pays, paysans, paysages

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PAYS, PAYSANS, PAYSAGES

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DU MÊME AUTEUR

chez le même éditeur

LE PRINTEMPS DES GRANDS-PARENTS, 1987 LE RAS-LE-BOL DES BÉBÉS ZAPPEURS, 1989

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SÉGOLÈNE ROYAL

PAYS, PAYSANS, PAYSAGES

ROBERT LAFFONT

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L'auteur et l'éditeur remercient l'INRA de leur avoir laissé la pos- sibilité d'utiliser un titre sous lequel avait été publiée, en 1977, une étude portant sur les pratiques agricoles dans les Vosges du Sud.

COUVERTURE Maquette: Nicole Lhôte;

Photos : Frédéric Reglain/Gamma et Jean Denis

© Éditions Robert Laffont, S.A. Paris, 1993 ISBN 2-221-07046-1

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Introduction

LA MODERNITÉ DE L'ESPACE RURAL

Le XX siècle a été celui des guerres mondiales, mais aussi celui des destructions massives des pay- sages, le XXI qui s'annonce sera celui de la mise en valeur de l'espace. Ce n'est pas un vœu que je for- mule ici, c'est une solution aux risques d'explosion sociale urbaine et de désertification rurale.

Il est urgent de tourner le dos aux discours cor- poratistes ou larmoyants sur la ruralité, fonds de commerce de certains notables de tous bords qui font ainsi oublier leur inaction locale. « C'est la faute à Bruxelles », l'explication est plus confor- table, en tout cas moins fatigante que celle qui consiste à se demander comment valoriser les pro- ductions agricoles de qualité, comment réformer les circuits de distribution, comment mettre en place la pluriactivité, bref comment prendre à bras-le-corps, au plus près du terrain, toutes les potentialités de développement.

Car l'espace rural, l'espace tout court, est un atout décisif pour affronter les difficultés présentes. Mais tout se passe comme si les paysans étaient les seuls à

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ne pas le voir. Il suffit pour s'en convaincre d'écouter nos voisins belges, allemands, anglais et autres, dans les instances internationales : pas une de nos réunions de ministres européens de l'Environnement où je n'entende l'un d'entre eux observer avec une sorte d'envie : de toute façon, vous, Français, vous avez de l'or entre les mains, c'est l'espace, et l'espace diversi- fié, multiple, varié.

Entendre parler des « campagnes » comme d'un boulet qu'il faudrait traîner, voilà le plus énorme contresens de notre époque. Évoquer le rural comme un lieu de conservatisme, de valeurs « éter- nelles » et « authentiques », voilà le plus étouffant et démagogique « pont-aux-ânes » politique qui enfonce un peu plus la ruralité dans l'image du misérabilisme.

Soyons visionnaires. Le renouveau du monde rural, c'est la grande affaire de notre société; ses valeurs deviennent les plus modernes. Ancrées dans les régions et donc porteuses de cette diversité, elles s'intègrent dans le mouvement d'internationalisa- tion : l'apprentissage d'une langue étrangère dès la maternelle et l'école primaire peut parfaitement côtoyer la transmission des langues régionales. L'une n'a d'ailleurs de sens qu'avec l'autre. La défense de la seule culture régionale enfoncerait les plus jeunes dans le passé; son abandon les priverait d'un lien profond et original avec leur histoire.

Mais, si l'on veut réussir le pari de faire du milieu rural l'une des clefs de la prospérité et de l'équilibre du pays, et l'une des solutions pour freiner la montée

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des coûts sociaux urbains, de la violence, de la satu- ration, des intolérances, des gaspillages pour la col- lectivité, alors il faut faire vite.

La cause de l'environnement se confond avec cette urgence. Car le risque de pollution grave, ce sont moins les nitrates que le désert rural. L'atteinte à l'environnement, c'est 90 % des Français sur 10 % du territoire en l'an 2000.

Nous sommes à un tournant. C'est maintenant que doit venir le sursaut. Car s'il reste encore des poten- tialités considérables partout en France, des pays non dégradés, non frelatés, des paysages exceptionnels, on ne peut laisser la désertification s'installer et le dépé- rissement des bourgs et des villages s'accentuer. Aujourd'hui, la moitié des agriculteurs à temps plein ont un revenu disponible inférieur au SMIC. Ce n'est pas la première crise. C'est la quatrième depuis la fin de la guerre : d'abord l'exode rural lié à l'industrialisation, puis la mutation des années cin- quante, puis celle des années soixante-dix. Et enfin celle des années quatre-vingt-dix.

