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C OLLECTION T ECHNIQUE C IMBÉTON CAHIER DES MODULES DE CONFÉRENCE POUR LES ÉCOLES D’ARCHITECTURE B90A HISTOIRE DU BÉTON NAISSANCE ET DÉVELOPPEMENT, DE 1818 À NOS JOURS CONFÉRENCES : BÉTON, ARCHITECTURE,PERFORMANCES ET APPLICATIONS Eglise de la Vierge miraculeuse, Mexico, 1954, Ingénieur F. Candela, DR.

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COLLECTION

TECHNIQUE

C I M B É T O N

CAHIER DES MODULES DE CONFÉRENCE

POUR LES ÉCOLES D’ARCHITECTURE

B90A

H I S T O I R E D U B É T O NN A I S S A N C E E T D É V E L O P P E M E N T , D E 1 8 1 8 À N O S J O U R S

CONFÉRENCES : BÉTON, ARCHITECTURE,PERFORMANCES ET APPLICATIONS

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H IS TO IRE DU BÉTON : NA ISSANCE

E T DÉVE LOPPEMENT, DE 1818 À NOS JOURS

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Pour visualiser les trois grandes étapes de l’histoire du

béton armé, l’architecte et historien Jacques Gubler propose un

diagramme très simple : le béton des entrepreneurs qui com-

mence un peu avant 1850, celui des ingénieurs avec la diffusion

du matériau vers 1890, et enfin celui des architectes qui débute

un peu avant 1900, lorsque les techniques sont bien connues et

que des pionniers comme Anatole de Baudot, Auguste Perret

et Henri Sauvage se mettent à explorer son potentiel esthé-

tique.

Avant-propos

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Le béton des inventeurs et des entrepreneurs 6Une double origine 6

Louis Vicat et l’invention du ciment 7

Composants matériels 7

Pierres artificielles 7

François-Martin Lebrun à Montauban 8

Les brevets de François Coignet (1814-1888) 8

Développement du béton François Coignet 8

Déboires de la pierre artificielle de François Coignet 9

Premier pont à New York en 1874 9

Du mortier armé au béton armé, histoire d’une idée 10

La barque de Joseph Lambot – 1849 10

Joseph Monier : des caisses horticoles de 1867 à la construction

de maison en 1886 10

Développement du système Monier : de la rocaille à Wayss et Freytag 11

Une profusion d’inventeurs 11

Un développement qui commence aux alentours de 1890 12

Le béton Cottancin (1865-1928) : un système complexe mais unitaire 12

L’engagement d’Anatole de Baudot pour le système Cottancin 12

Les chantiers d’Anatole de Baudot 13

Les aléas du chantier de Saint-Jean-de-Montmartre 13

François Hennebique (1842-1921) : un système simple et efficace 14

Une stratégie de promotion radicale et l’invention du bureau d’étude 14

Un succès proche du monopole 15

Un succès auprès des architectes 16

Wayss et Freytag : le développement du « Monierbau » 16

Diffusion du matériau dans le tissu des petites entreprises 17

Une technique d’entrepreneur 18

Le béton des ingénieurs 19Une invention paradoxale qui déroute la science 19

Une adhérence très discutée 19

La question des coefficients de dilatation 19

Comprendre le rôle respectif des deux matériaux 20

Outils de calcul 20

Normalisation 20

Une évolution technique permanente 21

Composition : l’enjeu des adjuvants 21

Faciliter la mise en œuvre 21

La préfabrication 22

Sommaire

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Le béton des architectes 23La maison Dom-ino : une rupture 23

Un imaginaire très libre 23

Intégration à la doctrine du rationalisme constructif 24

Le béton armé au service des monuments historiques 24

La scénographie structurelle de l’école rationaliste :

Émile Dubuisson et François le Cœur 25

Auguste Perret (1874-1954) entrepreneur et architecte 26

L’ossature comme expression esthétique 27

La mise en scène de la structure 27

Le modèle des silos 28

Henri Sauvage rue de Trétaigne 28

Un principe qui se développe dans les nouveaux programmes 29

« L’esthétique du calcul » ou le « vrai langage » du béton 29

Les ouvrages d’art : franchir plus avec moins de matière 30

Les coques, bâtiments High-tech des années 30 à 50 30

Une démarche intuitive et inspirée, mais attentive aux questions

de mise en œuvre 31

Libertés formelles 31

Une nouvelle hiérarchie architectonique 32

Cubisme et purisme 32

Décomposition neoplasticiste de De Stijl 32

Expressionnisme formel 33

Des formes libres mais difficiles à mettre en œuvre 34

Textures et vérité constructive 34

La mise en œuvre comme enjeu esthétique 35

Poésie brutaliste 36

Les grands ensembles ou le béton minimum 36

Première critique 37

Une voie alternative : l’habitat intermédiaire 37

Retour à l’urbain 38

Continuités plastiques contemporaines 39

Bibliographie 43

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Le béton des inventeurs et des entrepreneurs

Vicat, Pont de Souillac.

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sivement, comme un faisceau de recherchesconvergentes. Pendant plusieurs décennies, alorsmême que les composants matériels du béton sontdéjà au point, les architectes et les ingénieurs ontdu mal à faire le saut conceptuel nécessaire à lacompréhension de l’association de deux matériauxtellement dissemblables. Cela explique que lesarchitectes et les ingénieurs soient restés, pendantprès d’un demi-siècle, absents de la première his-toire du béton qui repose tout d’abord sur des stra-tégies d’inven teurs et d’entrepreneurs. Cettegenèse n’est pas sans intérêt car, à travers lesinventions, les brevets et les techniques des inven-teurs, leurs intuitions ou leurs erreurs, on pénètredans l’intimité du matériau, ce qui permet demieux en saisir les potentialités.

Une double origine

Le béton armé est un matériau particulier, fruitd’une invention dont l’origine est double : d’uncôté, c’est une production industrielle consistanten l’assemblage de deux produits déjà transfor-més, l’acier et le ciment ; de l’autre, une productionintellectuelle, née de l’idée d’associer ces deuxmatériaux très dissemblables.

La première histoire du béton armé est donc lagestation d’une idée, celle de l’associationfer/béton, qui n’apparaît pas d’un seul coup, nisous une forme unique, mais qui émerge progres-

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Mur en « pierre artificielle » coulé dans une banche, 1807.

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dessus de la Corrèze, à Argentat, qui démontre laqualité de son matériau. Dans les années qui sui-vent, Vicat parcourt la France afin de découvrir plusde trois cents carrières capables de fournir ceschaux hydrauliques et en publie les listes dans lesAnnales des Ponts et Chaussées.

Composants matériels

C’est ainsi que se met en place la base d’une pro-duction industrielle de ciment artificiel. En 1824,l’Écossais Joseph Aspdin dépose un brevet pour leCiment Portland qui améliore la qualité de cette« pierre artificielle ». En France, un polytechnicien,Pavin de Lafarge, installe des fours à chaux au Teil,en 1833, et la première usine de ciment est crééepar Dupont et Demarle à Boulogne-sur-Mer en1848. Le premier composant du béton est doncopérationnel à la fin de la première moitié duXIXe siècle

Parallèlement, la production de l’acier s’organise.À l’origine, les fourneaux sont dispersés dans lesforêts à proximité des gisements de minerai de feret traités au charbon de bois. La production restefaible jusqu’à ce qu’en Angleterre on commence àutiliser la houille puis le coke dans des hauts four-neaux. La véritable production industrielle débuteavec l’invention du four Bessemer en 1855, quipermet la fusion de minerais de faible teneur.

Ainsi, au milieu du XIXe siècle, les conditions maté-rielles sont réunies pour l’invention du béton puisdu béton armé.

Pierres artificielles

Encore une fois, il faut souligner que les recherchessur une « pierre artificielle » ne sont pas l’œuvred’un homme seul, mais constituent un faisceauconvergent en cours dès les premières décenniesdu siècle. En 1807, Fleuret invente une « pierre arti-ficielle » qu’il décrit dans son Art de composer despierres factices aussi dures que le caillou. Mais cen’est qu’après la théorisation de Vicat que le mor-tier de ciment se diffuse.

Louis Vicat et l’invention du ciment

Le béton est le mélange d’un liant hydraulique(ciment), de granulats (graviers) et d’eau. L’eauprovoque une réaction chimique de prise avec leciment qui, en durcissant à l’air, lie tous les compo -sants en un ensemble homogène et monolithique.

Mortiers et chaux étaient utilisés depuis des millénai-res. Les Chinois, les Égyptiens, les Mayas construi -saient avec des mortiers à base d’une chaux obtenuepar cuisson de roches calcaires, suivie d’uneextinction à l’eau. Les Romains fabriquaient desliants hydrauliques, comme en témoigne Vitruvedans ses Dix livres d’architecture. Il leur revientd’avoir découvert au début de notre ère qu’enajoutant au mortier de la terre de Pouzzole (pouz-zolane) issue de cendres volcaniques, le mortierpouvait prendre sous l’eau. Mais ce principe estresté longtemps inexpliqué et fut un peu oubliéjusqu’à ce que, à la fin du XVIIIe siècle, plusieursingénieurs le redécouvrent et cherchent à le com-prendre expérimentalement.

Dans cette quête, parallèlement aux travaux deJohn Smeaton, c’est Louis Vicat (1786-1861) quidécouvre les propriétés des mortiers de ciment. Encharge du pont de Souillac en Dordogne, il travaillesur la mise au point de ce nouveau mortier et par-vient à isoler une cendre artificielle composée decalcaire et de silice qui devient ciment. Il expéri-mente ensuite son emploi dans les piles du pontde Souillac puis, en 1818, élabore la théorie del’hydraulicité qui précise les proportions des diffé-rents composants nécessaires à la constitution duciment artificiel lors de la cuisson. En 1828, LouisVicat réalise un pont suspendu en ciment, au-

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François Coignet, maison à Saint-Denis.

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des pratiques courantes de la construction. Maiselle est efficace puisque, diffusés grâce à des publi-cités, ses brevets sont connus en Grande-Bretagne,aux États-Unis, en Australie. Il parvient même à enparler à l’empereur Napoléon III. Le nouveau maté-riau gagne alors une audience élargie, comme entémoignent plusieurs médailles aux expositionsuniverselles.

En 1861, l’entrepreneur publie un livre, Bétonsagglomérés appliqués à l’art de construire, danslequel il annonce que la révolution dans l’art debâtir engendrée par le nouveau matériau va per-mettre de combattre l’injustice et la misère grâce àdeux de ses qualités : l’hygiène et l’économie.Ainsi, pour François Coignet, le béton est universelet n’a aucune contrainte, il doit permettre desconstructions sûres, saines et rapidement bâties.Sur le plan technique, l’argument essentiel qu’ildéveloppe est le monolithisme du matériau.

Développement du béton François Coignet

Bien que son béton « aggloméré » ne soit pasencore armé, il utilise déjà l’association béton/métal, probablement sans entrevoir l’importancede cette tentative. Ainsi, pour réaliser les planchersde la maison qu’il se fait construire à Saint-Denis(72, rue Charles Michel) en 1852, sur les plans deThéodore Lachez, il noie les poutrelles métalliquesdans le béton.

Notons en outre que le béton ne naît pas ex-nihilo,mais s’intègre dans une famille technique trèsancienne, celle du pisé : ce béton – non encorearmé – est coulé dans des banches et pilé selondes procédés similaires à celui du pisé banchéemployé dans de nombreuses régions.

François-Martin Lebrun à Montauban

Les premiers développements du béton se font dèsles années 30. C’est ainsi que dans les années 1830,l’architecte François-Martin Lebrun de Montaubanconstruit une maison de trois étages en béton àAlbi, un temple protestant à Corbarieu, puis unpont à Grisolles, près de Montauban. Cet architecterédigera d’ailleurs deux traités sur cette technique :Méthode pratique pour l’emploi du béton, en1835, puis L’art de bâtir en béton, en 1843.

Les brevets de François Coignet(1814-1888)

Mais c’est avec François Coignet qui, en 1854,dépose un brevet pour du « béton économique »que le béton va connaître son premier essor.

Coignet vient de Lyon, ville dans laquelle le mor-tier banché est une technique traditionnelle.Reprenant l’entreprise de produits chimiques deson père, il fonde une filiale à Saint-Denis en 1851.La construction des nouveaux locaux est l’occasionde la découverte du « béton aggloméré », mortierpilonné dans des coffrages qui forme une massedure comme de la pierre qu’il appelle « pierre sansfin ». À la suite de ce premier brevet, Coignet agiten industriel cherchant à capter les marchés et àcirconscrire la concurrence : entre 1855 et 1859, ildépose une série de brevets (bétons hydrauliques,bétons plastiques, pierre factice, etc.). Sa démar-che fut parfois critiquée dans le milieu du bâtimentcar certains remarquent qu’il fait parfois breveter

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François Coignet, immeuble rue Miromesnil, Paris, 1867.

