tharaud jerome et jean - marrakech ou les seigneurs de l atlas

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  • 8/13/2019 Tharaud Jerome Et Jean - Marrakech Ou Les Seigneurs de l Atlas

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    JEROME ET JEAN THARAUD

    MARRAKECHOULES SEIGNEURS

    DE L'ATLAS

    PARISLIBRAIRIE PLONPLON-NOURRIT et G'% IMPRIMEURS-DITEURS

    8, RUE GARANCIRE 6Tous flroitt rservs

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    Exemplaire sur papier LafumaN' 1074

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    MARRAKECHOU

    LES SEIGNEURS DE L'ATLAS

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    DES MEMES AUTEURSDingley, l'illustre crivain.

    (Couronn par [Acadmie des Concourt.)La Matresse servante.La Fte arabe.La Tragdie de Ravaillac.La Bataille Scutari d'Albanie.La Vie et la Mort de Droulde.L'Ombre de la Croix.Une Relve.Rabat ou les Heures marocaines.

    Ce volume a e't dpos au ministre de l'intrieuren 1920.

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    79717R

    Copyright 1920 by Ploa-Xourrit et Qie.Droits de reproduction et de traductloarservs pour tous pays.

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    AU GNRAL LYAUTEYHommage d admiration, de gratitude

    et d'amiti

    J.-J. T.

    /.-}

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    MARRAKECHou

    LES SEIGNEURS DE L'ATLAS

    CHAPITRE PREMIERLA FORT DE CEDRES

    NOUS avions quitt, le matin, la char-mante Rabat, la cte et la brise demer. Derrire le gnral Lyautey, dontle fanion flottait sur la voiture de tte,une dizaine d'automobiles roulaient de-puis des heures travers une campagnebrle o la moisson, faite depuis long-temps, ne laissait plus dans les plis du ter-rain qu'un reflet dor de paille et de hautschardons argents, mls aux verduresmtalliques du triste palmier nain. Pays

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    MARRAKECHdur, austre, sans grce, riche et qui semblepauvre, peupl et qui semble vide. Si l'onn'est pas agriculteur, si l'on ne supputepoint en passant la valeur des terres noiresou rouges dans lesquelles nos autos s'en-foncent, si l'on ne voit pas en pense depuissantes machines labourer d'immensesespaces que jamais charrue n'a touchs,il ne reste qu' s'abandonner, sous le voilequi vous dfend mal de la poussire etdu soleil, au plaisir engourdi de brider envitesse ces tendues monotones rserves d'autres rves qu' ceux de Timagina-tion... Ou bien encore, pour trouver del'intrt ce morne bled marocain, il fauty avoir fait colonne, avoir plant sa tenteprs de cet arbre rabougri, avoir t atta-qu dans ce ravin, avoir attendu sur ceplateau pendant des semaines et des moisla soumission d'une tribu; il faut, commecet ancien instructeur des troupes chri-fiennes qui fait route avec moi, avoir vurevenir, un soir, dans cette plaine de Mek-ns, les troupes d'une harka du Sultan

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    LA FORET DE CEDRES 3poussant devant leurs chevaux des femmeshurlantes, cheveles, qui demandaientl'aman, et les farouches cavaliers lancer la vole les ttes des rebelles qu'ils por-taient au bout de leurs sabres et des ba-guettes des fusils... videmment de pa-reilles images au fond de' la mmoire voustiennent en veil et rpandent des couleursnergiques sur ces plateaux fastidieux.Mais qui n'a pas ces souvenirs se sent pro-digieusement perdu travers ces espaceso rien encore ne dcle ce qu'ils pourrontdonner un jour, lorsqu'une vie plus activeviendra les animer; et dans l'esprit dsen-chant apparat ce sentiment : C'est doncl cet Eldorado qui nous a cot tant desang, et qu'ontjalousement convoit toutesles ejrandes nations de l'Europe

    Et voil que tout coup, comme nousvenions de traverser le grand plateau soli-taire d'El Hajeb, se dcouvrit nos yeuxun paysage d'une grandeur singulire, telque sans doute la nature n'en a pas faitdeux pareils.

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    4 MARRAKECHDevant nous s'tendaient les premires

    pentes de l'Atlas, couvertes de leurs fortsde cdres, et nos pieds, une dpressionprofonde, hrisse de choses bleutres, demiUiers de petites collines pointues, enche-vtres inextricablement, un ocan deva(jues ptrifies et lumineuses, un paysirrel qui paraissait taill dans une matiredure et prcieuse, opale, onyx ou bryl.Tout cela baig^n dans la lumire des fondsde tableau du Vinci. L'imagination arra-che violemment sa torpeur tait em- porte d'un bond vers le lointain des ges,aux poques o ces milliers de collines,ces milhers de coupes d'azur taient autantde cratres qui pro; taient vers le ciel leursgaz enflamms et leurs laves incandes-centes, illuminant la solitude et le prodi-gieux silence que l'homme ne troublait pasencore. Nulle trace de vgtation ni devie. Dans ce pays de pierrerie il semblaitque pas un insecte ne pt trouver sa nour-riture. On et dit qu'en descendant au fondde ce gouffre bleut, on allait pntrer

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    LA FORET DE CEDRES 5soudain'dans un de ces domaines du songe,comme on en voit dans les iiistoires arabes,et qu'on devait trouver, au seuil de cefabuleux royaume, le dervicbe et les motsmagiques qui peuvent seuls en ouvrirl'entre. ..

    C'est toujours ainsi au Maroc. Pendantdes heures et des heures si l'on roule enautomobile, et pendant des journes sion est cheval ou mulet, on traverseune campagne que ni sa pauvret ni sarichesse ne savent rendre attrayante, saufau moment o le printemps rapide lacouvre d'une vgtation prodigieuse defleurs, hlas si promptement fanes quele regret en suit presque aussitt l'inou-bliable vision. Et soudain, au milieu decette monotonie, une chose tonnante, quine ressemble rien de ce qu'on a pu voirailleurs, vient apporter au regard un plai-sir imprvu et l'esprit un nouveau et longsujet de rverie. Ce sont les villes de lacte, Mehdia, Rabat, Mazagan, Saffi, Mo-gador, Azemmour, villes aux noms char-

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    6 MARRAKECHmants, dont les enceintes rouges avec leurvieil appareil guerrier, leurs tours, leursredans, leurs bastions qui se refltent dansles eaux, ne semblent plus aujourd'huiqu'un dcor de ferie, un roman de WalterScott, entre le calme blanc des maisons etle va-et-vient de la mer... C'est au milieudes terres, au bord de son ravin verdoyant,dans sa triple et quadruple enceinte, Mek-ns avec ses portes gantes, divinementornes, qui s'ouvrent sur le souvenir d'unemajest dfunte et les vestiges mlanco-liques d'une puissance abolie, beauxjardins abandonns, pleins d'ifs, d'olivierset de rosiers sauvages, palais ruineux,couverts de tuiles vertes, o parmi lesmosaques, les plafonds peints, les stucsdlabrs, quelques femmes, oublies l,d'anciens harems de Sultan, mnent leurvie recluse, sous la garde d'esclaves noirsaussi misrables qu'elles... C'est Fez ose conserve, embaum dans le cdre, unmoyen ge de prires, de vieille sciencecaduque, de mtiers immobiles, toute la ci-

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    LA FORET DE CEDRES 7vilisation de l'Andalousie mauresque; villesombre o les hommes ont un visage ple,de beaux yeux qui ne laissent rien voir del'me ; o les maisons et les palais ont prisla lpre noirtre d'une pierre de tombemoisie; o l'on entend partout, sans lavoir, l'eau qui gronde et ruisselle; o lepassant s'arrte pour couter quoi? cebruit d'eau? Ah non, bien autre chose,cette voix reconnue, ce lointain murmuredes sicles qui vous arrte pareillementtout coup dans un vieux quartier deParis, l'ombre de Saint-Sverin ou deSaint-Germain-l'Auxerrois; ville inquite,inquitante, o les Juifs convertis ont misbeaucoup de leur sang, o les anciensproscrits d'Espagne et les mcontentsd'Algrie ont port beaucoup de leurhaine, et dont le mystre attache mais nela fait pas aimer. . . C'est cent heues de l,dans le Sud, au pied du Grand Atlas nei-geux, dans un cercle de jardins, de pal-miers etd'ohviers, un immense labyrinthede brique et de boue sche que le vent

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    8 MARRAKECHdepuis dix sicles emporte chaque jour enpoussire et qui se reconstruit sans cesse :Marrakech ouverte et joyeuse, qui, elleaussi, garde bien des secrets, mais parattaler toute sa vie sous vos yeux; Marra-kech aux tons de noisette ou plutt degazelle qui fuit dans le soleil couchant, etdont les peintres ternellement cherche-ront en vain la couleur. .Au bord de la falaise abrupte o noustions arrivs aprs des kilomtres d'ennui,s'lve le bordj d'Ito. C'tait encore, il ya trois ans, lorsque la guerre clata, leposte le plus avanc que nous eussions surle plateau. D'ici nos sentinelles surveil-laient, par del cette valle de la mort, lamystrieuse fort de cdres o jamaisencore nos colonnes ne s'taient aventu-res. Depuis, nous avons pntr profon-dment dans la montagne. Cette petiteforteresse n'est plus qu'un relais pour lesconvois qui vont ravitailler des postes pluslointains. Quelques Territoriaux, dontj'aperois les figures dbonnaires, y

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    LA FORET DE CEDRES 9tiennent garnison; et l'on ne peut s'emp-cher de songer au singulier destin de cepetit groupe d'hommes de France dequarante quarante-cinq ans, qui, devantce royaume de ferie o rien d'autre nevit que les jeux de la lumire, au-dessusde ces volcans morts, montent la gardedepuis des mois et des mois, et paraissentveiller sur cet horizon lunaire A moinsd'tre un vrai pote, rien de plus accablantqu'un tel paysage d'autre monde. Et sansdoute aujourd'hui dtournent-ils avechorreur les yeux de cette merveille glacedans ses bleus d'oiseau-mouche ou demartin-pcheur, pour reposer leur vue surle plateau que nous laissons derrire nous,bien triste avec ses cailloux et ses revchespalmiers nains, mais dont la platitudemme est un repos pour l'esprit.

    Hlas je ne saurai jamais si, l'entredu gouffre bleutre, il y avait vraiment underviche pour en garder la porte. Par unepente vertigineuse, toujours suivant l'autodu Gnral (dont le fanion flottant au vent

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    10 MARRAKECHavait bien, lui aussi, quelque chose demagique au milieu de ce paysage contem-porain de trs vieux ges du monde),nous descendmes la falaise d'ito, laissant notre droite le domaine des cratresteints qui disparut comme un mirage. Enbas, au lieu de pierreries, rien queles normes cailloux ronds en forme deboulets, dont l'artillerie volcanique a rem-pli ces fonds de valle. Et roulant, caho-tant, bondissant dans ces pierrailles, bien-tt nous arrivions la fort de cdres.

