps que très peu d’expériences décisionnelles, appelant ces expériences décisionnelles la nécessité de choisir entre 2 possibilités. Le monde entier pour le corps se contracte dans l’exigence d’un choix radical entre 2 options. Or la régénérescence d’un corps de vérité menacé par la répétition, c’est toujours d’être exposé à un choix de ce genre, à avoir à faire face à une alternative. Si non il n’arrive même pas à distinguer en lui-même répétition et incorporation. Il se répète sans le savoir. ce qui réveille un corps endormi, c’est la nécessité absolue d’avoir à décider quelque chose, d’être convoqué par le monde d’avoir à parier sur qch au sens où vont être décidées là les nouvelles incorporations. Sinon on est dans la répétition. Donc il évident que laisser ouverte la possibilité de l’incorporation c’est toujours être dans l’épreuve de quelques points. Or il y a des transcendantaux qui limitent cette possibilité voire qui l’annulent, il y a des mondes atones, sans point. Donc ça il faut changer de monde, et c’est possible. Changer de monde c’est souvent changer d’échelle. Comme je le disais au début, si vous considérez la lutte contre le CPE sur différentes échelles, vous le disposez autrement, dans un autre monde, un autre transcendantal, donc en un espace qui contient peut-être d’autre point. Il n’y a pas de destin du monde atone car on peut changer de monde, mais c’est une épreuve. Donc c’est vrai que dans les conditions T de persévérance et de recréation d’un corps de vérité, la vision des points est fondamentale, si le T du monde autorise cela. Or notre monde est un monde est un monde dans lequel dans lequel la propagande sur les nécessités tient qu’il n’y a pas de point. Vous pouvez choisir mais c’est ou la conservation catastrophique de l’archaïsme du passé ou la modernisation. D’où la propagande ininterrompue sur le fait que les français ont une nature particulière qui est un conservatisme inébranlable, ils veulent garder leurs avantages et ne jamais les réformer. C’est la nécessité des réformes nous explique-t-on ie s’accommoder à la mondialisation, la nécessité économique, il ne faut pas s’imaginer qu’on aura nos retraites maintenant c’est fini ça ! Aux USA où j’étais pendant les manifestations, la présentation était remarquable : il y a qu’une seule chose plus bête que le gouvernement, c’est les manifestants ! Le gvt est mauvais car il négocie trop, et les manifestants sont mauvais encore plus, car ce sont des archaïques convaincus, qui ne revient alors qu’ils sont tout jeunes que de n’être toute leur vie des fonctionnaires. Alors c’est des petits vieux. Ils ne veulent pas prendre de risques ! ils veulent qu’on leur garantisse tout. On a envie de leur dire : pourquoi prendraient-ils des risques, sinon pour engraisser un certain nb de nab nab. Oui, prenez des risques, n’ayez plus aucune sécurité de l’emploi, qu’on puisse vous vider quand on veut, et puis travaillez dur, allez, au terme de quoi on aura un peu plus de milliardaires français. La conviction profonde qu’on cherche à installer, c’est qu’il n’y a pas de point, c’est que tout point apparent est un faux point. Il y a une décision à prendre sous le nom de réforme à une appropriation au monde tel qu’il est : ce que vous devez décider, sous le nom de réforme, c’est simplement d’être comme le monde tel qu’il est exige que vous soyez. Donc pas de point là ! Evidemment le traitement des points est une réquisition fondamentale du développe des corps subjectifs. On appellera organe ce qui dans le corps se constitue comme apte à traiter des points. Un point aura à être traité dans l’organisation intérieure du nouveau corps par un organe approprié à ce point. Si vous êtes confronté, face à un point, le corps passe dans le point et sa division binaire, il faut un organe pour qu’il soit apte à traiter le point. On pourrait donner une nouvelle définition de ce qu’est un corps sans organe : c’est un corps livré à un monde sans point, ie sous la supposition que son horizon est un atone. Par contre si le corps est réellement confronté à des points alors il doit avoir des organes pour le traitement de ces points. Je reprends les exemples simples du début : si vous vous demandez par exemple ce que veut dire pour le mouvement, quelle qu’en ai tété la séquence, traiter le point : récupération par la gauche parlementaire ou pas, vous voyez qu’il doit y avoir une constitution subjective interne à ce qui se saisit de ce point et le rend apte à le traiter. S’il n’y a rien de nouveau qui soit apte à le traiter, il sera traité selon la logique

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antérieure, ce qui est le destin inévitable de tels mouvements que de se solder par la victoire d’un gvt de gauche (95). Sans organe = remodelage intérieur au corps telle que la nature singulière du point auquel il est confronté puisse être traité de telle sorte que ce traitement n’est pas la liquidation du corps mais son dvpt. On traite le point au bénéfice du corps, et pas contre lui. Donc la notion d’organe est une notion qui suppose dans l’objectivité du monde qu’il y ait des points et que le corps soit apte à traiter le point de telle sorte que il le fait au bénéfice d’une réincorporation, exactement comme dans l’amour il faut que le mode d’être intérieur du couple, la façon dont il décide soit apte à traiter des points, qui réouvrent l’expérience amoureuse du monde. C’est ça un organe, une création immanente au corps, qui peut traiter un point, traiter le point au bénéfice de sa propre incorporation. C’est une réouverture de l’incorporation. Donc si vous avez l’ensemble de la procédure qui fait que autour de la trace se constitue un nouveau corps, qu’il est doté d’une constance logique propre, qu’elle permet de parler d’un nouveau présent, si le transcendantal autorise que se développe une autorisation, et si le corps développe en son sein des organe pour affronter des points de telle sorte qu’il réouvre son incorporation, tout cela dessine dans la figure d’un sujet, trame, institue la figure d’un sujet de vérité. La vérité sera éternelle car elle aura eu lieu dans la création d’un nouveau présent. C’est la présence qui institue l’éternité comme telle. Ce n’est pas une csq de l’ordre… mais dans l’institution d’un nouveau présent que ce présent est réactivable. Quand un présent est créé de façon séparée du monde particulier dans lequel il sort, alors il a une existence comme présente, et cette existence on peut la réactiver dans une autre procédure de vérité ou dans un autre monde. L’éternité c’est la réactivation possible du présent. Définition matérialiste, non religieuse, comme possibilité de résurrection du présent dans un autre monde. On le reprendra la prochaine fois, et ceci suppose bcp de conditions, et explique que les vérités soient relativement rares.

MAI 2006

Je voudrais commencer aujourd’hui en réouvrant hélas la rubrique des disparitions. J’indique pourquoi je voudrais revenir sur le grand poète russe Aïgui, j’en dirai quelques mots supplémentaires, et je voudrais vous parler de la mort de Jean Grosjean, poète remarquable et partiellement méconnu, mort récemment.

1) 2 poètes disparus

a) Aïgui

Cette insistance sur Aïgui a une signification plus générale. C’est l’importance exceptionnelle comme condition générique de la philosophie du poème. Le poème comme forme radicale de la langue, le poème comme ce qui dans la langue elle-même et par sa métamorphose immanente, par sa métamorphose intérieure, coupe vers une déclaration essentielle. Tout poème est dans la forme de la déclaration, il n’est pas dans la forme de l’argumentation, de la démonstration, qu idoit être jugée comme telle, qui ne s’autorise que d’elle-même, qui n’est pas prise dans un réseau commun de règles. De là évidemment que le poème est cette autre extrémité de la capacité de la lague par rapport au formalisme mathématique. Du reste en dernier ressort le formalisme mathématique est anonyme, il est transmissible intégralement, à raison précisément de son anonymat, alors que le poème est radicalement propre, il est radicalement singulier. La raison profonde c’est que la mathématique est ce qu’il y a d’extrême dans la langue du point de vue de sa capacité à obéir à une règle, ie à être dans le partage absolu de la transmission dès lors que la règle est compris…. Une démonstration est une démonstration pour tout le monde, celui qui la fait, l’invente, la trouve, s’efface et disparaît devant la poss de la refaire, la recomprendre dans sa transparence pure. Tandis que le poème est précis&ment ce qui à l’autre extréùit, et pris dans des règles d’agencement n’en dmeure pas moins une déclaration au risque pur du sujet, et qui sera évalué de ce point de vue et non pas du tout du point de la conformité de son processus à une règle partagée. On peut dire que le mathème est la dimension extrême de l’anonmyat de la langue, le poème est la forme extrême de radicalité de sa singularité. J’ai toujours soutenu que c’était 2 conditions essentielle de la philo, et qu’elles l’étaient dans leur compatibilité paradixale, dans leur disjonction essentielle. Nombreux sont les poèmes qui ont senti leur rivalité avec les maths, leur discord homogène. Mallarmé, Pessoa, c’est le cas de bcp d’autres. Je le dis d’autant plus que si mon usage des maths est souvent considéré comme une des racines de mon obscurité essentielle, en réalité je soutiens que l’usage du poème est aussi important pour moi quoique dans un autre ordre et ouvre à des diff aussi considérables, sinon davantage. A raison de ce qu’il y a en lui d’anonyme et de partagé, le mathème est en un certain sens plus ouvert que le poème, qui odit être compris à la fois comme univoque, coupant court vers l’essentiel et cependant comme

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absolument singulier. Je me disais s’il y a une antiphilosophie contemporaine, au mauvais sens, pas au sens des grands antu-philosophes qu’ont pu être Rousseau, Kierkegaard, Nietzsche, Wittgenstein ou Lacan, s’il y a une passe antiphilosophique, on pourrait au fond la définir comme l’indiffétrence conjointe au mathème et au poème, ie comme prétendant que le cheminement philo peut se faire dans l’indifférence aux 2. Cette indifférence aux 2 fait de la philosophie une accompagnatrice du journalisme. Ce côté d’essayisme journalistique qui est une représentation grandissante de la philo. On peut la définir en profondeur comme tentative de présenter sous le nom de philosophie quand ce n’est aps sa dégénéresance académique, on peut la définir comme la tentative de définir sous le nom de philosophie qch qui reste indifférent au mathème te au poème, qui ce ce point de vue est dépourvu d’accès abrupt à la pensée, qui s’imagine qu’on peut accéder à la pensée dans la convivialité des opinoins. Ce dont mathème et poème sont l’école, c’est des conditions dans lesquelles il est poss de rompre avec les opinions, dans la définition orioginairment platonicienne de la philo. Ce sont 2 écoles distinctes mais comparables à cet égard. Aujourd’hui, on le sait, la poésie souffre aussi, entre autre chose, de ce déni où elle est de sa fonction d’abrupt dans la langue et de ce qu’on lui substitue de pure circulation. Voilà pourquoi pour les mêmes raisons pour lesquelles je mène combat pour la transparence math comme ce qu’il y a au monde de plus facile, et non de plus difficile, c’est le fait que c’est abslt partageable qui fait obstacle en réalité, de même je mène combat pour que le poème soit pris en compte comme radicalité singulière de ce dont la langue est capable, de ce dont la langue est capable. Je voulais revenir un peu sur Aïugui, le poème de 1967 Aout : Nietzsche à Turin. Je voulais simplement dire que le volume excellent sur Aigui est le volume de Poètes d’Aujourd’hui, par Léon Robel, de 1993. C’est une occasion de souligner l’importance en matière de poème des médiateurs de la poésie, des médiateurs des poètes un peu longtemps dans la traversée des langues étrangères en particulier. C’est une des définitons possibles d’un grand poème qu’il survit à sa traduction. Il y a l’autre hèse : il est si enfoncé spécifiquement dans sa langue qu’il ne survit pas à la traduction. C’est une guerre dans l’interprétation du poèle de savoir si un gd poème survit à la traductio ou s’il ne peut pas y survivre. ma thèse ma pratique et mon expérience m’indiquent c’est la 2nde idée qui est la bonne : il survit comme grand à sa traversée dans la langue, étant entendu que la perte est considérable, mais le considérable de la perte est aussi une mesure de la résistance du poème. La manière dont vous recevez la frappe du poème après ou dans sa traduction est une mesure de l’amplitude de pensée qui était immanente à sa singularité dans la langue. Il y a des médiateur, traducteurs, présentateurs, qui ont été des compagnons de l’introduction dans la langue française. C’est le cas d’Armand Guibert pour Pessoa, Broda pour Celan, Robel pour Aigui. Je voulais vous lire ce poème, en hommage à la philosophie. Nous avons les hommages de la philosophie au poème, mais nous sommes heureux d’avoir des hommages du poème à la philosophie. Ce poème entoure Nietzsche par l’idée que il y a chez Nietzsche une transmutation possible de la pesanteur et de l’aérien, en l’occurrence dans les images du marbre et de l’air : il y a qch d’aérien dans le marbre, ou de blanc comme le marbre dans l’air qui fait que la pensée de Nietzsche, la vision de Nietzsche, la vue de Nietzsche orhganise cette commutabilité du marbre et du ciel. Et la médiation c’est la blancheur. Il y a une perpcetion de Nietzsche, à Turin, c’est le Nietzsche terminal, de l’après folie (Nietzsche essentiel, où la détrmination archipolitique du destin est particulièrement visible). Le poème met en scène, traduit le regard blanc de N comme organistaeur d’un permanente substituabilité entre principe de pesanteur et principe de légereté, entre le roc et l’air. Voici : Or dans sa vue il y avait comme qch de blanc, marmoréen sans pesanteur et sans matérialité. A cause de cette parenté il sentait les précipices ouverts et dans le marbre au jardin et dans la blancheur du papier. Il se frayait une voie à travers l’air comme à tarvers de la soie. dans la min soudain il s’ouvrait tout grand laissant vides quelque part des grottes et dans cette générale et vide aperture si longtemps reculant comme une sorte de ciel, de rose autoépuisée, déchiqueté et vif, cela pleurait dans une humide aérienne, dirait-on, calcarité. Ce calcaire aérien, cette pierre céleste qui est finalement la définition de ce qu’est pour Aïgui le regard terminal de Nietzsche. Voilà ce que je voulais ajouter. b) Grosjean

Je voulais vous parler d’un autre poète et prosateur français, Jean Grojean. Il était né en 1912, il est mort à 94 ans. Nous nous réjouissons de la longue durée de sa vie, c’est dans les 20 dernières années qu’il a fait ce qu’il y a de plus essentiel dans son oeuvre. C’est un poète prosateur. Il a commencé dans l’élément de la poésie. Sa poésie est une poésie en verset, assez ample, sans doute dans la descendance de Claudel, il y a un élément chrétien ou religeiux dans cette poésie, avec des références constantes à la Bible dont il

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a été un traducteur. C’est le 1er versant de son œuvre, d’une poésie sans doute non assez abrupte ou déchiquetée pour être pour nous, pour notre oreille complèement contemporaine, mais qui est une poésie dont la subtilité doit être entendue à l’intérieur de l’amplitude du verset et de la prosodie. Je vous lis une des Elégies, dans le recueil que je préfère, d’ailleurs un recueil de 67, comme le poème de Aïgui. Les Elégies, c’est une série de poèmes très beaux, qui sont des poèmes adressés, il y a d’un bout à l’autre une adresse, un tu, toi, on s’adresse à un autre qui est un autre indécis, car c’est un autre aimé, donc ce sont des poèmes d’amour en ce sens là, mais aussi peut-être dans, ou au-delà, de ce tu aimé, qch qui s’infinitise, qch qui - si on le traduit immédiatement en langage religieux - touche à la divinité, touche à la divinité, mais une divinité qu’on tutoie, une divinité qui est immédiatement présente dans la proximité amoureuse. Vous allez l’entendre Je vous lis l’élégie 11 : Si j’étais Dieu je n’aurais eu de doigt que pour modeler dans l’âme ton visage dont ton corps est le nimbre incorruptible et dont les univers ne sont que l’ombre. Puisse novembre immerger de ces brouillard masures et chemins du bas pays pour te laisser cueillir dans l’arbre mort le grand fruit rouge de l’arrière saison. Encore un jour nous fûme ensmebles et presque un jour tant le temps se hâtait, mais je dévorerai dans les ténèbres son soleil sur ta bouche. Tes yeux ont refermé sur soi leur fleur pour illuminer l’ombre où me plongeront les heures qui ne te verrint plus. Si tu t’endors dans les tombeaux du monde je haïrais…. Je regarderai d’une planète éteinte luire bruissante au loin la terre humaine comme un cimetière de villes le dimanche, plein de vivants qui n’ont pas su ton nom. Mais si mon âme se taisait dans mon âme à dieu, ni rien ni personne et Dieu sans doute se serait rêvé lui-même. En vain auraient brillé les poussières d’astres dans les flaques de ta route ou les larmes des branches dans tes paupières si je ne les avais vues. L’espace n’était que juste la distance et notre heure juste le loisir pour que tu vois ta face dans mes paroles et que j’entende ma voix sur ton visage. C’est tout de même un très très beau poème. Je trouvais tout à fait extraordinaire sa fin parce que l’espace n’était que juste la distance et notre heure juste le loisir pour que tu vois ta face dans mes paroles et que j’entende ma voix sur ton visage me paraissait une définition poétique extraordinaire de ce que c’est que l’événement d’une rencontre, dans la procédure amoureuse. Cette construction d’un présent pur qui fait que instant et espace fusionnent dans une commutabilité des mots et des visages. C’est ce qui est ici décrit ou nommé dans le poème comme l’essence de la rencontre. C’est le versant poétique de l’œuvre de Grosjean. En 1972, Grojean a donc déjà 60 ans, paraît qch d’apparemment assez différent, un récit (il appelle ça un récit) dont le titre est Clausewitz. Clausewitz, le fameux théoricien de la guerre, qui devient donc chez Grojean un personnage. C’est une évocation, en 80 pages, de ce fameux théoricien de la guerre, saisi et pris dans une situation singulière, qui est précisément la guerre, la guerre menée en France contre Napoléon. Et c’est structuré autour de discussion d’une part entre Clausewitz et d’autres généraux prussiens, et d’autre part entre ces généraux et une femme, qui est le point de vue singulier d’une femme sur l’ensemble de ces considérations concernant à la fois la guerre et la nation. C’est un petit chef d’œuvre. Il n’y a pas autre chose à dire. Je ne peux que vous recommander de le lire, ce livre de 1972. Je vous lis juste le début. Vous verrez comment il procède : il procède par une incorporation immédiate et extrêmement soudaine d’un nom propre repéré, Clausewitz, dans le concret d’une fable, et il va unir et insérer ce personnage, par ailleurs identifiable et connu, dans un univers naturel dans lequel il va petit à petit s’incorporer. Clausewitz montait le long des vignes (j’adore ce passage ! c’est merveilleux, ça nous guérit de tellement de commentaires sur Clausewitz !). Quand il fut à découvert, il dut biaiser à cause du vent. Il ne ralentit le pas qu’une fois à l’abri de la lisière. Des feuilles jaunes et lentes tombèrent devant lui, la respiration se faisait plus facile, le ciel et l’automne semblèrent plus proches. Il en avait assez du long effort qui sclérose. La guerre de libération commencée en Russie d’hiver avec culminé vers un solstice de juin comme une boucherie…. Et songeait-il après le tyran une autre tyrannie. L’odeur du musc monta comme une enfance. L’enfance n’et pas le passé, elle est le présage. Elle préfigure la vie et s’entête à briser les figures dont la vie se maque. Clausewitz était le plus strict des hommes dans son service. Mais sitôt la tâche assurée il devenait pensif comme une fille. Il avait une proptitude de poudre mais son œil de cheval effrayé prenait toujours comme une liturgie l’action des canons qui lui devait leur place. Clausewitz longeait le bois comme un jeune homme en visiste chez ses oncles. Son regard errait tour à tour, à gauche dans l’ombre où luisait le lierre et à sa droite sur les éteules qu’éclairait une fin d’après midi. Combien les cieux essuient d’orages avant d’obtenir cette douceur. C’est Clausewitz en 1972. A partir des années 80, stt 82-83, quand Grosjean 70 ans, il montre que cette réation singulière et unique, ce récit titré Clausewitz, est en réalité l’invention d’un nouveau genre. L’invention d’un nouveau genre, ie une forme singulière du récit, très bref, qui est centré autour d’un

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personnage, ou peut-on dire autour d’un nom propre, souvent tiré de l’Antiquité ou de la Bible, mais pas toujours, qui fait que nous aurons ainsi Darius, Pilate, Elie, Jonas, et quelques autres personnages tirés de l’histoire ou de la légende, qui donnent la figure du nom propre au récit, et qui procèdent d’une technique que vous avez un peu entendue dans le début de Clausewitz, une technique qui consiste à aller très rapidement, de couper vers l’action ou vers le dialogue, sans portrait, ie sans du tout faire accompagner le nom propre d’un contexte descriptif ou historique véritable, avec de très fortes images qui vont immédiatement incorporer le nom propee dans un univers sensible et il y a un gd nombre de dialogue avec une théâtralité très centrée sur des pb essentiels. L’ensemble, avec sa rapidité et cette incorporation singulière du nom propre dans cet univers sensible nouveau, ça impose une espèce de puissance réservée. Qu’est-ce que j’entends par puissance réservée, qui est à mon avis la singularité de l’effet produit par ces récits de Grosjean ? C’est une espèce de dire qui est abrupt, qui est confiant et volontaire, ie la capacité de Grojean de susciter le personnage dans l’univers sensible qui va lui être accomodé ne fait pas de doute, mais qui reste étonné par la souveraineté du visible. Vous avez un élément contrastant entre ce dire très abrupt, très rapide, très confiant dans sa capacité, qui pourtant s’attache à un nom propre repéré et connu, et qui cependant reste en dessous dans l’étonnement de la puissance du visible, dans laquelle précisément on a incorporé ce nom propre. Je voudrais vous faire entendre ça dans 2 des récits : Darius et Pilate. Je vous lis 2 très brefs passages. Darius, c’est l’empereur de Perse, et il est avec son conseiller Daniel, et ils sont tous les 2 en promenade, et ils sont escortés par leurs gardes. Les gardes surveillent Darius et Daniel à la fois comme des personnages simportants, mais aussi à raison de complots et d’intrigues de palais qui les environnent : Darius hôcha la tête et se retira dans le bois. Daniel s’étendit parmi les herbes tremblantes et il s’endormit. Des fourmis se promenèrent sur son front sans deviner ses rêves. Quand il se réveilla, le souvenir de ses rêves ne pouvait se démêler des souvenirs de sa vie mais il aperçut très haut dans le ciel un petit nuage lilial qui s’interrogeait sur le sens du vent. Il entendit craquer des brindilles, on lui touchait l’épaule. Il tourna la tête : Darius lui faisait signe de le suivre et rampait sous les basses branches. Ils se dirigèrent vers un ronflement d’angoulevent. C’était les 2 gardes qui dormaient entre les ronciers. Darius riait sans bruit. Il regagna la lisière et sussura : « je ne broute pas encore ». Puis une fois debout : « Maintenant que les témoins de ma gloire dorment comme les ivrognes de Mc Beth, je crois que je commence à te comprendre. La jeunesse n’est pas ce que l’on a perdu, elle est de ne pas savoir ce que l’on a devant soi. Me voici comme nos moissoneurs le matin prêt à m’arrêter n’importe quand pour acclamer l’éternité qui passe » ». Je suis touché par le personnage qui se réveille pour acclamer l’éternité qui passe, ne serait-ce que par la formule extraordinaire : l’éternité qui passe, et dont tout un chacun peut être témoin dans un bois au petit matin. On peut être saisi dans un bois au petit matin par le passage de l’éternité. Et cela, dit-il, c’est la jeunesse. C’est pourquoi elle est perpétuelle. La jeunesse, c’est la chance de pouvoir acclamer au coin d’un bois l’éternité qui passe. Et alors la vie va devenir autre, la vie va devenir autre, car on ne peut pas impunément acclamer l’éternité qui passe. Dans un tout autre sens, tourné lui plutôt vers la mort et la salvation, la figure du Salut, Pilate. Pilate, de l’Evangile, de la condamnation du Christ. Sa raconte sa vie. Le passage que je vais vous lire, c’est Pilate a été destitué, il est vieux et malade, il est en train de mourir, ça va être la scène de sa rédemption à lui, Pilate, le mode propre sur lequel en définitive il est sauvé. Pour comprendre la scène il faut savoir qu’il y a une scène très forte au début : on amène Jésus à Pilate, il n’a pas de préjugés, il n’est pas vraiment dans l’affaire, et ce qui va décider de sa décision c’est le trouble complet où le met le regard du Christ. Le Christ le regarde, et Grosjean fait la remarque que le Christ comprend qu’il a pour la 1ère fois affaire à l’autorité véritable, il est devant celui qui décide. Alors il dit très peu de chose et se contente de le regarder. L’histoire de Pilate est l’incompréhensibilité de ce regard pour Pilate lui-même. On a regardé l’homme de l’autorité de telle façon que cette autorité a été troublée et perturbée uniquelent par la façon dont l’autre l’a regardé comme étant le détenteur de l’autorité. Pilate s’avère incapable d’assumer sa fonction, il est déréglé, il est destitué, il tombe dans la mouise, il meurt misérablement. Voici la fin : Pilate ne pouvait bouger, il ne pouvait tourner la tête mais il avait entendu des pas sur le gravier et il en avait la gorge sèche. Des anges lui apportèrent un gobelet d’eau de sourvce à boire et aussi une cuvette d’eau pour se laver les mains comme il en avait eu l’habitude dans une autre vie. Le grand ange s’agenouillait et lui lavait les pieds, et Pilate se sentait à la fois gêné et dispo. Et quand le grand ange releva la tête, Pilate fut stupéfait car les anges n’ont pas de regard, les anges nous voient sans avoir de regard mais le grand Ange regardait Pilate et Pilate y reconnaissait le regard du condamné de Jérusalem. Quand le nazaréen se fut relevé, Pilate à son tour put se lever mais c’était avec l’intention de

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tomber à genoux. Le nazaréen lui regarda les yeux comme il avait fait autrefois mais cette fois-ci la clarté du regard n’était plus au fond d’une citerne. Pilate découvrit que les moissons étaient faites jusqu’à l’horizon et que ne roulaient plus dans le ciel que ses grands chars de vapeur qui ont la luminosité de la neige et que salue l’arabesque imprévisible des envols des oiseaux de l’été. C’est la fin de Pilate. C’est ce que je voulais vous dire sur Jean Grojean de manière bien entendu à ce que vous le lisiez. c) remarque sur la guerre en Afghanistan

Il y a un autre point que je voulais vous dire, dans la rubrique de l’actualité. Je pense qu’il faut s’intéresser grandement au devenir de la guerre en Afghanistan. Elle est bcp plus symptômale. Encore que ne l’est l’évidence de la guerre en Irak. Je rappelle qu’elle a été la 1ère réaction constituée suite au 11 septembre, approuvée par l’ONU, a donné lieu à peu de protestations de l’opinion publique, on a dit les talibans on ne les aime pas bien fait pour eux. 3 ans après la guerre est toujours là, l’occupation américaine est considérée comme intolérable par la population. De considérables émeutes à Kaboul, sur le mot d’ordre à bas le gouvenrement mis en place par les américains. Le sud du pays est de moins en moins contrôlé par les forces alliées. La France est très engagée dans cette guerre. C’est une guerre symptômale car elle a été considéré très largement comme une guerre à peu près légitime et dont l’illégitimité va s’avérer de plus en plus, au fur et à mesure qu’on va découvrir qe c’est une guerre faite à un peuple qui ne demandait aucunement ce type d’intervention…. C’est un analyseur de la vérité de la politique française dans l’espace international aujou’d’hui. La présence de l’armée française est réelle et quasi clandestine pendant de longs mois en réalité, elle ne pet plus l’être. Il va falloir justifier, légitimer, expliquer pourquoi nous sommes fourrés dans la guerre en Afghanistan. Il y a là une entrée symptomale, et donc c’etst simeple faire attention, se tenir au courant, enregistrer les nouvelles de l’armée françasie dans ces territoires lointains. C’est un analyseur de la situation planétaire qui est intéressant dans le triple devenir de toute cette affaire qui se dit de 3 noms propres de pays : Afghanistan, Irak, Iran. Nous sommes dans la question de savoir qu’est-ce que va devenir réellement ce processus guerrier engagé séquentiellement en Afghanistan. Ça a été la 1ère guerre de ce triangle, et la 1ère guerre est toujours en un certain sens la mesure des autres.

2) rappel de l’enjeu : des multiplicités aux vérités, sens et vérité, la mort de Dieu

Je voudrais maintenant revenir à l’analyse que nous proposions de la corrélation entre multiplicités indifférentes et vérités éternelles. Nous avions la dernière fois achevé le parcours conceptuel requis, parcours conceptuel destiné à conjoindre l’incommensurable, qui propose une conjonction improbable de ce qui est inccommensurable. A savoir d’un côté, du point de vue de l’ontologie pure, la reconnaissance qu’il n’y a rien d’autre que des multiplicité indifférentes : l’être ne nous destine ou ne nous promet rien. Il est bien vrai, comme le dit Parménide à l’aube de la philosophie, que l’être est ce qu’il est. Non pas l’un mais la multiplicité indéfinie. Mais qu’il soit la multiplicité indéfinie plutôt que l’un aggrave en réalité la dimension d’indifférence qui est la sienne. Multiplicité indifférente, cela veut dire non pas seulement multiplicité indifférente à l’homme, c’est plus vaste, cela veut dire indifférentes au sens. Il est de l’essence de l’être comme tel de rester indifférent au sens. On ne dira pas d’ailleurs non plus qu’il est dans l’élément du non sens, ce qui serait lui conférer encore un sens. Les thèses absurdistes sont encore internes à l’univers du sens. Si vous dites que l’être est absurde, de trop, (sartre), l’en soi n’est pas de trop pour l’éternité : que signifieriat qu’il ne soit pas de trop, qu’il soit exactement ce qu’il doit être ? ce sont des formules brillanets et frappantes, mais de toute évidence elles ne sont que l’enverts interne des formules théologiques concernant le sens de l’être. L’être est indifférent au partage du sens et du non sens. Il est antérieur ou en amont de ce partage. L’être est dans le registre de la mult indiff, cela veut dire cela. Ce qui ne signifie nullement qu’il soit impensable. Ce n’est pas car qch est extérieur au sens qu’il est soustrait à la pensée. S’il n’y en a pas de sens, il peut néanmoins y en avoir vérité. C’est bien ce que nous prouve jour après jour l’existence de la science mathématique, la science mathématique comme science de la multiplicité indifférente comme telle, nous prouve que l’indifférence au sens peut parfaitement être le lieu de la plus transparente vérité. D’un côté cela, multiplicité indifférente en tant que indifférente au régime du sens. D’autre part on a l’existence de vérités éternelles, transmissibles ou appréhendable depuis la pluralité des mondes, qui précisément ne sont pas dans le régime de la dissémination ontologique, de la muilt indéfinie où tout équivaut à une autre multiplicité, multiplicités qui n’ont aucune raison d’être

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hiérarchisées, qui sont dans l’égalité de leur être, et de l’autre côté les vérités éternelles qui au contraire disposent certaines configurations de façon exceptionnelle reconnaissent l’existence de processus en exception ou en incise de l’indifférence. Alors, finalemnt le trajet conceptuel que nous reprenions et qui est détaillé, exemplifié, formalisé dans LdM, c’est un procès philosophique de connexion conceptuelle, d’organisation conceptuelle, entre les multiplicité indifférentérentes, le régime soustrait au sens de l’être et l’exception, le régime d’exception que constituent les vérités ternelles. On soutient là une thèse philosophique un petit peu tendue, paradoxale, qui est que l’indifférence absolue de l’être comme tel ne fait pas obstacle à la reconnaisance de l’existence en exception des vérités éternelles. C’est la thèse. Autrement dit, l’existence des vértés

éternelles n’exige pas qu’il faille reconnaître que ce qu’il y a a du sens. C’est une propositoin intrinsèquement, je crois, de l’époque de la mort des dieux. Au fond, que nommait Dieu ? Je pense que Dieu nommait la conviction que vérité et sens étaient conjoints, que la vérité était aussi en quelque manière disposition du sens de ce qu’il y a. Il y avait en un point une vérité qui garantissait le sens. C’était ça la conjonction organisée entre sens et vérité. Une vérité éternelle, un point de vérité éternelle, fonctionnait comme garantie du sens. Le nom de cela a été y compris dans la métaphysique classique, le nom a été communément Dieu. La mort de Dieu, que je considère comme un événement réel, ça s’est produit (Dieu vivait et puis il est mort). Dieu vivait ça veut dire que vivait l’absolue conviction qu’il existe un point de vérité qui nous dispense du sens, qui donne du sens à la vie, la moralité, l’action, la mort, un point de vérité éternelle et garantie de la donation du sens. La mort de Dieu c’est la fin de la vie de cette conviction. Je fais une petite parentèse. Je pense réellement que Dieu est mort, je ne crois pas au retour des religions ou à quoique ce soit de ce genre. C’est un point de discord avec l’analyse idéologique courante. Si on salue le fat qu’il est mort, il ne va pas revenir. C’est irréversible. Il faut interpréter ce qu’on nomme le retour des dieux d’une toute autre façon, il faut l’analyser non pas dans l’espace de la théologie mais purement dans l’espace de la politique. Il faut entrer cette question du prétendu retour de la religion par les catégories politiques. Ce sont des oripeaux jetés sur la mort de Dieu, ce sont les haillons du cadavre. C’était une parenthèse. Ce que signifie la mort de Dieu c’est évidemment la séparation du sens et de la vérité. Cette séparation est en particulier la séparation radicale du sens ou de la pluralité du sens et des vérités éternelles. L’interprétation commune par csqt de la mort de Dieu, c’est la substutution de la question du sens à la question des vérités. C’st comme ça que Nietzsche fonctionne. Nietzsche va dire ce qu’il y a ce sont des interprétatoin, ce qu’il y a c’est des disopsitions du sens, une logique du sens. Deleuze commence son livre sur Nietzsche en disant que Nietzsche introduit la catégorie de sens en philosohie. Il paraît presque évident que l’événement de la mort de Dieu en tant qu’il disjoint vérité éternelle et donation du sens, finalement nous assigne à la pluralité du sens ou à la logique du sens dans un orphelinat des vérités éternelles. L’homme moderne serait orphelin des vérités éternelles et serait livré finalement à la pluralité productrice du sens, et donc en définitive un espace plus ou moins relativiste, ou culturaliste, où ce qui est intéressant c’est de se poser la questions de production du sens, étant donné que ce sens n’est plus dispensé par le point qui puisse être dit point des vérités éternelles. Deleuze m’a écrit un jour que vérité qui était si important pour moi était un mot dont il n’avait pas besoin. Il n’en a pas besoin pourquoi ? parce que en définitive dans l’élément de la production machinique du sens, la question des vérités n’est pas nécessaire, elle n’organise pas du tout la philosophie comme telle. C’est une leçon différente de la mort de Dieu que de soutenir que d’une part sens est disjoint de vérité, mais que d’autre part ça ne veut pas pour autant dire que vérité éternelle ait cessée d’être organisateur de la philosophie. Bien plutôt, je considère que ce qui a été sacrifié dans la mort de Dieu ce n’est pas la catégrie de vérité mais celle du sens. Que les multiplicités sont en effet hors sens, hors question du sens. Donc la tentative c’est de raccorder la possibilité des vérités éternelles à une défection du sens. Où l’on retrouve soi dit en passant le caractère paradigmatique conjoint des maths et de la poésie. Les mathss c’est la leçon exemplaire quant à l’indiff des vérités au sens, et la poésie c’est l’exploration du langage au lisières de la défection du esne. De quoi le langage qui paraît voué au sens est-il capable quand on le conduit à la lisière de l’abolition du sens ? C’est pour ça que mathématique et poésie sont considérées des épreuves pour la pensée. Elles sont l’une comme l’autre dans l’expérientation de qu’est-ce qui subsiste de vrai dans la capacité du langage si on est aux lisières du non sens, voire même en deça de tout sens ? Le propos à l’école des mathématiques et de la poésie est d’assumer une espèce de court-circuit entre vérité et être, vérité éternelle et être multiple, court-circuit au sens précis suivante que il n’y a pas la médiation du sens. Il n’y a pas la médiation du sens. La vérité n’est pas portée par une couche de snes qui enroberait la nudité d el’être et disposerait cette nudité pour la opssibilité du vrai. C’est la présentation la

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plus tenace, qui est l’idée que entre la nudité de l’être et la poss des vérités éternelles s’interpose la sédimentation du sens. La tentative qui est dans l’élément de la mort de dieu, c’est que il n’y a pas cette sédimenstion du sens, et que donc les vérités éternelles sont des procédures en exception du il y a, certes, mais qui doivent pouvoir économiser la médiation du sens. Ce raccordement, ce propos de raccordement, on peut le décrire comme la surrection d’un sujet, la surrection ou l’apparition d’un sujet à l’intérieur même de l’étabelment dépourvu de sens de l’être. Il faut la surrection d’un sujet pour que soit portée hors sens une vérité éternelle. Cette surrection se fait dans l’étalement dépourvi de sens de l’être et elle apparâit dans un monde. Voilà c’était pour bien redécrire la signifcation générale du projet, et aussi le situer dans un horizon et une perspective où la mort de Dieu est non seulement acceptée, revendiquée mais prise absolument au sérieux, au pied de la lettre. Dieu est mort, c’est pas une métaphore. Il vivait et il est mort. Ça lui est arrivé. Ce qui prouve bien qu’il était vivant pusiqu’il lui est arrivé qch, à savoir de mourir. Si on le prend comme cela, philosophiquement, cela crée un epace dans lequel en réaliré l’équilibre qui est rompu c’est l’équilibre entre sens et vérité (ça se dit comme ça par rapport aux fonctions qu’assumait le Dieu de la métaphyique). Alors là on va avoir un espace de nudité de l’être et de logique de l’apparaître dans lequel on fait l’économie de la question du sens et dans lequel une vérité peut être portée par la surrection corporelle et matérielle d’un sujet.

3) rappel du schéma

Je rappelle les conditions de tout cela, qui étaient dans le schéma : - il faut un point focal discontinu, un point de disocntiunité qui est en même temps un point focal. Il est à la fois conjonction et dicjonction, point fical et discontinuité. On le nomme évéement. Et puis une série de conditions connexe. Le fait qu’il y ait le point focal événementiel n’est pas suffsiant, il faut des cnoditinos connexes, qui sont des conditions plus structurales. Je les rappelle rapidement, récapitulation. Elles sont du côté de la structure T de l’apparaître, de la structure des mondes Elle sont aussi du côté de la forme post événementielle du corps subjectivable. Ce corps est surrection du sujet, une matérialité. La structure du T est ce qui fait que les multiplicités apparaissent dans un monde. Du côté des strucures transcendantales de l’apparaître, on y trouve :

- une forme d’ordre - des opérations internes à cet ordre, opérations qui permettent de penser l’existence comme distincte de l’être, l’existence comme apparaître de l’être, et de penser l’existence y compris dans la modalité de l’inexistence. - la structure formelle du choix, ce que j’appelle les points, ie des formes de condensation des nuances de la situation mondaine dans un oui ou un non, dans un 1 ou un 2, dans une dualité constituante, dans strutcure formelle du choix. Forme d’ordre, opérations synthétisées dans le concept d’existence, structure formelle du choix. Voilà ce qu’on doit trouver du côté des formes T de l’apparaître. De l’autre côté, du côté de la surrection du sujet, on doit avoir :

- trace de l’événement, une trace intra mondaine de l’événement - la possibilité d’une incorporation à cette trace - des organes de traitement des points Traces d’événemnt, incorporation au tracé, organe de traitement des points. Je simplifie terriblement, mais commentons ces 3 données parallèles. a) du côté de la structure transcendantale de l’apparaître :

- forme d’ordre : tout monde est consistant, dispose d’intensité d’apparition dans une forme. C’est une thèse que je ne cesse d’opposer à l athèse du chaos. Les mondes ne sont pas chaotiques, ils proposent des formes d’ordre. - les opérations : ça veut dire que les organisations internes des intensités de ce qui apparaît dans un monde permettent de qualifier chaque multiplicité comme une existence dans ce monde. Et permet de mesurer l’intensité de cette existence, y compris cette forme minimale d’intensité de l’existence qu’est l’inexistence. C’est un point très important sur lequel il faudrait faire des variations plus sophistiquées : existence et inexistence sont des catégories de l’apparaître, pas des catégories de l’être (les catégories de l’être, c’est être ou ne pas être). Exister c’est le mode propre sur llquel un être se présente dans un monde. L’existence est relative au monde, elle n’est pas comme la multiplicité pure l’objet d’un jugement d’être invariant. C’est la raison pour laquelle vous pouvez parler d’inexistence ou de terme

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inexistant, alors que ontologiquement c’est qch qui est. L’inexistant, c’est la preuve que l’existencne ce n’est pas l’être : puisque une chose qui est, qui est mathématiquement pensable peut parfaitement inexister dans un monde. L’inexistant est le témoin de la mondanité du multiple, de ce que l’apparaître ne se dissout pas dans l’être, n’est pas résorbable dans l’être. Existence et inexistence sont fdtaux ici pour penser la distance entre la logique de l’apparaître dans un monde et la mathématique pure du multiple. - enfin les points : un point est une structure transcendantale qui propose un choix radical. Ce n’est pas une subjectivité, c’est une struture formelle du chois. Il y a comme un défilé dans lequel il faut passer. C’est une proposition du monde lui-même, une proposition du monde lui-même. C’est un point important à mes yeux car cela prouve que quand on est dans l’instance du choix, ce n’est pas une délibération intérieure au sujet. Il y a une objectivité de la puissance du choix. Le choix est un choix imposé, comme dit Lacan tout choix est un choix forcé. Tout choix est un choix forcé en un sens particulier qui est que vous êtes contraint au choix par la figure du monde lui-même pour autant que vous participez d’un sujet. La meilleure manière d’éluder le choix est de ne pas s’incorporer ç ue subjectivité générique quelconque. Vous ne serez pas soumis à la contrainte du choix. Mais si vous participez au dvlopt d’un sujet vous allez rencontrez de contarintes de choix, c’est inéluctable et ce sont dans ces contraintes que le corps subjectif va s’éprouver et se renforcer. Le processus de renforcement et de constitution d’un corps subjectif c’est le traitement des points. C’est là que pour lui le monde est concentré dans une dualité constituatnte, il va passer où il faut passe. C’est ce qu’on peut appeler une victoire, il y a des victoires subjectives qui sont bien avant la question des batailles. Qu’est-ce qu’une victoire subjective ? c’est quand un corps subjectivable a réellement traité un point. J’ai traité ailleurs les conditions formelles du traitement d’un point. Quelquefois, on traite un point. Une victoire c’est quoi ? ça n’est rien d’autre que le renforcement du sujet. C’est une leçon pour toutes les procédures génériques, y compris la politique. La politique ça consiste à traiter des points. Quelle est la récompense ? La récompense c’est qu’on est mieux qu’avant, c’est quoi ? C’est êtrre plus apte à traiter d’autres points ! Et alors à la fin des fins ? il n’y a pas de fin ! Il y a la production immanente de qch qui restera comme une vérité éternelle de la politique. Après on dit à un moment donné ça échoue ? ça veut rien dire ! L’échec c’est que tout processus se sature, s’achève, renonce à traiter des points etc… c’est la loi universelle des choses. Comme disait Hegel, tout ce qui naît mérite de périr, de mourir, c’est pas grave. La question est de savoir si on a été dans l’aptitude à traiter un certain nombre de points, renforçant la possibilité d’en traiter d’autres. Ce que nous promet la victoire, c’est la possibilité d’autres victoires éventuelles. C’est tout. La mythologie qui soutient tout ça est nécessaire : c’est la mythologie d’ue transforation globale du monde, l’idée que ça va changer le monde. C’est bien de penser ça, c’est un accompagnement imaginaire de l’incoporation subjective. D’abord car il n’y a pas de représentation globale du monde. Changer le monde on ne sait pas ec que ça veut dire, je ne le connais pas comme un tout, la question de son chgt global ou total n’a pas de sens. C’est aussi oublier qu’il n’y a de victoire que point par point. Il n’y a pas de dernier point. Il n’y a pas de dernier point. Voilà. Et vous voyez en quel sens la notion de point est une contrainte objective du transcendantal relativement à la fidélité d’un sujet. Donc le sujet fidèle c’est celui qui ne va jamais renoncer à traiter un point, tout en sachant que le traitement du point est simplement le renforcement du corps subjectif dans le renforcement du traitement possible d’autres points. Tout ça c’est le procès même de constution de ce qui, ressaisi dans d’autres mondes, apparaîtra comme vérité éternelle. Voilà ce que je voulais dire sur les containtes de la structure trranscendantale de l’apparaître. b) du côté de la surrection du sujet si on prend maintenant les choses du côté de la forme post-événementielle du corps subjectivable, je voudrais aussi commenter les 3 termes : - il faut qu’il y ait une trace de l’événement. Cette trace a une définition formelle : c’est la relève d’un inexistant. La trace est immanente, elle consiste au passage d’une existence de degré minimal, donc d’une inexistence dans le monde à une existence maximale. Il y a donc une bascule d’un des termes du monde de l’inexistence à l’existence proprement dite, ou à l’existence complète, c’est ce qui fait trace de l’événement. C’est intéressant car ça veut dire que la trace, c’est un phénomène de l’apparaître. La trace, c’est une modification transcendantale, c’est une modification de l’évaluation transcendantale. Et donc c’est ce que je disais dans le texte que je vous ai distribué au début de l’année, le texte qu’est-ce que vivre, ce qui importe est toujours lié à ce qui n’avait aucune importance. Ce qui importe n’est jamais une connexion de ce qui importe, ce qui importe est lié à ce qui inexistait dans la situation, mais ce inexistait n’importait pas vraiment dans la situation. D’où l’impératif que je proposais à prêter attention à ce qui n’existe pas, à ce qui est inapparaissant dans la situation. C’est toujours là que qch fait trace de l’événement. Si vous n’êtes attentif qu’à ce qui importe, vous manquerez la trace. Ainsi s’explique que

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les débuts de la constitution d’un sujet nouveau soient toujours extraordinairement localisés et minoritaires, soient des choses presque imperceptibles dans leur commencmeent. Parce qu’elle se regroupent autour d’une trace qui elle-même est en un point qui inexistait et qui comme tel n’attirait l’attention de personne. C’est en un point éloigné de toute importance que ce qui importe apparaît en tant que trace d’un événement qui affecte le transcendantal. L’héroïsme fondateur, tout héroïsme fondateur, prenons ce mot, tout héroïsme fondateur, ie toute acceptation d’une incorporation subjective première, se fait au détriment de ce qui importe, au détriment de ce qui, dans la régulation normale de l’apparaître, importe véritablement. C’est pour ça, contraitement à ce qui est prétendu, en règle générale, les grands moyens de communication sont absoulment inaptes à déceler les traces d’un événement. Ils déclarent que c’est leur métier, quand même ! Mais ils y sont constitutivement inaptes car ils ne peuvent ni reconnaître la trace elle-même (elle est au lieu de ce qui n’importe pas) ni reconnaître els débuts de la constitution du corps subjectivable (c’est en un lieu qui n’importe pas non plus). On est toujours surpris de voir que des phénomènes qui apparaissent comme considérables ont été entièrement ignorés sur des séquences très longues. J’ai été très frappé que quand vous scrutez l’historiographie du 19ème avant de trouver le nom de Marx il faut chercher longtemps. Ce n’est pas présent, c’est lointain, disctint. Après coup, on juge autrement. C’est une loi générale qu’on peut formaliser. Si la trace de l’événement est la relève d’un inexistant, tout ceci est cohérent. Il y a une tendane générale à ne pas identifier l’émergence ou la surrection d’un sujet à raison de ce qu’est la trace de l’événement. - l’incorporation à la trace est en réalité une question d’incorporation maximale ou maximalement possible à ce que constitue la relève de l’inexistant, s’installer dans le sillage de cette relève avec une intensité existentielle maximale. Cette opération est une opération paradoxale, et ce paradoxe est bien connu de tous les expérientateur de vérité, qu’il s’agisse des militants, des amants, des artistes. Le paradoxe c’est que vous vous incorporez, vous accordez votre propre intensité existentielle maximale à qch qui apparaît, dont vous êtes le témoin qu’elle apparaît maximalement, alors que presque toute la situation dit qu’elle n’apparaît pas du tout. Vous êtes le témoin d’une apparition maximale au point même de ce qui était et demeure pendant tout un temps de l’inapparaissant. Vous déclarez qu’apparaît qch qui pour énormément de témoins n’apparaît pas. Vous êtes quand même comme un visionnaire ou comme un fou, il y a une folie de l’incorporation au corps subjectivable, en termes d’opinion. D’ailleurs tout le monde sait que stt au début ceux qui s’incorporent à une vérité sont considérés comme des fous, d’une manière ou d’une autre. Il y a toute une tradition de considérer la passion amoureuse comme une folie, les expériences artistique comme des folies, les utopies polityiques comme des folies etc… non sans raison puisque l’incorporation, il y a un moment où vous devez déclarer comme une conviction maximale que qch d’essentiel apapraît au point de l’inapparaissant. On vous dira : c’est des visions. C’est vrai que distinguer les vraies visions des fausses n’est pas facile. Qln vient et dit : moi j’ai vu la vierge dans un arbre, elle a vu qch qui n’existait pas comme exitant absolument. L’univers est rempli de visions fallacieuses et d’apparitions douteuses. Ce sont les csq qui font que ce n’est pas douteux. En définitive, tout va dépendre de la capacité du corps à traiter quelques points. Tant que ce n’est pas le cas, l’incorporation est une opération paradoxale que vous avez à soutenir dans l’élément de son paradoxe. On a ce point que toute conviction originaire, toute conviction subjective novatrice, est nécessairement dans une certaine forme de l’insoutenable. Le plus terrible, c’est que vous avez à faire propagande pour cet insoutenable : évidemment, l’incorporation en règle générale signifie déclarer l’apparition de l’inapparaissant, déclarer que là est ce qui advient comme vérité. - et alors le 3ème terme c’est il y a des organes pour les points. La doctrine de l’organe est assez complexe mais on peut en donner une idée. Un organe c’est ce qui de l’intérieur d’un corps subjectivable peut être apte à traiter un point. C’est la dimension d’un corps subjectivable qui est spécialisée dans le traitement d’un opint. Par exemple, dans le cas de la révolte des esclaves dirigée par Spartacus : le corps subjectivable est représentable comme armé des esclaves. Les esclaves n’avaient pas d’armée. Apparaît un corps subjectivable dans l’espace politique absolument irréductiblement nouveau. Les points ça peut être par exemple des batailles : si vous êtes confrontés à l’armé romaine, ou bien vous êtes disloqués ou vainqueur. La seule manière de ne pas traiter le point c’est de ne pas accepter la bataille, c’est pas toujours la bonne idée. Si vous acceptez la bataille, il va se poser des questions spécifiques concernant par exemple comment affronter la cavalerie romaine, si vous vous n’avez pas de cavaleries, exactement comme dans les guerres de partisans comment affronter les chars, ou l’aviation, sans char ni aviation. Il faut spécialiser à l’intérieur du corps militaire des unités aptes à traiter la question de la cavalerie en dehors des normes classiques. C’est un exemple élémentaire. Le paradoxe de l’organe c’est qu’il tend à instituer une division intérieure au corps subjectivable : puisque vous allez avoir des unités spécialisés dans l’affrontyement avec la partie dure de l’armée adverse, vous allez avoir à former un corps de

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spécialistes relativement indépendant du reste du corps militaire, relativement désorganisé ou peu spécialisé (comme il est normal pour une armée populaire ou une armée d’esclave). Evidemment l’organe fonctionne non seulement comme spécilisation mais comme séparation. Or une armée populaire n’a de force que dans son unité. Une armée classique non, elle est sous les ordres de la hiérarchie, elle fonctionne sous une discipline formelle. Mais l’armée populaire, qui s’est auto-constituée, a besoin absolument d’une discipline subjective. Elle ne peut faire confiance qu’à sa propre unité. Comment les organes spécialisés vont-ils s’avérer compatibles avec cette uinté subjective qui paraît mieux réalisée quand vous avez une foule inorganique qui se lancer sur les romains avec sa seule fougue subjective et va se faire tailler en ièces par la cavalerie ? c’est un pb bien connu, exactement comme quand vous avez une manif et q’il faut faire un service d’ordre, plus il est spécialisé, il est aussi redoutable pour les manifestants que pour l’adversaire. Il est spécialisé et aussi séparé, il va avoir des attributs particuliers. On opurrait chercher des exemples du même ordre dans les autres procédures : le moment où pour traiter un point, où pour que le sujet se développe ou se renforce, vous devez avoir un organse de traitement, mais la formation interne l’organe est aussi une séparation. Vous allez avoir à reformuler le principe de votre unité. La question de l’unité ne va pas se présenter comme avant. Elle va devoir intégrer la séparation singulière de l’organe. C’est une question à mon avis de la plus haute importance concrète. C’est une contradiuction fdtale et motrice en même temps que d’avoir à traiter les points de telle sorte qu’il faut spécialiser certaines régions du corps subjectif alors quecette spécialisatin est aussi une division alors que par essence le corps subjectivable ne vit qu’au régime de son unité subjective, il n’est pas étatisé, il n’est pas contrôlé par les lois transcendantales de l’apparaître, il est une création continue. On peut dire aussi qu’un corps subjectivable est qch qui doit reformuler les conditions de son unité à l’épreuve des points. Ce qui éclaire qch qu’on connaît bien : rien n’est plus périlleux qu’une victoire. On a traité le point, bravo, mais le pb c’est que c’est un peu un commencement. Si on définit la victoire comme la capacité d’un corps subjectivable à traiter un point (c’est sa définition légitime), on voit que comme le traitement du point a requis un certain type de division interne au corps, le pb du sujet dans l’élément de la victoire est la reformulation de son unité. Comment résorber ou accepter sa division dans une figure nouvelle de l’unité subjective. C’est une épreuve interne, immanente, qui expose le sujet victorieux à une difficulté inédite qui est que cela même, le type de subjectivité à l’horion de sa victoire n’est plus valide dans l’élément de cette victoire elle-même, car qch dautre a surgi dans l’organsiation interne. Par exemple, dans le cas de l’armée des esclaves de Spartacus, des contradictions très vives ont surgi entre les corps spécialisés qui se consodéraient comme militairement aptes et une foule d’esclaves ralliés, avec femmes, bagages, enfants, rendant la situation militaire difficile. Cependant il fallait bien marcher avec ces gens là aussi : c’était un pb dramatique : reformuler l’unité comme unité d’un autre type que celle de la pure révolte (une foule considérable agissante et détrminée) à l’épreve de l’affrontement avec l’appareil d’Etat romain. C’est un point qui a été central dans les très violentes discussions et affrontements politiques pdt la guerre d’Espagne. Relisez l’Espoir de Malraux, c’est au cœur du propos dans l’opposition l’illusion lyrique (conception anarchiste, parousique, sacrificielle et unanime de l’affrontement) et conception communiste et stalinienne : il faut faire d’abord une armée, donc des corps spécialisés etc… c’est au cœur des affrontements politiques fratricides qui ont ensanglanté la guerre d’Espagne. Je ne donne pas raison aux staliniens dans cette affaire, mais il est certain qu’on ne peut aller à l’affrontement que sous certaines conditions sur le traitement des points, donc l’acceptation d’une spécialisation intérieure des organes. Ce point est d’une importance descriptive essentielle, d’une importance descriptive essenielle, il est requis qu’une théorie du sujet lui fasse toute sa place sinon elle est abstraite, innocente. La question de l’organe liée à la question du traitement des points est la question décisive de quoi ? du rapport entre unité et organisation, rapport etre unité subjective et organisation, organisation pris au sens d’organe, au sens le plus général du terme : ce qui organise le corps de tsq il dispose d’organe capable de le traiter. Ce n’est pas réservé à la politique, par exemple la question du rapport entre organisation et unité, c’est une question difficile dans la procédure amoureuse. Si vous instituez l’amour comme une règle de vie, qui est la vie du 2 comme tel, la scène du 2, vous devez constamment maintenir qch de l’élan initial qui figure l’unité de cette scène du 2 dans le traitement des points. Le traitement des points, c’est : quel appartement, des enfants ou pas, ou on va en vacances ? c’est la même chose que pour Spartacus l’armée romaine arrive et il faut la bataille ou pas. c’est une différece d’échelle, de monde. I faut le s traiter. Il va falloir introduire dans l’élément de la subejctivité inaugurale qui a décidé de l’amour comme tel une série de spécialisations pratiques qui vont mettre évidemment l’unité initiale dans une épreuve renouvelée point par point, qui et une épreuve par laquelle il faut passer. C’est là que vous construisez. Mais cette contruction doit remettre à l’ordre du jour le type d’unité dont il s’agit tout en gardant le principe originel de l’incorporation qui est la trace de

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l’événement. Trace qui est ici que vous devez rester dans la trace de l’événement : le 2 qui n’existait pas s’est mis à exister dans le monde, la rencontre, et la maintenance de ce 2 comme unité du 2 lui-même, rapport du 2 à lui-même, est dans l’épreuve des points. C’est une expérience commune qu’on peut reconstituer procédure générique par procédure énérique. C’est la question fdtale posée par la nécessité des organes. Vous voyez dans cette récapitulation apparaître non pas seulement quelles vont être les organisations concpetuelles mais les point qui nous intéressent ici, qui est la question que nous traiterons l’année prochaine, qui est de s’orienter dans la pensée, s’orienter dans l’existence. Qu’est-ce que c’est que vivre d’une manière qui ne soit pas animale, qu’est-ce que c’est que participer effetcivement à cette relation incommensurable entre multiplicité indifférente et vérités éternelles ? qu’est-ce que c’est qu’accepter l’incorporation ? c’est un pb qui est loin d’être fantasmatique ou théorique. Quand on est dans l’épreuve véritable du monde, donc dans l’épreuve des points, devient le pb de la maintenance de l’unité dans des formes trasnformées d’organisation. La question de l’organsiation, réservée souvent au domaine politique, elle pose pb, tout le monde a expérimenté qu’elle pose pb. Il faut généraliser ce pb, et voir que en défintive toute procédure subjective est à l’épreuve d’une question d’organisation et plus précisément du rapport entre unité et organisation. Unité c’est donné en principe par l’incorporation à la trace, ie la relève de l’inexistant, être le compagnon proche de la relève de l’inexistant, c’est ça. Là il y a une unité de principe, mais la maintenance de cette unité dans le traitement des points, voilà la question difficile. C’est la question que j’appellerai la questoin de l’exisence des vérités, l’épreuve existentielle des vérités. C’est la nécessité de réorganiser de telle sorte que l’unité perdure alors même que des divisions y sont attendues, les divisions y sont attendues par nécessité car vous ne pouvez pas éviter qu’il faille des organes pour traiter les points. Ces divisions doivent être traitées de telle sorte que l’organisation n’annule pas l’unité. C’est un pb complexe, et il n’y a de solution que cas par cas. C’est pour ça que toute séquence d’une vérité éternelle est aussi et toujours la solution d’un pb d’organisation. Toute proposition universelle est une proposition sur l’organisation pour les raisons que je vous dis. Tout amour exemplaire est un amour qui a proposé au 2 une forme d’organisation inédite. Je vais vous dore que ce n’est pas le mariage qui résout le pb, mais ce n’est pas lui non plus qui le contredit. Lorsque nous sommes là, lorsque nous sommes en ce point où non seulement il y a des victoires, puisque mon point de départ était le péril des victoires, mais où il y a cette chose plus essentielle qu’est une victoire sur la victoire, victoire sur la victoire, ie le traitement du péril de la victoire elle-même, ie la solution du pb d’organisation légué par la victoire. En réalité, la victoire est remportée non pas l’unité directement mais par l’organe, c’est lui qui peut prétendre être victorieux, mais s’il prend le pouvoir sur l’unité il va la détruire. Il n’est jamais qu’une séparation, l’organe. La victoire sur la victoire, c’est toujours remettre l’organse à sa place dans uun nouveau type de l’organisation. Que l’organe ne soit que l’organe de l’organisatoin, l’expression d el’unité. Ce n’est pas facile, c’est toujours l’histoire des troupes victorieuses qui prennent le pouvoir politique : une troupe n’est jamais qu’un organe, il écrase l’unité au nom de laquelle il a agi. Ou bien un couple qui organise tout si bien pour les enfants qu’il n’y a plus rien pour eux. Donc ils deviennent une machine familiale. La famille a pris le pouvoir sur l’amour, aventure bien connue. Aventure bien connue, // au fait qu’une troupe victorieuse prend le pouvoir. Nous savons que toutes ces matrices politiques sont immanente sà notre vie aussi. J’essaie de faire théorie de ce qui est transversal et commu à l’expérience subjective des vérités dans leur ensemble. Si nous avons les victoires et la victoire sur la victoire, alors, bien que nous ne soyons jamais après tout que des animaux quelconques, nous participons au devenir matérieil d’une vérité, nous sommes dans l’élément du devenir matériel d’une vérité. C’est la possibilité d’une victoire et la maîtrise des victoires dans l’élément de la fidélité à la relève de l’iexistant. Ne jamais oublier l’inexistant, c’est ça le point, c’est ça que la victoire fait oublier : que c’est de l’iexistant que vous procédez. C’est ça l’orientation, l’orientation dans la pensée, l’orientation dans l’existence en tant que lumière sur l’existence. C’est cette participation au devenir matériel d’une vérité qui est dans l’élément de la victoire mais qui est dans l’élément de la fidélité à l’inexisatnt. Tout échec dans la procédure de vérité, c’est que l’inexistant originaire a été oublié. La victoire l’a emporté sur l’inexistence. Vous ne vous souvenez plus d’où vous procédez. Le monde vous a vaincu. Vous échappiez au monde parce que vous vous enracinez dans l’inexistant. Mais s’il est omis ou rature, le principe du monde vous a vaincu. C’est en ce point que je voulais situer le poème de Wallace Stevens que je vous ai distribué. Son explication est assez complexe, on la fera la prochaine fois. Je vais vous le lire. Vous pouvez l’entendre dans la résonnance de ce que je viens de vous dire. C’est un poème qui s’appelle Soliloque dernier de l’amant intérieur, un poème de 1954, dans le recueil Description sans Domicile, dans la très belle traduction de Bernard Noel. Je vous lis le poème, et puis on en restera là pour aujourd’hui. Vous verrez que y compris la question de cette pauvreté nécessaire qui est comme la métaphore de la fidélité à

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l’inexistence, inscrite dans le poème, le fait qu’il n’y ait pas d’autre victoire vraie que la nouvelle figrue dont le sujet affirme son unité, la nouvelle donation de ce que c’est qu’être ensemble en est la conclusion. La vérité comme lumière, comme lumière de l’existence. Lumière, la 1ère du soir, et c’est comme une pièce où l’on se repose et sans trop de raison pense que le monde imaginé est à la fin des fins le bon. Voici donc le plus intense rendez-vous et dans cette pensée, nous nous recueillons hors toutes les indifférences en une chose, en une seule chose, un simple châle autour de nous étroitement serré car nous sommes pauvres. Une chaleur, une lumière, un pouvoir, la miraculeuse influence. Ici maintenant nous nous oublions l’un l’autre et nous même nous sentons l’obscur d’un monde, une totalilté, un savoir, celui qui a ménagé le rendez-vous. A l’intéreur de ces frontières vitales dans l’esprit, nous nous disons que dieu et l’imagination ne font qu’un. Qu’elle est haute cette lumière, très haute, cette lumière qui éclaire le noir. Hors de cette lumière là, hors de l’esprit central, nous élevons dans l’air du soir une demeure où il nous suffit d’être ensemble.

Wallace Stevens

Merci.

