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Une jeunesse aphone

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DU MÊME AUTEUR

UNE ENFANCE LACONIQUE, P.O.L, 1998.

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Une jeunesse aphone

Les premiers arrangements

Santiago H. Amigorena

P.O.L33, rue Saint-André-des-Arts, Paris 6e

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© P.O.L éditeur, 2000ISBN : 2-86744-767-4

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« Oyez, oyez! On n’entend rien.Papier muet vous est donné. Et commedu grand vouloir dormant de la Pan-thère, vous ne pouvez en tirer que toutet rien à la fois. Jamais plus, jamaispeu, jamais moins. Oyez, oyez ! Letriple têtard tautologique a encorefrappé ! Accouplé à l’indifférencecomme un dieu odieux à l’absence,pour le plaisir des plus petits, pour ledésespoir des plus grands, l’exilé exem-plaire, l’exilé portuaire à qui le sortpartout a fait jeter l’encre, le GrandReste qui chante, est enfin-toujours-déjà-à-nouveau là pour vous alerterde sa mécréante pensée analysante. »

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Quelque temps plus tard, j’appris qu’il s’appe-lait Daniel. Bien qu’il fût de taille moyenne – nousoccupions, lui et moi, le centre absolu de la fileascendante que nous formions chaque matin avantde pénétrer dans la tempétueuse bâtisse de l’Insti-tuto Crandon, et qui, de Rafael « El Microbio »Milans et Gustavo « El Ñoqui » Arigón, s’étageaiten une pente étonnamment régulière jusqu’auxcimes venteuses des crânes, précocement chauve etboutonneux de Luis « El Monstruito » Marsicano,et hirsute et sombre d’Alvaro « El Sopa » Aguirre –,Daniel était heureusement bavard et ne tarda pas àprendre dans mon aphone jeunesse cette placeimmense et profonde laissée vacante depuis notreexil en Uruguay par mon cousin aux deux kilostrois précoces : celle de l’interprète. Notre amitiéfut longue à se nouer. À mon silence, il ne sut trou-

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ver sa loquace réponse que quelques années aprèsnotre première rencontre. Ce fut alors que nousdécidâmes – ou qu’il décida : la proposition futsienne et je ne fis que l’écouter attentivement(mais, comme on dit, le silence fait toujours un peul’effet de l’acquiescement) – d’entreprendre la rédac-tion du fameux Journal de Santiago y la Clase del’année 1972. (Je conserve le document, minusculein-18 bleu marine, orné sur la couverture de let-trines imprimées en blanc sur du plastique vert parune de ces machines dont la possession, en Uru-guay au début des années soixante-dix, témoignaitd’un penchant assuré pour le progrès et d’une fineutilisation des dernières inventions mécanico-mystérieuses de la technologie. Sur la page degarde, ce petit cahier s’autoproclame pompeuse-ment « Agenda Indice Perpetuo » – ce quis’explique a priori, dès qu’on le feuillette, par le faitque les jours de la semaine ne sont pas indiqués auxcôtés des dates, comme il est de rigueur dans lesagendas, et a posteriori parce qu’il est utilisé,encore, ici, près de trente ans plus tard.) Je ne vousinfligerai pas la lecture de l’ensemble de ce pré-cieux document. Il retrace, jour après jour, d’uneécriture illisible et qui rappelle étrangement celledu Papyrus Prisse – ce premier livre où les joyeuxdessins des hiéroglyphes sont comme détrempés etétendus sur le fil à linge alphabétique par le stylesacerdotal et tout à la fois courant de la cursive

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écriture hiératique –, ce que fut cette année oùl’aphone têtard que j’étais accomplit sa définitivemutation en ce crapaud graphomane que vousconnaissez à présent bien mieux qu’il ne se connaîtlui-même. Tel Horus Apollo, je m’en tiendrai,dans ce Hieroglyphica que je vous livre ici, à l’inter-prétation de quelques dates clefs de cette sommetoute courte année scolaire (allant, comme par-tout dans l’hémisphère sud, du mois de mars à lami-novembre) où je vécus mes premières amourset découvris la politique.

