l'abonné de la ligne u

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L ' A B O N N É DE LA L I G N E U

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DU MÊME AUTEUR

Romans et nouvelles L'HOMME DE PHALÈRE.

LE POINT DU JOUR. M e r c u r e d e F r a n c e .

LE PRISONNIER. M e r c u r e d e F r a n c e .

POUR L'AMOUR DE LA NUIT. D e l D u c a .

LE TEMPS MORT. M e r c u r e d e F r a n c e .

LE POIDS DU FEU. D e l D u c a .

LE BESTIAIRE INATTENDU. M e r c u r e d e F r a n c e .

C'EST VRAI, MAIS IL NE FAUT PAS LE CROIRE. M e r c u r e d e F r a n c e .

L a v ie d e P h i l i p p e D e n i s , t r i l o g i e : MADAME MAILLART. D e l D u c a .

LES AMOURS ET LES HAINES. D e l D u c a .

PHILIPPE. D e l D u c a .

S u i t e p o l i c i è r e :

L 'ABONNÉ DE LA LIGNE U. M e r c u r e d e F r a n c e .

LA DOUBLE MORT DE FRÉDÉRIC BELOT. M e r c u r e d e F r a n c e .

LE JET D 'EAU — VOITURE 7 PLACE 15. M e r c u r e d e F r a n c e .

E s s a i s e t v o y a g e s

LA MERVEILLEUSE LÉGENDE DU BOUDDHA. A r t i s a n d u L i v r e .

ROUTES DE LA CATALOGNE OU LE LIVRE DE L'AMITIÉ.

LA PROMENADE ÉGYPTIENNE.

LES DEVOIRS DE L'ESPRIT.

PLUS VRAIS QUE SOI. S a v e l .

ET TOUT LE RESTE N'EST RIEN (LA RELIGIEUSE PORTUGAISE). M e r c u r e d e F r a n c e .

ÉGYPTE. H a c h e t t e .

LES MOTS DE LA FIN. H a c h e t t e .

LE CODE DES JEUX. H a c h e t t e .

AVEC TOI-MÊME, ETC. M e r c u r e d e F r a n c e . LES RÉFLEXIONS DE MONSIEUR F.A.T. M e r c u r e d e F r a n c e .

Édition TRENTE ANS DE VIE SOCIALE, p a r A n a t o l e F r a n c e . I n t r o d u c t i o n e t c o m m e n -

t a i r e s . É m i l e - P a u l , 3 v o l .

P o u r l e s e n f a n t s

BABA DIÈNE ET MORCEAU-DE-SUCRE. G a l l i m a r d .

DE QUOI ENCORE? G a l l i m a r d .

L'ARBRE TIC-TAC. R a i s o n s d ' Ê t r e .

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C L A U D E A V E L I N E

L ' A b o n n é

de la ligne U

M E R C V R E DE F R A N C E MCMLXIV

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Première édition : Emile-Paul, 1947. Version définitive : Mercure de France, 1964.

© MERCVRE DE FRANCE, 1964.

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à Martin Premsela.

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N O T E P A T R O N Y M I Q U E

Au tome II, pages 244-245 de son Histoire de France (Paris, Lacroix, 1876), Michelet cite en note les noms de ceux qui sui- virent Guillaume le Bâtard à la conquête de l'Angleterre :

« Aumerle, Archer, Avenans, Basset, Barbason, Blundel, Bre- ton, Beauchamp, Bigot, Camos, Colet, Clairvail, Dispenser, Devaus, Durand, Estrange, Gascogne, Jay, Longspes, Long- champ, Malebranche, Musard, Mautravers, Perot, Picard, Rose, Rous, Rond, Saint-Amand, Saint-Léger, Sainte-Barbe, Truflot, Trusbut, Taverner, Valence, Verdon, Vilan, etc., etc. »

Tels sont les noms — sauf quatre — de mes personnages. J'en ai parfois modifié l'orthographe. J 'ai supprimé Bigot, parce que mon policier devait s'appeler Belot, Longchamp, qui ressemblait trop à Beauchamp, Sainte-Barbe à cause de Barbason et, non sans regret, Trusbut, que le lecteur eût pu confondre avec Truflot. Pour compléter la liste, comme mon ignorance demeurait coite devant les etc. de Michelet, j ' a i ouvert le Quart Livre. Il m'a fourni Assier, Basché, Bouchard, Bourré, Brayer, Brigaille, Cercu, Cohuau, Colas, Douhet, Foucquet, Frapin, Frelault, Gaillardet, Ligaire, Louant, Mailly, Malicorne, Oudart, Panigon, Pelouze, Trudon, Valée, Vedel, Villeneuve, Vitet.

Restaient à nommer un Belge et une Américaine. Des souvenirs de Bruxelles m'ont offert Laeken, les premiers mots d'un petit vocabulaire anglais-français Abbott. Le vicomte Guy de Laeken et Miss Gwendolyn Abbott, ce n'est pas mal.

C. A.

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P R E M I È R E P A R T I E

B E L O T

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1

UN ASSASSINAT AUX CHAMPS-ÉLYSÉES.

A DEUX HEURES DE L'APRÈS-MIDI, EN PLEINE AVENUE, LE DIRECTEUR D 'UNE GRANDE AGENCE AUTOMOBILE

EST ABATTU DE SIX COUPS DE REVOLVER. FAISANT PREUVE D'UNE AUDACE ET D 'UN SANG-FROID SANS ÉGAL, LE MEURTRIER PARVIENT A DISPARAITRE

Quelle artiste que la grande presse! Elle a bouleversé les principes qui paraissaient les plus solides de l 'art d'écrire. Je ne fais pas allusion à son mépris de la syntaxe, ou de l'ortho- graphe. Ce sont là vertus du pauvre, et les seules élégances de l'instruction obligatoire. Qui les ignore se raccorde simple- ment à l'écriture des belles époques : Rabelais, Montaigne, Mme de Sévigné ignoraient l 'orthographe, tout le monde sait cela, et s'en passaient fort bien. Je ne veux point parler non plus de l 'emphase ni des larmes dont le moindre « papier » se gonfle avec enivrement. Bossuet, René, Lamartine ont ouvert et entretenu la voie où la plume de nos journalistes accomplit son galop sans faillir. Il s'agit d 'autre chose que du style : de la méthode. L'exemple de nos aïeux nous enseignait qu'il n'est pas de récit bien conçu qui ne laisse sa place au mystère, qui ne prépare et gradue ses effets. De lentes et minutieuses démarches conduisaient au coup de théâtre essentiel. Les gazettes, à leur début, respectaient ce sacré fondement. Du crime d 'où va naître l'étrange affaire que vous lirez ici, elles eussent annoncé : « U n assassinat aux Champs-Élysées », rien de plus. Tout éclaircissement eût passé pour une folle mala- dresse. Un titre devait intriguer, opposer une énigme, servir de piège. Je ne suis même pas certain du mot : assassinat. On eût

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préféré : « Un drame aux Champs-Élysées. » « Aux Champs- Élysées » n'encourt aucun reproche : c'est le décor. En se levant, le rideau livre au spectateur le lieu de l'intrigue qui n'en demeure pas moins insoupçonnée. Tant de drames peuvent se dérouler entre l'Arc de Triomphe et la Concorde! Mais va pour assassinat. Dix questions se dressaient encore : Le jour ou la nuit? Un homme ou une femme? La police est-elle intervenue? La foule a-t-elle lynché le criminel ? S'est-il enfui? Les fidèles du Petit Sou se jetaient sur l'article pour savoir. L'actualité doublait le feuilleton, plus riche que lui d'un sang véritable et de passions dont les héros figuraient dans le Bottin mondain, l'Annuaire des Téléphones ou Plaisirs de Paris.

