t’aimer à l’infini - numilog

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T’aimer à l’infini

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Du même auteur aux Éditions J’ai lu

Des moments si précieux

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Jill

MANSELLT’aimer à l’infini

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Véronique Fourneaux

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Si vous souhaitez être informée en avant-première de nos parutions et tout savoir sur vos auteures préférées,

retrouvez-nous ici :

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Titre original TO THE MOON AND BACK

Éditeur original Headline Review,

an imprint of Headline Publishing Group, an Hachette UK Compagny

© Jill Mansell, 2011

Pour la traduction française © Éditions J’ai lu, 2017

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À Cino, ma moitié d’orange. T’en souviens-tu ?

Nous ne pensions pas rester plus de six mois ensemble ?

Et c’était il y a… vingt-cinq ans. Un de ces jours,

il faudra peut-être songer au mariage…

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Remerciements

Un immense merci à Cory, mon fils, qui a trouvé le titre idéal pour cet ouvrage.

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— Que ferais-tu sans moi ?Toute fraîche au sortir de la douche, Ellie admira

le spectacle. Qu’est-ce qui aurait bien pu surpasser la vision d’un homme de 28 ans beau à tomber, seulement vêtu d’un boxer blanc, et tenant un fer à vapeur dans une main et une jupe noire dans l’autre ?

Dire qu’il est à moi, tout à moi. La preuve ? Son acte de mariage.

— C’est bon, pas la peine de répondre, je sais très bien ce que tu ferais, reprit Jamie en se penchant pour débrancher la prise du fer. Tu serais cap de sortir avec une jupe chiffonnée.

— Oh, c’est bien possible, rétorqua Ellie en resser-rant le drap de bain vert citron autour de sa poitrine. Mais je n’aurai pas à le faire. Parce que je t’ai.

Elle se pencha par-dessus la planche à repasser et planta un baiser sur cette bouche qu’elle ne se lassait jamais d’embrasser.

— Alors comme ça, on serait reconnaissante ?Joueur, il tira sur un coin du drap de bain.— Très. Immensément reconnaissante. Merci, merci

à l’infini.— Parce que si tu cherches un moyen pour me

remercier, je pourrais certainement en trouver un sympa.

— On n’a plus le temps. Tu as vu mes cheveux ? fit-elle à regret en tapotant sa montre. Il faut encore que

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je m’habille, que je me maquille… Argh, non, arrête, écarte-toi de moi !

Preste, elle s’empara de la jupe et s’esquiva leste-ment avant qu’il ait pu l’attraper. Ce soir-là, ils sor-taient, chacun de son côté. Elle, elle allait assister à une représentation du Rocky Horror Picture Show avec des collègues, tenue de circonstance exigée. D’où la jupe noire dénichée dans une friperie l’année précédente et à l’ourlet allègrement massacré à la cisaille de jardin pour Halloween. Ce soir était l’occasion rêvée de la ressortir et de lui adjoindre une coiffure en pétard, un bon kilo de mascara et des bas résille.

— Bon, et moi, quelle liquette ? l’interrogea Jamie en désignant les chemises qu’il venait de repasser. Bleue ? Blanche ?

De son côté, il se rendait à une réunion d’anciens élèves, à Guildford.

— Et pourquoi pas la rose ?Il fit la moue.— Je ne sais pas. Pas ce soir.— Pourquoi ?— Parce que… La bleue, je crois que je vais mettre

la bleue.— Dommage, cette teinte est superbe ! s’exclama

Ellie en décrochant la chemise fuchsia de son cintre et en l’agitant sous le nez de son homme. Pourquoi n’as-tu pas envie de la porter ?

— Parce que. Je n’ai pas envie que tous les anciens potes me prennent pour un homo.

— Quoi ? Parce qu’elle est rose ?— Elle est d’un rose très… homo, insista-t-il.D’accord, peut-être… et alors ?— C’était un cadeau de Noël ! Tu aurais pu retourner

l’échanger, mais tu m’as dit qu’elle te plaisait, repartit-elle, dépitée.

— Et te dire que je ne voulais pas de ton cadeau ? Le soir de Noël ? Et puis, j’aime bien la regarder. La porter, en revanche, j’ai du mal.

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— Cette couleur t’irait tout à fait, pourtant.— Je la mettrai bientôt. Promis, juré, déclara-t-il en

décrochant une chemise bleue.Les hommes, franchement…— Oui, c’est ça. Tiens, attends un peu le pro-

chain Noël. Tintin, mon pote, pas de cadeaux, ça t’apprendra à bouder les chemises que je te choisis tout exprès.

— Tu veux dire que moi non plus, je n’aurai pas besoin de te faire un cadeau ? interrogea Jamie avec un immense sourire.

— Oh, ça, tu vas le regretter. Non, bas les pattes, j’ai dit !

Ellie courut se réfugier dans un coin du salon en hurlant de rire.

— Tu sais bien qu’on n’a pas le temps !Ça n’empêcha pas Jamie de la plaquer contre lui.— Parfois, il faut soupeser ses priorités et prendre

le temps, lui murmura-t-il à l’oreille, enjôleur.DRRRRIIIING ! fit la sonnette.Jamie, les mains sur le cœur, recula en trébuchant

comme s’il venait de se prendre une balle.— Oh non, non, c’est pas juste…— Pas de chance, pile au moment où j’étais prête

à  changer d’avis, enchaîna Ellie en allant mettre le nez à la fenêtre.

Sur le trottoir, Todd agita la main. Ellie fit de même.— Dire que c’était mon ami ! s’exclama Jamie en

ouvrant grande la croisée pour crier : Tu es en avance !— Je sais, c’est toi qui m’as recommandé de ne pas

être en retard, je te signale, rétorqua Todd en écartant largement les bras, manifestement très content de lui.

— Bien ma chance. Première fois de toute sa vie qu’il est en avance, maugréa Jamie avant de hausser de nouveau la voix  : Hé, on était occupés, là, tout de suite. Tu ne voudrais pas aller faire un tour et revenir dans vingt minutes ?

— Va te faire voir !

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— Tiens, ça aussi tu pourrais le faire.— Des clous, mon pote, arrête de râler et ouvre cette

porte, répondit Todd en tapant ses mains l’une contre l’autre. Fait un froid de gueux par ici. J’ai les pieds gelés.

— Quelle allure, s’émerveilla Todd en faisant la bise à Ellie alors qu’elle sortait de la chambre, prête à par-tir. Et encore, je suis loin de la vérité. J’adore. Tu vas à l’église ?

— Ah, ah, ah, hilarant.Ellie aimait beaucoup Todd, ce qui n’était pas plus

mal, étant donné qu’il était le meilleur ami de Jamie depuis plus de vingt ans. Inséparables ou presque pen-dant l’enfance et l’adolescence, les deux garçons aux personnalités complémentaires ne se lassaient jamais d’échanger des vannes plus ou moins vaseuses. Le duo comique, telle était leur réputation. Elle redou-tait qu’un jour Todd se case avec une fille imbu-vable, car qu’y aurait-il de pire ? Et comment s’en accommoderaient-ils ? Ce genre d’éventualité aurait le pouvoir de tout gâcher. Le seul fait d’y penser lui faisait froid dans le dos. En attendant, ils croisaient les doigts en espérant qu’il tomberait sur une fille bien.

— OK, on y va ?Chauffeur de la soirée, Jamie les poussa vers la porte

en faisant tinter ses clefs.— Où te dépose-t-on, Ellie ?— À la station de métro, s’il te plaît. On se retrouve

tous aux Deux Grenouilles, répondit-elle en pulvérisant un ultime nuage de paillettes sur ses cheveux.

— Tu ne prends pas le métro attifée comme ça, répli-qua Jamie. On te conduit jusqu’au pub.

— Argh, j’ai de la laque plein la bouche, maugréa Todd.

— Ouvre, que je jette un œil, proposa Ellie. Zut, il y a aussi des paillettes.