    *^ ^

    Ds qu'on entre parmi ces arbres, quidpassent en magnificence tous les arbresde nos bois, on a l'impression d'avoir sou-dain rapetiss, d'tre devenu lilliputien, depntrer dans un rgne de la nature otout est de proportions plus vastes, o lavie des hommes, des animaux et desplantes a plus de force et de dure. Tandisque nos grandes futaies nous accablent de

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    LA FORET DE CEDRES 11leur ombre et de leur mlancolie, ici aucontraire la fort, are et lumineuse,respire moins le mystre de lalg^ende quela srnit des hautes penses claires. Au-dessus d'une brousse paisse de thuyas etde chnes verts, les troncs normes, large-ment espacs, portent leurs ramures ta-ges comme les gradins d'une imuiensearchitecture vgtale. Chaque arbre, roya-lement isol dans un domaine qui n'appar-tient qu' lui, fait songer quelque palaisd't aux multiples terrasses superposeset verdoyantes. Les uns s'achvent enpyramide de quarante mtres de hauteur.D'autres, briss par le vent ou par l'ge,forment leur sommet des nappes de ver-dure, pareilles des prairies ariennes.D'autres, plus tonnants encore, sansaucune verdure sur leurs branches, sedressent comme de grands cadavres d'uneblancheur spulcrale. Surprenantes mo-mies d'arbres, embaumes dans la rsinequi les garde pour des sicles contre lapourriture et les laisse debout indfi-

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    12 MARRAKECHniment dans la mort Au milieu de cettefort si empresse vivre, ces gantsptrifis ont la solennit du temps, l'indif-frence d'un oblisque au-dessus d'unefoule humaine occupe ses besognes d'unjour La plupart ont succomb la vieil-lesse ; beaucoup aussi ont t les victimesd'un drame frquent dans ces forts. Pourabattre ces colosses qui atteignent cinq ousix mtres de tour, c'est l'habitude desbcherons de mettre le feu leur pied. Iln'est pas rare qu'on brle la moiti de cesarbres magnifiques, la plus puissante, laplus belle, afin d'avoir l'autre moiti. Fr-quemment le cdre rsiste, le feu s'teint,l'homme s'en va. L'arbre meurt, maistoujours debout, bravant les orages et letemps, il devient son tour un de cesgrands corps de pierre qui mettent au mi-lieu de ces verdures une blancheur destatue. D'autres fois il arrive que le feuvienne bout de sa besogne : l'normeft craque et se brise trois ou quatremtres du sol; mais sa masse trop puis-

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    LA FORET DE CEDRES 13saute lasse trs souvent la cogne, ou bienles moyens font dfaut pour emporter cecorps trop lourd. Alors le blanc cadavrereste allong sur place, et sa base cbar-bonneuse, toujours enracine dans laterre, semble un gros cierge funbre quis'est teint prs de lui. .'

    Avant de les rencontrer ici, debout surleurs montagnes, je les ai vus partout,ces arbres merveilleux, dans les cits duMogbreb. C'est leur bois presque ternelqui protge de la mort tout ce qu'on peutadmirer dans ces villes de brique, depltre et de terre scbe. Au milieu dematriaux prissables, eux seuls ont laforce et la dure. Si dans un palais deMekns ou de Fez l'imagination peut sefaire encore quelque ide de ce qu'taitune demeure de Jrusalem ou de Tyr; sicette dentelle de stuc a pu traverser lessicles; si dans cette medersa une vasquede marbre jaunie, brise mais charmanteencore, sert toujours aux ablutions; sil'on voit dans l'arceau de cette fentre mi-

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    i4 MARRAKECHnuscule, au-dessus de ce balcon ajour,apparatre le visage d'un tudiant plipar la faim et l'tude d'une scolastiquedsute, c'est que depuis des siclesdes poutres et des chevrons, triplementtages et peints de mille fleurs ou sculptscomme la pierre dont ils ont presque lacouleur, soutiennent ces murailles deboue, supportent ces toits de tuiles verteso pousse l'herbe et o les pigeons rou-coulent...

    Il y a, et l par le monde, d'autresforts de cdres, au Liban, en Kabylie;mais celles-l sont des forets condamnes,mortes pour toujours l'esprance. Ellesne se reproduisent plus et sont en train dedisparatre, comme s'il n'y avait pluspour les nourrir, dans un univers appau-vri, assez d'air, de lumire et de fracheui-souterraine. Mais ici la fort vit. Ellemeurt et renat sans cesse. Voil peut-tre la plus grande merveille de cette fortmerveilleuse Au pied de tous les arbressurgissent, entre les pierres, des pousses

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    LA FORET DE CEDRES 15d'un veut bleu, qui dans quelques cen-taines d'annes deviendront ces chefs-d'uvre forestiers dont je vois les nappespaisibles s'tager autour de nous. Et quandpartout ailleurs les cdres ne seront plusqu'une grande image de souvenir et deposie, les hommes pouiTont venir con-templer longtemps encore dans l'Atlas, aumilieu de ces troncs superbes, de cespousses vivaces et de ces patriarches blan-chis, les tmoins de la Bible et du Can-tique des Cantiques Gomment chapper sous ces branches

    l'obsession de la trs vieille histoire quisemble se passer leur ombre, qui estmorte depuis si longtemps et qui pourtantvit toujours? C'est toujours le vieux monded'Abraham et de Salomon que recouvrentces vastes ramures. Et ce n'est pas seule-ment dans un grand souvenir verdoyantqu'on retrouve ici Isral : on l'y revoit enchair et en os, moins potique peut-trequ'au temps de Rebecca, mais toujourspareil lui-mme sous sa calotte noire et sa

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    16 MARRAKECHdjellaba crasseuse. C'est lui le bcheron;c'est lui qui porte l'incendie dans le troncsculaire; c'est lui cju'on voit, la hache etla torche la main, au pied de Tarbre pourle dtruire. Par quelle sorte de malfices'est-il dcouvert ici cette vocation de b-cheron, lui pourtant si peu rustique? Sansdoute je sais bien qu'il est dans l'ordre deschoses que des bois soient exploits, maiscela prend ici une sorte de caractre fatalque ce soit justement des Juifs qui mettentle feu et la cogne dans un arbre quasireligieux, qu'ils devraient respecter, sem-ble-t-il, comme un membre de leur familleet le symbole, pour ainsi dire, de leur p-rennit. .De distance en distance on rencontre au

    bord du chemin un petit groupe de cesbcherons hbreux, leur djellaba (1) delaine releve sur leurs cuisses nues, et por-tant leur hache deux mains comme s'ilsprsentaient les armes. Prs d'eux, des

    (1) Sorte de burnous avec tiianchea.

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    LA FOUET DE CDRES 17casaliers' en burnous se tiennent immo-biles sur leurs petits cbevaux, le fusildroit sur la selle, pour protjj^er la piste,car la fort n'est pas sre. Au passagedu Gnral, cavaliers et bclierons s'in-clinent, en abaissant devant eux leurs fusilset leurs cognes. Puis les cavaliers s'lan-cent la poursuite de nos voitures, parais-sant et disparaissant comme les person-nages d'un conte romantique, au milieude ces cdres eux-mmes la mesure deslgendes. .On ne reste jamais trs longtemps

    parmi les arbres, et la rapidit de l'autoabrge encore ce plaisir. Ces forts del'Atlas forment dans la montagne de longsrubans troits, spars par des cuvettesprofondes, remplies de ces gros caillouxronds qui semblent avoir t rouls pardes ruisseaux de feu, comme en tait jon-che la valle au-dessous du poste d'Ito.Les cdres ne s'aventurent gure au-des-sous de quinze cents mtres. Ds que leterrain se crc.ise, ils s'arrtent. 11 faut

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    m MARKAKECHleurs racines un sol couvert de neige laplus grande partie de l'anne, et qui enconserve pendant l't l'humidit et lafracheur. D'en has, on les voit tout l-haut, penchs au bord des cirques, commeles sentinelles gantes de l'immense troupeforestire qui se presse derrire eux. Ondirait qu'ils redoutent la tristesse de cesdpressions striles, auxquelles les indi-gnes donnent souvent le nom de vallesde la peur ou de la mort, et qui semblentemprisonnes dans leur grand cercle tra-gique.Au fond de ces lugubres valles, deux

    hgnes de cailloux marquent seules le che-min suivre mince trace d'une volontordonne, continue, tout fait trangreaux gens de ces montagnes, et qui est djde la conqute. De loin en loin, un petitbuisson d'hommes, cavaliers ou fantas-sins, assurent notre scurit, prsentent lesarmes au passage ; et nous les laissons der-rire nous la solitude et au brouillard. .La nuit vient; la pluie menace; il faut se

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    LA FORET DE CEDRES 19hter pour atteindre avant l'obscuritcomplte le poste de Timhadit. Nos voi-tures filent rapidement travers les pier-railles, sur la piste peine trace, dans cepays peine soumis, chappant aux t-nbres et au danger avec une si belleaisance qu'on semble presque ridiculed'avoir des armes avec soi. Autour denous, ce n'est plus que choses vagues,formes imprcises, espaces vides que labrume remplit, ples claircies dans les-quelles on aperoit des collines en pain desucre, des restes d'anciens volcans, unenature tourmente, d'une gologie fi-vreuse, des crtes boises qui s'loignent,les grands gestes d'adieu des cdres, etquelquefois un long squelette blanc, avecses branches nues, dchiquet, funbre,et qui semble dans le brouillard un per-choir fantastique pour des oiseaux fabu-leux... L'humidit nous pntre; cette finde journe est glaciale. Dans ce crpus-cule de pluie on devient plus sensible l'hostilit des choses. Les pressentiments

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    20 MARRAKECHdu soir, les vaines inquitudes com-mencent vous traverser l'esprit. Pour-quoi le sort qui a frapp les cdres duLiban et de la Kabylie pargnerait-ilceux-ci? Pourquoi les forts de l-basvont-elles une mort invitable? N'y a-t-ilpas une opposition mystrieuse entre lavie de ces arbres d'un autre ge et notrepropre vie? On dirait qu'ils ne peuventsubsister qu'en pleine libert, au milieude solitudes quasi vierges, dans lesquellesn'babite qu'une humanit primitive. L'ad-ministration de nos bois triomphera-t-ellede cette humeur, de ce dgot, videntchez ces arbres, pour notre civilisation?Continueront-ils de se reproduire et devivre quand nous serons installs parmieux, ou bien se laisseront-ils aller leurpenchant naturel vers le renoncement etla mort?...