JUIN 2006

Ce que je voudrais faire évidemment, c’est une sorte de récapitulation du trajet suivi dans ce séminaire, en somme, et aussi anonncer ce que nous allons faire l’année prochaine. Je voudrais rappeler d’abord que la construction générale s’étendait sur 3 ans. « S’orienter dans la pensée, s’orienter dans l’existence », sur 3 ans. Nous achevons ici la 2nde, c’est pourquoi l’année prochaine est une année terminale. Comment était agencées ces 3 années ? Pour le dire simplement la 1ère année proposait des catégories d’analyse pour la situation présente, des catégories conceptuelles, mais immédiatement appropriables à la situation présente. C’était une analyse non pas tant de la conjoncture que des catégories avec lesquelles on peut réfléchir la conjoncture. Quel est l’appareil philosophique permet de se saisir des phénomènes subjectifs de rapports aux situations. Nous avions longuement pris comme fil conducteur le caractère aujourd’hui difficile d’un usage simple des catégories dialectique, c’était un peu ça le centre : est-ce que le rapport subjectif à la stuation doit se placer sous le signe de la contardiction, ou de la position négative ou révoltée au regarde de la situ…Est-ce que l’entrée dans l’analyse de la situation peut sefaire selon le scat de la négativité. C’est la question que nous avions mise à l’ordre du jour. La quetsion la plus compiquée état de savoir : à partir du moment où on renoncer à entrer dans les situations à partir de la négativité, quand on considère que l’analyse et l’enggement ne se fait pas nécessairement à partir des fgures de la négation, alors qu’en est-il de la notion même d’adversaire ou de différence antagonique entre les positions ? Nous avions cheminé entre la conception selon laquelle on entre dans les situations à partir du moment où on a une position négative la concernant, l’entrée politique dans les situations ou le sujet politique se constitue à partir de la révolte, de la protestation, de l’indignation, du refus, etc… donc l’élaboration dialectique de tout cela d’un côté, et de l’autre côté, l’idée consenseuelle que en effet finalement ce n’est pas la cnotraduction la matrice de la pensée politique, car il existe une possibilité d’harmonie de consensus, et alors l’adversaire est rejeté dans le pathologique. Autrement dit, nous cherchions à déterminer la maintenance d’une catégorie de l’adversaire hors négation pure. Ie sans que la contradiction soit la matrice d’analyse de la situation, mais sans non plus naturellement qu’on renonce à l’idée qu’il existe des points de vue antagoniques à l’intérieure de la situation et au regard de la situation. Nous avions mis au centre de l’analyse la catégorie d’adversaire, ça avait été une réélaboration de la catégorie d’adveersaire, à travers quelles notions le reconstituer. On aurait pu avoir comme sous-titre : pour une théorie non dial de l’adversaire, ou pour une théorie non dialectique l’antagonisme. C’était l’enjeu principal de la 1ère année, qui nous a entraînée derrière les poèmes de Pasolini et bien d’autres matériaux, mais toujours avec en tête cette figure fdtale de la maintenance de l’adversaire hors de la négativité pure. La 2ème année, elle était, celle qui s’achève, là, avait été annoncé comme consacrée aux concepts philosophiques nécessaires à établir ce qu’est le principe d’une orientation dans la pensée et une orientation dans l’existence. Au fond, ce qui a été proposé dans cette ligne là, c’est une batterie de concepts philosophiques qui porte en définitive sur la relation disjonctive entre ce qui apparaît et ce qui est. Le fait qu’il existe un ordre propre de l’apparaître dans lequel ce qui est est à l’épreve de la possibilité de sa mise en vérité. Une thèse sous-jacente serait que une thèse du monde contemporain

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(essentielle à vai dire) est que ce qui est est ce qui apparaît. C’est une thèse de la substantialisation du semblant. C’est une chose que Marx a déjà vue : à partir du moment où on vit dans un monde qui est sous le paradigme de la marchandise, ce qui apparaît ne se laisse plus distinguer de ce qui circule, de ce qui est. La marchandise c’est essentiellement ça. Si Marx parle comme vous le savez de fétichisme de la marchandise, c’est bien parce que la marchandise, comme le fétiche est un subsitut dont la logique propre est la logique du semblant. Ce qui la soutient et la fait exister est sa valeur d’échange et non pas valeur d’usage. Si on appelle réel d’un objet quelconque son importance, son intérêt, sa signifciation véritable pour un usage créateur, ou des choses comme ça, alors on voit bien que la valeur d’échange, la marchandise comme telle, ne se présente pas sous le signe du réel, ou elle se présente sous le signe d’une univers dans lequel le réel et le semblant sont indistinguables. Et donc la relation dans le monde contemporain entre ce qui apparaît et puis ce qui est est une opération qui indique la prévalence du semblant comme organisation fondamentale de l’univers marchand. C’est une constatation empirique, mais elle est intéressante, car elle soutient la nécessité d’en revenir à l’élabotion d’une distinction philosophique entre être et apparaître. Ce serait une longue histoire. Vous savez que une critique fdtale de Nietzsche contre la philosophie en général, et Platon en particulier, c’était précisément la distinction entre être et apparaître. au-delà de l’apparâitre il y avait un arrière monde, réellemente existant, et donc la scission être appraître était le grief fdtal de N qui entendait abolir cette distinction et montrer que ce qu’il y a ce sont des interprétaions de ce qui apraît, mais la vitalité de ce qui apparaît n’a pas besoin de se soiutenir d’une catégorie de l’être qui serait distincte de l’apparaître. C’ets une critique intéressante et forte, mais périlleuse aujourd’hui, car aujourd’hui il n’est que trop vrai que ce qui nous est imposé est l’indistinction entre être et apparaître. Si très tôt, un peu par provocation j’ai parlé de retour à Platon, de geste platonicien, des choses de cet ordre, si j’ai levé haut le drapeau de Platon, drapeau tombé dans une grande misère au 20ème siècle, c’est de manière essentielle parce que le mot d‘ordre général que ce qui apparaît doit être pensé dans sa distinction d’avec ce qui est est un geste essentiel de la critique spéculatve aujourd’hui. Il n‘est pasposs dans l’élément de l’indistinction entre être et apapraître de maintenir la ditsance efficiente au monde dont le réel est le semblant, dont la proposition est précisément que l’apparaître vaut pour l’être. C’est vrai de la marchandise, mais c’est vrai en politique aussi. Comme on sait, progressivement, les caractéristiques d’un candidat sont son apparence. Ça va depuis ce qu’il dit mais dont l’irréalité est assumée unanimement, jusqu’au fait qu’à la fin des fins qu’on finira par l’élire parce qu’il a une moustache, parce que c’est une dame. Tout ça est un jeu profond : on peut en rire, mais ce n’est risible qu’à un 1er niveau. De manière essentielle, ce n’est que la projection dans l’espace des subjectivités publiques d’un point fondamental qui est que il n’y a pas lieu de distinguer entre ce qui apparaît et ce qui est. Ce qui donne des normes particulières. Ce qui est normé est normé selon l’apparaître. Ce qui a apparaît est aussi ce qui a valeur, le semblant est indistinguable de ce qui est. Ce qui compte est aussi ce qui apparaît en tant que tel. C’est pour ça qu’un point éthique fondamental est toujoursde prendre get de s’intéresser à l’inapparaissant. Prend soin de l’inapparaissant, c’est la maxime. Ne te soucie que moyennement de ce qui apparaît. On ne va pas ne pas s’en soucier du tout quand même ! ce serait exagéré.Un peu d’apparaître tout de même ! La mesure va jusqu’à l’indiscernabilité entre ce qui apparaît et ce qui est. Et donc le fil général de cette année trouve en son centre la question de la logique de l’apparaître, non pas par hasard, selon un mouvement essentiel qui est que c’est bien là, dans la distinction entre être et apparaître, distinction renouvelée, refondée, repensée que gît le ressort véritable d’une distanciation critique par rapport au règne implacable du semblant. Le point à partir de là est de comprendre comment la critique de l’apparaître ne va pas aboutir néanmoins à ces résultats ordinaire qui est de considérer que seul vaut l’être comme tel, et que ce qui apparâit est sans vérité. C’est la même chose que à propos de la dialectique. Comment penser qu’on entre dans les situations autrement que par la figure de la contradctin sans pour autant sacrifier l’antagonisme ? Là il y a un pb analogue : commment distinguer être et apparaître de façon rationnellement constituée sans avoir à sacrifier l’apparaître au nom de la vérité ? C’est autour de cette difficulté qu’on a travaillé cette année, et sur laquelle on travaillera encore. C’est un vaste programme philosophique. C’est un getse platonicien mesuré. Si par platonisme on entend de façon vulgaire finalement le sacrifice du monde sensible au nom de la pure vérité du monde intelligible. Si on s’installe dans un platonisme vulgaire de la transcendance de la transcendance on va distinguer être et apparaître, mais tout simplement en raturant apparaître et en affirmant que la vérité est hors du monde, au-delà du monde, qu’elle est dans un autre monde ; ce n’est pas l’intuition de Platon par ailleurs, mais il y a un platonisme qui revient à ce type de thèse. Il ne s’agit pas de ça. Il s’agit de maintenir l’écart ou la distance entre l’être et l’apparaître, mais en montrant qu’une vérité procède aussi selon l’apparaître. L’opposition de l’être de l’apparaître ne doit pas coïncider avec l’opp de l avérité et du faux. L’app n’est pas de manière essentielle le lieu du faux bien que il ait à être

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distngué du lieu d’être. C’est ça le pb. Et ce pb consiste à montrer que le processus d’une vérité doit pouvoir être pensable dans son apparaître même. Même si cet apparaître est l’apparaître de l’être et non pas l’apparaître du faux, de la négation ou du semblant. C’est bien l’être qui apparaît et cependant il n’y a pas lieu d’identifier être et apparaître. Il ne faut pas tomber non plus dans l’orientation critique : seul l’apparaître est connaissable et l’être demeure inconnaissable. On va soutenir qu’il y a un connaître de l’être, une ontologie, en réalité la mathématique, et il y a aussi une pensée possible de la cohérence de l’apparaître, une logque de l’app, une LdM. Le rapport entre être et apparaître ne doit être ni celui de la vérité et de l’erreur, ni non plus celui de l’inccon et du conn, l’être étant retiré en quelque manière dans l’obscurité de l’inconnaissable et le phénomène étant le lieu de l’organisation de tout savoir. On suit une ligne de crête qui doit maintenir que en défintive que le procès du’e véirt éconcerne l’être mais traverse l’apparaître. Ce qui veut dire qu’une vérité surgit toujours dans un monde effcti, dans un être là, il y a un être là de la vérité. Donc la vérité est de ce monde, elle n’est pas ce qui dans ce monde fait signe pour un autre monde. Elle est un processus de ce monde. Et par ailleurs ceci n’entraîne pas que la connaissabilité de l’apparaître, l’apparaître d’une vérité elle-même, entraîne le retrait de l’être dans l’inconnaissbale. L’être est connaissable, il y a une pensée de la cohérence logique de l’apparaûtre et vérité est un mot qui désigne des processus traversant et situés dans l’être là ou apparaître. Quand on a dit les concepts nécessaires pour s’orienter dans la pensée et l’existence, ce sont les concepts attachés à la résolution de ce pb. Le pb du salut de la vérité, catégorie en déshérence aujourd’hui, dans un monde où être et apparaître sont assumés comme indiscernables, la catégorie de vérité est inutile. Elle est dans le monde aujourd’hui assumée comme inutile. Ce qu’il y a, c’est l’intensité du semblant. On va restituer la catégorie de vérité, mais de tsq elle soit disposée dans un agencement de type nouveau entre être et apparaître. Cela a pris le tour progressivement de l’exmamen de la tension propre de ce pb, qui est la tension entre le fait que la pensée de l’être nous le livre comme multiplicité indifférente. En effet ce n’est pas de l’être seul que procèdent les vérités. C’est d’une certaine interruption du régime légitime de l’être qu’une vérité procède. C’est le 1er point. Donc l’être est connaissable, mais ce que nous parvenons à en connaître ne détient pas, ne rend pas raison, de l’existence des vérités. On parlera de multiplicité indifférente. D’un autre côté, il y a des vérités, mais ces vérités – éternelles - sont assignables à des mondes déterminés quant à leur processus. Elles apparaissent, elles apparaissent. Elles sont exemplairement ce qui se soutient de l’être et qui cependant apparaît. Elles sont transmondaines, pour autant qu’elles se soutiennent de l’être, elles ne sont pas réductibles à la singularité d’un monde, et cependant elles apparaissent dans un monde. On a organisé une systématique conceptuelle autour de cette double propriété des vérité, qui est d’être transmondaine et intra-mondaine à la fois. Donc d’être assignable à un monde et d’être déchiffrable, lisible, ou exposée à la résurrection du point d’un autre monde. Seule une telle situation faisant preuve que vérité coappartient à être et apparaître, là au plus loin du platonisme vulgaire mais très près d’une interprétation possible de la réminiscence platonicienne et de la participation. Chez Platon la possibilité que le sensible participe à l’intelligible suppose bien finalement que la vérité coappartienne à l’être et à l’apparaître. Sinon on ne comprend pourquoi le sensible peut participer à l’intelligible. Je vous l’ai déjà dit : ce qui est fdtal ce n’est pas le schéma des 2 mondes, le cœur du platonisme c’est la participation, c’est le mode propre sous lequel le nom d’Idée, ce qui est susceptible de vérité, coappartient à l’être et l’app, coappartient à la trancendance et à l’être là. Parentèse : c’est la raison pour laquelle Pascal dit « Platon pour préparer au christianisme ». on voit bien ce qu’il veut dire. Il veut dire que dans Platon on a l’idée remarquable que l’absolu peut être dans le monde. Or évidemment, le christianisme donne de cela une image très frappante qui est celle de l’incarnation : l’incarnation, c’est l’absoluité de l’infinité divine présente là, c’est l’être là du vrai comme tel, de l’absolu comme tel. Pascal a bien vu dans les intuitions foudroyantes qui sont les siennes, que après tout, au cœur du platonisme on n’a pas l’écart des 2 mondes mais le point de jonction des 2 mondes qui est le mode propre sous lequel l’idée est présente là, et à vrai dire, dans la plus humble expérience pour Platon. Si je sais que ceci est une table, c’est car ça participe à l’Idé de la table. Ce n’est pas très facile à comprendre. Et si on le généralise, si on essaie de clarifier l’intuition dont il s’agit, on voit que cette intuition, c’est l’idéalité comme telle, la pensabilité des choses qui coappartient à l’être et à l’apparaître. Si vous vous refusez à cette idée de coappa à l’être et à l’appa de l’idéalité, vous allez repousser l’idée au-delà du monde et allez donner du platonisme une version ésotériue, une version qui n’ a plus d’autre issue que la néantisation mystique, il faudra sacrifier le monde pour accéder à l’idée si l’idée est d’outremonde. En effet, il y a un platonisme de ce genre qui est un platonisme mystique, qui est tout entier dans une ascèse d’extériorisation à l’app pour pouvoir tenir l’essentiel dans un mouvement où d’ailleurs la vie et la mort sont indiscernables. Quand vous devez outrepasser le monde au risque de l’infini, vie et mort sont indiscernable, c’est le propre de l’exp mystique radicale. C’est un platonisme

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très pariculier. Celui auquel Pascla fait allusion est bcp plus réel. Chez Platon vous avez réellement une tentative, la 1ère et la plus décisive, celle qui a donné la matrice de tout, à penser que pour accéder au vrai comme tel il faut assumer qu’il coappartient à l’être et à l’apparaître. Je me suis déployé dans cette filiation platonicienne en disant : pn peut penser par un trajet singulier, articulé et complexe, le fait que les multiplicité indifférentes et les vérités éternelle existent dans le il y a, se partagent le il y a, et que il y a les multiplicités indifférentes et il y a les vérités éternelles, pour autaut qu’on comprend que la corrélation des 2 est un processus qui apparaît. La coapaprition de l’être et l’être là est une nécessité pour une intelligibilité complète de la coexitence des multiplicités indifférentes et des vérités éternelles. C’est aussi pour ça que j’emploie délibérément vérités éternelles qui fait très archaïque. Etre archaïque par les temps qui courent, c’est une vertu, être moderne c’est très suspect. Stt être en train de se moderniser ! Mieux vaut s’archaïser. On pourrait lancer ça comme mot d’ordre : archaïsez-vous ! On nous bassine avec le fait qu’on n’est pas moderne, eh bien oui, on ne l’est pas, du tout, on va s’archaïser à fond. Vérités éternelles ! C’est un peu comme un geste platonicien, c’est la même eau, c’est pour s’abriter en même temps qu’on donne un sens nouveau, dans une tradition qu’on subvertit et qu’en un sens on réarticule. Vérité éternelle, ça désigne ceci que l’universalité apparaît. L’universalité est maintenue, mais maintenue dans sa surrection effective à partir de la singularité des mondes. Et que la matière des vérités soit la multiplicité indifférente est assumée aussi : i l’n’y a rien d’autre que des mult indifférentes ; sinon qu’avec des mult indiff, il peut arriver qu’on ait la construction d’un processus d’avènement de vérités éternelles. C’est à ça qu’on a consacré le 2ème temps. Pourquoi il est un temps cetral dans le dispositif des 3 ans dont l’enjeu est : comment s’orienter dans la pensée et l’exiztenc ? On peut le dire de façon simple : parce que ce sont des catégories qui aboutissent à la conclusion recevable aujourd’hui qui est que l’absolu existe. Et qu’il n’y a pas besoin pour penser cela ni de l’artifice ou de récits fabuleux des religions et des dieux. L’absolu existe. La chance de l’absolu nous est réellement accordée. Ça aussi, c’est une thèse combattante. En définitive, la thèse dominante c’est que l’absolu n’est pas notre chance contemporaine, qu’il faut vivre sans. Moi j’ai toujours admiré sur ce point Hegel, mon autre gourou. L’histoire de la philosophie, finalement, Platon, Descartes, Hegel. La phrase hegelienne selon laquelle l’absolu est auprès de nous, l’absolu est auprès de nous, ça je crois que c’est une phrase décisive, que lui profère dans le contexte qui est le sien. Mais ce n’est pas du tout la même chose de s’orienter dans la vie et l’existence si on pense que l’absou est auprès de nous ou qu’il n’y est pas. c’est une démarcation décisive. On ne vit pas littéralement de la même manière. L’absolu auprès de nous, c’est une image naturellement, c’est un peu trop proche de l’ange gardien, l’absolu est auprès de nous avec ses grandes ailes, comme ça, il nous conduit. Ce n’est pas ça. Ce serait trop archaïque quand même ! J’aurais volontiers fait une parenthèse : la théorie des anges est une théorie très intéressante. Il faut s’intéresser à la théorie des anges. Dans ce massif très étrange à bcp d’égards qu’est la philo médiévale, j’ai toujours considéré que la théorie des anges est une des plus fascinantes. L’affrontement entre Thomas et Duns Scot sur la nature des anges ets formidable. Pourquoi ? L’ange c’est la médiation, c’est du platonisme réalisé. La participation, la coexistence du sensible et de l’intelligible, de la matière et de l’âme, mais l’ange c’est l’ensemble des degrés intermédiaires par lesquels justement il y a cette médiation active entre matérialité et spiritulité. La théorie des anges est la théorie des différentes compositions possibles entre matière et forme, qui dispose une hiérarchie dont le sommet avoisine Dieu et la base avoisine l’homme. Voilà, on tire une espèce de grande diagonale superbe. Ceci dit, l’absolu est auprès de nous, c’est difficile de se le représenter comme une hiérarchie, les trônes de domination, archanges etc… c’est dommage mais c’est comme ça. Comment se la représenter ? Je pense que cette phrase hegelienne, elle signifie pour nous (je reprends une formule que j’utillise trop ou trop souvent), ça signifie tenir à l’impossible. Tenir à l’impossible. Ça veut dire des choses très précises, ça veut dire des choses comme les allemands ont écrasé la France mais on va résister, dans les conditions de 1940 c’est pas possible, ça veut dire, quoi ? prendre son fusil et aller dans la forêt ! vous n’allez pas être un pétainiste ordinaire, vous allez dire : on a perdu la guerre, il faut manger, de très bonnes raisons ! ma famille mes enfants, je ne suis pas un héros. c’est de très bonnes raisons sauf que pour réellement les faire fonctionner il ne faut pas penser ue l’absolu est auprès de nous. Aujourd’hui ça veut dire dans des conditions très diverses et très variées (j’ai ouvert la question des vérités à des types différenciés), sur un de ces types de vérité ça veut dire tenir sur l’impossible, tenir effectivement sur un point qui en tant que point réel est unanimement déclaré comme point impossible. C’est pour ça que la propagande aujourd’hui n’a pas d’autre contenu que de vous contraindre au possible. Elle peut prendre des tours, mais elle se ramène à ça. Le possible c’est quoi, aujourd’hui ? Le possible, c’est le possible prescrit par ce qu’on disait tout à l’heure, le possible prescrit par les formes dominantes de l’apparaître. Le possible est une catégorie de l’apparaître dans cette modalité là. Tenir sur le possible

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ça veut dire tenir sur l’apparaîutre en tant qu’être, en tatn qu’indiscernable de l’être. Inversement, l’absolu est auprès de nous, ça va vouloir dire tenir sur l’écart entre l’être et l’apparaître non pas au sens où l’être serait la vérité et l’app le faux, mais tenir sur l’écart comme tel. L’écart, c‘est une perturbation du régiem du possible. Si l’apparaître n’est pas indiscernable de l’être alors il se peut que l’être perturbe l’apparaître. C’est une poss ouverte. L’être peut remonter à la surface de sa propre apparition comme perturbation, perturbation qui comme vous savez j’appelle un événement. Mais qui dans son essence est le mode propre sur lequel s’effectue l’écart de l’être et de l’apparaître, par une perturbation des lois de l’apparaître par la poussée de l’être qui apparaît justement, en tant qu’il apparaît. Pour penser ça, il faut penser l’écart, mais pas la disjonction totale, car si c’est ça, il n’y aura pas non plus cet effet de perturbation qui a lieu là, une erturbation qui a lieu dans un monde déterminé. Que l’absolu soit auprès de nous veut dire : il n’y a pas lieu en toute saison et sur toute question de considérer que l’être et l’apparaître sont la même chose. On peut toujours arguer à un mometn donné d’un point d’écart, et ce point d’écart du point de vue de la logique de l’apparaître va se manifester comme impossible. La log de l’app n’est pas identique à ses perturbations. Tenir sur l’écart de l’être et l’app c’est tenir sur une assignation d’imposs et donc résister à la prescription du poss comme possible immanent à la réalité. Ça peut aussi se dire inventer ou créer d’autres possibles. Si vous créez du possible, c’est qu’il était impossible. S’il était possible vous n’auriez pas à le créer. Si vous faites apparaître un possible inconnu, c’est que vous avez travaillé dans l’élément de l’impossible, donc vous avez tenu sur cet impossible. C’est pour ça que l’ensemble des concepts qu gravitent autour de l’écart entre l’être et l’apparaître sont aussi des conncets qui entrent immédiation dans la question de l’orientation dans la pensée et l’orientation dans l’existence. Ce sont des concepts d’apparence abstraite, la question de l’écart entre l’être et l’apparaître paraît être une vieille question philo, mais elle est extrêmemeent atcive et contemporaine pour la raison que je vuos dis : c’est dans l’élaboration de cet écart qu’i ly a sens à dire que vous tenez sur un point d’impossible. L’ensemble des réinterprétations complexes sur sur l’écart entre être et apparaître forme l’arrière plan, les outil, l’horizon cnoceptuel nécessaire pour pouvoir maintenir d’une certaine façon que l’absolu est auprès de nous. Et contre par csqt l’essence désabsolutisante de la propagande générale concernant notre monde, et contre aussi la scène falsifiée que désigne sur ce point précis le conflit, ou la contradiction qui résumerait notre monde, qui serait la contraduction entre la démocratie et le fanatisme islamique. Contradiction, quel est son intérêt de propagande, pourquoi est-ce intéressante de présenter le monde sous cette forme ? Il y a des faits empiriques derrière, bien sûr, mais pourquoi est-ce si intéressant de maintenir cela comme cadre d’analyse de l’analyse contemporaine ? pourquoi entrer dans la situation contemporaine par cette entrée qui n’a guère de senspour l’écrasante majorité de l’humanité ? ça n’a pas de sens pour les chinois. Pourquoi est-ce si fascinant pour les occiendentaux ? c’est que la figrue du terroriste représente tout simplement ce qui arrive lorsqu’on a affaire à des gens qui s’imaginent que l’absolu est auprès d’eux. C’est ça qui intéressant. Et on dit : voilà, si vous pensez que l’absolu est auprès de vous, voilà ce que ça donne. Eux, ils ont l’absolu ils ne tiennent pas à leur vie, ils peuvent faire des attentats suicide, leur vie c’est zéro car la vie est ailleurs, c’est l’image diabolisée et terrifiante de quiconque consiste à soutrenir que s’orienter dans la vie et l’existence se fait à partir de l’axiome l’absolu ets auprès de vous. C’est un absolu théologisé, archaïque, délétère, en définitive en effet, on pourrait montrer que qch résonne avec une absolutisation de la mort, mais l’intérêt propre mis dans la représentation du monde comme conflit entre la démocratie ordinaire et ce type de disposition revient en réalité à disqualifier définitivement dans des figrues grimaçantes, terrifiantes et mortifères l’idée générale qu’on doit so’irnter dans l’existence partir d’un poit d’impos. C’est donc partie prenante abvsolumente n faveur de la ^pression exercée en faveur de la résignation démocratique. C’est distinct du jugement politique porté sur ces gens là, que je considère très largement comme des figurs facisantes, parce que massacrer des civils, faire des attentats sont des méthodes d’agitation politique répugnantes. Ça n’éclaire pas la manière dont c’est traité ici. Il faut disjoindre, comme sur bien des pb (la 1ère opération est une séparation), d’un coté l’exercice du jgt politique sur ce type de pratiques politique, qui peut être une condamnation ferme et rationnelle, il faut le séparer de la manière dont c’est instrumenté, utilisé, déployé à des fins qu’il faut connaître : on a là le modèle indépassable de ce que donne la conviction quant à l’absolu quant à l’absolu lorsque elle est immergée dans la sphère de l’action, de la politique, de la vie. C’est la propagande, toujours la même : vive dans la modestie du possible. Ce qui revient à dire : achetez nos produits ! de quelle vie il s’agit en vérité ? Achetez nos produit, mariez-vous, ayez des enfants, veillez à ce qu’ils aillent à l’école, tenez-vous tranquille, soyez cultivés. La culture, c’est aussi… Devenue au relais de la religion, j’ai envie d’avancer la maxime : la culture, c’est l’opium du peuple. C’est un principe de désorientation. Tout le monde est désorienté. Il y a une vague persévérace institutionnelle. Mais s’orienter dans la vie ou dans la

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pensée suppose un point d’absoluité quelconque. C’est inapproprié au monde comme il est, où il ne doit pas y avoir d’écart entre semblant et être, dans un monde où i lne doit pas y avoir de vérité, puisque la vérité procède selon cet écart, elle n’est pas identique à cet écart. S’il n’y a pas cet écart, vous devez vous résigner au possible marchand dont l’ennemu est quiconque a réglé sur point d’absolu quel qu’il soit et dont on va nous expliquer que le terroriste c’est l’image absolue de ça, il n’y en a pas d’autre. Somme toute, ce n’est qu’un prolongement de ce qu’a été dans l’opération antitotalitaire, initiée à la fin des années 70. C’est la continuation d’une longue séquence dans laquelle là aussi 2 questions ont été absolument fusionnées : quel bilan on faisait de l’expérience soviétique, question interne à la politique révolutionnaire. ça faisait longtemps qu’on débattait férocement des étapes, c’est une 1ère question. On pouvait condamner la nature de l’Etat soviétique, les aboutissements et la n ature du régime, ça doit être distingué de l’usage de propagande anti-totalitaire, pour nous enseigner que on doit se résigner aux modules politiques existant dans le monde occidental. L’organisation de ce point si important du rapport entre l’analyse et ses csq était déréglé. Pourquoi est-ce qu’une expérience séquentielle doit être jugée parvenue à son impasse et devant être abandonnée dans ses principes fondateurs, pourquoi s’ensuit-il qu’il faut se jeter dans le bras de l’autre hypothèse dominante ? Ce n’est pas vraiment logique ! La logique c’est de dire : c’est qune séquence particulière de la politique d’émancipation, il faut passer à une autre séquence, mais ça n’implique pas de se jeter dans les bras de la démocratie dominante. De même que considérer comme une impasse le terrorisme, ne pas aimer le terroriste n’a pas pour principe de réalité d’adorer le gouvenremnet américain. C’est une faute logique : il n’y a aucun lien de nécessité entre les 2 thèmes. Ça peut être comme ça, ça peut être autrement. Et c’est autrement en effet. Alors je vous disais ça pour mettre un peu, un peu pour animer le vaste dispositif concpetuel entre être et apparaître du opint de sa destination. C’est la réponse à la question qu’est-ce que vivre aujourd’hui, qu’est-ce que être réellement dans l’intensité d’une orientation de la vie et de l’existence, qu’est-ce que pouvoir maintenir des prescriptions universelles etc… Alors ça m’amène à annoncer simplement, avant de clore dans la poésie, annoncer un peu ce qu’il en sera l’année prochaine. Nous avons prodigué les catégories de la situation présente Nous avons prodigué l’appareillage conceptuel nécessaire quant au fondement même de la notion d’orientation L’année prochaine il va falloir prescrire un peu. Il va falloir… Alors là, j’avais envie de parler comme Descartes (j’aurais parlé comme les 3 un peu comme Descartes, un peu comme Platon, un peu comme Hegel). Ce dont il s’agira c’est de trouver et fonder une morale provisoire. Je voudrais expliquer un peu ça. Pourquoi morale ? pourquoi provisoire ? Pourquoi morale ? Je le prends en un sens vraiment très dilué et général. Morale, car s’agira quand même de savoir sous quelles règles minimales la vie véritable est possible. Il ne s’agra pas seulement des conditions génériques de cette vie, mais des quelques règles ou des quelques impératifs que nous piuvons partager me semble-t-il (quels que soient par ailleurs les engagements disparates des uns et des autres), en face de ce qu’est la pression dissolvante du monde contemporain. Parce que le monde contemoporain, en effet, est un monde de la dissolution. Dès que vous n’avez plus de point d’absoluité, tout s’éparpille : le point d’absolu tient l’existence comme procédure minimalement unifiée ou représentable sous le signe de son unité. Si vous n’avez pas ça, vous êtes aussi disséminés, pas seulement être multiple (multiple on l’est toujours), mais égaré. Etre dans un multiple égaré. Ça j’ai toujours trouvé extraordinaire quand Marx dit dans le Manifeste : finalement, le capitalisme c’est la destruction de tous les vieux liens, de toutes les vieilles relations, de tous les vieux pactes. On continue d’admirer comme des événemnts démo extra que les hommes et femmes soient apriels, et le homo aussi et tout le monde et que les enfants aient dres droits et les animaux aussi. Mais ça n’a aucun intérêt pour le capital. Ce qu’il connaît c’est capital et force de travail. Tous les vieux liens vont être anéantis il n’y aura plus que des atomes, vraiment. Marx conclut en disant que tout ça est dissout dans les eaux glacées du calcul égoïste. C’est une dissolution. On appellera morale, c’est pour ça que j’emploie ce mot (qui est aussi un vieux mort, vous allez me dire que si on est dans la morale des vérités éternelles, on est vraiment archaique !), mais morale ça voudrait dire l’ensemble des règles telles que ça conserve un sens de s’orienter dan l’existence et de s’orienter dans la pensée, ça résiste à la dissolution. On appellera morale l’ensmeble de ec qui autorise la résistance à la dissolution, le fait que ça ne se dissout pas complètement, que nous ne sommes pas complètement dissous, en proie à la multiplicité égarée, ie à la multiplicité dans son indifférence dissolvante. Et provisoire ? pourquoi provisoire ? Je dirais provisoire parce que, en vérité, ce serait simplement la récapitulation de ce que j’ai avancé souvent ici, à savoir que nous sommes dans un temps intervallaire.

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Le vieux ondes de l’émancipation n’est plus tenable dans son détail, les vieilles catégories de l’émancipation sont saturées, mais le nouveau dispo n’est pas clairemet visible. On est entre les 2. on ne peut pas trouver de règles qui ne soit emportée sur un mpiement géénrale sur lequel il y aurait accord. Ce qu iveut dire que nuos sommes obligés de travailler dans une économie du sens de l’histoire. Economie du sens de l’histoire, heureusmeent d’ailleurs car si on devait se prononcer dessus, on se dirait qu’il est désastreux et que l’historie nous entraîne à la dissolution. C’est ce qu’on voit avec quelques résistances en elles-mêmes accélérant la dissolution, avec la figure du sacrifice terroriste. La figure du sacrifice terroriste a en réalité considérablement accéléré la dissolution. Nous devons travailler sans le sens de l’historie. On ne peut pas dire l‘historie traaville pour nous. C’était bien d’avoir qln travaillant pour nous ! stt quelqu’un d’aussi majestueux que l’Histoire. Quand même on travaille sous le signe la proximité absolue ou de l’universel. Là aussi, c’est toujours le chemin qu’on cherche à suivre entre l’ancienne conviction que des grandes entités objectives travaillaient pour l’émanciation, Histoire, Classe etc… et l’idée négative de la saturation, qu’il faut se résigner au poss et au capital etc.. On ne va pas soutenir que l’histoire travaille pour nous mais on ne vas soutenir du coup que toute prescription émancipatrice est impossible. Le provisoire désignerait cet intervalle, qui est probbalement un intervalle événementiel, un intervalle entre évéenments. L’entre événement. Dans l’entre événement on a une mroale provisoire, ie que on fait avec les vérités dont on dispose, ie quelque fois des vérités tramées à partir des événements lintains, obscurcis, saturés, mais on fait quand même, on fait quand même avec ça, et on ne dira pas attendons qu’il se passe qch. Ça ce n’est pas une morale proivisoire : attendons qu’il se passe qch et on s’y mettra. C’est une immoralité privisoire, très répandue. Puisqu’il ne se passe pas gd chose… Mais si l’absolu est auprès de nous, on peut penser à partir de ce qui a eu lieu qui est auprès de nous. C’est la meilleure préparation à la venue d’une relance, absolument. Sinon, elle sera exagérément passive dans sa réception, cette relance. Donc le programme de l’année prochaine, c’est une morale provisoire pour notre temps. Si j’emploie morale, c’est pour ne pas dire politique. Car ça ne se joue pas seulement dans la sphère politique, même si elle en donne des ex pertinents. je maintiens le spectre des figures de vérités, et en ce qui concerne les mutations de l’amour, les formes d’art contemporain, les révolutions scientifiques à venir et non exclusivelmet la politiques. Morale désigne aussi des règles suffisamment limpides et universelles pour être appropriées au cadre de la multiplicité des procédures de véité. En ce sens, ce n’est pas une politique, c’est un ensemble de règles relatives à l’usage que nous pouvons faire de nous mêmes, pauvres animaux, dans la convition que l’absolu est auprès de nous. Cette conviction en fin de compte, est un peu celle qui anime le poème de Stevens sur lequel je voudrais conclure cette année, et que vous avez, sur laquelle je vourdais vous donner un peu plus d’explication déteilles. Je le relis, soliloque dernier de l’amant intérieur. Lumière, la 1ère du soir, et c’est comme une pièce où l’on se repose et sans trop de raison pense que le monde imaginé est à la fin des fins le bon. Voici donc le plus intense rendez-vous, et dans cette pensée, nous nous recueillons hors toutes les indifférences en une chose, en une seule chose, un simple châle autour de nous étroitement serré car nous sommes pauvres. Une chaleur, une lumière, un pouvoir, la miraculeuse influence. Ici, maintenan,t nous nous oublions l’un, l’autre et nous même. Nous sentons l’obscur d’un monde, une totalité, un savoir, celui qui a ménagé le rendez-vous. A l’intéreur de ces frontières vitales, dans l’esprit, nous nous disons que dieu et l’imagination ne font qu’un. Et qu’elle est haute cette lumière, très haute, cette lumière qui éclaire le noir. Hors de cette lumière là, hors de l’esprit central, nous élevons dans l’air du soir une demeure où il nous suffit d’être ensemble.

Wallace Stevens

Lumière, l’ouverture du poème c’est évidemment d’un bout à l’autre de la venue d’une vérité qu’il est question, de la venue de qch d’essentiel, qui va être nommé lumière. Et c’est cela qu’il y a. Tout le poème au fond se déploie au fond dans une sorte de ramification, de groupe de métaphores et de csq de cette idée que il y a une lumière. Et elle est la 1ère donc elle arrive, elle vient, elle est là, la 1ère du soir. Et on va en donner des caractéristiques de cette lumière, comme étant ce qui advient, ce qui nous offre une chance. Ces caractéristiques sont après tout tout à fait intelligibles. C’est une pièce où l’on se repose et sans trop de raison pense que le monde imaginé est à la fin des fins le bon. C’est important. Nous y reviendrons l’année prochaine. La venue d’une vérité, la venue de qch, de ce qui fait disposition pour nous, elle est dans la dialectique représentée comme une excitation, elle est représentée comme une suscitation quasi hystérisée. C’est la représentation traditionnelle de

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l’effervescence négative, tout le monde proteste etc… Cela est vrai mais plus fdtalement, ce à quoi on reconnaît l’incorporation dans une vérité, c’est la création d’une nouvelle forme de calme. Point emprique imomrtant : ce qui atteste, ce qui prouve qu’on est dans une nouvelle séquence dela vie, c’est évidemment l’intensité mais c’est plus plus fondamentalemnl l’avènement d’un nouveau calme, pas celui qui existaitavant. Une nouvelle espèce qualitative de calme. Un repos nouveau qui est aussi le repos de l’intensité elle-même. Le monde imaginé ets à la fin des fins le bon. Sans trop de raison. C’est sa manière à lui de dire que lorsqu’on est dans cette situation on peut tout d’un coup penser que c’est l’impossible qui est la bonne chose. Le monde imaginé, c’est comme on dit des utopies. C’est ce qui est impossible au regard de la réalité. Mais justement on peut dans ce nouveau calme penser que le monde imaginé est à la fin des fins le bon, le vrai, et pas du tout le monde de la réalité commune. Vous voyez : le signe qu’on est dans cette nouvelle séquence, le nouvel appareillage de l’existence, au sens du navire, c’est simultanément la conversion de l’impossible en possible, ou de l’imaginaire en réel, de ce qui est représenté comme imaginaire en réel, et cela dans l’avènement, et cela dans l’avènement d’une tranquillité neuve, qui est le calme d’une certitude. Celui là, je l’aime. C’est très effrayant mais c’est d’un calme essentiel, c’est pour toujours, c’est un calme terrible où le nouvau monde est le bon. C’est le plus intense rendez-vous. Le calme n’est pas contraire à l’intensité c’est l’intensité elle-même. Rendez-vous : ça se présente comme une rencontre. Dans les formes singulières de l’apparaître du vrai, la figure est celle d’une rencontre, d’un rdv dans cette pensée : nous nous recueillons hors toutes le sindifférences, c’est exactement ce qu’on a expliqué toute l’année. L’indifférence de l’être est là mais hors de cette différence on peut se recueillir. C’est une pensée. Dans la pensée qu’advient le vrai, nous pouvons nous recueillir hors de l’indifférence de l’être, dans l’indifférence de l’être. Pourquoi on peut se recueillir hors de l’indifférence de l’être ? car on va se recueillir en une chose, une seule chose. La rencontre d’une vérité, l’incorporation au vrai, l’orentation de l’existence, c’est toujours le moment où nous échappons à la dissolution et où nous nous recueillons en une seule chose. Cette chose n’est presque rien dans sa naissance, sa fragilité. A elle seule, cette simplicité, cette pauvreté de la chose va lutter contre la dissolution. Il va prendre des métaphores : un simple châle autour de nous étroitement serré. C’est assez beau. Un châle sur les épaules et on est dans le vrai. Ce n’est pas une magnificence, ce n’est pas le tintammare, ça vient doucement, comme le calme, la certitude, le système de csq. Nous sommes pauvres, ce n’est pas une richesse mais une nudité. Après une chaleur, lumière, un pouvoir, une miraculeuse influenceI. Ce n’est pas facile à dire ça n’appartient pas au langage antérieur. C’est le pb de la conversion de l’imposs : il faut qu’il dispose des mots nouveaux, qu’il fasse fonctionner la langue autrement. Dans la langue telle qu’elle est livrée, le possible est distribuée. C’est la langue du journalisme. C’est la langue de la distribution du possible, nous la parlons tous plus ou moins. Il faut que ce soit autre chose. Si il y aune chose dont la langue des journalistes est hors d’état de rendre compte c’est l’événement. C’est pour ça qu’ils en batissent de faux appropriés à leur langue. Les vrais, leur langue ne peut pas les nommer, car c’est une autre distribution langagière du possible. C’est quoi ? Une lumière, c’est un pouvoir, la miraculeuse influence… c’est quoi ce pouvoir ? c’est une nouvelle capacité. Ce que nous pouvons, nous pouvons autrement, ce dont nous sommes capables. ça se passe quand ? ici maintenant. C’est un nouveau présent, c’est l’apparition du présent, c’est pas avant, c’est pas après, c’est pas une rêverie. Il se passe quioi ? Il se passe que nous, nous animaux humains, pris dans l’infini de l’être, dans la multiplicité, nous allons nous excéder, nous allons être plus que nous mêmes, nous allons nous oublier, être dans une figure de nous même inédite, une figure qui par csqt est l’oubli de la figure précédente, très largement. C’est une expérience que vous connaissez, d’une manière ou d’une autre. Quand on est dans cet intense rdv qch en nous s’incorpore à plus grand que soi, et cette incorporation à plus grand que soi se paye d’un certain oubli de nous, des autres, du voisin. Nous sentons l’obscur d’un ordre d’une totalité d’un savoir, celui qui a ménagé le rdv : nous sentons la puissance de l’événement, la puissance du vrai. La nouvelle vérité n’est jamais claire. Celui qui a ménage le rdv c’est ce que j’appelle la trace de l’événement qui est presqu rien, la trace de ce qui a améngé le rdv. La trace est presque rien et a ménagé le rendez-vous, l’événement lui-même. Il y en a une trace et cette trace cependant elle ets trace de celui qui a ménagé mais elle est obscure, elle fonctionne comme ordre, totalité, savoir, mais savoir de quoi ? on ne sait pas, un savoir nouveau, un savoir obscur. A l’intérieur de ces frontière vitales. A l’intérieur des limites vitales qui sont désomrais de nouvelles frontières, de nouvelles limites vitales, de nouvelles orientations de notre existence, nous nous disons que

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Dieu et l’imagintion ne font qu’un. C’est une métaphore qui dit la même chose que le monde imaginé est à la fin des fins le bon. Dieu et l’imaginaton ne font qu’un. Cette imagination de l’impossible adveune là comm possible c’est l’infini. Toucher au vrai, c’est toucher à l’infini, au vrai comme tel. Notre imagination, cette pauvre figure traitée de toute part comme imaginaire, elle est l’absolu auprè de nous, elle est devenue l’infini qui nous excès mais auquel nous sommes incpocrrés. La vérité en devenir c’est ça, la vérité comme processus dont nous sommes participants, c’est ce moment où Dieu et l’imagination ne font qu’un car l’imposs et l’infin ne font qu’un. Qu’elle est haute cette lumière, très haute qui éclaire le noir c’est la caractérisation de la vérité supposée achevée. Lumière va désigner au début du poème la venue du vrai, vers la fin du poème la supposition de sa réalisation complète. C’est loin c’est haut. Nous ne sommes pas complètement là, dans ue incorporatoin au vrai nous ne sommes jamais exactement dan le deveir final, mais dans la pauvreté de son processus. Mais il y a loin, haut, cette lumière qui éclaire le noir, la certitude qu’il s’agit bien d’une vérité éclaire l’obscur dans lequel nous sommes, tout en étant elle-même obscure. Nous qu’est-ce que nous faisons ? Nous ne sommes pas dans la parousie du vrai, nous ne sommes pas dans l’achèvement du vrai, sommes des militants du vrai, nou sommes dans la pauvreté de l’incoporation à la vérité qui devient, nous pouvons espérer au moins porter un nouveau châle sur nos épaules, nous pouvons être dans une nouvelle naissance, avec ce qu’elle comporte de fragilité et de menace ? ce n’est pas l’arrivée triomphae du vrai dans l’appareil de l’Etat. Nietzsche disait les vrais événements arrivet sur des pattes de colombes. Nous sommes hors de cette lumière là, nous sommes hors de l’esprit centralI, ce qu’il appelle esprit central est ce qui constituerait le centre de la nouvelle vérité, ce qui en serait comme le disque solaire essentiel. Nous ne sommes pas dans le face-à-face avec ça. C’est un point important parce que il ne faut pas confondre le fait que nous maintenions la vérité comme processus et le fait qu’il s’agisse du face-à-face avec la vérité totale dans la supposition de sa réalisation. Nous ne sommes pas dans cette lumière centrale. Nous ne sommes pas dans le moment où la vérité est représentée par un comité central. Nous sommes hors de ce centralisme stalinien. Mais le centralisme stalinien était lui-même une métahore, la métaphore que le vrai allait arriver dans la figure de la totalité. Si totalitarisme a un sens c’est celui là. Non pas l’Etat totalitaire etc…, tout le monde sait que c’était un désordre affreux, pas des totalités mais des agencements constamment en train de se défaire et de se refaire. Par contre c’est vrai que ce qui animait la subjectivité dont parle Steven c’est qu’on était en train de parvenir à un face-à-face avec la vérité totalement réalisée. Il y a avait un esprit central, il y avait des grandes figures centrales rendues possibles par la conviction qu’il y avait un esprit central, donc le culte de la personnalité était des symboles, une conviction. C’est pour ça que ça marchait. Mantenant ça ne marche plus car on n’est plus dans l’élément de la même production quant au vrai. Pour les gens qui pensent qu’il n’y a pas d’absolu, ces figures sont totalement inintelligibles et on fait comme si elles ont été imposées de l’extérieur. Elles n’ont pas été construites de l’extérieur. Elles ont été construites et admirées de l’intérieur du mouveent. Les gens pensaient qu’ils étaient dans l’esprit central, dans l’espérance et dans sa réalisation eschatologique de l’espérance. Nous partageons la conviction de Stevens que nous smme hors de l’esprut central, hors de cette lumière là, hors de la totalisation du vria, nous sommes dans l’effectuation et pas dans la totalisation. Qu’est-ce que nous faisons ? En tout cas nous élevons dans l’air du soi une demeure où il nous suffit d’être ensemble. Pas besoin d’être dans l’esprit central. Cet ensemble là est un ensemble soustrait à l’indifférence. La demeure que nous arrivons àédifier sous le signe du vrai, cette demeure, il nous suffit d’être ensemble car cet ensemble est soustrait à l’indifférence donc il peut nos suffire. C’est quoi cet ensemble ? C’est la communauté de ceux qui sont incorporés à une procédure de vrité. Ça va depuis les 2 amants seuls au monde jusqu’à des peuples entiers, c’est affaire de circonstances. Dans tous les cas ils édifient une demeure où il nous suffit d’être ensemble. L’année prochaine, on essaira de trouver quelques règles adéquates à la construction de sembables demeures.

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S’ORIENTER DANS LA PENSEE, S’ORIENTER DANS L’EXISTENCE

Séminaire public d’Alain Badiou

Ce séminaire de trois ans entend construire une réponse à une forme déployée de la vieille question de

Kant : « Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ? » Que la reprise de cette question soit opportune, c’est ce que l’état de violente confusion du monde

démontre, tout autant que le vain espoir d’y parer par d’antiques exercices, comme : le nihilisme

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esthétisant, la politique « démocratique » sous toutes ses formes, la morale des droits, l’anarchisme des multitudes, le culte du corps-de-jouissance et/ou des « formes de vie ». Sans oublier bien entendu ce qui dans nos contrées domine, et de loin : la peur. La conservation angoissée, ou le désir frustré, des conforts et des privilèges auxquels notre appartenance occidentale accorde une garantie dont le prix en lâcheté est d’autant plus considérable qu’elle est de moins en moins assurée.

Etablir un diagnostic sur l’époque, lui trouver un nom vérifiable, exposer au jour de la pensée la nature de la confusion, de l’illimitation dévastée, dans laquelle les animaux humains tentent ici de survivre, tel fut l’enjeu de notre première année (2004-2005). On vit que ce n’était pas une affaire simple. Car la tentation d’user des vieux noms, y compris ceux qui furent honorables (« révolution », « anti-capitalisme », « mouvement social »…), ou de faire revenir comme appui les vieilles assises communautaires (« arabe », « français », « juif », « occidental »…), ou de ne plus trouver d’issue que dans des amalgames (de la politique et de l’art, de l’art et de la vie, de la science et de la technique, de la répétition et de la création, de l’amour et de la jouissance, de la jouissance et de l’art…), tout cela fait partie de la confusion elle-même. Tout de même que décider que le temps est celui d’un oubli ou d’une décadence ne nous fait guère avancer. Car il importe de situer affirmativement, ou selon le possible propre qui est le sien, ce moment, le nôtre, dont l’apparaître est celui de l’immédiat sans concept. Dans la méthode proposée, « Que se passe-t-il ? » et « Que faire ? » n’étaient pas des questions discernables.

Cette première année fut aussi celle de la sortie de mon livre, le Siècle, consacré au vingtième du nom. La deuxième année (2005-2006), nous avons examiné et expérimenté quelques concepts

fondamentaux requis pour nous tenir définitivement à distance de ce qui aujourd’hui nous aspire, comme des sables mouvants, vers le consentement à notre propre disparition mentale. Matériaux, machines et fondations. On a déployé en particulier les concepts de « sujet fidèle » (contre les formes réactives et obscures du sujet), de « corps subjectivable », de « points de décision », d’ « organes » (le corps « avec organes »), d’ « incorporation éternelle », et quelques autres.

Cette seconde année fut aussi celle de la sortie de mon livre Logiques des mondes, où je fais théorie de ces matériaux et de ces machines. Le séminaire a largement été la production et le commentaire d’un grand schéma où les concepts de ce livre touffu étaient redisposés.

La troisième année (2006-2007) proposera une doctrine qu’à défaut de la dire du salut, ce qui

fait spiritualiste, on nommera de la liberté nouvelle. Il faut enfin trancher, quant à ce dont nous

sommes capables, et quant au rôle de la philosophie dans cette capacité. Il faut risquer de répondre

à la question « qu’est-ce que vivre ? », non selon la nonchalance esthétique des écologies vitales,

mais selon les impératifs où se fonde une nouvelle universalité. Disons qu’à tout le moins nous

devons trouver pour notre temps les maximes de ce dont Descartes était déjà fort occupé : une

morale provisoire pour notre temps cruel et atone, libéral et guerrier, hédoniste et malheureux. Le

ressort en est la confiance dans la force des vérités, et dans l’éternité subjective dont elles nous

gratifient, quand nous savons nous y incorporer.

Ce dont il aura été question, de bout en bout, peut aussi se dire : quelles sont les conditions

contemporaines de la liberté ? Ces conditions sont aujourd’hui difficiles à repérer, difficiles à

penser, difficiles à tenir. La joie n’en est pas moins de constater que la philosophie peut les repérer

et les penser, apportant ainsi sa contribution à ce qu’il soit possible de les tenir. Au prix de quelque

ascèse, il faut l’avouer.

III. 2006-2007

(transcription de François Duvert)

25 octobre 2006 .................................................................................................................................................................171

Novembre 2006..................................................................................................................................................................178

13 décembre 2006..............................................................................................................................................................187

24 janvier 2007 ..................................................................................................................................................................197

14 février 2007...................................................................................................................................................................206

Mars 2007 ..........................................................................................................................................................................216

Avril 2007 ..........................................................................................................................................................................228

16 mai 2007........................................................................................................................................................................234

13 juin 2007 .......................................................................................................................................................................246

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25 OCTOBRE 2006

C'est la 3ème et dernière année de ce séminaire, peut-être la dernière de mon séminaire tout court (nous verrons cela pendant l'année). On va commencer à parler de l'enjeu de notre travail : c'est tenter de répondre à la question qui était primordialement une question de Kant, qui est que signifie s'orienter dans la pensée. J'ai rajouté, titré, s'orienter dans l'existence, pour des raisons sur lesquelles je vais revenir. Mais le titre est un titre de Kant. C'est un article de revue publié par Kant en octobre 1786. Il est intéressant après tout de se référer au contexte de cet article pour préciser aussi le contexte de notre entreprise ici : pourquoi Kant publie-t-il en octobre 86 sur la question de s'orienter dans la pensée ? C'est dans le cadre d'une polémique, bis, qui est une polémique entre Jacobi et Mendelsohn (le philosophe). Cette polémique est à propos de la signification des Lumières, ie du combat pour la rationalité, pour les droits de la raison et y compris naturellement contre les droits de la révélation et de l'autorité. Eclate tardivement, peu de temps après la Révolution Française, une polémique allemande sur la signification des Lumières, car Jacobi déclare qu'il y a dans les Lumières une contradiction mortelle entre raison et moralité. Ie que le culte de la raison ou la raison poussée dans son usage extrême produisaient finalement une sorte de principe de rupture avec la moralité sous toutes ses formes. Mendelsohn proteste, défendant les Lumières, qu'un usage bien orienté de la raison (l'orientation entre en scène) permet daller au-delà de la contradiction apparente. Ce n'est pas une question de rationalité pure, mais d'orientation dans la pensée. Cette polémique se développe et Mendelsohn meurt en 1886, laissant le camp des Lumières sans défenseur immédiat. Le soupçon porté sur les Lumières voit la mort du défenseur dans le conflit entre raison révolutionnaire et moralité. Kant se sent obligé de relever le défi et d'entrer dans le combat. Il a bien précisé qu'il n'en avait pas très envie. Mais nécessité fait loi, le champion des L étant mort, Kant intervient sur ce conflit et reprend la question qu'est-ce que s'orienter dans la pensée. Car il s'agit bien en fin de copte des formes effectives d'orientation dans la pensée et pas du tout d'une opposition entre moralité et rationalité. Il y a une analogie avec la situation contemporaine. Le contexte permet de soutenir une ressemblance. Pourquoi ? car au fond, on peut considérer que pendant toute une période, sous le nom de marxisme il y a eu la thèse d'une raison révolutionnaire, ie la thèse de lumière politiques dans l'espace de la révolution elle-même. Ie il y a eu l'idée que le conflit politique poussé sous sa forme la plus radicale, y compris enveloppant les formes insurrectionnelles, révolutionnaires, violentes, relevait en vérité d'une rationalité dialectique effective, et il n'y a pas à opposer violence et raison, ou subjectivité enthousiaste et rationalité, mais qu'on était au contraire au delà de cette opposition dès lors précisément qu'on avait une orientation révolutionnaire effective de la rationalité politique. Il s'agit d'une orientation dans la pensée aussi, l'orientation la juste orientation de la politique révolutionnaire dans l'élément de la rationalité générale décidée par le matérialisme historique par exemple au sens global. Donc on peut soutenir qu'au milieu du 19ème siècle s'établit une nouvelle séquence de Lumières au sens large, avec l'idée que la rationalité de la rupture est pensable, tenable, dans une figure lui permettant de s'opposer aux défenseurs de l'ordre établi, exactement comme les Lumières pouvaient critiquer des formes autoritaires et oppressives du pouvoir et de la religion de l'intérieur précisément de la rationalité nouvelle. Marxisme est un des noms multiples de cette entreprise de lumières révolutionnaires, qui faisant fusionner le pathos révolutionnaire hérité du romantisme, le romantisme révolutionnaire, la subjectivité révoltée avec un dispositif de rationalité englobant l'histoire, la politique et le rapport de l'histoire et de la politique. Il est absolument clair que dans l'élément de la crise ouverte depuis assez longtemps de ces Lumières révolutionnaires, l'argument principal est qu'il n'est pas possible de penser dans ce contexte l'unité entre la politique et l'éthique. C'est l'argument majeur qui propose un bilan entièrement négatif de cette entreprise du point de vue entièrement victimaire et éthique. C'est une argumentation de type Jacobi : entre la rationalité révolutionnaire sous sa forme dialectique héritée du marxisme et la moralité sous la forme des droits de l'homme et de la vie, il n'y a pas de possibilité de réconciliation véritable. Et donc ceux qui soutiennent que telle n'est pas la vraie question, mais que la vraie question est celle d'une correcte orientation de la pensée politique elle-même, ie d'une réorientation de la pensée révolutionnaire, sont dans la position de M, ie de Kant. Il ne faut pas liquider l'hypothèse d'une rationalité révolutionnaire qui s'incorpore y compris les formes subjectives héritées du romantisme révolutionnaire. Il ne faut pas faire une croix là-dessus. Il faut en effet accepter qu'il y ait un un pb d'orientation dans la pensée, la raison, de la politique elle-même, de telle sorte qu'on puisse restituer, restaurer, renouveler dans l'élément

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de cette orientation novatrice, la fusion réalisée par la longue séquence de la rationalité politique révolutionnaire. En raison de cette analogie je dis encore quelques mots sur l'entreprise de Kant. Il définit ainsi sa tâche : "le concept élargi et déterminé du s'orienter peut nous aider à présenter avec netteté la maxime de la saine raison dans ses application à la connaissance des objets suprasensibles". Par conséquent ce que Kant propose de façon synthétique, c'est la possibilité par la détermination effective de ce que c'est que s'orienter dans le pensée, par une orientation déterminée et élargie, c'est de trouver les maximes de la pensée, de la raison qui puissent s'étendre jusqu'aux objets suprasensibles, ie jusqu'à finalement l'être lui-même, de l'être lui-même. Je me sens en affinité avec cela, car dans ce travail, c'est bien d'un concept élargi et déterminé du s'orienter qu'il s'agit. Nous cherchons cela, à propose de s'orienter dans la pensée et l'existence, ie une nouvelle maxime de l'orientation. J'ai dit pourquoi : car le monde contemporain est fondamentalement un monde de la désorientation, désorientation subjective; En un sens nous sommes tous dans cette désorientation homogène à l'être dominant du monde. Nous cherchons à répondre de façon non nihiliste à cette question. Nous reprenons à nouveaux frais cette question de Kant et M par rapport à la séquence historique de la rationalité dialectique accusée d'être incompatible avec l'éthique et la moralité élémentaire. Concept élargie et déterminé : pourquoi ? Elargi : car il est impossible de déterminer à nouveaux frais ce qu'est s'orienter sans recourir à des propositions touchant à l'ontologie et la logique. Donc c'est un concept élargi. On ne peut le traiter dans l'étroitesse de la détermination empirique, il faut rebâtir des axiomes ontologiques et logiques pour y voir clair. Déterminé : il s'agit de penser à partir de procédures de vérités effectives, de processus réels. Donc il faut assurer des assises élargies (ontologique, connexion onto et logique) et déterminé (car procédures réels en dernier ressort à ne pas perdre de vue). Et objet suprasensible : c'est la nécessité dans mon lexique pour comprendre entièrement de quoi il s'agit dans cette réorientation subjective de la pensée, réintroduire la thématique des vérités, éternelles de surcroît ! Les vérités éternelles sont irréductibles à leur matérialité immédiate, même si elles sont immédiates. Donc analogie de contexte des Lumières révolutionnaires (depuis les années 70), crise qui utilise le même système d'arguments (mise en contradiction de la logique éthique et de la rationalité révolutionnaire), analogie de camp (jacobites modernes : il y a une telle contradiction, et ceux qui soutiennent d'une façon ou d'une autre qu'il s'agit d'un pb d'orientation mais pas de contradiction insurmontable), analogie de maxime (il faut élargir l'espace de l'investigation et se rapporter toujours à des procédures déterminées). 2nd point frappant dans le texte de Kant : Kant voit qu'il s'agit d'un passage de l'objectif au subjectif. Si on articule que le pb de la crise n'est pas un pb de contradiction entre politique et éthique mais un pb d'orientation, alors on en appelle en vérité à des configurations subjectives nouvelles, à des maximes nouvelles du sujet dans l'élément de la politique par exemple. Pas d'objectivité telle qu'elle puisse permettre de décider. Entre l'orientation et la crise, l'objectivité ne permet pas de trancher. Et donc finalement on est dans la logique d'une subjectivité qui puisse soutenir ce conflit, ce débat d'orientation, et il est vain d'imaginer qu'un argumentaire descriptif, une théorie objective de l'état du monde, permette de prendre cette décision. Kant le dit ainsi : "s'orienter dans la pensée signifie étant donné l'insuffisance des principes objectifs, de déterminer son assentiment d'après un principe subjectif". S'orienter dans la pensée est une question d'assentiment. A quoi donne-t-on son assentiment ? Ce n'est pas une question qui puisse d'aucune manière être tranchée par l'objectivité pure. Il faut savoir à quoi on donne son assentiment : c'est de l'ordre en effet d'un principe subjectif, pas d'un principe relevant de l'état du monde, des classes etc… Dans la vision que je me fais des choses, il s'agit de savoir si on donne ou non son assentiment à ce que j'appelle un corps de vérité, un corps subjectivable. C'est bien le protocole à travers lequel se constitue un sujet. Finalement, un sujet est toujours sous une forme ou une autre un conglomérat d'assentiment. On donne son assentiment à quelque chose dépendant de l'événement, qui se constitue dans l'ordre de la mondanité réelle, et le principe de cet assentiment qui constitue une subjectivité de type nouveau, est un principe subjectif. Rien dans la situation n'est contraignant à l'égard de l'assentiment. Il n'y a pas de maxime objective de l'assentiment à un processus de vérité en cours. Il n'y a rien d'autre que le suspens de l'animal humain quant à la possibilité de donner son assentiment à ce qui se passe, advient, constitue la figure embryonnaire d'un nouveau corps de vérité. On accordera à Kant que s'orienter dans la pensée, trouver de nouvelles figures d'orientation dans la pensée, c'est toujours

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déterminer un assentiment à la lumière d'un principe subjectif. C'est tout à fait remarquable, et c'est la raison pour laquelle il est impossible de trancher ce qu'est s'orienter surtout en période de crise, j'y reviendrai, en période d'achèvement d'une séquence et de commencement incertain d'une nouvelle séquence, sans disposer de principe subjectifs, ie d'un renouvellement d'une théorie du sujet (que Kant a proposé dans l'espace de la philosophie). Kant voit aussi que le pb est celui des lois de l'assentiment, ie le pb de la discipline des csq : c'est pas tout de donner son assentiment (ce qui ne peut être fait que dans la figure d'un principe subjectif), encore faut-il que cet assentiment si je puis dire se renouvelle dans la figure d'une assomption, d'une acceptation, d'un déploiement effectif des csq, ie d'une incorporation effective au processus de vérité. Je ne peux pas être seulement dans la minceur de l'assentiment mais je dois être dans la discipline des csq. Il le dit ainsi, une formule drôle. Kant est un personnage sinistre mais non dépourvu d'humour en même temps. C'est pour ça qu'il est avec Sade comme dit Lacan, mais pas seulement. Il le dit comme cela : "sans une loi quelconque (au sens supérieur, discipline de la pensée elle-même, pas au sens de celles sarkozy) absolument rien ne peut se maintenir longtemps, pas même la plus grand sottise". C'est une question, ça ! Aujourd'hui, peut-elle se maintenir ? Je ne prononcerai pas de nom ! Ma question est de savoir quelle est la loi à travers laquelle se maintient l'assentiment. Est décisif de donner son assentiment, mais quelle est la loi à travers laquelle se maintient l'assentiment ? On ne peut espérer que l'assentiment se maintienne longtemps indépendamment ou extérieurement à une loi qui va être une loi de la pensée elle-même naturellement, mais qui va être une loi. Si s'orienter dans la pensée, comme on l'a soutenu et on le reformalisera, est à l'école des procédures de vérité, ie l'école de ce qui fait émerger un nouveau corps de vérité dans un monde; alors il y a 3 composantes à examiner séparément, et que Kant examine séparément : l'accès au suprasensible, l'assentiment, la loi de l'assentiment. Nous dirons généralement : un élément de création, d'incorporation, et de discipline. Elément de création : car c'est toujours sous une loi événementielle que se donne la question de l'assentiment. Qch a eu lieu, une grande chose ou une petite chose, peu importe, et c'est sous condition de l'avoir lieu que s'engage une procédure de vérité ou un corps subjectivable ou une nouveauté par rapport à laquelle une orientation a du sens. Elément d'incorporation : c'est l'assentiment lui-même. Donner son assentiment, c'est s'incorporer au processus, ce n'est pas réflexif, ce n'est pas une opinion sur. Ce n'est pas dire "c'est très bien tout ça". L'assentiment véritable est beaucoup plus que cela : c'est une incorporation effective à ce qui est en train de devenir une vérité universalisable. Elément de discipline : comment l'assentiment construit il sa durée ? Comment se construit cette consistance depuis le monde où a surgi l'élément de vérité. S'orienter dans la pensée va se référer à cette triple investigation : élément de création qui revient à la théorie de l'événement, élément d'incorporation qui revient à la théorie des corps de vérité, élément de discipline qui revient au traitement des points ou à la consistance du corps dans l'action effective dans un monde déterminée. Alors la discipline pour parler d'elle a 2 formes : - sous l'impératif de continuer, ie l'assentiment n'est rien s'il n'enveloppe pas la thèse de sa continuation. L'ennemi de l'assentiment est le caprice : si ça me plaît je le fais, si ça me plaît pas je le fais plus. Au 1er obstacle du monde on capote et on passe à autre chose. L'assentiment au sens de sa capacité à être le principe subjectif d'une orientation dans la pensée est alors transformé en simple… Donc la maxime « continuez » s'élève au dessus de la subjectivité pathologique, ie élément de continuité. - mais il est aussi dans un élément plus discontinu qui est de traiter les difficultés (théories des points, traiter des points qui se présentent, prendre la succession de décisions qui permet la consistance des csq de l'assentiment). Et donc ce que Kant appelle la loi, la loi des csq finalement, qui est être conséquent avec l'assentiment lui-même se donnera comme discipline le l'incorporation sous cette double forme : un impératif de continuité, et un impératif qui est aussi un impératif de discontinuité, ie traiter les choses point par point à mesure de leur continuation. C'est à raison de cette double détermination de la discipline, 3ème composante de l'orientation, qu'il faut ajouter s'orienter dans l'existence à s'orienter dans la pensée. Ie s'orienter aussi à propos de l'existence, ou encore tenir l'assentiment dans l'épreuve de l'existence effective du processus de vérité (et pas seulement dans l'épreuve de son existence générale ou abstraite, mais de son existence immanente). De l'intérieur de la procédure il faut tenir l'assentiment sous le double impératif de continuer et de traiter les points. Là il

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faudrait intercaler une grande méditation sur l'existence. Qu'est-ce que l'existence ? Je n'ai pas le temps de le faire tout de suite, mais il faut retenir la distinction entre existence et être. L'épreuve du s'orienter dans la pensée est une épreuve d'existence qui ne doit pas être confondue avec l'arrière plan d'être de la situation, du monde dans lequel on se trouve etc.. L'existence est le mode propre sous lequel une vérité apparaît. C'est dans le registre de son apparaître mondain, de sa facticité, de sa composition élémentaire telle qu'elle fait partie d'un monde déterminé, d'un registre de l'apparaître te non pas de l'ontologie fondamentale, mathématisable etc… pas seulement une multiplicité indifférente mais il s'agit de monde déterminé où apparaît de corps de vérité. Il est impossible de s'orienter s'il n'y a pas incorporation, incorporation au processus et au corps. Par conséquent, l'existence est l'épreuve de l'apparaître d'une vérité, sa consistance mondaine. Et c'est aussi pour le sujet l'épreuve de son incorporation à qch qui a lieu en tant que cela est, mais en tant que celle apparaît ici, maintenant, là dans un monde déterminé. Comme ce dont il s'agi principalement c'est l'existence d'un corps de vérité, le point essentiel est que l'existence, en tant que apparaître d'une vérité, est ce à propos de quoi la pensée se divise, à propos de quoi il y a des divergences, des hétérogénéités subjectives. Evidemment, car l'incorporation à un corps subjectivable suppose une reconnaissance de son apparaître, de son existence, qui précisément va être niée par ceux qui refusent de s'y incorporer ou sont même hostiles à son existence. Cette existence va être niée comme telle et est partie de l'incorporation à un corps nouveau la déclaration de son existence, ie de l'effectivité de son apparaître. Je reviendrai sur des exemples tout à l'heure. L'idée est simple : l'existence n'est du tout ce sur quoi tout le monde est d'accord. C'est au contraire ce sur quoi il y a désaccord fondamental. C'est ce qui distingue précisément l'existence de l'être. L'être lui est dans une indifférence attestée à la déclaration le concernant, mais l'existence non car elle enveloppe l'existence du corps de vérité, de la nouveauté comme telle et finalement la possibilité effective de s'orienter dans la pensée. Donc toute la question de l'existence enveloppe toujours une décision ou un choix quant à ce qui existe. Et une vraie querelle est une querelle non pas sur le sens de ce qui existe mais sur ce qui existe purement et simplement. C'est une différence avec les philosophies herméneutiques. On soutiendra ici qu'il n'est pas vrai qu'il n'y ait que des interprétations. On rejettera absolument la maxime nietzschéenne. Il y a des existences, il y a des interprétations, des processus réels, mais surtout la querelle subjective, l'opposition subjective ne porte pas sur le sens de ce qu'il y a mais sur ce qu'il y a, ie sur l'existence ou plus précisément sur ce qui apparaît dans un monde. D'une certaine manière, c'est aussi un biais d'entrer dans la faiblesse congénitale de la figure parlementaire de la politique. Au fond, l'axiome fondamental de cette politique électorale, démocratique ou parlementaire est de supposer qu'on est d'accord sur ce qui existe mais qu'on n'a pas le concernant la même interprétation ou le même programme. Tout le monde sera d'accord pour dire qu'on peut établir ce qui existe. On va recourir aux statistiques, aux sondages etc… La possibilité même d'ailleurs de débattre avec quelqu’un dans cet espace là suppose qu'on ait un minimum d'accord sur ce qui existe, puis après de vives querelles d'orientations, d'interprétations etc… En réalité, le pb c'est que ce n'est pas comme ça que les choses se présentent, et que les oppositions véritables, dès lors qu'il est question de s'orienter véritablement dans la pensée, sont des querelles quant à l'existence, ce qui existe. Il y a désaccord sur ce qui existe. Il est irrémédiable, on ne le colmatera pas par des interprétations. Un désaccord d'orientation dans la pensée est toujours un désaccord sur un protocole d'existence. Je vous signale qu'il y a une forme de cette connexion entre pensée et existence dans le chapitre 2 du Court Traité d'Ontologie Transitoire (la mathématique est une pensée). Il y a cette thèse illustrée en mathématique, dans les crises d'axiomatique, et il y a la thèse que s'orienter dans la pensée relève de cette connexion pensée existence. "Nous appellerons orientation dans la pensée ce qui règle dans cette pensée les assertions d'existence". Il y a déjà cette idée que s'orienter dans la pensée, c'est trouver les lois, pour employer le vocabulaire de Kant, qui dans cette pensée - issus d'une incorporation, d'une création – règle les assertions d'existence, ie les déclarations quant à ce qui existe. A cette formule élémentaire on peut substituer celle-ci, quelques années après : "s'orienter dans la pensée relève de la discipline d'une incorporation à un corps de vérité ou discipline subjective". Donc idée d'une maxime subjective, comme dirait Kant. S'orienter dans la pensée concerne des effets réels dans l'existence, des choses qui apparaissent effectivement dans un monde, sous forme de points. Finalement la question de l'orientation dans la pensée, si on la définit ainsi (discipline, matrice du sujet des vérités, discipline subjective, ie régler des effets réels dans l'existence aussi sous forme de points, avec l'impératif de continuité et de discontinuité ie traiter les points). La grande question de l'orientation dans la pensée c'est : quel est le point ? Quel est le point ? Quel est le point ? Et le débat, la discussion antagonique, est sur l'existence d'un point comme point. Je rappelle ce qu'est un point brièvement. Supposons un événement, une procédure de vérité, un corps subjectivé. Un point c'est un élément du monde qui va concentrer cette infinité mondaine sous la forme du 2, pour le corps subjectivable, ie sous la forme d'une décision pure.

