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Charles Hampden-Turner Fons Trompenaars Au-delà du choc des cultures Dépasser les oppositions pour mieux travailler ensemble Traduit de l’anglais par Larry COHEN © Éditions d’Organisation, 2004 ISBN: 2-7081-3015-3

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Charles Hampden-TurnerFons Trompenaars

Au-delà du choc des cultures

Dépasser les oppositions pour mieux travailler ensemble

Traduit de l’anglais par Larry COHEN

© Éditions d’Organisation, 2004

ISBN: 2-7081-3015-3

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Chapitre 3

INDIVIDUALISME OUCOLLECTIVISME :

LE DILEMME

Le dilemme entre individualisme et collectivisme est fondamental dansl’entreprise ou toute culture, quelle qu’elle soit. On ne peut en effet définirl’individualité sans préciser le groupe ou le contexte social dont l’individuprovient ou se démarque. De même, le groupe est forcément constitué deses membres individuels et ne saurait donc exister sans une multiplicitéd’allégeances.Nous avons constamment besoin de nous demander ce qui est plusimportant : le bien-être, le développement, l’épanouissement personnels,l’expression de soi, la richesse, la satisfaction, la liberté individuelles? Oule partage avec toute une collectivité ou la société des ressources, desbiens et des legs du passé, la propreté de l’eau, du sol et de l’air, la fiertéd’appartenir à un groupe, les richesses culturelles, les expériences et lessouvenirs communs? Avons-nous des obligations d’abord envers nous-mêmes ou envers les autres? Sommes-nous nés pour donner l’exemple parnos prouesses ou pour contribuer au bonheur de notre famille, de nos voi-sins, de notre pays?

Définition de la dimension

Individualisme Collectivismeconcurrence coopération

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INDIVIDUALISME OU COLLECTIVISME

indépendance lien socialintérêt personnel altruismeprogrès et épanouissement personnels service public et héritage social

Devons-nous tenir compte des convictions individuelles et des idées diver-gentes, même quand elles semblent contredire un consensus patiemmentétabli ou, au contraire, nous préoccuper surtout du bien du groupe (del’entreprise, de la société…) dans son ensemble, constitué comme il estd’individus divers?Prenons l’exemple des primes récompensant les performances exception-nelles. Faut-il les verser aux différents individus en fonction de leur ardeurau travail, de leurs capacités et de leur distinction personnelle ou au con-traire à toute l’équipe, qui, en créant un climat d’enthousiasme et d’encou-ragement, a rendu possible la réussite de ses membres? Est-il d’ailleurspossible de séparer l’apport individuel de l’apport collectif?Il convient de définir avec le plus grand soin les mots individualisme etcollectivisme. Il n’est pas vrai, par exemple, que les sociétés individualis-tes récusent la charité, la collaboration, l’entraide, la compassion et le pro-grès social. Ce qui rend une société individualiste est la conviction que cesqualités sont à chercher chez la personne et qu’elles résultent d’un choixet d’un engagement personnels.De même, une société à l’esprit collectif peut s’enorgueillir du nombre desdiplômés, des ingénieurs, qu’elle produit, de l’espérance de vie de sapopulation et de l’augmentation du revenu par habitant qu’elle génère.Son caractère collectif tient à la conviction que ces progrès tirent leur ori-gine du partage des connaissances, de la force des valeurs communes et dusoutien réciproque que se prodiguent ses membres.En l’absence de valeurs sociales, une culture peut sous-investir dans l’édu-cation. Ainsi, Lester Thurow explique, dans Les Fractures du capitalisme(1996), que les retombées personnelles de l’enseignement secondaire etsupérieur justifient à peine le budget qui lui est affecté. Si vous placiez enBourse l’argent dépensé pour l’éducation et que vous consacriez votretemps à travailler pour une entreprise au lieu de vous instruire, vous vousen tireriez probablement mieux du point de vue financier. Notre instruc-tion, affirme Lester Thurow, profite plutôt à autrui : conjoints, enfants,voisins et collègues de travail. Si les Américains ne commencent pas às’intéresser davantage à la collectivité, ils risquent de négliger l’éducation

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LE DILEMME

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du citoyen moyen. Bien sûr, cet argument enferme l’individualisme dansdes limites strictement économiques qu’il dépasse en fait largement. Iln’empêche : des perspectives plus collectives méritent le respect.La différence clé entre les conceptions individualiste et collective se situedans l’attribution de la réussite personnelle à l’individu lui-même ou ausystème social dans son ensemble (voir l’illustration 3.1).

Dans l’individualisme, la valeur trouve sa source dans la personne qui crée,ressent, recherche, découvre, qui a pour but son épanouissement personnel etqui s’attribue toute la responsabilité des choix et des idées qui en découlent.Dans un système collectif, la valeur trouve sa source dans le discours globalde la société vivante, qui nourrit et forme ses membres et qui assume laresponsabilité de l’état d’esprit engendré.

Illustration 3.1 : Individualisme et collectivisme

Puisque personne n’est jamais entièrement dégagé de toute influencesociale ni absolument contraint à suivre les dictats de son milieu social,cette opposition revient sans cesse.Par exemple, qui est responsable d’une faute commise au travail par unnouveau membre de l’équipe? L’individu a accepté l’emploi, a reçu sesdirectives, mais a quand même fait une erreur qui a obligé la direction àretirer plusieurs centaines d’unités de la chaîne de montage. On pourraitraisonnablement affirmer que cette personne doit en porter seule la res-ponsabilité et que, si elle était renvoyée, les autres membres de l’équiperedoubleraient d’attention à l’avenir.

36 %

D’AMÉLIORATION

INDIVIDUALISME COLLECTIVISME

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INDIVIDUALISME OU COLLECTIVISME

Mais on peut tout aussi bien avancer que ses supérieurs et ses collèguesimmédiats auraient dû surveiller le nouveau coéquipier et vérifier qu’ilavait bien compris les consignes. Avait-il été bien formé? Les consignesétaient-elles claires? Sans réponse satisfaisante à ces questions, le pro-blème risque de se reproduire.L’individualisme peut considérablement augmenter les récompenses indi-viduelles sous forme de salaires ou de dividendes, mais, en toute logique,il augmente aussi les pénalités et les blâmes, si bien qu’un grand nombred’Américains finissent en prison pour des délits engendrés par un environ-nement social délétère. Les membres d’une société où règne l’esprit col-lectif acceptent plus aisément de partager non seulement les fruits de laréussite, mais aussi la responsabilité des échecs, y compris quand ceux-ciprennent la voie de la criminalité.

Individualisme et collectivisme : mode d’évaluation

Nous déterminons le degré d’individualisme ou de collectivisme d’uneculture en demandant à des individus de répondre à un dilemme. L’une denos questions pose le dilemme suivant :

Deux personnes discutent des moyens d’améliorer la qualité de vie dechacun.A. L’une affirme : «Il est évident que si les individus ont autant de liberté

que possible et le maximum d’opportunités pour s’épanouir, la qualitéde leur vie s’améliorera.»

B. L’autre répond : «Si l’individu est constamment pris en charge par sesconcitoyens, la qualité de vie de tout le monde augmentera, même sielle entrave la liberté et l’épanouissement individuels.»

