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Regards croisés de Daniel Halévy et Émile Guillaumin sur l’Allier rural au début du XX e siècle © Coll. Henry - de Durat

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Daniel HalévyBleu

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VISITESAUX PAYSANSDU CENTRE

PRÉFACE PIERRE JOXEPOSTFACE FRANÇOIS COLCOMBET

ÉDITION DIRIGÉE PAR MARIE-PAULE CAIRE-JABINET

Intellectuel dreyfusard, ami de Proust et Péguy, biographe de Proudhonet de Nietzsche, Daniel Halévy (1872-1962) est attiré dans les campagnesfrançaises par un roman à succès, La Vie d’un simple (1904), rare témoignagesur la condition paysanne au XIXe siècle. Il part pour l’Allier à la rencontrede son auteur, l’écrivain-paysan Émile Guillaumin, plume des premierssyndicats de métayers qui éclosent dans ce département. De ferme en ferme,en « tacot » ou à pied, Guillaumin conduit alors l’essayiste parisien chez les« rouges » et bien d’autres acteurs du Bocage bourbonnais. « Ethno logue sansle savoir », Daniel Halévy écoute, recueille les paroles et revient par trois fois,élargissant son champ d’enquête au Berry, à la Bourgogne, au Périgord.

Visites aux paysans du Centre est le récit de ces voyages, effectués entre1907 et 1934. L’enthousiasme des débuts cède le pas à l’inquiétude quandDaniel Halévy voit poindre la fin des paysans, la fin d’une civilisation.Il flotte alors entre conservatisme et écologie, sans jamais rompre avec ses amisrestés à gauche, ouverts au modernisme. De sa démarche singulière résultece précieux document, devenu un classique de l’histoire de la France rurale.Sa réédition, enrichie d’une abondante iconographie, s’accompagne decommentaires inédits. Jetant des ponts entre hier et aujourd’hui, elle éclairele présent de nos campagnes qui demeurent, vaille que vaille, parmi les plusvivantes du monde occidental.

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Émile et Marie Guillaumin, avec leur fille Suzanne, devant leur maison d’Ygrande, en compagnie de Daniel Halévy(à gauche) et de l’écrivain Charles-Louis Philippe (devant les marches) en septembre 1909. Photo André Spire.

« Un hasard heureux fit arriver en surprise, quel -ques heures avant lui [Charles-Louis Philippe],Daniel Halévy, dont c’était le troisième voyage enBourbonnais, avec son ami, le poète André Spire.Entre ces intellectuels de tendances et de milieuxdifférents, mais très intelligents et sans morgue,il n’y eut aucune gêne apparente, plutôt préjugéfavorable. Un cliché assez réussi pris par le poètedevait nous conserver le souvenir de la rencontre. »

Émile Guillaumin,Mon compatriote Charles-Louis Philippe,

Grasset, 1942, p. 184.

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D’une sociabilité l’autre : ci-dessus, Daniel Halévy (debout), son père, son épouse et une invitée dans la propriétéfamiliale de Sucy-en-Brie en 1898 ; ci-dessous, Émile Guillaumin (au centre) et sa fille Suzanne (en blanc) reçusen août 1938 dans le domaine périgourdain de Henri Norre (voir p. 149 et p. 193).

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Après des essais plus ou moins heu reux,Émile Guillaumin rencontre un pre mier succèsen 1901 avec les Tableaux champêtres, dédicacésà Séverine (1855-1929), écrivain et journalistedreyfusarde, féministe et socialiste, amie deJules Vallès auquel elle succèdera, de la mortde celui-ci, en 1885, à 1888, à la direction duCri du peuple. Récompensés par le prix Montyonde l’Académie française, ces Tableaux cham-pêtres, qui seront réédités à trois reprises,valent à leur auteur un éloge de Pierre Lotiauquel il les avait adressés et dont il avait lu

9. Lettre de Pierre Loti à Émile Guillaumin, datée du 23septembre 1902 et citée par Agnès Roche. In Émile Guillau-min. Un paysan en littérature, CNRS éditions, 2006, p. 55,note 13.

avec passion Pêcheurs d’Islande : « C’est parceque vous vous dites “un paysan” que j’ai luvotre livre, et que je viens vous en adresser moncom pliment, car si vous saviez l’accumulationde lettres et de manuscrits que j’ai trouvés enrentrant de Chine ! Vous savez voir la nature,et j’ai trouvé facile et joli le style de vos scènesde campagne. »9

Émile Guillaumin à Ygrande,entre le bureau qu’il occupa

de 1920 à 1932et l’écurie.