La grande presse contemporaine a bouleversé cela. Trois phrases, et tout est dit. Est-ce amour de la vertu, dégoût du crime, nouvel emploi du manteau biblique, volonté d'épargner aux braves gens les horreurs que le cœur de l'homme secrète comme il bat? Si l'on veut — avec cette nuance que ce serait plutôt le contraire. Car, et voilà où la presse apparaît une psychologue géniale, un Colomb, un Magellan, un Cartier de la nature humaine, ces trois phrases qui disent tout excitent l'appétit du lecteur mille fois mieux que la phrase unique qui laissait tout imaginer. Elle a compris et adopté cette vérité première qu'on ne doit faire confiance à personne, qu'il faut choisir le plus bête et le plus borné pour modèle et qu'on ne prend pas les mouches avec des points d'interrogation (1). Davantage : elle lance au premier regard des photos élémen- taires, le trottoir marqué d'une croix, le corps mou de la vic- time, la bouche du métro où s'est engouffré l'assassin. Plus riche sera le titre, plus abondantes les images, plus le papier pourra risquer de lignes : l'amateur n'en sautera pas une. Quant au client que les crimes contrarient, qui répugne à en lire le rapport, il n'échappera pas aux trois phrases clés, il saura, qu'il le veuille ou non, qu'en pleins Champs-Élysées, à deux heures

1. Le point d'interrogation n 'a pourtant pas disparu, comme on le verra au chapitre IX de la première partie.

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de l'après-midi, un meurtrier a pu disparaître après avoir abattu de six coups de revolver le directeur d'une grande agence d'automobiles. Beau sujet de méditation pour les romanciers. Rien ne les empêcherait d'adapter au livre une esthétique qui fait ses preuves tri-quotidiennes depuis un demi-siècle. Matin, midi et soir, un beau crime apporte au journal son chapitre. Chaque chapitre peut apporter au volume un fragment de jour, dont l'essentiel s'offrirait dès le seuil. A une corporation tou- jours honorable quoique un peu essoufflée, je propose cette nouvelle manière. Je la tente pour mon compte, suivant l'axiome qu'on ne laisse point faire par autrui ce dont on peut soi-même récolter la gloire. Je ne me reconnais pas, néanmoins, le droit de jouer ici à l'inventeur. Tout est réel dans cette affaire. Ce n'est qu'une relation, une chronique, un dossier.

Dernier mot. Je n'aurais pas dû limiter aux seules manchettes mon dithyrambe de la grande presse... Mais « l'Abonné » l'achèvera mieux que moi.

A deux heures moins cinq de l'après-midi, le lundi 3 oc- tobre 19** — le Salon de l'Auto avait ouvert ses portes le matin même, — M. Étienne Tavernier, directeur de la princi- pale agence des Automobiles Gascogne, quittait au Rond-Point des Champs-Élysées un autobus de la ligne U, Levallois-Gobe- lins, dont il avait emprunté en première classe la section Porte de Champerret-Rond-Point. Il allait traverser l'avenue Victor-Emmanuel, lorsqu'un autre voyageur, descendu sur ses talons, fit apparaître un pistolet (c'était un pistolet, non un revolver) et le lui déchargea dans le dos. M. Tavernier tomba devant le capot d'un taxi. Le taxi s'arrêta, mais d'un coup de frein si brutal qu'un camion qui le suivait démolit son arrière. Le fracas de l'accident détourna l'attention. Seul demeuré sur la plate-forme, dont les occupants s'étaient précipités autour de

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M. Tavernier, le receveur de l'autobus put voir l'assassin qui remettait le pistolet dans sa poche et, d'un pas rapide mais nullement forcé, se perdait dans la foule. Il dit plus tard qu'il eût désiré le poursuivre ; malheureusement une masse de curieux assiégeait son véhicule, le taxi défoncé, la victime et formait un barrage d'aspect infranchissable. Toute la circulation était interrompue. Les coups de klaxon des voitures immobiles répondaient aux coups de sifflet rageurs des agents du Rond- Point. Le car et l'ambulance de Police-Secours survinrent en cinq minutes. C'était un tour de force, et quatre minutes de trop pour qu'on pût rattraper l'assassin. Une voiture noire qui contenait deux inspecteurs arriva peu après.

Comme les agents et les infirmiers parvenaient à la victime, un médecin déclarait qu'elle était morte. On emporta le corps, on lança des agents dans la direction indiquée par le receveur, on poussa le taxi vers le trottoir, le camion pu s'en aller après constat. Les voyageurs de l'autobus durent décliner leurs nom et adresse, encore qu'ils affirmassent tous n'avoir rien remarqué ni avant ni pendant. Tous, sauf deux, deux voyageurs de pre- mière, M. et Mme Colet, qui fournirent quelques détails essen- tiels. M. Tavernier était monté après eux, ils ne se rappelaient pas où. Il avait pris la seule place libre de première, en face de Mme Colet et au côté d'une dame. Cette dame avait été remplacée un peu plus tard par un homme vêtu et coiffé de gris, qui, après un moment, s'était tourné vers M. Tavernier en lui disant : « Bien le bonjour, Monsieur—» M. Colet avait entendu : Tabarnier, Mme Colet : Tavarnier. M. Tavernier, qui lisait un journal, avait répondu : « Tiens! » L'homme vêtu de gris s'était penché, et ni M. ni Mme Colet n'avaient entendu la suite. Ils s'en étaient d'ailleurs désintéressés, reprenant eux- mêmes leur conversation. L'homme vêtu de gris, dit le receveur, c'était l'assassin. Lui, ne l'avait observé que de dos, après l'at- tentat, et l'avait estimé d'une taille un peu au-dessus de la moyenne. Mme Colet déclara qu'il était rasé, encore jeune, assez élégant, avec de vilaines mains. Elle ne pouvait en dire davantage, car « les descriptions n'étaient pas son fort », mais

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elle le reconnaîtrait sans difficulté. Elle avait remarqué également qu'il portait en épingle de cravate une grosse sauterelle, « d'un goût plutôt médiocre ».

Les inspecteurs remercièrent les témoins, saluèrent tout le monde par un « au-revoir » plein de promesse et laissèrent enfin partir l'autobus, non sans avoir noté son numéro — le 197 — et la place exacte de son arrêt. Ils interrogèrent ensuite le chauffeur du taxi, Camus, Fernand, 45 ans. Camus avait entendu les coups de feu, mais « j'ai pensé que ça pouvait être ça ou autre chose ! J'ai surtout eu le temps de penser à rien du tout. J'ai vu ce monsieur tombé à pas un mètre devant moi et je me suis dit : Bon dieu, je vais lui passer dessus ! Censément, j'aurais mieux fait, puisqu'il était déjà mort, mais je pouvais pas savoir. Regardez-moi cet arrière! Heureusement que je venais de décharger, mes clients seraient aplatis... » Il n'avait même pas aperçu l'assassin. Il tremblait encore.

A l'Institut médico-légal, les inspecteurs consultèrent les poches de la victime. Ils apprirent son nom, sa profession, son adresse particulière, celle de son agence. Après quoi, ils s'en allèrent au Quai des Orfèvres pour y porter leur moisson.

L'article du Grand Journal où je puise est, de tous ceux qui parurent le lendemain du crime, le plus complet et le plus émou- vant. L'auteur y décrit sa visite à la famille de la victime, le bel immeuble du boulevard Gouvion-Saint-Cyr et ses tapis épais, l'ascenseur « souple et silencieux s'élançant vers le quatrième », la femme de chambre « dont les yeux rougis prouvaient mieux que les plus belles formules le chagrin que lui inspirait la perte brutale de son infortuné patron ». Mme Tavernier avait été informée de l'attentat par l'agence G*** (le Grand Journal n'in- sère aucune publicité gratuite), où l'inspecteur principal Belot s'était rendu tout d'abord. Le jeune Roux, sous-directeur de

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l'agence, avait aussitôt quitté son poste, malgré l'affluence des visiteurs qui sortaient du Salon, il avait porté l'affreuse nouvelle boulevard Gouvion-Saint-Cyr. Il pleurait avec Mme Tavernier quand l'inspecteur principal Belot s'était fait annoncer. Tous trois se tenaient dans le boudoir de Mme Tavernier, le reporter du Grand Journal dans la galerie. Parlaient-ils fort? Le reporter avait-il l'ouïe singulièrement fine? L'article donne les moindres traits du dialogue. Douée d'un courage aussi grand que son désespoir, Mme Tavernier répondait sans défaillance aux ques- tions de l'inspecteur. Non, elle ne connaissait pas d'ennemis à M. Tavernier. Non, elle ne soupçonnait personne parmi les relations de son époux. Il est vrai qu'elle ignorait les relations d'affaires; mais là, c'était le jeune Roux qui affirmait les excel- lents rapports du défunt aussi bien avec ses clients qu'avec les employés, grands ou petits, de son agence et de la maison mère. M. Tavernier occupait aux Automobiles G*** une situation importante — l'agence des Champs-Élysées était la première de l'entreprise — et il avait toujours rempli son office de façon exemplaire.