Nous posons ensuite cette question : lequel des deux raisonnements vousparaît le plus convaincant? L’illustration 3.2 montre les réponses recueilliesdans différents pays. Si l’on sait, par exemple, que le développement d’uneactivité d’optoélectronique serait possible, instructif et potentiellement ren-table, on peut facilement mobiliser toute la société derrière ce projet,comme l’a fait Acer dans l’informatique. Il se trouve que, en laissant de côtéIsraël et le Nigeria, où les personnes interrogées ne représentaient qu’unminuscule échantillonnage de l’élite indigène, le Canada et les États-Unissont les pays les plus individualistes, alors que le Japon, Singapour, la Chineet la France figurent parmi les pays où l’esprit collectif est le plus fort. Dans

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ce domaine, le protestantisme exerce certes une influence, quoique moinsprononcée que dans la problématique universalisme-particularisme. Et sitous les pays pionniers du capitalisme – Grande-Bretagne, États-Unis, Aus-tralie – sont individualistes, le collectivisme permet souvent un rattrapagerapide, comme ce fut le cas pour la France, Singapour, le Japon et Taiwan.Les élites féodales ancrées dans la vie rurale résistent en général à l’indus-trialisation, mais, quand elles changent d’avis sur cette question et en fontune politique nationale, le décollage industriel peut se faire très vite.La consommation de masse dope probablement l’individualisme dans unecertaine mesure, et pourtant, le Japon et Singapour semblent avoir résisté àcette tendance. Là encore, c’est l’histoire du pays qui détermine sa préfé-rence. On ne peut cultiver le riz avec moins de vingt personnes. Les paysdensément peuplés comme le Japon et Singapour se heurtent forcément àdes pressions sociales. C’est tout le contraire de l’expérience américaine,vers laquelle nous nous tournons à présent.

Illustration 3.2 : La qualité de vie

ÉgypteNépal

MexiqueInde

JaponBrésil

PhilippinesFranceChine

SingapourPortugal

IndonésieBahreïnMalaisie

GrèceIrlande

PakistanItalie

VenezuelaAllemagne

NorvègeHongrie

BelgiqueBulgariePologne

SuèdeRussie

Royaume-UniEspagneAustralieFinlande

Pays-BasSuisse

DanemarkRépublique tchèque

États-Unis CanadaNigeria

Israël

Pourcentage des réponses favorables à la liberté individuelle (réponse A)

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INDIVIDUALISME OU COLLECTIVISME

Pourquoi la culture américaine est-elle individualiste?

Aux États-Unis, la culture du monde des affaires est extrêmement indivi-dualiste pour les raisons suivantes :

• Rares sont les individus qui quittent la seule société qu’ils aientjamais connue, risquent leur vie sur un vaste océan et créent denouveaux systèmes sociaux à partir de leurs convictionspersonnelles. Ceux qui ont immigré aux États-Unis ont eu tendance àne compter que sur eux-mêmes.

• L’immigration des débuts ne s’arrêtait pas avec l’arrivée sur le solaméricain : il y avait une vaste frontière à explorer et à étendre versl’Ouest.

• Du fait de la taille relativement réduite de la population indigène etde l’absence de propriété privée chez celle-ci, il n’y a jamais eu dansl’histoire du monde autant de terres disponibles pour des migrants.Sous le Homestead Act, il suffisait de revendiquer un terrain pourqu’il vous appartienne.

• Les puritains1 se croyaient investis de la «mission d’explorer lesterres sauvages», envoyés de Dieu destinés à construire Son royaumesur terre.

• En 1776, année de la déclaration d’Indépendance, par laquelle lescolons américains rompirent leurs liens avec l’Angleterre, AdamSmith, maître d’école écossais, écrit De la richesse des nations,ouvrage qui exalte la suprématie de l’intérêt individuel dansl’économie et la «main invisible». Puisque le droit d’un pays à créersa propre industrie était l’une des causes de la guerre d’Indépendance,le livre d’Adam Smith devint la bible du développement économiqueet la source d’inspiration des pères fondateurs.

• La guerre de Sécession, conflit certes aux origines complexes, avaitnéanmoins pour justification idéologique l’émancipation de tous lesesclaves et l’interdiction d’en posséder. L’idée selon laquelle deshommes et des femmes se lient volontairement par un contrat et quece contrat soit le résultat d’un choix librement consenti fut confirméepar la victoire du Nord, puis sauvegardée par la législationaméricaine.

1. Courant rigoriste du protestantisme anglais, poussé en partie par des persécutions enAngleterre à émigrer. (NdT)

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• L’essor parallèle de la population et de l’industrialisation ouvrit plusde possibilités aux individus hors du commun que toute autre périodede l’histoire humaine.

Robert Bellah et ses collaborateurs témoignent dans Habits of the Heartde la force de l’individualisme américain après deux guerres mondiales etla guerre froide supportée en son nom :

Nous croyons en la dignité, voire dans le caractère sacré de la personne.Tout ce qui enfreindrait notre droit de penser et de juger par nous-mêmes,de prendre nos propres décisions, de vivre notre vie comme nousl’entendons, est non seulement mauvais du point de vue moral, maissacrilège. Nos aspirations les plus hautes et les plus nobles, pour nous-mêmes ainsi que pour ceux que nous chérissons, pour la société et pour lemonde, sont étroitement liées à notre individualisme. Pourtant […] certainsde nos problèmes les plus profonds, à la fois en tant qu’individus et en tantque société, le sont tout autant. Nous ne prétendons pas que les Américainsdevraient renoncer à l’individualisme, car cela équivaudrait à abandonnernotre identité la plus profonde. Mais l’individualisme en est venu à signifierbeaucoup de choses et à contenir de telles contradictions et de telsparadoxes que même sa défense exige que nous en fassions une analysecritique, que nous considérions tout particulièrement les tendancescapables de le détruire de l’intérieur.

L’individualisme sous ses aspects les meilleurs

La culture individualiste permet aux individus hors pair de mobiliser desressources si vastes qu’elles n’ont pas de précédent dans l’Histoire. Onretrouve, dans leurs rangs, des personnalités qui ont donné leur nom à desinstitutions illustres, John Davison Rockefeller, Matthew Vassar, LelandStanford, Cornelius Vanderbilt, Andrew Carnegie et Andrew William Mel-lon. Beaucoup de marques ont pour origine directe leurs fondateurs :Henry Ford, J. Paul Getty, Richard W. Sears, Alvah Roebuck, ClarenceBirdseye, W. K. Kellogg, Philip Danforth Armour, W. R. Grace.Henry Ford est particulièrement intéressant en raison de son apport nova-teur, tant sur le plan technologique que sur le plan social. Après avoir lul’essai d’Emerson intitulé «Compensation», il a doublé le salaire de sesouvriers, ce qui leur a permis d’acheter le Model T dont il avait parailleurs amputé le prix. Cette politique a ramené le taux de renouvellement

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INDIVIDUALISME OU COLLECTIVISME

du personnel de plus de 100 % à moins de 10 % en faisant de l’usine unendroit où l’on avait envie de travailler.Bien entendu, cela déclencha l’ire des actionnaires, mais Ford leur tinttête. Il leur déclara : «Le commerce et l’industrie sont d’abord et avanttout un service public. Nous sommes organisés pour faire autant de bienque possible, partout, et pour toutes les parties concernées. Je ne crois pasqu’il faille gagner autant sur les voitures. Le bénéfice doit rester raisonna-ble, sans être excessif. Telle a donc été ma politique de réduire le prix desvoitures aussi rapidement que la production le permet, et d’en faire profi-ter les utilisateurs et les ouvriers, avec le bénéfice étonnamment grand quien résulte pour nous-mêmes.»Plus récemment, et toujours à propos de l’industrie automobile, RalphNader poursuivait la tradition de l’«empêcheur de tourner en rond» avecson livre célèbre : Unsafe at Any Speed. General Motors, qui fit appel auxservices de prostituées pour le piéger, dut présenter des excuses devant uncomité d’enquête du Sénat. Les affaires sont peut-être l’affaire de l’Amé-rique, comme l’avait affirmé le président Coolidge en 1925, mais les avisdissidents peuvent s’y attaquer avec force. Mais ce ne serait pas l’Améri-que si seules les positions favorables aux affaires se faisaient entendre.L’individualisme est aussi synonyme d’opposition vigoureuse. La célèbreplaidoirie de William Jennings Bryan nous émeut encore : «N’enfoncezpas cette couronne d’épines sur le front du travailleur ni ne crucifiezl’humanité sur une croix d’or.»On n’oubliera pas la campagne mondiale menée par les États-Unis enfaveur des droits de l’homme et acclamée par des manifestants perchés surla porte de Brandebourg à la chute du mur de Berlin, tout comme sa miseà l’épreuve pendant les événements du Kosovo. La guerre démarrée en1861 pour libérer les esclaves n’a pas vraiment cessé depuis un siècle etdemi, et des millions de personnes de par le monde doivent leur liberté àl’intervention américaine.Tel le Spirit of Saint Louis de Charles Lindbergh, qui a traversé l’Atlanti-que en 1927, l’individualisme prend son envol, s’élançant comme un aiglesolitaire. L’inconnu attire depuis toujours les individualistes, et c’est ainsique, quand la frontière de l’Ouest disparut, les Américains se sont mis àexplorer l’espace. La «mission dans les contrées sauvages» que les colonspuritains s’étaient engagés à entreprendre se poursuit au XXIe siècle.Mais l’individualisme américain a aussi découvert le moyen de se perpé-tuer grâce aux œuvres philanthropiques. Andrew Carnegie en énonçait les