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Ci-dessus : Carte postale écrite par Émile Guillaumin.Ci-dessous : Nombre d’écrivains contemporains – souvent des auteurs régionalistes – font l’objet de cartes postales dece type : une photographie de l’auteur, choisie par ses soins, à côté d’une citation tirée de son œuvre.

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INTRODUCTION MARIE-PAULE CAIRE-JABINET

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DE JACQUOU À TIENNON FRANÇOIS COLCOMBET

Buste d’Eugène Le Roy dû au sculpteur Gabriel Leforestier et édifié à Montignac, où mourut en 1907 l’auteurde Jacquou le Croquant. La lecture de Jacquou le Croquant, confiera Émile Guillaumin, a été le point de départ del’écriture de La Vie d’un Simple, où, à l’instar de Le Roy, il recourt à un acteur témoin.

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La première page manuscrite de Mémoires d’un métayer. Publié par Victor Stock sous le titre La Vie d’unsimple, ce roman valut à Émile Guillaumin une notoriété nationale. Octave Mirbeau : « La Vie d’un simpleest un livre qui vient du fond du peuple, chose bien rare, et du fond du peuple paysan, chose unique. »

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La Vie d’un simple

Durant l’hiver 1901-1902, marqué par lalecture de Jacquou le Croquant 10, le romand’Eugène Le Roy (1836-1907), il rédigeMémoires d’un métayer, roman plus réalistequi, à travers la vie de son héros, Tiennon, néen 1823 dans l’Allier, reflète une image sanscomplaisance ni noirceur excessive de la viepaysanne et de son évolution tout au long duXIXe siècle. Émile Guillaumin se tourne vers laRevue blanche, mais l’éditeur Fasquelle quivient de la racheter refuse le texte. Aussifait-il au printemps 1903 le voyage de Paris,muni d’une lettre de recommandation pourl’éditeur Victor Stock, que lui a confiée LucienDescaves, auteur aujourd’hui oublié maisalors influent. Victor Stock, qui reçoit ÉmileGuillaumin le 15 mai, se montre d’abordhésitant, puis accepte en octobre de publierle manuscrit sous le titre La Vie d’un simple.« Je le vois encore, dira Stock de Guillaumin :un provincial endimanché et égaré en cetendroit, de taille légèrement au-dessus de lamoyenne, la chemise à col droit, aux coinscassés, une cravate régate au nœud tout fait,le vêtement de teinte foncée sentant laconfection, un chapeau rond, le corps maigre,le visage ovale et un peu osseux, petite mous-tache très fournie, rasé de frais, le cheveuchâtain taillé assez court, la peau de la figureet les mains hâlées par la pluie, le vent et lesoleil. »11

Octave Mirbeau, figure du monde littéraireparisien, soutient le roman avec enthou -siasme, ce que rappelle Daniel Halévy dans lapréface qu’il rédige pour l’édition de 1932 deLa Vie d’un simple : « Ce livre parut, voici plusde trente ans, signé d’un nom inconnu, écritpar un auteur que personne n’avait vu. Mirbeauen fut le découvreur. Debout dans la librairieStock (la même où nous entrons aujourd’hui),il montrait à tous l’œuvre nouvelle. “Lisez cela,disait-il, c’est un livre qui m’a rendu optimiste.”

