essai et ciné - numilog

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L’OR D’ATALANTE

Collection dirigée parMurielle Gagnebin

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Cet ouvrage est publié avec le concoursdu Centre de Recherche sur les Images et leurs Relations (CRIR)

de l’Université de la Sorbonne-Nouvelle (Paris-III)et celui du Centre National du Livre

Illustration de couverture : Weisbuch, L’Acrobate (D.R.)

© 2004, Éditions Champ Vallon, 01420 SeysselISBN 2-87673-397-8

www.champ-vallon.com

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L’ESSAIET LE CINÉMA

Sous la direction deSuzanne LIANDRAT-GUIGUES et Murielle GAGNEBIN

L’OR D’ATALANTECHAMP VALLON

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Diane ARNAUD

Christa BLÜMLINGER

Fabienne COSTA

Didier COUREAU

Christophe DESHOULIÈRES

Jean DURANÇON

Guy FIHMAN

Murielle GAGNEBIN

Jean-Louis LEUTRAT

Denis LÉVY

Suzanne LIANDRAT-GUIGUES

Alain MÉNIL

Claire MERCIER

José MOURE

Cyril NEYRAT

Sylvie ROLLET

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OUVERTURE

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UN ART DE L’ÉQUILIBREpar

Suzanne Liandrat-Guigues

Depuis le XVIe siècle de Montaigne, le mot « essai » a connu ungrand essor dans le domaine littéraire et une série de déplacements.Par exemple, Albert Thibaudet en 1936 entend par « essais de Cha-teaubriand » (l’Essai sur les Révolutions, les essais sur L’Histoire de Franceou sur La Littérature anglaise) les ouvrages, « faits avec les notes de seslectures, les dialogues de l’auteur avec lui-même et avec les livres »1.Cependant, l’entreprise où l’écrivain serait le plus proche de Mon-taigne est appelée « Mémoires » mais entre-temps la notion d’histoires’est imposée à travers la tradition mémorialiste. Le mot a par la suite(au XXe siècle) désigné des ouvrages d’analyse, des « essais critiques »(Roland Barthes), quand la critique a été considérée comme créatrice.

Parallèlement, le mot a été utilisé par les philosophes avec une flexi-bilité comparable : au sujet d’une recherche correspondant à une thèseuniversitaire (Essai sur les données immédiates de la conscience de Bergson)jusqu’à un recueil d’articles réunis au moyen du sous-titre « essais »(au pluriel et sans majuscule) comme le fait Gérard Granel (Traditionistraditio). Ces exemples suggèrent ce que sont devenues la matière et laforme de l’essai auxquelles s’ajoutent la diversité des emplois et des

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1. A. Thibaudet, Histoire de la littérature française de 1789 à nos jours, Stock, 1936,p. 35.

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lieux d’inscriptions de ce terme dans les différentes branches dessciences humaines. Au demeurant, telle multiplicité ne fait-elle pasencourir le risque que l’appellation s’en trouve galvaudée ? Du côtédes sciences, qu’aujourd’hui l’on dit « dures », les choses sont un peuplus nettes : l’essai est franchement décrié s’il qualifie une approchequi se soustrait aux règles disciplinaires, aux lois de l’argumentation etde la démonstration. Il n’est valorisé que dans le sens de l’expérimen-tation qui permet justement de faire une expérience, de se risquer àune innovation.

Qu’en est-il dans les domaines artistiques ? L’essai est-il l’œuvred’un artiste consommé ou relève-t-il de l’amateur (quant à la musiquecontemporaine, l’un des principaux sujets de préoccupation de RolandBarthes, selon Pierre Boulez). D’ailleurs, parle-t-on d’essai en musique(l’« étude » peut-elle y prétendre ?), en sculpture ou en peinture (lestermes d’« esquisse », de « repentir » ou d’« ébauche » ne semblentguère pouvoir être des équivalents) comme on le fait pour l’art ciné-matographique ? Une fois admis, avec Jean Starobinski1, le principeque l’essai n’obéit à aucune règle, en quoi peut consister l’essai aucinéma ? Est-il possible d’envisager une singularité suffisante du filmpour justifier une réflexion sur le sujet ? Fidèle à l’étymologie du motrenvoyant à l’idéal de la balance, on suppose que sont attachés à lanotion cinématographique autant le sens de l’équilibre et de la prisede risque que le goût de l’expérimentation.