François Coignet, église du Vésinet, 1862.

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clouées sur les coffrages. Or, peu de temps aprèsson séchage, la façade se couvre d’efflorescencesqui se transforment en taches grisâtres, trahissantainsi l’illusion recherchée du matériau. Furieux, l’ar-chitecte dénoncera désormais auprès de ses pairsles défauts, réels ou imaginaires, du matériau etprônera son boycottage. Il publie même un articlevirulent dans le Moniteur des architectes dont ilrestera des traces. Même si Coignet tente de sedéfendre en expliquant que sa maçonnerie n’estpas plus perméable que bien des murs de pierreset qu’il suffit de l’enduire, cette aventure ne feraqu’augmenter la défiance des architectes vis-à-visde ce nouveau matériau.

Il est vrai que Coignet est peu précis dans ses dosa-ges, qui se font empiriquement, et nombre de sesouvrages se fissurent ou sont très poreux. Pourtant,des ouvrages importants, comme celui du mur desoutènement du cimentière de Passy montrent quece nouveau matériau assure une bonne tenue dansle temps, propriété que souligne La Semaine desconstructeurs, en 1876.

Premier pont à New York en 1874

C’est à New York que Coignet verra son béton uti-lisé avec succès pour un ouvrage noble : le pont deCleftridge, dans le parc de Brooklin, édifié parCalvert Vaux et John C. Goodridge. En effet, l’ou-vrage se révèle à la fois très économique et debonne facture esthétique.

Il conduit par ailleurs de nombreux chantiers : lamaison du chef de gare à Suresnes en 1852, lapoulerie du jardin d’acclimatation dans le Bois deBoulogne, le phare de Port-Saïd (haut de 55 m) enÉgypte, une seconde maison à Saint-Denis (rue desPoissonniers) en 1856, puis un immeuble de sixétages, rue Miromesnil à Paris, en 1867. Mais à l’é-poque, le béton est avant tout un matériau d’in-frastructure. L’entreprise Coignet vitessentiellement grâce aux commandes de travauxpublics. Elle réalise principalement des kilomètresd’égouts et d’importants travaux d’adductiond’eau. Vers 1876, elle bâtit aussi les murs de sou-tènement du cimetière de Passy ou encore les ram-pes du Trocadéro de l’architecte Davioud, et réaliseune digue expérimentale à Saint-Jean-de-Luz.

Déboires de la pierre artificielle de François Coignet

Coignet cherche à convaincre les architectes d’uti-liser son procédé. Mais les résultats ne sont pastoujours à la hauteur des espérances. Sa premièreréalisation architecturale importante est l’églisedu Vésinet en 1862. Son architecte, Louis-AugusteBoileau, se voit imposer l’emploi du béton parAlphonse Pallu, promoteur moderniste de la cité-jardin du Vésinet. Loin de chercher à mettre envaleur le nouveau matériau, jusque-là utilisé pourles canalisations et les égouts, l’architecte donne àses façades l’aspect noble de la pierre en imitantles joints de la maçonnerie grâce à des baguettes

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Joseph Lambot, barque en ciment armé, 1849.

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fonte sont noyées dans un béton de chaux. Coignetaussi utilisera ce principe.

La barque de Joseph Lambot – 1849

C’est un peu en marge de cette recherche directe-ment liée à la construction, que le jeune ingénieurJoseph Lambot construit en 1849 sa fameusebarque imputrescible en fer et ciment, dont ildépose le brevet en 1855 en vue de sa présenta-tion à l’Exposition Universelle de cette mêmeannée. Il précise que cette solution technique peutaussi être employée pour des « madriers, caisses àeaux et à oranger ». Mais, au milieu des 20 000exposants son « bateau-ciment » passe inaperçu. Ilne réalisera qu’une bouée, dont la commande futpassée par le préfet maritime de Toulon.

Joseph Monier : des caisseshorticoles de 1867 à la constructionde maisons en 1886

Joseph Monier, qui dépose un brevet pour un « sys-tème de caisses-bassins mobiles en fer et cimentapplicable à l’horticulture » en 1867, a plus de succès.

Comme Lambot, Monier ne comprend pas, dansun premier temps, l’enjeu « matériau de construc-tion » de son invention : son brevet est inscrit dans

Du mortier armé au béton armé,histoire d’une idée

Parallèlement à la naissance du béton, germe l’idéede son armature : associer des tiges d’acier au mor-tier, puis au béton, pour le renforcer.

Dans les histoires de l’architecture traditionnelles,l’invention du béton armé peut paraître soudaineet miraculeuse. Elle découle de la « barque impu-trescible » de Joseph Lambot en 1847 puis de lacaisse horticole de Monier en 1867. Pourtant lagloire de ces deux objets est largement posthume:ce n’est que vers la fin du XIXe siècle, alors que lebéton armé est devenu un matériau économique-ment significatif, que des entreprises mettent enavant ces racines, peut-être parce que leur côtéanecdotique ne peut nuire à l’originalité des systè-mes qu’elles exploitent.

La réalité est plus complexe. De la même manièreque l’invention du béton non armé est liée à l’his-toire des mortiers et à la mise en œuvre des pisés,l’idée d’armer le béton s’inscrit dans une traditionconstructive plus ancienne. C’est ainsi que l’intro-duction d’armatures métalliques dans la maçonne-rie existait déjà dans l’architecture gothique etclassique : on plaçait des tiges de métal terminéesà chaque bout en Y, dans les lits de pierres pour lesempêcher de s’écarter. C’est aussi le cas par exem-ple des façades du Louvre de Perrault ou de cellesdessinées par Jacques Ange Gabriel pour la placede la Concorde à Paris.

À la fin du XVIIIe siècle, l’introduction d’armaturesdans le mortier est dans l’air et de nombreusespropositions voient le jour. Ainsi, en 1774, Loriotsuggère d’incorporer le fer dans le mortier. En1792, Loudon recommande l’utilisation d’un plan-cher composé d’un treillis de tiges de fer noyédans du ciment, idée est reprise par Fleuret vers1807, puis par Raucourt en 1824. Vers 1830,Labrouste, l’architecte de la Bibliothèque nationale,utilise une combinaison de plâtre sur un treillismétallique pour réaliser la voûte de la bibliothèqueSainte-Geneviève. En 1844, Fox et Barret font breveter un système dans lequel des solives de

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Joseph Monier, objets en ciment armé, 1880.

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Une profusion d’inventeurs

L’invention du béton armé ne peut donc pas êtreattribuée à un inventeur unique, mais se place à laconvergence d’un faisceau de réflexions. Après1880, le nombre de brevets augmente et les sys-tèmes se multiplient. Rien qu’en France, 262 bre-vets seront déposés jusqu’en 1906. On peut citerde nombreux inventeurs qui, chacun, proposent unbéton armé ou des applications spécifiques. Ainsi,Ransome, aux USA, introduit les aciers torsadéspour augmenter l’adhérence et se spécialise dansles silos, tandis que Koenen invente une sorte deprédalle pour supprimer le coffrage. D’autres sespécialisent dans des ouvrages particuliers : Matraidans les canalisations, Wünsch dans les voûtes enberceau. De son côté, Armand Considère inventele béton fretté, qui introduit une armature en spi-rale pour renforcer la résistance à la compression.

La quantité de ces brevets montre le succès dubéton armé : le matériau commence à pénétrer lemonde du bâtiment et les entrepreneurs sont deplus en plus nombreux à se convertir à cette tech-nique.

Aujourd’hui, alors que le béton est un matériaubanal, le principe du brevet peut surprendre.Pourtant, le béton armé doit ses premiers succèséconomiques à cette procédure qui le place dansle champ de l’exploitation industrielle et reportevers les entreprises la responsabilité de son succès,alors que les maîtres d’œuvre ne s’y intéressentpas encore.

Tous les brevets ne conduisent pourtant pas à lafortune. Très peu sont véritablement exploités.Seuls ceux qui, comme Hennebique, Bonna,Considère et Coignet, sauront les commercialiser,parviendront à une exploitation économiquementviable de leurs brevets.

Les inventeurs de l’idée du béton armé sont doncnombreux et cette multiplicité s’explique par le faitque l’environnement technique et économique,culturel et social, est prêt à accueillir cette inven-tion. En phase avec son temps, le béton armé sediffuse largement, en seulement quelques décen-nies dans les entreprises de travaux publics et debâtiment.

la catégorie « Agriculture, meunerie et boulange-rie » et se focalise sur cet objet : un réseau métal-lique pour caisses et bassins portatifs. Monierdéveloppe ensuite pendant 20 ans son invention àtravers plusieurs additifs au brevet et en multipleles usages : tuyaux, bassins, passerelles, escalierset même cercueils. En 1878, il dépose enfin unbrevet pour une poutre puis, en 1886 – soit dix-neuf ans après son invention – il propose un « sys-tème de construction pour des maisons, fixes ouportatives, hygiéniques et économiques en cimentet fer ».

Développement du système Monier :de la rocaille à Wayss et Freytag

Joseph Monier délaisse son emploi de jardinier àl’Orangerie de Versailles, pour devenir « cimentierrocailleur ». Il fonde une petite entreprise qui cons-truit des réservoirs (Fontenay, Bougival, Alençon)et des éléments décoratifs de jardins (similaires auxgarde-corps des éléments architecturaux du parcdes Buttes-Chaumont ou du bois de Boulogne).

Il tente de diffuser ses techniques auprès des archi-tectes, mais la Société Centrale des Architectesdevant laquelle il présente son invention en 1876lui fait un accueil peu enthousiaste. Il cherche alorsà l’étranger les moyens de son développement : ilprésente son brevet en Belgique, participe à desexpositions en Autriche et en Allemagne vers1879. Un entrepreneur de la région de Francfort,Conrad Freytag (1846-1921) achète à Monier lesdroits de ses procédés pour l’Allemagne du Sud etl’Autriche ; un autre, Gustav-Adolf Wayss (1851-1917), ingénieur zurichois, ceux pour l’Allemagnedu Nord vers 1885. Monier ne semble pas faireune très bonne affaire commerciale, mais son sys-tème est à l’origine du l’origine du développementdu béton armé dans tous ces pays, et lesAllemands parlent, pour le béton, de « MonierBau ».

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mature et qui, après coulage, collabore au monoli-thisme de l’ouvrage et sert de coffrage perdu aumur en ciment armé. Innovante, cette mise enœuvre économise la réalisation de coffrages tem-poraires pour les murs.

L’engagement d’Anatole de Baudotpour le système Cottancin

À la mort de Viollet-le-Duc en 1879, l’architecteAnatole de Baudot (1834-1915) lui succèdecomme chef de file de l’école rationaliste. Dès qu’ildécouvre le ciment armé de Cottancin, vers 1891,il se passionne pour ce système constructif car ilvoit dans le monolithisme du béton armé l’occa-sion d’ouvrir une nouvelle voie au rationalismestructurel. Il permet, tout comme l’archi- tecturegothique, de mettre en scène la descente des char-ges au sein d’une maçonnerie conçue selon unprincipe d’unité structurelle. À Saint-Jean-de-Montmartre, les voûtes sont minces, composéesde deux parois de sept centimètres d’épaisseursséparées par un mâchefer. Elles sont renforcées pardes épines-contreforts qui, comme les nervures del’architecture gothique, mettent en scène le che-minement des efforts.

De Baudot pense avoir réussi là où Viollet-le-Ducavait échoué : ce dernier ne pouvait atteindre lapureté structurelle avec ses constructions mixtesen métal et remplissage de briques. Au contraire,avec le ciment armé et la brique armée deCottancin, l’unité structurelle est réinventée. DeBaudot associe l’enjeu esthétique à une visionsociale : l’unité de structure doit abolir la distinctionentre architecture riche et pauvre, tellement mar-quée dans l’architecture de pierre et permettre deramener l’architecture à son véritable rôle de cons-truction.

Cette scénographie structurelle répond bien à laquête du structuralisme néo-gothique de Baudot.L’impossibilité d’une modélisation mathématiquedu système (réputé incalculable) impose la concep-tion d’une architecture fondée sur le raisonnement

Un développement qui commenceaux alentours de 1890

Avant 1890, on compte très peu de réalisationsarchitecturales en béton armé. Bien que, dès 1878,Eugène Dupuis ait construit le plancher et les pilesde la librairie catholique de la rue des Saints-Pèresen béton armé, ce dernier reste un matériau d’in-frastructures.