    Soudain, des coups de feu. Une fusil-lade enrage. Des flammes qui sortent ducanon des fusils et s'teignent aussitt.Une troupe de burnous flottants enveloppe

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    LA FORT DE CDRES 21nos automobiles dans un tourbillon decbevaux. Ce sont les goumiers du poste etles partisans indignes venus pour rendreles honneurs. Devant nous surgit de laplaine un cne volcanique, comme nousen avons devin d'autres dj dans lebrouillard. Par des lacets rapides nos voi-tures l'escaladent, toujours suivies, pr-cdes, entoures des cavaliers fantmes,qui sans s'embarrasser du chemin et tou-jours dchargeant leurs armes, font l'as-saut du cratre au milieu des cailloux quiroulent, des moutons et des chvres quiregagnent le douar install sous la protec-tion du poste, et qui s'affolent et fuient detous cts, des nes, des mulets chargse madriers ou d'approvisionnementspour les troupes, et qui se dbandent etse mlent cette fantasia sous la pluie.C'est une vraie ballade du Nord, l'assautdans les nuages Une balle siffle nosoreilles. Sans doute, parmi ces partisansqui font parler la poudre, tout le monden'est pas galement satisfait de notre pr-

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    M MARRAKECHsence ici... Puis, un coup de clairon, uneg^aie sonnerie, un rseau de fil de fer bar-bel, une porte, des baonnettes. Noussommes au sommet du volcan, dans leposte de Timhadit.

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    CHAPITRE, IIL^^ POSTE DE l'aTLAS

    CE poste de Timbadit se dresse en pleinpays hostile, au milieu de ces Ber-bres de l'Atlas passionns d'indpen-dance, et qui sont leur manire d'uneessence aussi primitive, aussi rare que lescdres de leur fort. Depuis le fond des gesils n'ontjamais connu de matres trangers.Les Romains ne les ont jamais soumis:les plus grands Sultans du Maroc, quitinrent un moment sous leur pouvoir toutel'Afrique du Nord et l'Espagne, ne les ontpas dompts davantage. Tels Salluste lega peints dans sa Guerre de Jiigiirtha, telsils sont encore aujourd'hui, aprs plus dedeux mille ans. L'Islam a pass sur euxsans toucher leur vie profonde. Ils se

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    24 MABRAKECHdisent bien musulmans, mais ils ignorenttout du Coran, car ils ne parlent pasl'arabe, et leur religion vritable c'est leculte de leurs saints locaux, l'adorationdes sources, des pierres, des arbres sacrs,une religion toute d'instinct qui peuple lemonde de gnies, de forces bienveillantesou bostiles. La seule autorit politiquequ'ils reconnaissent est celle de leursassembles, o les Anciens dlibrent sousle regard de la foule. Mais cette foule estprodigieusement versatile, traa ssire etfrondeuse, inquite du pouvoir qu'elleconfie, divise en partis toujours prts se trahir afin de faire triompher leur int-rt ou leur passion. Leur seule loi, c'est lacoutume. Mais cette coutume est consti-tue par un ensemble d'usages, d'unecomplexit si grande, d'un formalisme sitroit, d'une application si difficile dansson menu dtail, qu'au heu d'tre un prin-cipe d'ordre, elle devient une source dedsordre. Pour cacher une l'aison d'int-rt, justifier une querelle, c'est un jeu de

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    UN POSTE DE L'ATLAS 25dcouvrir dans le maquis de ce droit cou-tumier quelque usage viol, en sorte que,par un paradoxe trange, le respect de latradition vient fortifier ici l'anarchie.

    Pour un rien les fusils partent. Tout estmatire dispute chez ces populationsbelhqueuses : une source, un bois, unpturage, une femme, une bte vole, unfusil, une poigne de cartouches. On sebat indfiniment de famille famille et detribu tribu. Combats souvent peu meur-triers, mais dont la rptition finit si bienpar puiser les villages et les douars qu'ilen est o l'on chercberait vainement unhomme aux cheveux gris. Ici, vraiment,la guerre donne sa couleur la vie : c'estun entranement pour les uns, une sourcede profit pour les autres, un divertisse-ment pour tous. Et cela dure jusqu'au jouro l'un des partis en guerre, quelquefoisles deux ensemble, gns dans leurs occu-pations plus terre terre, mais plus utiles leur vie, souhaitent de remiser les armesdans un coin pour prendre en main la

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    M MARRAKECHcharrue ou la faucille et mener patreleurs troupeaux. Alors on se donne rendez-vous chez un marabout du voisinage, ongorge un mouton devant sa porte, on luioffre du btail, du grain, des douros tr-buchants, moyennant quoi le saint hommeconvoque les parties adverses dans l'en-ceinte sacre de sa demeure, coute lesraisons de leur dispute, qu'il connat aussibien qu'eux, leur fait son tour un dis-cours ou il donne chacun galement tortet raison, puis tout le monde rcite laFatilia, la bndiction coranique, et laquerelle est un moment suspendue.

    Ainsi vivent ces Berbres, qui ralisentune gageure, peut tre unique dans l'his-toire, d'avoir sauv leur libert au milieud'une complte anarchie. Aujourd'hui, ilsnous opposent la mme rsistance farou-che qu'ils ont offerte jadis aux Romains etaux Arabes. Depuis plus de deux milleans, ils n'ont perdu aucune des qualits deforce, de souplesse et de ruse que Salluste

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    UN POSTE DE L'ATLAS 27admirait chez eux. Nus et le couteau entreles dents, ils s'avancent, la nuit, en ram-pant sous les fils de fer barbels, pour poi-gnarder nos sentinelles. Jusque sous lemur du projecteur ils trouvent le moyende voler des sacs d'orge, et lorsquel'alarme est donne et que le phare clairele terrain, c'est tout juste s'il fait miroiterdans la pierraille un peu du grain tombpar l'ouverture d'un sac... On en a vupntrer ia faveur des tnbres dans uncampement de trois mille hommes, se fau-filer sous les tentes, arracher aux soldatsendormis leur lebel que, suivant la con-signe, ils gardent pendant leur sommeilattach au poignet... Quelquefois, aprsun march ou une fte, des cavaliers dci-dent tout coup de faire parler la poudre,et vtus de leurs plus beaux caftans, surleurs selles brillamment ornes, ils vontsurprendre l'improviste des hommes quifont la corve d'eau. . . Ds qu'ils sont atta-qus, des feux allums sur les cimes lesrassemblent, avec une vitesse incroyable.

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    S8 MARRAKECHde tous les points de l'horizon. La rapiditde leurs chevaux, leur habilet a utiliser lemoindre accident de terrain en font desadversaires redoutables, surtout pour lesconvois et les trains rfrimentaires que nostroupes tranent avec elles, et qu'ils fouettentde prfrence, car ce qui leur plait par-dessus tout dans la guerre, c'est encore lepillage. Nos obus ne les effraient pas ; ilsaccourent au bruit du canon, cavalcadentsous nos mitrailleuses. Eux-mmes sontfort bien pourvus d'armes du dernier mo-dle. Les agents de l'Allemagne, tablisen zone espagnole, leur font passer abon-damment des munitions et de l'argent. Lesfusils a longs canons, les antiques moukha-las capsule, incrusts d'os et annelsd'argent, ne servent gure que pour lesfantasias, et contre nous ils utilisent desfusils 74, des winchester, des martini, desmauser, voire des lebel qu'ils ont volsdans nos postes ou achets n'importe quelprix quelque dserteur de la Lgion, des contrebandiers espagnols, et pour les-

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    UN POSTE DE L'ATLAS 29quels ils paient jusqu' deux francs la car-touche.Tout le long de l'Atlas ils ont form,pour nous combattre, de vastes groupe-ments de tribus, vritables confdrationsobissant des chefs qu'ils se sont donnseux-mmes ou qui se sont imposs euxpar l'autorit de leur famille, leur nergie,leur loquence, la combativit des fidlesqu'ils ont su rassembler autour de leurpersonne, le nombre de leurs cartoucheset la qualit de leurs fusils. Mais dans cesconfdrations il y a toujours quelquestribus disposes se sparer des autres;et dans l'intrieur des tribus des mcon-tents toujours prts soutenir coups defusil leur opinion personnelle. Des haineset des jalousies opposent sans cesse entreeux les personnages importants. Les fa-milles elles-mmes sont profondmentdivises ; et ce n'est pas la moindre causede faiblesse de ces groupements phmresforms autour d'un chef, que ces disputesentre pres et enfants, entre frres, neveux

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    30 MARRAKECHet cousins, qui tous ont leurs partisans etliquident invariablement leurs querellespar la trahison et le meurtre.

    Au milieu de ce dsordre berbre quiessaie de se discipliner contre nous, unposte comme celui o nous arrivons cesoir, c'est une pense qui travaille der-rire sa ceinture de murailles, de mitrail-leuses et de canons. L vient aboutir l'chode toutes les passions qui agitent les tri-bus, des intrts qui les divisent, des rai-sons qui les rassemblent, des disputesentre les familles, des rsolutions qui seprennent aux marchs et aux moussem(] j,des palabres entre chefs dans ces kasbahde terre rouge qui ne prsentent au dehorsque d'troites meurtrires pour laisser pas-ser le fusil, mais d'o s'chappent aussibien des secrets, bref, tout le drame decette montagne qui se dfend et qui setrahit.

    (1) Fte d'un saint d'Islam.

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    UN POSTE DE L'ATLAS 31Ce qui fait la vraie valeur de ces petites

    forteresses, c'est moins leur armement etleur position stratgique que l'intellif^encedu chef qui les anime de sa vie, l'art aveclequel il pratique tout un dlicat travaild'information, de diplomatie, d'intrigue.Dans cette extrme confusion des partis etdes querelles, ce n'est pas une tche aisede contrler les rumeurs contradictoires,de distinguer les personnages sur lesquelsnous pouvons nous appuyer, de nousmettre en relation avec eux sans toutefoisles compromettre, de les attirer nouspar l'appt d'un profit, d'une augmenta-tion d'influence, au hesoin par de l'argent.Il s'agit de rallier autour de ces muraillesune clientle de gens qui se dclarent fran-chement nos amis et font l'occasion lecoup de feu nos cts. D'autres, sans sereconnatre ouvertement nos partisans,trouvent leur avantage vivre en bonaccord avec nous, frquentent nos infir-meries et les marchs qui s'tablissent tou-jours l'abri de nos postes. Peu peu ils

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    3S MARRAKECHarrivent considrer notre venue commeune source de profit et un ga^e de scu-rit; et ces alliances non dclares sontparfois plus profitables qu'une amiti ou-verte, car par leur intermdiaire nous arri-vons agir sur des tribus que leur hosti-lit ou leur loignement aurait drobestout fait notre influence immdiate.Puis, quand la patiente besogne de cespostes perdus nous a mnag partout desintelligences et des amis, nous poussonsplus loin nos colonnes, qui ne rencontrentplus devant elles qu'une rsistance amoin-drie, et nous tablissons plus avant unautre fortin tout pareil, o recommencele mme travail de pacification, d'ententeet de dsagrgation.