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principes dans L’Évangile de la richesse. L’argent, affirme-t-il, ne doitjamais être accordé au misérable, au vaincu, au désespéré. Mieux vaut ledépenser pour créer des opportunités, pour instruire et informer. Il ne fautpas le donner aux plus nécessiteux, mais à ceux qui sont décidés à changerles conditions qui entretiennent cette pauvreté. On «utilise un seau d’eaupour amorcer une pompe». Il s’agit de débusquer chaque étincelle d’ini-tiative et d’attiser les flammes. À sa mort en 1919, Carnegie avait un patri-moine de 22 millions de dollars. Il en avait distribué 351 millions.L’un des résultats de l’individualisme américain est que le système de phi-lanthropie aux États-Unis compte parmi les plus novateurs, les plus richesen idées et les plus stimulants du monde entier (voir l’illustration 3.3.). Ildonne sens aux formules : «Aider les gens à s’aider eux-mêmes» et «Pasun cadeau, mais un coup de pouce».

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INDIVIDUALISME OU COLLECTIVISME

Illustration 3.3

LA BIBLE DES

RICHES

SOUS SES ASPECTS LES MEILLEURS, UNE CULTURE INDIVIDUALISTE

PERMET UNE OPPOSITION VIGOUREUSE

PERMET AUX INDIVIDUS DE VALEUR

DE MOBILISER D’IMMENSES RESSOURCES

SOUTIENT LA LIBERTÉ DANS LE MONDE ENTIER

AIGLE SOLITAIRE

EXPLORER L’INCONNUAIDER LES GENS

À S’AIDER EUX-MÊMES

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Illustration 3.4

CONSOMME UNE TROP GRANDE PARTIE DES RESSOURCES DU MONDE

MAIS POUSSÉE TROP LOIN, UNE CULTURE INDIVIDUALISTE…

SOUTIENT LES HOMMES FORTS D’AMÉRIQUE LATINE

ACCUSE LA VICTIME

GLORIFIE L’AVIDITÉTUE ET PERSÉCUTE LES SYNDICALISTES

LUTTE CONTRE LE CONSOMMATEUR

Vive la cupidité !

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INDIVIDUALISME OU COLLECTIVISME

L’individualisme poussé trop loin

Dans l’illustration 3.4, l’homme abattu représente la tendance à rendre lavictime responsable de ses malheurs. Elle fait aussi allusion à la compli-cité de longue date des États-Unis avec les hommes forts d’Amériquelatine, la perpétuation des méthodes des conquistadores étant censéegarantir que toute révolte sera étouffée dans l’œuf. L’aide secrète desÉtats-Unis au général Pinochet au Chili (en haut à gauche), qui a renverséun président de gauche démocratiquement élu, était symptomatique de lapeur d’une société individualiste face à des mouvements coopératifs. Plusde trois mille personnes furent assassinées, de nombreuses autres torturéeset emprisonnées. Henry Kissinger et George Bush continuèrent de soute-nir Pinochet alors que, inculpé de crimes de guerre, il devait se battre con-tre son extradition en Angleterre.L’histoire de la liberté syndicale est, elle aussi, très contrastée aux États-Unis. Ce même Andrew Carnegie, auteur de L’Évangile de la richesse,laissa à Henry Clay Frick la direction de son aciérie de Homestead enPennsylvanie, où les hommes de main d’une milice privée abattirent plu-sieurs grévistes et brisèrent le syndicat. L’histoire se répéta à nouveau en1937, quand la police tira sur un millier d’hommes, de femmes etd’enfants lors d’un rassemblement du syndicat des sidérurgistes. Dix per-sonnes furent tuées, dont sept qui reçurent des balles dans le dos ; unefemme et trois enfants furent blessés ; vingt-huit autres personnes souffri-rent de graves blessures à la tête. Un an plus tard, le National Labor Rela-tions Board tranchait en faveur du syndicat.Pendant ce temps, Henry Ford était tombé dans la paranoïa qui affectesouvent les ultra-individualistes : il était devenu antisémite, pronazi etanticatholique. Son entreprise avait été dépassée par General Motors etChrysler, en partie parce qu’il s’accrochait au pouvoir personnel. Ses sala-riés parlaient dans un «chuchotement fordien» par peur d’être entendus etdénoncés à Harry Bennett, son directeur des relations humaines, connuégalement pour ses liens avec la pègre. Dès 1932, quatre grévistes furenttués dans l’immense usine de River Rouge. Mais le point culminant sur-vint en 1937, quand les hommes de main engagés par Bennett agressèrentWalter Reuther et d’autres dirigeants du syndicat de l’automobile.Quand les agresseurs comprirent qu’ils avaient été photographiés, ils s’enprirent à la presse, en particulier au journal The Detroit News, brisant lesappareils photo des journalistes et exposant les pellicules à la lumière.

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Une partie des preuves en sortit néanmoins indemne. En mai 1941, alorsque les syndicats étaient déjà reconnus depuis plusieurs années en Europe,70 % des salariés de Ford obtinrent le droit de se faire représenter par lesyndicat UAW.L’individualisme donne naissance à une autre pathologie : l’avidité débri-dée. Si l’altruisme des militants des droits civiques se justifie au nom duchoix personnel, la soif illimitée de possessions peut se défendre de lamême façon. C’est exactement ce qu’ont fait Ivan Boesky, Michael Mil-ken et Charles Keating, responsables d’une escroquerie de 500 millions dedollars à Wall Street dans les années quatre-vingt-dix.L’une des conséquences de cette avidité effrénée est que l’Amérique con-somme une part disproportionnée des ressources mondiales, à telle ensei-gne que l’adoption de ce modèle par d’autres économies seraitdésastreuse. Et même si les sociétés individualistes sont capables de pro-duire autant que de consommer, d’économiser et pas seulement de dépen-ser, la dimension dépense-consommation risque fort d’échapper à toutcontrôle et de devenir une fin en soi.Enfin, l’entreprise individualiste manifeste une tendance à la concurrencetous azimuts, pas seulement avec des entreprises rivales, mais avec desclients et des consommateurs relativement sans défense. Le capitalismefonctionne le mieux quand la compétition entre individus ou entre entre-prises porte sur la meilleure manière de servir le client. Mais la machinese grippe quand le client lui-même devient la cible de pratiques brutales,qu’il est pressé comme un citron. C’est malheureusement ce qui se passesouvent dans une culture qui a horreur de tout ce qui relève de la solida-rité.

Le collectivisme sous ses aspects les meilleurs

Une culture qui privilégie l’esprit collectif répartit équitablement les far-deaux entre ses membres. Ainsi, Singapour a réduit les salaires à tous leséchelons pour tenter de surmonter la récession de l’Est asiatique. Onretrouve certes cette volonté de partager les responsabilités dans les paysoccidentaux individualistes, mais uniquement en temps de guerre. Singa-pour et la France ont aussi institué un impôt sur les entreprises qui ne for-ment pas leur personnel ou qui cherchent à «profiter» des effortsconsentis dans ce domaine par d’autres entreprises en débauchant leurssalariés.