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Ou je fais ceci ou je fais cela. Ou le corps passe là ou il passe là. Il y a un double aspect : un élément de concentration, il concentre le monde, il le rassemble dans une figure localisée (c'est pour ça qu'on l'appelle un point), et un élément de décision (Kierkegaard : ou bien ou bien, l'alternative, il ne peut plus continuer son travail sans se soumettre à une décision). Il ne peut plus s'abriter derrière les nuances du monde mais est obligé de passer dans le 2. Un monde vu du point de vue des procédures de vérité, c'est ce qui expose un sujet à la disposition des points (un monde pour une vérité, pour l'appareil des vérités). Si on reprend notre exemple de la procédure amoureuse : à supposer qu'il existe un sujet amoureux, ie en réalité les effets conséquents d'une rencontre, et que cette rencontre expose comme telle une différence, ie fait de cette différence ou d'une dualité la loi de l'expérience du monde (on était un on est 2 et le monde est expérimenté au travers de cette dualité singulière, du 2 comme tel), alors un point est un moment où la continuation de l'amour exige de prendre une décision : c'est ou ça ou ça. Il est probable que si on passe mal ça va affecter gravement la procédure elle-même. C’est une alternative. Il faut décider sans garantie complète du passage, car la situation amoureuse elle-même est concentrée dans ce choix sans appel (ou avec des appels, mais il faut pas trop s'y fier). Donc le monde amoureux est sous l'impératif continuez : je t'aimerai toujours, toute la vie, mais l'épreuve est la discontinuité, ie le moment où l'impératif est à l'épreuve d'une concentration du monde amoureux comme tel dans une décision cruciale, avec des enjeux considérables, tenir les csq est importants et sinon l'ensemble de la procédure va venir s'y échouer. C'est ça un point. Dans la procédure musicale, la question de savoir si on reste dans la tonalité est un point qui met en jeu l'historicité musicale elle-même pour Schönberg, Debussy, ou Wagner. Vous allez peut-être mener la musique à une impasse sans intérêt. Question d'existence. Le point fait exister le monde pour une procédure concernée. Il fait exister un amour au moment de son risque. Il fait exister une politique : octobre 17, donne ton l'ordre de l'insurrection ou pas. Lénine : la crise est mure, il faut lier si c’est pas maintenant c’est jamais. Et ses ennemis ne sont pas chauds : si elle est écrasée; c'est fini pour longtemps. Mieux vaut continuer sans traiter le point, sans la discontinuité. Il est passionnant de relire Lénine sous cet angle : c'est l'injonction à ce que la procédure en cours soit fidèle à elle-même dans l'élément de la discontinuité aussi. C'est un pb révolutionnaire. Donc on peut dire que s'orienter dans la pensé, pour autant que c'est connexe d'une procédure de vérité ou d'un corps subjectivable, est toujours à l'épreuve des points. C'est ce qui expose un sujet au monde sous sa forme concentrée et décisoire. Une grande proposition qu'on cherche à nous faire avaler aujourd’hui c'est qu'il n'y aurait pas de point : ie tout serait par inflexion, déclinaison, inclinaison, procédures, modifications, compromis etc… et que toute théorie du point est extrémiste, de l'ordre du décisionnisme, elle ramènerait la situation à un choix d'une rigueur telle que le choix des csq devrait être complètement assumé alors qu'en réalité ce ne serait jamais comme ça. C'est un des 1ers dispositifs de propagande contemporain : il n'y a pas de points. Un monde sans points est un monde atone, l'atonie du monde, ie un monde en métamorphose spontanée de sa forme propre mais qui ne se concentre jamais dans la figure du point. Un des grands appareillages de la propagande contemporaine est de soutenir qu'il n'y a que des mondes atones ou que les mondes démocratiques sont des mondes atones. Il y a une autre manière de faire, c'est d'arguer de l'existence ou de l'inexistence d'un point, ie de proposer comme point un point qui ne peut pas être un point pour un corps de vérité. Ie de dire là il y a un point mais de telle sorte que ce point soit homogène en réalité au monde comme il est dans sa distribution étatique ou dans sa distribution légale. C'est une autre manière de faire: soit le monde est atone, soit ses points ne sont pas appropriables par un corps subjectif mais que comme corps officiel de la situation ou du monde. Exemple : islamisme et occident. Ce n'est pas atone, mais violent, guerrier, avec une forme de point. Mais aucune procédure de vérité ne peut se l'approprier. C'est un point étatique par définition, c'est pour ça que la forme associée est la forme de la guerre. Ce n'est pas un hasard (démo contre islamisme) : propagande pour l'existence d'un point qui au regard d'un corps subjectif émancipateur n'est pas appropriable comme point. Ce n'est pas qu'il n'y a pas de fondamentalisme islamique. Mais ce ne peut pas être un point par lequel transite une vérité politique quelconque, émancipatrice etc… Donc opposer au point tel qu'il se donne pour un corps subjectivable un point pour un corps étatique (figure structurale de la donnée du monde, sens général de l'Etat, la loi de distribution des corps dans un monde déterminée). Nous avons une discussion sans issue sur l'existence même des points. C'est une question d'existence : est-ce que ce point est ou n'est pas un point au sens subjectivable du terme ? S'il est un point étatique il n'est pas subjectivable autrement que sous la forme de la guerre. Pour une procédure d'émancipation il en va tout autrement. Donc 2 types de propagande : il n'y a pas de points, c'est atone et c'est très bien l'atonie (le point est meurtrier, excessif, en contradiction avec la moralité, vivons tranquillement dans son jardin). Le monde en perpétuelle métamorphose, ie transformation continue, est atone, on ne peut que lui courir après. Autre type de propagande : la proposition de faux points, ils ont la forme du 2 mais c'est un 2

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inappropriable pour un corps de vérité, seulement praticable par un corps étatique, donc inscription dans la loi du monde comme tel et pas d'une vérité de ce monde. Donc un point capital dans l'orientation dans la pensé est le conflit sur l'existence des points, de telle sorte que ce ne soit ni une concession à la thèse de l'atonie (les points n'existent pas) ni une concession à une conception étatique des points (pas de corps subjectivable). Je reviens à la caractérisation de la situation actuelle de ce point de vue. Du point de vue historique, politique et de l'ensemble des processus de vérité (amoureux, scientifique, art), il y a une lisibilité globale affaiblie de ce qu'est un point. La visibilité des points n'a pas la même évidence et la même clarté qu'elle a eu dans la séquence des lumières révolutionnaires, mais aussi celle des AG artistiques, de la mutation de subjectivité amoureuse, de la scientificité nouvelle mise en place au début du 20ème. Il n'y a pas de registration globale du discernement des points, il n'y a pas de méthode globale d'appréhension des points, de ce que j'appelle leur lisibilité. Je donne un exemple : que se passe t il dans la situation de guerre en 14-18 où les nations impériales s'affrontent ? La guerre est un point étatique, inappropriable par un corps de vérité. C'est une terrible et finalement vaine et absolument étatique boucherie. La guerre comme telle n'est pas appropriable, ce qu'ont dit les gd esprits de l'époque. Mais question inévitable : comment se présente le point : est-ce qu'on doit se rallier à cette guerre ou pas? La guerre a lieu dans le corps étatique, dans la disposition guerrière des corps la guerre a lieu. Mais la discussion est doit on la rallier ou pas. Il est lisible à travers la maxime proposée par celle des révolutionnaires, ie le défaitisme révolutionnaire : nous n'y participerons pas, et nous sommes prêts à travailler activement à la défaite de notre propre corps étatique apparent parce que cette défaite produire des chaos tumultes propices à la révolution. Donc exemple d'un 2 étatique pur, la guerre elle-même, et le choix inéluctable pour la politique révolutionnaire : patriotisme, nationalisme ou défaitisme ? Pourquoi y a-t-il une lisibilité globale ? C'est la théorie des guerres impérialistes : avant la guerre de 14 même le centre gauche comme Jaurès dit que l'impérialisme porte la guerre comme la nuée porte l'orage, le fait que l'impérialisme soit le milieu où se prépare des guerres absolument sanglantes et le déchaînement d'une puissance de mort, est une théorie inscrite, définie, à l'intérieur de laquelle le point peut être situé comme le choix entre les révolutionnaires qui n'assument pas le caractère impérialiste et de ce conflit et puis le ralliement honteux pour des raisons pseudo nationales aux côté de la France, de l'Allemagne, de la Russie. La fermeté dans l'orientation défaitiste va être pour bcp dans la révolution bolchevique en Russie, ils l'ont assumée de façon conséquente. Une caractérisation de la situation contemporaine est une difficulté à établir un protocole global d'identification des points pour tous les protocoles de vérité. D'où la force de la propagande adverse : il n'y a plus de point (motif de la fin des idéologies, ne les cherchez plus), et seulement points étatiques. Vulnérabilité à cette propagande car absence de protocole global d'identification des points. C'est la crise des Lumières dans son versant subjectif : les Lumières proposaient un dispositif global d'identification des points. Ce n'est pas seulement une théorie de l'historie etc… c'est l'aspect académique. L'aspect profond est le rapport au traitement des points. Si on est dans une situation intervallaire, où la reconstitution d'une méthode générale ou de scène globale pour le traitement des points est devenue difficile, comment s'orienter dans l'existence et la pensée si s'orienter c'est traiter des points ? Que faut-il faire quand la situation est telle que le repérage des points est subjectivement difficile ? J'insiste pour dire que cette conjoncture affecte toutes les procédures de vérité. Ici le fil est historico-politique, mais c'est plus général, le cadre est transcendantal. D'où la question que faire ? Aujourd'hui je suis très classique : je vais m'appuyer sur Descartes. Nous avons besoin d'une morale provisoire, ou par provision comme dit Descartes. ça veut dire précisément une règle pour faire les choses lorsque la théorie globale du discernement des points est obscurcie. Cette morale provisoire je la définirai comme la morale d'une fermeté absolue devant les décisions de l'existence soustraites au consensus. C'est l'ensemble des moyens permettant de pratiquer cette fermeté, ou encore tenir des points, même déliés de toute rzprésentation de la totalité. Ce serait ça notre objectif : que peuvent bien être les tenants et aboutissants de cette période intermédiaire où on doit transiter d'un appareillage de repérage du système des points à un autre appareillage différent. (il y a déjà eu des époques comme cela dans l'histoire). C'est là que la morale provisoire de D est intéressante. Rq : ceci m'a amené à penser, ce dont je ne m'étais pas rendu compte, est que je dois beaucoup de choses à Descartes. A Platon je l'ai toujours dit, mais à Descartes, si je récapitule les points cartésiens : - l'anonymat de l'extériorité. C'est l'étendue géométrique pure, ie proche d'un anonymat mathématique de

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l'extériorité, ie quelque chose dépourvu de finalité propre, de configuration stable même, et est finalement représentable comme une multiplicité (géométrisante chez D) mais cet espèce d'anonymat insignifiant me rend proche de lui, avec une certaine allergie aux concepts vitaliste en général (Descartes est mécaniste : il n'y a pas la vie, les animaux-machines, combinaisons de complexité). La thématique de la vie en tant qu’opérateur ontologique dispense la radicalité dépourvue de sens de l'expérience. La mondanité du monde est dépourvue du sens, de l'ordre du géométral ou de la multiplicité. - la catégorie du sujet : ma maintenance de son principe contre ses procès (catégorie métaphysique etc…). Ce n'est pas le même, mais l'initial de cette catégorie, c'est Descartes, y compris dans la perception qu'il a des liens de cette catégorie avec le vide. Le doute est l'évidement immanent de la catégorie du sujet de telle sorte qu'il est réduit à un point au sens géométrique du terme. Il est l'assertion de sa propre existence, et que cela. Il est le je suis comme tel. Cette connivence entre le je suis et le vide est un thème d'une grande portée. - l'infini : Descartes a eu l'audace de dire qu'il est plus clair que le fini, avant Cantor. La notion d'infini est plus claire que celle du fini. Je suis d'accord : l'être en général est dans l'élément de l'infini, c'est la dimension du fini qui est compliquée, de la finitude. L'infini a une clarté rationnelle. - la volonté comme catégorie majeure : si on choisit une catégorie qui identifie le sujet dans le registre des facultés, c'est la volonté le propre du sujet, en opposition à ceux pour qui le propre du sujet est le désir. Si on veut trouver l'emblème du sujet, de la singularité du sujet, c'est la volonté. Je dirai la décision, l'incorporation. Contemporanéité avec une vision essentiellement héroïque du sujet (Descartes est le contemporain de Corneille). Par contre quand c'est le désir la catégorie emblématique, ce n'est pas l'héroïsme mais la tension, la pliure, l'obliquité, la complexité etc… la volonté est héroïque, le désir ne l'est que quand il se présente dans la relève de la volonté ie quand il n'y a pas le désir mais quand ce qu'il y a c'est qu'on ne cède pas sur son désir (maxime lacanienne héroïque). Ne pas céder sur son désir n'est pas transitif au désir, c'est autre chose que désirer. On peut l'appeler volonté en réalité. L'héroïque est irréductible au désir comme tel, et inversement dans le désir comme tel on redoute l'héroïsme. Je suis en sympathie avec cette idée de présenter la volonté comme emblème du sujet si même la volonté en est l'infrastructure. Lacan : il y a le désir; l'objet et la cause, mais le ne pas céder sur, c'est l’éthique du désir comme tel, ce n'est pas le désir. - différence entre vérité et substance : que la vérité n'ait pas un nom substantiel. La substance c'est la pensée ou l'étendue, la vérité est un 3ème terme. Il y a l'idée que vérité se sont des maximes, axiomes, pas des substances. Moi je dis que c'est un processus, pas appréhendée comme une multiplicité pure. Son essence est processus ou création. - universalisme : la conviction en particulier que toute pensée en vérité est translangangière, transculturelle. Ce qu'il pense on peut le dire en bas breton dit Descartes : peu importe la langue, peu importe la langue. Je ne pense pas que peu importe la langue exactement. Je pense que la langue est matériau des vérités mais je pense qu'une procédure ultimement est intelligible de façon translinguistique. Elle n'est pas indifférente à la langue mais son lien à la langue est intelligible de façon translinguistique. Le lien d'un poème à sa langue est intelligible dans la langue de la traduction. Quelque chose est perdu, mais ce qui est transmis est aussi qu'il y a un reste. La grandeur sera transmise, c'est l'essentiel. - la création des vérités éternelles : invention extraordinaire de Descartes. Création de Dieu pour Descartes, création post-événementielle dans mon cas sans Dieu. Laissons Dieu de côté, c'est la machinerie du temps. Les vérités éternelles sont elles-mêmes créées. Il n'y a pas d'éternité des vérités éternelles. Elles surgissent, dans un acte particulier de création événementielle, et surgissent comme éternelles. L'éternité d'une vérité est un attribut de la vérité comme telle, ça ne signifie pas qu'elle est là depuis toujours. Ce n'est pas une question de durée ou de préexistence, c'est une qualification intrinsèque. Eternité car de n'importe quel point du temps elle est identifiable comme telle. C'est un propos cartésien. Donc on va s'inspirer de sa morale provisoire : cf DM, 3ème partie (on est dans les classiques, là !). Une morale par provision : D distingue 4 maximes, 4 règles. Dans ces règles, il y en a 2 de conventions et 2 d'inventions. 2 qui sont des règles prudentes et finalement d'inscription dans le monde. 2 ont une autre résonance : i; y a une hétérogénéité. Descartes est un tacticien : larvatus prodeo, je m'avance masqué, et laisse les choses dans son tiroir quand les choses sont risquées. Quand il a appris la condamnation de Galilée, il a fourré son Traité du Monde dans son tiroir, pour toujours. C'était un tacticien, il savait qu'il fallait universaliser son œuvre dans des conditions particulières. Très souvent il fait 2 pas en avant et un pas en arrière (comme les objections pleuvent et les risquent sont là !). Dans les règles on voit bien ce mouvement là. Les 2 de convention sont la 1ère et la 3ème :

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- la 1ère c'est "obéir aux lois et coutumes de mon pays". Ça ne mange pas de pain ! Son pays, il est allé prudemment en Hollande. - 3ème : "tâcher à me vaincre plutôt que la fortune". Ça, règle stoïcienne moyenne, changer mon désir plutôt que le cours des choses, plutôt que le cours du monde, si je veux quelque chose au-delà de mes possibilités il vaut mieux y renoncer. On fait tous comme ça ! On obéit aux lois et coutumes les 9/10ème du temps. Renoncer aux choses impossibles, ça nous arrive aussi, même aux difficiles aussi ! Par contre les 2 autres, entendez comme elles ne sonnent pas de la même façon (entêtement absolu même quand on a tort) "ma 2nde maxime était d'être le plus ferme et le plus résolu en mes actions que je pourrai et de ne suivre pas moins constamment les opinions les plus douteuses lorsque je m'y serai une fois déterminé que si elles eussent été très assurées". C'est une maxime d'entêtement ! ça veut dire en réalité : je dois être absolument et rigoureusement dans la discipline des csq. Une fois que j'ai décidé de donner mon assentiment à qch je ne dois pas trop examiner si en fin de compte c'est clair ou douteux (on verra plus tard) je vais m'installer dans la discipline des csq. En matière de morale, ce qui compte c'est la discipline des csq plus que la certitude du point de départ. Je suis mes opinions sans fléchir tant que je n'ai pas de démenti formel. 4ème : "et enfin borner mes désirs ni être content si … je me pensais être par même moyen , d'autant que notre volonté … il suffit de bien juger pour bien faire, et de juger le mieux qu'on puisse pour faire aussi de tout son mieux, ie pour acquérir toutes les vertus, et ensemble tous les autres biens qu'on puisse acquérir, et lorsque cela est… content". En définitive le point est que j'aille jusqu'au bout de mes capacités : si je les exerce jusqu'au bout, je disposerai de tous les biens dont je peux disposer. C'est une maxime purement subjective. Ce n'est pas un rapport d'extériorité entre ce que je peux et le monde. Au contraire c'est un rapport immanent à la subjectivité : si je prends le chemin d'aller jusqu'au bout de mes capacités, alors je suis assuré d'avoir les vertus nécessaires ie les biens auxquels j'aspire en tant que sujet. Nous pouvons récapituler tout ça : la morale provisoire de Descartes c'est 2 choses essentielles. Une maxime des csq : une fois que j'ai donné mon assentiment je dois pratiquer la discipline des csq quelles que soient els péripéties. On peut l'interpréter y compris quand est mené contre mon assentiment une guerre générale, je dois rester ferme, y compris quand on me fait valoir que mon point de départ est douteux que les lumières révolutionnaires sont criminelles etc… je dois m'entêter (c'est cartésien !) Une maxime de capacité : je dois faire confiance à ce dont à tel ou tel moment j'expérimente que je suis capable. Si je fais confiance à cette capacité j'aurai le vertus et les biens auxquels je peux aspirer. 2 maximes, csq et capacité, on est là dans ce qui donne la possibilité de s'orienter dans la pensée : c'est de savoir qu'i y a une maxime des csq, une orientation est une discipline des csq, et une maxime subjective : ne jamais sous estimer ses capacités et leur faire confiance. Donc cette maxime de capacité est une maxime de confiance. A l'épreuve de l'incorporation, si j'arrive à ajuster une maxime des csq et une maxime de confiance, alors je disposerai même si j'ai peu de points et pas de théorie générale, d'une morale provisoire. C'est ce qu'on continuera à examiner la prochaine fois.

NOVEMBRE 2006

Entrons tout de suite dans le cœur de la question. Vous savez que le propos de cette 3ème année, mais ces années sont indépendantes, est de répondre autant que faire se peut à la question : que veut dire s’orienter dans la pensée, s’orienter dans l’existence. On peut appeler ça une morale disons une morale pour temps désorientés, une morale provisoire, une morale en un sens qui est toujours un peu substitutif que d’autre possibilité principielle de l’action, morale pour un temps où la question s’entremêle de façon obscurcie avec la question du caractère intervallaire du temps. L’identification de la séquence de point de vue même du processus de vérité ou des corps d e vérités n’est pas entièrement clarifiée. Je voudrais résumer les notions essentielles introduites la dernière fois, et qui vont nous servir dans notre trajectoire. Quant à l’élucidation de ce que c’est qu’une morale provisoire pour temps désorientés. Il y a une distinction fdtale qui va jouer d’un bout à l’autre, qu’on a exposé l’année dernière et qu’on va réexposer, c’est la distinction entre être et existence. En réalité, il s’agit de comprendre que c’est dans l’articulation de être et existence que se situe en dernier ressort le pb de l’orientation. On peut dire cela de façon assez simple. Admettons que les 3 dimensions en jeu dans la pensée de l’orientation soient l’être, l’être là et le sujet. Une entrée un peu hegelianisante, comme ça. Ce que nous avons dit en réalité jusqu’à présent, c’est que l’être doit être pensé comme multiplicités indifférente, que le sujet est le principe de construction des vérités éternelles, sous condition d’un événement. Et de ce point de vue là,

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l’être là est entre les 2, non pas d’un entre spatial, ou classificatoire, mais il est le lieu d’articulation des deux. Donc vous avez finalement les multiplicités indifférentes comme détermination intrinsèque de l’être en tant qu’être, à l’autre extrémité, il y a les vérités éternelles comme principe général de ce qui se tient dans l’universalité subjective et puis entre les 2 il y a la multiplicité des mondes, multiplicités des mondes qui est le point d’être là où est avérée la possibilité d’un apparaître des vérités éternelle elles-mêmes. Ici la question la plus compliquée est de savoir comment il se fait que les vérités éternelles sont créées, et que donc en ce sens l’éternité est immanente au temps lui-même, et non pas transcendante. C’est dans cette triplicité, multiplicité indifférente, ou être, multiplicité mondaine, ou être là ou apparaître, multiplicité des vérités éternelles, que doit s’enregistrer les distinctions fondamentales sur lesquelles nous allons jouer. 3 types de multiplicités : la multiplicité indifférentes de l’être en tant qu’être, la multiplicité transcendantale des mondes, la multiplicité sans recollection des vérités éternelles. C’est du jeu d’intrication, superposition, nouage de ces 3 types de multiplicités que résulte que, entre autre chose, une morale provisoire soit possible, même par temps désorientés. C’était un point que je voulais rappeler. Je voulais rappeler aussi que les vérités, la multiplicité des vérités, résultent d’une sorte de poussée du 1er niveau dans le 2nd , puisque c’est comme une montée de l’être à la surface de l’apparaître qui constitue l’événement proprement dit. Puisque précisément il est dérégulation ou dysfonctionnement des lois transcendantales de l’apparaître sous la poussée de la multiplicité comme telle, et en particulier de la multiplicité anonyme, de la multiplicité inexistante. Donc le jeu des 3 types de multiplicités (l’être en tant qu’être, être là, vérité) peut aussi se lire comme l’exercice d’une poussée dérégulatrice, d’une poussée illégale, si je puis dire, de la multiplicité ontologique sur la multiplicité logique, ie de l’être dans l’espace de l’apparaître. Nous aurons à revenir dans ce contexte là sur existence, sur existence. Existence, j’y insiste, est une catégorie de l’apparaître, c’est une catégorie de l’être là, c’est une catégorie mondaine. Exister, c’est être là dans un monde. Donc il y a une 1ère distinction, qui est distinction entre

existence et être. C’est une distinction essentielle, majeure. La multiplicité indifférente ne peut être dite exister (et à ce moment là existe dans la figure d’un objet) que pour autant qu’elle a son lieu, qu’elle est là dans un monde spécifié et déterminé. L’existence est une catégorie de la particularité, car le multiple est assigné à son être là dans un monde. C’est ça exister, toujours. Existence se différencie de être. Elle appartient au 2nd type de multiplicités, les multiplicités mondaines. Et d’autre part je dirais qu’il faut aussi prendre garde que existence se distingue de vie (pour nous situer dans la philosophie contemporaine). Nous réserverons le mot vie, et la question qu’est-ce que vivre, à l’existence orientée, ie à l’incorporation au processus d’une vérité. La question qu’est-ce que vivre, aura comme réponse : vivre, vivre de façon effective, vivre d’une vie qui vaille la peine d’être vécue, c’est vivre selon la maxime d’incorporation au corps d’un vérité, et donc on peut dire que l’existence suppose l’être, puisque ce n’est qu’une multiplicité qui peut être là, mais on dira aussi que la vie suppose l’existence au sens où sens c’est à un être là qu’il peut advenir de vivre réellement dans la figure de son incorporation à une vérité. Il faut avoir en tête cette double distinction existence être, existence vie, double distinction qui montre que l’existence est un concept intermédiaire. De là évidemment qu’une question important est le rapport entre existence et mort. Si l’existence est différente de la vie, elle est aussi différente de la mort. On peut dire que l’existence, c’est ce qui est entre la vie et la mort. C’est un concept clé de ce qui suivra, dans sa double détermination intermédiaire entre l’ontologique comme tel et les vérités vivantes. En un certain sens, on réservera vie aux vérités. Le reste est, en effet, du registre de l’existence. C’est le 1er point conceptuel fondamental. Le 2ème : il faut bien comprendre être-là, qui supporte existence. Je rappelle simplement que être-là est un multiple pris, saisi dans un réseau d’identités variables à d’autres multiples. Multiple mondanisé, situé, capturé dans un réseau d’identités et de différences variables, à d’autres multiplicités. Ça c’est ce qui inscrit la multiplicité là, la multiplicité localisée, dans un réseau de mesure transcendantale des identités. C’est être pris dans un réseau d’identités variables qui constitue l’être là. Le 3ème gd registre, c’est l’incorporation, ie le mode propre selon lequel tel ou tel être là, tel ou tel existant, ou inexistant, s’incorpore au processus d’une vérité éternelle créé dans un monde. Donc existence, qui suppose être là, et qui est destinée à l’incorporation. Voilà la matrice générale. C’était le 1er rappel. Le 2ème, c’est que signifie orientation dans la pensée, ou de façon plus générale orientation ou situation

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dans un monde ? Le point, c’est que une orientation, tout comme une désorientation, ne sont jamais des caractérisations herméneutiques. Ie ce n’est jamais un différent sur le sens. C’est un point important sur lequel nous reviendrons très souvent. Un désaccord véritable porte sur toujours sur des assertions d’existence, pas sur l’interprétation de cette existence. Le discord, à travers lequel toute vérité travaille, le discord, le désaccord est sur ce qui existe, et non pas sur les prédicats ou les interprétations d’une existence supposée acceptée. Ce point indique les limites de la règle politique contemporaine dans l’espace du parlementarisme : on peut définir le parlementarisme comme un ordre étatique dans lequel on suppose que les assertions d’existence sont partagées, et les prédicats ensuite diffèrent. Tout le monde est censé savoir ce que c’est qu’un français, que ça existe. Mais est-ce que ça existe ? Il y a immédiatement par-dessous des assertions d’existence conflictuelle. Donc une orientation, en général, c’est ce qui règle dans la pensée les assertions d’existence. On est orienté quand on a des principes concernant les assertions d’existence. Si on n’a pas de principe concernant les assertions d’existence, on est désorienté. L’interprétation ne suffit pas. Etre en état d’interpréter ce qu’il y a ne vous oriente pas. Ce qui oriente vraiment, c’est d’être en état de trancher sur l’existence à partir de principes qui sont des principes régulateurs de l’assertion d’existence comme telle. C’est un point capital. Finalement, l’orientation dans la pensée voudra dire, si on en prend la formule développée, celle que je vous présentais la dernière fois, ça veut dire une discipline d’incorporation à un corps de vérité, donc une existence qui s’incorpore à un corps de vérités, selon précisément les points du monde qu’il s’agit de traiter, étant entendu que précisément les points qu’il faut traiter relèvent des assertions d’existence. Le réel véritable dans tout les ordres où une vérité procède concerne la question de savoir si tel point est vraiment un point ou pas, s’il existe comme point, existe comme point. C’était les récapitulatifs abstraits. A partir de quoi on peut dessiner les principes généraux d’une morale provisoire. Une morale provisoire, ça enregistre une fermeté absolue concernant les assertions d’existence qui sont soustraites au consensus, les assertions d’existence qui ne sont pas des assertions d’existence distribuées communément, on peut dire nouvelles, des assertions d’existence qui ne sont pas déjà retombées dans la pure et simple existence. Ces assertions, tout leur réel est le traitement des points. La difficulté contemporaine c’est que ceci doit être fait sans secours d’une représentation de la totalité : tenir ferme sur l’existence des points l’assertion d’existence concernant les points, extérieurement à toute proposition consensuelle et sans le secours d’une représentation de la totalité, c’est ça ce qu’exige une morale provisoire. Nous avons extrait ce thème de la morale provisoire des 4 grandes maximes de Descartes dans le DM. Nous avons vu qu’on pouvait en retenir 2, en réalité la légendaire prudence de Descartes consiste à accoller 2 maximes absolument innocentes et convenues à 2 maximes radicales. Il prend abri dans le consensus. Apprendre à se vaincre plutôt la fortune. Si vous voulez, 2 maximes ordinaires et 2 maximes radicales. C’est une totalité cartésienne. 2 maximes parlementaires et 2 maximes révolutionnaires. Maxime de la csq et maxime de la capacité. Vous n’êtes pas obligé de décider, mais si vous décidez il faut absolument assumer les csq de façon inflexible. La maxime de capacité : c’est si vous avez confiance en ce dont nous êtes capable, vous en serez capable. C’est la maxime des capacités : les capacités, c’est pas une question d’être, c’est une question entièrement liée à la position subjective de la capacité elle-même. Ce dont vous avez des raisons instruites de penser que vous en êtes capables, vous en êtes capables. On peut dire aussi que la maxime de csq, si on prend la psychologie classique, la vertu c’est la constance (fidélité comme subjectivité des vérités), la maxime de la confiance, c’est le thème de la confiance. Etre confiant, être constant : c’est le résumé de la morale provisoire de Descartes dans ce qu’elles ont de radical d’essentiel. La maxime de la confiance s’approprie à l’incorporation en réalité : si j’ai confiance dans le processus de vérité auquel je m’incorpore, je m’y incorporerai. La constance, c’est l’impératif « continuer ». Il y a une dialectique assez subtile entre les 2, entre constance et confiance, mais on y viendra un peu plus tard. On en était là. Je voulais, sur ces maximes et sur leur tenants et aboutissants, prendre pour guide la poésie. Prendre pour guide la poésie, au point précisément qui va nous soucier aujourd’hui, qui est le point de l’intersection des 2 maximes, ie au point où se nouent constance et confiance, maxime de constance et maxime de la capacité, qu’est-ce qui advient, là ? De quoi en définitive la morale provisoire s’avère être le support ? de quelle figure complexe elle s’avère être le support et à laquelle nous aurions recours pour nous orienter, dans la pensée et dans l’existence ? La figure que je proposerais pour cet exercice dialectique d’aujourd’hui c’est une figure poétique de la guerre, une figure poétique de la guerre, et plus précisément dans la figure subjective du soldat. Le soldat. Vous voyez bien descriptivement, empiriquement, que dans cette figure du soldat il n’est pas étonnant de trouver constance et confiance

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comme détermination de cette figure. Je voudrais dire ou rappeler que le croisement de la poésie et de la guerre et la création de figures poétique dans et par ce croisement est peut-être le plus ancien de tous. C’est l’armature de l’Illiade, c’est la proposition poétique du croisement figural de la poésie elle-même et de la guerre. Subjectivement, c’est le héros, le guerrier. Le héros, le guerrier, on va voir qu’elle se divise, mais elle est suscitée dans le poème par le croisement immanent du poème avec la figure de la guerre. Il faut bien voir que le héros, le guerrier, dans notre monde à nous, c’est une figure pratiquement disparue. C’est un indice intéressant, la disparition de cette figure là du guerrier comme figure de la subjectivité. C’est évidemment emblématisé par plusieurs points. Le 1er c’est que il n’est plus imaginable de mourir pour quoi que ce soit, sinon de mort naturelle et sous condition d’assurance. Et puis je pense qu’il y a une historicité profonde à la disparition du service militaire. Il s’est fait de façon quasiment anodine, il a disparu, il a été supprimé. Par Chirac : Chirac a supprimé le service militaire. C’est peut-être ce qui restera de son œuvre ! Mais cette œuvre est aussi un désoeuvrement. Je ne vais pas défendre ici le service militaire. Mais je soutiens que sa disparition est un fait de pensée, pas simplement un fait institutionnel. Il était misérable, il était devenu clochardisation accélérée. Mais sa misère, qui était le préambule de cette disparition, n’empêche pas que sa disparition est un fait de pensée. Le service militaire, dans le mot même, renvoie à la maintenance, fût-ce dans des conditions bureaucratiques asphyxiées, de la figure dont nous parlons là. De la figure qui a retenu la puissance du poème à ses côtés pendant des millénaires. Ce n’est pas rien – ce n’est pas rien. C’est ce point où le héros est dans la figure du poème assigné précisément à figurer ce qui est plus élevé que lui-même (avec les maximes de capacité et de csq dans leur extrême, dans leur intensité poétique et dans l’épreuve hegelienne de la mort). C’est une figure disparue. ça ne nous empêche pas de l’utiliser pourra clarifier ce que nous voulons dire. En réalité la figure du guerrier n’est pas encore celle du soldat. C’est une distinction importante. Le guerrier n’est pas le soldat, parce que entre les 2, il y a la venue de la guerre moderne. On peut renvoyer ça, c’est un peu arbitraire, comme toujours, mais on peut renvoyer ça à la levée en masse pendant la révolution française : la levée en masse, c’est l’apparition d’une figure qui n’est plus la figure du héros aristocratique, roi ou du prince en armes, c’est l’apparition du héros anonyme. C’est dans cet anonymat massif du héros que le soldat se substitue au guerrier. Comme vous le savez il est du destin du soldat d’être le soldat inconnu. C’est lui qui est dans le grand monument, c’est pas Achille, Hector etc… c’est le soldat inconnu le vrai héros. anonymat du soldat puis si on pense au film récent Indigènes on voit qu’il faut aller chercher en profondeur l’anonymat du soldat, il y en a qui on tété plus anonymes que d’autres, dont on demande à juste titre que l’anonymat profond soit porté au jour de la célébration minimale. Il est indigne de la laisser retomber non seulement dans l’anonymat mais dans l’anonymat non désigné, non nommé. Ce qui nous intéresse, c’est cette figure du héros anonyme, nouvelle, engendrée par la guerre moderne, qui transforme la poétique de la figure. Se nouent la constance et la confiance, les 2 grandes maximes de la morale provisoire. On peut dire qu’une poétique lyrique prend le pas sur une poétique strictement épique. En même temps qu’il y a la guerre et la promotion par la levée en masse du héros anonyme, du soldat, qui se substitue au prince en arme. Poétiquement, la lyrique de cet anonymat se substitue à l’épopée des noms propres .L’épopée, c’est toujours une épopée des grands noms propres, de Achille à Roland. Et c’est là, avec ces figures du soldat, que nos 2 maximes entrent en scène, c’est ce que je voudrais soutenir, pour notre exemple. Dans le nouage du poème et des vérités conquérantes, dont la guerre est une métaphore, ce n’est qu’avec le héros qu’entrent en scène nos 2 maximes. Car dans le resgitre épique du guerrier il n’y a ni constance ni confiance. Il n’y a pas de constance : il n’est que de voir que l’Illiade est l’historie des caprices d’Achille, et des autres d’ailleurs. Il se retire sous sa tente. Il ne veut plus, il est mécontent. Caprices d’Achille qui ne lui retirent pas sa dimension stable de héros, car elle est articulée sur le nom propre, il demeure, il est stable. Pas de confiance, chacun est le rival de tous els autres. Personne n’aura l’idée de faire vraiment confiance à Ulysse (on va se faire avoir), Achille va se mettre en colère etc… ce ne sont pas des principes de constance et de confiance. Ce qu’il y a, c’est le couple du destin et de l’exception. Un élément destinal et un élément d’exception. Les 2 se conjoignent dans le nom propre. Je voudrais dire mais ce n’est pas mon propos, que c’est aussi un rapport métaphorique aux vérités. Ce n’est pas le même. C’est un rapport aux vérités, mais tout autrement. Ça en signale métaphoriquement et poétiquement la dimension d’exception, en effet, et ça met en valeur l’association d’un nb considérables de procédures à un ou plusieurs noms propres. Association entre vérités créés et nom propre est courant. Cette exception condensée dans un nom propre est une dimension des procédures de vérité, et le coté destinal aussi, c’est qu’il y a un envoi événementiel, et que qch comme la nouvelle destination du possible est ouverte. Donc le héros épique qui conjoint destin et exception n’est pas étranger ici. Vous ne bâtissez pas une morale provisoire. Peut-être une morale tragique. C’est un rapport aux vérités mais un rapport différencié aux vérités. On peut dire aussi que,

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admettons que les grandes épopées guerrières soient des poèmes du destin et de l’exception, ce que je crois qu’elle sont, et on peut dire alors que ce poème est tissé par un rapport extérieur entre les dieux et les hommes. Ça touche à la logique de la vérité du point de vue encore externe entre les immortels et les mortels. Comme vous savez, du reste, la scène de cette épopée est une scène où le niveau de l’action guerrière est en quelque manière surplombée par des histoires très compliquées entre les dieux. La corrélation entre exception et destin se joue dans cette articulation entre mortel et immortel. Raison pour laquelle le héros sera appelé demi dieu, ou est un demi dieu, s’il est le résultat d’un croisement entre mortel et immortel. Ce qui veut dire qu’il y a une présomption de finitude : il y a encore un élément restreint, mais extraordinaire, extraordinaire, qui assigne la corrélation de l’exception et du destin à cet enclos qui est la relation, destinale en effet, entre mortel et immortel. Ou si vous voulez, l’immortalité comme procédure subjective de vérité, l’immortalité est encore en quelque manière non complètement immanente, puisque les immortels sont assignés à leur place, qui n’est pas celle des mortels et que ces demi immortels que sont les héros sont la médiation qui articule exception et destin ou qui articule les dieux et les hommes. C’est le poème du guerrier. Le guerrier il est là, il est métaphorique de la vérité

en ce sens, selon exception et destin.

Qu’est-ce que c’est que le poème du soldat, par différence ? je pense qu’il y a un poème di soldat comme il y a un poème du guerrier. Ce ne sont pas les mêmes. Il s’agit que l’anonyme soit incorporé à une vérité problématique. Il va falloir dire que l’anonyme, celui qui est comme les autres, et qui ne requiert pas à proprement parler de nom propre, puisse être cependant dit à une vérité. Il est forcément, le poème du soldat, un poème de l’immortalité immanente. C’est ça sa singularité. On ne peut pas distribuer mortel et immortel sur des registres séparés. Vous vous heurtez au fait qu’on ne doit pas prendre en compte l’univers articulé des noms propres. L’éternité dans le temps. Sa métaphore, de cette immortalité immanente, c’est toujours qch comme un monument aux morts. L’immortalité c’est le monument aux morts interne à la mort et la mort interne à la vie. Je prends aussi monument aux morts dans son sens architectural, dans les villages de France, la liste interminable des massacrés de la guerre de 14. Quand vous allez dans un petit village de quelques centaines d’habitants que vous voyez la liste implacable des morts qui l’ont décimé la population de ces poins perdus de la montagne. Le monument, c’est le résulta final, c’est le résultat républicain de l’affaire, c’est la compensation fictive. C’est la métaphore qui désigne l’immortalité immanente. Sa mort même est un monument de la vie. C’est un sens trans-matériel qu’il y a dans le poème du soldat une monumentalité, inéluctable, comme nous allons le voir. Là, vont se déchiffrer constance et confiance, ie les maximes de csq et de capacité, héroïsme post-chrétien. Post-chrétien, pour le décaler de l’héroïsme antique ou de l’héroïsme médiéval. Comment le soldat est-il saisi ou capturé dans le poème ? Le soldat, c’est une figure de la discipline, de l’abnégation, de la csq absolue. La csq sans restriction. Alors cette discipline est d’autant plus absolue que nous sommes dans la guerre moderne (pas dans la guerre d’aujourd’hui, la guerre moderne n’existe plus, la dernière guerre mondiale). D’immenses mouvements où millions d’hommes, dans des espaces géants, d’immenses mouvements où la confiance est absolument requise vu que le principe du mouvement est absolument invisible. C’est le contraire de la charge guerrière… Dans la guerre moderne, la levée en masse, vous avez des mouvements gigantesques, mais le principe du mouvement est invisible. Le 1er à remarquer ça, c’est Stendhal, Fabrice à Waterloo : bataille moderne,le soldat ne peut pas se faire une idée de la signification du mouvement, il n’est pas représenté figuralement par une image par lui-même une idée du mouvement. Par une image princière. Le principe du mouvement demeure invisible. Par csqt vous ne pouvez associer la discipline qu’à une confiance dans le mouvement lui-même, on vous a dit de faire ça il faut le faire mais par car quand vous suiviez votre héros dans sa marche. Et donc la guerre moderne c’est une présentation effective de la discipline comme confiance, parce que son principe est invisible. 1er point. 2ème principe, la guerre moderne est aussi le milieu de la capacité absolue, ie d’une capacité qui en un certain sens annule la mort. C’est une exposition à la mort d’une nature telle qu’elle développe, déploie, la capacité de l’homme face à la mort, dans des conditions qui sont là aussi non pas les conditions du combat singulier, mais une capacité plus abstraite, plus vaste aussi, qui est la capacité d’être au sein de cette discipline dont le principe est invisible et qui requiert une confiance totale, d’être dans la présence au feu. Mais la présence au feu c’est qch qui en réalité suppose que l’on porte la capacité jusqu’au principe de l’invincibilité. C’est pour ça que nous même avons du mal à comprendre la subjectivité des gens de cette guerres mélange de confiance absolue et d’exposition surhumaine au feu de la mort qu

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iporte les 2 maximes à leur intensité irrémédiable, si je puis dire. Nous avons morale provisoire comme morale définitive, comme une essence concentrée de ce dont il est ici question. Et pour fixer le cadre. Pourquoi aller interroger la poétique du soldat est un lieu qui nous instruit de l’entrelacement subjectif des 2 maximes. Cette figure nous instruit sur ce qu’il en est de l’entrelacement des 2 termes. Les poèmes du soldat c’est une grande spécialité de Victor Hugo. Je dirais qu’une partie essentielle de la poésie de Hugo est une poésie du soldat. C’est pour ça que l’épopée est pour lui un genre complexe, car elle est sous la juridiction de la poétique du soldat laquelle à mon sens n’est pas épique. L’épopée du Hugo est trop lyrique pour être une épopée véritable. Trop lyrique, car elle est sous la garde de la poétique du soldat. Il y a d’innombrables textes de la poétique du soldat. On peut les relire sous cet angle particulier, qui est la capacité de connexion des maximes. J’ai choisi les 2 plus grands poèmes de langue anglaise Hopkins au 19ème et Stevens au 20ème. Ce sont 2 grands poèmes de la lyrique du soldat. 2 immenses poèmes. Quelques repères élémentaires pour situer. Hopkins : pour situer dans le temps, c’est 1844-1889. C’est un chrétien, et il est plus que chrétien, c’est un jésuite, un père jésuite. Il est devenu père jésuite en 1868. Il a terminé sa vie comme professeur de grec, professeur jésuite de grec à la faculté de Dublin. Il a écrit stt dans les 10 dernières années de sa vie. Ses poèmes essentiels, majeurs, qui sont comme des tremblements de terre de la langue. C’est renversant, même en français. L’identification de cela comme un tremblement de terre de la langue se voit en français, et à mon avis en esquimau aussi. Ils n’ont pas été publiés de son vivant, mais beaucoup plus tard. Ce jésuite insensé qui habite la langue anglaise comme un fou furieux, qui la compacte et la rythme comme elle ne l’avait jamais été. Tout cela publié à la guerre de 14, en 1918. J’insiste sur le fait qu’il est chrétien en un sens à lui, radical et tourmenté, qu’il a inventé. Il y a 2 traducteurs appariés et essentiels, qui sont Pierre Leiris et Jean Mondrino (?). l’éd de référence est Hopkins, grandeur de Dieu et autres poèmes, éd. nous. C’est bilingue, en plus. Je lis ce 1er poème. « Oui. Pourquoi tous, en voyant un soldat le bénir ? bénir nos garances,, nos cols bleus. la plupart d’entre eux n’étant que frêle argile et même argile vile. La réponse : notre cœur puisque, fier, il nomme courageux ce métier qu’il devine, espère, se convainc que les hommes ne le sont pas moins ; Il se figure, feint, prise, apprécie l’artiste d’après son art ; bon aloi puisque tout a tant d’allure et que la tunique exprime l’esprit même de la guerre. Prenez christ, notre roi, il connaît la guerre, a servi la traversée combattante, nul ne tire mieux une guerre. Et il attend, dans la joie, quand il voit quelque part quelque homme faire tout ce que peut un homme, s’incline avec amour se jette à son cou et s’écrie : O action faite christ ainsi fait Dieu fait chair : Si je revenais écrit Christ je le ferai ». Ce poème a été écrit 2 ans la mort de Hopkins. Le titre n’est pas attesté. Maintenant, Wallace Stevens, en balance. C’est un poète américain, né en Pennsylvanie 1879 1955. Lui, c’est pas la même histoire du tout : il a été tout sa vie cadre supérieur dans une compagnie d’assurances. Il a commencé à écrire des poèmes en 1913, les traductions en France sont très tardives. Le 1er recueil traduit est pratiquement de 1989. Le grand poème dont j’ai extrait un passage est un poème de 1944. Il s’appelle Esthétique du Mal (le titre est en français), c’est un titre évidemment baudelairien. De façon générale, la poésie française est un arrière plan majeur de la poésie de Stevens. Noez que dans il écrit ce poème, Stevens a 65 ans quand il écrit ce poème, pas œuvre furieuse, concentrée, presque testamentaire qu’il y a chez Hopkins. Grande cadre d’assurance écrivant des poèmes toute sa vie, et les plus grands entre 65 et 70 ans. Ce poème est intégré à un recueil non traduit, qui est titré en anglais « transport to summer », recueil de 47, Transport dans l’été. L’été et le soleil sont des figures majeures dans la poésie de Stevens, car sa poésie est une immense méditation sur l’être et l’apparaître, et sur la question de savoir commente le poème se situe entre puissance de l’idée et normalité du monde agence poétiquement le nouage poétique de la puissance de l’idée et de la normalité du monde, sans sacrifier la normalité du monde, de telle sorte que la connexion entre être et apparaître soit saisissable sans transcendance. Ce qu’il appellera, lui la vie, précisément. Du reste, le précédent recueil, part of a world, non traduit lui aussi, s’appelle partie d’un monde. Dans le recueil où il y a Esthétique du mal, vous trouvez 2 autres

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gigantesques poèmes : description without place, description sans lieu et note toward a supreme fiction, note en direction d’une fiction suprême. L’ensemble de ces 3 poèmes est sans équivalent dans le cœur du 20ème siècle. Les traductions existent mais le recueil entier n’a jamais été traduit. Ces poèmes sont conçus explicitement comme des poèmes de guerre, écrit pendant la guerre, 42-44, les USA sont en guerre, et dans le part of a world, il y a une poème titré Examen du Héros en un temps de guerre (titre du poème). C’est vous dire que cette question de la figure du soldat dans la guerre est réellement le propos explicite de Stevens. Je dirais que Stevens est celui qui a porté la question du soldat au cœur du 20ème siècle. Elle était née bien avant, peut-être s’achève –t-elle avec lui, peut-être est-il le dernier grand poète européen ou américain, de notre tradition à être le poète du soldat. Il y a un texte en prose très intéressant, que je veux vous lire, qui s’appelle l’immense poésie de la guerre. Ça donne le contexte de tout ce que Stevens pense, écrit et médite poétiquement sur la guerre. Je vous le lis : « l’immense poésie de la guerre et la poésie d’une oeuvre d’imagination sont 2 choses différentes. En présence de la violente réalité de la guerre, la conscience se substitue l’imagination et la conscience d’une guerre immense est la conscience d’un fait. Si cela est vrai, il s’ensuit que la poésie de la guerre comme conscience des victoires et défaites des nations est une conscience factuelle, mais d’un fait héroïque, dont l’échelle est si considérable que sa conscience pure affecte l’échelle de la pensée commune et constitue une participation à l’élément héroïque ». En tps de guerre l’attraction du réel est telle que l’imagination est congédiée, c’est une 1ère chose, mais l’échelle constitue à ce moment là a une puissance d’attraction qui fait que sa dimension héroïque, anonyme et général, attire, et fait que la lecture même de la poésie de la guerre constitue une participation à l’élément héroïque. Ce qu’il décrit là c’est les conditions subjectives de l’incorporation, c’est l’incorporation qui se fait par attraction, une attraction dont le principe n’est pas l’imagination mais la défaite de l’imagination. Souvent l’incorporation est décrite comme illusion imaginaire (procès politique du siècle dernier : en définitive, excroissance de l’imaginaire, fallacieuse illusion). Ici il défend exactement la thèse contraire : il y a cette incorporation héroïque quand en réalité qch de l’imagination n’est plus à le mesure de ce qui se passe. Ce n’est pas l’imaginaire qui constitue le sujet héroïque mais au contraire la défection de l’imaginaire au profit de la réalité, ce qu’il appelle le fait. Stevens continue : « il a été facile de dire dans la période récente que toute chose tend à devenir réelle, ou plutôt que toute chose se meut en direction de la réalité, ce qui veut dire en direction du fait. Nous laissons le fait et nous revenons à ce que nous voulions que soit le fait, non ce qu’il fut. La poésie d’une œuvre d’imagination illustre avec constance la lutte contre le fait, elle se poursuit universellement même dans les périodes que nous appelons la paix, mais dans la guerre le désir d’aller dans la direction du fait comme nous voulons qu’il soit est dominante. Rien n’apaisera jamais ce désir ». Dans la guerre, le désir d’aller dans la direction du fait comme nous voulons qu’il soit est dominante, et rien n’apaisera jamais ce désir si non une conscience du fait telle que chacun est au moins convaincu de disposer de son être. Ce qui donne le désir, et ce qui en même est sa perte, est la conscience que le fait, le réel, tel que la guerre l’exalte et l’enveloppe, nous allons disposer de son être par incorporation à l’élément héroïque. Je lis le poème, maintenant : c’est un gigantesque poème. Je ne lis que la strophe 7, c’est celle-là qui est consacrée à la figure du soldat. « qu’elle est rouge la rose qui est la blessure du soldat, les blessures de nombreux soldats, les blessures de tous les soldats qui sont tombés, rouges en sang, le soldat du temps agrandit au format de l’immortel. Une montagne d’où l’aisance n’a jamais banni, sauf si l’indifférence à une mort plus profonde est aisance, se dresse dans l’obscur. Une colline d’ombre où le soldat du temps trouve un immortel repos ; Les cercles d’ombre concentrique en eux mêmes immobiles mais se déplaçant sur le vent forment des circonvolutions mystiques dans le sommeil intemporel du soldat sur son lit. Les ombres de ses camarades le retournement dans la haute nuit. Et pour lui, pour le soldat du temps, l’été exhale pour eux son parfum une haute somnolence, et pour lu, le soldat du temps, exhale un sommeil estival où sa blessure est bonne car la vie l’était. Aucune part de lui ne fut jamais part de la mort. Une femme se glisse son front sous sa main, et le soldat du temps gît tranquille, sous cette caresse ». Maintenant nous allons extraire de ces 2 poèmes un certain nombre de caractéristiques concernant les maximes qui nous servent de point de départ, maxime de csq et de capacité. Les 2 poèmes forment monument à la figure di soldat, dans sa texture et dans son affirmation. Je voudrais articuler tout cela, ce qu’il y a de commun, ce qu’ils donnent à penser, en 4 points. Le 1er point, qui est majeur, c’est que la figure est une figure affirmative. Ie il n’y a aucune espèce de déploration. Le monument est un monument qui n’est pas une commémoration, une déploration, qui n’est

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pas une oraison funèbre. Le monument poétique consiste à dire que la figure du soldat est une figure qui consiste à dire, jusque et y compris dans la mort, est l’affirmation d’une sorte de trans-humanité essentielle, immanente à l’humanité elle-même. Un point tout à fait remarquable, c’est le oui par lequel s’ouvre le poème de Hopkins, un oui isolé et sans connexion, qui est comme l’affirmation pure : oui. D’un bout à l’autre, cette affirmation va être relayée par son articulation métaphorique, jusqu’à se confondre avec l’affirmation de Dieu lui-même. Le trajet du poème, c’est depuis oui jusqu’au oui prononcé par Dieu même. Le poème, c’est le oui par lequel Christ s’identifie au soldat, devient soldat, est soldat. Et inversement l’action du soldat est une action faite Christ, une action du Dieu fait chair lui-même. Vous voyez comment l’élévation du poème de part en part est l’élévation d’une affirmation. Elle est l’exégèse du oui initial. Elle va nous dire ce que c’est, ce que contient ce oui, ce oui au soldat. Dans Stevens on va avoir 2 points majeurs. Le 1er c’est que l’été, dans la haute nuit d’été exhale pour eux son parfum une haute somnolence et pour lui, le soldat du temps, un sommeil estival, dont on sait qu’il est l’instance d’appui de l’affirmation, l’été va déplacer la nuit et le sommeil, l’été va se destiner au soldat. L’été va exhaler pour lui un sommeil estival. Mais sommeil estival c’est un oxymoron, c’est le sommeil comme puissance de la nuit, mais porté à la puissance de l’été. C’est pour ça que c’est une haute nuit : il y a une élévation de la nuit dans la figure par laquelle l’été destine le sommeil, tout ça est pour le soldat du temps est une expression fdtale. Evidemment tout ça se lie à la formule extraordinaire : aucune part de lui ne fut jamais part de la mort. Non seulement c’est affirmatif, mais le soldat mort (au combat, blessé, rouge de sang, couché dans son sommeil d’été) le soldat mort ne participe aucunement de la mort. Rien de lui n’a été en quelque manière une partie de la mort. Il faut pousser l’affirmation s’agissant jusqu’au point où à proprement parler le soldat mort est laissé intact dans sa vie par la mort elle-même. Il est la vie bonne, la vie affirmative, la vie positive, intacte si je puis dire, dans le mouvement de la mort elle-même. C’est aussi la raison pour laquelle on voit pouvoir dire que sa blessure est bonne parce que sa vie l’était. La puissance de la vie est telle que la blessure ne peut pas contredire ce point. Dans la figure du soldat, la vie affirmative l’emporte essentiellement. C’était le 1er point le caractère affirmatif, radicalement affirmatif de la figure di soldat. Elle est affirmative pour les raisons qui vont suivre. La 2ème chose, c’est sur la capacité. La capacité, elle est énoncée de façon particulièrement intense dans le poème de Hopkins. La capacité du … telle que identifiable dans la figure du soldat est le moment où il y a identité entre Christ et l’homme et finalement Dieu quant à cette capacité même. Toute la fin du poème le dit. Si Dieu voit quelque part quelque homme faire tout ce que peut un homme, alors il dit : tu es comme moi. C’est le faire Christ c’est ce que fait Dieu fat chair. Dans la figure du soldat prise comme paradigme du moment où l’homme fait tout ce qu’il peut, où il épuise sa capacité d’homme alors en ce point là il n’y a pas de distinction entre homme et Dieu dans la théologie de Hopkins. Cette théologie est fondé sur ce point qu’il est possibilité d’être indiscernable du Christ ou de Dieu, tout simplement en épuisant la capacité humaine en tant que telle. La figure du soldat nomme cette possibilité, ie la possibilité que quelque homme fasse quelque part tout ce que peut un homme. Et alors, le Christ va dire : o Action faite Christ, transformée en divinité, action divine. C’est un point fondamental. Il en résulte que cette puissance est si grande, cette capacité d’identification à Dieu ou au Christ est si grande dans la figure du soldat, que en tant que capacité réelle elle ordonne notre jgt sur l’apparaître. Comment ça se fait qu’on bénisse et admire le soldat rien qu’en le voyant. Tout le monde le bénit ? Tout le monde bénit le soldat, est-ce qu’on a raison ? oui, on a raison parce que en réalité la capacité réelle dont le soldat fait preuve à la guerre, dans le procès réel du… elle est si faite Christ que ça remonte jusqu’à une croyance en l’apparaître lui-même. Dans une action d’une telle nature, l’homme doit être à la hauteur de sa possibilité, on va apprécier l’artiste d’après son art. Cet art, qui est l’art du soldat, est aussi l’art du Christ, le Christ connaît la guerre. Figure du Christ comme soldat. Cette id au Christ est si puissante qu’elle valide la bénédiction de l’apparence, même si rôde dans le début du poème l’idée que c’est un faux semblant. Ce n’est pas car on a une veste rouge qu’on a l’action faite Christ. Mais si c’en est au moins l’apparaître, au moins la promesse. Le principe de capacité s’il est puissant, si vraiment on a des témoignages concernant la possibilité quelque part qu’un homme fasse tout ce que peut in homme. C’est une conviction si puissante qu’elle organise le jgt sur l’apparence. Qu’elle valide le militant éventuel d’une capacité non seulement dans l’exercice de sa capacité mais dans son possible, dans les signes de sa possibilité. Ça indique que Hopkins a une thèse sur la puissance d’incorporation. Si radical, si puissant, qu’il s’étend au principe d’extension au signe de son apparaître. Principe de capacité dans sa signification subjective majeure et organisatrice.

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Sur le principe de csq ou fidélité Pour Stevens il est clair que la matière de la figure du soldat c’est le temps. Le refrain du poème, c’est le soldat du temps. Tout soldat est un soldat du temps, ie tout soldat est un soldat qui fait figurer le temps dans sa puissance d’immortalité. Parce que si vous regardez bien le poème, sa scansion, son refrain, c’est le croisement entre temps et immortel, le soldat du temps agrandi, trouve un immortel repos, temporel du soldat rouge. La tranquillité essentielle du soldat mort est liée au fait que en tant que soldat du temps il s’est commué, il s’est élevé à la figure de l’immortalité. Alors il en résulte, de ce que en définitive la matière du temps… le soldat est dans la csq elle-même. Il est dans le temps de sa propre durée comme immortalité immanente. La figure du soldat, de la discipline, telle que tout soldat est soldat du temps, accomplit son acte dans la durée disciplinée, est par elle-même une puissance ou une promesse d’immortalité. C’est donc la csq dans sa présentation poétique autour de la figure du soldat, c’est en réalité la création de l’immortalité subjective, de l’immortalité subjective anonyme. C’est très important : pas immortalité subjective du héros dont le nom propre sera inscrit et célébré, c’est l’immortalité de l’incorporation temporelle elle-même. Voilà. Et cela est dit dans les 2 poèmes, c’est le dernier point, avec une force singulière. Le mouvement du poème, c’est le mouvement de cette immortalité subjective. On pourrait prendre des indices : action faite christ, ou ainsi fait Dieu fait chair indique simplement que cette action là, l’action du soldat dans la guerre, est une action qui se métamorphose, action faite Christ, qui se transforme en son équivalence à l’immortalité divine. De même, agrandi au format de l’universel, ou immortel sur son lit pour Stevens. Formule remarquable le soldat du temps agrandit au format de l’immortel, c’est véritablement ce qui advient dans l’apparence du soldat mort. Cette immortalité n’est pas après la mort ou distincte de la mortalité elle-même. C’est le soldat du temps en tant que soldat di temps qui est agrandi au format de l’immotel. On peut parler poétique d’une immortalité immanente. Si on regarde les 2 grandes métaphoriques de la rose et de la montagne, dans les premiers 2 quatrains, en réalité la rose est une métaphore de la blessure : elle est rouge, la rose qui est la blessure du soldat. La blessure même chose que la rose, c’est ce qui prépare le fait que cette blessure soit bonne. La bonté de la blessure en tant que la blessure qch qui s’est surimposée la vie. Sa blessure est bonne parce que la vie l’était. La rose est bonne car la vie l’était. Rose, blessure, vie bonne s’enchaîne dans une métamorphose métaphorique. Déjà dans la rose est présente l’immortalité qui fait que la blessure est bonne, parce que la vie est bonne. Si vous prenez la montagne, un grand classique de ce type de poésie, la figure du tombeau. La montagne c’est le tombeau, la colline d’ombre où le soldat du temps trouve un immortel repos. C’est le tombeau de la figure du soldat. C’est pas le tombeau en tant que signe fermé de la mort, c’est au contraire le tombeau en tant que ouvert sur… Vous achèverez vos même. Que conclure de cela, de cette figure du soldat, de cette figure poétique du soldat au point de nos maximes ? Dans la figure du soldat, on peut dire que le point d’intersection de la maxime des csq et de la maxime des capacités, c’est en réalité l’indiscernabilité de l’existence et de la mort. L’existence et la mort deviennent indiscernables parce que est créé de l’immortel, est créé de l’immortel en immanence à l’action humaine. Action faite Christ blessure est bonne. Entre exister et être mort il n’y a pas de discernement, non pas car ce serait des états identiques mais car le mouvement qui les conjoint a créé de l’immortel. C’est au pont d’indiscernabilité de l’existence et de la mort que se crée de l’immortel, et cela est possible car on a la conjonction d’une discipline et d’une capacité maximale. Conjonction d’un principe de constance, soldat du temps, c’est aussi celui qui est tel qu’il ‘est un homme capable qui fait tout ce que peut un homme conjonction capacité radicale de l’humanité à faire ce qu’elle peut, et que ordinairement elle ne fait pas, quand un homme fait tout ce que peut un homme, alors qch d’immortel advient de façon immanente qui produit l’indiscernabilité de l’existence et de l’immortalité. Reste à se demander comment cela est possible : quelle relation entretiennent l’existence et la mort pour qu’une telle relève soit possible ? Le poème nous dit cela, et c’est le sens profond de tout poème du soldat, qu’une existence anonyme, une existence qui est sans le nom propre dont la mémoire s’illustrera, est une existence qui peut fort bien, par conjonction d’une maîtrise du temps et d’une extension de capacité, créer un point d’immortalité. Il est un monument aux morts, il est un monument aux morts en tant qu’il désigne l’immortalité du mort lui-même, il désigne toujours que le mort n’est pas mort, y compris dans sa symbolique qu’on ne comprend plus vraiment. Même la flamme de l’arc de triomphe dans sa relative bêtise, comme toute métaphore trop matérielle : elle est ce qui ne s’éteint pas, elle est

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définie comme ce qui ne doit pas s’éteindre, ce qu doit être allumée et rallumée en permanence. Elle dit la même chose que ces poèmes : elle est la flamme du soldat comme immortalité métaphorique. Donc la thèse du poème du soldat c’est que l’existence anonyme est apte ç l’immortalité, pas à l’immortalité comme connexion transcendante, mais dans la puissance d’orientation du fait. C’est le poème qui le dit. Quel est le système de garantie ou de réflexion donner conceptuellement ? Pour ça il faut revenir sur l’existence, et il faut que ce trajet poétique dans la métaphore du soldat du temps, ou de l’action faite Christ soit rationnellement compatible avec ce qu’on dit de l’existence et puis ce qu’on dit de la mort. Donc la prochaine fois, ce qui sera à l’ordre du jour, ce sera l’existence et la mort, on va s’arrêter là pour aujourd’hui.

13 DECEMBRE 2006

Je voulais commencer comme il arrive quelquefois par une note marginale. Récemment dans le journal le Monde, que je lis quelquefois j’ai été frappé par un entretien avec l’écrivain américain Russell Banks. Je voudrais dire quelques mots sur les raisons pour lesquelles cet entretien m’a frappé. RB est un très grand romancier de notre temps, et je vous exhorte vivement à le lire, car après tout sur notre question de s’orienter dans la pensée ou dans l’existence, RB à son mot à dire, à sa manière, romanesque. C’est après tout un penseur de la question, de l’idée qu’il se demande ce que peut bien vouloir dire être un sujet qui oriente son existence dans l’espace américain. Ie qu’est-ce qu’être un américain. Non pas au sens objectif, ie qln qui habite, ou qui est né ou qui a des relations intimes avec l’Amérique, mais qu’est-ce qu’être un américain, du point de vue où ceci aurait un sens, au sens où ceci constituerait la possibilité d’une subjectivité véritable. En ce sens il est dans notre champ d’examen ici. Il est comme une expérience romanesque directement à même de la question de savoir qu’est-ce que c’est que s’orienter dans l’existence, avec d’ailleurs une oscillation très puissante des romans entre des personnages d’extraction généralement tout à fait populaire, des ouvriers, des gens pauvres, qui se présentent comme égarés en réalité, qui sont des figures d’égarement dans l’existence, de désorientation au sens strict ; et qui de l’intérieur de cette désorientation cherchent ou trouvent par hasard un point auquel ils tiennent et qu’ils traitent mi-aveuglément mi-lucidement et qui va fixer précisément leur orientation mais comme destin, comme qch d’à la fois essentiel et d’obscur. De ce point de vue RB a aussi cet intérêt d’être un écrivain de la subjectivité populaire, ce qui est après tout très rare dans le roman, et il faut le dire particulièrement dans le roman français. Et il oscille entre cette figure là et des figures au contraire historiques, intellectuelles, de gens éduqués ou de penseurs qui déterminent de façon cette fois au contraire de façon volontaire (peut-être exagérément volontaire) ce que c’est qu’une existence orientée. Donc c’est vraiment le pb de RB d’inscrire l’orientation dans l’existence à travers ces figures. Tout ça sont des figures romanesques extrêmement puissante, avec lesquelles RB inscrit dans la figure de l’existence la question de l’orientation à la fois dans l’élément d’une désorientation presque primitive, 1ère, ou dans l’élément d’une surorientation, volontariste finalement et sous le signe d’une morale impérieuse. Comme si l’être américain ne pouvait qu’hésiter entre une sorte d’aveuglement destinal essentiel et qui peut pleine de grandeur de puissance, et un volontarisme moral qui est en excès sur ce que la situation autorise. Alors c’est un point intéressant car on voit là une sorte d’espace pour la question de l’orientation de l’existence où RB me semble être l’expérimentateur américain par excellence. 3 livres : - Affliction : roman dans l’archétype de la 1ère figure. C’est un ouvrier, un conducteur de chasse neige dans une petite ville de l’extrême nord américain qui s’obstine petit à petit à tenir un point dans des conditions de violence extrêmes. Il est en réalité aux prises avec la destruction de tout ce qui existe dans sa petit ville du Nord par la création d’une station de ski pour gens fortunés (arrière plan historique et social). C’est l’histoire de son itinéraire, extrêmement fort, aux lisières de l’aveuglement et de la lumière véritablement. Aux lisières de l’aveuglement et de la lumière il se dirige dans cette violence extrême sous la contrainte obligée qui est de tenir un point. Alors là vraiment, il tient un point sans même pouvoir exactement dire ou transmettre quel est ce point. Mais il le tient. Il y a une tonalité épique, il travaille le roman par l’épopée. - Nouveau lendemain : il a été transposé dans un très beau film de Atom Goyan. C’est un peu autre chose : c’est la saisie de ce que c’est qu’une collectivité en proie au désastre, en proie à une catastrophe, et la manière dont elle se révèle à elle-même ou dont elle modifie intérieurement le système des données subjectives à partir de cela. La donnée initiale c’est que l’autobus qui conduit les enfants du village à

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l’école a un accident : les enfants sont tués. Donc c’est un village où les enfants disparaissent subitement dans une catastrophe. Qln vient enquêter là-dessus, du dehors. C’est un roman plus choral, plus collectif, et qui va révéler les arêtes fondamentales de la vie de la collectivité avec comme fil conducteur une histoire d’inceste en particulier traitée avec à la fois une délicatesse et une force exceptionnelles. Cette question est très agitée aujourd’hui, et on a là un témoignage romanesque singulier sur ce pb. - le pourfendeur de nuages, sans doute le livre essentiel : sur le personnage de John Brown, au 19ème siècle, qui s’est levé contre l’esclavage, a organisé un petit groupe militant armé violent contre l’esclavage, s’est emparé un matin d’une ville du Sud, a appelé les esclaves à la révolte. Aucun n’a bougé, aucun ne s’est révolté. Il est resté dans une séparation complète avec le peuple noir et a été pendu. C’est un perso très connu et RB reconstruit cette figure historique de façon exceptionnelle dans l’Amérique du 19ème siècle. Au fond sous ce personnage, cette équipée sous un impératif moral absolu (il terrorise sa famille, il est comme un prophète biblique, il a une espèce de grandeur puritaine étonnante), RB parle de lui et des expériences révolutionnaires aux USA dans les années 60. Parce que il parle des panthères noires, des weather men, et était lui-même membre d’un groupe gauchiste jusqu’au début des années 70 (il a été un activiste révolutionnaire américain), ça a été un marquage essentiel de sa vie. Et dans l’agrandissement épique de la figure de JB on retrouve ce paradoxe violent de la cause juste, impérieuse et juste, mais qui est traitée dans un chemin si exemplairement moral qu’elle ne parvient pas à trouver le chemin de sa constitution véritable et où finalement elle se transforme en témoignage singulier à propos duquel le romancier reste dans l’expectative, comme il est naturel. JB est une figure d’une puissance extraordinaire, comme le capitaine Achab dans Moby Dick, mais c’est une figure aussi ambivalente car elle symbolise que si l’on s’oriente par un impératif qui est construit de telle manière qu’il n’a pas la suffisance propre de se lier aux gens concernés, alors ça se transforme en destin et en solitude. Ces livres ne nous éloignent pas de notre propos, trouver une morale sans morale, une morale démoralisée, une morale qui ne s’expose pas à crée la figure de JB. JB était un militant radical, radical disent les américains, entre progressiste et révolutionnaire (en français le mot n’a pas d’équivalent). La chose non plus n’a pas d’équivalent, c’est signifié par le fait qu’il n’y a pas de transposition possible dans la langue. C’est en réalité une posture indécidable entre la politique et la morale. C’est le point qui fait qu’elle n’est pas transposable aisément dans notre lexique classique. C’est une figure dans laquelle l’impératif de donner sens à l’existence ne peut pas être décidé comme impératif à structuration singulièrement politique ou exemplairement. Ce qui fait aussi qu’entre l’action efficiente ou le processus et l’action exemplaire il n’y a pas vraiment de distinction. Et je dirais qu’à la limite entre le militant et le saint il n’y a pas de différence véritable. En réalité l’épopée de JB, qu est celle de la libération des noirs, est une sainteté personnelle, terminée par le martyre, comme il se doit. Mais JB est plus le saint ou le prophète qu’il n’en est en notre sens le militant ou le dirigeant politique. Et ça, cette figure qui crée une indiscernabilité entre morale et politique dans le champ des questions effectives, dans le champ du réel, c’est la figure qui est réellement nommée par le radical américain. Elle nous intéresse car met à l’ordre du jour de façon tout à fait puissance qu’est-ce que c’est que s’orienter dans la pensée / l’existence à partir du moment où la maxime est claire. C’est là où on voit que cette question de l’orientation n’est pas réductible à sa maxime, c’est la difficulté. Après tout la maxime nous voulons, désirons devons lutter l’esclavage et pour l’émancipation des noirs est une maxime indubitable, indiscutable. Maxime partagée, exemplairement partagée. Et JB porte à son comble d’incandescence cette maxime, il voue intégralement sa vie à cela, avec une violence et une autorité extraordinaire, et il est prêt à la sacrifier s’il le faut. Il est le soldat de cette cause pour parler le lexique de cette cause, et l’action qu’il va entreprendre est une action armée. Mais la maxime ne résout pas la question, la maxime ne contient à elle seule la question de l’orientation. C’est un point de vue qui distingue la question de l’orientation de la question morale au sens de Kant. Agir selon une maxime universalisable, sans doute. Il est bien vrai qu’il faut agir et orienter son existence selon une maxime universalisable dans tous les ordres de l’action et de la création. Mais ça ne dit pas encore ce dont il s’agit. La maxime doit encore être comptable du processus de son effectuation événementielle, du processus de sa subjectivation véritable. En l’occurrence le pb de JB est de savoir quel type d’accès il traçait entre lui et la subjectivité historique de la fraction noire américain. Et ça c’était un autre pb que celui de la maxime, c’est le pb de son effectivité. C’est le pb de la procédure de vérité : la maxime comme telle reste en effet toujours indécidable dans notre exemple entre la politique et la morale. C’est là que s’est établi une bonne partie du mouvement radical américain, c’est là que s’est établi RB pendant une bonne période de son existence et c’est là-dessus que RB romancier médite dans

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l’espace du roman, le roman permettant de ne pas trancher tout à fait, ie de maintenir la figure, de maintenir qch de la critique de la figure et de maintenir l’indécidabilité entre la figure et la critique de la figure, ie l’indécidabilité entre la morale et la politique dans l’élément romanesque lui-même. Dans son entretien au Monde, RB, né en 1940, activiste des années 60-70, il y a 2 choses qui m’ont bcp frappé. 1° sur l’évolution de la situation : « à un moment donné, dans les années 80 et 90, je me suis aperçu que la quasi-totalité des étudiants étaient plus à droite que moi. Et un peu plus tard, je me suis aperçu que dans ma classe j’étais le seul à être vraiment radical (au sens américain) ». ça m’a touché. Je ne le dis pas contre vous ! « ce n’est pas tellement que les étudiants soient devenus plus réactionnaires » (il est gentil !), « la situation elle-même dans son ensemble s’est déplacé ». Le monde a glissé, s’est déplacé. Il dit que l’USA est devenue bien plus réactionnaire, elle s’est enfoncée etc… Il y a toujours qch comme un mvt général. Les catégories de présentation politique américaine et en particulier l’indécision entre morale et politique crée un univers subjectif très différent, avec ses qualités (cf JB : l’avantage de l’indistinction entre morale et politique est de mettre immédiatement à l’ordre du jour le courage). Il faut rendre cet hommage aux jeunes radicaux américain, c’est que en tout cas ils sont courageux, absolument. Le courage y est une vertu partagée et plus répandue qu’ici. Il y a ici une strate de peur, le courage n’est pas la vertu la plus partagée par les français. Mais en même temps il y a ce mouvement d’ensemble de glissement, décalage, déplacement, dont il témoigne à sa manière. Le pb est de savoir dans quelles conditions s’opérera une transmission. Quand le monde change il faut faire autre chose, accordons ce point, mais ce n’est pas la même chose que faire autre chose tel que qch est transmis de l’héritage antérieur et être dans une séparation complète (et on voit que RB inscrit son œuvre sous le signe de la transmission). Ce qui se trouve à l’ordre du jour est une transmission, pas une accusation (j’avais les cheveux blancs mais j’étais le plus radical).

