recueil de textes commandés par le comité colbert … · chosŏn (14e siècle-20e siècle), le...

20
UNE MATINÉE EN CORÉE Recueil de textes commandés par le Comité Colbert pour la réalisation dun dossier thématique. Le confucianisme dans la Corée contemporaine par Isabelle SANCHO, directrice du Centre de recherches sur la Corée de l’EHESS La Corée en cinq images par Pierre CAMBON, conservateur en chef du Musée national des arts asiatiques - Guimet La République de Corée, nouveau soft power par Eric BIDET, maître de conférences à l’université du Mans Charang et renaissance : la longue modernité du monde coréen par Alain DELISSEN, directeur de l’Institut d’études coréennes du Collège de France

Upload: duongdung

Post on 16-Sep-2018

217 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: Recueil de textes commandés par le Comité Colbert … · Chosŏn (14e siècle-20e siècle), le confucianisme est indissociable du « passé » ou encore de la « tradition » pour

UNE MATINÉE EN CORÉE

Recueil de textes commandés par le Comité Colbert pour la réalisation d’un dossier thématique.

Le confucianisme dans la Corée contemporaine

par Isabelle SANCHO, directrice du Centre de recherches sur la Corée de l’EHESS

La Corée en cinq images

par Pierre CAMBON, conservateur en chef du Musée national des arts asiatiques - Guimet

La République de Corée, nouveau soft power

par Eric BIDET, maître de conférences à l’université du Mans

Charang et renaissance : la longue modernité du monde coréen

par Alain DELISSEN, directeur de l’Institut d’études coréennes du Collège de France

Page 2: Recueil de textes commandés par le Comité Colbert … · Chosŏn (14e siècle-20e siècle), le confucianisme est indissociable du « passé » ou encore de la « tradition » pour

----------------------------------------------------------

©Comité Colbert

Les propos tenus engagent uniquement leur auteur.

Isabelle Sancho

LE CONFUCIANISME EN CORÉE AUJOURD’HUI Pour le Comité Colbert

« Confucianisme » est un terme cité à l'envi pour expliquer certains traits de la culture et de la société

coréenne. Quand il est utilisé comme synonyme de piété filiale (hyo) ou encore de loyauté aux

dirigeants (ch'ung), il est même appliqué sans discrimination de part et d'autre du 38e parallèle, à la

Corée du Sud comme à la Corée du Nord. Mais qu'est-ce que le confucianisme? Une religion, une

philosophie, une tradition, une idéologie? S'il est souvent mentionné aujourd'hui, tant dans la presse

que dans les conversations, le confucianisme reste largement un objet mal identifié, aux contours

indistincts. Formé sur la forme latinisée de l'appellation honorifique Kongfuzi en chinois, signifiant

Maître Kong et désignant Confucius, le terme occidental de confucianisme recouvre en réalité une

grande variété de termes en langues asiatiques. En coréen, le mot le plus couramment employé pour le

désigner est yugyo, la « doctrine des lettrés ». Dans une acception plus philosophique, il est appelé

sŏngnihak (« Étude de la Nature humaine et du Principe ») ou encore tohak (« Étude de la Voie »). Le

terme occidental de confucianisme, qui se décline en « néo-confucianisme » ou encore en « nouveau

confucianisme contemporain » selon les périodes historiques évoquées, est un mot fourre-tout qui tend

à expliquer tout et son contraire. Dans le cas coréen, il a en général mauvaise presse, étant

communément associé à une structure sociale très hiérarchisée, à l'inégalité entre les sexes ainsi qu'à

une culture d'entreprise oppressive.

Si l'on tente de s'affranchir de la tentation de l'essentialiser dans son suffixe de –isme, le

confucianisme désigne une pensée qu'on pourrait qualifier de philosophie ou d'éthique politique. Cette

pensée est intimement liée à l'histoire des institutions, des structures sociales et des pratiques savantes

et culturelles de la Corée pré-moderne. Le confucianisme est donc un phénomène historiquement

circonscrit qui a eu des effets sur la société et les mentalités de la Corée moderne puis contemporaine.

Toutefois ces effets sont pour la plupart des rémanences, parfois contradictoires, qui suscitent des

polémiques en Corée et à l'étranger.

Hors de certains cercles restreints et relativement coupés de la société, le confucianisme n'est pourtant

pas pratiqué ou revendiqué de manière claire par les Sud-Coréens. Les personnes qui se qualifient

elles-mêmes de confucianistes sont plutôt rares et en général regroupées dans des associations et

organisations semi-privées, notamment dans des sociétés savantes (hakhoe) consacrées à la promotion

de certains lettrés du passé ayant marqué l'histoire du pays tels que T'oegye Yi Hwang (1501-1570),

Yulgok Yi I (1536-1584) et Tasan Chŏng Yagyong (1762 -1836). En Corée du Nord, le confucianisme

est défini comme l'idéologie des élites féodales du passé, responsable de l'entrée tardive de la Corée

dans la modernité et le progrès de l'humanité éclairée par le marxisme-léninisme puis l'idéologie nord-

coréenne du juche (« auto-suffisance »). Fortement associé aux élites aristocratiques qui formèrent

l'essentiel de la bureaucratie de l'une des plus longues dynasties au monde, celle des Yi du royaume de

Chosŏn (14e siècle-20

e siècle), le confucianisme est indissociable du « passé » ou encore de la «

tradition » pour les Coréens des deux Corées et de leur diaspora.

En Corée du Sud, le confucianisme a longtemps été associé aux « valeurs asiatiques », notion

éminement problématique en raison de son biais idéologique et culturaliste mais largement utilisée

tant par la presse occidentale que certains états autoritaires en Asie comme Singapour. En ce sens, il a

successivement servi à expliquer le succès économique des Quatre dragons (Taïwan, Corée du Sud,

Hong Kong et Singapour), puis a contrario la crise financière asiatique dite « crise FMI » de la fin des

Page 3: Recueil de textes commandés par le Comité Colbert … · Chosŏn (14e siècle-20e siècle), le confucianisme est indissociable du « passé » ou encore de la « tradition » pour

----------------------------------------------------------

©Comité Colbert

Les propos tenus engagent uniquement leur auteur.

années 1990. Aujourd'hui, le confucianisme est à nouveau jugé comme une valeur positive ou encore

un ethos proprement coréen pour promouvoir le modèle de développement économique que la Corée

du Sud cherche à exporter depuis le début des années 2010 hors de ses frontières dans les pays en voie

de développement, dans une stratégie active de nation-branding.

Le confucianisme a également été associé à la domination masculine et au patriarcat coréen, devenant

la bête noire des mouvements féministes sud-coréens lors des débats sociétaux concernant l'abolition

du système dit de chef de famille (hojuje) à la fin des années 2000. Ce système, mis en place dans les

années 1950 à la sortie de la guerre de Corée, servait à enregistrer les membres d'une famille sous le

nom d'un seul membre, appelé hoju, et qui était généralement le père. Les femmes étaient enregistrées

sous le nom de leur mari et celles qui étaient célibataires sous celui de leur père ou de l'aîné de leurs

frères.

Dans les représentations communes, les films et les séries télé, le confucianisme est aussi souvent

défini par le sacrifice aux ancêtres (chesa). Ce rituel a lieu en général une fois par an lors de la fête de

l'automne (ch'usŏk) qui a lieu le 15e jour du 8

e mois lunaire. Il est de moins en moins pratiqué dans la

réalité mais représente une charge de travail non-négligeable pour l'épouse du fils aîné qui se doit de

préparer les offrandes rituelles de nourriture ainsi que le repas pour l'ensemble de la famille réunie,

sans toutefois participer au rituel lui-même qui est exclusivement confié aux hommes. Cette tâche est

jugée si pénible aujourd'hui que les fils aînés trouvent peu de candidates au mariage et les femmes

coréennes tendent à intégrer différentes églises protestantes pour échapper à l'impératif de piété filiale

cristallisé dans ce rituel jugé d'un autre âge. En effet, dans ce qu'on appelle le marché des religions en

Corée du Sud, les dénominations protestantes d'obédience américaine mais aussi coréennes (exemple

de la mega-church de l'Eglise du Plein Evangile de Yŏido) sont particulièrement prisées en raison de

leur refus radical de pratiquer le sacrifice aux ancêtres considéré comme une forme de superstition

païenne.

