giono, lettre aux paysans sur la pauvreté et la paix

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  • 7/24/2019 Giono, Lettre aux paysans sur la pauvret et la paix

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    JEANGIONO

    Lettre aux paysans

    sur la pauvret et la paix

    JUILLET.Oh ! je vous entends ! En recevant cette lettre, vous allez

    regarder lcriture et, quand vous reconnatrez la miennevous allez dire : Quest-ce qui lui prend de nous crire ?Il sait pourtant o nous trouver. Voil lpoque de la mois-son, nous ne pouvons tre qu deux endroits : ou auxchamps ou laire. Il navait qu venir. moins quil soitmalade ouvre donc moins quil soit fch ? Ou bien,est-ce quon lui aurait fait quelque chose ?

    LEPROBLMEPAYSANESTUNIVERSEL.

    Quest-ce que vous voulez mavoir fait ? Vous savez bienque nous ne pouvons pas nous fcher, nous autres. Non,si je vous cris, cest que cest raisonnable. Jai vous diredes choses trs importantes, alors jaime mieux que ce soitcrit, nest-ce pas ? Vous voyez que je me souviens de vosleons ! Non, en vrit, sil y a un peu de a, il y a surtoutbeaucoup dautres choses ; souvent nous nous sommes dit,vous et moi, aprs certaines de nos parlotes : eh ! bien voi-l, mais cest aux autres quil faudrait dire tout ce que nousvenons de dire. Certes oui. Nous sommes sur le devant

    dune ferme, dans le dpartement des Basses-Alpes, noussommes l une vingtaine, et ce que nous avons dit l, entretous, a ne nous a pas paru tellement bte. Nous ne noussommes peut-tre pas servis dune intelligence trs rensei-gne, mais, prcisment, sans embarras daucune sorte,

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    nous avons tout simplement parl avec bon sens. Chaquefois, dites si ce nest pas vrai, pendant le quart dheuredaprs, a a t rudement bon de fumer la pipe. Mais toutde suite aprs on a pens aux autres demain soir je seraipeut-tre avec ceux de Pigette ou avec ceux de la Com-manderie, mais la question nest pas l, on ne parlera pasexactement des mmes choses, pendant que vous ici vousaurez dj rchi direntement et ds quon pense aux

    autres tout se remet en mauvaise place. Cette lettre queje vous cris, je vous lenvoie, mais, puisquelle est crite,je vais pouvoir en mme temps lenvoyer aux autres. Il ya tous ceux qui parlent de vous sans vous connatre, tousceux qui vous commandent sans vous connatre, tous ceuxqui font sur vous des projets politiques sans vous connatre ;ceux qui disposent de vous sans demander votre avis et,il y a dun autre ct les paysans allemands, italiens, russes,amricains, anglais, sudois, danois, hollandais, espagnols,enn tous les paysans du monde entier qui sont tous dansvotre situation, peu de choses prs. Vous voyez, jai en-vie que a aille loin. Pourquoi pas ? Les paysans trangersont certainement dans leurs pays respectifs des problmesparticuliers rsoudre en face desquels ils sont plus habilesque nous, mais mettez-leur entre les mains une charrueet de la graine : ce qui pousse derrire eux est pareil cequi pousse derrire vous. Nous nallons pas les embter ennous faisant plus forts queux sur des problmes qui, pourquelque temps encore, sappellent nationaux ; nous allonsleur parler de choses humaines valables pour tous, et vousverrez, ce qui poussera derrire eux sera pareil ce quipoussera derrire nous. Je me suis entendu avec quelques-uns de mes amis qui, entre tous, connaissent toutes les lan-

    gues du monde (il y a mme un japonais, et, quand il criton dirait quil suspend de longues grappes de raisins auhaut de sa page). Tous ces amis vont rcrire cette lettredans la langue de chaque paysan tranger, et puis, on laleur fera parvenir, ne vous inquitez pas. Pour ceux qui

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    habitent des pays o lon na pas la libert de lire ce quonveut nous avons trouv le moyen de leur donner loccasionde cette libert. Ils recevront la lettre et ils la liront ; peut-tre en mme temps que vous.

    SOCCUPER INDIVIDUELLEMENT DES RECHERCHESDESOLUTION.

    Javais une troisime raison pour lcrire. Cest la plusimportante. Vous avez, comme tout le monde, votre bonet votre mauvais. Vous ne mavez jamais montr que lesbeaux cts de votre me ; jai pour eux des yeux et desdsirs qui les grossissent encore, car, nous tions ces temps-ci, entrs dans une poque o nous avions perdumentbesoin de vritable hrosme. Et non seulement vous seulsle contenez, mais vous lexercez avec une telle aisance quo-tidienne quon est, vous voir, repris de la tte aux piedspar le plus sain et le plus rconfortant courage. Je me suisnourri sans cesse du beau ct de votre me comme devraies mamelles de louve. Mais vous avez aussi un mau-vais ct. Les anges sont au ciel ; sur la terre il y a la terre.Les hommes nassurent pas leur dure avec un simplebattement dailes ; il leur faut brutalement se reproduire ;et continuer : comme un cur qui se contracte mais qui,dans le petit temps darrt, au fond du resserrement deson spasme, nest jamais sr de poursuivre. Autrement dit,nous sommes faibles, ou encore, et ce qui revient au mme,la force que nous avons nest pas celle que nous voulons.Cest ce qui nous donne un mauvais ct. Si je vous avaisparl, au lieu de vous crire, dans la discussion, face face,vous ne mauriez toujours montr que votre bon ct ; la

    n vous auriez sans doute dcid dans mon sens, mais ladcision naurait pas t entirement sincre et elle nau-rait eu aucune valeur. Arrtons-nous un instant ici. Re-gardons les temps actuels : tous les peuples du monde sontprisonniers de semblables dcisions sans valeur. Pour vous,

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    qui tes le peuple universel au-dessus des peuples et qui, jecrois, allez tre chargs bientt de tout reconstruire, vousvous devez de dcider avec franchise. Le moyen que jem-ploie ici est non seulement un moyen qui me permet devous rencontrer seul seul, mais encore et surtout de vouslaisser rchir dans votre solitude. Jai toujours consta-t que cest votre faon de rsoudre avec puret les plusgraves problmes. Vous tes facilement sduits par les arts,

    mais, le plus minent de tous : lhonntet vivre, vous entes les matres, ds que vous tes seuls en face de la vie.Au premier abord de ce que je vous cris, votre mauvaisct vous donnera dimmenses et magniques argumentscontre. Cest bien ainsi. Ladversaire de ces mauvais argu-ments est en vous-mme. Sil ny tait pas, vous nexisteriezpas ; car vous tes naturels ; vous avez tout le temps quilfaut. Il ne sagit pas de hte. Ni vous ni moi navons la ma-ladie moderne de la vitesse. Je ne sais pas qui a fait croireque les miracles clataient comme la foudre ? Cest pour-quoi nous nen voyons jamais. Ds quon sait que les mi-racles saccomplissent sous nos yeux, avec une extrme len-teur on en voit tous les pas. Ce nest pas vous quil fautlapprendre, qui semez le bl, puis le laissez le temps quilfaut, et il germe, et il spaissit comme de lor sur la terre. Ilne vous est jamais venu lide de combiner les mathma-tiques et les chimies en une machine qui le fera pousser etmrir brusquement en une heure. Vous savez que la terreserait contre. Vous avez tout le temps quil faut daccumu-ler tous les bons arguments qui viendront de votre mauvaisct. Nen ayez pas honte ; au contraire, entassez-en le plusque vous pourrez. Donnez votre mauvais ct une liberttotale., Vous tes seul. Personne ne vous voit ; que vous-

    mme. Cette lettre est faite, prcisment pour que voussoyez debout devant vos propres yeux. Quand vous aurezgagn sur vous-mme, aucune puissance au monde ne seracapable de vous faire perdre.

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    CONFUSIONSURLEVRAISENSDELARICHESSE.

    Ce qui me passionne le plus, cest la richesse. Ce quejai toujours recherch avidement, cest la richesse. Pourla richesse, je sacrie tout. Il ny a pas de dsirs plus l-gitimes et plus naturels. Rien dautre ne compte dans lavie. Nous ne sommes sur terre que pour devenir riches etensuite pour tre riches. Il faut faire tous ses eorts pourdevenir riches le plus vite possible de faon tre richesle plus longtemps possible. Cest le seul but de la vie. Ilny en a pas dautre. Il ne peut pas y en avoir dautre. Ilfaut tout soumettre aux ncessits organiques de la marchevers ce but ; quand on la atteint, il faut tout soumettre auxncessits organiques dy rester. Voyez-vous, moi qui suispourtant ladversaire acharn de la guerre et de la bataille,

    je vous dirai de vous battre jusqu la mort pour dfendrevotre richesse (car, dans la pauvret a nest pas la peinede vivre) si prcisment la richesse tait une chose donton put vous dpouiller quand vous lavez acquise. Mais onne le peut pas ; quand vous tes riches cest pour toujours

    (votre seul adversaire cest vous-mme) et personne (sinonvous) ne peut vous faire redevenir pauvre. Et la meilleuredfense de votre richesse cest la paix, avec vous-mme etavec les autres. Le sens de ces choses vous vient dinstinctavec votre opulence ; et la paix est facile. Elle ne cote rien ;au contraire, comme dans toutes les constructions logiques(autrement dit naturelles ) elle devient une partie du sys-tme qui paie sa part, qui nourrit lensemble. On na pasbesoin de lentretenir ; elle vous entretient.

    Ce qui vous trouble dans ce que je viens dcrire, cest

    que a part bien et que a nit mal. Dabord, vous tesdaccord (tout en vous disant que, quand mme, je place larichesse un peu trop haut ; quon nest pas si intress quea ; que je suis encore plus intress que vous ; que vous nelauriez pas cru) et aprs, vous vous demandez pourquoi

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    vous ne pouvez plus me suivre, Vous vous dites que sil y aquelque chose de faible et de fragile cest prcisment la ri-chesse. Et que cest vite fait au contraire. Puis vous arrivez lendroit o je parle de la paix, et l, il y a vraiment dansce que je dis une draison qui vous coupe de moi. Dansnotre temps de juillet il nest pas possible de croireque la dfense de la richesse cest la paix ; au contraire,il est bien vident que, qui veut dfendre sa richesse doit

    se prparer la guerre et on voit bien que tout le mondeentier sy prpare, soit quon ait lintention de prendre larichesse des autres, soit, qutant les autres, on prpare sopposer. On lit bien sur les journaux le chire norme dece que ltat dpense pour entretenir une arme et on saitque a se retrouve mot mot dans la note que le percepteurvous envoie. En rapport avec sa propre bourse on retrouvelnormit du chire. On ne peut pas dire que la paix necote rien quand on va aligner, toutes les annes sur laplaque cannele du guichet, tant, quon tire de soi-mme(et si on ne paye pas, lhuissier vous fait payer ; et si on nepeut pas payer, il a le gendarme, et il vous prend nimportequoi, ou tout : une vache, cent moutons, un cheval. Et cestpour le soldat.) Et toutes les annes a augmente. La paixcote trs cher au contraire. tout moment on peut lireaussi, et cest toujours un peu incomprhensible (car cestracont avec des mots dont on na pas lhabitude lesquelssont les plus naturels, ceux-l, ou ceux dont nous avonslhabitude ?) le rcit de tous les eorts que font les hommesdtat, se battant les uns contre les autres pour leur paix. Etparfois la TSF on entend le brouhaha de gens qui crientcomme si on les corchait, et on leur a donn une ide par-ticulire de la paix, et on leur a fait croire que cest vous qui

    les avez corchs vous qui navez jamais boug de l ovous tes et qui ne les connaissez mme pas. Cest contrevous quils crient ; vous vous regardez les uns les autres, l,le soir en famille tout le monde entend cette colre et cesmenaces : les enfants, la femme qui sest arrte de coudre

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    et vous avez une terrible envie de vous disculper, de crierque vous ntes pas coupables, que ce nest pas vrai, quevous ne leur avez jamais rien fait (et puis soudain, merde la n, vous avez envie de leur casser la gueule) jusquce que la femme vous dise : Allons, ferme, cherche unpeu quelque chose de plus gai. Mais a ne soublie pasde tout ce soir-l, de toute la nuit, et le lendemain, dansles champs, vous avez toujours ce bruit dans les oreilles.