Le terme « essai » pour le cinéma est doublement revendiqué par lescinéastes et par la critique qui l’applique aux films. Mais les uns et lesautres envisagent-ils la notion semblablement ? Par certains aspects,c’est la dimension quasi scientifique des propos qui retient l’attention.Plusieurs cinéastes, et principalement Epstein, sans nécessairementemployer le terme, ont souligné le pouvoir original du cinéma en tantque machine ou œil aux capacités inouïes susceptibles de faire naîtredu nouveau, sinon du jamais vu. Les premières manifestations del’emploi du mot essai, dans les années 1920, chez Eisenstein, ou en1940, chez Hans Richter, ne recouvrent pas exactement ses réactuali-sations dans les années 1960, en relation avec ce que la critique appel-

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1. Cf. Jean Starobinski, « Peut-on définir l’essai ? », in Cahiers pour un temps, CentreGeorges-Pompidou, 1985.

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lera la « modernité ». Une fois dégagée des implications narratives quiont fait naître le constat de modernité (en parallèle avec le mouvementdit du « nouveau roman » au cours des années cinquante), celle-ci nese définit plus guère sinon par l’usage du terme « essai » appliqué auxfilms les plus divers – et d’abord à des films « documentaires » au sensque ce mot revêt dans les œuvres d’un Franju, d’un Resnais, d’uneVarda ou d’un Marker. En somme, des unes aux autres, dans une pers-pective autant historique qu’esthétique, ces formulations font passerde l’affirmation de la dimension expérimentale de l’essai cinématogra-phique à une postulation, revendiquée par un Roberto Rossellini, d’un« droit fait à l’essai » au sein du film de fiction où le sens du terme sedilue tout en devenant, paradoxalement, une référence obligée de lamodernité cinéphilique.

Prenons le cas de Jean-Luc Godard qui n’a eu de cesse de revendi-quer l’héritage rossellinien et dont l’œuvre appelle souvent le qualifi-catif d’essai, lui-même donnant l’exemple très tôt1. Au sein de la pro-duction cinématographique ordinaire ce cinéaste fait une étrangefigure. Encore plus depuis les années 1980. Certains des films de cettedernière période se proclament des lettres, des « histoires », des auto-portraits (JLG/JLG. Autoportrait de décembre), termes ne renvoyant pasau cinéma, et quand ils le font c’est parfois « scénario » (ainsi Scénariodu film Passion : mais, ici, le scénario est l’histoire du film et non l’his-toire qui va servir à faire le film) ou « proposition de film » (Hélas pourmoi). Les Enfants jouent à la Russie est un « essai d’investigation cinéma-tographique » comme L’Archipel du Goulag était un essai d’investiga-tion littéraire… Beaucoup ont des sous-titres, certains des dédicaces.Des films de commande se mêlent à des films-brouillons, etc.

Parallèlement à ce dédoublement des titres et sous-titres qui vise àdonner l’idée d’un projet autre que la réalisation courante d’un film,Godard s’est toujours essayé au dialogue qui introduit une dimensionréflexive. Avec lui, le dialogue connaît ses périodes et ses modalités. Ily eut ceux avec les autres cinéastes dont cinq ou six rencontres plus oumoins réussies (Fritz Lang, Marguerite Duras, Woody Allen, Manoelde Oliveira, Artavadz Pelechian, Youssef Chahine) sont la trace. Dans

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L’essai et le cinéma

1. En octobre 1965 Godard dit que Pierrot le fou plutôt qu’un film est « un essai de film ».Quelque temps après il dit de Deux ou trois choses que je sais d’elle que c’est « une tentative decinéma ».

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ses débuts, Godard faisait s’exprimer dans ses films Brice Parain,Francis Jeanson, Roger Leenhardt face à des acteurs, ce qui donnait desséquences au cours desquelles la narration traditionnelle était suspen-due… Il y a depuis trente ans un dialogue continu, original, avecAnne-Marie Miéville, cinéaste elle-même, qui aboutit (entre autres) àune œuvre comme Soft and Hard où le couple converse (mais il y abien d’autres modalités à cette collaboration). Autant d’entreprises quimodifient le rapport à l’œuvre et semblent mériter l’appellationd’essais pour marquer cette déviance ou ce miroitement.