    Cette mthode d'action conqurantemerveilleusement adapte un pays otoute la vie se passe entre la bataille et lepalabre, o mme au cours d'un combatles adversaires ne cessent pas de s'envoyerdes messagers, o pour tout dire, la paroleest aussi active que le fusil, le gnral

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    UN POSTE DE L'ATLAS 33Lyautey l'a reue du gnral Gallieni lors-qu'il iravaillait avec lui Madagascar etau Tonkin. Il l'a applique lui-muie avecun rare succs aux confins de l'Oranie,mais nulle part avec une telle ampleur quesur ce front de l'Atlas.

    Depuis le Riff jusqu' Agadir, sur dix-sept cents kilomtres, on rencontre cespostes, ces instruments de guerre et dediplomatie, les uns encore accrochs auxpremires pentes del'xAtlas, les autres djprofondment tablis dans les valles ;tantt trs rapprochs et se donnant pourainsi dire la main, comme dans la rgionde Taza o l'ennemi se montre particuli-rement agressif, tantt spars par des dis-tances considrables et dans une solitudecomplte, comme ce fort de Timhaditplac au cur de la fort.

    Ils se ressemblent tous. C'est sur uneposition dominante une enceinte depierres, entoure d'un foss et d'un rseaude fils de fer barbels; des baraquementspour la troupe couverts de tle ondule

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    34 MARRAKECHavec de lourds cailloux pour empcherque la toiture s'envole sous l'effort de labourrasque ; des amoncellements de sacsde grains, de chaux, de madriers, de ma-triaux de toutes sortes, destins au postelui-mme ou d'autres postes plus loin-tains; aux angles, une petite redoute aveccanons et mitrailleuses; une assez hauteplate-forme pour y placer un projecteur;et, dominant le tout, la longue perchede la tlgraphie sans fil qui relie cetendroit perdu avec le reste du monde...Quelquefois un jardin, des fleurs, quelqueslgumes, des arbres si l'espace le permet ;et dans l'architecture, un dtail agrablesi l'officier et les maons qui ont construitle bordj ont eu le got de l'gayer d'unpeu de pittoresque local.

    Sur le cratre de Timhadit, la fantaisies'est donn peu de carrire. H y a toutjuste de la place pour les approvisionne-ments et les hommes. Les btisses auxtoits de tle ont toutes le morne aspectdes constructions du Gnie. Nulle trace de

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    UN POSTE DE L'ATLAS 35jardin ni de verdure. Mais ce soir, lafume du bois de cdre qui alimente lesfoyers o Ton fait la cuisine, et que le ventpromne travers les btisses et les ma-triaux entasss, embaume tout cela d'unparfum d'encens et de chapelle, certesbien inattendu dans ce rduit militaire Au pied de la colline j'aperois des feuxqui brillent, des paillotes, des tentes, desnes, des moutons, des chvres, touteune population errante venue chercherrefuge l'abri de nos canons. Un clairjailli de l'antenne de la tlgraphie sans filclaire une seconde l'immense paysagetriste, dans lequel s'agite une vie qui n'apas chang depuis des sicles, une vie tou-jours instable, toujours en mouvement, quise dplace avec les saisons et les querellesdes tribus, et qui connat l'inquitude etle danger quotidien, comme aux plusvieux ges du monde. La montagne, lescdres, tout le vaste dcor s'illumine uninstant, et aussi cette pauvre existenced'en bas, des btes et des gens parqus dans

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    36 MARRAKECHleur enceinte pineuse. Et c'est comme sitout coup surgissait de la nuit des tempsune image de vie trs ancienne, qu'oncroyait vanouie jamais. Puis, le brefclair disparu, tout retombe son mys-tre. On serait presque tent de croire querien de tout cela n'a jamais exist, si dufond des tnbres on n'entendait monter lecbant d'unbomme qui rentre au douar etsignale ainsi son approche, pour viterque le veilleur lui envoie un coup de fusil.Ah c'est bien mlancolique dans ce

    crpuscule mouill, ce chant qui monte,ces feux qui brillent, ces abois de chiens,ces flaques d'eau qui font un peu partoutdans la plaine des miroirs moins brillants mesure que la nuit vient, ces croupescharges d'arbres peine visibles mainte-nant et qui s'avancent comme des menacessur la morne plaine sans vie, et cette poi-gne d'hommes de France chous sur cecne volcanique Gomme aux Territoriauxd'Ito, c'est une singulire aventure quileur est arrive au milieu de la vie, ces

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    UN POSTE DE l'atlas 37gens de Narbonne, de Bziers, de Car-maux, de venir monter la garde au sommetde ce cratre, au milieu de cette fort, aupied de cette haute perche qui pourrait enquelques minutes les faire communiqueravec leurs foyers lointains, mais qui n'estpas dresse ici l'usage de la tendresse. ..En dpit des canons, des mitrailleuses, duprojecteur, de tout cet appareil guerrierd'une complication si moderne, l'existencequ'ils mnent ici n'est pas trs diffrentede celle d'une lgion romaine, campe ily a plus de deux mille ans dans les mon-tagnes de Kabylie contre les Berbres deJugurtha. D'un bout l'autre de l'anne,il faut escorter les convois, btir cespostes, les dfendre, faire colonne entoute saison dans ce pays diabolique. Pasd'eau, pas de chemins tracs; des pier-railles et des pierrailles; des marchespuisantes dans les neiges, les boues del'hiver, sous l'effrayant soleil d't; desjours torrides, des nuits glaces sous lapetite tente ou des abris de fortune ; des

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    38 MARRAKECHvivres souvent avaris et qui n'arriventtoujours qu'avec parcimonie, en quan-tits strictement mesures par suite de lalenteur et de la difficult des convois; lesfivres, la dysenterie, un climat excessifo la fatigue devient aisment mortelle; lemorne ennui particulier ces pays d-pourvus de tous les aspects de la vie quenous aimons chez nous; l'isolement entreces petits murs d'o l'on ne peut sortir sansrisquer un coup de fusil; l'exil dans cesendroits carts o l'on reste des se-mmes, quelquefois plusieurs mois, spardu reste du monde, sans une nouvelle,sans une lettre, lorsque le mauvais tempsrend la piste impraticable, ou qu'un sa-lopard aux aguets a assassin le cour-rier; et par-dessus tout cela, le vaguesentiment amer qu'au milieu de la granderumeur du front de France, tout cet effortingrat est un peu oubli ou mconnu. .

    C'est pourtant une dure et belle his-toire, cette conqute du Maroc en pleine

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    UN POSTE DE L'ATLAS 39guerre europenne, avec des forces consi-drablement diminues Ds les premiressemaines du mois d'aot 1914, on avaitd embarquer pour la France la moitides troupes d'occupation. Les bataillonsd'Afrique avaient t vids de leurs meil-leures units. Il ne restait, en fait deLgfionnaires, que des Allemands, desAutrichiens, des Hongrois; et la proxi-mit de la zone espagnole favorisait lesdsertions. Les rgiments de vieux Sn-galais aguerris se battaient dans lesFlandres. Les jeunes ne les remplaaientpoint le soldat noir ne s'improvise pascomme le soldat europen, voire algrienou marocain, et ces recrues ne compo-saient qu'une troupe mdiocre en faced'un adversaire de la valeur des Berbres.

    Avec ces pauvres lments, ces lgion-naires, allemands pour la plupart, cessoldats noirs improviss, quelques batail-lons de tirailleurs algriens, des coloniauxuss par des fatigues excessives, etquelques rgiments de territoriaux du

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    40 MARPiAKECHMidi, il a fallu tenir cet immense front del'Atlas, donner sans cesse l'impression dela force des gens belliqueux naturelle-ment inclins prendre pour de la fai-blesse toute inaction prolonge, et en dpitde notre dsir de recourir surtout desmoyens pacifiques, nous montrer d'autantplus entreprenants que nous tions moinsnombreux. Partout nous avons rsist lapousse des tribus, auxquelles les mis-saires allemands racontaient tous les joursque nous tions battus en Europe, etqu'elles n'avaient qu'un suprme effort donner pour nous expulser du pays. Par-tout nous avons affermi notre occupationancienne, agrandi au del de tout espoirles rgions pacifies, mis profit le troublemme apport par le conflit et la rupturedes traits qui paralysaient notre action,pour crer librement des routes, des che-mins de fer, des ports, des villes, rveillerce pays mort et l'animer comme par en-chantement.. . Mais les vnements formi-dables qui se sont drouls sur notre sol

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    UN POSTE DE L'ATLAS 41ont fait paratre peu de chose cette uvremagnifique et lointaine. Peut-tre aussiparce que la lutte s'est poursuivie sans- coup, grce une vigilance et une m-thode parfaites, est-on trop dispos croire que la tche tait facile et que leschoses ne pouvaient se passer autrement.Et surtout, pendant dix annes, nous avonst fatigus d'une longue suite irritantede ngociations et d'accords, que nouslisions dans les journaux d'un il inquietet lass sans en comprendre le dtail, maiso chacun sentait trop bien des menacessecrtes d'o nos ennemis, leur mo-ment, pourraient faire sortir la guerre. Ensorte qu'en dpit du succs que nous yrencontrons, le Maroc porte sur lui ladfaveur d'avoir t pour nous si long-temps une terre d'inquitude, un sujet dedisputes passionnes la Chambre, unchamp de bataille toujours ouvert pourdeux diplomaties rivales. .

    Ainsi s'en va ma rverie sur ce cratrede Timhadit, entre les quatre murs de la

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    42 MARRAKECHchambre qu'un officier de poste a mise madisposition. Dehors, il pleut verse. Lapremire pluie d'automne, mle d'clairset de tonnerre, crpite sur la tle ondule,plaque les bches sur les sacs de grains.Du cdre brle dans la chemine, emplis-sant l'troite pice de son odeur de cha-pelle. Arbre vraiment merveilleux tousles moments de sa vie, merveilleux dans lamontagne, merveilleux dans l'architecturedes cits, merveilleux quand il flambe etqu'il exhale son me en parfum Sur lesmurs blanchis la chaux, pendent quelquestapis berbres, avec des raies blanches etnoires et les croix de couleur vive qui ensont le dcor le plus frquent. A la patreest accroch un bras de buis verni le brasarticul du matre du logis, qui a laissson bras de chair et d'os dans quelquetranche du front de France, et qui sus-pend celui-l, plus encombrant qu'utile(si perfectionn qu'il soit), comme on sus-pend la muraille sa canne ou son para-pluie. Devant les vitres, mls aux clairs

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    UN POSTE DE L'ATLAS 43de l'orage, passent les longs sillons violetsde la tlgraphie sans fil... Et l'odeur dela fume qui, mieux que ma course ra-pide, me fait entrer dans la fort et lemystre de ses cantons perdus o per-sonne encore n'a mis le pied; ces croix surces tapis (qui sont peut-tre un souvenirdu temps o le Christianisme avait pntrces montagnes, et qui, travers les ges,ont conserv la valeur d'un talisman) ; cehras inerte qui travaille ici, comme lebras vivant a travaill sur la Somme et Verdun, et qui relie l'obscur combat qu'onmne dans cette montagne la grandelutte de France; ces tincelles bleues, cesmots, ces penses, ces ordres envoys pardel des heues de solitude et de silence,cette lectricit docile, si trange ausommet de ce cratre qui, dans la nuit destemps, clairait l'immensit de son incen-die sauvage, tout cela remplit cettechambre d'une rare posie, sur laquelleflotte, insaisissable mais partout rpandu,le sentiment de la montagne hostile.