    Cest dicile de trouver quelque chose de gai. Le sens quinous vient de plus en plus dinstinct, en , o toutes lesdcouvertes de la technique nous ont donn une radieuseopulence, cest que la paix est dicile. Ah ! mme, cest quela paix est impossible. Vous me lavez fait dire ! Vous avezparl tout lheure de construction logique, naturelle etla paix nourrissait la richesse de lhomme voir ce quonvoit, alors, vous pourriez dire que la construction de nest pas naturelle, car la paix au contraire se nourrit en-tirement de nous. la n, on aimerait mieux le malheurque cette attente quotidienne du malheur o lon ne saitplus que faire.

    Cest que nous ne parlons pas des mmes richesses.

    CONFUSIONSURLESPOSSIBILITSDELAVIOLENCE.

    Bien sr ? Que pouvez-vous faire dans ltat o voustes ? Sinon ces grands gestes de convulsions paysannesqui, un peu de partout et de tous les temps ont ensanglan-t les parois de lhistoire. Et, o vous tes dune force ter-rible et invincible. Mais rien ne sarrange par la force et laplus invincible est vaincue quand elle sarrte. Qui se batest toujours vaincu des deux cts. Ce nest quune aaire

    de temps. La victoire ne dure mme pas le temps de hurlerson nom ; le plateau de balance est dj en train de remon-ter du ct du vaincu. Vous pouvez essayer de le maintenirde toutes vos forces en bas dessous ; cest comme si vousessayiez de faire changer de plan une roue qui tourne.

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    Faites tourner la roue libre de votre bicyclette, puis essayezde la coucher, vous verrez comme cest dicile. Cest uneloi physique. On ne peut pas y chapper. Lisez lhistoire ;tous les vaincus sont redevenus les matres de leurs vain-queurs. Cest une loi physique galement et on ne peutpas plus y chapper. Le plateau de balance remonte ; si cenest pas dune faon cest dune autre : got du sacrice,excellence de la civilisation, exaspration de la force, vi-

    talit naturelle. Il remonte jusqu tre gal, puis jusqudpasser, et la situation se retourne pour recommencer. quoi bon se battre pour tre toujours vaincu et tre tou-

    jours oblig de recommencer ? Cest une loi naturelle laquelle on ne peut pas chapper et qui rgle le sort detoutes les batailles et de toutes les guerres : conqutes, d-fenses, guerres civiles, guerres de religion ou didologie.Ds que la violence cesse de sexercer elle est vaincue ; neserait-ce que par la chose la plus tendre et la plus faible :la gnration qui commence sa vie tout de suite aprs quelexercice de la force se soit arrt et qui, partir de lgrandit naturellement avec une force dirente et enti-rement nouvelle. La force ou la violence ne peuvent paschapper au rglement des lois physiques : elles ne peuventpas avoir un exercice forme continue. Mme en admet-tant que plusieurs gnrations soient employes soutenirlusage de la force et de la violence, elles auront commetout un exercice forme ondulante. Autrement dit, il yaura des hauts et des bas ; a ne sera pas rgulier, il y aurades moments de faiblesse, des sortes de repos o les fortset les violents se disant quils ont tout cras se reposeront,peut-tre mme sans relcher lpe, mais feront repos,ne serait-ce quun quart de seconde, peut-tre mme pas

    parce quils sont fatigus mais seulement pour voir com-ment a marche, tout ce travail de violence quils font. Cequart de seconde (vous voyez que je fais la partie belle, enralit ils sarrteront beaucoup plus que a) est le signe deleur dfaite. Dans le monde, dans lunivers mme, aucune

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    force ne peut continuer sans arrt, comment pouvez-vouscroire que la vtre peut le faire ? Voil ce que signie cequart de seconde. Pour le cas dune force qui serait soute-nue par des gnrations successives, dans tous les creux deces ondulations de faiblesse natraient des forces adversesdo la n sortirait la victoire des vaincus et elle-mmecommencerait travailler sa nouvelle dfaite. La vio-lence et la force ne construisent jamais. La violence et la

    force ne paient jamais les hommes. Elles ne peuvent quecontenter ceux qui se satisfont avec du provisoire. Malgrtoutes nos civilisations occidentales nous navons pas cessde nous satisfaire de provisoire. Il serait peut-tre tempsde penser de lternel. Ne vous erayez pas du mot, ilne dsigne quun de vos sens, le plus naturel, une de voshabilets qui vous est la plus sujette.

    EMPLOIDELAGRANDEUR.

    Jai commenc vous rpondre un peu longuementsur la violence ; plus longuement que vous nen aviez parl

    vous-mmes, mais cest que le sursaut de colre que vousavez eu devant votre poste de TSF tait le symptme furtif,mais trs grave de la grande maladie moderne. Une mala-die de dshonneur : cette inaptitude de lhomme actuel seservir de moyens honorables ; cette hmorragie de noblesseet de grandeur qui, trs rapidement le vide, et cest uneespce de bte qui reste devant le problme. Je voudraisque vous soyez les premiers vous conduire en hommes.

    Je ne madresse pas vous par hasard. Vous tes les seulsqui mritiez que du fond de la dtresse gnrale on vousappelle. Car vous tes les derniers possdants du sens de

    la grandeur ; vous tes les seuls qui sachiez vivre avec desnourritures ternelles. Et cette fort dhommes que voustes et qui ombrage si dlicieusement la terre, si vous lalaissiez senammer des ammes de la violence, non seule-ment elle dvorerait tout dans un incendie qui clairerait

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    de la mort les coins les plus secrets du monde, mais ellelaisserait aprs elle des dserts o rien ne pourrait plus re-commencer.

    RAISONDUPACIFISMEPAYSAN.

    Je sais ce que vous allez me rpondre : vous tes les sol-dats de toutes les guerres. On na jamais tu que des paysansdans les batailles. Les ouvriers nont pas le droit de prendreparti pour ou contre les guerres (ou, sils peuvent prendreparti, cest humblement et nous insistons sur humble-ment pour tre toujours et nous insistons sur toujours

    contre toutes les guerres et nous insistons sur toutes) carils ne font pas la guerre. Et cest mme une comdie de lesenvoyer dans les casernes en temps de paix, car, ds quela guerre clate, on les retire des rangs qui savancent versles mitrailleuses et on les replace soigneusement dans lesusines o on en a besoin, pour fondre du mtal, et usinerdes pices de guerre, des canons, des avions, des tanks, deschimies. Louvrier na pas le droit de parler de la guerre.

    Il doit se taire. Car, guerre ou paix, il ne change pas demtier ; il ne change pas doutil ; on dit quil est plus utileavec son marteau quavec sa baonnette. Lindustrie o iltravaille est une fonction naturelle de la guerre. Elle nest

    jamais aussi prospre que dans la guerre (vous voyez pour-quoi il na pas le droit de parler, ou, sil en a le droit, ilna que celui de parler contre. Vous voyez pourquoi, dansnotre poque industrielle de , les ouvriers, en bloc, nesont plus contre les guerres). Alors, quils se taisent (silssont honntes ; puisque vous parliez tout lheure de ds-honneur). Mais nous, le premier geste de la patrie, cest de

    nous faire sauter la charrue des mains. Nous, nous sommesplus utiles avec un fusil, parat-il. Nos qualits mmes nouscondamnent : ils savent bien que notre travail de la terrenest pas une spcialit, mais quil est le naturel de notrevie et de la vie de notre famille ; les champs ne restent pas

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    dserts aprs notre dpart, et croyez-moi il nest pas ques-tion de patriotisme si nos femmes se mettent labourer, semer, faucher, si nos petits enfants de sept huit ans semettent gouverner courageusement des btes vingt foisplus grosses queux : cest tout simplement parce que le tra-vail de la terre est notre vie, comme du sang qui, jusqula mort, quoiquil arrive, doit faire le tour dun corps, departout, mme sil soure. Ils savent bien que, sans nous, la

    terre continuera faire du bl pendant la guerre (mais sanslouvrier lusine ne ferait pas dobus) car nous navons rienmnag, nous ne faisons pas un mtier, nous faisons notrevie, nous ne pouvons pas faire autre chose ; nous navonspas partag notre vie entre le travail et le repos, notre tra-vail cest la terre, notre repos cest la terre, notre vie cestla terre, et quand nos mains quittent le mancheron de lacharrue ou la poigne de la faux, les mains qui sont ctde nous se placent tout de suite dans lempreinte chaudedes ntres ; que ce soient des mains de femmes ou den-fants. Voil les qualits qui permettent prcisment quonsoit si dsinvolte avec nous et quon ne sen fasse pas pournous rteler tout de suite tous vers les casernes. Nous, pay-sans, nous sommes le front et le ventre des armes ; et cestdans nos rangs que les cervelles clatent et que les tripail-lements se droulent derrire nos derniers pas. Alors, vouscomprenez bien que nous sommes contre les guerres.

    LAPAIXPARLAVIOLENCE.