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— Laisse. S’il tombe sur les nanas qui le faisaient flasher à l’époque, il pourra leur tenir un discours étin-celant. Pour une fois, rigola Jamie.

— N’oubliez pas d’exprimer mes condoléances à ces pauvres filles, rétorqua Ellie en ôtant une paillette d’une des incisives de Todd.

Le temps qu’Ellie regagne leur appartement d’Hammer smith, il n’était pas loin de 1 heure du matin. Avec ce bon vieux Rocky Horror Picture Show, c’était très simple. On savait que l’on avait passé une super soirée si, en rentrant, on avait les pieds en marmelade et la gorge en feu à force de s’être égosillé. Durant tout le spectacle, son groupe d’amis et elle avaient sauté sur place, dansé et braillé les chansons que tout le monde connaissait par cœur. Même après, en regagnant les Deux Grenouilles pour un dernier verre, ils chantaient encore « The Time Warp ».

— Ça fera dix livres cinquante, ma jolie.Elle régla le chauffeur, descendit du taxi et jeta

un coup de périscope alentour afin de voir si Jamie était rentré, lui aussi. Pas de voiture en vue ; peut-être l’avait-il garée plus loin. Pas de lumière non plus dans l’appartement. Étant donné l’heure, il se pouvait qu’il fût déjà au lit.

Une fois dans l’appartement, elle comprit qu’elle était la première à regagner leurs pénates. Pas de problème. Si jamais Jamie rentrait bientôt, elle pourrait faire en sorte qu’ils reprennent là où ils en étaient restés avant l’arrivée intempestive de Todd. Eh, eh, le Toddus inter-ruptus étant bien sûr l’autre nom de leur propre contra-ceptif. Ambulant qui plus est, le contraceptif. Elle est pas belle, la vie ? s’amusa-t-elle en allumant dans la salle de séjour. Et si en attendant elle se préparait une petite tartine et regardait un DVD ? D’abord, écouter le message qui clignotait sur le répondeur. La voix de l’appelant lui était inconnue, mais son nom lui disait quelque chose.

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— Hé, Jamie, c’est Rodders, qu’est-ce qui se passe ? Z’êtes où, Todd et toi ? C’est pas top de nous avoir plantés, mec. Appelle, s’te plaît. Et tant pis pour vous, la soirée était d’enfer.

Fin du message. Rodders était le surnom de Rod Johnson, celui-là même qui avait pris l’initiative de cette réunion d’anciens élèves. Il avait téléphoné aux alentours de minuit, ce qui n’avait aucun sens, à moins que… ? À moins que Jamie et Todd soient arrivés de très bonne heure, aient jeté un coup d’œil par la fenêtre, décidé qu’en fin de compte ça ne leur disait rien et se soient esquivés avant d’être repérés.

Quelle autre explication donner à leur défection ?Le tic-tac de la pendule que la grand-mère de Jamie

leur avait offerte pour leur mariage lui sembla soudain plus fort. Elle farfouilla dans son sac à la recherche de son portable, éteint depuis le début du spectacle.

Sept appels manqués. Un message. Le cœur bat-tant à tout rompre, elle fit une étrange expérience de conscience à deux niveaux. Une moitié de son esprit lui disait que cela n’était pas possible, qu’il y avait sûre-ment une erreur, que tout allait bien, que Jamie n’allait plus tarder à présent.

L’autre moitié, toutefois, écouta une voix de femme l’informant d’un ton posé que Jamie Kendall avait été victime d’un accident de la circulation, et la priant de rappeler ce numéro aussitôt que possible.

Puis le sol se déroba sous ses pieds quand, après avoir rappelé, une autre voix, masculine celle-ci, lui demanda de rejoindre au plus vite le Royal Surrey County Hospital de Guildford. Jamie était dans un état critique, lui expliqua-t-il encore – Non, non, non, ce n’est pas vrai ! vociféra l’autre voix dans sa tête – et allait être transféré du service des urgences à l’unité de soins intensifs.

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Bip. Bip. Bip. Bip. Bip.Plus aucun autre son ne comptait aux oreilles d’Ellie.

Tant que le moniteur cardiaque continuerait à émettre ses signaux réguliers, tout se passerait bien. S’il te plaît, n’arrête jamais de biper, l’implorait-elle en silence.

4  heures du matin ou pas, l’unité de soins inten-sifs était violemment illuminée d’une lumière blanc bleuté. Le plus gros du personnel soignant s’activait autour d’un patient âgé, à l’autre bout du service. Ils criaient des instructions et déplaçaient des machines dans des crissements de roulettes mal huilées. Ellie fit le vide pour bloquer ce bruit inopportun. Il lui fallait se concentrer sur une seule chose : les bips. Et sur Jamie. Ainsi étendu sur ce lit, on eût dit une représentation grandeur nature de lui-même en cire.

Comment est-ce possible ? Comment ?Inconscient, plongé dans un coma profond, il avait

tout le côté gauche de la tête enflé et violacé. Si sa peau était tiède, il n’avait pas refermé les doigts sur les siens quand elle lui avait pris la main. Prononcer son prénom n’avait suscité aucune réaction. Pas plus qu’il n’avait réagi au douloureux stimulus quand un interne lui avait enfoncé les phalanges dans le sternum.

Bonté divine, intubé dans tous les coins, il n’était même plus capable de respirer seul. Une machine le faisait pour lui, et chacune de ses fonctions vitales était reliée à un moniteur. On se serait cru dans un film aux

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effets ultra réalistes, à ceci près que c’était bien réel. En proie à une terreur tout aussi tangible, Ellie fit un bond quand une main se posa sur son épaule.

— Excusez-moi, pourriez-vous sortir un court ins-tant ? lui demanda une infirmière.

— Je ne peux pas rester ? S’il vous plaît, j’aimerais rester.

— Je sais, ma chère, je sais.L’infirmière, pragmatique, lui désigna de la tête

l’activité accrue autour de l’autre lit, là-bas au bout, et ajouta :

— Sortez quelques instants, voulez-vous ? Allez vous chercher une tasse de thé, nous vous rappellerons dès que possible.

Ce n’était plus une demande mais un ordre. Ellie se dirigea vers la sortie sur des jambes en coton, pile au moment où trois médecins en blouse blanche passaient la porte en trombe.

Le père de Jamie. Il fallait l’appeler. Seigneur Dieu, que lui dire, comment le lui apprendre ?

Mon Dieu, je vous en prie, faites cesser ce cauchemar.Dehors, saisie par la température glaciale, elle com-

mença à claquer des dents et veilla à ne pas glisser sur le sol verglacé. Qu’avait éprouvé Jamie quand la voiture avait échappé à son contrôle ? Quelles pensées lui étaient-elles venues quand il avait compris qu’il n’y avait plus rien à faire pour éviter l’accident ? Il ne fallait pas qu’elle pense à cela. Comment s’empêcher d’y penser ? Ou même cesser de le faire ? Des images toutes plus horrifiques les unes que les autres tournaient en boucle dans sa tête et, malheureusement, elle n’avait pas de télécommande pour arrêter le film. Avait-il crié quand la voiture avait heurté la glissière ? Et quand il reprendrait conscience, se souviendrait-il de l’accident dans les moindres détails ou aurait-il tout oublié ?

Appeler Tony à Los Angeles, lui raconter ce qui s’est passé. Allait-il pouvoir venir ou serait-il bloqué là-bas par ses engagements ?

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Les mains agitées de tremblements incoercibles, elle réussit néanmoins à trouver son nom dans ses contacts. Elle jeta un coup d’œil à sa montre. Huit  heures de décalage entre Los Angeles et Londres, ça faisait 20 h 30 pour lui. Comment allait-elle pouvoir le lui dire quand il décrocherait ? Quels étaient les mots justes ? Y en avait-il, d’ailleurs ? Assez ! Presser cette satanée touche d’appel. Plus vite tu le feras, plus vite tu pourras retourner auprès de Jamie.

Un instant plus tard résonnait une voix familière dans l’appareil. Allez. Maintenant !