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INDIVIDUALISME OU COLLECTIVISME

Une culture organisée autour du collectif encourage l’individu à léguer àla société, à la commune ou à la famille un héritage qui perdurera après sadisparition. Nous avons tous besoin de vivre pour un objectif qui nousdépasse, de laisser un signe durable de notre passage, une trace del’importance de nos actes. Une entreprise, tout comme une société, est unvéhicule potentiel d’immortalité, un espace où notre influence persiste, oùnotre marque ne sera pas effacée.Certaines cultures à dominante collective peuvent offrir aux multinationa-les qui s’y implantent des niveaux impressionnants de productivité, dequalité et d’esprit de corps. C’est notamment le cas de Singapour, de laMalaisie et de Hongkong. La formation et la santé du travailleur comptentde plus en plus dans les activités à forte intensité de connaissance, et cescultures sont prêtes à développer le niveau d’éducation de l’ensemble dela population (voir l’illustration 3.5).Elles se révèlent particulièrement expertes dans le rattrapage économiqueet dans la stratégie de «fast following». Elles observent attentivement lesnouvelles technologies occidentales et choisissent de se spécialiser danscelles dont la production semble propre et dont la conception, la fabrica-tion, la distribution et la maintenance promettent d’être instructives. Grâceà la coordination des politiques d’éducation et de l’implantation des entre-prises étrangères, ces cultures sont souvent capables d’assurer à ces entre-prises une réserve vaste, et donc bon marché, de connaissances, detravailleurs et d’ingénieurs qualifiés.

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Illustration 3.5

La copie est supérieure à l’innovation dans la mesure où elle comportemoins de risques, puisque l’on sait que la technologie est viable et deman-dée. Grâce aux prêts à long terme et à faible taux d’intérêt, les cultures quiprivilégient le collectif obtiennent des capitaux à peu de frais et fidélisentles banques qui accordent leur soutien pour de longues périodes. L’éthiquechinoise et japonaise du travail pourrait bien trouver ses origines dans destraditions communautaires et en partie confucéennes.

SE CONCENTRENT SUR LES TECHNOLOGIES DE POINTE POUR CRÉER DES ÎLES INTELLIGENTES

SOUS LEURS ASPECTS LES MEILLEURS, LES CULTURES FORTEMENT COLLECTIVISTES

RÉCESSION DU SUD-EST ASIATIQUE

PARTAGENT LES FARDEAUX ÉQUITABLEMENT

LAISSENT UN HÉRITAGE AUX GÉNÉRATIONS FUTURES

LEADER MONDIAL POUR LA MAIN D’ŒUVRE

FAVORISENT L’ESPRIT DE CORPS

BANQUE

PRATIQUENT DES PRÊTS BANCAIRES À LONG TERME QUI LIMITENT

LE COÛT DU CAPITAL

FAVORISENT LA SANTÉ ET L’INSTRUCTION DES SALARIÉS

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INDIVIDUALISME OU COLLECTIVISME

Enfin, les cultures collectivistes ont tendance à relier les affaires, l’éduca-tion, les finances, l’État et le travail en un seul et même mouvement dirigévers une plus grande intensité du savoir. Elles sont influencées par la tradi-tion confucéenne dans laquelle l’apprentissage collectif devient la finalitédu travail : plus on en sait et plus vite on apprend. Singapour s’est fixépour objectif de se transformer en «île intelligente», n’admettant que lestechnologies, les produits et les projets qui auront à la longue des retom-bées éducatives pour sa population. Chaque mètre carré de ce territoirerestreint est saturé de processus complexes.L’héritage de la guerre froide nous pousse en partie à associer le collectif àl’étatisme, au communisme et aux économies dirigées. Mais ce n’est là quel’une des expressions des valeurs collectives et qui s’est avérée d’une ineffica-cité flagrante. La plupart des économies collectivistes mobilisent leur popula-tion autour d’objectifs de croissance économique et d’augmentation de valeurpour l’actionnaire, de manière à rendre le salarié moyen de plus en plus ins-truit et productif. Dans ces sociétés, il y a peu d’exclus et de marginaux.

Le collectivisme poussé trop loin

Le collectivisme comporte de sérieux inconvénients et conduit à deserreurs tout à fait prévisibles. Un exemple parmi d’autres : le système desparticipations croisées entre banques, fournisseurs et clients, qui permet àdes entreprises qui battent de l’aile de se soutenir mutuellement. Il fonc-tionne bien tant que le nombre de ces firmes en difficulté reste limité, puis-que l’intervention de puissants amis suffit parfois pour les remettre sur lavoie de la rentabilité. Mais il commence à dérailler quand toutes les entre-prises du groupe, ou la plupart, sont malades. Dans ces cas-là, elles conti-nuent de s’entraider alors qu’en fait il vaudrait mieux pour l’économiequ’elles ferment définitivement boutique.La mise en faillite d’une entreprise présente l’avantage de réaffecter descapitaux à des secteurs plus viables de l’économie. Or, les cultures collec-tivistes ont du mal à se renouveler dans la mesure où elles résistent àl’extinction des entreprises en surnombre. Au Japon, par exemple, desbanques de taille réduite qui auraient dû disparaître depuis longtemps for-ment un groupe de «morts vivants» et nombre d’entre elles ne subsistentque grâce à l’équivalent d’une tente d’oxygène permanente.Autre inconvénient de l’esprit collectif : il s’affirme souvent aux dépensdes acteurs extérieurs au cercle intérieur. Les entreprises d’un même sec-

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teur peuvent ainsi s’unir contre le client puisque leurs dirigeants se sententsouvent plus proches les uns des autres que de ce dernier. C’est notam-ment le cas au Japon, où les prix sur le marché intérieur sont généralementsupérieurs à ceux du reste du monde et où le consommateur a été sacrifiésur l’autel de la construction d’une puissante plate-forme industrielle tour-née vers l’exportation.L’éthique collective ne devient que trop facilement une pyramide de sacrifi-ces où ceux qui se trouvent en bas doivent payer pour ceux qui occupent lesommet. Cela se produit de façon évidente en Serbie et au Kosovo, où lesAlbanais sont exploités par les Serbes et où les Serbes sont exploités parleurs propres dirigeants. Mais c’est également le cas partout où les intérêtsdes consommateurs sont subordonnés à ceux des producteurs. La produc-tion étant une activité collective alors que la consommation a pour l’essen-tiel un caractère individuel, le consommateur est généralement sommé dansune culture de ce type de contribuer au financement du «bien collectif».Les sociétés de ce type s’évertuent à établir un consensus, plutôt que defonctionner selon le principe qui, à l’issue des élections, réduit les per-dants à se taire. Dans l’idéal, un lieu de travail consensuel parvient àmobiliser toutes les énergies, mais les bouleversements technologiques dela période actuelle se succèdent peut-être trop rapidement pour permettrela laborieuse recherche d’un nouveau consensus. L’ancien consensus ris-que dans ce cas, tel un paresseux, de barrer le chemin du progrès.Quiconque a travaillé avec des démunis ou des déshérités sait à quel pointces communautés peuvent entraver l’initiative individuelle. Prisonniersd’une même misère, ses membres sabotent délibérément toute tentativepour échapper au sort commun, et celui qui essaie de s’améliorer par quel-que moyen que ce soit passe vite pour un «vendu à l’oppresseur». Certai-nes communautés excellent à maintenir leurs membres dans le dénuement.Ayant constaté que ceux qui ont quitté leurs rangs l’ont souvent fait enécrasant leur voisin, elles bloquent énergiquement toute velléité de départ.Pas question pour autant de renvoyer dos à dos l’individualisme excessif etle collectivisme excessif, car nous estimons que, des deux, c’est le dernierqui est le plus dangereux. Tôt ou tard, l’influence ridiculement exagérée decertains individus nuisibles finira par être contenue, tandis qu’un pays enproie à une idéologie délirante constitue un danger pour le monde entier.L’esprit collectif transforme de telles cultures en machines de combat mor-telles et leurs victimes se chiffrent par millions, que ce soit dans l’Allema-gne nazie, l’Union soviétique ou la Chine maoïste (voir l’illustration 3.6).