Ce faisant, Godard s’exerce à la pensée d’autrui et exerce sa proprepensée, ce qui n’est pas si éloigné des intentions de Montaigne. Jamaisun metteur en scène ne s’est exprimé sur son travail aussi souvent quelui. Entretiens publiés (repris sous forme de volumes), entretiens télé-visés, radiophoniques, « métafilms » (Scénario du film Passion), filmsbrefs présentant « quelques remarques sur la réalisation et la produc-tion » d’un autre film (généralement un long métrage diffusé en salle),son commentaire est omniprésent. Le partage entre texte et paratextese brouille définitivement, le cinéaste apparaissant lui-même dans cer-taines de ses œuvres de façon non fortuite (à la différence de À bout desouffle où il fait une prestation « à la manière d’»Hitchcock dans sespropres films) ; il peut même y occuper une place essentielle commepersonnage de fiction ou comme Godard soi-même (Prénom Carmen,Soigne ta droite, King Lear, Histoire(s) du cinéma, JLG/JLG…). Dans sesentretiens radiophoniques avec Noël Simsolo en 1989, après les pre-miers chapitres de Histoire(s) du cinéma, ses discours ne cessent de réfé-rer, par le truchement des jeux avec le langage, à ce que le montagepermet de faire voir comme une plaque sous le microscope du cher-cheur qui doit « voir » avant de fonder toute théorie. Que chercheGodard lorsqu’il insiste précisément sur cette idée de recherche ? Sonentreprise en ses linéaments fait éclater le partage entre domaine scien-tifique et domaine littéraire, historique ou philosophique. Alors laqualité d’essai devient l’unique possibilité de désigner le cinéma quirésiste face aux productions commerciales. Sobre définition quin’exclut ni la multitude des voies empruntées ni la réelle innovationcréatrice. Le seul cinéma qui est aussi un cinéma seul, pour reprendrequelques-uns des mots du cinéaste dans sa dernière période de création.

Dès lors, ne faut-il pas admettre qu’il n’y a de possible essai au

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Suzanne Liandrat-Guigues

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cinéma que si une métamorphose se produit créant une oscillationentre deux pôles, sciences expérimentales d’une part, et d’autre partlittérature et sciences humaines. L’enjeu n’est-il pas également undépassement nécessaire de cette constatation que les images du filmseraient ordinairement objectives et relevant de l’« ontologie » bazi-nienne1 qui définit autant la prise de vue photographique que lecinéma ? Cette forme d’empreinte lumineuse que Bazin place à l’ori-gine de l’image dont il parle, ne se retrouve-t-elle pas dans les expé-riences les plus radicales du cinéma expérimental2 qui s’en prenddirectement au matériau pelliculaire, comme le font les rayogrammesd’un Man Ray, pour en détourner la finalité ?

Au-delà, d’une visée expérimentale peu ou prou présente, uneremarque d’Alexandre Astruc fait prendre la mesure d’une autre oscil-lation en jeu dans l’essai. En 1949, l’auteur de la caméra-stylo annonceune nouvelle forme de cinéma dont le « langage n’est ni celui de la fic-tion, ni celui du reportage mais celui de l’essai ». Entre fiction etdocumentaire, l’essai n’occupe pas tant la place d’un entre-deux qu’ilne fait comprendre la conversion des signes cinématographiques réali-sée par tout un pan du cinéma. Ainsi du film exemplaire que repré-sente Méditerranée de Jean-Daniel Pollet qui ne cesse de résonner dansd’autres réalisations de la modernité parce qu’il est composé de sériesd’images sonores et visuelles qui constituent un relevé d’échantillonscontingents de la civilisation et de la culture historique de la méditer-ranée. D’une série de cadres sans hors-champ, dont la forme et lecontenu sont méthodiquement organisés par proximités formelles insi-gnifiantes, naît une méditation propre à ce film. L’absence de toutenarration peut faire courir le risque que le réel s’impose en sa présenceobtuse, même morcelée par le montage, et prenne le dessus. Que leréel l’emporte pour ne reconduire que lui-même, n’est-ce pas trahir lapossibilité de l’essai, de la réflexion sur le monde si l’image cinémato-graphique comme le son faisaient retour à la réalité brute sur laquelleils ont été prélevés ? C’est pourquoi, l’essai ne semble possible quelorsque, renouvelant le geste de l’expérimentation, tout est maîtrisé

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L’essai et le cinéma

1. André Bazin, « Ontologie de l’image photographique », repris in Qu’est-ce que le cinéma ?,Éd. du Cerf, 1ère édition 1958, rééd. 1985.

2. Cf. Dominique Noguez, « Qu’est-ce que le cinéma expérimental ? », Éloge du cinéma expé-rimental, Éd. du Centre Georges-Pompidou, 1979, pp. 13-24.