De 1945 à 1975, 135 000 agriculteurs quittaient chaque année la terre. Depuis 1979, le rythme a baissé, mais ils sont encore 55 000 à arrêter chaque année cette activité. Et pourtant il n'y a ni plan glo- bal ou local de reconversion, ni maîtrise ou même estimation dans les conséquences sociales de cet exode. Sur cette fragilité sont arrivées quatre années successives de sécheresse, et la concurrence de pays recherchant leur propre survie (pays de l'Est) par des exportations de viande en direction de l'Europe de

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l'Ouest. Dans ce contexte, la réforme de la politique agricole commune puis les négociations du commerce international sont apparues comme une perturbation insupportable.

Paradoxalement, et contrairement aux apparences, le monde rural n'est pas marginal : il occupe 80 % du territoire national et 27 % de la population dont un quart vit de l'agriculture.

Ce n'est donc pas la mutation d'un secteur écono- mique comme un autre qui est en cause - sidérurgie ou textile - c'est toute une conception de l'équilibre d'un pays. Et sans réponse unique. Quel point commun y a-t-il entre l'éleveur de bovins du Poitou, le viticulteur du Bordelais, et le céréalier du Bassin parisien ?

Et pourtant, malgré la difficulté de toute nature (démographique, économique, psychologique), je suis convaincue que la reconquête est possible.

Les paysages constituent notre avenir. Il nous faut les mettre en valeur, avec les produits du ter- roir qui les accompagnent, en créant, par exemple, les AOC du paysage, ces « labels des paysages de reconquête » qui donnent une valeur aux espaces, et au savoir-faire qui les accompagnent. Ces produc- tions traditionnelles de qualité ont besoin des méthodes modernes de commercialisation, de distri- bution et d'identification. C'est cette alliance entre tradition et modernité qui peut permettre un nouvel élan. La naissance d'une nouvelle génération d'« agri-managers » constitue aussi un signe d'espoir. Tel arboriculteur du Gard, qui a créé avec l'INRA une variété d'abricots de 200 g en

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créant une marque sur 230 hectares, ou tel produc- teur de 2 500 tonnes de tomates rassemblant 130 petits producteurs.

Finalement contraint de s'adapter, le milieu rural peut devenir plus moderne que la ville. Il finira par l'emporter sur la culture Mickey, et son seul salut cessera d'être vu dans la mise en place de parcs de loisirs artificiels et autres « fermes à la ville » d'une tristesse infinie.

Dans cette nouvelle ruralité, les femmes joueront un rôle éminent, de même que leur départ avait accé- léré la mort des villages. La reconquête de l'espace rural se fera par les femmes. Si elles peuvent y trou- ver à la fois le confort du mode de vie urbain, avec la qualité et les équipements collectifs pour leurs enfants, alors toutes les transformations sont pos- sibles.

La ville n'est plus le seul horizon de la vie collec- tive. L'invention d'un mode de vie plus économe de temps, mais aspirant à plus de place, est attendue. L'équilibre des territoires, les règles d'occupation de l'espace, les formes d'habitat constituent désormais des conditions de l'émergence d'une croissance durable, plus riche en emplois et tout aussi compéti- tive.

Un pays sage sait garder ses paysages.

Douce France

Ce livre est donc aussi un plaidoyer pour le main- tien de la diversité de la France.

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Notre richesse culturelle s'est bâtie sur les dif- férences territoriales. Mais le type de croissance que nous avons connu depuis la fin de la guerre a homo- généisé les modes de vie, de pensée, les paysages. Peut-être le fallait-il pour garantir l'accès de tous à la consommation de masse, c'est-à-dire au confort ?

Mais, en se banalisant, un pays s'appauvrit. Un tournant s'amorce, qu'il faut accentuer. Un déve- loppement durable, solide, ne peut que s'appuyer sur cette diversité. C'est vrai pour la planète : le maintien de la biodiversité a constitué l'un des thèmes essen- tiels du sommet de la planète Terre à Rio.

Mais c'est vrai aussi à l'échelle du pays. Nous sor- tons d'une période de progrès quantitatif pour entrer dans l'ère des choix orientés vers la qualité. Construire le durable, c'est-à-dire le progrès sans destruction ou sans faire porter par d'autres, notam- ment par les générations futures, le coût de ce pro- grès, tel est le projet à inventer.