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INDIVIDUALISME OU COLLECTIVISME

Illustration 3.6

PRÉCIPITE DES RÉVOLUTIONS QUI DÉVORENT LEURS

PROPRES ENFANTS

POUSSÉ TROP LOIN, LE COLLECTIVISME…

PERMET À DES ENTREPRISES QUI BATTENT DE L’AILE DE SE

SOUTENIR MUTUELLEMENT

FAVORISE DES ENTENTES SUR LES PRIX ET

L’EXPLOITATION DU CLIENT

GÉNÈRE UN CONSENSUS PARESSEUXEMPÊCHE L’INDIVIDU D’ÉCHAPPER

À LA MISÈRE COMMUNE

ENGENDRE UNE PYRAMIDE DE SACRIFICES

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Cela se produit même quand la collectivité se veut dirigée par la «raison»et se réclame d’idées éclairées. Le concept révolutionnaire de la «volontécollective» devient une idole. La communauté se réduit à une abstractionqui «dévore ses propres enfants», comme ce fut le cas lors de la Terreursous la Révolution française.

Le choc des cultures et les conflits qui en découlent : dans le monde de l’entreprise

Individualisme et collectivisme génèrent des conceptions opposées ducapitalisme. Ainsi, dans un cas, ce sont les actionnaires qui comptent et,dans l’autre, ce sont toutes les parties prenantes à l’environnement del’entreprise. Extérieurs à celle-ci, ignorants quant à son fonctionnement etn’y participant pas directement, les actionnaires revendiquent néanmoinsleur souveraineté. L’entreprise, estiment-ils, a pour principale raisond’être de rentabiliser leur investissement. Peu importe d’ailleurs que cespropriétaires éparpillés ne se connaissent pas, ou ne soient même pas con-nus de l’entreprise.En revanche, pour les parties prenantes, l’entreprise existe pour elle-mêmeet pour les publics qui ont un intérêt dans sa réussite et sa prospérité.Ainsi, salariés, clients, créanciers, actionnaires et collectivités sont touspartie prenante, et contribuent tous à la création de richesse. L’idéal estcelui d’une communauté de salariés servant une communauté de clients etd’une communauté de dirigeants collaborant avec la communauté du per-sonnel. Les actionnaires américains des entreprises japonaises ont décou-vert que leur participation à celles-ci leur donne très peu de droits endehors de leurs dividendes : n’appartenant pas à la communauté de travail,ils n’ont qu’un pouvoir limité.La culture individualiste s’attache à optimiser le retour sur investissement,puisque c’est quelque chose que l’actionnaire peut prendre à l’entrepriseet utiliser à son gré. Tant que l’individu ne revend pas sa participation, ilest rattaché aux acteurs de l’entreprise. Mais les bénéfices empochés luipermettent de retirer ses fonds et de les réinvestir ailleurs, et sa volontéd’indépendance se manifeste parfois dans le simple volume des transac-tions et dans les turbulences du marché qui en découlent.L’individualisme est renforcé encore par les fonds communs de placementet les fonds de pension. Là, l’argent est investi entièrement à la discrétion

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INDIVIDUALISME OU COLLECTIVISME

des gestionnaires du fonds, qui, n’ayant d’autre objectif que l’optimisationdu placement, ne discutent pas avec ceux pour qui ils agissent. Et même sile fonds prétend n’investir que dans les entreprises jugées «socialementresponsables», le fonctionnement de base ne change guère.On constate tout le contraire dans une culture où règne l’esprit collectif.Ce qui prime, c’est ce que l’entreprise fait pour ses clients et, dans le casdu Japon, de Singapour et de Hongkong, sa part du marché national. Dansune stratégie japonaise type, on réduit au minimum les coûts et les margesbénéficiaires pour s’engager dans ce que la culture individualiste qualifiede «politique de prix prédatrice». L’entreprise est capable de remettre àplus tard ou même d’abandonner pratiquement le but de la rentabilité pen-dant qu’elle «achète des parts de marché» en vendant moins cher que laconcurrence.Rentabilité et individualisme sont clairement associés à la prise de risqueet à l’innovation. Plus l’activité est pionnière et confrontée à des incon-nues, mieux il faut rétribuer ceux qui prennent les risques. Au contraire,ceux qui copient et adoptent des pratiques ayant déjà fait leurs preuves seconcentrent sur le calcul de leur part de marché pour savoir dans quellemesure ils sont en train de dépasser les leaders. À mesure qu’un marchémûrit, les relations avec le client gagnent en importance relative, et c’est làque les cultures fortement collectives montrent leur efficacité. Dans de tel-les compétitions (très courantes dans les années quatre-vingt), les entre-prises occidentales ont tendance à se retirer face à la médiocrité desmarges, tandis que les entreprises de l’Est asiatique persévèrent puisqueleurs parts de marché augmentent. Mais il est impossible d’entretenirindéfiniment cette dynamique, comme le montrent les problèmes écono-miques actuels du Japon, qui découlent peut-être de cette pénurie de pro-fits. La stratégie de la part de marché vise le long terme : on espère que,lorsque les concurrents soucieux avant tout de rentabilité immédiate jette-ront enfin l’éponge, les marges antérieures seront rétablies. Pourtant, cescénario ne se réalise que rarement. L’équation stratégique est plutôt lasuivante : gains de parts de marché = augmentation des volumes = accélé-ration de l’apprentissage = nouvelles réductions de prix = nouveaux gainsde parts de marché. Ce calcul est valable tant qu’il oublie la question de larentabilité… sauf que, quand la rentabilité est oubliée, toute la commu-nauté nationale finit par «tourner à vide».La culture d’entreprise individualiste a tendance à considérer l’équipe,l’effectif et même l’entreprise tout entière comme des «technologies

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sociales», c’est-à-dire des outils permettant d’obtenir des résultats et defaire de l’argent pour les actionnaires individuels. Le mot mêmed’«organisation» vient du grec organon, ou «instrument». Les équipes etleurs efforts de collaboration sont donc considérés comme des outilsappartenant à des propriétaires privés qui s’en servent pour atteindre leursobjectifs et qui les dissolvent dès qu’ils ont rempli leur office, éventuelle-ment pour les reconfigurer en nouvelles entités.Là où l’on estime qu’elles sont nécessaires, on ne rechigne pas à imposerdes suppressions d’emplois massives à une communauté de travail, met-tant au chômage des milliers de personnes. Le cours de l’action de l’entre-prise décolle le plus souvent dès que la nouvelle des licenciements serépand, non parce que la politique est saine (ce qui est rarement le cas)mais parce que la direction a retiré à un groupe d’acteurs, les salariés, desressources importantes qui peuvent désormais être redistribuées àd’autres, dont les actionnaires.On se demande parfois où se terminent les droits de ces derniers. Ilsdétiennent parfois leurs titres pour quelques heures seulement, sont prati-quement toujours absents des véritables réunions de travail, peuvent igno-rer jusqu’au nom des entreprises dans lesquelles leur argent est investi, etpourtant, leurs droits sur ceux qui consacrent leur vie à l’organisation sontabsolus. Bien sûr, l’actionnaire est libre de s’impliquer dans la sociétéqu’il «possède», mais il choisit rarement de le faire. Ainsi, les protesta-tions lors des assemblées générales sont le plus souvent submergées parles votes par procuration et l’influence des investisseurs institutionnels.En tant qu’institution démocratique, la communauté des actionnaires nefait pas le poids. Les absents, qui ne s’impliquent pas, qui sont ignorantsde ce qui se passe, détiennent de vastes pouvoirs sur les présents, ceux quisont dévoués à l’entreprise et qui en savent le plus sur son compte. Mêmele cinéma hollywoodien a exploré ce thème. Ainsi, Wall Street compare lesspécialistes des rachats à des lézards nocturnes prédateurs, tandis quePretty Woman nous montre la relation entre une prostituée et un hommequi rachète des entreprises en soulignant les grandes ressemblances entreleurs activités. Si nous prenons au sérieux l’«organisation apprenante»,pouvons-nous la laisser aux mains de ceux qui n’ont ni le temps ni l’incli-nation de s’intéresser à elle? «Voilà ta paie. Tout ce que je veux, c’est tontemps de travail», dit l’actionnaire au salarié. De tels échanges sont étran-gement unilatéraux. L’actionnaire a des droits énormes mais très peu dedevoirs.