— Tony ? fit-elle d’une voix hachée, consciente qu’elle allait lui briser le cœur. Oh, Tony, si tu savais. Jamie… un accident…

L’infirmière vint la chercher un quart d’heure plus tard. De retour dans l’unité de soins intensifs où le calme régnait à présent, Ellie remarqua le rideau tiré autour du lit du vieux monsieur autour duquel tout le monde s’était agité peu auparavant.

— Ça s’est arrangé pour lui, n’est-ce pas ?— J’ai bien peur que nous l’ayons perdu, répondit

tout bas son accompagnatrice.Perdu ?Cela voulait-il dire que l’homme dissimulé derrière

le rideau était mort ? Oh, non, ça n’arrivait qu’à la télé ce genre de choses, pas ici, pas sous ses yeux. Pas dans la vraie vie !

— Venez vous asseoir, reprit l’infirmière en l’escor-tant jusqu’à la chaise près du lit de Jamie. Respirez à fond, je vais vous chercher un verre d’eau. Il va vous falloir être forte maintenant.

Forte ? Elle ne l’était pas plus que l’agneau qui vient de naître. Jamie, son Jamie, était dans un service où les gens mouraient et où chaque nouvelle minute était plus terrifiante que la précédente. Et dire qu’elle portait encore la tenue Rocky Horror Picture Show ! C’était on ne peut plus déplacé, mais rentrer se changer ? Hors de question, elle ne pouvait pas quitter Jamie.

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Oh, Jamie, ouvre les yeux, je t’en supplie, dis-moi que tout va bien aller. S’il te plaît…

À l’autre bout du service, la dépouille de l’homme fut transférée sur un chariot métallique, recouverte et emmenée par deux aides-soignants. Deux nouveaux patients furent admis, une femme squelettique au teint jaunâtre et un adolescent. Près de leurs lits, des parents pleuraient et jetaient régulièrement des coups d’œil intrigués vers elle, ou plutôt vers sa jupe ultra courte dépenaillée et ses bas résille. Jamie lui-même avait des paillettes un peu partout sur la figure, là où elle l’avait embrassé.

— Désolée pour les paillettes, s’excusa-t-elle quand l’infirmière revint vérifier les moniteurs.

— Ne vous en faites pas pour ça. Je vais les lui enle-ver avec un coton humide afin qu’elles ne lui glissent pas dans les yeux. D’ailleurs, voulez-vous que j’aille voir si nous avons des vêtements de rechange à vous prêter, ou préférez-vous demander à un ami de vous en apporter ?

Dans un sursaut, Ellie comprit que le jour s’était levé. L’horloge murale indiquait 9 h 30. Une heure où elle aurait dû déjà être à son poste. Dans le monde réel, là-bas dehors, la vie continuait comme si rien d’épouvantable n’était arrivé.

— Je… je vais appeler une amie.Elle sortit encore une fois et appela au travail.— Alors, panne d’oreiller, la marmotte ? Dis donc,

j’ai bien plus picolé que toi hier soir et moi, au moins, je suis arrivée à l’heure ! rigola Paula en décrochant.

— Paula. J’ai besoin de toi.

Les yeux enfoncés à cause du chagrin et du manque de sommeil, la peau imprégnée de cette odeur d’anti-septiques chimiques omniprésente dans le service, Ellie demeura au chevet de Jamie. Des médecins vinrent, des médecins repartirent. Des examens furent faits, puis d’autres. Horrifiée et en pleurs, Paula arriva en taxi

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avec des vêtements de rechange, des affaires de toilette et une carte de vœux de bon rétablissement destinée à Jamie, achetée dans l’urgence et signée par tous les employés de l’agence. Interdite d’accès au service, elle étreignit les mains d’Ellie en bafouillant entre deux sanglots :

— Ma pauvre chérie, je n’arrive pas à y croire. Il va se remettre, n’est-ce pas ? Enfin, il ne va pas mourir ?

Apathique, Ellie se laissa étreindre. Elle fut soulagée quand Paula se décolla d’elle enfin et s’en alla. Elle n’avait qu’une seule chose en tête  : retourner auprès de Jamie et écouter les bips.

D’autres heures s’écoulèrent, puis l’infirmière vint l’informer que Todd attendait dehors. En sa qualité d’ami d’enfance et vu l’absence de famille directe, on l’avait autorisé à pénétrer dans le service.

L’estomac retourné, Ellie le regarda arriver. En observation aux urgences toute la nuit, il claudiquait et avait le visage couvert de coupures et d’hématomes ; à part cela, il allait bien. Trop à fleur de peau pour supporter le moindre contact, Ellie se rétracta quand il voulut la serrer contre lui. Comment deux personnes pouvaient-elles se trouver dans la même voiture, avoir le même accident, et s’en sortir quasiment indemne pour l’une et pas pour l’autre ?

Ce n’était pas juste. Pas du tout. Toute affection pour lui mise de côté, elle se demandait ce qu’avait fait Todd pour s’en sortir sans une égratignure ou presque. Pourquoi fallait-il que ce soit Jamie qui gise incons-cient sur ce lit ? Elle n’exprimerait pas ces questions à voix haute. Ça blesserait Todd, et ce ne serait pas poli. Même si tout ce qui touchait à la vie, au destin, n’était jamais juste. Des trucs horribles arrivaient aux gens bien, des merveilles aux salauds.

Oh, Todd n’avait rien d’un salaud mais, des deux, il n’était pas l’homme qu’elle aimait de tout son être.

En revanche, lui aussi aimait Jamie. Elle le regarda approcher du lit et poser la main sur l’épaule nue de

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Jamie. Un muscle joua sur sa mâchoire alors que, pétri-fié, il contemplait son plus vieux copain.

Bip. Bip. Bip.Bip. Bip.Biiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii…— Seigneur, que se passe-t-il ? Non, oh non, non !— Pas de panique, jeta l’infirmière en surgissant

dans le box et en refixant l’électrode que la manche de Todd venait de faire sauter. Et voilà, tout est réparé, poursuivit-elle alors que les bips réguliers reprenaient.

— Désolé, fit Todd, piteux, en s’éloignant à reculons du lit et en essuyant la transpiration qui perlait sur sa lèvre supérieure.

— Comment est-ce arrivé ? voulut savoir Ellie une fois que l’infirmière se fut éloignée.

— Je ne sais pas, répondit Todd avec un geste d’im-puissance. On ne roulait pas vite, pourtant. On a fait une embardée, et ensuite la voiture s’est mise en travers de la route. Tout s’est passé comme au ralenti, et en même temps très vite. J’ai crié : « Et merde ! » et Jamie a hurlé : « Chiotte ! »

Poings serrés, il luttait tant pour retenir ses larmes que ses articulations en devinrent blanches.

— On n’a pas vu que la route était verglacée avant qu’il soit trop tard, reprit-il d’une voix cassée. Et puis, plus rien.

Todd était parti. On pratiqua d’autres examens, d’autres tests. Les hématomes de Jamie virèrent au bleu. La nuit vint ainsi que le père de Jamie ; il télé-phona, informa le service que son avion venait de se poser à Heathrow et que son taxi quittait l’aéroport. La standardiste reconnut sa voix, et il ne s’écoula pas cinq minutes avant que tout le personnel hospitalier apprenne la nouvelle : le patient dans le coma était le fils de Tony Weston, mais si, vous savez bien, l’acteur ! L’excitation était palpable sous les dehors profession-nels et Ellie, prête à se raccrocher à n’importe quoi,

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espéra que cela allait les pousser à redoubler d’efforts pour sortir son Jamie de l’inconscience. Parce que s’il leur fallait une bonne motivation pour le faire, peut-être pourrait-elle leur proposer de l’argent.

Soudain, une pensée surgit dans son esprit, une de Jamie, de retour à la maison, découvrant avec stupé-faction leur dernier relevé bancaire et lui demandant pourquoi elle avait vidé leur compte joint. Cette image la fit sourire. Oh, pas beaucoup, pas longtemps.

