le dÉbarquement alliÉ au maroc » novembre 1942

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LES DOSSIERS DE « LA REVUE » LE DÉBARQUEMENT ALLIÉ AU MAROC » NOVEMBRE 1942 E n avril 1947, M. Bidault, alors ministre des Affaires étrangères, m'avait convoqué, à titre de haut commis- saire de la République en Autriche, à une des réunions pério- diques avec ses trois homologues alliés qui cette année avait lieu à Moscou. Le I M avril, le général Marshall, alors secrétaire d'Etat, donnait à l'ambassade américaine un dîner en l'honneur de M. Bidault et de la délégation française. Au cqurs de l'année 1943 que j'avais passée à Washing- ton, le général Marshall m'avait honoré de son amitié et considérablement aidé à obtenir l'armement et l'équipement nécessaires aux 8 divisions - dont 3 blindées - que nous vou- lions constituer en Afrique du Nord. Après le dîner, il me prit à part et m'affirma avec une solennité particulière la reconnaissance qu'il conservait envers les Français d'Afrique du Nord qui avaient facilité le débarquement des troupes américaines le 8 novembre 1942. » Nous avions pris un risque, me dit-il. Notre armée était jeune et n'avait pas encore vu le feu. Pour son premier enga- gement nous la lancions dans une des opérations les plus difficiles qui soient, à des milliers de kilomètres de nos côtes

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LES DOSSIERS DE « LA REVUE »

L E D É B A R Q U E M E N T ALLIÉ

AU M A R O C

» N O V E M B R E 1942

E n avri l 1947, M . Bidault, alors ministre des Affaires é t r angè re s , m'avait convoqué, à titre de haut commis­

saire de l a République en Autriche, à une des réunions pério­diques avec ses trois homologues alliés qui cette année avait lieu à Moscou.

Le I M avr i l , le général Marshal l , alors secré ta i re d'Etat, donnait à l'ambassade amér ica ine un dîner en l'honneur de M. Bidault et de l a délégation française.

Au cqurs de l 'année 1943 que j ' ava is passée à Washing­ton, le généra l Marshal l m'avait honoré de son amitié et cons idérablement aidé à obtenir l'armement et l 'équipement nécessaires aux 8 divisions - dont 3 blindées - que nous vou­lions constituer en Afrique du Nord.

Après le dîner , i l me prit à part et m'affirma avec une solennité par t icul ière la reconnaissance qu ' i l conservait envers les França i s d'Afrique du Nord qui avaient facilité le déba rquemen t des troupes amér ica ines le 8 novembre 1942.

» Nous avions pris un risque, me dit- i l . Notre armée était jeune et n'avait pas encore vu le feu. Pour son premier enga­gement nous la lancions dans une des opérations les plus difficiles qui soient, à des milliers de kilomètres de nos côtes

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et dans un pays inconnu. Si elle avait rencontré une forte résistance armée, elle aurait pu être rejetée à la mer, ce qui aurait gravement compromis la suite des opérations en Méditerranée et, de ce fait, l'issue de la guerre. »

De cette aide à nos all iés, j ' ava is été au Maroc le pr inci­pal artisan, en opposition formelle avec les instructions de résis tance données par le gouvernement de Vichy. C'étai t un acte d'indiscipline carac té r i sée .

Il est toujours douloureux pour un officier de désobéir , et je n'ai pas pris cette décision de gaieté de cœur ; mais i l le fallait. J'en connaissais d'ailleurs le risque. C'étai t la t rahi­son et la rébellion, punies de l a peine de mort.

Il eût été certainement plus facile d 'obéir , quitte à sabo­ter d iscrè tement les ordres donnés . Je ne l 'ai pas voulu.

J 'avais comme tout le monde prê té serment au marécha l Pétain, mais que signifiait un serment d 'obéissance à un homme qui n 'é ta i t pas libre ?

Un mois plus tôt le généra l Juin m'avait confié que le marécha l ne disait pas tout ce qu ' i l voulait et ne pensait pas tout ce qu'il disait. Par ailleurs, dans son message de j an ­vier, Pétain avait avoué lui-même qu ' i l n 'é ta i t pas libre.

De plus, au-dessus du Maroc planait l 'âme de Lyautey, qui avait déclaré :

" L'obéissance toute nue est pour les sous-lieutenants et non pas pour les chefs responsables. »

Les événements de 1942 ont donné lieu à des discussions pass ionnées . Après trente-cinq ans, on peut en parler et les décrire en toute séréni té , mais i l convient tout d'abord de faire le point de l a situation à cette époque.

Q uel étai t l ' é ta t d'esprit de l ' a rmée et de l a population française à ce moment - l à ? N i l'une ni l 'autre n ' é t a i t

par t icu l iè rement gaulliste. L a propagande antigaulliste é ta i t intense et la police traquait les malheureux garçons qui ten­taient de gagner Gilbral tar , puis Londres pour combattre tout de suite dans les forces de l a France libre. Par ailleurs les événements de Syrie, où les forces françaises de Vichy avaient été a t t a q u é e s par celles de l a France libre et les Anglais, avaient profondément choqué civils et militaires.

De plus, ni l ' a rmée ni l a population n'admettaient l a politique de collaboration avec l 'Allemagne ni le retour au pouvoir de Laval , mais l a popular i té du marécha l Pé ta in

LE DÉBARQUEMENT ALLIÉ AU MAROC 41

augmentait rapidement. On entendait de plus en plus le refrain de « Maréchal nous voilà ».

Le I I juin I 942 Philippe Menriot était venu à Casablan­ca faire une conférence au cours de laquelle il évoqua la lutte de la Crèce contre Home. Il conclut, par ces mots :

« Home c'est l'Allemagne, et la (irèce c'est nous. » Les assistants, déconcer tés , applaudirent, car. si l'hom­

me trahissait, l 'orateur étai t excellent. A la sortie j ' expr imais mon indignation avec un peu trop

de véhémence sans doute. A partir de ce jour j ' é t a i s définiti­vement classé « gaulliste » par tout Casablanca.

Quelques semaines plus tard le général Jeannekyn. ministre de l 'air à Vichy, arrivait en inspection au Maroc. Comme pour tous les ministres qui venaient nous voir, j ' a l ­lais accueillir le général à l ' aérodrome, où les honneurs lui étaient rendus par un colonel avec un bataillon, drapeau, musique. Aussitôt descendu de l'avion Jeannekyn- au lieu d'aller saluer le drapeau, me prend par le bras et m 'en t ra îne à l 'écart :

« Vous savez, on parle beaucoup trop de vous à Vichy. - Tant pis.

On dit que vous êtes très anti-allemand. - ('est vrai et assez naturel.

Oui, mais ne parlez pas trop. Je me fous de ces salauds-là.

- D'accord, tuais ne parlez pas trop. » Au déjeuner qui suivit, le général Noguès, résident géné­

ral , qui rentrait de Vichy, m'avait placé à côté de lui et me confia que le chef de cabinet de Laval lui avait dit que je tenais des propos communistes. Je répondis par un éclat de rire. « En tout cas, ajoula-t-il, je vous ai sauvé la mise. »

La menace du limogeage et la protection efficace de Noguès vont durer jusqu'au débarquement .

I es choses avaient beaucoup changé depuis le retour au -à pouvoir de Laval . J ' é ta i s allé à Vichy en décembre

19 11. J ' é ta i s à ce moment, depuis l 'arr ivée d'une commis­sion d'armistice allemande, président de la commission française chargée de répondre aux questions des Allemands, de leur cacher le plus possible notre armement camouflé dans tout le pays et aussi de les écouter , car tous leurs appa­reils téléphoniques avaient été t rès habilement t ransformés

42 LE DÉBARQUEMENT ALLIÉ AU MAROC

en micros, ce qui nous permettait de savoir tout ce qu'ils disaient.

.1 ai eu ainsi connaissance d'un plan d'intervention au Maroc par une division aé ropor tée qui aurait été déposée près de Meknès. L'ofïicier allemand avait eu l'imprudence de le lire devant son téléphone et cette information jouera un grand rôle dans les réact ions du général Noguès et de l 'ami­ral Mieheliér lors du déba rquemen t . Pour moi, qui les connaissais mieux que quiconque, j ' a i pensé que les Al le ­mands, eu novembre 1912, avaient trop d'ennuis pour inter­venir au Maroc. C'est ce qu'a dit au général Noguès le géné­ral président de la commission d'armistice allemande venu lui l'aire ses adieux les larmes aux yeux, ap rès le d é b a r q u e ­ment américa in . Les événements m'ont donné raison.

Or. en décembre 1 9 11, je soupçonnais le même prés ident de la commission allemande, que j ' avais d'ailleurs largement t rompé , de vouloir provoquer mon rappel. J'en parlais à Juin en lui confiant que j 'a imerais mieux être limogé par lui que par les Allemands et je lui demandais ma relève et un nou­veau poste. Il me répondit en m "envoyant à Vichy.

Le 9 décembre 1911, à Vichy, j 'expose mon affaire au général llevers, chef de cabinet de l 'amiral Darlan. II me demande :

<< Acccplcriez-vous le commandement de la division de Casablanca ? »

Stupéfait niais ravi, car c 'é ta i t la plus forte division du Maroc, je lui réponds :

« Naturellement mais, je vous préviens, si nos nouveaux alliés viennent un jour débarquer au Maroc, je ne leur résis­terai certainement pas. »

Il me dit : « l'ela n\i pas d'importance. » Je ne savais pas qu'i l était le chef clandestin de l ' a rmée

secrète , organisation de rés is tance dans l ' a rmée . Le lendemain l 'amiral Darlan me convoque et m'expose

sa politique. Je me demandais l a raison de cet exposé quand à la fin il ajouta :

« Mais vous savez, si tes Américains nous garantissent tant d'avions et de chars dans le midi de la France, je suis prêt à changer de politigue. »

J 'a i compris alors qu' i l savait par ses agents que j ' é t a i s en rapport avec Robert Murphy, consul généra l des Etats-Unis à Alger pour toute l'Afrique du Nord. C'étai t pour que je le lui répète , ce qui fut fait, mais j ' a i su depuis - et c'est offi-

LE DÉBARQUEMENT ALLIÉ AU MAROC 43

ciel - qu ' i l avait tenu le même propos à l ' amiral Leahy, ambassadeur des Etats-Unis à Vichy.

Tout cela me paraissait assez encourageant, et le 26 janvier je prenais avec enthousiasme le commandement de l a division de Casablanca.

Le 2 avr i l , sur l'injonction des Allemands, le malheureux marécha l rappelait Laval au pouvoir.

Peu de temps après , nous recevions l'ordre d'occuper toutes les plages du Maroc susceptibles d 'ê tre util isées pour un déba rquemen t et de les mettre en é ta t de défense - mi­trailleuses en batterie - en permanence de jour et de nuit.

C'étai t l 'époque de la pression maxima de l ' a rmée alle­mande sur l a Russie. Elle p r é p a r a i t son offensive sur le Don pour déboucher j u s q u ' à l a Volga et au Caucase. C'est ce qui explique pourquoi les alliés - c 'est-à-dire Roosevelt et Chur­chill - craignaient beaucoup que les Soviets, découragés , n'engagent avec l 'Allemagne des pourparlers de paix sépa­rée.

C'est aussi ce qui a provoqué - à l a fin de la visite de Molotov à Washington en mai 1942, apportant l a menace de Staline de faire une paix séparée - l'engagement officiel, et par voie de communiqué , de Roosevelt d'ouvrir un second front en Europe en 1942.