Et si, pour me dépeindre come un’huomo che sifà male da se medesimo, je dessine un castor – carlorsqu’il voit que des hommes le suivent, le castor tailleavec ses dents ses testicules, et les laisse choir, se sauvantainsi lui-même – ou si, me traduisant moi-mêmeencore comme si je traduisais de l’ancien égyptien,je dessine un œil blessé pour signifier mon parler,c’est que ceci, ce dernier texte dont vous lisez à pré-sent une infime partie, ce dernier texte que je rédigecontraint par le silence parfait dans lequel je vécuspendant les six premières années de ma vie, et par lesilence imparfait dans lequel je vis depuis que j’aiappris à écrire, – ce dernier texte est la prime inter-prétation que je fais de cette sorte de langue qui sur-peuple ma mémoire.

Tout commença l’année précédente, et plus pré-cisément le 25 novembre. Je ne sais quel malin

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démon, par une perversion d’une logique tout enfan-tine, fit naître dans l’esprit de Daniel une idée sur-prenante : me sachant intéressé, depuis le départ demon tout premier amour, Ruth Prins, une filleblonde et nord-américaine éphémèrement égarée enUruguay, par Sandra « Narigona » Cladera, il me pro-posa d’aller lui demander à ma place si elle voulait,comme nous disions à l’époque, « s’arranger » avecmoi ; en échange de quoi, je devais aller moi-mêmedemander la chose même, à sa place, à la gigantesqueet seule rousse de l’Instituto Crandon – que peu detemps auparavant il m’avait confié trouver moche,détestable, et qu’à présent il aimait éperdument –,Andrea « Mano de Hierro » Ottieri. Un égal partagedu risque et du discours. Non mais, vous vous rendezcompte? Me demander à moi, la carpe étincelante, lefatal aphasique, muet de naissance et plus, rien demoins que d’aller parler à sa place ! Le bavardage esttoujours une solution désespérée. Et souvent, pro-digue et reluisante. Car ce même bavardage étour-dissant qui, occupant tout son esprit, fit que mon amiDaniel conçut cette proposition absurde lui permitégalement de monter en mon nom une monstrueusebaraque à Sandra pendant toute l’heure de récréationde ce midi printanier que je me vois encore, commesi souvent, regarder du bout de la cour, à l’écart detout, à l’écart de tous.

Daniel parla avec Sandra pendant une heuresans s’arrêter. À vue de nez, elle ne plaça pas plus de

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quatorze mots. Puis la sonnerie mit fin à l’interlude.M’étais-je assoupi à force d’attendre ? Je sais en toutcas avoir reçu la nouvelle de mes fiançailles avecétonnement, comme si je n’avais pas, même de loin,assisté à la demande. Le lendemain, ce fut à montour. L’Instituto Crandon était formé par deuxcorps de bâtiments situés de chaque côté d’une rueétroite, la calle Urquiza, et bordés tous deux parl’avenida Garibaldi. Le plus grand et austèreaccueillait les petits ; le plus petit, le plus ancien,enrobé comme un bonbon par une épaisse vignevierge, les plus grands. Ils possédaient chacun leurcour de récréation et étaient reliés par un souterrainsombre et périlleux qui permettait aux petits de serendre au gymnase des grands – le seul existant –suivre leur bihebdomadaire cours d’éducation phy-sique. Comme disait Daniel, dont l’intrépidité decet organe charnu, musculeux, allongé et mobileplacé dans sa bouche était inversement proportion-nelle à la lenteur de tous ses autres muscles : uncorps sain dans un porcin. Bref, honteux et inquiet,désireux de me dissimuler, j’entraînai Andrea« Mano de Hierro » Ottieri à l’écart du terrain devolley-ball qui lui avait valu son surnom (elle avaitune manière de servir si singulière qu’elle attiraitmême l’attention des badauds qui passaient le longdes grilles, sur l’avenida Garibaldi, s’arrêtant pourregarder la balle blanche qui montait dans le ciel àplus de trente mètres de haut, y restait un instant