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par la mise en scène qui réinstalle par la mise en forme les possiblesfictionnels. Alors c’est paradoxalement, le film poétique qui crée lesconditions d’un espace de la fable au sens philosophique.

Le Bassin de John Wayne (1997) de Joao Cesar Monteiro, semble-t-il,propose un exemple d’un tel film : laboratoire où se trouvent miniatu-risés l’univers du cinéaste ainsi qu’un certain monde filmique de la findu XXe siècle (variations langagières qui sont autant d’hommages àJean-Luc Godard et usage du plan séquence fixe qui brode sur la pra-tique des films de Straub-Huillet…), fable autour de l’âne et d’Ariane,etc. Introduction de la réflexion critique sous la forme émue d’undéveloppement autour de la réflexion de l’ami disparu (Serge Daney),mais non dénuée d’une dimension ironique puisqu’il s’agit d’un rêve(évidemment absurde) selon lequel le bassin de John Wayne feraitmerveille au Pôle nord… N’est-ce pas là une manière d’essai où seretrouvent les « sauts et gambades » chers au père du genre lui-même ? Cependant, n’est-on pas amené à constater que ce type d’essaiau cinéma manifeste l’expression d’un épuisement grandiose des possi-bilités du cinéma, réduit à la répétition (le cœur du film est une répé-tition théâtrale), au ressassement des antiques prouesses (John Wayne),aux idolâtries (le discours cinéphilique, les citations d’auteurs aimés)que l’on peut tout au plus tourner en dérision ou redistribuer à lafaveur d’un hommage ? On perçoit alors que l’essai débouche sur uncinéma qui se met à patiner. L’on est loin de la vision du siècle propo-sée par Histoire(s) du cinéma où le chant mélancolique n’est point tantnombriliste que destiné à faire le procès du cinéma qui dans ce XXe

siècle n’a pas su « accomplir ce pourquoi il était né » ? Cette vision ducinéma est inattendue (dirait-on cela d’un autre art ? et n’est-ce pasconsidérer le cinéma en sa différence ?). Il y aurait donc une dimensionde l’essai par laquelle le cinéma vit d’un scepticisme quelque peu nar-cissique et une autre où il ouvre une réflexion nouvelle, totalementimprévisible.

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Suzanne Liandrat-Guigues

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L’INCONSCIENT À L’ESSAIpar

Murielle Gagnebin

I. UN SCEPTICISME DÉPOURVU DE CYNISME

Depuis Montaigne, il est coutumier de lier l’essai littéraire au scep-ticisme général. 0n s’en souvient, aux yeux du sceptique, rien n’estvrai, mais rien n’est faux. De la sorte, si pour Montaigne toute véritése contredit, alors la contradiction est vérité1. Ainsi la pensée, et dansson lien avec la vérité, et par sa nature dia-loguante, s’ouvre comme pardeux fois à la contradiction, qu’elle soit intime ou qu’elle vienne del’extérieur.

Quand Jean-Luc Godard affirme que « l’essai, c’est la forme quipense »2, ne pourrait-on avancer d’un pas et faire l’hypothèse que« l’essai, c’est une forme qui accepte doublement la contradiction, lacontroverse » ?

L’essai au cinéma dégagerait, par là, les plaines de diverses feintes,voire des métamorphoses falsifiantes, entendues comme des degrésd’invention, des découvertes toujours enivrantes même si rivées àquelque vulnérabilité essentielle.

C’est ce qu’il faut démontrer.

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1. M. Merleau-Ponty, Signes, Paris, Gallimard, 1960, pp. 322-323.2. J.-L. Godard, Histoire(s) du cinéma, Paris, Gallimard-Gaumont, 1998, pp. 54-57.

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II. GALOP D’ESSAI OU BOIRE L’ESSAI

Ce titre engage la question délicate du rapport de l’auteur à l’auto-rité. Bénéficiant en général d’une relative notoriété personnelle,l’auteur classiquement reconnaît, soit pour s’en réclamer (G.W. Gom-brich), soit pour s’en distinguer (A. Malraux, M. Butor), une autoritéconçue à la manière d’une valeur intériorisée, voire d’une exigence préa-lable1 à laquelle tantôt il adhère, donc, ou alors qu’il défie constam-ment. J.-J. Rousseau disait : « Je tiens au cu et aux chausses des gensqui m’ont fait du mal et la bile me donne des forces et même de l’espritet de la science. »2

En va-t-il ainsi pour l’auteur de l’essai aujourd’hui, et tout particu-lièrement de l’essai cinématographique, c’est-à-dire de l’essai qui jouedes représentations de mots et des représentations de choses, pour par-ler le langage de la psychanalyse ?