    Oui, et cest vrai. Et le mouvement paisible de voschamps sajoute vos curs paisibles, et la lenteur de ceque vous confectionnez avec de la graine, de la terre et du

    temps, cest la lenteur mme de lamiti avec la vie (nonpas certainement laroi vreux des batailles). Vous tes lapaix. Mais je ne vous aime pas depuis de longues annessans vous connatre. Si je vis au milieu de vous sans d-partir, cest que je suis mon aise parmi vos qualits et

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    vos dfauts, comme vous tes votre aise avec les miens.Vos dsirs les plus secrets, je les connais. Vos projets lesplus profondment enfoncs en vous-mmes je les connais.Vous en avez de tellement enfouis profond que maintenantvous tes comme si vous ne projetiez rien ; et pourtant vousallez peut-tre dici peu brusquement agir, tous ensemble.Toute cette grande rvolte paysanne qui vous alourdit lecur quand vous tes penchs sur vos champs solitaires je

    la connais, je lapprouve, je la trouve juste. Mais je voudraisque vous soyez les premiers accomplir une rvolutiondhommes. Je voudrais quaprs elle le mot paysan signi-e, honneur ; que, par la suite, on ne puisse plus perdreconance dans lhomme, grce vous ; que, pour la pre-mire fois on voit, engags contre tous les rgimes actuels,la noblesse et lhonneur vaincre la lchet gnrale. Cestbien ce que vous projetez de faire, je le sais ; et jentends,depuis quelque temps germer en vous des graines qui vontbientt clater et vous grandir comme des arbres au-dessusdes autres hommes. Mais, vous voulez le faire par la vio-lence. Je sais que vous avez toutes les excuses de penser laviolence : elle ne fait pas partie de votre nature on vous laapprise, et cest logique au fond que vous vous mettiezsoudain vous en servir contre ceux qui vous ont obligs lapprendre. Ce que jen dis nest pas pour les protger ;

    je les dteste plus que vous. Cest pour que leur dfaitesoit ternelle ; cest pour que votre victoire soit ternelle,quelle abolisse totalement les temps prsents et quon nepuisse plus penser y revenir.

    LESTEMPSPRSENTS.

    Vous savez ce que je veux dire par temps prsents. Il y aenviron cinquante ans quon a commenc se servir de latechnique industrielle. Ctait le dbut de la passion gantepour largent. Jusqu ce moment-l, le seul moyen de ga-gner de largent rapidement et beaucoup tait la banque.

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    La technique industrielle tait le nouveau moyen oulamlioration du premier qui permettait de constituerencore plus rapidement entre les mains dun homme deplus normes capitaux. Le prot qui, auparavant ne pou-vait pas saccorder avec le travail mais seulement avec le

    jeu, on lui donnait ainsi une apparence daccord avec letravail et, du mme coup, on lgitimait la soif du prot. Enralit, on transformait tout simplement le travail en jeux

    dargent. La dirence entre le travail et le jeu cest quonpeut travailler seul ; et travailler pour quelquun ; on nepeut pas jouer seul : on joue toujours contre quelquun.Pour que le jeu industriel fonctionne avec le plus daisanceet de prot, il lui fallait de nombreux adversaires, de nom-breux clients. Il ne pouvait pas jouer dans les campagneso il y a vraiment travailler, o lon na pas le temps de

    jouer (o lon navait pas le temps de jouer) o il auraitmanqu dadversaires. Le jeu industriel sinstalla doncdans les villes. Il en transforma la vie. Suivant les rgles detous les jeux, il orait, montrait, criait publiquement lan-nonce de % de bonheurs extraordinaires entirementnouveaux ; et il les apportait, cartes sur table ; ctait vrai. Ilapportait dautre part % de malheurs extraordinaires etgalement nouveaux sur lesquels il tait inutile dattirerlattention et qui taient le rsultat des prots industriels.De tous les cts les hommes sapprochrent des nouveauxbancs. Tout tait arrang de telle faon que les grands en-richissements de lhomme ne pouvaient pas lui donner desmoyens de contrle. Il ne pouvait plus se servir ni despritcritique ni de conscience ; il lui semblait mme que sonhonneur tait de jouer plein jeu. Ces bonheurs nouveaux,ainsi oerts, travailler les gagner ctait se civiliser ; ctait

    donner la civilisation de lhomme cette minence sur lanature, si consolante au fond de la solitude ; lextraordi-naire de ces bonheurs lui donnait un nouveau sens de

    jouissance ; lorgueil de se rapprocher de Dieu. Le jeu, siparfois il en sentait la ruse, ou le passage furtif de quelque

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    mouvement de triche, tait si bien cach sous le travailquil lui tait impossible de croire ses sens, de croire ses

    yeux, ses oreilles, son toucher, de croire ce que brutalementil voyait, il entendait, il touchait ainsi, quand il avait tantdintrt ne rien voir dautre que sa passion pour un nou-vel arbre de science. Les valeurs spirituelles accumulrentdes mots dans tous les sens pour que le sens des mots soitcach. Ainsi, la n des comptes quand certains hommes

    faisaient des comptes dangereux le mot travail chargdune fausse noblesse, ne signiant plus rien de la chosequil dsigne, faisait accepter les meurtres mme du jeu.Pour ceux qui, de lautre ct du banc, accumulaient enleurs mains des prots considrables dargent ils ntaientpas en dehors des rgles du jeu, ils ne faisaient pas une sibonne aaire ; ils taient obligs de vivre avec les % demalheurs nouveaux. Ltonnement de ne pouvoir acheterle bonheur avec ces normes prots les engageait dans lapoursuite de prots toujours suprieurs. Le dchirant d-bat des hommes accrochs dsesprment cet espoir fai-sait grandir avec une extrme rapidit les progrs de latechnique industrielle. Mais la rgle du jeu ne pouvait pastre change : elle donnait toujours la mme proportion debonheur et de malheur. Ce nest pas en attelant vingt che-vaux une charrue quon charruera mieux. Si on veutchanger le rsultat il faut en changer tous les facteurs, cest--dire transformer, cest--dire porter dans une autreforme. Il ntait plus possible de changer la forme de lasocit industrielle. Senrichir vritablement ce que jevous disais au dbut de cette lettre, ce que je vous disaistre ma grande passion est dicile pour lhomme et de-mande le sacrice total de la vie. Le prot est un moyen

    extrmement facile de croire quon senrichit. On se donnelillusion de possder une chose rare. Cette sduction dufacile attira vers les grandes villes, vers les lieux de banqueindustrielle la population artisanale des petites villes detous les pays (ncessit rcente des recherches de solutions

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    collectives). Il ne reste plus sur ltendue des terres que leshommes habitus au dicile ; le reste stant agglomrdans des proportions considrables sur de petits espaces deterre, tout restreints et quils envisageaient mme dansleurs moments de plus grand dlire daugmenter en hau-teur, en paisseur ; tant si violemment agglomrs sur leslieux de leur dsir quils ne pouvaient mme plus imaginerdlargir leurs lieux de rsidence. Ils ne pouvaient plus pen-

    ser qu sentasser les uns et les autres sur les fondationsmme de lindustrie (nouvelles maladies sociales de lagglo-mration qui ne permet plus de solutions humaines maisne laisse devant la pense que lvidence des solutions col-lectives ; quand prcisment le collectif est le devant lapense que lvidence des solutions collectives ; quand pr-cisment le collectif est le rsultat de lartice). Ainsi, lem-ploi de la technique industrielle la recherche du protmodia compltement le visage de la terre. Ces grandescompagnies dhommes qui occupaient paisiblement lten-due du sol, ayant combin leurs habitats entre les habitu-des de la pluie, du vent, du soleil, du torrent du euve, dela neige et de la dirence de fcondit de la terre, ces four-milires dhommes rpandues galement comme de la se-mence sur tout le rond du globe, employes ce travail quelargement, en gros, on peut appeler paysan, cest--dire decollaboration avec la nature (et lartisanat est un travailpaysan) ces foules uniformment rpandues sous les om-brages de leurs arbres sempressrent vers les villes ; vers delartice ; abandonnant le naturel ; avides de facilit et deprot. Les chemins noirs de monde asschaient les champs.De grandes pices de terre se vidaient ; et comme dun bas-sin dbond do leau coule on voit peu peu merger la

    boue et les mousses mortes, toute cette civilisation vgtalede la vigne et du bl qui couvrait la terre de notre mondesclaircit, samincit, laissa merger au milieu delle degrands lots dserts dherbes sauvages et dhommes soli-taires. Si je fais une dirence entre le paysan et le reste de

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    lhumanit, cest qu ce moment-l le dpart sest faitentre ceux qui voulaient vivre naturellement et ceux quidsiraient une vie articielle. Les villes sengraissaient.Elles se gonaient vue dil de rues et de boulevardsnouveaux. Des banlieues fumantes de pltras dchiraientde plus en plus loin autour delles avec le hrissement deleurs chafaudages de maons les futaies et les bosquets.Mais le torrent des hommes qui se ruaient vers la proximi-

    t des usines et des manufactures ne pouvaient mme plustre contenus dans llargissement des agglomrations. Onleva les maisons dtages en tages, superposant descouches dhumanit des couches dhumanit, les unesau-dessus des autres, mesurant lespace quil fallait cha-cun pour se coucher, pour manger, dlimitant entre desmurs des droits de vivre de trois pices, de quatre pices,dune pice, des petits casiers dans lesquels, moyennant -nance, on avait le droit de se caser, soi et sa famille, et devivre entre ces quatre murs, toute sa vie, avec naturelle-ment des gestes modis, pas trop larges, et de vivre ltoute sa vie, et de faire lamour avec peu peu une autrenature, un autre sens de la libert, un autre sens de la gran-deur, un autre sens de la vie que lancien sens de toutes ceschoses. Ainsi, les hommes entrans vers les % de bon-heurs extraordinaires promis par la technique industrielleportaient le poids des % de malheurs nouveaux. Il neleur paraissait pas lourd tout de suite. Les % de bon-heurs taient enivrants ; ils taient la condition humainecomme de la morphine lenrag ; et les % de malheursntaient quextraordinairement simples comme toutes leschoses naturelles ; on ne pouvait les sentir qu la longue.Ctait le signe de lternit de la prison. Ceux qui en-

    traient ne pouvaient plus sortir. Au moment o ils taientcrass par le poids des malheurs, ils navaient plus decorps naturels mais seulement une fragile charpente denerfs excits par la morphine des bonheurs industriels ;plus de chair, plus de sang, plus rien de ce qui constitue un

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    homme mais qui, nayant plus t nourri de nourrituresvritables stait lentement pourri, puis dessch en pous-sire, puis tait devenu la pture du vent. la consciencede leur propre grandeur, ils avaient substitu en eux-mmesla conscience de la grandeur des machines. Maintenantquils appelaient au secours, les machines ne rpondaientpas ; elles navaient ni oreilles ni me. Ils avaient beau endclencher les bielles ; les machines ne savent pas se battre

    contre le malheur humain ; elles ne peuvent pas se battrecontre le malheur naturel des hommes. Il ne peut trevaincu que par la grandeur et la noblesse de lhomme. Ilsntaient plus habitus quau facile et lartice. Ils avaientperdu lhabitude de lusage de lhonneur. Car cest un outildicile. Si quelque ancien fond naturel les poussait seservir de ces grandes armes elles chappaient de leursmains trop faibles. Alors, commena lutilisation du ds-honneur, de la vulgarit collective et de la petitesse. Ils es-sayrent de se soulager par la politique, la jonglerie spiri-tuelle, lesquive des responsabilits. Ctait un opium quisajoutait la morphine ; avec de terribles rveils o ils ap-pelaient farouchement la dlivrance de la mort (les meil-leurs dentre eux placs brusquement certains soirs en facedu dsespoir total se dlivraient obscurment par la mortentre les murs de ces petits casiers o tait prisonnier leurdroit de vivre). Depuis, la gnration de ces hommes arti-ciels sest cinquante fois reproduite. Cinquante fois, lecontingent denfants quils faisaient est venu remplacer lesanciens hommes morts. Danne en anne, ces gnrationssuccessives sont arrives dans le monde avec un peu moinschaque fois de lancien naturel avec, chaque fois, un peuplus besoin de poison, avec chaque fois un peu moins de

    force, avec, chaque fois un peu plus de conance en la ma-chine avec chaque fois un peu moins de chance de vaincre,avec chaque fois un peu moins despoir ! Nous sommesmaintenant au moment o cette gnration ne peut plusdigrer ni le pain ni le vin ; elle ne se nourrit plus que dex-

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    citants industriels. Elle se rveille de moins en moins. Ellea pris lhabitude de sourir sa vie.