C’est entre 1889 et 1892 qu’un tournant se des-sine, avec une série d’innovations techniques oucommerciales apportées par les firmes qui vontrépandre la construction en béton armé, voire lamonopoliser, jusqu’au début du XXe siècle :Cottancin, Édouard Coignet (fils de François) et sur-tout Hennebique en France et Wayss et Freytagdans les pays germaniques. La concurrence entreles plus grandes entreprises sera rude. Elle ne portepas toujours sur la qualité des procédés : les pout-res Hennebique ou Coignet remplissent par exem-ple les mêmes fonctions. C’est une compétitionindustrielle de parts de marchés. Ce sont alors lesstratégies de développement qui font la différence.

Le béton Cottancin (1865-1928) : un système complexe mais unitaire

En 1889, Paul Cottancin (1865-1928), diplômé del’École Centrale en 1886, dépose un système de« Travaux en ciment avec ossature métallique » per-mettant la réalisation de voiles très minces.Récusant le principe d’adhérence entre le ciment etl’acier, Cottancin imagine une armature composéed’un unique fil d’acier fin, plié et replié sur lui-même pour former une toile métallique dense quevient enrober le ciment. Un fort dosage de cimentlui permet de diminuer l’épaisseur des parois jus-qu’à 5 cm. Pour rendre ces voiles plus résistants,des nervures, dites « épines-contreforts », sontajoutées. Son système intègre aussi des murs enmaçonnerie de « briques enfilées » : un mur debriques percées dans lesquelles se prolonge l’ar-

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Anatole de Baudot,architecte.Système Cottancinen béton armé.Église Saint-Jean de Montmartre,Paris, 1894 -1904.

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Les aléas du chantier de Saint-Jean-de-Montmartre

Mais sa grande œuvre est l’édification de l’égliseSaint-Jean-de-Montmartre qui commence vers1894, mais ne se termine qu’en 1904. Le béton faitalors l’objet d’un grand développement, en parti-culier dans les bâtiments liés à l’ExpositionUniverselle de 1900. En effet, si l’ExpositionUniverselle de 1889 est celle du métal, au-delà desformes organiques et végétales de l’Art Nouveau,sur le plan technique, l’Exposition Universelle 1900est celle du béton armé. Or, quelques édifices s’é-tant effondrés, l’administration commandite uneexpertise et arrête tous les chantiers, en particuliercelui de l’église qui est interrompu en 1899 alorsque l’ossature est achevée. Les deux experts-archi-tectes, Trélat et Vaudremer, sont très défavorables :effrayés par la minceur des voiles, ils qualifientl’œuvre de précaire. Le chantier ne pourra finale-ment reprendre qu’en 1902, mais Cottancin ayantfait faillite, il sera achevé par un de ses collabora-teurs, Degaine.

Cette mésaventure nuira au système Cottancin, car l’expertise se poursuivra par la création d’unecommission d’étude sur le matériau à l’occasion dela démolition des pavillons de l’exposition univer-selle de 1900. Ce travail conduira à l’adoption de la

structurel et dans laquelle Baudot retrouve l’empi-risme des constructeurs du Moyen Âge. C’est pour-quoi le ciment armé devient le matériau de Baudotqui le défend même contre le béton armé.

Les chantiers d’Anatole de Baudot

À partir de sa découverte, Anatole de Baudot uti-lise le système Cottancin dans tous ses chantiers.Une première fois en 1892, pour les planchers desa propre maison, rue Pomereu, à Paris, danslaquelle la façade reste de pierre mais les plancherssont constitués par des dalles de 4 cm d’épaisseurrenforcées par un réseau de nervures croisées et oùla charpente est remplacée par une voûte mincedoublée d’une couverture d’ardoises sur lattis. En1893, il l’utilise avec ses façades de briques enfi-lées et une toiture en béton apparent, pour la réali-sation de trois maisons ouvrières à Antony (rueGabriel Peri). Il reprend le système entre 1894 et1896, au lycée Victor Hugo, rue de Sévigné, àParis, dans lequel les portées des planchers attei-gnent 7 à 8 mètres. Les toitures de ciment y sontcouvertes d’ardoise, le ciment ne restant apparentque sur de petites étendues. Il construit aussi selonce procédé le théâtre municipal de Tulle entre1899 et 1902.

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François Hennebique, axonométrie présentant le système.

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et surtout par la facilité de son introduction dans le savoir-faire classique des petites entreprises de maçonneries de l’époque. Si l’on analyse l’axo-nométrie présentant le système Hennebique, ons’aperçoit que c’est un système de constructiontraditionnel : des poteaux soutiennent des poutresauxquelles elles sont reliées par des chapiteaux ;les poutres portent un réseau de poutrelles quiportent un plancher. Ce système constructif estclassique, mais réalisé en béton armé. Il ne trans-forme pas la vision habituelle de la construction, cequi explique aussi sa facilité de pénétration desentreprises de construction.

Une stratégie de promotion radicaleet invention du bureau d’étude

Mais la grande force d’Hennebique est sa stratégiede promotion. Dès 1892, Hennebique publie unebrochure qui vante les mérites du béton armé quis’intitule : « Plus d’incendies désastreux ». Diffuséeà 3000 exemplaires, cette publication provoqueun afflux de commandes qui, de manière para-doxale, conduit Hennebique à fermer son entre-prise de construction. Il abandonne le chantier pourse concentrer sur les études : il invente le bureaud’étude, figure dominante de la maîtrise d’œuvrefrançaise, alors que dans d’autres pays c’est l’ingé-nieur-conseil indépendant qui émerge.

Ainsi, au lieu de réaliser lui-même les ouvrages, ilmet en place un réseau de concessionnaires répar-tis dans toute l’Europe, supervisés par des agentsrégionaux qui assurent les calculs et contribuent aumaintien de la qualité des nombreux chantiers.Cette organisation originale tranche sur les autrespratiques. Avec la pierre, la conception de la miseen œuvre était directement liée au chantier : l’ap-pareilleur était chargé des tracés de coupes et desplans de montage de l’appareil, selon les principesde la stéréotomie. Avec le métal, la fonction d’in-génierie s’insère au sein des entreprises spéciali-sées qui assurent aussi le chantier. Avec le bétonarmé Hennebique, la structure d’étude est autono-misée et clairement différenciée.

première réglementation sur le béton armé en1906. Performant mais complexe, le systèmeCottancin est réputé incalculable. D’autre part, ildemande une mise en œuvre précise et coûteuseque peu d’entreprises seront capables de fournir.Ces deux facteurs conduiront à son oubli progres-sif après 1914. Pourtant ce système est importantpuisque c’est le premier système qui portera lesnouvelles ambitions esthétiques liées au nouveaumatériau.

François Hennebique (1842-1921) :un système simple et efficace

L’invention qui aura les plus grandes retombéescommerciales est celle de François Hennebique. Cedernier dépose un brevet en 1892 dans lequel ilplace explicitement les fers en fonction descontraintes et préconise l’emploi d’étriers pourrelier les fers longitudinaux afin de répondre à l’ef-fort tranchant et de faciliter la mise en œuvre

L’étrier, qui devient le symbole de la firmeHennebique, lui donne une longueur d’avance surses concurrents. À l’opposé du système Cottancin,le système Hennebique tranche par sa simplicité ets’adapte aisément à une main-d’œuvre peu formée

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Hennebique,constructeur.

VillaHennebiqueà Bourg-la-

Reine, 1901-1903.

François Hennebique,constructeur.Manufacture de chaussuresà Boston, USA, 1911.

Alexandre Sarrasin,ingénieur.

Pont de Guerroz, 1933.

François Hennebique,constructeur.

Réservoir à Charbon à Saint-Vaast, 1898-1899.

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Hennebique réalise toutes sortes de projets, maisla raffinerie parisienne de Saint-Ouen est son pre-mier grand chantier parisien, en 1894. Les filaturesBarrois à Tourcoing en 1895, le réservoir à Charbonde Saint-Vaast en 1898, le réservoir d’Héliopolis en1900 ou la manufacture de chaussures de Bostonen 1911 montrent que le matériau s’est rapide-ment imposé pour les bâtiments techniques ouindustriels. Il concurrence bientôt le métal en deve-nant un matériau pour les ouvrages d’art, commeau pont de l’Exposition universelle de Liège en1905 ou au pont de Guerroz d’Alexandre Sarrasinen 1933.

Un succès proche du monopole

Entre 1895 et 1910, la maison Hennebique tend àexercer un monopole sur la construction en bétonarmé. Les entrepreneurs locaux ont un label, unegarantie technique et ils participent à la diffusion età l’enracinement des techniques du béton armé auniveau local : le nombre de concessionnaires aug-mente rapidement ; en 1902 il est de 290, répartisdans de nombreux pays : France, Belgique, Suisse,Italie, Égypte, Russie, colonies.

Excellent publicitaire, Hennebique affirme sa parti-cularité avec un slogan : « Hennebique n’est pasentrepreneur ». Afin de convaincre les architecteset les maîtres d’ouvrage, il adopte une stratégiecommerciale plurielle : création d’un Congrèsannuel sur le béton armé à partir de 1897, fonda-tion de la revue Le béton armé, en 1898, tirée à10000 exemplaires et, à l’occasion des essais derésistance, réalisation de mises en scènes specta-culaires auxquelles sont conviés architectes, indus-triels et entrepreneurs. Les accidents eux-mêmessont l’occasion de promotion : il utilise l’effondre-ment d’un immeuble lors d’un glissement de ter-rain en mettant en valeur le fait que la structures’est penchée sans se casser, évitant le drame. Lesuccès de la méthode Hennebique est évident :entre 1892 à 1909, l’entreprise réalise plus de20000 ouvrages, dispersés sur plusieurs continentsdont plus de 1300 ponts. Parmi ces nombreuxprojets, le premier immeuble parisien entièrementen béton armé, situé au n° 1, rue Danton et conçupar l’architecte Édouard Arnaud en 1899-1900,devient le siège de l’entreprise Hennebique. Quantà la villa Hennebique à Bourg-la-Reine construiteen 1901-1903, elle se présente comme un catalo-gue des possibilités du béton armé est un autreprojet symbolique.

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Paul Auscher, architecte,François Hennebique,constructeur.Magasin Félix-Potin, 140, rue de Rennes à Paris.

Joseph Monier, réservoir à Bougival, 1878.

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agents Hennebique donnent des conseils et dessolutions constructives à tous, sans chercher àremettre en cause la routine stylistique des archi-tectes : le béton s’adapte. Les réalisationsHennebique constituent un véritable catalogue del’éclectisme académique au tournant du siècle.Mais Hennebique ne soutenait pas l’académisme:cette diversité est le signe que le béton peut toutfaire et Hennebique réalise aussi des projets d’a-vant-garde comme le stade de la ville de Lyon(1915-1916) conçu par Tony Garnier.

Wayss et Freytag : le développementdu « Monierbau »

Alors que le système Hennebique reprend un sys-tème traditionnel de poutraison appliqué au nou-veau matériau, le système allemand, issu du systèmede Joseph Monier, tend vers une conception liée de manière plus spécifique au béton armé, endéveloppant les liaisons intimes poteau/poutres ou voiles/dalles, plus spécifiques au matériau et tirantdavantage profit de ses qualités monolithiques.

Ne parvenant pas à intéresser les architectes fran-çais à son invention, Monier fait une conférence enBelgique qui suscite l’intéret de deux entrepreneurs,Wayss et Freytag. Ils achètent les droits d’exploita-tion et vont ensuitese rapprocher pourélaborer une stra-tégie de diffusiondu Monierbau.

Un succès auprès des architectes

Certains architectes sont conquis. Ainsi, L.C. Boileau,secrétaire de la Société Centrale des Architectes,devient un ardent défenseur du systèmeHennebique, tout comme Anatole de Baudot estle promoteur du système Cottancin. En 1895,Boileau consacre une série d’articles, à l’œuvre deHennebique, dans la revue L’Architecture. En 1896,il teste son système pour la réalisation de bâti-ments annexes du Bon Marché (écuries et bâti-ments de manutention) à Paris. En retour, lors del’exposition universelle de 1900, Boileau estchargé par Hennebique de concevoir la « Galerieterrasse du ciment armé ».