Dans les années de croissance, celui-ci pouvait apparaître comme archaïque, ou folklorique, il devient aujourd'hui, par la force des choses, une réfé- rence d'avenir.

En France, l'exigence de diversité est portée par les territoires ruraux. Non que les villes se res- semblent toutes, tel n'est pas mon propos. Je n'ai pas l'intention d'opposer ici les villes et les campagnes, celles-ci plus vertueuses, celles-là plus obscures.

Mais j'observe que, quand les villes ont gardé leur personnalité, les campagnes alentour ne l'ont pas perdue et ont insufflé au milieu urbain les particula-

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rités qu'il a su parfois garder ou inventer. Ne serait-ce que par les matériaux, les couleurs, les espèces végétales, les habitudes alimentaires. En un mot, c'est l'authenticité des campagnes qui constitue aujourd'hui un des éléments du progrès.

L'espace, et l'espace varié, constitue ainsi pour notre pays, qui a encore la chance d'en disposer, un atout majeur. Et si 80 % des Français résident en ville, ils sont presque aussi nombreux à pouvoir se rattacher à une région, un terroir, un village. Le besoin de mémoire est tel que parfois il s'invente.

C'est dire la profondeur du sentiment rural sur lequel doit s'appuyer l'espoir.

Les difficultés des mutations agricoles occultent malheureusement les virtualités du milieu rural.

Les champs de l'espoir représentent en effet une forme de nouvelle frontière. Réussir à puiser de nou- velles forces dans la pluralité de nos territoires et de nos mémoires pour construire un nouveau modèle de société, tel est le défi qui nous attend.

Mais d'abord il est urgent de comprendre pour- quoi on en est arrivé à ne voir l'espace rural que comme un problème insurmontable qui ne s'étein- drait qu'avec l'extinction des paysans.

Il est encore temps, j'en suis persuadée, de réparer cette erreur grave, ce diagnostic de l'échec, ce fata- lisme spatial.

Protéger, reconquérir, faire fructifier la multi- plicité mais aussi la rareté des hommes et des terri- toires reposent sur cette capacité à construire, à partir de notre espace, une nouvelle civilisation ancrée dans

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notre histoire, notre géographie, et pourtant résolu- ment visionnaire parce que durable.

Comprendre ce qui s'est passé, observer les muta- tions actuelles, proposer des actions pour que l'espoir devienne réalité et l'espace une utopie.

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1.

VILLE ET CAMPAGNE EN HARMONIE

Plutôt que d'anticiper sur la mort annoncée de nos campagnes, examinons les raisons d'une si grande résistance au changement et d'une si surprenante pérennité : à la fin d'un siècle de croissance écono- mique et technologique, la majeure partie du terri- toire du plus vieux et du plus grand pays d'Europe de l'Ouest reste rurale plus encore qu'agricole. Parions que la France en prenne conscience assez tôt. La campagne est vitale, même si les activités des champs qui l'entretenaient depuis toujours le sont moins et changent de nature sous nos yeux. On a trop péché par excès de relativisme, on a cru trop vite que toute chose n'a qu'un temps. C'est en surestimant le « progrès » inéluctable qu'on voit dans la campagne le paysage d'hier, et dans la ville, disons « l'urbain », celui de demain.

Sans sa campagne, ses champs, ses paysages, la France deviendrait méconnaissable. Loin de rajeunir, un pays trop urbanisé peut se rider, s'abîmer, se faner. Il est maintenant temps de résister à une cer- taine forme de développement s'il implique enlai-

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dissement et sclérose. Redécouvrons les paysages y compris les plus anonymes, les plus habituels, ceux que l'on traverse sans les regarder, ceux que l'on res- pire naturellement. Et d'abord gardons, préservons, cultivons ce qu'il en reste, que nos voisins européens surtout savent apprécier. Chacun peut voir, tous les étés, l'intérêt qu'ils portent à nos prés et villages, à notre patrimoine rural que nous-mêmes avons ten- dance à délaisser.

Il y a d'ailleurs quelque chose de charnel dans un paysage traditionnel, tel que l'histoire nous l'a légué. Et ce n'est pas la vie qui manque dans les étendues de végétation, les reliefs, les cours d'eau et les villages de nos campagnes. Non : ce qui manque, c'est la force de croire qu'ils peuvent résister au nivellement, à la banalisation, au béton ou plus sûrement à l'oubli et donc à l'effacement.