    Le grave, cest quelle voudrait nous faire sourir lantre et quelle possde la sduction du mal. Voil ce que

    jentends par temps prsents.

    CONTRADICTIONDUPAYSANETDESTEMPSPRSENTS.

    Alors, vous comprenez bien que japprouve votre r-volte ; avec toutes ses cruauts. Car nous sommes exacte-ment le contraire de tout a ; et nous pourrions reprendre notre compte, avec plus de justice encore les grandsmots dordre de la chrtient combattant pour son dieu ! Il ny a pas de cruaut plus cruelle que lerreur. Noussommes dans lextrme multiplication des gnrations quela technique industrielle a entasses dans les villes. De cect-l il ne reste plus aucun homme naturel. Partout cesont eux qui gouvernent. Partout ils font les lois, les loisqui rgissent votre vie, les lois qui enchanent au gouverne-ment de ltat, leur gouvernement lexercice de votre vie

    et la dcision de votre mort. Ils font comme si vous nexis-tiez pas, vous, les paysans. Vous tes spars deux par toutvotre naturel et par la grande et simple ducation logiqueque la nature a donne votre corps physique et toutvotre corps social, mais vous tes la grande majorit dumonde. Dans chaque nation, si les paysans se runissaient,ils composeraient une masse dix fois suprieure la massedes hommes techniques et dont on se rendrait compte toutde suite que cest tout fait par hasard quon la gouvernecontre son gr et que a va bientt changer. Dans le mondeentier, si les paysans de toutes les nations se runissaient ils

    ont besoin des mmes lois ils installeraient dun seul coupsur terre le commandement de leur civilisation ; et les petitsgouvernements ridicules ceux qui maintenant sont lesmatres de tout niraient leurs jours en bloc : parlements,ministres et chefs dtat runis, dans les cellules capiton-

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    nes de grands asiles dalins. Par limportance premiredu travail quelle exerce et par la multitude innombrablede ses hommes, la race paysanne est le monde. Le reste necompte pas. Le reste ne compte que par sa virulence. Lereste dirige le monde et le sort du monde sans soccuper dela race paysanne. Alors, vous comprenez bien que non seu-lement japprouve votre rvolte et toutes ses cruauts mais

    je suis encore plus rvolt que vous et encore plus cruel.

    Vous tes emports par une force naturelle. La mme forcememporte ; mais je suis en plus dchir par la connais-sance de ce quils veulent faire de vous. Cette gnrationtechnique qui gmit sous vos yeux dans son terrible dses-poir, ces hommes faux qui ne savent plus nouer une cordeni dnouer gnreusement les cordes, ces tres vivants in-capables de vivre, cest--dire incapables de connatre lemonde et den jouir, ces terribles malades insensibles, cesont danciens paysans. Il ne faudrait pas remonter loin travers leurs pres pour retrouver celui qui a abandonn lacharrue et qui est parti vers ce quil considrait comme leprogrs. Au fond de son cur, ce quil entendait se dire parce mot entirement dpouill de sens ; ctait la joie, la joiede vivre. Il sen allait vers la joie de vivre. Le progrs pourlui ctait la joie de vivre. Et quel progrs peut exister silnest pas la joie de vivre ? Ce quil est devenu, lui, quandil croyait aller au-devant de la vraie vie, nen parlons pas.Il vous est facile dimaginer les sourances de sa lente as-phyxie en vous imaginant vous-mme brusquement privde la grande respiration de votre libert. Il est mort la nsans mme sen rendre compte, sa mort morale ayant delongtemps prcd sa mort physique ; ayant pris got parforce au poison, ne sourant plus au fond de lui-mme que

    par laigre nervement de quelques souvenirs en trop. Etcest bien de lui quon peut dire : Les pres ont mang desraisins verts elles enfants ont les dents agaces. Ils ont pro-duit cette gnration actuelle dont lincapacit la joie estsi vidente et qui cherche des remdes son dsespoir dans

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    les ordures. Voil donc ce que la technique industrielle peutfaire dun paysan et dune gnration de paysan. Regardezvotre famille dans le champ que vous venez de moissonnermaintenant ; quand il reste encore un bon tiers des pisdebout, faisant comme un petit mur dor et tremblant lombre duquel vous tes couchs, car il ny a pas dautreombre. Sous le soleil sans piti, mais comme vous savezbien vous fauler, tous, dans cette lutte impitoyable. Avec

    lodeur de la terre qui est dune cruaut ravissante, ayantau fond de son parfum dj le got de la farine. Quandcest le moment de faire les quatre heures , et la femmea dpli la serviette sur lteule quon est oblig dcraserpour que les pieds dpis ne boursouent pas tout et nefassent pas basculer la bouteille. La nourriture qui est l,tale, rien ne pourra la faire plus excellente quelle nest.Plus excellente que vous ne lavez simplement faite vous-mme pour vous-mme (et maintenant, en moissonnant,vous tes en train de continuer le mme travail. Cest sim-plement le travail de toute votre vie). Et on ne peut passavoir (mais on le constate) de combien de forces univer-selles vous charge ce fait que vous travaillez toute votrevie faire de la nourriture. Votre travail est exactementde fournir aux sens ; et vous y fournissez directement ; etvous fournissez directement vos propres sens (quand lesautres ny fournissent quavec des dtours) et vous fournis-sez vos sens du suprme et de lexcellent (quand les autresne se peuvent fournir que de ce quon leur donne). Voustes l, vous et votre famille, dans la libert la plus totale.Ici, rien ni personne ne peut vous commander, vous tesau commandement (cest exprs que jai choisi le travaildu bl pour vous mettre en face de vous-mme. Dabord,

    cest celui que vous faites maintenant quand vous lisez malettre, et cest celui qui maintenant vous donne les plus grossoucis). Je ne dis pas que vous soyez joyeux ; cest une af-faire intrieure et nul ny peut rien, sauf vous-mme ; mais

    jamais les conditions de la joie ne vous appartiendront plus

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    compltement ; aucun rgime social ne pourra jamais vousplacer dans de meilleures conditions de joie. Pendant quevous mangez, puis la femme replie la serviette, rebouchela bouteille, recommence tordre des liens de gerbes avecles plus petits enfants, pendant que vous reprenez la faux,vous et vos grands garons, et vous vous mettez renverserle mur dpis qui vous faisait ombre.

    Oui, regardez-vous ; faites comme si vous tiez un autre

    qui vous regarde. Vous tes les ls de ceux qui ne se sontpas laisss sduire. Vous descendez de ceux qui nont ja-mais eu conance dans la technique industrielle mais sesont toujours cons la graine. Vos pres avaient un aussiviolent dsir dexister que ceux qui sen allaient coner leurvie et leur espoir la machine ; mais jusque dans le plusessentiel de leur dsir de vivre et de survivre, ils avaient euconance dans la graine. Il nest pas possible quils aientpens tout quand ils ont vu partir les autres et sont rests.Le plus fort, je crois, ctait la solidit de leurs racines. Maisla vrit est que la graine est une machine bien plus perfec-tionne que toutes les machines inventes par les hommes.Les boulons qui en assemblent les parties et assurent le jeude lensemble sont dune souplesse et dune force inimagi-nables. De mme que votre simple coude et votre genousont les mcaniques les plus parfaites du monde. Il y avait,vous le voyez bien, une logique dans leur rsolution de res-ter dans les champs. Pour qui voit non seulement la clartdu jour mais la nuit ternelle qui enferme la clart du jour,le monde apparat dans sa terrible vrit. Lhomme, avecses faibles moyens spirituels et ses faibles moyens physiquesnaurait pas de joie de vivre sil ne se faisait aider par din-nombrables machines. Mais cest un travail si pnible

    faire quil lui faut les machines les plus perfectionnes, lesplus puissantes, les plus parfaites, celles quon imite sanspouvoir jamais raliser le merveilleux de leur perfection.Les machines qui sont dans vos mains, quand vous semezune poigne de semence ou quand vous attendez lagneau

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    entre les cuisses ouvertes de la brebis, et vous le receveztout sanglant dans vos mains : voil la vrit de lexistencehumaine et sa raison dtre.

    Japprouve votre rvolte. Je suis daccord avec vos plusterribles dsirs de cruaut. Il ny a pas de cruaut pluscruelle que lerreur.

    LECOMBATPAYSANCONTRELESTEMPSMODERNES.

    I. Perle des grandes armes.

    Mais, la violence ne donne pas de victoires ternelles.En quoi vous aura-t-elle transforms pendant tout le tempsde la bataille ? Le jour o vous serez les matres, serez-voustoujours dignes dtre les matres ? Ds quon perd sa na-ture, on perd ses qualits naturelles. Vous avez une longuehabitude du contraire de la violence ; et vous y tes mani-festement dune magique habilet. Il ny a qu regarder lasuccession des champs et ces troupeaux dherbes dont voustes les bergers. Vos adversaires ne sont que des paysansqui ont perdu vos qualits naturelles. Par une sorte de ma-

    lice philosophique, en vous rvoltant contre ltat de la so-cit moderne, vous vous rvoltez contre votre double d-gnr. Ce ne sera jamais une victoire que de vousdgnrer vous-mme, par quelque dtour que ce soit.Quand jai connu votre dsir de rvolte jai t tonn decomprendre en mme temps que vous pensiez la vio-lence. Ce nest pas un outil paysan. Je sais que, jusquici, travers toute lhistoire, les soulvements paysans sen sonttoujours servis. Cest pourquoi ils nont rien construit.Mais, maintenant, nous navons pas besoin de soulve-ment. Je ne serais pas avec vous sil ne sagissait que de

    cette ridicule petite aaire. Il sagit de conqurir, deconqurir et de construire dnitivement la joie de vivre.Cest fait de la dlicatesse de mille sens fragiles. Cette fois-ci vous navez pas seulement combattre dsesprmentpour sauver votre vie, pour sauver la vie la paysannerie,