Le général Marshal l n ' é ta i t pas d'accord. Son a rmée n 'é ta i t pas suffisamment prê te . Elle ne le serait qu'en 1943.

Harcelé par Staline qui sans cesse réc lame l'ouverture d'un second front, Roosevelt impose au général Marsha l l le 25 juillet 1942 l 'opéra t ion Torch, c 'est-à-dire le déba rque ­ment en Afrique du Nord.

Comme me l ' a expr imé le général Marshal l à Moscou, Roosevelt prenait ainsi un grand risque. Celui d'entrepren­dre une telle opéra t ion avec une a rmée insuffisamment entra înée . C'étai t une raison de plus pour essayer de provo­quer une aide clandestine des Français . Murphy en fut chargé.

Le généra l Marsha l l avait reculé au maximum l a date du déba rquemen t en Afrique du Nord. Il faillit même l'annuler. Il m'a raconté cet épisode un soir où j ' ava is dîné chez lui . Cela se passait au début de novembre 1942. L 'opérat ion Torch lui ayant causé beaucoup de travail , i l avait besoin de détente et dit à sa femme : « Demain matin j ' i r a i chasser le canard », puis se coucha.

Dans la nuit on lu i apporte un té légramme urgent et i l annonce à sa femme :

44 l.K DÉBARQUEMENT ALLIÉ AU MAROC

» Je n'irai pas à la chasse au canard. Pourquoi ?

- Pour une affaire importante. - Oh ! pour vous les hommes tout est important, mais ce

qui l'est le plus pour vous c'est de vous détendre ; allez à la chasse au canard. »

Et il me dit alors devant sa femme souriante : « Vous savez ce que c'était ? - Non.

C'était un télégramme de MacArthur m'annonçant la bataille navale près de Santa-Cruz dans le Pacifique sud. Les pertes américaines étaient très importantes et MacArthur me demandait l'envoi de renforts navals de toute urgence. Je n'avais plus de disponibilités. Les forces navales qui allaient appuyer l'opération Torch étaient parties. Elles étaient en mer. Je n'avais que deux solutions. Annuler l'opération Torch pour envoyer à MacArthur les forces navales qui y étaient affectées ou l'abandonner à son triste sort. J'ai réflé­chi longtemps. Finalement j'ai maintenu l'opération Torch me réservant d'étudier ce que je pourrais faire pour Mac-Arthur. Le lendemain il m'adressait un nouveau télégramme. Les Japonais avaient eu plus de pertes que lui et les éléments survivants des deux flottes étaient partis chacun de son cô­té. »

A u mois d ' aoû t Churchil l se rendit à Moscou où Staline réc lamai t de plus en plus l'ouverture d'un second front

en Europe. Il devenait injurieux, disant à son interlocuteur : « Si vous ne prenez pas de risques vous ne gagnerez

jamais cette guerre, mais vous ne voulez pas vous battre et vous avez peur des Allemands. »

Churchill exaspéré finit par lu i dévoiler le plan Torch et l'invasion imminente de l'Afrique du Nord. Cette nouvelle amél iora un peu l ' a tmosphère , mais Staline r éc l ama i t tou­jours l'ouverture du second front en 1942 ou au plus tard au printemps 1943.

Iloosevelt et Churchill avaient de plus en plus peur d'une paix séparée entre Staline et Hitler. L'échec allemand à Sta­lingrad donnait des chances à Staline. C'est pour tenter de parer à ce danger que lloosevelt et Churchil l se r éun i ren t à Casablanca en janvier 194 3, où, pour convaincre Staline de leur volonté de mener l a lutte contre l 'Allemagne jusqu'au bout et pour désamorce r toute velléité de paix sépa rée , ils p rononcèren t la formule :

LE DÉBARQUEMENT ALLIÉ AU MAROC 45

« Les alliés sont résolus à exiger la reddition sans condition de VAllemagne, de l'Italie et du Japon. »

L e 7 ju in 1942 j ' ava is reçu la visite de M . Jacques Lemaigre-Dubreuil, qui venait manifestement me son­

der, i l é ta i t prés ident-di rec teur généra l des huiles Lesieur et avait été assez connu avant l a guerre comme prés ident de la Ligue des contribuables et p ropr ié ta i re du quotidien le Jour.

Il avait pour les huiles Lesieur des usines échelonnées de Dunkerque à Dakar et, pour cette raison, avait obtenu des Allemands un laissez-passer qui lui permettait de faire des aller-retour continuels entre l a France, Alger et le Maroc. 11 avait été mêlé à l'affaire Beaufre à Alger du temps du géné­ral Weygand. Le capitaine Beaufre avait été a r r ê t é pour avoir pris des contacts avec les Américains , envoyé en Fran­ce, traduit en conseil de guerre, condamné , puis après un séjour en prison, l ibéré.

Lemaigre-Dubreuil avait organisé à Alger un groupe dit « des cinq » qui se proposait d'entrer en contact avec les Américains en vue de faciliter un déba rquemen t en Afrique du Nord. Ce groupe, const i tué au début de 1942, se compo­sait sous sa présidence de M M . Tarbé de Saint-Hardouin, conseiller d'ambassade, Van Hecke des chantiers de jeunes­se, Henri d'Astier de La Vigerie et Rigault, journaliste d'ori­gine et secré ta i re de Lemaigre-Dubreuil. Ce dernier étai t entré en contact avec M . Robert Murphy, consul généra l des Etats-Unis à Alger pour toute l'Afrique du Nord. Murphy, que nous ne tarderons pas à appeler Bob Murphy, avait un grand nombre de vice-consuls circulant partout, se rensei­gnant et cherchant des contacts.

Le groupe a un « conseiller » militaire, le lieutenant-colonel Jousse, chef du 3 e bureau de l ' é ta t -major d'Alger, qui s'occupe surtout de mouvements de rés is tance civils en Algé­rie, Tunisie et Maroc. Lemaigre-Dubreuil cherche un chef militaire connu qui puisse prendre le commandement de l'Afrique du Nord au moment du déba rquement . Son choix se porte sur le généra l Ciraud qui vient de réuss i r une évasion sensationnelle organisée de l ' ex tér ieur par le général Mast devenu depuis commandant de l a division d'Alger.

Le généra l Ci raud , consulté , accepte tout en affirmant son attachement au marécha l Pétain. Il désigne le général Mast comme son représen tan t à Alger pour travailler avec Lemaigre-Dubreuil et le groupe des cinq. Celui-ci cherche un

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correspondant au Maroc susceptible d'y prendre le comman­dement au moment du déba rquemen t .

C'est dans ce but qu' i l est venu me voir mais sans me parler alors ni du complot ni du généra l Giraud. Par contre i l m'a présenté M . Rigault, qui entretiendra les contacts avec moi, viendra me voir de temps en temps et me mettra pro­gressivement au courant des p répara t i f s du d é b a r q u e m e n t et des missions qui me seront confiées par le généra l Giraud ou plutôt - je m'en apercevrai de plus en plus - par Lemaigre-Dubreuil.

Ainsi se poursuivaient en Afrique du Nord deux sortes d 'act ivi tés : le mouvement Lemaigre-Dubreuil, groupe des cinq, pour p r épa re r le déba rquemen t en liaison avec M u r -phy, et le mouvement de rés is tance civile qui n'avait aucun contact en dehors de la présence du colonel Jousse comme conseiller militaire du groupe des cinq, alors que le généra l Mast, commandant la division d'Alger et correspondant per­sonnel du général Giraud, é ta i t appelé au rôle capital d'em­pêcher ses propres troupes de s'opposer au d é b a r q u e m e n t amér ica in .

Au Maroc je n'ai jamais eu connaissance de groupes de rés is tance civils. M . Rigault ne m'en parlera q u ' à l a fin en me disant qu' i l se chargeait d'eux et des missions à leur confier sans que j ' a i e à m'en occuper.

Dans le courant de ju in je reçus l a visite de M . Rigault. L'impression de Lemaigre-Dubreuil à mon éga rd avait dû ê t re satisfaisante puisque d 'emblée i l me parle des projets de d é b a r q u e m e n t amér ica in au Maroc et en Algérie sans savoir toutefois s'il aurait lieu cet automne ou au printemps pro­chain.

Le généra l Giraud, de son côté, proposait que le déba r ­quement en Afrique du Nord soit conjugué avec une opé ra ­tion s imul tanée dans le sud de l a France couverte par l 'ar­mée de l'armistice. Effectivement i l y eut à Vichy un certain projet de regroupement de cette a rmée pour l u i permettre de jouer ce rôle en cas de déba rquemen t allié. En fait ces dispo­sitions resteront à l 'é ta t de projet et je n'en ai jamais connu ni la nature ni l 'origine.

Très rapidement M . Rigault me déc la ra que le généra l Giraud me remerciait d'avoir accepté le commandement du Maroc en son nom le jour du déba rquement . Je dois dire que je n'ai perçu aucune reconnaissance de sa part ap rès l a r éus ­site de l 'opérat ion. A Alger i l donnait l ' impression de n'avoir pas voulu cela et s'entourait d'officiers qui avaient été les

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plus choqués par mon acte d'indiscipline et nie tournaient le dos... pour êt re d'autant plus aimables à mon égard quelques mois plus tard.

Au mois de juin 1 94 2, le colonel américain Solborg étai t venu à Alger et avait eu des conversations avec le groupe des cinq lui apportant au nom de Roosevelt la promesse que l 'Amérique « peut et veut maintenant mener à bien Vopéra-tion » sur les bases esquissées par les notes an té r ieures . Des négociat ions s'engagent et le colonel Solborg repart avec un certain nombre de procès-verbaux et de questionnaires d'or­dre militaire, politique et économique en promettant de reve­nir avec la réponse de son gouvernement.

Il y a toutefois une chose que personne ne sait : c'est le président lloosevelt lui-même qui s'occupe de l 'opérat ion Torch ! Bob iVlurphy est son représen tan t personnel, mais ni le secréta i re d'Ktat ni le général Marshal l ne sont tenus au courant des conversations en cours et des engagements pris.

.le m'en apercevrai lorsque j ' a r r ive ra i à Washington le 21 décembre . Parlant au général Marshal l et à Cordell Hull de l'accord Murphy-Ciraud et des bases militaires, politi­ques, économiques et financières des accords je constate che/ eux un tel é tonnement que je ne les revois plus pendant quelques jours, le temps pour eux d'aller é tudier l'affaire à la Maison Blanche.

Au début d'octobre 1942, Bob Murphy était ren t ré de Washington et avait annoncé au groupe des cinq que l 'opéra­tion étai t proche et qu'une conférence d ' é ta t -major était nécessaire.

Cette conférence a lieu le 2.5 octobre à Cherchell à 100 km à l'ouest d'Alger près de la ferme de M . Tessier qui assu­re lui-même la sécuri té avec les chantiers de jeunesse de Van llecke et les douairs (police indigène).

La délégat ion amér ica ine arrive en sous-marin le 2.5 à I heure du matin. Elle se compose du général Clark, chef d 'é ta t -major du général Eisenhower, du général Lemnizer, cbel du bureau des opéra t ions et futur commandant en chef de l ' O T A N , et de trois autres officiers, dont le colonel Ho l ­mes. Robert Murphy est là avec la délégation française qui se compose du général Mast, r ep résen tan t le général Giraud, et de Bigault, r eprésen tan t du groupe des cinq. Des conseillers militaires, le colonel .lousse et l 'amiral Bayot, pouvaient être consultés mais ne participaient pas aux négo­ciations.