Lui de qui l’amertume découlait comme unflot, lui, Mirbeau, optimiste, quel triomphe ! (…)La Vie d’un simple est un livre qui vient du fonddu peuple, chose bien rare, et du fond du peu-ple paysan, chose unique. (…) Le Bourbonnaisest loin, et la rumeur parisienne nous distraitd’y connaître et d’y entendre un juste. Mais larumeur est chose passagère, la valeur ne passepas, et Émile Guillaumin est sûr d’occuperdans l’histoire de notre peuple une place où ilest indispensable et seul. »

Si Mirbeau manifeste un tel enthousiasme,c’est aussi que le roman de Guil lau min vientcorriger l’impression négative que lui ainspirée la marche à pied de deux cent cin-quante-quatre kilomètres en cinq jours qu’ilfit en juillet 1884 de Marlotte à Bourbon-l’Archambault, non loin du village natal deGuillaumin : « Le paysan, constatait-il12, n’estplus le terrien robuste et songeur, né de laterre, qui vivait d’elle et qui mourait là où,comme le chêne, il avait poussé ses racines.Les tentations de l’existence oisive des villesl’ont enveloppé et en quelque sorte déracinédu sol. Il voit Paris non comme un gouffre oùl’on sombre et qui vous dévore, mais commeun rêve flamboyant, où l’or se gagne, s’enlèveà larges pelletées, où le plaisir est sans fin.Beaucoup s’en vont, ceux qui restent sedésaffectionnent de leur champ ; ils traînentleurs ennuis sur la glèbe, tourmentés par desaspirations vagues, des idées confusesd’ambitions et de jouissances qu’ils neconnaîtront jamais.

10. Cf. F. Colcombet, « De Jacquou à Tiennon », p. 107.

11. La Tribune de Saint-Étienne, 8 août 1936, cité par R.Mathé in Émile Guillaumin, l’Homme de la Terre et l’Hommede Lettres. Paris, A.G. Nizet, 1966, p. 702.

12. Octave Mirbeau, Sac au dos. Le tripot aux champs, éditionprésentée et annotée par Jean-François Nivet, Séquences,2003. Portrait d’Émile Guillaumin à l’époque de la parution de La Vie d’un simple.

MARIE-PAULE CAIRE-JABINETINTRODUCTION

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Daniel Halévy, au début des années 1900.

Au pays d’Émile Guillauminun document syndicaliste

Vous souvient-il, mon cher ami, de votre ironique adieu, quand je partis, voici deuxannées, faire à Guillaumin ma première visite ? « Allez, me dites-vous, surprenez-le,l’écrivain-paysan ; vous me décrirez, au retour, son intérieur bourgeois, ses manièresbourgeoises ; l’écrivain-paysan, quelle plaisanterie ! Allez, je vous souhaite beau tempset bonne chasse ! » Qui de nous deux fut déçu ? Vous seul.Je le vis, ce Guillaumin, dans ce village d’Ygrande dont il est le fidèle enfant. Je le

trouvai dans l’humble maison qu’il habite. Mes doutes me quittèrent, je lui avouainos méfiances ; il sourit. « Vous n’êtes pas le seul, fit-il ; l’été dernier, une automobiles’est arrêtée là, au coin de la route et du chemin. J’amassais du fumier devant l’étableet j’entendis une voix : « M. Guillaumin ? – C’est moi. – M. Émile Guillaumin, l’auteurde La Vie d’un simple ? – C’est moi. » Et l’automobiliste, alors : « Par exemple,je n’aurais jamais cru ça ! »Il me raconta, avec une lenteur paysanne, l’histoire de son enfance. Son père

tenait une métairie : il y était né, il y avait grandi. Il aimait à écouter les vieilles gensqui, souvent, dans nos campagnes, content avec un art si paisible, si fin. L’un de sesgrands-pères aimait fort à causer, et lui communiqua le goût des histoires. Vers latreizième année, il découvrit, publié en feuilleton dans un journal de Moulins, leroman de Loti : Pêcheur dIslande. Il sentit une joie qu’il n’a pas oubliée et dès lorsaima les livres. Il dévora tous ceux qu’il put trouver dans Ygrande : il chercha bien,il en trouva beaucoup. Il ne se révolta pas contre le labeur familial. Sans faiblesse,il travailla aux champs, mais ne quitta jamais ses rêves, ses désirs. Il conçut deschansons, des dialogues, des récits – les scènes de son village suffirent à l’inspirer.Il écrivit, gagna un peu d’argent. Peu, au village, c’est quelque chose encore. Il puts’assurer des loisirs. C’en fut assez. Ygrande eut son poète.