Les tendances autoritaires de l'Etat sud-coréen sont aussi parfois expliquées par le confucianisme,

entendu comme un respect strict de la hiérarchie et de l'autorité. Le dictateur Pak Chŏnghŭi, qui a

permis le décollage économique du pays après un coup d'État militaire dans les années 1960, a

beaucoup recouru aux valeurs de loyauté et piété filiale dans les années 1970 après avoir été tout

d'abord un farouche opposant au confucianisme. Sa fille, l'actuelle présidente Pak Kŭnhae, a d'ailleurs

été dans sa jeunesse une participante active dans le mouvement de promotion de ces mêmes valeurs.

Les traces les plus perceptibles de la promotion du confucianisme par l'État sud-coréen d'après-guerre

se trouvent aujourd'hui sur les billets de banque qui sont à l'effigie de quatre personnages historiques

ayant tous un rapport direct au confucianisme, sur le drapeau arborant les symboles du yin et du yang

ainsi que certains trigrammes du Livre des Mutations (plus connu sous le nom de Yiking), mais aussi,

par exemple, dans le nom d'un destroyer de 7600 tonnes appelé Yulgok Yi I qui est l'un des fleurons

de la défense sud-coréenne.

D'un point de vue peut-être plus positif, le confucianisme est souvent convoqué pour expliquer la

fièvre éducative de la Corée du Sud, régulièrement placée dans les tout premiers pays les plus

développés au plan éducatif dans le monde. L'importance du diplôme et des réseaux des anciens des

universités d'élite dans les stratégies professionnelles et matrimoniales est bien connue des

observateurs du pays. Elle est attribuée à la tradition des concours de recrutement des fonctionnaires

de l'époque Chosŏn qui, s'ils étaient d'inspiration méritocratique et confucéenne, étaient surtout le seul

moyen de reproduction et de légitimation des élites aristocratiques. Un paradoxe demeure: pour les

générations de lettrés confucéens de l'époque Chosŏn, ces concours représentaient l'antithèse absolue

Page 4: Recueil de textes commandés par le Comité Colbert … · Chosŏn (14e siècle-20e siècle), le confucianisme est indissociable du « passé » ou encore de la « tradition » pour

----------------------------------------------------------

©Comité Colbert

Les propos tenus engagent uniquement leur auteur.

du confucianisme en raison de leur caractère formaté et livresque, loin de l'idéal d'une pratique éthique

enracinée dans le quotidien.

La politesse des manières des Sud-Coréens est aussi fréquemment expliquée par le confucianisme.

Cette politesse est toutefois quelque peu déstabilisante pour un regard occidental, car elle ne s'exprime

que dans des situations spécifiques où la position de chaque personne en présence détermine la

manière de se comporter et le degré de politesse approprié. Elle apparaît lors des premières rencontres

formelles ou encore lors de transactions précises. Mais cette même politesse disparaît bien vite au nom

d'une philosophie du chacun pour soi dans l'interaction avec des inconnus. Qui ne s'est jamais fait

bousculé sans ménagement dans le métro de Séoul? Enfin la langue coréenne, qui intègre dans ses

structures mêmes plusieurs niveaux de langage et de politesse, est parfois analysée en fonction de la

civilité rituelle confucianiste et du respect des distinctions sociales.

Tous ces aspects culturels et sociaux, jugés tantôt négativement tantôt positivement, sont toutefois

aisément explicables par d'autres éléments que le confucianisme. L'histoire moderne de la Corée qui

s'est faite à travers la perte de la souveraineté nationale, la colonisation japonaise, la guerre civile, la

division en deux Etats toujours en guerre techniquement, ainsi que les régimes autoritaires successifs

puis enfin la lente démocratisation de la Corée du Sud expliquent beaucoup de phénomènes.

L'évolution rapide des structures sociales, des mentalités, ainsi que l'importance prédominante de

l'économie ultra-capitaliste expliquent beaucoup mieux certains traits observables dans la Corée du

Sud actuelle.

Société consumériste poussée à son comble, la Corée du Sud est bien loin du confucianisme et de ses

principes. Le goût du luxe et de l'ostentation mis au service d'une course à la distinction sociale dans

une société majoritairement composée de classes moyennes aux limites peu claires, la chirurgie

esthétique érigée en quasi-norme pour un recrutement et un mariage réussis tant pour les femmes que

pour les hommes, l'industrie des cosmétiques qui ne cesse de s'élargir et s'exporte avec succès comme

on peut le constater dans le fabuleux destin de la BB cream, la marchandisation des corps féminins et

masculins à travers la « vague coréenne » des produits culturels sud-coréens, une sexualisation de plus

en plus trouble s'exprimant dans les bagel girls (contraction plutôt malheureuse de baby face et

glamorous body) et les mâles androgynes de la K-pop, des séries télé et des publicités diverses, sont

autant de caractéristiques du chemin pris ces dernières décennies par la Corée du Sud loin, très loin du

confucianisme.

Le confucianisme prône une certaine frugalité pour ne pas dire une ascèse, une retenue dans les

manières, la chasteté, l'intégrité absolue du corps reçu des parents et des ancêtres, la distinction des

rôles et des genres, l'effort constant sur soi et l'interaction raisonnée avec autrui qui ne doit jamais être

considéré comme un moyen. L'individu n'est pas une fin en soi dans le confucianisme. Il n'est pas non

plus nié. Il n'est en réalité qu'un des supports de la construction sans cesse en devenir de la personne,

parcelle d'humanité qui reste un projet à accomplir en commun et à actualiser dans les destins

individuels entremêlés dans le tissu social. Le confucianisme n'est toutefois pas l'ennemi du beau, de

l'agréable et du bonheur. Mais il ne les cherche pas dans la consommation, dans la transformation

physique et l'accumulation de biens matériels. Il est fondamentalement en quête d'un capital humain,

d'une qualité d'existence humaine et d'une certaine authenticité. Il recherche la justesse des relations,

des émotions et des pratiques.

Le confucianisme n'est pas sexy et il n'est certainement pas vendeur. Il est peu aimé mais il est parfois

admiré comme un vestige d'un passé idéalisé, d'une tradition réinventée ou encore d'un patrimoine

Page 5: Recueil de textes commandés par le Comité Colbert … · Chosŏn (14e siècle-20e siècle), le confucianisme est indissociable du « passé » ou encore de la « tradition » pour

----------------------------------------------------------

©Comité Colbert

Les propos tenus engagent uniquement leur auteur.

national dont les Coréens se sentent fiers. Certains rituels et vestiges du confucianisme ont en effet été

inscrits dans le patrimoine mondial de l'UNESCO, des régions sud-coréennes promeuvent activement

leur patrimoine confucéen au plan touristique, allant jusqu'à créer un parc à thème baptisé Confucian

Land, et certaines associations prosélytes proposent même aujourd'hui aux parents désemparés des

camps de formation aux valeurs confucianistes pour leur progéniture lors de sŏwŏn stay, des séjours

dans les conditions de vie supposées des académies confucéennes du passé. En raison des

représentations contradictoires et des émotions fortes qu'il suscite, le confucianisme n'a pas fini de

faire parler de lui, que ce soit en bien ou en mal. Partie intégrante d'une quête identitaire de la Corée

du Sud, entre patrimoine à valoriser et héritage encombrant, le confucianisme est toujours bien vivant

en Corée.

Bibliographie

Anne CHENG, Entretiens de Confucius, Seuil, Paris, 1981 (2e édition révisée en 1985).

Francis MACOUIN, La Corée du Chosŏn, 1392-1896, Guides Belles Lettres des civilisations, Paris,

2009.