48 I K ( I K U A R Q l ' K M K N T A I . L I K A l ! M A R O C

Les conversations durent toute la j o u r n é e . Les Améri­cains confirment tout ce qui avait été envisagé par les accords conclus à Alger avec Murphy. Puis l a délégat ion amér ica ine regagne son sous-marin la nuit suivante, décla­rant que l 'opérat ion ne serait pas exécutée avant un mois.

Le général Giraud donne son accord, et ce que l 'on a appelé les accords Ciraud-Murphy sont ofïiciellemment conclus, mais, comme je l a i dé jà dit, par Murphy r ep résen ­tant personnel de Moosevelt, et non du gouvernement a m é r i ­cain, laissé dans l'ignorance j u s q u ' à ce que, ap rè s le d é b a r ­quement, l 'amiral Darlan en conclue d'autres avec Eisenho-uer. moins avantageux pour nous.

Dans leurs grandes lignes les accords Giraud-Murphy comprenaient :

- l'engagement des Etats-Unis de combattre j u s q u ' à l a l ibération et au ré tabl i ssement de la souveraineté f rançaise dans tous ses territoires métropol i ta ins et d'outre-mer ;

- l 'accord au gouvernement d'Alger et à l a France libé­rée de la loi prêt-bai l ;

- le but de l 'opérat ion est de l ibérer l 'Afrique du Nord et d'v é tabl i r des bases pour les opéra t ions qui seront entrepri­ses de là sur l 'Europe ;

- l'armement et l 'équipement des forces françaises d'Afrique du Nord avec du matér ie l du type de celui adop té par l 'a rmée des Etats-Unis ;

- le ravitaillement des populations civiles, et des forces a rmées françaises ;

- un accord financier fixant le cours du dollar à 43 fr. 70 et prévoyant les mesures à prendre pour l'usage de l a mon­naie française par les soldats amér ica ins en Afrique du Nord ;

- l'effectif'des forces engagées en Afrique du Nord sera por té progressivement à 500 000 hommes constituant 15 divisions et 2 000 avions, promesse qui ne fut pas tenue puisque les effectifs ne dépassè ren t pas 230 000 hommes, dont 50 000 Anglais, et 850 chars. L'aviation amér ica ine ne put acquér i r la maî t r i se de l 'a ir en Tunisie qu'en mars l ( M 3 ;

- le corps d ' a rmée d é b a r q u é au Maroc sera const i tué par trois divisions dont une blindée, soit 35 000 hommes et 250 chars sous les ordres du général Patton. Ces troupes dest inées au Maroc seront t r anspo r t ée s et appuyées par une force navale comportant :

I.K D É B A R Q U E M E N T A I . U É A l M A R O C 49

- un vaisseau de ligne, le Massachusetts, de 35 000 tonnes a r m é de 4 pièces de 406 - cinq croiseurs lourds - trois croiseurs légers - un porte-avions de ligne - un porte-avions d'escorte - 29 transports

constituant en tout une flotte de 105 bâ t iments dont 72 de guerre, appuyés par 172 avions.

L e général Clark avait affirmé à Cherchell que l 'opérat ion n'aurait pas lieu avant un mois, mais le 29 octobre i l

nous fait dire que, la date ayant dû être avancée , elle était imminente et serait exécutée dans une semaine environ.

M . Lemaigre-Dubreuil va en France rendre compte au général Ciraud des résul ta t s de l'entrevue de Cherchell et du changement de date de l 'opérat ion. Le généra l approuve les décisions de Cherchell mais réag i t avec véhémence devant l a décision d'avancer la date du déba rquement . Il affirme néan­moins qu' i l prendra le commandement comme prévu ce jour-là.

Quelques jours auparavant les cinq m'avaient prescrit d ' a r r ê t e r le général Noguès et j ' ava is refusé net. Cela aurait été une faute grave sur le plan politique en raison des rela­tions existant entre le résident et le sultan. Je répugnais d'autre part d'autant plus à cette arrestation que depuis mon arrivée au Maroc, venant de Norvège, le général Noguès m'avait toujours manifesté une grande bienveillance. Je m'entretenais souvent avec lui en pleine confiance, ne lui cachais pas mes opinions et lui avais fait part, avant les pro­jets en cours, de mon espoir en un proche déba rquemen t de nos futurs alliés. Il m'avait répondu :

« Vous êtes jeune, vous ne vous rendez pas compte du temps qu'il faut pour constituer une armée. »

Nous avions déjà entendu émet t re par d'autres la même opinion lors du r éa rmemen t d'Hitler.

Je n ' a r r ê t e r a i donc pas le généra l Noguès mais je le per­suaderai. Il avait au moment de l'armistice de 1940, réagi avec vigueur et demandé que l a lutte continue dans l'empire et en particulier en Afrique du Nord, où le gouvernement aurait pu se replier avec le Parlement. Il avait dû alors céder aux injonctions du général WeygancL et probablement à l a menace que l'on ne cessait d'agiter à nos yeux : l 'invasion de

50 LK DÉBARQUEMENT ALLIÉ AU MAROC

l'Afrique du Nord par les Allemands après avoir t r ave r sé l'Espagne. (Nous savons maintenant avec certitude que Franco s 'étai t toujours opposé avec vigueur à un tel projet.) Depuis, il avait été ému par le projet entendu par notre poste d 'écoute d'une intervention d'une division p a r a c h u t é e alle­mande dans la région de Meknès, et cette crainte, m a l g r é l 'évolution des événements , avait été entretenue par les démarches réitérées du consul généra l allemand Auer en vue d'obtenir cette intervention et que notre poste d 'écoute nous transmettait.

Quoi qu' i l en soit, j 'essayerai de convaincre Noguès , mais i l me fallait un certain temps pour y parvenir.

Dans les dernières instructions que m'apporte Rigault le 1 novembre, les cinq acceptent de ne pas faire a r r ê t e r Noguès mais insistent sur l 'obligation de s'opposer à toute rés is tance a rmée au déba rquemen t . C'est bien mon intention. Rigault me remet en même temps un dossier donnant quel­ques précisions sur le plan d 'opéra t ion amér ica in , les effec­tifs et le résumé des accords de Cherchell.

.l 'essayai d'avoir quelques indications sur l a date du déba rquemen t , interrogeant Rigault sur l a durée de l a tra­versée de l 'Atlantique. Il me répondi t que le convoi étai t dé jà parti . J ' e spé ra i s néanmoins disposer d'une huitaine de jours car la t raversée pour un tel convoi é ta i t normalement d'une quinzaine de jours. J'en parlais au colonel Mol le , mon chef d ' é ta t -major , et à quelques officiers de mon entourage, puis cherchais le moyen de faire le siège du généra l Noguès quand, le 6 novembre vers 19 heures, on introduisit dans mon bureau un jeune officier qui se p ré sen ta comme lieute­nant Dimary et me tendit un papier sur lequel é ta i t écri t :

« Jour .1=8 novembre, heure H = 2 heures GMT. »

C'était donc dans un peu plus de vingt-quatre heures. Sur le moment j ' a i faill i tout abandonner, mais i l n ' é t a i t

pas possible pour l'honneur et le sort de l a France de laisser exécuter les ordres de rés is tance de Vichy. Il n'y avait plus de possibilité dans l a seule jou rnée du lendemain de préveni r le résident et d'obtenir son accord, à moins qu ' i l n'ait été dis­crètement prévenu par une autre voie et qu ' i l ne me rie au nez quand je lui annoncerais l a nouvelle, tant i l me paraissait monstrueux qu'un chef français pû t s'opposer par les armes à des alliés qui venaient nous l ibérer .

Nous connaissions pourtant sa réponse à une question indiscrète :

L E D E B A R Q U E M E N T A L L I É A U M A R O C 51

» Si les Américains arrivent avec 25 divisions je leur dresserai des arcs de triomphe. Si ce n'est qu'un commando je le combattrai par crainte d'une intervention allemande au Maroc. »

J'avais par ailleurs une certaine appréhension sur l 'atti­tude de la marine. Elle étai t ent ièrement dévouée à Darlan (|ui avait doté la France d'une flotte magnifique, mais avait pris le pouvoir à Vichy.

La marine l'ayant suivi, i l fallait autant que possible évi­ter son contact direct avec les Américains. Seule la défense de la zone de IVIazagan et de Rabat ne comportait aucun de ses éléments.

Au reçu de l 'indication du jour et de l'heure du débar ­quement j 'avais envoyé un agent de la sûreté chercher le vice-consul américain King que je savais être dans le secret. Il arrive blanc comme un linge. « Mon cher, ce n'est pas la peine de faire cette tête-là ; nous sommes dans le même bain. » Soulagé , il sourit. Je lui demande alors les emplace­ments des déba rquement s . Il me répond :

« Sur toutes les plages. » Donc il les ignore et, dans ces conditions, je le prie de

té légraphier en mon nom au commandant des forces améri ­caines qui aborderont au Maroc le surlendemain. Le télé­gramme disait en gros :

« Ne vous opposez pas directement à la marine et débar-(/uez de préférence à Rabat et Mazagan. Vous vous rabat­trez ensuite sur Casablanca par l'intérieur des terres où c'est moi qui. commanderai. Vous ne recontrerez donc aucune résistance. »

Je leur demandai par ailleurs, et surtout, d'envoyer sur la plage de Rabat un dé tachement commandé par un généra l avec lequel j ' i r a i s trouver le généra l IMoguès qui serait ainsi convaincu de la vérité de ce que je lui dirais par lettre.

Le t é légramme a bien été envoyé et reçu. Plus tard, à Washington, le généra l Marshal l me l ' a confirmé en ajoutant toutefois que dans une opérat ion d'une telle envergure i l était impossible de changer quoi que ce soit.

Comptant donc sur l 'arr ivée d'un contingent amér ica in à Uabat, je décidai de ne pas alerter sa garnison, à l'exception d'un bataillon du régiment d'infanterie coloniale du Maroc, unité t rès sûre composée uniquement de jeunes F rança i s venus de France pour reprendre l a lutte à partir du Maroc, et pour lui donner mes instructions je convoquai le colonel

52 L E D Ê B A H Q l E V I E N T A L L I É A l M A K O C

Magnan. commandant le régiment , dont je connaissais bien les sentiments. Il les reçut avec enthousiasme.

Je placerai le bataillon autour de la résidence pour évi­ter toute prise de contact brutale entre sa garde et les soldats amér ica ins . Malheureusement nos jeunes França i s manifes­tèrent une telle ardeur qu'ils donnèren t au général N o g u è s ' rimpression que je l 'ass iégeais .

Par ailleurs j ' avais fait prévenir le général Mar t in , com­mandant la division de Marrakech, ancien chef d ' é ta t -major du généra l Giraud, que M . Higault étai t allé voir de son côté . Il donna son accord.

Quant à la division de Meknès , ayant reçu le 6 la visite de son chef d 'é ta t -major , le colonel Dewinck, qui proclamait à qui voulait l'entendre sa haine de l 'Allemagne hi t lér ienne, je l'avais mis au courant de ce qui allait se passer en lui pres­crivant de prévenir son chef, le général Dody, au dernier moment, en insistant pour qu ' i l se joigne à nous.

KM même temps je rédigeai un ordre généra l d 'opéra t ion que je ferai porter à toutes les divisions du Maroc le 7 au soir. J 'y annonce le déba rquemen t amér ica in le M à 2 heures du matin au Maroc et en Algérie. J'ajoute que le généra l Giraud prendra à la même heure le commandement de l 'Afrique du Nord et qu ' i l m'a nommé commandant les trou­pes du Maroc pour accueillir les Américains en alliés en interdisant tout acte d 'hosti l i té contre eux.