2° il dit aussi le contraire de ce qu’on a dit les 2 fois précédentes : il se demande comment aux USA se constituent les conflits. On l’a abordé ici depuis 2 ans : comment se constitue le conflit ? Qu’est-ce qu’un vrai conflit, un faux conflit ? qu’est-ce qu’un adversaire ? Sa réponse est 2 choses : - il renvoie immédiatement à des groupe constitués de caractère généalogique et racial (c’est absolument américain aussi). Afro-américain, hispano-américain, américains d’Europe etc.. Il y a un partage en termes de groupes culturels (ils sont aussi raciaux, historiques, géographiques), mais disons constituée autour de référents culturels communs. - ensuite, 2nd point, le conflit ou la différence de vision ne porte pas sur les faits (ils sont tous d’accord sur les faits qui ont constitué l’histoire des USA) mais ils ne sont pas d’accord sur leur interprétation. Il propose une interprétation des conflits en termes de groupe, groupe culturels Il élucide les conflits en termes herméneutiques Je soutiens le contraire ici : tout conflit véritable porte sur des assertions d’existence et pas sur des interprétations d’une existence supposée partagée. Ça m’a intéressé car ça portait sur le rapport entre interprétation et existence dans la question de l’orientation. RB se posait la question des conflits pour savoir ce que pouvait être aujourd’hui une orientation radicale, émancipatrice à l’intérieur des USA. Il répondait : le conflit est un conflit des interprétations sur une base historique finalement communément partagée ou communément acceptée. Evidemment ça m’a renforcée dans l’idée que la question de l’existence était véritablement décisive dans l’affaire qui nous occupe ici, en tant qu’elle est le support de l’orientation, et non pas seulement le support des interprétations à partir desquelles s’orienter. Autrement dit c’est cette idée qui semble très abstraite mais qui est fondamentale, que l’orientation est à même l’existence, et n’est pas médiée par une interprétation. Par conséquent, le conflit n’est pas conflit des interprétations mais conflit d’assertions. Ou si vous voulez un conflit de décision d’existence ou de constat. Donc il y a un désaccord avec RB, que je ramènerai au point précédent : si la question est une question de différence des interprétations, alors qu’en définitive c’est une question morale, ce n’est pas une question de procédure de vérité ; Si c’est une question de procédure de vérité, à l’inverse, la question décisive est celle de qu’est-ce qui existe ? et bien entendu, à l’intérieur de l’existence, qu’est-ce qui n’existe pas ? Car nous le verrons, la question de l’existence est aussi celle de l’inexistant, c’est en fin de compte la question de l’inexistant qui est le point fondamental d’orientation. Je l’ai maintes fois indiqué. Et donc nous allons repartir de cette question de l’existence aujourd’hui. Je refais notre trajet en d’autres termes, pour en venir à la question d’aujourd’hui. Je refais notre trajet en termes de projet, en termes de maxime et en termes de figure.

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- en terme de projet, finalement nous cherchons une morale provisoire des temps intervallaire, sous l’hypothèse que nous sommes dans un temps intervallaire, un temps entre une séquence de l’orientation générale et une autre séquence qui n’est pas encore construite ou lisible. Donc nous sommes dans un entretemps du temps, tel est notre site historique. On peut dire aussi nous sommes dans un temps provisoirement désorienté et donc nous cherchons une orientation pour temps désorientés, sur fond de temps désorienté. Ça concerne bien l’orientation de l’existence. Peut-il y avoir une orientation minimale de l’existence dans un temps désorienté ? J’introduis l’autre hypothèse, je le dis en passant, qui est l’hypothèse nihiliste, à savoir qu’il n’y a que la combustion de l’existence elle-même, car en temps désorienté il ne faut pas espérer une orientation. Tout ce qu’on peut propose est une pure et simple combustion instantanée de l’existence elle-même, et l’orientation est un rêve archaïque. C’est l’orientation nihiliste, très courante aussi. Son espace de déploiement est particulièrement ouvert en temps désorienté. Le nihilisme croit dans les temps intervallaire, faisant en quelque sorte maxime de la désorientation. Car le nihilisme profond fait en temps désorienté maxime de la désorientation elle-même. Il prend la loi du temps comme maxime subjective. Le temps est désorienté, je serai absolument dans la désorientation, dans l’existence brute, dans l’existence qui affirme son droit à sa propre combustion, à son propre incendie. Notre projet peut être dit projet non nihiliste pour temps désorienté : peut-on soutenir autre chose que l’incendie de l’existence quand le temps est un temps intervallaire et désorienté ? j’ai flirté avec le mot cartésien de morale provisoire, pour Descartes c’est prendre une décision d’aller tout droit quand on est perdu dans une forêt (mais aller tout droit dans une forêt, c’est là tout le pb !). On va essayer d’aller tout droit, mais ça c’est le point par lequel il propose une morale provisoire par temps désorienté : vous êtes perdus, vous pouvez en tout cas avoir pour maxime de vous tenir à ce que vous avez décidé. - en termes de maxime, je vous rappelle qu’on a dit que les maximes sont des maximes de conséquence et de capacité. Si on tient un point en tout cas il faut en assumer les csq, ne pas se laisser désorienter dans la csq de ce qu’on tient. J’ai proposé de nommer cela la constance. Et puis la maxime de capacité c’est se déclarer capable de tenir les csq précisément, faire confiance en sa capacité au-delà de la représentation, de ce qui en est proféré par les autres. Et puis Descartes lui-même dit que si on fait confiance à sa capacité en un certain sens on devient capable. Ça c’est la maxime de confiance, avoir confiance, et avoir confiance en la confiance qu’on a en soi-même. Alors plus précisément la constance ça veut dire exister selon un principe ou un énoncé primordial, dont on tient les points successifs, dont on tient réellement les points (pas comme JB). Ie la construction de la maxime dans le réel se fait point par point. Donc la constance veut dire non pas seulement tenir la maxime, mais plus essentiellement tenir les points successifs de son effectuation. Ie tenir l’existence du principe, et non pas seulement son sens ou sa possibilité. On a une distinction entre sens et existence, comme on aura celle entre être et existence. Agir avec constance selon un principe n’est pas seulement tenir le sens de ce principe mais c’est le faire exister (c’est la fidélité véritable, qui n’est pas dans la continuité du sens mais dans la discontinuité des points successifs qui matérialisent leur réel, la fécondité de la maxime). Donc ça tient aussi à l’existence. Enfin la confiance veut dire que je suis capable de ce type d’orientation de l’existence, et que cette capacité est aussi dans l’épreuve des points. La capacité à affirmer subjectivement, à être avérée dans la tenue des points. Entre parenthèse, si on commence à être dans le sens de la maxime on va se demander comment subjectivement on est à la hauteur de la maxime (on a ça chez JB mais aussi dans toutes les figures archaïques du guerrier : je suis à la hauteur de la maxime). Et l’action devient pour part un spectacle, elle est dans le spectaculaire de la monstration du héros comme étant à la hauteur de sa maxime. Ce n’est pas une critique. On ne peut plus décider si c’est de la figure du héros qu’il s’agit ou du sens de la maxime car c’est permutable. C’est tout le contenu effectif de la catégorie cornélienne de gloire : le théâtre de la gloire, c’est avérer ou montre dans le spectacle de l’action elle-même que le sujet est à la hauteur de la maxime. Or ça, ce point est précisément celui qui d’une certaine manière interdit l’existence de la maxime car cela requiert non le principe de constance et de confiance mais un principe de gloire précisément, d’exception spectaculaire. Je suis moi en tant qu’exception à la hauteur du principe que je produis. Et on voit très bien, je reviens à JB, que JB dans pourfendeur de nuages se représente comme celui qui est à la hauteur de la maxime générale de l’émancipation des noirs. C’est sa manière à lu ide faire exister le sens de la maxime, de se déclarer comme étant le seul à vrai dire effectivement à la hauteur du sens de la maxime. Si vous raisonnez autrement, si vous pensez que la matérialité de la maxime c’est son traitement point par point, alors vous n’avez pas à vous poser la question de savoir si vous êtes à la hauteur du sens de la maxime. La confiance ne porte pas sur ce point, sur la représentation de la subjectivité comme étant à l’altitude de ce dont elle se déclare capable. La

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subjectivité doit simplement traiter un point, qui sans doute est une matérialité de la maxime, mais qui ne fixe pas une hauteur du sens de la maxime. C’est important : la morale provisoire n’est pas une morale de l’exception, elle ne requiert pas que vous forgiez une subjectivité dont l’altitude ou l’intensité propre est mesurée par le sens d’une maxime ou le sens d’un impératif. Et donc il n’y a pas d’héroïsme du sens, on n’est pas dans cet élément. Et je soutiendrais qu’aujourd’hui, l’héroïsme du sens conduit inéluctablement au nihilisme. Si on soutient aristocratiquement qu’on doit être à la hauteur du sens de la maxime, cette maxime elle-même devient une maxime négative. Il n’y a pas de possibilité de faire fonctionner ce dispositif avec des maximes affirmatives qui sont réelles et qu’on doit traiter point par point. SI on doit traiter point par point ; on n’est jamais suffisamment dans la représentation de soi-même comme à la hauteur du sens général de la maxime. Et donc nous devons certainement défaire la tentation de considérer la morale provisoire comme une morale de l’exception. Cette tentation aristocratique ou guerrière reconduit enfin de compte dans le monde tel qu’il est, dans le monde intervallaire tel qu’il est, et nécessairement donc au nihilisme. La seule maxime à la hauteur de laquelle on puisse prétendre être est en fin de compte la maxime de la destruction de soi dans l’incendie de l’existence. Au fond, tout héroïsme aujourd’hui est mortifère (se représenter soi même comme à la hauteur d’une maxime universelle). Pourfendeur de nuage, figure immense mais en définitive mettant à l’ordre du jour un nihilisme éthique, pas un nihilisme cynique (peut-être faut-il distinguer les 2, idée qui me vient maintenant à l’esprit). Le nihilisme éthique c’est transiter par la représentation de la subjectivité comme à la hauteur de la maxime générale qu’elle se propose d’effectuer. Le nihilisme cynique, c’est à moi ma jouissance quotidienne. Voilà ! - en termes de figure, nous avons regardé la dernière fois la figure poétique du soldat, qui a été le plus puissant paradigme de la connexion entre constance et confiance, entre la levée en masse de l’époque de la Révolution Française et des guerres mondiales. Même le militant politique révolutionnaire de cette période a été sous ce paradigme : il s’est représenté et a été représenté comme un soldat de la révolution, cela pour une raison que j’avais dépliée sur le siècle, ie que la révolution elle-même était sous le paradigme de la guerre, la dernière, finale, fondamentale, la lutte finale comme guerre finale. De ce point de vue le militant était dans la figure du soldat. Pas étonnant : après tout cette figure du soldat a émergé dans le contexte révolutionnaire lui-même, dans la .. de la RF. Il y a un lien originaire entre cette figure et celle de la révolution. Nous avons dit que le soldat, métaphysiquement et poétiquement, c’est l’exposition de l’existence à la mort en tant que création d’immortalité. C’est pour sa que sa célébration se fait toujours sous le signe de l’immortel : c’est pourquoi c’est un monument au mort. Mais tout monument à l’immortalité est aussi en évidemment en même temps essentiellement un monument aux morts. Nous avons dit cette figure du soldat si essentielle qui paradigmatiquement a été une figure d’orientation majeure, est une maxime de csq (c’est aller jusqu’au bout de l’exposition de l’existence, proposer l’existence à une exposition qui n’accorde même pas à la mort d’en être la limite, une exposition intégrale de l’existence qui n’accorde pas à la mort son pouvoir de limitation) et puis c’est une maxime de capacité car le soldat est anonyme, tout un chacun peut l’être. D’ailleurs dans la légende poétique et narrative fourmillent les exemples de l’anonyme, de l’homme quelconque, indistinct qui s’avère capable de la figure du soldat (la littérature révolutionnaire encore plus que les autres ! l’anonyme devient soldat de la révolution). Donc le soldat comme figure du héros anonyme en tant que paradigme du noeud entre csq et capacité ou entre constance et confiance. Que ceci soit le paradigme sous lequel se décrit le héros révolutionnaire, nul texte n’en témoigne plus qu’un petit texte de Mao : « servir le peuple ». Septembre 44, je vous le recommande ! Discours quand un militant est mort, une oraison funèbre. Il commence par citer un écrivain chinois antique, comme on commence toujours en Chine par citer qln qui a dit la vérité il y a 3000 ans déjà. On commence comme ça, et le chinois qui a tout dit 3000 ans avant a dit que la mort est chose fréquente, mais il y a 2 sortes de mort : il y a des morts qui ont le poids et la puissance du Mont Tai chan, et des morts qui sont plus légères qu’un plume. Mourir dans la figure du soldat de la révolution est une mort immortelle, comme le mont tai chan, la mort des impérialistes, des corrompus, des comprador, n’a pas plus de poids qu’une plume. Donc ce qui m’intéresse ici c’est que la mort est évaluée en tant et selon l’orientation de l’existence. Selon la manière dont on a orienté son existence, la mort n’est pas la même. Ce qui veut dire que la mort est une partie de l’existence. Elle n’est pas le contraire ou son revers, elle est interne à l’existence et par csqt interne à l’orientation de l’existence. Donc contrairement à ce qu’on pourrait croire la mort n’est pas ce qui réunit tout le monde dans un destin commun. La mort n’est pas une puissance de désorientation, la mort est elle-même prise dans l’orientation de l’existence. En quoi une fois de plus Mao s’avère être un adversaire de Staline. Il y a une phrase de Staline que Malraux cite très

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souvent, et dont il raconte que Staline la lui a dite personnellement. C’est une phrase de Malraux, personne ne peut vérifier. Staline lui aurait dit, et je crois qu’il aurait été capable de lui dire : « vous savez, à la fin, c’est toujours la mort qui gagne ». Voilà ce qu’aurait été la sentence de Staline. Ce n’est pas ce que dit Mao ! A la fin c’est toujours la mort qui gagne veut dire : vous pouvez être dans un camp ou dans l’autre, à la fin c’est la mort qui gagne, l’anonymat universel qui recouvre et indistingue les différences. Mao dit le contraire : à la fin ce qui gagne, ce n’est pas la mort, c’est l’orientation de l’existence. C’est l’orientation de l’existence, et la mort elle-même sera spécifiée, qualifiée, différenciée par l’orientation de l’existence. Il y aura des morts qui seront célébrées comme ayant la puissance et la force du mont Tai Chan et des morts insignifiantes, et cela aura été décidé par l’existence et non pas la mort elle-même. Il dit après : désormais, quand qln mort parmi nous, il faut absolument faire une réunion, parler de lui, et faire un cérémonie en son honneur. Il dit il faut faire ça qu’il soit cuisiner ou soldat. Qd qln meurt nous devons nous réunir, parler de ce qu’il a fait, et quelle a été l’orientation précisément de l’existence de cet homme. J’aime bcp le qu’il soit cuisiner ou soldat : c’est l’anonymat reconnu. Devant la mort on peut juger de l’orientation de l’existence. Et l’orientation de l’existence, ça ne dépend pas de la position sociale, des talents etc… Elle est intrinsèque, c’est à même l’existence : quand vous regardez une existence, vous devez y lire son orientation essentielle, ça inclut le poids spécifique de la mort et c’est ce dont on doit parler ensuite, qu’il s’agisse d’un générale, d’un maréchal, d’un soldat ou d’un cuisiner, égalitairement. Je voudrais reprendre l’opposition que j’avais instruite la dernière fois entre cette figure, qu’il soit cuisinier ou soldat, et la figure du guerrier de l’épopée classique, dont je vous avais dit que c’est un nom propre (c’est pas cuisiner ou soldat, c’est Achille, Jason, Hercule), c’est une exception épinglée au nom propre, le contraire du soldat anonyme, du soldat inconnu (il doit être connu comme inconnu, célébré dans son anonymat lui-même, sans l’autorité du nom propre). Le guerrier va se faire un nom dans les combats, et d’autre part c’est un destin : lien, connexion entre exception et destin, se faire un nom propre et accepter ce qui arrive dans la figure que dès qu’un nom propre a un destin, après tout on a quelque chose de singulier et d’héroïque. J’opposais exception et destin à confiance et constance. Je vous disais : la figure révolutionnaire du soldat a succédé à la figure aristocratique du guerrier construite dans la corrélation entre exception et destin et non pas construite dans la corrélation entre csq et capacité ou confiance et constance. Et alors il me semble, idée supplémentaire que je voudrais introduire aujourd’hui, que le monde contemporain, qui a raturé le soldat dans ce monde (le soldat figure qui s’éloigne à une vitesse exceptionnelle), il a tendance à se nourrir d’une légende noire du guerrier. C’est frappant au cinéma : il est rempli de guerrier pseudo-médiévaux. Moins il y a de soldats réels, plus il y a de guerriers imaginaires. Quand la figure du soldat est raturée, la figure du guerrier prolifère. Et il y a aussi le « guerrier » (de caricature en vérité) de la légende urbaine contemporaine : mafieux, trafiquant, faux rebelle, tout ce matériau de la fiction contemporaine, où on voit le chef de bande, le jeune guerrier roulant des mécaniques et qui lui aussi se fait un nom, dans l’espace de la querelle urbaine et de son anarchie. Quelle est cette tentative d’appropriation complètement décalée de la figure du guerrier ? Je pense qu’elle vient là où le soldat s’absente. Si vous permettez une interprétation métaphorique ou poétique de la question de l’islamisme (ce n’est pas qu’elle me passionne), je dirais que la proposition islamique est : vous n’avez pas besoin de faire semblant d’être des guerriers car nous allons vous proposer d’être des soldats. Je cherche à comprendre pourquoi elle peut marcher, et je pense que c’est pour cela. Socialement on dira c’est la lutte entre le fondamentalisme islamique et la figure de la légende urbaine du bandit, mafieux, trafiquant, du chef de gang, du rappeur rebelle etc… qui dans leur nom propre, costume, apparat sont des caricatures de guerriers. Ie des choses qui se tiennent dans la corrélation entre exception et destin. Mon destin, que je traite comme une exception. En fin de compte, il peut très bien y avoir un moment où on propose comme alternative à cette figure fictive du guerrier des trottoirs la possibilité du retour de la figure du soldat, soldat de l’islam par exemple, mais peut-être de n’importe quelle autre figure du soldat aussi bien. Il me semble que ce qui se joue là n’a rien à voir avec ces fariboles sur le retour des religions, la guerre des civilisations etc… et tout cet emphatisme qui ne tient pas compte du fait précis et essentiel que Dieu est mort depuis longtemps, et qu’il ne ressuscitera pas (il ne peut pas ressusciter en dépit de ce qu’il nous a raconté pendant longtemps). C’est une fausse piste, une idéologie de guerre. Par contre le fait que ça ait à voir avec la subjectivité de la jeunesse ça je veux bien le croire, la subjectivité de la jeunesse en tant que lieu privilégié du partage et du conflit entre la figure du guerrier et celle du soldat, de la jeunesse masculine. Car il y a un pb de la masculinité : on parle toujours des femmes, mais les hommes après tout ? C’est aussi assez compliqué ! Et il ne faut pas sous estimer le rapport historique profond qui a existé entre des millénaires pendant des figures de la

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masculinité et les figures successives du guerrier et du soldat. Et ce n’est pas vrai que la disparition de ces figures se fait sans trace. Personne ne peut imaginer ça subjectivement. On sait très bien que en effet ces figures restent absolument omniprésentes dans l’imaginaire de la jeunesse d’aujourd’hui (regardez le moindre jeu vidéo, c’est l’histoire de guerrier qui extermine les monstres, est dans la quête du graal). C’est ça le matériau, et ce matériau est prégnant. Je ne prends pas position pour savoir si c’est bon ou si c’est mauvais et si on les habituait à autre chose ce serait meilleur etc… c’est comme ça. Et à travers ça ce qui chemine c’est le remplissement de la place ide du soldat par l’imaginaire du guerrier. Là où venaient la confiance et la constance viennent en réalité l’exception et le destin. C’est ça qui remplit et structure cet imaginaire. Il ne faut pas s’étonner su qln vient et dit « patiemment écoutez finalement il n’y a pas de raison d’être dans l’imaginaire nihiliste du guerrier car vous pouvez être dans la figure positive du soldat », que qln puisse être entendu quand il dit ça. Pour une raison d’autant plus fondamentale que la figure du guerrier aujourd’hui est une figure inappropriable. Donc elle est vouée à l’imaginaire nihiliste. Elle y est vouée, elle n’a pas de substance, de soutien, c’est réellement une figure de cinéma, de jeu vidéo. C’est une figure de légende. Et comme figure de légende, elle ne porte que le nihilisme à la fin des fins. Comme toute figure idéelle ce qu’elle véhicule dans le monde tel qu’il est, c’est en réalité 2 choses : la marchandise et la combustion de l’existence. La marchandise dans le pire des cas, le guerrier est alors une figure de trafiquant, ou alors c’est une figure de rebelle véritable mais alors elle se réalise dans l’incendie et la combustion suicidaire de l’existence. Il faut conclure aujourd’hui qu’il n’y a pas de figure à proprement parler. C’est peut-être la définition la plus radicale de ce qu’est un temps intervallaire : c’est un temps où il n’y a pas d’orientation, où elle est forgée dans la désorientation, et ça se donne à même l’imaginaire, en particulier dans l’imaginaire de la jeunesse, à la fin des fins de la jeunesse masculine, dans la figure de l’absence de figure, ou dans l’opposition d’un faux guerrier et d’un faux soldat. Cette figure qui fonde la subjectivité sur le faux guerrier et le faux soldat, c’est le pb subjectif de cette jeunesse, et c’est un pb dévastateur. Il faudra bien en venir à une proposition d’orientation qui outrepasse ces figures. Nous avons à aller au-delà de ces figures, nous avons à figurer autre chose. Pour cela, il faut reprendre tout. Il faut reprendre tout, et reprendre pour ce qui nous concerne ici, reprendre au ras de la question de l’existence pour commencer. Le progrès essentiel réalisé par la figure du soldat sur la figure du guerrier, en tant que paradigme de ce qu’est une existence absolument orientée, ça a été le progrès tenant à ceci qu’il n’y avait pas la médiation du nom propre, il y avait qch à même l’existence. Cela pouvait se dire en effet qu’il soit cuisinier ou soldat, ie qu’il soit personne, cela n’a pas d’importance, il n’a pas à se faire un nom, il est là, dans l’existence orientée comme telle et elle doit être saluée à ce titre. Nous devons sans doute garder contre la figure du guerrier l’anonymat égalitaire essentiel, nous devons aussi concevoir que contrairement à la figure du soldat ce n’est pas dans le paradigme de la guerre. Voilà les 2 exigences du moment, difficiles à concilier et réaliser. Repartons de la question de l’existence, du rapport entre la mort et l’existence du point de vue de l’orientation. Ce que j’ai à dire dans l’immédiat n’est qu’un commentaire du papier que vous avez. La dernière fois c’était de la poésie, aujourd’hui qch qui s’apparente aux mathématiques, la philosophie embrassant leur connexion, c’est sa radicalité. Il s’agit de savoir ce qu’on va appeler existence, de se mettre d’accord sur une définition puisque la question de l’orientation c’est se mettre à même l’existence. Prenons dans l’ordre et partons de l’être comme tel dans la figure que nous retenons de la multiplicité indifférente. Cette multiplicité indifférente on dira qu’elle est sans existence ni inexistence. L’être pur est indifférent à la différence entre existence et inexistence. Il est, et être se suffit à soi-même. Nous sommes dans une intuition fondamentale de Parménide, notre père à tous (comme dit Platon), qui est que pour autant qu’on s’ouvre à l’accès à l’être, ie qu’il y a un penser de l’être, alors ce penser est nécessairement indiscernable de l’être lui-même. Parménide le dit : « être et penser sont la même chose ». Et cela c’est l’expérience que nous faisons des maths elles-mêmes, si en fin de compte le 1er disciple de Parménide, ie le 1er infidèle, le 1er hérétique aussi, à savoir Platon, a posé les mathématiques comme condition radicale de la philosophie, c’est car dans les maths nous faisons l’expérience d’une indistinction effective entre la pensée et l’être. Ie ce qui est pensé en maths n’est pas séparable de cette pensée elle-même. Il n’y a pas d’existence séparée du cercle de la pensée du cercle. Ça vous pouvez l’expérimenter. Il n’y a pas de figure séparable. Donc l’expérience mathématique c’est d’abord et avant tout l’expérience d’une indistinction entre être et penser et par csqt d’une inséparabilité de l’existence de ce qui est pensé de la pensée, ie de l’être. Ce qui nous amène sur une réflexion entre existence et identité. Ça va être tout à fait important : quelle est la relation entre existence et identité ? Quand je pense l’identité du cercle, son identité math, ie

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l’identité qui n’est pas qch de rond, de tel cercle etc... mais du cercle en soi, du cercle comme tel, je ne peux pas séparer son existence (car elle n’a pas de lieu autre comme pensée), quelle est son identité si elle n’est pas séparable de son existence ? Il faut trancher sur la question de l’identité dans l’être. Pour ça on va revenir sur l’idée que l’être c’est à la fin des fins la multiplicité quelconque, dont le cercle en soi n’est qu’un des avatars. On dira, 1ère version, ce que c’est que l’identité d’une multiplicité : ce sont ses éléments, qui sont eux-mêmes des multiplicité. On représentera dans une indistinction entre pensée et être l’identité d’une multiplicité comme identité de ses éléments. Par csqt on dira que 2 multiplicités quelconques sont les mêmes, ie la même, quand elles ont les mêmes éléments. cf schéma. On dira que l’identité pure des multiplicités quelconques est purement extensionnelle, ie c’est une affaire de composition élémentaire. Une multiplicité c’est l’ensemble de ses éléments, ces éléments sont eux-mêmes des multiplicités, et quant à l’identité elle est extensionnelle (dès qu’un élément est dans l’un et pas dans l’autre, c’est différent). Remarquez de ce point de vue que la différenciation peut se tester localement, toujours. Si on dit que 2 choses sont différentes, on peut montrer qu’un élément est dans l’une et pas dans l’autre. La différence est extensionnelle, pas qualitative (rouge / jaune). Toute différence est extensionnelle dans l’être pur. Pour récapituler, au niveau de l’être pur, ie au niveau du systèmes des multiplicités mathématiques pensables, nous retenons 2 caractères essentiels : - il n’y a pas de question d’existence formulable comme telle, car il n’y a pas de séparation de l’existence d’avec l’être de la chose, pas de différence entre l’être et la pensée - l’identité est extensionnelle, ce qui veut aussi dire qu’il n’y a que 2 cas : ou 2 multiplicités sont la mêmes, ou elles sont différentes. Il n’y a pas de possibilité intermédiaire. Le fait que la différence soit extensionnelle entraîne que la logique est binaire : ou c’est la même chose, ou ce n’est pas la même. C’est identique ou c’est différent. Il n’y a pas de médiation entre identité et différence. Ce qui veut dire aussi que l’identité de ce point de vue est non dialectique (la médiation entre identité et différence est le ressort de toute dialectique). Voilà ce qu’on peut dire pour l’identité dans l’être. Nous pouvons dériver de cela le point que l’instruction de la séparation entre la pensée et l’être, dès qu’on sort de la prescription de Parménide (la pensée et l’être c’est la même chose), ce n’est pas au niveau de l’être pur comme tel. En fin de compte, Parménide a raison à sa manière : si on est dans la pure pensée des multiplicités indifférentes comme support et constituant ontologique de tout ce qui est, il est bien vrai qu’il n’y a pas de différence entre la pensée et l’être. Encore une fois, c’est l’expérience math comme telle. Il est vrai aussi qu’il n’y a ni changement ni mobilité ni quoi que ce soit de ce genre. Car une mobilité quelconque telle qu’elle est représentée là dans son identité stricte n’est pas susceptible de devenir autre qu’elle n’est. Du point de vue de la différence extensionnelle, rien ne peut devenir autre qu’il n’est. La chose est ce qu’elle est, ou elle est une autre, mais il n’y a pas de figure de transition. Pour qu’il y ait des figures de transition, il faut naturellement qu’il y ait une figure de médiation entre l’identité et la différence. Cela suppose qu’il y ait une dialectique de la différence et de la non différence, une philosophie de l’histoire, du devenir, comme chez Hegel. Pourquoi ? Parce que pour lui, au cœur de tout, il y a des figures de médiation entre l’identité et la différence, il y a de la différence dans l’identité elle-même, simplement il y a une identité de la différence de l’indifférence. C’est anti-parménidien par excellence. Si on est dans la strate de l’être en tant qu’être, de la multiplicité sans prédicat, de la multiplicité pure, définissable exclusivement comme multiplicité de multiplicité, alors il n’y a rien de tout cela, il n’y a pas de médiation entre identité et différence. Donc nous soutiendrons, avec Parménide, que l’être pur est absolument immobile. Absolument immobile dans l’identité indiscernable entre être et pensée. C’est d’ailleurs le substrat de la joie mathématique. C’est aussi un facteur d’épouvante et de terreur. Mais au-delà de cette terreur il y a la joie qui est la joie de l’immobilité éternelle de l’être dans sa figure d’identité entre être et pensée. Pas besoin d’aller chercher Dieu pour ça. Le cercle suffit ! Le cercle ou le nombre est bien aussi grand que Dieu : que nul n’entre ici s’il n’est géomètre. Ce n’est pas : que nul n’entre ici s’il n’a été au catéchisme. L’être dans la splendeur de sa commutabilité avec la pensée, mais il faut un peu d’effort pour y arriver. Ça vaut la peine ! C’est l’inséparabilité. Mais alors qu’est-ce qui sépare ? Ce qui sépare, c’est évidemment toujours la question du lieu, quand quelque chose doit venir en un lieu. Tout change, tout change car l’être pur assigné à un lieu introduit un élément de contingence. Car s’il est vrai que l’être pur comme multiplicité indifférente est commutable à l’immobilité de la pensée, rien en lui-même n’indique qu’il est assignable à tel ou telle localisable. Cependant il est en définitive de l’essence de l’être en tant que réel de se localiser et donc un élément de perturbation est introduit dès que vous le pensez non pas en tant qu’il est mais en tant qu’il est là. C’est pourquoi je vous dirai que la difficulté fondamentale de la pensée est toujours le lieu. Il n’y a pas d’autre

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difficulté pour la pensée que l’espace, je prends ici espace en un sens très très vaste, l’espace en tant que figure topologique de l’être, l’espace en tant qu’en définitive il est de l’essence de l’être d’être là (ce que demande déjà Platon). C’est là que les choses deviennent difficiles, c’est là qu’on sort des mathématiques, qu’on sort de la mathématicité pure, de la mathématicité comme telle qui elle vous présente la multiplicité hors lieu. La mathématique c’est le nom du lieu du hors lieu. Alors l’être en tant que localisé, en tant qu’assigné à un lieu, je propose de l’appeler son apparaître, l’être en tant qu’il apparaît en un lieu ou qu’il apparaît là. C’est lui-même qui apparaît : il n’apparaît pas pour un sujet, pour une conscience, pour un regard, l’apparaître est un mouvement immanent de l’être lui-même en tant qu’il est localisé. Ce n’est donc pas autre chose que le multiple pur tel qu’il est mathématiquement pensable qui advient en un lieu. C’est lui qui advient là. Il ne faut pas considérer que l’apparaître est une espèce de surface ou de falsification phénoménale de l’être en soi, comme chez Kant par exemple. L’apparaître n’est pas ce qui nous apparaît en tant que cette apparition soustrairait l’être véritable derrière le rideau d’une apparence. Apparaître (le verbe) est simplement la localisation de l’être comme tel et c’est lui en personne qui est localisé, ie une multiplicité indifférente vient à être localisée en un lieu. Que veut dire être là ? C’est assez complexe dans son articulation générale. Que veut dire qu’on ne soit plus dans l’être pur mais dans l’être là ? ça veut dire que sa structuration interne cesse d’être réductible au principe extensionnel. Il n’est plus vrai dans l’ordre de l’apparaître, et ça nous le savons d’expérience, que 2 choses soient semblables, ressemblantes, identiques, différentes, exclusivement pour la raison qu’elles ont des éléments que l’autre n’a pas. On sait très bien que 2 choses identiques peuvent apparaître dans des mondes distincts, que 2 choses identiques peuvent ne pas se ressembler dès qu’elles sont là dans un monde etc… Il faut donc bien admettre que lorsqu’on localise une figure de multiplicité, le principe extensionnel pur qui régit les identités et les différences cesse de valoir. En réalité, ce qui se passe, c’est qu’un élément par rapport à un autre entre dans un champ de nuance d’identité. C’est cette métamorphose qui est l’assignation à un lieu, c’est l’entrée dans des nuances identitaires que la mathématique comme telle ignore (elles ne sont pas extensionnelles). Il y a des profils, intensités distinctes, le jeu du monde n’est pas réductible à la différenciation extensionnelle. Il faut penser cela. L’assignation à un lieu, l’être là est un opérateur de mesure des identités et des différences. Puisque les id entrent dans des nuances, cessent d’être au régime binaire de ou identité ou différence, alors il faut qu’il y ait un espace de mesure de ce qu’est l’identité. Il faut admettre qu’il y ait des identités plus ou moins grandes. C’est la métamorphose immanente, j’y insiste, des multiplicités quand on est dans l’ordre de l’apparaître ou l’être là et non plus seulement dans l’ordre de l’être pur. Ce qui est affecté là, laissant subsister à l’arrière plan la mathématicité même, ce qui est affecté là c’est le régime de l’identité et de la différence dans son interprétation en termes de nuances d’apparaître et non pas de différenciation pure dans l’être. Alors 2ème

partie du schéma : on reprend une même multiplicité A et on suppose que cette fois elle est affectée à un lieu. Cette affectation va vouloir dire que étant donnés les éléments x et y de la multiplicité A vont se trouver mesurer quant à leur identité. Ie il va y avoir un degré d’identité assigné à l’identité de x et de y l’intérieur de A, et là j’ai noté que id (x,y) ie identité de x et de y est égale au degré p. Qu’est-ce que ce degré p ? On dira qu’un lieu, ie un monde, est un système d’affectation de degré aux identités des éléments qu’il affecte. Ie un lieu, être là, appelle nécessairement la possibilité que les identités soient mesurables par des degrés différents et non plus coincées si je puis dire entre identité et différence. Ces degrés, ce système de degré est le transcendantal du lieu, le transcendantal du monde. Qu’est-ce que le transcendantal ? C’est simplement le système de degrés qui sont affectés à la mesure des identités à l’intérieur des multiplicités qui figurent dans le lieu considéré. Donc l’être là de la multiplicité A, non pas son être, le système de ses éléments, mais son être là, ça va être une nouvelle mesure de l’identité interne des éléments de A en termes de degré. Je ne rentre pas dans la logique du transcendantal. On va dire simplement qu’il y a un degré minimum, noté µ, et un degré maximum, noté M, et en général les transcendantaux peuvent différer selon les mondes, il y a des degrés intermédiaires. Comment on va interpréter tout ça ? C’est extrêmement simple finalement : si l’identité de x et de y est égale au maximum, on dira que dans ce monde là, dans ce lieu là, x et y sont absolument identiques. Mais ils peuvent être ontologiquement différents. Il ne faut pas confondre la distinction entre existence et être : ils peuvent être différents au niveau de leur être, mais la mesure de leur identité par le transcendantal les déclare identique, c’est le décollage entre l’être et l’être. Ce qui est identique dans l’ordre de l’être pur, dans l’ordre de Parménide, peut s’avérer différer dans l’ordre de l’assignation à un lieu particulier, dans

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l’être là. Si l’identité de x et y est minimum, x et y sont absolument différents dans le monde considéré. Si l’identité de x et y est mesurée par un degré intermédiaire, et bien ils sont identiques au degré près. Ils se ressemblent un peu ou beaucoup, ils sont très proches l’un de l’autre mais pas complètement, ils appartiennent à la même catégorie sans être identiques etc… Il y a une nuance de l’identité dans l’ordre de l’apparaître mondain. Donc on a 2 schémas très simples : - l’identité dans l’ordre de l’être est l’identité extensionnelle qui n’admet que 2 hypothèses, identité ou différence selon la composition élémentaire. - l’identité dans l’apparaître est la mesure d’un degré d’identité dans un lieu déterminé avec un transcendantal déterminé qui peut parcourir toute une série de degrés différents entre un degré minimal d’identité (qui signifie que les 2 entités sont absolument distinctes dans le monde considéré), un degré maximal d’identité (qui signifie qu’on ne peut pas les distinguer dans le monde considéré), et des degrés intermédiaires (on peut les distinguer de tant). C’est le schéma général de l’identité dans l’être et l’apparaître. Un point fondamental qui va nous introduire à la question de l’existence est de savoir : étant donnée une multiplicité, elle est forcément identique à elle-même. C’est un point majeur dans la réflexion philosophique depuis les origines, la question de l’identité de soi, ie du principe d’identité comme dit Aristote. C’est peut-être la 1ère loi logique à avoir été formulée dans l’histoire de la pensée universelle, à savoir que A est identique à A. Aristote prend bcp de précautions pour expliquer que c’est A sous le même rapport, dans les mêmes conditions, dans le même contexte… Formellement, on dira que A est identique à A et toute une partie de l’histoire de la philosophie est l’histoire de l’identité et des avatars de l’identité. Toute une partie de la critique contemporaine de la métaphysique s’en prend à l’identité précisément : elle dit que l’identité a été un fétiche philosophique. Donc il y a une histoire dramatique de l’identité en philosophie. Nous la prenons dans nos propres catégories ici. Ce qui est certain, c’est que au niveau de l’identité dans l’être, il est évident qu’un multiple est identique à lui-même. Puisque on ne peut pas distinguer un multiple de lui-même par un élément qui serait dans lui-même sans être dans lui-même. Il a les mêmes éléments : on n’a pas de test local de la différence au niveau d’un multiple seul. On ne peut pas à la fois avoir et ne pas avoir un élément. Par conséquent, dans l’ordre ontologique pur, celui de la multiplicité indifférente, un multiple est toujours id à lui-même. Il n’en est pas de même dans l’ordre de l’apparaître : rien ne nous le prescrit, rien ne prescrit qu’un élément de l’être là est identique à lui-même. L’identité n’est pas extensionnelle, donc on n’a pas de raison particulière de réclamer que la fonction identité qui compare x à lui-même soit toujours maximale. Et donc l’apparaître va admettre la possibilité qu’une entité ne soit pas nécessaire toujours identique à elle-même. C’est là que nous allons quitter Parménide absolument : dans l’ordre de l’être là il n’est pas vrai qu’il y ait stricte immobilité ou identité de l’être pur puisqu’il n’est pas obligatoire qu’on ait le principe d’id d’un élément à lui-même. Un élément peut différer de lui-même. Par csqt l’ordre de l’apparaître est dialectique, il est dialectique car il entérine le grand principe hegelien d’une différence immanente, d’une différence intérieure. On a la possibilité, non pas la nécessité comme chez Hegel. La fonction identité de (x x) n’est pas nécessairement assignée à un maximum. 3

ème principe : la flèche circulaire représente id (x, x), et nous appellerons cela existence de x.

L’existence de x sera le degré de x à lui-même. L’existence d’un élément dans un monde c’est l’intensité de son id à soi. Ce n’est pas très éloigné de l’expérience, de notre conviction intime que quand nous sommes quelque part, c’est dans la capacité d’une forte identité à nous-mêmes dans ce quelque part que nous y sommes vraiment. Etre égaré, c’est ne pas être vraiment quelque part. On est vraiment quelque part quand on arrive à y être soi-même. Dans ce cas, id (x, x) est proche du maximum. Quand elle est au minimum, le lieu nous est inadéquat, on est sérieusement égaré, on a intérêt à s’en aller. Est-on en état de soutenir l’identité à soi-même, ou se sent-on étranger à soi-même ? Ie dans le vocabulaire de la tradition existentialiste : est-on aliéné ? Aliénation veut dire un certain degré, plutôt important, de différence avec soi-même. La chose même est affectée d’un principe de différenciation avec soi-même qui est élevé. Nous retrouvons finalement la distinction générale de l’être là entre aliénation radicale, ie extrême différence d’avec soi-même, jusqu’à la stabilité identitaire maximale, qui veut dire l’identité absolue avec soi-même. Donc 3 cas dans un monde : - ou l’identité est max et x existe absolument (là ! ce n’est pas une existence absolue intrinsèque, ça c’est le 1er niveau, ici c’est dans l’épreuve de l’apparaître, ie dans un monde, avec un T déterminé). - si l’identité est minimale, on dira que x inexiste. Ça ne veut pas dire qu’il n’est pas. Il est, mais dans le

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monde considéré il inexiste. Si id (x, x) est égale à un degré, x existe au degré p, il existe ni maximalement ni minimalement, il n’est ni dans une existence absolue, ni dans une existence minimale, mais il est dans une existence moyenne comme on est souvent (on est là mais pas totalement). C’est variable, il y a une marge de fluctuation de l’existence elle-même. Elle ne va pas être une catégorie absolue, coincée entre existence et inexistence mais elle va être un degré. C’est le point essentiel sur lequel je voudrais conclure : 1° exister est différent de être (l’épreuve absolue en est qu’on peut être et inexister). L’existence est dans une dialectique tendue : toute existence est soutenue par un être mais il n’y a pas identité entre l’être et l’existence 2° exister est toujours coextensif à un degré d’existence. Toute existence est un degré, ie est une intensité. Exister, c’est toujours être là avec une certaine intensité. C’est l’être là dans son intensité. Il s’agira au point de départ pour l’an prochain : si exister est un degré d’intensité, la mort fait partie de l’existence. Elle va être elle-même un degré d’existence, peut-être minimal. Elle ne sortira pas de la logique générale de l’être-là. L’être là est un degré d’existence, la mort sera peut-être inflexion minimalisante de l’existence mais elle ne sera pas le contraire de l’existence. Ie en réalité comme l’existence est un degré, elle n’a pas de contraire. Inexister veut dire qu’on existe au minimum, ça ne veut pas dire qu’on est dans le contraire de l’existence. Donc on a un sol de proposition concernant l’orientation de l’existence qui inclut cette donné majeure qu’il n’y a pas de contraire de l’existence, car l’existence a une définition strictement intensive. L’existence est une intensité, c’est une intensité de l’être là. Voilà pourquoi nous pourrons, comme la figure du soldat (la mort est emblématique de ce qu’a été le poids et l’intensité de l’existence), cette immanentisation de la mort à l’existence est absolument interne à la figure du soldat et c’est ce qui va commander la position exacte de la question de la mort dans le pb général de l’orientation de l’existence. Nous opposerons naturellement ce que c’est que l’orientation de l’existence à l’hypothèse heideggerienne d’un être pour la mort.

24 JANVIER 2007

Je vous salue de façon plus sonore pour le commencement ici d’une nouvelle année, et en espérant que cette année soit féconde et qu’elle recèle pour nous des éléments de pensée plus consistants que ceux qui font l’affiche, nous y reviendrons peut-être tout à l’heure. Je vous rappelle les dates : 14 février, 14 mars, 25 avril, 9 mai, 13 juin. Pour la question toujours erratique de la permanence, j’en tiendrai une de 10h à 18h ce vendredi. Entrons sans plus tarder dans le cœur des choses qu’on va discuter aujourd’hui. Mon point de départ sera une chose déjà dite mais qui est de la plus extrême importance et dont la compréhension n’est pas simple, et qui est que tout conflit véritable, et par csq toute incertitude et tout choix est un conflit d’orientation dans la pensée. Et donc, c’est ce dont nous allons parler plus particulièrement aujourd’hui, ce n’est jamais un conflit d’opinions. Un des enjeux d’aujourd’hui est de clarifier cette distinction majeure entre orientation dans la pensée et opinion. Si on rattache cela à l’objectif du séminaire, ie fixer une morale provisoire dans un temps intervallaire ou dans un temps d’essence confuse, on peut dire ceci que, c’est l’avis de Descartes et sa métaphore favorite, fixer une morale provisoire c’est fixer un principe de désorientation. C’est pour cela que la métaphore de Descartes est qu’est-ce qu’on fait si on est perdu dans une forêt. Si on est perdu dans une forêt, le point est de savoir ce qui est le plus raisonnable en matière d’orientation. Si on est par définition désorienté, à quelle maxime doit-on obéir pour que dans une situation inaugurale de désorientation on puisse s’éclairer avec un principe d’orientation (même si l’orientation doit faire sa preuve ensuite). On a déjà esquissé que dans cet ordre de choses, une des difficultés c’est de bien savoir qu’il faut se gouverner en fin de compte non pas sur ce qui existe principalement mais peut-être plus essentiellement sur ce qui inexiste. Ou si vous voulez, s’orienter dans l’être, car à la fin des fins c’est de cela qu’il s’agit, de se tenir dans un rapport possible entre l’indifférence de l’être et la certitude des vérités éternelles, c’est ça une orientation, donc quant à se tenir dans la proximité avec une vérité, le guide n’est pas nécessairement ce qui apparaît. Mais aussi là où ça apparaît, importe ce qui inapparaît, ce qui inexiste. Ce qui fait qu’en matière d’orientation, ceci est particulièrement vrai dans les instants de confusion où l’apparaître devient autoritaire, où il fonctionne ou s’énonce comme une exigence unique, il est particulièrement important de se souvenir de cette maxime : gouverne toi aussi d’après ce qui inexiste. Cette leçon vaut de manière absolument générale, elle n’est pas seulement politique. Mais le point est illustré de façon très frappante par Marx, quand il a

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faut de l’orientation dans l’espace pratique et politique, qu’il a organise à partir d’un inexistant clé, le prolétariat, étant le nom de l’inexistant canonique. Pour nous tenir près et en hommage à un des derniers livres de Derrida, si Marx dit qu’un spectre hante l’Europe, le spectre du communisme, cela signifie d’abord que ce qui hante l’Europe, c’est le prolétariat comme spectral. Spectral pourquoi, car il est de l’ordre de l’inexistence et donc le surgir de l’inexistence à l’existant est comme la concrétisation du spectral. Il y a toute une branche des mathématiques qui s’appelle analyse spectrale. Il y a une intuition linguistique prodigieuse des maths : une espèce d’ontologie claire qui se dit uniquement dans la langue, dont les maths n’ont aucun besoin d’avoir conscience –ils décident en fonctions de leur pb propre). On peut dire que Marx nous propose une analyse spectrale de la société sous le régime du capital. Simplement à titre d’exemple, pour ponctuer quelque chose que vous connaissez bien, qu’en est-il dans les sociétés riches contemporaines, où d’une certaine manière qch du capitalisme est parvenu à son extension à son emprise véritablement maximale ? Je crois que l’inexistant clé de cet espace en tant que tel est le prolétaire sans papier de provenance étrangère. C’est pour cela qu’il est au centre des orientations. Son destin est la mesure des principes, comme Marx disait que le destin du prolétariat était la mesure des principes. Ce n’est pas une importance statistique, quantitative, objectivable dans la loi du monde : il y a va de l’orientation dans la pensée, et ceci peut s’attacher à des points qui peuvent paraître minimes selon la loi du monde. Marx ne disait pas que le pb c’est les ouvriers (vision objectiviste et pauvre), mais que quant à l’orientation de la pensée, et quant au devenir de notre pensée et de nos principes, c’est là qu’il y a le point. Je pense que c’est la même chose aujourd’hui, mais avec cette qualification particulière que pour des raisons qui tiennent au flux mondiaux des populations prolétaires qui au lieu de venir de Savoie et d’Auvergne viennent d’un peu plus loin progressivement, avec d’autres couleurs, d’autres langages, d’autres coutumes, c’est le prolétaire de provenance étrangère dont le destin mesure nos principes et notre liberté (j’y reviendrai), et de la liberté de tous. Que ce prolétaire là soit compté parmi nous selon une norme égalitaire prescrit ce dont nous sommes capables en fait de liberté. Vous remarquerez que nous sommes là dans une instance où la subordination de la liberté à l’égalité est frappante. C’est une dépendance normative, pas objective. Il faut compter sur une norme égalitaire et ceci indique ce dont nous sommes capables en termes de liberté. Non seulement de liberté, mais de capacité à la liberté, son bornage, son inscription. Indique clairement que la liberté n’est pas un état mais une capacité. Je voulais rappeler tout ça parce qu’on y voit ce qui distingue une orientation d’une opinion : l’exemple est destiné à entrer dans cette question. Qu’est-ce qui distingue une orientation d’une opinion ? Et bien c’est que en définitive, je l’ai déjà dit, 2 orientations dans la pensée et dans la pratique aussi (qui n’est jamais qu’une instance de la pensée), 2 orientations diffèrent par des assertions d’existence, tandis que des opinions diffèrent en tant qu’interprétations internes à une distribution déjà entérinée des existences. Nous appellerons opinion une interprétation qui peut tout à fait être en conflit avec une autre, mais dans un espace normé par une distribution des existences qui leur est commune. Cet espace est commun aux opinions qui s’affrontent, alors que les orientations diffèrent par leurs assertions d’existence elles-mêmes. Alors dans mon exemple, si vous êtes dans une discussion qui portent sur les conditions de reconnaissance des droits des prolétaires étrangers, avec ceux qui proposent des conditions drastiques et d’autres plus souples. C’est un débat d’opinion, car il accepte comme donnée commune qu’il y a une différence réelle entre français et étranger. Ça c’est une assertion d’existence à proprement parler : c’est l’assertion d’existence d’une différence réelle. On peut soutenir évidemment un tout autre point de vue, ie qu’il n’y a aucune différence sinon organisée par des décisions formelles, mais qu’il n’y a pas de différence réelle, ie des différences de telle sorte qu’on puisse dire : « voilà l’existence de cette différence ». Si est formelle, ie si elle relève de qui a des papiers qui n’en a pas, qui est naturalisé qui ne l’est pas, qui est né là, qui ne l’est pas etc… alors ce n’est pas une question d’existence mais une question symbolique (juridique, normative). Or aujourd’hui on voit hélas de plus en plus s’introduire la thèse d’une différence réelle, qui est contenue dans le mot d’ordre d’intégration. Ie quand tel ou tel politicien énonce que pour avoir des droits (logement opposable, être soigné, ie droits élémentaire de survivance), il faut faire la preuve qu’on est « intégré », et même « parfaitement intégré » a dit l’un d’eux, même si on est en situation régulière, donc même si l’ordre de l’identité symbolique est établi, alors il procède à une assertion d’existence concernant la différence entre français et étranger comme différence réelle. Je soutiens que ce n’est pas en substance extraordinairement différent du travail fait par les juristes sous Vichy pour établir qu’il y avait des différences réelles et qu’on pouvait signaler selon leurs critères explicites entre les juifs et les autres. La question est uniquement là : qu’en est-il de l’assertion d’existence de la différence ? Existe-t-elle comme différence objectivement assignable ? Si on

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commence à dire c’est différent à cause de telle ou telle coutume, des manières de vivre, de la couleur de peau, et puis la figure du visage, tel langage, tel habitus etc… quelque soit le point convoqué il concerne une assertion d’existence qui est une assertion d’existence qui fait de la différence entre français et étrangers une différence substantielle, ie une différence qui renvoie à des proférations de différences effective. Alors s’impose une atmosphère de discussion blafarde sur cette différence censée exister réellement qui se substitue à la question purement formelle et symbolique, dont on sait bien qu’en définitive elle renvoie à une distinction arbitraire. Il s’agit de remplacer l’idée que la distinction est arbitraire, réglée par des décrets formelles, par une conviction qui est une orientation sur le pb, concernant l’existence effective de différenciation. Le mot d’ordre de cela c’est l’intégration, qui est un processus formel et non réel. S’intégrer c’est s’intégrer aux supposées pratiques moyennes qui représentent dans la réalité objective le type moyen du français. On dira des choses comme « il ne faut pas être polygame ». « Etre polygame c’est contraire à la République française ». Ceux qui disent ça sont en général des polygames. Mais apparemment le trait polygamique comme trait différenciant ne les concerne pas, il est introduit en réalité ad hoc, à partir de considérations empiriques qui pourraient concerner un tout autre point afin de créer quoi ? de créer le sentiment de la différence réelle. Car la vérité c’est qu’il n’y a pas de différence réelle. Il n’y en a pas. Si vous commencez à entrer dans cette logique là vous êtes dans une logique racialiste inéluctable. Vous ne pouvez pas substantialiser la différence comme existence effective, et donc si vous voulez le faire vous êtes toujours obligés de créer comme instrument de création de subjectivité différenciante réelle, ie comme orientation dans la pensée comme assertion d’existence, les traits qui constituent cette différence. Par csqt là vous avez un conflit d’orientation qui consiste et qui porte sur l’existence ou la non existence de la différenciation comme différenciation réelle ou substantielle entre les français et les étrangers, dont l’aboutissement, si nous laissons faire, il a déjà beaucoup été laissé faire sur cette question, sera qu’il revient à l’Etat de décider qui est son peuple, dans la fiction que c’est le peuple qui décide qui est son Etat. Mais en réalité, à partie du moment où on introduit des facteurs de différenciation réelle, disant qui existe en tant que français et qui existe ici en tant que non français, vous aurez le vieux rêve étatique qui est que c’est l’Etat qui décide qui est le peuple. C’est en route, sous des formes larvées mais explicites, de telle sorte que ça fonctionne comme une orientation dans la pensée, comme assertion d’existence. De l’autre côté on a le fait que les gens qui sont ici existent ici comme les autres. On introduit une norme égalitaire, quant au lieu : celui qui vit ici, travaille ici, qui est là depuis 10 ans, 30 ans, « intégré » ça ne veut rien dire, il est au milieu des autres, il est différent comme tout le monde, au milieu des autres, de lui-même au cours de sa vie etc… La différence n’a aucun intérêt. Mais spéculer sur l’identité c’est autre chose, c’est entrer toujours dans une logique d’assertion d’existence qui constitue une orientation dans la pensée. Par csqt aujourd’hui nous avons 2 orientations dans la pensée sur ce point, et on voit que d’un côté on a la reconnaissance qu’il y a des différences réelles, donc on est dans un régime d’assertion d’existence, orientation dans la pensée de la liaison organique entre peuple et Etat, l’Etat décidant en dernier ressort de la configuration populaire, et d’un autre côté vous avez une orientation qu irefuse catégoriquement cette vision des choses, refuse l’existence de différences réelles pour les déclarer formelles, ie j’y insiste, contingentes, dépourvues de nécessité dans l’ordre de l’existence. Quand vous êtes à l’intérieur d’une orientation, il peut y avoir de larges débats d’opinion. Une fois que vous avez reconnu qu’il y a des différenciations réelles, alors vous pouvez être pour l’intégration universaliste républicaine ou au contraire pour le communautarisme différenciant. Ce sont des débats d’opinion car ils assument une certaine assertion d’existence. Par contre il y a un conflit d’orientation entre les 2 bords, qui n’est pas monnayable en débat d’opinion. Car une orientation ça n’est pas une opinion, c’est une décision quant aux assertions d’existence. De ce point de vue, les débats entre orientations sont, n’ayons pas peur de le dire, des débats antagoniques, ce que ne sont pas évidemment les débats d’opinion. Le débat d’opinion est structuré par une orientation commune, et inversement le conflit entre orientation n’est pas un débat d’opinion car il n’est pas interprétatif mais existentiel. Voilà. Si maintenant on s’élève à un niveau plus abstrait, on voit qu’il y a 4 termes, notions, concepts : - opinion (et débat) - orientation (et conflit) - interprétation - existence De ce point de vue la liberté d’opinion ne délivre pas le principe de la liberté véritable, car elle suppose une communauté d’orientation, implicite ou explicite. Il faut communauté pour qu’il ait débat. Et s’il y a cette communauté, on voit que la liberté n’est pas parvenu à son stade véritable qui est l’engagement

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dans une orientation de la pensée. Autrement dit le débat d’opinion est en réalité non orienté, car sous la prescription autoritaire et commune d’une orientation généralement implicite. Donc le thème de la liberté d’opinion est le plus bas degré de la liberté comme aurait dit Descartes, ie en deçà de la liberté véritable dans l’ordre de la pensée et de l’existence. Nous reviendrons sur ce point. Pour l’instant travaillons sur les notions : opinion, orientation, interprétation, existence. Je voudrais soutenir que ce qui nous éclairer là dessus c’est de considérer ces notions comme une matrice platonicienne. Donc nous allons faire un pas ne arrière platonicien autour de l’opposition entre opinion et orientation. Platon, et c’est mon point de départ, c’est une chose connue à revisiter, inscrit l’opinion (qu’il a isolée comme concept et comme réalité) dans 2 oppositions distinctions. Il y a une opposition classique entre opinion et savoir, entre opinion et science (mais science introduit une confusion). C’est doxa / episteme. Il y a une autre opposition, de caractère nettement plus ontologique, entre opinion et existence, opinion et être, opinion et réalité, opinion et vérité. Ça tire opinion vers un statut ontologique et pas seulement pratique cognitive. L’opinion s’oppose au régime de l’existence. C’est en explorant cette double opposition qu’on va faire un détour intéressant pour nous sur l’opposition opinion / orientation. Permettez moi une parenthèse à propos de ce détour : certains d’entre vous ont peut être lu un article dans Libération qui me concernait mais qui après tout vous concernait aussi (il était aussi question de vous). Il n’était pas d’une exactitude et d’un intérêt transcendant, mais enfin les choses du journalisme sont ce qu’elles sont, personne n’en attend de miracle. Je regardais ça, et en haut de l’article il y avait une fresque. J’étais intéressé par ceci que vous et moi on appelait la fresque et pas la photo ! ça c’est un éloge. Et alors dans cette fresque on me reconnaissait vaguement, mais ce qui m’a frappé, c’est que j’étais avec Platon, Alexandre le Grand, Hegel, Lénine, Mao. C’était une bonne compagnie, et pour vous aussi car vous étiez dans la même galère quand même. Puisque nous étions, vous et moi, la preuve d’un phénomène inquiétant. Tant mieux ! Inquiétons les. A défaut d’autre chose c’est déjà un 1er pas. ça a confirmé une idée que j’ai depuis quelques temps, c’est l’idée qu’il faudrait et que c’est mon désir maintenant (puisque après tout j’ai écrit les livres essentiels) il faudrait que la philosophie se montre au cinéma. Vraiment. Mon projet est de faire un film. Ce film aurait pour titre, en tout cas, ça c’est sûr, la Vie de Platon. Ce serait un film qui ferait circuler la philosophie dans son histoire et sa géographie, ce serait un film largement sur le contemporain mais avec un côté peplum avec des batailles navales, Platon capturé comme esclave, une vision un peu décalé du procès de Socrate etc…). Il faudrait parvenir à ce que la philosophie se prodigue ou se montre dans l’espace de la grande prodigalité des images, qu’elle accepte cela, dans une figure qui serait destinée à montrer qu’elle est constitutive de ce que l’image contient de déception. La philosophie depuis toujours est à bord de cette question ; la déception par l’image. C’est une question originaire, de Platon, mais il instruit cette question de la déception par l’image dans l’image elle-même (auteur de mythe, fables, théâtre). Sa grande polémique contre le théâtre après tout est elle-même théâtrale. je me suis dit : la philo doit assumer comme telle (pas seulement philo indirecte présente dans de nombreux films) d’être expressément un film exhibant la figure contemporaine et éternelle de la philosophie. Je voulais vous dire ça. Du coup, c’est la retombée sur vous, je ferai mon séminaire l’année prochain, et il s’appellera : Pour aujourd’hui, Platon. Je reviens au détour : qu’est-ce qu’une orientation dans la pensée pour Platon ? qu’est-ce qu’être orienté ? Il appelle ça justice. C’est un autre nom après tout, d’une orientation qui éclaircisse le monde. Il appelle ça justice ou vraie justice ou justice en réalité. République, IV, 443 d, définition d’une orientation : « cette justice en vérité relève non de la pratique extérieure, mais de celle qui est intérieure en tant qu’elle engage le sujet en vérité ainsi que tout l’articule ». C’est quelque chose de très proche de l’idée qu’une orientation dans la pensée c’est l’orientation d’un corps de vérité ou s’articule le sujet. C’est à peu près ce qu’il dit : d’abord c’est de l’ordre de l’immanence, ce n’est pas normé de l’extérieur, et ça engage le sujet en vérité ainsi que tout ce qui le compose, l’articule. Plus radicalement encore, en tant que telle la justice est le devenir un, elle est le devenir un, là où devient un l’individu dispersé est multiple. On assume que l’individu est multiple (l’animal humain est une multiplicité), et une orientation (dans la pensée et dans l’existence), c’est un devenir un, la seule instance du devenir un de cette multiplicité singulière qu’est l’animal humain. Ça m’intéresse beaucoup, car on a dit que tout se joue entre l’espace de l’ontologie des multiplicités indifférentes d’un côté (dont l’animal humain participe comme tout ce qui existe) et de l’autre la question des vérités éternelles. Et on a dit finalement le processus de vérité ou l’orientation dans la pensée ou processus de vérité est quelque chose qui permet de comprendre, d’avoir l’intelligence de la relation possible entre l’indifférence des multiplicités, la constitution indifférente ou neutres de l’être, et la surrection des vérités comme telles. Ça, Platon dit que

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si on est entre multiplicités indifférentes et vérités éternelle, alors on est dans un devenir un de la multiplicité elle-même. En effet, pour une vérité, il y a une unité du sujet de vérité. Il y a une composition du multiple qui permet de l’identifier comme ce multiple qui porte une vérité, qui est précisément ce que j’appelle son corps. Et Platon va dire que la justice c’est ce devenir un lui-même, c’est ça l’orientation en tant que justice : « l’homme juste, en tant que saisi par cette orientation, il est dans un devenir un tiré du multiple ». Moi je dirais : il est dans un devenir un extorqué au multiple, comme figure radicale de ce qu’est l’orientation, véritablement. Donc je récapitule 1° on appelle justice l’orientation dans la pensée en tant qu’elle engage le sujet en vérité 2° ce processus de l’orientation ontologiquement c’est la seule instance du devenir un de la multiplicité animale de l’animal. 3° ce sujet est orienté selon son incorporation aux vérités, celui qui est dans le devenir un de sa multiplicité, il dispose d’un principe qui précisément disqualifie l’opinion. ON retombe sur l’opinion. Dans ce processus du devenir un extorqué au multiple, un principe apparaît ou se donne qui disqualifie l’opinion. Je vous lis la suite : l’homme juste « tiens pour sagesse le savoir qui instruit cette action affirmative » sur l’opposition opinion / savoir « action qui est le devenir un » et pour injustice l’action qui la détruit, désigne comme ignorance l’opinion qui instruit cette destruction. Opinion est opposé à savoir, doxa et episteme, l’opinion désignée par l’homme juste comme opposée au savoir. L’opinion est désignée comme ignorance. Mais cette désignation du couple opinion / ignorance n’est possible que de l’intérieur du processus affirmatif lui-même. Ie c’est celui qui est dans la justice qui peut prononcer ce point, qui appelle sagesse le savoir de l’action affirmative et opinion ou ignorance ce qui s’y oppose ou vise à la détruire. Ce n’est pas une affirmation en surplomb c’est de l’intérieur du devenir un. On voit se profiler à ce niveau purement épistémologique, cognitif, l’idée que le fdt de ce qui s’oppose à l’opinion comme orientation ne peut pas se trouver dans le multiple lui-même, mais toujours dans une instance du devenir un du multiple. C’est du point où qch saisit la multiplicité de telle sorte que elle est dans le devenir un de sa capacité que peut être prononcée la distinction entre savoir et ignorance. Et donc il y a qch du devenir, du devenir un, qui prescrit la distinction cognitive elle-même. On pourrait dire là que Platon soutient qch comme la thèse matérialiste de l’antériorité de la pratique, il la soutient à sa manière. Il soutient que qch comme la praxis unificatrice de la multiplicité humaine est ce à partir de quoi, en tant qu’orientation on peut disqualifier l’opinion en tant que ignorance. Sagesse, instruire, ignorance, il faut regarder de près. Instuire, c’est présider, gouverne, proche de arkhein. Ce qui instruit, l’instruction que donne le procès de la justice est principielle au sens du prince, ce qui régit la distinction entre opinion et ignorance. Sophia c’est sagesse. Ignorance c’est amathian. Mathian, mathème, mathématique, mathesis, avec le a privatif dedans. On dirait absence de mathème pour une traduction lacanienne. L’opinion c’est l’absence de mathème. Tout ce développement construit chez Platon, à l’enseigne du devenir un de la multiplicité vivante, construit la 1ère opposition, l’opposition entre opinion et savoir. Tout cela est dit dans une phrase, longue, très longue, sinueuse, dont j’ai donné des bouts. J’ai eu envie de la retraduire entière, à ma manière. C’est un travail dont j’espère qu’il sera cité dans le film ! Je vous lis cette traduction de cette page. Tout est dit avec des ramifications extraordinaires. C’est une seule phrase en grec, j’ai donc un peu pcontué : « La justice n’a pas trait à la pratique extérieure mais à celle purement immanente qui dispose le sujet en vérité ainsi que tout ce qui l’articule, si bien que ledit sujet assume l’interdit opposé par tout ce qui le compose à la renégation comme à la confusion susceptible de désorienter l’organisation de son âme. La maintenance du sujet qui va conduire à la possibilité de s’écarter ou de se distancer des opinions, est une maxime qui se présente comme un interdit de céder soit au retournement de veste, soit à la confusion ». Le total contemporain est fait de l’addition des 2 : confusion et retournement. « Et affirmant au contraire dans le réel un ordre intime, le sujet prend le commandement de son propre être, invente une discipline et devient ami de lui-même ». C’est magnifique, cette corrélation entre l’invention de la discipline et la possibilité d’être ami de soi-même dans l’élément de la vérité qui petit à petit va vous distancer de l’opinion. « Les 3 étants dont se fait son être (tripartition entre désir courage et nous) il les harmonise sans artifice comme les 3 degrés de l’échelle musicale, installant entre l’aigu le medium et le grave la subtile infinité des nuances, organisant toutes ces nuances le sujet extorque au multiple un devenir un rigoureux ». On est au cœur de la choses : le sujet a réussi à organiser sous la juridiction évidemment de la justice, ie en tant qu’il se laisse prendre par une orientation de la pensée, à partir du moment où il arrive à harmoniser le système de multiple qui le compose, où il fait rendre et unifie les nuances possibles de la tonalité, alors il extorque au multiple un devenir un rigoureux. « et le voilà, à la

