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Nicola CORNICK

BRIDES OF FORTUNE – 1

La duchesse scandaleuse

Roman

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© Nicola Cornick, 2009

Titre original THE CONFESSIONS OF A DUCHESS

Traduit de l’américain

© Éditions Harlequin, 2011

Best-Sellers

@ Septembre 2011

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BRIDE OF FORTUNE 1 – La duchesse scandaleuse Angleterre, Régence.

Depuis le décès de son mari, Laura, duchesse de Cole, est déterminée à rester libre et sans attaches, excepté ce lien fort qui l'unit à Hattie, sa fille adorée. Une décision irrévocable, croit-elle, jusqu'au jour où elle apprend l'arrivée en ville de Dexter Anstruther. Dexter, le véritable père de son enfant. Le seul homme qu'elle ait jamais aimé et avec lequel elle a passé, jadis, une scandaleuse nuit d'amour... avant de se résoudre à le quitter, dans l'espoir de l'oublier. Peine perdue : trois ans plus tard, les souvenirs de Laura sont plus vivaces que jamais, tout comme l'attirance irrépressible qu'elle éprouve pour Dexter. Pourtant, cette fois, elle devra tout faire pour l'éviter. Car non seulement Dexter n'a manifestement jamais digéré l'affront qu'elle lui a fait, mais en plus, il ignore tout de sa paternité. Et s'il venait à découvrir la vérité, nul doute qu'il s'en servirait pour se venger d'elle...

Nicola Cornick Diplômée en histoire à l'université de Londres, Nicola Cornick ne s'est mise que tardivement à l'écriture. Tout aurait commencé, dit-elle, quand elle a emménagé dans un cottage du Somerset hanté par le fantôme d'un chevalier. Depuis, plusieurs de ses romans historiques, empreints d'une troublante sensualité, ont été primés et le nombre de ses lectrices à travers le monde ne cesse de croître.

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Bienvenue dans le monde de Fortune's Folly à l'époque de la Régence !

Bref guide tiré de L'Histoire et les vestiges du Yorkshire Nord, par lady Melicent Beaumont.

Fortune's Folly, 856 habitants, est un grand village du

Yorkshire Nord situé à environ douze milles de la ville marchande de Skipton. Le village était appelé à l'origine Fort-tun, du vieil anglais signifiant « fort bâti sur une ancienne ferme ». Il est mentionné sous le nom de Fortune dans un document de 1232 et connu ainsi depuis. Le mot Folly, du vieux français « fol », a été ajouté en 1455 lorsque George Fortune, le seigneur de cette époque, a tenté de repousser une attaque des Lancastre durant la guerre des Roses et a détruit accidentellement sa propre garnison.

Le châtelain actuel est sir Montague Fortune, baronnet, qui vit à Fortune Hall avec son frère Thomas et sa demi-sœur lady Elizabeth Scarlet. Toute la population s'accorde pour affirmer que sir Montague ressemble trait pour trait à son ancêtre George Fortune.

Les autres demeures importantes du village sont le Vieux Palais, jadis propriété des Fortune et actuellement résidence de Laura, duchesse douairière de Cole, ainsi que la plaisante villa moderne de Spring House, qui a récemment été achetée par l'héritière miss Alice Lister, d'Harrogate.

Il y a, à Fortune's Folly, une saison mondaine animée centrée autour des Thermes, des salles de réunion et de la bibliothèque. Le village dispose de deux auberges : l'hôtel Granby, pour le visiteur aisé, et le Morris Clown, pour ceux un peu moins riches

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et moins regardants quant à la qualité de la clientèle. Quelle que soit la catégorie à laquelle vous appartenez, nous espérons que vous apprécierez votre visite !

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Prologue

Allez, prenez votre canne à pêche, et d'une ligne [experte

Aussi légère qu'un fil de la Vierge, faites un grand [geste;

Si vous échouez dans les calmes profondeurs, Vous ferez peut-être une prise dans les remous.

THOMAS DOUBLEDAY. Brook's Club, Londres, juillet 1809 — Elle m'a repoussé ! Sir Montague Fortune traversa en coup de vent la bibliothèque

du Brook's Club, éparpillant de sa manche ses jetons posés sur la table de faro avant de s'enfoncer avec indignation dans un fauteuil près du comte de Waterhouse. Il passa une main nerveuse dans ses cheveux et fit signe à un valet du club de lui apporter du cognac.

— La garce, l'ingrate, marmonna-t-il. Moi, un Fortune de Fortune's Folly, être obligé de chercher à m'allier à la classe des domestiques et me faire rejeter !

Il vida d'un coup la moitié de son verre de cognac et décocha un regard furieux au petit groupe d'hommes qui l'écoutaient.

— Savez-vous de quoi elle m'a traité ? De châtelain de campagne biberon aux yeux larmoyants !

Il saisit la bouteille de cognac que le valet prévenant avait laissée sur une table basse près de lui, remplit son verre et fronça légèrement les sourcils.

— Que signifie « biberon » ?

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— Du diable si je le sais, répondit Nathaniel Waterhouse sur un ton décontracté. Posons la question à Dex, n'est-il pas celui qui brillait à Oxford pendant que le reste d'entre nous se dévergondait ? Dex ?

Dexter Anstruther, ainsi apostrophé, leva son perspicace regard bleu du Times et porta ses yeux sur le châtelain de Fortune's Folly puis sur la bouteille de cognac.

— Cela signifie que vous buvez trop, Monty, répondit-il d'un ton traînant.

Puis il porta son attention sur Miles, lord Vickery, qui souriait d'un air narquois à l'indignation de Montague Fortune.

— Quelque chose m'échappe-t-il ? s'enquit Miles. Qui est la judicieuse dame qui a rejeté la cour de Monty ?

— Vous êtes resté si longtemps dans la Péninsule que vous avez manqué les racontars, mon vieux, déclara Waterhouse. Notre Monty a ardemment courtisé miss Alice Lister, une ancienne domestique, à ce que l'on dit, qui est maintenant la plus riche héritière de Fortune's Folly. Il lui a offert sa main et son cœur en échange de son argent, mais la raisonnable femme a manifestement refusé.

Sur ces mots, Waterhouse se tourna vers sir Montague. — Vous n'êtes sûrement pas venu jusqu'à Londres rien que

pour nous apporter la mauvaise nouvelle, Monty ? — Non, répondit celui-ci en soufflant. Je suis venu consulter

mon avoué et étudier le cadastre de Fortune's Folly. — Très louable, murmura Dexter. Exactement ce que l'on

espérerait d'un propriétaire terrien responsable. Monty Fortune lui lança un regard noir. — Ce n'est pas pour le bénéfice de mes fermiers ! protesta-t-il.

C'est pour que je puisse mettre la main sur l'argent ! — L'argent de qui ? demanda Dexter.

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— L'argent de tout le monde ! tonna sir Montague. Il n'est pas convenable que la moitié de la population de Fortune's Folly soit plus riche que le châtelain !

Les autres échangèrent des coups d'œil amusés. Les Fortune étaient une vieille famille de la petite noblesse, parfaitement respectable mais avec une opinion exagérée de sa propre importance. Et la poursuite obsessive d'argent par sir Montague était considérée par certains membres de la haute société comme de très mauvais goût.

— Que pense Tom de vos plans, Monty ? s'enquit Dexter, se référant au frère cadet de ce dernier.

Sir Montague prit un air contrarié. — Il a dit que j'étais une sangsue cupide avant de partir

dépenser mon argent aux tables de jeu. Ses compagnons rirent. — Et lady Elizabeth ? demanda Nat d'un ton nonchalant. Lady Elizabeth Scarlet était la demi-sœur de sir Montague,

une débutante qui lui menait la vie dure. — Je préfère ne pas vous répéter son langage, répondit sir

Montague d'un ton compassé. C'est bien trop choquant ! Les rires de ses amis s'accrurent. Miles se pencha en avant. — Alors, que projetez-vous de faire, Monty ? — J'ai l'intention d'exercer mes droits de châtelain, répondit

celui-ci avec importance. Il existe une loi médiévale appelée la Taxe sur les Dames qui n'a jamais été révoquée. Elle permet au châtelain de lever une dîme sur toutes les femmes non mariées du village.

Miles siffla doucement. — A combien se monte-t-elle ?

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— Je peux prendre la moitié de leur fortune ! annonça triomphalement sir Montague.

Un silence choqué tomba sur le groupe. — Monty, dit lentement Dexter, vous ai-je bien compris ?

Vous avez le pouvoir de lever une taxe représentant la moitié de leur fortune sur toutes les femmes célibataires de Fortune's Folly ?

Sir Montague hocha la tête, les yeux brillants. — Comment cela ? Pourquoi ? — Je vous l'ai dit. Le regard avide du châtelain balaya ses amis. — Une loi médiévale. Comme Fortune's Folly appartenait à

l'Eglise, le village a été exempté quand les lois séculières ont été révoquées au xviie siècle. J'ai découvert tout à fait par hasard que toutes les dîmes et taxes sont toujours applicables. Durant les siècles derniers, elles n'ont pas été collectées uniquement grâce à la bonne volonté du châtelain.

— Et vous êtes dépourvu de toute bonne volonté, observa sèchement Nat.

— Surtout depuis que miss Lister m'a rejeté, déclara sir Montague, son expression vertueuse jurant étrangement avec la cupidité dans ses yeux. Si elle m'avait accepté, je suis sûr que j'aurais été le plus généreux des châtelains.

— Et l'un des plus riches, murmura Dexter. — Toutes les femmes célibataires... La moitié de leur

fortune..bredouilla Nat Waterhouse dans son verre de cognac. Cela représente...

Ses aptitudes au calcul, jamais très élevées, lui firent comme toujours défaut.

— C'est potentiellement une énorme somme d'argent, Monty ! s'exclama-t-il.

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— Je sais. Avec un sourire satisfait, sir Montague s'adossa à son siège. — Je ne l'ai pas encore calculé, mais la fortune de miss Lister

passe pour approcher les quatre-vingt mille livres, et Mme Everton en a bien empoché cinquante mille selon les termes du testament de son mari...

Miles lui jeta un regard acéré. — Cela s'applique aux veuves comme aux célibataires ? — Toutes les femmes non mariées, confirma sir Montague. — Mais j'ai une cousine qui vit à Fortune's Folly ! protesta

Miles. Vous ne pouvez pas la tondre, Monty ! Ce n'est pas acceptable socialement, mon vieux, pas acceptable du tout !

Dexter passa une main dans ses cheveux cendrés en désordre. — Je présume que si les dames de Fortune's Folly décident de

se marier, elles sont exemptées de la taxe ? Sir Montague opina. — Bien vu, Dexter. Je comprends pourquoi le gouvernement

vous emploie. Les lèvres de Dexter tremblèrent légèrement. — Merci, Monty. Je suis ravi de constater que mes capacités de

déduction sont toujours aussi aiguisées que je le pensais. Donc... Il marqua une pause. — Vous annoncez l'introduction de la Taxe sur les Dames et

les dames de Fortune's Folly doivent décider si elles veulent vous donner la moitié de leur fortune en impôts, ou la remettre entièrement à leur époux en se mariant.

Nat grimaça. — Elles seront furieuses d'être contraintes à une telle décision,

Monty. J'espère que vous êtes préparé au pire. Sir Montague haussa les épaules.

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— Elles ne peuvent rien y faire. La loi est de mon côté. Je vous le dis, le plan est parfait.

Les autres échangèrent des regards. — Monty, mon vieux, dit doucement Miles, j'ai beau

désapprouver votre avarice, je crois bien que vous venez de faire de Fortune's Folly un authentique marché du mariage, un vrai paradis pour ceux d'entre nous qui sont...

— Sans argent, poursuivit Dexter, imprévoyants, dépensiers... — A sec, conclut Nat, et en quête d'une riche épouse. — Vous avez raison, déclara sir Montague, rayonnant. J'ai fait

de Fortune's Folly le marché du mariage de l'Angleterre !

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1 Fortune's Folly, Yorkshire, septembre 1809 Douairière. C'était un mot tellement triste. La plupart des gens pensaient aux douairières comme à des

personnages légèrement comiques avec des diamants étalés sur la poitrine et un long nez patricien pour regarder les autres de haut.

Pour Laura Cole, les douairières étaient les personnes les plus seules au monde.

C'était sa solitude qui l'avait poussée à descendre à la rivière ce jour-là. Vêtue d'une robe de mousseline bleu pâle et d'un chaud spencer bleu marine, coiffée d'un bonnet de paille à larges bords, elle avait décidé de s'accorder quelques heures de lecture en plein air. Elle avait lu quelque part que les beautés de la nature étaient censées apaiser un esprit troublé, et elle avait donc décidé de sortir la barque et de se laisser flotter dans une paix bucolique sous les branches des saules qui bordaient la rive.

Néanmoins, sa cure de nature s'avérait être un échec décevant. Pour commencer, le bateau était plein de feuilles mortes et, quand Laura les eut ôtées du banc, ses gants étaient déjà sales. Finalement, elle s'assit et ouvrit son livre, déterminée à se concentrer sur les tribulations de son héroïne. Hélas ! c'était impossible... Son esprit était bien trop empli de ses propres difficultés. Sans compter que, régulièrement, des feuilles d'un brun doré tombaient sur la page et que le vent était étonnamment froid. Laura fronça les sourcils, irritée par son incapacité à se concentrer. Ce n'était tout de même pas si dur de passer un bon moment !

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Elle adorait la campagne. Elle avait grandi dans ce sauvage paysage du Yorkshire et vécu la majeure partie de sa vie dans le comté, même si elle avait passé les deux dernières années à Londres. Elle avait espéré que revenir dans le foyer de son enfance diminuerait le sentiment de vide qui la poursuivait ces temps-ci, mais ce n'avait pas été le cas et ce constat la laissait perplexe.

Pourtant, elle n'était pas seule au monde, elle avait sa fille, Harriet. Elle adorait Hattie et passait avec elle plus de temps que la mode ne le voulait. Et puis Fortune's Folly était un petit village très animé et elle s'y était fait de nombreux nouveaux amis. Elle avait également une vaste famille, avec une tribu de cousins qui appartenaient à tous les rangs de la haute société. Elle ne pouvait même pas dire que son défunt époux lui manquait, car ils avaient vécu séparés durant presque tout leur mariage. Elle avait été choquée d'apprendre la mort de Charles, bien sûr. Toute la bonne société avait d'ailleurs été choquée d'apprendre qu'un homme pouvait être assez dévergondé pour renverser son buggy et tuer trois de ses maîtresses en plus de lui-même. Mais Laura n'avait pas regretté le volage duc. Quand elle avait appris sa mort, elle avait même éprouvé un énorme soulagement.

Du soulagement. De la culpabilité. De l'excitation. Elle avait ressenti une bouffée de joie anticipée à l'idée

qu'Hattie et elle étaient libres, puis elle s'était de nouveau sentie coupable et plus seule qu'elle ne l'avait jamais été.

Si elle était venue à Fortune's Folly, c'était avant tout pour tenter de construire un avenir pour sa fille, bien sûr, mais aussi pour elle-même. Elle voulait qu'Harriet grandisse à la campagne, alors, après l'année de deuil obligatoire, elle avait quitté Londres, où les gens feignaient de pleurer avec elle la mort de Charles, et

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elle était venue dans ce village du Yorkshire près de Skipton, où sa grand-mère lui avait laissé une modeste demeure, le Vieux Palais. Le lieu n'avait de grandiose que son nom, pensait Laura en elle-même. Le rebaptiser le Vieil Endroit aurait sans doute été judicieux tant le bâtiment médiéval était ancien et peu pratique. Il convenait toutefois à une duchesse douairière pas si vieille mais appauvrie, qui essayait de prendre un nouveau départ dans la vie.

Son frère et sa belle-sœur l'avaient pressée de vivre avec eux, mais Laura imaginait à quoi cela ressemblerait — la tante douairière recueillie par charité, s'en remettant sans cesse à la volonté de son frère — et elle savait que même la pauvreté solitaire serait préférable à une dépendance policée. En outre, la situation d'Hattie serait encore plus insupportable que la sienne si elle grandissait comme une parente pauvre. Ce n'était pas tolérable. Economiser, faire pousser ses propres fruits et légumes, entretenir des abeilles, retaper la bâtisse lorsque cela était nécessaire, en étant seule avec Hattie et quelques domestiques, valait sûrement mieux que d'être la pensionnaire de son frère.

Sa fille était pour elle une joie et une révélation constantes. Et même si elle regrettait parfois qu'Harriet n'ait pas de frères

et de sœurs avec qui partager son enfance, elle savait qu'il était hautement improbable que la situation change. Pour avoir d'autres enfants, elle devrait prendre un nouvel époux et il faudrait un homme exceptionnel pour la convaincre de se remarier après son expérience avec Charles. Improbable... Et puis, Hattie et elle se défendaient très bien seules. Bientôt, elle en était sûre, son sentiment d'isolement commencerait à s'estomper. Elle ne voulait pas que sa mélancolie affecte la petite fille. C'était une enfant si heureuse.

Elle mit son livre de côté et détacha la corde d'amarrage. Puisqu'elle semblait ne pas pouvoir se concentrer sur sa lecture,

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elle ferait une petite promenade en barque sur la rivière. L'activité physique l'occuperait et elle pourrait admirer en même temps le paysage d'automne. Elle écarta la barque de la rive et se rassit pour profiter du cours paisible de la rivière.

Mais dès que l'embarcation quitta l'abri de la berge, le courant l'emporta avec une force inattendue. L'eau était profonde et rapide, à cet endroit-là. Laura serra les dents nerveusement tandis qu'elle tentait de se servir des rames pour revenir sur le côté. Mais elle était maladroite et la rivière était bien trop puissante. L'un des avirons glissa de son support et partit à la dérive. La barque se mit alors à entamer une course capricieuse vers l'aval, sans que Laura puisse rien y faire.

La vie tournait si rarement comme on le prévoyait, pensa-t-elle avec impuissance, en regardant la rame qui s'éloignait d'elle. A trente-quatre ans, elle s'était retrouvée veuve, mère d'une petite fille, pratiquement sans argent et dotée d'un avenir incertain, et voilà que ses perspectives immédiates ne paraissaient guère meilleures que ses perspectives à long terme. De fait, son avenir proche raraissait très mouillé et très déplaisant. Comment se sortir de cette situation sans mettre sa vie en danger, sinon sa dignité?

La barque racla contre le fond pierreux de la rivière et Laura essaya d'attraper une branche — qu'elle manqua —, faisant craquer la manche de son spencer.

Malédiction ! Elle ne pouvait se permettre d'acheter des habits neufs. Tant

pis, elle serait la seule duchesse du pays à porter des vêtements raccommodés. Les gens loueraient sa frugalité par-devant et parleraient de sa pauvreté dans son dos. Même dans la petite société de Fortune's Folly, on jasait beaucoup, et pas souvent aimablement.

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Laura mania l'unique rame qui lui restait avec énergie, mais sans beaucoup d'effet. Le bateau commença alors à tourner lentement sur place. Oh, non, tout sauf ça ! Elle rama un peu plus fort, mais la barque sembla prendre de l'élan et se mit à tourner plus vite, toujours plus vite, au point de lui donner mal au cœur. Elle attrapa une autre branche dans une dernière tentative pour se sauver. Le soleil lui éblouissait les yeux et des ombres dansaient sur ses paupières, l'aveuglant, tandis que l'écorce de l'arbre lui écorchait les doigts. Elle était juste parvenue à s'assurer une légère prise quand elle sentit la barque bondir en avant comme si quelqu'un l'avait poussée avec force. La branche se rompit, lui cognant l'arrière de la tête avant de tomber dans l'eau. Des brindilles craquèrent sur la rive et un froissement dans les broussailles éveilla son attention. On aurait dit que quelqu'un était en train de s'enfuir...

Le petit bateau se balançait toujours et Laura avait la tête qui tournait sous l'effet de la nausée. Lâchant la deuxième rame, elle saisit les côtés de la barque afin de la rééquilibrer. Malade, faible, elle ne pouvait rien faire de plus qu'attendre que l'embarcation s'immobilise en espérant que le courant la ramènerait à la rive.

Hélas ! la barque ne s'immobilisa pas. A la place, elle gagna dans un sursaut le milieu de la rivière, en direction du barrage à poissons. Le courant était de plus en plus rapide. Elle aurait dû sauter plus tôt, elle le savait. A présent, il était trop tard : à ce niveau, la rivière était trop forte pour elle. Elle crut entendre quelqu'un qui criait, mais le son se perdit dans le grondement de l'eau et le raclement des pierres du barrage sous la coque. Soudain, l'embarcation se mit à tanguer violemment et elle fut projetée par-dessus bord. Aussitôt, la rivière se referma au-dessus de sa tête et elle fut assourdie par le bruit du remous. Peu à peu, l'eau emplissait ses poumons, l'empêchant de respirer. Une dernière image vivace du visage souriant de sa fille lui apparut brièvement et ce fut l'obscurité...

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2 Dexter Anstruther pêchait. Cette douce journée d'automne sur le bord rocailleux de la

rivière Tune était parfaite pour pêcher l'omble. Dexter aimait pêcher. C'était une occupation tranquille, apaisante et solitaire, contrairement aux affaires souvent violentes et déplaisantes dont il devait s'occuper pour le ministère de l'Intérieur. La semaine précédente encore, il avait organisé la capture d'un dangereux malfaiteur spécialisé dans le vol et l'extorsion de fonds. Il avait espéré qu'après ce succès, lord Liverpool, le ministre de l'Intérieur, se laisserait enfin convaincre de lui accorder un congé dont il avait grand besoin. Mais Liverpool avait un autre plan.

— J'ai besoin que vous alliez dans le Yorkshire pour vous occuper d'un maudit meurtrier, avait-il dit en cassant une plume entre ses doigts d'un geste irrité avant d'en jeter les morceaux au sol avec un juron. Vous vous rappelez la mort de sir William Crosby, Anstruther ?

— Oui, milord. Un mois auparavant, sir William Crosby, un magistrat du

Yorkshire, s'était tué d'un coup de fusil alors qu'il chassait. — Je pensais que c'était un accident ? Lord Liverpool avait secoué la tête. — Un meurtre, avait-il déclaré avec un sombre plaisir. Cela a

été maquillé pour ressembler à un accident, mais Crosby était gaucher et l'angle de la balle rend impossible qu'il ait trébuché et soit tombé sur son fusil. Sacrément embêtante, cette histoire ! Ces scélérats ne peuvent s'en tirer ainsi !

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— Certes, milord, avait acquiescé Dexter. Mais s'il s'agit d'un meurtre reconnu, c'est sûrement une affaire pour l'officier de police local plutôt que pour...

Il s'était arrêté quand Liverpool avait secoué la tête avec colère tout en saisissant une autre plume à casser.

— Je ne peux laisser un officier de police incompétent s'occuper de cette affaire, Anstruther. Elle est compliquée. Il se pourrait que Warren Sampson soit impliqué. Lorsqu'il a été tué, Crosby menait une enquête sur des affaires qui concernaient Sampson. On peut dire que sa mort est tombée à pic, non ?

Dexter avait poussé un profond soupir. Voilà qui éclairait les événements sous un nouveau jour. Pendant plusieurs années, il y avait eu des rumeurs selon lesquelles Warren Sampson, un manufacturier et homme d'affaires du Yorkshire à la richesse outrancière, fomentait troubles civils et complots dans le nord de l'Angleterre. Il se montrait malin et rien ne pouvait être retenu contre lui ; il agissait à travers des intermédiaires et on pensait qu'il encourageait des soulèvements dans certaines fabriques afin de prendre des affaires à ses concurrents. En outre, il passait pour avoir commis diverses fraudes aux assurances et autres escroqueries. Lord Liverpool était au bord de l'apoplexie parce que les autorités n'avaient jamais réussi à le piéger.

— Le bruit court que l'un des hommes de main de Sampson est un membre de la petite noblesse locale, avait

déclaré le ministre avec dégoût. Le fils d'un châtelain campagnard qui s'ennuie et cherche de l'excitation et de l'argent, peut-être. Il peut fort bien être le meurtrier, Anstruther. Toute cette histoire est un foutu embêtement, mais l'affaire doit être conduite avec soin.

Dexter avait soupiré de nouveau. — Avons-nous une idée de l'endroit où se trouve cet

aristocrate délinquant, milord ?

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— Sampson possède des terres autour de Peacock Oak et de Fortune's Folly, et Crosby vivait dans les environs. Le problème, c'est que tous les malfaiteurs à la petite semaine du pays se trouvent dans cette région en ce moment. C'est assez naturel étant donné la nouvelle que ce sot de Monty Fortune a répandue en ville ! Il a fait de cet endroit le marché du mariage en Angleterre. Le village regorge de visiteurs et chaque voleur à des lieues à la ronde veut avoir sa part du butin.

Dexter n'avait pu que constater le problème. Même les chasseurs de fortune sans le sou qui affluaient au village pouvaient avoir une montre ou une tabatière valant la peine d'être volées, et les maisons des riches héritières représentaient de bonnes prises. C'était une tentation à laquelle bien des malfaiteurs ne résisteraient pas, et parmi les petits voleurs pouvait se tapir un criminel plus dangereux travaillant pour le compte de Warren Sampson.

— Pendant que vous serez là-bas, vous pourriez aussi vous occuper de vous trouver une femme riche, Anstruther, avait ajouté lord Liverpool. Ne croyez pas que j'ignore l'état critique dans lequel se trouvent les finances de votre famille. Votre mère ne peut pas plus se restreindre qu'elle pourrait traverser la Tamise à la nage, vos sœurs doivent être lancées dans le monde et l'éducation de vos frères est diablement coûteuse. Vous avez besoin d'épouser une héritière. Les hommes sans argent sont vulnérables au chantage et je ne peux pas me permettre d'employer ce genre d'individus.

— Je ne songerais pas à succomber au chantage, quelque désespérée que soit ma situation, milord, avait rétorqué froidement Dexter.

Il avait serré les poings pour se retenir de dire à son employeur combien cette suggestion l'offensait.

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— Pas besoin de vous montrer susceptible avec moi, mon garçon, avait bougonné le ministre en remarquant son geste. Je sais que vous êtes intègre, mais d'autres personnes de votre famille ne le sont peut-être pas et là où il y a une faiblesse... Rendez-vous à Fortune's Folly. Si vous ne parvenez pas à dégoter une riche épouse là-bas, je m'en laverai les mains, par contre, assurez— vous de trouver notre mécréant avant de succomber aux attraits d'une jeune dame. Je ne veux pas que vous soyez distrait, Anstruther. Cette histoire de marché du mariage à Fortune's Folly est la couverture parfaite pour votre présence dans le Yorkshire, mais prenez soin de garder l'esprit à votre travail d'abord et à votre quête d'une fortune ensuite.

— Oui, milord. — Je vous donne deux mois, avait conclu lord Liverpool. Je

veux que cette affaire soit réglée d'ici Noël, Anstruther. Cela vous laisse de la marge. Avec un peu de chance, vous pourrez même aller à la pêche. Attrapez le criminel, assurez-vous qu'il est bien l'homme de Sampson, et, si vous revenez en plus avec une épouse fortunée, vous aurez tout gagné !

— Oui, milord, avait acquiescé Dexter, le cœur serré. On ne pouvait raisonner avec le ministre quand il était de cette

humeur-là. Et à franchement parler, Dexter -avait qu'il ne devait pas discuter, de toute façon. Son patron avait raison — il avait désespérément besoin d'une riche épouse et, depuis que Monty Fortune avait annoncé ses plans au Brook's Club, il avait lui-même songé à se rendre dans le Yorkshire pour en trouver une.

Le problème, pensa-t-il en jetant de nouveau sa ligne, était qu'il était un soupirant réticent. Voilà pourquoi il péchait aujourd'hui au lieu de faire la cour à l'une des dames réunies dans les jardins d'hiver et les Thermes où elles prenaient les eaux. Chasser ouvertement une fortune offensait son sens de l'honneur. Même si, comme le lui avait utilement fait remarquer

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Miles Vickery, l'honneur était souvent une denrée coûteuse qu'il ne pouvait vraiment pas se permettre dans ces circonstances.

Son père était mort cinq ans plus tôt, après avoir dilapidé au jeu une fortune qu'il n'avait pas. L'Honorable James Anstruther était sorti en chancelant de son club pour se rendre dans une taverne médiocre et y noyer ses chagrins, et il avait mis un terme à la triste histoire de sa vie en tombant ivre mort devant une voiture. Il avait laissé son fils aîné avec une pile de dettes et six frères et sœurs à entretenir. Par une grande chance, il avait remis sa ruine jusqu'au moment où Dexter avait achevé ses études à Oxford, ce qui lui avait au moins assuré d'obtenir un poste au gouvernement. Mais ce genre de métier n'était pas bien payé et Mme veuve Anstruther et ses jeunes frères et sœurs étaient coûteusement extravagants.

Certaines personnes sont nanties d'un parent irresponsable ; Dexter en avait eu deux. Dans ce domaine, l’Honorable M. Anstruther et sa femme étaient extrêmement bien assortis, avec leur passion du jeu, leurs liaisons tapageuses et leur décadence générale. Dexter, le fils aîné et le seul des sept membres de la « tribu Anstruther » qui pouvait être considéré sans nul doute comme le fils de son père, avait regardé ses parents aller d'une crise financière à un désastre émotionnel depuis aussi longtemps qu'il s'en souvenait. Dès l'âge de douze ans, il avait décidé que sa vie serait le contraire de celle de son père : rationnelle, contrôlée et sans émotions dangereuses pour pervertir son jugement. Il épouserait de façon responsable une femme qui lui serait fidèle et ses enfants sauraient exactement qui étaient leurs parents. Il ne tolérerait jamais que ses rejetons subissent le genre d'ignominie qui avait été attachée à ses frères et sœurs, comme à lui-même : les sourires dissimulés, les regards entendus, les références voilées aux liaisons notoires de ses parents et à l'illégitimité de leur descendance.

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Une approche aussi rationnelle de la vie lui avait été très utile jusqu'à l'âge de vingt-deux ans, quand il avait succombé à un épisode d'abandon sexuel spectaculaire et exaltant, au cours duquel il avait perdu son cœur et son pucelage et était tombé désespérément amoureux. L'incident avait été un désastre, renforçant finalement toutes ses croyances dans la nécessité de mener une vie calme et contrôlée. Dans sa jeunesse et son inexpérience, il avait fait un mauvais calcul et cru que ses sentiments étaient partagés. Désillusionné et furieux quand il avait découvert qu'ils ne l'étaient pas, il avait cherché consolation dans des liaisons avec des courtisanes qu'il pouvait mal se payer, jusqu'à ce que lord Liverpool le rappelle à l'ordre.

Il lança de nouveau sa ligne. Il n'y avait aucun bruit mis à part l'appel d'une poule d'eau près de la berge et les éclaboussures d'un poisson en amont. La journée était extrêmement paisible et Dexter se laissa aller à songer au mariage calme et rationnel qu'il envisageait.

— Essayez de ne pas faire un aussi grand gâchis de cette affaire que vous l'avez fait pour l'histoire Glory, Anstruther, avait déclaré lord Liverpool d'un ton caustique quand il avait pris congé de Dexter. Ce serait une vraie catastrophe !

Dexter changea légèrement de position en se remémorant cette conversation. « L'histoire Glory » que le ministre avait mentionnée avait vraiment été une affaire infortunée. Quatre ans plus tôt, lui et son collègue, Nick Falconer, n'avaient pas réussi à capturer la femme bandit de grand chemin Glory, une héroïne populaire qui était la favorite des vallons du Yorkshire. Glory se battait pour la justice avec son style inimitable, redressant des torts, réglant des comptes, prenant aux riches pour donner aux pauvres à la manière de Robin des Bois. Maintenant encore, Dexter ne parvenait pas à penser à elle comme à autre chose qu'une héroïne, une preuve de sentimentalité qui l'irritait profondément quand il n'aurait pas dû songer à elle du tout.

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Le bouchon accroché au bout de sa ligne s'enfonça, indiquant qu'un poisson avait mordu. Il commença à le remonter.

Il entendit alors un bruit d'éclaboussure suivi d'un juron, puis une rame dériva lentement devant lui, s'emmêlant brièvement dans sa ligne et délogeant sa prise. Il jura à son tour avant de recommencer à remonter la ligne quand une deuxième rame arriva, faisant carrément tomber sa canne à pêche. Il l'attrapait juste comme Laura, duchesse douairière de Cole, passait devant lui dans une barque.

Il se redressa pour l'observer avec curiosité. La barque tournait lentement dans le courant, se dirigeant vers

le barrage à poissons. Laura se tenait très droite, agrippant les côtés de l'embarcation. Elle paraissait pétrifiée. Elle ne savait sans doute pas nager. La plupart des femmes étaient dans le même cas, ce n'était pas quelque chose qu'on leur apprenait. Et elle avait parfaitement raison d'être inquiète, certes. Il calcula froidement que dans une minute, deux au plus, le canot basculerait par-dessus le barrage. Laura tomberait alors dans l'eau et pourrait bien se noyer. Elle risquait aussi de se heurter la tête en tombant, ou ses longues jupes pourraient s'emmêler et la tirer sous l'eau. Toutes sortes de choses fatales pouvaient lui arriver.

Ce qui, sans aucun doute, était ce qu'elle méritait pour lui avoir offert une si parfaite nuit d'amour quatre ans auparavant, avant de lui briser le cœur, se révélant une créature froide, calculatrice, égoïste et hypocrite.

Non qu'il soit amer. Il s'en moquait. Laura Cole pouvait bien se noyer, pour ce qui

le concernait. Par tous les diables ! Laura Cole allait vraiment se noyer s'il restait là, à regarder.

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Dans un soupir, il jeta sa canne à pêche par terre et arracha sa redingote. Il n'avait pas le temps d'enlever ses bottes. Il entra à grands pas dans la rivière juste comme la barque atteignait le sommet du barrage et s'arrêtait dans un crissement désagréable tandis que la coque heurtait les pierres du haut.

— Sautez ! cria-t-il. Laura se tourna vers lui. Son visage était pâle. Elle serrait si

fort les bords du canot qu'il pouvait voir ses articulations blanchies sur le bois sombre. Elle ne bougea pas.

L'eau lui arrivait à la poitrine maintenant et le courant était terriblement fort, menaçant de le faire passer par-dessus le barrage lui aussi. Les pierres moussues du fond glissaient sous ses pieds, traîtreusement inégales, et il luttait pour rester debout.

Il tendit la main vers la barque, mais à cet instant la quille glissa avec un raclement sur les pierres du barrage, s'inclinant en avant et déchargeant Laura dans la rivière. Elle disparut par-dessus la digue dans une cacophonie de bruits d'eau. Son bonnet tomba et l'une de ses chaussures s'envola en un arc parfait avant d'atterrir avec un « plouf » près de la tête de Dexter. Marmonnant un juron, il laissa le courant l'emporter par-dessus le barrage, jusque dans le profond bassin vert qui se trouvait au pied de la construction. Quelle idée de prendre un risque aussi dangereux pour la sauver, elle ! La violence de la chute lui donna l'impression de suffoquer. La rivière grondait à ses oreilles et les flots gelés le glaçaient jusqu'à la moelle. L'eau emplit ses poumons, l'étouffant. Il se remit debout avec peine, chassa l'eau de ses yeux et chercha désespérément Laura.

Ce fut alors qu'il la vit. Elle bataillait comme une folle contre le poids de ses jupes qui

menaçait de l'attirer vers le fond. Il l'attrapa et la tint serrée contre lui, la protégeant de la poussée du courant. Il pressait fermement une main au creux de son dos, le bas de leur corps

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plaqué intimement l'un contre l'autre. L'eau giclait autour d'eux, glacée, mais à l'endroit où leurs corps se touchaient il crut sentir une chaleur étonnante émaner d'elle. Ses seins étaient appuyés sur son torse et à travers ses vêtements trempés il percevait ses tétons durcis pressés contre lui. Malgré l'eau froide et l'extrême inconfort de leur situation, son corps commença à réagir tandis qu'il se remémorait la dernière fois où il l'avait serrée dans ses bras, nue, chaude et attirante.

Dexter n'avait pas prévu de se retrouver de nouveau dans une telle situation avec Laura Cole et ce n'était certainement pas sa réaction habituelle lorsqu'il sauvait une femme de la noyade. Mais les souvenirs de sa nuit avec elle enflaient comme une digue sur le point de se rompre et, combinés à la vue de son corps mouillé à moitié nu, ils ne faisaient qu'amplifier son désir.

Il était terriblement excité et en même temps furieusement révolté contre lui-même pour cette réaction très déplacée. Il s'efforça de penser à des vents glacés et à la froideur de l'eau, mais son corps lui semblait être une fournaise. Impossible de le contrôler. Plus il tentait de se dominer, plus son corps indocile paraissait s'échauffer, comme s'il affirmait son indépendance et son droit à trouver Laura attirante s'il le voulait. Dex fulminait.