D'autre part, je convoquerai le généra l commandant l 'aviation du Maroc dès mon ar r ivée à Rabat dans la nuit du 7 au H novembre avant de prévenir Noguès.

Enfin je p r é p a r a i deux lettres, une pour le généra l Noguès, rés ident généra l , l'autre pour l 'amiral Michelier, commandant la marine. Ces lettres leur annonça ien t l 'événe­ment, la prise de commandement du général Giraud et de moi-même, ainsi que l'ordre que nous avait donné le généra l Giraud d'accueillir les Américains en alliés et les dispositions prises en conséquences . A cette lettre é ta ient joints les ren­seignements sur les effectifs amér ica ins , leur but, les assu- • rances reçues des au tor i tés amér ica ines à Cherchell pour le ré tabl issement de l a France et de ses colonies dans leur inté­gri té , l'armement de nos troupes, le ravitaillement, etc.

Dans la j ou rnée du 7 je reçus l a visite de M . Roger Gro-mand que les cinq m'envoyaient pour m'aider, car i l é ta i t en contact direct avec eux et travaillait dans le même sens. Secré ta i re général de l a région de Fès, M . Gromand é ta i t un des membres les plus dis t ingués du corps de contrôle . Il avait

LE DÉBARQUEMENT ALLIÉ AU MAROC 53

noyauté au Maroc les cont rô leurs dont quelques-uns nous apporteront leur concours, dont M M . Boniface et de Ker-raoul. M M . Contard, Vallat , Capitant, etc., é ta ient seule­ment prévenus et p rê t s à nous aider.

D'accord avec M . Gromand, nous convenons de ne plus nous quitter j u s q u ' à la fin de l 'opérat ion.

M . Gromand avait vu quelques jours avant Mme Noguès pour essayer de connaî t re par elle la mental i té du généra l . Elle étai t t rès mauvaise. Aussi quand je lui exprimai mon optimisme dans la réaction du rés ident , i l me d é t r o m p a aus­sitôt. Par contre j ' é t a i s presque certain q u ' à Alger le général Juin étai t dans le complot ou tout au moins au courant car, en octobre, r éun i ssan t les chefs de corps de ma division dans mon bureau, il nous avait dit :

« Iai guerre est à un tournant. Nous avons encore l'ordre de résister à un débarquement américain. Dans quelques mois nous aurons peut-être Tordre inverse. »

Malheureusement du fait de la coupure des lignes télé­phoniques, je ne pus entrer en contact avec lui dans l a nuit du 7 au H.

Nous té léphonons d'abord à l'adjoint du colonel Herviot, directeur de la police du Maroc, alors absent, pour lui dire, sans autre précision, que des événements se produiront le lendemain mais qu'en aucun cas l a police ne devra inter­venir.

Je donne l'ordre de couper toute les communications téléphoniques à 1 heure du matin, et à 23 heures nous par­tons pour Rabat ap rès avoir laissé le commandement de ma division au généra l Desré, commandant la subdivision, qui s'engage à ne pas combattre les Américains . I l changera cependant bientôt d'avis au contact de l 'amiral .

Arrivés à Rabat, nous retrouvons les officiers et contrôleurs que nous avions convoqués et nous nous rendons tous ensemble au commandement des troupes du Maroc. Je lais porter ma lettre au généra l Noguès par le capitaine de Verthamont, neveu de Mme Noguès, auquel j ' ava is recom­mandé d'insister de ma part auprès de son oncle, mais qui nous a auss i tô t trahis.

A Casablanca, le colonel Molle portait lui-même ma lettre à l 'amiral Michelier. Le généra l Lascroux, comman­dant supér ieur des troupes du Maroc, dont je me méfiais, devait être éliminé sur les ordres des cinq par le lieutenant de Marci l ly et des agents de l a sûreté qui l ' amèneron t à Mek-nès.

54 l-K D É B A R Q U E M E N T A L L I É A l M A R O C

De Casablanca j ' avais désigné un certain nombre de mes officiers pour aller sur toutes les plages afin de donner aux troupes qui y étaient placées en permanence Tordre de ne pas tirer sur les Américains . Ils sont ainsi intervenus à Féda­la, Port-Lyautey et Mazagan. La plage de Fédala , à 25 ki lo­mètres environ au nord de, Casablanca, é ta i t la plus grande et la plus importante de toutes. Au reçu de mon ordre, que lui apporta le commandant Le Vacon, l 'unité de tirailleurs qui l'occupait sur toute sa longueur a plié bagages et est r en t rée dans son cantonnement. Toute une division amér ica ine va d é b a r q u e r sur cette plage au cours de l a j ou rnée du 8. Elle ne recevra pas un seul coup de feu, mais, le temps é tan t mau­vais, des embarcations ont chaviré et des soldats se sont noyés.

Les premiers éléments a r r ivè ren t à la propr ié té du prin­ce Charles Murâ t , qui avait épousé une Américaine, et qui , réveillé par le canon de la marine, regardait de sa fenêtre l 'arr ivée de nos alliés.

Au Grand Hôtel de Fédala habitait un élément de l a com­mission d'armistice allemande. Tous ses membres ont été cap tu rés en pyjama par les soldats amér ica ins . Ils atten­dront la fin de la guerre aux Etats-Unis.

A Port-Lyautey, le 1 e r tirailleurs avait reçu mon ordre avec enthousiasme, ce qui permit aux Américains de prendre pied sur la côte. Malheureusement peu après le généra l Noguès donnait l 'ordre de rés is ter . Le colonel, pris de pani­que, organisa une contre-offensive qui échoua mais coû ta la vie à de nombreux tirailleurs et à 8 officiers de premier ordre.

Sur les autres plages i l n'y eut aucune autre tentative de déba rquemen t , sauf à Safi pour neutraliser le port.

A Casablanca l ' amira l Michelier avait reçu ma lettre ; elle l 'avait mis en fureur, et s'adressant au colonel Molle i l lui dit :

« Vous êtes des enfants. Vous vous êtes laissé rouler par la Oestapo. J'ai mes renseignements ; il n'y a pas un bateau sur l'Océan. »

Ce qu' i l ne cessera de répé ter jusqu'au matin quand i l en verra plus de cent. Il avait reçu quelques jours auparavant un bulletin de renseignements de l ' ami rau té de Vichy lu i don­nant l a situation des réserves navales alliées. Un de ses agents avait vu passer devant Tanger le convoi qui se rendait à Alger et à Oran mais que tout le monde croyait dest iné à Malte. Il avait envoyé à l ' amiral l a liste des bâ t iments . Ils

L E D É B A R Q U E M E N T A L L I É AL! M A R O C 55

correspondaient à celle des disponibili tés signalées par l ' amirauté de Vichy et l 'amiral en avait déduit que les alliés n'avaient plus aucune réserve. D'où sa position.

A llabat, le généra l Noguès avait été t rès choqué par ma lettre mais en même temps frappé par mon ton respectueux et mon engagement de le laisser reprendre ses fonctions de résident après le succès de l 'opérat ion. Il décide alors de télé­phoner à Juin, qui est à Alger le commandant en chef de tou­tes les forces d'Afrique du Nord. Le téléphone est coupé et le seul poste radio susceptible de communiquer avec Alger est celui de la marine. Noguès rédige donc son té légramme pour Juin eu lui demandant sa décision et l'envoie par l ' in termé­diaire de l 'amiral Michelier qui le fait parvenir à Vichy au lieu d'Alger. Laval , furieux, veut limoger Noguès et le rem­placer par iVlichelier. Noguès téléphone alors à l 'amiral . Il y avait une ligne secrète entre eux que tout le monde ignorait. Kl le n'avait donc pas été coupée. L 'amira l répète au résident ce qu'i l a dit à Molle. Il n'y a pas un bateau sur l 'Océan. A la rigueur il ne peut s'agir que d'un coup dans le genre'de celui de Dieppe. Noguès lui demande s'il a envoyé un avion en reconnaissance. Non, l 'amiral fait des économies d'essence. Toujours hanté par les projets d'intervention allemande, le résident est sensible à l 'explication de l 'amiral et croit que nous avons été victimes d'une machination organisée par l a Gestapo.

Dans la soirée un long té légramme chiffré de Vichy étai t arr ivé à l ' ami rau té mais le travail de déchiffrement é tant trop long on le remit au lendemain. Or le t é légramme signa­lait à Michelier que des forces navales alliées t rès importan­tes se dirigeaient vers lu i .

Après sa réact ion verbale, sans avoir même pris connaissance du t é l ég ramme, Michelier en vint hélas ! à l 'ac­tion. Un échange d'obus de 406 et de 380 entre le Massachu­setts américain et le Jean-Bart f rançais , a m a r r é à quai dans le port, avait gravement touché ce dernier, qui s 'échoua. Dans sa fureur d'avoir été contredit par les faits, Michelier alerte sa flotte dite 2 e escadre légère et, à 7 heures, lui donne l'ordre d'attaquer la flotte amér ica ine , mais, le temps d'ap­pareiller, les torpilleurs ne prennent le large q u ' à 9 heures et le croiseur Prirnauguet à 1 l h. Les Américains admirent le courage de ces marins f rançais mais reçoivent leurs coups et leur répondent . Au début de l 'après-midi l a quasi- total i té de l'escadre est dét rui te . De nos 7 sous-marins, 6 sont per-

56 I.K D É B A R Q U E M E N T A L L I É A l M A R O C

dus. Un seul a pu rejoindre Dakar. L 'amiral a perdu tbus ses bateaux. 500 marins sont tués et plus de 1 000 blessés.

S e comportant comme le chef de la défense à terre comme en mer. Miehelier avait envoyé un contre-amiral à ma

division pour en prendre la tête. Il prescrit au généra l Desré de contre-attaquer les Américains déba rqués à Kédala. Desré, impressionné par l 'amiral , s'y prê te , mais ma division que j ' ava is dressée en prévision d'une reprise des hosti l i tés contre l'Allemagne, mit tant de mauvaise volonté à se porter vers Kédala que le contact avec les Américains ne se produi­sit qu ' ap rè s l'armistice conclu par Noguès et Patton, et la fraternisation remplaça les coups de feu.

Dans la matinée du 8, un colonel américain en tenue de campagne, casque en tête , arrive à ma division ap rès avoir t r aversé sans être inquiété toutes les unités françaises ren­contrées . C'étai t un de mes camarades de promotion d'Ecole de guerre qui demandait à me voir et m'apportait une lettre du général Patton ... que je reçus seulement l 'année suivante à Washington.

Noguès avait installé son poste de commandement à Kès et le généra l Lascroux avait repris le sien.

A Itabat, dès 2 h. du matin, nous attendons. Nous appre­nons d'abord que l'heure du déba rquemen t est reculée à 5 h. (Test long. A 5 h., fébrilement, nous attendons toujours les Américains que mes hommes doivent guider vers moi depuis la plage de Itabat. Mais à 5 h., rien !, 6 h., 7 h. toujours rien. A 8 h. des avions amér ica ins nous mitraillent. La grande sal­le, si pleine de gens enthousiastes où nous nous trouvions, se vide progressivement.

D 'après ce que j ' a i su depuis, le général Noguès avait cru que je l 'assiégeais , alors que j ' ava is seulement en touré la résidence avec un bataillon pour lui éviter un contact trop rude avec les Américains que j 'attendais.