L'inspecteur principal Belot posa soudain une question de détail, un peu surprenante après ces généralités : Comment se faisait-il que le directeur d'une agence d'automobiles ne dis- posât pas d'une voiture personnelle et qu'il prît l'autobus?

Le chagrin de Mme Tavernier redoubla. — Quand je pense qu'il vivrait encore s'il m'avait écoutée!

Une voiture, mais nous en avons une, monsieur, naturellement ! Vous la voyez par la fenêtre, elle est là. Mon mari a voulu me la laisser pour mes courses, il préférait ne pas s'en encombrer le premier jour du Salon.

— Nous avons huit voitures d'essai devant l'agence, dit M. Roux.

Mme Tavernier continua : — Je lui ai répondu : « Prends au moins un taxi, pour une

fois...! » Mon mari n'était pas avare, monsieur l'inspecteur, il était économe, très économe... Il m'a répondu que ce serait bien bête de voir tourner le compteur dans les encombrements.

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Il me répondait toujours avec un peu d'humeur quand je lui conseillais une dépense. Je l'entends encore me dire : « C'est l'U que je veux prendre et je prendrai l'U! » Puis il m'a souri, il m'a embrassée...

Sur ces mots, dit le Grand Journal, la voix de Mme Tavernier se brisa. Celle de l'inspecteur reprit :

— Pardonnez-moi, madame, de vous mettre à l'épreuve si tôt après un tel malheur. Mais le temps a une importance capitale.

Mme Tavernier murmura : — Je vous écoute, monsieur. — Ce trajet en autobus n'était donc pas une habitude?

Personne ne pouvait prévoir qu'aujourd'hui, M. Tavernier...? — Non, je ne crois pas, d'autant plus que j'aurais pu le

déposer avec la voiture, comme cela nous est arrivé souvent. — Même au cours des précédents Salons? Mme Tavernier dut réfléchir un instant, car il y eut un

silence.

— Il est vrai, dit-elle, que, chaque année, dans cette période, il a pris l'autobus.

— Et qui pouvait le savoir, à votre connaissance? — A part moi..., dit Mme Tavernier. — Moi, dit le jeune Roux. Et nos employés, qui sont tous

les quatre à l'agence depuis plusieurs années. — A ce compte-là, dit Mme Tavernier, mes domestiques

également! Mais on ne peut vraiment soupçonner ni les uns ni les autres! Il y a aussi mes enfants, la famille de mon mari, la mienne !

— Hélas, madame, dit l'inspecteur, dans une enquête il faut, je ne dis pas soupçonner tout le monde, mais considérer qu'on peut atteindre les suspects à travers des personnes insoupçon- nables. Ce n'est pas par hasard qu'un criminel s'assoit dans un autobus à côté de sa future victime.

Mme Tavernier gémit : — Mais pourquoi ? pourquoi ? Il y a une éternité que je ne

l'avais vu aussi heureux qu'hier! Nous avions passé un si bon dimanche, à son retour!

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— Son retour? — Chaque année avant le Salon, dit le jeune Roux, il visitait

les agences G*** de Bruxelles, d'Amsterdam et de Londres. Il est rentré samedi. C'est vrai qu'il était de bonne humeur !

L'inspecteur demanda : — Parce que, d'habitude...? — Oh, monsieur l'inspecteur, dit Mme Tavernier, l'homme

le plus doux du monde ! Mais un peu triste, un peu sombre. Les affaires le préoccupaient beaucoup.

— Il avait tort! dit le jeune Roux. Elles vont le tonnerre! Et Mme Tavernier conclut : — C'est trop affreux.

Le Grand Journal interrompt l'entretien sur l'arrivée des deux frères de la victime, pour décrire dans les meilleurs termes la personne et la carrière de l'inspecteur principal Frédéric Belot. L'éloge n'avait rien d'excessif. Tous les familiers du crime (côté police) ont eu l'occasion de connaître et d'apprécier Belot. C'était un de ces hommes privilégiés qui donnent à la fois l'im- pression de la force et de la finesse, force par la carrure, finesse par le regard. Il s'exprimait bien, et semblait doué d'une patience infinie. Ses succès justifiaient son grade comme sa réputation. Parmi les enquêtes qui lui étaient généralement dévolues, l'af- faire Tavernier, telle qu'elle se présentait au soir du 3 octobre, pouvait s'inscrire parmi les moyennes, et même les médiocres. Il ne prévoyait pas qu'elle constituerait, quarante-huit heures plus tard, le cas le plus extravagant d'une déjà longue carrière.

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2

RIEN, SINON, A LA FIN, UNE ENVELOPPE

Le lendemain, M. et Mme Colet, principaux témoins de l'au- tobus U, furent conviés par Belot à visiter l'agence Gascogne des Champs-Élysées. Ils s'y présenteraient en curieux. Peut-être reconnaîtraient-ils l'assassin dans l'un des employés.

— Si vous le reconnaissez, leur dit Belot, n'hésitez pas, criez : « C'est lui ! » Vous n'avez rien à craindre. J'aurai les hommes qu'il faudra. Je serai d'ailleurs là moi-même.

M. et Mme Colet, marchands de meubles à Avignon et flâ- neurs de quelques jours à Paris, acceptèrent avec intérêt cette mission de confiance. Belot les avait jugés l'un et l'autre : M. Colet, 12 sur 20 (il avait dit : « Avec son épingle de cravate, on l'aura tout de suite repéré. »), Mme Colet, 15 sur 20 (elle avait répondu : « Mais, mon pauvre ami, cela s'enlève, une épingle de cravate! ») et même 17 sur 20 (elle avait ajouté : « Surtout si on l'a mise exprès pour attirer l'attention. ») Mme Colet ressemblait à une charmante souris, M. Colet à un gros chat.

Pendant leur visite, Mme Colet mérita 20 sur 20. L'agence regorgeait de monde. Les journaux du matin et de midi avaient consacré au meurtre de M. Tavernier presque autant de place qu'à l'inauguration du Salon dont il formait en quelque sorte le complément tragique. Dans ceux de midi, le service Publicité

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des Automobiles Gascogne avait eu le temps de se manifester. Malgré toutes les traditions d'un commerce bien compris, il fallait faire circuler la foule. Sans doute, devant les nouveaux modèles de 19**, les beaux chassis nickelés, les moteurs pré- sentés en coupe, les carrosseries luisantes comme des lacs noirs, parlait-on surtout cadavre. Cela désolait le jeune Roux, il trouvait indécent un tel appétit du crime, et craignait qu'il ne fût préjudiciable aux commandes. Un des frères Gascogne, M. René, qui, pendant la durée du Salon, séjournait d'ordinaire au stand du Grand-Palais, mais que Belot avait prié de se trouver à l'agence cet après-midi-là, M. René regardait sans lassitude la foule intarissable et chuchotait à l'oreille du jeune Roux : « Ne vous en faites pas, mon ami, ils achèteront demain ! »

Mme Colet voulait acheter tout de suite. Elle s'adressa d'abord au portier médaillé qui l'envoya à un vendeur. Elle interrogea le vendeur, lui rendit sa liberté sous le prétexte qu'elle n'était pas pressée. Elle en vit passer un deuxième et se plaignit qu'on la fît attendre. Le deuxième, qui était pris, lui en envoya un troisième. Elle posa au troisième une question si saugrenue qu'elle le laissa bouche bée, ce qui l'obligea d'en réclamer un quatrième. Le quatrième accourut. Mme Colet savait par Belot qu'il n'y en avait pas d'autres. Elle déclara qu'à la réflexion elle préférait parler au directeur. On la conduisit — M. Colet la suivait en silence — au jeune Roux et à M. Gascogne. D'un coin du magasin, Belot considérait avec un sourire le manège de sa collaboratrice bénévole. Mais lorsqu'il la vit remercier le jeune Roux et se diriger vers la porte, il eut une moue de rési- gnation. A son tour, il s'approcha de M. Gascogne et lui serra la main. C'était le signal pour ses hommes que l'expérience n'avait pas abouti, qu'ils pouvaient partir.