Plus que jamais, me semble-t-il, l’auteur de l’essai au cinémadépend d’une exigence non plus seulement régrédiente mais progré-diente, contemporaine d’une complicité critique : la présence, à mêmel’auteur, d’un spectateur tout à la fois lecteur, auditeur, contemplateur,dialogueur, « disputeur », attentif à mettre l’œuvre en crise et prolon-geant, somme toute, l’initiative encore hésitante, voire balbutiante, outout au contraire conquérante du réalisateur qui propose un jeu har-monieux ou à contretemps, voire dissonant, d’images, de verbes et desons, jeu inédit selon lui.

Ne parle-t-on pas devant ce genre d’expérience d’un galop d’essai,ou même d’un coup d’essai ?

Galop, coup mettent en évidence l’action d’affronter quelque chosepour la première fois, signification qui remonte déjà au XIIe siècle et quidonnera en 1892 au rugby le droit de tenter un but ultime, en 1931,pour le basket, l’expression dramaturgique « l’essai au panier », et en1957 « les essais » désigneront, dans la joute automobile, les épreuvespréalables à la course d’écuries compétitives. Mais revenons aux temps

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Murielle Gagnebin

1. Cf., sur ces relations, J. Starobinski, Table d’orientation, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1989,p. 9.

2. J.-J. Rousseau, Correspondance complète, éd. R. A. Leigh, The Voltaire Foundation, Cheneyand Sons LTD Banbury Oxfordshire, t. II, p. 113.

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plus anciens : nous constaterons que dès 1379 les notions d’épreuve etd’affrontement se dissimulent sous des airs plus conviviaux et fraternels,puisqu’il s’agit alors d’essayer le goût, de prendre la mesure d’un échan-tillon, d’où les expressions « manger, boire l’essai », ce qui entraîne lesens figuré d’« avant-goût », qui date, lui, de la moitié du XVIIe siècle.

Nous en tiendrons-nous là ? L’essai cinématographique serait, alors,cette tentative éprouvante de suggérer quelque bravade susceptible defaire école, ou de proposer les affres d’un nouvel ordre de voir et desentir à plusieurs, ce qui, bon gré mal gré, suppose une série de provo-cations et d’esquives, bref de négociations, de séductions plus oumoins cachées, comme plusieurs et dangereuses expositions où il s’agità la fois d’anticiper, de prévenir la riposte, voire de faire face aux« coups » des autres en soi.

Ce serait réduire, encore, à mes yeux, la part sauvage de l’œuvred’essai et nier l’Inconscient systémique qui habite, pour le psychana-lyste, n’importe quelle activité humaine – et l’art cinématographiqueplus que jamais puisqu’à lui seul, en associant le verbe à l’imagecomme le son au mouvement, il réunit d’une certaine manière la tota-lité des arts.

Ainsi revenons encore à l’étymologie1, et nous constaterons qu’essai etessaim ont la même racine : exigere, soit ex-agere, c’est-à-dire « conduireau-dehors », « à partir de », puis « exiger », « peser » (exigo). Tant et sibien que l’essaim d’abeilles désigne le vol de ces insectes quittant leurruche pour aller s’établir ailleurs. Dès 1265, on désignera par là unegrande quantité de choses, abstraites ou concrètes, qui se déplacent.L’essai comme l’essaim conduit donc vers quelque ailleurs l’esprit, leregard ou la psyché, expulse la pensée, non sans avoir auparavantcomme mesuré, pesé la forme et l’essor. La pesée de la balance, l’examenattentif étant la première définition de l’essai (1140) et provenant doncdu latin exagiare.

Tandis que Godard, dans ses Histoire(s) du cinéma, en 1998, conçoitl’essai comme « la forme qui pense »2, l’étymologie dote l’essai, dès

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L’essai et le cinéma

1. O. Bloch et W. von Wartburg, Dictionnaire étymologique de la langue française, Paris, P.U.F.,1932, et A. Rey (sous la dir.) Dictionnaire historique de la langue française, Le Robert, 1992. Voiraussi : A. Furetière, Le Dictionnaire universel, (1690), rééd. Paris, Le Robert, 1978, etDictionnaire de l’Académie Française, Paris, Fayard, 9e éd., 2001.