Vers 8 ou 9 heures, Noguès m'appelle au té léphone. Evi­demment i l n 'a pas compris le but que j ' ava is poursuivi en l'encerclant et i l me somme de renvoyer mes troupes en me menaçan t de me faire attaquer par le 1er régiment de chas­seurs d'Afrique, un de mes rég iments les plus chers.

Le généra l commandant la cavalerie au Maroc me sup­plie presque à genoux de lui éviter de m'attaquer. Je lui réponds que je n'ai absolument pas envie de me battre avec lui et que mon seul but est d'aider les Américains à nous libérer.

LE DÉBARQUEMENT ALLIÉ AU MAROC 57

.) e décide de me rendre à l a résidence. Le généra l , qui me suppliait cinq minutes à peine auparavant, ne me salue même pas. Mes complices - c'est à ce titre qu'ils ont été inculpés avec moi - Gromand, Boniface, Kerraoul , Dimary et Rostand, décident de m'accompagner.

Le directeur adjoint de l a police m'aborde alors et me dit :

« Mon général, vous m'avez fait de la peine. - Pourquoi ? - J'ai eu l'impression que vous n'aviez pas confiance en

moi. - Regardez ce qui se passe. - Eh bien, mon général, je tiens à vous dire que vous

pouvez avoir confiance en moi en toutes circonstances. -Jusqu'à l'évasion ? - Oui, mon général, en toutes circonstances. Quelques mois plus tard cet homme, magistrat d'origine,

étai t desti tué par le commissaire à l a Justice pour avoir été au service de Vichy. Je suis intervenu personnellement pour lui, j ' a i fait valoir son héroïsme en cette circonstance. Tout lut inutile et le malheureux, dest i tué de l a magistrature où i l espérai t rentrer, s'est suicidé.

Sur le moment, je l 'avais félicité : « Vous êtes un héros, mon cher, mais je n 'aurai pas

besoin de vos services. Je me rends à la résidence et je ne m'évaderai pas. »

Avec mes compagnons, nous nous rendons à l a résiden­ce, seuls. Un tirailleur, fusil mitrailleur en batterie, nous met en joue. Noguès refuse de nous recevoir et un sous-officier nous enferme dans le bureau de l ' a t t aché militaire. Nous y restons toute la j ou rnée et à 17 heures des gardes mobiles nous emmènent à la prison civile de Meknès où nous sommes incarcérés .

Le généra l Noguès - je l ' a i su depuis - avait donné l 'or­dre au généra l Lascroux de nous faire passer devant une cour martiale mais en ajoutant :

« Ne vous pressez pas » Mais Lascroux, lui-même a r r ê t é par le comité des cinq,

a précipité au contraire la p rocédure . Le lendemain, le bâ tonnie r des avocats de Meknès , qui

avait reçu l 'ordre de désigner un défenseur, s 'étai t choisi lui -même. Il vient me voir à l a prison et me montre l'acte d'accu­sation pour trahison et rébellion, crime puni par l a peine de mort. Mes compagnons ne sont accusés que de complicité.

58 I.K D É H A K Q I ' E Y I E N T A L L I É A L ! M A R O C

Le jour suivant, l'audience commence, solennelle, mais à midi un sous-officier greffier passant derr ière notre banc d 'accusés murmure :

« Les ordres viennent d'arriver de faire traîner les cho­ses en longueur. »

Le lendemain matin l a cour décide qu' i l y a lieu de procé­der à un supplément d 'enquête , se contredisant avec ce qu'el­le avait déclaré la veille.

La raison de cette décision é ta i t l 'entrée en pourparlers de Patton avec le généra l Noguès et son premier mot avait été :

« l'as d'exécution » car i l savait où nous étions. Le général Patton ayant menacé de bombarder Casa­

blanca à H heures, le cessez-le-feu fut aussi tôt conclu. Le déba rquemen t amér ica in a réussi , c'est l'essentiel. Mous avons malheureusement à regretter les pertes de la marine : celles de Port-Lyautey, et une escarmouche avec un goum. Il n'y avait pas eu d'autres combats.

Quant à nous, r a s su rés par le résu l ta t obtenu, nous pas­sons toute la jou rnée devant nos juges, pouvant ainsi nous rendre compte de l 'horreur des juridictions d'exception où aucune décision n'est prise par la cour sans un coup de télé­phone préalable .

Après quelques jours passés au camp d 'E l Hajeb nous étions l ibérés. N'ayant personnellement pas le droit de rester au Maroc, je partis pour Alger d 'où le général Giraud m'en­voya à Gibraltar où je fus rejoint par mes « complices », tous envoyés en résidence forcée chez les Anglais dont l 'hospitali­té fut merveilleuse.

Trois semaines a p r è s , j ' é t a i s envoyé, par le même Giraud, à Washington pour y négocier avec le gouvernement américain le r éa rmemen t de notre a rmée d'Afrique, comme Clark nous l 'avait promis à Cherchell.

A Alger, les choses s 'étaient mieux passées qu'au Maroc g râce au colonel B a r i l , dont le régiment gardait les cô­

tes, au général Mast, qui commandait la division, et surtout au généra l Juin, qui entra en contact dès qu ' i l le put avec le général amér ica in .

Quelques centaines de « rés i s tan t s » avaient fait prison­niers le général Juin , l 'amiral Darlan et Bob Murphy lui-même. Délivré quelques heures ap rè s par des gardes mobi­les, le général Juin put faire donner par l 'amiral l 'ordre de

LE DÉBARQUEMENT ALLIÉ AU MAROC 59

cesser le feu. Il aurait voulu donner les mêmes consignes au Maroc mais ne put entrer en contact radio qu'avec l 'amiral Michelier qui p ré tenda i t n'avoir d'ordre à recevoir que de Vichy. C'est donc seulement le 10 que le capitaine Dorange, officier de liaison entre Juin et Noguès , put entrer en relation avec le cabinet du résident qui , de son côté, avait t r a i t é avec Pat ton.

Le 11, ce dernier invite Noguès et ses collaborateurs à déjeuner à son quartier généra l de Fédala . A la réunion qui précède ce déjeuner, Patton sort un papier dont i l donne connaissance à ses invités. Ce sont les instructions qu ' i l avait reçues en cas de rés is tance a rmée des F rança i s . Il avait dans ce cas l'ordre d'occuper tout le territoire et de le faire admi­nistrer par des gouvernements militaires tels qu'ils é ta ient prévus par l ' A M G O T .

Devant l a mine consternée de ses hôtes , Patton en un grand geste théâ t r a l déchire le papier et déclare que le Maroc continuera à être adminis t ré par les F rança i s , qui sont d'ailleurs des alliés des Américains .

Un extraordinaire climat de cordial i té s 'établi t auss i tôt , et quelques jours ap rès le généra l Noguès organise à la rési­dence à llabat une grande réception en l'honneur des Améri­cains, tandis qu'un service religieux est céléLré à l a ca thé­drale pour le repos de l ' âme des França i s et des Américains tués au cours des combats.

C'est dans ces conditions que le Maroc a été délivré de l'emprise allemande, marquant ainsi un tournant décisif dans le déroulement de l a guerre, dans laquelle l 'initiative appartiendra désormais aux alliés.

GÉNÉRAL BÉTHOUART

L a débâcle é ta i t consommée. Nous venions, le 22 ju in 1940, d'entendre l'annonce de l 'armistice à l 'hôpital de

Tarbes où nous ét ions, quelques officiers blessés et évacués, ap rès avoir reçu, en Lorraine, sur l a Somme et sur l 'Aisne, le formidable choc aéro-bl indé de l ' a rmée allemande. Nos lar­mes à peine séchées et l a colère au cœur, nous refusons la défaite. Puisqu' i l faut subir l 'armistice, celui-ci ne sera qu'un relais pour reprendre souffle et p r é p a r e r l a bataille qui conduira à l a victoire.

60 LE DÉBARQUEMENT ALLIÉ AU MAROC

Quelles chances avions-nous ap rè s de tels revers et l ' ins­tauration d'un régime qui nous conviait à l a contrition plutôt q u ' à l 'action ? D'abord notre volonté de rés is ter et de vain­cre, qui é ta i t aussi farouche que nos mains é ta ient vides. C 'é ta i t l'essentiel. Et l 'appel du 18 ju in , que beaucoup d'entre nous, au combat, dans les ambulances ou sur les voies de l a retraite, n'avaient pas entendu, allait l a transcen­der par l a puissance de son souffle. Ensuite, i l é tai t clair que Hitler commettait des erreurs graves pour lui : ne pas occu­per l a Grande-Bretagne dans l a foulée de l ' invasion, sous-estimer l'importance s t ra tég ique de l 'Espagne, et laisser pratiquement ouvertes les côtes africaines françaises de la Médi te r ranée et de l 'Atlantique. Il m'apparut immédia te ­ment que ce créneau nord-africain découvert serait le seul par lequel nous pourrions, le moment venu, reprendre les hosti l i tés. C'est l 'idée directrice de mon action pendant les deux années qui vont suivre. C'est aussi l 'argument par lequel je tenterai de convaincre ceux que j 'est imerai capa­bles de rés is ter .

Mais , pour réuss i r , i l fallait une a rmée , fût-elle camou­flée. D'importants moyens logistiques étaient nécessa i res . Par-dessus tout, i l é ta i t indispensable que nos alliés poten­tiels se déterminent : ce qu'ils firent en ju in et en décembre 1 941 tandis que, sans fail l ir , l a glorieuse Angleterre tenait seule.

D ès que je suis en mesure de marcher, je quitte subrepti­cement l 'hôpi tal et je décide de gagner Alger, où ma

connaissance de l'Afrique du Nord me permettra, semble-t-il, d 'ê t re plus utile q u ' à Londres. D'Alger , j 'obtiens mon affec­tation à Marrakech comme chef du 4 e bureau de l a division, fonction que j ' ava is déjà exercée le 2 septembre 1939, en succédant au capitaine Koenig et d 'où j ' é t a i s parti pour le front f rançais .

Mon passage à Rabat est décevant . Le généra l Noguès , sur qui je fondais de grandes espé rances , vient d'interdire l'accostage du Massilia. L a population française n 'a , dans l'ensemble, rien compris à notre désas t r e et se laisse, dès le début , séduire par certains aspects de l a « révolution natio­nale ».

Arrivé à Marrakech, je commence à réuni r les rudiments d'une organisation qui parvient à camoufler 400 000 litres d'essence d'avion et plusieurs tonnes d'aluminium. Le géné-

LE DÉBARQUEMENT ALLIÉ AU MAROC 61

ral Mar t in , aup rès de qui j ' avais été officier de liaison, le 7 ju in 1940, lors de l'attaque allemande sur l 'Ailette, est nommé au commandement de l a région et manifeste beau­coup de compréhension à notre éga rd .

Le 2 septembre 1940, Si el Hadj Thami el Glaoui, pacha de Marrakech et caïd des tribus Glaoua, m'invite à dîner en tête à tête. Il me déclare qu' i l n'ignore pas mon action, et qu'i l est convaincu, pour sa part, que les puissances occiden­tales triompheront d'une Europe oriental isée à l'allemande ou à l a russe. En conclusion, i l m'offre son entier concours pour la p répa ra t ion du second acte du drame que couronne­ra la victoire.

A l a même époque, je prends contact avec Gaston Palewski qui est de passage à Marrakech avant de gagner Londres et je me préoccupe de faire passer plusieurs de nos amis aux Etats-Unis, en Angleterre et au Congo belge par langer et Lisbonne.