Laura devait évidemment sentir sa réaction, elle aussi. Elle leva une main et chassa les mèches mouillées, d'un châtain doré, collées à son visage. Ses yeux noisette étincelaient de colère et de confusion. Un peu de rouge poudrait ses pommettes. Elle avait l'air aussi mal à l'aise que lui. C'était la réaction que l'on attendait de la duchesse parfaite et respectable pour laquelle il l'avait toujours prise. Pourtant, en vérité, elle avait été absolument envoûtante dans son lit, loin d'être aussi vertueuse que ce qu'elle prétendait au-dehors.

— Monsieur Anstruther ! Que faites-vous ?

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Elle avait donné à sa voix le ton qui convenait à une duchesse douairière outragée et Dexter admira l'aisance avec laquelle elle assumait ce rôle. Personne n'aurait pu deviner, en cet instant, qu'elle l'avait pris dans son lit et lui avait fait l'amour follement, d'une façon complètement débridée, pendant tout un après-midi, une soirée et une nuit. C'était peut-être quelque chose qu'il déplorait, avec le recul, mais il était bien incapable de l'oublier.

— Je vous sauve de la noyade, Votre Grâce, répondit-il poliment. Toutefois, si vous avez des objections, je peux vous lâcher.

Il joignit le geste à la parole en desserrant son emprise sur elle. Elle poussa un glapissement étouffé et se raccrocha à lui, ses

doigts s'enfonçant dans les muscles de ses bras. Dexter se rappela aussitôt la sensation de ses ongles sur son dos tandis qu'elle bougeait sous lui avec un abandon sensuel. Il s'efforça d'ignorer cette pensée et d'effacer ce souvenir — et échoua lamentablement. Son corps se durcit encore jusqu'à ce qu'il se sente sur le point d'éclater — ou de la jeter sur la rive et de lui faire l'amour sur-le-champ. Il lutta pour rester rationnel, mais son corps semblait indifférent à sa volonté, brûlant, tendu et aspirant ardemment à assouvir ce besoin irrépressible. Il laissa échapper un profond soupir. Il y avait longtemps qu'il n'avait pas eu de femme — il évitait les liaisons depuis ses frasques lamentables —, et aucune des femmes qu'il avait connues ne l'avait jamais affecté d'une façon aussi irrépressible et stupéfiante que Laura. Cela avait justement fait partie du problème. L'attirance entre eux n'était pas contrôlable, elle était rageante, mais elle était indéniable.

— Monsieur Anstruther, trouvez-vous toujours les situations telles que celle-ci aussi excitantes ?

Le ton de Laura était assez glacial pour refroidir le plus ardent des hommes.

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— Toujours, répondit-il sombrement. Il se pencha pour passer un bras sous les genoux de Laura et la

souleva. A en juger par son expression saisie, cela devait être la première fois qu'on la portait ainsi. Ce n'était pas vraiment surprenant, car elle était grande. Lui-même mesurait plus d'un mètre quatre-vingts et elle faisait seulement quelques centimètres de moins que lui. Beaucoup d'hommes devaient trouver sa taille intimidante.

Malmené par le courant, il marcha jusqu'à la berge et la déposa doucement sur le sol. Elle portait encore une chaussure, la sœur de celle qui était tombée dans la rivière. Il nota que son autre pied, dans son bas de soie trempé, était délicatement formé, avec une cambrure élégante. Elle avait l'air si fragile... Et pourtant elle était loin de l'être. C'était bien ça qui le troublait et l'attirait chez elle. Qu'aurait-il donné pour ne pas être attiré par elle ! Hélas ! sa raison, qui était habituellement le ressort de son existence, semblait le déserter quand Laura était près de lui. C'était très dérangeant et tout à fait inexplicable.

— Merci de votre aide, lui lança-t-elle du même ton glacial. Vous pouvez me laisser, maintenant.

Dexter avait bien eu l'intention de le faire, mais la façon dont elle le congédiait l'irrita. Il resta à la regarder pendant qu'elle essorait ses jupes. C'était une entreprise vaine. Sa robe était trempée, mouillée d'une façon qui dépassait de loin la pratique en vogue chez les courtisanes. La mousseline ruisselante moulait chacune de ses courbes... Ceux qui déclaraient que Laura Cole n'avait pas de formes se trompaient clairement. Ses petits seins ronds, qui pointaient vers le haut, étaient fascinants, sans évoquer ses hanches délicieusement arrondies.

Lui le savait. Il avait vu ces courbes.

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Il avait parcouru chacune d'elles de ses mains, de ses lèvres et de sa langue. Il l'avait vénérée avec son corps...

Soudain, la douce journée d'automne lui parut étouffante. Son cerveau cessa de fonctionner de manière cohérente tandis que son esprit finissait par céder aux images érotiques de Laura allongée nue sur son lit en désordre de Cole Court, et de lui-même dessinant de ses lèvres les voluptueux et séduisants contours de son corps. Ces souvenirs semblaient imprimés de façon indélébile dans sa mémoire. Il avait eu beau s'efforcer de les oublier — et prétendre y être arrivé —, aucune tentative de les effacer n'avait jamais réussi.

Longtemps il s'était demandé ce qui se passerait s'il revoyait Laura Cole. Il était assez naturel de se poser la question. Dans les rencontres qu'il avait envisagées, il était alternativement poli, froid, méprisant ou indifférent. Mais jamais sa gorge ne s'asséchait de désir, jamais ses yeux ne restaient rivés sur sa mince silhouette tandis qu'elle se tenait devant lui, ruisselante et insupportablement séduisante. Une autre vague brûlante le traversa, alors même qu'il frissonnait et que la brise plaquait ses pantalons mouillés contre ses cuisses. Il ne pouvait cacher l'évidence de son désir maintenant.

Et Laura avait cessé d'essorer ses jupes, l'étoffe lui tombant des mains tandis qu'elle se redressait et le regardait avec un mélange de choc et d'outrage.

— Monsieur Anstruther, un gentleman ne fixe pas une dame de cette manière directe et grossière. Il ne montre pas non plus une réaction aussi forte...

Elle s'interrompit, désignant d'un geste vague son bas-ventre. Dexter aurait pu la corriger là-dessus : n'importe quel homme

ayant du sang dans les veines serait figé, le regard fixe, si une silhouette sortie tout droit de ses rêves les plus fiévreux se tenait devant lui. Il avait beau lutter contre cette pensée, il avait beau

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vouloir réprimer son désir, c'était un fait. Et n'importe quel homme aurait, comme elle l'avait dit elle-même, une réaction forte et quasiment irrésistible à ce qu'il voyait.

Néanmoins, à la façon dont elle levait le menton d'un air de défi, il suspecta qu'elle n'apprécierait pas d'entendre cette précision. Elle s'était mise à frissonner et paraissait troublée et sur la défensive. Il n'avait que faire de ses fausses protestations de respectabilité — pas avec ce qu'il savait d'elle —, mais il se rendait compte que ce n'était peut-être pas le moment de discuter de cette question.

D'une enjambée, il la rejoignit et la souleva de nouveau dans ses bras. Elle se crispa à son contact.

— Où résidez-vous ? demanda-t-il. — Je vis au Vieux Palais, mais il n'est pas du tout nécessaire

que vous me portiez chez moi de cette façon. Lâchez-moi immédiatement, monsieur Anstruther. J'insiste !

Elle était plus péremptoire que jamais. Bien sûr, Dexter le savait, la plupart des gens obéiraient immédiatement à l'ordre d'une duchesse douairière, mais lui l'ignora sans même se donner la peine de ralentir son allure tandis qu'il marchait d'un pas résolu à travers la prairie du bord de l'eau, en direction du portail qui menait à la maison.

Les cheveux de Laura commençaient à sécher en boucles d'un brun doré autour de son visage. Elle les avait fait couper depuis leur première rencontre et les mèches qui bouclaient sur sa nuque étaient extrêmement seyantes. L'une d'elles frôlait sa joue telle une plume caressant sa peau. Il sentit un frisson le parcourir des pieds à la tête. Quelle réaction exagérée à un si léger contact ! Hélas ! il devait bien l'admettre, il réagissait à chaque centimètre du corps de Laura. Elle sentait le grand air et les roses ; ce parfum imprégnait ses cheveux et sa peau et lui donnait envie d'enfouir son visage dans la courbe de son cou, et de la goûter.

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L'embrasserait-elle aussi fougueusement qu'elle l'avait fait quatre ans plus tôt ? Serait-ce aussi enivrant pour lui ? Bien sûr que non. Dans ses transports de jeunesse, il avait dû se la représenter beaucoup plus parfaite qu'elle ne l'était en réalité — c'était du moins ce qu'il espérait dans l'intérêt de sa tranquillité d'esprit. L'éblouissante compatibilité physique qui avait existé entre eux n'était sans doute qu'un produit de son inexpérience. Un baiser n'était qu'un baiser. Elle n'avait rien de spécial et il ne perdrait plus la tête pour elle.

Mais il donnerait beaucoup pour savoir... Comme si elle percevait ses sentiments, Laura essaya de

s'écarter de lui et de mettre de la distance entre leurs corps. — Ne soyez pas alarmée, lui dit-il. Vous êtes parfaitement en

sécurité. Ma seule intention est de vous ramener chez vous. Je n'envisage pas de vous séduire. Vous ne me plaisez même pas.

Elle haussa les sourcils. — Vraiment? Certaines parties de votre personne semblent

pourtant me trouver à leur goût, monsieur Anstruther. — C'est vrai, reconnut-il. Il en a toujours été ainsi. Mais toute ma personne n'est pas aussi judicieuse que mon

esprit. Elle souffla avec dégoût. — Alors, épargnez-vous plus de gêne physique et laissez-moi

marcher jusque chez moi sans votre aide. Je n'en ai pas besoin. De fait, j'ignorais que vous étiez de passage à Fortune's Folly.

— J'ignorais aussi que vous y étiez. — Quel dommage ! dit-elle d'un ton acide. Si nous l'avions su,

nous aurions pu choisir des destinations différentes et nous éviter le déplaisir de nous rencontrer.

Dexter ignora de nouveau ses commentaires, ouvrant le portail d'un coup de pied et traversant à grands pas le champ qui

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allait jusqu'à la maison. Un peu d'inconfort social était le moins qu'elle lui devait. La colère et le mépris se remirent à courir dans son sang. Laura l'avait jeté dehors le matin même de la nuit passionnée qu'ils avaient passée ensemble. Il l'avait suppliée de s'enfuir avec lui, mais elle lui avait dit qu'il n'était qu'un stupide jouvenceau. Elle avait ri de sa suggestion, s'emparant de l'amour tout neuf qu'il venait de se découvrir pour elle et le faisant paraître ridicule. Ses paroles étaient gravées dans sa mémoire : « Imaginiez-vous que ceci signifiait plus pour moi qu'un bref et agréable interlude ? Vous avez encore beaucoup à apprendre, monsieur Anstruther. Ce n'était que de l'amusement... »

Il avait été ridiculement naïf. Pour une femme expérimentée comme elle, il n'avait été sans aucun doute qu'une aventure dans une longue série de liaisons et d'infidélités. Il savait que c'était ainsi que maintes épouses de la haute société tuaient l'ennui, allant de leur mari à leur amant comme elles en avaient envie. Mais à l'époque, il avait cru Laura différente et toute cette histoire l'avait fait se sentir stupide et trahi. Il s'était juré de ne plus jamais laisser ses passions physiques altérer ses émotions et son jugement.

Avant de rencontrer Laura Cole, il croyait être un homme de principes, mais il savait à présent que sa force de caractère était réduite à néant en sa présence, même si cette pensée l'emplissait d'amertume.

De fait, il devrait lui être reconnaissant : si elle ne s'était pas montrée sous son vrai jour, si elle ne l'avait pas renvoyé avec dédain et insouciance, mais l'avait pris au mot et s'était enfuie avec lui, il aurait fait un terrible gâchis de sa vie. Un gâchis dont il ne se serait peut-être jamais remis pour reprendre le cours rationnel, calme et logique de son existence.

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Oui, vraiment, il devrait remercier Laura de l'avoir rejeté si brutalement et de lui avoir fait comprendre que la passion n'avait pas de place dans sa vie.

Elle remua dans ses bras et soupira de nouveau. Il faillit soupirer lui-même. Son corps réclamait toujours satisfaction, même si son esprit, lui, la méprisait. C'était une petite revanche de la mettre si mal à l'aise par sa proximité. Peut-être pas une idée particulièrement raisonnable, mais elle le méritait.

— Vous savez, vous ne devriez pas sortir seule en bateau si vous ne savez pas nager, observa-t-il doucement dans les boucles qui lui chatouillaient le menton.

— Je sais nager ! Elle frétilla avec colère dans ses bras, ce qui ne fit rien pour sa

concentration et beaucoup pour les tourments de son corps. — J'ai été élevée ici et j'ai nagé dans la rivière dès l'âge de trois

ans, poursuivit-elle. Malheureusement, je ne possède pas une garde-robe très fournie et je préfère ne pas nager dans une robe de mousseline.

— C'est bien d'une femme, commenta Dexter. Si elle a le choix entre sauter dans l'eau et abîmer sa robe ou risquer de se noyer, elle préfère rester à bord.

Laura mordit sa lèvre inférieure. De nouveau, il sentit son corps réagir. Il avait souvent rêvé de sentir encore cette bouche sur la sienne.

— J'avais oublié que vous êtes maintenant un expert en femmes, monsieur Anstruther, dit-elle. Il est vraiment étonnant que votre expérience dans les maisons de plaisir et les bordels de Londres vous ait donné une telle connaissance de l'esprit féminin. Vous avez changé.

— Oui.

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La colère envahit de nouveau Dexter. Il s'efforça de la réprimer. Ce n'était pas une réponse appropriée à cette situation. La colère était un sentiment dangereux, aussi dangereux que le désir. Laura pouvait essayer de le mettre hors de lui autant qu'elle voudrait, il ne répondrait pas à ses provocations.

— Je ne suis plus l'homme que vous avez connu, déclara-t-il d'un ton bref.

— Evidemment, acquiesça-t-elle. Quatre ans peuvent changer un homme.

— Cela fait quatre ans ? Il n'allait pas admettre qu'il pouvait dire l'exacte durée de leur

séparation, au mois et au jour près, peut-être même à l'heure près s'il était honnête.

— J'avais oublié. — Naturellement. Il vit un léger sourire amer se peindre sur ses lèvres. — Les hommes oublient toujours. Nul doute qu'elle en était convaincue par son expérience. Mieux valait ne pas s'en soucier. Il ouvrit brusquement le

portail du jardin et remonta l'allée. Les abords du Vieux Palais étaient vides et mal entretenus. La

maison paraissait fermée et silencieuse. Il regarda autour de lui. — Où sont vos domestiques ? Elle sembla déconfite. — Je n'ai pas un personnel important. Ils sont probablement

occupés quelque part. Ma fille est au village avec sa nourrice, alors la maison est sûrement vide.

Jamais encore il n'avait rencontré une duchesse sans une armée de serviteurs. Elles semblaient penser qu'être servies au doigt et à l'œil était leur droit inaliénable. Mais peut-être Charles

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Cole avait-il laissé sa femme sans un sou, et sans moyens pour entretenir sa fille. Le cousin de Charles, Henry, avait le titre de duc maintenant et, d'après ce qu'on disait, il n'y avait guère d'affection entre Henry Cole et la duchesse douairière, alors il ne devait pas la financer non plus. En tout cas, personne ne répondit lorsque Dexter frappa de plus en plus fort à la porte.

— Oh, posez-moi par terre ! s'écria Laura, perdant visiblement patience et glissant de ses bras avant qu'il puisse l'en empêcher. Je sais ouvrir une porte et je suis transie jusqu'aux os, à ruisseler ici.

Elle le regarda. — Vous êtes très mouillé aussi, monsieur Anstruther. Voulez-

vous vous changer ? Je crois qu'il y a de vieux habits de mon grand-père quelque part dans la maison.

— Merci, Votre Grâce, répondit Dexter avec une légère courbette, mais je vais retourner chercher mon matériel de pêche et rentrer à l'auberge tel que je suis.

Laura contempla la mare qui se formait à ses pieds sur l'ardoise de l'allée.

— On se posera sûrement des questions si quelqu'un vous voit.

— Pas autant que si je rentre au Morris Clown vêtu à la mode géorgienne, comme l'était votre grand-père, j'imagine.

— Mon grand-père était très élégant. Vous pourriez lancer un nouveau style. Non que cela vous tente, je suppose. La mode est un sujet bien trop frivole pour votre nature sérieuse, n'est-ce pas ? Ou avez-vous changé dans ce domaine, aussi ?

Dexter fut presque poussé à répliquer. Il devait admettre, non sans réticence, qu'il lui était difficile de résister aux provocations de Laura. Elle avait une façon de lui porter sur les nerfs que nul n'égalait.

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Elle paraissait néanmoins délicieuse, pensa-t-il, se tenant là dans ses vêtements mouillés et en désordre. D'autres ne faisaient pas attention à elle parce qu'elle ne correspondait pas forcément aux beautés que la société admirait. Mais lui avait été immédiatement conquis par son regard farouche, ses beaux yeux noisette et sa peau crémeuse saupoudrée de taches de rousseur attendrissantes. Par les douces boucles de ses cheveux châtain doré et la courbe de ses lèvres, comme si elle était toujours sur le point de sourire. Les quelques fines rides au coin de ses yeux ne faisaient qu'accroître son charme pour lui, car cela donnait du caractère à son visage...

Il se ressaisit avant de se laisser emporter. Il ne rimait à rien de rester là, à attraper froid, tandis qu'il s'étendait sur la beauté extérieure de Laura. Son apparence n'avait rien à voir avec ce qu'elle était en réalité : une catin calculatrice et manipulatrice.

— Réflexion faite, je vais accepter votre offre de me changer, merci, dit-il en la suivant dans le vestibule dallé du Vieux Palais. Le vent est frais, aujourd'hui, et cela ne sert à rien de prendre froid. Il faut se montrer pratique.

— Certes, approuva Laura. Je sais que vous vous targuez de votre côté pratique, monsieur Anstruther.

La maison était silencieuse, le bruit des pas étouffé par des tapis anciens, les murs ornés de tapisseries tout aussi sombres et anciennes, qui décrivaient toute une gamme de scènes sanglantes de guerre et de chasse. Une énorme armure médiévale dominait un coin. Du mur au-dessus de la cheminée, un trophée de cerf jetait un regard noir sur les visiteurs, tandis qu'un renard empaillé et mité trônait sur l'appui en pierre de la fenêtre. Il y avait également un cheval à bascule et une belle poupée au visage en porcelaine assise sur une petite chaise.

— Je vois que votre grand-père avait de très bons goûts en matière de décoration, en plus de son élégance vestimentaire je

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veux dire, railla Dexter en regardant les boucliers accrochés de façon précaire aux murs.

Elle secoua la tête. — Non, c'était ma grand-mère. Elle chassait à courre chaque

jour et savait tirer à l'arc. Elle disait que l'un d'entre eux devait penser à autre chose qu'à la coupe de ses habits.

Elle indiqua deux portraits accrochés au fond de la pièce. — Les voici. Le défunt lord Asthall avait tout l'air du dandy du XVIIIe

siècle, pensa Dexter. Il avait les yeux noisette et les cheveux noirs, un nez prononcé et un menton fort, un visage où trônait une expression arrogante et amorale. Ses traits étaient aussi vaguement familiers. La famille paternelle de Dexter venait du Yorkshire depuis plusieurs générations et il y avait une rumeur selon laquelle du sang des Asthall avait été mêlé à la lignée de son père. Son frère Roly et la prétendue « pupille » de son père, Caro, avaient exactement la même couleur d'yeux et de cheveux. Il songea sombrement que c'était probablement de là que son père tenait ses tendances libertines, également. Lord Asthall avait l'air d'un vrai roué. Mais franchement, lady Asthall était une redoutable amazone dans sa tenue de Diane chasseresse, alors peut-être avaient-ils été bien assortis.

— Etaient-ils heureux ensemble ? demanda-t-il. — Je ne crois pas. Mon grand-père était un terrible coureur,

répondit Laura, confirmant ses soupçons. Je suis surprise que grand-mère ne l'ait pas tué d'une flèche.

— Et votre fille a-t-elle hérité du même tempérament sportif que son arrière-grand-mère ?

Laura marqua une pause. Il y eut un curieux silence. Elle parut soudain froide et pincée, comme s'il avait abordé un sujet dont elle ne voulait pas parler.

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— Hattie est encore très jeune, déclara-t-elle avec raideur. Elle peut monter un petit poney si je marche à côté d'elle et elle adore son cheval à bascule, alors peut-être sera-t-elle une cavalière, un jour.

Il y eut un autre silence uniquement troublé par le fort bourdonnement d'une abeille coincée contre une vitre et par le bruit de la rivière par-dessus le barrage. Dexter se sentit un peu inquiet à la pensée de Laura errant toute seule dans cette vieille maison avec sa petite fille, mais après tout il ne semblait pas y avoir grand-chose de valeur à voler ici. Apparemment, son hypothèse au sujet de Charles Cole laissant sa femme sans argent était assez juste. Elle était démunie, seule et sans protection. Il fut troublé que ce constat le mette aussi mal à l'aise.

La porte au fond du couloir obscur s'ouvrit alors et un majordome s'avança en traînant les pieds dans les rayons de soleil qui dessinaient des motifs à travers les vitres en pointes de diamant.

— Votre Grâce ! Je n'ai pas entendu la cloche. Dexter fut choqué de reconnaître Carrington, le majordome de

Cole Court. Quatre ans auparavant, il était vigoureux et en bonne santé. Maintenant, il paraissait vieux et brisé. Il s'inclina. Ses mains tremblaient et il parlait d'un filet de voix. C'était à douter qu'il puisse encore porter un plateau, ou même annoncer des visiteurs.

— Cela n'a pas d'importance, Carrington, répondit doucement Laura. Pourriez-vous s'il vous plaît conduire M. Anstruther à la buanderie pour qu'il se réchauffe, pendant que je lui trouve des vêtements secs ? Nous avons eu un petit accident.

Le regard du domestique alla furtivement de l'un à l'autre. — Un accident ? Oh, madame... — Rien de grave, le coupa fermement Laura. Ce n'était qu'une

chute dans la rivière. Si vous voulez avoir la bonté...

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Le majordome hocha la tête et se redressa avec un triste écho de son ancienne autorité.

— Par ici, monsieur, je vous prie.

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3 Dexter suivit le majordome dans le vieil escalier en pierre que

l'homme descendit d'un pas chancelant. A plusieurs reprises, Dexter dut tendre la main pour le raffermir quand il parut sur le point de rouler au bas des marches. Il n'arrivait pas à croire que Carrington ait tant changé et était tenté de lui demander ce qui s'était passé, mais le domestique semblait avoir l'esprit confus et paraissait ne pas le reconnaître. Il introduisit Dexter dans la petite buanderie où un grand feu crépitait dans la cheminée, et où l'air sentait la lavande qui parfumait les draps étendus. Puis il disparut aussitôt.

Dexter enleva avec un certain soulagement sa chemise trempée. Des filets d'eau glacée ruisselaient encore sur son torse. Ses bottes étaient également pleines d'eau. C'était l'une des sensations les plus désagréables qu'il avait jamais expérimentées. Pourvu que ses bottes ne soient pas abîmées. Elles étaient presque neuves et il ne pouvait se permettre d'en acheter une autre paire. Il avait investi dans plusieurs nouvelles pièces d'habillement pour ajouter foi à son rôle de chasseur de fortune, car il ne pensait pas pouvoir courtiser une héritière en ayant l'air du mendiant qu'il était. Le problème, c'était que lord Liverpool se montrait pingre pour ce genre de dépenses, aussi sa bourse était-elle vide.

Il entendit frapper, puis la porte s'ouvrit et il se tourna pour découvrir Laura sur le seuil, les bras pleins de vêtements. Elle fixait son torse nu et ses joues avaient pris une teinte rose vif. Elle l'observait, les yeux ronds, visiblement choquée par le spectacle qu'il lui offrait. Les habits lui glissèrent des mains et elle les rattrapa sans le quitter du regard.

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— J'ai apporté... Hum... Avez-vous... Il était surprenant qu'elle se comporte comme une vierge

effarouchée alors qu'elle était une femme expérimentée, veuve avec un enfant. Quel intérêt de jouer la comédie après tout ce qui s'était passé entre eux ? Et elle ne possédait certainement pas une once de modestie ? Au lit avec lui, quatre ans plus tôt, elle s'était montrée ouverte et généreuse, chaude et débridée. Son manque de pudeur, suave et séduisant, avait été l'une des raisons pour lesquelles il était si désastreusement tombé amoureux d'elle. Elle lui avait paru si honnête et si spontanée, à l'époque.

Mais elle l'avait rapidement corrigé sur ce point. Elle n'avait que faire de lui et de sa dévotion, lui avait-elle affirmé. Et une fois qu'elle l'avait eu dans son lit, il avait semblé qu'elle n'avait plus de place à lui accorder dans ce domaine non plus.

« Ce serait mieux que vous partiez maintenant, avait— elle déclaré au matin, avec un froid dédain aristocratique qui lui avait donné l'impression d'être complètement insignifiant. Je ne voudrais pas que les domestiques vous trouvent ici... »

Pourtant, en cet instant, elle semblait tout sauf indifférente à son égard. Elle le fixait comme une femme qui n'aurait jamais vu un homme à demi nu, et paraissait à la fois troublée et intriguée par le spectacle. Son regard avait quelque chose de sensuel et ranima aussitôt le feu que Dexter venait juste de réussir à étouffer.

Quelque part à l'arrière de son esprit, une voix le mettait en garde : il était dangereux d'aller plus loin. Dangereux et irresponsable. Il ignora cette recommandation. Il voulait savoir si ce qu'il avait vécu auparavant avec Laura n'avait été que le fruit de sa vive imagination. Il avait besoin de le savoir. Lorsqu'il aurait exorcisé le pouvoir qu'elle avait sur lui, lorsqu'il se serait prouvé qu'elle n'avait rien de spécial, il serait libéré du passé. Il

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n'était plus un jeune homme inexpérimenté. Il ne risquait pas de retomber amoureux de Laura Cole.

Délibérément, il se pencha et ôta ses bottes. Quand il se redressa, elle le fixait toujours. A dessein, il commença à défaire sa ceinture.

— Voulez-vous que je les quitte aussi ? Sa voix était rauque. Elle le regarda dans les yeux. Son regard laissait transparaître

son trouble et son excitation. Il fut aussitôt frappé de plein fouet par le désir, pris à son propre jeu alors même qu'il voulait se protéger d'elle.

— Arrêtez, voyons ! Elle parut s'éveiller d'une transe. Elle jeta les habits sur la table

et le fusilla du regard. — Que faites-vous ? — J'enlève mes vêtements mouillés, répondit-il. Il laissa ses yeux la parcourir avec appréciation. — Vous devriez faire la même chose, Votre Grâce. Vous avez

l'air... (il baissa la voix) très dépenaillé. Elle déglutit péniblement. Ses yeux noisette s'assombrirent

encore et le désir inconscient qu'il lisait à l'intérieur fit naître en lui une nouvelle vague de plaisir. La chaleur de la pièce, l'espace confiné, le parfum entêtant de la lavande et sa semi-nudité formaient un mélange puissant auquel il résistait difficilement. Il fit un pas vers elle.

Il n'avait pas eu l'intention d'en venir là quand ils s'étaient rencontrés dans la rivière. Il n'avait certainement pas escompté provoquer Laura, la taquiner ou lui faire l'amour. Agir ainsi était complètement irrationnel. Mais elle se tenait là avec ses cheveux tombant sur ses épaules et cette maudite robe qui moulait chacune de ses courbes, et il la voulait avec toute la fougue dont

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il avait fait preuve quatre ans plus tôt. Et il voulait aussi se prouver qu'il pouvait dominer ce désir, se contenter d'un baiser, sans que cela signifie absolument rien.

Il fit un autre pas vers elle. Elle recula d'autant et se retrouva coincée contre la porte, serrant une chemise sur sa poitrine comme un bouclier.

— Monsieur Anstruther, dit-elle d'une voix tremblante, ceci est très inconvenant.

— Vous étiez assez prompte pour m'aider à me dévêtir la dernière fois que nous nous sommes rencontrés, rétorqua-t-il, et nous savons tous les deux que vos concessions à la bienséance ne sont qu'une façade.

Il lui prit la chemise des mains et l'envoya valser, réduisant encore l'espace entre eux.

Il vit jaillir dans ses yeux une expression à la fois douloureuse et brûlante.

— Je ne vous ai pas invité ici pour... — Pour reprendre les choses où nous les avions laissées ? Dexter était si près d'elle maintenant qu'il pouvait voir le

mouvement rapide de ses seins sous la mousseline humide de sa robe et le pouls qui palpitait au creux de son cou. Il avait envie de déchirer le vêtement de haut en bas et d'exposer son corps pâle à sa vue et à son toucher. Lui qui se targuait habituellement de se contrôler fut choqué par la violence de sa réaction. Mais très vite, le choc fut balayé par le désir qui puisait violemment dans son sang.

— Peut-être que vous n'envisagiez pas ceci, murmura— t-il contre ses lèvres. Mais maintenant que je comprends ce que vous voulez...

La confusion envahit ses yeux noisette, si proches des siens. — Ce que je veux ?

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— Oui. Une liaison. Sans complication, sans engagement. Il y a quatre ans, vous m'avez dit que le sexe n'était rien de plus qu'un amusement pour vous. Aussi, c'est ce que je vous offre maintenant : une relation physique, seulement du plaisir.

Elle posa une main sur son torse et le repoussa. — Je n'ai jamais dit que je voulais une liaison ! Dexter était déchiré entre la colère et le désir. Un sentiment

qui lui était totalement étranger. Il n'avait pas envie de parler. Son besoin d'elle l'avait poussé au-delà des mots, mais l'amertume qu'il éprouvait ne pouvait être niée.

— Voilà quatre ans, dit-il d'un ton âpre, je vous ai demandé de vous enfuir avec moi, mais vous avez ri et m'avez jeté hors de chez vous. Il était clair que vous ne souhaitiez pas la moindre relation émotionnelle.

— Non, admit-elle. Sa voix se coinça dans sa gorge. — Mais je ne pensais pas que vous interpréteriez cela comme

le désir d'une liaison. — Non? L'irritation de Dexter monta de plusieurs crans. Elle semblait

aussi incontrôlable que son besoin d'elle et son manque de retenue ne réussit qu'à l'enflammer davantage.

— Ainsi, tout ce que vous cherchiez était une nuit de passion, dit-il amèrement. Quand vos appétits ont été comblés, vous vouliez seulement que je m'en aille.

Il ne lui laissa pas l'occasion de répondre. Son illusion d'autocontrôlé s'évanouit et il courba la tête pour l'embrasser, déterminé à se prouver que sa réaction vis-à-vis d'elle n'avait rien d'unique ou d'exceptionnel, et que cela n'avait jamais été le cas.

Mais dès qu'ils se touchèrent, il sut qu'il avait perdu.

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Sa bouche se joignit à la sienne avec la même perfection précise dont il se souvenait. Ils se complétaient comme s'ils étaient faits l'un pour l'autre. Leurs corps se rapprochèrent doucement, de manière impeccable, avec la même exquise sensation de justesse qu'auparavant.

Ce constat lui coupa le souffle aussi puissamment que s'il avait reçu un coup. Il n'existait pas d'incertitude entre eux. Leurs corps se reconnaissaient instinctivement. L'impression de s'appartenir l'un à l'autre était forte et dangereusement séductrice. Les sentiments et les émotions qu'il croyait avoir oubliés commencèrent à s'éveiller.

C'était ainsi qu'il devait en être, Laura était faite pour lui... Dexter savait que de telles pensées et émotions étaient une

illusion. Il ne pouvait en être autrement. Il pouvait atteindre la béatitude physique avec Laura Cole, mais il n'y avait rien de plus à espérer. Aucun des sentiments qu'il ressentait à ses côtés n'était vrai, elle n'était pas faite pour lui, il n'y avait pas d'amour entre eux. L'amour était un mot trompeur qui ne correspondait à aucune réalité, il n'y avait que de simples toquades, de toute façon, et il était trop âgé et trop expérimenté pour s'abandonner à ce genre de frivolités maintenant. Mais en essayant de bannir son besoin d'elle, il avait seulement réussi à réveiller son désir. Il éprouvait dorénavant le besoin douloureux d'assouvir son envie d'elle. Il ferma son esprit à ces émotions trop complexes et se laissa simplement aller au délice de ses sens.

Il approfondit son baiser, l'incitant à ouvrir ses lèvres, glissant sa langue dans sa bouche pour l'explorer, la caresser, la séduire. Elle avait un goût de miel. Il sentit une hésitation en elle malgré la réponse brûlante qu'elle était incapable de dissimuler et il s'écarta légèrement d'elle. Aussitôt, son incertitude disparut et elle se pressa contre lui, répondant à ses demandes avec un

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besoin échauffé. Elle fit glisser ses mains sur son torse nu, allumant en lui un brasier de sensations exquises.

C'était là la duchesse secrète dont il se souvenait, la femme qui réagissait à lui sans crainte ni pudeur, qui donnait tout d'elle-même en contradiction avec son froid personnage public, et éveillait en lui un besoin tout aussi violent. Il s'était demandé s'il avait imaginé leur réaction l'un à l'autre ou si, dans son innocence, il en avait fait quelque chose de plus puissant et de plus extraordinaire qu'elle n'était en réalité. Mais à présent, la même cascade de sensations et d'émotions déferlait en lui, une explosion de sentiments, telles des étincelles de feu dans son sang. Il n'était pas un homme prompt à se laisser aller à de telles métaphores, mais la force de leur passion l'emportait sur sa raison.

Alors qu'il voulait l'attirer encore plus près de lui, elle s'écarta soudain en étouffant un cri.

— Non ! Je ne peux pas... Elle recula d'un pas et porta une main à son front. Un

froncement de sourcils plissa sa peau lisse comme si elle avait une soudaine migraine.

— Je ne veux pas de ce genre de choses. La fièvre incandescente qui habitait Dexter diminua

légèrement tandis qu'il s'efforçait de recouvrer le contrôle de lui-même. Il recula lui aussi d'un pas, relâchant l'étreinte de ses bras. Ainsi, apparemment, ce qui lui avait paru si réel, si juste, n'avait été qu'une illusion. Une fois de plus, cela n'avait rien signifié pour elle.

— Pardonnez-moi, dit-il avec un sarcasme mordant, mais j'ai eu l'impression que vous me rendiez mon baiser, Votre Grâce. Etiez-vous simplement curieuse de voir si toutes ces expériences avec des catins m'avaient changé ?

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Elle tressaillit. Le rouge lui monta aux joues. Ses lèvres étaient rose vif et légèrement gonflées par le baiser qu'ils venaient d'échanger. Elle y porta la main.

— J'ai ma réputation à considérer, déclara-t-elle fermement. Fortune's Folly est un petit village et je ne puis me permettre de perdre mon renom...

Dexter rit. — Vous n'y faisiez pas autant attention la dernière fois et je

jurerais que vous avez toujours envie de moi. Elle .se mordit fortement la lèvre. — Ce n'est pas la question. Il y a davantage en jeu,

maintenant. — Vous n'êtes qu'une hypocrite, asséna-t-il brutalement. Vous

ne vous êtes jamais souciée d'autre chose que des apparences. La colère lui échauffait le sang. Il risquait bien de refaire les

mêmes erreurs et de se laisser emporter par son désir. Visiblement, il était tout aussi incapable qu'auparavant de faire preuve de retenue vis-à-vis de

Laura Cole. Pourquoi diable n'avait-il pas su appliquer les leçons du passé ? Il reprenait ses esprits maintenant, et avec cette lucidité retrouvée venait un mélange de fureur et de perplexité à l'idée qu'il ait pu songer à la poursuivre de nouveau de ses avances.

Il était à Fortune's Folly pour son travail et, par la même occasion, pour mettre sa fierté de côté et trouver une épouse riche et accommodante qui s'adapterait à sa vie sans causer le moindre trouble. Pas question de reproduire les désastreuses incartades de ses parents ! La pensée d'une telle incontinence émotionnelle le glaçait jusqu'à la moelle. Il avait mis tout cela derrière lui.

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Il attrapa sa chemise mouillée et enfila ses bottes pleines d'eau, tressaillant quand le cuir protesta en craquant.

— Je ne vous ennuierai pas avec ces vêtements de rechange, dit-il. Je vais rentrer tel que je suis.

— Comme cela ? En sortant de chez moi ? Laura était visiblement décontenancée. La provoquer lui procura le plus grand plaisir. — Oui. Si quelqu'un jase, vous pourrez dire que j'ai arrangé

vos canalisations médiévales. — Vous êtes ridicule. — Comme je le disais, vous vous êtes toujours préoccupée de

préserver les convenances quand par-dessous vous enfreigniez toutes les règles.

Il lui adressa un brusque signe de tête. — Bonne journée, Votre Grâce. — Monsieur Anstruther. Sa voix l'arrêta avant qu'il n'atteigne la porte et il se figea,

déplorant le fait que, même à présent, une part de lui souhaitait qu'elle le rappelle, dans ses bras et dans son lit.