Lettres du Bourbonnais(« Pages libres », 31 août 1907)

DANIEL HALÉVY

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1907

Ce premier « voyage », Daniel Halévy, quine parle pas encore de « visite », l’effectuepour la revue hebdomadaire Pages libresqu’ont fondée en janvier 1901 Charles Guieysseet Maurice Kahn et à laquelle il collabore dèsle premier numéro. Cela lui donne l’occasionde rencontrer Charles Péguy dont la fameuserevue, Les Cahiers de la Quinzaine, partage de1901 à 1905 les mêmes locaux, 16 rue de laSorbonne. Dans l’esprit de ses fondateurs,Pages libres poursuit l’œuvre des universitéspopulaires. Durant dix ans, Daniel Halévy ypubliera des études sur des figures françaisesou étrangères du mouvement ouvrier, assortiesd’enquêtes auprès de témoins survivants. Il lefait en s’appuyant sur les indications fourniespar les abonnés de la revue. Même si la Francerurale com pte alors bien des « ouvriers-paysans » et de nombreuses petites enclavesindustrielles, il ne s’aventure guère dans lescampagnes. Jusqu’à sa rencontre, fin 1906 enPérigord, avec Eugène Le Roy, auquel il seprésente comme « un flâneur qui vous ren-seigne »20 – heureuse expression pour quali-fier sa démarche qui a suscité des critiquesmais qui fait tout le charme de son œuvre. Et sile Bourbonnais et le Berry, « provinces reti-rées », « paresseuses », séduisent le citadin,c’est avant tout l’émer gence, à partir de 1904,d’un mouvement syndical de métayers, le pre-mier en France, qui l’attire en août 1907 chezÉmile Guillaumin, dont il sait combien il s’yimplique. Sa curiosité est également aiguiséepar une commande de livres faite à Pages li-bres par des syn dicalistes bourbonnais. Lepionnier du mouvement se nomme MichelBernard, métayer avec son père au domainede Lange, à Bourbon-l’Archam bault, où ilcrée, le 27 mars 1904, le premier syndicat decultivateurs. L’exem ple est vite suivi aux alen-tours puisque sont fondées, le 1er janvier 1906,la Fédé ration des syndicats des travailleurs de

20. « Lettres du Périgord, I. Une visite à Eugène Le Roy »,Pages libres, 29 décembre 1906, n° 313, p. 644, cité par Sé-bastien Laurent, op.cit. p155.

« Émile Guillaumin est le porte-parole, le conseiller de ces syndicats bourbonnais qui travaillent à transformer les condi-tions locales du métayage. Il publia alors un bulletin périodique, Le Travailleur Rural, modèle de raison courageuse etd’élévation morale. » Daniel Halevy, dans sa préface à l’édition de 1943 de La Vie d’un simple.

INTRODUCTION MARIE-PAULE CAIRE-JABINET

un jour de 1909, en présence aussi de l’écri-vain Charles-Louis Philippe :

« Il [Pierre Brizon] vint à bicyclette un peuavant midi, rapporte Guillaumin dans sa pré-face à Mon compatriote Charles-Louis Philippe(1942). C’était un homme d’assez belle pres-tance, très brun de poil, peau hâlée, sourireénigmatique, voix de nez caverneuse, plutôtdésagréable. Point timide, la parole abon-dante, il se laissait tout de suite aller à sontempérament d’orateur de réunion politique,utilisant les gros effets faciles, par quoi il sefaisait applaudir des simples. Avec Halévy etPhilippe, si attentifs à la valeur des âmes, celane prenait guère. Le premier, de taille élevée,grave, froid, impassible, la tête un peu inclinéesur le côté, écoutait et observait. Le second sedressait, non moins attentif, tirant sur sa pipeà bouffées régulières, les yeux vifs derrière le

la terre et, dans la foulée, la revue syndicaleLe Travailleur Rural, dont Guillaumin, qui a faitla connaissance de Bernard en avril 1905, estle secrétaire et la plume. En 1907, le mouve-ment, qui se désamorcera dès 1911, est à sonapogée, avec trente-sept syndicats et mille huitcents adhérents.