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    CHAPITRE IIIHALLALI DANS LA MONTAGNE

    NOUS voici lancs de nouveau traversla brume et la pluie, dans le paysage

    indchiffrable de lave et de volcans teints.Sur les hauteurs dnudes ou sous lesbranches retombantes des cdres, brillentles feux allums par les patrouilles char-ges de surveiller tout un pays hostile, odes regards invisibles pient la fuite denos voitures, au miheu de ces dserts qui,jusqu' aujourd'hui, n'avaient jamais vupasser que des tentes et des troupeaux.D'un ciel livide s'chappent et l degrands clats de lumire argente. Et nousallons de cirque en cirque, de dfil endfil, contournant un monticule, fran-chissant un pli de terrain, pour retrouver

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    46 MARRAKECHtoujours les mmes dpressions glissanteset pierreuses, la mme tristesse, les mmesfeux, la mme solitude avec son doublerang de cailloux, et au bord de la pistetoujours ces petits buissons d'hommes quiprotgent notre passage et rendent leshonneurs sous la pluie.En vrit ce n'est pas un chemin, c'est

    une pense que nous suivons derrirel'auto du Gnral qui file devant nous,drape, fait de grandes embardes, maisTa toujours son train; c'est une pense quise glisse, s'insinue par cette valle aucur des tribus ennemies. ISous roulonsdepuis Ti-mhadit dans des rgions tout fait insoumises. Hors de l'troit couloirgard par les bivouacs dont nous voyonsbriller les feux, et par ces piquets de sol-dats chelonns dans la valle, l'inscuritest complte. A notre droite et notregauche, s'tendent les domaines o rgnele prestige des deux grands chefs berbresqui dominent le Moyen Atlas : Sidi Rahoet Moha Ou Hammou le Zaani. Person-

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    HALLALI DA:SS LA MONTAGNE 47nages assez mystrieux, qu'aucun officierde chez nous n'a jamais vus face face, etdont les caractres, si l'on en croit lalgende qui s'est forme autour d'eux etles renseignements de nos postes, seraientaussi violemment contrasts que lesrayures blanches et noires qu'on voit surles tapis berbres.

    Moha Ou Hammou le Zaani est un vieil-lard de plus de soixante-dix ans. Jadispetit chef de tribu, comme tous les cheikhsde r Atlas il tenait son pouvoir des An-ciens qui l'avaient lu en jetant, suivant lacoutume, une poigne d'herbe devant lui.Mais cela est vite fan, une poigned'herbe dans la montagne Pour asseoirson autorit au-dessus de l'opinion chan-geante, il accepta ou sollicita, je ne sais,du sultan Moulay Hassan, le titre de cad,ce qui valut au Sultan la satisfaction illu-soire d'tre reprsent en pays insoumis,et Moha le bnfice beaucoup pluspositif de recevoir des fusils. En ce temps-

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    4S MARRAKECHl, dans la monta(i;ne on ne se servaitencore que de vieux moukhala pierre ou capsules : une douzaine d'armes plusmodernes donnaient qui les possdaitun avantage dcisif dans les querellesintestines.Quelques coups de fusil, judicieusementdistribus, avaient dj fait du Zaaniun chef craint et respect, quand, lamort d'Hassan, des soldats chrifiens, malpays et manquant de tout, vinrent semettre son service et constiturent autourde sa personne une solide garde du corps.Appuy sur ces mercenaires (qu'il payait,m'a-t-on dit, avec le produit d'un imptprlev chez les prostitues, nombreusesdansles grosses bourgades), il russit peu peu tablir sa puissance au-dessus desassembles anarchiques. L'individualismeforcen de la race se retrouve tout entierdans la faon dont le vieux chef comprendl'exercice du pouvoir. L'autorit des An-ciens, la force de la coutume, les influencesreligieuses, tout a dii cder devant lui.

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    HALLALI DA.NS LA MOSTAGNE 49Partout la tte des tribus ou des fractionsde tribus, il a plac ses enfants et ses ne-veux, qui font peser sur les biens et lespersonnes l'arbitraire le plus absolu. Safortune s'lverait, parat-il, plusieursmillions, tant en troupeaux qu'en argent, vieilles pices d'or de cent francs, l'effigie de Louis XIV et de Louis XV,doublons espagnols, douros portugais,voire des cus tournois, comme en taientremplis les coffres qu'en septembre 1914nos spabis trouvrent dans son camp, lors-qu'ils l'emportrent d'assaut. On raconteque dans ses kasbab de terre rouge, ilmne une vie dissolue, et que ce septuag-naire n'admet dans son harem que desfemmes de dix-sept vingt ans. Mais endpit de tout cela, il jouit d'un prestigeimmense : prestige de l'homme fort chezdes gens qui n'estiment rien autant que laforce, prestige de l'homme riche au miUeude populations trs pauvres, prestige enfinque revt aux yeux de tout ce mondesi attach ses coutumes, le chef assez4

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    50 MARRAKECHpuissant et audacieux pour les violer.Au cours de la dure campafjne que nousmenons depuis tantt dix ans contre lui,Dous lui avons port de rudes coups, maislui aussi nous a fait la vie dure, entranantsans cesse ses hommes l'attaque de nosgarnisons, de nos colonnes, de nos con-vois; rpandant sur notre compte de fauxbruits dans les marchs ; trouvant toujoursdes raisons pour exciter ses partisans dsqu'il les sentait faiblir. Cependant, aujour-d'hui, de nombreux indices font croire quenotre vieil adversaire commence perdreconfiance. Sa famille ne serait pas unefamille berbre si elle n'tait profond-ment divise. Ses fils, ses neveux se hassentde ces haines irrductibles qui, pour sesatisfaire, n'hsitent pas trahir lesintrts de la tribu. Dj l'un de ses fils afait sa soumission. Peut-tre le jour est-il proche o l'on verra le vieux roi de lamontagne, le Zaani lui-mme, venir nousdemander l'aman...

    L'influence de Sidi Raho est autrement

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    HALLALI DANS LA MONTAGNE 51subtile et difficile saisir. Il ne disposepas, comme le Zaani, d'une force armeautour de lui : il est seul ou presque seul,mais un mot tomb de sa bouche peut ras-sembler autour de sa personne une fouiede guerriers. Ce n'est pas non plus un ma-rabout tenant d'une longue suite d'an-cti'es le pouvoir des miracles, mais unrespect religieux l'environne, un charmemystrieux attire autour de lui les imagi-nations et les curs. De quoi est faite cetteforce secrte? On le reprsente comme unhomme juste, dsintress, d'une dignitparfaite qualits rares en tous lieux, etsurtout dans ce pays de violence o lespassions s'opposent avec une brutalitprimitive. Mais il y a videmment autrechose dans l'attirance qu'il exerce, autrechose qu'il faudrait tre soi-mme unBerbre pour sentir. Il est de ces hommesdont on dit qu'ils ont le bonheur surleurs paules. Ils marchent et on les suit,ils parlent et on leur obit. Quand ilsmeurent, on leur lve un tombeau, une

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    HALLALI DANS LA MONTAGNE 53eu dans la socit berbre une autoritmorale que la civilisation arabe ne leur ajamais accorde. La force de cet hommes'alimente de toutes les choses, senti-ments, penses, usages, que le Zaanibrutalise. Chez lui aucune cupidit, nulgrossier dsir du pouvoir. Il est pauvre.Il y a dix ans, il possdait une kasbah prsde l'endroit o nous avons construit leposte d'Anoceur; il avait l des trou-peaux. La kasbah, nous l'avons dtruite.Dieu sait o sont alls ses moutons SidiRaho est ruin, mais il nous fait toujoursla guerre. C'est un saint, un irrductible,une flamme, un de ces feux qu'on allumesur les sommets au moment du danger etqui rallient autour d'eux tous les gens destribus; c'est un brlant appel aux armes,un accent passionn, dont on retrouvel'cho dans ces pomes qu'improvisent iciles femmes, et qui, dans leur navet,expriment un attachement si tragique tant de choses menaces, aux marchsbombards par nos avions, aux kasbah

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    54 MARRAKECHabandonnes, aux tentes, aux troupeauxqu'on emmne toujours plus loin dans lamontagne, au coin de la fort o l'on allaitfaire du bois, la source, au pturage lamentations touchantes, orgueil d'uncombat heureux, brlant dsir de conti-nuer de vivre comme on a toujours vcu

    Acha Doho jeunes fillesSi Roumi je dois tre,Qu'ai-ie besoin de moutons?Qu'ai-je besoin de l'trierO j'engage mon pied?...

    C'est tout cela et bien d'autres chosesencore que nous ne savons pas ou quenous ne pourrions comprendre, qui for-ment le prestige de ce personnage singu-lier, que mon compagnon de voiture a vu,un jour, de loin, se retirant dans la mon-tagne aprs un combat malheureux, aupas de son grand ambleur gris, avec, pourtoute escorte, un serviteur cramponn la queue de sa monture, et qui portaitderrire lui, au bout d'un long bton, unpetit drapeau jaune. .