M. Gascogne l'accompagna jusqu'à la porte. La veille au soir, ils s'étaient entretenus de la carrière de M. Tavernier, particulièrement de son récent voyage à Bruxelles, Amsterdam et Londres.

— Nous avons interrogé les trois polices, dit Belot. Espé- rons que leurs enquêtes iront vite.

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— Il est certain, dit M. Gascogne, qu'une arrestation avant la fermeture du Salon serait tout à fait favorable à...

Il se mordit la lèvre. — A...? demanda Belot qui l'avait deviné. — ... A votre réputation. L'inspecteur rejoignit sur l'avenue M. et Mme Colet. La

nuit était tombée. — Mes compliments, madame. Une personne du métier

n'aurait pas fait mieux. Mme Colet rougit, mais garda sa mine désolée. — Vous êtes bien bon, monsieur l'inspecteur, je suis bien

déçue quand même. J'avais préparé un si beau cri : « C'est lui ! » Des passants se retournèrent. — Qui ça, lui ? demanda l'un d'eux. Mme Colet désigna M. Colet. — Lui, mon mari ! — Et alors? continua l'inconnu. — Et alors quoi ? riposta Mme Colet. De quoi vous mêlez-

vous? — Ça va, Blondel, dit Belot. — Tiens! fit l'inconnu, je ne vous avais pas vu, chef. Excusez. Il s'éloigna. Mme Colet battit des mains. — Comme c'est excitant, tout cela! Tu ne trouves pas, Ray-

mond? Monsieur l'inspecteur, demandez-moi encore quelque chose, je vous en prie! J'ai pensé que notre expérience de l'agence, nous devrions la renouveler au stand Gascogne du Grand-Palais.

— J'y pensais aussi, madame, dit Belot en souriant. Je crains seulement que M. Colet ne se lasse.

— Oh! dit M. Colet d'un ton piteux, moi, je me contente de suivre ! Mais je commence à avoir envie d'une automobile...

— Ah! fit Mme Colet avec un petit rire, tu y viens? Et puis, inspecteur? Vous n'avez pas tout dit.

Belot s'inclina. — Vous êtes extraordinaire, madame. Je voulais vous prier

de passer demain matin au Quai des Orfèvres. Vous y verrez

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un album de photographies que j'ai emprunté à Mme Taver- nier. Je n'ai pas non plus de grands espoirs de ce côté-là, mais qui sait? En attendant, je vais continuer d'examiner les papiers de la victime.

— Où vous ne trouvez rien ? — Secret professionnel ! — Excusez-moi, inspecteur. Je répondrai pour vous : Où

vous ne trouvez rien.

Belot retourna boulevard Gouvion-Saint-Cyr. Il y avait déjà travaillé le matin, sans rien trouver en effet. Il avait pour- tant vidé une quantité de tiroirs, entendu de nouveau Mme Ta- vernier et ses deux beaux-frères : Paul, l'aîné, aussi cérémonieux que froid; Vincent, le plus jeune, dont le visage couvert de larmes marquait au contraire le désespoir. L'un et l'autre s'étaient mis à sa disposition, non sans déclarer d'une même voix que le meurtre leur paraissait absolument inexplicable. Une seconde, Paul Tavernier avait perdu son impassibilité. Comme Belot empruntait l'album de photographies : « Mon- sieur l'inspecteur principal, s'était-il écrié, des portraits de famille! » Il s'était repris aussitôt. « Pardonnez-moi, j'ignore évidemment tout d'une enquête. »

Devant l'immeuble, des journalistes bavardaient. Ils se préci- pitèrent sur Belot. Ce fut lui qui demanda :

— Quoi de neuf? Il apprit que les Pompes Funèbres venaient d'apporter la

dépouille de la victime. (Elle avait été mise en bière à l'Institut médico-légal, après une autopsie qui avait livré le calibre du pistolet meurtrier.)

— Merci, dit Belot. Pas besoin de tirer vos calepins ni de vous éterniser, je ne ressortirai pas avant des heures. L'enquête continue.

— Elle fait comme nous, dit une voix, elle piétine.

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Tout le monde rit. En entrant au quatrième, Belot aperçut la flamme jaune des cierges à travers les portes vitrées du grand salon. Dans la galerie, des personnes vêtues de noir parlaient bas. Un enfant sanglotait. Il y avait des fleurs.

Mme Tavernier portait noblement son deuil, mais son visage marquait une immense fatigue.

— Mon mari est... là, dit-elle à mi-voix. J'ai fait mettre son secrétaire dans mon boudoir pour que vous soyez tranquille. J'ai interrogé toute ma belle-famille. Personne ne comprend rien, personne ne trouve l'ombre d'une raison...

Paul Tavernier s'approcha. Il ressemblait étrangement au mort, bien que ses cheveux poivre et sel le fissent paraître de vingt ans plus âgé.

— Je vous laisse entre les mains de mon beau-frère Paul, ajouta Mme Tavernier. Il connaît... il connaissait mon pauvre Étienne encore mieux que moi. D'ailleurs, je ne suis pas loin..., murmura-t-elle en montrant la porte du salon.

La sonnerie du téléphone crépita soudain dans la galerie, si brutale parmi les chuchotements que Belot lui-même tressaillit.

— Il faut mettre du coton tout de suite ! dit une vieille dame bouleversée.

La femme de chambre accourut. — On demande monsieur Belot au téléphone. — Allo, Belot? C'est moi. — C'était Picard, le chef de la

Brigade. — Rien de neuf ? — Non, rien. Je viens d'arriver. — Tu en as pour longtemps? — La soirée. Peut-être une partie de la nuit. — Laisse tomber. J'ai besoin de te voir illico. Tu retourneras

là-bas plus tard. Quand Belot sortit de l'immeuble, un cri d'indignation jaillit

du groupe des journalistes. L'un d'eux s'écria : — Vous nous avez menti, monsieur Belot ! Vous vouliez vous

débarrasser de nous ! Une ombre apparut sur le seuil de l'escalier de service : le

reporter du Grand Journal.

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— Non, messieurs, M. Belot n'a pas menti. C'est un coup de téléphone qui l'appelle.

— Ah! ah! dit Belot, des fuites du côté de l'office? — Il fit signe à un taxi. — Quai des Orfèvres !

Les journalistes sautèrent dans leurs voitures. Tout le monde partit pour le Quai des Orfèvres.

— Voici, dit Picard. On vient de trouver cette enveloppe dans un autobus de la ligne U. — Il la désigna du doigt sur le bureau. — Ton œil brille! Le receveur me l'a apportée il y a une demi- heure.

— La voiture d'hier? — Laisse-moi parler! Une autre, n° 805. Elle venait d'arriver

à son terminus des Gobelins, elle se vide, le receveur parcourt la bagnole. Et, sous une banquette de première, il découvre ça. Allez, prends!

Picard jeta une cigarette presque intacte et en alluma une nouvelle. C'était un homme perpétuellement agité, que la maison appelait Picarressort, mais il connaissait son métier.

Belot prit l'enveloppe. Elle était blanche, de format commer- cial, sans doublure ni marque de fabrique. Elle portait, dacty- lographiée, l'adresse suivante :

Monsieur Picard Chef de la Brigade Spéciale

Préfecture de Police 36, Quai des Orfèvres

Paris.

— Mmm, quelqu'un de précis ! dit Belot. — Et qui sait où frapper. Belot tira de l'enveloppe un feuillet. Picard le suivait des yeux.

Ils travaillaient ensemble depuis leur jeunesse, ils s'aimaient comme deux frères, et si son ami se trouvait maintenant sous

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ses ordres, ce n'était pas sa faute : Belot eût préféré quitter la police plutôt que de devenir un « sédentaire ». Picard le char- geait des enquêtes les plus délicates, le consultait sans cesse et l'offrait en exemple aux nouveaux.