Affecté à Casablanca, j 'étoffe mon organisation, mais i l faut se garder de plus en plus du consul généra l allemand Auer, des commissions d'armistice et, du côté f rançais , de l'action de l a nouvelle légion des combattants qui ne tardera pas à sécréter le S.O.L. (service d'ordre légionnaire) , ainsi que du P.P.F. ent ièrement acquis à l a collaboration avec l'ennemi. Nous nous fixons quelques buts essentiels. Il nous faut surveiller les França i s et les Marocains qui prennent contact avec les Allemands ; à cet effet, une équipe de photo­graphes opère dans les différents lieux intéressés . Nous sui­vons attentivement les activités des « collaborateurs ». A l ' in ­verse, nous recherchons tous ceux qui sont susceptibles de nous aider et de s ' in tégrer dans notre réseau . Ma lg ré l a per­méabil i té de certains éléments de l a population à l a propa­gande de Vichy, ceux qu'anime l'esprit de rés is tance sont encore nombreux et plusieurs groupes se sont consti tués autour de Val labrègue , Kairourdan, Funck-Brentano, Parent et Lebourg. Enfin, nous nous employons, par tous les moyens, à a t t énuer les effets des lois d'exception que certai­nes au tor i t és régionales et locales tendent, hélas ! à appli­quer avec une âpre té croissante.

Est-il besoin de dire que les difficultés que nous rencon­trons ne diminuent pas. Le service de renseignements de la marine et les services de sécuri té civils s ' intéressent de plus en plus à nos activités. Les événements de Syrie ajoutent à la confusion des esprits. L a lésion des combattants subit davantage l'influence de Montoire, et le généra l Trinquet qui

62 I.K I)KH/\K0IE.V1ENT ALLIÉ AU MAROC

la dirigeait officiellement, bien qu 'en t iè rement acquis à notre cause, s 'éteint à Casablanca après m'avoir fait l a confession de ses déchirements in tér ieurs . L a mort de cet officier géné­ra l , de mère anglaise, et sous les ordres de qui j ' ava i s été autrefois, comme jeune sous-lieutenant en opéra t ions au Moyen-Atlas, me priva désormais de toute protection. Jusque- là le général Noguès, dont les sentiments intimes ne faisaient guère de doute, avait été bienveillant à mon éga rd , et Mme Noguès étai t allée j u s q u ' à me recommander d 'ê t re discret dans ma correspondance et mes communications télé­phoniques. Il n 'empêche que je fus éloigné de l a côte atlan­tique et envoyé à Fès.

A Fès, mes collaborateurs sont dans d'excellentes dispo­sitions. L'entrée en guerre de l 'Union soviétique et celle des Etats-Unis d 'Amérique ont naturellement un excellent effet sur le moral de l a population. Je décide alors de part ir pour la France afin d 'é tabl i r des liaisons avec la Résis tance inté­rieure et de me renseigner sur les projets ou, tout au moins, les possibilités d'action. Malheureusement, au moment où j ' a l l a i s embarquer, je suis invité à retourner volontairement au Maroc sous peine d'y êt re contraint par les voies de droit. Mon dépa r t clandestin avait été dévoilé. Me voici donc de retour à Casablanca, où je me réfugie quelque temps. J 'en profite, puisque les Américains sont désormais be l l igéran ts , pour organiser des liaisons, notamment avec le consul Mayer de Casablanca et les vice-consuls Pendar, K ing et Knight dé tachés au Maroc par Robert Murphy. Elles fonc­tionneront jusqu'au déba rquemen t .

En 1942 l ' a tmosphère s'alourdit. Les Allemands font de nouvelles conquêtes qui impressionnent fort l a population. Le généra l Noguès, harcelé par les éléments de droite qui lui reprochent sa nomination par Léon Blum en 1936, s'engage davantage dans le giron de Vichy et semble ne plus guère croire à une victoire alliée. L a présence des Allemands dans les Balkans, à Stalingrad et sur le Caucase, l 'opéra t ion de Dieppe et l a prise de Tobrouk apportent l ' inquiétude et le trouble jusque chez nos amis. Certains de nos partisans se lassent et risquent de nous échapper . Il me faut les réconfor­ter et les stimuler. D'autres, comme le généra l Richert, s'ex­citent et risquent de nous attirer de sér ieux ennuis. Un de nos agents vient d 'ê t re a r rê t é et in terné . Je mesure combien i l est difficile de tenir deux années dans l a clandest ini té sans pos­sibilité d'action extér ieure .

Ih. DKUAHOl 'KMKNT VI.I.IK A l 1 MAHOC 63

C'ost alors qu'au débili du mois do mai 19-12 jo reçois la \ i s i le de Henri d'Astior de La Vigorie qui m'est présenté par l'un de mes collaborateurs, lo capitaine Lamson. aujourd'hui contrôleur général de l 'armée. Los choses vont changer.

Henri d'Astior m'informe du projet d'intervention alliée on Afrique du Nord et do la décision du comité des cinq d 'A l ­ger, composé do Lemaigro-Dubreuil. Jacques de Saint-l lardouin. Henri d'Astior do La Vigorie. Higault et Van Ilec-Uo. do me proposer d'assumer la responsabi l i té de la prépa­ration civile, politique et administrative du déba rquemen t au Maroc. Le chef militaire responsable pour le Maroc sera désigné d'autre part : je serai son adjoint civil mais, afin de sauvegarder le secret, je ne le connaî t ra i qu 'à la dernière heure, pas plus qu'il ne saura qui je suis jusqu'au moment de passer à l'action. Au cours d'un long échange de vues, Henri d'Astior me précise les conditions qui ont été acceptées par Robert Murphy au nom du président Roosevelt : restaura­tion de la France et do son outre-mer dans son intégri té et son indépendance, respect de la souveraineté française dans les opéra t ions militaires qui se dérouleront sur nos territoi­res, promesse do confier au commandement français la direc­tion s t ra tégique des opéra t ions en Afrique du Nord, accords de ravitaillement, bénéfice de la loi prê t -bai l , cours du dollar à .10 francs, etc. Je lui donne mon accord.

Mes prévisions se réal isaient ! La France, demeurée pré­sente aux combats g râce à la France libre, allait maintenant s'engager tout entière dans la guerre !

L e projet d 'opéra t ion en Afrique du Nord, qui prit le nom d 'opéra t ion T o r d i , ne fut. en fait, définitivement décidé

que le 25 juillet 1912. Deux autres éventuali tés avaient été étudiées par les chefs d 'é ta t -major des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne et les r ep résen tan t s du prés ident Roose­velt, l'une prévoyant le renforcement de l ' a rmée britannique d'Egypte pour la destruction de l ' a rmée de Rommel en Libye, l'autre, un d é b a r q u e m e n t sur les côtes de Bretagne ou du Gotentin à l'effet d 'é tabl i r une solide tête de pont qui servi­rait u l tér ieurement de base de dépa r t . Ces deux dernières avaient la préférence des Américains , mais, sous l'influence de Churchil l , c'est le projet de déba rquemen t en Afrique du Nord qui fut adopté . Il permettait seul, en effet, d'engager une action en 1942, comme le demandait l 'Union soviétique avec insistance, et avant que les conditions météorologiques

64 l,K D K H A U O I K M K N T AI.I.IK A l M A R O C

ne lussent trop défavorables . Il laissait un délai suffisant, avant les grandes opéra t ions s t ra tég iques en Europe, pour que les fabrications de guerre lancées par l'industrie amér i ­caine puissent fournir les énormes quant i tés de matér ie l , d'armes et de munitions nécessai res .

Dans une première hypothèse, le débarquement devait s 'opérer exclusivement en Médi te r ranée , à Oran, Alger et Bône, afin de pouvoir occuper Bizerte et Tunis avant la réac­tion vraisemblable des Allemands. Mais , à l 'instigation des Américains, il fut finalement décidé qu'il s'effectuerait sur la côte atlantique du Maroc, à Oran et à Alger.

Pour cette opéra t ion , il fut prévu qu'une partie des trou­pes viendraient directement des Etats-Unis et les autres de Grande-Bretagne. En raison de l'anglophobie qui sévissait en Afrique du Nord et qu'expliquait l'attitude des Bri tanni­ques à l 'égard de notre marine, les troupes anglaises porte­raient l'uniforme amér ica in . Il est certain que la banniè re étoilée d'un pays qui étai t en guerre avec l 'Allemagne mais conservait sa r e p r é s e n t a t i o n diplomatique à Vichy constituait le meilleur élément de ralliement de l'Afrique du Nord.

Le transport serait a s su ré par 1 10 navires escor tés par la total i té des flottes anglaises et amér ica ines de l 'At lant i ­que. Ce qui représen te ra i t au total cent six mille hommes de troupe alliés et huit cent cinquante bât iments de tous bords. Jamais opérat ion d'une telle audace n'avait été entreprise à plusieurs milliers de milles des bases de dépa r t , au-de là d'un océan baignant des côtes hostiles et infesté de sous-marins ennemis. Guillaume le Conquéran t avait mis sept cent cin­quante vaisseaux à l a mer pour transporter une quinzaine de milliers d'hommes. Au seizième siècle, l 'Invincible Armada ne comptait que cent trente navires de haut bord. Jamais, non plus, le secret ne fut aussi bien gardé .

Mais l'angoissante question que se posaient le gouverne­ment amér ica in et le généra l Eisenhover étai t celle de savoir l'accueil que l'Afrique du Nord rése rvera i t au corps expédi­tionnaire allié. Sur le plan politique, l a démocra t ique Amé­rique souhaitait d 'ê t re appelée et non pas imposée. Du point de vue militaire, on ne pouvait négliger que l a mission de nos forces en Afrique du Nord, fixée par Vichy, étai t de com­battre sans merci tout assaillant y compris l 'Américain. Or notre a rmée d'Afrique, reconst i tuée ma lg ré l'ennemi par Weygand et par Juin , r eprésen ta i t une force de 200 000 combattants qui, bien que ne disposant que d'un matér ie l

I,K DKBAIIOI'KMENT ALLIE A l 1 V1AKOC 65

périmé dissimulé aux commissions d'armistice, é taient capa­bles de rejeter nos alliés à la mer et de provoquer une vigou­reuse riposte allemande. Au moment où, à l'est, Stalingrad subissait une dangereuse pression, une défaite alliée en Afrique du Nord eût été un désas t re susceptible de changer l'issue de l a guerre.

Il é tai t donc nécessai re , pour le succès de l 'opérat ion Torch, que les alliés pussent compter sur une aide civile et militaire de l ' intérieur.

C'est pourquoi Kobert Murphy, ministre plénipotent iaire américain à Alger, s'assigna un double but : susciter un chef militaire français ayant autor i té sur l ' a rmée d'Afrique et capable d'appeler les forces alliées pour entamer le proces­sus de l ibérat ion de la France, prendre contact avec les orga­nisations patriotiques d'Afrique du Nord qui pourraient, au jour convenu, supprimer toute rés is tance des administra­tions civiles et militaires à l'intervention des alliés. Pressenti le premier, en raison de sa compétence et de son prestige. Weygand se récusa . C'est Ciraud, récemment évadé du camp de Koenigstein et dont la renommée étai t célèbre en Afrique du Nord, qui accepta.

Le délégué du général Giraud fut le généra l Mast, com­mandant la division d'Alger, qui devint le chef de l 'opérat ion militaire française. Il fut assis té du lieutenant-colonel Jous-se, du capitaine de vaisseau Barjot et du commandant Dar-tois. Mast r ep résen te ra Giraud à la conférence secrète de Cherchell du 2'3 octobre 194 2 au cours de laquelle seront étudiées, avec les généraux amér ica ins Clark et Lemnitzer venus clandestinement en sous-marins, les principales don­nées de l'intervention alliée en Afrique.