Toujours aussi beau et bronzé, dans la cinquantaine, Tony arriva trois quarts d’heure plus tard. Émerveillés de le voir en chair et en os, tous saluèrent l’acteur respecté parti s’installer aux États-Unis. Il s’y était fait un nom grâce à son allure d’aristocrate britan-nique alors qu’en réalité il avait grandi dans une HLM de Basingstoke. Pour sa part, Ellie n’éprouva qu’un immense soulagement. Enfin, elle n’était plus seule ! Des larmes jaillirent de ses yeux alors qu’il la serrait contre lui.

— Oh, ma petite chérie.Il n’en dit pas plus. Ce n’était pas nécessaire. Il sen-

tait l’odeur particulière des avions, le café, la chemise propre enfilée à la hâte et il n’était pas rasé. Il tourna son attention vers Jamie et le contempla en silence, le corps vibrant d’émotion.

— Mon petit garçon, murmura-t-il d’une voix éraillée de chagrin.

Un spécialiste apparut peu après, se présenta et pro-céda aux tests neurologiques qu’on faisait régulière-ment à Jamie depuis son admission. Les yeux rivés sur son visage en quête du moindre indice, Ellie attendit qu’il abandonne sa mine lugubre, arbore un sourire de soulagement et leur annonce : « Il est à présent en voie de rétablissement. Accordez-lui encore une heure ou deux et il vous racontera une de ses blagues vaseuses. »

Allez, dis-le.Allez, quoi, sois sympa.S’il te plaît ?

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Le sourire ne vint pas. Assise aux côtés de Tony, elle regarda le médecin toujours impassible jeter quelques notes sur son dossier. Puis il se retourna vers eux, et ce fut comme si on venait de lui arracher sa chaise tandis qu’un grondement assourdissant lui emplissait les oreilles. Était-ce ainsi que la nature brouillait les paroles que l’on ne voulait pas entendre ?

Si fort que fût le grondement, ce ne fut malheureu-sement pas suffisant. Une peur absolue lui étreignit le ventre. Près d’elle, Tony, le corps figé, agitait imper-ceptiblement la tête. La mine compatissante, une des infirmières en chef vint se placer près d’eux.

Non, ne fais pas ça. Ne dis rien, Jamie pourrait t’entendre.

— Je suis désolé, tout à fait désolé, commença le spécialiste, les tests sont formels. Il n’y a plus aucune activité cérébrale.

Il marqua une pause.— Comprenez-vous ce que cela signifie ?Non, non, non…— Vous nous expliquez que son cerveau est mort,

répondit Tony d’une voix brisée. Il est parti. Mon petit garçon nous a quittés.

— J’en ai peur, acquiesça sobrement le médecin.

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Quinze mois plus tard

— Tu es sûre que tu n’as pas envie d’aller au cinéma ?À 17 heures ce vendredi soir, Paula rangeait le fouillis

sur son bureau. Dans son gigantesque sac à main, elle entassa trousse de maquillage, chaussures de travail, une demi-bouteille de soda et un paquet de chips afin de survivre à son retour en autobus.

— Parce que si ça te dit, on t’emmène volontiers, tu sais.

Touchée, Ellie ne put s’empêcher de voir la soirée telle qu’elle se présentait à elle  : deux ballons de bau-druche invitant un porc-épic à sortir avec eux. Deux ballons amoureux qui plus est. Autant c’était gentil de l’inviter, autant elle se voyait mal accepter. Dan et Paula sortaient ensemble depuis trois semaines, son amie faisait ce qu’elle pouvait pour cacher qu’elle était raide dingue de lui, et pourtant, ça se voyait comme le nez au milieu de la figure. C’était encore un de ces prétendus « secrets » qu’elle, Ellie, était censée ignorer afin de ménager les susceptibilités de tout le monde, et surtout la sienne.

— Oh non, merci, je ne peux pas, le papier peint que j’ai commandé est enfin arrivé. Il faut que j’aille le chercher.

Une perspective excitante, n’est-ce pas ? Oh, bon, tant pis. Emmerdant à souhait, d’accord, mais nécessaire.

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Paula s’interrompit un instant et lui jeta ce regard compatissant qu’Ellie commençait à trop bien connaître. Puis elle s’éclaira.

— Ça va être chouette, non ? Enfin, quand tu l’auras posé. C’est pour la salle de séjour ?

Ellie opina du chef. Les taches de moisissure se mul-tipliaient sur les murs de la salle de séjour. Elle avait eu beau récurer, gratter, repeindre, rien n’y faisait, aussi avait-elle décidé de recouvrir le tout de papier peint.

— Écoute, si tu as besoin d’un coup de main, on peut venir t’aider demain, Dan et moi. Ça ne doit pas être bien sorcier.

Ben voyons, elle qui avait déjà du mal à appliquer correctement son rouge à lèvres.

— Non, c’est bon. Je vais me débrouiller, ne t’in-quiète pas.

Encore une fois touchée par la proposition, Ellie jeta la bandoulière de son sac sur l’épaule et embrassa Paula sur la joue.

— En fait, je ne vais rien faire demain. Je déjeune avec Tony qui est de passage pour quelques jours.

— Ah oui ? C’est super, repartit Paula avec enthou-siasme. Quelle chance tu as !

Aussitôt, elle fit la grimace et se plaqua la main sur la bouche.

— Mon Dieu, pardonne-moi. Je suis stupide !Et voilà. C’était arrivé des douzaines de fois. Non,

des centaines. Ellie avait beau lui demander d’arrêter de s’en faire et de s’excuser, Paula continuait. En fait, c’était le cas de tout le monde au travail, à croire que c’était devenu un réflexe pavlovien incontrôlable.

— En fait, oui, j’ai de la chance. Il m’a donné rendez-vous à l’Ivy.

— Eh bien !— On se retrouve à l’Ivy et on déjeune au McDo.— C’est vrai ? fit Paula en ouvrant des yeux comme

des soucoupes.

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Si douce, si bien intentionnée, si facile à faire mar-cher.

— Bah non ! répondit Ellie en souriant. Je pense qu’on va rester à l’Ivy.

— Non mais… quelle… fichue saloperie !Ce papier peint, elle allait le tuer, l’assassiner, le tail-

ler en confettis ! Juchée sur son escabeau à plus de minuit et essayant à toute force de faire tenir l’angle supérieur droit du lé contre lequel elle bataillait depuis plus d’une demi-heure, Ellie n’eut aucune main dispo-nible pour empêcher le lé adjacent de se décoller du mur et de glisser mollement au sol.

— Ah, non, c’est bon, j’en ai ras le bol !Elle se jeta en hurlant sur le lé fautif, le manqua,

fila une grande torgnole au mur enduit de colle et… se fit mal à la main. Si un vulgaire papier peint la transformait en harpie, il était temps d’arrêter les frais. Pas sa faute si on lui avait vendu du papier peint non applicable, non adhésif et non tout ce qu’on veut.

— Allez, vas-y, casse-toi la margoulette si ça t’amuse, le papier, moi j’abandonne. Vais plutôt aller me cher-cher un KitKat, tiens, pour me consoler.

De retour de la cuisine où elle en avait aussi profité pour se laver les mains, Ellie tourna le dos au carnage – tous les lés étaient décollés maintenant – et s’affala sur le canapé, son KitKat dans une main et la télécom-mande dans l’autre.

— Voyons voir… Oh, chouette, Nuits blanches à Seattle. Depuis combien de temps a-t-il commencé ?

Jamie arriva dans la salle de séjour et la rejoignit sur le canapé, vêtu de son vieux jean et de la chemise rose qu’il avait refusé de porter à sa réunion d’anciens élèves. Il la portait beaucoup ces derniers temps, et elle se régalait à le voir ainsi. Parce qu’elle avait eu raison, la chemise lui allait à ravir. Ce qui allait à son mari, elle le savait mieux que lui, non mais.

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— Superbement posé, le papier peint, lui dit-il en souriant et en repliant une jambe sous lui.