La lettre disait :

Mes hommages, Monsieur Picard, et mes excuses de vous imposer des recherches qui, je le crains pour vous, ne seront pas faciles. Sais-je même qui je suis? Je ne me vante d'ailleurs pas des événements d'hier. Je compte faire mieux demain, pour les autres et pour moi.

L'Abonné de la ligne U.

Belot fit entendre un claquement de langue admiratif. — Voilà un monsieur qui sait tourner ses lettres! Un peu

prétentieux. — Un peu sphynx également, dit Picard. — Qu'est-ce que tu ne comprends pas? — Tout. — C'est pourtant clair! Il regrette d'avoir assassiné Taver-

nier, non par humanité sans doute, mais parce que le crime n'entrait pas dans ses plans. Aujourd'hui il invite « les autres » à se montrer plus raisonnables que Tavernier. En quoi, pour quoi? je n'en sais rien. Argent, je suppose.

— Ouais, dit Picard. D'après toi, tout ça aurait un sens? Je me serais plutôt figuré que nous avions affaire à un maboul. Comme ce loufoque qui s'était juré de détruire toutes les concierges de Paris ! Trois victimes le premier jour...

— Mais le second jour..., dit Belot. (Il y avait personnelle- ment gagné un coup de canif près de la carotide et son grade d'inspecteur principal.)

— C'est la grâce que je nous souhaite, dit Picard. Truflot! Un petit homme qui écrivait près de la fenêtre leva son crâne

chauve et pointu. — Envoyez ce poulet à l'Identité. Il faudrait retrouver aussi la

machine à écrire.

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— Ça ne donnera rien, dit Belot. Un type qui connaît ton nom doit appliquer les précautions élémentaires.

— Il a pourtant le goût du risque! Qu'il n'y ait pas eu une seule personne hier pour l'attraper par le veston! La police n'est vraiment pas secondée...

Belot répliqua : — Je te répète que cette lettre a un but des plus précis. Il

voudrait que nous la rendions publique. Elle terroriserait les gens à qui il pense, « les autres », et ces gens se précipiteraient au-devant de ses désirs.

— Mais la lettre est anonyme? — Anonyme quant à l'assassin, mais pas quant à la victime!

Il s'agit bien de Tavernier : donc, « les autres » ont quelque chose à voir avec Tavernier.

— Par conséquent, il faut la donner à la presse ? — Si « les autres » devaient bondir ici pour nous mettre au

courant, oui! Mais rien n'est moins certain, ils peuvent avoir des raisons de nous craindre aussi... Non, c'est à moi de les découvrir tout de suite par les papiers ou la famille de Taver- nier. Quant à toi...

— Moi, j'ai déjà mis un bonhomme sur chaque autobus de la ligne U. Dans le cas où l'une des bagnoles servirait encore de boîte aux lettres !

— Mieux vaut de boîte aux lettres que de corbillard. — Belot se leva. — Je retourne boulevard Gouvion-Saint-Cyr.

Picard se renversa dans son fauteuil. — Tu n'as rien remarqué de plus ? — « L'Abonné » de la ligne U? Pour quelqu'un qui soigne

son style, c'est curieux, en effet. On dirait une faute d'étranger. Ça remet sur le tapis le voyage de Tavernier à Bruxelles et ail- leurs. Un Bruxellois? Il faudra que je demande à Mme Colet. Elle l'a entendu prononcer quelques mots hier. C'est un as, cette petite femme...

Truflot leva le crâne et échangea un clin d'œil avec Picard. Belot haussa les épaules.

— Pas plus elle qu'une autre, dit-il, je n'ai pas le temps.

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Mais j'ai quand même le droit de constater qu'elle a une nature étonnante ?

— Et de jolis yeux? — Je vous donnerai le renseignement au rapport, patron,

dit Belot en sortant.

La P. J. se tut, mais le receveur parla, ou plutôt (Picard lui avait ordonné le silence) il « laissa entendre ». Si le chef de la Brigade Spéciale l'avait reçu lui-même, si l'on avait soigneuse- ment recueilli ses empreintes digitales, c'est que sa trouvaille en valait la peine. La presse partagea ce point de vue. Elle rap- procha le fait du coup de téléphone qui avait alerté Belot boule- vard Gouvion-Saint-Cyr. Le lendemain, tous les journaux consacraient à la nouvelle une bonne partie de leur première page. Le Grand Journal disait :

LE MEUTRE DU DIRECTEUR. DANS UN AUTOBUS DE LA LIGNE U

SUR LAQUELLE M. TAVERNIER VOYAGEA AVEC SON ASSASSIN,

ON DÉCOUVRE UNE ENVELOPPE ADRESSÉE A LA POLICE.

LE QUAI DES ORFÈVRES GARDE LE SILENCE SUR SON CONTENU.

LA FOULE A L'AGENCE GASCOGNE.

Les titres du surlendemain furent encore plus beaux.

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3

LES MYSTÈRES DE LA LIGNE U. APRÈS UN CRIME, UNE DISPARITION.

BIEN QUE, CETTE FOIS, LE SANG N'AIT PAS COULÉ SUR PLACE, LA POLICE SE DEMANDE

AVEC INQUIÉTUDE SI M. VERDON N'A PAS SUBI LE SORT DE M. TAVERNIER

Le Quai des Orfèvres apprit la disparition de M. Maurice Verdon dans l'après-midi du mercredi 5 octobre, quarante- huit heures après l'assassinat de M. Tavernier, vingt-quatre heures après la découverte de l'enveloppe. Jusqu'alors, l'ins- pecteur principal Belot s'était employé de la façon suivante :

Soirée du mardi. — Il quitte Picard, dîne dans un caboulot où le bifteck a ce soir-là un déplaisant goût d'enveloppe, et retrouve la lueur des cierges, les fantômes noirs, les chuchotements, les papiers. La famille de la victime est on ne peut plus prévenante. Des bûches flambent dans la cheminée du boudoir (les nuits commencent à fraîchir). Une assiette de sandwichs, du café l 'attendent près du secrétaire. Tant d'égards l'irritent un peu. Il se demande si, parmi les pleureurs du salon, il n 'y aurait pas un homme au-dessus de la moyenne, rasé, encore jeune, assez élégant — étranger peut-être — sans qui M. Tavernier ne serait pas en ce moment l'objet de ses larmes hypocrites. Il voudrait vérifier l 'emploi du temps de chacun, hier à l 'heure du crime, aujourd'hui à l 'heure de l'enveloppe. S'il n 'a rien découvert jeudi, il faudra que Mme Colet assiste à l'enterrement. « Oh! monsieur l'inspecteur, demandez-moi encore quelque chose! » Charmante, oui. Son mari est bien brave, lui aussi ; un imbécile.

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Belot a réparti les papiers en deux piles, les insignifiants et les autres, pour lesquels il faudra demander des explications : signatures de lettres plus ou moins intimes, carnets d'adresses, de dépenses, de banque, reçus divers. Le carnet de dépenses prouve que M. Tavernier était en effet « très économe », selon l'indulgente expression de sa pauvre femme. « Anniversaire Jean-François (c'était l'aîné des deux enfants, quinze et douze) : 5 fr. » « Œuvres de l'arrondissement, contribution annuelle : 10 fr. » Belot considère les meubles cossus du boudoir, les belles flammes, les sandwichs, et se dit que le couple Tavernier ne devait pas être tous les jours d'accord. « C'est l 'U que je veux prendre et je prendrai l'U! » L'avarice serait-elle au départ du drame? Belot s'interdit encore une hypothèse de ce genre. On a connu des hommes qui offrent un cadeau de cent sous à leur fils et un diamant de cent mille francs à leur maîtresse. M. Ta- vernier montait bien en première dans l'autobus ! Il est vrai que les heures d'affluence vous y forcent si vous voulez être un directeur ponctuel.