Isabelle SANCHO, Principes essentiels pour éduquer les jeunes gens, traduction bilingue annotée et

introduite du Kyŏngmong yogyŏl (précis d'éducation confucéenne) de Yi I, dit Yulgok, Bibliothèque

Chinoise, Les Belles Lettres, Paris, 2011.

Isabelle SANCHO, « La Corée, l’autre pays du confucianisme », in Le Point, Hors-série n.12

« Confucius, le vrai maître de la Chine », Les Maîtres penseurs, juin-juillet 2012.

Eun-sil YIM, Florence GALMICHE, Kyung-mi KIM, Stéphane THÉVENET, « Les mobilisations

d’expertes juristes dans la construction d’une cause féministe : l’abolition du Hojuje en Corée du

Sud », in Nouvelles Questions Féministes, vol. 29, n.1, 2010.

Biographie

Isabelle Sancho est chercheur au CNRS et directrice du Centre de Recherches sur la Corée à

l'EHESS. Après une formation en sinologie, elle a obtenu une thèse de doctorat sur le néo-

confucianisme coréen en 2006 à l’INALCO. Elle a poursuivi ses travaux lors d’un séjour post-doctoral

à l’Université Harvard ainsi qu’au Collège de France, à la Chaire d’Histoire intellectuelle de la Chine.

Elle a publié en 2011 la première traduction en langue occidentale des Principes essentiels pour

éduquer les jeunes gens de Yulgok Yi I (1536-1584) et elle finit actuellement la traduction en anglais

des œuvres complètes de Hwadam Sŏ Kyŏngdŏk (1489–1546). Elle s’intéresse à l’histoire des élites

confucéennes du début de Chosŏn et plus particulièrement aux œuvres des lettrés-fonctionnaires de

cette période.

Page 6: Recueil de textes commandés par le Comité Colbert … · Chosŏn (14e siècle-20e siècle), le confucianisme est indissociable du « passé » ou encore de la « tradition » pour

----------------------------------------------------------

©Comité Colbert

Les propos tenus engagent uniquement leur auteur.

Pierre Cambon

LA CORÉE EN CINQ IMAGES Pour le Comité Colbert

S’il fallait « résumer » la Corée en cinq images, peut-être pourrait-on suggérer :

1. une couronne Silla (5ème

s.)

2. un céladon Koryo (12ème

s.)

3. le rouleau de An kyon (15ème

s.)

4. une porcelaine monochrome (16ème

s.)

5. une réalisation de Nam June-paik (20ème

s.)

1. Une tradition nomade

La Corée, ce sont d’abord ces couronnes d’or dont les plus spectaculaires proviennent des fouilles de

Kyongju, dans l’ancien royaume de Silla, au temps des trois Royaumes (1er – 7

ème siècle). Si le site de

Kyongju est impressionnant, la plaine étant littéralement soulevée par l’accumulation des tombes aux

dimensions parfois monumentales, ce goût de la parure et cet éclat de l’or se retrouvent aussi chez ses

voisins, de l’Ouest ou bien du Nord, le Paekche ou le Koguryo, bien que de façon toutefois plus

mesurée.

Ce type de pièce fait écho à des mondes très lointains qui expliquent en partie l’exception coréenne. Il

souligne le fait que la Corée n’est pas chinoise. Sa langue est ouralo-altaïque. Ces pièces suggèrent des

attaches avec la Sibérie, voire aussi avec l’Asie des Scythes. L’autre point à noter est l’explication

donnée de ce type de coiffure que l’on veut shamanique, puisque le shamanisme est inhérent à la

péninsule coréenne, depuis l’aube de l’Histoire jusqu’à l’époque actuelle. La Corée, au débouché de la

route de la soie et de la route des steppes, voire de la route maritime, a un passé lointain qui semble la

renvoyer au cœur de l’Eurasie.

L’intérêt de la pièce ? son caractère « barbare », sa symbolique, mais aussi sa facture, son côté aérien,

mais en même temps extrêmement structuré avec ce motif en trident où d’aucuns ont voulu voir la

schématisation de la forme d’une montagne. L’agencement des couleurs se joue très simplement sur le

contraste entre l’or et le jade des motifs en forme de dents de tigre, attachés aux pendants qui tombent

de chaque côté.

2. Un art à dimension humaine

Après l’unification Silla (7ème

siècle), la Corée passe sous le protectorat chinois. Elle se cale sur le

modèle venu du continent, mais elle le fait selon sa sensibilité. La démonstration la plus parlante est

celle du céladon. Si le prototype est chinois, sa déclinaison, en revanche, témoigne d’une approche

différente – douceur d’une couverte, au reflet d’un bleu-vert quasi inimitable, qui fit l’admiration de

ses contemporains chinois, « la plus belle sous le ciel » ; formes empruntées au monde végétal à la

ligne très pure ; décor incrusté sous couverte, inconnu en Chine même.

Le céladon ne vise pas l’idéal comme en Chine ; l’approche est plus décorative. Elle vise à l’harmonie,

celle d’un monde apaisé et proche de la Nature – une approche que l’on a expliqué par l’omniprésence

du Bouddhisme, dont c’est la grande époque, sous la période Koryo (10ème

– 14ème

siècle). Le goût très

Page 7: Recueil de textes commandés par le Comité Colbert … · Chosŏn (14e siècle-20e siècle), le confucianisme est indissociable du « passé » ou encore de la « tradition » pour

----------------------------------------------------------

©Comité Colbert

Les propos tenus engagent uniquement leur auteur.

aristocratique n’empêche, toutefois, une réelle fantaisie dans le choix des motifs, empreint de naturel,

d’une réelle sympathie pour le monde animal.

Le céladon en Corée est avant tout un art de vivre, une conception du monde, une vision où l’approche

esthétique est partie intégrante du cadre de la vie – un art à dimension humaine. Ici, ce brule-parfum

est aussi une prouesse technique, quand le motif des « sept trésors » (Chilbo) apparait comme une

boule ajourée, reposant sur les pétales d’un lotus, extrêmement réaliste, que supporte une base en

forme de trépied, les pieds du tripode en forme de lapin – ceux-ci, les oreilles bien dressées, une

pointe d’oxyde de fer sous couverte, pour suggérer les yeux, quand une pointe de blanc ponctue le

maillage de la boule ajourée à chaque intersection des cercles qui se croisent.

3. La quête de l’excellence

Confucianisme veut dire culture, savoir et connaissance. Il est recherche de l’excellence et prône la

méritocratie. Mais, si la morale peut apparaitre austère, il n’empêche aucunement l’émotion, comme le

montre la Corée. Ici, l’idéal est sur le continent, car, le paradoxe de la Corée, c’est que, malgré ses

origines, son rêve y est chinois, au point qu’elle apparait plus chinoise que la Chine, bien plus

confucéenne aussi, au point de faire dire à Koei Ling, Ambassadeur de Chine à la cour de Corée, en

1866 : « Dans toutes leurs manières, les Coréens ont gardé les vieilles traditions. »

Le rouleau de An Kyon le montre très clairement. Daté de 1447, il répond à la commande du prince

Anp’yong, érudit et lettré, lié à la famille royale.. Le sujet s’inspire d’une poésie de la Chine archaïque,

celle des six dynasties (221-581) : « voyage en rêve au pays des pêchers en fleurs ». Elle est due à Tao

qian, l’un des plus grands poètes chinois d’obédience taoïste. Le paysage est donc imaginaire, inspiré

de la Chine, du moins telle qu’on la rêve, avec ce relief chaotique de hautes falaises extrêmement

escarpées. Il est loin du relief habituel en Corée.

Alors qu’on est au 15ème

siècle, An Kyon s’inspire de la manière des Song, notamment de Guo xi

(1001-1090). Sa démarche est révélatrice de l’approche en Corée, une approche plus sensible, plus

visuelle en même temps, moins cérébrale et moins métaphysique que son voisin chinois, une approche

élégiaque, volontiers dramatique et qui joue le contraste, avec un lyrisme parfaitement assumé . Se

dégage de l’œuvre, un sentiment de beauté quasi inaccessible, au risque de susciter le spleen ou bien la

nostalgie, Si les Coréens ont très souvent les pieds sur terre, ils ont aussi la tête dans les étoiles.