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    vous avez, combattre pour sauver la vie de tous leshommes. Ce que vous allez construire, tout le monde lha-bitera ; ce que vous allez conqurir, vous allez le donner vos ennemis mmes. Cest pourquoi jattache tant dim-portance ce que vos bataillons soient arms des grandsoutils. Ce sont dailleurs ceux dont le maniement vousrendent invincibles. Vous voyez comme la victoire est fa-cile. Mais, au moment mme o vous allez entreprendre la

    bataille, vos adversaires vous ont dj vaincus. Avant mmede commencer combattre : ils vous ont vaincus dans uncombat de conscience. Ils ont abaiss votre grandeur ; ilsont avili votre noblesse comme sils avaient compris quectaient vos armes (eh ! oui, peut-tre lont-ils compris !) Ilsvous ont tout de suite attirs sur des terrains o ils saventmieux manuvrer que vous. Ils vous ont impos leur ba-taille. Et dans celle-l, ils ne vous craignent pas. Quelle estla situation du paysan dans la socit et dans la socit mo-derne ? Le paysan est un homme qui travaille avec le mot proprit . Avant tout il dit ma terre, ma semence, marcolte, jai eu du mauvais temps . Cest lindividu pur ;cest lhomme qui na pas besoin de la socit, qui necompte pas sur la socit, qui se sut, lui-mme. Il estexactement comparable un arbre. Il est profondmentenracin dans un sol do il tire sa nourriture. Il est formpar le sol quil habite. Il en a les qualits et les dfauts. Il enest le complment pur, lexpression pure. Sa forme phy-sique et sa matire spirituelle sont des produits de ce sol. Ilnest ni une classe, ni une race ; il est une subdivision durgne animal ; il est lhomme. Cest lui qui a des rapportsavec le monde. Il ne se classe pas dans la sociologie, il seclasse dans la zoologie ; il ne fait pas partie dun systme

    spirituel dinvention : il est un transformateur naturel dematire. Il ninvente pas, il collabore. Il ne produit pas ; il seproduit. Vous ne faites pas autre chose que vous faire vous-mme (nous parlerons du surplus tout lheure) ; vous tesdirectement les ouvriers de votre vie. Vous faites pousser le

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    bl et vous le mangez ; vous soignez la vigne et vous buvezle vin. Les fruits que vous cultivez, vous les avez amenspar lintelligence, de la fort sauvage vos jardins. Vousavez employ une sorte de science physique les rendreplus abondants et de meilleur got, tant constammentguids et soutenus dans ce travail par le dsir de vos ar-tres, de vos veines, de vos muscles ; composant ainsi avecvous-mmes et le monde un mlange plus intime que ne le

    font les autres tres vivants (tout au moins dans lordre desides que lhomme peut comprendre. Pour comprendre lesens gnral du vrai mlange avec le monde et savoir si lentre est plus ou moins intime il faudrait pouvoir com-prendre le monde comme tous les tres vivants, cest--direpercevoir le monde extrieur comme le peroivent, parexemple, les sauterelles, les oiseaux, le cheval, lpi davoi-ne et savoir ce quils en exigent). Enn, vous avez employune science ; vous lavez employe vous mlanger avec lemonde le plus possible, suivant le dsir quune jouissancede votre corps donnait votre intelligence (Ici se trouvedailleurs le vrai sens de la science ; vous lui donnez natu-rellement la simplicit, la sagesse, la puret qui luimanquent ; vous lui donnez sa mesure humaine. Nous au-rons souvent parler de mesure humaine en parlant devous. Cest votre grande qualit. Cest notre dernier es-poir). En tout et pour tout vous travaillez directement pourla vie. Rien dans ce que vous travaillez qui ne puisse treimmdiatement employ la vie. Lexistence biologiquedirige votre travail ; les jouissances de votre corps, la joie devivre en organisent le progrs. Aucune de vos ambitionsnest, au dpart, dirige vers une richesse mtallique desti-ne satisfaire lapptit de calcul dune intelligence spa-

    re de ses problmes naturels ; mais toutes vos ambitionsdsirent simplement labondance dune richesse comes-tible destine satisfaire lapptit de tous vos sens (cest decette richesse-l que je parlais au dbut de ma lettre). Sinous comparons un paysan un homme produit par la

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    socit moderne : ouvrier, bourgeois, homme dcole, nousvoyons toujours leur sparation : le paysan ne poursuit pasde buts longue chance qui exigent un long sacricepour une fulgurante satisfaction, parfois purement arti-cielle. Cest un procd dhommes sur lesquels la techniquesociale a travaill, donnant lhrosme un sens social, fai-sant du hros le serviteur de la collectivit. Son but, le pay-san latteint tous les jours, sur linstant mme. Il se satisfait

    longuement de vivre tous les jours. Il na pas de conceptionmorale du hros. Quand il devient un hros et cest sou-vent il y est pouss par lintense rclamation de tout soncorps physique. Il ny a aucune raison pour quil soit hros,il y a seulement son corps, et cest lui dans ces occasionsqui le transporte dans lhrosme. Le simple corps delhomme. La rvolte des viscres contre le mal et lerreur.Gloire plus minente que celle des raisonnements philoso-phiques ; victoire dune des excellences incontestables delhomme. Hrosme pur. Hrosme purement individuel.Nous sommes loin de ce faux hrosme rclam par les rai-sons de la socit et dont le plus clbre est celui qui, pa-rat-il, sexerce sur les champs de bataille. Comme tout lheure la conception de la science suivant la socit, ici laconception de lhrosme suivant la socit dtruit lhommeau lieu de le sauver. Chaque fois que nous opposerons lesens paysan la raison sociale nous verrons ainsi sclairertoutes les impurets dont le social a sali et charg la no-blesse et la grandeur de lhomme. Dans toutes les occa-sions le paysan travaille vivre. Dans sa vie il ny a pas desuspens, cest--dire de moments o on travaille sans vivre,le plus rapidement possible, comme le travail du plongeurau fond de leau avec la promesse aprs ce travail dun

    temps plus ou moins long o lon aura permission de vivrecomme le plongeur qui vient respirer la surface. Ce quiest la vie de louvrier et, il faut le souligner, galement la viede son patron, la vie de lIndustriel ; ce qui est la vie delhomme dcole, je veux dire celui qui sort des grandes

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    coles o des apprentis sorciers professent la sorcellerie ; cequi est la vie de la socit ; et, quand vous parlez unhomme socialement technique, il ne rve que du temps oles machines feront tout le travail, o lhomme ne travaille-ra plus cest--dire respirera la surface, croit-il ne tra-vaillera plus que quelques minutes par jour pousser desboutons de machineries ou lever et baisser des commuta-teurs. Et quest-ce quil fera le reste du temps, lui deman-

    dons-nous ? Et il nous rpond : il se cultivera ; quand cepauvre homme a oubli, ne sait pas, ne peut pas savoir,dans sa position anti-naturelle, que la vraie culture delhomme cest prcisment son travail, mais un travail quisoit sa vie, ce qui, videmment, nest le cas pour aucuntravail technique. On ne peut pas savoir quel est le vraitravail du paysan : si cest labourer, semer, faucher, ou biensi cest en mme temps manger et boire des aliments frais,faire des enfants et respirer librement, car tout est intime-ment mlang, et quand il fait une chose il complte lautre.Cest tout du travail, et rien nest du travail dans le senssocial de travail. Cest sa vie.

    II. Les signes de lesclavage.

    Dj, vous vous apercevez que cette vie nest pas exac-tement la vtre. Cest bougrement social, au contraire,dites-vous. Et ce nest pas le premier venu qui peut dciderdu prix du bl ; il en faut des assembles et des assembles,et il faut que tout a soit renseign par des ambassades,des tlgraphes, des calculateurs, pour savoir combien dequintaux on a rcolts cette anne en Ukraine, en Pologneou en Italie, ou nimporte o. Cest a qui dcide le prix demon bl, un peu en retard cette anne mais trs beau sur

    ce plateau de Revest-du-Bion en France. Et encore, cestle social qui dcide si jai le droit de donner mon bl auxpoules ou si je dois me le faire peindre en bleu, ou si on vaen faire de lalcool pour faire marcher les autos et ellesne marchent pas pour faire marcher les tanks, alors et

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    ceux-l marchent. Ce nest plus possible de navoir quvivre quand il faut savoir si on gagne ou si on ne gagne pas ;si on gagne ou si on perd ; si on ira la banque prendre desbons de la dfense nationale ou si lhuissier viendra.

    Pourtant, vous avez des machines, oh ! je sais le cas quevous en faites, mais vous ne pouvez pas dire que la tech-nique ne vous a pas oert son bonheur . Pourtant vousavez rclam en disant quon ne soccupait pas de vous.

    On ctait le gouvernement. Et vous vous trompiez, onsoccupait dj de vous. On vous a fait faire la dernireguerre et vous navez rien dit contre ; cest donc de cettefaon que vous vouliez quon soccupe de vous ? Eh ! bien !ne vous inquitez pas, on va maintenant soccuper en pleinde vous. (Tout lheure nous verrons clairement pourquoivous avez eu ainsi besoin, et vrai besoin, quon soccupede vous, comme de petits enfants qui ne savent pas encorebien comment faire, ou comme des inrmes qui sont sujetsde tout.)

    Cependant, il ne sagit pas dtre trs vieux pour savoirque jai raison et que la vie du paysan ctait a. Si on enparle au pass, a ne date pas de si longtemps. Les hommesde mon ge seulement a fait quarante-trois ans se sou-viennent de la ferme de leur pre et dans quelle situationtait le paysan et la famille paysanne en , au momento le social sest dit : Allons, tentons le coup, utilisons-les notre usage, nous verrons bien ce quils diront. Et lesocial a vu : les paysans se sont laisss faire, sans rien dire.Il est plus facile de croire lhrosme social que de confor-mer sa vie aux exigences terribles de lhrosme individuel.Depuis, vous savez ce que vous tes devenus. Mais, cettepoque, gens de mon ge, souvenez-vous des moissons et

    des rcoltes, et de llevage des vers soie, par exemplepour la valle de la Durance ; et des ftes dont les champstaient le thtre (je peux, sans crainte dtre dmentimadresser la paysannerie internationale : allemande,italienne, russe, suisse, norvgienne, amricaine mme :

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    elles ont toutes les mmes souvenirs). Souvenez-vous de lasorte de magie, de la posie, cest le mot ; et je ne crainspas quon. rigole ; seuls les sociaux peuvent en rire et deceux-l je men fous, mais, vous, vous comprendrez ceque je veux dire qui habitiez les champs. Le paysan savaittre en fte. Ainsi dj, entre deux gnrations moyennesvous pouvez faire le compte de ce que vous avez perdu. Lepauvre homme des villes est un paysan qui a tout perdu.