L a visite que Henri d'Astier de La Vigerie venait de me faire se situait dans ce contexte. Les consignes que je

reçois sont précises : secret et noyautage. Ce dernier est déjà bien avancé dans les administrations centrales et les régions. A l'exception de Boniface, directeur-adjoint des Affaires politiques, personne ne possède d'informations de ca rac t è r e général . Des agents sûrs et régul ièrement suivis sont pres­sentis ou désignés presque partout, mais ils s'ignorent les uns les autres et ne connaissent que leur secteur, en sorte que le cloisonnement est total. Rien n'est ménagé pour dérouter les esprits vers des frivolités volontairement tapageuses ou des affirmations de principe ostentatoirement vichystes.

66 I.K DKHAKOl ' EM KNT AI.I.IK Ali MAHOC

Au mois de septembre 1942, alors que je me propose de me rendre prochainement à Alger, j ' a i un long entretien avec Mme Noguès au palais Batha de Fès. Sans rien lui divulguer de nos plans, je tente de l a convaincre de l a nécessité de s'ou­vrir aux alliés. Je me heurte, hélas ! à un grand décourage­ment. La résidence généra le , dont elle se fait l 'écho, pense que les Anglo-Saxons ne disposent pas de moyens, que l a puissance allemande est pour le moment invincible et qu ' i l faut se résigner. Avec la fougue qui lui est propre, elle expri­me l'espoir de voir revivre un jour la politique dont Delcassé, son père, fut le promoteur. Elle proclame qu'elle est de tout son cœur avec nous et qu'elle souhaite la victoire des alliés. Mais elle évoque les échecs de Dieppe, de Tobrouk et Stalin­grad qui. d ' après elle, va succomber. Je lui représente qu'elle est mal informée et que les temps sont proches où la victoire luira. Je la supplie de me faire confiance. Elle s'apaise et semble me croire mais son moral est t rès bas. Elle est déchi­rée entre ses convictions, son devoir officiel et l 'idée qu'elle se lait du bilan des forces en présence. Je ne le suis pas moins qu'elle à la pensée que, si le général Noguès, pour qui j ' a i tant d'admiration et d'affection, ne ral l iai t pas notre cause, il me faudrait, dans quelques semaines, le traiter en adver­saire.

En octobre, je pars pour Alçer où je désire vérifier com­ment mon dispositif marocain s insère dans un tout et obte­nir quelques précisions supplémenta i res , notamment sur l 'organisation militaire. D'ailleurs mon intuition me dit qu ' i l est peu vraisemblable qu'en présence de l a péril leuse situa­tion s t ra tégique de l 'Union soviétique et de l a pression de l ' a rmée Rommel les Américains attendent 1943 pour inter­venir. J ' a i de multiples contacts avec d'Astier, Rigault , Ta rbé de Saint-Hardouin et Van Hecke, mais le secret demeure absolu. A tel point que je ne suis même pas présenté au général Mast qui commande l'ensemble du dispositif mi l i ­taire.

J'insiste pour savoir, car ce point est capital, ce qui est envisagé à l 'égard du généra l Noguès si son attitude nous obligeait à le neutraliser. Je fais accepter l ' idée que, dans ce cas, il soit envoyé pour un bref séjour dans l a banlieue de Londres, sous pré tex te de san té , et qu ' i l reprenne son poste le plus tôt possible en raison de l'exceptionnelle au tor i té poli­tique dont i l jouit auprès du Makhzen et de l a population marocaine.

L E D É B A R Q U E M E N T A L L I É A U M A R O C 67

A la demande de Saint-Hardouin, je p r é p a r e les lettres dest inées au sultan du Maroc et au bey de Tunis. Elles seront soumises à la signature de Roosevelt et remises aux souve­rains lorsque les opéra t ions de déba rquemen t se déclenche­ront.

Enfin, d 'Alger, je mets au point mon réseau définitif d'ac­tion et je constitue, avec l 'approbation du comité des cinq, l 'équipe centrale qui, sous le nom de Mission de réorgan isa ­tion, sera placée auprès du rés ident généra l actuel ou, le cas échéant , de son in termédia i re . Investie de larges attributions politiques, administratives, économiques et financières, cette mission insufflera aux administrations du protectorat, sans se substituer à elles, un esprit de lutte victorieuse et devra promouvoir les réformes de structure et les mutations de per­sonnes qu'exigeront les objectifs fixés par les hautes autori­tés responsables de l a conduite de l a guerre.

Je me disposais à retourner au Maroc lorsque Henri d'Astier m'avise de l a présence de l ' amira l Darlan à Alger. Je partage sa surprise mêlée d ' inquiétude. Nous essayons de nous rassurer en nous répé tan t qu ' i l n'est là que fortuite­ment, au chevet de son fils gravement malade. Mais nous évoquons aussi sa récente tournée d'inspection au cours de laquelle, sur son ordre, une partie de l a population civile de Dakar avait été évacuée et se trouvait actuellement à l'escale de Casablanca.

Quelques instants plus tard, je reçois , par téléphone, de Casablanca, l 'ordre de rejoindre immédia tement cette ville. L'événement est imminent et je suis informé que je trouverai, au passage du train à Sainte-Barbe du Tlélat , un agent de liaison cha rgé de me remettre un plan complémenta i re du réseau des transmissions du Maroc. Je ne rencontre malheu­reusement personne à cette station, je poursuis mon voyage et passe la frontière marocaine a p r è s m 'ê t re délesté de tout papier compromettant. A Oudjda, le commissaire de police Bourel me confirme son al légeance. J 'arrive à Casablanca, le 7 novembre, à 13 heures. Mon agent Dimary m'attend à l a gare. Il m'apprend qu'en mon absence le consulat des Etats-Unis l ' a informé du jour et de l'heure du déba rquemen t : J = 8 novembre, H = 2 heures G M T . Elle sera d'ailleurs re ta rdée de deux heures.

A la demande du consul, i l en a informé le généra l Béthouar t , commandant l a division de Casablanca. C'est en effet Bé thouar t , ancien commandant du corps expédi t ionnai-

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re en Norvège, que le comité des cinq a choisi pour diriger l 'opérat ion du Maroc, en raison de son brillant passé mil i ta i ­re et de sa foi dans l a victoire finale. En ju in 1942, i l a accep­té la proposition de Lemaigre-Dubreuil et, le 2 novembre, Higault lu i a confirmé les lignes générales de sa mission. A I 6 heures je me rends chez lui et nos entretiens commencent. J'indique à Bé thouar t les dispositions que j ' a i prises. De son côté i l m'informe des grandes lignes de son plan et m'invite à prévoir la convocation, au milieu de l a nuit, des principaux directeurs et chefs de service civils, dès qu ' i l aura pris en mains la situation militaire in tér ieure et o rganisé ses liaisons avec le commandement allié.

Ses intentions appellent de ma part un certain nombre d'observations concernant l a personne du général Noguès, le mode choisi pour le contacter au moyen d'un message por té par un officier de son é ta t -major qui est le neveu par alliance de Mme Noguès, enfin l ' é ta t d'esprit du commandement de l a marine de Casablanca. Bé thoua r t pense, en effet, que le rési­dent généra l se laissera convaincre. Connaissant bien Noguès, je suis pe r suadé du contraire. Sur le fond, i l a pris, à l ' égard de Vichy, ap rè s bien des rét icences et des réserves , des engagements qu ' i l respectera. Pour l'en dissuader faudrait-il au moins le temps de le p r é p a r e r lentement, ce qui est maintenant impossible. Son naturel s'insurgera contre une mise en demeure brutale. Il persistera dans une première réact ion de colère où se mêleront son orgueil blessé et l a cer­titude que nous sommes des naïfs bernés par les gaullistes ou les alliés. J'insiste pour qu ' i l voie directement Noguès et le mette en présence de l a situation qui va résul ter de notre ren­trée en guerre. Je lui confirme que, l'avant-veille, à Alger, le comité des cinq, bien que t rès dés i reux d'obtenir le rallie­ment de Noguès, a accepté , dans l 'hypothèse de son refus, sa remise aux alliés en vue de son transfert provisoire à l ' exté­rieur. En ce qui concerne l a marine, j ' expr ime mon grand scepticisme sur son attitude probable é t an t donnés les ren­seignements précis que nous possédons sur l 'é ta t d'esprit de l ' amira l Michelier.

Je ne parviens pas à faire partager tous ces doutes par mon interlocuteur. Un drame in tér ieur tourmente le généra l Bé thoua r t : je sens qu ' i l cherche une formule nuancée ten­dant à voiler un peu l'acte de rébellion qui se fomente. Qui sert l 'Etat par vocation profonde ne passe pas au coup d'Etat sans un terrible drame de conscience. Mes amis qui, m'ac-compagnant cette nui t - là , ont décidé d'agir de sang-froid

I.K D É B A R Q U E M E N T A L L I É A U M A R O C 69

contre l'ordre établi du moment ne le nieront pas plus que moi.

Dans l a soirée, je rallie mon monde, et je dicte les derniè­res instructions ainsi que l'allocution radiodiffusée par laquelle le Maroc apprendra le lendemain matin que l'Afrique du Nord et, avec elle, la France ont repris les armes aux côtés des alliés. Je p r é p a r e une autre note pour l'évêché dont le contenu pourra éventuellement servir aux prédicat ions du lendemain dimanche. A 22 heures 30, le général Bé thouar t expose l a situation à son é ta t -major , en présence de ses nouveaux collaborateurs civils. L'enthou­siasme est unanime et le moment émouvant .

L 'anticipation des Américains gêne beaucoup les groupes de rés i s tance , l 'exécution des liaisons et, plus encore,

l 'arr ivée du généra l Giraud qui, toujours en métropole , ne parviendra à Alger, accompagné du commandant Beaufre, que lorsque le déba rquemen t sera te rminé . Mais les circons­tances sont favorables aux Américains , et les actions psycho­logiques de diversion tendant à provoquer chez l'ennemi l'idée d'une double intervention alliée sur Dakar et sur Malte écar tent provisoirement les sous-marins allemands des côtes nord-africaines.

Gette nuit- là , huit cents navires battant pavillon de l a liberté voguent en direction des côtes d'Afrique du Nord, où ils doivent aborder au petit jour. A Casablanca l a nuit est douce malgré une courte pluie. En cette fin de semaine, les terrasses des cafés connaissent l'affluence. Les uniformes de la marine et de l ' a rmée de terre tachent de nombreux points sombres le lavis clair des vêtements d 'été que portent encore les Casablancais. Aux approches de minuit, l a population ne semble penser q u ' à l 'oisiveté d'un nouveau week-end de guerre. Cependant, à cette même heure, dans l a ville calme et insouciante, passe un cor tège de voitures que personne ne semble remarquer. Venant de l a place de France, i l emprunte la principale a r t è re pour se diriger vers Rabat. Dans l a pre­mière se trouvent des sous-officiers a rmés de mitraillettes, dans la seconde Bé thouar t et moi-même. Dans celles qui sui­vent, des officiers et quelques civils : Alfred Rostand de l a lignée des Rostand, Vitu de Kerraoul , petit-neveu du m a r é ­chal Lyautey, Dimary. Pour l a première fois depuis 1940, je me sens libre. Demain ce sera l a mobilisation généra le et l a lutte pour l a l ibéra t ion. Déjà s 'évanouit le poids de nos

70 LE DÉBARQUEMENT ALLIÉ Al MAROC

revers qui fut si lourd pendant deux ans. Dans l'ombre de la voiture, je ne peux m'empêcher de sourire de bonheur.