— Je sais, c’est ça la classe, fit-elle en mirant ses ongles.

Elle s’imprégna du moindre détail de son visage, de ses yeux bleus pétillants, de ses cheveux blondis par le soleil.

— Tu devrais en faire ton métier. Les gens paieraient des fortunes pour avoir une telle décoration chez eux. Tu sais ce que c’est, n’est-ce pas ? commenta-t-il en désignant de la tête les murs nus et les malheureux lés entassés à leurs pieds. C’est ce qu’on appelle le négligé chic postmoderne.

— Si tu m’avais donné un coup de main, j’aurais peut-être eu plus de chance.

— Penses-tu, c’était bien plus rigolo de te regarder t’escrimer toute seule.

— Pfff, trop cossard pour lever le petit doigt. Je vois…

— Oh, chérie, je le ferais si je pouvais, tu le sais, rétorqua-t-il avec un sourire empreint de tristesse.

Encore cette brûlure familière derrière les yeux. Bien sûr qu’elle le savait. Ils avaient travaillé ensemble, très dur, dans cet appartement, pour s’en faire un nid rien qu’à eux. Et, non, elle n’allait pas pleurer.

— Bon, ça suffit maintenant. Tu peux y aller. Je vais regarder mon film.

Il jeta un œil sur l’écran de télévision, soupçonneux. Comme il aurait pu le faire.

— C’est un film à l’eau de rose ?Il la connaissait si bien.— Tout à fait, opina-t-elle avec énergie.Jamie leva les deux mains, faussement horrifié. Lui,

son truc, c’était les films de guerre ou d’anticipation.— Je te laisse, alors. À plus, beauté.— À plus.Seulement ce soir-là, le film n’eut pas le pouvoir

de retenir son attention très longtemps et, au bout

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de dix  minutes, elle éteignit la télévision. Elle pour-rait rappeler Jamie ? Non. En fait, elle commençait à se dire que ce n’était pas normal, ce qu’elle faisait depuis un an. Jamie n’était plus là. Il n’était pas un fantôme non plus. Elle ne faisait que provoquer une image mentale de lui, lui parler et le faire répondre comme s’il était face à elle réellement. Si ses anciens professeurs savaient l’usage qu’elle faisait à présent de cette imagination que tous qualifiaient de fertile, voire d’exubérante… Comme sucer son pouce ou serrer son doudou contre son cœur, imaginer un Jamie bien vivant lui était toujours un réel réconfort. Du moins, tant qu’elle le faisait. Après, en revanche, c’était sou-vent pire. Elle se sentait encore plus seule, abandonnée, triste à mourir. Elle continuait car, la plupart du temps, ça lui faisait du bien. Ce serait bien sûr le top si Jamie pouvait lui apparaître en fantôme véritable, cependant il s’y était jusque-là refusé et, de toute façon, elle ne croyait pas aux revenants. Petit avantage de cette tech-nique toute personnelle, elle pouvait l’habiller comme bon lui semblait. Si, par exemple, elle avait envie qu’il lui apparaisse en smoking ou en tutu, il n’avait pas son mot à dire.

Elle s’essuya les yeux d’un revers de main. Parfois, il fallait que les larmes dévalent ses joues et trempent son tee-shirt pour qu’elle se rende compte qu’elle pleurait. Jamie lui manquait tant qu’elle se demandait souvent comment elle allait pouvoir continuer sans lui ; cela faisait quinze mois qu’il était mort, donc elle avait tout de même réussi. Cahin-caha, certes, mais elle était tou-jours là. C’était un peu zinzin de le faire venir en ima-gination et d’avoir de grandes conversations avec lui ? C’était son propre mécanisme de survie et elle n’était pas encore prête à y renoncer.

Chaque fois qu’il revenait en Angleterre, le père de Jamie conviait Ellie à déjeuner. Elle en était venue à attendre avec impatience ces occasions. Tous deux

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avaient perdu l’être le plus important de leur existence mais Tony faisait toujours en sorte que leurs rencontres ne tournent pas au morbide. Interdiction formelle de s’attarder sur un chagrin omniprésent, et surtout pas en public. Ils riaient beaucoup, mangeaient bien, vidaient en général deux bouteilles d’un vin hors de prix, et terminaient en échangeant de précieuses informations sur le garçon qu’ils avaient tous deux aimé.

C’était le meilleur à ses yeux, mieux que la décou-verte d’un trésor enfoui. Ce jour-là et au milieu du brouhaha de l’Ivy, Tony avait déjà fait son bonheur en lui narrant la fête du sixième anniversaire de Jamie, quand une petite fille lui avait offert un cadeau et exigé un baiser en retour. Épouvanté, le garçonnet lui avait aussitôt rendu son paquet sans l’ouvrir.

— Il n’a jamais raffolé de la coutume de se faire la bise en société, commenta Ellie en souriant alors que lui revenait un autre souvenir. La première fois qu’il a fait la connaissance des filles avec qui je travaille, l’une d’elles lui a fait la bise en fin de soirée. La tête qu’il a faite… à croire qu’elle lui avait léché la joue !

Elle mima sa réaction dégoûtée avant d’éclater de rire en voyant le serveur prendre manifestement cela pour lui.

— En parlant de ça, du nouveau dans ce domaine ?Ce n’était pas la première fois que Tony abordait le

sujet et, sourcils levés, il lui fit comprendre qu’il par-lait d’elle à présent. Signification : avait-elle rencontré quelqu’un ?

— Non.— Ça viendra. Tôt ou tard, la rassura-t-il en souriant.Tard, alors. Pour l’instant, ça ne lui disait rien du

tout. Et même, le seul fait d’y penser la rendait malade. Et si Jamie l’observait, par exemple, par le biais d’une vidéosurveillance céleste ? Et s’il n’approuvait pas ?

Elle plongea une crevette tigrée dans la sauce hol-landaise. Ne pas croire aux fantômes, c’est une chose,

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au ciel, une toute autre. Comment être certain qu’ils n’étaient pas là-haut, qu’ils ne vous surveillaient pas ?

— C’est encore trop tôt, répondit-elle.Perspicace, comme toujours, Tony changea adroi-

tement de sujet tout en buvant une gorgée de vin, un vin à 85 livres1 la bouteille !

— Et l’appartement, tout va bien ? Tes voisins si bruyants sont-ils enfin partis ?

— Dieu merci, ils ont déménagé il y a deux semaines, répondit-elle sans s’étendre sur le sujet.

Inutile de lui apprendre que les nouveaux promet-taient d’être bien pires. Ses précédents voisins du des-sus, qui n’aimaient rien tant qu’écouter Eminem à fond à toute heure du jour ou de la nuit, étaient des amateurs comparés à leurs remplaçants. Ces quinze  derniers jours avaient déjà vu une demi-douzaine de batailles rangées et l’irruption quasi quotidienne de la police. Bien sûr, elle ne comptait pas les aboiements inces-sants des chiens, ni le pompon : Eminem remplacé par Céline Dion et Josh Groban. Mêmes horaires, même taux de décibels.

Elle en venait à regretter Eminem, c’est dire. Quelle option avait-elle, en réalité ? Aucune. Avant que Tony veuille en savoir plus sur ses nouveaux voisins, elle s’écria :

— Oh, je ne t’ai pas dit. Je refais la décoration de la salle de séjour !

Et toc. Il n’était pas le seul à savoir changer de sujet. Elle transforma en une amusante anecdote le récit de ses mésaventures de la veille, tout en passant sous silence l’apparition de Jamie. Ça, c’était son secret. Elle savait que beaucoup de gens parlaient aux êtres chers qu’ils avaient perdus, elle savait aussi que c’était consi-déré comme normal. Ce qui l’était moins, en revanche, c’était de les faire apparaître et qu’ils répondent.