Sa vigueur inattendue se traduit aux élec-tions législatives de 1910 par l’élection dans lacirconscription de Moulins-Ouest du jeune so-cialiste Pierre Brizon (1878-1923) qui, à plu-sieurs reprises, portera devant l’Assembléenationale la question du métayage. Daniel Ha-lévy l’évoque mais ne l’apprécie guère, ce donttémoignera Émile Guillaumin chez lequel lesdeux hommes font par hasard connaissance

Le métayer Michel Bernard, créateur du premier syndicatde cultivateurs en 1904 à Bourbon-l’Archam bault.

lorgnon, un rien d’ironie souriante dans la phy-sionomie. De loin en loin, l’un ou l’autre inter-rompait la tirade par quelque rappel gênantaux lois du réel, aux justes possibilités à atten-dre des hommes. Le bavard s’en tirait par unefeinte habile, répondant à côté, pour ensuiterepartir de plus belle sur son dada favori. »

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La maisonqu’Émile

Guillaumina fait construire

à Ygrande en 1906et où naquit

en 1909le premier

de ses enfants,Suzanne. ©

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« Car les villes ont fait leur révolution, etles campagnes, depuis dix années, la com-mencent. J’ai la surprise d’une autreYgrande. » Ygrande, le village d’Émile Guil-laumin, où Daniel Halévy, lors de sa visite de1910, pousse loin son « métier d’enquêteur ».Il découvre d’abord que « les associations,qu’avaient proscrites le Second Empire, s’yimplantent ».

En 1910, il en dénombre neuf, pour unepopulation de 1 700 personnes, qui frappentpar leur diversité : une société de lecture, unesociété de Secours mu tuels, des syndicat detravailleurs, un cercle catho lique et ungroupe d’études sociales. « Tout par eux [lesYgrandais] a été commencé, essayé », noteraDaniel Halévy en 1934, mais pour s’inquiéterde l’influence ancienne et grandissante ducommunisme dont le caractère doctrinairelui paraît contraire à « l’humanisme popu-laire » d’hier. Que dans ce climat soit appa-rue une société catholique de lecture l’étonne

Les révolutions d’Ygrandeen 1934 : « Allons, nous ne sommes pas aubout des surprises d’Ygrande ! »

Il ne croyait pas si bien dire. Car la Ma-rianne rouge qui veille sur la salle de délibé-ration de la mairie depuis 1920 a bénidepuis bien d’autres associations : un comitédes fêtes en 1921, une société de musiqueen 1927, une société théâtrale en 1942, unesection de l’Union des femmes françaises en1944, une amicale laïque en 1951 qui devien-dra foyer rural en 1966, l’Association pour lapromotion d’Ygrande en 1983 et un club desjeunes en 1989. Sans oublier le Sporting clubygrandais créé en 1938 et dévolu au footballque Daniel Halévy conseillait d’introduire en1910 pour éduquer ceux qui « ne sont pas néspour l’intelligence du livre ». Enfin, le villageest bien connu dans l’Allier et au-delà pourle carnaval qui s’y déroule depuis 1929 et voitdéfiler des chars dont la préparation mobilisedans la convivialité une bonne partie de lapopulation.