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INDIVIDUALISME OU COLLECTIVISME

Pourtant, la culture d’entreprise où règne l’esprit collectif pose égalementdes problèmes. Là, l’individu et les équipes sont considérés comme des«technologies maison» que l’entreprise est libre d’utiliser – et, si besoinest, d’user – pour atteindre ses fins. Il est difficile de déterminer où l’entre-prise se termine et où le keiretsu (famille d’entreprises), le cartel ou lanation commence. Chaque objectif recèle un objectif encore plus vaste quil’englobe jusqu’à ce qu’il soit réduit à l’insignifiance au sein d’un projettoujours plus vaste où des forces titanesques sont en jeu.Pour autant, les cultures d’entreprise où domine l’esprit collectif respec-tent davantage leurs membres que les cultures individualistes. Les ferme-tures d’usines et les licenciements en masse sont peu courants et les OPAhostiles sont rares ou inconnues. Les menaces à la cohésion sociale et aumoral du groupe sont évitées chaque fois que c’est possible (ce qui n’estpas toujours le cas). Le dirigeant doit être une figure parentale bien-veillante. Si un salarié a plusieurs enfants à charge, l’entreprise endosseraune responsabilité supplémentaire en conséquence. Le souci d’autrui estindivisible : plus vous en faites preuve et plus on doit s’occuper de vous.Beaucoup de ces traditions, on s’en doute, subissent aujourd’hui d’impor-tantes tensions, notamment au Japon.Certaines pratiques d’exclusion ne sont toutefois pas étrangères aux cultu-res de ce type. En effet, la cohésion peut régner au sein de la famille, de latribu, de la religion, d’une clique, d’une faction ou d’un groupe ethnique.Trop étroitement définis, ces groupes ont tendance à se quereller à l’infini,alors que, s’ils sont trop largement définis, ils risquent d’étouffer les grou-pes les plus faibles dans un projet trop vaste, comme la sphère de copros-périté japonaise. Quand la communauté se définit par ce qu’elle n’est pas,ceux qui sont à l’extérieur peuvent être mis en péril (voir l’illustration3.7).La valeur suprême de l’entreprise est-elle la concurrence ou lacoopération? La plupart des pays individualistes choisiraient la concur-rence comme moteur du système économique, où chacun lutte pour sur-passer celui qui s’adonne à la même activité. Le meilleur dominera etobtiendra des ressources en proportion de sa réussite. L’esprit de l’écono-mie de marché veut que le gagnant acquière progressivement plus, alorsque le perdant cède aux plus performants les ressources qu’il a mal gérées.L’un des nombreux avantages de la concurrence est qu’elle permet auxindividus de découvrir rapidement ce en quoi ils excellent et les pousse àse spécialiser. Néanmoins, un capitalisme qui se résume à la concurrence

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frénétique finit par ressembler à un «concours de démolition» dans lequelles pièces qui tombent des véhicules endommagés sont saisies par lesautres concurrents et cannibalisées à leur avantage.Nous devons toujours nous demander : où la concurrence doit-elle seterminer? Sommes-nous les rivaux de tout le monde? Vendons-nousn’importe quoi aux clients sous prétexte que nous convoitons tous lesmêmes revenus disponibles? Ou convient-il de considérer au moins l’acti-vité de certaines entreprises comme étant propice à la nôtre? Si notredevise est «arnaquer le pigeon», il s’ensuit que le consommateur moyenest beaucoup plus facile à vaincre que le professionnel. Devons-nous touscommencer à guetter les plus vulnérables?La vérité est que la finalité de notre concurrence est censée être le serviceau client, et c’est pour cela que la coopération doit être aussi un trait fon-damental de notre activité. Si certains produits atteignent une qualitéexceptionnelle, c’est parfois parce que des professionnels talentueux ontcoopéré pour y parvenir. C’est ce que les cultures du Sud-Est asiatique, àl’esprit fortement collectif, appellent le wa, ou harmonie, comme lorsquedifférents instruments ou voix mélangent leurs mélodies pour créer unensemble symphonique. Au Japon, la vertu cardinale de l’homme d’affai-res n’est pas l’esprit de compétition, mais amae, ou affection indulgente,qui lie, par exemple, un supérieur et son subordonné. La relation entrefrère aîné et frère cadet (sempai-kohai), est également un modèle trèsadmiré pour l’attitude du dirigeant qui sert de mentor à ses collègues plusjeunes.

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INDIVIDUALISME OU COLLECTIVISME

Illustration 3.7 : Les dichotomies qui découlent de l’opposition entre individualisme et collectivisme dans le monde de l’entreprise

Ces cultures peuvent livrer une concurrence très poussée avec l’Occident.Singapour, la Malaisie, Taïwan, Hongkong ou la République populaire deChine se sont inspirés, au moins en partie, du modèle de rattrapage propreau collectivisme japonais. Pour des pays autrefois communistes comme laChine, cette voie se révèle plus fructueuse que l’adhésion subite à l’indivi-dualisme qui semble avoir retardé l’économie de la Russie et d’une grande

SERVIR LES ACTIONNAIRES

SERVIR TOUTES LES PARTIES PRENANTES DE L’ENTREPRISE

RENTABILITÉ PART DE MARCHÉ

CAPITALISME PIONNIER CAPITALISME DE RATTRAPAGE

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partie de l’Europe de l’Est. Ironie suprême, le taux de croissance de laChine – le plus rapide de toute l’histoire économique – a pour théâtre unpays non seulement dominé par l’esprit collectif, mais toujours commu-niste. Et malgré les difficultés que traverse actuellement le Japon, lesméthodes de production de Toyota, pour ne citer que cet exemple, ont con-servé leur influence sur la construction automobile dans le monde entier.Une conclusion s’impose donc : autant la concurrence peut nous figer engroupes rivaux, autant des groupes harmonieux peuvent chercher à testerla qualité de leur harmonie en se mesurant à d’autres groupes. Il ne fautpas considérer la coopération comme la négation de la concurrence. Ellepeut être son arme secrète, tout comme l’esprit d’équipe est l’âme descompétitions sportives (voir l’illustration 3.8).L’opposition entre rivalité et complémentarité est une variation sur cethème, puisque les individualistes prônent la rivalité et les tenants du col-lectivisme la complémentarité. Le monde des affaires est-il fait essentiel-lement de concurrence et d’hostilité, l’échec des uns étant la condition dela réussite des autres? Ou marche-t-il surtout à la complémentarité,comme l’a démontré la vente des cassettes vidéo, qui augmente plutôtqu’elle ne diminue les bénéfices des studios de cinéma? Si, pendant plu-sieurs années, l’industrie cinématographique a fonctionné sur la base de larivalité, elle l’a désormais remplacée par la complémentarité.Si les entreprises d’un même secteur se concentrent géographiquement –le cinéma à Hollywood, théâtre à Londres, agences de communication etmaisons d’édition à New York –, c’est en partie parce que les complémen-tarités l’emportent sur les rivalités. On va à Londres pour voir une pièce, àNew York pour rencontrer un éditeur, à Tokyo pour acheter de l’électroni-que de grande consommation, et ainsi de suite. Ce que ces secteurs parta-gent – individus, compétences, ressources – est peut-être plus importantque ce qu’ils peuvent acquérir par la rivalité. Les standards qu’ils choisis-sent d’un commun accord et les fournisseurs qu’ils retiennent ont souventpour effet de dynamiser toute la profession.Si des entreprises comme Coca-Cola et Pepsico sont toujours enferméesdans un jeu à somme nulle (c’est-à-dire où les gains du gagnant sont exac-tement équivalents aux pertes du perdant), les constructeurs d’ordinateurset les sociétés des services informatiques reconnaissent depuis longtempsleur complémentarité, comme d’ailleurs les entreprises fonctionnant surInternet. Dans des cultures à fort esprit collectif comme Singapour, la créa-tion de zones industrielles homogènes est une priorité nationale. Les entre-

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prises qui souhaitent s’implanter à Singapour sont regroupées avec desentreprises complémentaires, ainsi qu’avec des fournisseurs et des sites deformation, dans des domaines comme le multimédia, la mécanique de pré-cision ou le développement des microprocesseurs. Le but recherché est dedévelopper des secteurs entiers par le biais de ces concentrations interacti-ves d’activités complémentaires, et cette politique a très largement réussi.