— Je pense qu'il serait préférable que nous nous évitions, à l'avenir.

Cela allait être diablement difficile dans un village aussi petit que Fortune's Folly, mais Dexter ne discuterait pas. De fait, il ferait tout ce qu'il pourrait pour lui obéir. Il voulait se tenir à l'écart de son chemin et oublier ce qui avait eu lieu entre eux, même s'il savait que ce ne serait pas une entreprise facile.

— Bien sûr, acquiesça-t-il. Je m'en ferai un plaisir. Et sur ces mots, il la quitta sans attendre qu'elle l'y invite.

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4 Il avait changé. Le Dexter Anstruther qu'elle avait connu

autrefois n'aurait jamais parlé ainsi, il ne se serait jamais conduit de cette manière. Dexter était devenu un homme dur, expérimenté et cynique. Et elle avait joué un rôle dans cette transformation.

Laura, qui avait changé sa robe et ses dessous trempés pour des vêtements secs et propres, était assise devant son miroir et démêlait ses cheveux. Son corps vibrait encore du désir réfréné qu'elle s'était efforcée de contenir, la frustration palpitait encore dans ses veines. Ses seins lui semblaient lourds et pleins, toute sa personne était échauffée par l'excitation. Eveillés après quatre années de célibat, ses sens réclamaient satisfaction.

Avec une impatience qui ne lui ressemblait pas, elle abattit le peigne sur la coiffeuse. Maudit soit Dexter Anstruther ! Il eût mieux valu qu'elle ne l'ait jamais rencontré.

Quand elle avait fait sa connaissance, il avait été envoyé pour arrêter la célèbre Glory, une femme bandit de grand chemin, et la traduire en justice. Pour cette seule raison, Laura, qui était sortie à cheval en plus d'une occasion avec les « Glory Girls », l'avait évité. La rumeur prétendait que Dexter était l'un des gardiens de l'ombre qui travaillaient pour le ministère de l'Intérieur afin de tenir le pays à l'abri des menaces criminelles et de maintenir la paix intérieure. Les guerres contre Napoléon avaient rendu tout le monde conscient des dangers venant de l'étranger, mais tout aussi importante et tout aussi secrète était la menace d'agitation civile.

Il semblait étrange maintenant de se rappeler que lorsque Dexter était venu pour la première fois à Cole Court, elle l'avait à

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peine remarqué, sauf pour enregistrer le fait qu'il était très beau. Il aurait été bien difficile d'ignorer ce détail tant son physique était impressionnant : des cheveux blond foncé, des yeux d'un bleu saphir... Toutes les soubrettes étaient amoureuses de lui et probablement quelques-uns des valets aussi. En vérité, sa belle apparence avait rendu Laura méfiante, au début, car elle avait l'habitude d'être la fille ordinaire du bal, celle que tout le monde ignorait. Elle n'aurait jamais imaginé, même dans ses rêves les plus fous, attirer l'attention d'un homme aussi scandaleusement attirant, aussi superbe que Dexter Anstruther.

Mais lentement, et si subtilement qu'elle se demandait encore comment c'était arrivé, elle avait commencé à considérer Dexter d'une manière différente. Il était attentionné, aimable et il écoutait. Laura, habituée à être ignorée par son mari, découvrit qu'être l'unique centre d'intérêt de Dexter était extrêmement plaisant. Elle s'était autorisée à passer du temps avec lui ; elle était tombée amoureuse de lui sans vraiment s'en rendre compte et, une fois que cela s'était produit, il était bien trop tard pour sauver son cœur.

Elle avait durement combattu ses sentiments. Son implication dans les Glory Girls était un secret qu'elle devait absolument garder, impossible donc de flirter avec un émissaire du ministère. Sans compter qu'elle avait huit ans de plus que Dexter et qu'elle était mariée. Aux yeux de tous, Laura était une duchesse, un pilier de la communauté. Bref, il existait d'innombrables raisons pour condamner sa passion pour Dexter, alors elle s'était efforcée d'ignorer ses sentiments, tout comme elle l'avait ignoré lui, du mieux qu'elle l'avait pu.

Et puis, un après-midi, Dexter l'avait trouvée seule et bouleversée parce que Charles l'avait trahie, abandonnée après lui avoir fait perdre une de ses plus proches amies. Dexter l'avait réconfortée et elle s'était tournée vers lui sans réserve. Elle n'aurait su dire quand la consolation s'était changée en désir et le

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désir en passion. Cela l'avait prise complètement par surprise, l'entraînant dans des eaux où elle n'avait pas pied.

Mais, au matin, sa fièvre l'avait quittée et elle avait vu ses actions pour ce qu'elles étaient réellement. Elle avait caché ses activités clandestines à Dexter. Pire encore, elle avait été infidèle à son mari et avait dépucelé un jeune homme plus jeune qu'elle de huit ans. Elle s'était servie de lui pour alléger sa peine.

Pour Laura, qui n'avait pas l'habitude du plaisir sensuel, la nuit avait été divine, d'une manière inimaginable. Néanmoins, cela restait quelque chose de terriblement mal. Et quand Dexter l'avait suppliée de s'enfuir avec lui, de quitter Charles et de laisser tout son malheur derrière elle, elle avait su que même si elle trouvait l'idée dangereusement tentante, fuir était la pire chose qu'elle pouvait faire.

Elle se rappelait encore l'expression de Dexter quand il l'avait implorée de partir avec lui. Il avait l'air ardent et plein d'espoir, auréolé du genre de bonheur tout neuf et radieux dont seule la jeunesse est capable. Le voir ainsi lui avait rappelé les huit années qui les séparaient. Pour un jeune homme de son âge, au début de sa carrière, sans argent ni relations, doté seulement d'une bonne réputation et d'un esprit intègre, s'enfuir avec une duchesse mariée bien plus âgée que lui aurait été un désastre total. Le scandale l'aurait détruit et il ne s'en serait jamais remis.

Alors, elle l'avait chassé. Elle ne l'avait pas fait gentiment. Elle s'était montrée

délibérément cruelle car, si elle lui avait expliqué les raisons de son refus, il aurait essayé de la convaincre, elle en était sûre. Tout comme elle savait qu'il n'aurait pas eu à insister très longtemps pour lui faire changer d'avis. Elle l'avait blessé et, ce faisant, elle avait brisé son propre cœur aussi bien que le sien. Elle avait fait en sorte qu'il la prenne pour une femme dévoyée et sans foi. Et maintenant, quatre ans plus tard, elle avait dû le renvoyer de

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nouveau, le laissant penser qu'elle était une hypocrite et une catin.

Laura se leva et fit nerveusement le tour de la pièce. Lorsqu'elle avait renvoyé Dexter la première fois, elle avait pensé que le chapitre était clos. Elle n'aurait jamais imaginé que le fruit de leur rencontre passionnée serait sa magnifique et précieuse fille, Harriet.

Il lui avait fallu longtemps pour se rendre compte qu'elle était enceinte. Au début, elle avait supposé que son chagrin et son sentiment de perte avaient affecté son cycle. Elle était mariée à Charles depuis plus de dix ans, dix années stériles, et elle s'était peu à peu faite à l'idée qu'elle n'aurait pas d'enfant. Cette absence de maternité avait été une terrible souffrance pour elle, rendue encore plus pénible par le fait qu'elle savait qu'il n'y avait probablement qu'une raison à cela : son mari ne visitait jamais son lit.

Au cours de sa grossesse, elle n'avait pas eu de nausées matinales et était montée à cheval jusqu'au sixième mois. En repensant à cette époque, elle se demanda si elle avait simplement nié son état ou si elle avait été tellement heureuse de se retrouver enceinte après toutes ces années qu'elle avait refusé d'y penser trop souvent de peur que ce ne soit qu'une illusion. Quoi qu'il en soit, elle n'avait rien dit jusqu'à ce que son amie Mari Falconer la provoque gentiment à propos de ses rondeurs. Alors, elle avait finalement avoué à sa plus vieille amie que le bébé n'était pas de Charles.

Laura porta les mains à sa tête un bref instant, puis les laissa retomber. Sa grossesse avait été si précieuse pour elle, si bien dissimulée... A l'époque, elle était sûre que, si quiconque ou quoi que ce soit devait menacer son enfant ou son futur bonheur, elle en deviendrait folle. C'était alors que Charles était arrivé et que ses craintes étaient devenues réalité : il avait juré de lui enlever le

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bébé dès qu'il naîtrait. Il avait hurlé, l'avait frappée, poussée dans l'escalier...

Laura ferma les yeux une seconde pour chasser le souvenir de cette terrible scène. Il ne servait plus à rien d'y penser. Charles était mort et sa haine ne pouvait plus les atteindre, ni Hattie ni elle. Pourtant, elle ressentait toujours un trouble intense en elle et elle en connaissait la raison : Dexter. Elle n'avait jamais imaginé qu'il viendrait un jour à Fortune's Folly. Elle n'avait jamais pensé le revoir.

Dexter ne devait jamais apprendre pour Hattie, car si la vérité venait à être dévoilée, sa fille serait traitée de bâtarde et sa vie serait ruinée pour toujours.

Elle sentit son sang se glacer rien que d'y penser. Une vague de frissons la parcourut. Elle ne craignait pas pour elle ou pour sa réputation, cela n'avait aucune importance à côté de l'avenir d'Hattie. Elle ne croyait pas non plus que Dexter ferait délibérément du mal à une enfant innocente, comme Charles avait menacé de le faire. Mais si Dexter apprenait qu'Hattie était sa fille, il voudrait avoir son mot à dire dans son éducation. Et il pourrait souhaiter la reconnaître publiquement. L'infidélité et l'illégitimité avaient fait de la famille Anstruther la risée de la société durant toute sa vie. Ses frères et sœurs avaient souffert toute leur jeunesse parce qu'ils ignoraient la vérité de leur ascendance et elle ne pouvait imaginer que Dexter désire le même sort pour ses propres enfants. Il pourrait suggérer qu'Hattie soit élevée dans sa famille.

Il pourrait essayer de lui prendre sa fille. Un puissant instinct protecteur la submergea à cette pensée.

Elle mourrait avant de renoncer à son enfant. Et elle ferait tout ce qui était en son pouvoir pour s'assurer qu'aucune rumeur ou fumée de scandale n'entache jamais l'avenir d'Hattie à cause d'une erreur dont elle seule était coupable.

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Aussi ne pourrait-elle jamais parler à Dexter de sa fille. Hattie devait être protégée à tout prix. Elle devait rester pour toujours, officiellement et sans aucun doute, la descendante du défunt duc de Cole. Ces trois dernières années, le seul but de Laura avait été protéger son enfant et cela ne changerait pas maintenant.

Elle franchit lentement la porte de communication qui reliait sa chambre à celle d'Hattie. Sa belle-sœur, qui s'était assurée que la nurserie de ses enfants se trouve non seulement à un autre étage, mais encore dans une autre aile de la maison, lui avait dit sans ambages qu'elle était folle de passer autant de temps avec sa fille.

— Vous vous préparez des ennuis pour l'avenir, avait— elle prédit sombrement. L'enfant va grandir en pensant qu'il est naturel de passer du temps avec vous et sera éternellement dans vos jupes. Mieux vaut lui trouver une bonne nourrice et laisser son éducation aux domestiques.

Ce qui, pensa Laura, expliquait probablement pourquoi son neveu et sa nièce semblaient ne pas aimer leurs parents.

Elle prit le portrait au fusain d'Hattie posé sur la commode et l'étudia un moment. Sa fille souriait, avec ses jolies joues rebondies, sa petite bouche en bouton de rose et ses boucles noires. Elle ne ressemblait pas à Dexter. Elle avait ses yeux noisette et les cheveux de son grand-père, mais, en réalité, elle ne ressemblait à personne en particulier. Elle était Hattie, tout simplement.

Le cœur de Laura se détendit un peu. Dexter ne reconnaîtrait même pas Hattie s'il la voyait au village. Pourquoi l'aurait-il reconnue puisqu'elle ne lui ressemblait pas ? Peut-être, se dit-elle avec une pointe d'amertume, ne croirait-il pas qu'elle était sa fille même si elle le lui disait. Comme il la prenait pour une femme dévoyée, il penserait que le père d'Hattie pouvait être n'importe lequel des nombreux amants qu'il lui prêtait.

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De toute façon, elle refusait de prendre le risque. Elle ne cacherait pas Hattie, bien sûr, car les gens le remarqueraient et jaseraient, mais elle devrait être très prudente.

Elle était si plongée dans ses pensées qu'elle n'entendit pas la porte d'entrée s'ouvrir ni les pas dans l'escalier. Un instant plus tard, la porte de la chambre s'ouvrit en coup de vent et Hattie se jeta sur elle, un bâton collant de sucre candi serré dans sa main. A voir ses joues rebondies, Laura suspecta que le reste de la sucrerie, un gros morceau, apparemment, était déjà dans sa bouche. Elle se pencha et prit sa fille dans ses bras.

— Maman ! Maman ! Candi ! — Je vois, dit Laura en souriant par-dessus ses boucles brunes

à la nourrice, qui se tenait sur le seuil. T'es-tu bien amusée, chérie ? J'espère que tu as été sage avec Rachel.

— M. Blount a donné des bonbons à lady Harriet, madame, dit Rachel. J'espère que cela ne vous ennuie pas. Et Mme Morton lui a donné des rubans lilas pour ses cheveux et un bout de dentelle pour faire une robe à une poupée. Les gens sont très généreux.

— Oui, c'est très gentil. Laura embrassa la joue de sa fille et passa une main sur ses

boucles douces. Elle savait que la plupart des boutiquiers de Fortune's Folly avaient pitié d'elle parce qu'elle n'avait pas de mari et que sa situation était difficile, mais comme faire la charité à une duchesse les mettait mal à l'aise, ils glissaient toujours de petits présents à Hattie. Presque tous les habits de la petite fille étaient coupés dans des chutes données par la couturière Mme Morton, et Hattie allait probablement avoir le ventre sucré par suite de la générosité de l'épicier, car il ne se passait pas un jour sans qu'il lui mette de côté un petit sac de bonbons, un paquet de biscuits ou un gâteau pour lequel il avait essayé une nouvelle recette. Mme Carrington, qui servait de cuisinière et de gouvernante à Laura, marmonnait qu'elle était tout à fait capable

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de faire ses propres gâteaux, merci, mais elle le disait doucement, car elle savait comme tout le monde que sans la générosité de leurs voisins la maisonnée souffrirait de la faim.

— M. Wilson m'a donné deux navets, annonça Rachel en riant. Il a dit que lady Harriet apprécierait de faire une lanterne pour Halloween avec l'un d'eux et que Mme Carrington pourrait faire de la soupe avec l'autre.

— Cela semble délicieux, dit Laura, mais je me demande comment vous vous êtes arrangée pour tout rapporter.

Elle sourit à Hattie. — Cela te plaira de fabriquer une lanterne, chérie ? — Oui, répondit la petite fille en frétillant pour se libérer. Sa mère la posa par terre et se tourna vers Rachel. — Peut-elle la faire dès maintenant ? — Non, milady, répondit fermement Rachel. C'est l'heure du

goûter. — Je vois, fit Laura d'un ton résigné. M. Blount vous a aussi

donné des beignets. — Avec des biscuits aux flocons d'avoine et de la confiture de

fraise, déclara la nourrice. Il a dit que ce serait perdu si je ne les prenais pas.

Elle tendit la main à Hattie. — Venez, madame. Il est temps de laver ce sucre de vos

doigts. — Je peux le faire toute seule, répondit la petite fille avec

dignité, en dédaignant sa main. Laura réprima un sourire. — Elle est indépendante, remarqua Rachel. Pensez donc,

madame. Un de ces jours, si on lui laisse la moitié d'une chance, elle se rendra toute seule au village. Elle a du caractère, la petite.

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La nourrice emmena Harriet au cabinet de toilette tandis que la petite argumentait au sujet de la lanterne. Elle finit même par obtenir la promesse que, si elle était sage, elles descendraient jouer dans la prairie au bord de l'eau.

Laura écoutait son bavardage d'une oreille distraite tout en rangeant et en pliant les vêtements d'Hattie. Elle éprouvait un mélange de contentement et d'émotions poignantes dont elle ne parvenait pas à définir la cause. Du caractère, avait dit Rachel. La petite Hattie, indépendante, hardie et heureuse, avec ses boucles d'ébène et sa nature intrépide...

Une vague de fierté l'envahit. Comment avait-elle pu donner naissance à une petite fille si merveilleuse ? Hattie était son petit miracle, un petit être exquis et extraordinaire que Dexter et elle avaient créé ensemble. Elle doutait de cesser un jour d'éprouver cet émerveillement.

Cette pensée éveilla alors sa culpabilité. Dexter était privé du plaisir de connaître sa fille et de la voir grandir. C'était elle qui lui déniait ce droit. Si seulement la situation était différente... Mais non, elle n'avait pas le choix. Elle ne pouvait un seul instant risquer l'avenir d'Hattie, son bonheur et sa sécurité.

Le tintement de la cloche de la porte d'entrée interrompit ses pensées.

— Ohé? Une voix féminine monta jusqu'à elle. — Laura ? Etes-vous là ? Heureuse de la distraction, Laura s'empressa de descendre

l'escalier de pierre pour débouler dans le vestibule. Comme toujours, Carrington n'avait pas entendu la cloche. Elle soupira. Il ne servait à rien de geindre sur les défaillances de son majordome ou de sa gouvernante, puisqu'elle les avait gardés délibérément pour les sauver d'un avenir incertain. Les deux époux avaient perdu la santé au cours des dernières années,

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passées au service de la nouvelle duchesse de Cole, une femme exigeante et excessive. Laura, se sentant coupable d'avoir laissé ses domestiques à la merci de Faye Cole, leur avait donc offert un nouveau foyer. A présent, cependant, elle songeait qu'il aurait mieux valu engager des serviteurs pour s'occuper d'eux. M. et Mme Carrington étaient tous les deux brisés, l'ombre de ce qu'ils étaient autrefois.

Miss Alice Lister, la voisine de Laura qui habitait Spring House, une jolie villa baptisée la Maison de la Source, se tenait dans l'entrée et jetait un œil par la porte du salon. Elle portait un bonnet de paille sur ses cheveux dorés et une très jolie robe de mousseline à rayures jaunes et crème, avec une pelisse assortie.

Laura aimait beaucoup Alice. Miss Lister avait été mise au ban de la société par la majeure partie du village, par ceux qui accordaient une grande importance au rang et au statut et qui étaient donc choqués qu'une femme connue pour avoir été une soubrette soit devenue riche, se soit acheté une belle maison et soit venue vivre parmi eux. De tels détails allaient contre l'ordre naturel des choses et les bonnes dames de Fortune's Folly n'étaient pas prêtes à approuver Alice.

Puis Laura était arrivée, le plus gros poisson dans la petite mare de Fortune's Folly, et Alice et elle étaient tout de suite devenues amies. Alice plaisait à Laura parce qu'elle n'était ni servile ni doucereuse et disait les choses exactement comme elle les voyait, qu'elle s'adresse à une duchesse ou à un valet d'écurie. Laura, entourée par des flagorneurs la majeure partie de sa vie, trouvait cela rafraîchissant.

— J'ai frappé, dit Alice. Je pensais que vous étiez peut-être descendue à la rivière cet après-midi...

Elle s'arrêta. — Oh ! Vous êtes allée dans la rivière ! — Comment le savez-vous ? demanda Laura.

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— Vous avez une herbe aquatique dans les cheveux. Que s'est-il passé ?

Laura soupira. — Je ne sais pas très bien. J'étais dans la barque et j'ai perdu

une rame, alors j'ai essayé de revenir au bord avec celle qui restait, mais j'ai fini par tourner sur place.

— N'essayez jamais de ramer avec un seul aviron, déclara Alice. Cela ne marche pas.

— Merci, je le sais à présent. J'ai attrapé une branche et j'aurais réussi à me stabiliser, sauf qu'elle a cassé et que j'ai dérivé vers le milieu de la rivière avant de passer par-dessus le barrage.

Laura fit une pause. Avait-elle imaginé que quelqu'un avait violemment poussé la barque ? Elle n'avait rien vu, car elle avait le soleil dans les yeux, mais elle avait cru entendre un bruit de pas...

Non. Cela devait être un pur produit de son imagination. Elle se ressaisit tandis qu'Alice poussait une exclamation étouffée et plaquait une main sur sa bouche.

— Laura, non ! Vous n'avez pas été blessée ? — Heureusement pas. J'aurais dû sauter dans l'eau et nager

jusqu'à la berge, mais après m'être cogné la tête je me sentais trop mal.

Elle prit une grande inspiration. — Par chance, M. Anstruther se trouvait là pour me sortir de

l'eau. Là. Elle était parvenue à mentionner Dexter avec à peine une

trace d'émotion et elle en était très fière. Dans quelque temps, des mois ou avec un peu de chance quelques jours, elle serait capable de penser à lui sans ressentir ce mélange complexe de culpabilité et de nostalgie.

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— M. Dexter Anstruther ? releva Alice avec de grands yeux. Le mystérieux gentleman qui loge à l'auberge du Morris Clown ?

— Oui. Il péchait à proximité.

— Voilà qui explique tout. Je l'ai croisé juste comme j'arrivais. Il était mouillé et portait plusieurs poissons. Cela répond à bien des questions que je me posais.

— Lesquelles?

— Pourquoi il y avait une flaque d'eau sur votre perron et des traces de pas humides dans votre entrée, pour commencer.

— Vous avez un talent pour les enquêtes, observa Laura.

Elle espéra que les pouvoirs de déduction d'Alice n'iraient pas jusqu'à deviner ce qu'elle avait fait avec Dexter Anstruther dans la buanderie. Elle pria aussi pour qu'aucun de ses sentiments ne se lise sur son visage.

— En effet.

Alice fronça les sourcils.

— M. Anstruther est un peu étrange, vous ne trouvez pas?

Etrange n'était pas le mot que Laura aurait employé pour décrire Dexter. Scandaleusement beau, terriblement tentant et très dangereux peut-être, mais pas étrange...

— Laura?

Alice penchait la tête sur le côté, l'air curieux. Laura s'exhorta à reprendre ses esprits.

— De quelle manière est-il étrange ? demanda-t-elle prudemment.

Alice agita la main d'un geste vague.

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— Oh, je ne sais pas très bien. Je pense parfois qu'il se conduit comme un homme plus âgé, alors qu'il ne doit pas avoir plus de vingt-sept ans.

— Il n'en a que vingt-six, de fait, dit Laura sans réfléchir. Que voulez-vous dire par « plus âgé » ?

— Il paraît très grave, et très responsable.

— Il peut le paraître, mais il y a deux ou trois ans seulement on parlait de lui comme d'un des libertins les plus audacieux de Londres.

Une nouvelle bouffée de culpabilité assaillit Laura. La déchéance de Dexter avait forcément quelque chose à voir avec la façon dont elle l'avait renvoyé.

— Même s'il était très responsable avant, ajouta-t-elle.

— Avant quoi?

Alice la transperça du regard.

« Avant que nous ne passions la nuit ensemble et que je ne ruine son caractère... »

Laura déglutit fortement.

— Avant... euh... avant qu'il ne devienne un libertin débauché.

— Ainsi il était responsable avant, et il est de nouveau responsable à présent. Quelque chose s'est sûrement produit entre ces deux périodes pour qu'il se conduise différemment, déclara pensivement Alice. Je me demande ce que c'est ?

— C'est une très bonne question.

Laura se mit à déplacer inutilement quelques bibelots sur la commode.

Le regard vif d'Alice était braqué sur son visage.

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— Quoi qu'il en soit, comment le savez-vous ?

La confusion de Laura s'accrut.

— Comment je sais quoi ?

— L'âge de M. Anstruther. Comment savez-vous qu'il n'a que vingt-six ans ?

— J'ai Molly et Rachel qui sont parfaites, fit remarquer Laura. Molly était la sœur de Rachel et servait à la fois de bonne à

tout faire et de soubrette pour Laura lors des rares occasions où elle le demandait. Les deux jeunes filles étaient compétentes, agréables à vivre et représentaient un véritable atout pour la maisonnée.

— Et il y a Bart pour le jardin. — Bart est si vieux et si infirme qu'il peut à peine se baisser,

observa Alice. Vous faites le jardinage vous— même, Laura. Ne pensez pas que je ne l'ai pas remarqué. A l'exception de Rachel et de Molly, vous tenez un hospice pour serviteurs incapables, ici.

— Eh bien, il n'y a aucune raison pour que je ne prépare pas le thé moi-même, déclara Laura, légèrement sur la défensive.

Elle prit la bouilloire en cuivre et la posa sur le fourneau. — Faire du thé n'a rien d'un mystère, pas plus que cuisiner ou

s'habiller soi-même... Ou encore faire pousser des légumes. — Mais vous êtes une duchesse ! se récria Alice d'un ton

horrifié. Ce n'est pas bien ! Laura rit. — Je suis une douairière sans argent. Et c'est ce qui est

merveilleux. En tant que duchesse douairière, je peux faire ce que je veux. Les membres de ma famille ne peuvent interférer et me dire ce que je dois faire — même s'ils ne se privent pas d'essayer — et je n'ai aucune obligation mondaine maintenant qu'Henry et

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la redoutable Faye sont duc et duchesse de Cole. Et après tout, la reine Marie-Antoinette jouait à la bergère, non ?

— Regardez ce qui lui est arrivé, dit Alice d'un ton lugubre. — Je n'ai aucune intention de perdre la tête, déclara

fermement Laura, au propre comme au figuré. — J'oubliais presque... J'ai des nouvelles choquantes. Alice appuya son menton sur sa main et fixa Laura de son

brillant regard brun. — Le village est sens dessus dessous. Nous sommes dans une

terrible situation et c'est entièrement ma faute. Vous vous souvenez que j'ai repoussé la demande en mariage de sir Montague Fortune en juillet?

— Bien sûr, répondit Laura en prenant la théière. — Apparemment, pour se venger, il a déterré une ancienne loi

qui lui donne le droit de prendre la moitié de nos fortunes. Oh, Laura, toutes les femmes célibataires de Fortune's Folly vont devoir se marier ou donner leur argent à sir Montague !

Laura posa lentement la théière. — Vous plaisantez sûrement ? Cela ne peut pas être légal.

C'est inique ! — A ce qu'il semble, c'est légal. Alice avait un air tragique. — Même si nous vendions toutes nos propriétés et quittions le

village, nous ne pourrions échapper à cette dîme parce qu'elle s'applique à toutes les femmes non mariées qui vivent ici actuellement. Aussi, je me demande si je devrais l'épouser afin de sauver les autres dames de Fortune's Folly.

— Je vous le déconseille, dit Laura en réprimant un sourire, tandis qu'elle mesurait le thé. Vous avez refusé sir Montague pour une raison, n'est-ce pas ?

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— Oui. Il ne me plaît pas. — Exactement. Et vous l'aimeriez encore moins si vous étiez

poussée à l'épouser. Elle retira la bouilloire du fourneau et versa l'eau bouillante

dans la théière. — En outre, je suspecte que maintenant que sir Montague s'est

rendu compte qu'il pouvait prendre la moitié de la fortune de toutes les femmes célibataires du village sans se marier, il ne se contentera pas d'une seule pour jouir des délices du mariage.

— Je suppose que non. Alice leva les yeux vers Laura. — Que faut-il faire ? Laura prit la boîte à biscuits sur l'étagère et la poussa vers son

invitée. — Goûtez ces biscuits aux flocons d'avoine, offerts par M.

Blount. Elle soupira. — Eh bien, pour ce qui est de moi, ma chère Alice, sir Monty

me prendra très peu d'argent, car je n'ai que cette maison et une misère pour l'entretenir. Mais cela ne signifie pas que je souhaite en donner la moindre partie et je peux certainement vous aider si vous le voulez, la rassura-t-elle en souriant. Je vais écrire sur-le-champ à mon avoué pour lui demander conseil sur les contre— mesures que nous pouvons prendre. Puis nous rallierons les dames du village pour nous opposer à sir Montague. Il doit y avoir quantité de démarches que nous pouvons entreprendre pour le réfuter. Une réunion à la bibliothèque de prêt dans les prochains jours, peut-être...

Laura éprouvait une bouffée d'excitation inattendue. Ce n'était pas grand-chose d'organiser une révolte contre leur cupide châtelain, mais cela lui donnait l'impression de faire quelque

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chose d'utile. Il y avait trop longtemps qu'elle manquait d'une cause à défendre.

Alice la regardait avec admiration. — Vous êtes splendide, Laura ! Si intelligente ! Bientôt, sir

Montague battra en retraite, vaincu. — Voilà qui explique la présence de M. Anstruther à Fortune's

Folly, dit alors Laura, frappée par une idée soudaine. Il doit être ici pour rechercher une riche épouse.

Elle sentit son humeur bouillir à cette pensée. Le toupet de Dexter Anstruther, qui venait au village pour trouver une femme et lui proposait à elle de devenir sa maîtresse en même temps ! Lui qui était autrefois un nomme de principes ! Il avait raison : il avait changé.

— Le vaurien ! s'exclama-t-elle, son indignation s'accroissant. Tout le monde sait qu'il est aussi pauvre qu'une souris d'église. Il n'est qu'un chasseur de fortune !

— Il n'est pas le seul, commenta Alice. En venant ici, je trébuchais sur les gentlemen venus de Londres. J'ai à peine pu traverser la place du marché sans être importunée par un aventurier ou un autre.

— Eh bien, dit Laura en remuant si méchamment le thé qu'il coula sur la table. Ils vont découvrir que les dames de Fortune's Folly ne sont pas des cibles faciles. Quelle arrogance ! Penser qu'ils peuvent venir ici avec leur vernis citadin et entraîner une héritière ou une autre à l'autel.

Elle prit les tasses avec une violence qui mit en danger sa porcelaine ancienne. Ainsi, Dexter Anstruther était venu à Fortune's Folly pour pourchasser une riche rentière. Eh bien, elle lui montrerait son erreur. Il allait regretter le jour où il était venu chercher une épouse fortunée. Elle s'en assurerait.

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5 Dexter tenait à la main une lettre de la duchesse douairière de

Cole. Les termes qu'elle y employait lui rappelaient la Laura Cole qu'il avait connue quatre ans plus tôt, la parfaite duchesse, élégante et gracieuse.

« Cher monsieur Anstruther, écrivait-elle, je vous remercie beaucoup du service que vous m'avez rendu aujourd'hui en me sauvant d'une noyade certaine... » Dexter soupira. Comme toujours, Laura Cole se conduisait selon les règles de la bienséance. Mais à quoi s'attendait-il ? Quelque chose du genre : « Cher monsieur Anstruther, je vous remercie beaucoup de votre offre d'être mon amant sur la base d'une satisfaction et d'un plaisir mutuels. Ayant réfléchi à la question, je crains de devoir décliner votre proposition. Bien que j'aie couché avec vous par le passé, je n'éprouve plus de passion à votre égard... » ?

En réfléchissant calmement à la question, Dexter devait bien reconnaître que séduire Laura n'était pas la chose la plus intelligente à faire dans sa situation. Il était à Fortune's Folly en premier lieu pour travailler, et aussi pour trouver une riche épouse. Laura Cole était une veuve désargentée, et pas du tout convenable. Le fait qu'il la veuille dans son lit maintenant plus que jamais était une distraction irrationnelle qu'il devait ignorer, tout particulièrement parce qu'elle avait établi très clairement son dédain pour lui. Mais, même ainsi, l'envie d'aller la trouver de nouveau, de la voir, de lui parler, d'être simplement près d'elle le tourmentait et ne lui laissait aucun répit. Ça le démangeait. Il haussa les épaules d'un geste irrité.

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— Allons-nous à la réunion ? demanda Miles Vickery a'un ton traînant, en s'adossant à son fauteuil. Ou allez-vous rester assis ici à relire ce billet toute la soirée ?

Miles était arrivé une heure plus tôt avec de nouvelles instructions de lord Liverpool et la ferme intention de se trouver une héritière le plus vite possible. La nouvelle de l'infâme plan de sir Montague de remettre en vigueur la Taxe sur les Dames s'était répandue en ville comme une traînée de poudre, et l'endroit s'emplissait d'aventuriers venus de Londres.

Avec un soupir, Dexter plia le billet de Laura et le glissa dans sa poche intérieure.

— Je vous demande pardon. Je n'avais pas idée que vous étiez si pressé.

— J'ai besoin de me trouver une riche épouse, déclara Miles. Je pensais que vous étiez sur le marché pour une femme, vous aussi.

— Comme les dames viennent juste d'apprendre qu'elles perdront la moitié de leur fortune si elles ne se marient pas dans l'année, je doute que nous soyons accueillis avec chaleur, observa sèchement Dexter.

— Nous les persuaderons. Les séduirons pour les amener à notre point de vue, s'il le faut. Compromettre une dame est un moyen très efficace de mettre la main sur sa fortune.

— Et très déshonorable, répliqua Dexter. Parfois, Miles lui donnait l'impression de n'avoir aucun

scrupule ni principe en ce qui concernait les femmes. Non qu'il puisse lui-même se permettre les scrupules et les principes qui l'habitaient.

Miles avait aussi apporté avec lui une lettre de sa sœur Annabelle. Rédigée de l'écriture ample et extravagante de Belle, elle rappelait à Dexter toutes les raisons pour lesquelles il devait

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faire un mariage d'argent. Comme s'il avait besoin qu'on le lui rappelle. Sa sœur écrivait :

« Maman avait trop bu hier soir et a laissé entendre que tu n'étais pas allé dans le Yorkshire seulement pour pêcher, cher Dexter, mais aussi pour t'offrir sur l'autel du mariage pour notre bien à tous ! Quel noble sacrifice ! Tu es vraiment le meilleur des frères ! »

Sa lettre continuait dans la même veine, expliquant combien Belle attendait avec impatience son entrée dans le monde l'année prochaine et comment Charley et Roland avaient perdu leur chemise au jeu la nuit précédente, alors que leur mère avait dépensé une somme exorbitante pour s'acheter une magnifique robe de chambre bleu paon. La liste de leurs extravagances l'avait fait frissonner.

Il y avait également une courte note de la pupille de son père, Caroline Wakefield, dont tout le monde savait qu'elle appartenait à la tribu Anstruther sous la fausse respectabilité d'une prétendue tutelle. Caro avait écrit, en colère :

« Cher Dexter, je t'en prie, n'écoute pas les bêtises de Belle. La vérité est que si nous n'avons pas d'argent nous devrons tous économiser et, en dernier recours, trouver du travail. Belle ne mourra pas de perdre une saison, et ta mère aurait plus à dépenser en robes si elle dépensait moins en gin. Si tu choisis de faire un mariage d'argent pour nous, alors tu es un sot. »

Dexter sourit sombrement et rangea les lettres. Caro avait grandi sans illusions sur sa place dans le monde et avait une approche beaucoup plus pratique des questions d'argent que ses autres frères et sœurs. Il essaya l'imaginer Belle, blonde et évaporée, allant gagner sa vie. Une image impossible à concevoir...

— Je devrais rester ici pour travailler, dit-il en désignant la lettre de lord Liverpool, et vous aussi. Liverpool dit qu'il y a

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quelqu'un qui peut peut-être nous aider dans l'affaire Warren Sampson et que vous arrangerez des présentations...

— Plus tard, coupa Miles en le prenant par le bras et en le faisant sortir de la chambre. Et de toute façon, il s'agit là de travail, Dexter. Il faut que vous écoutiez les ragots et rencontriez les suspects. Quel meilleur moyen de le faire qu'en se mêlant à tous les chasseurs de fortune et à toutes les héritières de la réunion?

Ils sortirent sur la place du marché. C'était une nuit agitée, le vent s'était levé et la lune se cachait derrière des nuages menaçants. L'auberge du Morris Clown, un vaste relais de poste qui remontait à l'époque médiévale, se trouvait du côté sud de la place, en face des salles de réunion de la ville, petites mais bien aménagées. Cinquante ans plus tôt, Fortune's Folly n'était guère plus qu'un hameau, c'était alors que le grand-père de sir Monty avait décidé d'exploiter les sources naturelles situées autour du village à des fins médicinales. Il avait créé un établissement thermal, un petit parc, construit une salle de réunion et une bibliothèque, et avait fait de Fortune's Folly une station thermale prisée. Il y avait de nouvelles maisons et boutiques, et en été le village attirait des visiteurs venus d'Harrogate et d'York. Maintenant que Fortune's Folly était également devenu le marché du mariage d'Angleterre, il attirait une bonne quantité de canailles.

— Oh, mon Dieu ! s'exclama M. Argyle, le maître de cérémonies, d'un air affligé en les voyant. Pas deux gentlemen de plus ! C'est désastreux !

Il ouvrit les portes des salles de réunion et Dexter vit immédiatement le problème : l'endroit était bourré d'hommes en tenue de soirée et on apercevait à peine une dame.

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— Tous les visiteurs respectables ont quitté le village, se plaignit M. Argyle. Ils disent que Fortune's Folly est empli de vauriens chasseurs de fortune qui ruinent la qualité du lieu.