Une population qui décroît, au grand damde Daniel Halévy : « La chute est effroyable etbeaucoup plus rapide (…) qu’elle ne l’est dansl’ensemble du pays », note-t-il en 1910. Elles’est amorcée à partir des années 1880, où lapopulation rurale était à son apogée : 2 145 ha-bitants en 1881. Puis, effectivement, ellechute : 1 701 habitants recensés en 1911, 1 435en 1921, 1 376 en 1931. Lors de sa visite de1934, Daniel Halévy tempère : « L’effon dre -ment qui s’est produit à la fin du XIXe siècle estarrêté. (…) La statistique (…) reste en suspenssur treize naissances et quatorze morts. » Defait, on dénombre encore 1 354 âmes à Ygrandeen 1946. Mais l’exode  rural engendre bientôtun nouvel effondrement : 1 094 habitants en1968, 901 en 1982, 779 en 1999 et 759 en 2008(huit naissances et dix décès cette année-là).En près d’un siècle, une perte de quel que millehabitants, dont plus de deux cents agriculteursqui, de 290 en 1901, n’étaient plus que 210 en1946 et… 60 en 1999 dans cette commune quia aussi perdu la plupart de ses commerces.Témoin le nombre des épiceries : 13 en 1901,7 en 1946 et une seule en 1999.

Mais Ygrande n’apparaît plus comme« l’étroite image » d’une France en crise dé-mographique que Daniel Halévy y cherchaitavec obsession. Déjà parce que la population

française, certes désormais à plus de 80 % ur-baine, connaît une croissance continue depuis1946, et forte, en tout cas plus forte que cellede ses pays voisins. Ensuite parce que l’érosiondémographique s’est à nouveau stabilisée ence début de XXIe siècle. L’activité touristique apu y contribuer un peu : si le musée Émile-Guillaumin, où l’on trouve naturellement tracede Daniel Halévy, n’attire pas les foules, le vil-lage a vu s’installer dans ses abords un hôtelde prestige. Mais c’est l’activité agricole quicontinue de dominer et d’être… en révolution :les exploitations sont toujours moins nom-breuses et plus grandes ; surtout, la grandeculture céréalière commence à concurrencerle traditionnel élevage de bœufs charolais quirésiste en misant sur la qualité : c’est dans lacommune voisine de Bourbon-l’Archam bault,berceau du premier syn dicat français de mé-tayers, qu’a été créé, en 1974, le premier labelrouge du bœuf en France, « Charolais du Bour-bonnais ». Bien mieux : cette initiative, cette in-novation, on la doit à la SICABA, autrement ditune coopérative, la Société d’intérêt collectifagricole de Bourbon-l’Archam bault qui fédèredes éleveurs autour d’un abattoir à dimensionhumaine. Un « intérêt collectif » qu’Émile Guil-laumin n’aurait pas manqué d’encourager etDaniel Halévy, de saluer…

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DIDIER ARRACHART

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LES VISITES DE 1920 DANIEL HALÉVY

« Nous autres bourgeoisqui nous intéressons à la paysannerie… »

Sur la table de Guillaumin, j’aperçois le livre du docteur Labat1 : L’Âme paysanne. Nous encausons. C’est un beau livre, et Guillaumin, qui sait apprécier, en convient. Mais ce n’est pas unlivre qu’il approuve. Le docteur Labat décrit, raconte l’âme paysanne, primitive et lointaine,instinctive et tenace. Il l’observe bien, mais toujours du dehors. Il la juge en bourgeois, il l’admireen poète. Le docteur Labat est un patriote, et, parce qu’il estime la paysannerie utile à la patrie, ilsouhaite sa durée. Guillaumin n’est ni bourgeois, ni patriote. Il ne lui plaît pas qu’un passant leregarde et le trouve pittoresque ; il ne lui convient pas que vingt millions d’êtres, que la race dontil est, soit reléguée dans l’ombre pour la commodité, la gloire d’un État. La préservation en Franced’une paysannerie, différente et séparée de toutes les autres classes, n’est pas du tout son idéal.« Mais, lui dis-je, différence ne signifie pas infériorité. Tous ceux qui ont com mandé aux ar-

mées disent que le paysan est nettement supérieur à l’ouvrier, supérieur en énergie, en prudence,en capacité professionnelle. L’ouvrier et l’employé, l’usineur et le plumitif, ces êtres que le pay-san envie, sont des êtres diminués… »Guillaumin n’entre pas dans ma pensée. Son idée est au fond, je crois, que quiconque ne naît

pas à la ville ou n’y va pas, est volé. Volé de sa part de profit, de lumière, d’humanité ; attaché à lamatière, avec les bêtes.« Je crois, lui dis-je, que nous autres bourgeois qui nous intéressons à la paysan nerie et sou-

haitons sa durée, nous vous faisons un peu l’effet de gens qui se mêlent de ce qui ne les regardepas. »Il sourit, et ne dit pas non.« Un peu, fit-il.— Pourtant il y a une question du paysan et de la terre. Pour vous, pour moi, pour tous, elle

est posée. Comment la résoudre ?— Il faut, répondit Guillaumin, que le paysan entre de plus en plus dans le courant de la vie

universelle. »La vie universelle, idole lamentable ! Je viens ici pour m’en distraire, et je retrouve sa menace.