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    HALLALI DANS LA MO^'TAGNE 55Qu'y a-t-il donc dans ces montagnes,

    torrides en t, glaciales en hiver, pourinspirer tous ces gens tant d'acharne-ment les dfendre? Depuis que nous leuravons interdit l'accs des plaines, o ilsdescendaient aux derniers jours de l'au-tomne pour se mettre l'abri des rigueursde la saison et mener patre leurs trou-peaux, leur existence est devenue terrible-ment difficile. L'hiver est dur sous la tentetoute charge de neige Et la plupart, ilssont demi nus, n'ayant d'autre vtementqu'une simple djellaba de laine... Com-ment faire vivre les troupeaux, les bufs,les moutons, les chvres, quand tout dis-parat sous la neige?... On en voit con-duire leurs btes jusqu' porte de noscanons, en pleine zone balaye par nosmitrailleuses et nos obus, risquant la mortplutt que de laisser le btail mourir defaim... La misre, la maladie les rava-gent, assurent nos mdecins qui les voientdfiler dans les infirmeries des postes,o, si insoumis qu'ils soient, ils vien-

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    56 MARRAKECHnent en grand nombre demander qu'onles soigne. Voil dix ans que je leurfais la guerre, me dit mon compagnon deroute, l'ancien officier instructeur des ta-bors chrifiens, et je crois bien les con-natre. Ce sont des gens admirables Et cen'est ni vous ni moi qui leur reprocberons,n'est-ce pas? de nous recevoir coups defusil. '^ Et cet homme la fois sensible etdur, comme sont souvent les militaires,conclut avec mlancolie : Je les aime etje les tue. . . '-

    Le pbis surprenant peut-tre, c'est queces Berbres de l'Atlas, si acharns sedfendre, montrent une aisance tonnante s'adapter, sinon notre esprit, du moinsaux formes pratiques de notre activit, dsqu'ils descendent dans la plaine et qu'ilsvivent notre contact. Ce sont eux qui,dferlant sans cesse des montagnes ola vie est difficile, vers la plaine o elleest plus douce, constituent le vrai fond dela population maughrabine et donnent auMaroc le caractre tout fait original d'un

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    HALLLT DANS LA MONTAGNE 57pays d'Islam travailleur et peu fanatique.La civilisation musulmane les ayant peineeffleurs, ils ne lui ont pas emprunt cenoble amour de la paresse, ce mpris dutravail qui caractrise l'Orient. Ce n'estpas une humanit raidie, comme l'Arabe,dans les prceptes d'un Livre qui com-mande toutes les penses et tous les actesde la vie Actifs, gais, ouverts, pres augain, politiciens, bavards, frondeurs, ilsont beaucoup du caractre des paysans dechez nous et mme physiquement leur res-semblent avec leur physionomie avise,leur collier de barbe peu paisse, leurstraits frustes et qui n'ont rien de la rgula-rit smitique. Dans les villes de l'intrieuret de la cte, on les reconnat tout de suiteau milieu des populations moresques siaffines et si molles. Partout on les ren-contre sur les chantiers et les routes. Ilsont fourni presque tous les soldats de cettedivision marocaine, fameuse sur le frontde France. Volontiers ils vont travailler Lyon, Marseille, Bordeaux, dans nos

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    58 MARRAKECFlusines de guerre. Ils secondent intelli-gemment l'effort que nous faisons pourvivifier le vieil empire du Moghreb. Ets'ils luttent encore contre nous dans cerduit de l'Atlas, c'est de la mme faonqu'ils luttaient contre Rome, par amourde la libert et non par cet esprit de fana-tisme religieux qui ternise, mme aprsla dfaite, de vagues espoirs de gueiTesainte toujours vivants au fond du cur.De chaque ct de la valle, les monta-

    gpies s'taient insensiblement rapproches,et nous arrivions maintenant au fond d'uncirque de rochers couvert de chnes vertset de cdres, qui semblait infranchissa-ble. L commence le col de Tarseft,point de passage dhcat, trs propre favoriser une embuscade des rebelles donton signalait les vedettes deux ou troiskilomtres de chaque ct de la route.Car il y avait l une route, une v-ritable route, que nos soldats avaienttrace d'hier, et o nos voitures commen-

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    HALLALI DANS LA MONTAGNE 59crent de monter avec une peine extrme,tant la pente tait rapide et rendue glis-sante par la pluie. Cette route s'levait enlacet travers un maquis d'arbres arbo-rescents, que dominaient de place en placeles cdres, grands seigneurs de ces bois.Leurs ramures sombres largement taleslaissaient passer des faisceaux de lumire,qui dchiraient de traits blouissants lesbrumes pareilles des fames bleutresaccumules sous leurs branches. D'un ctdu chemin, ils crasaient de leur puissancenotre passage de fourmis en voyage; del'autre, nous les dominions, et l'on aper-cevait de haut leurs cimes, le plus souventfracasses, qui s'talaient en belles nappesvertes aux bords harmonieusement ploys.Au milieu de cette nature o les arbres

    et les hommes semblent les dbris d'unancien monde, tantt l'esprit s'abandonnaitau plaisir d'aller si librement et si vite travers l'pret des choses et l'hostilit desgens, d'avancer dans ce chaos comme surune route de France, et de surprendre ce

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    60 MARRAKECHmatin, son rveil, cette fort presquevierge; tantt on cdait au regret depenser que nous allions bouleverser tantd'usages d'autrefois, pour tablir laplace d'une nave anarchie nos disciplinesd'Europe, comme si nous tions assursde l'excellence de notre civilisation, et que,sous l'ordre apparent de nos socits po-lices, il n'y et pas autant de brutalitfoncire, d'gosme et de dsordre. Etcomme on voit, dans les posies arabes,deux cavaliers, dcouvrant de loin la villevers laquelle ils cheminent, inventer cha-cun une image pour en vanter les d-lices et se livrer tour tour un transportauquel l'autre rpond, ainsi, tout le. longde la route, il me semblait entendre enmoi deux voyageurs qui n'taient pas d'ac-cord, clbrer l'un aprs l'autre ou tousles deux ensemble, des sentiments toutcontraires.

    Mais quand nous fmes sur le sommet ducol, et que nous vmes les dernires pentesdu Moyen Atlas s' abaisser rapidement nos

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    HALLALI DANS LA MONTAGNE 61pieds, et au del une immense valle d'unvert jaune, et au del encore une nouvellebarrire de montagnes plus leves quecelles que nous venions de traverser leGrand Atlas aux longues lignes paisiblesd'o surgissaient des pics blouissants,de hauts cimiers empanachs de neige alors nous ne pensmes plus qu'au spec-tacle qui nous attendait l-bas.

    L-bas, dans la valle verdtre o coulela Haute Moulouya, six mille hommes at-tendaient l'arrive du Gnral. Pour lapremire fois , des troupes de Meknsouvrant la route que nous avons suivie,viennent de rencontrer des troupes par-ties du Sud Oranais, et qui, pour la pre-mire fois elles aussi, traversaient le GrandAtlas (1). La double chane de montagnesqui spare le Sud Algrien des plateauxdu Moghreb, et o n'avaient encore passque de rares voyageurs dguiss enMusul-

    (1) Les troupes taient sous les ordres du gnral Poeymi-rau, commandant la rgion de Mekns, du gnral Maurialet du colonel Doury, commandant le cercle de Bou Denib.

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    62 MARRAKECHmans ou en Juifs, a t franchie par nostroupes. Une voie nouvelle relie par-dessusles deux Atlas le Maroc et l'Algrie.

    C'est vers ce grand rsultat que nousentrane depuis la mer, d'une allure sidcide, le fanion du Gnral. Des yeuxnous cherchons les soldats qui sont campsquelque part, au bord de la rivire en par-tie mystrieuse, qui va des rgions incon-nues, soumises au pouvoir du Zaani, jus-qu'aux plaines pacifiques de la Mditer-rane. Mais on ne voit que les neiges dessommets, la couleur soufre de la plaine,les cdres de la fort, et partout la soh-tude. . . Pass le col, tout s'efface. Dans unedescente vertigineuse travers un boulisde rochers, nous dispai'aissons sous les c-dres, les chnes verts et les thuyas. Puisencore une valle de la peur et de la mort;encore un volcan qui se dresse, noir decendre et de lave, sans trace de vgtationaucune, comme si celte lave et cette cendreavaient jailli la veille et restaient toujoursbrlantes. Enfin, au del du volcan, cette

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    HALLALI DANS LA MONTAGISE 63fois c'est dcidment la plaine qui s'talesur cent kilomtres jusqu'au pied desmontagnes, et si pareille aux grandsplateaux du Sud que lorsque les spahisd'Algrie, exils depuis quatre ans auMaroc, l'aperurent l'autre jour pour lapremire fois, ils se crurent revenus chezeux, et s'lancrent avec des cris de joievers ces libres espaces dans une fantasiadlirante

    Des souffles chauds, dj sahariens, pas-saient dans l'air charg d'une odeur dementhe brle. Des collines en forme detable, qu'on appelle des gara, tmoinsd'poques gologiques que l'imaginationne ralise pas, surprenaient le regard danscette immense monotonie qu'elles n'arri-vaient pas briser. et l flamboyaientles enceintes carres de terre rouge, o lessdentaires de la plaine s'abritent avecleurs troupeaux. Murailles lumineuses quifont de loin quelque illusion, mais qui nesont pour la plupart que des masuresdtruites par les pillards ou dvastes par

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    64 MARRAKECHle temps, et que leurs htes ont quittespour s'installer ailleurs, car on ne recons-truit jamais ces choses de boue qui s'ef-fondrent.

    Sur les tables des collines quelques cava-liers blancs et bleus surveillaient l'horizon.Au bord de la piste sablonneuse, qu'onavait trace la nuit mme, des quipes deJoyeux taient encore occupes raserles touffes d'alfa. A tout moment nouspensions dcouvrir, au dtour de quelquegara, les troupes que nous venions cher-cher; mais les gara succdaient aux gara,et l'on ne voyait toujours rein. Enfin,comme sur une image de Raffet ou deDauzat, des lignes minces, rgulires etsilencieuses, ranges pour la parade, im-mobiles sous les armes, apparurent tout coup, minuscules au pied des montagnes,dont les sommets tincelaient sous le soleilde midi. Et l'impression d'tranget futsi forte de trouver l six mille hommes,dans cette solitude perdue elle-mme aumilieu de tant de solitude, que nous fmes

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    HALLALI DANS LA MONTAGNE 65saisis leur vue comme si nous ne lesavions pas attendus.

    If

    Maintenant la nuit est venue. Des deuxcts de la rivire profondment encaissedans une coupure du plateau, brillent lesfeux d'alfa allums parmi les tentes. Detrs loin, une grande lueur balaie par ins-tants la plaine : c'est le projecteur d'Itzer un autre poste que l'on construit plusbaut dans la valle, un autre Timbadit,une enceinte de pierre au sommet de sacolline, une pense qui veilJe et rayonneautour d'elle, effroyablement isole entrecette double barrire de montag^nes, etqui, ds que la nei{je couvrira le cbeminque nous avons parcouru, se trouvera pen-dant cinq mois coupe du reste du monde.Des trompettes et des cors de chassesonnent de longues fanfares avant l'ex-tinction des feux. Ces feux, les gens de lamontagne les regardent briller; ces fan-

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    66 MARRAKECHfares, ils les entendent. A quoi pense-t-on sous les cdres?... Le Gnral va etvient devant sa tente. Sa haute et mincesilhouette apparat un instant dans laclart d'un brasier pour se perdre aus-sitt dans l'ombre. Et tandis qu'il se pro-mne, la fin de cette journe qui resteracomme une date dans la conqute del'Atlas, je songe (et peut-tre lui-mmey songe-t-il aussi en coutant ces mu-siques) cette autre journe de juillet1914, o toute son uvre au Maroc faillittre abandonne.

    Ce jour-l, 29 juillet, un tlgrammeenvoy de Paris mit cette uvre en plusgrand danger que n'aurait pu le faire unervolte gnrale de toutes les tribus duMogbreb. Dans le pril que crait laguerre dsormais invitable, le Gouver-nement considrait qu'il nous tait impos-sible de nous maintenir au Maroc. Enconsquence, il ordonnait d'vacuer toutl'intrieur du pays, de renvoyer en France

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    HALLALI DANS LA MONTAGNE 67la moiti de nos troupes, de ramener lereste la cte, de ne conserver que lesports et, si c'tait possible, la communi-cation avec l'Algrie par Rabat, Fez etTaza.