Un paysage de rêve

.Faut-il faire l'éloge du paysage ? Pour le sauver, est-il nécessaire de rappeler ses attraits et d'énumérer les artistes, les poètes, les romanciers, les philosophes qui s'en sont faits les chantres ? En voici un, parmi cent autres : il a illustré un superbe livre, intitulé simplement Paysages, dont on doit les textes au phi- losophe Gaston Bachelard; c'est un graveur; il explique ainsi son projet :

« ... J'avais entrepris une suite de gravures sur le thème des métamorphoses, des correspondances; il

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s'agissait de corps humains qui sont des paysages qu'on parcourt, une exploration, une géographie du champ au désert ou de la plaine à la montagne, de la tête aux pieds, entre les deux pôles, aussi bien d'un corps humain que du globe terrestre. C'était, j'en conviens aujourd'hui, une espèce de rêve éveillé de la possession. »

Ses paysages gravés, il est vrai, témoignent autant des beautés de la vie, ils nous rappellent nos origines, ils ont en nous un écho profond, ils nous parlent.

Sur un autre plan, plus profond, on dépérit : « La racine est l'arbre mystérieux, elle est l'arbre souter- rain, l'arbre renversé. »

Maternelle, nourricière, ici la terre, plus encore que la campagne, est le repos du corps. C'est bien ce que pense le philosophe lorsqu'il évoque le séjour en ville comme un passage.

Ce détour poétique nous ramène à nos champs : à force d'exode rural, de fuite vers les grands centres et leur agitation, l'homme contemporain perd la part de lui-même qui le rattache à son passé, à son corps et finalement à sa vie. Il n'y a pas de hiérarchie entre civilisation rurale et urbaine. La première n'est pas meilleure que l'autre. Ce qui compte, c'est l'équilibre de l'une et de l'autre. Elles ont besoin l'une de l'autre. La vie en ville ne comble pas le besoin de contact avec le vivant : ce n'est pas un hasard si ceux qui le peuvent s'en échappent dès que possible. Aux autres, il leur manque une dimension, même si c'est la plus invisible et souterraine, celle de l' « arbre inversé » qui double en miroir celui de l'existence de

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surface. Cette carence s'accentue au fur et à mesure que s'éloigne, des nouvelles générations, l'origine rurale des grands-parents. Il y a une mémoire collec- tive profonde qui continue à faire vivre ces champs parfois délaissés. On a beau célébrer le futur grâce à toutes sortes d'inventions inconnues il y a seulement dix ans (le Minitel, l'ordinateur personnel...), la mémoire et l'imagination vivent au passé et nous ren- voient aux campagnes d'antan : les enfants des villes continuent à « dessiner une maison », comme le dit le Petit Prince, non comme ils en voient tous les jours dans leur rue et leur quartier, mais comme elles sont à la campagne, avec leurs volets peints et leur chemi- née qui fume. Ils écoutent toujours avec ravissement des histoires de loups, alors qu'on n'en trouve plus qu'au zoo, et encore. Spontanément, ils sont les amis des bêtes, ces bêtes familières qui, même dans un livre d'images, tiennent chaud et fournissent les den- rées de base, le lait, la viande, la laine. On ne peut tuer ces campagnes-là qui habitent dans les cœurs, et aucune fatalité n'en viendra à bout. Il n'est pas nécessaire d'en faire son deuil au nom des nécessités économiques et de la fatalité du progrès, car ce sont des campagnes imaginaires, donc éternelles. A condi- tion que ce rêve reste appuyé sur une réalité vivante. C'est bien cet attachement secret des urbains qui explique l'étonnant soutien qu'ils expriment en faveur des revendications et des inquiétudes des ruraux. La sympathie des Parisiens, descendus dans la rue pour la « Fête de la Terre », en fut récemment un réel témoignage.

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Ville et campagne, même combat

La réalité rurale n'en est pas moins préoccupante, car le décalage entre elle et le rêve risque de devenir irréversible. On lit parfois sous la plume des com- mentateurs des opinions fatalistes qui mettent déjà au passé l'opposition entre la ville et la campagne, vieille comme la civilisation. Selon ces modernistes, résignés ou prophétiques, on serait entrés dans une nouvelle ère, celle du « tout urbain » : la tendance à effacer les modes de vie et donc les paysages ruraux, typiques des activités agricoles anciennes, ne pourrait ni se ralentir ni s'inverser, bien au contraire.