L’emploi du béton Hennebique s’étend rapide-ment à la construction de nombreux programmes,pour lesquels il démontre ses facultés d’adaptationformelle liées à sa moulabilité, comme au muséedes antiquités égyptiennes au Caire en 1896-1899(Dourgnou architecte) ou dans le théâtre néo-baroque de Berne en 1899-1903 (Würstembergerarchitecte).

Les magasins Félix-Potin, construits par l’architectePaul Auscher au 140, rue de Rennes à Paris en1904 montrent que le béton permet l’exubérancede la décoration de l’éclectisme de l’époque. Les

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Wayss & Freitag,centrale électriqueHambourg, 1910.

Heinrich Zieger, architecte,Wayss et Freitag, constructeurs,usine de produits émaillés à Ligetfalu, 1912.

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et, au lieu de développer le concept spécifique dubéton armé, ils utilisent des structures métalliquesenrobées dans du béton. Mais d’une façon générale,les programmes ne sont pas identiques : le métalreste longtemps le matériau privilégié des grandesportées, halles, gares, pavillons d’exposition, etc.Ce n’est que progressivement que les marchésvont se rejoindre et devenir concurrentiels.

Contrairement à la construction métallique quireste l’apanage de quelques entreprises spéciali-sées comme Eiffel, la technique du béton armé sediffuse très largement et pénètre l’ensemble ducorps des entrepreneurs. Pourtant le tissu desentreprises de bâtiments, constitué d’une multi-tude de minuscules unités très disséminées, (en1906 plus de la moitié des salariés du bâtiment tra-vaillaient dans des entreprises de moins de 10 per-sonnes), sans majors bien structurés commeaujourd’hui, n’était a priori pas favorable à la diffu-sion rapide d’une technique nouvelle.

Mais en réalité, pour ces petites entreprises, lebéton armé présente deux avantages essentiels : ilne demande pas d’investissement en capital et ilpermet d’employer une main-d’œuvre moins qua-lifiée, donc plus économique, que celle des com-pagnons, maçons ou tailleurs de pierre. Or enFrance, de manière paradoxale, l’expansion del’emploi du béton armé coïncide avec la dépres-sion économique qui débute vers 1890 et dure jus-qu’à la première guerre mondiale. En fait, cettecrise favorise la déstructuration des métiers du bâti-ment et leur mutation. Elle conduit à la recherche

À Berlin, Wayss collabore avec Koenen qui fait desexpériences visant à définir des méthodes de cal-cul applicables au matériau. Ces travaux fournirontla base d’un document technique de 128 pages, la « Monierbrochüre » que Wayss diffuse à 10000exemplaires lors d’une grande campagne publici-taire. Ainsi pour Wayss, au contraire d’Hennebique,le calcul est au premier plan de la stratégie com-merciale.

En 1893, Wayss crée avec Freytag une société des-tinée à exploiter le système de Monier et qui vadévelopper un réseau intense de firmes et de filia-les, mais selon un modèle d’entreprise très diffé-rent de celui d’Hennebique. Alors qu’Hennebiquene conserve que la seule fonction d’ingénierie, lafirme allemande suit une voie industrielle et capi-talistique, en créant un réseau de filiales par prisesde participation, un système d’achat et d’alliancesqui s’étend à l’ensemble de la chaîne de fabricationcomprenant des producteurs de ciments et deslaboratoires d’essais.

Diffusion du matériau dans le tissudes petites entreprises

Au début, le béton armé n’est pas concurrent dumétal. D’ailleurs, pour les constructeurs américainsle béton armé apparaît d’abord comme unevariante « fireproof » de la construction métallique

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La mise en œuvre des premiers bétons armés estbien connue grâce aux premiers livres qui la décri-vent avec précision : création du coffrage, posed’une première couche, damage, pose des barresd’acier puis coulage du béton par couches succes-sives à chaque fois damées à l’aide de barres de ferrecourbées à leurs extrémités. En fait, le bétonarmé change les matières premières et les qualifi-cations, mais pas le principe du chantier. Sesmétiers et ses compétences sont simplement redé-finis : le gâcheur, le bétonneur, le boiseur et le fer-railleur succèdent au tailleur de pierre, au poseur etau maçon. Le nouveau matériau s’insère doncnaturellement dans le tissu productif existant.

Par ailleurs, les producteurs de matériaux, organi-sés de manière industrielle, prennent le relais desinventeurs, pour soutenir leur production. Ils créentun réseau de distribution de matériaux, qui permetaux nouveaux produits standardisés de se diffuser.

À partir de 1880-1890, on trouve aisément duciment conditionné en sac ou en baril, des acierscalibrés et du grillage dans des comptoirs répartisdans toute la France. De manière logique, l’expan-sion de l’emploi du béton armé est concomitanteau développement de la distribution de ses com-posants.

d’une nouvelle productivité et à une diminutiondes coûts. Autant d’éléments favorables au déve-loppement du nouveau matériau dans lequel lesentreprises voient le moyen d’accroître leur pro-ductivité et d’imposer un découpage rationnel destâches leur permettant d’être plus compétitives etde s’adapter d’autant mieux à un contexte de crise.

Une technique d’entrepreneur

Ainsi, à cette époque, le béton armé n’est ni unescience d’ingénieur, ni un savoir-faire ouvrier, c’estune technique d’entrepreneur qui prolonge l’acti-vité traditionnelle de maçonnerie.

Elle demande peu de calculs, pas de « coup demain » artisanal, mais suppose une organisation dutravail, une gestion de matériel précise et, surtout,un contrôle de la bonne exécution des opérations,qui sont le fait de l’entreprise. Car même le « bétonHennebique », de manipulation pourtant aisée, restetributaire de l’entreprise. Même par la suite, les cal-culs de résistance les plus précis restent sans valeursi une exécution minutieuse des travaux ne suit pas.

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Le béton des ingénieurs

Charles-Henri Besnard, église Saint-Christophe de Javel, 1921-1898.

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Cette qualité d’adhérence va se révéler progressi-vement au tournant du XXe siècle. À Munich,Bauschinger effectue des tests et fait dépendre lavaleur d’adhérence de la section des fers. EnFrance, Armand Considère démontre en 1899 quela présence d’armatures transforme la capacitéd’allongement du béton. En 1900, l’ingénieurBadois montre que le fer ne travaille pas de lamême manière lorsqu’il est enrobé de ciment.Autant d’éléments tendant à prouver l’adhérencedes deux matériaux.

La question des coefficients de dilatation

La question de l’équivalence des coefficients dedilatation de deux matériaux si dissemblable ne vapas de soi. Ce n’est qu’à travers une série d’expé-rimentations scientifiques que cette réalité émerge.Aux États-Unis, Thaddeus Hyatt effectue en 1877

Une invention paradoxale qui déroute la science

Le béton armé bouleverse les notions séculaires dela statique et déroute les ingénieurs qui voient quecela marche, mais ne comprennent pas commentcela fonctionne. Pendant longtemps, les ingénieursne veulent pas admettre le caractère sérieux de cesconstructions hybrides.Ainsi, l’ingénieur belgeArthur Vierendeel (1853-1940), inventeur de lapoutre qui porte son nom, affirmait que c’est une« invention paradoxale qui déroute la science » etque « jamais un ingénieur n’en aurait eu l’idée ».

Pourtant, l’association maçonnerie/métal n’est pasneuve puisque les maîtres d’œuvre utilisaientdepuis longtemps de la pierre armée. Il leur sem-ble pourtant que ces deux matériaux, tellementdissemblables, ne peuvent travailler ensemble etdoivent tôt ou tard se disjoindre et la constructions’effondrer. L’hétérogénéité du matériau expliquele décalage entre les maîtres d’œuvre réticents etles industriels enthousiastes. L’hétérogénéité dubéton armé rend difficile sa modélisation et soncalcul. Au début, peu d’ingénieurs se risquent surla difficile question théorique de son fonctionne-ment. Deux points majeurs bloquent la réflexion : laquestion de l’équivalence des coefficients de dila-tation des deux matériaux et la question de l’adhé-rence des deux matériaux.

Une adhérence très discutée

L’adhérence entre les deux matériaux est très dis-cutée. Certains ingénieurs, comme Cottancin ouMatrai, n’y croient pas. C’est ainsi que l’armaturecomplexe inventée par Paul Cottancin est censéecompenser ce manque d’adhérence. Ainsi on sesouviendra qu’un brevet a été déposé par Robins,en 1869, qui proposait d’incorporer de la colle dansle béton afin d’assurer l’adhérence avec l’acier.

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Sortais, architecte.Palais des lettres,sciences et arts, Paris, expositionuniverselle, 1900.

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de brevets déposés sur le matériau jusqu’en 1906,très peu s’appuient en effet sur des calculs. Lesentrepreneurs qui les déposent cherchent une vali-dité économique et non scientifique. Il suffit quel’expérience prouve la bonne cohésion des matiè-res pour que l’emploi du matériau se généralise.Progressivement l’expérience donne lieu à la cons-titution de tableaux et d’abaques empiriques quipermettent aux premiers bureaux d’étude debéton armé de travailler. C’est en particulier le caschez Hennebique, qui s’appuie principalement surdes abaques expérimentaux. Ce n’est qu’aux alen-tours de 1890 que les ingénieurs commencent àinvestir le champ du béton armé en cherchant àdéfinir les outils de son calcul. Symboliquement,Charles Rabut inaugure le premier cours de bétonarmé à l’école des Ponts et Chaussées à Paris en1897. Puis deux livres théoriques importantsparaissent en 1902 : Le béton armé et ses applica-tions de Paul Christophe et La construction enciment armé de Berger et Guillerme.

Normalisation

Le tournant du siècle est donc un moment majeurdu développement du matériau : on commence àle comprendre, à pouvoir le calculer. L’expositionuniverselle de 1900 à Paris est le lieu de sa consé-cration et son image évolue.

Après la Première Guerre mondiale, les brevets deplusieurs systèmes constructifs passent dans ledomaine public. D’un ensemble de systèmes

des expériences sur une cinquantaine de poutresdiversement chargées et aux armatures diverse-ment réparties. Il les soumet à des températuresélevées afin de tester leurs qualités de résistance aufeu et en tire la conclusion fondamentale de la simi-litude des coefficients de dilatation béton/acier. LesAllemands, qui exploitent le système Monierbau,vérifient également au milieu des années 1880 lacohérence mécanique du matériau. En France, dansla culture des ingénieurs français, ces résultats sepropagent un peu plus tardivement. Ce n’est qu’en1889 que Paul Cottancin émet l’hypothèse de l’i-dentité de ces coefficients et en 1890, que le labo-ratoire des Ponts et Chaussées met à l’épreuve desplaques de ciment armé pour valider leur capacitéde résistance.

Comprendre le rôle respectif des deux matériaux

En revanche, les rôles respectifs du métal et dubéton, l’un pour les efforts d’extension et l’autrepour les efforts de compression, sont générale-ment bien compris. Le premier à expliciter le fonc-tionnement mécanique du mortier armé est lefabriquant de plâtre Wilkinson qui, dans un brevetde 1854, précise que les tiges de métal doiventêtre placées dans les zones à forte tension. Il sem-ble être le premier à comprendre l’action complé-mentaire du mortier et de l’armature. En 1892,Wayss dépose un brevet dans lequel le rôle méca-nique des composants du béton armé est explicitésans ambiguïté : efforts de traction pour les tigesmétalliques, compression pour le béton.

Outils de calcul

Mais pour les premiers expérimentateurs, leshypothèses de calculs restent vagues. Ils ne théori-sent pas et cela correspond bien au côté pratiquede l’entrepreneur industriel. Dans le grand nombre

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Edmond Coignet, ingénieur, mélangeur-malaxeur, 1898.

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L’industrie cimentière augmente régulièrement saproductivité mais aussi la qualité de ses produits, àmesure que naissent de nouvelles inventions : fourrotatif, broyeurs à boulet, etc.

Composition : l’enjeu des adjuvants

On cherche en particulier à introduire des adju-vants dans la composition du béton pour agir surson temps de prise, sur ses caractéristiques méca-niques, sur son étanchéité ou sa mise en œuvre.Dès 1881, Candlot étudie l’action des accélérateurset des retardateurs de prise. Le sucre est employéà partir de 1909. Vers 1930, les entraîneurs d’air etles antigels sont fréquemment utilisés. On chercheaussi à renforcer le béton par l’incorporation de fibres. (De telles pratiques existent dans les tech-niques traditionnelles : le pisé se compose d’unmélange de terre et de paille). Un brevet pour l’a-miante-ciment est déposé en 1902 et les premiersemplois de fibres d’acier interviennent vers 1923.Quant aux fibres de verre, elles feront l’objet d’in-corporation au béton vers 1950.