Paul Tavernier apparaissait de temps à autre à la porte du salon. Une bouffée de parfum mortuaire, fait de fleurs et de froid, envahissait alors le boudoir. « Vous n'avez besoin de rien, monsieur l'inspecteur principal? — Le feu ne s'éteint pas? — Encore un peu de café ? — Vous travaillez donc jour et nuit? » Belot remerciait et remettait les questions à plus tard, quand il aurait fini son dépouillement. « D'ailleurs, se disait-il, qui me prouve que j'ai sous les yeux tous les papiers de la victime? On me les présente avec la meilleure grâce du monde, mais les cheminées ne servent peut-être pas seulement à chauffer les inspecteurs de police? »

Il y eut une question qu'il ne remit point. — Dans le testament de M. Tavernier..., commença-t-il. — Mon frère n'a pas laissé de testament, monsieur l'ins-

pecteur principal. Paul Tavernier portait le regard haut et droit, mais il se tenait

légèrement de profil, de telle manière que ce regard demeurait toujours lointain. Belot l'observait, s'étonnait de son calme.

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Il éprouvait un malaise qu'il voulait attribuer au feu de bois, à l'odeur de cimetière. En réalité, il était inquiet. Il n'aimait pas la lettre que Picard avait reçue. Il n'aimait pas les affaires dont les rebondissements sont annoncés par leurs propres auteurs. Il demeurait persuadé que cette lettre avait un but précis, mais cela n'excluait pas la thèse de Picard. Rien de plus précis que les buts d'un obsédé, d'un maniaque. Picard n'aurait pas dû faire allusion au « tueur de concierges ». Belot tritura sa cica- trice, près de la pomme d'Adam, et se demanda ce qu'il était devenu. Mort sans doute depuis des mois dans son cabanon de Villejuif. Lui aussi, on pouvait le décrire encore jeune, assez élégant, rasé, d'une taille un peu au-dessus de la moyenne. Cette ressemblance allait-elle plus loin? Belot commençait à le craindre. « Si mon assassin d'aujourd'hui est fou comme l'autre, ce que je fais ici ne sert à rien. Il a peut-être l'intention de sup- primer tous les directeurs d'agences automobiles. Un bel emploi du temps pendant le Salon... » Pourtant, ne semblait-il pas regretter son crime? « Je déraille, se dit Belot, je crois que j'ai sommeil. » Une phrase l'obsédait : « Je compte faire mieux demain. » Si c'était un fou, demain ne signifiait pas : plus tard, un de ces jours, dans l'avenir! demain serait demain, demain mercredi, demain 5 octobre — demain qui était peut-être aujourd'hui?

Belot consulta sa montre : minuit moins le quart. Il décida de repasser par la Préfecture en empruntant la ligne U, au moins jusqu'aux Champs-Élysées.

Il gratte à la porte du salon, aperçoit dans l'ombre Mme Ta- vernier qui dort sur une chaise-longue, prend congé du beau- frère.

— Je reviendrai demain, lui dit-il. Je laisse tous les papiers ici. J'ai dressé l'inventaire des plus intéressants.

Paul Tavernier répond : — Vous avez bien fait, monsieur l'inspecteur principal. Dans l'escalier, Belot se dit : « J'ai bien fait : naturellement,

j'ai bien fait ! Je n'ai besoin ni de ses approbations ni de sa sol- licitude. Et pas une question, pas une remarque? Il s'attendait

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à ne me voir rien trouver? » La petite voix de Mme Colet répète : « Vous n'avez rien trouvé, inspecteur! »

Minuit sonne on ne sait où quand Belot atteint l'angle de la rue Laugier, en même temps qu'un autobus U. C'est le dernier de la journée.

Nuit du mardi au mercredi. — Sur la plate-forme, le receveur et Clairval, un des jeunots de la brigade. En première, deux voyageurs, un couple, qu'on voit de dos.

Le jeunot dit : — Vous avez des ailes, monsieur le principal! Il n'y a pas

cinq minutes que j'ai téléphoné ! Belot demande : — Téléphoné : où ça? — Clairval le regarde, interloqué. —

Je ne suis pas au courant, le hasard. Vas-y, je t'écoute. Clairval désigne le couple. — C'est la quatrième fois depuis huit heures qu'ils prennent

cette voiture. Et les copains les ont eus aussi ! Mieux que ça, en arrivant tout à l'heure au terminus, ils ne sont même pas descendus! Le type a l'air de roupiller, mais la femme a dit au receveur : « Ça ne vous dérange pas que nous restions? J'ai oublié mon poudrier chez des amis. » Alors, comme M. Picard nous a dit qu'on aurait probablement affaire à un cinglé, je me suis dit : « Ce coup-ci, puisque c'est le dernier voyage, le receveur et moi on les empêchera de quitter la voiture jusqu'au dépôt. Et j'ai demandé à la maison qu'on m'y envoie du ren- fort.

Il ne quittait pas des yeux le dos du couple. Il éclata soudain : — Avec ça, elle est culottée, cette petite femme! Elle a oublié

son poudrier? Regardez-moi ce qu'elle fait! Le receveur dit à son tour : — Mince alors. Belot se mit à rire. Puis il prit un visage grave, entra dans la

voiture, s'assit en face des voyageurs. — Bonjour, madame. — Bonjour, inspecteur, répondit Mme Colet.

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Elle acheva de se poudrer, jeta un coup d'œil vers son mari qui dormait, les mains croisées sur le ventre, la bouche ouverte.

— Excusez-le, dit-elle, il est si fatigué ! — Je l'excuse, je l'excuse. C'est vous que je n'excuse pas. Un regard de surprise innocente se posa sur lui. « Des yeux

gris-bleu, » se dit Belot. — Oui, vous! reprit-il le sourcil toujours froncé. Combien

de voyages avez-vous imposés à ce pauvre M. Colet? Mme Colet fit un rapide calcul. — Douze. Non, treize ! Enfin, celui-ci est le treizième. Elle ajouta pour le rassurer : — Nous avons dîné entre-temps. Belot demanda : — Êtes-vous superstitieuse, madame? Elle répondit avec délices : — Oh ! oui, inspecteur ! — Je crains que ce treizième voyage ne vous porte pas bon-

heur. Elle retrouva sa mine étonnée. — Quand j'obtiens justement ce que je souhaitais? — C'est-à-dire? Elle fit un signe de tête qui ressemblait à un petit salut. — Vous voir, monsieur. Belot répliqua : — Il s'en est fallu de peu qu'on ne vous ait conduits à moi

entre deux inspecteurs ! — Je reconnais, dit Mme Colet, que ç'eût été préférable. — Eh bien...! commença-t-il. Un tournant pris à toute allure le jeta contre la vitre, et

Mme Colet contre son mari. M. Colet souleva une paupière, aspira tout l'air qu'il put, et retomba dans le sommeil. Belot, ayant recouvré l'équilibre, dit d'une voix déçue :

— Je croyais cet après-midi avoir trouvé une collaboratrice, et voilà qu'au contraire vous compliquez mon travail? On ne s'occupe que de vous !

— Qui ça, inspecteur? — Elle sourit. — Vous allez encore me

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répondre : Secret professionnel! Je n'ai d'ailleurs pas besoin de réponse. C'est le monsieur de chaque plate-forme. C'est lui que nous distrayons de son devoir... Et si par hasard nous l'avions fait exprès? Si j'avais voulu vous démontrer qu'il est plus facile, dans un autobus, de découvrir un policier qu'un voyageur suspect? Qu'il faut treize voyages — et dans quelles conditions, le treizième! une voiture vide, qu'on a refusé de quitter! — pour courir le risque d'être emmené au poste, quand deux voyages sur une même voiture permettent à n'importe qui de repérer l'inspecteur de la plate-forme?

— Vous n'êtes pas n'importe qui, madame. Et vous semblez vous intéresser particulièrement à l'affaire... Qu'est-ce qui vous a donc poussée à reprendre l 'U aujourd'hui?

Mme Colet baissa les yeux, comme une petite fille qui confesse un enfantillage.

— Quand nous vous avons quitté, après notre visite à l'agence Gascogne, je me suis dit que l'assassin avait peut- être laissé un indice quelconque dans l'autobus du crime. Nous avons descendu l'avenue des Champs-Élysées jusqu'au Rond- Point, j'ai guetté cet autobus — il en est passé trois avant le bon — et nous sommes montés.