1. Environ 110 euros. (N.d.T.)

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En temps ordinaire, un tel déjeuner aurait été une promenade de santé pour Zack McLaren puisqu’il l’avait lui-même programmé pour rencontrer cet industriel avec qui il devrait bientôt entretenir des relations très lucratives. À ceci près qu’aujourd’hui plus rien n’était normal. Il était en train de répondre à un appel télé-phonique avant d’entrer dans le restaurant quand une femme en manteau rose venant vers lui avait capté son attention. À tel point qu’il avait été incapable d’en arra-cher ses yeux et qu’il avait aussitôt pris une décision : qui que fût cette femme aux longs cheveux bruns et aux yeux noisette, il fallait qu’il en sache plus sur elle. Ce qu’il venait d’éprouver était des plus étranges ; jamais il n’avait vécu semblable expérience.

Quand elle était passée devant lui, il avait humé une bouffée de son parfum, et cette fragrance fraîche et naturelle l’avait transporté. Il l’avait suivie du regard. Sous le manteau rose ajusté, de longues jambes gainées de bas noirs. Superbes, ces jambes, s’était-il dit, le cœur battant. Le cœur battant ? Que lui arrivait-il ? Puis il avait compris où ces jambes splendides l’emmenaient, et son cœur avait commencé à tambouriner contre ses côtes. C’était à l’Ivy qu’elle allait.

Il avait mis un terme hâtif à son entretien pour la suivre à l’intérieur. Et la voir chaleureusement accueil-lie par quelqu’un qui, lui, n’était pas un inconnu.

Une heure et demie plus tard, il n’écoutait toujours que d’une oreille distraite ce que lui disait son convive : de l’autre côté de la salle se trouvait la femme au man-teau rose, ou plutôt en robe tricotée de la teinte des violettes de Parme, puisqu’elle avait ôté son manteau. Même si ce n’était pas la femme la plus belle qu’il ait vue, pour lui, elle l’était. Si elle avait déjeuné avec une amie, il l’aurait approchée, se serait présenté, aurait trouvé quelque chose à dire – quoi ? Mystère et boule de gomme, étant donné qu’il n’avait encore jamais fait une chose pareille – et aurait appris qui elle était. Il lui aurait donné sa carte et l’aurait priée de lui téléphoner.

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Non, il lui aurait demandé si elle l’autorisait à l’appeler et, surtout, il aurait cherché à savoir si un dîner en sa compagnie lui plairait un de ces jours prochains. Ce soir ? Ou demain ?

Seulement, elle n’était pas avec une amie. C’eût été trop beau. Elle déjeunait avec le célèbre acteur Tony Weston. Ils discutaient avec animation, riaient beau-coup, se connaissaient visiblement bien et s’appré-ciaient l’un l’autre.

Autrement dit, toute forme d’approche était exclue. Et lui, il était coincé là, trop loin pour entendre ce qu’ils disaient ou savoir quelle voix elle avait alors que celle, monocorde, de son compagnon de table énonçait des prévisions financières.

— Alors, qu’en pensez-vous ?Flûte. Zack reporta son attention vers la raison de sa

présence à l’Ivy ce jour-là. Enfin, la raison première.— Je pense que c’est… intéressant, répondit-il en

hochant la tête d’un air pensif.— Et quel est votre verdict ? Peut-on dire que c’est

une affaire qui roule ?C’en devenait ridicule. Rien de semblable ne lui était

jamais arrivé, à lui, professionnel dans l’âme.— Il m’est impossible de prendre une décision

aujourd’hui, Ian, biaisa-t-il.Une évidence, dans la mesure où il n’avait pas la

moindre idée de ce que lui avait raconté Ian au cours de l’heure écoulée.

— Il faut que je revienne sur les chiffres, que j’en touche deux mots à d’autres personnes. Vous aurez ma réponse lundi après-midi, je vous le promets.

Ian s’adossa à sa chaise, but une gorgée d’eau et le dévisagea, soupçonneux.

— Est-ce que tout va bien ? Vous m’avez l’air quelque peu… distant, aujourd’hui.

Comment réagirait-il s’il lui répondait : « Eh bien, il y a cette fille là-bas, que je ne connais pas, qui me fait un effet, vous n’imaginez même pas » ?

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Oui, comment réagirait-il ?Question purement rhétorique. Ils étaient deux

hommes d’affaires en train de parler affaires, et une telle phrase ne pouvait passer ses lèvres.

— Ça va, je suis juste légèrement déphasé par le décalage horaire, répondit-il avec un sourire rassurant.

Il en allait de sa crédibilité, une chose qu’il prenait très au sérieux.

Tony héla un taxi alors qu’ils sortaient du restaurant, à 15 h 30. Ellie lui fit une grosse bise.

— Merci, Tony. Ça m’a fait plaisir de te revoir.— Et à moi, donc. Allez hop, grimpe, répondit-il en

lui ouvrant la portière. Je vais te déposer chez toi.— Ce n’est pas ton chemin, protesta-t-elle. Je peux

prendre le métro, tu sais.— Je sais, mais il pleut. Laisse-moi te raccompa-

gner. Je peux me permettre un détour, rétorqua-t-il, amusé.

Il lui fit de nouveau signe de monter dans la voiture.— S’il te plaît.D’accord, il pleuvait, et la pluie commençait même

à tomber dru. Détendue par le vin, elle renonça avec grâce et grimpa, avec sensiblement moins de grâce, en voiture.

— Et puis, j’ai très envie de voir tes désastreux essais de pose de papier peint, précisa Tony une fois que le taxi eut démarré.

— Ah non, pas question ! s’écria-t-elle sans plus réfléchir.

Elle prévoyait de demander au chauffeur de la dépo-ser au bout de la rue. Ces quinze derniers mois, Tony et elle s’étaient toujours retrouvés au restaurant. Il n’était plus revenu dans l’appartement depuis au moins deux ans. Elle n’osa pas imaginer son choc devant l’état actuel des lieux.

— Dis-moi, ce n’est pas très sympa, comme réaction, commenta-t-il, mi-figue mi-raisin.

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— Pardonne-moi, je n’ai pas voulu être aussi brutale, se reprit-elle, contrite. C’est que… c’est un vrai bazar, tu comprends.

— De la vaisselle sale dans l’évier ? commenta-t-il en souriant.

— Pire, fit-elle en s’empourprant. Tout l’appart est plutôt… brrr. J’aimerais autant que tu ne voies pas ça.

Seulement, Tony n’était pas arrivé là où il en était en baissant facilement les bras. Il lui tapota gentiment la main.

— Je ne vais pas porter de jugement, ma chérie. Pour qui me prends-tu ? Un monstre ? Je veux juste jeter un coup d’œil à ce papier peint qui te donne tant de tracas.

— S’il te plaît, non. C’est moi qui n’ai pas su m’y prendre, voilà tout.

— Tu sais, en sortant du conservatoire, je n’ai pas trouvé tout de suite de travail en tant que comédien et j’ai aidé un ami entrepreneur spécialisé dans la peinture et la déco d’intérieur, lui apprit-il.

— Ah ? Je n’en savais rien.— Je suis un homme plein de surprises, ajouta-t-il

en souriant.— Mmm.Consciente qu’elle ne le ferait pas changer d’avis,

Ellie se laissa aller contre le dossier.

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— Seigneur Dieu ! s’exclama Tony. Je comprends mieux pourquoi tu ne voulais pas que je vienne.

— Eh bien, maintenant, tu sais.Rien de tel que des yeux neufs, et des oreilles, pour

vous faire réaliser dans quel taudis vous habitez. Mortifiée autant que honteuse d’avoir supporté cela si longtemps, et aussi de n’avoir même pas appréhendé à quel point son environnement s’était dégradé, Ellie le regarda arpenter la salle de séjour. Son adorable pro-priétaire, Moira, avait succombé à une crise cardiaque un an plus tôt et laissé tous ses biens à son fils unique, Ron. Le fiston, tout sauf adorable, avait aussitôt accepté de louer à des personnages plus que douteux, et Ellie avait fini par apprendre que la mairie lui payait des sommes rondelettes pour héberger des familles dont elle ne savait plus que faire. Des familles qui avaient fait tant de dégâts partout où elles étaient passées que plus aucun propriétaire ne voulait en entendre parler. Cette maison était donc leur dernier recours avant la rue, mais au lieu de mettre la pédale douce, ces gens semblaient avoir décidé de décrocher la médaille des locataires les plus bruyants et les plus épouvantables de Hammersmith, voire de tout Londres.