Faciliter la mise en œuvre

Les outils de la mise en œuvre évoluent aussi selonun double objectif : la simplifier et parvenir à unequalité industrielle. La bétonnière, comme lemélangeur malaxeur d’Edmond Coignet en 1898,régularise les brassées et homogénéise la pâte du béton. Dans ce but, des centrales à béton qui

constructifs attachés au nom de leur inventeur, lebéton armé devient un matériau anonyme et sonemploi se généralise selon les deux grandesfamilles techniques : la dalle pleine issue du sys-tème Monier d’une part et le système de poutrai-son issu du système Hennebique d’autre part.

La production de ciment suit cette évolution : en1899, la production française est 20 fois plusimportante qu’en 1850 et atteint presque1150000 tonnes avec un produit de meilleurequalité. En 1938, la production a encore triplé.

Sur le plan technique, la démolition des pavillonsde l’exposition universelle de 1900 est l’occasiond’étudier le matériau. La commission qui réalisecette étude conduit à l’adoption, en 1906, de lapremière réglementation sur le béton armé.L’absorption de la technique du béton armé parl’appareil réglementaire consacre sa reconnais-sance : il devient une technique normalisée, donc« normale ». En France, la structure poteau/poutreest alors préférée au voile.

Dans les années 20 et 30 deux approches s’oppo-sent : celle des architectes traditionalistes (majori-taires), qui utilisent le béton comme un moyentechnique neutre et laissent à l’entreprise le soin defixer l’emplacement des points porteurs qui serontfinalement cachés et celle des architectes nova-teurs, qui utilisent la structure pour jeter les basesd’une esthétique nouvelle.

Pour ces derniers, le béton va devenir un matériaufétiche, le symbole de la modernité. Avec eux, lebéton devient un enjeu majeur du renouvellementde l’architecture qui focalise les enjeux esthétiqueset doctrinaux des différents courants : le béton« libère » le plan et « libère » les formes… (voir lechapitre « Le béton des architectes »)

Une évolution technique permanente

Mais si le béton armé est mieux connu et mieuxcompris après 1900, cela ne veut pas dire qu’il estfigé. Le béton continue d’évoluer en permanenceet le béton armé fait l’objet d’innombrables perfec-tionnements tant dans sa composition que dans samise en œuvre.

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Ernst May, architecte, lotissement Praunheim à Francfort, 1926-1930.

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lors de la construction du casino de Biarritz. En1896, Hennebique réalise les premières maisonspréfabriquées en série destinées aux gardiens desvoies ferrées. L’échelle véritablement industrielleest atteinte entre 1925 et 1930 lorsque Ernst Mayutilise la préfabrication pour réaliser d’importantsquartiers de logements sociaux à Francfort et queWalter Gropius, avec le Bauhaus qu’il dirige, cons-truit un lotissement préfabriqué à Dessau, à partirde 1925.

En France, Eugène Beaudouin et Marcel Lods sontles premiers à appliquer ce principe à grandeéchelle lors de la réalisation des deux premiers« grands ensembles » : la Cité du Champ desOiseaux à Bagneux et la Cité de la Muette deDrancy au début des années 30. Dans ces projets,les murs sont composés de panneaux de bétonpréfabriqués montés sur une ossature métallique.

produisent de manière industrielle un béton prêt àl’emploi transporté ensuite sur le chantier par descamions malaxeurs pour garantir délais et qualité,apparaissent dès le début du siècle aux États-Uniset en Allemagne. Elles sont introduites en Francevers 1933.

La préfabrication

La préfabrication, qui évite les coffrages sur lechantier et assure la qualité des objets, est aussi undes axes important des recherches.

La création d’éléments préfabriqués, poutres, élé-ments de plancher, permettant une mise en œuvresans coffrage ni étaiement, apparaît très tôt. En1891, Edmond Coignet semble être le premier àdévelopper la préfabrication pour des poutrelles

Eugène Beaudouin et Marcel Lods, architectes.Cité de la Muette à Drancy, 1931-1934, chantier de préfabrication.

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Le béton des architectes

Le Corbusier,architecte,

Maison Dom-ino,

1914.

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C’est un projet de construction préfabriqué repo-sant sur trois éléments : poteaux, plancher (pou-trelles et hourdis) et escalier. Pas de façade, pasd’enveloppe. Dom-ino n’est pas encore de l’archi-tecture, c’est une mise à plat pour un renou-vellement constructif, l’affirmation d’une rupturearchitecturale.

Ce type d’ossature n’est pas totalement innovant :on la trouve par exemple dans un projet présentéen 1906, par Augustin Rey, architecte lauréat duconcours HBM de la Fondation Rotschild à Paris.Mais ce que Le Corbusier ajoute, c’est l’idée fondamentale de la « liberté » du plan : la façade et le cloisonnement deviennent indépendants del’ossature.

Un imaginaire très libre

L’imaginaire plastique du béton va donc être trèslibre et s’appuyer sur des concepts abstraits : lamasse, les forces, la structure, la compacité, etc.

Les voies formelles sont largement ouvertes : il n’yaura pas une voie esthétique unique, mais un fais-ceau de doctrines plastiques qui, toutes, exploitentles qualités techniques du béton armé et qui toutesrevendiquent le fait d’être l’expression plastiquedu matériau.

Rares sont alors les architectes qui, comme Anatolede Baudot dès 1894 lors de la construction de l’é-glise Saint-Jean-de-Montmartre à Paris, ou TonyGarnier pour son projet théorique de Cité indus-trielle en 1901, ou encore Auguste Perret et HenriSauvage dans des immeubles parisiens en 1903

Jusqu’au début du XXe siècle, le béton est un matériau de substitution, un matériau utile, écono-mique, employé principalement pour les fonda-tions, les canalisations et les bâtiments industriels :usines, hangars, silos. Au cours de la dernièredécennie du XIXe siècle, son emploi dans les struc-tures d’immeubles reste caché sous des revête-ments de pierres ou de briques ; ou bien encore, ilmime la pierre qu’il remplace, avec une certaineefficacité d’ailleurs.

La plupart des architectes considèrent alors quec’est un matériau laid qui ne peut se montrer quedans les édifices utilitaires. Au congrès des archi-tectes de Londres de 1909, on conclut encore que :« si (son) aspect indigent ne convient guère auxfaçades, il peut devenir un matériau d’avenir pourréaliser d’une façon économique l’ossature deshabitations à bon marché ».

Ce n’est qu’aux alentours de 1900, que les archi-tectes commencent à s’approprier le matériau enposant la question d’une esthétique spécifique, quine soit pas une simple réplique du passé.

La maison Dom-ino : une rupture

Moulable, monolithique, le béton armé n’a pas deforme a priori. Conçue en 1914 après les premiè-res destructions de la Grande Guerre par Charles-Édouard Jeanneret – qui ne s’appelle pas encore LeCorbusier –, la maison Dom-ino exprime bien l’in-détermination esthétique du béton.

Anatole de Baudot, architecte, projet de grande halle, 1914.

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(respectivement au 25 bis rue Franklin et 7, rue deTrétaigne) tentent de donner au béton une expres-sion plastique propre. Dans la plupart des bâti-ments, le béton se cache encore ou se moule dansles habits d’autres matériaux. La « pierre artificielle »cherche à faire illusion. Elle imite les styles et lesmatériaux : faux marbre, faux appareillage. Elle setravestit même en fausse ruine comme au château« médiéval » construit en béton armé en 1904 parles frères Pauchot et qui copie fidèlement les ébou-lis d’un château du Bordelais.

D’ailleurs, même un ardent défenseur du matériaucomme L.C. Boileau, reste prudent quand il s’agitd’esthétique, puisqu’il affirme que si « le béton esttout à fait utile pour les structures et les bâtimentspurement fonctionnels, pour les « édifices un peuartistiques » il faut trouver des formes discrètes cequi ne semble pas facile avec une matière qui seprésente en masse et en surface ». Il faudra encorequelques années pour que le béton découvre touteson expression architecturale.

Intégration à la doctrine du rationalisme constructif

La première recherche plastique spécifique sur lematériau est celle d’Anatole de Baudot que nousavons déjà évoquée. De Baudot s’empare du sys-tème Cottancin pour l’intégrer à la doctrine ratio-naliste, qui vise à mettre en scène la construction,la descente des charges, le fonctionnement sta-tique du bâtiment. Pour de Baudot, le béton armépermet de refonder l’architecture rationaliste.

Après les aléas du chantier de l’église Saint-Jean deMontmartre, Anatole de Baudot n’aura plus decommande. Mais il continue à travailler activementà la diffusion du ciment armé à travers des projetsde papier et surtout, il utilise sa chaire d’Histoire del’architecture française à l’école de Chaillot quiforme les architectes des Monuments Historiques,pour répandre ses théories. C’est ainsi que, malgrésa complexité de mise en œuvre et le fait que sonhétérogénéité le rendre presque incalculable, le

système Cottancin continue d’être utilisé par unpetit noyau d’anciens élèves d’Anatole de Baudot,en particulier dans la restauration de monumentshistoriques. Vers 1905-1910, une école rationalistedu ciment armé existe, composée d’une dizained’architectes. Beaucoup de ces architectes font leurcarrière dans l’administration, ce qui explique leurfaible présence dans les histoires de l’architecturemême si quelques projets voient effectivement lejour.

Le béton armé au service des monuments historiques

Henri Deneux (1874-1969) utilise ainsi le systèmede ciment armé pour la reconstruction de la char-pente de la cathédrale de Reims après la premièreguerre mondiale : il met au point une charpentecomposée de petits éléments préfabriqués enbéton selon un système inventé par l’architecte dela renaissance Philibert Delorme (ou de l’Orme /1510-1570).

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Henri Deneux, architecte.Charpente en ciment armé, cathédrale de Reims, années 1920,interprétation d'un système inventé par Philibert de l'Orme (1510-1570).

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La scénographie structurelle del’école rationaliste : Émile Dubuissonet François Le Cœur

Les préoccupations rationalistes de mise en scènestructurelle se retrouvent dans différentes réalisationsdes anciens élèves de Baudot, comme dans l’hôtelde ville de Lille qu’Émile Dubuisson (1873-1947,père de Jean Dubuisson) construit à partir de 1922.

Mais la figure la plus connue et la plus marquantede cette mouvance est celle de François Le Cœur(1872-1934) qui, dès ses premiers projets, en1904, utilise le ciment et la brique armée du sys-tème Cottancin. D’abord discret, le béton émergeprogressivement au fil de ses œuvres. Architectede la poste, il réalise de nombreux projets. Dansl’annexe du Ministère des Postes, rue Martignac àParis, qu’il bâtit en 1907, la façade est encore enbrique enfilée. Dans le central téléphonique de larue du temple à Paris (1919-21), la brique a totale-ment disparu. Les allèges situées entre la doubleordonnance de montants verticaux sont traitées enciment moucheté avec projection à la truelle debâtons rompus.

Dans sa dernière œuvre, le lycée Camille-Sée àParis, bâti en 1934, Le Cœur poursuit ses recher-ches sur la texture en introduisant dans les granu-lats des grains de granit rose et de marbre pourmodifier la couleur du béton bouchardé. Il faut sou-ligner la cohérence de la démarche vis-à-vis dumatériau, qui s’applique à tous les détails, des faça-des aux espaces intérieurs. La toiture est compo-sée de dalles de ciment, indépendantes, répondantau problème de la dilatation. Ce projet voit aussipour la première fois l’introduction d’un escaliermécanique à l’usage des élèves.

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Emile Dubuisson, architecte,Hôtel de ville de Lille, 1922.

François Le Cœur, architecte,

central téléphonique rue du Temple,

Paris, 1919.

François Le Cœur, architecte,lycée Camille Sée, Paris, 1934.

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Auguste Perret, architecte,Musée des Travaux publics,Paris, 1936-1946.

Henri Van de Velde,architecte, AugustePerret, entrepreneur,Théâtre des Champs-Élysées, Paris, 1911-1913.

Auguste Perret, architecte,usine Esders, Paris.

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À partir de ce projet, tous les équipements et logements construits par Perret porteront cetteempreinte : les services techniques des Construc-tions navales du ministère de la Marine (1928-1931), boulevard Victor à Paris 15e, l’immeuble dela famille Perret, 51-55, rue Raynouard à Paris(1928-1930), le garde-meuble du Mobilier Nationalà Paris, 1, rue Berbier-du-mets à Paris (13e), bâti en1935-1936 ou encore le musée des Travauxpublics (actuel Conseil économique et social, ave-nue d’Iéna, à Paris) réalisé entre 1936 et 1946.

