paul et israël, du retranchement à la greffe texte · pdf file1 paul et...

18
1 Paul et Israël, du retranchement à la greffe à partir dune conférence à lassemblée nationale des Amitiés judéo-chrétiennes de France, à Montpellier, 5 juin 2006 1 Rivon Krygier Paul, considéré à bien des égards comme le père de la « théologie de la substitution », demeura-t-il à jamais la « pierre dachoppement » entre juifs et chrétiens ? À mon sens, la justesse du jugement porté dépend largement de la prise de conscience quil y a désormais non plus un mais trois « Paul », et de la vigilance à ne pas les réduire lun à lautre. Je ne parle pas ici de distinction faite par la critique moderne entre les diverses Épîtres du Nouveau Testament. 2 La perspective adoptée est résolument théologique : 1. Il y a le Paul historique, celui qui a agi, et écrit ce quil a écrit en sadressant aux uns et aux autres. Ce quil a véritablement pensé, dans le contexte de son époque et de son lectorat, nous ne le saurons jamais assurément. Pour autant, muni du nouveau sens historico-critique et de lenrichissement de nouvelles connaissances, il est désormais possible de mettre en perspective sa pensée et ainsi la « désenclaver ». Cet effort de relecture et de reconstitution est une nécessité et un défi permanent pour une quête soucieuse dauthenticité. La tâche est accomplie notamment avec rigueur et détermination par notre ami Jean-Pierre Lémonon qui nous honore aujourdhui de sa présence. 3 2. Il y a le Paul tel quil a été lu et abondamment interprété par les communautés et églises chrétiennes à travers lhistoire, et dont il a été élaboré une théologie, une dogmatique et une pratique. Ce Paul il faudrait parler du paulinisme est globalement celui qui a fait le plus souffrir le peuple juif, avec des pics de virulence, depuis Ignace dAntioche, Marcion qui défendit un canon presque exclusivement paulinien épuré de lAncien Testament, suivi dAugustin et plus tardivement dautres théologiens radicalement anti-juifs tels Luther. Le judaïsme est réduit alors à la caricature selon les schémas dichotomiques que lon sait : peuple et religion de la Loi et non de la Foi, de la chair et non de lesprit, de lorgueilleuse conception du salut par le mérite et les œuvres et non de lhumble conception du salut par la grâce moyennant la foi, du peuple déchu et du Verus Israel seul héritier des promesses... Cest contre ce Paul-là quécrit encore notre ami Shmuel Trigano. 4 On ne peut éluder ce paulinisme qui a si durablement nourri le mépris et marqué les esprits, car en bonne part, hélas, il les habite encore, avec toute la problématique de la dénégation que lon sait. Je montrerai tout à lheure que cette lecture nest pas encore pleinement dépassée, y compris à en juger des documents récents les plus avancés et les plus autorisés des Églises. 3. Il y a enfin le troisième Paul : celui que chrétiens et même juifs tentent de générer, en relisant le premier, en sémancipant du second et en séclairant à lexigence morale et spirituelle de laprès-Shoa et laprès-Vatican II. Il sagit de mieux cerner les racines juives 1 Une première version de cet article est parue dans la revue Sens, avril 2007, pp. 195-220. Il a ensuit été publié en postface dans Paul Bony, Un Juif s’explique sur l’Évangile, La lettre de Paul aux Romains, Paris, Desclée de Brouwer, 2012, pp. 373-406. 2 On distingue actuellement les Épîtres proto-pauliniennes, jugées authentiques (Romains, 1 et 2 Corinthiens, Galates, Philippiens, Philémon, et 1 Thessaloniciens), les deutéro-pauliniennes (apocryphe, fait dun disciple tardif : Ephésiens, 2 Thessaloniciens et Colossiens) et finalement les trito-pauliniennes dites pastorales (1 et 2 Timothée, Tite, fait dépigones). Les autres Épîtres (1 et 2 Pierre, Jude, Jacques et Hébreux) ne sont considérées ni de Paul ni de son cercle. 3 Cf. Jean-Pierre Lémonon, « Paul a-t-il déjudaïsé Jésus ? », dans : Théophylion, Tome VI, vol. 1, 2001 ; « Paul et lexpérience du Christ », dans : Études, mai 2004. 4 Cf. L’E(xc)lu, Paris, Denoël, 2003.