4. Abstraction et minimalisme

A la sophistication du rouleau de An kyon, répond l’extrême simplicité de cette porcelaine blanche,

datée du 16ème

siècle. Pour décor, une simple ligne brune traitée comme une calligraphie, qui semble

suggérer la corde avec laquelle on suspendait le vase. Le motif est peint à l’aide d’oxyde de fer, sous

couverte, annonçant un genre qui se développe au 17ème

siècle, pour pallier au prix prohibitif du bleu

de cobalt importé de la Chine. Ici, la démarche est minimaliste ; elle frappe par son pragmatisme et

par son naturel.

Derrière la simplicité apparente, il y a aussi l’innovation technique, puisque la Corée reprend à son

compte une invention chinoise, tout en la déclinant selon sa personnalité. Cette façon de saisir les

opportunités, cette réactivité, c’est aussi question d’identité. Le caractère nomade, la quête de l’idéal

expliquent ce goût de la modernité. Il explique aussi le côté novateur de l’art de la Corée, qui joue de

Page 8: Recueil de textes commandés par le Comité Colbert … · Chosŏn (14e siècle-20e siècle), le confucianisme est indissociable du « passé » ou encore de la « tradition » pour

----------------------------------------------------------

©Comité Colbert

Les propos tenus engagent uniquement leur auteur.

l’abstraction et du minimalisme, avec une totale liberté, un sens inné de la géométrie, toujours ancrée

dans la réalité.

La nouveauté, en effet, est une affaire de gout ; c’est aussi une question de survie. Coincée entre Chine

et Japon, la Corée innove, histoire simplement d’exister, avec un sens du design qui touche tous les

domaines. Il y a une esthétique spécifique en Corée. La meilleure preuve ? Cette porcelaine royale,

voire à même époque la céramique punch’ong, à l’origine de la céramique du thé au Japon. Elle

explique la formule du 19ème

siècle, qui donne la Corée comme « l’Italie de l’Est ».

5. « De l’art de la rencontre »

Car, la Corée, un peu comme l’Italie, est un monde qui a tout conservé, même si l’urbanisme actuel ne

permet pas de le voir, un monde qui juxtapose toutes les traditions, sans jamais les exclure -

philosophiques, religieuses, mais aussi esthétiques – de la couleur au monochrome le plus minimaliste,

de la modernité au goût le plus classique, écartelé entre une tradition qui reste encore présente, malgré

les apparences, et des modèles venus de l’extérieur - Américain, Japonais ou Chinois. Tout cela,

malgré tout, n’empêche un humour sous-jacent, comme Nam June-Paik l’a montré de façon décalée.

TV Buddha résume la chose, d’autant plus facilement que le pays, en fait, est plus chrétien que

bouddhiste. Dans cette œuvre à la fois méditative, et en même temps légèrement ironique, le problème

est posé de l’art dans le monde d’aujourd’hui, du choix auquel le pays se voit désormais confronté,

entre « Coréanité » et globalisation. Ce dialogue improbable allie, en effet, l’art le plus intemporel et la

technologie dans ce qu’elle a d’éphémère, de plus avant-gardiste.

Elle est aussi symptomatique d’une approche coréenne qui aime tout mélanger pour voir ce qu’il peut

en sortir. A propos de cuisine, l’artiste Lee Ufan, de nationalité coréenne, même s’il vit au Japon,

proposait l’équation suivante, pour souligner la différence d’approche en Asie du Nord – Est :

Chine : A+B = C

Japon : A+B = A’

Corée : A+B = A’B’.

Bibliographie

Amirsadeghi Hossein éd., Korean Art, The Power of Now, TransGlobal Publishing, Londres, 2013.

Arts of Korea, The Metropolitan Museum of Art, New-York, 1998.

Cambon Pierre, L’art coréen au musée Guimet, éditions RMN, Paris, 2001.

Kim Youngna, Modern and Contemporary Art in Korea, éditions Hollym, Séoul, 2005.

Korean Art and Design, The Samsung Gallery of Korean Art, Victoria and Albert Museum, Londres,

1992.

Lee Soyoung et Leidy Denise Patry, Silla, Korea’s Golden Kingdom, The Metropolitan Museum of

Art, New-York, 2013.

Page 9: Recueil de textes commandés par le Comité Colbert … · Chosŏn (14e siècle-20e siècle), le confucianisme est indissociable du « passé » ou encore de la « tradition » pour

----------------------------------------------------------

©Comité Colbert

Les propos tenus engagent uniquement leur auteur.

Parfum d’encre, peinture lettrée de la Corée Joseon (1392-1910), Fondation Baur, Musée des Arts

d’Extrême-Orient, Genève, 2013.

Portal Jane, Korea, Art and Archaeology, British Museum Press, Londres, 2000.

The best under heaven, The Celadons of Korea, National Museum of Korea, Séoul, 2012.

Van Alphen Jan, The Smile of Buddha, 1600 Years of Buddhist Art in Korea, Centre for Fine Arts,

Bruxelles, 2008.

Biographie

Pierre Cambon est conservateur en chef au Musée National des arts asiatiques – Guimet, chargé des

collections coréennes et afghanes. Il a occupé les fonctions d’attaché culturel auprès de l’Ambassade

de France en Corée entre 1988 et 1992.

Il a été le commissaire de nombreuses expositions sur la Corée et sur l’Afghanistan : Nostalgies

coréennes en 2001; Afghanistan, une histoire millénaire en 2002 ; Itami Jun en 2003 ; La Poésie de

l’encre en 2005 ; Afghanistan, les trésors retrouvés en 2006 ; Pakistan, Les Arts du Gandhara en 2010.

Il a également été consultant pour le Centre du Patrimoine Mondial et a participé dans ce cadre aux

missions UNESCO à Kabul en 1995 puis à Pyongyang en 1999, 2000 et 2006.

Il est l’auteur du catalogue des collections coréennes au musée Guimet (2001) et de différents articles

sur l’Afghanistan et la route de la soie, ainsi que sur la Corée.

Pierre Cambon est chevalier de la légion d’honneur depuis 2001 et officier de l’ordre National du

Mérite depuis 2007.

Page 10: Recueil de textes commandés par le Comité Colbert … · Chosŏn (14e siècle-20e siècle), le confucianisme est indissociable du « passé » ou encore de la « tradition » pour

----------------------------------------------------------

©Comité Colbert

Les propos tenus engagent uniquement leur auteur.

Eric Bidet

LA RÉPUBLIQUE DE CORÉE, NOUVEAU SOFT POWER Pour le Comité Colbert

La notion de soft power a été introduite en 1990 par Joseph Nye, spécialiste américain des relations

internationales. Le soft power désigne la puissance que peut utiliser un pays ou une organisation pour

imposer ses idées sans pour autant recourir à la force, à la propagande ou à la menace.

Cette notion a surtout été utilisée à propos des Etats pour mettre en avant une capacité de séduction,

d’attraction ou de persuasion qui viendrait compenser ou compléter une capacité de contrainte,

notamment militaire. Selon Nye, le soft power d’un pays repose principalement sur des éléments tels

que ses valeurs politiques, son prestige économique et financier, sa place au sein des institutions

internationales et sa culture. Pour un pays comme la Corée du sud, qui n’a jamais disposé d’un

pouvoir militaire ou diplomatique important, le soft power est apparu comme un moyen

particulièrement approprié pour s’affirmer sur la scène internationale.

C’est une stratégie qui découle de l’émergence et la reconnaissance rapides de la Corée comme

puissance économique, et plus spécialement comme puissance commerciale exportatrice, qui en fait un

modèle pour de nombreuses économies émergentes. Les premiers signes en sont l’adhésion de la

Corée à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 1995 puis son admission à l’Organisation de

coopération et de développement économiques (OCDE) en 1996. Aujourd’hui, la Corée offre un

niveau de développement comparable à la France, que ce soit à l’aune du PIB/hab (développement

purement économique) ou de l’IDH (développement en termes économiques, éducatifs et sanitaires).