Auguste Perret (1874-1954)entrepreneur et architecte

Comme le dit le jeune Le Corbusier, Auguste Perret,entrepreneur et architecte, « fait du béton armé ».Il adopte une démarche proche de celle deFrançois Le Cœur en développant un rationalismestructurel qui le conduit à la création d’un vocabu-laire formel classique, modernisé et français, spéci-fique au béton armé. Dans l’immeuble de la rueFranklin à Paris, qu’il construit en 1903, Perret meten valeur les formes de la structure. Mais il cachela texture du béton sous des carreaux de céra-mique dont les motifs floraux rappellent l’influencede l’Art nouveau.

L’approche du rationaliste constructif est très lisibledans les projets d’église, comme celle de Notre-Dame-de-la-Consolation au Raincy en 1922-1923.

Le nouveau classicisme naît à l’occasion de la construction du théâtre des Champs-Élysées en1911-1913. Appelé comme entrepreneur spécia-liste du béton armé par l’architecte Henri van deVelde, Perret prend du poids dans la conception ettransforme le projet à l’occasion de son adaptationau matériau. Le béton est partout : piliers, colon-nes, caissons, plafonds, planchers, balcons, tout esten béton armé. Il compose l’espace autant qu’ilsoutient le bâtiment. C’est une des premières« performances » architecturale du béton armé : à lafois statique, distributive et décorative, sauf pourles façades couvertes de pierre.

Auguste Perret, architecte,Notre-Dame de laConsolation, Le Raincy,1923.

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Mattè Trucco, ingénieurUsine Fiat du Lingotto,

Turin, 1926.

Autodrome de l’usine Fiat.

Walter Gropius et Adolf Meyer, architectes,usine Fagus à Alfeld,Allemagne, 1910.

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Turin construite par Mattè Trucco en 1926-1928 oùles façades ne sont composées que de la grilleplancher/poteau, et font l’objet d’un remplissagelargement vitré. Ce bâtiment a valeur de symbolede la nouvelle architecture et fut très visité, en par-ticulier par Le Corbusier qui s’inspirera de sa pisted’essai sur la toiture pour les projets urbains qu’ildéveloppera dans les années trente et quarante àAlger ou à Rio de Janeiro.

Mais ce principe développé naturellement par cer-tains ingénieurs de la fin du XIXe siècle, va être théo-risé par Walter Gropius qui, en 1910, réfléchit surl’usine moderne et érige dans ses articles ce prin-cipe en précepte théorique et esthétique.

Dans l’usine Fagus, qu’il réalise avec Adolf Meyer,la grande façade vitrée améliore les conditions detravail des ouvriers mais surtout, constitue unevitrine qui met en scène la structure béton de l’es-calier à l’intérieur du bâtiment.

Tous ces projets sont des exemples de la réinter-prétation du vocabulaire classique à partir despotentialités du matériau béton: Perret ne copie pasles éléments classiques, il les interprète. Il adapteles schémas spatiaux classiques aux nouvelles don-nées structurelles, mais n’imite pas le vocabulairede la pierre et invente un vocabulaire architecto-nique propre au béton fait d’éléments préfabriqués(les claustras) ou bouchardés (chapiteaux). Il tra-vaille sur la forme des chapiteaux, sur les caissonsde plafonds, les baies, etc., et explore toutes lespotentialités du béton, y compris au niveau de satexture, afin de lui donner ses lettres de noblesse.

L’ossature comme expressionesthétique

Parallèlement à l’insertion du béton armé dans lesdoctrines antérieures (rationalisme et classicisme),le rationalisme structurel va prendre une forme plusradicale, celle d’un expressionnisme de l’ossaturequi magnifie la vérité constructive du bâtiment.

La mise en valeur de l’ossature peut prendre deuxformes principales : soit une mise en valeur directede la structure qui compose la façade, soit par samise en valeur derrière une façade entièrementvitrée qui joue le rôle de vitrine.

La mise en scène de la structure

Ce choix plastique est relativement courant dans ledomaine des programmes industriels où la mise envaleur de la structure devient une des constantesde l’architecture industrielle considérée commefonctionnelle (l’usine de chaussures construite parHennebique à Boston en est un bon exemple).C’est ainsi que la structure est souvent le seul orne-ment de la façade de nombreux bâtiments de pro-duction. Cette solution plastique peut s’étendre àtoute la définition spatiale, comme en témoignentles projets des frères Perret pour le garage Ponthieuà Paris en 1907 ou l’usine Esders en 1919.

L’un des exemples les plus symboliques de cetteapproche est celui de l’usine Fiat du Lingotto à

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J.A. Brinkman et L.C. Van der Vlugt,architectes,usine Van Nelle, Rotterdam, Pays-Bas.

Silos américains, publié par Gropius en 1914 (en bas) et Le Corbusier en 1923 (en haut).

Frank Lloyd Wright, architecte,immeuble Johnson à Racine,

USA,1936.

Owen Williams,architecte,

manufacture dechaussures à Beeston,

Grande-Bretagne, 1932.

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Une dizaine d’années plus tard, Le Corbusierdemande à Gropius ses photos pour illustrer lesarticles polémiques qu’il publie dans la revuel’Esprit Nouveau vers 1920 (repris en 1923 dans lelivre Vers une architecture). Il retouche les photosafin de supprimer les malencontreux frontons queles ingénieurs américains avaient cru bon d’ajouterpour la décoration et transforme ces silos en modè-les non plus d’architecture industrielle mais univer-sels. Ce faisant, il traduit une évolution en cours :l’architecture nouvelle va exploiter l’esthétiquedépouillée de l’architecture industrielle et emprun-ter ses principes de simplicité formelle, de transpa-rence et de vérité constructive.

Henri Sauvage, rue de Trétaigne

Cette approche est développée par certains archi-tectes alors très en pointe. C’est ainsi qu’en 1903,alors que pour le célèbre immeuble de la rueFranklin, Auguste Perret masque encore l’ossaturebéton sous une peau de céramique, Henri Sauvageréalise un immeuble très sobre, au 7, rue deTrétaigne, à Paris (18e), dans lequel l’ossature enbéton apparaît en façade, clairement distinguéedes remplissages de briques. Cette solution, hardiesur le plan esthétique, se retrouve dans certainsdessins d’immeubles d’habitation de la Cité indus-trielle de Tony Garnier qui ne furent pas construits.

Une nouvelle esthétique apparaît. Ce principe d’unetransparence révélant l’ossature va se développeret se répandre. Par exemple dans l’usine Van Nellede J.A. Brinkman et L.C. Van der Vlugt à Rotterdamen 1926-1930 ou dans la manufacture de chaussu-res d’Owen Williams à Beeston, en Angleterre, en1930-1932. Dans cette dernière, les plancherschampignons expriment clairement le monoli-thisme du béton. On retrouve également ce prin-cipe dans le siège social Johnson que Frank LloydWright bâtit entre 1936 et 1939 à Racine, USA.

Le modèle des silos

Pour expliciter ses articles visant à régénérer lesformes de l’architecture industrielle, Walter Gropiusdemande, vers 1913, à un architecte canadien delui envoyer les images des silos en béton armépour illustrer sa nouvelle conception de l’usine.

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Louis Bonnier, architecte, piscine de la Butte-aux-Cailles, Paris, 1920.

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« L’esthétique du calcul » ou le « vrai langage » du béton

Mais pour d’autres acteurs, la « vérité constructive »,élément essentiel du rationalisme constructif etqui, pour John Ruskin est la seconde de ses « septlampes de l’architecte », ne se résume pas à larévélation de la structure. Quelques architectes etbeaucoup d’ingénieurs pensent que la structuren’est pas seulement esthétique, mais qu’elle doitexprimer la vérité du calcul. Ils se reconnaissentdans l’idée que les formes « naturelles » du bétonarmé ne peuvent provenir que de la logique et ducalcul.

Cette vision va générer un langage des fonctionsmécaniques et produire des bâtiments illustrant par-faitement le fait que, selon la définition d’AntoinePicon, « le rationalisme structurel est tout d’abordlié à l’idée d’une économie de matière et de moyenspermettant de mettre en évidence les donnéesessentielles de la construction, les articulations, lacirculation des forces qu’un surdimensionnementtend à masquer ». Couvrir toujours plus avec lemoins de matière possible. La recherche d’unestructure minimale hante de nombreux concepteurset la modélisation mathématique qu’elle suscitepasse alors pour le vrai langage du béton armé.

Un principe qui se développe dans les nouveaux programmes

Ces concepts innovants vont se répandre dansd’autres programmes. Dans le logement social,mais aussi dans les nouveaux types d’équipementsurbains, tels que la piscine de la Butte-aux-Cailles àParis, construite par Louis Bonnier en 1920-1924,qui utilise des arcs rappellant fortement ceux del’usine Esders. Ou encore à Berlin, où Mies van derRohe conçoit en 1922 un projet de gratte-ciel dontla transparence totale met en valeur la forme libredes planchers et la structure composée d’épaispoteaux très en retrait. Pour les nouveaux bâti-ments de l’école du Bauhaus, qu’il réalise en 1925à Dessau, Gropius reprend et développe à l’en-semble de la structure le principe inauguré à l’usineFagus. Dans l’école de plein air qu’ils édifient en1930 à Amsterdam, Duiker et Bijvo uti lisent lastructure des poutres consoles pour affirmer lacontinuité spatiale et pédagogique entre intérieuret extérieur.

Dans tous ces bâtiments, l’ossature a une fonctionplastique majeure. Elle ordonne les façades maisaussi l’espace selon sa géométrie stricte et ration-nelle (objective) et lui impose son rythme et sonesthétique.

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Max Berg, Halle du siècle, Breslau, 1913.

Robert Maillart, ingénieur,pavillon du ciment,

Zurich, Suisse, 1939.

Annibale Vitelozzi, architecte, P.L. Nervi, ingénieur,Petit palais des sports,Rome, 1957.

Basilique de Lourdes, Pierre Vago, architecte,Eugène Freyssinet, Ingénieur.

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massifs en forme de pendentifs dont les arcsaccueillent des gradins. Mais ce bâtiment resteproche de l’expressionnisme structurel par samorphologie et son ossature. Ce sont les voiles et les coques qui, exprimant instantanément lemonolithisme du béton armé et l’inexistence desproblèmes de liaison, illustrent le mieux cette« esthétique du calcul ». La coque en voile mincedevient d’ailleurs le symbole de la perfectionmécanique et matérielle, le « high-tech » de l’é-poque. Quelques exemples illustrent bien la qua-lité plastique de ces nouveaux projets : lacouverture de l’hippodrome de Madrid en 1935 deTorroja, qui met en œuvre des voûtes minces ; lepavillon du béton, par Maillard, à l’ExpositionNationale Suisse à Zurich en 1939 ; le Palazzeto dessports de Pier Luigi Nervi à Rome ou encore àMexico, l’église de Felix Candéla qui suit un chemin

Les ouvrages d’art : franchir plus avec moins de matière

Cette expression de la vérité du calcul se traduitparfaitement dans les projets d’ouvrages d’art, où la portée est essentielle. L’ingénieur suisse Robert Maillart (1872-1940), inventeur du plancherchampignon, en réalise de nombreux en bétonarmé. La finesse des lignes tendues lui permet derévéler le paysage, comme au pont de Salginatobelde 1929.

Inventeur du béton précontraint (en 1933), EugèneFreyssinet (1879-1962) utilise aussi le béton armépour les franchissements et augmente les portées,cherchant à repousser les limites du matériau,comme au pont sur l’Elorn à Plougastel en 1926-1929 qui comporte trois travées de 172 m.

Les coques, bâtiments high-tech des années 30 à 50

L’esthétique de la « vérité du calcul » s’appliqueaussi au bâtiment. Le premier monument qui l’ap-plique est la halle du siècle à Breslau (Pologne)conçue par Max Berg et les ingénieurs Trauer etKonwiarz en 1913. C’est une vaste coupole circu-laire de 65 m de portée, supportée par cinq piliers

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Felix Candela,ingénieur,église de laViergemiraculeuse,Mexico, 1954.

Louis Simon, André Morisseau,architectes,René Sarger, ingénieur,marché de Royan, 1955.