— Vous l'avez reconnu ? — Par son numéro, voyons! le 197. Et par son receveur. Lui,

heureusement, ne nous a pas remarqués. Il parlait aux gens de la plate-forme, et j'ai avisé derrière lui un homme qui tenait un journal, mais qui ne semblait pas le lire très attentivement. Nous sommes allés nous asseoir. Quand la plate-forme était vide, l'homme et le receveur causaient ensemble. Dès qu'il montait quelqu'un, ils s'ignoraient de nouveau. Ce manège m'a mise en éveil. Au terminus de Levallois, nous sommes allés, mon mari et moi, au café d'en face et nous avons vu que l'homme repar- tait avec l'autobus. Le suivant en a amené un autre, qui est reparti de la même façon. Je me suis dit alors : « Que c'est mal fait! »

Elle jeta sur Belot un regard rapide. Il la considérait sans ciller. Elle ajouta :

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— J'ai décidé mon mari à ma petite manœuvre, en évitant le receveur d'hier qui aurait tout gâché s'il nous avait reconnus. Je comptais coucher au poste et vous y faire appeler.

— Et l'indice? Elle baissa de nouveau la tête. — Pas d'indice. — Et dans les autres voitures?

— Dans les autres voitures? répéta-t-elle, surprise. Pourquoi dans les autres voitures? — Une étincelle enflamma les yeux gris-bleu. — Ah! On a découvert quelque chose dans une des autres voitures... Voilà pourquoi vous avez mis des inspecteurs partout ! Vous en savez beaucoup plus long que je ne croyais !

« Plaise au ciel ! » pensa Belot. — Vous voyez comme il faut se méfier des initiatives, dit-

il doucement. Les yeux gris-bleu s'éteignirent. Il ajouta aussitôt : — Encore une question. Nous nous demandons depuis cet

après-midi si l'assassin n'est pas un étranger, un Belge par exemple.

Mme Colet réfléchit. — Non... Et pourtant, il avait un accent, il n'y a pas de doute. Elle répéta la phrase qu'elle avait entendue : — « Bien le bonjour, — elle roula un peu l'r — bien le

bonjour, monsieur Tavarnier ». Il a dit : Tavarnier, varnier, et en roulant les r. Un accent, mais un accent de France.

— Berrichon? Bourguignon? — Quelque chose comme cela. Quel dommage que je n'aie

pas plus tendu l'oreille! Moi qui suis si curieuse d'habitude! Je ne me le pardonnerai jamais.

— Pardonnez-vous, dit Belot. Vos observations sont déjà très précieuses.

Il regarda la rue, s'écria : — Nous avons dépassé Montparnasse! Où habitez-vous? — A la Porte Champerret, dit Mme Colet. — Elle tourna

la tête vers son mari. — Je vais le laisser dormir jusqu'aux Gobe- lins. Nous prendrons un taxi.

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Belot se leva. — A demain matin, madame. J'aurai beaucoup de choses à

vous demander. Les secondes, maintenant, étaient presque pleines. « Drôle

d'affaire, se dit-il : j'en oublie de surveiller ma route, je ne vois même plus qui monte et qui descend ! » Sur la plate-forme, le jeune inspecteur débordait d'une angoisse accumulée au cours de cet interminable entretien.

— Maldonne, Clairval, dit Belot, ces personnes travaillent avec moi. Il ne te reste plus qu'à pousser jusqu'au dépôt pour les copains que tu as réclamés. Tant pis s'ils t'engueulent!

Les joues en feu, Clairval murmura : — Je vais me faire sonner, au rapport... — Non, non. J'expliquerai. « Bon, se dit Belot sur le macadam du boulevard, réflexion

faite, je vais me coucher. Ce voyage m'a remis dans mon assiette. Je me demande pourquoi. »

Matinée du mercredi. — Au rapport Tavernier, Picard est d'une humeur infernale. Il agite les bras, se gratte le front, se frotte les paumes, saisit une règle, essaie de la briser, la pose, examine chacun comme s'il ne reconnaissait personne et toni- true. Les quotidiens dépliés couvrent sa table, le Grand Journal à la place d'honneur. « Dans un autobus de la ligne U... on découvre une enveloppe... Le Quai des Orfèvres... » Belot est assis, l'équipe des inspecteurs qui ont travaillé la veille sur la ligne est massée derrière lui, debout; sous les imprécations, elle ressemble à un troupeau de malandrins après une rafle. Tru- flot écrit dans un coin, tranquille comme dans une île déserte.

— J'en ai jusque là, moi, de la presse! hurle Picard en se tapant avec cruauté sur le haut du crâne. J'en ai jusque là, des journalistes! Je vais leur susurrer quelques douceurs, ils s'en souviendront toute leur vie! Et j'en ai marre, de la ligne U! Et de vous tous, bande de jobards, qui vous faites repérer par une petite bonne femme de rien ! Elle aussi, naturellement, elle va raconter ça aux journaux !

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— Non, dit Belot. — J'en suis moins sûr que toi! Elle s'est foutue de nous!

Elle a gâché mon plan, et elle se permet de nous donner une leçon par-dessus le marché! C'est plus fort que tout!

— Ton plan..., dit doucement Belot. Notre plan. De la brigade entière, Belot est le seul, parmi les inspecteurs

principaux, à résister aux violences de Picard. Il sait qu'il le calme en le contrariant. La chose n'en est pas moins délicate devant des subordonnés, dont il n'oublie pas qu'il est. Bref, une corvée supplémentaire.

— Notre plan, répète-t-il : nous l'avons mis debout ensemble. La « petite bonne femme de rien » a démontré qu'il ne valait pas grand'chose; encaissons, nous ne sommes pas infaillibles. Par ailleurs, si elle a détourné l'attention de nos hommes, n'ou- blions pas qu'elle connaît l'assassin! Elle aurait été plus utile que n'importe qui, au cas où il serait monté en sa présence.

Les inspecteurs approuvent de la tête et se permettent un changement de pied. Picard paraît n'avoir rien entendu. Il crie de nouveau, un peu moins fort toutefois.

— Je ne vais quand même pas nous mobiliser tous sur la ligne U ? Regarde-moi ceux qu'il y avait hier ! Il y en a autant ce matin ! Alors? Leur foutre des fausses barbes, hein ?

— Bien sûr que non, dit Belot. Les receveurs... Picard éclate : — Ils sont jolis, les receveurs ! Naturellement, si on pouvait

compter sur eux, ce serait parfait! Mais celui d'avant-hier n'est pas fichu d'arrêter un criminel qu'il a sous la main, celui d'hier se laisse tirer les vers du nez! Je l'avais pourtant mis en garde, celui-là! Convoquez-le, Truflot! J'aurai deux mots à lui glisser dans l'oreille! Il déshonore sa corporation!

— Tu as raison, enchaîne Belot, la corporation est tout à fait honorable. Je suis sûr qu'ils vont nous seconder comme il faut. Et si « l'Abonné » a repéré nos hommes, il croira, en ne les voyant plus, que nous nous sommes découragés.

Picard grommelle : — On va essayer.

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Il écarte brutalement les journaux, saisit une fiche et des télé- grammes qu'il tend à Belot.

— Voilà l 'examen de la lettre. Rien, naturellement. Machine

portative Impérial, vieille de quatre ans, premier possesseur mort, ne figure pas à l'inventaire après décès. Et les premiers résultats des enquêtes à Londres, Amsterdam et Bruxelles. Rien non plus, ni aux agences Gascogne ni dans les hôtels où Tavernier est descendu. Je ne te retiens pas. Tâche d'avoir une journée plus profitable qu'hier!

Belot passe au bureau de la brigade, dépose sur sa table fiche et télégramme, prend dans un tiroir un gros album relié en maro- quin rouge. « Un si bel album : ce n'est pas Tavernier qui se l'est offert... »

Au « salon » — trois fauteuils de cuir effondrés, un ambitieux guéridon chargé de vieilles revues, des cadres contenant les portraits des nombreux inspecteurs et agents morts en service ou au champ d'honneur — Mme Colet attend Belot. « Tiens ! se dit-il, en plein air je ne me rendais pas compte de son parfum. Agréable. »

— Mon mari s'excuse, ou plutôt je m'excuse pour lui. Il dormait encore quand je suis partie. Nous autres provinciaux, Paris nous fatigue vite.

— M. Colet ne supporte peut-être pas l'autobus, dit Belot avec sollicitude. — Il place l'album sur les genoux de Mme Colet, s'assoit près d'elle. — M. Paul Tavernier m'a certifié que son frère n'en possédait pas d'autre. Il paraît d'ailleurs qu'il n'a jamais eu la manie de la photo.