— Ils ne se trompent pas, dit Miles. Il prit le bras de Dexter. — Regardez, il y a ce sacré libertin Jasper Deech. Il cherche

une femme riche depuis des années. — Vous aussi, fit remarquer Dexter. Et moi également. — C'est différent, protesta Miles sur un ton offensé. Deech est

très déplaisant. Il marqua une pause. — Il n'est pas impossible qu'il puisse être le criminel que nous

recherchons. Je me suis souvent demandé d'où venait son argent. Et voici Warren Sampson, là-bas...

Il désigna un homme d'âge moyen, au teint rubicond, qui se balançait sur ses talons en observant la salle.

— Je ne puis croire qu'il cherche une épouse ici. Il n'a pas besoin d'une fortune.

— Les hommes de ce genre veulent toujours accroître leur capital, dit sèchement Dexter. Mais je pensais qu'il était déjà marié ?

— Il a enterré sa deuxième femme l'an dernier, alors il cherche peut-être à la remplacer. En parlant de personnages déplaisants, n'est-ce pas Stephen Armitage, là-bas, qui fait le beau devant Laura Cole ? Ce n'est certainement pas le mariage qu'il cherche ! Déjà, à Londres, il a essayé d'accrocher son intérêt alors qu'elle était toujours en deuil. Cela ne se fait pas du tout.

Dexter pivota si vivement qu'il bouscula un valet, manquant de renverser le plateau que l'homme portait. Il s'excusa tout en tentant de redresser les boissons avant qu'elles ne se renversent sur ses chaussures et celles de Miles. Il n'avait pas pensé que

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Laura serait présente ce soir-là, mais il se demandait à présent pourquoi il avait fait cette supposition. Même si la raison d'être de cette réunion était de pousser les jeunes dames des environs à rencontrer des hommes à marier, c'était aussi l'occasion pour tous les membres de la communauté de se retrouver et de bavarder, et ce soir-là les sujets de discussion étaient nombreux.

— Laura est en forme ce soir, déclara Miles, en observant toujours la duchesse douairière d'un air appréciateur. J'ai toujours pensé qu'elle était beaucoup plus jolie qu'on le disait. Maintenant qu'elle est débarrassée de son goujat de mari, elle est positivement épanouie...

Il s'interrompit en bafouillant quand Dexter l'attrapa par son écharpe et serra.

— Vous vous montrez terriblement familier en parlant ainsi de Sa Grâce et en l'appelant par son prénom, dit Dexter, les dents serrées.

La pensée insupportable que Miles puisse être l'un des amants de Laura prit racine dans son esprit et il ne pouvait l'en déloger, malgré ses efforts. Miles était un débauché de premier ordre et ses conquêtes étaient légendaires. Bien sûr, il ne devrait pas s'inquiéter que Laura vienne s'ajouter à la longue liste de conquêtes de Miles, pourtant, il n'avait pu s'empêcher de réagir aux paroles de son ami. La fureur, aussi incontrôlable qu'inattendue et illogique, altérait trop son esprit pour qu'il puisse raisonner. Combien d'amants pouvait-elle avoir? Miles, Stephen Armitage, et sans doute une douzaine d'autres ou plus...

— Du calme, mon vieux, protesta Miles en agitant les bras, la respiration sifflante. Laura est ma cousine ! Je la connais depuis l'enfance. Pourquoi ne l'appellerais-je pas par son prénom ?

Sa cousine. Ce mot apaisa la rage qui avait plongé son esprit dans un brouillard opaque. Laura était la cousine de Miles, pas sa maîtresse. Il desserra légèrement son emprise.

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— Votre cousine ? Les yeux de Miles étaient exorbités. — Exactement. Vous vous rappelez que quand nous étions à

Londres je vous ai dit que j'avais une cousine qui habitait ici ? Et de toute façon, qu'est-ce que cela peut vous faire, Dexter ?

Ce dernier le relâcha lentement. — Je l'ignorais. Je croyais que votre cousine était la duchesse

de Devonshire. — Elle l'est aussi. Miles semblait offensé. — Par tous les diables, que vous arrive-t-il, Dexter ? Il n'y a

pas de raison que vous connaissiez toutes les ramifications de mon arbre généalogique, si ? J'ai des cousins dans toute la haute société, si cela vous intéresse.

— Bonsoir, Miles. Monsieur Anstruther... Dexter et Miles sursautèrent au son de cette voix. Laura se tenait devant eux dans une sublime robe de soie bleu

nuit rebrodée de minuscules diamants. Elle était discrètement décolletée sur sa poitrine, mais il sembla à Dexter que la modestie de la coupe et l'étoffe moulante ne servaient qu'à mettre en valeur la pure sensualité de ses courbes. Chaque fois qu'elle bougeait, chaque fois qu'elle respirait, la robe étincelait avec l'éclat de mille petites étoiles. Elle était exquise. Il se sentit brûler rien que de la regarder.

Ses cheveux étaient relevés au moyen d'une barrette de diamants assortie. Ils brillaient de riches reflets châtains et dorés et paraissaient demander à être défaits et caressés. Dexter eut l'impression soudaine de suffoquer. Il resta immobile, à la contempler, encore sous le choc de la surprise. La froide rationalité qui lui était coutumière semblait l'avoir déserté. Il ne pouvait ni bouger ni parler.

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— Y a-t-il un problème quelconque ? demanda Laura en regardant les mains de Dexter toujours posées sur les épaules de Miles.

— Pas du tout, répondit-il en revenant à lui et en lissant d'un geste hâtif la jaquette de Miles. Lord Vickery avait amplement un petit embarras avec son habit.

— La prochaine fois, vous pourrez appeler mon tailleur au lieu d'essayer de m'aider vous-même, dit Miles en le fusillant du regard.

Il ajusta sa jaquette et s'inclina devant Laura, lui prenant la main pour y presser ses lèvres.

— Comment allez-vous, Laura? demanda-t-il. Il faisait exprès d'insister sur l'emploi de son prénom, sans

aucun doute. — C'est bon de vous revoir. Vous êtes divine, ce soir. Ce doit

être une des créations de Mme Hortense, je pense. Incapable de s'en empêcher, Dexter lança d'un ton acéré : — Je croyais que Sa Grâce était une parente à vous, Miles? — Pas une parente proche, répondit Miles en décochant un

sourire carnassier à Laura. — Merci du compliment, Miles. Le sourire de Laura contenait une pointe de malice. — Mais vous n'avez pas besoin de perdre votre temps avec

moi quand il y a ici d'autres dames bien plus riches et plus intéressantes que moi.

Elle se haussa gracieusement sur la pointe des pieds et l'embrassa sur la joue.

— Même ainsi, c'est un plaisir de vous voir, également. — Vous êtes toujours aussi convenable, répondit Miles en lui

souriant.

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— Et aussi insensible à vos flatteries, précisa-t-elle, ses lèvres s'incurvant en un sourire irrésistible. Veuillez vous rappeler que je suis une duchesse douairière. Miles, pas une verte jeune fille troublée par vos compliments.

Miles lâcha sa main avec une réticence évidente. Dexter se hérissa.

— Vous êtes la douairière la plus séduisante que je connaisse, déclara Miles, et croyez-moi, j'en ai connu beaucoup et de toutes les façons possibles.

— Assez, Miles, coupa Laura. Son ton sévère fit naître chez Dexter un frisson très

inapproprié de désir. — Je ne veux rien savoir de vos conquêtes, et n'ai aucune

intention de rejoindre leurs rangs. — Oh ! très bien... Miles soupira. — J'espère qu'Hattie va bien, dit-il, revenant à un ton qui

correspondait plus à un cousin. J'ai apporté quelques cadeaux pour elle de la part de ma mère. Si je pouvais passer vous voir demain...

Dexter sourit. L'image d'un débauché comme Miles venant de Londres avec des jouets d'enfant dans ses bagages était irrésistible. Son ami lui jeta un regard noir.

— Bien sûr, répondit Laura. Il sentit plus qu'il ne vit le bref coup d'œil qu'elle lui lança en

prononçant ces mots. Son ton était légèrement crispé. — Hattie sera ravie de vous voir. — Epatant, dit Miles. Laura se tourna vers Dexter en arborant un sourire rien plus

froid que celui qu'elle avait réservé à son cousin. On aurait dit

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qu'elle ne s'adressait à lui que parce que a politesse l'exigeait. Il se sentait exclu et cela ne lui plaisait pas. Il mourait d'envie de le lui faire remarquer, de la pousser à réagir. Cette vierge de glace ne pouvait être plus différente de la femme sensuelle qu'il avait tenue dans ses bras quelques heures plus tôt.

Il croisa son regard et, pendant une fraction de seconde, l'attirance vibra de nouveau entre eux. Le bruit de la foule parut s'estomper, il n'y avait plus que Laura et lui se dévisageant. Pourtant, il ne voulait pas la regarder, il ne voulait pas céder à cette faiblesse.

Miles s'éclaircit bruyamment la gorge et ils sursautèrent tous les deux.

— Je me demandais ce qui vous avait amené à Fortune's Folly, monsieur Anstruther, dit Laura d'un ton glacé, en couvrant son embarras d'une froideur arctique qui le gela jusqu'à la moelle. Je présume que Miles et vous êtes ici à cause de l'outrageux édit de sir Montague ? C'est la seule chose, à mon avis, qui amènerait deux gentlemen aussi peu convenables dans le nord.

— Un homme doit accomplir son devoir, dit Miles d'un air lugubre, aussi répugnant que cela paraisse.

— Quelle admirable approche du mariage, Miles ! s'exclama-t-elle en riant.

— Et vous, monsieur Anstruther ? De nouveau, son ton se rafraîchit tandis qu'elle se tournait

vers Dexter. — Avez-vous les mêmes sentiments ? Votre maman n'a pas

caché qu'elle souhaitait vous voir chercher une épouse riche et accommodante.

Elle usait de dérision, comme si Dexter était encore dans les jupes de sa mère.

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— Dexter doit faire plus d'efforts pour trouver une jeune fille qui lui convienne, intervint Miles, en souriant avec malice à son ami. Il est trop sacrément, pardon, fichtrement singulier.

— Peut-être que vous échouez à trouver une fiancée convenable parce que la plupart des jeunes dames refusent désormais de se montrer accommodantes, déclara Laura.

Elle décocha un regard moqueur à Dexter. — Est-ce ce que vous souhaitez, monsieur Anstruther ? Une

cervelle d'oiseau ? Non, tout ce qu'il souhaitait, c'était répondre à ses

provocations en lui imposant un baiser fougueux, en la serrant dans ses bras à lui faire perdre la tête. Il avait envie d'elle à tel point qu'il se sentait oppressé dans ses vêtements, comme s'ils étaient trop serrés et l'étouffaient. Il avait envie d'attraper Laura et de l'emporter de force avec lui, loin de ce carcan de bienséances. Il voulait oublier que sa vie était gouvernée par la raison et l'ordre, ces temps-ci, et se montrer définitivement désordonné et irrationnel.

— Et qu'en est-il de vos propres projets matrimoniaux, Votre Grâce ? demanda-t-il d'un ton lisse, réprimant des instincts qui devenaient de plus en plus ingouvernables à chaque minute qui passait. Vous êtes, après tout, une femme seule résidant à Fortune's Folly. En tant que telle, vous remplissez toutes les conditions pour être soumise à l'impôt de sir Montague. Etes-vous résignée

— à lui remettre la moitié de votre fortune ? Laura rit. — Certainement pas, monsieur Anstruther ! Je n'ai aucune

intention de le faire. Mais avec une fortune aussi petite que la mienne, j'imagine que je suis une part négligeable du plan de sir Montague.

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— Je doute que sir Montague voie n'importe quelle somme d'argent comme négligeable, Votre Grâce.

— Eh bien, il ne mettra pas la main sur le peu que je possède, assura Laura d'un ton coupant.

— Alors, vous allez vous marier pour éviter la taxe ? Dexter savoura l'éclat de colère qui s'alluma dans les yeux de

la duchesse. — C'est encore moins probable que le fait que je remette de

mon plein gré ma minuscule fortune, monsieur Anstruther, rétorqua-t-elle. J'ai eu un époux et n'en souhaite pas un second.

Dexter voulait bien croire que Laura ne souhaitât pas entraver de nouveau sa liberté après s'être enfin débarrassée de l'infâme Charles. Et pourquoi le ferait— elle, quand les veuves pouvaient avoir des amants à leur guise à condition de montrer un peu de discrétion ? Cette pensée ne fit rien pour calmer son irritation.

— Savoir comment vous pensez résoudre ce dilemme me fascine, dit-il. Il me semble que les options sont limitées : c'est se marier ou payer, non ? demanda-t-il en haussant les sourcils. N'êtes-vous pas piégée, Votre Grâce ? L'édit de sir Montague est étayé par la loi, aussi déplaisant que cela soit. Vous n'avez sûrement pas l'intention d'enfreindre cette loi? Vous, une duchesse douairière et un pilier de la communauté ?

Un instant, il crut voir une trace d'amusement sur le visage de Laura, puis elle voila de nouveau son expression.

— La loi peut être contestée devant les tribunaux, répondit-elle sèchement.

— Ah ! je vois. Le sourire de Dexter s'élargit. — Vous comptez dépenser une fortune que vous ne possédez

pas en hommes de loi pour réfuter sir Montague ? — C'est le principe de la chose qui compte, répliqua-t-elle.

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— Et vous êtes une personne si pleine de principes. Une bouffée de colère l'envahit devant son hypocrisie. — Comme vous, monsieur Anstruther. Laura promena un regard dédaigneux sur les débutantes

présentes dans la salle afin d'expliciter ses propos. — Ce séjour représente une excellente façon de gagner du

temps pour vous : ainsi, vous combinez votre quête d'une épouse et d'une maîtresse au même endroit !

Tandis que leur échange se faisait de plus en plus houleux, ils s'étaient rapprochés l'un de l'autre et se touchaient presque à présent. Il pouvait voir toutes les petites taches dorées dans les yeux noisette de Laura et l'ombre de chacun de ses cils sur sa peau. La courbe de sa joue s'ajusterait si bien à sa paume, de la même manière que ses lèvres s'étaient ajustées aux siennes comme si elles étaient faites pour lui. Il voulait l'embrasser de nouveau et ressentir le délicieux abandon qu'il avait ressenti plus tôt. A ce souvenir, son désir devint insupportablement douloureux.

Tous deux avaient oublié Miles, qui observait leur échange en haussant les sourcils.

— Excusez-moi, murmura-t-il. Je constate que vous n'avez pas besoin de moi. Je pense que je vais aller faire un tour à la salle de jeu.

Une expression choquée passa sur les traits de Laura. Elle regrettait sûrement d'avoir laissé leur conversation aller aussi loin. Détachant son attention de lui, elle porta une main gantée à sa gorge. Elle tremblait légèrement. Les diamants de son corselet miroitaient à chaque inspiration mal assurée qu'elle prenait et Dexter fut lui aussi gagné par l'incertitude : il s'était égaré, il avait oublié où il se trouvait tellement il avait été absorbé par sa conversation avec elle.

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Un bruit sec et des voix agitées résonnèrent par-dessus le bourdonnement de la salle. Tous deux se retournèrent, soulagés par cette interruption. Sir Montague venait de faire son entrée accompagné de son frère Tom, et quelqu'un lui avait aussitôt balancé un verre de citronnade dans la figure. L'auteur de cet outrage était une très jolie jeune dame qui semblait à peine sortie de l'école. Tom Fortune, un jeune homme à l'air espiègle doté de tout l'humour dont était dépourvu son frère, riait tandis que Monty brossait les gouttes de liquide de sa redingote.

— Monty ! glapit la débutante. Comment osez-vous comploter de voler mon argent, espèce de grand benêt ? Je vous le ferai payer !

— Connaissez-vous lady Elizabeth Scarlet, la demi— sœur de sir Montague ? demanda Laura. Sa mère était d'abord mariée au père de sir Montague, puis à sa mort elle a épousé le comte de Scarlet. Lizzie est la pupille de sir Montague maintenant que ses deux parents sont morts. Il l'a, assez naturellement, irritée avec son plan cupide. Ils ont une relation explosive.

— Je ne m'en serais pas douté, ironisa Dexter. Il secoua la tête avec réprobation. — Je serais enclin à penser que sir Montague mérite la moitié

de sa fortune pour avoir à supporter une telle harpie de sœur. Laura fit claquer sa langue. — Quel homme pompeux vous faites, monsieur Anstruther.

On jurerait que vous avez soixante-seize ans, et non vingt-six. Visiblement, vous devrez rayer lady Elizabeth de votre liste de femmes à épouser. Je vois ce que Miles veut dire quand il déclare que vous êtes trop singulier.

Dexter la regarda d'un air soupçonneux. — Qu'est-ce qui vous fait penser que j'ai une liste, Votre

Grâce ?

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Les yeux noisette de Laura brillèrent d'un amusement malicieux.

— C'est le genre de choses que vous feriez. Travail de fond, préparation, enquête...

Elle agita la main d'un geste évasif. — Ce sont vos caractéristiques, n'est-ce pas, monsieur

Anstruther ? Bien sûr, que vous auriez une liste. Vous êtes le genre d'homme qui pense qu'il a tout organisé et qui voit ensuite les choses échapper spectaculairement et inexplicablement à son contrôle.

Son jugement était si étrangement exact que Dexter en resta muet un moment.

Ils observèrent en silence le domestique qui arrivait en trombe, muni d'une serviette pour sir Montague et d'un linge pour essuyer les flaques de citronnade sur le sol.

— Vous ne pouvez sûrement pas approuver les actions de lady Elizabeth ? s'enquit Dexter. Elles ne sont guère en accord avec votre chère bienséance.

Laura lui décocha un regard hostile. — Vous avez raison, bien sûr. Je n'approuve pas le erre de

citronnade. Cela peut tacher les parquets. Elle observa sir Montague quitter la salle en tamponnant son

visage et ses habits et elle soupira. — Il bat en retraite, vaincu, remarqua-t-elle. Si seulement la

guerre pouvait être remportée aussi aisément que cette première bataille.

Soudain, elle se tourna face à Dexter. — Si vous pensez trouver votre innocente petite lancée à

Fortune's Folly, vous devriez y réfléchir à deux fois, monsieur Anstruther.

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Elle frappa sa paume gantée de son éventail fermé, en un geste qui trahissait son irritation.

— Ce serait une erreur. Dexter se rapprocha d'elle. Elle sembla troublée par sa

proximité et essaya de s'écarter, mais la foule était nombreuse maintenant, et les poussait l'un vers l'autre. Leurs corps se frôlaient, ses jupes frottaient sa cuisse, éveillant des vagues de volupté en lui. Il percevait la chaleur qui émanait d'elle à travers la soie fine et sentit aussi le minuscule frisson qui la traversa lorsque leurs corps se touchèrent. Une bouffée de désir l'assaillit aussitôt, une faim brûlante qui suffisait à bannir toutes pensées logiques et à évoquer des visions de draps froissés, de son corps pâle et nu dans le clair de lune.

— Je suis fasciné de découvrir que vous prenez un tel intérêt à mes projets matrimoniaux, Votre Grâce, dit-il doucement.

Le rose monta aux joues de Laura sous l'effet de la colère et certainement de l'excitation qu'elle s'efforçait de dissimuler.

— Je ne m'intéresse ni à vous ni à vos plans, déclara-t-elle d'un ton coupant, en reculant tandis que la foule s'écartait un peu. Je ne fais que vous prévenir, monsieur Anstruther. Nous ne voulons pas de chasseurs de fortune ici.

— Et vous êtes certaine que vous n'êtes pas personnellement concernée par mon cas ?

Elle eut un rire bref. — Vous avez une remarquable bonne opinion de vous-même,

monsieur Anstruther. Pourquoi m'en soucie— rais-je ? Je n'ai pas cherché à vous rencontrer ce soir. Je ne recherche pas la compagnie d'un homme assez hypocrite pour me censurer pour ma conduite, tout en jouant un double jeu lui-même.

Elle ouvrit son éventail avec colère.

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— Vous êtes comme les autres, n'est-ce pas ? Comme je le disais plus tôt, vous cherchez en même temps une épouse docile et une maîtresse complaisante.

Dexter rit. — Personne ne pourrait vous décrire comme complaisante,

Votre Grâce. — Personne ne dira non plus que je suis votre maîtresse !

riposta-t-elle, plissant ses yeux noisette avec dédain. Quant à l'épouse docile, je suggère que vous l'oubliiez aussi et quittiez le Yorkshire immédiatement. Je suis persuadée que vous êtes bien mieux fait pour Londres. En outre...

Elle agita de nouveau son éventail d'un geste irrité. — ... vous aurez beaucoup de mal à trouver une dame encline

à accepter votre cour si vous mettez la pêche avant votre fiancée, comme vous semblez le faire. Vous êtes sûrement conscient qu'un homme digne de de nom ne pêche pas ?

Dexter lui décocha un regard qui lui remit le rouge aux joues. — Je n'ai pas eu de plaintes, madame. Et c'est vous qui avez

repoussé un homme digne de ce nom tout à l'heure parce que vous ne pouviez pas en venir à bout.

Il vit ses yeux s'élargir sous le choc de cette provocation outrageuse et délibérée.

— Oh ! vous... Elle leva la main et il referma durement les doigts sur son

poignet. — Vous ne me frapperiez sûrement pas en public ? Son ton était doux et moqueur. Il attira à lui son corps qui

résistait, sentant sa chaleur brûlante, sa tension et sa colère. Son propre corps était tendu ; le besoin d'elle tambourinait dans ses veines, détruisant tout bon sens et toute pensée rationnelle.

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— Quelle conduite scandaleuse ce serait de la part de la parfaite duchesse douairière de Cole, ajouta-t-il. Voulez-vous détruire cette façade vous-même, Votre Grâce, ou le ferai-je pour vous ?

Pendant un moment, ils se regardèrent dans les yeux et il vit la fureur qui brûlait dans son regard, ainsi que l'ombre de la peur qu'il mette sa menace à exécution et 1'embrasse ici, maintenant, devant l'assemblée réunie.

Dexter imagina ce que ce serait de la courber tel un arc sur son bras, de prendre cette bouche tentante, de s'abreuver d'elle jusqu'à ce qu'il soit enfin rassasié. Ce n'était peut-être pas un comportement digne d'un homme qui cherchait une épouse accommodante, mais certainement celui d'un homme rendu fou de désir par une femme dévoyée.

Laura arracha son poignet à son emprise et fit un pas en arrière. Son visage était échauffé comme une rose épanouie et ses yeux brillaient.

— Vous vous oubliez, monsieur Anstruther, dit-elle. Où est votre contrôle ?

Elle lissa ses jupes d'un geste nerveux et Dexter éprouva une satisfaction sauvage en voyant ses mains trembler.

— Pour commencer, je suis venu saluer Miles, déclara-t-elle calmement. La prochaine fois que je vous verrai avec lui, je passerai mon chemin.

— C'est ce que vous dites, mais votre cousin est parti depuis longtemps.

Il désigna d'un signe de tête Miles qui se tenait sur le seuil de la salle du buffet, faisant la conversation à Alice Lister.

— Pourtant, vous êtes toujours ici avec moi, malgré votre suggestion que nous nous évitions.

Laura mordilla sa voluptueuse lèvre inférieure.

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— On peut aisément remédier à cela. Bonne soirée, monsieur Anstruther. J'espère que vous rentrerez bientôt chez vous. Vous êtes à votre place à Londres, où vos ineptes habitudes libertines seront plus appréciées.

Elle tourna vivement les talons et s'éloigna de lui. Prenant une profonde inspiration, Dexter laissa la tension quitter son corps. Son cœur battait toujours aussi vite, le désir puisait toujours dans ses veines, mais il se sentait refroidi.

« Vos ineptes habitudes libertines... » Il ressemblait plus à son père qu'il ne l'avait pensé, qu'il ne le

voulait. Il se reconnaissait à peine quand il était avec Laura. Il perdait son contrôle et son besoin d'elle semblait distordre tout le reste.

Il regarda sir Jasper Deech qui se faufilait pour accoster Laura avant qu'elle n'atteigne la porte de la salle. Lord Armitage était tapi sur le côté, attendant l'occasion de se glisser entre eux. Tom Fortune lui envoya un baiser à travers la salle. L'humeur de Dexter s'assombrit en pensant que tous ces hommes voyaient probablement Laura comme une veuve susceptible de leur prodiguer le genre de divertissement qui compenserait l'ennui de courtiser une héritière virginale. Peut-être imaginaient-ils qu'ils pouvaient fréquenter une débutante le jour et s'ébattre la nuit avec une jolie veuve. Et peut-être accueillerait-elle bien leurs avances. Il savait que cela n'aurait pas dû lui importer et c'était justement ce qui rendait la chose encore plus insupportable.

« Vos ineptes habitudes libertines... » La voix de Laura résonnait dans son esprit, moqueuse. Il serra

les poings. Par tous les diables ! Il était venu à Fortune's Folly dans le simple but d'enquêter sur une affaire pour lord Liverpool et de trouver une héritière à épouser s'il le pouvait. Comment les choses étaient-elles devenues si vite si compliquées ? Il n'avait aucun désir pour les débutantes insipides qui peuplaient la salle,

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en revanche, le désir qu'il éprouvait pour la duchesse douairière de Cole était bien trop violent. Impossible de se laisser aller à une liaison avec Laura. En outre, c'était le genre de choses que lui, Dexter Anstruther, ne faisait tout simplement pas ces temps-ci. Perdre la tête, embrasser Laura, brûler de lui faire l'amour, tout ça correspondait à une autre partie de sa vie. Ce comportement n'était pas digne d'un homme responsable et droit qui ne recherchait rien d'autre qu'une vie bien ordonnée et une épouse docile.

Lord Armitage se penchait maintenant pour reluquer le décolleté de Laura sous le prétexte de lui baiser la main. Une fureur primaire et possessive submergea Dexter. Allait-il provoquer en duel tous les libertins de Fortune's Folly ? Si ces canailles posaient ne fût-ce qu'un doigt sur Laura Cole, c'était exactement ce qu'il craignait de faire et cette conduite ne serait absolument pas celle d'un homme rationnel.

Il passa un doigt dans son col pour le desserrer un peu. Qu'est-ce qui pouvait bien le faire penser ce genre de choses ? Cela ne lui ressemblait pas du tout. Sapristi, il avait déjà perdu son contrôle. Et pour un homme qui se targuait de son jugement sain, c'était inexplicable. Il ignorait complètement à quoi cela aboutirait.

Laura pressa discrètement ses mains l'une contre l'autre tandis

qu'elle traversait la salle. Ses paumes étaient brûlantes dans ses gants du soir. Tout son corps lui paraissait étrangement sensible, sa peau la picotait et une volute d'excitation nuancée d'une pointe de colère s'était logée au creux de son estomac. Elle pouvait à peine résister à l'envie de se retourner pour regarder Dexter Anstruther.

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Que lui arrivait-il ? En tant que duchesse de Cole, elle avait reçu des princes et des dignitaires et jamais aucun homme n'était parvenu à la déstabiliser. Elle avait toujours rempli son rôle avec grâce et charme alors qu'il suffisait d'un simple mot de Dexter pour la mettre hors d'elle, d'un simple contact pour la troubler au plus profond de son être. Sa présence était comme une épine dans son sang, irritante, provocatrice, impossible à ignorer. Elle ne pouvait la supporter. Elle la tourmentait. Elle s'était juré de se tenir loin de lui et pourtant il avait raison, elle avait délibérément recherché sa compagnie, il ne servait à rien de prétendre le contraire. C'était intrépide, c'était dangereux et hélas ! c'était irrésistible.

Elle frotta son poignet à l'endroit où il l'avait tenue. Elle sentait encore la pression de ses doigts sur sa peau, un contact enivrant qui était à l'origine de la brûlante spirale de désir nichée au creux de son ventre. Elle avait envie de se retourner et d'attraper Dexter. Elle voulait l'entraîner hors de la salle, le conduire jusqu'à son lit et lui faire l'amour jusqu'à ce qu'ils soient tous les deux épuisés, jusqu'à ce que le tourment soit enfin apaisé. Voilà quels étaient ses sentiments depuis qu'elle l'avait aperçu...

Elle avait feint d'à peine le remarquer, mais ce n'était qu'un mensonge. Il était si beau et si élégant dans son habit noir et sa chemise immaculée, avec ses cheveux cendrés coupés court — il considérait sûrement qu'il était désordonné et extravagant de porter les cheveux longs — et son visage plus dur et viril qu'elle ne s'en souvenait.

Malgré le contrôle extérieur qu'il affichait, il y avait quelque chose en Dexter qu'elle reconnaissait instinctivement : la sauvagerie qui couvait sous la surface, le danger et la puissance qu'aucune élégante tenue noire ne pouvait atténuer. Dexter était peut-être déterminé à s'imposer une discipline de vie à cause du chaos de son histoire familiale, il y avait en lui une passion assez

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forte pour ébranler toutes les barrières qu'il avait érigées autour de lui. Tout comme elle, il déniait sa véritable personnalité.

Quelque part, ils se ressemblaient sur ce point, même si Dexter ignorait la vérité. Il la considérait comme une femme sans cœur à cause de la façon dont elle l'avait traité par le passé et elle n'essaierait pas de le contredire car cela lui permettait de le tenir éloigné de ses secrets. Elle ne pouvait oublier qu'Hattie serait toujours entre elle et Dexter, il était essentiel de la protéger. Elle ne pouvait risquer de révéler le secret de sa fille. Tenir Dexter hors de sa vie était une nécessité absolue. Elle devrait lui trouver des femmes à épouser et les jeter à ses pieds pour être libérée de sa troublante présence. Mais la simple idée que Dexter puisse trouver une épouse accommodante lui torturait le cœur. Elle se sentait abattue rien qu'à l'imaginer.

Son moral ne fut pas amélioré par la vue du nouveau duc de Cole, son cousin par alliance, et de sa femme Faye qui guidaient leur fille Lydia à travers la foule. Faye Cole avait la pitoyable apparence d'une fermière présentant une génisse de prix au marché ; elle encourageait sa fille de petits gestes de la main, adressant des sourires charmeurs à chaque gentleman en vue et poussant Lydia vers eux. Lydia avait vingt-deux ans et était considérée comme une vieille fille. Sa mère s'était sûrement dit, à juste titre, que cette histoire de Taxe sur les Dames représentait sa dernière chance de trouver un mari à sa fille. Le duc et la duchesse ne vivaient pas à Fortune's Folly, mais Cole Court était certainement assez proche pour tirer profit de tous les prétendants affluant au village. Et Lydia, engoncée dans une peu seyante robe de satin rose, semblait aussi malheureuse qu'une pierre à cette perspective.

Laura regarda les Cole s'arrêter pour répondre aux salutations de Warren Sampson. Etrange... D'ordinaire, Faye Cole était le genre de snob à ignorer les roturiers. Sampson se montra exagérément flatteur avec Lydia, ce qui eut pour résultat

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d'embarrasser encore la pauvre fille qui devint de plus en plus rouge. Puis le regard d'Henry Cole tomba sur Laura et il l'apostropha avec un enthousiasme surprenant.

— Cousine Laura ! Il lui baisa la main avec une lourde galanterie. Faye montra

beaucoup moins d'affection et lui adressa un petit hochement de tête très sec. Elle jaugea l'apparence de Laura d'un regard froid, les lèvres pincées et les paupières plissées, observant la robe et les bijoux comme si elle attribuait un prix à chacun de ces objets. La duchesse devait déjà savoir que les diamants de sa robe étaient en toc et se contentait simplement d'estimer à quel point ils étaient bien imités.

— J'espère que nous nous verrons souvent, chère cousine, durant notre séjour à Fortune's Folly, déclara Henry tandis que la bouche de sa femme prenait un pli mauvais.

— Merci, cousin Henry, mais je ne sors guère dans le monde, répondit Laura.

— Ce qui est comme il doit être, asséna Faye d'un ton coupant. — Les douairières ne devraient donc pas être vues ni

entendues ? releva Laura d'une voix suave, et elle vit Lydia réprimer un sourire.

Puis le regard de Lydia tomba sur Dexter Anstruther et son visage s'éclaira, la faisant paraître bien plus jolie et animée. Laura éprouva une vive bouffée de jalousie. Dexter et Lydia s'étaient rencontrés quatre ans plus tôt à Cole Court et avaient semblé apprécier d'être en compagnie l'un de l'autre. Laura savait que si Dexter voulait vraiment trouver une épouse accommodante, il pourrait trouver bien pire que Lydia Cole. Et Henry et Faye étaient si désespérés de la caser qu'ils accepteraient probablement un homme d'une vieille famille, mais sans fortune. Ce serait une bonne union pour tous les deux. Elle devait

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absolument dissimuler la jalousie que cette idée suscitait en elle. C'était à elle de gérer ses sentiments.

Une vague de panique monta en elle lorsqu'elle s'avisa que si Dexter et Lydia se mariaient, cela le ferait entrer dans la famille Cole, et le rapprocherait donc de sa fille. Sauf qu'elle voyait rarement Faye et Henry en société, bien sûr, et qu'ils n'avaient jamais montré le moindre intérêt pour Hattie. Parfait, les choses demeureraient donc ainsi, se dit-elle. C'était toutefois très gênant... Dans le petit monde de la haute société, on tombait toujours sur des parents éloignés et il était fort improbable qu'elle puisse éternellement cacher Hattie à la famille de Charles. Elle soupira tandis que le filet du mensonge se resserrait autour d'elle. Toute cette histoire était bien trop emmêlée et bientôt, elle devrait vivre isolée pour continuer de préserver son secret. Une vie de solitude en perspective...

— Je vais vous laisser refaire connaissance avec M. Anstruther, dit-elle avec lassitude.

Les yeux de Faye s'étaient mis à briller d'intérêt lorsqu'elle avait aperçu un gentleman à marier.

— Je suis sûre qu'il sera enchanté de vous revoir. — Il est très beau, mais il n'a pas d'argent, n'est-ce pas ?

demanda pensivement la duchesse, en jaugeant Dexter tel un maquignon. Voilà au moins qui devrait nous assurer sa reconnaissance ! Obtenir la main de la fille d'un duc dans sa situation...

— Maman ! s'exclama Lydia, échauffée par le culot de sa mère. — Quoi? Faye prit un air impatient. — Il n'est pas nécessaire de minauder, Liddy. Nous savons

tous pourquoi nous sommes ici, alors vous feriez mieux de l'encourager un peu.

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Laura jeta un regard de sympathie à la pauvre fille, qui semblait sur le point de sortir en trombe de la salle.

— Oui, maman, murmura Lydia d'une voix étouffée. Tandis que Laura s'éloignait, la duchesse entraînait déjà sa

fille pour accoster Dexter, tandis qu'Henry observait la scène avec l'expression d'un homme qui calculait combien le mariage allait lui coûter. Laura vit Dexter prendre la main de Lydia et s'incliner dessus. Aussitôt, elle eut l'impression d'être transpercée par une flèche portant le poison de la jalousie.

Lorsqu'elle atteignit la porte, elle ne put s'empêcher de regarder en arrière. Dexter conduisait Lydia sur la piste pour une danse campagnarde. Il ne lui accorda pas un regard. A ce qu'il semblait, il l'avait déjà oubliée.

Lydia Cole était une jeune fille observatrice. Elle avait déjà

remarqué que Dexter Anstruther, même s'il feignait d'être complètement indifférent à Laura, l'avait suivie des yeux tandis qu'elle quittait la salle. Elle avait senti la tension de son corps alors qu'il la guidait dans la danse. Elle avait même remarqué que pendant qu'il lui faisait plaisamment la conversation, une partie de son esprit était préoccupée par quelque chose ou quelqu'un de complètement différent. Elle n'était pas au centre de son attention. En vérité, il ne faisait pas du tout attention à elle.

Elle en était énormément soulagée. Dexter Anstruther, avec ses cheveux fauves, ses profonds yeux bleus, son physique imposant et sa présence pleine d'autorité, la terrifiait. Il était beaucoup trop beau, beaucoup trop intelligent et d'une manière générale bien trop dominateur pour elle.

Lydia comprenait la détermination absolue de sa mère pour la marier. Elle savait aussi que Dexter cherchait une femme riche.

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Cela aurait pu être la parfaite combinaison. Sauf que cela ne l'était pas, car elle était sûre que les sentiments de Dexter étaient déjà engagés ailleurs, et pour sa part... Eh bien, elle avait développé un tendre penchant pour un homme qui n'était pas du tout convenable. Elle était même presque certaine d'avoir eu le coup de foudre.

Elle jeta un coup d'œil à sa mère et soupira. La duchesse avait l'instinct d'un grand prédateur quand les perspectives de mariage de sa fille entraient en jeu, et elle observait Lydia avec un mélange de satisfaction et de vague menace — comme si elle était sur le point de sauter sur Dexter pour annoncer les bans sur-le— champ. Les choses pourraient bien devenir compliquées, songea Lydia. Elle devait s'assurer qu'elle ne finirait pas contrainte d'épouser Dexter, et elle devait aussi se guérir de sa passion sans espoir pour un autre gentleman. Elle espérait avoir assez de volonté pour y parvenir. Elle n'était pas sûre que ce soit le cas.