Illustration 3.8 : D’autres dichotomies qui découlent de l’opposition entre individualisme et collectivisme

dans le monde de l’entreprise

TECHNOLOGIES SOCIALES TECHNOLOGIES MAISON

CONCURRENCE À TOUS CRINS SEMPAI-KOHAI

RIVALITÉ COMPLÉMENTARITÉ

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Le choc des cultures et les conflits qui en découlent : dans la religion, l’éthique et la politique

L’orientation en faveur de l’individualisme ou du collectivisme ne fait pasque modeler l’entreprise, elle structure l’environnement social dans sonensemble. Ce serait une grave erreur de croire que, dans l’Amérique indi-vidualiste, on n’aime pas la vie collective. Bien au contraire, la cultureaméricaine montre une capacité à produire des activités de groupe quitrouve difficilement sa pareille dans le monde.L’individualisme ne se distingue pas par l’absence de groupes, mais par lecaractère particulier des groupes créés. Le groupe américain par excel-lence est l’association de bénévoles : elle naît de la libre association et del’engagement volontaire d’individus ayant les mêmes idées et qui choisis-sent de collaborer ou de se rencontrer (voir l’illustration 3.9).C’est ainsi que l’Amérique a été fondée : par des réfugiés religieux qui sesont donné une convention leur permettant de vivre selon leurs convic-tions communes. Depuis, cette même mentalité s’est manifestée dans leNew Deal de Roosevelt, le Contrat avec l’Amérique de Bill Clinton etainsi de suite. Citons, parmi les milliers d’associations d’entraide, lesAlcooliques anonymes, Common Cause, le Student Non-Violent Coordi-nating Committee, les Promise Keepers, la Southern Christian LeadershipConference et la Moral Majority.On retrouve certaines constantes dans ces groupes. Ce sont en général des«mouvements» qui s’engagent à mener à bien un projet défini par leursmembres (par exemple la suppression ou au contraire la défense du droitdes femmes à l’avortement) et qui disparaissent une fois qu’ils ont atteintleur objectif ou échoué. Véhicule des intérêts de leurs seuls membres, ilsont tendance à restreindre les adhésions, comme les groupes qui refusentd’admettre des personnes dont les enfants n’ont pas été renversés par unconducteur en état d’ivresse ou celles qui n’ont jamais été alcooliques,drogués ou joueurs invétérés. Tout désaccord quant aux buts recherchés oumême aux moyens d’y parvenir conduira à une scission, chaque campadoptant son orientation propre.Au contraire du groupe formé spécifiquement pour affirmer avec d’autresdes convictions personnelles, on trouve le groupe qui préexiste à la nais-sance de l’individu : la famille. Nous sommes tous nés dans une famillequi forme notre personnalité et beaucoup quittent une famille qui survivraà leur décès. Personne ne s’étonnera d’apprendre qu’on déplore l’état de

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INDIVIDUALISME OU COLLECTIVISME

la famille américaine, dont les enfants trouvent une maison vide en ren-trant de l’école et dont le taux de divorce est élevé, puisque les couplesrecherchent plutôt leur «épanouissement personnel» que la stabilité et lacohésion de la famille.

Illustration 3.9 : Les dichotomies qui découlent de l’opposition entre individualisme et collectivisme dans l’éthique et la politique

Au diable l’enfer

LES DICHOTOMIES QUI DÉCOULENT DE L’OPPOSITION ENTRE INDIVIDUALISME ET

COLLECTIVISME DANS L’ÉTHIQUE ET LA POLITIQUE

LA FAMILLE

CULTURE DE LA CULPABILITÉ CULTURE DE LA HONTE

L’ÉTAT COMME ENTRAÎNEUR DES JOUEURS NATIONAUXL’ÉTAT COMME ARBITRE

DU FAIR-PLAY

ASSOCIATION VOLONTAIRE

L’enferest réaction-naire

À bas la damna-

tion

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La famille est l’un des très rares lieux où les différentes générations serencontrent et où des réactions négatives peuvent s’exprimer dans un con-texte d’amour et d’acceptation. Dès que nous sommes hors de la maison etdans l’association de bénévoles, il n’est plus vraiment nécessaire d’avoirdes contacts avec des personnes qui pensent différemment, sauf peut-êtredans le cas d’une rixe ou d’une manifestation. Seuls les groupes qui cons-tituent un but en eux-mêmes – la famille, le quartier, l’association amicale– sont capables de louvoyer entre des opinions divergentes. L’associationde bénévoles se drape souvent de sa vertu pour faire avancer la cause deses membres, et si vous n’êtes pas d’accord avec le programme, mieuxvaut vous tenir à l’écart.La famille demeure le rempart de la culture d’entreprise dans les pays col-lectivistes, où 85 % des entreprises ont une origine familiale. Même dansl’entreprise publique japonaise, les métaphores familiales abondent, avecles évocations de «frères», de «sœurs», de «mères» et de «tantes». Leministère de l’information, de la technologie et de l’industrie japonais (leMITI) est connu sous le nom de «tante soucieuse». Un dirigeant dira sansrougir : «Ici, c’est moi la mère.» L’idéal familial joue un rôle particulière-ment important en ce sens qu’il crée des liens entre les anciens et les jeu-nes et qu’il permet d’éviter la distance sociale caractéristique desstructures bureaucratiques. Antidote de l’aliénation, c’est aussi une for-mule pour l’éducation de la génération montante. Ainsi, les économies oùprédomine l’esprit collectif et qui idéalisent la famille réussissent considé-rablement mieux que les économies socialistes, qui idéalisent l’État.La culture individualiste se caractérise par des relations complètement dif-férentes entre l’État et l’entreprise privée. L’État exerce ici une fonctiond’arbitre, alors que, dans les pays collectivistes, il agit plutôt commeentraîneur des joueurs d’élite. Dans la «culture de l’arbitre», les joueursdoivent être libres de se concurrencer comme ils l’entendent, à conditionde n’enfreindre aucune règle. L’État est considéré comme un mal néces-saire qui empêche les concurrents de faire des coups bas et qui les exclutdu terrain en cas d’infraction.Cette conception comporte un certain universalisme, évoqué dans les cha-pitres 1 et 2. L’individu est libre tant qu’il reste à l’intérieur des contrain-tes du système légal, l’individualisme débridé étant entravé parl’ensemble des lois devant lesquelles tous les individus sont égaux. La vic-toire appartient dès lors au joueur qui obtient la meilleure performanceselon les règles du jeu telles que les incarne l’arbitre.