Le soft power coréen s’appuie donc tout d’abord sur le prestige économique et financier de la Corée,

c’est à dire l’attractivité du modèle coréen de développement économique. Cette attractivité, qui

repose initialement sur le « miracle économique » des décennies 1970 et 1980, a été renforcée au

début des années 2000 par le redressement spectaculaire de l’économie coréenne après la crise de 1997

et par son émergence comme acteur majeur du commerce international. Plus récemment, le soft power

coréen a trouvé un autre relais avec la place croissante de la Corée sur la scène diplomatique

internationale à la fois via la nomination de personnalités coréennes à la tête des plus prestigieuses

institutions internationales (Ban Ki Moon à l’ONU, Kim Jim Yong à la Banque mondiale, Lee Jong

Wook à l’OMS, etc.) et, surtout depuis 2010, via une politique active d’aide au développement

coordonnée par la Korea International Cooperation Agency (KOICA). En 2009, la Corée du Sud est

ainsi devenue le deuxième pays asiatique, après le Japon, à rejoindre le Comité d’aide au

développement (CAD) de l’OCDE. Pour un pays qui a été longtemps récipiendaire de l’aide

internationale, cette adhésion consacre son nouveau statut en tant que pays contribuant désormais à

l’aide au développement.

Le phénomène Hallyu

Mais la dimension la plus évidente du soft power est sans doute sa dimension culturelle à travers ce

qu’on a appelé la Hallyu (vague coréenne). Lorsque le terme hallyu apparaît en Chine, il fait référence

à quelques groupes ou chanteurs, produits par des petites ou moyennes structures sans trop de moyens

ni d’expérience, qui connaissent en Chine un succès considérable et inattendu. Des acteurs

économiques plus importants vont intervenir ensuite, notamment lorsque le succès rencontré dans le

Page 11: Recueil de textes commandés par le Comité Colbert … · Chosŏn (14e siècle-20e siècle), le confucianisme est indissociable du « passé » ou encore de la « tradition » pour

----------------------------------------------------------

©Comité Colbert

Les propos tenus engagent uniquement leur auteur.

secteur musical s’étend aux programmes télévisés et aux films où les investissements nécessaires sont

plus conséquents. L’appellation Hallyu 2.0, apparue ensuite, fait référence à l’extension de la vague

coréenne au-delà de l’Asie et via Internet pour inclure notamment des contenus culturels davantage

liés aux nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) (jeux vidéo, contenus

pour téléphonie portable, clips diffusés en ligne).

La prise de conscience d’un soft power lié aux produits culturels coréens est apparue de manière

spontanée et relativement imprévisible avant de d’influencer les politiques publiques pour devenir un

élément de stratégie nationale à l’échelle régionale puis internationale. Après les premières réussites,

que l’on pourrait qualifier d’artisanales et d’inattendues, le succès plus large rencontré ensuite par les

produits culturels coréens reflète une stratégie commerciale visant à saisir ou créer des opportunités

marchandes et d’une intervention publique visant à promouvoir les exportations de produits culturels

coréens et par extension les exportations de l’ensemble des produits coréens et la culture coréenne.

Progressivement s’est en effet imposée l’idée que les produits de l’industrie culturelle pouvaient

devenir un élément stratégique essentiel de la politique sud-coréenne de commerce international.

L’importance stratégique de cet élément a d’abord été mise en évidence par comparaison avec des

pays culturellement proches, selon l’argument économique classique de la réduction des coûts de

transaction que génère la proximité géographique et culturelle, puis elle a été étendue à des pays de

cultures a priori très différentes et plus éloignées, mais que les NTIC contribuent à rapprocher.

L’accent qui est placé sur la dimension culturelle du soft power apparaît rétrospectivement comme un

prolongement logique du choix qui a été fait dès les années 1990 de promouvoir les nouvelles

technologies de la communication et de l’information. Ce choix politique a permis de mettre en place

une infrastructure et des équipements (hardware) à laquelle les industries culturelles, et plus

spécialement ce qu’on appelle les « cultural contents », apportent les programmes ou contenus

(software) dont elle a besoin. Dès 2004, en matière d’équipements la Corée du Sud fait presque jeu

égal avec le Japon avec 86 % des foyers connectés à Internet. Et c’est au milieu des années 2000 que

se dessine la stratégie coréenne de promotion des industries culturelles.

A partir d’une base économique solide et d’une visibilité croissante au plan diplomatique, le soft

power sud-coréen repose de plus en plus sur une politique active de développement des industries

culturelles et de diffusion des produits culturels coréens à l’international. Le savoir-faire coréen en

matière de croissance par les exportations, l’un des ingrédients du « miracle économique » dans

années 1970-1980, constitue un socle essentiel qui est utilisé pour le développement des industries

culturelles. Au final, le soft power coréen repose sur une synergie particulièrement réussie entre

puissance commerciale exportatrice et promotion des industries culturelles et des NTIC.

Tendances récentes du soft power coréen

Aujourd’hui, le secteur des industries culturelles est largement influencé par des dispositifs et des

acteurs publics (différentes agences de promotion dont en particulier la KOCCA, Korea Creative

Content Agency, qui a des bureaux sur trois continents), par les conglomérats traditionnels (les

chaebols) dont la puissance et les liens étroits avec l’administration leur permettent d’investir

rapidement et massivement n’importe quel secteur d’activité économique et par des groupes

industriels plus récents qui présentent des caractéristiques semblables aux chaebols traditionnels mais

dont l’intervention se concentre essentiellement sur les industries culturelles (SM Entertainement en

est un exemple).

Page 12: Recueil de textes commandés par le Comité Colbert … · Chosŏn (14e siècle-20e siècle), le confucianisme est indissociable du « passé » ou encore de la « tradition » pour

----------------------------------------------------------

©Comité Colbert

Les propos tenus engagent uniquement leur auteur.

L’évolution du phénomène est marquée par une double extension qui rappelle les cercles

concentriques évoqués par Braudel pour expliquer le développement du capitalisme. La première

extension est géographique : elle voit le passage d’une stratégie régionale à une stratégie

transnationale. Le soft power s’est initialement construit à partir de produits initialement conçus pour

le marché coréen (foyer unique) qui rencontrent un succès dans les pays partageant avec la Corée un

socle de valeurs communes (pays asiatiques en premier lieu, pays arabes à un degré moindre). Il tend à

s’appuyer de plus en plus sur des produits différenciés conçus pour le marché international (foyers

multiples).

La seconde extension est sectorielle : elle est caractérisée par la recherche d’une intégration de plus

en plus grande des produits qui concerne d’abord les industries culturelles (k-pop + drama en

particulier), puis est étendue progressivement à un ensemble plus large de produits de consommation

(séjours touristiques, produits cosmétiques, appareils de consommation courante, cuisine, mode, etc.)

Plus ce processus s’étend, plus les frontières tendent à devenir floues : les produits de consommation

coréens apparaissent dans les drama, clips, films, etc. tandis que les stars de la k-pop, des dramas ou

du cinéma apparaissent dans les publicités pour les produits de consommation courante.

Une étude publiée par le Samsung Economic Research Institute détaille les quatre étapes de cette

stratégie commerciale dont l’impact ultime porte sur l’image même du pays : la première étape

concerne les produits de culture populaire (programmes télé, films, K-pop) ; la deuxième phase

intervient lorsque les consommateurs achètent des produits directement liés aux précédents (produits

montrés dans les films et séries ou portés par les acteurs ou chanteurs) ; on entre dans la troisième

phase lorsque la consommation s’étend au-delà des produits reliés pour se porter sur d’autres produits

coréens (produits cosmétiques et électroniques notamment) ; enfin, la quatrième et dernière phase

s’ouvre lorsque les consommateurs étrangers modifient positivement leur perception de la culture et de

l’image de la Corée du Sud. Assez logiquement, l’impact économique des produits culturels touche en

premier lieu les industries complémentaires et/ou visant un public proche, essentiellement très jeune.