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fois complet et discipliné, en sorte que dans le domaine de son acte, qu’il soit trésorier ou membre du service d’ordre (qu’il s’occupe d’argent ou de gymnastique !), amoureux ou activiste, il sait discerner et nommer juste autant que belle l’action qui fait vivre et déploie l’immanence initiale, tout comme il nomme sophia, « philosophie », le savoir qui gouverne cette action, et contradictoirement il nomme « perte de tout mathème » l’action qui voudrait détruire l’immanence disciplinée et « opinion » l’état d’esprit qui gouverne ce type d’action ». C’est une page de Platon ! Finalement, nous pouvons conclure là que l’opinion est principe de destruction du savoir principiel. C’est vrai que à ce stade, opinion est couplée à savoir, oui mais c’est couplé dynamiquement : ce n’est que de l’intérieur du devenir un du sujet extorqué à la multiplicité spontanée qu’on peut dire que en effet l’opinion se laissera désigner comme contraire contrarie, veut détruire la figure du savoir, laquelle est en réalité la figure du devenir un lui-même. C’est ça l’action. L’opinion est donc un principe de destruction du savoir principiel, telle est sa fonction dans son couplage avec savoir. Pour revenir à notre langage ici, on dira que toute opinion est désorientation, et qu’il y a contradiction en ce sens entre opinion et orientation, l’opinion est désorientation mais par adoption en réalité d’une orientation destructrice latente, tenue pour unique, et qui défait toute tentative d’extorquer de l’un à la multiplicité immédiate. Vous voyez bien que ce à quoi l’opinion sert, c’est en définitive à organiser une orientation masquée unique, qui rend elle-même, en tant que telle, impossible l’unification principielle que Platon nomme « justice ». Voilà pourquoi opinion s’oppose à savoir et, on peut le dire, s’oppose aussi à principe. C’est le 1er sens, clarifié par Platon avec une extraordinaire subtilité. Il y a aussi un 2nd sens, plus tourné vers l’ontologie. On peut dire que en termes subjectifs, doxa cette fois ne s’oppose plus à episteme mais à noesis. On peut traduire noesis par pensée. Opinion, même en terme de faculté mentale, subjective, s’oppose à penser, pas à savoir. Autrement dit, cette fois on a l’idée que le registre de l’orientation est celui de la pensée, tandis que le registre de l’opinion ne l’est pas. L’opinion ne fonctionne pas dans l’élément de la pensée, ce qui est distinct de dire qu’elle ne fonctionne pas dans l’élément du savoir. Penser est plus enveloppant et plus proche de la question de l’être que savoir. On est au bord de dire que l’opinion est de l’ordre de l’inexistant strict, de l’inapparaissant, ce qui n’est qu’imaginaire, tandis que son opposé, la pensée, est ce qui s’accorde naturellement à la figure de l’être. Pour comprendre pleinement cette opposition entre opinion et pensée, qui vient doubler la 1ère opposition, opinion et savoir, il faut renvoyer au couple ontologique du devenir et de l’être. Pour comprendre en quel sens l’opinion s’opposer à la pensée, il faut comprendre en quel sens le devenir s’oppose à l’être proprement dit. Les mots grecs sont genesis et ousia. L’opposition genesis / ousia est mieux traduite par la genèse, d’un côté, car devenir a pris un sens exorbitant, genèse ie la chose pensée selon son histoire, et ousia c’est la chose pensée selon son exposition à la vérité. Donc genèse et être-exposé. Autrement dit, la corrélation ou opposition opinion / pensée est en réalité l’opposition entre ce qui est attribué à une genèse et ce qui est attribué à l’exposition même de la figure d’être de la chose. Par conséquent, ça fonctionne selon un principe d’existence. C’est une différenciation selon l’existence, et non pas, comme la 1ère, selon qch entre l’éthique et la question de la connaissance. Cette fois c’est carrément la question de l’existence qui entre en jeu : l’existence selon la genèse, et l’existence selon ce qu’elle expose de son être. Alors ça c’est travaillé dans plusieurs textes de Platon. Par exemple, République, VII 534 a : la formule est ramassée et élémentaire : « l’opinion (doxa) concerne la genèse (genesis), la pensée (noesis) concerne l’être-exposé (ousia) ». C’est une autre opposition. Et ce qui est pour nous essentiel, c’est d’arriver penser en termes contemporains la corrélation des 2 oppositions. Comment opinion, terme devenu majeur du monde contemporain (opinion, débats d’opinion, liberté d’opinion, sondage d’opinion, votre opinion…), qu’est-ce que c’est l’opinion, à la fin des fins ? On a là une élucidation complexe d’une grande puissance. L’opinion est opposée au savoir, on peut parler sans savoir, dire son opinion sans savoir. ça n’affecte pas le fait que c’est une opinion. Et là opinion est tirée dans un autre sens : c’est la chose appréhendée non selon son exposition effective, mais uniquement selon sa genèse. Ce couple est aussi bien d’ailleurs le couple opinion / vérité. Ce n’est pas vraiment distinct. L’opposition de l’opinion au savoir (1er couple) doit être distinguée du 2nd couple (opinion / pensée), mais c’est aussi opposition opinion / vérité, recoupant le fait que vérité et savoir n’est pas la même chose. Ce n’est pas la même chose de dire que l’opinion s’oppose au savoir, donc qu’elle est ignorante, et qu’elle s’oppose à la vérité, ie qu’elle est hors pensée, qu’elle n’est pas dans l’élément normatif de la pensée. Là-dessus il y a un très beau texte, qui dans le Banquet, en particulier à partir de 218 e. Comme toujours dans le Banquet, il faut comprendre à quel moment de cette fable ahurissante ça se situe. C’est vers la fin, quand Alcibiade entreprend son gigantesque éloge de Socrate, éloge ambigu, proche d’un éloge qu’un analysant pourrait faire de son psychanalyste, après le transfert. Il énumère toutes les vertus de Socrate, et à l’intérieur de cet éloge, Alcibiade cite Socrate (il y a une partie de l’éloge est composée de souvenirs

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d’Alcibiade : voilà ce que j’ai dit, voilà ce qu’il m’a répondu). C’est dans une riposte de Socrate à Alcibiade que ça se trouve. Alcibiade a proposé une sorte de marché à Socrate (c’est ce qu’il raconte), qui était en somme : « moi j’ai la beauté visible et extérieure, toi tu es laid comme un poux. Mais j’ai bien vu que tu avais une beauté invisible et intérieure. Alors on pourrait échanger, beauté contre beauté ». Socrate lui répond : « oui, beauté contre beauté, mais là tu médites un sacré bénéfice à mes dépens ». C’est un marché inégal, commerce inégal, c’est du trafic, c’est un marché de dupe. C’est « troquer du cuir contre de l’or ». Et pourquoi ? Eh bien parce que c’est, c’est la formule qui m’intéresse, c’est « entreprendre de saisir une vérité en échange d’une opinion de beauté ». Cuivre, or, vérité, opinion : il est clair que ce qui est mis en couple c’est opinion et vérité (aletheia). C’est dans le même défilé que celui qui organise le couplage de l’opinion avec la pensée, et non plus avec savoir. Car le couple qui définit l’opinion devient le couple de ce qui existe vraiment, contre ce qui a un statut imaginaire ou irréel d’une simple opinion. Dans le Banquet, ce qui existe vraiment est ce à quoi l’opinion s’oppose. Donc on est bien en route vers l’orientation comme assertion d’existence et non pas simplement de l’orientation comme fermeté organisatrice du savoir comme dans le 1er point. Je rappelle ce que beaucoup d’entre vous savent : la 1ère partie du Séminaire VII de Lacan, prononcé en 1960-61, titré le Transfert, est une remarquable analyse du Banquet, à laquelle je vous renvoie. C’est une analyse merveilleuse du Banquet, qui occupe à peu près un tiers du Séminaire, qui est une analyse tout à fait textuelle, littérale. On y trouve, comme souvent chez Lacan, une traduction libre du passage qui nous intéresse. Je vais vous la lire, quand même ! Je vous ai lu ma traductiin de la République, je vous lis la traduction du Banquet par Lacan : « après qu’Alcibiade s’est vraiment expliqué et a été jusqu’à lui dire : « voilà ce que je désire, et j’en serais certainement honteux devant les gens qui ne comprendrais pas, je t’explique à toi Socrate ce que je veux », Socrate lui répond : en somme, tu n’es pas le dernier des petits idiots s’il est vrai que justement tu veux ce que moi je possède, si en moi il existe un pouvoir grâce auquel tu deviendrais meilleur, oui c’est cela, tu as du apercevoir en moi qch d’autre, une beauté d’une autre qualité, une beauté qui diffère de toutes les autres, et l’ayant découverte tu te mets dès lors en posture de la partager avec moi, ou plus exactement de faire un échange beauté contre beauté, et en même temps tu veux échanger ce qui est, dans la perspective socratique de la science, l’illusion, la fallace, la doxa, la tromperie de la beauté, tu veux échanger tout cela contre la vérité, en fait mon dieu cela ne veut rien dire d’autre que de troquer de cuir contre de l’or ». Il a changé un peu l’ordre des phrases mais c’est une traduction forte et vivace de ce passage. Alors donc nous pouvons dire que ce qui intéresse Lacan, c’est le processus psychanalytique comparé à ce troc. Il est bien en ce sens transfert, transfert, ie jeu de dupes organisé, c’est bien ce que va finalement dire Lacan. C’est un jeu de dupes organisé, car si on traduit la traduction que Lacan propose de Platon : l’analysant parle et dit : « toi, psychanalyste, mon sujet supposé savoir, je vais te donner ma surface symptômale et désirante, et aussi de l’argent, et tu vas faire en sorte que je subjective ma vérité ». Socrate a dit il y a très longtemps que c’était un jeu de dupe, cette affaire. Et Socrate ne veut pas prendre Alcibiade en cure, il lui dit qu’il fait semblant de transférer sur lui et qu’il transfère sur Agathon, il l’aiguille sur une fausse piste et va s’en aller. Il aura été celui qui trouve le moyen élégant de refuser de prendre Alcibiade en psychanalyse. Il n’a pas envie, ce qui est le métier de la psychanalyse, d’échanger de la vérité contre du semblant. C’est ce qu’il dit : « Tu es un petit malin, tu veux échanger de la vérité contre du semblant, mais moi je ne marche pas ». La seule sagesse du psychanalyste, c’est de dire : « donne moi aussi de l’argent ». Il faut le reconnaître, il l’a bien mérité ! La somme devrait être calculée par la différence entre vérité et semblant, c’est pas facile de calculer le prix de ce genre de choses, combien vaut l’échange. Le point de vue de Socrate c’est que ça coûte si cher que Alcibiade n’y arriverait pas. Il faudrait beaucoup de cuir pour l’or qu’il demande ! Le point où nous en sommes maintenant, c’est le suivant : opinion, opinion d’un côté est couplée à savoir (episteme), dans une figure qui permet d’avoir un principe de disqualification de l’opinion, dès lors qu’on est engagé sous le nom de justice pour Platon, sous le nom de procédure de vérité dans mon lexique à moi, dans une procédure telle que la pensée étant orientée est en état de se prononcer sur l’opinion elle-même, en état de la distinguer, différencier, de l’écarter du savoir. sur un bord. Sur l’autre bord, l’opinion est couplée à pensée, vérité (aletheia), être-exposé, être en tant qu’exposé (ousia) et là je dirais que ce dont il s’agit c’est le répondant ontologique de l’orientation elle-même. C’est l’orientation en tant qu’elle convoque en effet non pas seulement du savoir mais de l’existence. Comment le dire ? On peut le dire ainsi : en tant que liberté vide, revenons à notre contemporain, le conflit des opinions s’oppose en effet au savoir. C’est la 1ère strate. Comme le dit Platon, il est ignorant, il est inscient peut-on dire plutôt. On peut opiner sans rien savoir. C’est même recommandé, c’est même recommandé ! C’est la 1ère strate. Mais plus essentiellement, dans cette voie, c’est là où tentons de nous

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orienter, l’opinion s’oppose à la pensée. Alors pourquoi ? Et bien (c’est pour ça u’il est question de vérité face au semblant), on peut dire que l’opinion s’oppose à la pensée car elle ignore l’orientation dans laquelle elle se meut. Elle l’ignore non pas au sens de l’ignorance du savoir, mais elle l’ignore en tant qu’elle fonctionne de sa forclusion. Elle vient à la place forclose de l’orientation qui la régit. C’est en ce sens qu’elle n’est pas une pensée. Nous définissons un trait particulier d’une pensée : une pensée réelle, c’est une pensée qui est en état d’assumer son orientation. C’est une pensée qui est homogène à une orientation qu’elle peut prononcer, déclarer. Elle déclare son orientation. Elle n’est pas un débat interprétatif sur des distributions d’existences dont on ne connaît pas les règles. Elle prononce et déclare les existences à partir de quoi elle se structure comme orientation. On peut appeler cela pensée. On peut appeler pensée tout processus subjectif qui peut assumer son orientation, et donc aussi la différence de son orientation avec une autre. C’est pourquoi il y a un élément antagonique dans toute pensée. Il y a cet élément antagonique que dès lors qu’elle assume, qu’elle identifie son orientation, elle identifie aussi d’autres orientations comme incompatibles. Alors que l’opinion fonctionne toujours dans la compatibilité. Je dirais même qu’elle propose un régime de compatibilité, obtenu par soustraction d’une orientation supposée unique. Cette différence entre 2 orientations, assumée par la pensée comme orientation, cette différence elle porte sur l’existence (une orientation est la reconnaissance effective d’un protocole d’existence), et donc il n’y a pas de débat d’orientation. C’est la raison pour laquelle j’ai toujours été d’accord, j’ai toujours insisté sur le fait que Deleuze disait que la philosophie est incompatible avec le débat. Il y a des propositions antagoniques, mais elle ne peut pas organiser un débat. Elle se prononce sur ce qu’ une orientation, et comme une orientation, c’est un protocole axiomatique sur l’existence, ça ne peut pas entrer en débat. Il n’y a pas de débat philosophique. Personne n’a jamais vu 2 philosophes débattre, avec à la fin une motion de réconciliation, votée à la majorité des suffrages, en disant finalement, grosso modo etc… Le débat, ça ne veut pas dire que c’est inutile, mais c’est toujours et par définition un débat d’opinion. Le débat est une structure de l’opinion. L’orientation ne débat pas, elle déclare, elle peut se déployer, elle peut développer, rabougrir et disparaître, son destion n’est pas prescrit, mais elle n’est pas dans léélemnt du débat. D’ailleurs c’est intéressant de voir ce qu’est la philosophie quand elle est organisée comme si elle était un débat. Je ne parle même pas de la forme vulgaire, café philo etc… La philosophie se pôrte bien lit-on dans les magazines. Forcément, car toute opinion est déclaré philosophe ! je ne parle pas de ça. L’exemple canonique c’est les objections et réponses de Descartes après la parution des Méditations. Lisez-en un bout, vous verrez que il n’y a pas de débat, il y a autre chose, il y a une réélucidation, une reformulation par Descartes de ses thèses, avec une fonction de l’objection qui est exactement la fonction des interlocuteurs de Socrate chez Platon, ie ils sont là pour faire rebondir la chose permettre un déploiement supplémentaire. Elle structure une autre manière de faire : comment on organise dans un espace mental l’exposition des orientations, de l’antagoniste des orientations, la théâtralisation de l’antagonisme des orientations ? Donc les orientations créent un espace antagonique qui peut être dramatisé, exposé, déclaré théâtralisé mais qui ne prend pas la forme d’un débat. Par contre, le débat d’opinion, lui, est désorientant. Il n’est pas prescriptif de l’orientation, car en tant que débat d’opinion, il a mis de côté l’orientation, il a mis de côté qu’on touche à l’orientation, car si on y touche, on ne peut plus débattre de l’opinion. Donc la question de l’identification de l’orientation et de sa différenciation d’avec une autre est mise de côté, et de ce point de vue le débat d’opinion a une fonction propre qui est une fonction de désorientation. Il faut bien dire, quitte à ce que d’autres journalistes déclarent et fassent publicité sur ma haine de la démocratie, il faut bien dire que le vote dans son essence est désorientant. Ce qui n’est peut-être pas, à vrai dire, une objection véritable. Peut-être n’est-il pas du tout destiné à orienter quoi que ce soit. Il est peut-être tout simplement une procédure de désignation arbitrale entre les différents candidats au pouvoir de manière à ce que finalement au lieu de prendre le pouvoir par la guerre civile contre les autres, ils le prennent par une procédure réglée précisément par la figure de l’opinion. Car le vote, c’est d’avoir convaincu tout le monde que la politique est une affaire d’opinion. C’est une thèse, une thèse tout à fait particulière, qui est celle de la thèse de Arendt, et de quelques autres : la politique est l’espace du jugement d’opinion. Thèse fondamentale pour que l’ensemble de l’espace plitique soit réglé par la question du vote. Je le dis car l’homogénéité entre débats d’opinion et vote est frappante : c’est pour ça qu’on débat à la TV, on ne pourrait pas le faire sur des orientations. On a une surface de débat qui en vérité forclôt les orientations communes (évidemment, si les candidats se mettent d’accord sur le fait qu’ils ont la même orientation ce sera encore plus désorientant que ça ne l’est au niveau des différences d’interprétations), et on va installer le débat d’opinion comme s’il était une contradiction véritable en dissimulant la strate dans laquelle il est en réalité une orientation désorientante. On peut l’appeler comme ça. Et alors, finalement, penser la situation, ie s’installer non dans l’opinion, mais dans la pensée autant que faire se peut, car on

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est toujours un peu dans l’opinion, c’est s’extraire de l’orientation camouflée qui règle les débats d’opinion. C’est le geste essentiel, c’est le geste auquel Platon convoque en réalité toujours. Le personnage conceptuel, pour employer le voc excellent de Deleuze, qu’est Socrate dans Platon est un personnage bâti pour induire l’opération qui extrait de son interlocuteur, ou qui tente de les extraire, ou montre qu’on peut s’extraire de la figure du débat en tant que son orientation fdtale est camouflée ou implicite. Si vous regardez bien, les dialogues sont complexes, pour la raison qu’il s’agit d’abord de faire ressortir une orientation, et ensuite seulement, ayant fait ressortir cette orientation camouflée, de s’extraire du débat d’opinion pour orienter vraiment la pensée, la sortir de la désorientation. Il n’y a pas opposition entre la figure aporétique des sialogues et les figures plus dogmatiques ou affirmative. C’est articulé, l’opération dans son ensemble est une opération d’orientation. Mais pour être orientation, il faut interrompre la désorientation. C’est le geste 1er.Comment interrompre la désorientation constitutive de l’opinio et de ses conflits ? Comment montrer que le conflit n’est pas un conflit d’opinion ? C’est une 1ère figure qui à elle seule suppose des gestes intellectuels absolument singuliers, absolument spécifiques. C’est au fond ça le commencement du processus par lequel on extorque de l’un à la multiplicité indifférente. Le début de cette extorsion de ce ek pollon, c’est précisément le geste par lequel on s’extrait du débat d’opinion, et on montre que la norme dans laquelle on va s’établir est une norme d’un tout autre type, qui à vrai dire est une norme antagonique, c’est une norme proposant la différence des orientations comme différence sans médiation. Entre 2 opinions il y a toujours une médiation qui est le fond commun cachée permettant de les organiser en débat, tandis que dans l’espace de l’orientation il n’y a plus de médiation. Et alors S est le médiateur de la non médiation, ie c’est pour ça qu’il agit par des moyens un peu étranges. Il est celui qui va faire passer de l’espace de la médiation à celui de l’antagonisme. Il doit mettre son interlocuteur face à face avec la nécessité de la discipline. Voilà. Donc c’est en ce sens que la question va être une question de l’existence. Ultimement, l’orientation est une orientation qui se prononce sur existence, et non pas simplement une opposition entre opinion et savoir. les 2 temps de la procédure platonicienne sont les 2 modes d’opposition de l’opinion L’opinion en un 1er sens s’oppose au savoir en tant que forme d’ignorance (thème des 1er dialogues, ou des 1ers mvts). En un 2ème sens, plus essentiel et plus profond, l’opinion est en réalité ce qui s’oppose à l’être exposé comme tel ou à la vérité comme telle. Ie ce qui s’oppose à la subjectivation du vrai. A ce moment là, il s’agit de l’être de l’existence et plus seulement de la correction du savoir. Il ne s’agit plus d’opposer l’ignorance au savoir mais d’opposer des voies opposées, antagoniques, concernant les assertions d’existence. Il va falloir s’assurer de l’être de l’existence. Qu’est-ce que c’est que l’être de ce qui existe ? Voilà le point qui est le point d’achoppement de Platon. Bien sûr, on sait que tout ce qui est en un certain sens existe. Donc le départ est toujours celui de l’existence de l’être. Tout être existe, ce qui veut dire que tout être est localisé, tout être se propose en un lieu, tout être est explicité dans une mondanité. Mais ça, c’est uniquement le fait que l’être existe. Mais la remontée véritable ce n’est pas de concevoir que l’être existe c’est de concevoir qu’il y a un être de l’existence. Et quand vous vous prononcez sur l’existence, vous vous prononcez aussi sur l’être, et pas seulement sur une figure localisée de l’apparaître. Le mouvement que je dirais platonicien au sens large, retracé ici avec les 2 sens du mots opinion, c’est succint, c’est le passage de l’existence de l’être à l’être de l’existence, c’est s’assurer seulement de l’être de l’existence et non pas seulement de ceci, qui est une évidence inaugurale, que l’être existe, que l’être se donne, qu’il est inscrit dans un monde. Platon dit qch comme cela, dans le Phédon cette fois : 78 c. C’est une phrase très tendue, qui m’intrigue depuis des décennies. En travaillant bcp, j’ai je crois un peu mieux compris. « cette existence (ousia) dont tressant questions et réponses nous rendons raison (logos) de son être (einai) ». Le jeu des questions et des réponses, le dialogue, le texte platonicien, i est destiné à rendre raison de l’être de l’existence. Cette existence dont tressant question réponse nous rendons raison de son être. C’est donc einai de ousia qui est la vraie question, l’être de l’existence, et non pas le mode sur lequel l’être existe. L’écart qu’il faut comprendre, dont l’opinion a donné le vestibule, pour comprendre l’orientation, c’est l’écart entre ousia et einai, entre être et existence. C’est cet écart là, dans lequel travaille une orientation de pensée véritable, en tant qu’assertion d’existence, et en tant que assertion d’existence elle rend raison à l’être de ce qui existe, elle en rend raison. Au fond, nous pouvons le dire en concluant sur l’exemple initial : c’est absolument vrai que sous la maxime égalitaire qui fait que vous déclarez l’existence effective du prolétaire de provenance étrangère comme inexistant typique, quand vous prononcez réellement son inexistence, eh bien en réalité vous rendez justice à son être. C’est pour ça que c’est une orientation véritable. Justice est rendue à son être. Et vous n’êtes plus simplement dans l’interprétation de ses droits à exister, vous êtes dans un arrimage de son existence à son être qui rend justice à ceci qu’il est ici, il est ici. Et en ce sens, l’assertion d’existence en tant qu’orientation dans la pensée est justice

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rendue à l’être. En définitive, oui, justice est bien un nom pertinent pour la procédure de vérité ou pour l’orientation dans la pensée, car à travers et dans l’écart entre être et existence, son but est bien de rendre raison de l’être, ie de rendre justice à ce qui est. Merci.

14 FEVRIER 2007

Nous voici au milieu de la trajectoire de cette année. Je rappelle les prochaines échéances : 14 mars, 25 avril et 13 juin. En ce qui concerne les permanences, la formule est une fois par mois, et la permanence de février aura lieu le 2 mars (le vendredi 2 mars), et la suivante le vendredi 30 mars. Je voudrais commencer par un énoncé personnel : j’ai été touché et affecté par la mort de Philippe Lacoue Labarthe. J’ai été très affecté, car c’était vraiment pour moi un point d’existence important - appelons le comme ça - dans le monde contemporain et de longue date. C’était un ami, et un philosophe extrêmement significatif dans le contexte actuel. C’était un ami distant, réservé, comme il l’était mais absolument sûr. Je pense qu’il était explicitement ou implicitement mon interlocuteur fondamental sur en tout cas une question, une question dont vous connaissez ici l’importance pour moi, qui est la question des rapports entre philosophie et poésie, la signification philosophique du poème, et je dirais même plus que cela, la signification historiale du poème, ceci composait une triangulation avec Heidegger : pas un face à face, mais la création d’un espace complexe dans lequel le système des questions du rapport de la philosophie et poésie était disposé comme une question majeure de ce temps, et pas comme une question intemporelle, d’éclaircie de ce temps, et là il était celui qui soutenait un autre point, quelque chose que nous avions en partage. Non pas la même chose, mais nous avions en partage la conviction que le poème contemporain dans son relatif délaissement, dans le fait qu’il n’est plus aussi évidemment convoqué ou central qu’il a pu l’être en particulier dans la période romantique, précisément aujourd’hui le poème eh bien nous dit quelque chose, anticipe quelque chose. Il est porteur non pas d’un gardiennage (comme c’était l’orientation majeure de Heidegger) mais d’anticipation au contraire : il énonce sur ce temps un point d’impasse naturellement mais aussi un point de capacité. La poésie est capable de dire ce dont le temps sera capable, et non pas seulement d’être enfoncée dans le retour de ce qui a disparu. En ce sens, je crois, je crois que si qch existe qui a une essence prophétique, ce n’est pas la religion mais le poème. Il a une dimension prophétique pourquoi ? parce qu’il puise dans l’infinité de la langue, et puisant dans l’infinité de la langue il est apte à lui faire dire au présent une ressource qui n’est pas d’ailleurs visible que dans cette infinité de la langue. Là dessus Lacoue-Labarthe disait des choses extrêmement précieuses, je vais y revenir. Pour bien comprendre ce qu’était Lacoue-Labarthe, il faut revenir un peu sur cet horizon singulier de ce qu’aconstitué Heidegger en France. Il y a là-dessus des polémiques récentes, sur Heidegger et la signification de Heidegger en France. Rappelons quelques faits bien connus. Dès le début, si je puis dire, dès les années 30, Heidegger est présent non seulement dans la filiation de ce qui va être celle des heideggeriens à proprement parler, mais il est présent dans les 2 tendances organiques de la philosophie française, celle de Bergson et celle de Brunschvicg. Disons la philosophie d’orientation vitaliste ou existentielle, d’un côté, et la philosophie d’orientation conceptuelle et mathématisante de l’autre. Ces 2 volets, ces 2 orientations, sont vraiment ce qui constitue la singularité de la philosophie française depuis au moins le début du siècle, sinon depuis la possibilité de donner 2 interprétation différentes de Descartes : une interprétation en subjectivité et une interprétation selon le mécanisme. Ie une interprétation selon la science et une interprétation selon la spiritualité subjective. Donc dès le protocole le plus inaugural de la philosophie française, on trouve ces 2 tendances. Or, dès le milieu des années 30, Heidegger s’installe comme référence dans les 2 tendances, et l’indice le plus complet de cela, on peut le trouver de façon tout à fait factuelle. En 1938, Cavaillès et Aron, Jean Cavaillès et Raymond Aron, entreprennent de créer une nouvelle collection, les essais philosophiques, et 2 textes essentiels de cette collection créée aux éd. Hermann paraissent en 39 : l’Esquisse d’une Théorie des Emotions de Sartre (c’est le 1er livre de philosophie contemporaine que j’ai lu), et les Nouvelles Recherches sur la Structure Dialectique des mathématiques de Albert Lautman, donc 2 textes fondamentaux en 1939, en même temps dans la même collection, et qui attestent d’une référence à Heidegger, dans leur orientation existentielle et subjective et dans une orientation explicitement platonicienne. Heidegger est là, comme une référence au nouage ou à l’intersection des 2 tendances. Je vous signale à ce propos que les Essais de Lautmann ont été réédités, je

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vous conseille de les lire pour ceux qui ne l’auraient pas déjà fait. Dans la 1ère partie de ce texte s’appelle la Genèse de l’existant à partir de l’idée : entièrement sur le nouage de la dialectique idéelle et de l’existant comme tel. Et c’est là, dans ce texte, que Lautman entreprend une lecture tout à fait singulière et originale de Heidegger. Ceci pour dire, c’est ma 1ère remarque (nous ne nous éloignons pas de LL, inintelligible en dehors de ce champ de réception), que dès le début, dans le champ complet de la philo française Heidegger est une référence constitutive. Ensuite nous aurons influence explicite et générale : Heidegger a été traduit par Lacan, discuté par Hippolyte, toujours déclaré essentiel par Foucault (même si c’est une essentialité implicite), comme par Lyotard, et puis, relisant récemment, pour des raisons d’opportunité la 1ère page de l’Etre et l’Evénement (que j’avais oubliée !), j’y trouve ceci : « Heidegger est le dernier philosophe universellement reconnaissable ». Je me mets dans ce panorama général m’inclus dans cette lignée. Cette sorte de verdict qui est que Heidegger comme tel est une pièce constitutive de la philosophie créatrice en France depuis les années en 30 est remis en question sous le chef que faire cela, finalement, c’est installer le nazisme dans la philosophie (un argument de cet ordre). Et puis quelques nabots journalistiques essaient même de dire que Heidegger était un crétin. C’est à ce type de constatation que conduisent ces déterminations idéologiques. Il faut rappeler ici ce que disait Lyotard, auquel je voudrais rendre hommage ici. Il disait : il faudrait sortir de l’alternative : ou bien Heidegger était nazi et n’était pas un grand philosophe, ou bien Heidegger était un grand philosophe et n’était pas nazi. Et il faudrait s’installer dans la question redoutable : il est un grand philosophe et il a été national socialiste. C’est ça qui est le défi propre que la philosophie doit soutenir, naturellement. C’est la question qui lui adressé de l’intérieur de son domaine propre. Ce n’est pas la question d’avoir à choisir entre un heideggerianisme pieux qui tenterait de démontrer contre toute évidence qu’il n’y a eu aucun emballement nazi de Heidegger, il y en a eu un, les pièces sont là, et un anti-philosophisme radical, qui consisterait à dire que puisqu’il y a eu cet emballement, Heidegger doit être jeté à la poubelle. Lacoue-Labarthe s’inscrit dans cette histoire. On peut ponctuer, au-delà de cette influence générale, on peut construire l’histoire de Heidegger en France avec 3 références essentielles, qui construisent proprement l’horizon de l’heideggerianisme en France : - Jean Beauffret, le passeur, qui a produit une médiation organique entre Heidegger qu’il connaissait personnellement et le discours philosophique en France. - Jacques Derrida, qui a donné de Heidegger une interprétation conflictuelle extrêmement sophistiquée - Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-luc Nancy, appariés en un sens (ils ont écrit plusieurs livres ensemble et ont fondé l’Ecole de Strasbourg, qui a été, un temps, une polarité philosophique exceptionnelle dans notre paysage) Lacoue-Labarthe c’est le dernier grands temps de l’heideggerianisme créateur en France, sous l’influence de Derrida, qui a constitué la singularité divisée (Nancy n’est pas Lacoure-Labarthe). Lacoue-Labarthe organise sa pensée autour de 2 questions, à mon avis, 2 questions qui sont aussi les nôtres ici. Sa pensée est profonde au sens non pas de pathos, la présomption de profondeur, mais de loyauté absolue. Je suis sensible à cette loyauté radicale de sa question. Il y a 2 questions. La 1ère grande question, c’est : peut-on inscrire la barbarie politique flagrante au 20ème siècle dans une généalogie spéculative ? La barbarie politique au 20ème siècle est-elle un phénomène dont la singularité est fermée, ou est-ce que l’interlocution philosophique avec cette barbarie doit dessiner une espèce de vaste paysage spéculatif, qui en est la généalogie, de telle sorte qu’il y aurait une responsabilité spéculative proprement dite dans le phénomène lui-même, sans que pour autant on puisse réduire la politique à la philosophie. Mais il y aurait la possibilité que cette politique là, ou ces politique là, se soi(en)t constituée(s) dans un rapport à une généalogie spéculative, qui quoique extérieure n’en est pas moins comme une condition du phénomène politique et étatique lui-même. Il est donc vrai que la question est la question d’Auschwitz, et il demande comme Adorno qu’est-ce qui est possible dans la pensée après Auschwitz, mais il le demande sur un mode très particulier, qui est de quel monde spéculatif (pour employer mes termes à moi) spéculatif peut-on apercevoir que ce phénomène politique a une généalogie dans l’ordre de la pensée pure ? Et alors ce qui est très intéressant c’est que au fond Lacoue-Labarthe refuse les 2 issues naturelles de ce débat (débat dans lequel Heidegger est impliqué en tant qu’il est aux 1ères loges, il es le grand philosophe qui a été et s’est mi lui-même aux premières loges de cette affaire). Il refuse les 2 solutions ordinaires : - la solution qui consisterait à innocenter la philosophie spéculative de tout rapport, ou de toute relation immanente, à cette barbarie. Ie de déclarer que, y compris en la personne de Heidegger, la philosophie est dégagée de tout engagement véritable dans ce qu’a été le phénomène nazi. C’est ce qu’on pourrait

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appeler une position d’esquive, qui esquive le fait que précisément il y a eu figure de proximité et d’adhésion, au moins temporaire. Donc il refuse la solution de l’heideggerianisme pieux, ie celui qui tente en définitive par tous les moyens d’innocenter par tous les moyens le dispositif spéculatif heideggerien de toute forme compromission avec le national socialisme. Mais il refuse aussi ce que j’appellerai - la solution démocratique : à savoir le nazisme est une figure du mal absolu, et pour autant qu’on est compromis avec cette figure, il faut assumer que cette compromission est elle-même absolue. Et donc que il y a une contradiction radicale entre l’humanisme, sous toutes ses formes, l’humanisme démocratique, et la barbarie en question. Sur ce point, il y a une formule à vrai dire foudroyante de Lacoue-Labarthe, comme il en avait souvent (des formules qu’il jetait en attente de leur élucidation, pour lui-même, ce n’était pas le goût de l’énigme, mais le goût de la densité problématique, consistant à poser une figure sans en avoir encore le développement de sa possibilité), ie la fameuse formule « le nazisme est un humanisme ». Le nazisme par excellence a prétendu fonder la politique sur une définition de ce qui était l’humain, une définition de ce qu’était l’homme. Et une fois défini l’homme, on a pour tâche difficile, ingrate mais nécessaire, d’éliminer le non humain. C’est en ce sens un humanisme radical : rendre conforme l’essence historiale de l’Allemagne authentique à la conformité à une pensée de ce qu’est l’humain comme tel. Voilà pourquoi pour Lacoue-Labarthe la voie démocratique qui consistait à s’engager dans des propos sur le totalitarisme de façon ordinaire était une voie en impasse, parce qu’elle ne voyait pas que, en définitive, l’essence profonde du nazisme est le maintien métaphysique de la figure de l’homme, comme figure en surplomb de la détermination politique. Une fois que vous ôtez ces 2 solutions, vous êtes devant le problème dans sa nudité : si ce n’est ni l’un ni l’autre, d’où procède, dans quel lieu ouvrir à la corrélation entre la généalogie spéculative et la barbarie politique ? La réponse est une réponse extrêmement complexe, à vrai dire, anticipée par d’autres, anticipée notamment par Benjamin et en un certain sens par Brecht. La réponse se trouve du côté de la nature du lien entre la philosophie et l’art. C’est un déplacement complexe et inattendu, mais c’est là que se dessine un horizon généalogique avec lequel la barbarie politique peut entrer en relation, a la possibilité d’entrer en relation, c’est du côté du mode propre sur lequel la philosophie s’est appropriée sa condition artistique. Au fond, c’est dans l’élément d’une suture esthétisante de la philosophie que se crée l’élément possible d’une figure de la politique, elle-même esthétisée, elle-même esthétisée, ou conçue sur le modèle de l’œuvre d’art totale, qui en définitive ne peut se réaliser que dans la figure de la barbarie. La chicane est assez complexe : aux yeux de Lacoue-Labarthe, il est impossible comprendre la corrélation entre l’horizon spéculatif général et la barbarie singulière uniquement dans un vis-à-vis de la politique et de la philosophie. Il y a un élément immanent constitutif qui est le rapport à l’art, qui est l’esthétique, dans la figure de ce qui rend possible philosophiquement l’esthétisation de la politique. Tout cela constitue (je le schématise) la 1ère grande question et la 1ère hypothèse. Et la figure de la mimesis, ie la figure de l’art comme imitation au sens le plus large du terme, ie l’idée que l’art c’est en quelque manière la frappe du réel lui-même et non pas son déplacement symbolique, c’est ça, c’est cette figure de l’imitation, ie de qch qui donnerait à voir la frappe du réel comme tel, qui rend possible que la politique comme action, comme entreprise, comme sculpture de l’Etat si vous voulez, se réalise dans la forme où elle s’est réalisée. Autrement dit, le motif de la critique de l’imitation, qui remonte à Platon (nous voilà reconduit à Platon, de nouveau), est beaucoup plus radical pour Lacoue-Labarthe que Platon lui-même : Lacoue-Labarthe indiquera que chez Platon lui-même, dans la conception oeuvrante de la cité et de l’Etat, demeure quelque chose en réalité du paradigme esthétique. Et que ensuite, toute la généalogie spéculative va être la lutte immanente contre ce paradigme sans finalement arriver à s’en débarrasser, mais en le déployant, en le remaniant, en le maintenant. Et en vérité, pour le dire très simplement, c’est l’idée que la tâche de la politique est de produire une œuvre. C’est ça. Et si elle a à produire une œuvre, ça veut dire qu’elle est dans l’élément paradigme oeuvrant, et elle est dans une esthétisation qui absolutise son processus, non pas seulement dans les figures classiques de l’autorité de l’Etat ou de son caractère sacré, mais plus profondément dans la nature même de l’acte politique, en tant que c’est l’acte de production d’une œuvre. Ou si vous voulez la politique comme configuration, dans le cas du nazisme comme configuration d’un peuple ou d’une communauté. Cette configuration induit une clôture imitative d’un paradigme supposé qui ne peut être, dans sa réalisation, que d’essence criminelle. C’est le 1er groupe de grandes considérations de LL. Si on en tirait quelque chose pour notre pensée ici, on dirait que LL nous alerte sur le fait qu’il ne faut

pas penser l’existence comme un résultat, il ne faut pas la penser comme une œuvre, mais une œuvre c’est toujours qch qui finalement se clôt dans la figure de sa configuration propre, de son résultat, de sa belle forme, de son immanence singulière. Derrière toutes les questions singulières concernant

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Auschwitz, la barbarie politique et la généalogie spéculative, en définitive il y a une critique subtile et profonde de tout ce qui tourne autour de la conception de l’existence comme une œuvre, dont sans doute la forme la plus contemporaine est l’idée que l’enjeu de la politique, ce sont des formes de vie. Et cette idée, l’horizon que Lacoue-Labarthe nous propose nous permet de diagnostiquer cette idée comme une ultime forme de l’esthétisation de la politique, et donc du lien avec la grande généalogie spéculative de la barbarie. Par csqt, le pb est de passer d’une politique de la forme à une politique du processus, dans lequel le caractère oeuvrant, le résultat en forme d’œuvre de clôture, sont inessentiel. Voilà pour le 1er versant. Ça touche à nos questions, à qu’est-ce que c’est que s’orienter dans l’existence ? La leçon, c’est que s’orienter dans l’existence ce n’est pas s’orienter selon l’idée d’une forme, ie ce n’est pas inventer esthétiquement une forme de vie par où l’existence authentique peut passer. Le 2nd groupe de questions de LL qui m’intéresse également beaucoup, c’est dans cette affaire, par où, que devient et peut-on sauver l’innocence du poème ? C’est une transposition d’une idée de Heidegger, mais c’est une transposition pas une répétition. Vous savez que Heidegger soutient que le poème, le dire poétique est à certains égards en exception de la souveraineté dévastatrice de la métaphysique. Quelque chose du poème garde encore la corrélation fondatrice de l’étant avec son être propre, et n’abandonne pas l’étant à sa destinée séparée, d’où la formule que « le poète est le berger de l’être ». Le poète est le berger de l’être, ça veut dire que le poème est le gardien de ce qui peut subsister de vivant dans l’étant comme tel, du point de sa relation d’éclaircie avec l’être. Le berger de l’être c’est le poète, ce n’est pas le penseur de l’être : il a l’innocence du berger, il est ce qui détient ou maintient la singularité historiale d’un rapport possible de l’étant à son être au cœur même du nihilisme, au cœur même de l’abandon de tout étant par l’être même. Donc il y a bien chez Heidegger l’idée d’une innocence relative du poème, d’où son interlocution radicale avec le poème tout du long. Ce qu’appelait Roger Pol Droit, dans une charge anti-heidegerienne récente : « il a accordé une importance exagérée au poème ». ça c’est vrai ! il a accordé une importance très exagérée pour Roger Pol Droit ! Et cette interlocution avec le poème, vous voyez qu’elle était fondatrice de l’idée qu’il y a une réserve, il y a quelque part une réserve, le poème constitue une réserve pensante à l’abri, partiellement, de l’historialité générale de l’être lui-même, du devenir nihiliste de la pensée, de l’abîme nihiliste où la pensée s’effondre. Le poème constitue non pas une autre voie, mais une réserve, un gardiennage, une protection dans la langue de ce qui peut encore être protégé. Je pense que Lacoue-Labarthe cherche quelque chose de plus radical encore dans le poème. C’est une transposition de la destination heideggerienne du poème. Il cherche à dire qu’il y a dans le poème quelque chose qui est non pas simplement gardiennage, de ce qui peut être sauvé ou protégé de l’authenticité de l’étant pensé selon son être, mais qu’il y a dans le poème la production d’une intelligence du devenir de l’être même. Le poème est plus qu’un gardiennage, c’est aussi une pensée. Je ne sais pas s’il dit cela, je n’ai pas tout relu pour ce soir, mais je l’interprète comme menant à son terme l’indistinction du poète et du penseur, contrairement à la maintenance de la distinction par Heidegger (le poète et le penseur sont en vis-à-vis, et l’un interprète l’autre finalement : le penseur interprète ce qui est simplement gardiennage dans le poème). Lacoue-Labarthe voulait aller plus loin et abolir la distinction, de telle sorte que la dimension proprement pensante du poème lui-même soit dégagée, et pour dégager la dimension proprement pensante du poème, pense Lacoue-Labarthe, il faut concevoir que l’histoire du poème n’est pas sa fermeture, là non plus, ou sa forme, mais que c’est l’histoire de la possibilité immanente de son devenir prose. Telle est non pas du tout la dénaturation du poème, mais la possibilité que la généalogie poétique soit entièrement distincte de la généalogie spéculative. Ie que précisément la généalogie spéculative, prisonnière de la figure du résultat ou de l’œuvre, trouve dans le poème une alternative ou une différence parce qu’elle est le devenir d’une pensée qui précisément (quoi qu’elle soit en un certain sens la plus formelle car le poème c’est le comble de la forme dans la langue) mais précisément parce qu’elle est cela elle porte le devenir historique de sa propre résiliation dans la figure anonyme de la prose. L’idée est très profonde, assez difficile mais je crois extrêmement féconde : le poème, précisément car il puise dans l’infini de la langue selon des protocoles formels extraordinairement sévères et singuliers, est aussi ce qui peut dire comment, dans la langue, passe le générique ou le quelconque. Il est destinalement prose supérieure, en tant que poème, car il est destiné à dire le commun de l’expérience, l’absolument commun, l’absolument générique, l’absolument prose de toute prose. Il peut dire cela par ses ressources singulières, et quand il dit cela, ça veut aussi dire que lui est ce qui met en garde et destine la pensée à autre chose précisément que la barbarie. Ie que le poème c’est la non barbarie dans la langue, mais ne nous trompons pas, c’est la non barbarie dans la langue, non pas par sa puissance formelle, mais car il montre qu’il n’y a de puissance formelle véritable que pour

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autant qu’elle est destinée au dire du sort universel, du sort commun ; ça évidemment c’est ce que moi par d’autres chemins je pense tout à fait (par exemple pour Samuel Beckett : l’installation d’un rapport de la prose au poème). Si la poésie est si essentielle pour la philosophie aujourd’hui, c’est parce que la poésie est le lieu où la pensée du résultat, où de l’œuvre, se résilie de l’intérieur d’elle-même, et par la puissance formelle elle-même, en dire de l’anonymat et en dire de l’existence nue, de l’existence comme telle, de l’existence qui précisément n’a pas besoin de forme pour exister, n’a pas besoin d’être à la recherche de la forme, mais qui est immédiatement ce qui rend justice à son être. Et ça, rendre justice à l’existence, c’est l’enjeu du poème. Il n’y a pas de contradiction en ce point, mais au contraire complémentarité dialectique immédiate, entre la complexité formelle du poème, son choix de traiter la langue simultanément comme une infinité et comme un matériau, comme le matériau d’une forme, et le fait que tout cela soit destiné en fin de compte à ne rien séparer, ie à ne pas configurer la séparation, à ne configurer aucune séparation, mais au contraire à être dans l’ordre du générique ou de l’inséparé. On peut dire ça : on pourrait dire que tout grand poème est en réalité un poème de l’ordre de l’inséparation. Ce que aux yeux de LL la gde généalogie spéculative échouait à être, elle restait dans l’élément de la séparation. Vous voyez la complémentarité et la densité propre des motifs : - quel est finalement le rapport de la culpabilité de la philosophie ou de la spéculation dans la généalogie de la barbarie contemporaine - ou est dans cette affaire l’innocence du poème Cette 2ème question s’est soldé par 2 interlocutions essentielles. L’une avec Holderlin. On pourrait presque définir le désir de LL comme étant d’arracher Hölderlin à Heidegger. Mais arracher H à Heidegger c’est un désir difficile. Ce n’était pas dire banalement il s’est trompé il y a autre chose etc... C’était arracher comme séparer une étreinte, arracher réellement H des bras de Heidegger, de la séduction de Heidegger qui s’exerçait sur LL lui-même. C’est donc sur la tension de cet arrachement séduit que se jouait la question d’une autre écoute de Hölderlin. Les textes de LL sur Hölderlin sont tous admirables, relisez les : la césure du spéculatif, la préface aux Elégies. Et en même temps l’inachèvement de la chose est constalmemnt affirem : je ne suis pas encore arrivé à arracher H à Heidegger, mais je sais que c’est cela qu’il faut faire, c’est le devoir de la pensée. on avait une épreuve bien définie : la pensée d’après la métaphysique, la pensée d’après Heidegger, serait victorieuse quand elle ferait entendre réellement Hölderlin délivré de l’exégèse heideggerienne. Le geste de cette délivrance serait la véritable l’écoute de Heidegger, et non pas la proposition d’un autre Hölderlin. C’était défaire cette étreinte qui était l’émancipation spéculative elle-même. Pour cela on pouvait s’aider de Paul Celan, c’est l’autre interlocuteur. C’est la question presque inverse : comment comprendre le lien de Celan à Heidegger, le lien paradoxal. Il y a un épisode mythique de la contemporanéité poétique : la visite de Celan à Heidegger. Et il a écrit un poème sur sa visite à Heidegger, qui le moins qu’on puisse dire donne la leçon de cette rencontre dans la figure d’une considérable énigme. Il a écrit un livre presque tout entier consacré àa ç : qu’est-ce qui s’est noué ou dénoué ? Quelle a été la relation du poète juif d’après Auschwitz à Heidegger, hanté ou tenté par la nationalisme socialisme et qui tentait l’appropriation de la poésie. La triangulation Hölderlin, Celan, Heidegger, est constitutive d’une délivrance pour LL : délivrer la voie du poème, délivrer le fait qu’on puisse entendre le poème dans sone effectivité, ie dans cette historialité qu’il ne partage pas avec la généalogie spéculative dans son ensemble. Tout ça est d’une densité extrême et surtout est constamment laissé en suspens. Il y a l’organisation d’un suspens de la pensée par Lacoue-Labarthe. C’est le mode propre sur lequel il exerçait la pensée : c’est typiquement une pensée au bord du vide, non pas au sens d’un gouffre existentiel abyssal mais qui n’a d’autre sens que de se porter en un point où tout le monde voit qu’il y a qch à franchir, un point doit être franchi, le franchissement est indiqué comme un devoir, mais le travail continue. LL est qln qui n’a jamais arrêté la philo dans l’espace de l’œuvre. Il l’a défait, l’a désorienté lui-même. Je suis dans un double deuil : le deuil de la disparition très tôt de LL (66 ans), et puis le deuil de ce que dans sa pensée, à ses propres yeux, il n’avait pas encore pensé. Il y avait qch dans sa pensée, on le voyait, on le voit quand on le lit, qui se donnait dans le modalité que ce n’était pas encore pensée, ce n’était pas une quête infinie, c’était le point de conduite ou d’orientation de la pensée, orientation de la pensée vers le point où ce qu’il y a encore à penser clarifié. Qch est comme une éclaircie, mais pas comme un résultat, c’est une éclaircie de ce qui demeure encore à penser. Il étai sous l’impératif du un pas de plus, ou du continuer, de l’intérieur de la pensée philosophique. Hommage lui sera rendu au théâtre de Montreuil, ce samedi 63 rue Victor Hugo. Voilà ce que je voulais dire sur cette disparition de qln qui comptait bcp pour nous tous.

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Nous revenons maintenant à notre affaire et à notre conclusion de la dernière fois. Je vous rappelle que nous nous étions demandé la dernière fois - vieille question - qu’est-ce que c’était que l’opinion. Qu’est-ce que c’était que l’opinion, pour éclairer négativement ce que c’est qu’une orientation dans la pensée. Et, tout naturellement, comme il s’agissait de l’opinion, nous sommes remontés à Platon. Nous avons constaté que opinion est pris dans une double opposition : - une opposition au savoir, c’est la 1ère, la plus classique, opinion est différent de science. Ce qui veut dire que l’opinion ne requiert pas vraiment qu’on sache vraiment pourquoi on donne son assentiment ou pourquoi on manifeste son hostilité. C’est mon opinion ! Elle accepte de ne pas savoir pourquoi elle donne assentiment ou hostilité. En ce sens elle est opposée au savoir. Et la critique traditionnelle de l’opinion c’est qu’elle est non instruite. Qu’elle a besoin d’être éclairée, l’opinion doit être éclairée, ie elle doit être prise dans un champ de savoir si on veut la normer. Donc il y a une 1ère critique de l’opinion, qui consiste à dire : l’opinion n’est pas bonne car elle n’est pas éclairée. Avec toujours la supposition que si l’opinion était éclairée, il n’y aurait pas de conflits d’opinion. C’est une critique unitaire : il y a des différentes opinions, mais c’est en réalité car les différentes opinions ne sont pas réellement éclairés. Si elles étaient éclairées, elle seraient des bonnes opinion, et des bonnes opinions, en fin de compte il n’y en a qu’une. Donc c’est pourquoi cette critique est en vérité une critique faible, la critique qui se fonde exclusivement sur l’opposition de l’opinion au savoir. En réalité, elle dissout virtuellement l’opinion dans le savoir, justement. L’opinion instruite est une opinion qui ne se dispose plus comme opinion, mais comme connaissance, donc l’opinion est dissoute dans le savoir. On sait pourquoi on donne son assentiment ou son hostilité, on sait pourquoi on vote pour quelqu’un, mais si on le sait vraiment, et s’il s’agit d’un véritable savoir, alors ce n’est plus une opinion. Les savoirs ne sont pas dans l’ordre véritable de la contradiction, ou alors c’est qu’une part de ce savoir reste dans l’obscur de l’opinion elle-même. C’est un 1er champ. Ce que nous avions montré, c’est que Platon assume cette définition de l’opinion comme contraire à la science. Vous savez que c’est qch qui court jusqu’à une certaine version chez Althusser de la théorie de l’idéologie, l’opposition idéologie et de la science. L’opposition telle que chez le 1er Althusser elle est maniée, c’est au fond une mouture de ce qu’on est en train de dire là, l’idéologie c’est le lieu de l’interpellation en sujet, donc le lieu de la formation des opinions. Finalement la seule chose capable de dissoudre cette configuration, c’est la science. On a vu que Platon construit une opposition plus radicale, qui est - une opposition de l’opinion à la pensée ou à la vérité. Là, l’opinion est critiquée non pas du fait qu’elle n’est pas un savoir mais du fait qu’elle ignore (d’une ignorance constitutive, qui la fonde) l’orientation de pensée qui la rend possible. Elle ignore son propre être, ce n’est pas qu’elle ignore ceci ou cela. Elle ignore son propre être, elle ignore l’orientation de pensée qui la fonde. Si on appliquait ça au vote, on dirait que ce n’est pas le fait d’ignorer qch qui constitue éventuellement le caractère d’opinion du vote (d’ailleurs on sait tout, de plus en plus), mais c’est de ne pas savoir quelle orientation fonde cet acte, c’est d’ignorer l’orientation de pensée qui rend possible le choix en question. Une orientation de pensée, Platon le dit à sa manière, c’est une assertion d’existence. Ce n’est pas la connaissance d’un objet. C’est, à la fin des fins : « ceci existe ». Et l’assertion d’existence est ce par quoi une orientation de la pensée touche à l’être, y compris à son propre être. C’est évidemment le noyau fondamental de la chose, qui fait que toute cette affaire s’inscrit dans le rapport existence, être, orientation. Alors le point, je vais donner la légitimité de mon titre général, c’est en ce sens qu’une orientation dans la pensée est une orientation dans l’existence. S’orienter dans la pensée requiert et enveloppe de s’orienter dans l’existence, parce que le réel d’une orientation dans la pensée, c’est d’affirmer une existence, le réel auquel touche une orientation dans la pensée, c’est une assertion d’existence. On peut dire que une orientation dans la pensée, en tant qu’assertion d’existence, elle touche à l’être, elle est un toucher de l’être même. J’avais cité Phédon, 28 c, de Platon. Je rappelle : « cette existence (ousia), dont tressant questions et réponses, nous rendons raison de son être (to einai) ». C’était une définition de la philosophie, une définition de la pensée. La pensée c’est rendre raison de l’être d’une existence. Tressant question et réponse, c’est le dialogue, le processus de la pensée elle-même. De quoi est-il question dans le dialogue ? Il est question de cette existence dont nous rendons raisons de son être. Existence, être, et entre l’existence et l’être, nous devons rendre raison de l’existence selon son être, par question et réponse, et finalement la pensée c’est ça. Alors on dira pb et solution, question et réponses, construction concept, tout ce qu’on voudra. On peut changer le tressant question et réponse, qui donne la forme dialogique fondamentale de Platon, mais on aura toujours cette existence dont, faisant ceci ou cela, nous rendons raison de son être. Rendre raison de l’être d’une existence, telle est l’orientation d’une pensée. Et naturellement, pour rendre raison de son être encore faut-il préalablement l’affirmer cette existence. Affirmer l’existence, c’est ce qui ouvre à la possibilité de rendre raison ou justice à son être. Nous avions pris divers exemples, notamment

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dans le champ notamment politique, mais aussi dans le champ amoureux : c’est toujours d’une déclaration d’existence que s’infère la possibilité de rendre justice à l’être. On pourrait le dire ainsi ; rendre justice à l’être, c’est construire une vérité, c’est combler l’écart abyssal entre les multiplicités indifférentes et les vérités éternelles. C’est ça rendre justice à l’être, c’est occuper l’espace apparemment incomblable entre l’indifférence des multiplicités en tant que figure abstraite de l’être et l’éternité des vérités. Plus abstraitement, rendre justice à l’être, c’est trouver le cadre dialectique (questions et réponse) dans lequel se déplie l’énoncé d’une existence. C’est ça rendre justice à l’être, penser. Ce qui me permet de formuler ce qui sera la 1ère maxime de notre morale provisoire. Puisque nous rivalisons ici avec Descartes. On la dira ainsi : « tire les csq de cette existence dont en l’affirmant tu as orienté ta pensée ». Voilà, c’est ça. En affirmant une existence tu as orienté ta pensée, et à partir de là il faut suivre l’orientation elle-même, il faut suivre les csq de l’assertion d’existence. Vous déclarez que ceci existe, il faut en tirer les csq, pour être immanent à l’orientation de la pensée. Si on prend l’exemple le plus ordinaire, c’est l’exemple de la déclaration d’amour, mon exemple favori. C’est une assertion d’existence : qch existe qui n’était pas là. Qch existe. Naturellement, tout le monde du dehors ne voit rien de particulier. C’est pour ça que c’est une assertion d’existence. Pour ceux qui sont dans l’affaire, ça existe au sens fort : ça existe autrement, ça n’existe pas de la même manière qu’avant. Qch vient à exister dont la déclaration d’amour est l’assertion. Après il faut exercer et pratiquer les csq et donc il faut trouver le cadre dialectique d’exercice des csq. C’est pour ça que la 1ère maxime, qui comme nous l’avons vu chez Descartes, est une maxime des csq en même temps qu’une maxime d’existence. On déclare une existence mais après, ce qui vient à l’ordre du jour c’est de tirer les csq de cette existence dont on a, en l’affirmant, orienté la pensée possiblement. Car l’orientation dans la pensée est soutenue axiomatiquement pa la déclaration d’existence, mais son réel ce sont les csq. Voilà pour cette maxime. A ce point nous voyons bien qu’il s’agit de existence, orientation et être. Il est vrai qu’à notre tour il est possible d’entrer en interlocution avec Heidegger. Car après tout si qln a organisé sa pensée autour de la relation de l’existence et l’être, entre Sein et Dasein, Existenz Dasein Sein, c’est bien lui, ça il faut bien le dire. C’est intéressant, au point nous en sommes, puisque nous avons eu une 1ère étape platonicienne, d’avoir une 2ème étape heideggerienne, comme ça nous sommes aux 2 extrémités de la généalogie spéculative, pour parler comme LL. Heidegger est celui qui interroge le caractère central de la catégorie d’existence dans le contemporain. Il est celui qui se demande si à partir de l’importance de cette catégorie dans le contemporain il est possible de définir historialement ce qu’est une orientation dans la pensée. On peut se référer de ce point de vue là au texte que j’aime bien, qui n’est même pas un texte mais des sortes notes, Projets pour l’histoire de l’être en tant que métaphysique. C’est dans le tome II du Nietzsche, c’est à la fin du tome II, dans la traduction de Pierre Klossowski, 1971. C’est une constellation aussi, en passant : Nietzsche, Heidegger sur Nietzsche, traduit par Kossowski en France en plein gauchisme ! C’est une mixture. Dans ce texte, Heidegger se pose expressément la question d’écrire une histoire de l’être, mais surtout de se demander pourquoi la catégorie d’existence est devenue si importante à partir d’une certaine période dans l’histoire de la métaphysique. Pour lui, ça commence en vérité avec Schelling, l’assignation du caractère décisif et séparée de la catégorie d’existence dans la généalogie spéculative, ça commence avec Schelling. Heidegger va faire une hypothèse générale. C’est que existence, ça va désigner le séparé de l’homme

dans une figure générale d’abandon de l’être. Donc existence ça va être la catégorie à travers

laquelle la philosophie en réalité anthropologise l’être lui-même. L’hypothèse générale, je cite Heidegger : « l’achèvement de la métaphysique (après Schelling on est dans la figure de l’achèvement) installe l’étant dans l’abandon où le laisse l’être ». C’est là où l’étant, et ici cet étant privilégié est l’homme, là où l’homme est abandonné, en réalité, car il est délaissé par l’histoire de l’être lui-même, il est abandonné à lui-même du point de vue de son être, alors là où il y a ce délaissement, là où l’étant est installé dans l’abandon, alors ce qui vient c’est la catégorie d’existence en tant que catégorie précisément séparée de celle de l’être. L’existence, c’est l’être en tant que séparé de l’être, ou c’est l’être dans la

figure de l’étant abandonné par son être. C’est l’hypothèse générale. Que peut-on en dire ? Au lieu de la contredire, traduisons là. En un certain sens, cette maxime est la maxime de ce que j’appellerai le matérialisme démocratique. Car le matérialisme démocratique c’est l’abandon de l’étant à la multiplicité indifférente. C’est la maxime : il n’y a que des corps et des langages, mais cela signifie qu’il n’est plus question de combler l’écart entre la multiplicité indifférente et autre chose qu’elle-même. Il m’est apparu que c’est la véritable signification du grand mot d’ordre de la fin des idéologies : il n’y a pas lieu de se soucier combler l’écart entre les multiplicités indifférente et quelque chose qui leur serait

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extérieur ou qui serait hétérogène à la pure existence des multiplicités indifférentes. Il n’y a pas lieu. Alors ça prend la forme qu’il n’y a pas de vérité etc… Après tout, pourquoi ne pas parler comme Heidegger et dire que là, dans cette figure, l’étant est abandonné à la pure et simple indifférence de la multiplicité ? Et en particulier est installé dans l’idée que tout vaut tout. Mais pourquoi tout vaut tout ? Car tout a un prix, naturellement. En définitive, il n’y a aucune différence d’essence, car la différence entre les choses qui existent est une différence chiffrable, monétaire. Tout est disposé devant le marché : donc tout vaut tout, à savoir son prix, et il n’y a pas de différenciation qualitative, de sorte que vous n’êtes pas dans l’idée que quelque chose puisse relever la multiplicité indifférente. La multiplicité indifférente doit prospérer dans l’équivalence générale qui la détient comme telle. Donc je pense qu’on peut dire que le matérialisme démocratique installe l’étant en effet dans l’abandon où le laisse la multiplicité indifférente, selon son prix. C’est l’hypothèse générale, sur l’émergence dans ce contexte là d’une certaine catégorie de l’existence. Car si c’est comme ça, alors la seule chose qui compte, c’est ma vie. Pourquoi elle compte après tout ? Elle compte uniquement car elle est ma vie, car je suis dans l’obligation de persévérer dans mon être. L’individu, en tant que support de l’existence, en tant qu’il est ce qui existe, en tant que corps (il n’y a que des corps et des langages) devient norme de lui-même, unique norme de lui-même, puisque précisément il est abandonné à la multiplicité indifférente. Donc il est un atome de cette multiplicité et ne peut avoir d’autre norme de son existence. Donc il est vrai que la disjonction ou l’écart incomblable entre l’existence et l’être est une caractérisation particulière du contemporain dans la figure de l’abandon et de la séparation radicale de l’individu au régime de l’indifférence de la multiplicité. Par conséquent dans ce contexte là il est exclu que la maxime de Platon puisse fonctionner, ie rendre raison de l’existence quant à son être. Il n’y a pas lieu car l’existence désigne précisément l’impossibilité de rendre raison de son être, ie le caractère incomblé et incomblable de l’écart entre être et existence dès lors que la figure de l’existence est celle là. La 2nde

csq que Heidegger introduit est que l’humanisme (privilège de l’humain ou l’humanité comme telle) ne se comprend que dans ce contexte général : ce n’est que parce que l’achèvement de la métaphysique installe l’étant dans l’abandon où le laisse l’être que qch comme l’humanisme est possible. Il le dit ainsi : « l’homme est le proprement existant, et l’existence se détermine à partir de la manière humaine d’être ». Donc dans la figure du délaissement ou de l’abandon de l’étant par rapport à son être, ou dans l’abandon finalement de l’individu à l’espace du matérialisme démocratique où il est normé par lui-même, en tant qu’unité de comte de la multiplicité indifférente finalement, dans ces 2 cas effectivement on a l’humanisme en tant qu’il n’y a pas d’autre figure de l’existence que cet abandon lui-même. « L’homme est le proprement existant » : il sait qu’il n’est qu’un individu dans l’espace général de la multiplicité indifférente. « l’existence se détermine à partir de la manière humaine d’être » ça veut dire l’existence n’est rien d’autre que le constat que ce qui est abandonné quant à son être et par conséquent ne se propose que comme existence séparée. On peut traduire aussi cet énoncé : si l’existence est normée par la figure de l’homme comme étant le proprement existant, alors il n’y a aucune vérité possible, et il n’y a aucune vérité possible parce que la dimension propre de l’incorporation humaine à des vérités nouvelles est d’assumer leur inhumanité essentielle. L’inhumanité essentielle des vérités tient seulement à ceci précisément qu’elles sont éternelles, ie elles sont le mode propre sous lequel quelque chose est en outrepassement de la multiplicité indifférente de l’être. Et si quelque chose outrepasse la multiplicité indifférente de l’être, alors ce quelque chose n’est jamais réductible à la pure manière d’être humaine et on ne peut pas dire que l’homme est le proprement existant. Puisque il n’est plus vrai que n’existent seulement des corps et des langages, mais il est vrai aussi qu’existent aussi des vérités. Mais le mode d’existence des vérités n’est nullement réductible au mode d’existence de la manière proprement humaine d’être dans une situation mondaine particulière. Donc la réduction de toute vérité universelle à la particularité, ie son annulation, est bien le contexte humaniste tel que le définit Heidegger, ie que l’homme est le proprement existant : ce qui outrepasse la figure de l’homme n’a pas lieu d’être pas proprement existant. Et alors vous êtes dans le contexte général d’une irréductibilité de l’existence à son être. C’est le 2nd point. 3

ème point : ce que j’appellerai les anticipations

Une fois qu’on a décrit cette situation, que peut-on prévoir, anticiper, nous dit Heidegger ? Heidegger définit la situation comme une situation d’indécision. C’est intéressant car c’est assez proche de la définition de la situation comme désorientation : il n’y a pas d’orientation historique lisible ou pré-intellegibile dans la situation telle qu’elle est qui est situation d’indécision. Indécision entre quoi et quoi ? « nous sommes à un moment extrême » (du délaissement ou de l’abandon, de la séparation,

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moment où l’individu se déclare le seul proprement existant). Il y a 2 possibilités : parce que c’est une situation extrême il se peut qu’elle produise une « éclaircie de l’initial ». C’est la reformulation heideggerienne de la dialectique en réalité : cette reformulation consiste à dire que quand on est au comble de la détresse c’est là que le salut est à l’ordre du jour, le pire est aussi ce qui sauve, la détresse est le moment du retournement natal etc… ce n’est que dans l’expérience de l’approfondissement de la détresse et de l’abandon que la possibilité de l’éclaircie de l’initial se réouvre. Mais pas d’optimisme eschatologique : ce n’est qu’une possibilité. Il ne dit puisque c’est la détresse, alors il y aura retournement qui réaccorde à l’initial. Heidegger dit puisque on est dans l’extrême, la vérité de ce dont procède cet extrême peut éventuellement advenir. Si ce n’est pas ça, alors ça va être la dévastation. La dévastation est une installation, l’installation dans la séparation : c’est le fait que après tout la séparation peut être une figure d’installation de l’étant dans le délaissement de son être. Et cette installation est la vraie figure de la dévastation ou de la destruction. Ie installée dans l’appareillage de la séparation. C’est l’autre hypothèse, hypothèse fermée sur un avenir opaque et incalculable. Donc indécision entre un retournement qui produirait une éclaircie de l’initial, qu’il appelle parfois la venue ou le retour d’un dieu (nomination comme une autre) et d’autre par ce qu’il appelle l’installation. L’hypothèse 1 de l’éclaircie dans l’initial suppose une rupture avec l’humanisme. Ie il faut laisser de côté la souveraineté de l’essence humaine. « à mesure que à la limite du répit de l’indécision (l’indécision nous accorde un répit car elle n’est pas encore l’installation, ie la désorientation n’est pas encore la victoire installée des opinions de ne pas connaître forclore l’orientation, donc c’est la chance qui nous reste, nous ne sommes pas installés absolument dans l’appareillage du délaissement), la pensée s’avance à tâtons vers une remémoration à l’intérieur de l’être, il lui faut à la fois poursuivre et laisser en dehors d’elle la souveraineté de l’essence humaine ». Voilà donc le diagnostic complet de Heidegger : - la période est une période d’indécision - elle est extrême et donc il y a une possibilité d’éclaircie de l’initial - elle n’est cependant pas déterminée de façon immanente et donc il y a possibilité d’une pure et simple installation - si on veut l’éclaircie de l’initial, il faudra à la fois poursuivre et laisser en dehors d’elle la souveraineté de l’essence humaine Que dire de cela ? - il est vrai que l’indécision se distingue de l’installation, que la désorientation se distingue d’un monde atone (où la possibilité même de l’événement est occultée, ie monde installé dans l’impraticable du vrai comme dit Celan, « l’impraticable vrai »). Un monde désorienté il est vrai n’est pas par essence un monde atone, il ne prononce pas l’impossibilité de tout corps subjectivable, de toute vérité. Donc il y a un répit dans une installation inachevée. - il est vrai que dans le lieu de cette différence installation / indécision, il y a la possibilité d’une éclaircie. Mais là il commence a y avoir divergence : je n’ai aucune raison de penser que c’est une éclaircie de l’initial, ie que ce à quoi serait réouvert la situation indécise serait ce dont nous procédons, un inaugural ou auroral de l’être lui-même. Mais je suis d’accord avec l’idée que le processus de l’éclaircie (vérité postévénementielle) doit assumer un abandon de l’humanisme, ie une dimension humaine. On peut équilibrer la lecture en disant que l’hypothèse générale est soutenable, les csq en sont admissibles, les anticipations sont formellement constituées, mais ce qui ne va pas c’est qu’il s’agit nécessairement d’un retournement, c’est l’idée que l’éclaircie soit nécessairement une remémoration comme il le dit (remémoration à l’intérieur de l’être). Il faut sans doute se distancer de l’injonction à la remémoration. Pourquoi ? Est-ce à dire qu’il n’y a aucun rapport au passé ? Pour moi le rapport au passé est le rapport à un autre monde, et je ne pense pas qu’il y ait une historialité générale, il y a des séquences des discontinuités, donc pas de remémoration à l’intérieur de l’histoire de l’être car il n’y a pas d’histoire de l’être. Le rapport au passé est pour moi celui d’une résurrection. J’appelle résurrection le fait que l’être là d’une vérité en cours, ie situation de construction d’un corps subjectivable en cours convoque une vérité issue d’un autre monde, qui a été créée et déployée dans un autre monde (un autre monde spatial, temporel etc…). Et alors qu’est-ce que c’est que cette convocation ? C’est une mise au présent de l’éternité de la vérité. L’être-là effectif d’une vérité dans un monde est capable de convoquer la vérité d’un autre monde en tant que mise au présent de l’éternité. Seule l’éternité peut etre mise au présent. Le passé comme tel ne peut pas être mis au présent. Seule l’éternité peut être mise au présent. Ce qui du passé peut être mis au présent doit y avoir été éternel. Donc si vous mettez qch au présent d’une

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vérité qui fut créée au passé dans un autre monde, c’est par le détour de son éternité. J’appelle ça résurrection : c’est comme quand les révolutionnaires convoquent des figures, des idées du passé, c’est non car elles sont passées qu’elles sont convocables mais car elles ont une valeur éternelle. On peut les manier, les introduire, à condition d’être dans un processus original. C’est le débat très intéressant entre résurrection et remémoration. C’est le débat le plus profond avec Heidegger, je peux m’entendre sur le reste après tout avec Heidegger, au prix de quelques distorsions langagières. C’est bien vrai que existence dans le monde contemporain est soumis à une loi de séparation et à une loi humaniste. Premièrement, ce qui existe c’est l’individu et deuxièmement, l’individu est sous le principe général des droits de l’homme, de l’humain de l’homme. Il est vrai que les csq de cela c’est une situation indécise du point de vue de l’être de l’existence. Mais par contre, après, il y a une discussion essentielle entre une vision remémorante qui convoque l’historialité de l’être pour retrouver la frappe de l’initial, et puis une orientation différente, que j’appelle résurrection, et qui convoque la figure d’éternité de la vérité ancienne dans le mouvement propre de la vérité au présent. C’est pour ça que je pense que chez Heidegger, parce qu’il y a une histoire de l’être, il y a constamment une espèce de face-à-face du présent et du passé, ou du présent de l’origine. Ie que le passé ne peut se présenter que comme origine. C’est ça le prix à payer pour toute vision historiale de l’être. Alors que dans la disposition que je propose, qui encore une fois est en interlocution avec Heidegger, sans chercher à l’annuler, au contraire, le rapport du présent au passé n’est pas sous le signe de l’origine mais sous celui de l’éternité. C’est un déplacement essentiel, de passer de l’origine l’éternité. C’est la convocation de l’éternité dans la figure de présent dont elle est capable qui institue véritablement un rapport à un autre monde, entre autre chose un monde passé, mais un autre monde en général. On peut de ce point de vue là entrer dans une discussion un peu plus technique. Je vous lis un passage, qui nous ramène vraiment à la question de l’existence. Une fois que vous avez tout ça : diagnostic général, hypothèses d’anticipation, le désaccord sur remémoration résurrection, on peut entendre. H dit ceci : « existence, en tant que caractère de l’être là ». ça oui, absolument : l’existence c’est bien un prédicat de l’apparaître, de l’être là, c’est une donnée par laquelle l’être de la multiplicité indifférente est saisie dans son apparaître mondain, ie dans son être là. C’est ce qu’il dit sur lui-même, Heidegger. Heidegger affirme ici que l’existence en tant que caractère de l’être là, c’est ce qu’il a dit dans ET. Dans l’histoire de la catégorie d’existence, Heidegger se situe comme celui qui assume l’existence comme figure générale ou caractère de l’être là. Il va décrire sa singularité : « ici ne sont en jeu ni le concept de Kierkegaard, ni celui de la philosophie de l’existence ». Ce concept de l’existence s’oppose à tout existentialisme, ie à toute humanisme existentiel. « L’existence y est bien plutôt conçue dans le retour à l’extatique de l’être là à partir de l’intention visant à nterpéter l’être là dans son rapport insigne à la vérité de l’être ». Le propre de la catégorie d’existence pour Heidegger lui-même c’est d’être un caractère de l’être là visant à raccorder l’être-là à la vérité de l’être. Le point capital, aux yeux de Heidegger, c’est que existence, il le réintroduit comme une notion de l’inséparation, et pas comme une notion de la séparation. L’existence dans la figure du mat démo où les individus sont des atomes de la multiplicité indifférente, c’est l’existence comme absolument séparé de tout ce qui pourrait faire vérité de l’être. H réclame une catégorie d’existence comme caractère de l’être là qui se fait à partir de l’intention visant à interpréter l’être là dans son rapport à la vérité de ‘petre. Il restaure, restitue, existence dans l’élément de l’inséparé, ie dans l’élément dont Platon parlait dans le Phédon, à savoir la destination de la pensée c’est de rendre justice à l’existence quant à son être. Heidegger prétend que lui, contre la dérive existentialiste contemporaine, il a ramené l’existence dans la juridiction de la question de l’être. « Ce n’est qu’à cette question qu’est réservée l’application provisoire du concept d’existence ». Lui aussi fait une morale provisoire, une discipline provisoire du concept d’existence, concept contemporain, mais on va le réordonner à la question de son être. « La question ne soit servir qu’à préparer une réduction de la métaphysique, tout ceci situé en dehors de l’existentialisme, et demeure séparée par un abîme du fond théologique de Kierkeagaard ». C’est le passage essentiel dans lequel Heidegger réaffirmer les données constitutives de sa catégories d’existence. Quel est le bilan ? Je dirais que en effet, c’est une tâche essentielle de la philosophie de réintroduire la catégorie d’existence dans l’élément de l’inséparé. Pour le faire, il faut penser l’existence comme une catégorie de l’être là. Sur ce point, l’accord avec Heidegger est tout à fait net. Si vous réintroduisez l’existence comme catégorie de l’être là, alors vous avez quelque espoir de le réaccorder à la pensée de son être, ie finalement à la logique générale de l’existence des vérités. Quelle est la discordance ? La discordance quant au rapport au passé, c’est la discordance entre remémoration contre résurrection. Ici, la discordance, c’est sur ce qui dans l’être là nous réouvre à la pensée de son être. Parce que Heidegger dit : c’est le retour à l’extatique de l’être là. C’est quoi ? Eh bien, c’est le temps. La proposition de Heidegger, c’est que pour réouvrir l’existence à son être, il faut la

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penser selon son ouverture temporelle à l’être même. Les dimensions extatiques de l’existant, du Dasein, sont fondamentalement les dimensions de l’éclatement temporel : être et temps, c’est dans l’éclatement temporel, c’est dans les extases temporelles que l’existant peut être réapproprié à la vérité de son être. Vous voyez bien le bien : il pense que ce sont les extases temporelles qui sont constitutives du rapport de l’étant à la vérité de son être, car tout ça est sur le fond d’une histoire de l’être, car tout ça historial, tout ça est le mode propre sur lequel l’être en vérité est le temps. Et l’existence est la forme extatique du temps, ie la forme, le point où le temps se donne dans le complexe conflit de ses dimensions passée présente et future, mais on est encore dans ce rapport temporel eet donc historial à la vérité de l’être. La disposition que je propose n’est pas temporelle : pour la raison que, en définitive, la création temporelle post-événementielle, la création d’un temps n’est pas le point fdtal de l’être là. Le point fdtal de l’être là, c’est une donation topologique. Ce n’est pas une donation extatique mais c’est une donation topologique. On pourrait dire là que c’est une querelle esthétique, au sens de l’esthétique de Kant : quel est entre temps et espace le paradigme primordial ? Si on admet que la topologie a sens large est une théorie du lieu et si on admet que les intensités de l’être là sont de nature topologique, alors on dira ce ne sont pas des extases temporelles de son existence qui l’ouvrent à son être mais ce sont les figures de sa localisation. C’est le 2ème conflit. On peut récapituler : - il est vrai que la catégorie d’existence est aujourd’hui ans une orientation de pense dominante et idéologisée réduite à la figure de la séparation. - il est vrai qu’il s’agit de restituer la catégorie d’existence à la possibilité de sa vérité, ou à la possibilité de la vérité de son être. - il est vrai que ceci suppose une rupture majeure avec l’humanisme sous toutes ces formes. - il est vrai que ceci instaure une nouvelle dimension d’un rapport au passé. Sur tous ces points, on peut s’accorder. Par contre, il va y avoir 2 points de dissemblance majeurs, et en particulier aux csq politiques : - le 1er c’est que il n’y a pas d’histoire de l’être, d’historialité générale de l’être, ce qui enjoint l’impossibilité d’une figure remémorative du salut. Le salut ne peut pas être un retournement ou une remémoration (bis). Le salut procède dans un monde et rend possible la résurrection des vérités du passé. Autrement dit, la création de la possibilité d’une résurrection doit être absolument distinguée du processus historial d’une remémoration. Ce sont 2 orientations de pensée intra-philosophiques majeures. - à titre de csq, et dans un élément plus technique, de même que résurrection s’oppose à remémoration, on peut dire que la topologie de l’existence s’oppose à son extase, ou que la localisation s’oppose à la temporalisation, ou que la localisation subsume la temporalisation. On dira donc que rendre justice à l’être, puisque c’est le propos de notre maxime (assume les csq de l’existence que tu as déclarée, et quand tu l’as déclarée tu as orientée ta pensée, et ce faisant tu vas rendre justice à ce qui existe), rendre justice à l’être, mais ce n’est pas se remémorer son histoire, et ce n’est donc pas en particulier cette forme humanisée de la remémoration qu’est le devoir de mémoire. C’est Heidegger repassé au moulinet de l’humanisme, ça. On ne peut pas réapproprier l’étant à son être par remémoration, mais il faut déclarer l’existence, et déclarer l’existence, ça suppose une topologie : déclarer l’existence en un lieu, déclarer que ceci existe ici. Vous déclarez l’existence ici, en tant qu’ensuite vous vous orientez par les csq de cette déclaration. Sous ces conditions, des résurrections sont possibles, des résurrections du passé sont possible. Et alors les csq de la déclaration d’existence en tant que localisation, elle va rendre justice à l’être, elle va rendre justice à l’être car elle va légiférer sur l’existence, elle va légiférer sur l’existence en tant qu’elle assume les csq de sa déclaration. Ce faisant, ce que nous aurons, ce n’est pas une histoire, il faudra accepter que ce ne soit pas une histoire, au sens de l’historie monumentale, de l’histoire de l’origine, on ne pourra pas remonter à l’origine de l’histoire, mais on pourra montrer que qch de l’éternité peut exister au présent. Et ça, nous expérimenterons ce que Spinoza proposait, ie de sentir et d’expérimenter que nous sommes éternels. Nous pouvons être les agents d’une résurrection au présent de ce qui fut créé dans un autre monde, et on ne peut pas espérer mieux. Merci.