Lydia jeta un coup d'œil au visage de son cavalier tandis que les pas de la danse les rapprochaient. Il lui souriait, mais elle savait qu'il ne pensait pas à elle. Elle savait que tout son intérêt, toute son énergie étaient concentrés sur Laura. Elle frémit et éprouva une secrète bouffée de soulagement à l'idée de ne pas être l'objet des émotions complexes et des implacables exigences sensuelles qu'elle sentait en Dexter. Jamais, en un million d'années, elle ne pourrait affronter cela. Il y avait en lui, sous sa façade polie, une dureté, un cynisme et une expérience dont elle ne saurait que faire.

Mais Laura était à la hauteur, elle. Lydia le sentait. Ils étaient bien assortis et ils devraient être ensemble.

Elle soupira. Elle avait vécu assez longtemps pour fort bien savoir que les choses destinées à être ne se produisaient pas toujours comme elles le devraient.

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Après ce bref sourire, l'attention de Dexter s'était de nouveau écartée d'elle. Cela n'importait pas le moins du monde à Lydia, car elle ne pensait plus à lui, non plus. A travers la salle, ses yeux croisèrent ceux du gentleman qui était l'objet de ses affections. Il soutint son regard et lui sourit gentiment, mais d'une manière significative, et elle oublia aussitôt tout le reste. Apparemment, elle l'intéressait comme il l'intéressait. Cette pensée lui fit battre le cœur. Le coup de foudre était décidément quelque chose de merveilleux.

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6 — Eh bien, quand allez-vous me dire ce qui ne va pas, Miles ?

Vous avez eu l'air d'un chat sur un toit brûlant tout l'après-midi. Laura et Miles se tenaient dans la longue galerie, observant

Hattie qui jouait avec la toupie que Miles lui avait apportée de chez Hamley à Londres. Rachel lui montrait comment utiliser le petit bâton pour faire tourner la toupie si vite que ses couleurs vives se fondaient en un arc-en-ciel tourbillonnant, et la petite fille criait d'excitation. Le soleil qui brillait à travers les fenêtres à meneaux illuminait son petit visage enjoué et faisait ressortir les reflets châtains de ses cheveux noirs. A un moment donné, elle leva les yeux vers Laura, la tête inclinée de côté exactement de la même façon que Dexter. Son cœur manqua un battement tant elle craignait que son secret ne soit découvert et elle jeta vivement un coup d'œil à Miles. Heureusement, celui-ci semblait absorbé par le portrait d'un ancêtre Asthall du xviie siècle qu'il observait avec une intense concentration.

Sur le tapis élimé gisaient les autres cadeaux de Miles : un livre de comptines, un jeu de petits animaux sculptés dans du bois et une poupée en robe rose et bonnet assorti. Il avait aussi apporté une robe en brocart écarlate que

Laura avait insisté pour mettre de côté pour Noël, afin que sa fille ne soit pas trop gâtée. Il avait également des présents pour Laura, des dragées de chez Gunters et un livre dont elle avait très envie. Elle avait été très touchée par ces attentions car elle savait que la situation financière de son cousin était presque aussi désespérée que la sienne, mais il avait refusé qu'elle le rembourse.

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Hattie avait monopolisé Miles durant la première heure de sa visite, et il s'en était d'ailleurs admirablement tiré. Il était clair qu'il avait l'esprit ailleurs, cependant, alors, pendant que la petite fille jouait avec la toupie, elle l'avait pris à part.

— Miles ? insista-t-elle. Il se redressa et soupira. — Il y a quelque chose dont je dois vous parler, Laura, dit-il. Son regard était fixé sur Hattie et il parlait doucement. — Nous avons besoin de votre aide. Laura lui jeta un regard acéré. Elle connaissait ce ton, à moitié

ferme, à moitié désolé. Elle risquait de ne pas apprécier ce qu'elle allait entendre, même si elle savait bien qu'elle devrait se plier à ses exigences malgré tout. Elle marcha jusqu'à la balustrade sculptée qui dominait le vestibule et posa ses mains sur le bois lisse.

— Lord Liverpool ? demanda-t-elle calmement. J'ai toujours su que cette histoire n'était pas vraiment terminée, comme il l'affirmait.

Deux ans auparavant, elle avait aidé le ministère de l'Intérieur en échange d'une amnistie pour son rôle dans les Glory Girls. L'affaire avait été étouffée pour éviter le scandale et Liverpool lui avait assuré qu'elle ne serait plus jamais mentionnée, mais Laura n'avait pas été assez naïve pour le croire. Et voilà que Miles, deux ans après, lui demandait de nouveau son aide. Avec ce que le ministre savait sur elle, il lui était bien évidemment impossible de refuser d'accéder à sa requête.

— Ce ne sont que des informations, dit-il pour l'apaiser. Nous avons besoin de savoir tout ce que vous pouvez nous dire sur Warren Sampson. Ou plutôt, Dexter en a besoin, parce que c'est son affaire...

— Je dois parler à Dexter ?

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Les mots lui échappèrent avant qu'elle puisse les retenir. Rachel et Hattie levèrent les yeux, surprises par son exclamation horrifiée, et Miles s'interrompit les sourcils levés. Laura s'empressa de modérer son ton. Son cœur tambourinait.

— Miles, je n'ai pas d'objection à vous parler de Sampson, mais pourquoi faut-il que ce soit à M. Anstruther ?

— Pourquoi pas? rétorqua-t-il. C'est son affaire, Laura. Je suis à Fortune's Folly pour une tout autre raison.

— Je sais, fit amèrement Laura. La chasse à la fortune ! Je vous ai vu faire du charme à miss Lister, hier soir.

Elle baissa encore plus la voix. — Et j'ai entendu dire par les domestiques ce matin que vous

aviez passé la nuit avec une des servantes du Morris Clown. Je ne vous approuve pas, Miles. Et si tout le monde entend parler de vos fredaines, vous n'attraperez jamais une épouse.

Miles rit. — Nous sommes ici pour parler des conséquences de vos

fredaines, Laura, pas des miennes. Donc, Dexter conduit cette affaire pour lord Liverpool et je ne suis ici que pour le seconder, aussi est-ce à lui que vous devez parler.

— Mais je ne peux pas parler à M. Anstruther, protesta-t-elle. Elle se sentait paniquée et hors d'haleine à cette pensée. — C'est lui qui a été envoyé pour arrêter Glory voilà quatre

ans. Il n'a jamais su qu'elle était moi. Je veux dire que j'étais elle... Oh, vous savez ce que je veux dire ! Comment réagira-t-il lorsqu'il découvrira...

Elle s'interrompit, au désespoir. Si Dexter apprenait la vérité, il interpréterait son comportement comme un acte encore plus calculé et manipulateur. Elle pouvait à peine supporter cette idée.

— Il ne le sait pas déjà, n'est-ce pas ?

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— Pas que je sache, répondit Miles d'un ton enjoué. En quoi cela importe-t-il ? Vous avez votre pardon, Laura. Votre rôle se réduit à nous apporter quelques renseignements. Je suis sûr que Dexter en verra l'intérêt et ne se sentira pas trop outragé que vous ayez échappé à la capture il y a quatre ans.

— Je ne partage absolument pas votre avis ! riposta Laura. Elle se sentait très perturbée, à présent. La perspective d'aller

trouver Dexter Anstruther et de révéler qu'elle travaillait pour le ministère de l'Intérieur parce qu'elle avait été Glory, la femme bandit de grand chemin, était intolérable. Elle tendit les mains en un geste de désespoir.

— Vous savez combien M. Anstruther peut être collet monté et intraitable, Miles ! Il va sûrement me sermonner sur mes mauvaises actions et se montrer plein de vertu et de principes ! Oh !

Elle leva les mains au ciel. — Je ne pourrais le supporter ! Miles riait. — Je vous accorde que Dexter peut être plutôt imbu de son

bon droit quelquefois, mais vous devez lui rappeler que vous avez endossé le rôle de Glory pour venger les pauvres et les faibles. Vous n'êtes pas sans principes vous-même, Laura.

— Je doute que M. Anstruther le voie ainsi, dit Laura avec amertume.

— Qu'est-ce que cela signifie ? A moins... Il lui jeta un regard acéré. — A moins que son opinion ne compte pour vous. — Sûrement pas, mentit Laura. Je lui déplais déjà. Avec ceci, il

va me mépriser. — Vous auriez pu me duper, répondit Miles d'un ton

caustique, si je ne vous avais pas vus ensemble à la réunion,

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Laura. Je ne m'étais jamais senti de trop à ce point. Ce n'est pas de l'antipathie que Dexter éprouve pour vous.

Laura se sentit rougir violemment. — Eh bien, c'est ce qu'il éprouvera après notre entretien. — Mais vous irez ? insista Miles. — Evidemment, dit-elle d'un ton sec. Vous avez présenté la

chose comme si j'avais le choix, Miles, mais en réalité je n'en ai aucun.

Elle soupira de nouveau. — Dites à M. Anstruther que je le retrouverai ce soir à

l'auberge de la Demi-Lune. Je ne peux guère le recevoir ici. Toutes les pipelettes du village le remarqueraient et je suis déjà assez scandaleuse comme cela. Et, de grâce, faites prévenir Josie de nous réserver le salon privé.

— Avez-vous besoin que je vous accompagne ? — Bien sûr que non ! répondit Laura avec irritation. J'étais une

femme bandit de grand chemin, Miles. J'ai une paire de pistolets et je peux veiller sur moi-même !

Elle s'arrêta, avisant l'expression narquoise de son cousin. — Je vous demande pardon. Je suis fatiguée et énervée. Merci de votre offre, mais ce n'est pas nécessaire. Et je vous

demanderai de ne pas révéler mon identité à M. Anstruther par avance, Miles. Si quelqu'un doit lui expliquer mon rôle, c'est moi.

— Comme vous voudrez. Je vais en informer Dexter. Merci, Laura.

— Ne me remerciez pas. Je ne fais ceci que parce que vous m'avez forcé la main. Je dirai à M. Anstruther ce que je peux pour aider son enquête et ce sera terminé.

Bel et bien terminé pour Dexter et pour elle, pensa-t-elle amèrement. Elle avait toujours su, au fond de son cœur, qu'ils

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n'avaient pas d'avenir. Une fois qu'il apprendrait la vérité, il ne voudrait plus jamais la revoir ni lui parler. Tant pis, ceci était une autre histoire.

Malgré la droiture dont il faisait preuve, Dexter Anstruther

avait vu l'intérieur de plus de tavernes minables qu'il ne voulait s'en souvenir. L'auberge de la Demi-Lune, sur la route de Skipton, était un cran au-dessus de bien des bouges de Londres qu'il avait fréquentés pour son travail, mais sa clientèle n'en était pas moins scabreuse. Quelques têtes se tournèrent quand il entra dans la salle commune, puis les hommes se replongèrent dans leurs pintes de bière avec un manque d'intérêt étudié. Une très jolie serveuse au corsage fort décolleté sourit chaudement en le voyant, mais son sourire s'estompa quand il demanda à voir Josie Simmons, la patronne.

Peu après, Josie fit irruption dans la salle, envoyant valdinguer les bouteilles sur le bar avant de se positionner face à lui pour l'évaluer, les mains sur les hanches. C'était une énorme femme, pas grasse mais simplement bâtie comme un chêne. Elle était aussi grande que Dexter, mais à peu près deux fois plus large, et si solide qu'il comprit pourquoi si peu d'ivrognes se rebellaient quand elle leur demandait de partir.

— Monsieur Anstruther, dit-elle. Son ton n'était pas accueillant. — A ce que j'ai compris, Glory veut vous voir. On parlait toujours de Glory comme d'une légende dans les

vallons du Yorkshire. — Non, rétorqua Dexter. C'est moi qui veux voir Glory. Josie sourit presque.

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— Vous n'avez pas de l'eau dans les veines, n'est-ce pas, monsieur Anstruther ?

Elle rit bruyamment et lui prit le bras en une prise de catch. — Eh bien, Glory n'est pas encore là, mais venez. Elle le traîna pratiquement dans une pièce minuscule où

trônaient de vieux fauteuils devant le feu. — Je vais vous chercher à boire, dit-elle en le faisant choir sur

l'un des sièges. Du cognac vous ira, monsieur Anstruther ? — Non, merci, répondit Dexter avec une certaine raideur. Il n'avait pas envie de boire. — Vous en aurez besoin, l'avertit Josie en disparaissant par la

porte. Resté seul, Dexter se leva et arpenta le petit salon, s'arrêtant

pour écarter les rideaux déteints et regarder dehors, dans l'obscurité. Jamais auparavant il ne s'était senti aussi nerveux lors d'une mission. Il ne pouvait rester assis et ne voulait certainement pas d'alcool. Quand Miles lui avait dit que son informatrice était Glory et qu'elle acceptait de le rencontrer pour jeter un peu de lumière sur Warren Sampson et ses associés, sa mâchoire s'était quasiment décrochée. Mais Miles avait platement refusé de répondre à ses questions, sauf pour lui dire que lord Liverpool avait accordé une amnistie totale à Glory plusieurs années auparavant et qu'elle ne les aidait que par bonne volonté. Dexter avait passé les heures suivantes à regarder la pendule et à s'agiter vainement au sujet de son rendez-vous avec la femme qui avait été, quatre ans plus tôt, à la fois sa Némésis et son héroïne secrète.

La porte s'ouvrit en craquant et il se tourna. Une femme se tenait sur le seuil, portant une cape bleu foncé et un masque assorti. Sa capuche était rabattue sur son visage. Elle était très grande et se tenait très droite. Dexter sentit en elle du défi,

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comme si elle le mettait en garde de porter des jugements, et quelque chose d'autre qui pouvait être de l'anxiété ou de la peur. Il se redressa tandis qu'elle s'avançait dans la pièce. Une fois la porte refermée, elle porta ses mains gantées à son masque.

Il la reconnut une seconde avant qu'elle ne rabatte sa capuche. C'était Laura Cole. Alors, il comprit et son cœur se serra

douloureusement. C'était comme si, au fond de ai, il connaissait déjà la vérité, mais avait été trop lent ou trop délibérément aveugle pour la voir.

— Je suis Glory, monsieur Anstruther, dit-elle. Il paraît que vous avez besoin de mon aide.

Laura Cole était la notoire femme bandit de grand chemin, Glory.

La duchesse douairière de Cole était une femme brigand. Même s'il avait déjà admis que cela devait être vrai, Dexter

sentit une autre vague de stupéfaction le submerger tandis qu'il contemplait Laura debout devant lui.

Il pensait que son métier ne pourrait plus le choquer. Il avait vu tant de choses terribles, connu tant de situations désespérées et affreuses dans sa carrière qu'il était sûr d'être devenu insensible à ce sentiment. A présent, il savait que ce n'était pas vrai. Il était stupéfait, en colère et atterré. Il avait l'impression de ne pas savoir qu'éprouver.

Laura se tenait très droite et fière devant lui, le menton levé, une lueur de défi dans ses yeux noisette. Cette attitude ne parvenait toutefois pas à dissimuler sa nervosité qu'elle trahissait en se tordant nerveusement les mains dans les plis de sa jupe. Elle avait peur.

Dex s'éclaircit la gorge, conscient qu'il avait du mal à formuler une réponse convenable.

— Si vous êtes Glory, alors je voulais vous voir.

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Elle leva les yeux vers lui, puis détourna le regard. — J'ai été Glory en certaines occasions. — Que voulez-vous dire ? — Je sortais quelquefois en tant que Glory et ma cousine

Hester Berry endossait le rôle le reste du temps. — Et Miles est manifestement au courant. Dexter ressentit une bouffée d'amertume à la pensée que son

ami avait connu la vérité tout ce temps et gardé le secret vis-à-vis de lui.

— Miles n'est au courant que parce qu'il a été celui qui a négocié une amnistie totale pour moi de la part de lord Liverpool, voilà deux ans.

Laura s'avança lentement dans la pièce. Elle prit des bûches dans le tas près de la cheminée et ranima le feu. Elle semblait avoir besoin de s'occuper à quelque chose et, même si elle paraissait calme, son appréhension était perceptible sous sa sérénité extérieure. Il observa chacun de ses gestes et crut voir trembler légèrement ses mains.

Il traversa le petit salon d'un pas lent. Lorsqu'il se retourna vers elle, elle était installée dans un des fauteuils devant la cheminée. Pendant tout ce temps, il réfléchissait et se demandait comment il avait pu être assez stupide pour ne pas saisir la situation dès le début.

Quand Nick Falconer et lui étaient venus à Peacock Oak quatre ans plus tôt avec l'ordre d'arrêter Glory, lady Hester Berry, la cousine par alliance de Laura, avait été la candidate idéale pour le rôle. Pourtant, la dernière fois où les Glory Girls avaient effectué une sortie pour libérer le mari d'Hester, John Teague, quelqu'un d'autre avait joué le rôle de Glory et cette personne avait dû être Laura. C'était elle qui avait arrêté la voiture conduisant Teague à son procès, elle qui, sous le nom de

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Glory, avait embrassé avant de le séduire si complètement sous sa propre identité plus tard le même jour...

Le cœur de Dexter chavira de nouveau et il se sentit pris de nausées. Au moins, sa nuit passionnée avec Laura et son rejet ensuite prenaient un sens évident, bien que douloureux. Elle n'était pas simplement une aristocrate sujette à l'ennui qui prenait et écartait des amants sur un caprice.

Elle était pire que cela. Elle lui avait fait l'amour dans le seul dessein de le distraire de

son devoir. Elle l'avait ébloui, ensorcelé et délibérément diverti afin qu'il oublie son enquête sur Glory et soit si totalement captivé par elle qu'il n'y ait plus de place dans son esprit pour autre chose.

Cela avait marché. Cela avait si bien marché qu'il était tombé amoureux d'elle. La colère et la douleur frappèrent Dexter de plein fouet. Il prit

une inspiration violente, se concentrant pour dominer sa fureur. Ce qui importait maintenant, c'était de lui soutirer toutes les informations qu'il jugerait utiles à son enquête. Il devait mettre de côté sa colère personnelle. Il se rappela l'admiration secrète qu'il avait portée à cette femme, qu'il avait prise pour une héroïne populaire, et le goût de la cette trahison fut encore plus amer.

— Et dire que je ne l'ai jamais deviné, dit-il. Je savais pourtant que vous étiez douée pour le tir.

— Bien sûr, fit-elle. Je suis une vraie fille de la campagne. — Vous montez comme un cosaque, aussi. Dexter se remémora son adresse en selle et se demanda

pourquoi, au nom du ciel, il lui avait fallu si longtemps pour faire le rapport. C'était probablement parce qu'elle était duchesse et donc au-dessus de tout soupçon. Il se sentait un parfait idiot.

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— Il y avait à Cole Court une girouette avec la figurine d'un bandit de grand chemin, se rappela-t-il. C'était votre idée d'une plaisanterie ?

— Mon sens tordu de l'humour, répondit-elle avec un petit tremblement dans la voix. Je crains que beaucoup de gens ne le comprennent pas.

Dexter passa distraitement une main dans ses cheveux cendrés. Et soudain, avec violence, sa colère explosa en un énorme éclat sans retenue.

— Par tous les diables, Laura ! A quoi pensiez-vous ? La duchesse de Cole jouant le rôle d'un bandit de grand chemin !

Elle prit un air dédaigneux. — Est-ce votre seule objection, monsieur Anstruther ? Que

j'étais duchesse et que c'était donc une conduite inappropriée ? Dexter avait quantité d'objections. Pendant un moment, il ne

sut par quoi commencer. Il était si courroucé qu'il dut mettre une distance physique entre eux pour s'empêcher de la saisir et de la secouer. Il n'avait pas l'habitude de >e sentir aussi hors de lui.

— Vous savez que si je vous avais attrapée, j'aurais dû vous arrêter et vous faire pendre, lâcha-t-il.

— Une chance que vous ne l'ayez pas fait, alors. Elle semblait parfaitement maîtresse d'elle-même. — Mais je ne suis pas ici pour discuter du passé, monsieur

Anstruther. Je ne suis ici que pour voir si je peux vous aider dans votre enquête actuelle. Je me suis seulement engagée à vous prêter assistance dans l'affaire Warren Sampson. Rien d'autre n'est à débattre.

— Oh, vraiment ? Dexter bouillait de rage. La porte s'ouvrit et Josie apparut.

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— Ça se passe mal ? demanda-t-elle avec une satisfaction lugubre, en regardant le visage crispé de Laura et celui furieux de Dexter. C'est bien ce que je pensais.

— Cela pourrait-il se passer autrement ? demanda-t-il. — Je vous ai dit que vous auriez besoin de ce cognac. L'aubergiste abattit deux verres et une bouteille sur la table. — Offert par la maison. Ça doit être un sacré choc pour vous,

monsieur Anstruther. — Vous pouvez le dire, répondit Dexter d'un ton bref. Je sais

que les Glory Girls abritaient leurs chevaux ici. Je vais sans nul doute découvrir que M. Carrington sortait avec elles, aussi.

Josie regarda Laura en ouvrant de grands yeux. — On a loupé quelque chose, Votre Grâce ! Bill Carrington

montait très bien à cru sur des poneys quand il était jeune garçon ! Sa maman disait toujours qu'elle craignait qu'il ne s'enfuie pour rejoindre un cirque. Il aurait pu se joindre à nous et tenir compagnie à Lenny. Mais bon...

Elle soupira. — C'est trop tard, maintenant. Je vais vous laisser tranquilles. Elle quitta la pièce en trombe. — Je pensais, dit Dexter, que les Glory Girls étaient des

femmes. Ou était-ce trop évident? Laura sourit, et pendant un moment il oublia presque la colère

qu'il ressentait à son égard. La lueur du feu allumait de beaux reflets cuivrés et dorés dans ses cheveux et donnait un doux éclat à son visage. Ses yeux étaient emplis d'ombres.

— Les règles concernant les membres étaient... flexibles, répondit-elle.

— Comme vos critères de moralité, rétorqua-t-il, et l'instant de grâce s'évanouit comme le sourire de Laura disparaissait.

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— Pouvons-nous parler de Warren Sampson, monsieur Anstruther ? Je ne tiens pas à rester ici plus longtemps que nécessaire.

Le tempérament de Dexter s'échauffa de nouveau devant le calme dont elle faisait preuve et sa détermination à dicter les termes de leur rencontre.

— Très bien, dit-il d'un ton bref. Dites-moi ce que vous savez de Warren Sampson.

Elle inclina la tête. — Il était notre voisin à Peacock Oak pendant un certain

nombre d'années. Il était, et est probablement toujours, un employeur cruel et un propriétaire terrien avide. Je le détestais. Je le déteste toujours.

— Vous ne le fréquentiez pas. — Non. Il était un parvenu et j'étais duchesse. Elle eut un sourire moqueur. — Nous ne nous rencontrions qu'en passant, comme hier soir.

Cela convient-il à votre sens de la bienséance, monsieur Anstruther ?

Dexter ignora sa remarque. — Mais vous connaissez sa personnalité ? Laura réfléchit. — Je le considère comme dur et brutal. — Des faiblesses ? Elle sourit. — La vanité. Et l'amour de l'argent. — Il n'essaie pas de se faire accepter par l'aristocratie ? — Il n'a jamais essayé avec moi. Elle considéra la question, la tête penchée sur le côté.

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— De fait, je ne pense pas que Sampson se soucie de la position sociale en tant que telle, il n'a d'yeux que pour l'argent qui va avec et ce qu'elle peut acheter. Il n'est pas comme les autres, sur ce point. Bien des hommes que ai rencontrés désiraient échanger leur fortune contre un rang, mais lui jamais.

Très intéressant, pensa Dexter, voilà qui pouvait fournir un motif pour la conduite de Sampson. S'il ne se souciait pas d'être accepté mais ne songeait qu'à l'argent, et qu'il avait plusieurs affaires lucratives et illégales, les menaces d'un magistrat comme sir William Crosby de le démasquer comme criminel devaient être réglées sans pitié.

— En tant que Glory, vous avez brûlé ses clôtures, dit-il. Ou était-ce lady Hester?

— Non, en cette occasion, c'était moi. Dexter se rappela les histoires de Glory la vengeresse,

traversant les villages endormis sur un cheval blanc, une torche à la main. Quelque chose proche de l'admiration s'éveilla en lui et il l'écarta implacablement. Il savait que s'il commençait à ressentir de la sympathie pour des criminels, il risquait de finir par compromettre ses principes et que le chaos s'ensuivrait. Son père avait commis ce genre d'erreurs, adaptant sa moralité selon la situation. C'était une faiblesse, pas une force. Il ne se permettrait jamais de faillir de cette façon.

— Il y a eu des dommages criminels et un incendie volontaire, observa-t-il d'un ton détaché. Ce sont des crimes capitaux.

— Oui. Les cils de Laura s'abaissèrent sur ses joues, voilant son

expression. — Pourquoi l'avez-vous fait ? Elle frémit.

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— Parce que Sampson avait enclos la pâture communale et refusait de laisser les villageois y mettre leurs bêtes. C'est un homme odieux. Il a augmenté les loyers et réduit certaines familles à mourir de faim, monsieur Anstruther. Et il leur a ri à la figure quand elles ont imploré son aide.

— Une autre fois, vous avez volé son banquier et redistribué les gains entre ses ouvriers. Pourquoi ?

— J'aurais pensé que c'était évident. — Expliquez-moi. — Parce que l'argent leur revenait de droit. Il leur avait promis

des gages et les avait ensuite retenus. Nous, les Glory Girls, avons simplement rétabli l'équilibre.

Dexter resta silencieux. Laura parlait avec une passion et une conviction auxquelles il était difficile de résister, même pour quelqu'un comme lui qui s'efforçait toujours de faire respecter la loi dans sa lettre et dans son esprit.

Mais il ne pouvait laisser un tel sentiment influencer sa façon de penser. C'était son devoir et sa responsabilité de faire appliquer la justice. Les compromis menaient à la faiblesse et à la fragilité. C'était le début de la descente.

— Vous avez enfreint la loi, dit-il. — Oui, acquiesça-t-elle. Maintes fois. Pour le bien. — Vous n'êtes pas en droit d'émettre de tels jugements. Il bondit sur ses pieds. — C'est la responsabilité des officiers de justice. Elle haussa les épaules. — Je comprends votre réprobation, monsieur Anstruther.

Comment pourrions-nous nous entendre là-dessus quand vous avez juré de faire respecter la loi et que j'étais obligée de l'enfreindre, même si je le faisais pour ce qui était, à mon avis, les

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meilleures raisons ? Quoi qu'il en soit, nous sommes ici pour parler de Warren Sampson, pas de mes infractions.

Dexter soupira. — Très bien. Alors, comment l'attraper ? Laura marqua une pause. Elle passa pensivement les doigts

sur son verre de cognac. — A travers sa vanité et sa faiblesse pour l'argent, je pense.

Tendez-lui un piège. Un piège qui soit tellement alléchant financièrement qu'il ne puisse y résister. Il est trop malin pour être pris autrement. Il travaille derrière un écran d'escrocs et de criminels à sa solde.

— Oui, nous soupçonnons d'ailleurs qu'il ait fait tuer Crosby par l'un de ses hommes de main.

— Miles m'en a parlé. S'il est vrai que Crosby travaillait à faire tomber Sampson, il a fort bien pu le payer de sa vie.

Dexter se pencha en avant. — S'il est également vrai que Sampson a quelques membres de

la petite noblesse locale dans sa poche, qui pensez-vous que cela peut être ?

Laura resta silencieuse un moment. — Je l'ignore. Un fils cadet qui s'ennuie et n'a pas assez

d'argent pour jouer, peut-être ? Il y en a quelques— uns dans la région.

— Des noms, Laura. Elle leva ses yeux clairs et candides vers lui. Comment

pouvait-elle avoir l'air si innocent alors qu'elle l'avait manipulé sans aucun scrupule ?

— Il y a le fils de sir James Wheeler, répondit-elle lentement. On dit que son père tient les cordons de sa bourse serrés. Ils sont sans arrêt brouillés. Tom Fortune a beau être un jeune homme tapageur, je n'ai jamais pensé que le moindre mal l'habitait. Je

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peux me tromper. Et puis il y a Stephen Beynon. Il passe son temps avec Tom.

Elle secoua la tête. — Je ne sais pas. C'est difficile... Il y a ceux que Sampson peut

avoir achetés et ceux sur lesquels il possède suffisamment de renseignements pour les forcer à adopter son point de vue. Je l'ai vu parler à Henry Cole hier soir et cela m'a paru bizarre, parce que Faye ne donnerait jamais l'heure à un roturier à moins d'avoir une bonne raison de le faire. Elle est bien trop fière de sa position de duchesse de Cole.

— Pensez-vous que Sampson pourrait avoir recours au chantage ?

— J'en suis sûre, si cela lui rapportait. — Savez-vous où ses hommes de main se réunissent ? — Ils apprécient l'auberge du Lion rouge sur la lande de

Stainmoor. N'y allez pas, monsieur Anstruther, dit-elle d'une voix tremblante. C'est trop dangereux. Même moi, je n'aurais pas mis les pieds au Lion rouge et pourtant les gens du coin m'aimaient bien.

Dexter haussa un sourcil. — Ainsi, vous vous souciez de ma sécurité, maintenant? Elle détourna son regard. — Je n'aimerais pas qu'il vous arrive du mal. Il y eut un silence tendu. Dexter se sentait incapable de rester

tranquille. La fureur et la frustration le brûlaient bien trop violemment pour cela. Même s'il savait qu'ils étaient là pour parler de son affaire actuelle et pas du passé, il ne pouvait empêcher son esprit d'y revenir. Il avait besoin d'une explication de la part de Laura. Sa fierté en exigeait une.

Il alla jusqu'à la cheminée.

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— Expliquez-moi quelque chose, dit-il d'un ton dur. Les actions des Glory Girls n'étaient-elles qu'une question de principes, pour vous ?

— Non, répondit Laura. Elles l'étaient en partie, mais pas entièrement.

De nouveau, le visage de Laura était dans l'ombre et il ne pouvait distinguer son expression. Elle remua un peu dans son fauteuil.

— La vérité, c'est qu'au début, j'ai rejoins les Glory Girls à cause de Charles, mon époux.

Elle leva les yeux vers lui et il tressaillit devant la sincère douleur qui se lisait dans son regard. Là, son âme était à nue.

— Charles se montrait si indifférent à mon égard que je voulais lui causer un choc, dit-elle doucement. Je l'aimais désespérément depuis tant d'années et j'étais avide d'attirer son attention.

— Vous vouliez que votre mari sache que vous étiez une femme bandit de grand chemin ?

Dexter était horrifié. L'indifférence de Charles Cole envers sa femme, la façon dont Charles la négligeait et qu'il avait lui-même observée quand il l'avait rencontré à Cole Court avaient poussé Laura au bord de la folie. Son appétit de destruction avait même été terrifiant.

— Oui, je voulais qu'il le sache. Ses yeux noisette étaient vides de toute expression. Elle

regardait à travers lui comme si elle ne le reconnaissait pas, comme si elle contemplait un passé profondément douloureux.

— Je me montre très franche avec vous, monsieur Anstruther, dit-elle. J'espère que vous le comprenez. J'aimais Charles depuis si longtemps et si profondément que c'était devenu une habitude

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chez moi. J'aurais fait n'importe quoi pour éveiller son intérêt. Je voulais qu'il me voie, qu'il me remarque.

Elle prit une grande inspiration. — Mon amour pour lui m'a conduite au désespoir, au point de

faire des choses intrépides pour capter son attention. Elle releva la tête. Ses yeux étaient maintenant emplis d'une

telle souffrance que Dexter fit instinctivement un geste vers elle, avant de laisser retomber sa main.

— Mais l'ironie a voulu que Charles apprenne que j'étais Glory et qu'il s'en moque éperdument, ajouta-t-elle doucement.

Un petit sourire amer incurva ses lèvres. — Finalement, il n'y avait rien que je puisse faire pour piquer

son intérêt, et encore moins obtenir sa considération. Il me voyait comme un ornement pour son duché et attendait de moi que je sois une hôtesse gracieuse pour ses invités, rien de plus. Finalement, mon amour pour lui est mort.

— Charles Cole savait que vous étiez Glory et n'a rien dit, n'a rien fait?

Dexter ne faisait rien pour cacher son incrédulité. Il était atterré. Plus qu'atterré : abasourdi. Il ne pouvait croire que le défunt duc de Cole ait su que son épouse était une femme bandit de grand chemin et que cela ne l'ait pas fait réagir. Qu'est-ce qui n'allait pas chez lui ?

— Oui, il n'a rien fait. Laura eut un sourire moqueur. — Vous pensez sûrement qu'en tant que juge de paix, il aurait

dû faire quelque chose pour m'arrêter... Tout le monde n'a pas votre exigence morale, monsieur Anstruther. Charles ne s'en souciait pas.

— Ainsi, vous n'agissiez pas seulement par principe, dit Dexter.

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Il secoua la tête, s'efforçant de dominer les sentiments que ses paroles suscitaient en lui.

— Vous me choquez, Votre Grâce, déclara-t-il lentement. Laura lui décocha un autre léger sourire. — Vraiment ? Mais vous n'accepterez aucune justification,

n'est-ce pas, monsieur Anstruther ? Même quand je prétendais avoir agi par principe, vous rejetiez mes actions.

Elle se leva et traversa la pièce pour lui faire face, ne s'arrêtant qu'à quelques pouces de lui, si bien qu'il fut intensément troublé par sa présence.

— L'ironie est que vous et moi ne sommes pas si différents, en réalité, dit-elle. Comme vous, j'accorde de la valeur à l'intégrité et à l'honneur, et je cherche à vivre selon ces critères.

Elle s'écarta de quelques pas, puis se retourna vivement. — Je me tiens à ces principes, insista-t-elle, mais je m'y tiens

avec humanité, monsieur Anstruther, car sans compassion, ces qualités n'ont aucune valeur. Alors que vous...

Elle secoua la tête. — Vous ne faites jamais de compromis, n'est-ce pas ? Vous ne

pouvez pas plier. — J'ai juré de faire respecter la loi, répondit Dexter. Vous, les

Glory Girls, l'enfreigniez. Cela devrait être aussi simple que ça. — Cela devrait l'être, mais cela ne l'est pas. Elle se détourna. — Songez aux hommes, aux femmes et aux enfants qui

seraient morts de faim si les Glory Girls n'avaient pas redistribué l'argent de Sampson, dit-elle. Si nous n'avions pas agi, des dizaines, peut-être des centaines de personnes seraient mortes. Pourtant, Warren Sampson n'aurait jamais été traduit en justice pour sa cruauté et sa cupidité. La loi ne s'en serait jamais prise à lui.

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Elle inspira à fond. — Songez à tous les gens dont la vie est détruite chaque jour

par des propriétaires terriens avides qui enclosent les parcelles de terres communes. Songez à toutes les femmes forcées au mariage contre leur volonté, aux ouvriers de fabrique qui triment pour une misère, à toutes les personnes brisées par l'avarice et la brutalité de leurs maîtres. Ce sont des injustices que vous ne pouvez pas redresser par la loi, monsieur Anstruther. Mais les Glory Girls pouvaient les redresser. Ce n'est peut-être pas strictement légal, mais cela comporte une certaine moralité et une grande quantité d'humanité.

Ses paroles le glaçaient. Il devait admettre que cette vision des choses était assez séduisante, qu'il était même tenté de mettre de côté les principes auxquels il avait toujours cru. Laura parlait avec une telle conviction qu'il avait envie de la croire. Son désir pour elle et l'admiration secrète qu'il avait toujours portée à Glory le rendaient faible, et cette faiblesse le bouleversait. S'il y cédait une fois, il pourrait se briser et échouer. Cette peur dissipa tout le reste. Il saisit Laura par le bras et la fit pivoter face à lui.

— De belles paroles, madame, dit-il durement. Mais en vérité, vous n'êtes rien d'autre qu'une criminelle. Vous m'avez trompé de A à Z. Vous m'avez accueilli dans votre lit une nuit et jeté dehors le lendemain matin. Et je comprends enfin pourquoi.

Laura releva vivement le menton. Son regard était brillant et plein de défi. L'attirance crépita entre eux comme une flamme incontrôlable. Il eut le plus grand mal à ne pas la prendre brutalement dans ses bras. En cet instant, il la voulait avec une telle force qu'il ignorait si son désir pourrait jamais être apaisé. Et il la détestait avec une passion tout aussi puissante.

— Que voulez-vous dire ? murmura-t-elle. Dexter la regarda dans les yeux pendant ce qui lui sembla être

une éternité.

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— Ce n'était que de la comédie, n'est-ce pas ? demanda— t-il avec violence. Une totale parodie. Vous m'avez fait l'amour simplement pour me distraire de mon devoir. Afin que moi, pauvre sot, je sois si envoûté par vous que je n'aie pas de place pour autre chose dans mon esprit.

Il secoua la tête avec une amère désillusion face à sa naïveté de jeune homme.