Les rares statistiques disponibles montrent effectivement une augmentation des exportations de

produits coréens plus nette dans les pays également consommateurs de produits culturels coréens (K-

pop ou séries télévisées notamment), en particulier les pays asiatiques, du Moyen-Orient et

d’Amérique centrale et du Sud. Si l’on peut raisonnablement supposer l’existence d’un lien entre le

succès rencontré par certains produits culturels et les ventes d’autres produits, peu d’études cependant

sont parvenus à donner une mesure précise de cette corrélation. L’une des seules disponibles sur cette

question, réalisée en 2012 par la Banque de Corée, estime qu’une augmentation des exportations de

produits culturels coréens entrainerait une hausse quatre fois supérieure des exportations de produits

de consommation coréens. La fascination qui porte initialement sur une star de la k-pop ou un acteur

de dramas finit par concerner un « Korean way of life » incarné à la fois par les valeurs confucéennes,

les stars lisses et parfaites de l’industrie culturelle et les produits de consommation commercialisés par

les grands chaebols.

Comparé à la Chine ou au Japon, le soft power de la Corée reste encore limité au plan mondial mais le

déséquilibre est beaucoup moins marqué au niveau régional en particulier grâce à la dimension

culturelle du soft power coréen. Au-delà de l’Asie, le rayonnement du soft power coréen s’étend à des

pays de plus en plus nombreux. Pour le public français et européen, la perception du soft power

culturel de la Corée reste cependant assez floue. Le public français en a eu un premier aperçu dans les

années 1990 à travers l’accès à des oeuvres littéraires (Actes sud, Picquier) et cinématographiques

(Pompidou, Cannes, Berlin, Venise). Mais cela est resté limité à un public très restreint et présentant

Page 13: Recueil de textes commandés par le Comité Colbert … · Chosŏn (14e siècle-20e siècle), le confucianisme est indissociable du « passé » ou encore de la « tradition » pour

----------------------------------------------------------

©Comité Colbert

Les propos tenus engagent uniquement leur auteur.

des caractéristiques sociologiques très différentes (plus âgé, plus cultivé) de celui qui est aujourd’hui

attiré par la k-pop ou les dramas.

On a « découvert » en France ce nouvel engouement à travers le succès de quelques concerts organisés

au Zénith ou au palais omnisport Paris Bercy et surtout avec le succès aussi incroyable qu’inattendu du

clip Gangnam Style. Cet exemple qui mêle provocation et humour est cependant très peu représentatif

du style lisse, univoque et consensuel des stars majeurs de la k-pop comme la chanteuse Lee Chae-Rin

(alias CL), qui était cette année au coude à coude avec Vladimir Poutine pour être désignée par le

magazine Time comme la personnalité la plus influente dans le monde.

Bibliographie

Bidet E. (2013) « La construction du « soft power » : l’exemple de la Corée du Sud » CERISCOPE-

IEP Paris. Consultable en ligne : http://ceriscope.sciences-po.fr/puissance/content/part2/la-

construction-du-soft-power-l-exemple-de-la-coree-du-sud

Chua B. H., Iwabuchi K. (dir.). (2008). East Asian pop culture : analysing the Korean Wave, Hong

Kong, Hong Kong University Press

Hong-Mercier S.K. (2011), « Hallyu, la vague du soft power coréen ». Consultable en ligne :

http://www.ina-expert.com/e-dossier-de-l-audiovisuel-asie-medias-et-soft-power/hallyu-la-vague-du-

soft-power-coreen.html

Kim H.Y. (2014), Le Soft power sud-coréen en Asie du Sud-Est, IRASEC

Téléchargeable gratuitement en ligne : http://www.irasec.com/ouvrage114

Park S.-E., Chang W.-J. (2012) The Korean Wave: Cultivating a Global Fandom, document en ligne :

http://www.jace.gr.jp/ACEI2012/usb_program/pdf/7.5.2.pdf

Shim D. (2006) « Hybridity and the rise of Korean popular culture in Asia », Media, Culture and

Society, vol. 28, n°1, pp. 25-44.

Thévenet S. (2013) « Les séries télévisées mondialisent la culture coréenne », Le Monde diplomatique,

mai.

Whitney C. B., Shambaugh D. (dir.) (2009) « Soft power in Asia: Results of a 2008 multinational

survey and public opinion », Asia Soft Power Survey 2008, Chicago Council Of Global Affairs.

Biographie

Eric Bidet est maître de conférences à l’Université du Mans où il dirige un master de management. Il

travaille depuis une vingtaine d’années sur le développement socio-économique de la Corée où il a

résidé plus de dix ans et enseigné dans plusieurs universités. Dans le cadre du projet Ceriscope

(Sciences Po-CERI), il a étudié l’émergence de la notion de soft power en Corée du sud. Outre de

nombreux articles académiques dans le domaine de la socio-économie, il a publié plusieurs livres sur

la Corée, notamment une anthologie de textes de voyageurs (La Corée, le voyage vers l’est, 2007) et

Page 14: Recueil de textes commandés par le Comité Colbert … · Chosŏn (14e siècle-20e siècle), le confucianisme est indissociable du « passé » ou encore de la « tradition » pour

----------------------------------------------------------

©Comité Colbert

Les propos tenus engagent uniquement leur auteur.

un essai sur la société coréenne (Pérégrinations coréennes, 2010). Il est également l’auteur ou le co-

auteur de traductions de textes coréens en littérature, anthropologie ou sociologie. Il participe

actuellement à un vaste projet de comparaison internationale de l’entreprise sociale qui concerne une

cinquantaine de pays.

Page 15: Recueil de textes commandés par le Comité Colbert … · Chosŏn (14e siècle-20e siècle), le confucianisme est indissociable du « passé » ou encore de la « tradition » pour

----------------------------------------------------------

©Comité Colbert

Les propos tenus engagent uniquement leur auteur.

Alain Delissen

CHARANG ET RENAISSANCE : LA LONGUE MODERNITÉ DU MONDE CORÉEN Pour le Comité Colbert

Reprendre. Remettre en perspective. Quand beaucoup a été dit de dense et d’éclairant sur la Corée et

ses vibrantes énergies, quand il resterait tant à dire, on se préservera de la fatigue en lisant le petit

traité, musclé et nerveux, qu’un enfant du pays des nuits agitées – des compensatoires matins calmes –

lui a consacré1. Au-delà de ce qui a été montré de beau et formulé de juste, cette immersion dans la

coréanité a eu pour ambition essentielle de dissiper le confort des idées premières. Chacun à sa

manière, chacun selon son métier et son expérience, nous aura invité à égarer nos trousseaux de clés

culturalistes : ici en convoquant l’histoire, là en évoquant des lieux et des œuvres ; ici en démêlant des

institutions, là en décrivant des individus et des agents sociaux2. Sans renoncer aux idées générales, il

suffirait donc pour conclure de se tenir à égale distance des travers universitaires – « c’est plus

compliqué que ça… » – et des travers journalistique – l’efficacité aguichante des oppositions binaires

…3. En historien de la culture coréenne au 20

ème siècle, on préfèrera rebattre les cartes en proposant à

la suite quatre fils de réflexion et de questionnement.

Le monde coréen et ses haut-parleurs : les voix de la créativité

C’est où la Corée, c’est quoi la Corée, c’est qui la Corée ? Il y a trente ans, dans l’esprit de beaucoup

en France et dans le monde, la réponse à ces questions n’allait pas de soi. Situation incertaine. Identité

indécise. Image grise : une copie de la Chine au passé, une copie du Japon au présent ; une dictature-

dragon inflammable de l’« Asie du Sud-Est » [sic]. Dans le sillage d’une transformation économique

et politique, spectaculaire et reconnue, la mise-au-point de l’image est achevée : la Corée est un

élément bien identifié, distingué de la Chine et du Japon qu’elle rejoint dans d’une nouvelle idée :

l’Asie du Nord-Est.

Toutefois, si l’on parle ici de « monde coréen », c’est pour souligner deux aspects encore mal perçus :

a) une pluralité interne essentielle, b) certains effets « haut-parleurs » dans la coréanité.