MARS 2007

Prochaines date : 25 avril et 30 mai (elle avait été déplacée au 9, c’est 2 déplacements qui s’annulent !) et maintien du 13 juin.

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En ce qui concerne les permanences, celle du 2 mars a été déplacée et lieu ce vendredi 16 mars. La suivante est maintenue 15 jours après, donc le 30 mars (puisque celle du 16 mars est la permanence de février !). Ensuite je voulais faire 2 annonces, l’une sur la journée d’amitié avec les étrangers le 22 mars, et une autre de caractère tout à fait différent concerne le samedi 24 mars. Ce samedi 24 mars, il y a la projection du 2ème film du réalisateur israélien Oudi Aluni, qui est par ailleurs un ami, après son 1er film, Local Angel. Ce n’est pas un film usuel propalestinien, il tente de saisir le lieu dans les catégories du Oudi Aluni, son point de vue est immanent (il est israëlien). Local Angel était documentaire, partiellement fiction, un des meilleurs sinon le meilleur sur cette situation, avec une approche en partie théologique d’ailleurs mais pas au sens vulgaire de luttes des religions. Son 2nd film s’appelle Forgiveness, une fiction enchevêtrée et subtile, qui montre les ramifications de la situation d’Israël et de la Palestine dans le monde entier. En particulier entre un père et un fils. Le film est construit par strates de signification, mais autour de la même question que Local Angel. J’espère que la version sera sous-titrée en français. Il est projeté dans le cadre du festival des films israéliens, à 15h40 au Gaumont Marignan. Juste après, j’interviendrai, à 17h15, dans un débat avec Oudi Aluni. Il considère qu’il se pourrait que la situation conflictuelle, ie qu’une partie du public n’aime pas ce film. Voilà les paramètres : un fim de fiction sophistiquée et intéressant, avec des acteurs isaéliens et palestinien, qui a déjç créé des incidents. Il avait été décidé que ce film serait le film d’ouverture mais l’ambassade d’Israël s’y est opposée catégoriquement. Je l’ai déjà vu 3 fois, il est remarquable et différent de Local Angel. Revenons à notre mouvement. La dernière fois nous avions élaboré le point suivant : l’impératif d’une morale provisoire pour le temps contemporain, ça consiste à circuler de l’existence à l’être, selon une vérité, selon une vérité possible, et c’est dans cet écart entre existence et être, et selon les directions potentielles d’une vérité que se situe la question d’un impératif aujourd’hui. Lus spécifiquement avec Heidegger mais aussi contre lui, nous avions conclu que finalement il s’agit toujours de déclarer une existence. Il s’agit toujours de déclarer une existence, en tant que la pensée s’oriente ou la pensée tente de s’orienter selon les csq de cette déclaration. La pensée trouve ou tente de trouver son orientation selon les csq de cette affirmation. Il ne s’agit pas de déclarer une interprétation de l’existence ou une vision du monde, mais il s’agit de déclarer une existence en elle-même. C’est toujours d’une existence qu’il s’agit finalement. Le point que je voudrais traiter aujourd’hui aura 2 volets. L’existence est une catégorie de l’apparaître, une catégorie logique (ce n’est pas directement une catégorie ontologique, de l’être). Ce qui veut dire qu’elle est solidaire de l’existence d’un monde. C’est une catégorie mondaine, de l’être là. Exister, c’est toujours exister dans un monde et donc relativement au transcendantal de ce monde. Et donc, c’est un peu ça le mouvement aujourd’hui, il faut traiter l’impératif qui est de déclarer une existence, on traite toujours cet impératif selon le monde, quant au monde. Toute déclaration d’existence est une déclaration située dans l’horizon transcendantal d’un monde, de ce point de vue là tout impératif est aussi un impératif relié ou portant sur le monde comme tel. Il faudrait interroger cette remontée possible de l’idée formelle qu’un impératif c’est toujours déclarer une existence, au mouvement de cet impératif relativement à ceci que comme toute existence est située dans un monde, l’impératif enveloppe qch qui concerne le monde lui-même. Sinon on reviendrait inévitablement à une confusion de l’existence et de l’être, si on ne prenait pas en compte de l’intérieur même de la déclaration d’existence une sorte de principe ou de jgt quant au monde. D’où 2 volets aujourd’hui : 1° pour reprendre les catégories essentielles, ie al question de la relation exacte entre existence et monde, et revenir tout de même, reclarifier, repréciser, réarticuler la théorie de l’existence (qu’est-ce que l’existence), comment le monde est impliqué dans une existence. 2° formuler la maxime de la morale provisoire en direction du monde où il y a, où procède l’existence. Dans les conditions du présent, elle sera extrêmement simple, elle sera : il y a un monde. Donc un volet sur l’existence, un autre sur le monde. Ou aussi, justifier que aujourd’hui puisse être une maxime ou un principe de la morale provisoire l’énoncé particulière simple il y a un monde. Sur l’existence, le problème est de distinguer aussi clairement que possible l’être en tant qu’être et l’existence, tâche qu’assumait ce que précisément on a appelé l’existentialisme. Si nous sommes débiteurs de qch concernent l’existentialisme, au sens un peu flou de cette école ou de ce mouvement de pensée, c’est précisément de s’être attaché à montrer que l’existence était une catégorie qui était distincte de la catégorie d’être, et que donc le vrai couplage n’est pas existence et essence (comme dans la

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métaphysique classique) mais existence et être. La difficulté, c’est que dans la tradition existentialiste, ou phénoménologique à inclinaison existentielle, c’est que l’existence en définitive est quand même un type d’être. L’existence est distinguée de l’être mais elle est aussi en même temps pensée comme comprise ou incluse dans ce qu’on pourrait appeler le destin de l’être. On peut prendre 2 exemples, celui de Heidegger et celui de Sartre. Dans le cas de Heidegger, le couple est Dasein et Sein : la catégorie d’existence comme Dasein est une catégorie topologique, une catégorie de l’être au monde ie on va bien penser le monde comme lieu existentiel de ce qui est. Mais à la fin des fins, en réalité, pour Heidegger, ce nom topologique, cette localisation de l’être comme être au monde dans la figure du Dasein, cette topologie est réabsorbée comme figure du destin de l’être de lui-même. Le destin historial de l’être réabsorbe d’une certaine façon sa propre scission immanente, sa propre topologie, sous ce qu’on pourrait appeler la réalité transhumaine de l’homme, l’homme a une figure située mais cette figure située est aussi en réalité un point de concentration du destin historial de l’être. Alors que ce que je vais tenter de dire, assumant que l’existence est en vérité la puissance du lieu de l’être, de localisation, je vais essayer d’assumer que les catégories d’être là et d’existence sont purement relationnelles : elles n’ont pas de sens historial ou de destination particulière, elles ne sont pas liées à l’histoire d’une révélation de l’être à soi même ou qch comme ça. En réalité la relation de l’être là ou de l’existence à l’être, ou la différence entre existence et être, c’est simplement l’infime distance qui existe entre une multiplicité et elle-même telle que dans un monde. C’est la différence à soi d’une multiplicité et d’une multiplicité située ou localisée. C’est dans cette infime distance que se loge l’existence comme telle, qui d’ailleurs n’est pas du tout une catégorie de la réalité humaine en tant que telle, mais c’est une catégorie de n’importe quelle multiplicité, l’existence n’est pas un attribut du Dasein en tant que Dasein de l’histoire de l’être au monde de l’homme, c’est une catégorie générique qui concerne toute multiplicité en tant que figure de l’être localisable. C’est un type d’être singulier qui réabsorbe dans cette tradition l’existence elle-même. Chez Sartre, l’existence est l’existence du pour soi comme liberté pure, ie en fin de compte, l’existence c’est ce type d’être particulier qu’est le néant. L’être est le néant. Et le néant est un type d’être, c’est une figure parasitaire qui ronge l’être en tant qu’elle est la figure non étante de l’être. Chez Sartre plus précisément on dira l’existence c’est la néantisation (la figure de la liberté est projective et active, et la néantisation est ce qui a précisément son être hors de l’être en tant qu’être). Là aussi je pose que la distance inaugurale entre existence et être est réabsorbée dans un type d’être singulier, au lieu d’être strictement tenue dans la figure topo de l’être là, ie strictement déductible des paramétrages de l’être là dans un monde. Pour reprendre synthétiquement cela, on va traiter 3 questions ; - qu’est-ce que l’être comme tel ? Qu’est-ce que l’être si je puis dire en amont de l’existence, l’être tel qu’il est donné et pensable antérieurement à toute localisation singulière dans un monde. Vous connaissez la réponse : l’être, c’est la multiplicité pure, indifférente telle qu’elle se compose du vide, et telle qu’elle n’est pensable que mathématiquement. - qu’est-ce que l’être là ? La réponse sera : l’être là, c’est la multiplicité dans un monde, inscrite dans un monde, ie multiplicité inscrite dans un monde, ie dans un champ transcendantal sans sujet. Tout ça restera absolument asubjectif, non corrélé comme dirait QM. Il n’y a pas de liaison constituante à un sujet quelconque dans toute cette affaire. Ce n’est pas justement le Dasein au sens du destin historial de l’homme comme figure de la pensée interne au destin de l’être. C’est la multiplicité là, située sous la condition d’opérateurs transcendantaux sans sujets. - qu’est-ce que l’existence ? la réponse sera que l’existence est le degré d’identité d’un être à soi-même, d’une multiplicité à soi même, relativement à un monde dans lequel elle apparaît. Une multiplicité est là, et le fait d’être là permet de se demander à quel degré elle est effectivement là, et donc ce degré selon lequel elle est effectivement là, elle appartient plus ou moins à ce monde déterminé sera mesurable par le degré d’id à soi-même de la multiplicité. On retrouve une idée assez ancienne mais renouvelée, l’existence c’est la variation ou la précarité du principe d’identité. L’existence c’est ceci que le principe n’est pas absolue, c’est la vacillation du principe d’identité. A est identique à A, seulement dans une certaine mesure, et cette mesure selon laquelle A est identique à A est précisément l’existence. Depuis le début de la méditation là-dessus, il y a eu une corrélation entre la question de l’existence et al question de l’identité : ce qui existe est donné dans la singularité de son être. L’existentialisme, comme forme terminale de cette méditation, a toujours consisté à dire que l’existence était irréductible à la généralité de l’être car elle était la singularité absolue. Exister c’était à ce point être là que c’était irréductible à toute généralité. Originairement, il est vrai qu’il y a un lien entre la question de l’existence et la question de l’identité. Là on tente de passer au fond d’une identification ultime entre existence et identité (j’existe,

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je suis identique à moi en tant que j’existe, j’exprime ma singularité existentielle en tant que identité à moi-même), on va passer de ça à une idée différente qui est : il y a une corrélation mais ce n’est pas l’identité de l’existence et de l’identité, c’est au contraire la non identité de l’existence et de l’id. l’existence est ce qui mesure un écart à soi-même dans le champ de l’apparaître mondain. Il se peut que id soit maximale, ce n’est qu’une possibilité mais parmi d’autre. On ne définira pas l’existence par l’id, mais par la mesure de l’identité, ie par sa variabilité. L’existence c’est la variabilité de l’identité. C’est non pas l’absoluité mais l’incertitude du principe d’identité. C’est ces 3 choses là que je voudrais reprendre. 1er point : qu’est-ce que l’être comme tel ? je n’y reviens pas, l’être c’est la multiplicité pure, la composition du vide etc… 2nd point : qu’est-ce que l’être là ? C’est un point central. Supposons que nous suivions le destin ou la figure d’une multiplicité pure. Appelons cela une chose, une chose car finalement c’est un terme préobjectif (la chose, c’est l’indifférence de l’objet). Donc une chose, une multiplicité. Nous voulons comprendre exactement ce que c’est que son apparaître, son être là dans un monde déterminé. C’est l’enjeu. L’idée, l’idée c’est que quand la chose, ie le multiple, est localisée dans un monde, et quand on peut dire la chose, le multiple, est là dans un monde, c’est parce que les éléments de cette multiplicité, ce qui compose cette multiplicité, sont inscrits dans une évaluation nouvelle de leurs identités. C’est là qu’on va avoir le nœud construit entre, finalement, à la fin des fins, existence et identité. Mais dès la figure de l’être là, on dira qu’une multiplicité est inscrite dans un monde, car les composantes de cette multiplicité sont en quelque manière réévaluées quant à leur identité, dans la figure du monde où cette multiplicité apparaît. Il devient possible, et c’est ça la localisation, il devient possible de dire que tel élément, d’une multiplicité donnée, est plus ou moins identique à un autre élément (x et y). Il devient possible de donner sens à ceci que x, qui appartient à la multiplicité considérée, a un degré d’identité mesurable à un autre élément de la multiplicité, y. Et que on donnera sens à des choses comme x est le même que y, ou x est un peu différent, ou x n’est pas du tout identique à y, ou il ressemble mais est différent etc… Ontologiquement, ie en termes de multiplicité pure, ceci n’existe pas : une multiplicité, et un élément de cette multiplicité, est ou identique ou différente, absolument identique ou absolument différente, mais il n’y a pas de tiers terme. Entrer dans la mondanité, c’est entrer dans la nuance de l’identité. Cela peut être plus ou moins identique. Et on peut dire que la caractéristique fondamentale d’un monde, qu’est-ce que c’est qu’un monde d’un point de vue abstrait, c’est de distribuer les degrés d’identité possibles sous toutes les multiplicités qui apparaissent dans ce monde. Si qch apparaît dans le monde on peut avoir une distribution possible des identités élémentaires d’apparition dans le monde, qui vont constituer précisément la loi interne de ce monde. Un monde, c’est une distribution d’intensités différentielles, c’est ce qui distribue des intensité différentielles, ie ce qui précisément fait vaciller ou module les identités. On peut dire ça : un monde, c’est un système de modalisation de l’identité, ie c’est qch qui introduit dans l’identité, au-delà de son apparence binaire, l’univers de la nuance et de la flexibilité. Par csqt, dans un monde, on va avoir 2 choses (il faut bien comprendre le régime de l’être là) : - nous avons d’abord un système de degré, ie un système d’évaluation possible, mesurable des degrés d’identité et de différence, ie nous avons des structures élémentaires du mode (// structures élémentaires de la parenté) qui autorisent la comparaison des degrés d’identité. Ce qu’on appellera la structure d’un monde, son T, c’est une structure élémentaire qui rend possible la comparaison des degrés d’identité. On peut donc dire, au fond, un monde c’est un appareil à troubler l’identité. C’est pour ça soit dit en passant qu’il y a une signification tout à fait particulière des énoncés, par exemple politiques, voulant restituer des identités sans trouble. C’est une discussion aujourd’hui : qu’est-ce qu’une identité non troublée ? Que doit être le monde pour que les identités ne soient pas troublées, s’il est vrai en fin de compte que l’essence de l’être-là, ie l’essence d’un monde, c’est précisément un appareil structuré destiné à perturber et nuancer les identités. On voit bien que si vous voulez restituer des identités strictes, à tout le moins, vous devez tout particulièrement rigidifier le transcendantal du monde, qui en règle générale a une signification tout à fait différente voire opposée, qui est d’introduire le monde dans la variabilité et le trouble dans la question des identités. Un monde est une machine à perturber les identités, à introduire des degrés, des nuances, distribuer des évaluations ou des mesures d’identités différentielles. Faisons plus abstrait : c’est une machine dialectique, un monde, au sens particulier où c’est qch qui corrompt l’identité par la différence. L’identité est mêlée de différence, puisque le degrés d’identité introduisent des différences dans l’identité elle-même. Employons un vocabulaire hegelien : un monde en définitive c’est une machination dialectique anti-identitaire. Ça n’empêche pas qu’il y ait des mondes rigides, puisque la machine peut être extrêmement variée, il y a des mondes très différents. Mais dans le principe

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général de la mondanité ou de l’être là, il s’agit d’introduire le trouble dans l’identité élémentaire des multiplicités. A partir du moment où elles sont là, et pas seulement pensable dans leur pureté intrinsèque, qui est la transparence, elles sont soumises à une machinerie qui introduit en réalité des différenciations élémentaires et perturbe le jeu originaire des identités. Cette machine c’est le transcendantal du monde. L’idée générale est assez simple même si sa technique est un peu plus compliquée. Nous avons donc l’appareil à distribuer les degrés, 1ère composante d’un monde. - la 2ème composante c’est la relation entre les mult qui sont là et l’appareil T. Un monde, c’est une chose assez simple : il y a une appareillage sous-jacent, structural, qui distribue des degrés d’identités différenciés, on l’appellera son T, et puis il y a des multiplicités qui sont là dans le monde, exposées de façon relationnelle à cette perturbation. Un monde, c’est à la fois l’être là des multiplicités et l’exposition de ces multiplicités à la perturbation de leur identité interne ou id élémentaire. Alors si on prend un cas simple, pur, on dira : étant donnés 2 éléments x et y, ils vont être dans la disposition de possibilités identitaires qui vont aller de « ils sont absolument différents » à « ils sont absolument identiques », en passant par le système de degrés intermédiaire (« ils se ressemblent ou pas, ils sont de la même famille »). Ça va dépendre de la structure de distribution des intensités de l’identités par l’appareil T du monde. Il y aura des monde qui proposent des infinités du nuances dans l’identité et des mondes plus rigides. Les mondes limites de la rigidité sont ceux qui reviennent aux catégories de l’être, qui n’admettent que 2 types, l’identité et la différence. Un exemple d’un tel monde est le monde de la pensée ontologique. Dans la pensée ontologique, on n’a que ces 2 virtualités. Ceci est clair, et vous voyez que vous allez avoir un système de possibilité très ramifié quant à ce qu’est un monde pour 2 raisons différentes : puisque il y a ces 2 composantes d’un monde que sont d’une part le T d’un monde et d’autre part les multiplicités qui composent le réel même de ce monde. Vous allez avoir une gamme de possibilités énormes, car vous avez 1° la possibilité de très nombreuses structures d’ordre dans le monde. Les différentes manières de pouvoir comparer les identités, les différentes manières de pouvoir structurer les degrés représente déjà une multiplicité T exceptionnelle. Des structures d’ordre il en existe une infinité d’infinité. Déjà la possibilité que 2 mondes diffèrent par leur organisation T, par la manière dont ils autorisent la comparaison des identités est déjà l’ouverture d’une multiplicité infinie de possibilités.… 2° d’autre part vous savez différentes manières dont les multiplicités qui composent un monde sont corrélées au système T de distribution des id, qui composent à son tour une multiplicité infinie de virtualités. Si vous combinez ces 2 multiplicités l’horizon de possibilité des mondes non seulement est mult mais est même infiniment multiple, il y a tout lieu de penser qu’il existe une infinité de mondes distincts par leur composition multiple mais distinct par la structure T elle-même. La forme d’ordre permet de dire voilà quelles sont les nuances de l’identité. Alors voilà, et sur cet horizon nous pouvons introduire la 3ème question, c’est la question de l’existence, une fois rappelé ce monde extraordinairement mouvant et infiniment nuancé de l’être là, on peut faire comparaître la question de l’existence. La question de l’existence, elle va se ramener à un cas particulier de l’action du T. Le T je l’ai dit distribue des évaluations ou des degrés possibles à l’identité de 2 éléments distincts, mais il distribue aussi des degrés à l’identité d’un élément à lui-même, c’est un cas particulier. De même que x est plus ou moins identique à y, de même x est plus ou moins id x. Nous sommes dans la perturbation de l’id dans son caractère formel, aristotélicien. Il n’est pas vrai dans l’être là que A soit abslt id à A. A est identique à A dans la mesure où il est absolument là dans le monde. Mais s’il y est obliquement, un peu, pas bcp, avec nuances, etc… ça va se manifester par toute une gamme de différenciations dans l’identité à lui-même. C’est très important de mesurer qu’il y a un rapport dans le degré d’identité à soi-même et la fermeté ou la force de la présence dans le monde. Plus qch apparaît dans un monde dans une puissance de l’identité à lui-même, plus on a des raisons de dire qu’il apparaît réellement dans ce monde, plus son identique est évasive et fuyante dans un monde déterminé, plus on dira qu’il apparaît faiblement dans ce monde. C’est ça qu’on va appeler existence. On va appeler existence le degré d’identité à soi même d’une mult qui apparaît dans un monde. C’est une définition très simple et extraordinairement objective. On dira : comme l’existence est un degré, degré d’identité à soi-même, on voit très bien que l’existence est une intensité. Que l’existence soit une vieille idée, c’est une vieille idée en réalité. J’existe, oui mais en réalité j’existe plus ou moins. La conviction où je suis de mon existence et la force affirmative de cette existence est dépendante du mode propre sur lequel je me déploie dans le monde. Au fond, c’est une idée assez intuitive, assez intuitive sauf qu’il faut en tirer les csq sur la déf de l’existence. Si vos rabattez l’existence sur l’identité, vous ne comprenez plus ce qu’est l’existence. C’est pour ça que je propose de prendre la chose dans l’autre sens (selon des intuitions qu’on trouve déjà chez N, K, et même

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chez Rousseau – il y a une longue généalogie), ie de dire directement que l’existence est une intensité. L’existence sera définie par l’intensité de l’identité. Et donc on n’aura pas à se soucier de l’intensité de l’existence puisque c’est l’existence qui est une intensité. Naturellement, il y aura une variabilité possible de l’exitsence, puisqu’elle est coextensive à sa propre intensité. On ne peut différencier l’existence et l’intensité de l’existence. Il y a une identification des 2, c’est à certains égards un thème nietzschéen. Le voc est différent (voc de la vie chez Nietzsche) mais l’idée que l’existence est une intensité, que l’intensité affrimative de l’exister est l’exister lui-même et non un attribut ou un prédicat de l’exister, c’est qch qu’on peut trouver dans une tradition philosophique spéculative de caractère existentiel au sens large du terme. C’est ce qu’on va soutenir. On va soutenir que l’existence est identique à l’intensité de l’identité, et que de ce fait même, toute existence est un degré T, toute existence se ramène à un degré T. Alors vous voyez bien que c’est évidemment écarter considérablement l’existence de l’être, car l’être lui est multiplicité pure, et en tant que multiplicité pure il est collé à l’id. L’être pur est ce qu’il est et ne peut pas être autre que ce qu’il est. Du point de vue de l’ontologie, on proposera une ontologie parménidienne. C’est ce que j’ai souvent dit ici même. La multiplicité est ce qu’elle est, et pour autant que qch de sa composition immanente lui est retiré, elle devient autre qu’elle n’est. Ie une autre multiplicité. Une multiplicité comme telle ne devient pas autre qu’elle n’est, elle devient une autre multiplicité. C’est donc une altération fondamentale. Derrière tout ça, nous avons le fait que le T du monde n’a que 2 poss : identité ou différence, monde classique. Ici on s’écarte absolument de cette coalescence de l’être et de l’identité, puisque au contraire on affirmera que l’existence, c’est la virtualité infinie des degrés de l’identité, c’est ce qui travaille ou corrompt l’id du point de l’être là. Apparaître ou être là dans un monde c’est ne plus être sous la juridiction du principe d’i, mais être sous la juridiction d’un principe d’existence qui est par et en lui-même la corruption du principe d’identité. Une fois ceci admis, une fois admis que l’existence est par elle-même dans la figure d’un degré ou d’une intensité, on voit très bien ce que signifie l’adhérence de l’existence à la notion de monde. On voit que l’existence est une catégorie de l’apparaître, ou de l’être là. C’est une catégorie topologique, ce n’est pas une catégorie ontologique. C’est un point dont l’intuition est assez difficile et essentielle. Difficile pourquoi ? pour les raisons que j’ai dites au début : même dans la tradition existentialiste ou phénoménologique, en réalité, l’existence est pensée comme distincte de l’être, mais finalement comme un type d’être intérieurement distinct de l’être lui-même. Soit dans la figure du dasein et du destin historial de la pensée humaine, soit dans la figure du néant, soit encore, chez K, dans la figure du choix pur, du choix radical. Dans tous les cas, la figure de l’existence, quoique en effet distinguée, arrachée à son destin d’être, reste tout de même typifiée si je puis dire comme un registre de l’être. Ici il en va tout autrement : l’existence ici est réellement une catégorie du monde, de l’être là. En particulier, le même être, le même multiple peut exister de façon absolument différente selon le monde où il est inscrit, selon le monde dans lequel il accède à son être là. On en a fait plusieurs fois la rq, en réalité, l’intensité d’existence d’une multiplicité est à de point dépendante du monde qu’elle peut varier considérablement d’un monde à l’autre. Dans notre propre vie, notre propre manière d’être, nous avons l’expérience de cela, notre intensité d’existence n’est pas la même selon les mondes et l’intensité où nous nous déployons. Ce n’est pas la même chose si on est dans le monde de l’amour ou pas. L’existence comme intensité est soumise à la multiplicité des mondes. Et donc la catégorie de l’existence est une catégorie entièrement liée au monde. La catégorie de l’existence, c’est une catégorie liée au monde, une catégorie de l’être là. Alors la question est la suivante : si je dis que une maxime de l’action ou de l’existence, qch qui nous oriente (c’est notre pb ici, l’orientation dans la pensée), si qch qui nous oriente est toujours dans la forme d’une déclaration d’existence, cela veut dire qu’à certains égards, c’est aussi une déclaration sur le monde, puisque il y a une solidarité organique entre l’existence comme intensité et le monde qui est précisément la distribution des intensités elles-mêmes. Il faut bien concevoir que toute déclaration d’existence, toute institution qui consiste à proclamer qu’un existence déniée ou occultée doit être affirmée, prend position sur le monde. C’est une prise de position sur le monde. C’est là le 2ème volet que je voulais explorer avec vous aujourd’hui. En quoi consiste exactement et en particulier aujourd’hui cette déclaration sur le monde. En quoi consiste cette déclaration sur le monde ? Qu’est-ce qu’une déclaration sur le monde ? Je vais prendre un exemple tout à fait abstrait, pour introduire, abstrait et banal. Par exemple, si on se demande en quel sens une religion (christianisme, ou islam), en quel sens ils inscrivent les déclarations d’existence sur l’horizon du monde. Une religion de cet ordre a toujours pour essence de déclarer que il y a 2 mondes, fondamentalement. Et l’existence précisément est entièrement déterminée du point de vue immanent par le destin qui est le sien, la variation d’intensité qui est la sienne dans l’espace de 2 mondes

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distincts (monde sensible et monde supra sensible, monde de la finitude et survie paradisiaque etc…) ce que vous voulez, mais il y a 2 mondes. On peut même se demander si on n’appelle pas religion d’un point de vue immédiat ce type d’assertion, l’assertion qu’il y a 2 mondes. Ça entraîne des tas de csq, qui concernent en particulier directement ce qu’est une déclaration d’existence. Par exemple, s’il y a 2 mondes on peut déclarer son existence en mourrant (c’est pour ça que la figure du martyr a été une figure apologétique majeure : la figure du martyr consiste à dire que je peux affirmer l’existence en mourant parce qu’il a 2 mondes précisément, sinon ça n’a aucun sens). Je vous donne ça comme exemple élémentaire du fait que la possibilité et les csq de la déclaration d’existence sont liés à une assertion fondamentale sur ce qu’il en est du monde. C’était pour introduire. Où en est-on aujourd’hui ? où en sommes nous des assertions sur le monde aujourd’hui ? C’est d’autant plus important que, comme vous savez, une bonne partie du discours étatique ou politique traditionnel consiste à expliquer que toute assertion d’existence est en effet relative au monde. Les contraintes du monde sont telles que les assertions d’existence sont elles-mêmes contraintes. Il est donc intéressant d’interroger l’état actuel de la question des relations entre assertions d’existence et proposition sur le monde. Comme vous le savez, le capitalisme vante sa qualité mondiale, il se vante d’être mondial. Pendant un temps le fait qu’il soit mondial a été un élément de sa critique. Quand Marx développait la théorie du marché mondial, c’était dans la critique de l’économie politique du capitalisme, mondial était un élément de la critique, la critique de l’économie politique mettait en évidence comme un trait nouveau et singulier la mondialisation marchande. Aujourd’hui la qualité mondiale du capitalisme est vantée par lui-même comme un point d’aboutissement de son destin. Il y a bien une thèse sur le monde, plus que jamais. La thèse, c’est qu’il y a un processus objectif de mondialisation de la situation. Or comme vous le savez les ennemis de cette mondialisation là disent qu’il veulent un autre monde, ils sont dans une figure d’altermondialisation, ils veulent une figure altermondialisée, ie une mondialisation différenciation. C’est intéressant car ça prouve que le monde n’est pas seulement le lieu d’existence des corps, des existences, des discours, des vérités ou des sujets, mais c’est l’enjeu de la bataille idéologico-politique. Le monde : mondialisation, altermondialisation. Il y a une question du rapport entre existence et monde, il est question du monde quant aux assertions d’existence elles-mêmes. La question est quel monde ? La question du monde est une question explicite. C’est intéressant ça. Et la question du monde, ça contient 2 questions différentes, depuis toujours, la question du monde : - une question analytique, descriptive : dans quel monde vivons-nous ? quel est le monde, quels sont les mondes ? Il y a la description des mondes. - la question normative : dans quel monde désirons-nous, dans quel monde voulons-nous précisément déclarer notre existence ? On peut appeler politique - c’est une des significations possibles de ce mot compliqué - on peut appeler politique le lien pratique entre la question analytique du monde et sa question normative, ie le lien entre quel est le monde (dans quel monde vivons-nous ?) et puis dans quel monde voulons nous, devons-nous vivre, pouvons-nous vivre ? Le lien réel entre la question analytique et la question normative, c’est une définition possible de la politique, ie trouver les moyens de passer du monde tel qu’il est au monde tel que nous voulons qu’il soit. C’est une fonction élémentaire de la politique du point de vue des assertions quant au monde, et qu’elle commande, constitue l’horizon des assertions d’existence. L’altermondialisme, l’écologie, le développement durable, la défense des droits de l’homme, la démocratie, toutes ces pratiques définissent des politiques en ce sens là : de l’intérieur du monde tel qu’il est, qu’est-ce qu’il faut faire pour parvenir au monde tel que nous désirons qu’il soit ? Voilà. C’est très clair en apparence, pour autant qu’on puisse dire aujourd’hui qu’un monde existe. Mais est-ce vraiment le cas ? Est-ce que c’est vraiment le cas ? L’ensemble de ces politiques en réalité suppose implicitement et même la plupart du temps explicitement qu’un monde existe, ie il y a un accord possible sur le versant analytique des choses (voilà comment est le monde) et puis de l’intérieur de ça on propose des dispositifs de mesure e sorte que le monde tel qu’il est s’oriente ainsi ou autrement. C’est ce que j’appellerais les politiques mondaines ordinaires. Mais y a-t-il un monde ? Moi je pense que non. Aujourd’hui, du point de vue du devenir historique de l’espèce humaine, il n’existe pas un monde. A tout le moins, il en existe 2, voire plusieurs, et donc la question politique n’est pas : comment bâtir le monde que nous désirons dans et contre le monde que nous n’aimons pas ? ça, ça suppose qu’on partage au moins une thèse qui est la thèse de l’unité du monde. Mais précisément il y a une assertion d’existence portant sur le monde lui-même. Le monde est l’horizon des assertions d’existence, mais l’assertion d’existence induit finalement la question de l’existence du monde lui-même. La question me semble-t-il est : comment faire exister un monde ? un monde des sujets vivants, appelons le comme ça, là où en vérité un tel monde n’existe pas. Pourquoi est-ce que je dis qu’un monde des sujets vivants n’existe pas ? Alors qu’on peut dire qu’un

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certain monde existe, par exemple le monde de la mondialisation, le monde de l’altermondialisation. Eh bien, le monde qui existe, le monde de la mondialisation, je dis que c’est uniquement un monde des objets et des signes, plus précisément un monde des objets et des signes monétaires, ie un monde de la libre circulation des produits et des flux, ça ça existe, et ça existe virtuellement et ça existe virtuellement de plus en plus. C’est le monde du marché mondial, le monde du marché en fin de compte prévu par Marx. C’est un monde, sauf que dans ce monde il n’y a que des choses et des signes, si vous voulez il n’y a que des marchandises et des flux financiers, ou il n’y a que des objets et des signes monétaires, ou en fin de compte il n’y a que des corps et des langages (dans la version démocratique sublimée). Il n’est pas vrai que dans ce monde en tant que unité du monde existent librement des sujets humains. Je ne le pense pas, je ne le pense pas. Pour commencer, les sujets humains n’ont pas le droit élémentaire de circuler et de s’installer où ils veulent (contrairement soit dit en passant aux flux financiers). ça c’est un point empirique, mais dont les csq sont importantes Tt. Dans leur écrasante majorité, les hommes et les femmes du monde en question, du soi disant monde, du monde des produits et des signes, eh bien ils n’ont nullement accès à ce monde lui-même, ils ne sont pas en état de le parcourir, ils ne sont pas en état d’y tracer le trajet de leur propre existence, ils ne peuvent même pas y déclarer leur existence, car ils sont sévèrement enfermés à l’extérieur. C’est quoi l’extérieur d’un monde défini par les objets et les signes ? L’extérieur, c’est les zones de l’espace où il y a très peu de marchandises et pas du tout de monnaie. Voilà ! Si le monde est défini par la circulation des objets et des signes, là où se raréfient signes et objets, on tend à être à l’extérieur, puisque l’identité du monde est définie par cette circulation. Là, enfermement c’est très concret. Comme vous le savez, aujourd’hui, on est dans l’époque de la construction des murs. Partout dans le monde on construit des murs. C’est une dimension du monde lui-même. Le mur qui sépare palestinien et israélien, américain et mexicains, le mur électrique qui sépare les africains d’Espagne, et il n’y a pas si longtemps le maire d’une ville italienne a proposé de construire un mur entre le centre de la ville et la banlieue. Bonne idée ! Bonne idée ! Comme ça, on sera sûr qu’ils ne brûleront que leur propre voiture ! Ces murs, c’est quoi ? Tous ces murs sans exception sont des murs pour que les pauvres restent enfermés chez eux. On fera passer ceux dont on a besoin au compte-goutte, on fera des trous dans le mur. C’est intéressant cette affaire des murs, l’histoire des murs comme histoire des mondes, comme guide de l’histoire des mondes. L’histoire des murs, elle est la lisibilité de l’histoire des mondes : les forteresses, les châteaux, murailles fortifiées… ça continue. Vous savez que il y a presque 20 ans le mur de Berlin est tombé, tout le monde a pris ça comme le symbole de l’unité du monde, enfin retrouvée, la chute du pur, après 50 ans de séparation des mondes. Pendant 50 ans, il y avait 2 mondes (monde communiste et monde capitaliste, on a dit monde totalitaire et monde démo a-t-on dit après). Ce qu’on voit aujourd’hui (ils revendiquaient chacun le fait qu’il y avait 2 mondes), nous voyons que le mur s’est seulement déplacé, il s’est tourné : il était entre Est et Ouest et il est maintenant nord sud. Réorientation du mur. Il était entre Est communiste ou totalitaire et Ouest capitaliste ou démocratique, il est aujourd’hui entre Nord capitaliste riche Sud pauvre. On le construit à toute allure, on l’électrifie de mieux en mieux. Et à l’intérieur des pays eux-mêmes, la contradiction revendiquée, l’impact de la division des mondes dans l’intérieur de cette localisation, elle opposait classe ouvrière et bourgeoisie dominante qui contrôlait l’Etat, marxisme le plus élémentaire. Et aujourd’hui il y a côte à côte les riches bénéficiaires du trafic mondial et un nb considérable de parasites petits bourgeois et puis de l’autre la masse énorme et grandissante des exclus, exclus c’est le nom qui en réalité ne sont pas dans le vrai monde. Ils sont dehors, même s’ils sont dedans. Ils sont dehors dedans. Peut-être qu’on va faire un mur aussi pour marquer que ce dedans est dehors. Ceux qui sont derrière des murs et des barbelés. On peut dire ça sur l’histoire du monde : jusque vers 1990, il y avait un mur idéologique, un rideau de fer politique, comme on disait, et il y a maintenant un mur grandissant et multiforme, interne et externe, qui sépare la jouissance des riches, et même celle des semi-riches, des moyens riches, du désir des pauvres et des ultra pauvres. Je pense que tout se passe comme si, pour qu’existe le monde unique des objets et des signes monétaires, il fallait séparer durement les corps vivants, selon leur provenance et leur ressources. Comme si c’était une loi : si le monde de la mondialisation est celui des objets et des signes, alors il faut séparer les corps vivants. Je dirais, je conclus, que aujourd’hui il n’y a pas de monde. Le monde unifié du capital a pour prix la violente division de l’existence humaine en 2 régions séparées, par des murs, des chiens, des patrouilles navales, des barbelés, des expulsions. C’est notre histoire. C’est pour ça que la question appelée d’un nom qui est très mauvais l’immigration, la question des migrants, est devenue dans le monde entier une question fondamentale. C’est très frappant, elle est devenue une question américaine, alors que l’Amérique se présentait depuis des décennies comme la terre d’accueil et d’immigration par excellence, et maintenant elle aussi c’est mur, contrôle aujourd’hui. Pourquoi cela ? car tous ces étrangers qui arrivent, vivent et travaillent dans les pays riches, eh bien ils sont la preuve que la thèse de

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l’unité démocratique du monde est entièrement fausse. Ils en sont la preuve effective, la preuve installée, la preuve vivante. Parce que si la thèse de l’unité démocratique du monde était vrai, si la thèse que après la division du monde en 2 zones idéologiques opposées, on était passé dans l’unité démocratique du monde, si cette thèse était vraie, nous devrions accueillir ces étrangers comme des gens du même monde que nous. Nous devrions les apprécier comme on apprécie un voyageur qui fat halte près de votre maison, demander des nouvelles etc.... Ce n’est pas du tout ce qui se passe. Massivement, nous, malheureux habitants sédentaires et héréditaires des régions auxquelles il est arrivé la catastrophe d’être riche, nous pensons qu’ils viennent d’un autre monde et nous les traitons comme tel. Voilà le pb. S’ils viennent d’un autre monde, c’est qu’il y a un autre monde. Ils sont la preuve vivante que le monde démocratique et développé n’est pas ce qu’il prétend être, à savoir le monde unique des sujets vivants. Il existe des hommes et femmes considérés comme venant d’un autre monde. La monnaie, elle, elle est partout la même. La monnaie ne connaît 2 mondes. Ils sont partout chez eux, le dollar et l’euro. Les dollars et les euros sont partout chez eux. Il n’y a qu’eux qui sont partout chez eux. Les dollars et les euros que possède celui qui vient d’ailleurs, nous les acceptons volontiers, mais lui, lui, ou elle, dans sa personne, dans sa provenance ou dans sa façon d’exister, nous dirons qu’il n’est pas de notre monde, nous le contrôlerons, nous lui interdirons le séjour et nous nous demanderons avec anxiété : « combien il y en a chez nous ? ». « Combien de ces gens qui viennent d’un autre monde chez nous ? » C’est une question horrible, c’est une question horrible, c’est question qui prépare forcément la persécution, l’interdiction et l’expulsion en masse, quand on commence à se demander : combien il y en a chez nous, de ces alien. On peut dire ceci : si l’unité du monde est celle des objets et des signes monétaire, alors pour les corps vivant il n’y a pas d’unité du monde, il y a des zones, des murs, des voyages désespérés et des morts. C’est pourquoi la question centrale, T, aujourd’hui est celle du monde, de l’existence du monde, et cette question de l’existence du monde est la question politique T. Bcp disent : oui c vrai, il faut élargir la démocratie, il y a qu’à étendre au monde entier la bonne forme du monde, celle qui existe dans les démo occidentales ou au Japon. C’est vrai, il faut un seule monde, c’est malheureux c’est pas le cas, mais il n’y a qu’à étendre les vertus du bon monde au mauvais monde. Cette vision est absurde, cette vision est absurde et nous le verrons de plus en plus, terrible, parce que notre monde, le monde démocratique occidental, il a pour base matérielle absolue, comme structure transcendantale, la circulation imposée des objets et des signes monétaires. C’est cela qui constitue son unité principielle, et la csq fatale, c’est la séparation des corps vivants, par et pour la défense acharnée des privilèges de la richesse grande ou moyenne. Du reste, c’est un point à souligner, nous connaissons parfaitement la forme concrète de l’élargissement de la démocratie : c’est la guerre, la guerre en Afghanistan, en Irak, en Somalie, en Afrique, des guerres terribles pour que la démocratie s’élargisse au reste du monde. Entre parenthèses, je le dis une fois de plus, c’est un objet de méditation que pour organiser des élections au loin, dans l’autre monde, il faille faire des guerres terribles, ça doit nous amener à réfléchir non seulement sur les guerres mais aussi sur les élections. A quelle conception, à quelle théorie du monde est liée aujourd’hui la démocratie électorale, c’est une vraie question. C’est une vraie question quand on voit que des guerres entières ne sont légitimées que par le fait d’installer des élections. On voit ce que ça donne : c’est la guerre de telle sorte qu’elle détruit le pays où enfin on organise des élections. Le pays disparaît la fièvre électorale. Finalement, on pourrait dire : après tout, la démocratie électorale impose la loi du monde, c’est une loi de compte, une loi de compte, ce n’est pas une opposition la concernant directement, mais c’est un élément analytique qu’on perd souvent de vue, que la démocratie électorale c’et la loi du nombre, exactement comme le monde unifié par la marchandise impose la loi monétaire comme loi du monde, comme prix des choses. Imposer par la guerre le nombre électoral comme à Bagdad ou à Kaboul, on a ça sous les yeux, ça nous ramène à notre pb, qui est que si le monde est celui des objets et des signes, c’est un monde où tout est compté, c’est un monde où tout relève du compte, et en politique aussi on doit compter, on doit sonder. Ceux qui ne comptent pas, ou ceux qui sont mal comptés, on leur imposera par la guerre nos lois comptables, exactement en réalité comme on leur a imposé de longue date et on leur impose par la guerre le prix des produits. Là, c’est le prix du nombre. Ce qui prouve à mon avis que le monde ainsi conçu n’existe pas ou n’existe artificiellement que par la violence. Je crois qu’il faut renverser le pb, il faut affirmer comme un axiome ou comme un principe, l’existence du monde, l’existence d’un seul monde. Il faut dire une phrase très simple, qui semble triviale mais ne l’est aucunement, qu’il y a un monde des sujets vivants. Il y a un monde des sujets vivants. J’insiste sur le fait que cette phrase n’est pas une conclusion objective. Nous savons bien que sous la loi monétaire, il n’y a pas un monde unique des sujets vivants. Il y a le mur qui sépare, et il y a des gens venus d’un autre monde. Donc cette phrase, cette phrase « il y a un monde », est en réalité performative. Ce n’est pas du tout un constat, c’est une prescription. Nous décidons qu’il en est

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ainsi pour nous, nous décidons que nous serons fidèles à cette phrase, « il y a un monde des sujets vivants ». Il ne s’agit pas du tout de dire qu’on veut créer tel autre monde à l’intérieur du monde tel qu’il est, ce n’est pas les politiques immanentes dont j’ai parlé : prendre le monde comme il est et tenter de l’orienter dans une direction déterminée. C’est un principe, une décision affirmative, c’est une prescription. Il y a un monde. Il s’agit de tirer les csq très dures et très difficiles de cette phrase très simple. Et en particulier, naturellement, du système d’assertion d’existence que cette phrase prescriptive, il y a un monde, que cette phrase entraîne. La 1ère csq fdtale je crois pour tout le monde concerne les gens d’origine étrangère qui vivent parmi nous. 1ère csq qu’on peut examiner tout de suite. S’il y a un seul monde des sujets vivants, eh bien les gens d’origine étrangère qui vient parmi nous sont du même monde que nous. Evidemment puisqu’il n’y a pas d’autre monde, il y a un monde. Il y a un seul monde. C’est simple, cet ouvrier africain que je vous dans la cuisine du resto, une femme voilé gardant des enfants dans un jardin, l’ouvrier marocain creusant un trou ans la rue, ils sont du même monde que moi. C’est tout. Point capital, qui n’a l’air de rien, car là c’est là dans notre déclaration transcendantale (il s’agit de faire vaciller les identités) que nous renversons la thèse de l’unité du monde par les signes la monnaie et les élections. L’unité est celle des corps vivants et actifs, et je dois soutenir absolument l’épreuve de cette unité. Ces gens qui sont là, différents de moi, ils sont là, au sens de l’être là, ils existent là, ils sont différents de moi par la langue, les costumes, la nourriture, l’éducation, eh bien ils existent dans le même monde. Ils existent dans le même monde. Donc ils existent en tant qu’ils existent comme moi. Ils n’ont pas, il n’est pas possible de registrer une différence qualitative dans le principe de leur existence. Puisqu’ils existent comme moi, je peux discuter avec eux, on est du même monde. Je peux parler avec qln d’autre, et comme avec tout le monde il peut y avoir des accords ou des désaccords, mais l’accord ou le désaccord n’ont pas du tout le même sens quand on est sous l’hypothèse que les gens sont du même monde et quand on est sous l‘hypothèse qu’il sont d’un autre monde. Ce n’est pas le même système de distribution des intensités, car c’est la condition absolue y compris de l’accord et du désaccord qu’ils existent exactement comme moi, ce qui veut dire dans le même monde. Alors évidemment on fera ici des tas d’objections. L’objection principale comme vous le savez, celle dont on parle tous les jours est celle de la différence des cultures. Ils sont du même monde que moi ? Mmmm… Après tout, notre monde c’est l’ensemble de ceux qui ont les mêmes valeurs que moi, ceux pour qui les valeurs valent réellement, ceux qui sont démocrates, respectent les femmes, les droits de l’homme. Pour cela il y a un même monde, pour les autres qui ont une culture différent ou opposée, ils ne sont pas vraiment de notre mondes, il ne sont pas démocrates, ils oppriment les femmes, ils ont des coutumes barbares. La conclusion, c’est qu’on leur reconnaîtra le droit d’entrer dans notre monde (on n’est pas féroce quand même) mais pour y entrer il faut qu’ils partagent nos valeurs. Le mot pour dire ça c’est l’intégration. C’est un mot dont valeur spéculative est tout à faut forte. Intégration, ça veut dire que pour rentrer dans le monde qui est le nôtre, il faut qu’une éducation transcendantale transforme le principe d’existence. Il faut que les gens existent de telle sorte qu’ils soient dans une conformité transcendantale à mon existence. Ils n’existent pas comme moi au départ, car l’éducation transcendantale n’est pas une formalisation de l’existence du même type que la mienne. Ça veut dire ça intégration. C’est une assertion sur la relation entre existence et monde. Il faut que celui qui vient d’ailleurs s’intègre à notre monde. Pour que le monde de l’ouvrier africain et de tous autres, ce monde soit le même, il faut qu’il devienne lui le même que nous en un certain sens. S’il est du même monde, il est le même que nous originairement ou axiomatiquement. Sinon s’il doit apprendre nos valeurs, on maintient qu’il vient d’ailleurs, et pour être le même il faut qu’il devienne le même. Il faut qu’il aime et pratique les mêmes valeurs. Un des candidats à la présidence, a dit sous de nombreux applaudissements, que les étrangers en France, qu’ils aiment la France sinon qu’ils s’en aillent. A prendre cet énoncé au pied de la lettre j’en ai conclu que je devrais m’en aller. Je ne l’aime pas du tout, je ne partage pas les valeurs de celui qui a dit ça. Je ne suis pas intégré. Si vous posez des conditions pour qu’il soit du même monde que vous, vous avez ruiné le principe il y a un seul monde des sujets vivants, car pour qu’il puisse y avoir des conditions au partage du monde, ça suppose que certains viennent d’un autre monde : vous avez déjà abdiqué sur le principe performatif du il y a un seul monde. L’objection ultime, un peu différente de celle de l’intégration, c’est qu’il y a des lois d’un pays. On ne peut pas nier qu’il y a des lois. Peut-être le dira t-on dans le communisme généralisé et la dissolution de l’Etat, mais on n’en demandera pas tant. Mais une loi, c’est fondamental aujourd’hui, une loi n’est pas une condition subjective. On ne s’intègre pas à une loi. Une loi ça vaut égalitairement pour tous, mais une loi ça ne fixe pas une condition pour appartenir au monde. Une loi, c’est un règle provisoire qui existe dans une région du monde supposé unique. Et Dieu merci on ne demande pas d’aimer une loi, on

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demande juste de lui obéir. En ce sens, une loi n’est pas une condition subjective. Et donc le monde unique des sujets vivants, tel que nous le posons de façon axiomatique, peut bien avoir des lois, il ne peut avoir de conditions d’entrée ou d’existence en son sein. On ne peut exiger que pour y vivre il faille être comme ceux qui y sont déjà. Car ça voudrait dire que ne sont du monde à proprement parler que ceux qui y sont déjà. C’est la thèse implicitement soutenue. Encore mois peut on exiger qu’ils soient comme une minorité de ceux qui y sont déjà, par exemple qu’ils soient strictement identiques aux petits bourgeois blancs civilisés. S’il y a un seul monde tout ceux qui existent existent comme moi, tout en n’étant pas comme moi. Car l’existence ce n’est pas l’être. Ils ne sont pas comme moi, ils sont différents, mais ils existent comme moi. Il faut la différence entre l’être et l’existence pour aller jusqu’au bout de la question. Le monde unique est le lieu où existe l’infinité des différences. Le monde est le même car les vivants de ce monde sont différents quant à leur existence. Si on demande à ceux qui vivent dans le monde d’être les mêmes, c’est le monde qui se ferme, c’est ce qu’on voit. Le monde se ferme et devient en tant que monde différent d’un autre monde. Si vous décrétez qu’il y a des conditions pour être le même que vous dans le monde, vous décrétez du même coup que ce monde est différent d’un autre, ce qui prépare les murs, la séparation, le mépris, les morts et finalement la guerre Tout ceci amènerait à des spéculations sur l’identité. On peut les résumer ainsi. Le monde est peuplé d’identités, mais elles sont soumises au principe d’existence qui est précisément leur variabilité. Si vous admettez qu’il y a un seul monde, vous allez admettre du même coup que tout identité est susceptible d’être inscrite dans des distributions d’intensité différentes. Vous ne pouvez pas catégoriser les identités, les identités vont être dans un devenir flexible, qui en réalité composent toujours 2 choses. Il y aune dimension affirmation et créatrice, qui est le développement immanent au monde de son invariance. Et il y a une dimension négative ou défensive, séparer l’identité de son autre. Evidemment le 1er aspect, c’est le désir que mon devenir reste intérieur au même, qu’il y ait une figure du même à l’intérieur de laquelle le devenir peut s’inscrire. C’est un peu comme Nietzsche quand il dit : « deviens qui tu es », il s’agit du développement immanent de l’identité dans une nouvelle situation. Je prends un exemple tout à fait élémentaire : l’ouvrier marocain n’est pas tenu d’abandonner ce qui fait son identité individuelle, familiale et collective, s’il y a un seul monde. Ce qu’il va faire c’est approprier cela peu à peu de façon créatrice au lieu où il se trouve dans le monde, comme n’importe qui, il va inventer ce qu’il est, ie un ouvrier marocain à Aulnay sous Bois, il va inventer ça, qui n’existait pas antérieurement à sa propre existence. Il va se créer lui-même en fait comme mouvement subjectif, il va passer depuis le paysans marocain du Nord du Maroc jusqu’à l’ouvrier installé en banlieue parisienne. Il est d’une injustice redoutable d’exiger de lui qu’il fasse ça sous la forme d’une cassure intime, sous la forme d’un bris subjectif, sous la forme d’une rupture intérieure. Pourquoi, pourquoi lui demander ça ? Il va approprier et créer cette nouvelle figure de l’existence par ce qu’on peut appeler une dilatation de l’identité : il yva y avoir dilatation de telle sorte qu’elle intègre les déplacements possibles dans le monde unique. C’est la dimension créatrice de l’identité dans l’horizon de l’id du monde. L’autre façon d’affirmer l’identité est négative, c’est vrai : elle consiste à défendre de façon acharnée que je ne suis pas l’autre. C’est le refus de l’intégration. C’est une nécessité, c’est souvent indispensable, l’identité négative, par exemple quand les gouvernements réactionnaires exigent une intégration autoritaire. Vous êtes fondés à ne pas l’accepter. Une partie négative de l’identité consiste à refuser ce qu’on exige de vous, à savoir le bris intérieur, qui va rendre impossible la dilatation créatrice. Peut-petre que l’ouvrier et ses enfants vont affirmer avec force que ses traditions et ses usages ne sont pas ceux des bourgeois européens. Ils vont renforcer des traits identitaires religieux ou coutumiers, ils s’opposer fantasmatiquement au monde occidental. Dans l’identité conçue comme principe d’existence, il y a dans l’identité un double usage de la différence. Tout identité est la proposition d’un double usage de la différence : un usage affirmatif, le même se maintient dans sa propre puissance différenciante, dans ce cas c’est une création, ce sue j’appelle la dilatation d’identité dans le T unique, et un usage négatif, le même se défend contre sa corruption forcée et autoritaire par l’autre. Il veut préserver en effet ce qu’on peut appeler sa pureté. Tout identité transcendantalement constituée comme existence est toujours le jeu dialectique d’un mouvement de création et d’un mouvement de purification. Elle est toujours cela, quelle que soit l’identité concernée, elle est toujours le mouvement dialectique d’une dilatation créatrice et d’une contraction purifiante. C’est inéluctable. Ça nous permet de nous acheminer vers l’intelligence du rapport entre les identités et les formes d’existences identitaires et le grand principe il n’y a qu’un seul monde. Au fond l’idée générale est simple, si on soutient axiomatiquement, principiellement, qu’il y a un seule monde, si on soutient le principe de l’unité du monde des sujets vivants, alors les identités feront prévaloir la création sur la purification, feront prévaloir la dilatation la création sur les formules défnesives. Quans c’est le contraire, c’est qu’il n’est pas assumé prescriptivement qu’il y a un seule

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monde et qu’il est signifié qu’il y en a 2. C’est dans ces conditions l et toujours qu’on voit se constituer le primat de la purification sur la création. C’est pour cela que la politique des murs, persécutions, contrôles, expulsions est un désastre. Elle est un désastre, un grave désastre, car bien sûr elle crée 2 mondes, elle affirme dans son dvlpt propre qu’il y a 2 mondes ce qu irevient à nier l’existence de l’humanité et à préparer guerres infinies. Mais cette politique en plus pourrit la situation de l’intérieur de nos société car les marocains, les maliens, les roumains et tous les autres viendront quand même, et viendront en gd nombre et la persécution va renforcer non la création et la dilatation mais la purification. En face des gvts exigeant l’intégration autoritaire immédiate, c’est sûr qu’on aura des jeunes islamistes prêts à mourir pour la pureté de la foi. Par contre-effet cela transformera et transforme nos sociétés en sociétés répressives et policères. C’est en cours. Le seul moyen de lutter contre ça c’est de déclarer il y a un seul monde. Il faut soutenir tout ce qui fait que l’identité créatrice l’emporte sur l’identité purifiée, même quand on sait que la 2ème ne peut jamais disparaître. Il faut dire il y a un seul monde. Les csq interne à cet axiome sont des actions politiques qui ouvrent l’aspect créateur de l’aspect créateur des identités, ou de leur aspect dilaté. Je peux discuter avec un ouvrier marocain, une mère de famille venue du Mali pour affirmer que nous existons ensemble dans le même monde. Par exemple, c’est la 2ème annonce, il y a ici un appel à faire du jeudi 22 mars une journée d’amitié avec les étrangers. Je voudrais simplement dire que amitié est ici un mot politique, un mot à la fois politique et transcendantal. Un ami, c’est en tout cas qln qui existe en égalité avec vous dans le même monde que vous. Déclarer que c’est un ami c’est déclarer cela prioritairement. Il est là comme vous dans le même monde. Ce jour là on va ouvrir des identités à leur dilatation créatrice. On va dire les différentes façons d’être dans le monde, les différentes façons d’être dans le même monde, l’énoncé commun étant précisément qu’il y a un seul monde. C’est un processus de dilatation des identités en tant qu’existence c’est justice rendue aux existences de tsq que l’id n’y fait pas obstacle mais au contraire est le medium de leur affirmation. Je vous invite à faire une exploration transcendantale de la question de l’existence le 22 mars à 15 à Jaurès. On aura une situation expérimentale philosophique sur la relation du principe l’existence au principe d’unité du monde. On peut résumer cela en 4 points : - posons que le monde du capitalisme déchaîné est un faux monde, il ne reconnaît que l’unité des produits et des signes, et donc il rejette la majorité de l’humanité dans un autre monde dévalué, dont il se sépare, par les murailles et par la guerre. En ce sens, aujourd’hui, il n’y a pas un monde du point de vue de l’objectivité. - affirmer il y a un seul monde est un impératif d’action, un impératif politique. Ce principe, c’est le principe de l’égalité de existences en tout lieu de ce monde unique - le principe de l’existence d’un seul monde ne contredit pas le jeu des identités et des différences, mais il entraîne seulement que les identités subordonnent leur dimension négative à leur dimension affirmative, subordonnent l’opposition à l’autre au développement du même. - en ce qui concerne la présence dans nos pays de centaines de milliers d’étrangers, il y a 3 objectifs conjoints. S’opposer à l’intégration persécutoire forcée, limiter la purification réactive, développer, dilater l’identité créatrice. S’opposer, limiter développer : je pense que l’articulation de ces 3 objectifs définit ce qu’on peut appeler une politique, ce qu’on peut appeler une politique quant au monde, une politique de l’existence quant au monde. S’opposer à l’intégration persécutoire et aux lois qui l’incarnent, limiter la purification réactive qu’elle suscite, et développer par dilatation l’identité créatrice. Sur ce lien intime entre la politique et la question des étrangers, axe majeur, la question des étrangers est la pierre de touche. Il y a comme toujours un texte étonnant de Platon là-dessus, comme toujours, sur lequel j’aimerais conclure, comme toujours. C’est à la fin de République, fin du livre IX. Adimante et Glaucon, qui ont écouté tout ça bouchée bée, lui disent en gros : ce que tu nous as raconté, Socrate, c’est absolument formidable (on a applaudi et dit oui oui tout du long) mais absolument impossible. Socrate répond : « oui dans la cité où l’on est né c’est peut être impossible, mais ce sera peut-être possible dans une cité étrangère », comme si toute politique vraie supposait un élément d’expatriation, d’exil, d’étrangeté. On peut se souvenir de ça quand on va faire de la politique avec des étudiants étrangers, des ouvriers étrangers, des jeunes des banlieues etc.. Si Socrate a raison, le fait qu’ils soient étrangers ou que leur culture soit différente n’est pas un obstacle. Au contraire. Sous l’hypothèse du monde unique, la réalisation d’une politique vraie suppose dans sa possibilité même ceux qui viennent d’un autre lieu du monde, non pas d’un autre monde, ceux qui sont donc étrangers au sens où Socrate là l’entend. Au début des années 80, un 1er ministre socialiste a dit : les immigrés sont un pb, il avait même dit : c’est la preuve que Le Pen pose les vrais pb (mais il propose de mauvaises solutions). Sous l’horizon de la question du monde unique, il faut renverser ce verdict : les étrangers sont une chance radicale, pas une chance

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simplement empirique ou secondaire, mais comme le dit Platon une chance qui touche à l’essentiel de la politique vraie possible. La masse des ouvriers étrangers et de leurs enfants de 2, 3, 4ème génération, elle témoigne de la jeunesse du monde, de son infinie variété, et non pas d’histoire absurde de clôture, culture, intégration. C’est avec eux que s’invente la politique à venir. La politique est toujours qch qui passe par des figures d’étrangeté. C’est la variabilité d’existence est le milieu naturel de la créativité dans tous les ordres de la pensée. Sans cette hypothèse, nous sombrerons, nous sombrerons dans l’appariement de la consommation nihiliste et de l’ordre policier, dualité constitutive. Que les étrangers nous apprennent au moins à devenir un peu étranger à nous même, si l’existence c’est l’écart de l’id de l’id, la diff de l’id, que nous ne soyons plus prisonnier de cette longue histoire occidentale et blanche, qui s’achève, sachons-le. Nous sommes dans son achèvement, son achèvement immanente : nous sommes en train de discuter partout du nb d’étrangers chez nous, s’il en faut plus ou moins etc…. L’histoire occidentale et blanche est terminée, et ne donnera que la stérilité et la guerre si on veut la continuer. C’est une attente catastrophique. La thèse il y a des gens d’un autre monde est une thèse de désastre. Le moindre film catastrophe sait cela. Je pense que la relation, l’hypothèse qu’il y a un seul monde, de l’existence et de l’identité, doit conduire à saluer l’étrangeté comme telle, ie l’existence telle qu’elle est par nous-même réévaluée. C’est la réévaluation de l’existence. Ainsi conçue, dans l’élément de l’étrangeté, toute politique véritable est à travers cela, cette figure nouvelle de la distribution des identités, c’est comme une espèce de matin d’existence. Plutôt que devoir remâcher interminablement la défensive de la longue histoire en train de s’achever, saluons ce matin. C’est vraiment le matin de l’existence. Merci.