A-t-elle tant de séductions ? Il faut, a dit Guillaumin. Que signifie ce commandement ? Un fondreligieux nourrit ici le mécontentement. Que tout soit fraternel, semblable, indiscernable !Désir des humbles : la différence humilie, elle blesse ; désir des tendres : la différence sépare, elleafflige ; désir des tristes, triste désir ! Dépouillée des différences qui la composent, que deviendrala figure de l’humanité ? Qui pourra s’intéresser à son flot tiède ? Mais l’anéantissement des chosesréelles ne répugne pas au mystique, et quelque mysticisme est lié à la logique du démocrate.

1. NDLE, 2012 : Le docteur Emmanuel Labat, s’inspirant de son expérience de praticien et de témoin de l’abandon de laterre en Gascogne, a fait paraître en 1919 L’Âme paysanne : la terre, la race, l’école (Éditions Delagrave). En 1943,l’ouvrage en sera à sa treizième réédition. ©

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Anna de Noailles, dont Daniel Halévy,arpentant le Bourbonnais,lisait Les Éblouissements.©

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Première, à Paris, en 1958,de La Vie parisienne d’Offenbach,dont le livret a pour coauteurLudovic Halévy, le père de Daniel Halévy.Ce dernier félicite ici Madeleine Renaudà l’issue de la représentation.

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Vers Nohant

Sur la route du Bourbonnais, je rencontrerai Nohant, et ce sera ma première visite.Encore faut-il y arriver. Je me perds dans les rues berrichonnes, ces vastes chemins d’herbe

tracés entre les haies qui donnent à ce pays de prés et de cultures, vu à distance, l’aspect d’un boistouffu. J’émerge enfin du verdoyant dédale : voici la route ensoleillée, et, sur sa bordure, une bi-coque commerçante qui, par un écriteau tracé à l’ancienne mode, promet au passant la nourriture,et par une pompe écarlate, américaine, annonce à l’automobiliste l’essence. La nourriture, nonl’essence, est ce qui m’intéresse, et j’entre là.Il y a une salle, qui est petite ; une épicerie, petite aussi. Vides l’une et l’autre. Mais la porte, au

fond, ouvre sur une cuisine où j’entends des pas et des voix. Le patron, la patronne, tous deuxfort jeunes, y tournent affairés autour de leur table servie. Je m’informe :« Peut-on déjeuner ici ?— Nous nous mettons à table, asseyez-vous. »Ma tenue fort simple me vaut cette invitation fraternelle. Suis-je un client, un invité ? Un client,

puisqu’au lever de table, abondamment nourri, je paierai sept francs. Quant à l’accueil, un invité.J’ai tôt fait de connaître mes hôtes. Hélas ! ils ne me renseigneront pas sur cette campagne,

eux-mêmes n’en étant pas. Ils sont de Vendôme, nouveaux venus où je les trouve. L’homme, jeunemarié, ayant lu, annoncée sur quelque journal, la vente de cette épicerie-débit, enfourchant samoto avait été voir et juger. L’affaire lui ayant plu, il avait fait marché, amené sa femme, son légerbagage. Et les voici tous deux établis. Établis, non installés. L’homme travaille, il est content, safemme aussi ; c’est un jeune ménage courageux, qui s’exerce au commerce, qui voit loin et espèreassez haut. S’attarder au bord de cette route n’est pas du tout leur plan, et ils iront ailleurs. Où, ilsne savent. Ils sont ici campés, la main sur leur moto, qui demain sera une auto. Et j’ai beau ramenerla conversation sur les paysans, leurs bêtes et leur blé, sur ce sujet elle languit aussitôt. La terre neles préoccupe pas. S’ils en parlent, c’est avec une sorte de dédain. Ils sont d’une autre civilisation,d’un autre monde : celui de la vitesse et de l’échange, si vite celui de la spéculation. Par la porteouverte en arrière sur les champs, j’aperçois leur jardin brûlé : ni lui ni elle ne songent à fairepousser leurs légumes, ils n’ont pas de temps pour ces lentes besognes.Où iront-ils, lorsqu’ils partiront d’ici ? retourneront-ils à Vendôme ? Telle n’est pas leur