— Vous avez dû avoir conscience de ce que j'éprouvais pour vous. J'étais jeune et je pense que je n'étais pas très doué pour cacher mes sentiments lorsque j'étais en votre présence. Vous avez vu mes sentiments comme une chance de distraire mon attention afin que je n'imagine jamais que vous étiez Glory, que je ne commence même pas à soupçonner ce que vous aviez fait. Vous n'êtes rien de plus qu'une catin sans cœur.

Laura braqua sur lui un regard qui le bouleversa au plus profond de son âme. Son masque de froideur se fendilla pour laisser apparaître les failles et la douleur qui se cachaient dessous. Puis cette impression fugace disparut.

— Vous pouvez le croire si vous le voulez, dit-elle. De nouveau, il plongea dans son regard, scrutant le moindre

indice sur son visage. Elle mentait, il ne pouvait en être autrement. Elle l'avait dupé, trompé dès l'instant où ils s'étaient rencontrés. Pourtant, les sentiments qu'il lisait dans ses yeux semblaient si sincères qu'il sentait sa colère fondre, laissant s'épanouir en lui le doute, l'espoir et le désir. Il fit lentement descendre sa main le long de son bras, du coude au poignet, en une caresse sensuelle. Elle frémit sous son toucher. Ses yeux s'assombrirent, ses cils s'abaissèrent et sa peau se colora sous l'effet de l'excitation. Ses lèvres s'entrouvrirent et il se pencha plus près.

A cet instant, la porte claqua contre le mur et Josie entra d'un pas virulent dans la pièce tandis qu'ils s'écartaient l'un de l'autre

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et que le feu sifflait dans le courant d'air froid. Troublée, Laura lança un rapide coup d'œil à Dexter avant de saisir sa cape pour l'attacher autour de ses épaules.

— Votre voiture est prête, madame, dit l'aubergiste, en les observant tour à tour avec une réprobation non dissimulée. Et ce n'est pas plus mal : il semble que M. Anstruther ait eu toute l'aide qu'il méritait, ce soir, ajouta-t-elle en insistant sur le mot avec mépris.

Dexter regarda Laura. Elle baissait la tête. Il ne pouvait voir son visage à part son profil, illuminé par la lueur dorée du feu. Lorsqu'elle releva les yeux, son expression était dépourvue d'émotion et ce fut comme si cet éclair de douleur intense qu'il avait aperçu en elle plus tôt n'avait jamais existé, pas plus que la puissante flambée d'attirance entre eux.

— Merci, Josie, dit-elle. Elle se tourna vers Dexter. — Je vous souhaite bonne chance dans votre enquête. Bonne

nuit, monsieur Anstruther. L'aubergiste se mit de côté pour la laisser franchir la porte,

mais, quand Dexter voulut suivre, elle lui barra le passage, aussi solide qu'un mur de briques.

— Laissez-la tranquille, dit-elle d'un ton menaçant. Son désir de protéger Laura était frappant. Il se demanda ce

qu'elle savait. Lorsqu'il était venu à Cole Court quatre ans auparavant, il avait remarqué la loyauté que les habitants de Peacock Oak et des villages environnants vouaient à Laura. Elle était une maîtresse bonne et généreuse et une bienfaitrice adulée. Si les villageois savaient qu'elle était Glory, ils la tenaient sans doute en plus grande estime encore.

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— J'apprécie votre loyauté envers Sa Grâce, madame Simmons, dit-il lentement, mais je suis sûr qu'elle peut prendre soin d'elle-même.

Josie souffla. — C'est tout ce que vous savez, monsieur Anstruther. Et tout

ce dont vous vous souciez, j'imagine. Vous avez fait assez de mal. Blâmer Sa Grâce pour ce qu'elle a fait quand il n'y avait personne d'autre pour prendre notre parti ! Vous devriez sortir la tête de vos... culottes et réfléchir un peu. Ah, les hommes !

Là-dessus, elle sortit en marmonnant à mi-voix. Les pensées de Dexter revinrent à Laura. Depuis qu'il l'avait

regardée dans les yeux, il n'était plus sûr de sa culpabilité. En même temps, il savait qu'elle n'avouerait jamais s'être servie de lui. Pourtant, c'était bien ce qu'elle avait fait. Elle était plus âgée que lui, avait de l'expérience, et était probablement habituée à prendre des amants pour pallier l'ennui de son mariage. Il n'avait été qu'un homme parmi tant d'autres et elle avait utilisé l'attirance qu'il ressentait pour elle à ses propres fins. Ce qui était arrivé entre eux s'était terminé quatre ans plus tôt. Non, rien n'avait vraiment commencé entre eux puisque leur histoire se fondait sur des secrets et des mensonges. Peu lui importait ! Aujourd'hui, il avait une enquête à mener et une héritière à courtiser. Sa vie était aussi simple que cela et il comptait bien la laisser ainsi.

Pourtant, bien qu'il affirmât que l'affaire était close, réglée, terminée pour toujours, il devinait qu'il ne serait pas aussi facile d'écarter les sentiments qu'il éprouvait toujours pour Laura Cole.

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7 — Merci à toutes de vous être jointes à nous, mesdames, dit

Laura. Elle parcourut du regard la foule assemblée dans la

bibliothèque de prêt. Il semblait que toutes les femmes de Fortune's Folly soient présentes, pas seulement celles concernées par la Taxe sur les Dames de sir Montague. Absolument tout le monde était là, de la vieille Mme Broad, qui vivait dans le dernier cottage de la grand-rue et ne possédait que deux poules et un mouton, jusqu'à la demi— sœur de sir Montague, l'héritière lady Elizabeth Scarlet. Cette dernière était assise à côté de Lydia Cole, sa tête auburn baissée et ses mains modestement croisées sur ses genoux dans un contraste frappant avec sa conduite de l'autre soir.

C'était extraordinaire. La soie côtoyait la toile, le commerce les vieilles fortunes. Les villageoises bavardaient et riaient, unies dans une même cause. Jamais elle n'avait vu une telle tolérance sociale dans sa vie. La seule exception était sa cousine par alliance, Faye, duchesse de Cole, qui haussait le nez d'horreur à la nécessité de se mêler à des gens du commun. Comme Henry et Faye ne vivaient pas à Fortune's Folly, Laura fut tentée de lui suggérer de s'épargner le déplaisir de s'associer au peuple et de retourner à Cole Court.

Levant les mains, elle déclara la séance ouverte et la salle se tut docilement.

— Je ne m'attendais pas à vous voir si nombreuses, dit-elle lentement.

— Nous avons pensé qu'il était mieux que nous venions toutes pour montrer notre soutien, intervint Mme Lovell, une blonde

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impertinente qui était mariée à un avoué local depuis à peine plus d'un an. Après tout, si mon très cher Archie devait avoir un accident et périr, je serais dans la même situation que le reste d'entre vous. Ce que fait sir Montague est affreux !

— Merci, dit Laura. Elle jugeait peu probable qu'Archie Lovell, un jeune homme

timide dont l'idée du danger était de rentrer à pied chez lui plutôt qu'en voiture, ait un accident mortel dans un proche avenir, mais elle appréciait cette déclaration de soutien.

— Mon mari essaie d'utiliser l'occasion de la Taxe sur les Dames pour se débarrasser de notre pauvre Mary, dit lady Wheeler, l'épouse fanée d'un baronet, avec un sourire affectueux à sa fille sans grâce qui était assise près d'elle, rougissante. Il accueille chez nous toutes sortes de vauriens, en disant que c'est le seul moyen de lui trouver un époux. C'est inique !

Un murmure de sympathie parcourut la salle. Laura n'aurait su dire si le public s'apitoyait sur le sort de Mary Wheeler parce qu'elle risquait d'être mariée de force par un père sans cœur ou parce qu'elle avait une mère aussi insensible. Lydia Cole rougit aussi et jeta un coup d'œil de côté à sa propre mère. Laura se rappela la réunion de la veille avec les tentatives déterminées de Faye pour placer sa fille sur le passage de tout homme qui regardait dans sa direction. La pauvre Mary Wheeler n'était pas seule.

— J'en suis désolée, madame, dit-elle. — Sir Montague est un crapaud, opina Mme Broad. Il a

envoyé son intendant chez moi ce matin pour m'avertir que je devrais donner une de mes poules et la moitié de mon mouton.

Elle croisa les bras d'un air belliqueux. — Je lui ai demandé quelle moitié il voulait, l'avant ou

l'arrière. Je préférerais me couper la langue plutôt que de me

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remarier, et je le lui ai dit. Cela a pris assez de temps à Broad pour mourir et me laisser tranquille !

Elle jeta un regard circulaire sur l'assistance et son regard s'adoucit quand il se posa sur lady Elizabeth Scarlet.

— Je suis désolée de dire du mal de votre frère, mon enfant, mais ce qu'il fait est un scandale !

— Oh, ne vous inquiétez pas pour moi, répondit la jeune femme avec entrain.

De l'humour brillait dans ses yeux verts. — Monty est un complet goujat, mais il le regrettera quand

j'en aurai fini avec lui ! — Tout à fait, dit vivement Laura, en se rappelant l'incident de

la citronnade. Je pense, lady Elizabeth, que même si une action directe peut être opportune dans certains cas, nous devons nous montrer prudentes dans la façon d'aborder ce problème.

— Bien sûr, Votre Grâce, répondit Elizabeth avec une retenue qui ne dupa pas Laura un seul instant.

— J'ai cherché dans les vieux livres de la bibliothèque de ma grand-mère, reprit-elle, et j'ai trouvé quelques contre-mesures qui peuvent être utiles. Quand sir Montague a invoqué la Taxe sur les Dames, il a également remis en vigueur toutes les autres lois médiévales du village, voyez-vous.

Les dames voyaient très bien. Une vague de débats et de spéculation balaya la salle tandis qu'elles discutaient des vieilles coutumes qui pourraient être ressuscitées.

— Il y a le droit de pâture, dit soudain Mme Broad. Je m'en souviens du temps de mon père. Il laissait ses cochons errer dans les bois du seigneur.

— Je ne vois pas pourquoi ce seraient juste des cochons, releva Elizabeth, son visage s'éclairant. Nous avons de nombreux chevaux dans nos écuries. Ils adoreraient brouter les massifs de

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fleurs de Monty. Ses plantations d'automne sont sa joie et sa fierté et je suis sûre que les fleurs ont aussi bon goût qu'elles sentent bon.

Elle regarda autour d'elle. — Quelqu'un d'autre a-t-il des bêtes à faire paître ? — Vous pouvez emprunter mon mouton avec ma bénédiction,

lady Elizabeth, dit Mme Broad, rayonnante. — Je crois qu'il y a aussi une coutume appelée droit d'abri,

selon laquelle les moutons font de l'engrais sur les terres du seigneur en échange d'une étable.

— Mon mouton est très bon pour faire des crottes, déclara fièrement Mme Broad. Je parie qu'il pourrait faire son effet sur les pelouses de sir Montague.

Laura rit. Le visage de Faye se contracta de dégoût et elle écarta ses jupes comme si le mouton se manifestait déjà.

— Ceci est très puéril, murmura-t-elle. Nous devrions sûrement nous en remettre à l'autorité du châtelain, tout simplement ?

Elle regarda Lydia. — Je suis venue ici aujourd'hui pour dire qu'il s'agit là d'une

excellente opportunité pour la mère d'une jeune fille à marier, qui souhaite le meilleur pour sa fille. De fait (elle lança un regard venimeux à Alice Lister), certaines dames d'humble extraction n'auraient pas dû être si pressées de rejeter l'offre généreuse de sir Montague, pour commencer.

Il y eut un silence embarrassé. Alice prit une grande inspiration et parut prête à exploser, mais Elizabeth la retint d'un sourire.

— Pour ma part, dit-elle, j'ai toujours vu miss Lister comme une sœur. Elle n'a pas besoin de se sacrifier à Monty en l'épousant pour en faire un arrangement formel.

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Il y eut quelques rires à cette remarque et Faye battit en retraite, l'air froissé. On ne la verrait pas contredire la fille d'un comte en public, mais son expression renfrognée exprimait clairement son opinion sur les petites jeunes filles trop directes qui avaient besoin d'une main ferme.

— Merci, dit Laura. Il est toujours utile d'entendre des opinions opposées. Maintenant, allons-nous voter? Toutes celles qui sont en faveur de réintroduire les lois sur les droits de pâture et d'abri ?

Toutes les dames de la salle levèrent la main, à l'exception de Lydia et de Faye, dont les doigts restèrent fermement noués sur ses genoux. Au bout d'un moment Lydia leva la main d'un geste hésitant, mais sa mère lui saisit le bras et l'abaissa fermement. Il s'ensuivit une petite lutte et l'exclamation douloureuse de Lydia, « Maman ! », une claire indication de la force de la duchesse.

— La proposition est votée, déclara Laura d'un ton bref, en les ignorant. Lady Elizabeth, pouvons-nous compter sur vous pour discuter de pâture avec toutes les dames qui possèdent du bétail, et pour assurer le transfert des bêtes dans les jardins de sir Montague?

— Certainement, répondit la jeune femme, les yeux étincelants. Ce sera un plaisir.

— Nous tiendrons une autre réunion dans quelques jours, déclara Laura, et nous discuterons d'autres actions. Toutes les idées sont les bienvenues, mesdames. Je vous laisse réfléchir à la question.

— C'est une honte de vous voir présider une réunion comme

celle-ci ! siffla Faye à l'oreille de Laura tandis que les dames de Fortune's Folly quittaient la bibliothèque et sortaient dans le soleil automnal de la place du marché. Vraiment, Laura, vous me

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stupéfiez ! Vous êtes la duchesse douairière de Cole. Il y a quelques années, vous vous mêliez aux gens du commun à la Société horticole d'Harrogate. Passe encore, mais à présent ce groupe de mécréantes et de renégates ! Je suis choquée.

— Il n'est pas étonnant que sir Montague et vous soyez si bien d'accord, Faye, rétorqua Laura en s'efforçant de rester calme. Vous êtes doté de la même nature d'esprit.

Elle ramassa son dossier de recherches et le glissa sous son bras. Le snobisme de Faye l'avait dérangée dès leur première rencontre, lorsque Charles avait invité son cousin et sa femme à Cole Court.

— Votre attitude est carrément dépassée, poursuivit-elle. Et les dames de Fortune's Folly ne sont pas des mécréantes. C'est sir Montague qui mérite cette appellation.

— Sottise ! s'exclama la duchesse qui soufflait à travers la place du marché en marchant à côté de Laura, et en tirant une Lydia réticente derrière elle. Si miss Lister avait été dûment reconnaissante de la condescendance de sir Montague à lui proposer le mariage, rien de ceci ne serait arrivé. Je ne peux pas croire qu'elle ait osé se montrer à la réunion aujourd'hui.

— Pourquoi ne l'aurait-elle pas fait ? demanda Laura avec irritation.

Elle détestait l'horrible supériorité de Faye. — Elle est aussi concernée par la Taxe sur les Dames que le

reste d'entre nous, reprit-elle. — Oui, mais elle n'est pas une dame, n'est-ce pas ? Laura serra les dents pour s'empêcher de répondre. — Quoi qu'il en soit, poursuivit Faye, complètement

indifférente à la colère de sa cousine, je suppose que maintenant que cela s'est produit, c'est la parfaite opportunité pour des jeunes filles comme cette chère Lydia de trouver un époux. M.

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Anstruther pouvait à peine s'arracher de son côté à la réunion, et hier il s'est promené avec nous dans les Jardins de la Promenade, également. Il a complimenté Liddy sur son excellente forme. Il a eu l'air tout à fait charmé.

— Vraiment ? fit Laura. Elle s'efforça de garder une voix posée, même si elle n'avait

aucun désir d'entendre tous les détails de la cour que Dexter faisait à Lydia, et se sentait sur le point d'exploser rien qu'en y pensant. La journée d'automne lui parut soudain moins ensoleillée et le vent plus coupant. Ce n'était pas une nouvelle pour elle, elle avait vu Dexter et Lydia ensemble à la réunion après tout, mais son sentiment de malaise ne se dissipa pas.

— Il a accordé énormément d'attention à ma Lydia dès le début, continua la duchesse avec complaisance. Il a mentionné combien sa conversation était brillante et combien il serait heureux de revenir à Cole Court maintenant que vous n'y êtes plus, Laura...

— Je ne me souviens pas qu'il ait dit quoi que ce soit de la sorte, maman, intervint Lydia.

Elle leva vers sa mère un visage défiant tandis qu'elle se frottait encore le bras que la duchesse lui avait pincé un peu plus tôt.

— Nous avons dansé ensemble une fois à la réunion et hier il s'est informé très poliment de ma santé, c'est tout.

— Eh bien, dit Faye en piquant méchamment une feuille morte de la pointe de son ombrelle, je suis certaine qu'il vous aurait fait des compliments si vous aviez été un peu plus avenante avec lui, Liddy. Un gentleman aime à se sentir encouragé.

Laura pensa à l'encouragement hardi qu'elle avait donné à Dexter ce jour-là dans la buanderie, et se sentit infiniment troublée à ce souvenir. Ce n'était pas le genre de réaction qu'un

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gentleman cherchait chez sa convenable et virginale fiancée. Pouvait-elle être plus éloignée de ce que Dexter Anstruther considérait comme l'épouse idéale ? Elle en doutait. Mais sous la surface, Dexter n'avait rien de l'homme austère et rationnel qu'il donnait à voir. Il déniait tout simplement cette partie de sa personnalité, parce qu'il était déterminé à être l'homme responsable que son père n'avait pas été. Néanmoins, une chose était sûre : sa convenable et virginale fiancée aurait le choc de sa vie s'il la traitait avec la même passion volcanique qu'il lui avait réservée.

— M. Anstruther devrait être reconnaissant d'avoir la chance de se marier dans la famille Cole de Cole Court, continua Faye. Il est désargenté et, en tout et pour tout, il n'a que sa belle apparence et un ancien nom à porter à son crédit, ainsi qu'un médiocre poste d'employé auprès de ce vieux sot de Liverpool. Son père était un individu tristement dévoyé et M. Anstruther lui-même a semblé prendre le même chemin voilà quelques années avec ses courtisanes, ses actrices et ses liaisons avec des femmes mariées...

— Maman ! protesta Lydia en rougissant jusqu'aux oreilles. Je ne puis croire que vous souhaitiez me voir épouser un homme que vous paraissez mépriser.

Elle avait raison, pensa Laura, mais Faye, avec sa peau d'éléphant, ne vit pas de contradiction dans son attitude.

— Sottise, Liddy, dit-elle avec fermeté. Une femme n'est qu'une sotte si elle ne s'attend pas à ce qu'un homme ait ses petites fantaisies, et vous devez vous rappeler qu'il vous épouse pour votre argent et que vous l'épousez pour...

Elle s'arrêta, comme si elle essayait de trouver une bonne raison.

— Pour échapper à votre mère, dit Laura à mi-voix.

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— Parce qu'il est le seul à vouloir de vous ! acheva la duchesse d'un ton triomphant. Et le voilà ! roucoula— t-elle en accélérant vers l'entrée des Thermes. Bonjour ! Monsieur Anstruther !

Le cœur de Laura sombra. Elle avait espéré avoir quelques jours de grâce pour se ressaisir avant d'être obligée de revoir Dexter. Son attirance pour lui avait été si intense à l'auberge de la Demi-Lune ! Elle s'était dit qu'elle ne le rencontrait que parce que lord Liverpool avait les moyens de lui forcer la main, mais être avec lui et parler du passé avait inévitablement fait resurgir des souvenirs qui étaient loin d'être enfouis comme elle le croyait.

— Si vous voulez m'excuser..., commença-t-elle, mais Faye enroula ses griffes autour de son bras et la tira en avant.

— Devez-vous être aussi égoïste ? siffla-t-elle. Montrez un peu d'esprit de famille et aidez-nous à capturer M. Anstruther pour Liddy !

Comme la seule alternative était une lutte manquant de dignité dans la rue — une tentation à laquelle elle réussit de justesse à résister —, Laura céda avec autant de bonne grâce qu'elle pouvait montrer et laissa la duchesse la tirer jusqu'au perron de l'établissement thermal. Dexter et son compagnon, Nat Waterhouse, s'arrêtèrent obligeamment quand Faye fondit sur eux comme un galion aux voiles gonflées par le vent.

Les deux gentlemen étaient impeccables dans leur tenue du matin. Laura se donna du mal pour ne pas regarder Dexter, mais cela semblait impossible. Plus elle essayait de détourner les yeux, plus son regard était attiré par lui ; par ses cheveux fauves dans lesquels soufflait la brise d'automne, par ses larges épaules enserrées dans une élégante redingote vert foncé et par ses cuisses musclées moulées par ses culottes ajustées. Soudain, elle sentit ses genoux trembler. Elle ferma les yeux une seconde pour tenter de surmonter l'attirance qu'elle ressentait pour lui.

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Lorsqu'elle rouvrit les yeux, elle se rendit compte que Dexter l'avait surprise et, encore pire, qu'il lisait dans ses pensées avec une troublante précision. Il haussa les sourcils en l'observant avec un regard narquois qui n'était certainement pas amical, mais très sûrement provocant. Il y avait au fond de ses yeux une flamme d'excitation sensuelle qui la troubla encore plus. Elle humecta nerveusement ses lèvres. Le regard de Dexter se posa alors sur sa bouche et elle crut défaillir.

— Oh ! monsieur Anstruther, entendit-elle dire sa cousine. Lydia espérait tellement vous voir ce matin ! N'avons-nous pas passé un moment délicieux au parc, hier?

— Délicieux, dit Dexter. Il arracha son regard de Laura et esquissa une courbette. — Vous arrivez juste à point nommé, mesdames. J'avais

promis de faire connaître à lord Waterhouse les plaisirs de la source d'eau sulfureuse, mais il semble étrangement réticent à la goûter. Maintenant que vous êtes là, cependant, il cédera sans nul doute à une persuasion plus suave que la mienne.

— Je m'excuse de ne pas pouvoir me joindre à vous, dit Laura. Dexter avait balayé leur groupe du regard pour les inviter, et

le fait qu'il passe aussi soudainement de l'excitation à une apparente indifférence l'irritait, décidément. Elle n'avait aucune envie de rester assise à le voir faire les yeux doux à Lydia par-dessus un gobelet d'eau minérale.

— J'ai du travail et aucune intention d'infliger les eaux de source à quiconque, ajouta-t-elle.

Elle fit un geste vers Faye. — Je suis certaine, cependant, que Sa Grâce et miss Cole

seraient ravies de vous accompagner. La duchesse parut déchirée entre la réprobation pour la

critique cavalière de Laura des bienfaits des eaux de Fortune, et

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la satisfaction de savoir que sa fille et elle auraient les deux gentlemen pour elles seules. Son sourire s'estompa, toutefois, quand Nat lui fit gravir le perron des Thermes, mais que Dexter resta en arrière, prenant le bras de Laura.

— Vous êtes rentrée saine et sauve de notre rendez-vous à l'auberge de la Demi-Lune l'autre soir, j'espère, murmura-t-il.

Le contact de sa main était ferme. Laura réagit par un frisson impossible à nier.

— Comme vous le voyez, répondit-elle fraîchement. Et vous, monsieur Anstruther ? Avez-vous eu l'occasion d'aller au Lion rouge à Stainmoor ?

— Oui. Dexter sourit sombrement. — Je pensais que l'auberge de la Demi-Lune était fruste, mais

le Lion rouge, c'est une autre histoire. J'ai eu de la chance d'en sortir vivant et encore, c'était avant qu'ils n'apprennent les raisons de ma visite

Laura le regarda. Il ne semblait pas avoir beaucoup souffert de l'expérience. Il y avait en Dexter Anstruther quelque chose de dur, de solide et de dangereux qui suggérait qu'il saurait se débrouiller dans une situation difficile et ne serait pas du tout désavantagé dans une rixe avec les hommes de main de Warren Sampson.

— Je vous avais averti, dit-elle. J'espère que cela en valait la peine.

— Vous m'aviez prévenu, en effet, agréa-t-il, et je crains que cela n'ait servi à rien. Je n'ai pas obtenu de renseignements utiles.

Il la regarda. — Cela m'a rappelé l'époque où je poursuivais Glory.

Personne ne voulait me parler.

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— Personne ne parlait de Glory par loyauté. Personne ne parle de Sampson par peur, monsieur Anstruther, précisa Laura. Cela fait une différence.

Elle dégagea délibérément son bras de son emprise. — Excusez-moi. Je ne veux pas vous retenir dans votre

poursuite de l'héritage de miss Cole, pardon, dans votre cour à miss Cole.

Dexter sourit. — Qu'est-ce qui peut être si urgent pour vous faire partir

précipitamment avec ces papiers ? s'enquit-il. — Rien de particulier. Vous avez un esprit soupçonneux,

monsieur Anstruther, ce qui, je suppose, n'est pas surprenant dans votre domaine d'activité, mais je vous assure qu'il n'y a rien de plus intéressant là-dedans que des affaires légales.

Elle lui décocha un regard moqueur. — J'espère que vous ne trouvez pas trop abaissant que je

préfère infiniment la compagnie de mes papiers à la vôtre et celle de lord Waterhouse.

Quelqu'un la bouscula alors et le précieux dossier lui échappa des mains. Les papiers s'éparpillèrent sur les pavés de la place du marché, s'envolant dans toutes les directions. Tandis qu'elle courait pour essayer de les rattraper, Dexter se baissa et en ramassa quelques-uns, son vif regard bleu parcourant les pages.

— Lois et taxes médiévales... Droit de pâture, droit d'abri... — Rendez-les-moi ! s'écria Laura, toute dignité abandonnée. Elle voulut prendre les papiers qu'il tenait, mais il les leva hors

de sa portée et lui sourit avec condescendance. Cela lui donna envie de taper du pied, de préférence sur ses orteils.

— Ainsi, vous prenez sir Montague à son propre jeu, dit-il lentement. C'est très intelligent de votre part.

— Je suis intelligente, rétorqua Laura, échauffée.

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La dernière chose qu'elle souhaitait était de livrer des secrets à l'ennemi. Elle pouvait imaginer Dexter se rendant à Fortune Hall pour dévoiler à Monty Fortune tout ce qu'elles projetaient de faire, ruinant ainsi leur vengeance.

— Oui, dit-il, vous l'êtes. Il la regarda d'un air appréciateur. — Il faudrait être un adversaire stupide pour vous sous-

estimer comme je l'ai fait. Il lui rendit les feuilles avec une courtoisie exemplaire. — Vous mesurez, cependant, que si vous déclarez la guerre

aux gentlemen du village, ils répondront abondamment ? — J'ai hâte de voir cela, répondit Laura, sincère. Les dames de

Fortune's Folly sont prêtes pour la bataille. Un sourire qui n'avait rien de rassurant incurva les lèvres de

Dexter. — Ce sera une bataille royale, promit-il. Vous pourriez

regretter de nous avoir provoqués. Il abaissa la voix. — Pour ce qui est de moi, je peux être très déterminé quand je

veux quelque chose. Et j'éprouve bel et bien le besoin d'égaliser le score avec vous...

— Vraiment ! lâcha-t-elle d'un ton coupant, en ignorant la façon dont ses paroles faisaient palpiter ses nerfs. Vous pouvez compter sur un homme pour être incapable d'accepter la défaite.

Elle fit un geste vers les longues baies de l'établissement thermal, à travers lesquelles on pouvait voir Faye tenant sa cour.

— Puis-je vous encourager à vous montrer déterminé avec miss Cole et sa mère ? Je dois rentrer.

— Pour mettre vos plans à exécution ? — Exactement.

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— Mais si je dis à sir Montague ce que vous prévoyez, cela vous mettra des bâtons dans les roues.

C'était précisément ce que Laura avait craint. Elle plongea ses yeux dans les siens : sous le défi qu'elle y lisait, elle devinait la même chaleur intense qu'elle y avait perçue quatre ans plus tôt. Bouleversée, elle se força à répondre :

— Dites-le-lui et soyez damné. Dexter rit. — C'est gentil à vous. — Vous pouvez vous en arranger, monsieur Anstruther. Je

suis sûre que vous n'avez pas besoin de mots aimables de ma part.

— Ce dont j'ai besoin de votre part..., murmura Dexter. L'expression de ses yeux indiquait si clairement ce qu'il

voulait d'elle qu'elle en resta muette. — En cet instant, reprit-il pensivement, ce dont j'ai besoin est

de vous embrasser à vous faire défaillir. La porte des Thermes claqua tandis que deux dames sortaient

et leur jetaient un coup d'œil curieux. Laura se détourna de leur regard inquisiteur de peur qu'elles ne devinent ses sentiments qui, en cet instant, étaient à nu. L'interruption avait manifestement ramené Dexter à la raison lui aussi.

— Etes-vous sûre de ne pas vouloir vous joindre à nous pour un verre ? demanda-t-il en désignant l'entrée. Nous pourrions porter un toast aux hostilités imminentes entre les chasseurs de fortune et les dames de Fortune's Folly.

— Non, merci, répondit Laura. L'eau sulfureuse est atroce et apte à tuer n'importe qui de faible constitution.

Dexter rit. — Alors, je suis surpris que vous ne m'encouragiez pas à en

boire des litres.

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Il s'inclina. — Eh bien, bonne journée, Votre Grâce. Il commença à s'éloigner, mais s'interrompit avant d'entrer

dans les thermes. — Avez-vous pensé au droit de passage sur le pont ?

demanda-t-il. Le droit de réclamer une taxe pour traverser le pont sur la rivière Tune ? Je pense que vous découvrirez que le pont appartient au village et non au châtelain, parce qu'il a été payé par une souscription publique. Et Monty doit traverser la rivière chaque fois qu'il vient à Fortune's Folly. Vous pourriez lui soutirer beaucoup d'argent et l'agacer terriblement par-dessus le marché...

Laura plissa les paupières d'un air soupçonneux. — Et pourquoi me donneriez-vous cet avantage, monsieur

Anstruther ? Dexter haussa les épaules d'un air décontracté. — Je pensais que cela rendrait le conflit plus équitable. L'indignation bouillonna en Laura. — Parce que les femmes possèdent moins de ruse et de

duplicité que les hommes ? s'enquit-elle d'un ton doucereux. — Pas du tout, répondit-il les mains dans les poches. J'ai

observé que l'esprit féminin peut être sans égal quand il s'agit de duperie et de tromperie.

Une remarque qui la visait sans nul doute. Elle ferait bien de ne jamais oublier quelle basse opinion il avait d'elle.

— Je crois toutefois, poursuivit-il, que les hommes sont bien meilleurs pour s'organiser et mener un plan à bien. Nous avons la tête froide, la force et la détermination pour réussir.

— Et la vanité, coupa Laura, piquée au vif. Vous venez de fournir la meilleure raison de vaincre les hommes de Fortune's

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Folly. Nous dégonflerons votre insupportable arrogance. Nous verrons qui triomphera, monsieur Anstruther.

***

Dexter savoura une autre gorgée de café. Laura avait raison

sur un point : le café était beaucoup plus agréable que l'eau de source offerte aux Thermes. Il y avait passé une heure atroce à courtiser miss Lydia Cole et à quasiment s'étouffer avec les platitudes qu'il lui débitait et l'eau sulfureuse qu'il buvait. Il était convaincu que les célèbres eaux de Fortune's Folly étaient nocives pour la santé et contenaient probablement quantité de maladies. Si les visiteurs de l'établissement thermal se mettaient à tomber comme des mouches, il saurait où commencer son enquête.

Entre-temps, il avait paru évident à Dexter que Lydia était aussi peu encline à accepter ses compliments qu'il l'était à les lui offrir. L'horrible conséquence de ce constat était qu'ils s'étaient tous deux efforcés de maintenir une conversation rigide sous l'œil sardónique de Nat et celui, indulgent, de Faye Cole.

Revoir Laura l'avait complètement chamboulé et lui avait fait prendre conscience du ridicule de la cour qu'il faisait à Lydia. Il avait envie de Laura et, bien qu'il n'aimât ni ne comprît la violence de son désir, il ne pouvait pas le réfréner. Le fait qu'elle ait été Glory, la célèbre femme bandit de grand chemin, ne semblait que l'enflammer davantage. Désirer une femme qu'il n'appréciait pas et ne pouvait pas avoir mettait sa raison et son self-control à rude épreuve. Mais après tout, il n'y avait pas beaucoup de rapport entre le fait qu'il apprécie ou non Laura et le fait qu'il soit attiré par elle. Ses sentiments étaient primitifs, intenses et coléreux. Rien à voir avec de l'estime ou de la haine. En tout cas, ces sensations lui étaient bien trop étrangères pour

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qu'il sache comment les gérer. Il s'était efforcé si longtemps de maîtriser ce côté fougueux de son caractère. Il ne permettrait pas à Laura de bouleverser sa vie une nouvelle fois.

Les autres gentlemen — sir Montague Fortune et son frère Tom, Nathaniel Waterhouse et Miles Vickery — buvaient tous du vin ou du cognac cet après-midi-là, mais c'était trop tôt pour Dexter, qui buvait toujours avec modération. Son père avait compté le jeu, le tabac et la boisson parmi ses nombreux vices et Dexter s'en était tenu éloigné comme de la peste. Même durant la période de ses pires débauches, il n'avait pas été attiré par l'alcool. Il semblait que seule Laura Cole soit capable de le faire faillir et de l'attirer avec intempérance et excès. En ce moment même, il ne pouvait détacher son esprit d'elle.

— Alors, comment se déroule votre plan, Monty ? demanda Miles à leur hôte. Vous avez déjà tondu des dames ? Y a-t-il déjà eu des projets de mariage hâtivement annoncés ?

— Cela se passe très bien, vraiment, répondit sir Monty en se frottant les mains. Mon intendant visite toutes les propriétés du village concernées par la Taxe sur les Dames pour estimer la valeur de ce qui m'est dû. Les dames ont un an pour se marier ou me donner leur argent, et avec les fêtes de Noël qui arrivent dans deux ou trois mois, les gentlemen devraient avoir une opportunité exceptionnelle d'insister dans leur cour...

Il s'arrêta, regardant fixement par la fenêtre de la bibliothèque. — Sapristi, est-ce un mouton qui broute ma pelouse ? — Il y en a même tout un troupeau, répondit Tom. Regarde,

ils arrivent par le portail de l'enclos... Mais sir Montague avait déjà bondi sur ses pieds pour sortir

précipitamment en appelant son intendant à grands cris. Les autres échangèrent un regard avant de le suivre d'un pas

plus nonchalant. Le temps qu'ils atteignent la terrasse, ils

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trouvèrent lady Elizabeth Scarlet, Laura Cole et Alice Lister en train de faire entrer le reste du troupeau dans les jardins.

Dès qu'il vit Laura, Dexter ressentit une pointe de désir dans le creux de son estomac comme chaque fois qu'il était en sa présence. Elle était sa tentation la plus secrète et la plus défendue. Vêtue très simplement d'une robe verte qui faisait ressortir ses brillants yeux noisette, son visage rosi par la brise fraîche et ses cheveux s'échappant de son bonnet et bouclant sur ses tempes et ses joues, elle évitait soigneusement son regard. Une attitude qu'il interpréta comme un défi. Il garda délibérément les yeux fixés sur elle et la vit lui jeter un coup d'œil, bref et éloquent, avant de détourner le regard. La couleur de ses joues s'intensifia et il ressentit une sauvage bouffée de satisfaction à l'idée qu'elle était aussi troublée que lui par sa présence, quoi qu'elle fasse pour prétendre le contraire.

« Avez-vous oublié que vous ne m'appréciez même pas... » lui avait-elle dit plus tôt.

Il ne parvenait pas à oublier les paroles de Laura. Ses sentiments étaient emmêlés, désir et prudence, passion et raison... Il trouvait intensément frustrant d'être confronté à une situation qu'il semblait incapable de contrôler.

— C'est de l'intrusion ! cria sir Montague cramoisi, en dévalant les marches de la terrasse. Arrêtez cela tout de suite !

— Ne soyez pas ridicule, Monty, déclara lady Elizabeth. Comment puis-je être une intruse sur ma propre pelouse ?

Elle adressa un signe de tête aux autres et sourit à Nat Waterhouse.

— Bonjour, messieurs. Vous êtes donc ici aussi, Nat ! Fortune's Folly regorge positivement de gens désargentés, ces jours-ci. Cherchez-vous une cervelle d'oiseau à épouser vous aussi ?

— Mieux vaut une cervelle d'oiseau qu'une harpie, répondit Nat. Comment allez-vous, Lizzie ?

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— Je suis encore trop indépendante à votre goût, déclara-t-elle. Mais riche, Nat, très riche ! N'est-ce pas désolant ?

— C'est certainement tentant, observa Nat en souriant. — Vous n'êtes peut-être pas une intruse, Lizzie, mais les

moutons le sont ! intervint sir Montague. Débarrassez-moi d'eux !

— Hélas, nous ne pouvons pas, sir Montague, dit Laura d'un air de regret. Pas si nous devons nous conformer à la loi. Ceci est le droit d'abri, voyez-vous. Vous en trouverez les détails sur la même page de l'histoire de la paroisse que celle où figure la Taxe sur les Dames.