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Ainsi, le CNIT de la Défense, conçu par les archi-tectes De Mailly, Zehrfuss et Camelot sera réalisépar l’entreprise Boussiron et son ingénieur, NicolasEsquilan saura transcrire le trait de crayon en unexploit structurel qui se rapproche de la probléma-tique des ouvrages d’art, mais qui est basé sur laconception d’un coffrage répétitif dans les différen-tes travées.

Libertés formelles

À l’opposé de ces recherches intuitives mais vali-dées par le calcul et encadrées par une réflexion surla mise en œuvre, les architectes modernes se sai-sissent du béton armé et explorent la liberté for-melle et spatiale totale qu’il semble apporter grâceà ses performances techniques.

très poétique dans lequel les coques et voiles tien-nent une place importante et qui bâtira toute sonœuvre sur ces recherches. C’est vrai aussi du mar-ché de Royan de Louis Simon, André Morisseau etRené Sarger et bien entendu de la structure de labasilique Saint-Pie, pour laquelle l’architecte PierreVago met en concurrence Nervi et Freyssinet, qu’ilchoisit finalement.

Une démarche intuitive et inspirée,mais attentive aux questions de miseen œuvre

Cependant, il faut souligner que calcul ne veut pasdire démarche absolument scientifique. En effet, la démarche de la plupart de ces ingénieurs(Freyssinet, Maillart, Torroja, Nervi, Esquillan ouCandela) partait d’une vision intuitive du compor-tement global de l’ouvrage et du cheminementdes efforts, puis vérifiait par le calcul et sur desmaquettes cette première formalisation. Pendantlongtemps en effet, le calcul des voiles et descoques reste d’ailleurs sujet à caution et fait l’objetde vérifications empiriques sur maquette.

Mais, la limite de la liberté formelle offerte par lebéton est celle de sa mise en œuvre. Lorsque lesformes induisent une trop grande complexité descoffrages, le bâtiment devient coûteux donc peurationnel. C’est pourquoi les ingénieurs introdui-sent dans leur raisonnement formel la question dela logique constructive.

De Mailly, Camelot, Zerhfuss, architectes, Nicolas Esquillan, ingénieur, voûte du CNIT, 1957.

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Parmi ces dernières, l’une des plus importantes est le porte-à-faux qu’il autorise. Alors qu’aupa-ravant, le porte-à-faux n’existait que grâce à d’in-génieux et progressifs débords, le béton luiconfère une liberté toute nouvelle qui transforme lavaleur du plan horizontal dans l’espace : il n’a plusbesoin de reposer sur des assises solides et bienvisibles, mais peut « flotter ».

Une nouvelle hiérarchiearchitectonique

Le plan horizontal n’est plus un problème cons-tructif, c’est un choix plastique. Dans cette optique,les notions de gravitation ou de descente des char-ges n’ont plus de valeur : la lisibilité du parcoursdes forces, thème récurrent du rationalisme viollet-le-ducien n’est plus signifiante. Les raisons de lasolidité se nouent dans l’opacité du ciment et nondans l’agencement des éléments d’architecture.Dans cette seule possibilité de tenir en équilibrepar l’infime épaisseur de la dalle, le plan horizontaldevient équivalent à la paroi verticale. Ainsi, leporte-à-faux permet de « casser la boîte », de dés-tructurer les volumes.

Ce qui est intéressant pour les architectes de l’é-poque, c’est que cette possibilité va permettre,avec seulement dix ans de décalage, de rappro-cher l’architecture des révolutions formelles quitouchent les arts plastiques au début du siècle etde relier le nouveau langage plastique du bétonaux recherches des avant-gardes artistiques.

Cubisme et purisme

Au travers du Purisme inventé par Le Corbusier, lecubisme va trouver une prolongation dans cettearchitecture géométrique et pure. Désormais leplan est libre, les toitures sont plates et plantées,les volumes « flottent », posés sur de fins pilotis car,selon Le Corbusier : « Le ciment armé nous donneles pilotis. La maison est en l’air, loin du sol ; le jar-din passe sous la maison ». La façade perd sa fonc-tion porteuse, les baies peuvent s’étendre,s’allonger sur toute la façade.

Décomposition néoplasticiste de De Stijl

La strate horizontale est découverte par les archi-tectes modernistes européens lorsque Frank LloydWright présente ses travaux en Europe vers 1910.L’école hollandaise d’Hilversum développe desbâtiments néowrightiens basés sur un dialogue fortentre vertical et horizontal. Mais dans les annéesvingt, le néo-plasticisme du mouvement De Stijl,avec ses décompositions géométriques, développépar les peintres Mondrian et Van Doesburg, a ungrand impact sur les architectes.

Gerit Rietveld, qui s’inscrit dans ce mouvement, varéaliser la maison Schröder en 1924 selon ces pré-ceptes formels. Pourtant, malgré les apparences,pour des raisons économiques – de coffrage – cet

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Hans Scharoun,architecte, villa Schminke à Löbau,Allemagne,1933.

Le Corbusier etPierre Jeanneret,

architectes, villa Savoye

à Poissy, 1929.

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édifice est largement réalisé en maçonnerie tradi-tionnelle, le béton armé n’étant utilisé que pour leséléments où il est indispensable.

Mais la voie est ouverte et les maisons construitespar Rudolf Schindler à Los Angeles dans les années30 l’empreintent, à travers une architecture où lebéton est utilisé en permanence pour mettre enœuvre ce principe de décomposition.

Expressionnisme formel

D’autres architectes s’inscrivent dans une visionformelle très libre que l’on peut rattacher à l’ex-pressionnisme pictural. C’est l’exploitation descapacités sculpturales du béton. Les « architectessculpteurs » profitent de la liberté technique dubéton pour inscrire le geste du crayon dans le bâti.

L’un des plus célèbres monuments illustrant cetteapproche est la tour Einstein qu’Erich Mendelsohnréalise à Potsdam en 1920-1924, version sculptu-rale et expressionniste de l’architecture blanche,mouvement figé dans le béton. Ce bâtiment futconsidéré par les modernistes comme le symbolede la liberté offerte par le béton armé. LudwigHilberseimer y voyait « la réalisation très originaled’un essai de déduction de l’aspect architectural dumatériau, faisant en quelque sorte naître la formeplastique elle-même à partir du matériau ». Mais cesymbole de la liberté formelle du béton fut lui aussibâti en maçonnerie de brique recouverte d’unenduit car la mise en œuvre du béton était tropcomplexe.

Pourtant, comme la villa Schröder, ce bâtimentouvre la voie et les bâtiments qui suivent sont belet bien construits en béton. Ainsi le Gothéanum

près de Zurich, reconstruit en 1928 par RudolfSteiner, met en œuvre un béton lourd, opaque, quitrouve une expression presque mystique dans sesformes expressionnistes. Traité comme de lapierre, le béton semble taillé comme un silex. Demême, l’usine de chapeaux Friedrichs Steinberg,également construite par Erich Mendelsohn en1921-1923, marie l’expressionnisme structurelintérieur et l’expressionnisme formel du volumeextérieur. Le terminal de la TWA à New York, deEero Saarinen, est également une illustration trèsaboutie de cette recherche. Enfin, la plupart desprojets d’Oscar Niemeyer sont issus de cette vision.

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Rudolf Schindler, architecte,Maison Mc Almon, Los Angeles,USA, 1935.

Gerrit Rietveld, architecte,Maison Schröder à

Utrecht, Pays-Bas, 1924.

Erich Mendelsohn, architecte,Tour Einstein, Postdam, 1920.

Rudolf Steiner, architecte,Gotheanum 2, Dornach,

Bâle, Suisse, 1928.

Erich Mendelsohn, architecte,usine de chapeaux à Luckenwalde, Allemagne, 1921.

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Oscar Niemeyer, architecte,église Saint François d’Assise,Pampulha, Brésil, 1943.

Eero Saarinen, architecte,terminal de la TWA, Kennedy

Airport, New-York, 1956.

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qui rêvent de volumes purs, blancs, abstraits.Certains apôtres de la vérité constructive sont obli-gés de tricher en masquant les murs de bétons sousla peau d’enduits, de ragréages et de peintures.

Il arrive, nous l’avons vu, que, pour la commoditédu chantier ou son économie, ces symboles de l’ar-chitecture de béton soient construits en maçonne-rie traditionnelle, le béton n’étant employé quedans les planchers et porte-à-faux avec lesquels onne peut tricher.

Pourtant, quelques architectes modernistes explo-rent les potentialités plastiques de la matière béton.Eugène Beaudouin et Marcel Lods, pour l’École deplein air de Suresnes ou pour les ensembles delogements qu’ils réalisent à Bagneux et Drancy, uti-lisent des panneaux préfabriqués qui montrent lescapacités du matériau à offrir des textures origina-les. Frank Lloyd Wright pousse très loin les recher-ches sur la texture du béton : il parle du bétoncomme d’une masse inerte « qu’il faut constitueren un milieu plastique […] susceptible de recevoirl’empreinte de l’imagination ». Il introduit le bétonapparent jusque dans les salles à manger de l’HôtelImpérial de Tokyo (1922). Et, cherchant à tisser les

Des formes libres mais difficiles à mettre en œuvre

L’anecdote de la réalisation de la tour Einstein estsignificative des limites de ces recherches plas-tiques : si le béton peut prendre toutes les formes,sa mise en œuvre peut être complexe et coûteuse.Les banches ont du mal à suivre le geste de lamain, le trait du crayon qui, au contraire des calculsdes ingénieurs, intègre très rarement la mise enœuvre. Les coffrages qui permirent de réaliserBrasilia ou Ronchamp se composèrent bien sou-vent d’assemblages hasardeux, bricolages cloués,collant avec difficulté au dessin du maître. C’est aubout de longues cordes, presque en rappel commeles alpinistes, que les ouvriers coulaient le béton dela grande vasque concave du palais de Brasilia.

Textures et vérité constructive

Les recherches de ces architectes modernistes,leur volonté d’abstraction est intéressante et nova-trice, mais, sur certains plans, sont en retrait parrapport aux travaux d’Auguste Perret ou deFrançois Le Cœur. C’est ainsi que la texture n’estpas considérée comme un enjeu du matériau.

Dans un premier temps, le potentiel de textures estgénéralement oublié par de nombreux architectes

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Frank Lloyd Wright, architecte, maison Freeman, Los Angeles, USA, 1922.

Le Corbusier, architecte, Unité d’habitation de Marseille, 1952.

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en œuvre devient un enjeu esthétique majeur etl’on utilise la palette du béton en dessinant le cale-pinage de chaque coffrage.

Puisque la mise en œuvre laisse des traces,puisque le béton est rarement lisse et parfait, lesarchitectes veulent maîtriser et détourner cesdéfauts grâce à un travail de préparation de l’em-preinte du bois, de programmation des salissureset des coulures. Un nouveau programme plastiquetrès présent dès 1945 dans l’unité d’habitation deMarseille qu’il met en œuvre.

cultures et les matériaux dans des projets d’inspira-tion précolombienne, comme la maison Millard àPasadena (1923) ou la maison Freeman (1922-1924) à Los Angeles, il invente les « textile blocks »moulés qui forment des parois complexes, orne-mentales, très éloignées du lisse moderniste. LeCorbusier et Pierre Jeanneret sont d’abord en retrait,puis, à la fin des années trente, commencent à voirle potentiel plastique des traces de coffrages : c’estainsi que les piliers du pavillon de la Suisse à la citéuniversitaire en 1930-1932 montrent les imperfec-tions des moules. Après guerre, la trace deviendral’obsession de l’architecture de Le Corbusier.

La mise en œuvre comme enjeuesthétique

C’est aussi après la guerre que les architectesmodernes d’avant-garde abandonnent la puretéabstraite de l’architecture blanche pour inventerune nouvelle expression plastique dans laquelle lamatière du béton va pouvoir s’exprimer. La mise

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Claude Parent et Paul Virilio,architectes,église SainteBernadette à Nevers,1963.

Carlo Scarpa, architecte, cimetière Brion, Trévise, Italie, 1970.

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Les grands ensembles ou le bétonminimum

Comme la musique concrète, cette plastique « bru-taliste » ne séduit qu’un auditoire restreint. Pour legrand public, le béton de cette époque devient lesymbole de la médiocrité architecturale des grandsensembles et du mal vivre des banlieues. Pourtant,un matériau ne peut porter le poids des responsa-bilités des choix politiques et des erreurs urbainesqui ont accompagné la diffusion de son emploi. Onpourrait aussi remarquer que certains des pluscélèbres grands ensembles, comme Sarcelles, sontbâtis en pierre. Mais l’association béton-banlieuen’est pas fortuite : l’avènement des grands ensem-bles est un corrélatif au triomphe du béton qui, àtravers la constitution de grands groupes de bâti-ment et l’industrialisation, toutes deux voulues etsoutenues par l’État, devient, en France, le maté-riau universel, donc celui du non-choix.