2. Op. cit., Gallimard-Gaumont, 1998, pp. 54-55 pour le texte, pp. 99-101 pour l’image.

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1140, de la faculté de peser (exagiare) ce vol déréglé de mots ou d’imagesqui vous viennent spontanément, inconsciemment, à la bouche commeaux yeux, et situe, de la sorte, la part précise du rôle économique etdynamique de l’Inconscient toujours agissant.

III. L’ESSAI VU PAR LA PSYCHANALYSE

Penser (peser) avec les mains (de Galilée et Montaigne à PierreLuquet1), écouter son corps (de Montaigne à Jackson Pollock, Nicolasde Staël, Giorgio Morandi), « valoriser le décousu, la nonchalance maî-trisée des digressions, qui forment des allongeails multiples »2, c’estproposer une corporéïté à l’Inconscient3, certes, mais c’est surtout pas-ser de l’intersubjectivité (la place nodale de la citation chezMontaigne : « Nous ne faisons que nous entregloser ») à l’intertextua-lité et à l’intericonicité. Bref, donner à la matière la primauté surl’esprit. C’est aussi et surtout reconnaître dans le style artistiquepropre à l’essai cinématographique le droit et le devoir pour le réalisa-teur de « s’essayer » (Montaigne écrivait : « Je suis moi-même lamatière de mon livre ») à toujours mieux dégager le qualitatif duquantitatif, c’est-à-dire à libérer la poésie attentive, l’examen exigeant,la stratégie gouvernant les mouvements du Ça, les libérer d’une éner-gie déferlante puisque rattachée au somatique brut. Freud ne définit-ilpas la pulsion comme « un concept-limite entre le psychique et lesomatique (...) comme une mesure de l’exigence de travail qui estimposée au psychique en conséquence de sa liaison au corporel »4 ?

Dans l’essai cinématographique, qui dispose singulièrement desmodes, répétons-le, propres à tous les arts de la figuration, la pulsionne rencontre l’affect et les représentations de représentations, qu’ellessoient bariolées ou minimalistes, qu’après un épisode psychique impor-tant – plus lourd de conséquences, semblerait-il, que dans les autres

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Murielle Gagnebin

1. P. Luquet, « L’Œil et la Main : tentative de métapsychologie du travail de la peinture »,in Psychanalyse des arts de l’image, Paris, Clancier-Guénaud, 1981, p. 237.

2. J. Starobinski, « Peut-on définir l’Essai ? », in Cahiers pour un temps, Centre Georges-Pompidou, 1985, p. 193.

3. D. Anzieu, Le Corps de l’œuvre, Paris, Gallimard, 1981.4. S. Freud, « Pulsions et destins de pulsions » (1915), in Métapsychologie, Paris, Gallimard,

1968, p. 18 ; G. W., X, 214.

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genres cinématographiques, tels que la fiction ou le documentaire. La« sortie » toujours difficile de l’emprise corporelle, de la matièrevivante, se ferait d’autant plus entêtée que l’« essai », comparé à unvol d’abeilles ou d’oiseaux en quête d’autres lieux, ne gagne son« éclaircie » dans le monde de la communication qu’au prix d’un com-bat entre un somatique aux griffes énergiques et une pulsionnalitémoins bien dessinée que dans d’autres types artistiques. En effet, lepulsionnel, ici, implique un travail psychique, d’autant plus serré quel’essai est en lui-même un genre moins assuré, tout structuré qu’il vaêtre par la précarité du conjectural, des possibles qui l’animent, desjeux et de l’aléatoire qu’il proposera. Tout se passerait donc comme sila finalité de l’essai retentissait en somme sur sa précondition, lecondamnant au doute, à l’embarras parfois, comme à l’inachevé.

Tant et si bien que, pour le psychanalyste, l’essai cinématogra-phique, avec son contingent de fantaisies irrésolues, tant verbalesqu’iconiques (choix des plans, des mouvements de caméra, des rac-cords audacieux), ou de fantaisies afférentes aux multiples formes demontage, se reconnaîtrait à deux critères :

1° la pesée rigoureuse du qualitatif au sein d’un quantitatif expéri-mental, vagabond, voire errant ; ne pourrait-on même dire d’un quan-titatif conduit par la quête d’une preuve ou d’une mise à l’épreuve ?