Dexter la vit consulter la feuille qu'elle tenait à la main et aperçut le mot Stratégie écrit en grosses lettres tout en haut. Aussitôt, Laura écarta le papier pour l'empêcher de voir. Il lui décocha un grand sourire et elle lui lança un regard noir.

— Les moutons ont le droit de paître sur votre terrain en échange de leur engrais, continua Laura, en désignant le mouton le plus proche qui illustrait justement son point de vue.

— Mais je ne veux pas de leurs ordures ! se lamenta sir Montague. Arrêtez-les !

— Je ne pense pas que l'on puisse arrêter un mouton satisfaisant un besoin naturel, observa Tom en souriant largement.

Dexter le vit décocher à Laura un regard de pure appréciation et eut envie de l'attraper par le col de sa chemise et de le chasser à coups de pied de son propre jardin.

— Ils détruisent mes pâquerettes de la Saint-Michel ! gémit sir Monty, tandis qu'un autre mouton broutait avec enthousiasme les fleurs violettes d'un massif voisin. Et mes dernières roses ! C'est épouvantable !

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— Tout comme la Taxe sur les Dames, agréa Laura. Tout à fait épouvantable.

— Et la pelouse ! Sir Montague passa une main tremblante sur son front. — Mes jardiniers l'ont préparée avec soin pour l'hiver ! — Elle est tellement plus riche que l'herbe des collines, dit

Laura. Les moutons vont beaucoup l'apprécier. Elle sourit avec chaleur au châtelain. — Et maintenant que les nuits s'allongent, ils vont aussi

bénéficier d'un abri convenable. — Dans les écuries, précisa lady Elizabeth. — Mais j'y garde mes chevaux de chasse ! s'exclama sir

Montague. Je ne peux pas avoir des moutons avec mes chevaux ! — Je suis sûre qu'ils s'entendront à merveille, déclara Laura. Elle sourit au petit groupe, son regard s'attardant sur le verre

de cognac que Nat tenait à la main. — Nous ne voulons pas vous priver de vos distractions,

messieurs. De quoi s'agit-il, cet après-midi ? D'imaginer de nouvelles taxes pour dépouiller les dames de Fortune's Folly ?

— Touché, murmura Dexter, tandis que sir Montague bredouillait en vain.

Il croisa le regard de Laura et elle lui adressa un petit sourire de triomphe, sa belle bouche généreuse se relevant d'une manière irrésistible. Il en fut si troublé qu'il eut l'impression de recevoir un coup dans l'estomac. Il mourait d'envie de l'embrasser et, inconsciemment, il fit un pas vers elle. Fort heureusement, il reprit ses esprits à temps et s'immobilisa, profondément ébranlé. Miles avait remarqué son geste et lui jeta un coup d'œil curieux. Mal à l'aise, Dexter s'agita, conscient du désir qui montait en lui sans qu'il puisse rien y faire.

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Il fallait absolument qu'il surmonte sa passion pour Laura avant qu'elle ne le détourne une deuxième fois de son devoir. Il était inutile de comprendre d'où venait ce désir irrépressible, il fallait simplement qu'il l'étouffé au plus vite. Mais comment ?

— Je pense que vous ne devriez pas être aussi sûre de votre victoire, Votre Grâce, dit-il lentement. Le jeu ne fait que commencer.

Le sourire de Laura s'estompa pour faire place à une détermination de fer. Malheureusement, il trouvait sa sévérité tout aussi excitante. Il y avait quelque chose dans sa manière d'être stricte, comme elle l'avait été avec Miles le soir de la réunion, qui, de manière totalement absurde, éveillait des images érotiques dans son esprit. Son lit, des rubans de satin... La voix de Laura le ramena à la réalité.

— Bien, dit-elle d'un ton sec, nous vous laissons à votre cognac et retournons à notre conseil de guerre. Bonne chance, messieurs.

Dexter regarda sa mince silhouette franchir le portail d'un pas raide, suivie d'Elizabeth et d'Alice.

— Voilà trois femmes décidées à faire du grabuge, marmonna Miles Vickery.

— De plus d'une façon, agréa Dexter. Il était amusé de voir que Miles ne pouvait s'empêcher de fixer

Alice Lister, qui s'était tournée pour fermer le portail et l'avait foudroyé du regard quand elle l'avait surpris à l'observer.

— Je pense que vous perdez votre temps, mon vieux, lui dit-il. Miss Lister semble délicieusement immunisée contre votre charme.

— Nous verrons, répondit Miles. Il sourit. — Vous savez combien j'aime le défi, Dexter. Plus grande est

la difficulté, plus il y a de plaisir dans le jeu et...

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Son sourire s'élargit. — Je trouve miss Lister quasiment irrésistible. — Trente guinées que vous ne réussirez pas, lança Tom

Fortune avec entrain. — A la séduire, ou à l'épouser ? demanda Miles. — Les deux. L'un ou l'autre. Monty, veux-tu me donner trente

guinées ? — Marché conclu, dit Miles. Vous pouvez aussi bien me

remettre l'argent maintenant, Fortune. — Faites preuve d'un peu de respect, intervint Dexter d'un ton

coupant. — Quoi, vous pensez que le pari devrait être plus élevé ?

s'enquit Miles. Il regarda Tom. — Il pourrait avoir raison, vous savez, Fortune. Trente

guinées, cela semble un peu mesquin pour la vertu d'une dame. Dexter souffla d'un air dégoûté. — Vous êtes un vaurien, Miles. Il en appela à Nat Waterhouse. — Vous connaissez Miles depuis plus longtemps que moi. Par

pitié, ramenez-le à la raison. — J'attends juste de le voir chuter, Dexter, répondit Nat en

secouant la tête. J'ai le sentiment... — Peu importent les femmes, coupa sir Montague, en prenant

le bras de Dexter. Mon jardin est bien plus important ! Que dois-je faire, Dexter?

Il tordit ses mains replètes tandis qu'un mouton démolissait le reste de son chèvrefeuille tardif.

— C'est un désastre !

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— Faites venir un berger, rassemblez les moutons et reconduisez-les dans les collines, répondit Dexter. C'est simple, Monty.

— Pas pour moi, se lamenta le châtelain. Elizabeth ne le permettra jamais.

— Voyons, Monty, dit Nat Waterhouse. Du cran. Nous devons organiser une riposte. Mais d'abord, du cognac pour vous. Vous semblez en avoir besoin.

Lorsqu'il fut ranimé par un autre verre et installé devant la cheminée, Monty Fortune parut reprendre des forces.

— Tout est la faute de la duchesse douairière de Cole, maugréa-t-il. Vous avez tous vu qu'elle est le chef de la troupe.

Il se tourna vers Miles. — Miles, Sa Grâce est votre cousine. Ne pouvez-vous faire

pression sur elle pour qu'elle se désiste ? Vickery secoua la tête avec un sourire de regret. — Je ne pense pas, Monty. Comme vous le disiez, Laura est

une duchesse douairière. On ne dit pas aux douairières ce qu'elles doivent faire.

Ni aux femmes bandits de grand chemin, pensa Dexter. même celles retirées de l'action. Pas si on tenait à sa vie.

— Sottise ! Elle devrait faire ce qu'on lui demande, déclara sir Montague d'un ton vif. La désobéissance est très peu seyante chez une femme, quel que soit son rang.

Regardant les autres, Dexter put voir qu'ils pensaient tous à lady Elizabeth, que sir Montague échouait si lamentablement à faire obéir. Le châtelain était singulièrement incapable de mettre en pratique ce qu'il prêchait.

— Si vous souhaitez faire part à la duchesse douairière de votre opinion sur la question, Monty, dit-il sèchement, je suis certain qu'elle vous écoutera.

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Sir Montague s'affaissa en maugréant. — Je pourrais peut-être l'exempter de la Taxe sur les Dames,

cela l'amènerait probablement à se montrer raisonnable. — Je n'en gagerais pas, dit Miles en soupirant. Laura n'a pas

d'argent, de toute façon. Elle fait ceci pour les autres, Monty, pas pour elle. Elle a toujours été femme à embrasser une cause.

Il s'adossa à son fauteuil, les mains derrière la tête. — Même quand elle était enfant, je me souviens qu'elle faisait

campagne pour des jours de congé pour les domestiques et pour des gages plus justes pour les ouvriers agricoles. C'était une enfant fougueuse. Elle pouvait monter n'importe quel cheval des écuries et elle rendait fous mon oncle et ma tante. Ils ne voulaient qu'une seule chose : qu'elle devienne une dame convenable.

Il ne faisait aucun doute, pensa Dexter, que le comte et la comtesse de Burlington avaient réussi à transformer Laura en une dame parfaitement convenable, en apparence au moins. C'était seulement sous cette surface qu'elle était vraiment très inconvenante, comme il le savait. Mais la réflexion de Miles sur le caractère de Laura était intéressante. Elle expliquait pourquoi elle se passionnait ainsi pour ce genre de causes et pour aider les gens. Elle se souciait des autres. C'était ainsi qu'elle avait justifié ses actions au sein des Glory Girls : elle ressentait le besoin de redresser des torts que la justice ne pouvait réparer. Une pointe d'admiration s'immisça dans son esprit à cette pensée, mais il la réprima aussitôt.

Sir Monty fronçait les sourcils d'un air perplexe. Il était fort probable que Monty ignore le sens du mot altruisme.

— Et ainsi elle devrait être une dame convenable, dit-il d'un ton pénétré. Des jours de congé pour les domestiques ? Des idées dangereuses, révolutionnaires ! Fichtrement inappropriées pour une dame !

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Dexter s'agita légèrement dans son fauteuil. Malgré lui, les paroles de Monty l'irritaient et éveillaient chez lui le besoin de protéger Laura. Il avait vu par lui-même tout ce qu'elle avait fait pour les plus pauvres des fermiers et des ouvriers de Cole Court. Sa générosité en tant que duchesse avait été bien connue et elle n'avait pas eu de motifs cachés.

Ignorant le châtelain, il s'adressa à Miles : — Vous semblez admirer votre cousine, dit-il. — Oui, admit Miles. Il n'y a pas beaucoup de membres de

notre famille qui ont des principes. — Je ne pense pas que le fait de détruire mon jardin puisse

être considéré comme un principe, grommela sir Montague. Il s'adressa aux autres : — Dites-moi ce que je dois faire, messieurs. Mes fleurs ! Ma

belle pelouse ! Tout va être perdu ! — Eh bien, intervint Dexter, perdant patience. Je suspecte que

certains voient le fait de ressusciter la Taxe sur les Dames comme un manque de principes caractérisé, Monty. Et maintenant, vous avez ce que vous méritez.

Miles, Nat et même Tom réprimèrent un sourire devant la franche vérité de sa déclaration. Ils n'avaient pas de sympathie pour le châtelain, même pas son propre frère.

— Mais je suis dans mes droits en exerçant cette dîme ! protesta sir Montague, son double menton tremblant d'indignation. C'est la loi.

— Le droit d'abri est tout aussi légal, apparemment, dit Nat, le regard rivé sur la svelte silhouette de lady Elizabeth qui revenait dans les jardins avec un seau de nourriture pour les moutons.

— De mon point de vue, reprit Dexter, vous avez deux solutions, Monty. Ou vous faites marche arrière et révoquez la Taxe sur les Dames...

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— Jamais ! Je perdrais trop d'argent. — ... ou vous combattez le feu par le feu. — Mais comment ? gémit le châtelain d'un air pitoyable. Ces

maudites femmes ! Nat riait. — Invoquez d'autres de vos pouvoirs de châtelain, Monty. — Il y a toujours le droit de cuissage, déclara sir Montague

d'un ton enjoué. Miles s'étrangla sur son cognac. — Du calme, Monty, vous ne pouvez faire cela ! Vous seriez

arrêté si vous enleviez toutes les jeunes mariées le soir de leurs noces. C'est tout à fait le genre de choses que je pourrais faire, ajouta-t-il pensivement. Une idée sacrément tentante.

Dexter partageait son avis, d'une certaine manière... L'idée d'enlever Laura Cole le tentait indubitablement.

— Oubliez le droit de cuissage, dit-il d'un ton pincé, en essayant de se concentrer. Monty, il faut que vous exploitiez les autres dîmes à votre disposition.

— Ce qu'il faudrait, c'est que certains de mes fermiers meurent, déclara le châtelain d'un air songeur. De cette manière, je serais en droit d'appliquer l'impôt sur les Ames et pourrais prendre la deuxième de leurs possessions en guise de dîme.

— Serait-ce leur femme ou leur cheval ? murmura Tom. — Cela dépend du fermier, répondit Miles avec un sourire

espiègle. Et de la femme. — Et du cheval ! ajouta Tom en riant. Dexter reposa brusquement sa tasse de café. Il en avait assez

des problèmes que sir Montague s'infligeait à lui-même et des débats sans fin qu'ils suscitaient. Il n'avait aucune envie de l'aider

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à dépouiller la moitié de la population de Fortune's Folly de son héritage.

— Je vous verrai plus tard, messieurs, annonça-t-il. J'ai commandé mon dîner au Morris Clown et ensuite j'assisterai au récital de harpe à la salle de réunion.

— Sans doute en compagnie de la charmante miss Lydia Cole, dit Tom. Une innocence si virginale, Dexter, et fortunée, en outre ! C'est très attirant.

— Merci, Tom, répondit froidement Dexter. Il déplorait la remarque grossière du jeune homme, mais

pouvait difficilement le remettre à sa place en étant chez son frère.

— Et sa moins que charmante mère, ajouta Nat. Je vous admire énormément, Dex.

— Vous lier pour la vie à Faye Cole ainsi qu'à sa fille, en étant conscient du sacrifice, requiert un extrême courage, renchérit Miles.

Les railleries de ses amis ne firent rien pour calmer l'irritation de Dexter, qui allait en augmentant tandis qu'il retournait au village en traversant le pont sur la rivière

Tune. Nat et Miles n'étaient pas avares de compliments pour louer ses efforts dans la poursuite d'une riche héritière, mais ils semblaient aussi très heureux de ne pas être celui qui conduirait Lydia Cole à l'autel.

Penser à Lydia le fit inévitablement penser à Laura. Il était obsédé, exaspéré. Il lui avait suffi d'une semaine pour replonger dans les tourments de la passion. D'ici quinze jours, il serait en morceaux, corps et esprit. Un homme sensé ne se conduirait pas ainsi.

Etait-il assez goujat pour épouser Lydia Cole alors qu'il mourait d'envie de faire l'amour à Laura ? Bien des hommes ne

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verraient pas le problème et n'hésiteraient même pas, mais il n'était pas comme les autres. Il savait que, s'il épousait Lydia, il serait incapable de lui faire l'amour le soir de leur nuit de noces tout simplement parce qu'elle n'était pas la femme qu'il voulait. Ou, s'il parvenait toutefois à remplir son devoir conjugal, il fantasmerait sur Laura tout le long.

Sapristi, il avait bien trop de conscience pour être un vrai vaurien. Il s'en était rendu compte des années plus tôt, quand sa passion furieuse pour Laura l'avait conduit dans plus de chambres à coucher et de boudoirs qu'un homme avait le droit d'en voir dans toute une existence. Ce n'était pas sa vraie nature. Pour la première fois de sa vie, il souhaita ressembler davantage à Miles Vickery, qui paraissait totalement dénué de sens de l'honneur quand il s'agissait des femmes.

Mais quel choix avait-il à part faire une demande en mariage à Lydia Cole ? Le sort de toute sa famille dépendait de la bonne union qu'il ferait. Il n'avait pas d'alternative réaliste. Et lord Liverpool lui avait quasiment donné l'ultimatum de trouver une femme riche ou un autre travail. Il ne pouvait pas échouer.

Jurant à mi-voix, il traversa la rue pour s'engager sur la place du marché. La nuit tombait tandis qu'un vent froid venu du nord commençait à se lever. Pourtant, le village bourdonnait encore d'activité. Les vendeurs de fleurs, qui faisaient des affaires juteuses depuis que tant de gentlemen londoniens étaient arrivés à Fortune's Folly pour faire leur cour, commençaient seulement à ranger leurs étals. Une délicieuse odeur de viande rôtie flottait autour de l'auberge, rappelant à Dexter que son dîner serait bientôt prêt.

Il traversait la place pavée vers le Morris Clown, quand il vit Laura disparaître dans le chemin qui menait aux ruines du prieuré et au Vieux Palais. Le vert de sa robe paraissait gris dans la lumière du soir. Elle tenait fermement son bonnet pour

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l'empêcher de s'envoler. Dexter hésita à la suivre, puis se ravisa et se dirigea vers son auberge. A cet instant, il s'aperçut que quelqu'un emboîtait le pas à Laura et s'engouffrait dans le chemin. L'individu restait dans l'ombre et semblait craindre d'être vu. Les cheveux de Dexter se dressèrent sur sa nuque. Son instinct professionnel prit le dessus. Sans réfléchir davantage, il se glissa dans l'obscurité pour suivre les deux silhouettes devant lui.

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8 Laura posa soigneusement sa lanterne sur un rebord en pierre

et tendit la main pour prendre une bouteille sur l'étagère. Elle gardait tous ses vins et alcools ici, dans les caves du prieuré en ruine, préférant cela au Vieux Palais où les marches du sous-sol étaient dangereusement raides et où Carrington était presque tombé plus d'une fois. Elle y conservait ses propres recettes qui infusaient doucement dans un coin, ainsi que les restes de la collection de vins fins de son grand-père.

Elle avait rarement l'occasion de recevoir, maintenant, et il lui arrivait parfois de savourer un verre de vin seule, ce qui était, à son avis, la dernière étape avant qu'elle ne devienne une triste et vieille duchesse douairière à moitié alcoolique. Il y avait ce soir-là un récital de harpe au village, mais elle ne souhaitait pas y assister pour voir Dexter Anstruther, son cousin Miles et leurs amis flatter servilement les héritières de Fortune's Folly. A la place, elle resterait chez elle avec un verre de vin et un bon livre, pas instructif, mais divertissant. Ainsi, elle projetterait d'autres vengeances contre sir Montague Fortune. Le plan des moutons avait plutôt bien fonctionné et maintenant il était temps de trouver une autre idée.

Laura choisit une bouteille de son Champagne de sureau et la regarda d'un œil critique. A la lumière vacillante de la lanterne, le liquide brillait comme de la paille au soleil. Il était prêt à être bu. A côté de la bouteille, sur l'étagère, il y avait une place vide et une marque dans la poussière, comme si quelque chose avait récemment été enlevé. Elle fronça les sourcils. Elle conservait aussi sa marmelade de prunelles et ses confitures dans la cave, car les fruits se préservaient plus longtemps dans la pièce fraîche.

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Elle était certaine de ne pas avoir pris de pot dernièrement, mais elle ne pouvait imaginer qui d'autre serait descendu dans les ruines du prieuré pour voler de la confiture.

Un bruit soudain dans le corridor obscur derrière elle la fit sursauter. Serrant la bouteille comme une arme, elle pivota dans la semi-obscurité. Ce serait un terrible gaspillage de briser cette bouteille sur la tête d'un intrus, mais elle le ferait si elle y était forcée. Se faufiler dans le prieuré en ruine de nuit n'était probablement pas une bonne idée. Elle ne faisait pas partie des gens crédules qui croyaient que les esprits de défunts abbés hantaient l'endroit, mais malgré tout elle resserra son emprise sur la bouteille.

Les ombres bougèrent et Dexter Anstruther pénétra dans le rond de lumière jeté par la lanterne. Laura en fut si surprise qu'elle lâcha presque la bouteille.

— Monsieur Anstruther ! Sa voix sortit comme un couinement étranglé, révélant plus de

vulnérabilité qu'elle ne l'aurait voulu. — Au nom du ciel, que faites-vous ici ? Dexter regarda tour à tour son visage et la bouteille de

Champagne. — De grâce, pourriez-vous poser cette bouteille ? demanda-t-

il. Vous me rendez nerveux. Il ne paraissait pas nerveux le moins du monde, pensa Laura.

Il avait l'air dur et inflexible, même si son ton était poli. Un instant, elle aperçut l'autre Dexter Anstruther, pas le gentleman qui était venu à Fortune's Folly pour courtiser une héritière, mais l'homme sombre qu'elle avait rencontré à l'auberge de la Demi-Lune, celui qui travaillait dans l'ombre pour le gouvernement et avait sans nul doute affronté des situations plus périlleuses qu'une nerveuse douairière brandissant une bouteille de Champagne. Puis l'expression dangereuse disparut de ses yeux.

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Elle fit ce qu'il lui demandait et posa la bouteille. Un étrange silence tomba alors entre eux tandis qu'il la jaugeait du regard, de haut en bas, non pas avec l'appréciation masculine qu'elle avait vue parfois chez certains hommes, mais avec un calcul pensif. Cela la fit frissonner. Il y avait quelque chose d'impersonnel là-dedans, comme si, d'une certaine manière, il évaluait son caractère. Pourtant, cet examen avait quelque chose d'infiniment intime en même temps.

— Etes-vous seule ? demanda-t-il. Le rouge envahit le visage de Laura lorsqu'elle prit conscience

de ce qu'il sous-entendait. — Bien sûr que je suis seule ! Pensez-vous que je reçois des

gentlemen dans ces caves la nuit ? — Je ne sais pas, dit-il. Il lui décocha un regard qui la fit rougir plus encore. — Le faites-vous ? — Non, évidemment, répondit-elle d'un ton coupant. Vous

êtes offensant, monsieur Anstruther. Et cela ne vous regarde pas, de toute façon.

Elle s'efforçait d'employer un ton acéré pour masquer l'attirance qu'elle ressentait pour lui. La cave n'était pas petite, mais elle eut soudain l'impression que les murs se resserraient autour d'elle et elle se sentit un peu oppressée. Se trouver dans un espace fermé avec Dexter Anstruther n'avait absolument pas fait partie de ses projets pour la soirée.

— Vous n'avez pas à m'interroger quand je suis chez moi, reprit-elle. Et vous n'avez toujours pas répondu à ma question. Que faites-vous ici ?

— Je vous suivais, répondit-il. Il est dangereux de traîner dans les ruines du prieuré la nuit, Votre Grâce.

— Vous me suiviez ?

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Elle fut déconcertée. — Je ne vous ai pas vu. Dexter lui adressa un léger sourire. Laura sentit ses jambes

défaillir. — Si vous m'aviez repéré, cela voudrait dire que je ne suis pas

très compétent dans mon métier, observa-t-il. Son sourire s'estompa. — Je n'étais pas le seul à vous suivre, Votre Grâce. Je suis venu

vous chercher parce que j'ai vu quelqu'un d'autre derrière vous sur le chemin. La personne paraissait suspecte.

Laura haussa les sourcils. — Comme il est singulier que vous vous déclariez mon

protecteur, monsieur Anstruther. Je suis sûre que vous avez dû vous tromper. Il n'y a personne d'autre ici et je suis seulement descendue chercher du Champagne de sureau.

Dexter prit la bouteille et la contempla avec attention avant d'entreprendre de tirer le bouchon.

— Non, dit vivement Laura. Il faut tourner le bouchon, pas le tirer.

Trop tard. Le bouchon se libéra avec un bruit sec qui résonna sur les murs de pierre et le Champagne jaillit comme une fontaine, cascadant sur Dexter et trempant ses culottes sur ses cuisses musclées. S'efforçant de ne pas regarder, elle attrapa le linge entourant ses bouteilles qui décantaient et le lui tendit pour qu'il se sèche. Elle n'essaierait certainement pas de le faire elle-même. Tamponner les culottes mouillées de Dexter Anstruther exigerait une retenue dont elle se sentait bien incapable en cet instant.

— Mon Dieu !, dit-elle. Je vous avais prévenu. C'est du Champagne et il est très volatil.

— Je m'en aperçois.

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Dexter essuya son visage et ses cheveux avec le linge. — La prochaine fois que vous aurez besoin d'une arme,

suggéra-t-il, contentez-vous d'ôter le bouchon au lieu de vouloir frapper avec la bouteille.

— Je m'en souviendrai, dit Laura. Elle regarda les petites gouttes de liquide dans ses cheveux,

accrochant la lumière de la lanterne. Elle dut réprimer l'envie de les essuyer. Une vague de désir déferla en elle tandis qu'elle tentait de se ressaisir.

— Nous devrions peut-être partir, maintenant, ajouta-t-elle vivement.

Un doute horrible s'empara alors d'elle. — Vous n'avez pas fermé la porte au bout du corridor, n'est-ce

pas, monsieur Anstruther ? Elle était maintenue ouverte par une pierre.

— Bien sûr que non. — Tant mieux. On ne peut ouvrir que de l'extérieur. Si la porte

se referme... Elle s'arrêta tandis qu'une bourrasque de vent soufflait du

couloir. La flamme de la lanterne vacilla et s'éteignit presque. — Nous serons enfermés ici, acheva-t-elle. Il y eut un bruit sourd au bout du corridor et la porte claqua

violemment. Un instant, les murs du prieuré parurent trembler. — Comme ceci ? conclut Dexter. — Oui, fit Laura en écoutant l'écho du claquement qui

résonnait sur la pierre. Comme ceci. Il fallut deux minutes à Dexter pour vérifier qu'ils étaient bel

et bien enfermés dans la cave du prieuré et qu'il n'y avait aucun

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moyen d'ouvrir la porte. Il posa une main sur la pierre rugueuse et repensa au moment où il avait descendu l'escalier. Il avait vérifié qu'il pourrait ressortir avant de descendre. C'était une précaution élémentaire. La porte était retenue par une lourde pierre, qui ne pouvait pas avoir été bougée par accident. Donc, la conclusion inévitable était que quelqu'un — peut-être le mystérieux individu qui avait suivi Laura chez elle — les avait délibérément enfermés.

Jurant à mi-voix, il retourna lentement à la cave. Voilà ce qu'il avait gagné en cédant à son impulsion de suivre Laura. Il savait qu'il aurait dû se tenir à l'écart des ennuis. Penser que, s'il n'avait pas été là, Laura aurait pu être attaquée, blessée même, ne fit que l'irriter davantage. Pourquoi Laura attirait-elle les problèmes, et pourquoi se sentait-il obligé de la protéger? Il avait commencé par abîmer ses meilleures bottes en sautant dans la rivière pour l'empêcher de se noyer et, à présent, il était emprisonné avec elle à cause de l'élan déplacé qui l'avait poussé à s'assurer qu'elle était en sécurité.

Chaque fois qu'il avait affaire à elle, le lisse cours de sa vie s'en trouvait bouleversé. Les choses allaient de travers. Sa logique et sa raison s'évanouissaient. Il était déjà assez gênant de se sentir comme un jeune puceau incapable de contrôler sa réaction physique à son égard. Cette volonté de la protéger ne faisait qu'ajouter à son trouble, et il n'avait aucune envie d'étudier les origines de cet instinct protecteur. Un instinct complètement absurde d'ailleurs : n'importe quelle femme qui jouait le rôle d'un bandit de grand chemin non seulement était capable de s'occuper d'elle-même, mais encore méritait les ennuis qu'elle s'attirait.

Laura était assise par terre, drapée dans sa cape pour se protéger de la fraîcheur de cette soirée d'automne, la bouteille à moitié pleine de mousseux de sureau posée à côté d'elle. Elle paraissait calme et sereine, comme si elle se préparait à un pique-nique inattendu. Mais était-elle aussi tranquille qu'elle en avait

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l'air ou bien n'était-ce que le masque d'assurance qu'elle avait l'habitude de porter en public ?

— Apparemment, vous avez raison, dit-il. La porte ne peut pas être ouverte.

Elle leva les yeux. La lumière de la lanterne assombrissait son regard et son expression était indéchiffrable.

— Comme c'est ennuyeux, répondit-elle d'un ton cordial. Comment cela a-t-il pu se produire ?

— Je pense que quelqu'un nous a enfermés. La personne qui vous suivait tout à l'heure a pu le faire à dessein.

— Je suis sûre que vous vous imaginez des choses, déclara-t-elle avec ce que Dexter jugea être un déplorable manque de prudence. Pourquoi quelqu'un voudrait-il faire cela ?

— Peut-être parce que vous aviez l'habitude de prendre l'identité de Glory, la femme bandit de grand chemin, et qu'au cours de votre carrière intrépide et hautement colorée, vous vous êtes fait un certain nombre d'ennemis, riposta Dexter. Cela semble être une raison comme une autre.

— Je comprends votre désapprobation, monsieur Anstruther, mais je ne puis être d'accord avec vous. Personne ne savait que j'étais Glory et on ne peut donc retenir cela contre moi. Personne à part vous et Miles, je veux dire.

Elle soupira. — Et maintenant vous vous retrouvez emprisonné pour le mal

que vous vous êtes donné à essayer de me secourir ! Peut-être auriez-vous dû réfléchir à deux fois avant de tenter de m'aider. En général, je peux me défendre, vous savez.

Dexter soupira avec irritation. C'était ce qu'il avait pensé lui-même une minute auparavant. Il était vrai qu'il serait difficile de trouver une femme aussi capable ou assurée que Laura Cole, et vu qu'il était censé ne pas l'apprécier, il ne comprenait pas

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pourquoi il voulait la protéger. La faute lui incombait à lui, pas à elle. Il avait une tendance irrépressible à aider les autres, même lorsqu'ils n'en avaient pas besoin. C'était une nécessité intérieure qui l'avait d'ailleurs conduit à choisir ce type de travail. Il s'évertuait à essayer de rendre le monde meilleur, plus sûr, plus juste, et généralement il n'en était pas remercié.

— Tu éprouves un besoin irrésistible de mettre de l'ordre dans le chaos, avait remarqué sa sœur Annabelle, un jour. Et avec une famille comme la nôtre, qui pourrait en être surpris ? Tu t'es efforcé toute ta vie de nous prendre en charge parce que maman et papa ne l'ont jamais fait, et maintenant tu sembles avoir étendu ce devoir à l'humanité tout entière.

Dexter craignait que sa sœur, qui n'était pas si perspicace d'habitude, n'ait eu raison en cette occasion. Il avait besoin de contrôler les choses. Il avait besoin de s'assurer que sa vie soit lisse et calme et que jamais elle ne sombre dans l'effrayante confusion de son enfance. Quelqu'un devait prendre ces responsabilités et ce rôle lui revenait.

Mais, avec Laura, il y avait quelque chose d'autre que ce simple besoin de protéger. Avec elle, il éprouvait une possessivité quasiment primitive. C'était insensé alors qu'elle l'avait si mal traité et qu'il la méprisait pour cela.

— Je vous en prie, ne me remerciez pas, dit-il d'un ton sec, en colère contre sa propre faiblesse.

Il croisa le regard brillant de Laura. — Je finirai bien par apprendre à ne pas vous offrir mon

assistance lorsque vous n'en avez pas besoin. J'apprends plus vite, d'ordinaire.

— Ce serait probablement mieux, dit-elle. Je suis sûre que ce ne peut être qu'une farce puérile. Après tout, ce sera la Nuit de la Malice dans quelques semaines et vous savez que les garnements du village en profiteront pour faire toutes sortes de plaisanteries.

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A moins que ce ne soit l'idée plutôt infantile que sir Montague se fait d'une vengeance, bien sûr.

— J'y ai songé, reconnut Dexter, mais cela semble un peu dur de sa part de me tourmenter aussi en nous enfermant ensemble.

Laura sourit. — Peut-être, dit-elle suavement, a-t-il pensé que ce serait la

parfaite punition pour moi d'être coincée ici avec vous, monsieur Anstruther.

De nouveau, Dexter sentit la frustration et le désir lui enflammer le sang. Lui aussi ressentait cet instant comme une punition, une torture même.

— C'est vraiment une dure épreuve pour nous deux, Votre Grâce, alors que nous sommes convenus de nous éviter. Mais je suis sûr que nous sommes tous deux capables de dominer nos sentiments.

— Oh ! bien sûr, approuva Laura. Nous sommes infaillibles sur ce point, n'est-ce pas ? Et maintenant que nous avons établi qu'aucun de nous ne souhaite être emprisonné avec l'autre, vous pourriez peut-être vous pencher sur ce que nous allons faire pour y remédier.

Dexter soupira et mit les mains dans ses poches. Il n'était pas convaincu par la théorie de Laura, selon laquelle ce n'était qu'une simple plaisanterie, mais il convenait que la meilleure chose à faire serait de sortir de là le plus vite possible, pour quantité de raisons...

— Je suppose qu'il n'existe pas d'autre sortie? s'enquit-il. Laura lui décocha un regard irrité. — Pensez-vous que je serais assise là s'il y en avait une ? Non,

monsieur Anstruther, il n'y a pas d'autre porte, ni de fenêtre et, bien qu'il y ait des commodités dans le couloir, elles s'évacuent dans la douve, et je ne tiens pas à essayer de sortir par là.

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— Je vais aller voir, dit Dexter. Puis-je prendre la lanterne ? — Bien sûr. Vous n'y verrez rien, autrement. — Vous n'avez pas peur de rester seule dans le noir ? — Non. Elle renversa la tête en arrière pour le regarder, un léger

sourire sur les lèvres. — Et vous, monsieur Anstruther ? Beaucoup de gens sont

effrayés dans certaines circonstances. Il n'y a pas de quoi en avoir honte. Je ne crois pas qu'il y ait pire que des araignées et des souris par ici, mais je peux vous protéger si vous vous sentez nerveux.

— Je ne le suis évidemment pas, répliqua Dexter, irrité. Je voulais juste m'assurer que vous vous sentiez en sécurité.

— Comme c'est aimable à vous, dit-elle d'un ton enjoué. Naturellement, je me sens en sécurité avec vous, monsieur Anstruther. Je me sens confortée par le fait que vous êtes un homme de loi, et que vous êtes donc tenu de me protéger même si vous ne m'appréciez pas.

Dexter soupira. Son regard passa du visage de Laura à la bouteille de mousseux.

— Etes-vous ivre ? demanda-t-il. — Pas encore. Juste un peu gaie. Elle lui sourit, d'un sourire voluptueux qui lui emballa le

pouls. — Ne craignez rien, monsieur Anstruther. Je n'ai pas

l'intention de vous séduire. Je ne vous apprécie guère non plus. Grinçant des dents en l'entendant lui renvoyer ses paroles, et

songeant que la duchesse douairière de Cole avait de la chance que personne ne l'ait étranglée jusqu'ici, ou encore enfermée dans une cave, Dexter se pencha et prit la lanterne sur le sol.

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— Je reviendrai vite, dit-il. Quand il revint, Laura avait ouvert une deuxième bouteille et

ses yeux brillaient très joliment. — Comment cela s'est-il passé ? s'enquit-elle. — Un petit enfant pourrait probablement s'enfiler dans le trou,

répondit-il, mais vous aviez raison, ni vous, ni moi ne pourrions y passer.

— Je ne suis pas d'accord pour envoyer des enfants dans des cheminées ou dans des endroits étroits, déclara-t-elle solennellement. C'est une pratique barbare.

— Certes. Moi non plus, riposta Dexter. Je voulais seulement dire que vous et moi sommes trop grands pour passer dans l'ouverture. Je ne soutenais pas le travail des enfants.

Il s'assit à côté d'elle. Son léger parfum, une flagrance fleurie qu'il n'identifiait pas mais trouvait profondément séduisante, enveloppa ses sens. Il savait qu'il était futile d'imaginer qu'il pouvait percevoir sa chaleur. Pourtant, à présent qu'il était sûr qu'il n'y avait pas d'issue, il commençait à sentir le froid et l'humidité de la cave, et Laura semblait diffuser un cercle de lumière autour d'elle. Dans la pâle lueur dorée, elle paraissait douce, chaude et attirante.

Elle paraissait aussi plus que gaie, maintenant, avec ses boucles en désordre, sa peau échauffée et ses yeux étincelants. C'était une combinaison tentante et il éprouva soudain une envie toute-puissante d'en profiter. Ce n'était pas une action qu'il envisagerait normalement, bien sûr. L'idée de séduire une femme dans une cave à vin était déshonorable et immorale, le genre de choses que Miles Vickery ferait.

Même à l'époque de ses pires excès, quand sa désillusion à propos de la trahison de Laura lui avait brûlé l'âme et l'avait jeté dans le libertinage, il ne se serait jamais conduit aussi mal, du moins pas souvent. Et il était particulièrement ironique qu'il

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doive être enfermé avec Laura, précisément, une femme si diablement attirante qu'il ressentait une inexplicable faiblesse pour elle et que cela le rendait furieux contre lui-même. Laura qui était sûrement si expérimentée qu'il était ridicule d'éprouver des scrupules à la séduire.

« Nous pouvons tous les deux dominer nos émotions... » Il serra les mâchoires. Cela allait être une longue, très longue

nuit. — Je pense, dit-il abruptement, que vous avez déjà trop bu de

mousseux. Son regard noisette se moqua de lui. — Je suppose que vous désapprouvez les femmes qui boivent

seules, ou peut-être même qui boivent de l'alcool tout court, monsieur Anstruther ? J'ai remarqué que vous n'avez pas bu une goutte de cognac à l'auberge de la Demi-Lune, l'autre soir.