Pour preuve, la mêlée de rugby qui avait lieu à l’étage du dessus. Sur le plancher nu, bien sûr, puisque leur moquette putride recouvrait actuellement le minus-cule jardinet. Josh Groban s’égosillait ; les deux chiens

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aboyaient ; la mère de tout ce joli monde, une femme dans la cinquantaine à la gueule de bouledogue, brailla de sa voix de rogomme :

— Ho ! Arrêtez ça, les branleurs, sinon j’vous balance par c’te putain de fenêtre !

— C’est aux chiens qu’elle parle si gentiment ? voulut savoir Tony.

— Peut-être. Ou alors à ses fils. Il y en a quatre.— Et barrez-vous de d’vant la télé, espèces d’en-

flures !— C’est l’enfer ! s’exclama Tony, révolté.— On s’y fait.La plupart du temps, elle réussissait à ne plus les

entendre.— Et là, que s’est-il passé ? l’interrogea-t-il en dési-

gnant les souillures noires au plafond.— La baignoire qui a débordé.— Comme si ce n’était pas déjà assez humide

comme ça !Il renifla l’odeur de moisi contre laquelle le Febreze

ne pouvait rien et inspecta les murs nus sur lesquels elle travaillait la veille au soir.

— Laisse tomber, c’est tellement moisi que rien ne tiendrait là-dessus. Pour l’amour du ciel, c’est ta santé que tu mets en péril en restant ici. Cette situation est inadmissible. Tu n’as pas demandé au propriétaire d’intervenir ?

Oh, un petit million de fois. Pourquoi son proprié-taire ferait-il quoi que ce soit ? Ce cher Ron n’attendait qu’une chose, qu’elle s’en aille. Pour louer bien plus cher ses pénates à une autre famille du même acabit. Elle éluda d’un geste.

— Je l’ai fait…— Va te faire voir, grosse vache ! brama une voix

masculine.Une porte fut claquée avec violence, des pas de gre-

nadier ébranlèrent l’escalier, puis la porte d’entrée subit à son tour le même sort. Par la fenêtre, Tony observa

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un adolescent rachitique au teint bleuâtre s’accroupir sur le trottoir et sortir un téléphone portable. Quelques secondes plus tard, une rutilante BMW aux vitres tein-tées s’arrêta dans un hurlement de pneus, une vitre fut baissée, de l’argent échangé contre un petit sachet, puis la voiture repartit en trombe.

— Il ne faut pas qu’il te voie ! s’écria Ellie.Trop tard. Le garçon s’était déjà redressé et retourné.

Il vit Tony, lui adressa un sourire vicieux accompagné d’un doigt d’honneur, cracha par terre et réintégra la maison.

— Y a des putains de fouille-merde dans l’coin, on dirait ! hurla-t-il en passant devant la porte du rez-de-chaussée.

Tony baissa les yeux vers ce qu’il restait du jardinet entre moquette tachée et sacs-poubelle éventrés.

— Il y a des seringues, commenta-t-il, incrédule.— Je sais.Ellie se sentit de nouveau honteuse, comme si elle

les y avait jetées elle-même. Comment cet endroit pouvait-il soutenir la comparaison avec le palace de Tony à Hollywood ?

— Pour l’amour du ciel, pourquoi ne m’as-tu rien dit de tout cela, Ellie ? reprit Tony en changeant de ton.

Elle se trouva bien en peine de trouver une réponse. Sur l’échelle du malheur, la perte de Jamie avait culminé à 10. En comparaison, devoir tolérer d’insupportables voisins n’atteignait qu’un tout petit 2. Et tant pis si ça la faisait paraître ridicule.

— On s’y fait. C’est juste du bruit.Pour ne plus l’entendre, elle avait pris l’habitude de

faire venir Jamie et de papoter avec lui. Évidemment, il fallait faire l’impasse sur le reste, les hurlements, les aboiements, les portes claquées, Céline Dion en permanence.

— Il y a des seringues usagées dans ton jardin. Cet appartement devrait être sous le coup d’une déclaration de péril. Tu ne peux pas rester ici.

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— Qui c’est qui m’a chouravé ma dernière canette ? !Ellie serra fort les lèvres. Il avait raison, bien sûr.

Elle le savait. Cependant, son beau-père ne compre-nait pas une chose  : c’était ici qu’ils avaient été heu-reux, Jamie et elle. Cet appartement, c’étaient eux qui l’avaient trouvé, eux qui s’y étaient installés tout jeunes mariés, c’était ici qu’ils s’étaient aimés et avaient passé les plus beaux moments de leur vie. Les pièces regor-geaient de souvenirs et elle ignorait si elle pourrait supporter de laisser tout cela derrière elle.

— D’accord, je ne suis pas idiot, enfin pas complè-tement, reprit Tony d’une voix plus douce en voyant ses yeux s’emplir de larmes. C’est à cause de Jamie, c’est cela ?

— Oui, murmura-t-elle, la gorge serrée.— Cet appartement n’a pas toujours été dans cet

état mais il l’est maintenant.Hochement de tête.— Tu sais ce que je vais ajouter, n’est-ce pas ?— Probablement, répondit-elle, méfiante.— Si Jamie le voyait aujourd’hui, il serait épouvanté,

reprit-il gentiment, néanmoins d’un ton plus ferme. Il te presserait de ficher le camp, et vite.

— Oh, tu vas me le payer, salopard !Un rugissement, un fracas, et une pluie de verre brisé

tomba devant la fenêtre en même temps qu’une canette de bière à moitié pleine.

— Il voudrait que tu vives dans un environnement sûr, continua Tony avant de lever la tête vers le plafond et de conclure, ironique  : Tes voisins ont bien choisi leur moment, je dois leur accorder ça.

Était-ce aussi pour cette raison qu’elle avait tout fait pour dissimuler sa situation au père de Jamie ?

Trois jours après leur déjeuner à l’Ivy, Ellie se retrouva face à une imposante bâtisse victorienne au bout de Nevis Street, non loin de Regent’s Park Road, au cœur de Primrose Hill. L’extérieur était jaune pâle,

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l’encadrement des fenêtres à guillotine blanc brillant, et le jardin devant était bien entretenu ; pas de moquette arrachée à l’horizon.

Comparé à Hammersmith, c’était un QHS, abrévia-tion bien connue de Quartier Hyper Sympathique.

— Eh bien ? lui demanda Tony. Qu’en penses-tu ?— Tu veux vraiment savoir ? Je trouve ça fou. Tu

n’as pas à faire ça.— Écoute, je ne le fais pas pour toi. C’est un investis-

sement judicieux. Chaque fois que je reviens à Londres, je descends à l’hôtel. Un hôtel très agréable, je dois admettre, mais ce n’est pas chez moi, précisa-t-il avant de désigner le bâtiment. J’ai besoin d’un pied-à-terre, et celui-ci me semble parfait. Comme il sera vide la plupart du temps, ça va me coûter un bras en primes d’assurance et je passerai mon temps à redouter une invasion de squatteurs. En revanche, je dormirai sur mes deux oreilles s’il est habité par quelqu’un qui veil-lera à tout.

L’agent immobilier leur fit visiter l’apparte-ment, en rez-de-chaussée, surélevé comme celui de Hammersmith, quoique différent à tout point de vue. Il était doté de deux chambres de belle taille flanquées chacune d’une salle de bains privative, d’une troisième salle d’eau plus exiguë, d’un immense salon très lumi-neux et d’une cuisine ultramoderne. Ellie crut avoir atterri entre les pages de Marie-Claire Maison. Tout était propre, sec, repeint de frais. Immaculé.