— Cela revient assez cher..., dit Mme Colet en ouvrant l'al- bum.

Belot éprouve le petit choc au cœur qu'il a déjà ressenti plusieurs fois à certaines répliques de Mme Colet.

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— Vous trouvez que cela revient cher? demande-t-il. — Pas moi ! M. Tavernier. Moi, j'adore la photo, surtout

quand le modèle est immobile. J'ai très bien réussi le Palais des Papes.

— Et... M. Tavernier? Elle fait une moue de grande personne excédée. — Eh bien, il était économe ! très économe! C'est son épouse

qui l'a dit! Et le Grand Journal qui l'a publié! En toutes lettres !

« Quand je pense, se dit Belot, que Picard la considère comme une petite femme de rien... »

Des bébés nus sur des peaux d'ours, des gamins appuyés à des consoles Majorelle, des communiants, des communiantes, des collégiens, une religieuse, des zouaves et des cuirassiers, des couples au jour de leurs noces, toute une jeunesse bourgeoise entrelacée d'aïeux et de parents : les juges en robe, les colonels en grand uniforme, les civils en redingote. Sous chaque figure, M. Tavernier avait tracé une inscription à l'encre rouge : Mon grand-père Tavernier, décédé; mon père, président de tribunal à Saint-Étienne, décédé; mon frère Paul au collège; mon frère Vincent au collège; moi au collège; Finette en pension (c'était sa femme) ; la sœur de Finette ; notre vieil ami le Dr Jay, décédé, etc. Mme Colet examinait d'abord le visage, lisait ensuite la légende, donnait chaque fois un petit signe d'approbation qui pouvait passer pour un salut. Elle pensait tout haut de temps à autre : « Une jolie bouche. » (C'était une grand'mère.) « Oh! comme ils se ressemblent! » (C'était mon frère Paul.) « Pauvre malheureux... » (C'était la victime.) « Elle est bien, très très bien. » (C'était Mme Tavernier.)

Tout d'un coup, l'aspect des photographies changea complè- tement. Il ne s'agissait plus de portraits réalisés dans des studios par des professionnels, au format classique pour lequel l'album avait été fait. Cette seconde partie groupait des épreuves d'ama- teur de toutes tailles collées les unes au ras des autres, sans la moindre marge sauf en pied, où Étienne Tavernier avait conti- nué d'écrire ses légendes écarlates. Des pages affreuses, que

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Mme Colet commença par feuilleter en hochant la tête. Elle la redressa brusquement.

— Que font les frères de M. Tavernier, inspecteur? — L'aîné est administrateur délégué d'une société anonyme. — Grande? — Très grande, oui. — Et l'autre? — Le jeune Vincent? Ingénieur, très doué, paraît-il. Mme Colet rêva une seconde, puis : — Savez-vous à quoi je pense ? Vous allez me trouver bête,

tant pis! La vie de M. Tavernier ressemble à son album... En deux parties, et la deuxième ne vaut pas la première... Parce qu'enfin, vendre des autos fabriquées en série, c'est bien, si c'est bien de gagner beaucoup d'argent, mais ce n'est pas for- midable quand on est le fils d'un président de tribunal et qu'on a étudié au collège! On n'est jamais qu'un marchand de quelque chose, qu'on n'a même pas fabriqué tout seul... Comme mon mari. Qu'on vende des meubles ou des autos... Seulement, Ray- mond n'est pas sorti d'une famille extraordinaire, il a quitté l'école à douze ans! Et encore, il donne des idées à nos fournis- seurs, nous vendons un lit pliant qui est sorti tout entier de sa tête. Vous voyez ce que je veux dire ? Les frères ont mieux réussi dans la ligne de la famille. Administrateur délégué, ingénieur... Qu'est-ce qui a pu arrêter celui-là? L'avarice? Le... (elle touche sa tempe de l'index) le manque de cervelle? Le manque de caractère? Vous me trouvez bête, n'est-ce pas...

Quand les yeux gris-bleu prennent cette douceur timide, Belot voudrait serrer Mme Colet dans ses bras, « comme on embrasse sa fille ». Il se contente de poser une main sur l'album, qui est sur les genoux.

— Parfaitement, dit-elle, au travail ! — Elle se penche. — Et quel travail !

Belot a déjà retiré la main. Il répond : — Je ne vous trouve pas bête du tout. Je vous trouve même

très intelligente. Vous m'aidez à voir clair. Elle réplique, sans relever le front :

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— Je vous aiderais mieux si je retrouvais l'assassin. Mais que c'est petit!

Belot tire une loupe de sa poche. Mme Colet se met à rire. — Comme Sherlock Holmes ! — Je vous y prends, dit Belot. J'étais sûr que vous lisiez des

romans policiers. Elle riposte, scandalisée : — Oh ! inspecteur ! Puis elle se tait, longtemps immobile sur chaque image.

Belot, patient, éprouve une confiance qu'aucun témoin ne lui a jamais procurée. Une demi-heure passe. Scènes des bords de mer, groupes dans des jardins, dans des cours de caserne. Sou- dain, Mme Colet s'incline encore davantage, frémit.

— On dirait...

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SUITE DU PRÉCÉDENT

Et, par conséquent, suite de la matinée du mercredi. — Oui, oui, répète Mme Colet, on dirait...

Elle désigne un visage parmi vingt autres : fantassins en tenue de campagne dans un sous-bois, sur deux rangs, l'arme au pied. Légende : Remiremont (Vosges). Grandes manœuvres de 19**. Une main devant la bouche, Mme Colet chuchote :

— Le troisième à gauche du premier rang. En beaucoup plus jeune, bien sûr. Et pas de Tavernier.

Elle est toute rouge, elle se mord la lèvre comme si elle venait de découvrir dans un soulier de Noël l'objet de ses désirs les plus insensés. Belot saisit l'album, regarde.

— C'est un peu le visage de tout le monde. Elle proteste : — Pas du tout ! Je le reconnais. Je suis sûre de le reconnaître! — Bien, fait Belot. Il se lève. — Attendez! dit-elle. Il faut que je continue. — Vous continuerez dans dix minutes. Le temps que je porte

l'album à l'Identité Judiciaire. On va y décoller cette photo, et, pendant que vous examinerez le reste, le service fera des répliques et des agrandissements.

— Nous avons la preuve que ce n'est pas un étranger!

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Le reste de l'album n'offrit plus rien d'intéressant. Comme ils tournaient la dernière page, un employé vint apporter à Belot toutes les photos demandées, en ajoutant :

— Rien aux archives. — Madame, dit Belot, avant de vous montrer ces agrandisse-

ments, j'aimerais vous faire connaître à mon chef, à mon ami, le commissaire Picard. J'estime qu'il doit vous exprimer sa gra- titude.

— La vôtre me suffit, inspecteur. Mais je suis toute disposée... Un chef commissaire...

Le « chef commissaire » pouvait les recevoir. — Alors ? dit Picard quand ils entrèrent. Il paraissait à demi calmé. Belot répondit : — Ça va... Grâce à madame. Madame Colet. Picard se leva. — Asseyez-vous, madame. Très honoré. J'ai déjà beaucoup

entendu parler de vous. — En bien, j'espère ? dit Mme Colet intimidée. Picard fronça le sourcil, presque furieux de nouveau. — En bien... et en autobus. Ce n'est pas un reproche. On

l'a dit au rapport : vous nous avez donné une leçon, nous l'avions peut-être méritée.

Belot posa les épreuves devant Picard. — Mme Colet a reconnu l'homme sur une photo. — Des archives ? — Non, d'un album qui appartenait à la victime. — Vous êtes sûre, madame? Mme Colet quitta sa chaise, passa sans façon de l'autre côté

de la table, prit un agrandissement, le considéra. — Sûre autant qu'on peut l'être. Mais en beaucoup plus

jeune, j'insiste. — Naturellement, dit Picard. — Et puis, — elle présenta l'image à une meilleure lumière,

— c'est drôle, il y a quelque chose de différent dans le regard... — Les agrandissements sont toujours un peu flous, dit

Belot.