Il peut sembler réaliste d'admettre une évolution du monde rural et une généralisation des modes de vie dans les grandes agglomérations. Mais, si la cam- pagne s'efface, ce n'est pas au profit de la « ville », et ce n'est pas elle qui gagne forcément dans cette riva- lité ancestrale qui oppose les « rats des villes » et les « rats des champs » chers à La Fontaine. S'il y a un mode de vie - et un type de paysage - qui se généra- lise, il n'est pas rural, mais pas urbain non plus : il est « rurbain », il s'étend dangereusement et tend à effacer aussi ce qu'on appelle déjà les « centres histo- riques » au profit d'un « tissu » informe qui produit des agglomérations qui se ressemblent curieusement de plus en plus.

Cette uniformisation de l'espace, qui en veut en dehors de quelques bétonneurs professionnels dont le procès n'est plus à faire ? Qui se réjouit de voir ainsi

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sombrer dans la banalité ce que des siècles d'efforts collectifs et de talents avaient obtenu pour créer un environnement vraiment contrasté ?

Il n'y a jamais eu à choisir entre la ville et la cam- pagne. On pouvait seulement choisir de séjourner ou de se fixer soit dans l'une, soit dans l'autre, parce que leur différence se maintenait et supposait une variété des modes de vie. Aujourd'hui, on risque de n'avoir plus le choix, parce qu'elles chavirent ensemble dans l'informe.

La campagne vue de la ville

Historiquement, la complémentarité entre ville et campagne a toujours été une réalité. Un séjour à la campagne répare psychologiquement la fatigue due à l'excitation de la vie en ville, plus « sociable » et superficielle. Le monde rural, de son côté, tire parti de la ville qui présente des activités différentes, cultu- relles, politiques ou religieuses. Il y a eu depuis l'Antiquité une polémique pour juger du meilleur dosage des deux, de l'équilibre à atteindre. Mais toute civilisation reposait sur cette dualité que le mouvement en cours risquerait d'effacer si on le lais- sait - par lâcheté ou inconscience - s'accomplir.

La campagne est caractéristique des sociétés déve- loppées et différenciées, avec ses hiérarchies et ses niveaux de fortune. Elle entoure la ville, la nourrit, la reçoit.

Or la fin des aristocraties foncières n'a pas vu dis-

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paraître les campagnes. Elles ont continué à attirer les citadins, d'abord parce que la bourgeoisie et même le peuple ont pu imiter les mœurs des anciennes classes dirigeantes - et leur goût du voyage. Les réseaux de communication modernes ont permis à un nombre grandissant d'entre nous de découvrir ce qui était auparavant réservé au petit nombre des propriétaires. Les deux France, l'urbaine et la rurale, se sont ainsi rapprochées. Bertrand Mary écrit à propos de la période du Second Empire :

« La petite bourgeoisie de boutiquiers et de ren- tiers, puis les employés et même les ouvriers travail- lant dans les villes proches du rivage commençaient à utiliser le chemin de fer pour visiter les stations bal- néaires. Les compagnies privées étendaient leurs réseaux en reliant les grandes villes à la côte et, pour rentabiliser ces liaisons, proposaient d'importantes réductions certains jours de l'année. »

Dans la conquête du littoral par les citadins, la campagne est l' « arrière-pays », ce n'est pas elle qu'on visite et qu'on investit; mais elle est pour- voyeuse de marchandises rares en ville, elle est l'arrière du front de mer, elle ravitaille et assure le suivi des loisirs. Ailleurs, elle est recherchée dans un but d'hygiène, pour le « bon air », surtout en moyenne montagne, ou pour ses eaux que les curistes vont « prendre ». Dans tous ces cas, la campagne continue à jouer son rôle revitalisant pour des cita- dins fatigués, anémiés, qui ont besoin de changer d'air. Il y a sûrement un paradoxe dans le fait qu'on

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trouve un repos dans des lieux consacrés au plus dur des labeurs, et qu'on puisse ignorer que les champs ne sont pas paisibles et immobiles, mais qu'ils sont des ateliers qu'une activité collective frénétique anime à certaines saisons : c'est cette illusion petite- bourgeoise que Sartre dénonce lorsqu'il avoue son peu de goût pour la campagne, qu'il estime à juste titre « artificielle ». On pourrait en dire autant de la mer et de ses rivages, que les estivants continuent à disputer aux pêcheurs, mytiliculteurs et ostréi- culteurs qu'ils chassent graduellement en rachetant à prix d'or leurs maisons et en rendant les prix du terrain inaccessibles aux habitants du pays. Ce cadre accueillant, c'est pourtant la campagne d'aujourd'hui, proche des grands centres grâce aux autoroutes ou au TGV, mais éloignée encore de la modernité par le maintien de la vie rurale et sur- tout de l'espace que l'on ne trouve même plus dans les îles grecques surpeuplées. La joie paisible d'une journée d'automne en forêt périgourdine ne sera bientôt plus qu'un souvenir si nous n'y prenons garde.