A l’échelle mondiale, le « monde coréen » propose des versions différentes, éventuellement

concurrentes et même, on le sait, conflictuelles, de la coréanité. Parce qu’il y a une Corée du Sud et

une Corée du Nord, mais aussi parce qu’existe, ici et là répandue à travers le monde, une vigoureuse

diaspora « coréenne »4.

On doit être sensible à un fait : les voix impérieuses et ambitieuses de la Corée du Sud – son Etat, ses

grands conglomérats et ses brillantes élites anglophones – dominent le paysage, préemptent les

discours, occultent le reste. Que cette forte diaspora coréenne soit positionnée en Chine, au Japon, aux

Etats-Unis et dans les Républiques d’Asie centrale d’ex-URSS – rien moins ! – n’est pas sans enjeux.

Mais ils ne sont pas si simplement géopolitiques et économiques, ils sont aussi culturels, circulatoires,

1 Byung-Chul HAN, La Société de la fatigue. Strasbourg, Circé, 2014 [2010]. Né à Séoul, Han enseigne en Allemagne.

Philosophe mondialisé, il est traduit en plusieurs langues. 2 Le droit, si puissant à donner forme au possible et encadrer l’action dans les sociétés contemporaines, est demeuré en

réserve de cet effort pour renoncer à « la Corée », « les Coréens », « la culture coréenne ». 3 Outre le banal et universel tradition vs modernité : Corée rose (de la K-Pop) vs Corée grise (des ateliers industriels) ; Corée

pesante (l’Etat, la famille) vs Corée truculente (le corps, les affects) ; Corée apparente (le succès) vs Envers du décor (les

faiblesses). 4 Au tournant du 21ème siècle ces ex-migrants (de la politique ou de la pauvreté) connotant un passif ont été « retournés »

sémantiquement en diaspora et en actifs investis et travaillées par diverses politiques publiques sud-coréennes.

Page 16: Recueil de textes commandés par le Comité Colbert … · Chosŏn (14e siècle-20e siècle), le confucianisme est indissociable du « passé » ou encore de la « tradition » pour

----------------------------------------------------------

©Comité Colbert

Les propos tenus engagent uniquement leur auteur.

transformateurs : comme à la France, la Francophonie, y travaillent à voix plus basse et sur un mode

instable – doute et créativité confondus – les mots et les désirs, les idées et les formes de la coréanité.

De même à l’échelle interne, d’autres pluralités sociales méritent d’être reconnues en Corée : du côté

des femmes, des immigrants5 et des petits entrepreneurs, ils nous diraient autre chose des mécanismes,

des acteurs et des valeurs d’une success story coréenne trop volontiers standardisée par le story-

telling...

La longue modernité : Charang (fierté) et obsession des chiffres

Il n’est pas rare, sur le mode de l’agacement et de l’incompréhension, de voir évoqué le nationalisme

ombrageux des Coréens. Il est possible d’en rendre compte et donc de lui donner du sens.

A rebours des perspectives myopes qui renvoient la modernité coréenne au dernier modèle de

smartphone ; les renvoient à hier (les années 1970 de la dictature développementale ou la Libération

de 1945) ; ou à avant-hier (la colonisation japonaise, ses trains, sa gendarmerie) s’impose l’idée d’une

longue modernité. Né au mitan du 19ème

siècle du contact brutal avec l’Occident, le projet national

moderne coréen ressemble à celui de ses voisins.

Il en diffère en partie. D’abord parce que, du fait même de la division, il demeure encore

fondamentalement inachevé. Ensuite aussi pour ce qui l’anime et le guide : l’horizon du monde.

Le projet national moderne de la Corée n’a pas pour seule ambition « locale » d’accéder à

l’indépendance, à la prospérité et à la puissance. Il a aussi, dès l’origine, un objectif majeur de

reconnaissance : que la Corée et la culture coréenne figurent au titre des grandes civilisations qui

comptent pour le monde. Nous y sommes.

Mais la vague coréenne Hallyu ne date pas d’hier. Avec pour bannière le mot charang (la fierté – qui

n’est pas l’arrogance) et pour logo un tigre, on pourra lire les numéros spéciaux de revues coréennes

des années 1920 qui, en pleine situation coloniale, défilent un riche inventaire de ressources

matérielles, littéraires, musicales ou gastronomiques en bref de contents à valoriser et exploiter6. A

industrialiser pour le monde.

On en lira l’ultime déclinaison au tout récent Musée d’histoire nationale de Séoul7 qui commence par

la nature (la Corée-paysage) et s’achève – fin de l’histoire – sur une vitrine emplie de smartphones

dernier cri ! Au cours de cette visite, on aura aperçu une enfilade grise de rapports, de process et de

contrôles, de courbes et de statistiques : obsession des chiffres et des indicateurs qui objectivent la

performance.

Mais il ne sera pas dit qu’avec eux, on est toujours dans la vitesse et la plasticité vite prêtées à

l’énergique Corée (du Sud). La célèbre culture ppalli ppalli (vite, vite) ne va pas sans son contrepoids

de lourdeurs tatillonnes …

5 Par exemple, 700.000 immigrants chinois résident aujourd’hui en Corée du Sud. Mais ces Chinois, de nationalité, relèvent largement en réalité de la minorité ethnique des Coréens de

RPCC : avec quels effets sur la conception de la Nation, de la coréanité ; avec quels embrayages sur les mots d’ordre du multiculturalisme ?

6 Voir par exemple le numéro spécial « Chosŏn Charang » de la Revue Pyŏlkŏn’gon [Tout un monde étrange] de mai 1928 et

sa couverture. 7 Son nom en anglais : National Museum of Korean Contemporary History. Son nom (traduit) du coréen : Musée d’Histoire

de la Corée du Sud. Il y a donc une Nation sud-coréenne qui doit se confronter à d’autres états et Etats de la Nation (le Nord,

la péninsule, la diaspora).

Page 17: Recueil de textes commandés par le Comité Colbert … · Chosŏn (14e siècle-20e siècle), le confucianisme est indissociable du « passé » ou encore de la « tradition » pour

----------------------------------------------------------

©Comité Colbert

Les propos tenus engagent uniquement leur auteur.

Une renaissance sud-coréenne : aspects d’une géologie culturelle

La Corée revient de loin.

La longue séquence des événements terribles qui ont marqué son 20ème

siècle – impérialismes,

colonisation, guerre totale, guerre civile, division, dictature militaire, massacres, industrialisation

autoritaire – justifie qu’on mobilise le mot de « Renaissance » lorsque, du côté Sud de la péninsule, on

envisage le 21ème

siècle. En écho à une comparaison ancienne8 entre péninsule coréenne et botte

italienne, il inscrit aussi ses résonances en terrain sensible : du côté des émotions, des affects, des

sensations et, au-delà, du côté des arts, des artisanats et de l’art de vivre.

Il y a trente ans, il n’y avait pas en Corée, 5% de ce qu’offrent aujourd’hui de mets subtils et d’alcools

coréens curieux les restaurants de Séoul. Dans tous les domaines, de l’architecture vernaculaire à l’art

guttural du p’ansori9, de la rugosité douce du papier, à la transmutation d’un herbier des collines en

gastronomie et en cosmétique, la Corée du Sud a su réinventer ses traditions et régénérer son goût.

Porté par toute une Nation et riche de vifs débats (car l’histoire, le patrimoine et la tradition ce n’est

pas la même chose), ce travail patient porte aujourd’hui ses fruits.

Ruine et relevailles : ce parcours a produit une géologie culturelle bien particulière – au cinéma et en

littérature notamment. Là où la culture française hiérarchise et distribue ses formes et ses pratiques en

tenant à la marge les transgressions, la culture sud-coréenne place en son cœur – en son moteur même

– le montage, l’hybride, le raccourci, le rhapsodique, le court-circuit10

. Tradition et modernité certes,

mais dans la géologie montagneuse de strates bouleversées, de failles et de pics, de plis charriés, de

sédiments fragiles.