2° l’exigence d’un plaisir spécifique : celui de l’essayage, du libremouvement qui anime toute structure ouverte, le plaisir donc d’unerépétition variée au cœur de la représentation, habile à marquerl’invention poétique du sceau de la feinte1 et, peut-être, de la dissimula-tion. Celle-ci ne se disait-elle pas, en 1190, « feintise » ? L’essai aucinéma ne serait donc plus seulement « la forme qui pense », mais lapesée de la feintise, la découverte d’une poétique propre à l’Inconscientvenant, à un moment ou à un autre, comme renverser le rapport del’auteur à son œuvre et ouvrir celle-ci aux modulations pointues de sesmécanismes profonds, ceux qui participent du refoulement et des exi-gences inhérentes à l’artistique en soi : métonymie, métaphore,condensation, discontinuité, dispersion, etc. L’Inconscient de l’auteurse pliant en quelque sorte devant l’Inconscient de l’œuvre, elle-même 2.

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L’essai et le cinéma

1. Mots de sens quasiment analogue de 1223 à 1544.2. M. Gagnebin, Du divan à l’écran. Montages cinématographiques, montages interprétatifs, Paris,

P.U.F., coll. « Le fil rouge », 1999.

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Ce dernier ne serait ainsi jamais mieux lisible qu’à même l’Essai – ettout particulièrement l’essai au cinéma, puisque, comme nous l’avonsdit, celui-ci participe des diverses caractéristiques propres à la totalitédes arts. Plus l’Inconscient de l’œuvre sera riche, plus l’Essai devraitêtre, alors, fécond, impromptu, audacieux, tant il s’avère issu d’unedouble rencontre : d’abord la lutte avec un enracinement biologiqued’autant plus encombrant que l’essai est par nature plus fragile, moinsassuré que d’autres genres frappés au sceau de multiples traditions,ensuite la ruse avec les formes esthétiques déjà existantes, le prédispo-sant à « aller ailleurs », comme l’essaim d’abeilles, l’engageant sur despistes aventureuses, voire même l’obligeant à maints retours sur soi,jusqu’à l’envol nécessaire bien qu’insuffisant à le déterminer sûrement.Pareille opération nierait tout simplement sa nature habile à postuler,comme on l’a vu, le galop, le coup, c’est-à-dire l’incertain, le conjectu-ral, le sporadique, l’hypothétique, voire, peut-être même, l’illusion dela chance…

On l’aura compris, l’essai au cinéma, tel que je le définis, échappe àl’essai philosophique, à la thèse rigoureuse que l’art des images enmouvement pourrait servir, comme à l’essai comparatif susceptibled’établir des ponts entre tel et tel art. La tentation pour le cinéma defaire « parler » la peinture ou la musique, voire la philosophie, ne serapas, ici, mon propos. Il s’agira, bel et bien, pour moi, de circonscrire,dans l’essai cinématographique, ces élans où la forme se fait novatrice,portée qu’elle est par un travail psychique particulier où le qualitatif arencontré un quantitatif obtus, entêté, qu’il s’est efforcé de braver nou-vellement, et comme mû par quelque conditionnel souvent précaire,toujours perplexe.

IV. OPPOSITIONS, CHIASMES, INTERROGATIONS

Aborder la question de l’essai au cinéma n’est évidemment pas lachasse gardée de la psychanalyse – même si celle-ci semble, par sanature qui valorise l’association libre, être au plus près de ce genreépris de désinvolture et de liberté.

C’est pourquoi dans les chapitres qui vont suivre, des interrogationshistoriques, philosophiques, relatives à l’histoire des idées comme à la

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Murielle Gagnebin

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comparaison des modes ou des styles esthétiques vont tenter de cerner,à leur tour, le problème spécifique de l’essai au cinéma.

Issues partiellement d’un colloque organisé à l’intérieur du Centrede Recherche sur les Images et leurs Relations (C.R.I.R.) del’Université Paris III-Sorbonne Nouvelle et par le Centre d’Étude del’Écriture et de l’Image (C.E.E.I.) de l’Université Paris VII-DenisDiderot, représenté par Suzanne Liandrat-Guigues, les 16 et 17 mai2003, ces études, remaniées, pour la présente publication, ont trouvé,ici, des prolongements inédits, accueillant donc la réflexion d’autreschercheurs, sollicités spécialement pour cette parution.