— Pas de moisissures, pas de taches d’humidité, pas de Céline Dion, lui fit remarquer Tony.

— Pile au moment où je commençais à m’y faire.— Il te plaît ?— Je serais difficile !Qu’est-ce qui aurait bien pu lui déplaire, ici ? Elle

enfonça ses mains dans les poches de sa veste pour dissimuler leur tremblement.

— Pourriez-vous nous laisser seuls un instant, je vous prie ? demanda Tony à l’agent puis, une fois

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seuls  : Maintenant, tu vas m’écouter, ma chérie. Je peux me le permettre et nous nous rendrions mutuel-lement service.

Il se tut un instant.— Jamie était mon fils unique. Que veux-tu que je

fasse d’autre de mon argent ?— Je sais, et je t’en suis reconnaissante, mais… ça

me semble trop.— Bon, alors qu’est-ce que tu dis de ça : cet apparte-

ment, je l’achète de toute façon. Tu ne veux pas y vivre, des squatteurs finissent par le repérer, s’y installer, ils bousillent tout et ne tardent pas à venir à bout de tout le voisinage. Si ça arrive, ce sera entièrement ta faute. Et tout Primrose Hill te vouera aux gémonies.

Elle sourit.— Non, tu ne me mets pas la pression, pas du tout.

Bon, pourrais-je te retrouver dehors dans une minute ? J’aimerais bien refaire une petite visite toute seule.

Il sortit rejoindre l’agent immobilier. C’était bête, elle en avait conscience ; il fallait quand même qu’elle vérifie. Elle ferma fort les yeux, se concentra, puis les rouvrit.

— Oh, femme de peu de foi, lança une voix amusée derrière elle.

Elle pivota. Adossé à la porte fermée du salon, en chemise blanche et jean, les bras croisés, Jamie secouait la tête en signe d’incrédulité.

Merci, mon Dieu !— Pensais-tu sérieusement que je ne viendrais pas ?— Je voulais seulement m’en assurer, rétorqua-t-elle,

soulagée.— Eh bien, je suis là. Ta daaa ! fit-il en écartant

les bras.— Ton père est étonnant.— Je sais, il tient ça de moi.Elle le dévisagea avec attention.— Alors, qu’en penses-tu ?— De quoi, de cet appart ? Il est fabuleux.

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— Je dis oui, alors ?— Tu serais bête de ne pas le faire.C’était de la triche, puisque les mots qu’ils pronon-

çaient venaient de son cerveau à elle.Oh, bon, il ne semblait pas s’en offusquer.— D’accord, en ce cas. Je vais le faire.Jamie lui fit un clin d’œil et lui décocha ce sourire

d’encouragement qui lui manquait le plus.— Bien.

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— Seigneur, regarde-moi un peu cet endroit. Ma parole, on croirait rêver. Tu as une de ces chances ! Oh, non, pardon !

Paula se flanqua les mains sur la bouche.— C’est pas vrai, je l’ai encore fait. Tu n’as pas de

chance du tout.— Désormais, chaque fois que tu t’excuseras, je

serai obligée de t’assommer avec un coussin, répliqua Ellie en reposant son arme de guerre gris souris sur le canapé et en lui donnant une petite tape amicale.

Un petit mois s’était écoulé depuis qu’elle était venue visiter l’appartement avec Tony. Là était le pouvoir de l’argent comptant : l’achat s’était déroulé en un temps record.

Et voilà qu’elle était au milieu des cartons dans son nouveau chez-elle. Bye bye, Hammersmith, et bon vent !

— Bon, maintenant, dis-moi ce qu’il faut faire, reprit Paula en remontant théâtralement ses manches afin d’afficher un air efficace. Je commence par celui-ci ?

Sans même attendre de réponse, elle arracha le scotch d’un carton et l’ouvrit.

— Tu n’as qu’à me dire où tu veux que je range tout ça et… Oh ? C’est à Jamie tout ça ?

La mine horrifiée, elle reposa vite sa brassée de che-mises et de jeans dans le carton.

— Désolée, je ne voulais pas ! Je ne savais pas !

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Elle s’en alla à 17 heures. Entre-temps, elles avaient réussi à déballer pas mal de choses. Si Ellie lui était reconnaissante d’avoir pris sur ses congés pour venir lui donner un coup de main, cette journée avait été plus épuisante que prévu. Paula la sentimentale s’était plu-sieurs fois transformée en Paula la fontaine. D’abord, en déballant un cadre d’argent contenant une photo d’Ellie et de Jamie en voyage de noces, elle s’était écriée avant de fondre en larmes :

— Oh, mon Dieu, comment peux-tu supporter d’avoir cela sous les yeux ?

Puis, dans la chambre, alors qu’Ellie rangeait quelques-uns des vêtements préférés de Jamie au fond de sa penderie, elle avait déclaré, des trémolos dans la voix :

— Je ne sais pas comment tu arrives à tenir le coup.Enfin, en apprenant qu’Ellie avait emporté trois

énormes sacs des affaires de Jamie à l’Armée du Salut, elle avait hoqueté entre deux sanglots :

— Oh, Ellie, tu as un tel courage…Comme si elle avait eu le choix. Moralité : c’était elle

qui avait dû réconforter Paula. Pas pour la première fois.

Ni même la centième, d’ailleurs.

Ellie ne s’éveilla pas avant 11 heures passées le len-demain matin, d’une part parce qu’elle était exténuée et de l’autre parce que son réveil se cachait encore quelque part dans les cartons restants. Pas grave, elle avait pris trois jours de congé. En peignoir-éponge blanc et un mug de thé à la main, elle se mit en devoir d’observer sa nouvelle rue. Un grand soleil illuminait le bâtiment d’en face, sur la façade duquel de minuscules balcons abritaient des plantes en pots. Devant les fenêtres, les fleurs poussaient dans des jardinières. Elle se fit la réflexion que même l’air semblait plus propre qu’à Hammersmith. Des voitures haut de gamme étaient garées le long des trottoirs. Une petite brunette dans

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la cinquantaine descendit d’un 4 × 4 noir, se jeta un sac sur l’épaule et partit en direction des magasins. Un peu plus loin dans la rue, deux livreurs sortaient avec précaution une chaise longue noir et doré d’une camionnette vert bouteille.

Impossible de ne pas faire la comparaison avec son ancienne rue. La veille encore, elle avait trouvé un pré-servatif usagé par terre devant sa porte. Réaction ? Un stupide soulagement que quelqu’un se fût préoccupé de l’utiliser. Rien de plus.

Elle ouvrit la croisée et se pencha pour admirer cette rue propre, dénuée de tout déchet. Sa rue. Tiens, une autre camionnette de livraison. Rose, celle-ci. Une jeune femme en sortit un gros bouquet de jonquilles et alla le livrer dans l’immeuble qui plus tôt avait accueilli la chaise longue.

Allait-elle s’intégrer, ici, ou se sentir déplacée ? Et si le quartier était trop sélect, trop parfait ?

Un taxi s’engagea dans la rue, s’arrêta. Une porte vert bouteille s’ouvrit en face et un personnage blond courut vers le taxi. Ellie crut tout d’abord qu’il s’agissait d’un adolescent maigre en tee-shirt blanc et pantalon de treillis, aux cheveux peroxydés coupés ras. Eh non, quand il se retourna, elle aperçut un rouge à lèvres carmin, des boucles d’oreilles et un sac en strass. Peut-être n’était-ce pas une preuve concrète, mais si c’était réellement un ado, il aurait bourré son soutien-gorge de chaussettes.

La fille s’arrêta net, fit signe au taxi de l’attendre, réintégra la maison, en ressortit vingt secondes plus tard en brandissant son téléphone portable et claqua la porte derrière elle. Puis elle s’engouffra dans la voiture et le chauffeur démarra.

Alors que quelque chose de brillant pendouillait à la serrure de la porte d’entrée.

Oh ! la la !Les résidents de Primrose Hill se souciaient-ils aussi

peu de la sécurité que les villageois du xixe siècle ?

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