Car un afflux touristique mal maîtrisé est un avantage qui a son revers : la banalisation des lieux, leur mise au pas et, finalement, l'homogénéité qu'on fuyait. A trop poursuivre une image, on altère la réa- lité, et finalement on la perd. Le phénomène n'est pas nouveau, il a déjà commencé à l'époque où les réseaux de chemin de fer ont réduit les distances que le pas des chevaux avait définies jusqu'alors. Tandis que la vie urbaine devenait plus intense, à l'époque

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des premiers grands magasins et des spectacles de masse, des grands boulevards et des passages pari- siens, on mettait la « nature » en images qu'on diffu- sait sous toutes ses formes, en photographie, en toiles peintes ou autres « panoramas ».

Au XX siècle, croyant réagir au phénomène de la ville étouffante et surpeuplée, on a voulu, comme le proclamait l'humoriste Alphonse Allais, « construire les villes à la campagne ». Illusion ! C'était le pro- gramme de Le Corbusier lui-même, le « fada » de la Cité radieuse devenue symbole de la désastreuse architecture des grands ensembles. Il a voulu trouver une solution à la dégradation des villes en construi- sant des cités éloignées des centres urbains et résoudre le problème de l'exiguïté et de l'étouffement de la vie en appartement par de larges baies vitrées ouvrant sur des arbres et vers le soleil. L'idée de la « fenêtre ouverte sur la nature » trouvait une traduc- tion architecturale, mais débouchait sur un remède pire que le mal : obligation de transports longs et pénibles entre lieu de travail et domicile, promiscuité dans les grands ensembles, végétation artificielle à la place du mouvement de la vie sociale et des commerces, contresens climatique consistant à abolir les protections du logis contre le vent et la chaleur. Les amoureux de la nature ont ainsi amorcé une évo- lution qui allait mener aux banlieues, ces contresens urbains d'aujourd'hui, ces ghettos aérés invivables et soumis aux crises et aux explosions de colère d'habi- tants qui se sentent exclus.

L'erreur fut fatale. Il aurait fallu faire le choix de

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Après trois décennies de croissance et d'urbanisation trop souvent sauvages, l'heure est venue de réinventer la France.

C'est le combat que mène Ségolène Royal depuis qu'elle s'est engagée dans l'action publique, d'abord comme députée des Deux-Sèvres et aujourd'hui comme ministre de l'Environnement.

Elle nous montre dans ce livre que l'enlaidissement de nos campagnes et les atteintes à notre cadre de vie - l'eau, l'air, les sols - ne sont pas une fatalité, ni la désertification rurale.

Les agriculteurs apprennent à marier la recherche appliquée et le respect des rythmes naturels et des traditions liées à chaque région. L'expansion endé- mique des banlieues qui gagne peu à peu tout le territoire doit être mieux contrôlée.

Il est temps, nous dit l'auteur, de reconquérir les paysages de France menacés aujourd'hui plus que jamais. Les paysages sont construits par les hommes et doivent l'être aussi pour eux, et pour leur qualité de vie.

Aux grands maux les grands remèdes : des lois plus strictes, l'organisation d'états généraux de la lutte contre les pollutions, une politique active de « label- lis a t i o n » des paysages pourraient contribuer à préserver ce qui doit l'être mais aussi à y faire vivre des hommes et des activités.

Nécessaire, la réconciliation entre l'Homme et la Nature est ainsi possible. C'est un nouveau modèle de développement durable qu'il faut bâtir.

Car la France demeure ce lieu d'exception auquel il faut croire et où tous doivent s'investir, citoyens ou ministres.

Élue députée en 1988, Ségolène Royal est aujourd'hui ministre de l'Environnement. Mère de quatre enfants, elle a déjà publié aux éditions Robert Laffont Le printemps des grands- parents et Le ras-le-bol des bébés zappeurs.

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