    Il y avait une aisance de geste et de vie. Il ny avait cemoment-l aucun des sens nouveaux que les temps mo-dernes et les partis politiques modernes ont donns cesmots daisance et dabondance. ct de laisance de cestemps passs, les temps modernes ont cr une aisance quine peut rendre service au corps des hommes qu travers lamonnaie. Et pour labondance cest pareil. Les politiquesvont encore maccuser de vouloir revenir au moyen ge ;laissons les politiques. Ils nont que limportance quils sedonnent. Il nest pas question de moyen ge ici, il nestquestion que de libert. Ils vont vraiment la n nous fairecroire que cest laspect de cette libert qui les rend toutde suite de mauvaise foi, tant ils la dtestent. Laisance etlabondance de ces temps passs (qui ont aux yeux des po-litiques le grand tort davoir vcu en dehors de leur doc-trine et comme malgr elle) taient purement et pleine-ment corporelles ; la monnaie nexerait sur elles aucuncontrle. Ctaient des temps o lon donnait beaucoup.

    Je suis oblig dexpliquer ; et cest grave. Comprenez-vouscombien cest grave dtre oblig dexpliquer a. On don-nait abondamment aux uns et aux autres des pommes deterre, des haricots, des salades, des radis, de la farine, dela farine tant quon voulait ; il ny avait qu demander et

    parfois mme ctait le donneur qui disait : Vous ne vou-lez pas de nimporte quoi tout. Je ne mens pas. De-mandez autour de vous, jeunes gens. Les arbres fruitiers,les pchers, les abricotiers, les amandiers, les guiers, lesnoyers, les pommiers taient au plein des champs ouverts ;

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    se servait qui voulait. Jai mang dans ma jeunesse millefois plus de fruits et de meilleurs fruits que nen mangentmaintenant mes lles. Jtais le petit garon dun ouvriercordonnier et dune blanchisseuse et jai, moi maintenanttout en tant pauvre mille fois plus dargent que mon prenen avait. Et le plus beau est que tout le monde se servaitavec discrtion. Ce serait un miracle si la chose arrivait denos jours tant tout le monde aurait de hte proter de

    laubaine. cette poque, non ; la discrtion ntait mmepas une qualit morale, ctait une qualit physique. Toutle monde avait assez de tout. Il ny avait aucun intrt en prendre trop. Voil ce que jappelle donner. Oui, cestbien cet extraordinaire qui sest brusquement prsent de-vant vous, jeunes gens, quand jai dit le mot. Cest tout fait a. Vous voyez que labondance nest pas un pro-blme technique, que cest exactement le contraire. Toutest une aaire de vrai et darticiel. Labondance que vousrecherchez, laisance que vous promettent vos mystiquespolitiques sont des aisances et des abondances articielles ;celles que vous avez perdues taient bonnement et simple-ment de vraies aisances et une vraie abondance matrielle.Et ceux qui donnaient ntaient pas des hros spirituels,des saint Franois dAssise, des saint Martin, des hros demorale, des hros sociaux ; non, ctaient des hros phy-siques ; ils taient pousss lhroque ncessit de donnerce qui leur appartenait, tout simplement parce que leurpropre corps tait content. La morale spuise dans ses so-phismes pour dmontrer que lhrosme est joyeux. Je vouscrois que lhrosme est joyeux : voil la joie de lhrosme.Le vritable hrosme ne cote jamais rien, il ny faut pastraner sa carcasse de force ; il est naturel, comme il est

    naturel et joyeux de se jeter leau pour tirer lautre quise noie ou pour se battre poings nus avec le chien enragqui traverse une sortie dcole maternelle. Cest si vous nele faisiez pas que tout votre corps vous le reprocherait etque ce reproche serait une sourance terrible.

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    Mais dites-vous, si on avait trop de biens, si on donnait,alors on ne vendait pas ? Prcisment, jeunes gens, et cestbien ce que je voulais vous faire dire. On ne vendait pas ;toute la question est l. Mais, largent ?

    III. Largent.Le moment sapproche o nous allons aborder de face

    cette question de largent, de la monnaie, de la concep-

    tion moderne de la richesse, de ce nouvel artice ; o nousallons parler grandement de paix et de guerre, o nousallons goter le bon got de cette pauvret qui vous paratsi terrible. Mais pour que tout soit bien align, il faut conti-nuer situer le paysan dans la socit moderne. Et il nousfaut juste un peu changer de mot, presque sans changer desens pour, la fois, revenir notre situation paysanne etfaire voir la dirence entre largent vif et largent mort,entre la vrit et lartice. Sans proprit, le paysan naplus aucune qualit paysanne. Il ne peut pas vivre sans pro-prit. Cest son premier outil. Je rpte quil ne travaillepas pour un salaire ; il travaille pour vivre directement dece travail, sans intermdiaire, cest--dire sans passer parle stade monnaie. Il fait des pommes de terre ; il attend letemps quil faut ; il arrache ses pommes de terre ; il les net-toie ; il les coupe en morceaux ; il les met dans la pole oest en train de frire lhuile de ses oliviers, ou de ses noix, etil mange ses pommes de terre. Son travail va directementde la terre sa bouche. Cest pourquoi il est normalementattach la terre comme une partie de son corps. Cestsa proprit ; elle est lui. Ds quon change quelque chosedans cette liaison directe terre-corps, on dtruit le paysan.Si entre la terre et le corps on place largent, le paysan

    devient capitaliste ; si, entre la terre et le corps on place laproprit dun autre, ou la proprit de ltat, la propritcollective si vous voulez, le paysan perd ses qualits pay-sannes et il devient un ouvrier. De toute faon le paysanest dtruit. Que le paysan soit un plus grand homme que

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    louvrier ne fait aucun doute, et cela provient uniquementde ce que le paysan est par rapport au monde plac dansune position naturelle et louvrier dans une position arti-cielle, et plus encore, anti-naturelle. Que le paysan soit unplus grand homme quun capitaliste ne se discute pas : lecapitaliste nest pas un homme ; il nexprime pas le mondeet son ambition est prcisment (au contraire de la dni -tion mme de lhomme) de ne pas lexprimer.

    IV. La facilit, la vulgarit.

    Ici, je suis oblig douvrir une parenthse. Non pas pourrpondre une de vos objections paysannes mais pourrpondre une objection capitaliste, et du mme coup une objection ouvrire. Car vous comprenez bien quonva discuter cette minence que vous avez. On me dira quele capitaliste (et je comprends dans capitaliste le capita-lisme dtat) fournit le capital pour que dautres hommes

    les ouvriers aient la possibilit dexprimer le monde,cest--dire de travailler. Outre que je considre que ceque fait louvrier na pas le droit de sappeler travail (maispar exemple esclavage ou martyre, ou tel mot terrible quevous voudrez) puisquil sen dbarrasserait volontiers, et,au contraire, un vrai travail on ne peut pas sen dbarras-ser, cest la vie mme, outre cette distinction, il y a danslobjection capitaliste une inrmit qui vient des habitu-des modernes. La facilit a comme fait satrophier un sensdont on ne peut plus se servir. On nose plus aller directe-ment du corps la matire (comme le paysan va du corps la terre) on ne peut plus accepter le dicile ; accepter lechef-duvre ; dsirer le franc contact avec le monde ; onna plus de sens pour cette sensation-l. On ne peut plus

    admettre ce paisible hrosme dexprimer le monde avec ladivine habilet des mains nues. Il faut quon interpose dansla liaison directe corps-matire des boucliers, des gants, descagoules, des capuchons et des masques : les machines etle capital. On ne va plus directement, on fait le dtour par

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    le capital. Quand on pourrait aller directement du corps la matire, et cest la position naturelle, on fait le dtourcorps, capital, matire. Alors, dans cette poque de facilitun peu lche, le capitalisme a raison. Mais, vous voyez quetout cela se situe bien au-dessous de toutes les logiques pay-sannes. En ralit, tous les eorts nobles qui saccomplissentdans les temps prsents essayent daranchir lhomme decette vulgarit capitaliste. On ny a pas encore russi. Le

    communisme qui tait dabord un de ces eorts nobles etqui a t notre espoir na pas russi. Il na fait que changerle capitalisme de forme. Il ne sest pas servi de la naturede lhomme. Il na pas pouss lhrosme du dicile. Il acontinu le chemin du facile. Il na fait que transformer lecapitalisme particulier en capitalisme dtat ; il la gard.Il faut le dtruire. Il a abaiss les paysans jusqu en fairedes ouvriers, quand il fallait hausser les ouvriers jusqules faire devenir des hommes naturels, comme les paysans ;rtablir le contact direct corps-matire ; avec un travail quialors devient la vie ; sans quon ait besoin, pour intresserlhomme son travail de ces morales toujours les mmes,de ces mots dordre toujours capitalistes : stakhanovisme,got de la comptition et de la mdaille ; forcer lapptitspirituel, quand le travail, sil tait naturel, forcerait lapp-tit du corps Jai galement ouvert cette parenthse parceque, tout lheure vous auriez pu marrter, vous autresaussi, dans cette description que je vous ai faite du passagede la pomme de terre votre corps. Il y avait l-dedans uninstrument qui ne provenait pas du travail paysan : ctait lapole dans laquelle lhuile tait en train de frire, et, si nousrchissons, il y avait la bouteille qui contenait lhuile, et,voyez comme a grandit : il y a la faux avec laquelle on

    fauche le bl, et la charrue qui dchire la terre, et le harnaisde cuir qui attelle le cheval la charrue. Ceux qui font tousces objets exprimaient le monde lgal de vous-mmes.Et ils taient aussi naturels que vous, aussi nobles que vous,aussi indispensables que vous ; quand le travail tait leur

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    joie de vivre ; sans quon ait besoin de le marquer toutmoment dans leurs chartes syndicales comme si, crire lesmots en grosses lettres pouvait retenir la chose qui les fuit.On leur a enlev la proprit de leur travail. Et ce nestpas en leur donnant tous, collectivement, la proprit delusine quon la leur rendra ; en mme temps que la joie devivre. Ce sera une proprit articielle ; ce quil leur faut,cest une proprit naturelle. Il faut quils soient les matres

    de leur travail. Et cest galement le sens de votre rvolte :ces grandeurs o vous allez atteindre, il faut y hausser vosennemis mme, ces paysans avilis, ces artisans dgnrs.Il vous est dj impossible de continuer penser la vio-lence, puisque vous devez reconstruire le monde pour eux,autant que pour vous.