Dans le monde de l’action aussi, pareille hétérogénéité rend possible Blitzkrieg et accélérations

foudroyantes –dans la production de la ville et de l’architecture notamment– pendant qu’à côté tout

peut demeurer durablement immobile, rigide, sérieusement bloqué.

La magie des noms : une histoire du goût

Avoir un nom, se faire un nom, relever d’un pédigrée, illustrer son lignage. Voilà ce qui importe

vraiment en Corée : au Sud dans le régime neuf de la célébrité ; au Nord dans celui de la néo-féodalité.

On se souvient pourtant qu’en 1800, un tiers de la population coréenne était de statut servile et, ce

faisant, privé de tout nom de famille11

. Plus que la propriété de la terre, la conquête d’un nom, fut un

trait majeur de la Grande transformation moderne du pays. En les prolongeant, un nom dote les

individus d’un passé et d’un futur. Au vu des 75% de Coréens qui, récemment, se déclaraient d’origine

yangban – autant dire noble –, on peut douter que les registres lignagers ch’okpo soit des documents

8 On la doit en français à Elisée Reclus (1830-1905). Elle vient de Carl Ritter (1779-1859). Elle est adoptée par les Coréens

eux-mêmes depuis une discussion sur l’esprit des péninsules par le savant, géographe, historien et anthropologue Ch’oe

Namsŏn, celui-là même qui logoïse le territoire dans les contours d’un tigre. 9 Forme d’art lyrique scénique mêlant la voix –et la technique vocale propre– d’un seul chanteur (ou chanteuse), accompagné

d’un seul tambour et tenu à un espace réduit, qui joue/raconte tous les rôles d’un répertoire d’histoires/œuvres limité, bien

connu de tous les spectateurs qui interagissent pendant la performance. 10 On renvoie à l’exposition très parlante du Leeum (Musée Samsung) en 2011 : Korean Rhapsody. A Montage of History

and Memory et au catalogue du même titre. 11 A l’inverse, dans les lignages aristocratiques, les femmes n’ont qu’un nom de famille (celui de leur père) et pas de nom

personnel.

Page 18: Recueil de textes commandés par le Comité Colbert … · Chosŏn (14e siècle-20e siècle), le confucianisme est indissociable du « passé » ou encore de la « tradition » pour

----------------------------------------------------------

©Comité Colbert

Les propos tenus engagent uniquement leur auteur.

historiques si fiables…

Toute mythographie mise à part, il vaudra mieux prendre au sérieux du symbolique cette obsession

nobiliaire et ne pas manquer de repérer que, derrière une petite poignée de noms12

, se cache toujours

l’extension d’un lignage. On est en Corée « Kim de telle branche » et « Park de telle autre »13

. On lira

aussi à cette aune une poétique des noms propres qui envahit souvent la littérature coréenne, de

l’histoire des personnages exemplaires d’autrefois aux inconnus de la petite histoire peuplant les Dix

mille vies du poète, nobélisable, Ko Un.

En caractère chinois, un nom myŏng, c’est une voix dans l’obscurité de la nuit 名. C’est une lueur dans

la nuit des temps.

Or voici qu’à notre époque est apparu un mot nouveau : myŏngp’um (명품 名品), qu’on traduit

d’ordinaire par « produit de luxe ».

Ce n’est pourtant pas exactement ce que dit le coréen. Un myŏngp’um, c’est un produit qui a un nom,

c’est un produit-nom qui s’inscrit dans une lignée.

Loin de se tenir aux simples excès d’un hyper-consumérisme sud-coréen que l’on connaît bien14

, les

significations du mot myŏngp’um débordent : du côté des objets rares et iconiques –céramiques ou

peintures– et de leurs prestigieux et héroïques collectionneurs privés15

. Publié en 2009, un petit livre

de Yi Kwangp’yo, intitulé Naissance des choses qui ont un nom, raconte cette histoire et ses valeurs

mêlées. Demeurée non traduite, elle nous restitue la généalogie moderne d’un goût coréen s’ébrouant,

avec un sentiment d’urgence, dans le passé.

12 Il y a 286 noms de famille en Corée, les six premiers dans la liste des fréquences (Yi, Kim, Pak, Chŏng, Yun et Ch’oe) y

étant sur représentés. On notera en tête la présence du nom Yi… qui fut justement celui de la dernière dynastie qui régna sur

la péninsule entre 1392 et 1910. Il s’agit en réalité du lignage Yi de Chŏnju. 13 Précision qui n’est jamais portée sur une carte de visite et relève de l’enquête seconde, de l’approfondissement de la

relation. 14 Voir Laura Nelson, Measured Excess – Status, Gender, and Consumer Nationalism in South Korea. New York. Columbia

UP, 200. 15 A l’image du Musée Kansong de Séoul, dépositaire de nombreux trésors nationaux de première grandeur (dont l’édit

original de promulgation de l’alphabet coréen en 1443), acquis/préservés en situation coloniale quand l’Etat coréen avait

disparu, nombre des grands musées d’art coréen sont privés et fréquemment liés aux grandes familles industrielles.

Page 19: Recueil de textes commandés par le Comité Colbert … · Chosŏn (14e siècle-20e siècle), le confucianisme est indissociable du « passé » ou encore de la « tradition » pour

----------------------------------------------------------

©Comité Colbert

Les propos tenus engagent uniquement leur auteur.

ADDENDUM

Couverture du numéro« Fiertés de la Corée » de Pyŏlkŏn’gon, mai 1928.

Page 20: Recueil de textes commandés par le Comité Colbert … · Chosŏn (14e siècle-20e siècle), le confucianisme est indissociable du « passé » ou encore de la « tradition » pour

----------------------------------------------------------

©Comité Colbert

Les propos tenus engagent uniquement leur auteur.

Bibliographie

Delissen A., Gelézeau V., De Ceuster K. (eds) (2013) De-Bordering Korea. Tangible and intangible

legacies of the Sunshine Policy. Londres, New York, Routledge, 235 p.

Delissen A. (2010) « L’esprit des lieux : patrimoines croisés en Corée et en France à la fin du 20e

siècle (entre Lieux de mémoire et Na-eui munhwa yusan tapsagi)», pp 143-152 in Mélanges offerts aux

professeurs Orange et Guillemoz. Paris, Collège de France.

Delissen A. (2009) « Je suis un tigre. Figurations et horizons géohistoriques du monde coréen », pp.

157-166 in Ecrire l’Histoire, N°4, automne.

Jung Y. (2014), Handmade memories [video]

www.yeondoojung.com/2014/11/28/handmade-memories-trailer

Song S.Z. (2013) A qui mieux mieux [roman traduit du coréen]. Paris, Imago.

Korean Rhapsody: A Montage of History and Memory (2011). Catalogue de l’exposition au Samsung

Museum of Art de Séoul.

Guillemoz A. (2010) La Chamane à l’éventail. Récit de vie d’une mudang coréenne. Paris, Imago.

Hwang K.Y. (2010) A History of Korea. New York, Palgrave Macmillan.

Kwangp’yo YI K. (2009) Myeongp’um-eui t’ansaeng (Naissance des choses qui ont un nom). Séoul.

Sanch’eoreom (en coréen).

Joinau B. (2006) Séoul, l’invention d’une cité : rencontres avec ceux qui font bouger la ville. Paris,

Autrement.

Biographie

Directeur d’études à l’EHESS, directeur de l’Institut d’Etudes Coréennes du Collège de France,

membre de Chine, Corée, Japon (CNRS), Alain DELISSEN est historien et géographe. Spécialiste de

la Corée moderne dans sa longue durée, il travaille sur la période japonaise. A travers Séoul, capitale

bouleversée par la colonisation où se jouent assimilation et discrimination, transformations et

destructions, il étudie les formes matérielles, sociales ou symboliques de la première modernité.

Observateur de la Corée du 21e siècle, il s’attache aussi à déchiffrer ce que ses acteurs, institutionnels

ou individuels, font (ou ne font pas) du passé coréen : historiographie, mémoire, transpositions

esthétiques, patrimoines... Comment rendre compte d’une ambition ancienne qui a le monde pour

horizon ?