    Quelle fut l'angoisse de cet hommedont je ne vois plus en ce moment que lacigarette allume ... Obir un pareilordre, c'tait perdre d'un seul coup lefruit de dix annes d'efforts et de san-glants sacrifices, livrer de nouveau l'anarchie une contre o nous avionstabh une tranquillit qu'elle n'avait ja-mais connue, abandonner les ressourcesimmenses que ce pays pouvait nous four-nir dans la lutte qui comaienait, renoncerenfin sans combattre l'un des beauxenjeux de la guerre. Et ne pouvait- oncraindre aussi qu'une rvolte du Moghrebn'branlt l'Afrique du Nord, de l'Atlan-tique l'Egypte?... Sur toute l'tenduede l'Atlas, nous tions partout aux prisesavec les tribus dissidentes. Quel renou-veau d'ardeur et de force agressive allait

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    6S MARRAKECHdonner ces Berbres, dj si pres etacharns, une retraite dont les missairesallemands fixaient dj le jour et l'heure?Parmi les tribus soumises, les unes n'at-tendaient que l'occasion de reprendre lesarmes; les autres, dcourages par la vuede notre faiblesse, et pour se faire par-donner leur docilit ancienne, se retour-neraient contre nous. Nos bataillons de-vraient s'ouvrir un passage, en combattanttous les jours, travers trois cents kilo-mtres d'un pays rvolt. Dcims parl'ennemi, puiss par la chaleur crasante,laissant des morts et des blesss en route,beaucoup de matriel aussi, dans queltat de dlabrement arriveraient-ils lacte? Au Ueu des belles troupes d'x\friquequ'on attendait en France, ce seraient destroupes puises par ce grand effort sansprofit qui dbarqueraient Marseille et Bordeaux. Encore serait-il ncessaire d'engarder un grand nombre pour protgernos ports d'embarquement, sauvegardernos nationaux, et rtablir tout le long de

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    HALLALI DANS LA MONTAGNE 69la mer cette ligne de rsistance que nousaurions abandonne sur l'Atlas. Quant maintenir la communication avec l'Algriepar Fez et le couloir de Taza le long d'uneligne d'tapes de plus de cinq cents kilo-mtres, il n'y fallait pas songer.Et pourtant l'ordre tait l Le lendemain, le Gnral runissait ses

    lieutenants, Gouraud, Henrys, Brlard,Peltier, qu'il avait fait venir Rabat pourleur communiquer la rsolution qu'il avaitprise. On lui demandait vingt bataillons :il en enverrait davantage, mais il refusaitd'abandonner un seul pouce du terrainque nous avions occup. Au lieu de rame-ner la cte les effectifs que le Gouverne-ment laissait sa disposition, c'tait aucontraire la cte qu'il voulait jeter enavant, en renforant les garnisons avan-ces de tout ce qui, dans l'intrieur, pou-vait porter un fusil. A tout prix il fallaitnous maintenir sur l'Atlas, garder intactel'armature de nos postes, contenir lestribus dans leurs montagnes. Alors peut-

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    70 MARRAKECHtre pourrait- on conserver la tranquillitde la plaine, en tout cas retarder l'insur-rection et permettre nos bataillons de nepas arriver fourbus, comme des paves la mer. .

    Ce jour-l, le Gnral gardait le Maroc la France, ou plutt le lui donnait uneseconde fois. Ainsi, presque au mme mo-ment, aux deux extrmits de l'immensefront de bataille, deux bommes qui avaientfait les mmes expriences et vcu lesmmes penses, Gallieni sur la Marne etLvautey sur l'Atlas, rtablissaient par uncoup de gnie une situation dsespre. Aucours de leur vie aventureuse ils s'taientfait, l'un et l'autre, la mme ide du com-mandement et du cbef ; ils avaient appris reconnatre qu'au-dessus de l'obissance etde la discipline, au-dessus mme de la vo-lont qui sait prendre une responsabilit,il y a l'imagination, la pense qui dcouvredes solutions imprvues, et qu' la guerre,comme partout, ce qui fait les miracles,c'est 1 esprit de posie dans l'action.

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    HALLALI DANS LA MOINTAGNE 7iEt voil que ce soir, aprs trois annes

    de guerre, nous sommes ici, au cur destribus dissidentes, sur cette Haute Mou-louya que les plus grands sultans du Marocn'ont jamais rellement occupe, bienqu'ils se soient toujours enorgueillis dansleurs actes officiels du titre de princesmoulouyens. Quand nous reviendrons auprintemps, un pont sera jet sur cetterivire si longtemps inaccessible, l'en-droit mme o nous campons et qu'onnomme le Gu des Colombes. De touscts autour de nous, s'ouvrent des voiesnouvelles, qui aujourd'hui ne sont encoreque des chemins de ronde, mais qui de-main seront des routes, des instrumentsde force et de scurit. Chaque jour lestribus encore irrductibles sont isolesdavantage, spares les unes des autres,cloisonnes, pour ainsi dire, dans le filetde nos colonnes, de nos chemins et denos postes. Ds que la guerre sera finieen Europe, et que les derniers dissidentsn'auront plus, pour les soutenir, les pro-

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    72 MARRAKECHmesses, l'argenlet les munitions de l'Alle-magne, un dernier effort suffira pour fairetomber cette rsistance berbre entamede toutes parts.

    Dolo Aiclia (s'crie la chanson des femmes),L'homme au canon nous a vaincus Il a tabli son camp dans la valle,Et maintenant il habite les plis de nos vtements.Qu'il est puissant, l'homme au kpi, jeunes filles

    Cependant le Gnral tait rentr danssa tente pour y travailler trs tard, commeil en a l'habitude. Le projecteur d'Itzeravait cess de promener sur l'tendued'alfa et sur les collines bizarres ses lentsmouvements de lumire. Les feux de bi-vouac s'teignaient. Dans la nuit les der-nires fanfares paraissaient dj sonnerl'hallali de la montagne.

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    CHAPITRE IVLE PALAIS DE BA AHMED

    TRS loin de la fort de cdres, dans unpalais dont je suis le seul hte avec

    les pigeons qui roucoulent sur les toits detuiles vertes et s'abattent dans les coursde marbre, autour des vasques, pour yboire... Comment suis-je arriv ici, danscette demeure de ferie, par del l'ton-nant pays lunaire aux milliers de cra-tres teints? En automobile sans doute,ou plutt j'ai d m' asseoir sur le tapismagique qui, dans les histoires arabes,abolit les distances et transporte par mi-racle aux pays les plus charmants... Mevoici devenu sultan, pacha, que sais-je?hros d'une aventure merveilleuse, lemaitre d'un domaine enchant.

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    74 MARRAKECHLa grce, la fantaisie, le hasard sem

    blent avoir t les seuls architectes de celieu. C'est un ddale, une suite tout faitdsordonne de cours de marbres et dejardins, autour desquels s'ouvrent deschambres d'un luxe cleste, anglique,avec de hautes portes qui montent jusqu'autoit, toutes peintes de fleurs, d'toiles,d'arabesques; des mosaques dont les cou-leurs semblent briller sous de l'eau qui ruis-selle ; des bandeaux de pltre sculpts parune imagination qui semble ne s'puiserjamais; des plafonds tantt arrondis endme, tantt en forme de carne, tanttcreuss de grottes d'o descendent des sta-lactites d'or, d'azur, de vermillon, tanttplats, traverss de cent poutrelles menues,toujours jonchs de mille fleurs, merveil-leux parterres ariens, qui ne connaissentpas de saison, et placs l-haut tout exprspour distraire une rverie sans pensetendue sur un coussin. .

    Voici une cour de dimension royaleavec ses trois jets d'eau. En voici d'autres

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    LE PALAIS DE BA AHMED 75plus petites avec une seule vasque demarbre; et d'autres entoures d'arcadessous lesquelles s'ouvrent les hautes portespeintes et les petits volets minutieusementenlumins; et d'autres recouvertes d'untoit, qui ne reoivent de lumire que parde minuscules verres de couleur enchsssdans une dentelle de stuc, et o les yeuxhabitus la grande clart du dehors sontun moment reconnatre le jet d'eau, lesportes peintes, tout le mystre prcieuxqui se cache ici loin du jour.

    Voici des j ardins qui ressemblent non pasaux jardins de chez nous, mais d'normescaisses d'oranj^^ers enfonces dans le sol, encontre-bas d'alles brillantes, toutes pa-ves de mosaques, de rosaces et de fleursd'mail. De ces parterres profonds jail-lissent, avec les orangers couverts en cemoment de leurs fleurs et de leurs fruits,des cdrats qui laissent pendre leurs lan-ternes jaune citron, des cyprs trois foisplus hauts que les petits toits verts quientourent les jardins, des bananiers, des

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    76 MARRAKECHlilas du Japon, des cassies aux houppettesd'or parfumes, des daturas, des gra-niums, un fouillis de plantes rustiquesdans le plus complet dsordre, comme sile jardinier avait dit ces arbres et cesfleurs : Voil l'espace que je vous aidonn : pas une herbe ne poussera horsde ces quatre carrs, au-dessous des allesbrillantes rserves aux zelhges (1) quisont vos surs d'mail; mais l o voustes chez vous, croissez votre fantaisie,je vous abandonne Dieu...

    Et tout cela embaume, et tout cela ver-doie et brille, les fruits des arbres, lesfleurs des parterres, les rosaces des alles,les bouquets des portes peintes, un peufans par le soleil et dont les ors s'caillent,les tuiles vertes des toits, et les mille cou-leurs qu'on voit luire dans la pnombredes chambres, et aussi dans ces prcieusesalcves mnages sur un ct du jardin,o le matre du logis venait avec ses

    (1) Petit morceaux de brique maille.

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    LE PALAIS DE BA AHMED 77femmes prendre le th, couter de la mu-sique, regarder passer la lune entre lesfuseaux des cyprs.

    Tout fait ici de l'harmonie : la gomtrieet le dsordre, l'abandon et l'artifice ol'mail et la fleur peinte se mlent la fleurvivante, cette nature presque rustique etcette lgance Tarde, cette solitude et cesilence qu'anime, au croisement des alles,comme le matre d'orchestre de ce concertdiapr, unjetd'eausous un jasmin. Voici laposie, voici l'art, voici le signe de toutebelle chose : une volont, une rgle, unespace de tous cts circonscrit, et dansces bornes troites un infini de libert.