    V. La proprit paysanne.

    Cette proprit ncessaire la vie du paysan, commeun poumon ou un cur, est entirement naturelle. On nepeut imaginer la supprimer que dans un systme articielconu hors du monde. Ds quon se e au monde on voitdans cette ncessit une ncessit commune tous les tresvivants, comme la terre qui est entre les racines dun arbreet dont on ne peut pas le priver sans quil meure. Cest vrai.Une preuve de larticiel de la socit moderne (de cettednaturation que lui a fait subir la technique) est prcis-ment son incomptence en matire de vrit. Ce quellevoit, elle ne peut plus le croire ; des fois mme elle ne peutplus le voir ; cest ce quelle invente quelle croit. Il sutquon vive en dehors du social pour quon ne puisse plussentendre avec lui. On ne parle plus la mme langue, lesmots nont plus la mme valeur, on na pas la mme vision

    du monde. Ce qui vous est vident, les autres vous crienttous ensemble : o le voyez-vous ? Pour le paysan, la nces-sit de cette proprit ne fait pas de doute ; elle lui crve les

    yeux, il vit avec elle ; il doit vivre avec elle. La bte la plussauvage a des quartiers ; si on len chasse elle revient sy

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    faire tuer ; larbre le plus inutile, sa vie a tant dimportancequil est le propritaire absolu de la terre quil tient entreses racines. Lconomie gnrale de lunivers ne permetpas la communaut dusage. Tous les tres vivants ont unterritoire matriel dont ils ne peuvent permettre lusage personne dautre qu eux-mmes sans mourir. Voyezsimplement vos rapports paysans avec le reste du monde,btes et plantes. Vous intervenez dans le territoire de ce

    que vous voulez dtruire ; vous respectez soigneusement leterritoire de ce que vous voulez conserver. Les pucerons devos pchers vous les couvrez de nicotine ; vous allez cueillirexprs des feuilles de mrier pour les apporter vos vers soie (cest en partant de cette vrit naturelle que le social ainvent et donne une apparence de naturel larticiel dela patrie. Vous allez voir tout de suite comme elle est petitela patrie ; mais alors vraiment elle existe, mais aussi ellena plus besoin de rien dautre que de vous sentir vivre).La proprit du paysan est entirement naturelle ; elle estsoumise ses besoins ; elle est donc soumise sa mesure.La chose la plus importante est cette mesure. Ds que cetteproprit se dmesure elle perd ses qualits naturelles, elleperd ses qualits paysannes. Seule, sa partie mesurable auxbesoins de son propritaire sadapte ce propritaire ; toutela partie qui est en dehors de cette mesure ne peut plus quesadapter au social et nest plus paysanne. Les deux grandssystmes sociaux modernes : le capitalisme et le commu-nisme sont des systmes de dmesure. Ils dtruisent tousles deux la petite proprit paysanne. Le paysan ne peutaccepter ni lun ni lautre sans devenir dun ct un capita-liste et de lautre ct un ouvrier. Dans les deux cas il cessedtre un paysan.

    VI. Les paysans vaincus.

    Cest bien ce que vous avez compris en dcidant votrervolte qui est prcisment dirige contre ces deux moyensdorganiser la socit. Mais vous navez pas vcu impun-

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    ment dans la socit capitaliste. La plupart dentre voussont devenus des capitalistes. Ils nont plus un travail quiva directement de la terre au corps mais, entre cette terreet le corps, ils ont fait intervenir largent. ce moment-lleur mtier est devenu social, avec toute la dgradation quea reprsente. a a cess dtre une raison de vivre ; cestdevenu une raison de gagner. Ils ont fait l un choix qui lesspare de la paysannerie ; sils veulent y rentrer il faut quils

    dfassent ce choix.

    VII. Inanit de largent.

    Le plus grand ennemi du paysan cest largent. Lui seulpeut sinterposer dans cette liaison directe terre-corps quiest le sens de la paysannerie. Cest lui qui vous soumet ausocial. Cest lui qui, ds maintenant, avant mme que vouscommenciez combattre vous a vaincus en vous sparantde vos grandes armes, ne vous laissant plus que cette mau-vaise pense de la violence. Regardons un peu cet ennemien face. a a dabord lair dtre un beau monsieur. Nedemandons rien ses serviteurs ils nous en diraient mi-racle mais regardons un peu les petites choses qui ont lairde ntre lui que de loin. Voyons un peu ; comme ceuxque parfois vous accueillez et sans avoir lair de rien vousnissez par les connatre, sur un mot dit comme a, surdes gestes ou des regards quils ne peuvent pas retenir. Jeviens de lire sur le journal une petite note. Vous savez queles ouvriers font quarante heures de travail par semaine.Cest bien susant en eet, de ce travail qui est le leur, sansintrt et si martyrisant ; je voudrais bien quils ne fassentpoint dheure du tout, quitte leur gr faire cent heuresdun travail qui les passionnerait. Ils feraient comme vous,

    ils ny lsineraient pas, croyez-moi. Donc, comme la so-cit qui a besoin de ne pas tuer ses ouvriers leur laisse unpeu de temps pour se reposer comme vous faites-vousautres votre mulet on a x le travail quarante heures.Quand on veut pousser la production dune matire on

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    augmente le nombre dheures de travail car ici ce nest pascomme pour vos produits qui une fois dans la terre ont be-soin dun nombre de jours et dheures, toujours les mmespour tre produits (et nulle technique ne fera jamais hterla production) mais plus longtemps on travaille, plus onmanufacture, plus on produit dobjets manufacturs. Jaidonc lu que ltat, aprs entente avec les ouvriers qui tra-vaillent sa monnaie venait de les dcider travailler qua-

    rante-cinq heures par semaine au lieu de quarante. Je nesais pas si vous savez comment a se fait, mais, pour le bil-let de banque par exemple a simprime. Il y a des plaqueso limage est grave ; il a des encres qui les imbibent etpuis une machine qui applique le papier contre les plaqueset le billet est fait. Cest mille francs. Cest un peu plus desix cents kilos de bl. Le mme article de journal disaitquon avait t sur le point de faire des billets de cinq millefrancs. On stait dit : Et si on faisait des billets de cinqmille francs ! Pourquoi pas ? Au fond, a ntait pas plusdicile. Il susait dajouter le mot cinq sur la plaque etchaque fois que la machine aurait appliqu le papier sansplus deort, le billet tait fait. Ctait cinq mille francs.Seulement du mme coup a aurait t un peu plus detrois mille kilos de bl. Et personne de vous autres ne croi-ra quil ny a pas plus de peine dans trois mille kilos de blque dans six cent. De toute faon si nous devons faire unmarch et donner notre bl contre un de ces papiers surlequel est crit le chire de cinq mille, sur lequel rien nem-pche quon crive avec la mme facilit dix mille ou centmille, nous nous rendons compte tout de suite que a a lairdtre un jeu o nous sommes dupes puisque nous devons,nous, de notre ct, pour suivre la progression des chires,

    augmenter le nombre de kilos de notre bl ; et notre bl aexiste. Mais on sest mis fabriquer les billets qui sont millefrancs pendant cinq heures de plus.

    Et alors l a devient extrmement rigolo et le plus rigo-lo cest quon vous le dise froidement dans le journal, sans

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    supposer une minute que vous pouvez faire votre compte.Ne serait-ce que par politesse, ils devraient au moins ca-cher ce mpris quils ont pour votre bon sens. Ce nest passeulement du mpris pour votre bon sens, cest du mprispour vous-mme tout entier, corps et me. Ils savent quevous ne discuterez pas plus a que lordre de mobilisation :ils vous tiennent. Pourquoi voudriez-vous quils se gnentpour vous montrer ce quils pensent de vous ?

    Cinq heures de plus par semaine dans ce travail, vousallez voir comment a va dnitivement fausser les rap-ports vritables et vous faire facilement perdre ce naturelqui est votre gloire et votre grandeur. Vraiment, quand on

    y rchit, vous tes de beaux imbciles ; il ny a mme pasde nom pour dire ce que vous tes. Mettons donc que lapresse imprimer les billets soit trs complique (ce quiest probablement le cas) et quelle fasse son travail dim-primer les billets de mille francs avec une extrme len-teur. Disons par exemple quelle met dix minutes pour enimprimer un. a fait six mille francs par heure. Je croisquil y a trois cents machines. a fait donc un million huitcent mille francs par heure. Nous ne pouvons plus fairelquivalent en bl. Cest ici le travail dune heure, cest denotre ct un travail ny pensons mme pas (car noussommes, nous, des petits paysans et nous navons jamaisrcolt pour un million de francs de bl, mme pas danstoute notre vie ; mme pas en rve). Pourtant celui qui ra-masserait ces paquets de feuilles de papier sur le marbrede lImprimerie de la Monnaie, aprs seulement le travaildune de ces heures supplmentaires et si aprs il venaitici dans votre monde o tout compte, il pourrait achetercinquante fermes grandes comme la vtre. Il pourrait de-

    venir le propritaire de cinquante champs de bl pareilsau vtre. Cinquante fois la grandeur de ces murs o toutela famille sest renouvele de gnration en gnration ;cinquante chevaux comme votre cheval ; cinquante foisvotre troupeau ; cinquante fois tout ce que vous avez. Avec

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    ce papier qui nest proprement parler rien comme ma-tire et rien comme esprit mais seulement une conventionil peut devenir le propritaire de cinquante fois toute lamatire et tout lesprit de votre vie. Vous me direz juste-ment que la monnaie est une convention prise pour facili-ter les changes de matire ; que cest plus simple de porterun billet de mille francs dans sa poche que de trimballerderrire soi la valeur quivalente en bl quand on va au

    bourg pour sacheter des souliers, du drap et tout ce quilfaut. Daccord ; encore faut-il que les mille francs que jaidans ma poche soient bien la valeur quivalente du bl que

    jaurai trimball. Croyez-vous vraiment quen une heurede temps, avec des machines imprimer on puisse vrita-blement crer, comme par une opration du Saint-Espritla valeur exactement quivalente au produit du travail decinquante fois votre vie ? Il faudrait bien que a ne vaillegure ! Et vous savez bien ce que a vaut deorts et din-tensit humaine. Il y a bien longtemps que la monnaienest plus une convention dchange : elle est un moyen degouvernement. Il ny a plus aucun rapport entre elle et ceque vous produisez. Cependant, vous continuez donnerce que vous produisez pour lavoir, elle. Un million huitcent mille francs reprsentent plus de neuf cent mille kilosde bl. a fait pas mal de pain. Neuf cent mille kilos debl ont une grande valeur animale toujours vraie dans tousles temps ; ils permettent de nourrir, de faire vivre neufcent mille hommes pendant un jour ou bien un hommependant neuf cent mille jours, cest--dire pendant deuxcent cinquante ans. Et cest a que vous allez donner pource papier imprim pendant une heure de travail suppl-mentaire ? On ne peut plus gure parler ici de convention

    dchange, ou bien, si vous souscrivez cette convention,nai-je pas raison de dire que vous tes des imbciles ?

    La valeur relle de ce papier est de quelques centimeset dans la plus exacte des ralits, le dessin qui le couvrene vaut rien et la signature ne vaut rien. Il ne peut pas y

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    avoir convention dchange sil ny a pas quilibre entre lesmatires changes. Il ne peut pas y avoir quilibre quand,en face dune valeur stable on peut faire varier la valeurdchange de un cinq sur une simple dcision du gou-vernement.