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étrangement suspendue, puis fondait à une vitessevertigineuse, et meurtrière pour les pauvres bras desréceptionneurs de l’équipe adverse). Une fois dansle souterrain, malgré et grâce à la pénombre, jeregardai fixement Andrea. Attentive à mon atten-tion, elle me demanda ce que j’avais à lui dire. Jebaissai le regard. Elle sourit, très gentille fille, et s’enalla. Daniel m’attendait à l’entrée du tunnel. Enfait, pendant ma lente approche du terrain de vol-ley, puis tout le long du chemin qui menait au sou-terrain, il n’avait cessé de me suivre, se mordant leslèvres pour ne pas parler. Il m’encourageaitd’ailleurs d’un regard si insistant, si parlant, quemoi-même, au fur et à mesure que j’entraînaisAndrea vers le conduit enterré, peu à peu meconvainquis que je serais capable de lui parler, de luidemander – ce que je me souviens avoir profondé-ment désiré, pour lui comme pour moi (si elle avaitaccepté, je n’aurais plus été le seul couple de laclasse) – de s’arranger avec Daniel. Seul à seule avecelle, j’avais ouvert la bouche, j’avais peut-être émisun son. Mais je n’avais pas parlé. Ce fut un échecabsolu. Ou plutôt non : ce fut à peine un échec caril n’y eut pas, à proprement parler, de tentative.Donc, j’aurais dû lui dire. J’aurais dû avouer monsilence à Daniel et le laisser lui parler lui-même, fût-ce au prix de l’immense dette que j’eusse contractéeà son égard du fait qu’il eût été de nous deux,comme il aurait dû s’y attendre depuis le début, le

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seul à parler. Mais encore une fois, le silence futplus fort que la parole, et je ne prononçai pas lemoindre mot. Daniel en déduisit – mais pourquoidiable faire toujours parler le silence ? – qu’Andrea« Mano de Hierro » Ottieri n’avait point voulus’arranger avec lui. Les bavards ont, pour leur bon-heur et pour leur disgrâce, l’agilité d’esprit et lavariété d’idées. Comme les bons poètes que la tyranniede la rime force à trouver leurs plus grandes beautés,mon ami Daniel tirait souvent de la contrainte demon mutisme de délicates pensées. Mais pas tou-jours. Et ce fut ainsi que ce jour-là son esprit foi-sonnant, ce même esprit qui lui fit comprendre unedéfaite dans mon silence, fit aussitôt naître unenouvelle idée qui devait nous occuper tous deuxpendant les premiers mois de l’année 1972 – et qu’ilnous fallait absolument coucher par écrit. Ce futcomme un défi lancé à la face du monde. Nousdevions réussir, au cours de ce qui serait ma der-nière année en Amérique du Sud, au cours de cetteannée noire qui verrait, après des élections tru-quées, s’installer au pouvoir le plus terrifiant etmeurtrier régime que connut le lent et jusqu’alorspaisible Uruguay, – nous devions réussir à formerun minimum de cinq couples parmi les vingt-septélèves de la cinquième B.

À l’exception de Ruth Prins, partie en troi-sième (les années de classe, par un souci de simpli-cité troublant vu d’ici, sont comptées en Uruguay,