    Qu'il est donc malais de peindre avecjustesse le charme de l'Orient A invento-rier ces beauts si familirement char-mantes, si peu tonnes d'tre l, si peusurprises de faire ensemble leur concertsilencieux, plein de notes divines, si ma-nir et si modeste la fois, on a l'air d'unpdagogue qui cherche dcouvrir, sousla lampe, ce qui fait le sortilge de quatre

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    78 MARRAKECHvers ariens d'un pote de la Perse. Ondit : les choses sont ainsi; il y a l unealle, des orangers et des cyprs; il y a lun jet d'eau, une vasque de marbre, unetoile de zelliges. Mais quand on a dittout cela et situ exactement chaque objet,l'oranger n'a plus de parfum, le cyprsne s'incUne plus avec sa grce adoles-cente, les oiseaux se sont tus, les milletoiles du jasmin ont disparu dans le feuil-lage, les grandes portes paradisiaques ontreferm avec effroi leurs vantaux d'or etde carmin sur les chambres de silence etd'ombre, qui font penser des aubergeso ne descendraient que des rves..Et comment les mots de chez nous nes'gareraient-ils pas en parlant des chosesd'ici Ici, toute pompe est familire, toutegrandeur coquette, toute beaut un peumivre. Avec cela, le naturel a toujoursde la dignit, l'abandon n'est jamais vul-gaire. Ce qui chez nous jure d'tre en-semble, se trouve ici tout naturellementaccord . La grande cour, dalle de marbres

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    LE PALAIS DE BA AHMED 79blancs et verts, s'entoure d'une galerie debois d'un bleu dteint, pass, d'une rus-ticit presque pauvre. De bautes et frlesgramines poussent sur les toits de tuilesvertes qui couvrent les pices encbantes.L'eau s'chappe des vasques, ruisselle etbaigne le marbre majestueux. D'innom-brables pigeons vont et viennent sur lesdalles chauffes au soleil, et dans ce silenceinhabit leur promenade lustre, noble,familire et roucoulante, est encore ce quidonne le mieux mon esprit la mesure dela majest du lieu.

    Entre tous ces endroits charmants, unlabyrinthe d'troits couloirs, dont uneporte o un esclave peut aisment barrerl'entre ; des murs nus, blanchis la chaux ;et dans le plafond un trou carr, traversde barreaux de fer, par o descend la lu-mire. Pas la moindre dcoration, commesi les corridors de cette vaste demeuren'avaient pas t achevs. videmmentl'esprit arabe n'prouve pas, comme lentre, le besoin d'une perfection totale. A

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    80 MARRAKECHquoi bon dcorer un lieu o la vie ne s-journe pas? Ces couloirs nus sont l'imaj^ede ce pays, o de grands espaces videssparent des endroits pleins d'agrment etde civilisation. Le sentiment qui tant defois a inspir la posie arabe (le plaisir deretrouver l'eau courante, la verdure etl'ombre aprs le bled embras) guide aussiles architectes dans la construction despalais. C'est dessein que dans les sallesles plus richement dcores, la muraillereste nue et blanche entre les mosaquesqui rgnent dans le bas, et le bandeau depltre qui porte sur sa dentelle la somp-tuosit du plafond. Et la mme raison veutsans doute qu'entre les cours et les jar-dins d'mail on laisse ainsi les corridors leur triste abandon, afin de multiplier leplaisir d'arriver l'improviste dans un deces enclos enchants.

    Pour qui fut bti ce palais qui semble levestige d'un ge qui n'a jamais exist, eto tout aurait t gentillesse, grce, mu-

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    LE PALAIS DE BA AHMED 81sique, posie? Pour quelle femme divine,pour quel pote charmant?... Mais non,tout cela date d'hier; ce palais a t cons-truit pour le moins pote des hommes,le ^rand vizir Ba Ahmed, qui fut, il y aquelque vingt ans, dans la jeunesse d'Abdel Aziz, le vrai matre du Maroc. C'taitun demi -ngre, n de l'union baroqued'un noir et d'une femme juive. Laid, unnorme ventre sur des jambes courtes etmaigres, mais fort intelligent, autoritaire,impitoyable, faisant donner la bastonnadeau jeune Abd el Aziz, toujours suivi,quand il sortait dans la ville, de gardesqui apprhendaient rudement et tranaienten prison tout passant assez hardi pourlever les yeux sur lui. Dans je ne saislaquelle de ces pices fastueuses, du matinjusqu'au soir, il donnait des audiences,expdiait les affaires, sans mme quitterau moment des repas le divan o il taitaccroupi On posait devant lui les innom-brables plats qui composent l'ordinaired'un grand seigneur marocain; il s'empif-

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    82 MAKRAKECHfrait de nourriture, car il tait vorRce; etrepu, s'endormait sur place, pour recom-mencer une heure plus tard son accablantebesogne de fonctionnaire diligent.

    Pendant ce temps, autour de lui, unpeuple d'ouvriers s'empressait acheverou embelhr sa demeure, euiplissimt l'airdu bruit de leurs pilons et des chansons quiaccompagnent le tassement du mortier surles terrasses. Jamais rien n'tait au gotde ce ngre fastueux, de ce demi-smitetoujours insatisfait, qui brlait de l'orgueilde se dpasser lui-mme. A tout momentil fallait jeter bas une chambre pour enbtir une autre, remplacer une cour parun jardin, dtruire des mosaques, dmoUrn plafond, recommencei' sans cesse ceschoses si lgres, si remplies de fantaisiequ'elles semblent avoir t cres dansl'allgresse avec une divine insouciance.Le matin du jour o il mourut, ses mde-

    cins, craignant que le bruit ne le fatigut,commandrent aux ouvriers de suspendreleur besogne. Mais le moribond, n'enten-

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    LE PALAIS DE BA AHMED 83dant plus travailler autour de lui, fut saisid'une violente fureur. Charpentiers, me-nuisiers, maons, tout le monde dut re-prendre sa tche; e1 il rendit le derniersoupir dans le bruit des pilons et de lamlope indfiniment rpte par les fai-seurs de terrasses :

    Les oiseaux nous regardent travailler,Mais c'est le matre qui paiera...

    Tout au fond de cette demeure, dans unlointain jardin secret, rempli comme unvase trop plein d'une vgtation folle debananiers, de pliysalis, de daturas etd'orangers, une petite porte en ogives'ouvre dans une tour qui domine assezbizarrement, d'une hauteur de trois tages,ce palais ras de terre. On monte unescalier brutal, et l- haut se dcouvreun spectacle si grandiose que du coups'effacent de l'me toutes les charmantesehoses d'en bas. Imaginez autour de vousune immense tendue rose de murailleset de terrasses dans une large ceinture ver-

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    8V MA unAREC Hdoyante crdiviers et de palmiers; et l,tout prs, l'Atlas blouissant de neige,pareil une f^rigantesque vague, suspen-due au bord d'une plage avec sa franged'cume, dans l'motion, semble-t-il, d'unmouvement arrt qui va reprendre ets'crouler tout coup... Entre les ver-dures des palmiers et cette blancbe vaguemenaante, pas un pli de terrain, aucunaccident du sol, rien que la plaine nue,barre l'horizon par ces montagnes for-midables, o l'on devine des miroirs deglace de foudrovantes cassures, des -picvertigineux, des brutalits effroyables, etaussi des mouvements d'une douceur infi-nie o le bleu des lointains semble sediluer dans la neige.De l'autre ct de l'horizon, une longue

    suite de collines, baignes d'une chaudelumire, et qui, dfaut de l'air sublimedes hautes cimes qui leur font face, ontreu de la nature la grce, les formes heu-reuses, le divin mensonge des couleurs.Entre ces collines et l'Atlas, il y a bien cent

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    LE PALAIS DE BA AHMED S5kilomtres, mais l'air est si transparent quetoute distance s'efface, l'immense plainedisparait, la grande ville de terre schesemble avoir juste la place de loger sesmaisons et ses jardins dans cette vastetendue, et l'on dirait que le dernier pal-mier de l'oasis effleure la neige des cimesavec ses branches balances.Vu de l-haut, le beau palais du sombre

    Ba Ahmed, la charmante Bahia, n'estqu'une suite de terrasses bossiies, tachesde chaux, de toits encombrs d'herbesfolles, d'espaces vides d'o surgissentquelques pointes de cyprs. Le regardplonge demi dans les patios qui sepressent l'entour, uniformment pareils,uniformment misrables, creuss commedes alvoles dans un rayon de miel. Etces cellules habites, cette multitude decubes poss les uns prs des autres, quiforment perte de vue jusqu' la ceinturedes jardins une gomtrie indchiffrable detours carres et de terrasses, c'est cela lagrande ville du Sud, o le Berbre, habitu

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    86 MARRAKECH la tente et au gourbi, a fait l'essai de lavie citadine, sans arriver vraiment, depuishuit sicles qu'il a construit ces murailles,depuis huit sicles que des millions et desmillions d'hommes y ont vcu, btirautre chose qu'un immense camp de bouesche, o la famille habite encore, avecune simphcit antique, dans la socit del'ne, de la poule et du mulet.

    Je ne sais pourquoi les indignes ap-pellent cette ville Marrakech la Rouge, carcette nappe de murailles, cuites et recuitesparle soleil, a plutt la couleur d'une feuillelongtemps roule par l'automne, et, dansses plus grands excs, ne dpasse jamais lerose tendre ou le vermeil. Pas une fume,pas un bruit. Rien que le cri des mouchetsqui planent et tournoient, et tout coup,montant de ce silence, le long braiementdsespr d'un ne qu'on aurait abandonndans des ruines. .De ce vaste monceau de terre mille fois

    remu parles hommes, mille fois redevenupoussire et inlassablement redress en

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    LE PALAIS DE BA AHMED 87murailles et en maisons, surgit une hautetour de pierre, carre, brle par le soleil,prodigieusement isole dans sa solitudearienne, avec ses quatre boules d'or enfi-les son sommet, la haute Koutoubia,qui domine dplus de soixante-dix mtrescette ville ras du sol, et vers laquelles'acheminent depuis hait sicles les ambi-tions, les dsirs et toutes les pistes du Sud . .Plus loin, de hauts murs crnels en-tourent d'immenses cours dsertes, lais-sant fpercevoir des pointes de cyprs etles toits verts du palais des sultans, queprolonge perte de vue un jardin d'oli-viers et d'orangers, presque aussi grand lui seul que le reste de la ville, et d'ol'on voit surgir d'autres toits verts, d'autrescyprs, et ces palmiers chevels quisemblent venter les neiges. . . L-bas, cestoits en pyramide, couleur d'une turquoisemorte, c'est le sanctuaire de 8idi-Bel-Ab-bs, le patron de la ville, autour duquelvit tout un peuple trange (tel qu'on enchercherait vainement un pareil dans au-

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    88 MARRAKECHcun autre endroit du monde), un peuplede six mille aveugles, avec sa loi, sesconfrries, son trsor et sa misre, six mille aveugles qui ttonnent et pro-mnent leurs tnbres sous cette lumireblouissante... Une autre enceinte, d'au-tres murailles d'o rien de vivant ne sur-git, ni un toit vert, ni un feuillag