Upload: lekhanh

Post on 30-Mar-2018

216 views

Category:

Documents


4 download

TRANSCRIPT

  • 1

    PPaauull eett IIssrraall,, dduu rreettrraanncchheemmeenntt llaa ggrreeffffee

    partir dune confrence lassemble nationale des Amitis judo-chrtiennes de France, Montpellier, 5 juin 20061

    Rivon Krygier

    Paul, considr bien des gards comme le pre de la thologie de la substitution , demeura-t-il jamais la pierre dachoppement entre juifs et chrtiens ? mon sens, la justesse du jugement port dpend largement de la prise de conscience quil y a dsormais non plus un mais trois Paul , et de la vigilance ne pas les rduire lun lautre. Je ne parle pas ici de distinction faite par la critique moderne entre les diverses ptres du Nouveau Testament.2 La perspective adopte est rsolument thologique : 1. Il y a le Paul historique, celui qui a agi, et crit ce quil a crit en sadressant aux uns et

    aux autres. Ce quil a vritablement pens, dans le contexte de son poque et de son lectorat, nous ne le saurons jamais assurment. Pour autant, muni du nouveau sens historico-critique et de lenrichissement de nouvelles connaissances, il est dsormais possible de mettre en perspective sa pense et ainsi la dsenclaver . Cet effort de relecture et de reconstitution est une ncessit et un dfi permanent pour une qute soucieuse dauthenticit. La tche est accomplie notamment avec rigueur et dtermination par notre ami Jean-Pierre Lmonon qui nous honore aujourdhui de sa prsence.3

    2. Il y a le Paul tel quil a t lu et abondamment interprt par les communauts et glises chrtiennes travers lhistoire, et dont il a t labor une thologie, une dogmatique et une pratique. Ce Paul il faudrait parler du paulinisme est globalement celui qui a fait le plus souffrir le peuple juif, avec des pics de virulence, depuis Ignace dAntioche, Marcion qui dfendit un canon presque exclusivement paulinien pur de lAncien Testament, suivi dAugustin et plus tardivement dautres thologiens radicalement anti-juifs tels Luther. Le judasme est rduit alors la caricature selon les schmas dichotomiques que lon sait : peuple et religion de la Loi et non de la Foi, de la chair et non de lesprit, de lorgueilleuse conception du salut par le mrite et les uvres et non de lhumble conception du salut par la grce moyennant la foi, du peuple dchu et du Verus Israel seul hritier des promesses... Cest contre ce Paul-l qucrit encore notre ami Shmuel Trigano.4 On ne peut luder ce paulinisme qui a si durablement nourri le mpris et marqu les esprits, car en bonne part, hlas, il les habite encore, avec toute la problmatique de la dngation que lon sait. Je montrerai tout lheure que cette lecture nest pas encore pleinement dpasse, y compris en juger des documents rcents les plus avancs et les plus autoriss des glises.

    3. Il y a enfin le troisime Paul : celui que chrtiens et mme juifs tentent de gnrer, en relisant le premier, en smancipant du second et en sclairant lexigence morale et spirituelle de laprs-Shoa et laprs-Vatican II. Il sagit de mieux cerner les racines juives

    1 Une premire version de cet article est parue dans la revue Sens, avril 2007, pp. 195-220. Il a ensuit t publi en postface dans Paul Bony, Un Juif sexplique sur lvangile, La lettre de Paul aux Romains, Paris, Descle de Brouwer, 2012, pp. 373-406. 2 On distingue actuellement les ptres proto-pauliniennes, juges authentiques (Romains, 1 et 2 Corinthiens, Galates, Philippiens, Philmon, et 1 Thessaloniciens), les deutro-pauliniennes (apocryphe, fait dun disciple tardif : Ephsiens, 2 Thessaloniciens et Colossiens) et finalement les trito-pauliniennes dites pastorales (1 et 2 Timothe, Tite, fait dpigones). Les autres ptres (1 et 2 Pierre, Jude, Jacques et Hbreux) ne sont considres ni de Paul ni de son cercle. 3 Cf. Jean-Pierre Lmonon, Paul a-t-il djudas Jsus ? , dans : Thophylion, Tome VI, vol. 1, 2001 ; Paul et lexprience du Christ , dans : tudes, mai 2004. 4 Cf. LE(xc)lu, Paris, Denol, 2003.

  • 2

    de Paul, mieux reconnatre les ambiguts et ambivalences du discours paulinien qui donnent droit de nouvelles lectures ou interprtations, relever les lignes de continuit et non plus seulement de fracture. Enfin, il sagit de rinterroger la perspective eschatologique de rconciliation, avec, comme le souligne le Pre Jean Dujardin, tout le champ des possibles envelopp dans le mystre (de lendurcissement) dIsral nonc par Paul dans sa fulgurante inspiration (cf. Rm 11,25).5 Ce travail laisse entrevoir la perspective dune symbiose entre juifs et chrtiens quil reste inventer en larrachant aux prjugs triomphalistes. En dfinitive, il sagit de discerner chez Paul, par-del et malgr Paul, ce qui la lueur de ces nouvelles balises lumineuses, et aprs puration des scories conjoncturelles, conserve toute sa teneur spirituelle.