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comme tant d’autres choses, de manière progressiveet non dégressive, à partir du chiffre 1), les vingt-sept élèves qui à présent formaient la célèbre cin-quième B se connaissaient déjà depuis de longuesannées. Avant de se retrouver là, dispersés sur lespupitres en bois clair aux pieds courbes de fer gris-vert de la salle 314, ils avaient eu la joie et l’honneurde se constituer en première B, seconde B, troi-sième B et quatrième B. De quel œil fourbu et neufai-je regardé mes camarades en ce lundi matinsixième jour de mars ? Après quel événement boule-versant et estival ? Alors que je n’avais été prévenud’aucun changement, d’aucune arrivée parmi lesvingt-six élèves qui n’étaient pas moi, alors que monregard eût dû s’égarer, suspendu de désir, commefeignaient tous ceux de mes masculins camarades,sur les formes inouïes et inaugurales de l’inexpéri-mentée et jeune et belle Mis Pastorino, je n’avaisquant à moi d’yeux que pour une personne touteneuve, que je ne connaissais pas. Était-ce elle quiavait changé ? Pendant la matinée entière, je mesouviens avoir regardé cette fille avec désir etméfiance, la trouvant d’une beauté intense maismensongère, ne sachant pourquoi personne ne fai-sait particulièrement attention à elle, ni pourquoielle, elle ne portait aucune particulière attention àmoi. J’étais déjà, depuis le printemps dernier – etbien que je ne l’eusse vue de tout l’été –, arrangéavec Sandra. Aucune fille de la classe – à part Carol

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« Ausente » Miles (pour des raisons sur lesquelles jem’attarderai plus tard) – ne me plaisait davantage.Et pourtant, de cette rentrée décisive qui resteraitdans ma mémoire comme la première, non seule-ment en classe, mais dans quelque chose de bienplus vaste dont les limites sont l’intimité extrême dudésir et l’extériorité absolue de la politique, de cetterentrée en cette année rouge et noire où je devaisapprendre à aimer et à mourir, je garde commeseule image la beauté indicible et déconcertante decette fille aux cheveux courts, presque gris, doréepar l’été austral. Le long des lignes de son visage, lesexe avait l’air d’être sur le point d’avouer qu’il étaitcelui d’un jeune efféminé, s’évanouissait, et plus loinse retrouvait, suggérant plutôt l’idée d’une fille unpeu garçonnière, n’ayant pas encore l’âge d’êtrevicieuse mais déjà songeuse, puis fuyait encore, res-tait insaisissable. Ce fut dans la cour de récréation àla mi-journée que j’appris, ou plutôt que je réappris,son nom. C’était Patricia. Patricia « Machita »Rivara. Patricia que je connaissais depuis desannées. Patricia qui avait coupé ses cheveux et queje n’avais pas reconnue. Et comme si son nom, enme rappelant tant d’autres choses sur notre passécommun – elle avait toujours été là et je ne l’avaisjamais aimée –, m’ôtait tout sentiment présent, jelaissai choir mon désir comme on se débarrasse sanspeine, dédaigneusement, d’un mouchoir en papierusé.

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Aujourd’hui, une trentaine d’années plus tard,la trouble fascination est de nouveau là. Elle me res-semblait. Patricia « Machita » Rivara, avec ses che-veux courts et son air de garçon manqué, avec sesmains longues et fines et la platitude immodérée desa poitrine, me ressemblait. Comme d’autres sou-venirs sensuels dont je vous parlerai ultérieurement,le trouble de celui-ci tient seulement à ce que, à tra-vers un corps étranger, un corps que je ne touchaispas, un corps resté à jamais inexploré, c’est de monpropre corps, de ses révolutions, de ses irréversiblestransformations dont je me souviens. Tous deuxnous avions changé. Elle avait coupé ses longs che-veux blonds et elle était devenue à la fois, beaucoupplus un garçon et beaucoup plus une femme. Et moiaussi j’étais sans doute beaucoup plus moi-même :j’aimais le garçon et la femme. L’un d’un amoursimple, univoque, qui devait toujours rester inas-souvi et dont j’ai appris lentement, comme la plu-part d’entre nous, à goûter l’inassouvissement ;l’autre d’un amour qui commençait à peine à semêler de désir et que ce mélange, ce contact nou-veau, comme celui d’une multiplicité d’exilésvenant colorer une foule nouvelle, a rendu à jamaiscomplexe et équivoque.