Visant de fait à résorber la crise, très aiguë, du loge-ment, la réalisation des grands ensembles, avecdes opérations pouvant aller jusqu’à 2000 voire5000 logements, s’accompagne incontestable-ment d’un appauvrissement architectural. Lavolonté d’abaisser les coûts par « l’industrialisationlourde » conduit à ce que Bruno Vayssière appellele « hard-French » : des réalisations répétitives,dures, dépouillées, dans lesquelles la compositionest sensée suivre le chemin de grue.

Cette période du triomphe quantitatif du matériauest celle de nombreux renoncements. Les potentia-lités structurelles du béton sont oubliées : plus deporte-à-faux ni de fenêtres d’angles ou de pilotis.

Poésie brutaliste

L’aspect graphique du coffrage doit être contrôlé :dimension, orientation des planches, calepinagedes joints de rupture, choix des textures. Le bétonapparent, brut de décoffrage, est la source d’uneesthétique de la trace qui fait ressortir avec forceses fondements matériels, le travail de la matière.Cette nouvelle forme de mise en scène de la véritéconstructive peut avoir des accents mystiques. Onpense bien entendu au couvent de La Tourette, deLe Corbusier dans lequel le béton présente une sur-face brutale, sans raffinement, qui donne à lire leclouage des banches ou les ruptures des coulées,ou encore au projet de projet de Claude Parent etPaul Virilio pour l’église Sainte-Bernadette àNevers, (1963-1966) qui s’inspire des Blockhausconstruit par les Allemands sur la côte. Dans cettequête enfin, Carlo Scarpa est un orfèvre sur les for-mes et les empreintes du béton préfigurant lesaccents mystiques d’un Tadao Ando.

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Candilis, Josic et Woods, architectes, Toulouse le Mirail, 1961-1974.

Moshe Safdie, architecte,Habitat 67,

Montréal, 1967

Jean Ginsberg, architecte, La Pierre Colinet à Meaux,1958.

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Cependant, ces projets ne remettent pas en causela production de villes par milliers de logements, lechemin de grue et un béton employé au minimumde ses capacités. Ils aboutissent du coup à des pro-jets encore plus démesurés qui ont généralementencore moins bien vieillis que les grands ensem-bles de la première génération.

Une voie alternative : l’habitat intermédiaire

Le premier projet à explorer une voie vraimentnouvelle, tout en restant dans le cadre d’une pro-duction industrialisée, est le bâtiment Habitat 67que Moshe Safdie réalise à l’Exposition Universellede Montréal en 1967. Cet ensemble d’habitationsen pyramide est conçu comme une série de maisonsindividuelles superposées. Il propose à chaquelogement des terrasses importantes, des vues éton-nantes. Malgré une technique de mise en œuvredirectement issue de l’industrie lourde, l’architecturerenoue avec les performances techniques dubéton : grands porte-à-faux, fenêtres d’angle,décomposition des plans. Moshe Safdie proposeune nouvelle interprétation du néoplasticisme etexploite le béton dans toutes ses dimensions.

Les balcons eux-mêmes souvent disparaissent. Lebéton est employé au minimum de ses capacités :un matériau économique qui permet de monter haut.

Pour rentabiliser les coffrages et vendre plus dematière au détriment d’autres corps d’état, lesentreprises de gros œuvre qui montent en puis-sance abandonnent au profit du voile l’ossaturebéton qui dominait dans l’entre-deux-guerres.

Première critique

Très tôt, au sein même de la profession, des cri-tiques apparaissent qui, attribuant l’échec de l’ur-banisme moderne à ses formes, tentent de les faireévoluer sans toutefois chercher à modifier ses don-nées techniques et programmatiques. Ainsi, ÉmileAillaud va-t-il imposer des courbes au chemin degrue et développer une poétique très personnelledans les ensembles industrialisés qu’il réalise.Quant à l’équipe Team X, Candilis, Josic et Woods,elle tente de réintroduire artificiellement une com-plexité urbaine, par une modification des implanta-tions et un enrichissement du programme, commeà Toulouse-le-Mirail.

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En France, cette voie nouvelle aura de nombreusesretombées avec les différents projets d’habitat inter-médiaire qui fleurissent dans les années soixante-dix et qui cherchent à renouer avec les qualitésd’usage des immeubles à gradins d’Henri Sauvagedu début du siècle. Les pyramides du centre de laville nouvelle d’Evry d’Andrault, Parat et AymericZubléna, les opérations de Jean Renaudie à Ivry etGivors, et celle de Renée Gailloustet à Saint-Denistémoignent de cette recherche qui vise à utiliser lebéton pour créer un habitat collectif ayant les qua-lités de l’habitat individuel. Ces projets auront undestin social variable en fonction de leur dimensionet de leur contexte économique et social.

Retour à l’urbain

C’est à travers le concours du PAN lancé par le PlanConstruction du Ministère de l’équipement que vaémerger, à la fin des années soixante-dix, unevision nouvelle de la ville, celle du retour à unearchitecture urbaine. Après un détour par des for-mes postmodernes (Boffil), de jeunes architectesvont associer modernité et urbanité. Le premierjalon de cette vision est le passage des Hautes-Formes à Paris (13e) réalisé par Christian dePortzamparc et Georgia Benamo entre 1975 et1980. Construit autour d’une ruelle, il marque lespremiers pas d’un « retour à la ville » dans lequel lebéton est haut, lisse, mais démontre le potentielurbain de sa texture.

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Christian de Portzamparc, cité de la Musique, Paris, 1995.

Taller de Arquitectura (Ricardo Boffil) et Jean-Pierre Carniaux, Antigone, Montpellier, 1982.

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Continuités plastiquescontemporaines

Ce panorama montre que, depuis que les architec-tes se sont approprié le matériau béton, ils n’ontpas ouvert une voie plastique unique. Ces différen-tes approches revendiquent la vérité du matériau,la pertinence de son usage, mais il est clair qu’il ya plusieurs doctrines esthétiques concurrentes.

Ces différentes pistes perdurent dans l’architecturerécente ou contemporaine. Spécialiste du baroque,Paolo Portoghesi dans la mosquée de Rome, ouPaul Chemetov au forum des Halles, renouent avecle rationalisme d’Anatole de Baudot dans sa mos-quée romaine. L’expressionnisme structurel seréintroduit dans les espaces de Santiago Calatrava,véritable sculpteur du jeu des forces ou dans les

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La gare TGV de Satolas, Santiago Calatrava,1994.

Paul Chemetov, les Halles, hall et couloir d’accès au métro, Paris, 1985.

Paolo Portoghesi, mosquée du Vendredi, Rome, 1990.

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Gilles Béguin et Jean-André Macchini, Centre d’entretien routier, Argenteuil-Sannois, 1994.

Rudy Ricciotti, Centre de la Dance, Aix-en-Provence, 2006.

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équipements de l’équipeBeguin-Macchini qui pro-posent des projets ration-nels sur le plan de la miseen œuvre ou du calcul.Aurelio Galfetti crée unefaçade rigoureuse reposantsur un simple damier quipeut évoquer l’architectureindustrielle des débuts dubéton, tandis que RudyRicciotti réinterprète lamise en scène structurelleà travers la création d’unerésille expressionniste quicompose la façade. Les

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Henri Ciriani, logements sociaux La Cour d’angle, Saint-Denis, 1982.

Hellin-Sebbag, hôtel de police, Montpellier.

Jean Dubus et Jean-Pierre Lott, ESSIE, Amiens, 1993.

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formes libres issues de l’expressionnisme formel,renaissent dans les projets de Henri Gaudin, del’ESSIE de Dubus et Lott, du collège de RiccardoPorro à Cergy Pontoise ou encore de la maison dela musique de Porto construit par Rem-Koolhaas.Gustav Peichl, Henri Ciriani, Hellin & Sebag repren-nent les concepts du premier mouvementmoderne avec ses plans libres, ses fenêtres d’an-gles, ses portes à faux ou ses façades blanchespour continuer le projet plastique de Le Corbusierou d’Alvar Aalto. La texture du centre culturel de

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Tadao Ando, espace de méditation de l’UNESCO, Paris, 1995.

Toyo-Ito, Siège social, Japon, 2006.

Dominique Coulon, collège Pasteur, Strasbourg, 1999.

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Rennes de Portzamparc ou le centre de recherchemédicale illustrent aussi la poursuite des recher-ches sur la texture du matériau. Tadao Ando res-tant le maître incontesté en la matière, puisqu’il faitde la vibration de ses coffrages le matériau mêmede son architecture et qu’il met en scène les« imperfections » du coulage, soigneusement pro-grammées, par une lumière rasante qui accentueces effets. Côté texture, les Japonais sont parmi lesplus passionnés, comme le montrent les œuvresde Toyo Ito ou de Jun Aoki qui utilisent l’évolutioncontemporaine des bétons pour créer des bétonsavec des incrustations et des transparences.

L’architecture contemporaine poursuit les voiesouvertes par les pionniers en les renouvelant biensouvent. Mais on peut penser qu’avec l’évolutionrécente des bétons, de nouvelles pistes plastiques,totalement innovantes puissent émerger.

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Bibliographie

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Monographies

Roberto Gargiani, Auguste Perret, Gallimard-Electa, 1994.B. Gopnick et M. Sorkin, Moshe Safdie, Habitat 67, Montreal,Selpro, Torino, 1998.Bernard Marrey, Nicolas Esquillan, un ingénieur d’entreprise,Éd Picard, Paris, 1999.Daniel Treiber, Frank Lloyd Wright, Hazan, Paris, 1986.José A. Fernandez Ordonez, Eugène Freyssinet, Éd. espa-gnole 2C, Barcelone, 1979.Pier Luigi Nervi, Studio Paperback, Zurich 1982.Robert Lemercier, François Le Cœur, Vincent Freal, Paris,1938.Collectif, Joseph Monier et la naissance du ciment armé, Éd.du Linteau, 2001.Gwenaël Delhumeau « L’invention du béton armé, Hennebique1890-1914 », Norma éditions, 1999.Peter Collins, « Splendeur du béton », Hazan, 1995.

Contributions et articles

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Ouvrages généraux

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Contributions et articles généraux

Cyrille Simonnet, « Le béton armé: origine, invention, esthé-tique ». Thèse de doctorat, Paris, EHESS, 1994.Treuttel, Garcias, Treuttel, « L’immeuble collectif à ossaturebéton: l’apogée et la chute ». Recherche pour le Bureau de laRecherche Architecturale, Ministère de l’équipement, 1993.Articles de Cyrille Simonnet, Gwenaël Delhumeau, Marie-Jeanne Dumont et Jacques Gubler dans ReinforcedConcrete : idéologies and forms from Hennebique toHilberseimern, numéro spécial de Rassegna, n° 49/1,Bologne, 1992.Articles de Cyrille Simonnet, Gwenaël Delhumeau, dansCulture constructive, numéro spécial des Cahiers de larecherche architecturale n° 29, éditions Parenthèses,Marseille, 1992.Treuttel, Garcias, Treuttel « Le squelette et la jeune fille,étude structurelle de 15 immeubles de l’entre-deux-guer-res ». Recherche pour le Bureau de la Recherche Architec-turale, Ministère de l’équipement, 1991.Articles de Jacques Gubler et Joëlle Neuenschwander,François Robichon et Thomas von Joest, Alain Thiebaultdans Le Béton beau masque, numéro spécial de la revueMonument Historique, n° 140, août-septembre 1985.« Béton architecture in concrete », numéro spécial AMC. LeMoniteur, 2005.Revue Construction moderne, Cimbéton.

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Crédit photographique

H. Abbadie, Béguin G. Macchini,N. Borel, CCI,

H. Cividino, S. Demailly, FLC/ADAGP, IFA,

J.-M Landecy, S. Martinez, G. Maucuit-Lecomte,

Matsuoka Mitsuo, M. Moch, J.-M Monthiers,

Nacasa&partners, M. Robinson, R. Simonnet,

O. Wogenscky, tous droits réservés.

Illustration de la couvertureOBÉA Communication

Mise en page et réalisation

Amprincipe ParisR.C.S. Paris B 389 103 805

ImpressionImprimerie Chirat

Édition janvier 2009

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ÉCOLE FRANÇAISE DU BÉTON

7, place de La Défense

92974 Paris-La-Défense CEDEX

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