pensée. Ils iront où il faudra, où l’occasion paraîtra la meilleure pour tirer parti des commercesqu’ils sont en train d’apprendre : l’épicerie et l’essence. Je les écoute, ils sont plaisants, et je croisà leur avenir. Mais comme ils sont loin de cette terre sur laquelle je les trouve posés ! Au-delà dujardin brûlé, j’aperçois les bâtiments d’un domaine : c’est à cent pas, et pourtant un abîme sépareceux qui l’habitent de ces deux qui habitent ici.

LES VISITES DE 1934 DANIEL HALÉVY

Ces vues proviennent de la famille d’Edouard Henry (1870-1924), propriétaire à Bourbon-l’Archambault, ingénieur diplôméde l’École Centrale de Paris, dont les photographies sur plaques de verre, récemment retrouvées et conservées parJean-Claude et Marie-Denise de Durat, ont été prises à Bourbon-l’Archambault et dans ses environs à l’époque despremières visites de Daniel Halévy dans l’Allier.

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du Larousse classique illustré

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3.

19.De l’étoile matutine à l’étoile vespérale. Mémoires, Mou lins, éd.des Cahiers bourbonnais, 1978, t. I, pp. 256 -257. Fils du notaired’Ygrande, Camille Gagnon (1893-1983), magistrat et érudit, estl’auteur d’une monu mentale histoire d’Ygrande et d’un ouvragede référence, Le Folklore bourbonnais.

On l’a compris :le Centre, le monde ruraldu point de vue de Daniel Halévy,ce sont d’abord Émile Guillaumin à Ygrande,Jules Rougeron à Domérat,Henri Norre en Creuse…

Des hommes, en somme, une présence, unegéo graphie humaine dont il vient prendre lepouls. « Il arrivait, vêtu très simplement de ve-lours, les pieds en de gros souliers, des bandesmolletières enserrant ses jambes et un énormehavresac au dos. Une silhouette aussi surpre-nante ne pouvait passer ina perçue dans les ruesdu village », écrira l’érudit Camille Gagnon natifd’Ygrande (1893-1983) 19.

INTRODUCTION

MARIE-PAULE CAIRE-JABINET

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Enrichie d’une abondante iconographie, la réédition des Visites aux paysans du Centre, de Daniel Halévy,s’accompagne de commentaires inédits qui jettent des ponts entre hier et aujourd’hui. A fortiori entre hier et cettephotographie prise le 22 mars 1990 à Moulins, où le président François Mitterrand avait choisi de commémorer lebicentenaire de la création des départements. À sa droite, quatre parlementaires de l’Allier : le sénateur centristeJean Cluzel, alors président du Conseil général de l’Allier ; le député André Lajoinie, ancien directeur du journalLa Terre, candidat malheureux du parti communiste aux présidentielles de 1988 ; et les députés socialistes FrançoisColcombet, auteur de nombreux commentaires de cette réédition, et Jean-Michel Belorgey ; à sa gauche, le mairede Moulins, Paul Chauvat, et les ministres du budget et de l’intérieur, respectivement Michel Charasse, et, derrièrelui, Pierre Joxe, petit-fils de… Daniel Halévy.

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Ygrande, le 12 juillet 1953.Daniel Halévy présideà l’inauguration du busted’Émile Guillaumin,mort deux ans plus tôt.©

Col

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Bourbon-l’Archambault par temps d’hiver au début du XXe siècle.

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