Alors que l’essai apparaît comme un genre bien déterminé en litté-rature avec Montaigne et en philosophie avec Descartes, au cinéma ilserait davantage du côté d’un « terrain vague » (Cyril Neyrat) postu-lant l’inachèvement pour condition. C’est pourquoi, dans un textecapital, Alain Ménil pose la question directement : « peut-on, à proposdu cinéma, définir l’essai ? », et tente d’y répondre, faisant travailler,d’un côté, les textes fameux mais loin d’être épuisés de Musil,d’Adorno, de Jean Starobinski, de l’autre, trois extraits filmiques sur ladanse, tirés du Mépris de Godard, des Contes de Canterbury de Pasoliniet de Simon du désert de Buñuel. C’est ainsi que, pour Alain Ménil, ils’agit avant tout de « penser l’écart » puisque avec l’essai la « règledevient temporaire, fragmentaire ».

Ces déviations, ces « foirades » (Samuel Beckett), Christa Blümin-ger les met en évidence en procédant à une recension historique desgrands maîtres de l’essai, à savoir : Chris Marker, Agnès Varda, HenriColpi, Alain Resnais, Jean-Luc Godard, Marguerite Duras, AlexandreKluge, etc., et de leurs commentateurs : Gaston Boudoure, AndréBazin, André S. Labarthe, Noël Burch, Stuart Liebman, Heide Schlüp-mann, Guntram Vogt, etc., qui réévaluent des notions comme cellesde déchirure, de collision, d’hybride, d’éphémère, de ré-enchaînement,voire d’excès de sens. Perspectives qui valorisent généralement le rôleet l’apport du spectateur.

Au fil de ces pages, l’essai va se donner tantôt comme un « instantpoétique » ouvrant sur quelque « métaphysique instantanée » (MichelGuiomar), tantôt à l’instar d’une érotique de la pensée puisque, selonAlain Ménil, « on suit une idée comme on suit une femme », ce quipour l’essai cinématographique pose la question du discontinu ou, dans

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L’essai et le cinéma

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une perspective freudienne, postule un flux sans fragmentation possiblecar Éros est, avant tout, force de liaison (Jean-Pierre Sag). Tout reposenon sur le travail mais sur le désir, souscrira Jean Durançon. « Poétiquede la pensée » pour Didier Coureau qui, s’inspirant de Teilhard deChardin, propose une « noosphère filmique » typique de l’essai quis’épanouirait ainsi en quelque « substance pensante », voire même en« une nappe de pensée ». Il rejoint, sur le plan général, ce que d’autreschercheurs envisagent d’une manière plus pointue, préoccupés qu’ilssont de la translation d’un langage dans un autre. On prendra pourexemple l’inscription de la peinture d’un Pirosami dans cette langued’accueil qu’aura été le cinéma de Paradjanov. C’est ainsi que SylvieRollet cherche dans l’essai cinématographique « la forme sensible d’unepensée », et qu’elle insiste sur « l’importance de la langue d’accueil ».Il s’agit, pour elle, de dénarrativiser la peinture figurative par une« levée de l’image » inédite, favorisant l’intérêt pour le détail, le pig-ment, le découpage insolite, la manifestation arbitraire d’une césure quipermet à la fois une lecture originale, recréant, en quelque sorte, sonobjet initial et aboutissant à « une nouvelle conscience d’image ». Enrécusant toute « algèbre narrative » et portant son attention davantageà la « topographie », aux proximités formelles, aux glissements, auxfrôlements, aux ruptures, aux tressages aventureux, Sylvie Rolletrejoint les propos de Denis Lévy, pour qui il s’agit dans Méditerranée dePollet, par exemple, de « faire jaillir des rapports inouis », de« construire un espace », et de Claire Mercier, qui, prenant pour objetLes Chasses du comte Zarov, voit dans l’essai philosophique un scénario defiction. Celle-ci argumente alors en faveur d’une « dramaturgie » sup-posant un rapport agile à l’action.

Tandis qu’Alain Ménil repère dans l’essai cinématographique « unrapport vivant à la pensée », Claire Mercier souligne l’importance, àmême l’essai philosophique, d’une praxis. Au « que dois-je faire ? »kantien porté par la réécriture qu’est l’essai philosophique, ce cher-cheur répond : s’enfoncer dans la fiction, agir, transformer, à lamanière de Feuerbach.

S’ouvre alors une autre définition de l’essai cinématographiquepensé comme une « forme qui prend un risque », thèse que je soutiensavec Fabienne Costa, Denis Lévy. Risque, gageure qui, pour GuyFihman, va jusqu’au merveilleux de la « première fois ». L’essai ciné-

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Murielle Gagnebin