AVRIL 2007

Je répercute 2 annonces contradictoires : - il y a ce samedi un colloque sur théâtre et philo sous l’angle de la question du dialogue, examiné du point de la situation contemporaine. - samedi 15h, marche d’amitié avec les étrangers, à belleville, située délibérément dans l’entredeux des tours. Avec un opportunisme flagrant, je vais qd même commencer par parler du vote, la pression de l’opinion publique m’y contraint, mais je vais en parler aussi abstraitement que possible. Je commence par un rappel : j’ai prononcé et publié sur cette question du vote un texte de Circonstances 1, titré sur l’élection présidentielle d’avril /mai 2002, on trouve une série de choses réappropriables, et d’autres qui ne le sont pas. on y trouve des considérations sur le vote et les émotions, des émotions publiques, des affects publics. Quelle est la signification exacte du fait que le vote s’inscrit dans un affect public très fort (en 2002 c’était la présence de Le Pen au 2nd tour) et déjà je disais que ce type d’affect très souvent est fondamentalement de l’ordre de la peur. J’interrogeais ce lien entre la procédure électorale, juridique et politique, et cet affect politique de peur, comme il arrive quelque fois comme en 81 (on a gagné, c’était la satisfaction des gens dans la rue, mais ensuite ils ont vu !). Cet affect politique de peur a une gde tradition, au-delà du vote, c’est un épisode de la Révolution Française elle-me^me, la grande peur, qui a été la modalité subjective la présence de l’affect révolutionnaire dans les campagnes, c’est qch qui a saisi une masse de ruraux et à l’occasion de laquelle ils ont en réalité pris l’initiative de se révolter contre les châtelains, mais l’affect n’en était pas moins au départ celui de la peur (complot, égorgement général, répression). Donc c’est une donnée particulière de l’histoire que cette question des affects de peur, violents ou modérés, il y a une gradation de cela. En 2002, la séquence de la peur a été la peur de Le Pen, et j’analyse à quoi est corrélé cette peur. Non pas son score mais par la venue à une place où il n’aurait pas du venir. S’il avait été 3ème avec autant de voix, il n’y aurait pas eu d’affect. C’est la fonction des places, du placement. Où en est-on aujourd’hui ? Cette élection est dominée par un enchevêtrement de 2 peurs, ce qui en fait une conjoncture particulièrement négative. La 1ère, c’est la peur générique, réactionnaire ou conservatrice générique qui est la peur du peuple, la peur des étrangers, la peur des gens différents, des banlieues, des islamistes, de son ombre qui en définitive soutient massivement le vote pour S. Le vote pour S ne peut pas être vraiment le vote pour des propositions particulières puisqu’on sait qu’il en a fait de toutes sortes et sans aucun souci de cohérence d’aucune sorte, il avait parfaitement raison, l’affect qui le soutient est un affect négatif devant la situation du pays. Mais comme toujours cette situation est dérivée vers une série de boucs émissaires fantasmatiques qui coïncide grosso modo avec la masse des pauvres dans un sens ou dans un autre. Et au fond cette peur crée un désir d’avoir comme maître un flic agité. Avoir comme maître un flic agité semble être le

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tamponnoir de cette peur indistincte, qui en réalité est une peur de classe, mais qui est une peur conservatrice sous sa forme dégradée, ie une forme qui n’est même pas la représentation claire d’un ordre, mais qui est une rétraction finalement sur une vision absolument policière du comportement étatique. On a vu déjà pointé les csq de ce système de dispo, les extensions possibles du côté des différences générales a pointé son nez, y compris dans l’assertion américaine selon laquelle les pédophile ont une origine génétique. J’ai déjà dit y compris ici même que cette situation des pédophiles est un symptôme important de la situation subjective, et que le procès d’Outreau développe peu à peu les csq de ces symptômes, que l’élection de Sarkozy accentue. Il y a là un symptôme concernant la relation de la population à la fois à l’enfance à la sexualité, corrélées là à tort ou à raison, qui indique toujours les infrastructures les plus basses ou les plus abjectes de ce type de peurs ou de suspicion. Là le flic agité a aussi donné son opinion sur le sujet. On sait que déjà des rapports divers et variés ont été prodigués sur l’interpellation des délinquants dès l’âge de 3 ans. On soignera aussi si on peut les pédophiles dès l’âge de 6 mois, autant les soigner quand ils sont encore enfants ! On voit bien que cette peur là, qui est la peur passive, et que j’appelle réactionnaire générique, de l’ennemi intérieur sous toutes les formes qu’il peut revêtir, ie en réalité les formes de l’altérité populaire, crée ce désir d’un flic agité, celui qu’un ami à moi appelle l’aboyeur de Neuilly, et qui promet à chacun de le protéger. Ça a été son maître mot le soir des élections. Ça veut dire je vais faire une police rigoureuse contre les adversaires, la canaille, la racaille, selon une promesse extraordinairement antique de la vie étatique politique qui est la promesse de résumer l’Etat dans la figure de la police. Ça c’est le système des effets de cette peur primordiale qui indique que le pays est malade, qu’il n’a pas de dynamique véritablement propre, de projet, de vision de lui-me^me, il est strictement plié dans le désir de conservation de ce qu’il y a, et comme cette conservation ne se manifeste pas vraiment, il faut dériver l’insatisfaction et la transforme en peur monnayable qui est la peur de ce qui est intérieurement étranger. Cette 1ère peur se cristallise dans l’importance indubitable du vote de Sarkozy, et si on ajoute le vote pour le Pen ça fait bcp, presque la moitié de la population. Et ce qui fait face à ça, c’est là que la situation est périlleuse, ce qui lui fait face n’est pas une affirmation claire mais une autre peur. C’est la peur précisément que la 1ère peur provoque le type de maître qu’elle destine, à savoir le flic agité. Ce qui fait face à la peur générique est une peur 2nde, qui est la peur que des larges fractions de la population, les jeunes, les salariés éprouvent de voir venir au pouvoir le maître que la 1ère peur suscite. Le contenu de ce qui fait face à S est la peur de S. Mais la peur n’est pas forcément bonne conseillère en politique. Développons cette dialectique des 2 peurs, la peur 1ère et la peur 2nde. Notons que massivement ni les uns ni les autres n’ont la moindre vision positive. La peur, dans sa négativité (avec des calculs savants : comme j’avais peur de celui là, il fallait que je vote pour un autre que celui pour qui j’aurai voulu voter). On m’a mentionné l’histoire d’un partisan d’un FN votant pour Ségolène Royal en supputant que si c’était Bayrou, Bayrou barrerait Sarkozy, et que lui voulait voter S. Pour avoir S il votait R ! C’était bien vu. Tout le monde connaît ces calculs. Ceci indique que ni les uns ni les autres n’ont une vision positive car finalement au regard de l’existence aujourd’hui massive d’une pauvreté irréductible, de la prolétarisation inéluctable de paysans venus d’ailleurs, de la féroce persécution où on les tient et des effets du libéralisme déchaîné, les gens qui sont terrorisés par tout ça et qui vont voter de ce fait Sarkozy n’ont pas d’autre idée que de se cramponner à leur maigre bien et d’appeler la police. Ils n’ont aucune idée positive y compris concernant l’objet de leur propre peur. Une idée de la transfo de la situation faisant que l’objet de la peur, ie le grand motif d’insécurité, pourrait changer sur le fond. Ils pensent qu’il faut créée barrière, polices, chiens de garde, pour garder le peu qu’ils ont (ce qui ont bcp peuvent même se payer le luxe d’être plus libéraux). Mais les autres n’ont plus n’ont pas d’idée positive. Les autres, en terme de masse, n’ont pas de vision politique d’alliance avec ceux qui sont l’enjeu de cette peur, les classes prolétarisées. Il n’ont pas désigné l’alliance avec les ouvriers étrangers, ceux qu sont segmentés, précarisés dans ce pays. Ils n’ont rien fait contre cette peur et ne proposent rien contre cette peur que la peur de cette peur, d’engranger les bénéfices de la peur de cette peur. Enfin pour les 2 camps, chose frappants, pour les politiciens, le monde n’existe pas. Les discours ont été d’une étroitesse qui fait que sur l’axiome de la dernière fois, il y a une monde, et non pas 2 ou plusieurs, ils sont bien d’accord pour ne pas le manier, au point que sur des questions aussi périlleuse et brûlantes que la situation en Palestine, les préparatifs de guerre contre l’Iran, l’engagement des troupes de F en Afghanistan etc.. le consensus est total. Personne n’a fait de cela une discussion fondamentale alors qu’une part de l’avenir des peurs dépens de ces facteurs. Il y a un indice subjectif frappant de cette négativité omniprésente incapacité affirmative à traiter la peur dans son objet et non à simplement l’instrumenter et l’utiliser, c’est le clivage du sujet électoral. Lacanisons un peu. Comme vous le savez le vote a été massif, et massif au point qu’il fonctionnait comme une forme légèrement surmoïque, comme un impératif vraiment, en même temps que l’indécision était massive. C’est une corrélation très

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intéressante : le vote a été massif, pas du tout car la conviction était massive, pas du tout car il y avait clarté, visibilité et adhésion fdtal à un des partenaires de cette histoire. Il y a un clivage entre l’impératif du vote d’un côté, massif, surmoïque et la conviction affirmative. Il n’y a aucune connexion claire entre l’un et l’autre. Il faut aller voter, mais pour qui, c’est ce que aucune positivité ne peut dire. De sorte que ce sont aussi les peurs qui vont s’infiltrer en lieu et place de la conviction puisque la conviction fait défaut. Si on admet que la politique c’est l’organisation collective, organisé, conforme à des principes ou conforme à quelques principes, et visant à développer dans la situation réelle les csq d’une possibilité refoulée par l’état dominant des choses (prenons cette définition provisoire), si on pense que la politique c’est cela (définition minimalement acceptable), alors il faut conclure que ce vote est une pratique essentiellement non politique. Ce vote est une pratique apolitique, parce que précisément elle est dans l’ordre de l’affect et de la négativité, qu’elle est de ce fait même sans principe (ce que montrent les opportunités tactiques compliquées de tout à l’heure) et que ce soit une pratique non politique est à mon avis démontré par l’évidence du clivage cette fois ci. Evidence du clivage entre le caractère impératif du vote et l’incertitude totale de toute conviction affirmative, de sorte que ce qui se manifeste est un affect négatif qui a le plus grand mal à trouver son symbole, sa figure, à trouver qu’il a une figure pertinente dans les acteurs qui se présentent. De ce point de vue là je voudrais signaler que la peur 2nd est en un certain sens encore plus éloignée du réel que la peur générique 1ère. Parce que la peur 1ère est une réaction, elle est réactive à un certain nb de phénomènes réels dont elle déclare qu’elle a peur. L’affect réactionnaire, réactif, voire qui peut devenir criminel, mais au regard et à proximité du réel. Mais la peur des effets de réels, comme tout ce qui est 2nd, s’éloigne d’un cran du réel, ou plus exactement fait comme si le réel c’était non pas ce qui provoque la peur mais les effets de la peur. c’est ça : la peur 2Nde est dans les effets de la peur 1ère sous le nom en la circonstance de S. la peur des effets de la peur. c’est compliqué car la peur des effets de la peur, manquant le fait que la peur est articulée au réel et qu’elle n’est que secondairement productrice de l’effet particulier qui est celui de l’aboyeur de Neuilly, la peur des effets de la peur est elle-même sur fond de peur. Ie la peur générique constitue le fond de la peur de la peur. Et en vérité si on y regarde de près, nombre de gens qui ont peur de la peur partagent nb des motifs de la peur générique 1ère. Comme le prouvent les campagnes contre l’islamisme, le consensus non rompu par personne autour des guerres où est engagée la France etc… Donc peur générique réactionnaire et peur des effets de cette peur dans un éloignement grandissant du réel, qui conduit à ceci que la négativité de gauche a cette faiblesse d’être une négation oppositive, d’être dans un partage du réel avec ce à quoi elle s’oppose : c’est le me^me affect (la peur), sauf qu’au lieu d’être la peur du jeune banlieusard c’est la peur de S, le contenu est aussi désert, et l’élément général dans lequel le contenu se développe est dominé par la peur génétique. Que se passe-t-il quand le régime général est celui d’une peur de la peur décrochée du réel, et en même temps baignant dans la peur générique pour autant qu’elle y a rapport. Comment elle va se fixer, se symboliser ? Elle va se fixer sur le vague : les parages du vague où toute réalité se dissout. C’est une disposition fantomatique c’est la raison pour laquelle elle peut accueillir en effet, recueillir, symboliser la négativité elle-même en tant que négativité vide, ie peur de la peur. si votre motif ultime d’action aujourd’hui est la peur de Sarkozy, après tout Royal est pertinente (c’est un conseil électoral). On aurait le théorème suivant : toute chaîne de peurs conduit au néant (autre définition possible de Royal). Mais au néant dont le vote est l’opération. Le caractère de néant, le fait que le vote soit l’opération du néant, est illustré très significativement cette fois ci. La chaîne des peurs conduit au néant dont le vote est l’opération. Cette opération, donc l’opération peur de la peur conduisant à la figure indistincte, on ne sait pas ce que c’est, si cette opération n’est pas politique, elle est quoi ? je pense qu’il faut soutenir qu’on a pour une fois la visibilité de ce que c’est qu’une opération de l’Etat. On peut distinguer opération de l’Etat et opération politique. C’est une opération de l’Etat, et en vérité le clivage électoral est intéressant et positif (contraste saisissant entre la massivité du vote et massivité de l’indétermination), c’est un clivage intéressant car inconsciemment et juste en dessous on a le clivage entre opération politique et simple opération de l’Etat. Opération de l’Etat, je la définirais comme l’incorporation à l’Etat de la peur comme substrat de sa propre séparation, de sa propre indépendance. C’est la peur qui va valider l’Etat, quel que soit le résultat de l’élection. La légitimité vient de la peur et lui donne autorité d’agir de façon séparée et indépendante, car il n’a pas d’autre mandat que d’être légitimé par la peur, et la peur, comme la peur de la peur ne demande rien d’autre que d’agir en csq. Autrement dit dès lors que l’Etat a été investi par la peur, il peut librement faire peur. Mandat lui est donné de librement faire peur, car la chose unique qu’on lui demande c’est de faire peur à la peur, c’est sa fonction désormais. La dialectique ultime, je pense, qui n’est pas à l’ordre du jour, est celle de la peur et de la terreur. Si l’on admet que virtuellement, avec des degrés infiniment divers, un Etat qui est légitimé par la peur est habilité à être terroriste car son mandat est de faire peur à a

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peur, et ceci est valable qu’il s’agisse de la peur ou de la peur de la peur. si c’est cet affect qui le légitime, l’Etat est habilité à être virtuellement terroriste. Y a-t-il une terreur contemporaine ? on connaît les grandes dictatures. Mais y a-t-il une terreur démocratique ? La terreur contemporaine est rampante pour l’instant, rampante par nécessité. Mais si l’opération étatique est celle de l’incorporation de la peur dans le substrat de la séparation de l’Etat, alors la mission conférée à l’Etat est de trouver des formes démocratiques d’une terreur d’Etat, de surcroît je dirais à hauteur de la technique. La technique permet une terreur plus rampante et omniprésente que les bonnes vieilles méthodes archaïques et préindustrielles. Nous sommes dans un horizon étatique de terreur virtuelle s’il se confirme que le vote se limite à une opération étatique d’incorporation de la peur sous sa forme primitive ou sa forme 2nde. Pourquoi cela ? Tout dépend des circonstances, il se peut que des formes organisées ou inorganisées, cohérentes ou émeutières, d’intervention dans la situation dérèglent le simple principe étatique. Si ça se passe dans la simple opération étatique, nous aurons cette virtualité de façon nécessaire. s’il y a des perturbations importantes, comme elles ne sont pas prévisibles, il se peut que nous ayons un devenir autre, ie qch d’affirmatif venant en quelque manière contraindre du dehors et autrement le mécanisme de la peur de la peur. la dose d’affirmation collective injectée dans la situation peut modifier les choses, mais pas la procédure électorale ou étatique. Je pense que ce qu’il faut bien comprendre c’es que la vérité de tout cela c’est la guerre. La conjoncture n’est pas une conjoncture de paix. Ce qui est à l’horizon c’est la guerre, ce n’est pas résumable dans les guerres qui ont lieu, fort nombreuses, et qui engagent progressivement des parts de plus en plus significatives des appareils étatiques occidentaux (ça vaut le coup de se renseigner). C’est partiellement explicite, partiellement caché : il faut savoir que ils sont engagés de façon de plus en plus prégnantes dans des opérations de plus en plus considérables, et les supplétifs ne suffisent pas (comme les éthiopiens). Ils n’ont pas toujours envie de faire la guerre des autres avec l’ardeur nécessaire. L’horizon est la guerre pourquoi, car la maintenance de l’ordre existant en a besoin. La simple maintenance de l’ordre existant est guerrière, car cet ordre est absolument pathologique et en tant que tel, avec des disparités inimaginables, des types de vie sans commune mesure, ces disparités d’une violence incroyable ne sont maintien que par la force. La guerre est la vérité mondiale de la démocratie. Toute une partie de la logique, y compris électorale, consiste à faire croire aux gens que la guerre est ailleurs et que par ces guerres on les protège eux de la guerre. La violence exercée et grandissante se présente comme une violence qui protège les gens de la guerre elle-même. De façon interne c’est la même chose : le traitement policier des questions est censé protéger les braves gens des horreurs qui les bordent. La logique générale est une violence guerrière supposée telle que les gens à qui on s’adresse seront mis en protection ou en exception de cette guerre qui va ravager des secteurs entiers de la planète dans des conditions abominables, mais cette abomination on dire : rendez vous compte on vous en protège, vous n’êtes à Bagdad, vous avez de la veine. Mais la dialectique de la chose est l’horizon fondamental de la détermination étatique. Vous voyez que le point clé c’est qu’il y a une dialectique de la peur et de la guerre, qui fait que on fait la guerre aussi pour que les gens aient peur de la guerre, puisque cette guerre est présentée comme une guerre destinée à les protéger de la guerre. Et vous ne pouvez leur faire croire qu’il n’est intéressant de les protéger de la guerre par des guerres considérables qu’en créant chez eux la peur de la guerre. Donc on a l’horizon de la guerre et la peur de la guerre comme motif, la guerre étant guerre externe et interne finalement, et cette dialectique peur guerre est fondamentale. Or en F il y a une histoire particulière de ça qui fait le terrain est favorable pour ce genre d’opérations malheureusement, qui est le pétainisme. Le pétainisme, c’est l’idée qu’on allait protéger les F de la guerre mondiale, ils allaient sans doute être occupés par les Allemands, il allait sans doute falloir livrer quelques milliers de juifs, faire ceci cela, fusiller quelques résistants, mais on serait à l’écart de la guerre mondiale. Naturellement, pour que cette opération réussisse, il fallait que les gens aient suffisamment peur de la guerre, et cette peur suffisante leur venait en vérité de la guerre 14-18, qui avait été une boucherie si abominable qu’à simplement en maintenir un peu le souvenir, on pouvait organiser une peur décisive de la guerre chez les gens. Donc pétainisme c’est le nom d’une politique d’Etat qui prépare des répressions et trahisons innommables, au nom de la peur de la guerre, laquelle rend possible de proposer au gens de les laisser à part de la guerre (ni dans un camp ni dans l’autre etc…). malheureusement aussi, le pétainisme vaincu a en partie réussi. Finalement les français ont traversé la guerre assez tranquillement. Ce n’est pas comparable à ce qui est arrivé aux russes ou aux anglais. C’est une politique d’Etat praticable tant que l’affect négatif constitue la masse fondamentale de l’opinion. Voilà pourquoi nous devons faire attention à faire en sorte que cette logique ne soit pas la logique unique. Qu’il n’y ait pas simplement l’opération étatique de confrontation de la peur et de la peur de la peur, sur horizon de guerre, avec une mentalité finalement partagée : « somme toute si nous pouvons conserver à peu près le degré de tranquillité dans lequel nous sommes, ce ne sera déjà pas si mal ».

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Cette subjectivité là est celle du pétainisme de masse. Les gens qui applaudissaient Pétain dans les rues jusqu’en 45 étaient des gens qui savaient gré à Pétain de les avoir mis dans la marge de l’histoire. Or je suis frappé de voir que premièrement aujourd’hui nous avons peur et peur de la peur avec une indétermination affirmative complète quant à la structure étatique du conflit, et d’autre part nous avons un horizon de guerre dont personne ne parle, qui n’entre pas en jeu dans la discussion, et qui cependant est la motivation fdtale de tout car les politiques font comme si on allait protéger les gens de la guerre par des méthodes purement étatiques et policière. Le mélange des 2 fait que nous avons une ambiance pétainiste, analogiquement. Possibilité d’un pétainisme de masse qui est autre chose que le fascisme, conquérant, affirmatif, de l’espace vital et de la race supérieure. On n’a rien de ça aujourd’hui. On a cette singularité française d’avoir les abominations du fascisme sans le fascisme, ie la délation partout, l’innommable policier, mais pour rien d’autre que essayer de rester tranquille, être dans la marge de l’historicité. Qui nous promet autre chose ? Personne. La directive c’est déployer autant que faire se peut l’alliance des sans peur, sans papiers, sans logis… A propos de la guerre, qui est un mot qui change de sens, ce n’est pas forcément la guerre classique entre Etats militarisés, mais une ambiance générale de violence avec des zones dont on déclare que par la guerre elles seront protégées de la guerre. Je pense à 2 maximes de Mao sur la guerre. Mao disait : « Sur la guerre nous devons dire 2 choses : premièrement nous n’aimons pas la guerre, deuxièmement nous n’en avons pas peur ». c’est très frappant : ça veut pas dire qu’on aime la guerre o qu’on la veut, mais nous ne nous laisserons pas organiser subjectivement dans la relation à la guerre par la guerre de la guerre. C’est le jeu fondamental de l’Etat aujourd’hui. Et sur la 2nde maxime : « ce qu’il faut c’est rejeter ses illusions et se préparer à la lutte ». L’illusion c’est quoi ? L’illusion c’est que finalement on pourrait tout de même faire minimalement confiance à la peur pour avoir moins peur que ce qu’on a peur. Ce n’est pas bon conseiller. Je ne prends ici aucune position électorale particulière. La maxime subjective a de l’importance. « Si malgré tout nous arrivons à cristalliser dans le vague qui lui convient a peur de la peur nous serons protégés des effets de la peur primitive ». c’est l’illusion, il faudra pas longtemps pour qu’elle soit dissipée. Rejeter ses illusions, et en particulier l’illusion selon laquelle la peur de la peur nous extirperait de la situation pétainistes. Alors, rejeter ses illusions, ça nous ramène à notre sujet. Rejeter ses illusions, c’est toujours s’orienter ou se réorienter. Et ça nous permet de revenir sur le vote, sur ce vote, j’ai dit c’est machine d’Etat, qui en en la circonstance vise à incorporer la peur comme substrat de l’indépendance active et policière de l’Etat. Sur l’orientation je dirais ceci : le vote est une figure de l’Etat qui présente la désorientation elle-même comme un choix, ie qui donne figure de choix à la désorientation elle-même. On le voit dans le clivage électoral dont j’ai parlé. Aucune orientation ne provoque une conviction décelable, il y a une désorientation essentielle, la seule opposition est entre 2 peurs, mais ceci est structuré comme si c’était un choix véritable. Je dirais que l’Etat au fond dans le vote mais aussi dans toutes sortes d’autres procédures, l’Etat présente la désorientation comme un choix, de façon à avoir les mains libres, il a les mains libres car il sera mandaté car il résulte de ce choix. Et le fait que ce choix est en réalité un choix désorienté, et désorientant, est camouflé au nom du fait que l’Etat est mandaté par un choix. Il est de ce point de vue là le producteur d’une illusion, l’illusion qu’il proposerait un véritable choix. Il est producteur d’une illusion singulière, qui en réalité fait passer la désorientation constitutive de la situation contemporaine par un filtre illusoire qui serait l’illusion d’un choix alors que ce chois n’a rien à voir avec la politique (2 peurs), mais le résultat est qu’il a les mains livres dans son mandat. Donc l’illusion, il faut en avoir conscience, l’illusion c’est spécifiquement l’illusion qu’il y ait là un choix véritable. Il faut au moins faire ce choix entre les 2 dans l’élément subjectif que ce n’est pas un choix, au sens de choix politique authentique, si on admet qu’un choix c’est quand le réel se décline dans la forme d’un nouveau possible. Il y a l’illusion d’un choix, la production de l’illusion formelle de choix, existante comme illusion, alors qu’il s’agit de donner forme au clivage subjectif entre impératif et indétermination (je dois voter mais je sais pour qui ou par peur de l’autre), on va donner forme subjective au clivage dans l’élément de l’illusion de la chose. J’y insiste, on peut voter ou non, ce n’est pas la question. Le point c’est de savoir que c’est une illusion, et comme le dit Mao de rejeter l’illusion. Rejeter l’illusion ne veut pas dire que vous n’êtes pas dedans, mais rejeter l’illusion veut dire que vous vous orientez ailleurs. L’illusion, c’est l’illusion qu’il s’agit là d’un choix qui vous oriente. Mais ce n’est pas un choix qui vous oriente, c’est la résultante d’un affect, rien à voir. Donc en tant que vous avez à faire un choix qui vous oriente, il se fera ailleurs que dans l’élément de cette scène illusoire, même si sur cette scène vous avez des raisons, empiriques et tactiques, de procéder ainsi ou autrement. Alors donc pour récapituler, dans une situation qui, sur l’horizon de la guerre, au sens où j’en ai parlé, généralise une subjectivité pétainiste, ie dans laquelle la question d’être protégé de sa propre peur devient le seul élément subjectif

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prétendu politique, il est clair que la figure du vote ait l’illusion spécifique du vote, et quelle que soit l’attitude que l’on prend par rapport à cette illusion, dans laquelle on est de toute façon en raison de sa potentialité structurante, il faut rejeter cette illusion au sens o il faut savoir que c’est ailleurs qu’on s’oriente. Ce qui veut dire se préparer à la lutte dans la phrase Mao. Avant d’entamer les 2 dernières séances, la figure de la recherche abstraite de tout cela, une procédure de vérité sur la quelle le vote nous aurait instruit. Le clivage électoral est très frappant, il indique que l’opération étatique et l’opération politique sont présentes dans la subjectivité comme disjointes. C’est la 1ère fois que ce vote est à ce point un impératif formel. Je l’ai moi-même ressenti ! Il m’a vaguement touché. On a une figure surmoïque considérable. Il faut le prendre en compte. La distinction entre l’impératif et l’absence de substance affirmative, la domination de la négativité (au mieux je légitime par la peur ou la peur de a peur, je n’adhère affirmativement à rien), le contraste indique la non unité de plan entre ce que c’est une qu’une conviction politique et ce qu’est un impératif étatique. On a une leçon de chose sur la disjonction. On voit comment se dessine l’horizon de cela. Ce qui m’intéresse c’est de trouver la figure abstraite de cela, et qui concerne quoi ? ça concerne la relation entre différents thèmes. - il y a le réel d’un monde, ie la situation et comment on nomme ce réel. Aujourd’hui je dirais que le réel du monde contemporain c’est la guerre. C’est le 1er terme. - la maxime qui oriente : quelle est la maxime qui peut orienter, la maxime générale qui a puissance d’orientation ? c’est il y a un seul monde (cf dernière fois), elle est prescriptive et pas analytique. - ensuite il y a illusion et rejet de l’illusion. Là je dirais que l’illusion c’est l’illusion que c’est l’Etat qui construit le choix politique. C’est ce qu’on peut appeler l’illusion du vote car ici on vote, mais c’est plus général. C’est l’idée que c’est l’Etat qui fournit la forme du choix politique, ses échéances etc… l’Etat structure en réalité des affects négatifs. Le rejet de l’illusion, c’est savoir qu’on ne peut pas s’orienter dans cette figure de choix. Elle est elle-même désorientée. Il s’agirait de généraliser l’articulation entre le réel d’un monde, la maxime qui oriente et l’illusion et son rejet. Réel, symbolique, imaginaire, pour lacaniser. A partir de ça on peut avoir une processus d’incorporation ie une orientation effective qui construit qch dans le réel et le devenir sujet. Si on récapitule comme leçon abstraite et formelle : - on est dans un horizon de guerre - l’illusion spécifique à notre situation à nous c’est le pétainisme comme illusion étatique de la protection guerrière contre la guerre, la guerre contre le peuple comme protection contre la guerre général - la maxime qui oriente c’est il y a un seul monde, et ses déclinaisons successives dans les situations - le processus d’incorporation, c’est la possibilité de bâtir une orientation collective dont l’origine n’et pas toujours calculable, peut-être que nous aurons quelques émeutes, pour nous inspirer. - le devenir sujet qui enveloppe tout cela. C’était les leçons immédiates concernant ce que m’avait inspiré ce 1er tour des élections. Pour passer à une étape plus conceptuelle, qui restera près de l’expérience, je voudrais vous proposer la lecture d’un texte qui est la partie finale du roman de Crane, la Conquête du Courage, qui se lève contre la triste conjoncture électorale. Quelques mots sur Crane : écrivain américain né en 1871 dans le New Jersey, et le roman a été publié en 1895, quand Crane avait 24 ans. Ça a été un assez grand succès, ensuite il a mené une vie de journalistes aventurier, comme d’autres américains, témoignant avec loyauté des situations (c’est un talent américain). Il faut reconnaître le talent américain quand il existe. Il a suivi pour les journaux la guerre greco-turque de 1897, et puis la révolte de Cuba contre l’Espagne, a attrapé la malaria, la fièvre jaune et est mort de tuberculose avant 29 ans. Il a écrit des journaux, récits d’enquête, des nouvelles extraordinaires et ce roman (le bateau ouvert et l’hôtel bleu, 2 nouvelles que je vous signale). C’est un écrivain important car il a inventé une narration neuve. Il a inventé une narration neuve et le point frappant c’est que sa langue semble à la fois pressante et claire, elle suscite un accrochage immédiat, elle a une espèce de rapidité singulière, et le paradoxe est que dans le détail elle est très complexe, difficile à traduire, et elle a en particulier qch de difficile à faire passer, des changements de rythme internes à la phrase novateurs. De même il y a une combinaison entre un anonymat du personnage, un côté générique. Le héros est appelé le jeune homme, le garçon, il y a un côté presque anonyme du héros, soustrait au nom propre, et le destin pourtant anonyme nous concerne, fortement et vigoureusement. Il y a un suspens subjectif très fort dans la prose de Crane obtenu par des moyens formels. Il y a comme ça un mélange de simplicité et d’intensité, simplicité apparente obtenue par des moyens complexes, et cette simplicité porte une intensité d’investigation et d’expérience tout à fait forte. Il est à l’origine à ce titre d’une grande partie du roman américain du 20ème siècle, il est le fondateur de la tradition qui conduit à Hemingway

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(même complexe de simplicité apparente extrême comme résultat d’un travail prosodique). C’est le Rimbaud américain de la prose y compris par l’intensité proxime entre l’expérience immédiate qui est la sienne et sa transcription artistique novatrice, complexe et d’une parfaite clarté, au sens de la clarté de la lumière. La conquête du courage c’est le récit de la métamorphose subjective d’un jeune homme pendant la guerre de sécession. Nous sommes en écho à la figure du soldat, que nous avons traité. Ce jeune homme qui devient soldat dans le contexte de la guerre de sécession va supporter une sorte de Phéno de l’Esprit, ie un devenir de séquence subjectives en transformation rapide, et cette phénoménologie est déplacée de figure en figure, à travers le rapport entre l’anonymat du héros et la situation, dans le contexte de la guerre civile (1ère gde guerre moderne, qui à sa manière a anticipé les grandes guerres continentales : 800 000 morts, sauvagerie extraordinaire, moyens considérable). C’est aussi le lieu de la figure du soldat, de création, expérimentation, constitution de cette figure du soldat avec cette férocité supplémentaire que c’est une guerre civile. L’idée générale, de ce jeune homme saisi par la guerre, est dans un 1er temps la découverte d’une désorientation essentielle. ie se repérer dans ce chaos guerrier, se repérer dans le chaos de la violence et du déchaînement le déstabilise, le désubjective et l’installe dans une espèce de désarroi quasi ont, et l’histoire du livre est la découverte que au cœur de cette désorientation guerrière, sauvagerie informe, on peut découvrir une possibilité affirmative. Qu’est-ce que la découverte d’un possibilité affirmative, au cœur même de la désorientation guerrière présentée comme telle. C’est ce qui est appelé conquête du courage. C’est pas seulement avoir peur puis ne plus avoir peur. A l’intérieur de la désorientation sauvage de la guerre, qui est aussi dévastation sauvage de l’espace, de la nature, au-delà du simple affrontement des hommes, comme la création d’un chaos terrestre, comment à l’intérieur de cette situations là, le sujet peut s’incorporer à l’émergence d’une possibilité affirmative et comment ainsi il va au-delà de lui-même, et va au-delà de l’animal qu’il a été tout particulièrement dans ce chaos. Je vous lis le texte. Je ne vais pas faire un commentaire ce soir, juste 2-3 ponctuations en liaison avec ce que j’ai dit avant « s’ouvrirent différemment sur ses visions » : c’est essentielle, il ne s’agit pas que ses yeux voient autre chose, il s’agit qu’ils s’ouvrent différemment sur ses visions, ie il s’agit d’une transfo du regard qui s’étend au regard qu’on porte sur ses idées de naguère. C’est ce qu’il faut faire. Rejeter ses illusions c’est ça, s’ouvrir différemment sur ses visions. « la camelote criarde des idées de la guerre », nous les méprisons. Ce que je voudrais ponctuer, c’est le gd §. On pourrait le lire comme ça : la procession lasse des électeurs, avançant, se traînant avec effort sous un ciel vague… ça c’est les soldats du pétainisme que nous cherchons à éviter ! Mais pourquoi il sourit ? car il voit que ce monde est un monde fait à sa taille. Il n’a plus peur. La conquête du courage c’est passer d’un monde qui est un chaos de faux choix, dans lequel on ne peut que traîner une vie misérable à un monde qui est le même, mais vu de telle façon qu’il est à notre taille, ie où en tout cas il y a la possibilité de faire qch, et faire qch qui sont inscrit dans le monde en tant que monde à votre taille. Et c’est vrai que à bcp d’entre nous et à moi aussi souvent le monde apparaît comme fait de jurons et de béquilles, seulement quand vous pensez ça alors il n’y a aucun sens à dire qu’il est à notre taille. Donc finalement il n’y a pas d’autres ressources que de se protéger e tant que peur native de ce monde lui-même, on se traîne misérablement sous le ciel. Par csqt je dirais : le point, la métamorphose essentielle c’est de ne pas être un animal, fût-ce un animal électoral. On peut être électeur mais on n’est pas obligé d’être un animal, d’être conduit à l’abattoir étatique par la peur. on n’y est pas contraint et si on n’y est pas contraint on peut toujours habiter le monde comme un monde à votre taille. Encore faut-il penser qu’il y a un monde, c’est la maxime qui oriente (dernière fois), et sous cette maxime il est possible de ne pas se traîner avec effort, de ne pas se décourager, de se tourner vers autre chose. C’est fdtal : il se tourne avec un désir… ce n’est pas car il choisit dans un monde dévasté de se tourner vers une illusion (ce serait un ontre sens), il ne se console pas imaginairement de la boue où se traînent les soldats, il se tourne réellement vers ce type d’existence car le monde étant à sa taille il sait qu’il ne l’habite plus comme un animal, sa vision fait partie du monde et elle est ce qui va l’orienter en tant que possibilité nouvelle. Au cœur même de ce monde dévasté, il est possible de se tourner vers la possibilité immanente quoique antérieurement invisible dont ce monde est porteur à partir du moment où on a conquis le courage, ie n’être plus un animal humain.

16 MAI 2007

La dernière séance aura lieu le mercredi 13 juin, pour une présentation du séminaire de l’année

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prochaine. Partons du sacre de notre nouveau président. Je ne sais pas si nous sommes réunis pour cela ! Le sentiment que j’ai, c’est un sentiment limité. Si je considère ce qu’anime minimum de vraie pensée, de conviction, de mémoire historique etc… il me semble qu’il y a une subjectivité légèrement dépressive. Comme si, malgré tout, on avait reçu un coup. Un coup attendu, finalement, mais un coup quand même. Je voudrais commencer par une tentative de ce que c’est ce sentiment que là il s’est passé quelque chose. Ce n’est pas parce qu’un président est élu qu’il se passe quelque chose, entre nous. Donc s’il s’est passé qch, c’est en un autre registre que celui de la stricte succession électorale. Cela me permet une 1ère méditation sur ce que c’est que d’être frappé par un coup, d’avoir le sentiment un peu étourdi, un peu aveugle, un peu incertain et en même temps un peu dépressif qu’un coup a été frappé qu’on a reçu un coup. On dit souvent que les coups les plus terribles sont ceux qui sont le plus inattendu (catastrophe subite, mort qu’on n’attend pas). Il y a quand même quelque chose de particulièrement pénible dans les coups attendus. C’est quand on se dit, vous savez, si je fais ça, celui-là tel que je le connais, il va faire ça. C’est souvent très déplaisant de voir qu’il le fait. On préférerait l’exception, mais c’est l’exception qui est inattendue. Donc là on a la structure d’un coup attendu : celui qui était en tête, depuis le début, comme une course de chevaux ou un cheval part 1er et arrive 1er : c’est très attendu mais c’est déprimant. C’est déprimant surtout si on a le goût du pari, de la rupture. Donc quelle est la nature de ce coup ? Je voudrais commencer par là. J’avais proposé la dernière fois l’analyse du contexte préélectoral, avant que la décision n’ait été prise (la décision numérique), en disant que la situation était celle d’un conflit entre 2 peurs, une peur primitive et une peur dérivée. La peur primitive, c’était la peur de cette population que qch arrive qui la précipiterait dans le déclin (de nombreux théoriciens nous racontent toujours la France décline et il faut se redresser vite fait nous explique-t-on). Sur cette peur incertaine et primitive il y a des boucs émissaires traditionnels et d’autres un peu nouveaux : les étrangers, les pauvres, les pays auxquels on ne veut pas ressembler etc… Cette peur primitive, rassemblée, fait que, longtemps emblématisée dans le vieux discours du FN, elle s’est trouvée une articulation nouvelle. C’est le 1er point : au niveau de l’Etat, il y a une articulation de la peur primitive et de la volonté de remonter la pente au regard de cette pulsion. Et puis il y a une autre peur, la peur seconde, la peur de l’autre peur, qui est la peur de ce que la peur primitive va donner comme résultat. Voilà le conflit entre la peur primitive et la peur dérivée s’est soldé par la victoire de la peur primitive, ce qui somme toute ne manque pas de logique. Quitte à avoir peur, autant avoir peur d’autre chose que de la peur. Donc la peur 1ère l’a emporté. La 1ère composante du coup, c’est qu’on est dans une logique de pulsion, pour employer une métaphore. Ie il y a dans le succès du vote pour Sarkozy un élément numérique pulsionnel. Je l’appellerai comme ça. Ça se voyait très bien dans les images de ce succès : il y a qch comme un excès pulsionnel. Et cette peur primitive, on pense que ce personnage va la conjurer. Moi si j’avais peur, je ne penserais pas du tout que ce type personnage va la conjurer ! Mais c’est comme ça que ça fonctionne. Donc un 1er élément pulsionnel. Et ceux qui étaient dans la peur de la peur également ont été servis : ils sont effectivement dans le dépressif de cette pulsion générale réactive qui a constitué l’horizon des choses et à laquelle ils sont eux purement et simplement eux renvoyés. Ce qui s’est passé en tant que prévisible, attendu, précisément, les a renvoyé à la structure pulsionnelle inaugurale dans laquelle ils se trouvaient. C’est le 1er élément. Le 2nd élément, c’est un élément nostalgique. Ie un vieux monde s’écroule. Ce vieux monde c’est au fond tout simplement celui de la gauche et de la droite. A la fin des fins je dirais même que nous avons un effondrement du vieux monde de la gauche, qui était déjà très malade. Mais là c’est comme si d’une certaine manière on l’avait un peu achevé, un peu achevé quand même. Déjà dans les années 60 Sartre disait : « la gauche est un cadavre tombé à la renverse et qui pue ». C’était précis ! Mais c’était il y a 40 ans. Grosso modo, ça ne s’est pas arrangé. Mais là, une composante des composantes du coup est que l’espace symbolique est atteint. Non pas seulement l’affrontement réel, majorité / opposition, mais quelque chose de la configuration symbolique en jeu dans cet affrontement réel. Evidemment c’est une longue histoire : tout a commencé en vérité probablement dès les années 60, au commencement de l’effondrement du Parti Communiste. Bien entendu, l’effondrement de l’URSS, à l’échelle du monde etc… Et puis la dissolution progressive dans sa figure en quelque manière organique de la disposition idéologique de tout ça. Mais c’est quand même une marque, un coup frappé sur ce vieux monde symbolique qui structurait la vie politique et dans lequel la thématique de la gauche, de sa victoire possible, et de ses recompositions constantes, et du débat interne qui l’animait, constituait la familiarité du débat électoral. C’est cette familiarité qui est un peu atteinte, défaite. C’est l’aboutissement d’un long processus. Et évidemment à

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partir du moment où un vieux monde symbolique est atteint de cette manière, prend un coup, on retombe dans ce qui est notre thème principal ici, à savoir la désorientation. Il y a une fonction désorientante du coup frappé en ce qu’il a frappé les paramètres du repérage lui-même. Et que cet affaiblissement du système des repérages manifeste la désorientation. Je crois que ce qui caractérise cette élection, c’est qu’elle est dans l’élément de la désorientation, en tant qu’elle en révèle finalement le caractère obsolète s’agissant des repérages qui constituaient le thème ou le mythe de l’orientation. Je crois que ce que cette élection manifeste, met en scène, c’est le fait que la désorientation va jusqu’au point où le système même de l’orientation est défait ou atteint. Alors un symptôme, c’est les transfuges, n’est-ce pas. C’est le phénomène des rats qui courent partout, les navires sont abandonnés de tous côtés, des consultations très étranges se déroulent dans la coulisse. C’est le côté des transfuges spectaculaires, qui voit des gens qu’on croyait être des représentants un peu droitiers, un peu corrompus, mais des représentations quand même de la gauche, s’embaucher chez le vainqueur, c’est un signe subjectif de la dissolution des repères et donc de la désorientation parvenue à un stade nouveau, plus symbolisée. Alors la logique sous-jacente serait celle du parti unique. C’est d’ailleurs ça qu’il a en tête : rassembler tout le monde sous sa houlette ! Mon collègue et philosophe Slavoj Zizek a dit quelque part que ce qu’on n’avait pas compris, quand on a monté en scène l’opposition du stalinisme et de la démocratie parlementaire, c’est que le stalinisme était l’avenir de la démocratie parlementaire. Alors il est difficile de se représenter notre président dans ce rôle, de le comparer au géorgien. Mais dans un genre plus sautillant, plus clientélaire, moins secret, moins compact, moins caché, on pourrait après tout lui faire jouer ce rôle aussi, de grand bâtisseur de notre parti unique. Il suffirait que les ralliés, les transfuges, les rats qui détestent les navires en perdition constituent petit à petit un flot. Et en vérité, ça ne se produira sans doute pas empiriquement mais c’est déjà là symboliquement. C’est déjà là symboliquement dans un certain nb de personnalités qui représentent cette posture, cette possibilité. Vous avez sans doute remarqué que le vainqueur a insisté énormément sur le fait qu’il était maintenant le président de nous tous. Moi je ne lui ai rien demandé ! C’est lui qui le dit. Tu l’as dit, moi j’ai rien dit. En tout cas il est le président de nous tous. Mais il peut représenter l’emblème du parti de nous tous. Alors tout ça compose l’étage nostalgique, après l’étage pulsionnel : le fait de l’asthénie, du coup, est pour part une nostalgie du vieux monde, de son repérage traditionnel et de ses balises d’orientation subjectives. La 3ème composante est une composante d’impuissance, ie une mise en scène ou une subjectivation d’impuissance. Ce n’est pas la surgie d’une nouvelle impuissance particulière, il n’y a pas plus d’impuissance qu’avant à vrai dire, mais il y a une représentation très consciente de l’impuissance. L’impuissance est avérée, et je crois qu’elle est avérée cette fois comme dimension intrinsèque de la démocratie électorale. Ie que là, et c’est aussi un des éléments du coup frappé, la démo électorale avère à quel point elle est un lieu où l’impuissance est la règle, en réalité. L’impuissance pour ceux naturellement qui se gouvernent sur le principe, sur l’idée. A quel point ce n’est pas un espace de choix réel mais qch qui enregistre, comme un sismographe passif, des dispositions qui sont tout à fait étrangères au vouloir, en réalité, qui sont tout à fait étrangères aux représentations qu’une volonté clarifiée peut avoir des objectifs qu’elle poursuit. Il est très frappant de voir que les commentateurs ont immédiatement souligné comme un élément décisif l’abondance de la participation. Ils n’ont pas simplement dit : les gens ont beaucoup voté, demandons-nous pourquoi. Ils ont dit : grande victoire de la démocratie, la démocratie a remporté une grande victoire, remarquable, qui est que quantité de gens ont voté. Mais supposez que dans le passé (je prends la comparaison exprès, qui est bouffonne et usée) une masse de gens ait voté pour Hitler, ce qui est arrivé d’ailleurs, qu’ils se soient déplacé en masse pour le faire. C’est une grande victoire de la démocratie en un sens très particulier : si c’est ça, ça veut dire que la démocratie est strictement indifférente à tout contenu, et qu’elle ne représente rien d’autre que sa propre forme mise en scène dans l’élément numérique. Et enfin de compte, la vraie question qui est « qu’est-ce que les gens sont allés faire là ? » est escamotée. Elle est escamotée, et je pense que y compris cette abondance participe de la dépression générale, car on ne peut même pas dire : « ah ! il y a toute une série de gens qui ne sont même pas aller voter, c’est pour ça qu’on a ce qu’on a ». Non, non : ils sont allés voter, et on a ce qu’on a ! C’est comme ça, et donc il faut l’enregistrer comme ça. Il n’y a pas de réserve, si je puis dire, il n’y a pas un stock de gens qui aurait du comprendre la situation etc… Non non, ils y sont allés et ont eu ce qu’ils voulaient majoritairement. C’est ce que les politiciens unanimes se sont empressés de raconter : nous respectons la victoire de notre adversaire. Moi je dois dire que je ne respecte absolument pas le suffrage universel. Ça dépend de ce qu’il fait ! Le suffrage universel serait la seule chose qu’on aurait à respecter indépendamment de ce qu’il produit. C’est quand même

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extraordinaire si vous y réfléchissez bien. Dans aucun autre domaine de l’action ou du jugement sur les actions on ne considère qu’une chose est valide à ce point indépendamment de ce qu’elle produit. Le suffrage universel a produit quantité d’abominations dans l’histoire, donc en lui-même il n’a aucune innocence, aucune particularité innocente, et donc l’encenser 1° car les gens sont allés voter indépendamment de savoir ce que ça a donné 2° l’encenser, le respecter, respecter sa décision dans une indifférence complète à son contenu, est une chose qui participe de la dépression générale. Non seulement il y a un résultat qu’on n’espérait pas, mais en plus on doit le respecter. Non seulement il faudrait l’enregistrer, mais en plus il faudrait avoir pour lui le plus grand respect. En réalité, ce qui est là pressenti, sans que les gens veuillent réellement faire le pas, c’est que comme on sait, l’élection est très traditionnellement, très ouvertement un élément de répression, au moins autant qu’un élément d’expression. Il faut le raccorder à des exemples très précis : rien ne produit plus la satisfaction des oppresseurs et des puissants que d’installer les élections partout. Et notre président n’a pas manqué de dire que pour la grève, on allait voir ce qu’on allait voir, ça allait être terriblement électoral la grève (il faudrait une majorité absolue aux bulletins secrets). Cette disposition répressive de l’élection, certains en ont été marqués historiquement d’une façon toute particulière. Il faut se souvenir qu’en mai 68 (mai 68 j’y reviendrai, il faut en finir – en réalité il faut plutôt commencer !) : des millions de grévistes, des manifestations tous les jours, une alliance sans précédent entre des jeunes dans des trajets différents, un élément de nouveauté massive (on voyait des drapeaux rouges chez les habitants des beaux quartiers !). Mais il a suffit que les gens au pouvoir arrivent à organiser des élections et on a eu la chambre la plus réactionnaire qu’on ait jamais eu : bleus horizon. Là l’élection a été le recours essentiel pour la dissolution et l’écrasement du mouvement. Il faut l’avoir en tête. Je ne dis pas que l’essence de l’élection est d’être répressive, mais que la dimension répressive des élections est évidente. Et alors je pense que ça ça provoque un sentiment agrandi d’impuissance, qui est en effet que si l’espace de décision étatique est celui là, alors on ne voit plus très bien ou sont les points de passage pour, disons, une politique d’émancipation. Donc je dirai que finalement, le coup porté est un mélange de pulsion négative, de nostalgie historique et d’impuissance avérée. D’où le sentiment pour l’instant plutôt asthénique et frappé, comme il est normal. Là c’est le moment de s’appuyer sur une maxime de Lacan, et plus précisément sur la définition qu’il donne de la cure. Après tout si nous sommes tous déprimés, la cure s’impose. Et Lacan disait que l’enjeu d’une cure est d’élever l’impuissance à l’impossible. Elever l’impuissance à l’impossible Nous pouvons dire ça, même si c’est mystérieux pour l’instant. Si nous sommes dans un dispositif ou un syndrome dont l’élément dépressif fondamental est impuissance avérée, qui se montre, qui est organisée et symbolisée, alors nous pouvons élever l’impuissance à l’impossible. Qu’est-ce que ça veut dire ? ça veut dire beaucoup de chose : trouver des figures de symbolisation par exemple, mais ça veut dire en fait trouver le point réel sur lequel tenir coûte que coûte, ie n’être plus dans le filet vague de l’impuissance, de la nostalgie historique et de la composante dépressive, mais trouver, construire et tenir un point réel dont nous savons que nous allons le tenir coûte que coûte en tant que nous savons que c’est un point ininscriptible dans la loi de la situation. Evidemment un point inscriptible dans la loi de la situation va tomber dans le syndrome général, il va être lui-même atteint par le coup porté. Mais si vous avez un point, un seul, qui est tel que ininscriptible, on peut déclarer qu’on va le tenir coûte que coûte, alors vous êtes en état d’élever l’impuissance à l’impossible pour une raison très simple, c’est que ce point ininscriptible est représenté par cette situation comme impossible et énoncé comme tel. Si vous tenez ce point réel ininscriptible, vous êtes dans la tenue et les csq d’un point symbolisé comme impossible, et si vous déclarez le tenir coûte que coûte, vous vous constituez vous-même en exception à la dépression. Toute la question est : que veut dire un point réel de ce type, à supposer qu’on le trouve, qu’on puisse s’y incorporer. Tenir un point de ce genre, c’est être dans la subjectivité qu’on va en organiser les csq (c’est l’ordre des csq) on va être csqt avec lui, organiser les csq telles qu’on les voit, ie qu’on va construire une autre durée, une durée distincte de celle dans laquelle on a été acculée par la symbolisation étatique générale. La maxime abstraite serait la suivante : dans une situation où on ne peut pas se dire « on va attendre le prochain tour » (discours ambiant général ! mais c’est dans 5 ans, c’est pour ça qu’il y a tant de rats, pour qui 5 ans c’est très très loin : il est grand temps, on vieillit un peu, on est un peu ridé, on va pas attendre encore 5 ans ! le rat, lui, il veut pas mariner dans l’impuissance, et encore moins dans l’impossible : « tout le possible tout de suite » dit le rat, c’est sa philosophie spontanée, la philosophie du rat. Et après tout on pourrait définir celui qui supervise ça comme l’homme aux rats, c’est le nom que je lui donne aujourd’hui : l’homme aux rats, c’est lui qui a gagné !). Le rat est un symptôme très important : c’est

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celui qui a besoin de se précipiter dans la durée qu’on lui offre, si je prends ça de façon plus conceptuelle. Se précipiter dans la durée qu’on lui offre, ie ne pas être du tout en état de construire une autre durée. Et alors, élever l’impuissance à l’impossible, ça a voir avec la philosophie de la cure, trouver des symbolisations, finalement trouver le point réel sur lequel tenir, le point du sujet qui doit être tel qu’on puisse y indexer une durée différente. On va construire un temps autre que celui qui va nous être dicté par ailleurs. Donc un temps impossible mais qui sera notre temps réel. Ça m’amène à faire une parenthèse concernant mai 68 : c’est très intéressant la déclaration de notre président sur mai 68. Dire que l’échéance là c’est la possibilité d’en finir une fois pour toutes avec mai 68, c’est une déclaration très saisissante. Elle est même obscure à vrai dire. Quelque chose de profond a été dit. D’abord, entre nous, on avait le sentiment qu’on en avait fini avec mai 68 depuis longtemps. Qu’avait-il en tête lui l’homme aux rats, pour considérer que l’objectif fondamental de son propos était d’en finir avec mai 68, 40 après ? 40 ans après c’est encore là pour lui ! C’est une bonne nouvelle, ça. On pourrait changer la maxime de Mao. Mao avait l’habitude de dire : « l’œil du paysan voit juste ». Il faudrait dire « l’œil de l’homme aux rats voit juste ». S’il faut en finir avec mai 68, c’est que c’est très puissant, très fort dans la conjoncture, merci monsieur on n’avait pas vu ça. Essayons d’interpréter ce que ça veut dire : pourquoi mai 68. Mai 68, il dit « c’est le moment où a cessé de se représenter clairement la distinction entre le bien et le mal ». Définition nietzschéenne de Mai 68, par delà le bien et le mal. Mais ce n’était pas ça du tout, mai 68. Mai 68 disait : le mal, c’est l’ensemble des gens qui ressemblent à l’homme aux rats, c’est lui le mal ! Et le bien, c’est les ouvriers, les jeunes, le peuple etc… C’était au contraire une division très claire et très forte dans le champ politique du bien et du mal. Donc de n’est pas ça, ça c’est de la propagande moralisante (on verra le rôle de la morale, pays en crise morale etc… c’est un discours pétainiste à analyser de près). Qu’est-ce qui est visé dans ce spectre de mai 68 ? Quand Marx dit en 1848 « un spectre hante l’Europe, le spectre du communisme » (Derrida fait des commentaires brillants dessus), c’est une assertion risquée : en 1848 le communisme ne s’est pas encore constitué comme un spectre terrible qui menace l’ordre des choses. C’était une anticipation formidable. Quand Sarkozy dit « mai 68 est le spectre qui nous hante, nous réactionnaires, et avec lequel nous avons besoin d’en finir », qu’est-ce qu’il veut dire ? Je crois qu’il veut dire « nous devons éradiquer définitivement l’idée qu’on peut tenir un point réel hors de la loi de l’état des choses ». En fin de compte, on peut ramener 68 à : là en tout cas des gens ont dit qu’il fallait tenir un point réel et autant que faire se peut le tenir jusqu’au bout. On peut discuter ensuite : qu’est-ce que c’était que ce point, est-ce que c’était le bon point, le mauvais point etc… c’est une discussion entre nous. Mais c’est sûr que c’était ça, qch qui se dépliait déployait dans ses séquences vers 73-74 dans un ordre qui était celui du point réel tenu dans une indifférence à la loi étatique de la situation telle qu’elle était par ailleurs prodiguée. C’est intéressant la conviction que cette subjectivité, il faille l’éradiquer, la mettre hors la loi. Hors la loi, prenez le au sens fort, pas simplement au sens où elle serait policièrement persécutée, ce qui ne manquera pas d’arriver, mais au sens où elle serait de l’ordre de l’irreprésentable absolu. Ie faire qch qui ne serait pas de l’ordre de ce qui nous est proposé, et de la temporalité qui nous est proposé, deviendrait hors la loi au sens le plus total au le plus complet du terme. Une fois ce point éradiqué, il y a effectivement la tentation de la soumission. Car ce point est en réalité le seul qui soit en dialectique authentique avec la pulsion. Ie que s’il n’y a pas de point réel, alors la seule issue est la soumission la plus abjecte à la réalité. Et là j’utilise la dialectique lacanienne du réel et de la réalité : si rien ne vient trouer la réalité, si rien n’est en exception d’elle, si aucun point n’est isolable qu’on puisse tenir, alors il n’y a que la réalité et ses lois et la soumission à cette réalité. Ie à ce que Lacan appelait le service des biens. Donc la violence contre mai 68, aux applaudissements déjà d’un certain nombre d’anciens 68 tards, qui étaient là dans la salle et menaient grand tapage pour leur propre hara-kiri, cette violence concerne en réalité l’hégémonie sans réserve du service des biens. Il n’y aurait plus que le service des biens. Et comme nous le savons, dans une structure comme la nôtre, le service des biens, c’est le service de ceux qui ont des biens. Parce que service des biens veut dire service de qui a des biens. La fameuse escapade de l’homme aux rats dans un yacht pour fêter son triomphe après le Fouquet’s, elle n’est pas du tout une faute, un impair, un à côté comme on l’a un peu présenté (il a pas fait attention, il était tellement content qu’il est allé voir les commanditaires, les parrains - c’est un peu vrai !). Il a énoncé que c’était normal : le service des biens, c’est normal, c’est la seule règle, c’est la seule loi. Qu’avez-vous à dire contre ? Quiconque n’a pas un point réel au nom duquel il parle dans l’universalité de sa propre dimension n’a rien à répondre à ça. Le service des biens, c’est la loi : pourquoi il ne se servirait pas ? Et donc il a expressément montré qu’il se servait et que c’était comme ça, et ceux qui ne sont pas en état de le faire, tant pis pour eux (ils n’avaient qu’à pas accepter le service des biens

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comme règle et comme maxime de la situation). Donc 1ère conclusion : la cure, élever l’impuissance à l’impossible, c’est délimiter, faire choix d’un point qui soit vôtre et dont direz contre l’hégémonie du service des biens que vous le tiendrez coûte que coûte. Donc vous direz : « oui mais quel point ? ». N’importe lequel, pourvu qu’il tienne fonction d’appui pour la construction d’une autre durée. Je vous en donne 10. N’y voyez pas un programme ou une liste. - 1er point : il n’y a qu’un seul monde. Imaginez que vous êtes là où vous êtes, avec ceux que vous connaissez, et vous décidez de tenir ce point. Il a des csq considérables et vous allez trouver des tas de choses à faire. Pas de pb ! et je peux vous garantir que ça construira une durée qui n’est pas celle qu’on nous promet. C’est un vaste point celui-là ! C’est le point des points, mais on peut lui trouver aussi des toutes petites csq précises sur telle situation dans le monde (s’il y a un seul monde, que se passe-t-il à Haïti, qui est dans mon monde, dont je suis contemporain…). - 2nd point : les ouvriers de provenance étrangère : grande cible, grand thématique de tout le monde (renvoyer les gens chez eux, contrôler l’immigration, qu’ils apprennent le français 3 ans à l’avance, regroupement familial interdit, élèves scolarisés chassés). Le point est que les ouvriers doivent être reconnus par l’Etat comme de libres sujets, et même honorés comme tels. Forçons un peu le point : non seulement on ne doit pas les persécuter, mais on devrait les honorer comme tels. Et on peut se mettre en quête de l’ensemble des procédures visant à mettre en place le fait que non seulement on les protège, on les organise, ils s’organisent, mais aussi qu’ils soient honorés comme tels. Parce que, entre nous, il y a qd même bcp de raisons rationnelles de les honorer que d’honorer l’homme aux rats. Alors il faut aussi faire montre d’une capacité (transvaluation des valeurs : il faut savoir affirmer, retourner la chose). Ceux qui sont persécutés et chassés, il se pourrait bien que ce soient eux qu’il faille considérer et honorer. N’oublions pas qu’après tout ça a été un des aspects du geste fondamental de Marx lui-même : les ouvriers qui sont déconsidérés, moi je vais dire, je vais œuvrer pour qu’ils soient le moteur de l’histoire à venir et les bâtisseurs, les constructeurs d’une société de justice authentique. Quelle que soit l’échelle où on se trouve, on peut renverser le verdict. Ce verdict d’après lequel cet homme là est tout juste toléré ici, nous allons construire une durée à l’intérieur de laquelle on aura non seulement sa reconnaissance comme libre sujet, mais il sera particulièrement honoré, et nous déclarerons que nous sommes honorés qu’il soit chez nous, parmi nous. - 3ème point : l’art comme création vaut mieux que la culture, ou est supérieur, à la culture comme consommation. Il y a quantité de lieux pour en affirmer la validité et la pertinence. - 4ème point : la science qui est intrinsèquement gratuite l’emporte absolument sur la technique, même et surtout profitable. S’organiser et lutter sur ce point a une grande pertinence dans le monde contemporain. Affirmer la valeur universelle et générique de l’invention scientifique et le fait qu’elle ne soit pas commensurable à la profitabilité technique est un point qui doit être réaffirmé, stt aujourd’hui. Vous connaissez sans doute les déclarations de notre président sur la littérature ancienne. Littérature ancienne est métaphorique de tout. Vous pouvez faire si vous voulez des études de littérature ancienne, mais vous n’allez quand même pas demander au contribuable de vous les payer, alors nous on va faire aller l’argent des contribuables à l’informatique et à l’économie. C’est une des innombrables déclarations du personnage. Ça veut dire : ce qui n’a pas de profitabilité n’a pas de raison d’être. Il n’y a que quelques hurluberlus qui continuent à être attachés à ce genre de choses, qu’ils se débrouillent tout seul. Ce thème va devenir capital : ce qui a valeur n’est pas du tout homogène à ce qui a valeur marchande. Il est important que ce qui a valeur universelle soit restitué. De même que la gratuité pensante doit être soutenue contre la technicité profitable, les ouvriers qui viennent en prenant des risques considérables, dans des considérations effroyables, en parlant 4 langues, pour nettoyer le sol ou laver dans les restaurants, creuser des trous dans les rues, on va les honorer. - 5ème point : envisager la circonstance du point de vue d’une maxime égalitaire. On peut le faire à n’importe quel moment de l’existence, pour une situation personnelle, limitée, générale, collective. Que dois-je faire si je dis que les gens sont égaux ? Quelles conséquences ça a ? - 6ème point : tout malade doit être soigné le mieux possible, compte tenu de l’état de la médecine, ceci sans condition d’aucune sorte (c’est déjà dit dans le serment d’Hippocrate, c’est une maxime grecque complètement déniée : il faut d’abord considérer l’état de l’économie, les crédits de l’hôpital, la hiérarchie des services, la provenance du malade, s’il est noir ou blanc, après quoi on va peut être prendre une décision rationnelle. Il sera peut-être mort entre temps mais c’est pas grave. La raison d’abord). Il faut restituer ce point avec énergie. - 7ème point : l’amour a besoin d’être constitué comme un point qu’on soutien avec vigueur. Il est menacé

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de toute part. Il est menacé si je puis dire sur sa gauche par la pornographie commerciale, et sur sa droite par le contrat. Il est coincé entre sa destination contractuelle d’un côté (finalement, l’amour c’est un contrat entre 2 personnes qui mesurent soigneusement les avantages et les inconvénients de leur appariement, c’est le côté démocratique des choses) et de l’autre côté malgré tout il est pris dans un bourbier sexuel et pornographique légèrement obscur et indéchiffrable. On peut le tenir comme un point, un point qui n’est réductible ni à l’un ni à l’autre car il est un point du processus sur la vérité de la dialectique du 2. - 8ème point : soutenir qu’une politique d’émancipation ou un fragment de politique d’émancipation est supérieur à toute gestion. C’est un très point vaste mais on peut lui trouver des assignations locales. Ie que les idées qui supportent les actions qui se fait au nom de l’émancipation de l’humanité, fût-ce localement, doit être considérée comme supérieure aux nécessités gestionnaires, stt quand cette gestion se présente comme rationnelle et moderne. Ce sont les 2 arguments au nom desquels elle est levée ou dressée précisément contre toute politique d’émancipation. - 9ème point : un journal qui appartient à de riches managers n’a pas à être lu par quelqu’un qui n’est ni l’un ni l’autre. Ça c’est applicable sans délai ! Regardez à qui sont les journaux, y compris les journaux télévisés bien entendus. S’ils appartiennent à des gens du CAC 40 qui en plus prennent Sarkozy sur leur yacht etc… et bien qu’ils restent entre eux, qu’ils le fassent circuler entre eux, leur journal. Voilà, c’était comme un dispositif anarchique mais subjectivement ça me ramène à la question du courage. Car en réalité, cette cure, cette élévation de l’impuissance à l’impossible, c’est subjectivement la question du courage. Dans le Séminaire, Livre I, il y a un passage que j’aime beaucoup où Lacan se demande si la cure analytique ne devrait pas se terminer par de grandes discussions sur la justice et le courage, comme avec Socrate et Platon. Il pose la question : est-ce que notre pratique, qui consiste à élever l’impuissance à l’impossible, est-ce qu’elle ne devrait pas se terminer par des questions dialectiques sur la justice et le courage ? Vous voyez le courage est convoqué là dans une connexion à ce processus de l’élévation de l’impuissance à l’impossible. Ça suppose quelle définition du courage ? Finalement c’est quoi le courage ? Lisez le Lachès de Platon sur ce point : on cherche une définition du courage, et on interroge pour ça un général. Général, dis moi ce que c’est que le courage. Le général répond : le courage, c’est quand je vois l’ennemi et que je cours dessus. C’est peut-être un peu plus compliqué ! Moi j’appellerai courage, en lui conservant son statut de vertu (on est dans une morale provisoire, soyons vertueux !), j’appelle courage la vertu qui se manifeste par l’endurance dans l’impossible. C’est pour ça que ça a à voir avec l’élévation de l’impuissance à l’impossible : ce n’est pas simplement expérimenter l’impossible (ça ça peut être l’héroïsme ou un moment de l’héroïsme : l’héroïsme, c’est quand on fait face à une posture, c’est pour ça que l’héroïsme a toujours été représenté comme une posture, éventuellement sublime, mais toujours comme une posture. On se tourne vers l’impossible, ie le réel requis, et on lui fait face). Le courage de ce point de vue est distinct de l’héroïsme, c’est la vertu qui se construit (on ne l’a pas déjà), qui se manifeste par l’endurance dans l’impossible. Sans égard aux lois du monde et sans égard aux opinions qui supportent ces lois. Alors le courage de ce point de vue là c’est aussi une vertu particulièrement liée à la construction d’une autre durée. C’est ça qui demande du courage : de se tenir dans cette durée différente de la durée imposée par la loi du monde. Vous voyez bien que le courage intervient ici au point où, pour se sortir de la figure de l’impuissance, on sait qu’il va falloir une durée propre, qui ne se laissera pas convoquer subjectivement par les réquisitions du monde. C’est bien de courage qu’il s’agit, là, dans la situation dépressive eu égard à ce qui s’est passé et qui se déploie dans un 1er temps comme dépression. Mais attention ! ce courage ne peut pas être le courage comme certains l’envisagent au sens de courage de recommencer. Parce que ça, le courage de recommencer, n’est pas un courage véritable. C’est un point subtil si on l’examine dans sa dialectique complète. Le courage est quand même envoyé par un héroïsme. Je refuse absolument à …. Il faut d’abord se tourner vers le point (il peut être petit, il peut être grandiose comme offrir sa poitrine aux balles !), mais il faut se tourner, accepter de se tourner, c’est un retournement (c’est une conversion au sens de Platon : c’est un retournement vers le réel qui est héroïque au sens où il s’inscrit comme rupture dans le tissu impuissant de la réalité). En ce sens, il n’y a pas de courage qui soit la réinstallation dans la répétition. Le courage n’est jamais le courage de recommencer comme avant, fût-ce avec des améliorations. Je dis ça car j’ai été frappé par le grand titre du magazine Marianne (vous voyez on a des sources variées !). Le titre du magazine Marianne c’était « n’ayez pas peur ! ». Evidemment ça m’a intéressé comme on avait traité de la peur. L’idée c’était n’ayez pas peur après, un titre légitime à sa manière, d’abord car il énonçait la peur comme élément générique de la situation et ensuite car il appelait au courage finalement. Donc il y avait une légitimité du titre. Mais le contenu ne l’était pas, car c’était quand même en définitive le retour indéfini de la proposition :

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puisqu’on a pris une tarte on va pouvoir refaire la bonne gauche, la vraie, il va falloir liquider les idées libertaires (donc mai 68 aussi finalement !). Le courage en question, c’était ne lâchons pas. Mais l’essence du courage n’est pas de ne pas lâcher. Ce n’est pas d’être buté sur la chose de sorte que d’accord vous avez pris une claque mais vous restez sur place. Le courage tel qu’on l’entend ici c’est dans la dimension consécutive à une conversion minimalement héroïque qui fait que vous vous tournez ailleurs, vers un point qui d’une certaine manière n’était pas là, n’était pas le vôtre (vous faites une découverte, vous changez de terrain), ce qui est héroïque (car il faut abandonner quelque chose, cisailler les opinions, renoncer sans nostalgie à tout un dispositif du vieux monde auquel on était habitué). Donc le retournement héroïque va saisir le point, mais le courage c’est de tenir, c’est la construction de la durée. C’est une durée qui n’est pas réductible à l’idée : on a perdu, et bien on va gagner la prochaine fois, au prix de réforme, de transformations, de rénovations du PS etc… etc…, ce qui a toujours été ce qu’on a dit (c’est pour ça que c’est un recommencement absolu, c’est gouverner par la nostalgie). Ça se présente comme novateur et courageux, mais c’est gouverné par la nostalgie. Dans ces conditions, j’insiste sur ce point, le courage est toujours local. Ie il commence, il commence en un point. Quand qch commence en un point, il faut accepter de ne pas le mesurer aussitôt à la situation totale. Vous construisez une durée qui s’origine en un point, et vous n’êtes pas dans la confrontation de cette localisation avec la situation globale. Car il faut bien voir que le coup reçu, lui, est global. Il est d’ailleurs indistinct, on ne sait pas très bien quels sont ses ingrédients, ses localisations prioritaires (où ça va se passer etc…). Il y a un sentiment global d’impuissance et de coup reçu. Il n’y a rien à faire, dans le global il n’y a aucune espèce possible de cure de cette impuissance. Parce que ce serait retourner aux anciennes catégories (refonder, transformer, rénover) et donc de préparer la réitération sans courage en vérité du vieil appareillage. Donc c’est une grande loi de la morale provisoire : quand on reçoit un coup global, le courage qui y répond est local ? C’est en un point que vous allez constituer la possibilité de survivre, je ne dis pas de ne pas perdre son âme, survivre à cette dépression du coup reçu. On pourrait dire ceci, autre définition du courage : le courage oriente localement, dans la désorientation globale. Je décrirais les choses ainsi : il y a une désorientation globale qui a été enfin symbolisée, bien qu’on en parlait depuis longtemps, là elle est ressentie, et la nécessité est de s’orienter localement, point par point, de telle sorte que soit reconstitué le courage. Et le courage sera reconstitué point par point, dans une désorientation générale. On peut dire aussi, c’est une parenthèse pour reprendre les catégories de la dernière fois, que la désorientation à laquelle nous sommes confrontés là, sa globalité, son historicité, son intelligibilité aussi, méritent de remonter jusqu’à son transcendantal pétainiste. Je l’ai déjà dit et je voudrais le redire de façon détaillée. Entendons-nous bien : je ne suis pas en train de dire que ça répète Pétain. C’est absurde. Mais le transcendantal, ie le mode de constitution historique et national singulier de cette affaire mérite d’être nommé pétainiste, et ce pour éviter de qualifier trop vite de fasciste ou antidémocratique. C’est plus précis que ça et c’est plus de chez nous. Je pense que pétainisme est le nom en France des forces étatisées et catastrophique de la désorientation. Ie c’est une désorientation majeure, qui se présente comme événement (je ne dis pas qu’elle en est un, on dit qu’il s’est passé quelque chose), étatisée (ça c’est passé au niveau central, de l’Etat). De ce point de vue là il y a une tradition natoinale pétainiste qui est bien antérieure à Pétain. Le pétainisme commence en réalité en France avec la restauration de 1815 où un gouvernement contre-révolutionnaire se réinstalle dans les fourgons de l’étranger, avec l’acquiescement des émigrés et des classes renversées etc… On peut en trouver bien d’autres formes, dans une figure étatisée et catastrophiste, avec une désorientation majeure (gouvernement national installé par les étrangers, gouvernement des riches et des oligarques qui se présente comme le réparateur d’une crise morale, un aventurier homme de main des grands capitalistes qui se présente comme le sauveur de l’énergie nationale). C’est une désorientation majeure, la chose se nomme selon le contraire de ce qu’elle est, mais c’est une désorientation majeure dans une figure concentrée, ramassée (c’est ça que j’appelle la figure catastrophiste). Alors donnons-en des signes, des repères formels. - d’abord, premièrement, dans ce type de situation, la capitulation et la servilité se présentent comme rupture, révolution et régénération. C’est un point clé. Il est tout à fait essentiel que notre président ait fait campagne sur le motif de la rupture. On a appris tout à fait à la fin que c’était la rupture avec mai 68 (c’était pas clair au début ! on a appris à la fin avec quoi il s’agissait de rompre). Régénération : il va surmonter la crise morale de la France, il va la remettre au travail (ça c’est quand même formidable !). Et donc c’est une révolution : rupture, régénération, révolution, dont le contenu est en fait évidemment la capitulation sans condition devant les exigences des puissants de ce monde, la servilité à l’égard des américains etc… Donc une politique de la courbette ininterrompue qui va se présenter comme une politique de révolution et de régénération. C’est le 1er élément symptômal de ce type de désorientation (le