A minuit le cor tège arrive à Rabat. L a capitale adminis­trative dort. Mais les événements vont se dérouler t rès vite. Le généra l Bé thouar t installe provisoirement son premier poste de commandement dans une vi l la de l 'Aguedal appar­tenant à l 'un de ses parents. Je tente de toucher le secré ta i re général du protectorat, mais i l est en tournée dans le Sud. Je cherche le directeur des cabinets qui avait été d iscrè tement contacté au préa lab le , mais sa maison est vide. Le chef du cabinet militaire est bien à son domicile et se rendra un peu plus tard à notre convocation à l 'hôtel du commandement des Touarga. Malheureusement Mme Noguès n 'é ta i t pas à Rabat mais à Fès.

Sur le plan purement militaire, une partie du régiment d'infanterie coloniale marocaine, aux ordres du colonel IVlagnan, a cerné l a résidence généra le et s'est emparée de l'hôtel du commandement supér ieur . Les autres éléments de cette unité attendent les alliés sur les plages du nord et du sud de l a ville. Nous quittons l 'Aguedal pour nous installer à l 'hôtel des Touarga où Béthouar t , dans une aile du bâ t iment , reçoit les principaux chefs militaires et, moi, dans l'autre aile, le chef du cabinet diplomatique et les principaux direc­teurs et chefs de service. Boniface, qui appartient au mouve­ment, est là le premier. Le directeur-adjoint de la Sécur i té transmet, en ma présence , mes ordres aux régions . Mais aucun de nos interlocuteurs nocturnes, sauf un qui refuse ca tégor iquement de se rall ier, ne brille par l'esprit de déci­sion. C'est à croire qu'ils n'ont jamais pensé qu'un jour l 'équivoque s 'évanouira i t . Le retard subi par les opéra t ions de débarquement ne va rien arranger, et que de renonce­ments ne conna î t rons-nous pas avant l'aube !

Dans le même temps, le généra l commandant supér ieur des troupes du Maroc est accueilli à sa résidence par trois officiers de l ' é ta t -major du généra l Bé thouar t et emmené à Meknès sans rés is tance . Le généra l Bé thoua r t fait porter une lettre au généra l Noguès pour lui exposer ce qui va se passer et lui demander d'accueillir les alliés. Noguès refuse ca tégo­riquement et menace de faire charger les rés i s tan t s par les troupes qui lui demeurent fidèles. A Casablanca, le colonel Molle va informer l ' amira l Michelier de la situation et le prie d'annuler les ordres de rés i s tance de la Marine à un éventuel débarquement . L ' ami ra l , qui a pu entrer en relation té lépho­nique avec Noguès par un fil direct, refuse violemment et fait

I I IKU\HQl T.MKNT AI.I.IK Al M A HOC 7!

annuler les ordres donnés par Béthouart pour l'arrestation des comniissions d'armistice allemandes. Michelier expli-(|iiau( à Noguès qu'aucun navire suspect n'est signalé au large des côtes marocaines, celui-ci en conclut qu' i l ne s'agit que d'une simple sédition intérieure et confirme son refus de causer avec nous. Le fait prouve, pour le moins, que le secret d une des plus importantes opéra t ions de déba rquemen t de I histoire militaire du monde a été bien ga rdé mais ne justifie pas. pour autant, l'ignorance des services de la marine de Casablanca.

l'oit de ces renseignements. Noguès refuse de recevoir \ l . Maver. consul des États-Unis à Casablanca, qui est por­teur dune lettre du président Hoosevelt pour le résident général de France au Maroc. Alors, accompagné de M . Val -lat. que j ' a i désigné à cet effet, il se rend au palais impérial pour remettre au sultan la lettre de Hoosevelt que j ' ava is préparée à Alger.

Dans l'ensemble, les divisions de Fès. Meknès et Mar ra ­kech, qui avaient accepté l 'obédience de Béthouar t , diffèrent l 'exécution des ordres que Noguès peut donner sur une partie du réseau téléphonique et ne gênent pas le déba rquemen t allié. Malheureusement, à Port-Lyautey (Kenitra), le l i r HTM combat furieusement et. à Casablanca, la marine, qui n'est entrée que tardivement en action grâce aux disposi­tions prises par Béthouar t , mène un combat a c h a r n é au cours duquel nous perdons ou faisons endommager nos plus belles unités. Les opéra t ions de déba rquemen t amér ica in res­tent fluides et s'effectuent avec un retard de plus de deux heures sur l 'horaire prévu. L'absence de tout dé tachement précurseur allié ne permet aucune liaison tactique et prive le commandement français des liaisons nécessai res . Ce n'est q u ' a p r è s sept heures que les avions alliés apparaissent dans le ciel de Habat et que les premiers dé tachements accostent en des points qui n'avaient pas tous été prévus.

A huit heures, pour la t rois ième fois, Noguès menace Béthouart d'engager le premier chasseurs d'Afrique, qui vient d'achever ses pleins d'essence, contre le R I C M . Pour éviter un conflit sanglant, Bé thouar t et ses collaborateurs, civils et militaires, acceptent d'aller parlementer. Mais , à l'exception de Magnan qui reçoit l'ordre de reprendre en main le R I C M , nous ne verrons pas Noguès car i l nous fait a r rê te r . Nous passons une jou rnée ent ière , enfermés dans une pièce exiguë de l a Résidence généra le . Le canon tonne, la

72 I.K l>KUAH(,)l i : \ 1 K \ l ' A l . M E Al VIAUOC

bataille approche et nous pensons, avec une infinie douleur, à tous nos amis français , marocains et amér ica ins qui tombent en vain. Le soir, nous sommes t ransférés à Meknès et inter­nés à la prison civile. Le lendemain, nous sommes déférés à la cour martiale de Meknès sous l 'inculpation d'intelligence avec une puissance é t r angè re et rébellion ou complicité de ces deux chefs. La procédure à huis clos est exclusive de toute instruction, de tout témoignage et de tout libre choix d'un avocat. M 1 ' Butin, bâ tonnier de Meknès, nous est dési­gné d'office. Nous ne devons notre salut, le I I novembre, qu ' à la suspension d'armes acceptée à Alger et à Rabat et dont la première clause exige notre l ibérat ion. Le commissai­re du gouvernement a prononcé un réquisi toire sans pitié, mais soudain un officier venu de l 'extér ieur chuchote quel­ques mots à l'oreille du prés ident de la cour qui déclare la séance suspendue et le renvoi de l'affaire pour complément d 'enquête . Nous allons être libres ! Nous avons eu beaucoup de chance puisque nous apprendrons plus tard qu'i l avait été envisagé de nous faire juger par la cour martiale de Vichy, où siégeaient des membres de la Gestapo. En fait nous ne serons é largis de la prison civile que pour être mis, ap rè s avoir reçu un ordre de mobilisation, aux a r r ê t s de forteresse à El llajeb. Mais , bien qu ' en tourés de barbelés et de sentinel­les sous les armes, le personnel et la population des environs nous comblent d ' éga rds . Entre autres, nous recevons clan­destinement un poste de radio g râce auquel nous suivons l 'évolution d'une situation surprenante dont l 'événement le plus inattendu est l 'acceptation, par Eisenhover, de 1'« expé­dient provisoire » de Darlan qui soulève l ' indignation de la Chambre des communes, de l'opinion amér ica ine et des f r a n ç a i s combattants.

Le jour vient où nous recouvrons enfin la l iber té . Bé thouar t est envoyé en mission de liaison à Gibral tar , où je le retrouverai quelques semaines plus tard avant de partir pour l a campagne de Tunisie. Le but est atteint. Loin des intrigues, des équivoques et des expédients de la capitale provisoire, l ' a rmée française s'engage magnifiquement dans cette campagne, Armés avec le matér ie l dissimulé à l 'ennemi, mal vêtus, à peine nourris, i r régul iè rement payés et coupés des nouvelles de l ' a r r i è re , nos soldats forment le rempart der r iè re lequel les a r m é e s alliées, équipées de l a façon l a plus moderne, lentement se déploient et se p r é p a r e n t à vaincre avec nous.

L E D É H A R O U E M E N T A L L I É A U M A R O C 73

C ertes, pas plus q u ' à Oran, les résu l ta t s ne furent, au Maroc, aussi complets q u ' à Alger. Les objectifs princi­

paux éta ient cependant atteints et l 'action des patriotes avait brisé partout la rés is tance vichyste au déba rquemen t allié. A tel point que dans la baie de Fédala (Mohammedia) une division amér ica ine entière put d é b a r q u e r sans coup férir.

Pour que sa réussi te fût aussi complète l 'opéra t ion mi l i ­taire alliée avait exigé urfe longue et minutieuse préparat ion de l ' intérieur des trois pays d'Afrique du Nord. Elle fut l 'œuvre d'hommes qui é ta ient unis par l a volonté de vaincre en sauvegardant l a l iberté d'action politique et l'autonomie du commandement militaire de l a France. Ceux qui atten­daient les alliés sur les plages d'Afrique du Nord, à l'aube du 8 novembre 1942, n 'é ta ient pas les auxiliaires de puissances é t r angè re s , mais des F rança i s res tés en guerre et convaincus d'agir au nom d'une France souveraine et indépendante .

Ces h o m m e s - l à avaient connu de graves cas de conscience. Ils avaient mesuré le danger que comportait une opérat ion alliée susceptible de provoquer une intervention allemande en Afrique du Nord, au travers de l'Espagne ou par moyens aé ropor té s , dès lors que la poussée ennemie en Union soviétique n 'é ta i t pas encore jugu lée . Ma i s , après de mûres réflexions et de longues médi ta t ions , ils j u g è r e n t que les données de l a raison justifiaient leur passion de l a patrie. Les événements le confirmèrent.

Le généra l Clark n'a pas hésité à affirmer que, sans l 'ac­tion de ces F rança i s , les Amériains risquaient fort d 'échouer car c 'étai t une entreprise folle que de vouloir, sans aide inté­rieure, opére r un déba rquemen t massif à quinze jours des bases de dépa r t . Le prés ident Eisenhover a longuement expo­sé dans ses Mémoires comment l'appel des patriotes français d'Afrique du Nord a permis d'y r épondre et de porter le com­bat victorieux en Europe. Il n'y cache pas d'ailleurs que l a date du 8 novembre 1942 avait const i tué pour lu i , bien davantage qu'en Normandie, l 'un des moments les plus angoissants de l a guerre.

Pour tous, le 8 novembre fut le jour où mythes et fictions s 'évanouirent . C 'étai t la fin du double jeu. S i , j u sque - l à , cer­tains purent rester sourds à l a voix des persécutés de toutes races et de toutes convictions, ils n ' ignorè ren t plus désor­mais que leur silence et leur passivi té seraient coupables. Ceux qui refuseraient de porter contre l'ennemi les armes

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que la nation française leur avait confiées seraient à coup sûr des déser teurs et des t r a î t r e s . De ce jour , i l n'y eut plus d' in­certitude et les exigences de l a patrie furent claires.

Le H novembre 1942 c'est toute l a France qui rentra dans la guerre, et six mois plus tard l a l ibérat ion de Tunis par l ' a rmée d'Afrique à l'ouest et les F rança i s libres à l'est devint le symbole de l 'unité re t rouvée. Pour tous ceux qui combattaient dans les sentiers obscurs de l a rés is tance inté­rieure, ce fut aussi la certitude de l a victoire.

R O G E R GROIY1 A N D