D’une part donc, Patricia « Machita » Rivara neme plaisait pas – ou plutôt : ne pouvait pas me plairecar elle m’avait ne pas plu – ; d’une part autre, Patri-cia « Machita » Rivara, dans la liste des couples pos-

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sibles établie avec Daniel, devait s’arranger avecAlvaro « El Sopa » Aguirre. Cela était écrit. Celaconstitue même la première date clef du Journal deSantiago y la Clase de l’année 1972 rédigé sur le petitAgenda Indice Perpétuel bleu foncé :

27 mars 1972 : Nous, Santiago y Daniel, pensonsà ces couples : Alvaro y Patricia, Daniel y Puppo, San-tiago y Sandra, Guille y Carol, Fon y Gabriela, « ElMonstruito » y « Maremoto », Jorge y Verónica, « ElÑoqui » y Sandrita, Perrone y Morón, Walter y Car-rasco, « El Microbio » y « Sillas y ».

Le but n’était pas de former réellement tousces couples. Nous avions fixé à cinq le minimumrequis pour qu’eût lieu la première soirée de l’année– et de nos vies. Comment fut établie cette liste ? Jene saurais le dire avec certitude. Peut-être avions-nous pris en considération les affinités des uns etdes autres ; mais à la relire, je ne peux m’empêcherd’y voir tant d’autres paramètres dont nous avionssans doute tenu compte – et tant d’autres encore,bien plus nombreux, mais dont le chiffre restera àjamais indéchiffrable car nous n’en prendronsjamais conscience.

Alvaro « El Sopa » Aguirre et Patricia« Machita » Rivara – bien qu’ils n’en fussent pasinformés – formaient un couple bien avant que nousles eussions fait s’arranger. Aussi loin que peut

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remonter ma mémoire, ils étaient toujours allés depair. Ils partageaient le même pupitre, ils se res-semblaient physiquement (malgré que Patricia fûtparticulièrement belle et Alvaro singulièrementlaid), et leurs parents se connaissaient et venaientles chercher à la sortie de l’école à tour de rôle. Ilsétaient semblables à beaucoup d’autres égards et sije garde de Patricia le souvenir sensuel et troublantde ses cheveux courts, en dehors de cette brèveémergence hors de la masse uniforme, ils demeu-rent l’un comme l’autre engoncés dans la monoto-nie des multiples images éparpillées que je conservede cette année 1972. Ils étaient fades ; comme desSuisses, ils n’étaient ni pour ni contre. Ils s’arrangè-rent paisiblement le 3 avril, soit une semaine aprèsque nous eûmes établi la liste, grâce aux bons soinsde l’intarissable Daniel qui fit la demande à l’un età l’autre, au nom et de l’un et de l’autre, sans leurdemander leur avis.

Ce fut le deuxième couple.Daniel et Andrea « Querida Coneja » Puppo

(dont le surnom, inspiré du célèbre tube ChersLapins du non moins célèbre chanteur animalierRubén Mattos – à qui on doit également Saute,saute, saute, petite langouste –, était dû à la taille et àla proéminence de ses deux incisives centrales supé-rieures) ne s’arrangèrent jamais et je soupçonneDaniel d’avoir inclus dans la liste la possibilité qu’ilformât un couple avec elle dans le seul but que son

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Achevé d’imprimer en avril 2000dans les ateliers de Normandie Roto Impression s.a.

à Lonrai (Orne)N° d’éditeur : 1691

N° d’imprimeur : 001009Dépôt légal : mai 2000

Imprimé en France

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Santiago H. Amigorena

Une jeunesse aphone

Cette édition électronique du livre

Une jeunesse aphone de SANTIAGO H. AMIGORENA

a été réalisée le 26 octobre 2011 par les Éditions P.O.L.

Elle repose sur l’édition papier du même ouvrage,

achevé d’imprimer en avril 2000

par Normandie Roto Impression s.a.

(ISBN : 9782867447679 - Numéro d’édition : 00363).

Code Sodis : N46369 - ISBN : 9782818009116

Numéro d’édition : 230847.

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