    Observons que cette entreprise de reconfiguration en un troisime Paul/ple passe sur un plan hermneutique par une exgse synthtique des critures et non purement analytique , en ce sens quil est expressment pris en compte le paramtre externe de lecture que constitue limpratif de fraternit judo-chrtienne. Celui-ci doit constituer une vritable boussole qui oriente linterprtation du texte, ce que les chrtiens dnomment franchement Saint-Esprit et qui, pour les juifs, revient la discrte inspiration (esprit de saintet, la captation de la volont divine) combine la sagesse crative que produit loralit de la lecture, savoir la mallabilit qui doit permettre incessamment de remettre en adquation le message des critures la ralit perue.6 Ce nest pas faire violence aux textes que de confesser que la vrit spirituelle des critures merger dans la rencontre entre lesprit qui habite le texte (et tout la fois le coiffe) et celui de la communaut lectrice. La conscience et la volont dlibres et lgitimes de placer linterprtation du texte sacr en une telle synergie sont le signe mme de la modernit religieuse.

    Sauver Paul

    Do nous vient sur le plan des tudes chrtiennes ce vent nouveau ? Il semble acquis que

    luvre du thologien protestant E. P. Sanders7 a constitu comme un moment-charnire, mme si le basculement a pu sannoncer en quelque faon chez lun ou lautre exgte. Avec sa thorie du nomisme dalliance pour caractriser la foi sous-jacente dIsral savoir que la Loi biblique et rabbinique indique la conduite suivre obligatoirement [nomos] sous peine de retranchement mais fournit au demeurant les moyens dabsolution pour maintenir ou rtablir le contrat dalliance, tel le rituel propitiatoire de Kippour Sanders a remu les strotypes de lexgse chrtienne vieux de deux millnaires. On dcouvrait en milieu chrtien que le judasme rabbinique avait connu le pardon et la grce, mme au temps de Jsus... Entendons : une ide de la misricorde divine autrement prgnante que celle que lon se figurait alors, savoir que le Dieu du judasme ne prenait en piti que ceux qui se soumettaient lobservance minutieuse dordonnances, du reste inessentielles Rappelons combien le Luthranisme avait forc le trait en faisant endosser par le judasme (et travers lui, lglise catholique) le trs mauvais rle de la religiosit lgaliste de la performance et de larrogance . Pour Sanders, puisque Paul avait videmment une

    5 Cf. Jean Dujardin, Quarante ans aprs Nostra Aetate dans : Sens, 7/8, 2006, pp. 404-405. 6 Sur le devoir moral de mettre en perspective hermneutique les faits, voir lenseignement du Talmud : La paix est ce point minente que mme le Saint bni soit-Il est dispos pour elle modifier la version des faits (Yevamot 65b). Et dans les Maximes des Pres (1:6), limplication thique : Juge tout homme sous un jour favorable. Il sagit en somme dinterprter lvnement ou le comportement jusqu le reconfigurer laune de limpratif moral de pacification, sorte de filtre qui dpart de la simple facticit. Sur un plan biblique, un exemple de ce type de lecture claire peut se trouver en Nb 14,24 o Caleb est lou par Dieu pour avoir interprt dans un esprit diffrent que celui des autres explorateurs les mmes donnes gostratgiques issues de la terre de Canaan. 7 Paul and Palestinian Judaism, Philadelphia 1977.

  • 3

    connaissance raliste de ce qutait le judasme vcu, son propos naurait pas tant t de dnoncer un lgalisme invtr que de valoriser par comparaison et aux cts de la sotriologie juive par lalliance, un mode de salut plus vaste et plus efficace, celui de la foi du Christ8 Chemin faisant, la vision thologique des glises catholiques et protestantes envers le judasme perdait de son rductionnisme crasant pour laisser entrevoir des approches contrastes du Nouveau Testament. Jsus napparut plus aussi anti-lgaliste quon leut longtemps cru ni son propos aussi iconoclaste ou allogne au regard de ce qui tait profess dans dautres coles ou sectes juives de son temps. On prit conscience du remaniement des rdactions tardives dans un contexte de rivalit entre juifs et premiers chrtiens. Il apparut notamment que le discours de Matthieu 9 et plus encore celui de Jean10, taient bien plus chargs de connotations anti-juives que les ptres de Paul. Et comme le souligne Peter Tomson, que Luc dans les Actes, dessinait un portrait plutt accommodant de Paul dans son rapport au judasme.11 Il apparut encore que Paul ne pouvait tre tenu pour le seul et premier missionnaire responsable de lvanglisation des paens au dtriment du judasme rabbinique. Des communauts chrtiennes composes de paens furent fondes avant Paul 12. Pierre avant lui, guid par lesprit saint, navait-il pas converti le centurion Corneille et justifi le baptme des non-juifs (cf. Actes 10-11) ? Ephse ne fut-elle pas vanglise par un certain Apollos, bien avant Paul (cf. Ac 19) ? Mais plus encore, les relectures historiques tendaient montrer que la plupart des ptres sen prenaient davantage quaux juifs, soit des pagano-chrtiens tents par lenracinement juif (cf. Romains), soit des judo-chrtie