    En je nissais la guerre avec larme doccupationdu ct de Wissembourg-Bitche. Jallais souvent en Alle-magne, Sarrebruck. la frontire on me changeait mon

    argent franais en marks allemands. Pour cinq francs fran-ais on commena par me donner deux cent mille marks.Jai encore certains de ces billets comme probablement pasmal de soldats qui ont t dans des situations semblables.On les a gards parce que les zros avaient impressionn.Pour mes deux cent mille marks javais un sandwich, cest--dire un petit morceau de pain de cinquante grammes,soit trente-neuf grammes de farine, soit la valeur dun pide bl ! Mais, peu peu on me donna successivement troiscent mille marks, puis huit cent mille, puis dix millions demarks pour mes cent sous. Mais, mesure que saugmen-tait la valeur en chires sur mon morceau de papier (ctaitdailleurs le mme sur lequel on avait barr en rouge laprimitive indication de valeur et rimprim la nouvelle va-leur en grosse encre noire on ne prenait mme plus lapeine de changer le dessin et de modier la signature) mesure que le papier devenait de plus en plus riche jusqureprsenter une fortune, il me devenait de plus en plusdicile dobtenir mon sandwich avec cette fortune. Onnosait mme plus me donner ces cinquante grammes depain pour dix millions car le lendemain on avait dj barrle chire dix lencre rouge et marqu le chire vingt lencre noire par-dessus. Lacclration du mouvement de

    la monnaie rendait sa nullit vidente ; une nullit exac-tement semblable est dans la monnaie que les paysans dumonde entier acceptent actuellement en change de leursproduits.

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    VIII. La civilisation paysanne sest faite sans largent.

    Le monde moderne est oblig de se servir de cette nul-lit ; le paysan nest pas oblig ; il peut sen passer ; il peutvivre sans cet artice ; le monde moderne ne peut pas vivresans cet artice. Moi, par exemple jai deux enfants et puis

    jai ma mre qui reste avec moi, enn en tout sept per-sonnes qui sassoient ma table. Il faut du pain, cest--dire quil faut du bl, des pommes de terre, des lgumes, de

    la viande, du vin sur cette table. Je sais que la vie nest passeulement faite de nourritures naturelles mais, malgr toutce quon peut dire celle-l est la premire. Il y a une vritde La Palisse quon est oblig de rpter : si on ne mangepas on meurt. Je dis quon est oblig ainsi de rpter leschoses les plus simples car, on ne raisonne plus pendant cesderniers temps des temps modernes en se servant de cettemagnique force du bon sens. Dernirement je discutais

    justement de ce procs paysan avec une jeune communistequi soutenait lminence de la technique en me disant : On ne peut pas penser juste si lon na pas de souliers. Ce qui dabord est contestable, mais admettons. Je lui r-pondis que plus srement encore on ne pouvait pas pen-ser juste sans manger. Voulant dire que si la technique estncessaire, quest-ce que vous tes, vous alors, les paysansqui donnez manger tous ? Je maperus vite que la ca-marade ne comprenait pas. Elle avait perdu lhabitude dela simplicit. Il ny a pas que manger, camarade. Je lesais, camarade. Mais limportant pour moi dabord est dedonner manger ces sept personnes avant de chercher leur donner quoi que ce soit dautre. Pour avoir du pain,du vin et de la viande pour sept, je suis oblig de passerpar cette nullit de largent. Puisque, en change de cette

    valeur zro vous consentez, vous paysans, me donner cepain, ce vin et cette viande ; tant si bte que vous ne savezpas que a vaut zro. Mais le jour o vous ntes plus bte ?Le jour o vous ne consentez plus changer ; comme lebuet de la gare de Sarrebrck qui ne voulait plus changer

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    son sandwich contre mon morceau de papier sur lequel onavait crit les mots : dix millions de marks ? Ce jour-l voustes mon commandant et mon matre. Pour moi, quand ce

    jour-l arrivera je sais ce que je vais faire. Je vais tout sim-plement faire comme vous et prendre les champs en mains.Il en faut moins que ce quon croit. Il me faudra rcolterenviron deux mille kilos de bl (a nest rien comme peine,dites-vous) mille kilos de pommes de terre, cinq cents kilos

    de lgumes verts de diverses catgories ; avoir dix brebis,dix poules et dix lapins. Cest tout. Cest peu, dites-vouset tout a ne demande mme pas cent cinquante jours detravail par an. Je sais. Mettons mme que a moccuperaun peu plus longtemps que vous, moi qui ne serai pas ha-bitu les premiers temps ; il me restera encore dix fois letemps dcrire des chefs-duvre si jen suis capable. Rienne peut tre plus protable ces chefs-duvre que cettepetite table de bois blanc dans un coin du grenier, prs dela fentre basse entoure de vigne vierge et o, de tempsen temps vient se cramponner une de ces vives hirondellestoutes frmissantes, puis qui se calment, tournent la tteet me regardent paisiblement. Pendant que lordre de laconnaissance du monde habite autour de moi le silence,dans lodeur des grains et des fourrages, que rien ne mestplus impos, et tout est fonction de moi-mme. Il restera letemps des chefs-duvre pour tous, nous rendant brusque-ment compte que le temps est une chose longue. Quandle musicien et le peintre aussi seront redevenus paysans,ce qui nest pas seulement un tat mais une profonde phi-losophie et un bouleversement total de lhumain, quand ilexistera sur le monde entier une civilisation paysanne.

    Vous voyez quelle puissance vous avez sur moi, sur tous

    ceux qui ne sont pas paysans, sur le sort du monde. Le sortdu monde a toujours t entre vos mains, rendez-vous encompte. Il nest dans les mains de personne dautre quevous. Ceux qui le prtendent mentent. Et ils vous cachentla vrit parce quils ont peur de vous. Le monde ne vit

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    que parce que vous lui donnez permission de vivre. Lefaux monde terrible qui vit les temps modernes dans uneinimaginable permission de vivre. Le faux monde terriblequi vit les temps modernes dans un inimaginable massacrede tous les beaux espoirs, ne vit que parce que vous luidonnez permission de vivre. Il vous oblige lui donnerpermission de vivre. Larme avec laquelle il vous rduit enesclavage cest la monnaie. Plus vous avez de sa monnaie

    de papier dans vos armoires plus vous tes les esclaves destemps modernes, moins vous tes paysans. Cest par le trucde cette monnaie, valeur relle zro quarrivent se nour-rir (je veux dire manger) et vivre ces hommes anti-na-turels et inutiles qui vous gouvernent, qui sont les matresde votre vie, qui peuvent dcider du jour au lendemainde vous jeter, paysans dici contre les paysans de l-bas,de lautre ct de la frontire, dans des guerres qui sontlexclusif massacre des paysans de tous les pays. Grce lamonnaie, vous nourrissez ceux qui vous tuent. Grce lamonnaie, ce faux moyen dchange de valeur relle zroet quils peuvent fabriquer tant quils veulent, raison dedix millions ou cent millions par heure, vous tes assez btede leur donner le bl, tous les produits de votre travail devaleur relle absolument vitale, vous leur donnez permis-sion de vivre et permission de vous tuer. Vous pouvez leurrefuser cette permission avec beaucoup de facilit.

    IX. Le paysan libre.

    Vous ntes pas obligs, vous autres, de passer parlargent. Vous ny passez que parce quils vous ont avilis.Ce que je suis oblig dacheter, vous le produisez direc-tement. Quel besoin avez-vous de transformer votre bl

    en argent puisqu la n du compte votre ncessit devivre vous obligera toujours retransformer cet argent enbl ? Faites passer directement le bl dans votre vie. Voustes hors du social. Vous pouvez, du jour au lendemain,sans eorts, tre libres et autonomes. Sans aucun argent,

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    votre table peut tre toujours abondamment charge desmeilleures nourritures. Il vous est impossible de mourir defaim. Il sagit de savoir si vous considrez toujours qutreriche cest avoir beaucoup de ces petits morceaux de pa-pier sur lesquels on imprime des chires ; et si vous conti-nuez dire quil est pauvre celui qui, sans argent, a unecave pleine de bon vin, un grenier plein de bl, une res-serre pleine de lgume, une table pleine de moutons, une

    basse-cour pleine de poules, un clapier plein de lapins, lemonde autour de lui et le temps libre dans ses deux mains.Il y a la richesse selon le social. Il y a la richesse selon lavrit. Il y a la pauvret selon le social : on appelle pauvrecelui qui na pas dargent. Et dans le social cest en eet lan de tout puisque sans argent il ne peut rien avoir, il nepeut pas manger, et cest la misre physiologique et cestla mort. Mais, dans votre situation paysanne quest-ce quecest de navoir pas dargent ? Ne continuerez-vous pas manger si vous navez pas dargent ? Votre bl, si vous nele vendez pas, aura-t-il perdu de ses qualits nourricires ?Sera-t-il incapable de faire du pain, mme si vous broyezles grains dans un vieux moulin paysan pas du tout lec-trique ? Croyez-vous que, vous nourrissant du pain quainsiil fera vous perdrez votre sant et que votre vie sarrtera ?Non, vous continuerez glorieusement vivre en toute sim-plicit ? Vous tes les matres absolus de votre propre vieet vous tes les matres absolus de la vie des autres. Cestcependant ce que, dans le social, on appellera la pauvret.Voil la pauvret dont je veux vous dire quelle est entrevos mains une arme si dnitivement victorieuse quellepeut votre gr imposer la paix la terre entire.

    X. La victoire des temps prsents. Le paysan assujetti largent.Mais, dites-vous, que sest-il pass alors ? Nous compre-

    nons bien ce que vous venez de dire ; cest clair commele jour que nous pouvons vivre sur nos champs tant quenous voudrons, sans limite, nimporte quand, et, quand on

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    aura envie de boire un coup, il y en aura toujours deux boire. Et mme il y a une chose que vous avez oubliede dire : nous autres qui connaissons la peine de la terre,nous savons que dans ce travail de la terre, tel que vousdites, plus nous aurons denfants, plus ce sera facile. Alorsque, dans les temps actuels, les neuf diximes, des hommessont obligs de se priver denfants (et pourtant, dieu sait sicest une joie !) parce quils nont pas les moyens de sorir

    cette fonction naturelle de la vie. Cette fonction naturelleet indispensable de la vie. Qui na pas eu la joie de lenfantne sait pas ce que cest que vivre. Je comprends donc par-faitement bien que vous avez raison et que nous entrons eneet dans un ordre naturel. Je le dcouvre au fond de moi-mme dans une claire vidence par le soudain contente-ment physique dune partie de ma conscience. Le mal dont

    je sourais sapaise sans explication ; tandis que, jusquprsent, je navais fait quaugmenter ma sourance en ex-pliquant, soigneusement ma douleur les raisons de ne pasme faire sourir. Je comprends donc bien que vous avezraison de supprimer largent et je le comprends comme jevous le dis, avec mon corps. Ce qui est la meilleure faonde comprendre quelque chose, oui, mais alors, que sest-il pass ? Franchement, nous sommes obligs de vous direque nous avons besoin dargent, nous autres aussi, autantque tout le monde. Ce nest pas par luxe. Admettons quecertains dentre nous aiment largent un peu par vice ; voussavez que ce sont surtout ceux qui en ont le plus. Mais nousqui sommes dj, pourrait-on dire, pauvres, comme pr-cisment vous nous demandez de ltre, no