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Ce modèle pose néanmoins quelques problèmes. L’arbitre, on le sait, estrarement apprécié. Il est difficile de convaincre les supporters qu’il n’est pasdans un rapport de collusion secrète (généralement avec l’équipe adverse).Les décisions prises par l’arbitre attirent parfois des huées et des sifflets,voire des tomates pourries. Et si jamais il se rapproche trop d’un concurrent,un parfum de corruption se met à flotter dans l’air, une simple amitié suffi-sant parfois pour éveiller des soupçons. De grands efforts doivent être con-sentis pour appliquer la «séparation des pouvoirs» entre concurrents et juges.Dès que l’État s’écarte de son rôle d’arbitre, on le taxe d’«État tout-puissant» qui fait le lit d’une éthique collectiviste subversive. L’État ne doitpas prendre part lui-même au jeu. On considère que, non seulement sa par-ticipation équivaut à une forme de «concurrence déloyale», mais qu’elleporte atteinte à son rôle d’arbitre impartial : nul ne peut être juge et partie.L’État-entraîneur, lui, est de toute évidence du côté des entreprises de sonpays, définies comme des «champions nationaux» qui produisent pourl’exportation et qui appartiennent à la communauté. C’est ce que l’onappelle parfois la politique industrielle, le colbertisme, ou, selon certainsdétracteurs, le «corporatisme». L’État «conseille» plutôt qu’il n’exige lerespect des lois, bien qu’il soit sans doute difficile de rejeter entièrementses conseils, puisque l’État est le représentant suprême de la nation, alorsqu’une entreprise n’en est qu’une représentante partielle.Pourtant, les entreprises peuvent résister. Le cas le plus célèbre étant celuidu refus de l’industrie automobile japonaise de fusionner des unités de pro-duction jugées trop petites et trop nombreuses selon le «conseil» du MITI.Dans les cas idéaux, l’État-entraîneur est très aimé (comme l’entraîneur defoot). Il passe pour l’ami et le facilitateur du développement économique,puisqu’il est à même de favoriser le crédit à bon marché, la formation pro-fessionnelle, des contrats importants et des campagnes d’exportation. Dansla catégorie État-entraîneur, on retrouve Singapour, le Japon, la Corée duSud et, sous ses divers gouvernements de gauche, la France. Dans la plu-part des cultures, les deux modèles coexistent. Au Royaume-Uni, la struc-ture Scottish Enterprise, par exemple, exerce un rôle d’entraîneur, commela plupart des agences pour le développement.C’est dans les périodes de rattrapage économique que l’État-entraîneur semontre le plus efficace et que la question se pose de choisir, sur un trèsvaste éventail de possibilités, les secteurs dans lesquels il faut se spéciali-ser. Les cultures influencées par le confucianisme optent généralementpour les industries et les produits qui requièrent des compétences avancées

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et des connaissances poussées : d’où leur préférence pour la biotechnologieou la microélectronique. Plus l’activité demande de compétences, plus lescitoyens vont gagner d’argent, et c’est pourquoi le but consiste à imposer lepays comme celui qui offre la main-d’œuvre la plus intelligente. Il ne fautpas confondre l’État-entraîneur et la planification centrale chère aux écono-mies communistes, qui ont fait preuve d’une telle inefficacité qu’elles sontaujourd’hui en déclin. L’État-entraîneur accepte le marché mais se croit enmesure d’améliorer le niveau des joueurs et leurs chances de gagner.Il convient de souligner une autre distinction clé entre les cultures indivi-dualistes et les cultures collectivistes : les premières sont marquées par laculpabilité et les secondes par la honte. Dans une culture de la culpabilité,l’individu est jugé personnellement responsable de ses péchés et donc cou-pable. «Ce n’est pas ainsi qu’on parle à sa mère», lui dit une petite voixintérieure ; il a l’impression que sa façon d’agir est indigne de lui-même.Au contraire, la honte fait sentir à l’individu que de nombreux regardsdésapprobateurs se portent sur lui : il a «perdu la face» parce qu’il apparaîtaux yeux d’autrui sous un jour moins favorable qu’avant. Son «visage»précédent s’est désintégré pour être remplacé par un objet de réprobation.Ainsi, un dirigeant japonais qui arrivait régulièrement en retard aux réu-nions n’a pas amélioré sa conduite quand on lui en a fait le reproche en privémais, une fois évoquée en public, la question ne se reposa plus jamais.Il y a d’autres signes très parlants pour déterminer si une culture privilégiel’individuel ou le collectif (voir l’illustration 3.10). La culture individualisteaime à présenter ses figures marquantes comme des solitaires : le justiciersolitaire, l’aigle solitaire, Han Solo dans La Guerre des étoiles, JonathanLinvingston le Goéland, qui s’élève au-dessus des préoccupations desoiseaux de moindre envergure, l’architecte sublime dans le Rebelle de KingVidor, d’après le roman d’Ayn Rand, et bien d’autres héros isolés.La culture où prédomine l’esprit collectif imagine au contraire le chefflanqué d’admirateurs et d’assistants, menant un escadron de collèguesétroitement associés. «Il n’a aucun pouvoir» : voilà la pire chose que vouspuissiez dire d’un dirigeant japonais. Mais les Japonais n’ont pas en têteun pouvoir unilatéral ou dictatorial sur les subordonnés. Ils pensent plutôtà la capacité à décrypter les courants contradictoires dont la communautéest traversée et à tirer pleinement parti de la dynamique de groupe. Ils’agit en somme d’exploiter le pouvoir spontané de la collectivité.Dans une culture individualiste, on aime voter. Le vote attribue la victoire à lamajorité des présents, et l’opposition de la minorité, qui est tenue de céder

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INDIVIDUALISME OU COLLECTIVISME

pacifiquement, ne doit pas dépasser le plan verbal. Dans le cadre de l’entre-prise, la minorité accepte la décision de la majorité et travaille pour l’appli-quer sans trop traîner les pieds. Le vote est utilisé comme méthode pour clorele débat après que toutes les opinions ont pu s’exprimer et que les perspecti-ves de faire changer d’avis au camp adverse se sont avérées illusoires.Là ou règne l’esprit collectif, on s’intéresse davantage à l’édification d’unconsensus et on s’inquiète en cas de désaccord avec la politique adoptée.La méthode japonaise du ringi («aller en cercle»), par laquelle les projetsrédigés par les cadres moyens circulent et sont modifiés jusqu’à ce quetout le monde y ait apposé son seing, est exemplaire de la prise de déci-sions dans ces cultures.

Illustration 3.10 : D’autres dichotomies qui découlent de l’opposition entre individualisme et collectivisme

dans l’éthique et dans la politique

UNION EUROPÉENNE

HÉROS SOLITAIRE Jonathan le super-goéland

HÉROS AVEC ESCORTE

VOTE

RINGI (CONSENSUS)

EUROSCEPTICISME

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Les prises de décisions rapides et avisées sont caractéristiques de laculture individualiste, mais leur mise en œuvre peut être lente et diffi-cile à cause du manque de consensus ou des efforts des opposants pourl’entraver. Les cultures fortement collectives accouchent plus laborieu-sement de leurs décisions, à tel point que le temps de réaction peut enêtre affecté. Cela dit, une fois les décisions prises, elles sont appliquéessans accrocs.Pour finir, l’opposition entre individualisme et collectivisme nous permetd’expliquer les réticences du Royaume-Uni à l’idée d’adhérer pleinementà l’Union européenne. Ce pays s’identifie en effet à ses anciennes colonies– les États-Unis, le Canada et l’Australie sont hautement individualistes,et ce, encore plus que lui. L’Europe, dont les partis chrétiens-démocratessont fortement influencés par le catholicisme, a une tradition collectiviste,même au sein de ses partis de droite, tandis que Margaret Thatcher a réali-gné le parti conservateur britannique derrière la tradition américaine dulaisser-faire pur et dur, position que ce parti n’a pas abandonnée depuis.Ces forces nourrissent une profonde méfiance à l’égard de tout engage-ment à l’étranger et un grand scepticisme quant à la capacité de l’Europe àdevenir autre chose qu’une gigantesque bureaucratie où règne la corrup-tion.Les individualistes hérauts du marché sans entraves éprouvent une antipa-thie particulière envers la France, pays européen le plus favorable àl’esprit collectif. Margaret Thatcher s’en prenait avec véhémence au«socialisme par la porte de derrière» de Jacques Delors, en référence auprésident de la Commission européenne, ancien syndicaliste, socialiste,catholique et intellectuel, bref, tout ce qui faisait horreur à la Dame de fer.Pourtant, il est bien plus fécond et productif de réunir et de réconcilierl’individualisme et le collectivisme que d’opposer ces puissantes valeurshumaines. Il est urgent de trouver une troisième voie, et c’est donc verscette réconciliation que nous nous tournons.