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type pétainiste). On en a la forme mineure ici, mais la matrice c’est Pétain en personne. Pétain a aussi dit la même chose en appelant sa politique la « révolution nationale ». Il y est allé carrément ! On avait capitulé, on était occupé par les Allemands, on avait négocié avec eux dans des conditions absolument honteuses etc… donc on était dans le comble de la capitulation et de la servilité, et c’était une révolution nationale et une entreprise de régénération. Pour trouver plus désorientant il faut se lever de bonne heure. C’est une figure qui nous est propre je crois, dont je ne vois pas tellement l’équivalent dans les autres nations (ce n’est pas un motif de fierté patriotique majeur). - 2nd point : il y a un abaissement national (auquel on va remédier immédiatement par la rupture et la révolution) et cet abaissement est imputable à une crise morale. Il y a une crise morale, le bien et le mal, le travail, la famille, la patrie sont en crise, on va les restaurer. Il y a une crise morale, et donc le redressement ne suppose en aucune façon l’énergie et la mobilisation politique des gens (dont on va au contraire se garder autant qu’on pourra). La morale est à la place de la politique : on va en appeler au redressement moral, terminologie exactement pétainiste, qui permet de dire que politiquement l’Etat est chargé de tout (car les gens, eux, sont en état de crise morale), donc il faut (c’est la didactique de notre président) leur redonner confiance, récompenser le mérite, leur donner des médailles etc… Cette dialectique de la morale et de la politique est pétainiste dans son essence. C’est la faute des gens en réalité, de mai 68, mais mai 68 n’existe que parce que les gens ont continué à y croire plus ou moins après, d’après l’homme aux rats. Les gens sont porteurs d’une crise morale grave, le pays décline, il va s’abîmer d’un moment à l’autre, et l’Etat lui va être chargé de l’ensemble de l’opération de régénération et de rupture de sorte que la situation de crise morale, c’est toujours un énoncé qui prétend donner au gouvernement les mains libres. C’est sa destination fondamentale (comment réparer une crise morale ? c’est pas clair ! ce qui est clair c’est qu’il faut prendre des mesures énergiques et qu’on va les prendre). Donc cette dialectique de la morale et de la politique est centrale. - 3ème point : l’exemple du redressement vient de l’étranger, ie ils font que mieux et se sont déjà redressés depuis longtemps. Dans le cas de Pétain, c’était les fascistes sont paradigmatiques : l’Allemagne s’est redressée, l’Italie s’est redressée, l’Espagne s’est redressée (faut voir comment !), et nous il faut qu’à l’exemple de ces grands modèles on fasse pareil. C’était absolument obsédant dans le discours électoral que cette référence constante à l’exemple étranger comme matrice de notre redressement. C’est parce que d’une certaine manière il y a une logique politique du modèle : on doit modeler la situation de façon à sortir par configuration ce modèle, la société, de sa terrible crise morale. Or cette figure du modèle sur laquelle mon ami mort LL avait dit des choses remarquables, cette esthétique du modèle (dont on a là des versions misérables, mais qui n’en a pas moins sa logique propre) traite la situation dans la figure d’une reconfiguration (passive, sans en appeler à l’énergie de ses acteurs). - 4ème point : il s’est passé quelque chose de néfaste. La propagande pétainiste consiste à dire qu’à l’origine de la crise morale il y a un événement néfaste. Dans le cas du pétainisme, c’était le Front Populaire. Ça avait eu lieu 4 ans avant, et ça avait flanqué une trouille mémorable (et à mon avis largement injustifiée) aux puissants de ce pays, ils en tremblaient encore, et ils préféraient de loin les Allemands, les nazis n’importe qui au Front Populaire. Et donc ils ont tenu le propos que le Front populaire avait été l’origine et le symbole d’une grave crise morale qui exigeait une révolution nationale. Transposons : mai 68 est l’origine d’une grave crise morale qui nécessite également une reconfiguration, sur le modèle de Buch ou Blair, de notre malheureux pays en voie de décomposition accéléré. Cette articulation est très importante car elle est l’historicité de la chose. Dans le pétainisme il y a un élément très important qui est l’historicité, et qui consiste à lier 2 événements : un événement négatif (toujours généralement de structure ouvrière et populaire) et un événement positif (de structure étatique et militaire pour Pétain qui est le redressement de la crise morale induite l’événement négatif). Donc il y a une lisibilité de l’histoire qui est proposée là, avec une arche assez grande pour notre nouveau président (40 ans d’histoire), une arche historique dans laquelle le gouvernement installe sa légitimité : il se représente et se fait représenter comme un acteur historique de 1ère importance, puisque qu’il est celui qui enfin prend la mesure du redressement nécessaire par rapport à l’événement néfaste inaugural. - 5ème point : un élément sourdement racialiste, qui est nous ne sommes pas une race inférieure. Ça prend des formes explicites dans le pétainisme et masquée dans la situation actuelle, mais il y a une réitération de la thématique « la France n’a de leçons à recevoir de personne, tout ce qu’a fait la France a toujours été bien » (il est allé très loin dans cette voie). Et ceux qui sont misérables chez eux peuvent le rester, nous nous avons nos propres tâches, nos propres valeurs, notre propre destinée et notre propre essence, et c’est à cela que nous nous dévouerons. Donc pour récapituler ces traits qui me font parler de pétainisme en un sens transcendantal :

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- la négation explicite du contenu réel de ce qui se passe (révolution là où il y a réaction noire) - la thématique de la crise morale comme responsabilisation du peuple et libération des activités de l’Etat - l’événement néfaste, originaire, où s’origine la crise morale - la fonction paradigmatique et configurante de l’étranger - les différentes variantes de la supériorité de civilisation Tout ça couvre quoi ? Tout ça va couvrir - une guerre insidieuse cintre le peuple et particulièrement ses couches les plus exposées, les pauvres - la servilité à l’extérieur - la protection des fortunes 1° que le peuple se tienne tranquille, à sa place, parce que chacun mérite la place qu’il a. L’apologie du mérite, c’est cela et rien de plus : chacun mérite la place qu’il a. S’il est là, c’est qu’il méritait ça. 2° j’ai trouvé ça magnifique, Sarkozy le soir de l’élection : les américains sont nos grands amis, nos chers amis, mais enfin on peut parler librement aux amis et donc on va leur dire qu’on n’est pas d’accord, et on va leur dire (et là on attendait l’Irak, vous faites quand même des choses abominables) de faire attention à la couche d’ozone. 3° c’est l’alpha et l’omega On pourrait être tenté de la formule suivante : si pétainiste peut désigner le transcendantal réactif de notre pays, on pourrait dire finalement que tout courage est le courage de ne pas être pétainiste. C’est la définition la plus restreinte. Après tout ça a été la définition du courage de la résistance elle-même, en 40, 41, 42 jusqu’en 44. Le choix d’entrer dans la résistance était le choix d’entrer dans le point réel que le courage faisait tenir dans un élément qui était l’hétérogénéité au pétainisme. Le pétainisme a toujours une dimension de masse. Les caractères que je viens de dire font qu’il a une dimension de masse. Ce n’est pas une petite clique, c’est une subjectivité générale. Le contenu réel c’est autre chose. Mais cette définition est peut-être trop négative, trop du côté de la négativité résistante, elle est trop commandée par la situation elle-même (et là on entrerait dans l’analytique de l’adversité dont nous avons montré toutes les chicanes l’année dernière). Au fond on pourrait dire que résistance est peut être un mot qu’il faut dédialectiser ou en tout cas dont il faut retirer la prévalence négative (je résiste à, et donc je suis structuré ou conditionné par le contenu de ce à quoi je résiste). On pourrait dire de façon plus limitée : le courage de tenir un point hétérogène au pétainisme. On a un petit guide avec les caractérisations ! Premièrement, par exemple, sur la réaction présentée comme rupture, il faut tenir un point de rupture effective, qui n’est d’aucune manière praticable comme le masque de la continuité. Le test est que tout point va se présenter comme un vrai commencement. Il y aura un retournement inaugural. Deuxièmement, sur l’abaissement moral, la question de tenir un point n’a rien à voir avec la moralité : c’est une discipline des csq, et dans cette discipline il n’est pas question de grille morale ou de régénération, mais où il est question d’exister comme sujet, d’exister comme sujet dans un corrélat à un point réel qui évite de basculer ou de se dissoudre dans la réalité. Troisièmement, il y a un événement néfaste à l’origine de la crise, je dis moi qu’il est intéressant, au moins à titre d’allégorie personnelle, de soutenir fermement tel ou tel événement faste. Que chacun ait l’événement créateur faste dont il se réclame. Que la discipline immanente, subjective, ne soit pas celle qui prétend réparer les csq d’un événement néfaste, mais celle qui affirme être créativement fidèle à l’événement faste (Mai 68 par exemple, ou un autre). Le courage est toujours un courage dont les emblèmes sont affirmatifs. Il faut se méfier de quelqu’un qui se présente sous les emblèmes de la décadence, et qui dit vouloir réparer la décadence. Ses intentions ne sont pas pures. Après tout si quelqu’un prétend être dans l’élément de l’affirmation et du devenir créateur, il doit plutôt présenter ce qui a eu déjà cette dimension là. Moi je suis pour les drapeaux ornés de l’allégorie des événements fastes. Quatrièmement, l’exemple du redressement vient de l’étranger, je n’en dirai pas davantage. C’est un des plus tristes aspects de cette campagne électorale que les 2 protagonistes se réclamaient de Blair. Un blaireau. Il y a une expression chinoise que j’aime beaucoup pour parler de 2 personnes qui sont complices. Les chinois disent : ces 2 là c’est des blaireaux de la même colline. Blair et Buch, c’était des blaireaux de la même colline. Cinquièmement, nous retrouvons nos origines : il y a un seul monde, et pas de civilisation supérieure. Ce n’est pas aujourd’hui qu’on reviendra sur le texte, mais j’aurais voulu terminer en situant ça dans un horizon plus vaste, dans une vision hegelienne, une fresque hegelienne de l’historie mondiale qui nous

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intéresse. Situer notre moment dans cette histoire gigantesque. Je l’introduirai ainsi. Je pense que depuis la révolution française, et son écho universel, progressivement universel, et depuis les développements les plus radicalement égalitaires de cette révolution (Babeuf etc…) nous savons (l’humanité générique, c’est un savoir disponible) que le communisme est la bonne hypothèse. Que veut dire communisme ? C’est le communisme en son sens générique, détaché de (naturellement) les partis communistes etc… ça veut dire des choses assez précises : le dispositif des classes peut être surmonté (il n’est pas inéluctable), que par csqt le pouvoir oligarchique de ceux qui détiennent la puissance et la richesse n’est pas inéluctable (il peut être surmonté), et que l’organisation de la société avec un Etat séparé (appareil policier, militaire) séparé de la société civile n’est pas non plus inéluctable. Le communisme ne désigne en son sens générique que cet ensemble. C’est une hypothèse ayant valeur régulatrice pour parler comme Kant, à l’intérieur de laquelle peuvent s’inscrire des séquences politiques tout à fait diversifiées et même tout à fait contradictoires. Mais c’est une hypothèse en quelque sorte inaugurale pour notre historicité en ce qu’elle ouvre le 19ème siècle, elle ouvre la modernité politique. Elle met fin aux structures traditionnelles des anciens régimes. Qch est ouvert là, et ce qui est ouvert là, de l’ordre de la prescription idéalisante, du principe, c’est que le communisme est la bonne hypothèse : on peut s’y installer quels que soient les variations que le contexte lui fait subir et qui sont naturellement incomparables. Il y a un texte où Sartre dit : si l’hypothèse communiste n’est pas la bonne, s’il faut renoncer à l’hypothèse (pas à la chose), alors ça veut dire que l’humanité n’est pas une chose en soi très différente des fourmis, ou des termites. Que veut-il dire ? Si cette hypothèse générique ouverte est fausse, au sens où il faut l’abandonner, et en finir avec mai 68 c’est ça (non seulement reconnaître que le communisme s’est effondré en URSS, non seulement reconnaître que le PC est misérablement défait etc… mais il faut abandonner l’hypothèse). Mai 68 était une invention hypothétique, personne ne savait ce que c’était, ce que ça faisait ni où ça allait, simplement c’était dans l’hypothèse. S’il faut abandonner l’hypothèse, alors ça veut dire qu’une société humaine est une société de gens qui poursuivent leurs intérêts et puis c’est tout. C’est ça l’alpha et l’omega de la construction sociale, étatique et politique. Les riches poursuivent leurs intérêts de riches, les pauvres peuvent très bien être riches etc… C’est comme ça que ça se passe et ça sera toujours comme ça. Donc quand je dis le communisme est la bonne hypothèse je dis : il n’est pas inéluctable que ce soit toujours comme ça. Il n’y a pas de nécessité immanente d’une nature humaine prédéterminée qui ferait que en fin de compte nous ne sommes pas bcp autre chose que des animaux qui vivent en groupe. C’est le 1er point. A partir de ce point se dessine une fresque historique particulière, qu’on peut récapituler ainsi. Je pense qu’il y a eu 2 grandes séquences de tentatives d’effectuation de l’hypothèse. La 1ère va de la Révolution à la Commune de Paris, et inclut des tas de phénomènes dans bcp de pays du monde : elle lie pour la réalisation de l’hypothèse le mouvement populaire et une thématique de l’insurrection. Elle organise le mouvement populaire qui existe sous des formes multiples (manifestations, mouvements, grèves, soulèvements paysans, jacqueries etc…) autour de la thématique d’un renversement. Ce renversement est insurrectionnel et on l’appelle la révolution, ie l’ordre ancien va être abattu par la combinaison d’une pression éventuellement armée du mouvement populaire et de sa propre insurrection. C’est une séquence où apparaît aussi la dimension du mouvement ouvrier, ie où aux vieilles catégories des paysans et du petit peuple s’adjoint la catégorie des ouvriers. Cette séquence est close par la Commune de Paris : la combinaison du mouvement populaire et de son insurrection montre sa vitalité (le pouvoir est pris pendant 2 mois) mais aussi son incapacité organique. C’est la 1ère séquence historique de l’existence de l’hypothèse. La 2nde va de 1917 (révolution russe) jusqu’à 1967-68 (révolution culturelle en Chine). Elle dure une cinquantaine des années, la 1ère dure 80 ans. Cette séquence n’est plus dominée par la combinaison du mouvement populaire et de l’insurrection, elle est dominée par la thématique du parti, à travers des tas d’aventures. Ie par une figure de l’organisation victorieuse. Le point de vue de Lénine était : nous devons maintenant réunir les moyens de la victoire. Le problème n’est plus que le mouvement populaire existe, qu’il se lance dans des entreprises insurrectionnelles, mais qu’il puisse être victorieux. Cette question de la victoire s’est concentrée dans la question de l’organisation. Finalement, la discipline c’est la seule arme de ceux qui n’ont rien. Et comme la discipline est la seule arme de ceux qui n’ont rien, la question fondamentale est celle de l’organisation. Et nous avons une longue séquence qui est structurée explicitement ou souterrainement par cette question. Donc la 1ère séquence est sous le signe du mouvement, la 2nde séquence sous le signe de l’organisation. Avec les ultimes soubresauts des états socialistes, cette séquence s’achève, elle a donné ce qu’elle pouvait donner. J’insiste sur ce point : on traite pb par pb l’hypothèse inaugurale, sur laquelle on tient.

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On a traité pensant la 1ère séquence la question de l’existence d’un mouvement politique populaire, de l’existence affirmée, répétée, tenace et obstinée d’un mouvement. On a traité pendant la 2nd séquence l’existence obstinée et pertinente d’une organisation politique éventuellement apte à s’emparer du pouvoir. Remarquez qu’entre les 2 séquences il y a 40 ans d’impérialisme triomphant (de la répression de la commune à 1917 grosso modo), c’est l’apogée de l’impérialisme européen qui occupe la planète entière, dévaste des régions entières, se subordonne des populations entières. C’est une séquence où ce qui l’emporte en termes d’équilibre et de stabilisation, ce n’est pas du tout l’hypothèse. C’est la contre-hypothèse, ie la volonté de déclarer que l’hypothèse est intenable, il faudrait y renoncer. Où en sommes nous ? Si on admet que la 2nde séquence s’est achevée dans les années 60-70, il faut admettre que nous avons derrière nous une trentaine d’année de stabilisation réactive. Il faut inscrire là dedans ce qui se passe maintenant et en France, ie la réapparition de concrétions du pétainisme transcendantal. Ce n’est pas au fond un phénomène aberrant ou discordant, c’est une cristallisation locale du fait que nous sommes dans une période intervallaire , comme il y en a eu une fort longue à la fin du 19ème siècle. Et nous savons que ce qui va s’ouvrir, c’est une 3ème séquence qui ne sera pas la répétition ou la réitération de la 2nde. La 2nde est close. Ce qui veut dire que notre pb n’est ni celui du mouvement populaire ni celui du parti. Notre pb stratégique pour qu’il y ait cette 3ème séquence, c’est autre chose. Cette autre chose, je ne vais pas vous dire ce que c’est, je ne le sais pas vraiment, mais la direction générale me paraît perceptible. Je pense que ce dont il s’agit c’est d’un nouveau rapport entre le mouvement politique réel et l’idéologie, ie une nouvelle manière pour l’hypothèse elle-même d’habiter, d’être présente, dans l’intériorité des mouvements, étant donné qu’ils cumuleront le principe d’existence de la 1ère séquence et le principe de discipline de la 2nde. Si ce n’est ni mouvement ni discipline, c’est qch qui a rapport entre les 2, c’est le mode propre sur lequel la pensée est présente dans la figure de la séquence politique. C’est certainement un nouveau rapport, très difficile à se représenter (puisqu’il est nouveau) du subjectif et de l’objectif. C’est un nouveau rapport de ce qui matérialisme l’hypothèse dans la séquence de sa matérialisation. En particulier je crois que ça ne peut pas être dans la figure d’une étape. On peut considérer que la 1ère séquence, de constitution existentielle du mouvement populaire dans la figure mythique d’un renversement pur, cette séquence a mis à l’ordre du jour l’existence du mvt, mais on voit que quand on passe à la 2nde séquence on a autre chose, un autre mode de présentation de l’hypothèse. Je dirais ceci : l’hypothèse communiste au 19ème siècle a été travaillée par la question de son existence. « Un spectre hante l’Europe ». ça voulait dire « l’hypothèse communiste est là ». Et puis la 2nde séquence, du parti révolutionnaire, de la discipline et de la militarisation aussi, de la guerre, tout ça a été la séquence de représentation de la victoire de l’hypothèse. Mais cette victoire a toujours été en même temps sur le mode insurrectionnel, on n’a pas modifié l’idée d’un renversement. On a gardé la catégorie de révolution dans le sens du renversement. Donc c’était l’idée de la victoire de la 1ère séquence. Donc on peut dire que la 2nde séquence a été la thématique de la victoire de la l’hypothèse dans l’élément ou dans les paramètres de l’existence de l’hypothèse qui étaient ceux du 19ème siècle. Et je pense que (c’est pour ça que c’est si compliqué, si errant, si expérimental) c’est l’existence de l’hypothèse sur un autre mode que son mode originaire. L’hypothèse communiste reste la bonne. Si elle doit être abandonnée ce n’est pas la peine de faire quoi que ce soit. Que chacun s’occupe de ses affaires et puis voilà. S’il faut l’abandonner, il est bien vrai à la fin des fins que l’homme aux rats aura raison, quand il dit précisément qu’il faut l’abandonner (c’est ça qu’il dit). Mais s’il faut la garder, ce n’est pas dans la formulation de la victoire de la forme d’existence ancienne. Par csqt s’il faut la garder, c’est dans une nouvelle forme, nouvelle par le type d’expérimentations politiques auxquelles cette hypothèse donne lieu, qui ne peut plus se résoudre dans la combinaison mouvement / insurrection ni dans la construction d’une organisation disciplinée et puissante. C’est un autre mode d’existence de l’hypothèse elle-même. C’est pour ça que je pense que nous sommes dans une phase d’exercice local, d’exercice local du courage (pour reprendre mon expression vertueuse). Cet exercice est une expérimentation locale de cette nouvelle modalité. Ie qu’est-ce que c’est que soutenir aujourd’hui l’hypothèse stratégique du communisme dans l’expérimentation locale qui nous permet tout simplement de maintenir un point dans sa durée propre et dans sa consistance singulière, c’est là qu’est la matrice où le maintien de l’hypothèse va apparaître comme étant aussi la transformation de son existence. C’est pour ça que j’ai souvent le sentiment que bcp de choses nous ramènent au 19ème. A certains égards nous sommes plus proches de toute une série de situations du 19ème siècle que de la grande histoire des révolutions du 20ème siècle. Le 20ème j’ai écrit dessus il faudrait le faire pour le 19ème. On a affaire à des capitalistes de plus en plus cyniques, pour qui il n’y a que la richesse qui compte, que les pauvres c’est de leur faute. On va on est déjà là dedans. Marx a dit : les gouvernements sont les fondés de pouvoir du capital. C’est une anticipation géniale, là on le voit.

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Ils sont explicites et visibles. Donc des phénomènes du 19ème vont réapparaître : des zones de misère extraordinairement profondes, une coupures radicale entre une fraction du peuple et les classes intermédiaires, la dissolution complète du pouvoir politique dans le service des biens. On est très proche de ça. Autre point de proximité : ce n’est pas de la victoire de l’hypothèse qu’il est question aujourd’hui, tout le monde le sait bien, mais des conditions de son existence, et ça c’était le pb du 19ème. Faire exister l’hypothèse, c’est nôtre tâche : comment, dans des expérimentations particulières, pouvons-nous nous assurer d’un nouveau mode d’existence de l’hypothèse communiste ?

13 JUIN 2007

Aujourd’hui on va proposer cette sorte de récapitulation, je voudrais vous présenter 2 échéances, une longuement car elle entre dans la récapitulation, et vous introduire au séminaire de l’année prochaine, suite à quoi on fera une récapitulation proprement dite. 1ère chose : journée organisée par le CIEPFC, anticipant une activité de l’année prochaine, qui est de faire aujourd’hui un bilan des années 60. L’année 2007-2008 est le 40ème anniversaire de mai 68, et comme l’homme aux rats a déclaré vouloir en finir une fois pour toutes avec lui, il faut ne pas en finir avec lui ! Mais il s’agit des années 60, et de leur intensité particulière : Foucault, Lacan, Althusser, le 1er Deleuze… Ceci prendra la forme de journées mensuelles, allant des mutations dans la pensée politique, des rapports entre psychanalyse et philosophie... La journée de samedi anticipe ces journées, elle est sur la nouvelle vague, Truffaut, Godard etc…, qui s’inscrit dans ces années 60, elle aura lieu ce samedi 16 juin à 10h salles Ferry. Elle s’intitule : « la nouvelle vague dans l’œil des philosophes ». Il y a des gens des Cahiers du Cinéma, du Centre, ie discussion entre critiques et philosophes sur l’intérêt en pensée de la nouvelle vague. 2nde chose : le lundi 18, il y a une journée d’un autre type, qui est consacrée à un énoncé mathématico-logique qui s’appelle le lemme de Yoneda. Je voudrais introduire un petit peu la chose pour vous persuader que cette affaire est philosophiquement importante, et significative, même si les aspects techniques peuvent impressionner mais sont en réalité assez limités si on y regarde de près. Ce lemme appartient à la branche des mathématiques qui est la théorie des catégories. C’est un énoncé qui porte sur certains caractéristiques des relations formelles possibles entre une catégorie quelconque et la théorie des ensembles. Alors si on admet qu’une catégorie quelconque est qch comme de façon très générale disons un univers logique, ie un univers abstrait ou on se donne des objets et des relations, ie la présentation formelle d’un univers pour la pensée logique d’un objet quelconque, et si on admet que la théorie des ensembles est l’ontologique proprement dite, ie la théorie rationnelle des multiplicités quelconques, on peut dire que le lemme de Yoneda exprime des caractéristiques fondamentales de la relation entre logique et théorie du multiple sous une forme extraordinairement générale. Ce qui est intéressant dans ce lemme de Yoneda, c’est qu’il exprime le fait que la relation entre une catégorie quelconque, ie un univers quelconque, et la théorie des multiplicités comme telles, ie la théorie des ensembles, les relations entre ces 2 choses obéissent à des contraintes ou une singularité qui les distinguent d’une relation indifférente entre 2 catégories quelconques. On peut le dire comme ça : il porte sur la relation entre ce qu’on peut appeler un site logique, ie un lieu de pensée opératoire de la relation quelconque, une représentation abstraite de la théorie des relations d’une part, et une théorie rationnelle des multiplicités d’autre part. Alors c’est un résultat démontré, résultat intra mathématique dont je ne vous donne pas la forme précise pour l’instant (elle sera expliquée et commentée lors de cette journée). Mais on peut en percevoir l’extraordinaire importance : car il porte, si on le transcrit brutalement en mon langage propre, sur la relation entre les structures logiques en général et l’ontologie comme telle. Donc n énoncé logico-ontologique qui indique que la relation entre la théorie des multiplicités et les univers logiques possible est soumise à des contraintes singulières. On peut aussi l’interpréter comme le fait que dès lors qu’on entre en relation avec la théorie des multiplicités, les liaisons entre la logique et cette théorie ne sont pas quelconques. C’est comme si vous aviez un résultat formel qui indique le type de contrainte ou de pesée que l’ontologique exerce sur la logique. C’est un résultat qui d’un certain point de vue rappelle les propositions d’Aristote dans le Livre Gamma de la Méta. Car le Livre Γ de la Métaphysique est un livre où Aristote tente d’expliquer que l’être en tant qu’être exerce des contraintes particulières sur la logique qui fait qu’il y a des principes logiques (contradiction, tiers exclu, id) qui d’une certain façon exprime dans l’univers rationnel la pesée propre de la question ontologique elle-même. Vous avez un long parcours, une question philo majeure des liens intrinsèques entre onto et logique, la pesée ou la contrainte d’une forme onto sur l’univers logique dans lequel on l’exprime. Le Lemme s’inscrit dans

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cette perspective. Je veux détailler un peu. On peut considérer que la question philosophique majeure est la question du multiple, enraciné dans un phénomène historial ou historique, qui a une longue histoire lui-même, et qu’on pourrait appeler le phénomène de la défection de l’Un, de l’absentement de l’Un comme tel de l’espace général de la pensée d’ l’être. La variante générale est la défection du Dieu de la métaphysique, ie la défection de ce que Heidegger appelle l’onto-théologie, ie l’emprise sur la question de l’être de la question de l’un. C’est le schéma fondamental de la métaphysique classique. On peut dire que la contemporanéité est définie en la matière comme la défection de cette entreprise, autrement nommé mort de Dieu (mais finalement c’est un autre nom pour la même chose), et qui signifie que le multiple est libéré de l’emprise de l’un du point de vue de sa détermination intrinsèque. Et alors, ce que je voudrais dire, c’est que ce moment philosophique qui est épocal, qui couvre une longue histoire, ce moment de la défection de l’un ou de l’émancipation du multiple de l’emprise onto de l’un, peut être interprété de 2 façons différentes, qui définit l’espace polémique ou conflictuelle de la philo contemporaine. On peut d’abord l’interpréter de façon critique, à la façon de Kant : dès lors que le multiple est soustrait à l’emprise de l’Un, il devient dans son être inaccessible. Ie la détermination ontologique ou en soi de l’être multiple nous échappe dès lors qu’elle n’est plus transitive ou éclairée par la détermination de l’Un. Ça c’est l’ouverture de la tradition critique qui aborde l’émancipation du multiple de façon négative, finalement, et qui enregistre que dès lors que la déliaison du multiple s’affirmer dans son essence même, alors il n’y a pas d’accès rationnel ou cognitif véritable au réel du multiple. C’est une tradition critique dont on trouve de nombreuses variantes : positivisme, sceptique, et même une variante déconstructionnisme. Tout un pan de la pensée de Derrida reste rattachée à cette dimension critique, ie on ne peut venir à bout de la dissémination. La dissémination ou différence comme tel ne se laisse pas aborder dans le champ rationnel précisément car elle est déliée de l’un. Et donc c’est la thèse selon laquelle il n’y a de compréhension rationnelle de la multiplicité comme telle ou de ce qui apparaît comme tel que sous la souveraineté de l’un, et comme cette souveraineté est destituée, en réalité qch de définitivement énigmatique surgit du côté du multiple. C’est la 1ère interprétation, très forte et présente : la défection de l’un se paye d’une énigme de l’être. Il y a une autre façon d’interpréter : elle consiste au contraire à dire que la rationalité nouvelle est affirmation de l’intelligibilité du multiple comme tel. Au contraire, il faut en finir avec le négatif qui frappait depuis toujours le multiple, puisqu’il était soumis à la souveraineté de l’un en réalité, il faut en finir avec ce lien entre négativité et multiplicité, et il faut dans l’élément de la défection de l’un procéder à l’affirmation du multiple. C’est un geste nietzschéen dans sa provenance historique 1ère, qui est que la mort de Dieu est l’élément dans lequel, enfin, le multiple peut être affirmer, dans lequel l’affirmation du multiple le libère de sa perception toujours négative tant qu’il était enchaîné au pouvoir de l’un. Au fond sous des formes très complexes, la philosophie contemporaine est tramée par cette question de savoir sous quel angle ou quel est notre accès à la défection de l’un. On peut dire quelles sont les leçons à tirer de la mort de Dieu. Mais on peut aussi plus abstraitement quelle sont les leçons à tirer de l’émancipation du multiple, émancipation dans le champ de l’accès rationnel à son existence même. Ceci dit, à l’intérieur de la 2nde tendance, ie tendance post-nietzschéenne, mais aussi post-spinoziste comme dit Deleuze, qui déclare affirmer le multiple selon sa multiplicité elle-même, à l’intérieur de cette tendance il y a un pb qui fait différence. A supposer qu’on affirme la multiplicité comme tel, ie que l’élément même de la pensée soit cette affirmation, ie que la pensée s’inaugure ou commence en acceptant l’affirmation pure du multiple, comment éviter en réalité une installation de la pensée dans l’élément du chaos ? Comment la pensée va-t-elle faire pour affirmer le multiple sans se perdre dans cette affirmation elle-même ? sans se disséminer, se briser s’épuiser dans l’affirmation du multiple ? Comment se trouvent être compatibles, ou minimalement compatibles, l’affirmation de la multiplicité sauvage, de la multiplicité déliée de l’un, qui n’est plus sur l’horizon de sa construction propre, comment soutenir à la fois cela, et en même temps qu’il y a fut-il variable, un ordre de la représentation, ie que le monde est donné comme monde et non pas seulement comme chaos ? Comment affirmer la multiplicité dans un élément de rationalité tel qu’on puisse à la fois concevoir la puissance de la multiplicité sauvage, qui n’a pas de compte immédiat à rendre au pouvoir de l’un, et cependant affirmer aussi l’intelligibilité de la légalité du monde, ie du fait que qch consiste tout de même dans l’expérience, qu’elle n’est pas dans l’épreuve constante du chaos ? C’est le pb fondamental de cette 2nde tendance. On voit comment Foucault, Deleuze, Lacan et moi-même répondons en réalité, en définitive, à une telle question, avec des dichotomies de type l’être et l’événement, le virtuel et l’actuel, le réel et le symbolique, qui sont toutes destinées si on regarde de près à proposer une solution à ce pb, ie à libérer la multiplicité sans dissoudre la pensée dans le chaos, sans rendre la pensée purement chaotique, ie à maintenir une pensée conjointe de la puissance

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dissémine de la multiplicité et néanmoins de la consistance du monde. Les choses dans leur être sont multiplicité sans un mais néanmoins qch dans l’expérience consiste sans être pour autant constitué par un sujet transcendantal au sens idéaliste du terme. Si on aborde ce pb, dont on voit le caractère décisif, et la discussion continue sur ce point, on est dans le travail des solutions possibles de ce pb, on peut le formuler de la façon suivante : quel est le rapport entre relation et objet ? Admettons qu’on appelle objet les différentes variantes de la stabilité ou de la consistance mondaine. On appellera objet et plus généralement objectivité la donation d’une stabilité minimale de l’expérience mondaine, ou la forme non chaotique de la donation du il y a. Appelons relation ce qui circule entre les objets de telle sorte que c’est aussi ce qui les défait, contrarie, annule etc.. Admettons provisoirement qu’on découpe dans le il y a de la multiplicité objet principe de stabilité et relation principe de variation ou de mouvement. Deleuze n’hésite pas à affirmer que l’être est relation et que l’objet est une forme dérivée, une stabilité secondaire qui finalement relève toujours d’un processus achevé d’actualisation. Cette question du rapport chaotique entre la multiplicité sauvage et stabilité régionale de l’expérience du monde peut se dire selon la question du rapport entre objet et relation. Alors ce que le Lemme de Yoneda, pour revenir à lui, porte, c’est qch de tout à fait remarquable, et qui est que à certains égards, objets et relation, de l’intérieur d’une théorie logique du multiple, c’est que objet et relation sont 2 modes d’existence ou d’expression de la même chose. En définitive, objet et relation, peuvent, dans le rapport entre théorie des multiplicités et théorie des catégories, être pensées dans un rapport de dualité (pas séparation ou contradiction) : c’est la même variation pensable dans 2 figures distinctes. Ce n’est pas non plus une perspective, c’est réellement la même chose mais qui se donne dans une figure plus objective ou dans une figure plus relationnelle. La figure relationnelle va être donnée dans une catégorie logique quelconque, et la figure plus objective va être donnée dans la théorie des ensembles, théorie du multiple. Et ce que le lemme va signifier, c’est que en un certain sens, cette relation exprime que relation et objet peuvent se transcrire l’un dans l’autre. Il y a une expressivité objective de la relation, mais aussi une possibilité dissolutive de l’objet dans la relation. La relation consiste dans l’objectivité et l’objectivité se dissémine dans la relation, mais de façon telle que en définitive on a une équivalence de ces 2 figures expressives. Au cœur, il va y avoir ceci que la relation (en l’occurrence de foncteurs et de relations entre foncteurs) va pouvoir être exprimée par une multiplicité. Les relations ne concernent pas que les relations entre multiplicités, mais les relations entre univers logique et univers ontologique peuvent se représenter sous la forme objective d’une multiplicité. Ceci est fondamental : c’est décisif dans la totalité de l’expérience et des pb posés de façon contemporaine. La question de savoir si finalement l’univers mobile des relations, l’univers dissolutifs des relations peut néanmoins s’exprimer sous la forme d’une multiplicité provisoirement stable est fondamental. C’est le pb de l’organisation en politique par exemple, c’est le pb de l’œuvre dans la pratique artistique. C’est la question de savoir comment l’élément relationnel, la multiplicité mais sous sa forme dissolutive et sauvage peut néanmoins en un certain sens être exprimée sous la forme d’une multiplicité effective. Le Lemme transite dans ce type de pb. Lundi 18, 10h, Salle Dussanne, on a mélangé philosophes et mathématiciens. 3ème point : l’année prochaine le séminaire s’appellera « pour aujourd’hui : Platon », en un an. C’est un séminaire sur Platon à ma sauce. Je vous lis sa présentation. Lecture du texte de présentation du séminaire. Cf annonce du séminaire. « butée subjective sur le cadavre des dieux » : comme en trouve des anticipations puissantes mais inorganisées chez Nietzsche, les variantes du nihilisme contemporain sont des variations sur le cadavre des dieux, ie de la défection de l’un. Il apparaît de ce point de vue que le consumérisme occidental, la loi de comparution devant la marché, d’un côté, et le terrorisme absolutisé, se font face à face… C’est la raison pour laquelle ce sont 2 puissances de mort qui n’ont d’autre issue à leur pulsion propre que la guerre. Un accès à l’absolu nous soit ouvert, ni car un dieu vérace nous surplombe ni car nous appartenons à un devenir sujet de l’absolu mais car le sensible qui nous tisse participe, au-delà de la corporéité individuelle…. 39 min L’orientation suppose en dernier ressort que nous ayons quelque accès à l’absolu, ie que tout ne soit pas allongé dans la relativisation des corps et des langages, ie que nous ne soyons pas voués au matérialisme démocratique, mais pas au sens de Descartes, ni au sens de Hegel ou Heidegger, dans la figure de la totalité accomplie ou du sujet du savoir absolu. Donc le Platon que je présenterai a dit cela, ie nous avons besoin d’un accès à l’absolu, mais qui l’a pensé comme participation. Ce motif central, assez

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énigmatique, signifie que l’accès à l’absolu nous est ouvert dans le sensible lui-même. Le platonisme vulgaire propose une séparation entre le sensible et l’intelligible. Mais ceci est absolument inexact, puisque l’essence du platonisme, et sa difficulté, est que le sensible participe à l’intelligible. C’est le motif de la participation qui est essentiel. Le motif de la séparation n’a aucun intérêt et conduit à la théologie. Ce qui est essentiel, c’est de concevoir le sensible lui-même tel qu’il tisse notre expérience est dans une relation de participation à la construction de vérité éternelles, et ceci engage suppose la … « ce motif de la participation dont on sait qu’il fait énigme, nous le reprendrons de telle sorte qu’il permette d’aller au delà des contraintes du matérialisme démocratique, ie de l’affirmation qu’il n’existe que des individus et des commun avec entre eux quelques contrats, dont nos modernes chiens de garde prétendent nous faire espérer qu’ils soient équitables ». Equité s’oppose à l’égalité : l’équité est la norme d’existence des corps… Cette équité n’offre en réalité au philosophe l’intérêt que qu’elle se propose comme injustice intolérable. Ce qui à mon sens est un diagnostic d’impasse du matérialisme démocratique lui-même. Equité a nommé cela, comme droits de l’homme : sous la thèse que en définitive il n’y a que des corps et des langages, ou des individus et des communautés, on peut proposer des normes effectives. Le constat est que ceci n’est pas réalisable. En réalité ce type de convictions qu’est le matérialisme démocratique impose de plus en plus l’affirmation cynique qu’il n’y a pas de norme autre que la puissance. C’est ce que nous verrons de plus en plus dans la période qui s’ouvre. Equité est le nom de la pseudo norme dont on diffère constamment… En réalité le processus n’est pas normatif, c’est un processus de désorientation. Désigne ce qui se passe du point de vue de…. Ou du principe. La conclusion c’est qu’il faut soutenir qu’outre les corps et les langages il y a les vérités. Et que corps et langage, individu et communauté, peuvent participer dans le temps à l’élaboration combattante de ces vérités. Et qu’elles peuvent donc participer dans le temps à l’élaboration de l’éternité elle-même, si on admet que vérité et un nom de l’absolu. C’est ce que Platon n’a cessé de vouloir faire entendre aux sourds, et c’est pourquoi nous nous tournerons vers lui. Avec des tentatives nouvelles de traduction : nous serons dans le texte et le ferons jouer dans le temps présent. Ça aura lieu à 20h ici. Je vous donne les dates provisoires : 24 octobre, 28 novembre, 5 décembre, 16 janvier, 20 février, 19 mars, 9 avril, 14 mai et 11 juin. Ceci étant dit, je voudrais pour le temps qui nous reste donner une synthèse des points importants discutés cette année. Je vous propose une récapitulation en 5 points, en retraversant des thèmes déjà développés mais d’une façon un peu variée. 1

er point : point analytique.

La caractérisation du temps présent est qu’il est un temps désorienté ? Le temps considéré comme subjectif et épocal est un temps de désorientation, un temps désorienté. Je voudrais lier cela à une thèse générale, c’est que toute politique d’oppression et en particulier toute séquence réactionnaire s’accompagne d’une pratique idéologique de la désorientation. C’est un élément structural des politiques réactives. Et il y a dans cette politique de désorientation une opération spécifique, fondamentale, qui est de rendre illisible la séquence antérieure. C’est un point d’une grande importance. A titre d’exemple, j’ai écrit sur ce point un article sur Thermidor (qu’est-ce qu’un thermidorien ?). Dans cet article, avec des citations du personnel thermidorien, je montre qu’un des objectifs de cette séquence a été de rendre illisible la séquence robespierriste. Pas seulement de la commander, de dire qu’elle était horrible etc… mais de la rendre indéchiffrable littéralement. Ce n’est pas la même chose. Un élément constitutif de la désorientation c’est toujours de rendre illisible la séquence antérieure, ie la séquence orientée. Orientée ne veut pas dire forcément que tout tétait bon et formidable. Ce n’est pas car il y a une orientation qu’elle vole de succès en succès et que le monde est radieux, ce n’est pas ce que je veux dire ; Mais ce n’est pas la même chose d’être dans une situation de désorientation et dans une situation orientée, même si cette orientation est discutée dans ses figures propres, dans ses figures empiriques, dans ses figures historiques. Mais le motif fondamental est qu’il y a une orientation. Or ce motif qu’il y a une orientation, il est nécessaire pour les périodes réactives de le rendre illisible, ie de le transformer en une pathologie. La rendre illisible, pourquoi ? Parce que quand on la rend illisible, on interdit d’y trouver les principes de sa rectification éventuelle, de sa continuation ou de sa rectification, de sa transformation, même radicale. On a affaire à une opacité qui est un facteur très important d’impuissance : quand la séquence antérieure est illisible, l’impuissance s’aggrave d’autant. Et donc il faut connecter absolument le fait qu’on est dans un temps désorienté et cette opération particulière qui consiste à rendre illisible la séquence antérieure, ce qui va bien au-delà du point de vue de la pensée, du simple fait de la condamner. Car vous pouvez

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condamner quelque chose qui est parfaitement déchiffrable ou lisible, qui n’est pas une pathologie mais qui est une entreprise. Par contre, lorsque la chose est manifestement une pathologie, on dit qu’il n’y a rien à en tirer pour l’orientation elle-même. Et donc on retire des ressources essentielles au processus de l’orientation. C’était le 1er point que je voulais recadrer. Pour le conclure, je dirai qu’il est nécessaire, même si c’est souvent difficile, de conserver de la séquence antérieure la conviction qu’elle est lisible, et que c’était une séquence d’orientation lisible. Ce qui encore une fois est distinct de toute valorisation intrinsèque. Dire qu’elle était lisible ça veut dire que quels qu’aient été ses résultats, en tout cas, en tant qu’orientation, elle demeure dans la lisibilité. Sur ce point il y a des précédents paradoxaux. Il y a eu une discussion de ce genre sous la 3ème République à propos de la Révolution Française : pour savoir si elle était dans son entier déchiffrable ou lisible comme processus politique. Et certains dirent déjà que en tout cas la séquence terroriste, elle, ne l’est pas, elle doit être retirée comme dimension pathologique de l’élément générique de la révolution. Donc il y avait des tas de révolutionnaires qui allaient jusqu’en 92 mais pas bcp plus loin. De même, à la commémoration sous François Mitterrand on est allé jusqu’à la déclaration des droits de l’homme mais personne n’est allé regarder ce qui s’est passé après, ce qui était tout de même un peu plus compliqué. Ce débat a déjà eu lieu et était sur : quand on parle de la RF de quoi parle-t-on ? de quelle figure de lisibilité parle-t-on ? toute une partie de l’opinion modérée, réactive ,arrêtait la révolution en 92 et en exceptait la séquence terroriste. Cette tendance a persisté longtemps mais elle a été combattue à l’époque, en particulier par Jaurès, les socialistes mais aussi par Clémenceau (il a eu la phrase fameuse : « la RF forme un bloc). Il voulait dire qu’on ne pouvait assumer l’élément de cette séquence politique sans d’une certaine façon déclarer qu’elle était intégralement lisible du point de vue du présent. Ça ne veut pas dire qu’il en approuve assume toutes les articulations ou toutes les séquences. Mais quels qu’aient été les éléments gravement négatifs qu’on peut imputer à tel segment il est essentiel de maintenir la thèse de sa lisibilité politique intégrale au présent, ce qui encore une fois n’est pas une valorisation. Alors moi je serais tenté de dire finalement, le communisme est un bloc. Je le dirai au sens simplement de la lisibilité de la maintenance de la lisibilité organique de cette expérience politique, à distance de toute idée de sa répétition ou de sa valorisation, mais contre la thèse qu’il s’agit d’une pathologie opaque. Je le dis parce que cela fait partie de la contradiction autour du thème de l’orientation. Un des mécanismes d’imposition de la désorientation est précisément la thèse de la pathologie et de l’illisibilité, contre laquelle il ne s’agit pas de réclamer la répétition des jugements du passé, mais de réclamer la thèse de la lisibilité séquentielle de ce qui s’est passé là. 2

nd point, qui cadre cette question du temps désorienté, c’est de se demander quel est le contexte ou

l’élément générique d’une orientation véritable dans les temps contemporains. Moi je soutiens que ce qui constitue encore aujourd’hui cet élément véritable d’une orientation, c’est la grand et fondamentale nouveauté de la RF ou du 19ème siècle, à savoir ce que je propose de nommer l’hypothèse communiste. Hypothèse qui a été scellée en 1848 par Marx dans le Manifeste du PC. Pourquoi ça a été un texte canonique fondamental et ça le demeure clandestinement ? ça a été un texte fondamental car il a proposé cette hypothèse comme l’hypothèse générique de l’historicité contemporaine. « un spectre hante l’Europe, le communisme », phrase commentée de manières assez forte par Derrida, ça veut dire l’historicité contemporaine (là il s’agissait de l’Europe, mais on a vu que c’était planétaire) l’historicité contemporaine est sous l’hypothèse communiste. Il s’agit de savoir si on maintient cela ou pas. ça décide en réalité assez fondamentalement des questions d’orientation. Ça veut dire quoi l’hypothèse communiste ? il faut être clair, la désorientation rend illisible cette hypothèse, en en éliminant par exemple le contenu effectif. On peut le ramener à 3 principes, axiomes, ou assertions : - l’idée égalitaire : au fond, l’hypothèse communiste n’est pas seulement l’assertion de l’égalité comme norme mais c’est l’idée que le principe égalitaire est praticable. L’égalité peut être maxime d’action et pas seulement principe abstrait et inaccessible. Il fonctionne cintre l’idée réactive et dominante d’une nature humaine vouée à l’inégalité. Ce qu’on a appelé un temps l’idéologie bourgeoise et qu’on peut appeler comme on veut aujourd’hui, c’est essentiellement cela : c’est l’idée que la nature de la pratique humaine est vouée à l’inégalité. C’est très dommageable mais c’est essentiel en même temps. Donc la maxime égalitaire, dit le communisme, est praticable. On ne dit pas à quelle échéance ni même qu’elle est réalisable absolument. Ce sont des objections pour réduire le communisme à l’hypothèse d’une utopie maladive. On dit qu’elle est praticable, ie qu’elle peut être un principe de l’action collective. La maxime égalitaire peut être la maxime de l’action collective. - l’existence d’un Etat coercitif séparé n’est pas nécessaire. C’est la formule appelée un temps la formule du dépérissement de l’Etat. Elle peut être généralisée là aussi : l’existence de l’Etat comme figure séparée et coercitive est indubitable mais elle n’est pas intrinsèquement nécessaire. Il n’est pas

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vrai que l’organisation collective requiert absolument et nécessairement un appareil coercitif séparé. C’est le 2nd élément de l’hypothèse communiste. C’est un principe qui signifie essentiellement que l’action politique n’est pas normée par la question du pouvoir d’Etat. L’action politique est polymorphe, elle rencontre la question du pouvoir d’Etat, mais elle n’est pas normée par elle. Car l’existence d’un tel Etat n’est pas une nécessité intrinsèque de l’organisation collective : il y a eu des sociétés sans Etat, et il peut y avoir de nouveau des sociétés sans Etat. C’est une question d’historicité singulière et de détermination politique. - l’organisation de la spécialisation des tâches n’est pas non plus nécessaire : la polymorphie créatrice peut être la règle. C’est une grande idée de Marx, le travailleur polymorphe. Le fait qu’il y ait une division organique du travail et que tout le monde soit assignée à une position sociale définie et que ces positions soient fixes et invariables, et bien Marx annonce que ce n’est pas une nécessité intrinsèque de l’organisation collective. On appellera hypothèse communiste le total de ces 3 principes : - l’axiome égalitaire est praticable - l’existence d’un appareil coercitif séparé n’est pas une nécessité organique du collectif - et la division du travail non plus car la polymorphie créatrice peut être la règle de l’organisation générale Ce ne sont pas des descriptions d’Etat ce n’est pas un programme, mais ce sont des principes, des orientations, des maximes d’orientation. Mon 2nd point consiste à dire que la formulation de ces maximes a été la grande innovation historico-intellectuelle du 19ème contre les sociétés d’ordre, de classe, etc… et il n’y a aucune raison légitime de revenir dessus. Telle est ma conviction. Car les arguments de réalité ne sont pas des arguments pertinents contre les principes. On dira : « oui mais dans la situation actuelle l’existence d’un Etat séparé est nécessaire ». Mais personne n’a jamais dit le contraire ! La question, le pb est de savoir si l’existence de l’Etat séparé est la norme de l’action politique. C’est une autre question. Donc nous assumerons que en définitive toute orientation politico-historique se fait dans l’élément de cette hypothèse, des 3 principes. Ça ne veut pas dire qu’elle s’y réduit, mais que son horizon historique général est dans la configuration de ces 3 principes, à savoir l’axiome égalitaire, la non nécessité d’un Etat séparé, la polymorphie créatrice comme fonction de l’organisation de la production collective. 3

ème point : j’ai proposé une histoire périodisée de cette hypothèse, sa configuration historique.

Il y a une préhistoire qui gravite autour de la RF et des premiers révolutionnaires égalitaristes, en particulier Babeuf et ses amis. C’est la préhistoire de l’hypothèse, après quoi on découperait les séquences ainsi : 1848-1871 : c’est la 1ère installation de l’hypothèse. Ie depuis le Manifeste du PC jusqu’à l’écrasement de la Commune de Paris. Entre 48 et 71 on a l’installation de l’hypothèse comme horizon principiel de l’action émancipatrice. Cette installation se fait dans quel contexte ? d’une part la naissance des Etats nationaux bourgeois modernes et d’autre part la figure internationale des insurrections ouvrières. Dès le début on a qch comme un figure nationale de l’étatique séparé, et qch comme une figure internationale de l’insurrection, qui va se maintenir tout du long. Parmi les principaux dirigeants de la Commune de Paris il y avait des polonais il faut le rappeler, c’était pas simplement la figure abstraite de l’organisation internationale, c’était réellement que à la figure nationale de l’organisation du pouvoir dans sa forme bourgeoise moderne s’opposait une figure de l’insurrection ouvrière qui était internationale dans sa figure même. 1871-1917 : nous avons une séquence où domine la réaction impériale, une séquence de domination avec en même temps un travail intellectuel, théorique, politique, d’organisation, tendant à résoudre le problème de la séquence précédente. C’est le rythme que je vous propose pour penser le temps présent, naturellement. Nous avons des séquences qui sont des séquences affirmatives ou constructives ou historiquement orientées, et puis il y a des séquences intervallaires qui sont des séquences ou dominent les forces réactives et ou c’est la figure de l’intellectualité problématique qui domine, ie la recherche des pb non résolus de la séquence affirmative. Ici, la question est de savoir qu’est ce que c’est qu’une insurrection ouvrière victorieuse. Dans la séquence précédente il y a eu des insurrections internationales ouvrières qui se sont opposées au pouvoir mais elles ont été constamment écrasées. Donc le problème chemine. Certains disent ça ne peut pas exister, on va se rallier au processus électoral et parlementaire et on va faire un parti ouvrier installé dans l’Etat bourgeois et dans sa règle naturelle. D’autres disent : non c’est qu’on n’a pas résolu le pb de la centralisation de l’insurrection, ou d’une organisation effective de

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l’insurrection, ce qui était un vaste débat, et ce débat caractérise les périodes intervallaires. Dans ces périodes on se demande pourquoi la période précédente a du être close, ie sur quoi elle a buté qui a rendu possible le triomphe des forces réactives. 1917-1976 : entre la révolution bolchevique et fin de la révolution chinoise, séquence d’effectuation de l’hypothèse sur la base de la solution du pb de la séquence précédente. L’insurrection victorieuse est possible, elle a été réalisée en Russie, et d’autres formes de prise de pouvoir sont également possibles, par exemple la guerre révolutionnaire en Chine. Donc la insurrection ou la guerre révolutionnaire (plutôt paysanne) sont des méthodes effectives de réalisation ou d’incarnation de l’hypothèse au niveau du pouvoir d’Etat. Donc on a entre 1917 et 1976 une effectuation matérielle de l’hypothèse, mais ça se fait sur la base de solution concernant les pb de la période précédentes. 1976-aujourd’hui, et pour un temps dont je ne peux pas vous dire la clôture : nous avons ce que j’appelle une 2nde restauration, ie une 2ème séquence à l’intérieur de laquelle les forces réactives l’emportent à l’échelle globale (ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas des expérimentations locales intéressantes, mais il y a une domination consensuelle de la figure) et il y a, peut-être pour la 1ère fois, une tentative radicale de déclarer le caractère intenable de l’hypothèse elle-même. J’y avais insisté la dernière fois et j’y réinsiste. Ce n’est pas la même chose de déclarer qu’une hypothèse est fausse ou impraticable et de déclarer qu’en tant qu’hypothèse elle est déjà pathologique et obsolète. Donc nous sommes dans une séquence om les forces réactives tentent de déraciner l’hypothèse et pas seulement de la combattre. Elle est largement déracinée, il y a un doute très fort et très répandu sur la validité même de l’hypothèse communiste comme telle, il y a une pragmatique capitaliste installée. Le temps actuel du point de vue de l’hypothèse je le caractérise comme les travaux préliminaires pour la réinstallation de l’hypothèse, étant entendu qu’elle est déracinée en partie naturellement car les pb de la séquence précédente n’ont pas été résolus. Il s’agit de la réinstaller contre son déracinement réactif, en s’appuyant sur des travaux intellectuels de grande envergure et des expérimentations locales de type nouveaux ou des pratiques de type nouveaux dans les procédures de vérité (en général même si les points de contact sont politique). Je voudrais conclure en disant que notre temps désorienté nous propose une désorientation originale par rapport à 1871-1917. Les désorientations ne se ressemblent pas. Le caractère nouveau de la désorientation contemporaine c’est qu’elle n’est pas ce qui propose une orientation différente à l’orientation émancipatrice. On tente de déraciner l’existence même de l’orientation, ie d’installer la désorientation comme loi du réel lui-même, et en vérité de… On tente de disqualifier non seulement l’hypothèse communiste, déjà extrêmement malade, mais toute orientation et de dire que la désorientation est l’orientation véritable. Ie c’est la seule compatible avec quoi ? La propagande nous dit qu’elle est compatible avec la liberté. La liberté dans son essence est désorientée, ou désorientation. C’est pourquoi nous sommes amenés à une grande suspicion envers la catégorie de liberté. Non pas qu’on puisse s’en passer, c’est les préliminaires d’une réinstallation d’une notion nouvelle de la liberté. Mais son maniement actuel dans sa forme mat démo est lié à la promotion de la désorientation, c’est absolument clair, c’est la liberté de l’animal individuel dans la figure qui le cheville à ses intérêts réactifs. C’est cette figure qui est choyée, et petit à petit, on insinue, puis on déclare puis on installe que toute orientation est ennemie de cette figure de liberté là. Ce qui est vrai, parce que la figure de l’orientation est une figure de la liberté comme discipline naturellement, sous une firme ou une autre. Ceux qui n’ont rien ne peuvent être dans le processus d’émancipation que sous la forme d’une discipline minimale et donc il est vrai que si la liberté est celle de l’animal intéressé, de l’animal humain intéressé, alors elle n’est compatible qu’avec la désorientation. Donc la réinstallation de l’hypothèse, si c’est le sens de la séquence, réinstaller la figure de l’émancipation c’est combattre la désorientation, et combattre la désorientation au présent c’est manifester quand même une suspicion éclairée sur le maniement contemporain de la catégorie de liberté. Donc en tout cas puisque mon 4ème point est l’existence d’une morale provisoire, cette morale n’est pas comme telle une morale de la liberté. 4

ème point : une morale provisoire pour temps désorientés. ça veut dire quoi ? Ça veut dire tenir

minimalement une figure subjective consistante, alors même que l’hypothèse générique est très affaiblie. C’est notre pb. On ne peut pas se soutenir de l’hypothèse générale du communisme comme garantie en quelque sorte de la consistance subjective car elle est bcp trop affaiblie pour cela. Et donc on est livré à la désorientation dans une figure qui suppose des actions locales et une morale provisoire qui permet de tenir une consistance minimale sans l’appui de l’hypothèse générale sous sa forme installée. Alors ça ce sont des temps très intéressants, il y a un peu une circularité, nous l’éprouvons tous en réalité dans notre expérience, ie il faut sortir de la situation qui est extrêmement pénible mais il faudrait des moyens extérieurs à la situation pour en sortir. Comment faire ? Pour réinstaller l’hypothèse, on ne peut pas

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compter sur le fait qu’elle est installée, et il ne faut pas faire comme si elle l’était, comme si on était dans la séquence précédente. L’hypothèse n’est pas installée sous la forme novatrice qu’elle doit revêtir inéluctablement. Donc morale provisoire, c’est d’ailleurs très proche du sens que Descartes lui donnait, ça veut dire tenir une consistance subjective dans des conditions qui ne sont pas celles de l’existence acquise de ce qu’on peut appeler une orientation générale. Comment tenir une consistance subjective quand l’hypothèse n’est pas réinstallée. Je rappelle, en choisissant dans ce que j’ai dit : d’abord il faut tenir un point, et tenir un point c’est toujours finalement déclarer une existence là où le monde tel qu’il est déclare que ça n’existe pas, que ça inexiste, et être fidèle aux conséquences de cette déclaration. Oui mais qu’est-ce qui inexiste ? Il y a une définition assez générale que je vous propose : ce qui inexiste dans le monde tel qu’il est est toujours la marque immanente dans notre monde local de ceci qu’il y a un seul monde. La maxime suprême de la morale provisoire est il y a un seul monde. Nous sommes contemporains et avons de l’amitié pour tous ceux de ce monde là. Nous sommes de ce monde là. Mais ce qui est déclaré ne pas exister est une marque de ce fait qu’il y a un seul monde. D’où le caractère crucial de la question des étrangers. Pourquoi cette question des étrangers est-elle cruciale ? Cette question est cruciale car la grande majorité des étrangers est simplement le marquage dans notre situation de ceci qu’il y a un seul monde, et qu’il est déclaré par la situation dominante que ce n’est pas vrai, qu’il y a plusieurs mondes, un bon et un mauvais. Or la marque immanente qu’il y a un seul monde c’est simplement le fait que ces gens sont ici, avec nous, parmi nous, et ils marquent intérieurement la situation locale qu’en réalité il y a un seul monde, mais au prix qu’on les déclare ne pas exister. De ce point de vue, je voudrais faire un commentaire : c’est très important, la création d’un ministère de l’immigration et de l’identité nationale. C’est le ministère de la séparation en réalité. C’est le ministère de la séparation. La création de ce ministère indique en réalité exactement ce dont on est en train de parler. Les gens qui sont supposés ne pas être de notre monde vont si je puis dire disposer d’un ministère à eux. Et donc à l’intérieur même de l’Etat on va constituer une section étatique singulière destinée à traiter le cas des gens qui sont à l’intérieur de notre situation le marquage du faut qu’il y a un seul monde alors qu’i lest soutenu qu’il y en a au moins 2, celui des riches et celui des pauvres. Et donc on va s’occuper d’eux par l’intermédiaire d’un Etat dans l’Etat. Car si vous regardez bien ce ministère cumule des compétences qui auparavant étaient dispersées dans 5 ministères différents. Donc c’est une concentration des pouvoirs considérables à l’intérieur d’un ministère singulier. En outre il va pratiquement disposer d’une police propre, car il va diriger la police des frontières, la police des aéroports. Donc il est pratiquement assuré que ce ministère va devenir spécialisé, en résonance en réalité avec le ministère des affaires juives qui a existé sous Pétain (là ce sera le ministère des affaires africaines). C’est matériellement comme ça, ce n’est pas une rêverie idéologique, c’était la constitution d’un appareillage administratif centralisé, réunissant des compétences autrefois séparées qui va en faire un ministère de la séparation, des 2 mondes, qui traite dans notre monde des gens comme n’étant pas de notre monde. Et donc vous voyez bien que la maxime il y a un seul monde va donner lieu à des points à tenir qui ont finalement être la déclaration que existent des gens qui sont de notre monde et qui néanmoins sont traités comme n’existant pas dans notre monde, et la meilleure preuve c’est qu’ils ont un ministère spécial pour eux. C’était le 1er point : déclarer cette existence, en tenir les csq au point de ce qui inexiste. Le 2nd, traitement du 1er, c’est élever l’impuissance à l’impossible (formule de L) : là où on a le sentiment de l’impuissance, affirmer ou tenir le point réel comme point impossible ou déclaré impossible par le monde dominant, et le traiter fidèlement comme possibilité Elever l’impuissance globale à l’impossible local. Ie tenir le point d’impossibilité locale tel que les csq en soient praticables lors même qu’on est dans la subjectivité de l’impuissance globale. 5

ème point : affirmer que la vertu primordiale dans ce genre de séquence est le courage. C’est un traité

des vertus. Ce n’est pas toujours le cas, les vertus dominantes changent. Ce n’est pas toujours vrai que la vertu principale soit le courage, ça peut à un moment donné être l’abnégation, la patience. Quand vous êtes dans la figure de ce que Mao appelait la guerre prolongée la patience stratégique est la vertu principale, ie savoir que ça va être long, prolongé et qu’il faut organiser la temporalité en csq. Là ça peut être long aussi ! Mais d’une autre manière. J’ai proposé une définition du courage : je proposais de dire que le courage, c’est l’endurance de l’impossible. Ie la capacité à tenir le point en tant que point d’exception, qui n’a pas à rendre raison de sa possibilité du point de vue de l’ensemble justement. C’est une méthodologie très importante : il faut un point de vue d’ensemble puisqu’il faut l’assertion qu’il y a un seul monde. Mais le courage est une vertu locale, c’est toujours la vertu de l’endurance du point comme tel, du traitement du point, point d’impossibilité, tel qu’on le tient et au fond on ne peut pas tenir

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un point déclaré déclaré impossible si vous l’immergez aussitôt dans la totalité (à ce moment là vous allez le faire retomber dans l’impuissance). La morale provisoire est toujours une morale du lieu, de la particularité locale, sur horizon d’un principe. Donc ce qui a en charge l’ensemble c’est le principe (il y a un seul monde, ou l’hypothèse communiste sous sa forme abstraite pus généralement), ça prend en charge la totalité, mais le lieu du courage n’est pris en charge inauguralement que comme point d’impossibilité locale, traité selon ses conséquences. C’est pourquoi le titre de Stefen Crane, la conquête du courage, nous est une maxime. Ce que nous avons à conquérir c’est cela, conquérir le courage au sens ou je le dis. Car les temps ne sont pas à la déploration, bien qu’ils soient déplorables. Car la déploration est la figure subjective de l’impuissance (c’est épouvantable… d’accord). La déploration n’élève pas l’impuissance à l’impossible, la déploration c’est l’installation subjective dans l’impuissance comme telle. Conquérir le courage c’est précisément ça l’élévation de l’impuissance à l’impossible, ie accepter de saisir et d’être saisi en même temps par un point local déclaré impossible et qu’on va traiter comme ce qu’il faut tenir à tout prix. Il y en a bcp de possibles, dans des ordre tout à fait différents. C’est la maxime vertueuse contemporaine. Là il faut aussi bien se dire qu’être attaqué par l’ennemi est une bonne chose et pas une mauvaise. Ce n’est pas si facile que ça mais ça va de pair avec la conquête du courage. Je voudrais pour finir ponctuer quelques passages de Crane en relisant le texte une dernière fois, c’est l’extrême fin du roman. Nous sommes dans un moment où le héros du livre, jeune homme anonyme, a été dans la mêlée du combat, de la guerre et de l’atrocité de la guerre, et om il est dans une subjectivité impuissante, défaillante. Crane tente de cerner le moment où il va conquérir le courage. « peu à peu… repousser au loin la hantise de sa défaillance » : L’ennemi n’est pas tant la défaillance que sa hantise. Qu’est-ce que la hantise ? C’est l’anticipation de l’impuissance, c’est la maladie mortelle de tout combat, quand avant même de saisir le point que vous devez saisir, vous avez 1000 raisons de vous convaincre que vous êtes impuissants. Il y a toujours 1000 raisons puisque la situation est une situation précisément d’impuissance. « ses yeux lui semblèrent s’ouvrir différemment sur ses visions ». C’est essentiel, nous l’avions déjà commenté. La saisie d’un point est toujours une modification du regard, c’est une autre manière de voir ce qu’on voir. On le voyait dans le contexte de l’impuissance et on va le voir dans le contexte de l’impossible, comme point réel. On va regarder autrement. Pas autre chose, mais autrement la même chose. « il se découvrit le pouvoir de contempler d’un regard de juge la camelote criarde des idées de naguère, et sa joie fut grande de savoir qu’il les méprisait ». La conquête c’est largement la conquête du mépris des idées qu’on avait la veille, et en particulier les idées qui ne sont rien d’autre que l’intériorisation des idées dominantes, la camelote criarde des idées de naguère est la camelote de celui qui espérait la victoire du PS. « Cette conviction, le mot est essentiel s’accompagna d’un assurance, d’un aplomb calme sans fausse assertion de soi mais nourri d’un sang généreux et vivifiant ». Aplomb : face à la situation, du point de vue de la tenue d’un point, une espèce de verticalité nouvelle. Calme : l’hystérie déplorative est éliminée. Pas de fausse assertion : pas de mégalomanie ou de la conviction qu’on est devenue formidable. Sang généreux et vivifiant : une vitalité nouvelle, qui est une vitalité d’un autre ordre. « il sut qu’il ne tremblerait plus » : quand il sera confronté au pb de l’orientation, il ne sera pris du tremblement de la désorientation. «il avait touché du doigt la grande mort, il était un homme, il avait conquis le courage ». « au sortir de la région de sang et de colère » : figure de désorientation et de défaillance dans laquelle la guerre a plongé le héros anonyme « son âme changea » : la tenue du point, la possibilité de l’orientation, le mépris des idées de naguère, c’est une modification subjective. La conquête du courage se fait dans la modalité de la conversion, conversion dont nous aurons à parlée l’année prochain (après tout la conversion est le grand motif platonicien concernant les effets subjectifs de la philo). « il s’en retournait hors des labours fumants encore, pour pénétrer dans un tranquille champs de trèfle, et les labours fumants n’existaient plus ». Quand vous traitez un point d’impossible, quelque chose qui existait antérieurement cesse d’exister. Qch qui était la loi du monde est oblitéré. « les cicatrices se fanent comme les fleurs » : et nous en resterons là, ça veut dire que ce qui vous marquait au fer du vieux monde peut disparaître, il ne faut jamais croire que le marquage par le vieux monde est irréversible. Il ne faut jamais croire que qch est installé de telle façon que nous n’y puissions rien. Bien sûr nous sommes marqués, notre corps est la cicatrice de l’histoire mais cette cicatrice peut se

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fermer, elle peut se faner. Et nous pouvons par csqt être installés dans la conviction que localement au moins, dans l’élément d’une morale provisoire, nous sommes en train de réinstaller l’hypothèse de l’émancipation. C’est à quoi nous travaillons ici.

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