— Boire seul n'est certainement pas à conseiller pour les hommes comme pour les femmes, répondit Dexter avec une certaine raideur. Et boire de l'alcool n'est acceptable qu'avec modération. La capacité des femmes à supporter l'alcool étant bien plus faible que celle des hommes, ce serait peut-être une idée saine qu'elles ne boivent pas du tout.

— Bien sûr. Laura inclina la tête. — Vous semblez avoir étudié le phénomène à fond, monsieur

Anstruther. — Seulement dans le cadre de mon travail. — Naturellement. J'imagine que vous êtes beaucoup trop

discipliné pour vous enivrer. Elle agita la bouteille de mousseux devant lui. — Je pense cependant que vous feriez mieux de boire un peu

de ceci pour m'éviter de boire seule.

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Dexter la regarda. — Vous buvez directement à la bouteille ? — Comment faire autrement ? Il n'y a pas de verres. Elle rit. — Je suppose que vous trouvez peu seyant pour une duchesse

douairière d'agir ainsi ? Il ne trouvait pas cela peu seyant, au contraire. Il l'observa

tandis qu'elle portait la bouteille à ses lèvres, fermait les yeux et buvait longuement. Un petit filet du liquide doré coula au coin de sa bouche et elle le lécha de sa langue. C'était étonnamment excitant à voir. Alors qu'elle renversait la tête en arrière, ses cheveux châtain doré frôlaient le velours de sa cape avec un doux chuintement qui était extrêmement sensuel. Chaque boucle semblait illuminée d'or à la lumière de la lanterne. Dexter avait envie de toucher ses cheveux. Il avait envie de glisser ses doigts dedans, de lui relever la tête et d'embrasser sa belle bouche généreuse jusqu'à ce qu'elle soupire contre ses lèvres et que son corps devienne doux et consentant sous ses mains...

Elle lui tendit la bouteille. — A vous. Il la prit et posa ses lèvres à l'endroit où elle avait posé les

siennes, sentant le désir traverser de nouveau son corps à cette seule pensée. Bon sang ! Quoi qu'elle fasse, cela ne semblait pas importer. Elle l'aurait excité dans n'importe quelles circonstances, même en nettoyant ses écuries. La moindre de ses actions ne servait qu'à attiser ce qu'il éprouvait.

— Ça réchauffe, dit-il, surpris, tandis que le liquide coulait dans sa gorge. Une recette à vous ?

— Un autre legs de ma grand-mère. Vous pouvez vous demander pourquoi je garde mes vins et mes alcools ici plutôt qu'au Vieux Palais, monsieur Anstruther. De fait, je suis étonnée

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que vous ne l'ayez pas déjà demandé, car cela semble être un curieux endroit pour les entreposer.

— Je me suis posé la question, reconnut Dexter. — Il y a plusieurs raisons, expliqua-t-elle. La première est que

les sous-sols de la maison sont enclins à être inondés par la rivière et que les marches sont usées et dangereuses. Mais surtout, ma grand-mère a installé ses caves ici et je ne me suis pas donné la peine de les déménager. Elle essayait de tenir le vin à l'abri de mon grand-père. A la fin de sa vie, il était un terrible buveur.

— Je suis désolé, dit Dexter. Vous avez mentionné qu'il était un libertin. Je ne pensais pas qu'il était un ivrogne, en outre.

— Oh ! il était prodigieux dans les deux domaines, j'en ai peur. Mais ma grand-mère s'est avisée que si elle lui rendait l'accès au vin difficile, il ne le boirait pas. C'était un plan astucieux, je pense. Il était très paresseux, voyez-vous, et ne voulait pas s'embêter à venir ici chaque fois qu'il avait envie de boire.

— Est-ce pour cela que la porte est conçue ainsi ? Pour l'enfermer s'il essayait de se faufiler en douce dans la cave ?

Laura rit. — Non. C'est la porte médiévale d'origine, et je me suis

souvent dit que je devrais la faire changer. Mais je me demande si le prieur qui l'a commandée l'a fait pour piéger les moines essayant de piller le vin.

Dexter but une autre gorgée à la bouteille. Le mousseux pétillait sur sa langue et parcourait son sang de bulles effervescentes. Il était vaguement conscient qu'en tant qu'homme sobre il ne devrait pas trop boire, car il ne tenait pas l'alcool. Toutefois, une gorgée de plus ne lui ferait sûrement pas de mal.

— C'est délicieux, dit-il en rendant la bouteille à Laura. — Oui, merci. La recette est très bonne.

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Elle tourna la tête et le regarda 'un air pensif. — Donc, monsieur Anstruther, maintenant que nous avons

établi que nous sommes coincés ici, y a-t-il une probabilité que l'on remarque votre absence et que quelqu'un vienne vous chercher ?

Dexter songea à la pauvreté de sa vie émotionnelle. Il n'y avait vraiment personne pour se préoccuper de savoir s'il rentrait ou non. Il n'avait même pas de valet, puisqu'il ne pouvait se permettre d'en payer un. Antérieurement, son manque d'attaches lui avait semblé une bénédiction. Il avait sa mère et ses frères et sœurs et c'était tout ce qu'il lui fallait. Et lorsqu'il trouverait une épouse accommodante, elle se fondrait simplement dans le tableau et ne causerait pas de problèmes. Sauf qu'il n'avait pas envie de penser à une riche débutante alors qu'il était assis ici avec Laura Cole. C'était impossible.

— C'est improbable, j'en ai peur, répondit-il. Les clients du Morris Clown vont et viennent à leur guise. Non pas que j'aie l'habitude de passer la nuit dehors, notez bien, à moins que ce ne soit pour mon travail.

— Bien sûr, dit Laura. Quelle que soit votre réputation passée, je ne m'attendrais guère à ce que vous vous montriez aussi immodéré ces temps-ci. Passer la nuit dehors avec d'autres femmes ne serait pas vraiment le moyen de séduire votre innocente héritière, n'est-ce pas ?

Regardant Laura qui portait de nouveau délicatement la bouteille à ses lèvres, Dexter éprouva une envie presque incontrôlable de se montrer immodéré avec elle, ici et maintenant, sur le sol de la cave. Les héritières pouvaient aller se faire pendre. Il se racla la gorge et réprima impitoyablement cet élan.

— Et qu'en est-il de vous, Votre Grâce ? demandat-il. Les domestiques sont-ils susceptibles de remarquer votre absence ?

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— Peut-être. Rachel sera certainement surprise que je ne rentre pas à temps pour mettre Hattie au lit, mais je suppose qu'elle pensera simplement que j'ai été retardée. Et M. et Mme Carrington sont probablement déjà couchés. Ils se retirent de très bonne heure. Personne ne se souciera de savoir où je suis avant demain matin.

— Comme c'est frustrant, commenta Dexter. Avez— vous songé à employer des domestiques qui soient un peu plus actifs et remarquent les choses plus vite ? En vivant seule comme vous le faites, il serait bien d'avoir quelqu'un sur qui vous pouvez compter.

A peine eut-il prononcé ces mots qu'il les regretta, se reprochant en même temps l'impulsion qui le poussait à se préoccuper du bien-être de Laura Cole. Peut-être préférait-elle avoir des serviteurs qui paraissaient sourds et aveugles à tout ce qui se passait. Il se pouvait qu'elle introduise ses amants par un escalier de service chaque nuit, pour autant qu'il le sache, et ne veuille pas avoir des domestiques l'oreille collée au trou de la serrure. Il ne lui plaisait pas d'y penser. Non, le mot était trop faible. Il détestait y penser.

Laura rosit d'indignation à ses paroles. — Je n'ai besoin de personne d'autre. Je sais que tout le monde

trouve M. et Mme Carrington incompétents... — Ce qu'ils sont, l'interrompit Dexter. — Seulement parce que Faye Cole les a presque rendus fous

avec ses exigences quand elle est devenue duchesse ! protesta-t-elle. Il était épouvantable de travailler pour elle. Ce pauvre Carrington a craqué sous la pression et la santé de Mme Carrington n'a jamais été très solide. C'est ma faute, je les avais laissés à la merci de Faye...

Elle s'arrêta, regarda la bouteille de mousseux et prit une grande inspiration.

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— Je vous demande pardon. Il est très inapproprié de ma part de critiquer la duchesse de Cole devant vous.

Dexter savait qu'elle voulait dire que c'était inapproprié parce que Faye Cole pourrait devenir sa belle-mère dans un proche avenir, mais de fait il était plus intéressé par le reste de son éclat provoqué par l'alcool. De nouveau, elle semblait défendre les humbles et les faibles. Elle avait engagé les Carrington même s'ils étaient inemployables afin de les sauver de la maladie et de la pauvreté. C'était aimable, généreux et vraiment pas pratique, mais c'étaient précisément les qualités que Miles avait louées en elle.

Il pensa à Carrington qui n'entendait pas la cloche et à sa femme si malade qu'elle ne pouvait soulever une bouilloire, et il éprouva pour Laura un élan de tendresse qu'il ne put réprimer.

— De toute manière, reprit-elle sur la défensive, il me plaît de faire des choses pour moi-même. On ne m'a jamais permis de le faire auparavant.

Dexter la regarda, surpris. — Comment cela ? La position de duchesse confère sûrement

d'énormes avantages ? — On le penserait, n'est-ce pas ? Elle tritura l'étoffe de sa cape, évitant son regard. — Et d'un certain point de vue vous avez raison, monsieur

Anstruther. Mais de mon côté, je dirais qu'être une duchesse est la plus frustrante des occupations.

Elle fit une pause et soupira. — Quand j'étais enfant, il était entendu que je serais duchesse

et ma mère m'y a entraînée dès le plus jeune âge. Je n'allais jamais nulle part sans au moins un domestique de chaque côté pour le cas où j'aurais besoin de quelque chose. C'était terriblement agaçant d'avoir toujours quelqu'un autour de moi.

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Dexter était choqué. Bien que, d'après Miles, lord et lady Burlington aient voulu réprimer le caractère fougueux de Laura, il n'avait pas réellement imaginé ce que cela supposait.

— Vous avez été entraînée à être duchesse ? Eduquée pour cela ?

— Bien sûr. Charles et moi étions promis l'un à l'autre dès le berceau.

Une pointe de réserve perça dans sa voix. — Et ensuite, naturellement, je suis devenue duchesse et j'ai

dû me conduire convenablement. Dexter était atterré. Son enfance avait été une affaire follement

désordonnée, avec des parents qui n'auraient pas pu moins se soucier de ce que faisaient leurs enfants. Il avait pensé que ce manque de préoccupation était déplorable, mais, d'un autre côté, l'éducation de Laura semblait absolument affreuse, avec ce protocole et ces règles qui avaient dû étouffer son exubérance naturelle dès le plus jeune âge.

— Votre mère a dû être satisfaite que tout se passe selon ses plans, dit-il. Imaginez combien elle aurait été déçue si l'arrangement avait échoué.

— Je crois qu'elle était enchantée, accorda Laura, la voix légèrement tranchante. Mais moi, en revanche, je n'ai pas été consultée sur ce que je souhaitais pour mon avenir. Alors, vous pouvez peut-être comprendre pourquoi je mène une vie un peu moins conventionnelle que la moyenne des duchesses douairières, maintenant que je peux choisir par moi-même.

— Devenir un bandit de grand chemin est certainement une conduite moins que conventionnelle pour une pairesse du royaume, observa Dexter.

— Je ne me référais pas à cela, dit Laura. Voulez-vous avoir l'amabilité de cesser de me le rappeler, monsieur Anstruther ? De

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grâce, essayez de vous en détacher. Si lord Liverpool peut me pardonner, je pense que vous devriez être capable de le faire, aussi.

— Très bien, agréa Dexter en soupirant. Nous devrions plutôt nous concentrer sur le fait qu'aucun de nous ne manquera à personne cette nuit. Que suggérez-vous que nous fassions ?

— Nous allons attendre le matin et là, nous appellerons à l'aide. Quelqu'un passera bien quand le jour se lèvera et, bien que les murs soient épais, il se peut qu'on nous entende.

— Vu les circonstances, vous paraissez remarquablement calme, Votre Grâce, déclara Dexter, se raidissant quand Laura se rapprocha un peu plus près par inadvertance, sa cape de velours frôlant son bras et une boucle de cheveux chatouillant sa joue.

— Vous attendiez-vous à ce que j'aie des vapeurs ? demanda-t-elle. Je ne pense pas que cela servirait à grand-chose.

— Peut-être pas, concéda-t-il. Mais je correspondrais plus à l'image que vous vous faites

d'une femme, n'est-ce pas, monsieur Anstruther ? Il n'est pas considéré comme féminin d'être aussi indépendante, j'en ai conscience.

— Je sais que vous me jugez conservateur dans mes idées, releva-t-il avec une certaine raideur, et je dois bien reconnaître que vous ne vous conformez pas du tout à mon idéal de la femme convenable.

— Oh ! mon Dieu, dit-elle avec un sourire moqueur. Je suis tout à fait affligée de l'entendre, monsieur Anstruther, mais je suis forcée de vous demander : convenable pour quoi ?

— Pour le mariage, bien sûr. Dexter lutta un peu pour éclaircir ses pensées. Son esprit était

troublé. La vérité, pensa-t-il vaguement, était que Laura l'éblouissait. Elle le captivait, bien qu'elle ne soit absolument pas

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convenable, dans tous les domaines. Non pas qu'il envisage le mariage avec elle. Même si elle avait été une héritière, il y avait une dizaine, une vingtaine de raisons pour lesquelles un tel acte eût été complètement stupide. Mais elle en appelait à son côté débridé, celui qui ressemblait dangereusement à son père, la partie de lui-même qu'il s'était efforcé si durement de réprimer pour être responsable, raisonnable et fiable. Elle exerçait sur lui une étrange fascination qu'il ne pouvait nier.

Il regarda la bouteille de mousseux. Son esprit dérapa tandis qu'il essayait de saisir la nature de ce qui rendait Laura différente. Elle était comme une brillante étoile égarée, se dit-il. Elle le tentait, l'incitait à quitter le chemin qu'il pensait devoir suivre. C'était presque poétique. Curieux, pensa-t-il, car il n'avait généralement pas l'âme d'un poète.

Il regarda de nouveau la deuxième bouteille de Champagne de sureau. Elle était presque vide. Un poète ?

Il était ivre. Il battit des cils devant la bouteille vide. Il n'aurait su dire

comment c'était arrivé, alors qu'il prônait la modération. Il se sentait étourdi, mal affermi et un peu perdu. C'était une sensation curieusement plaisante.

Laura bougea de nouveau, si bien que son bras frôla le sien. Ils étaient assis côte à côte contre le mur de pierre froid. Les rubans qui fermaient sa cape s'étaient défaits et le vêtement s'était écarté pour révéler son cou mince et les courbes de sa poitrine au-dessus du décolleté de sa robe verte. La douceur et l'exquise richesse de sa peau à la lumière de la lampe éveillèrent en lui le désir de la toucher. Dès l'instant où il laissa cette pensée pénétrer son esprit, elle domina toutes les autres. Il était enfermé dans une cave à vin avec Laura Cole. Il ne devait pas la toucher. Il ne devait pas songer à l'embrasser.

Il ne devait pas songer à lui faire l'amour.

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Il était enfermé avec une femme qui ne lui faisait penser à rien d'autre qu'à cela, et il ne devait pas la toucher.

Sa gorge devint aussi sèche que s'il avait avalé une bouchée de sable.

— Je pense que vous êtes ivre, monsieur Anstruther. — Je crois que oui, accorda-t-il. — Je pense aussi que vous imaginez vouloir une femme

accommodante, continua Laura d'une voix douce, et cependant, si vous en aviez une, vous découvririez probablement que ce n'était pas du tout ce que vous désiriez.

Elle tourna la tête pour le regarder dans les yeux et, soudain, ses lèvres furent tout près des siennes. Il se demanda si en cet instant elle avait une idée de ce qu'il désirait réellement, et mesurait combien il était dangereusement proche d'assouvir son envie. La retenue qu'il s'était imposée était prête à se rompre.

— Croyez-moi, reprit-elle, j'ai été une parfaite épouse pendant des années, au moins en surface, et ni mon mari ni moi n'en avons été heureux.

— Je ne suis pas comme votre mari, dit Dexter, éprouvant un besoin instinctif de protester contre une comparaison avec l'odieux Charles Cole.

Il la vit sourire et une petite fossette se creusa au coin de sa bouche. Cela causa presque sa perte.

— Non, acquiesça-t-elle. C'est très vrai. Dexter avait la sensation agaçante qu'avec chaque mot, la

conversation glissait vers un territoire toujours plus dangereux. — Pour commencer, je ne vous aurais pas ignorée, reprit-il

avec ce qu'il espérait être une dignité appropriée. Je ne vous aurais jamais permis de galoper à travers le comté en redressant des torts et en mettant le feu à des clôtures.

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Le sourire de Laura s'attarda. Elle joua avec la bouteille de mousseux et but une autre gorgée.

— Je suis contente d'entendre que vous ne m'auriez pas ignorée, dit-elle.

Comment aurait-il pu l'ignorer ? Son problème aurait été d'ôter ses mains d'elle.

Son sourire s'évanouit. — J'étais si malheureuse avec Charles, ajouta-t-elle

doucement. Cela me rendait presque folle, parfois. Et il m'arrivait de faire des choses stupides, ou même des choses qui étaient mal.

Elle leva les yeux et le regarda en face. Il sentit son cœur se contracter devant l'honnêteté de son regard.

— La nuit que j'ai passée avec vous..., murmura-t-elle. Ses cils s'abaissèrent. — C'était mal de maintes façons, mais je le désirais. Dexter eut soudain du mal à respirer. Il leva une main pour

desserrer son écharpe, mais d'une manière quelconque il finit par toucher la joue de Laura et elle se tourna vers ses doigts en une douce caresse. Son estomac se noua de désir. Ses beaux yeux noisette avaient l'expression sombre et vague de quelqu'un qui avait bu beaucoup plus que la prudence ne le voulait. Ses paupières se fermèrent et ses lèvres s'entrouvrirent. Dexter vacilla au bord de l'abîme.

Il était ivre. Il profitait de la situation. Il n'était pas un gentleman, mais, après tout, elle n'était

sûrement pas une dame... La passion et la frustration qui le tourmentaient chaque fois

qu'il rencontrait Laura se fondirent en un irrésistible élan de désir. Il franchit le minuscule espace qui les séparait et abaissa sa bouche sur la sienne, doucement au début, puis sauvagement,

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cherchant la réponse qu'il avait si désespérément besoin de trouver en elle. Il ne voulait rien de respectable. Rien d'accommodant. Il ne voulait même pas se contrôler.

Il voulait Laura Cole comme une fièvre lui embrasant le sang et il comprit au même moment qu'il aurait beau essayer, cette fièvre ne pourrait jamais, jamais être apaisée.

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9 Laura savait ce que sa mère dirait : aucune dame, encore

moins une duchesse douairière, ne devrait boire du mousseux sans modération et trouver ensuite un plaisir immodeste et profondément satisfaisant dans les bras d'un homme, mais pour l'heure elle dérivait trop délicieusement pour s'en soucier. Il lui avait fallu des années pour comprendre que sa mère s'était trompée sur quantité de choses, et ceci en faisait partie. Une fois auparavant elle s'était abandonnée à des délices aussi enivrants, et elle s'était juré de ne pas recommencer. Mais à présent, avec le corps dur de Dexter pressé contre le sien, ses mains enfouies dans ses cheveux et ses lèvres exigeant une réponse d'elle, elle n'avait plus aucun doute.

Elle se rappelait vaguement que c'était une mauvaise idée, mais avait oublié les raisons pour lesquelles elle ne devait pas céder à son désir pour Dexter. Elle savait qu'il y avait des secrets capitaux à garder. Si elle laissait Dexter s'approcher d'elle, elle courrait le risque de révéler son lien avec Hattie. Mais elle avait tellement besoin de lui. Il chassait si bien sa solitude. Cela semblait si juste d'être dans ses bras.

Elle s'enfouit plus encore dans la chaleur de son corps. Il l'embrassa de nouveau. L'impact sur ses sens fut

dévastateur. Sa bouche était chaude et ferme sur la sienne, elle pouvait sentir le goût du Champagne sur sa langue et c'était absolument exquis. Ses mains étaient chaudes, elles aussi, tandis qu'elles se coulaient sous sa cape en velours pour saisir sa taille. Elle pouvait sentir sa chaleur intense la brûler à travers la soie de sa robe. Sa langue se blottissait intimement contre la sienne, balayant sa bouche en assauts nonchalants. Il n'y avait en lui ni

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hésitation ni inexpérience. C'était elle qui se sentait innocente, tremblant d'un mélange de nervosité et d'ardeur tandis que des sentiments et des émotions dont elle se souvenait à peine la traversaient.

Elle était médusée par la force et l'autorité du corps de Dexter contre le sien. Tandis qu'il l'écrasait contre lui avec une exigence inlassable, elle sentit la pointe de ses seins se durcir et se dresser contre son torse musclé. Des frémissements de plaisir fourmillaient au creux de son ventre et elle étouffa un gémissement contre ses lèvres, s'adossant au mur de la cave pour se soutenir. Dexter suivit son mouvement, la coinçant contre la pierre, approfondissant son baiser dans la douceur de sa bouche, sa langue caressant la sienne jusqu'à ce que son corps menace de fondre sous l'assaut d'un désir aussi incandescent.

Elle pensa qu'elle n'avait jamais connu un plaisir aussi intense. Il lui semblait qu'elle venait de passer quatre années dans le désert avant de trouver cette oasis suave qui lui rendait la vie. Elle pensa mourir de plaisir. Puis elle sentit la main de Dexter remonter pour libérer un de ses seins de son corselet. Ses doigts frôlèrent sa peau nue en la plus légère et la plus délibérée des caresses, et son corps s'arqua pour savourer son toucher.

Il l'embrassa encore, lentement et profondément, et ses sens s'enflammèrent en une spirale de désir impossible à contrôler, la plongeant dans une pure extase. Sa paume était chaude sur la rondeur de son sein et soudain, à dessein, ses doigts tirèrent sur le téton durci, à plusieurs reprises, et elle s'arqua de nouveau tandis qu'une douce sensation se diffusait dans tout son corps. Le mur était ferme derrière elle, la soutenant pendant que Dexter lui ôtait sa cape et libérait son autre sein. La robe glissa sur sa taille en un doux chuintement de soie.

Il abaissa la tête pour saisir un téton gonflé dans sa bouche, le léchant doucement, et Laura se tortilla contre le mur, choquée et

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fascinée par l'instinct qui lui donnait envie de presser sa poitrine contre ses lèvres et ses dents. Elle était poussée par le besoin d'exiger de lui la satisfaction totale à laquelle elle aspirait, et pourtant, en même temps, elle craignait que son corps ne se brise sous le plaisir indicible de cette sensation.

— Dexter, je vous en prie... Elle luttait pour trouver ses mots. — Je ne peux pas... J'ai besoin... Je ne peux supporter ceci.

Vous devez arrêter. Elle l'entendit rire. — Je ne pense pas que je vais le faire. C'était sa voix et cependant c'était tellement différent de lui, si

différent de l'homme prudent et consciencieux qu'il était en surface, que Laura sentit une autre flèche de pur désir la traverser.

— Je ne parviens pas à penser..., plaida-t-elle, mais il ne fit que rire de nouveau, relevant un peu sa bouche de sa chair gonflée, si bien qu'elle sentit son souffle sur sa peau mouillée.

— Par chance, vous n'avez pas besoin de penser du tout, dit-il en la caressant de nouveau de sa langue, taquinant et léchant la pointe sensible jusqu'à ce que ses jambes tremblent de manière incontrôlable et qu'elle craigne de s'affaler sur le sol, seule son emprise sur sa taille la tenant droite.

— Cela ne vous ressemble pas, dit-elle dans un souffle. Dexter...

Elle s'interrompit quand ses dents mordillèrent son sein, la faisant gémir de nouveau.

— C'est bien moi, grommela-t-il d'un ton âpre. Je ne me reconnais pas quand je suis avec vous, Laura. Je sais seulement que je vous veux.

Elle céda.

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— Alors ne vous arrêtez pas, murmura-t-elle. Quoi que vous fassiez, ne vous arrêtez pas.

Il rit encore, prit durement son téton entre ses dents et le lécha de sa langue. Elle cria presque.

— Ah ! Ne vous arrêtez pas. S'il vous plaît. Plus fort. Juste un peu plus fort...

Etait-ce réellement sa voix qui le suppliait de ce timbre brisé de transporter ses sens par ce plaisir aveuglant ? Elle sentit ses deux mains se resserrer sur sa taille tandis qu'il l'inclinait un peu plus vers le mur. Ses seins étaient complètement exposés à sa bouche avide. L'air froid de la cave enveloppa sa peau nue, mais la chaleur intense de son sang palpitait si violemment en elle qu'elle en frissonna. Dexter taquinait ses deux seins, maintenant, leur procurant si habilement du plaisir de ses lèvres et de ses doigts qu'une vive tension s'amassa en elle et se lova au creux de son ventre. Son corps tremblait si violemment qu'elle pensa ne pas pouvoir le supporter.

— S'il vous plaît... Je ne peux vraiment pas en supporter davantage...

Il rit et couvrit sa poitrine de petits baisers mordants qui lui arrachèrent un sanglot. Elle était impuissante dans ses bras, complètement à la merci de sa force. Elle frissonna si fort qu'elle eut l'impression d'être sur le point de se briser. Son corps attendait dans une agonie de désir.

Le plaisir sombre et brûlant se concentra dans le bas de son ventre, avant de se transformer en extase. Laura sentit son corps se contracter d'une façon intolérable. Elle poussa un cri, s'accrochant aux épaules de Dexter, et il l'embrassa de nouveau, ses doigts continuant à tirer doucement sur la pointe d'un sein tandis qu'un mélange de volupté et de douleur la secouait. Le monde entier s'emplit de lumière et elle fut ébranlée par des

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frissons violents, atteignant, dépassée, le comble du plaisir dans ses bras.

— Dexter! Ce fut un soulagement si exquis qu'elle perdit un moment la

sensation d'elle-même et, quand ses sens commencèrent enfin à se ranimer, elle s'avisa que Dexter avait drapé la cape de velours autour d'elle. Il la tint au creux de son bras tandis que de petits frémissements la parcouraient encore et finissaient par s'estomper. Elle avait la tête sur son épaule et percevait l'odeur de sa peau. Elle se sentait brûlante, satisfaite et elle blottit sa joue dans l'arrondi de son bras protecteur. Elle pensa fugacement qu'ils devraient peut-être parler, mais son esprit était trop embrumé par l'alcool et la satiété. Ils parleraient plus tard. Elle se sentait magnifiquement comblée et heureuse. Sans plus de cérémonie, elle s'endormit.

La maison louée par le duc de Cole pour la durée de son

séjour à Fortune's Folly était, par nécessité, l'une des plus somptueuses du village. Rien d'autre ne conviendrait à l'importance de Sa Grâce. Fortune Hall et le Vieux Palais étaient déjà occupés, bien sûr, ce qui était regrettable, mais il avait pu se procurer un bail sur Chevrons House, une belle maison de ville construite pour un riche homme de loi que sa goutte avait poussé à partir vivre dans le sud, à Bath, où le climat était plus chaud.

Miss Lydia Cole, de retour du récital de harpe à la salle de réunion, passa sur la pointe des pieds devant la chambre de sa mère et pria avec ferveur que la duchesse ne se réveille pas. Cette dernière, qui était habituellement forte comme un bœuf, avait, de manière inattendue, pris froid dans l'après-midi et s'était couchée, confiant Lydia aux bons soins d'une des autres matrones. Lady Bexley était considérablement plus souple que

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Faye Cole et ainsi, après le concert, Lydia avait pu lui échapper et accepter d'être raccompagnée chez elle par un certain gentleman. Ils avaient marché seuls depuis la salle de réunion. Et ensuite il l'avait embrassée en lui souhaitant une bonne nuit. Cela l'avait choquée. Elle savait qu'il était très déplacé pour un gentleman de se conduire aussi mal, mais elle avait également été surprise de constater qu'elle avait terriblement apprécié ce baiser. A présent encore, elle sentait des fourmillements jusque dans ses orteils.

— Lydia? Venez ici ! La voix de stentor de la duchesse n'indiquait nullement une

gorge irritée et, avec un soupir, Lydia ouvrit la porte de la chambre de sa mère et entra. Il régnait une chaleur étouffante et la pièce sentait les crèmes à la violette que la duchesse aimait à manger, ainsi qu'autre chose — une odeur que Lydia ne connaissait pas bien, mais qui, à son avis, était de l'alcool. Oui, vraiment, on aurait dit que

Faye avait bu. Mais la jeune fille était sûre que c'était impossible. Ce devait être une concoction préparée par sa soubrette pour son rhume qui sentait le vin.

— Comment était le concert, ma chérie ? s'enquit la duchesse, en tapotant le couvre-lit pour inciter sa fille à s'asseoir. M. Anstruther s'est-il montré attentionné avec vous ?

— M. Anstruther n'était pas là, maman, répondit Lydia. Son esprit était plein de pensées pour un tout autre gentleman

— son sourire, l'éclat de ses yeux et le contact osé de ses lèvres sur les siennes. Elle vit le visage de sa mère s'assombrir tel un nuage d'orage et ajouta vivement :

— Mais il y avait lord Vickery, sir Jasper et lord Armitage... — Ce qui est tout à fait hors de question, coupa Faye. Nous

n'obtiendrons jamais que l'un d'eux vous épouse !

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Elle jeta un regard noir à sa fille comme si elle avait été responsable de l'absence de Dexter Anstruther.

— Comme c'est provocant ! Allez vous coucher. J'ai besoin de réfléchir.

En soupirant, Lydia sortit sur le palier et referma la porte avec soin. La maison était tranquille. Elle savait que son père n'était pas là. Même dans un petit village comme Fortune's Folly, le duc était expert pour trouver une servante consentante qui apaise sa concupiscence.

Lydia alla dans sa chambre, se jeta sur son lit et resta allongée, rêveuse, en regardant dans le vide. C'était une chance que la duchesse l'ait congédiée si abruptement, car cela signifiait qu'elle n'avait pas à lui fournir une description détaillée de la soirée. Lors des rares occasions où Faye n'accompagnait pas sa fille, elle voulait toujours tout savoir, des bijoux que les autres femmes portaient à la nature précise des compliments que les gentlemen lui avaient faits. Cette dernière partie était en général très rapide à relater. Mais ce soir...

Lydia sourit. Ce soir, elle pouvait revivre le souvenir de ce baiser. Elle pouvait rester allongée là et se repasser la scène en boucle, avec personne pour la déranger, la houspiller ou la menacer de la bannir de la famille si elle ne se mariait pas.

Avec un petit murmure de contentement, elle ferma les yeux et s'abandonna à ses rêves.

Quand Laura s'éveilla, la lanterne s'était éteinte et il faisait

noir. Elle avait mal à la tête, sa bouche était sèche et elle avait soif. Le froid la pénétrait, elle était raide et avait besoin d'aller aux commodités. Elle songea qu'il devait exister des situations plus romantiques, mais pour l'heure elle ne pouvait penser à aucune d'elles.

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Elle se sentait très mal. Son corps traître était bien éveillé et le désir la traversa tel un

coup de couteau lorsqu'elle se rappela tout ce qui s'était passé. La sensation des mains et des lèvres de Dexter sur sa peau, son toucher et son goût. Mais, au même instant, son esprit se rétracta pour ne pas se remémorer les libertés qu'elle lui avait laissé prendre. Elle avait bu trop de Champagne. Elle avait perdu toute sa retenue. Une fois de plus, elle avait répondu hardiment à Dexter. Il savait maintenant avec quelle facilité il pouvait commander à ses sens et il penserait que sa réaction prouvait qu'elle était une femme éhontée.

Laura sentit le froid s'insinuer plus profondément en elle, l'éloignant de Dexter alors même que son corps bourdonnait encore de l'intimité de leur attirance physique. Le plaisir exquis qu'elle avait éprouvé s'estompait, maintenant, ainsi que son sentiment de bonheur. Elle pouvait se rappeler avoir supplié Dexter de lui faire l'amour. Son contact lui avait manqué pendant quatre longues années et cela avait été le paradis de se retrouver dans ses bras. Il avait banni toute cette froide solitude qui semblait s'attacher à ses pas. Mais à présent qu'elle était sobre, elle se sentait brûler de honte plutôt que de plaisir.

Cette nuit, elle avait cherché à atteindre le Dexter Anstruther qu'elle pensait avoir connu autrefois, avant que tant de choses ne s'interposent entre eux. Elle avait oublié tous les secrets qu'elle gardait et les mensonges qui les séparaient. Elle avait cherché l'homme complexe et passionné qui avait jadis tenu à elle et elle avait cru l'avoir retrouvé. Mais elle se rendait compte maintenant que cela avait été une illusion.

« Je ne me reconnais pas quand je suis avec vous, Laura... » Elle se souvenait, à présent. Ce Dexter Anstruther-ci était un

homme déterminé à être conventionnel, un chasseur de fortune qui voulait épouser une femme riche, déniant le côté fougueux et

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passionné de sa nature. Ce n'était pas l'homme que Laura cherchait, ni celui dont elle avait besoin.

Pour le moment, il dormait profondément. Elle ne pouvait pas le voir, mais elle entendait sa respiration régulière. Il la tenait toujours dans ses bras, mais son étreinte s'était relâchée et son corps ne la réchauffait plus. Quelques heures plus tôt seulement, il l'avait tenue et comblée de ses caresses avec tendresse et passion, comme s'il était vraiment attaché à elle. Elle avait eu l'impression alors que c'était là le vrai Dexter Anstruther, un homme qui la voulait pour la personne qu'elle était, pas la duchesse modèle que sa mère avait créée, ni la châtelaine de Cole Court consciente de ses devoirs, ni même la femme dévoyée qui l'avait renvoyé après une nuit de passion. Lorsqu'ils avaient fait l'amour, elle avait eu l'impression que les sentiments qu'ils partageaient étaient sincères, sans comédie. Mais la boisson pouvait vous faire croire toutes sortes de choses alors qu'elles n'étaient tout simplement pas vraies.

Glacée et désorientée par l'alcool, l'obscurité et sa soudaine tristesse, Laura se dégagea doucement de Dexter et se dirigea à tâtons dans le corridor pour se rendre aux commodités.

Dès qu'elle revint dans la cave, un courant d'air froid la frappa et la fit frissonner. Le vent sifflait dans le couloir. Elle fut surprise qu'il ne l'ait pas éveillée plus tôt. Tout à fait réveillée, maintenant, elle repartit à l'aveuglette vers l'entrée.

La porte de la cave était grande ouverte et, dans la faible lumière, elle pouvait voir les ombres noires du prieuré en ruine qui se découpaient sur le ciel et les étoiles qui brillaient au-dessus.

Pendant un moment, elle ne put le croire. La porte était ouverte. Ils n'avaient pas du tout été enfermés.

— Laura?

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Elle n'avait pas entendu les pas de Dexter derrière elle et se tourna vivement pour le trouver debout à son côté.

— La porte est ouverte ! Nous n'étions pas enfermés ! Elle eut beau s'y efforcer, elle ne put réprimer la plate

accusation de sa voix. C'était Dexter qui était allé vérifier si la porte était fermée. Il avait dû se tromper, ou la tromper.

— C'est impossible. Elle ne pouvait voir son visage, mais sa voix exprimait une

totale incrédulité. — La porte était solidement fermée. — Et vous pouvez voir qu'elle est grande ouverte,

maintenant ! Laura éprouvait un mélange de colère et d'indignation. Si

seulement elle avait vérifié elle-même, les événements des dernières heures n'auraient jamais eu lieu. Dexter ne lui aurait pas fait l'amour dans l'espace intime et confiné de la cave. Elle n'aurait pas dormi dans ses bras et ne se serait pas sentie heureuse pendant si peu de temps, avant de se rendre compte que ce bonheur n'était fondé que sur du désir et de la méfiance, et ne pouvait lui appartenir pour maintes raisons.

— Je rentre chez moi, dit-elle. — Laura, attendez ! La voix de Dexter avait pris un timbre insistant. Il posa une

main sur son bras pour la retenir, mais elle se dégagea brusquement et s'empressa de franchir la porte. Il l'appela encore ; elle entendit son pas pressé derrière elle.

— Laura, non... Au même instant, elle entendit un raclement de pierre sur de

la pierre. Quelques petits cailloux chutèrent devant elle, annonçant la chute d'un bloc plus important. La lune sortit des nuages. Laura se détourna et leva les yeux. Quelque chose

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tombait vers elle avec force et rapidité. Au dernier moment, elle comprit et bondit sur le côté. Dexter l'attrapa et la jeta à terre, le poids de son corps chassant l'air de ses poumons. Puis quelque chose la frappa à l'épaule et la douleur la transperça tel un couteau brûlant. Elle se cogna la tête et tout devint noir.

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10 Laura ignorait combien de temps elle était restée inconsciente,

mais, lorsqu'elle revint à elle, elle souhaita avec ferveur avoir été assommée pour de bon. Tout son corps brûlait d'une douleur lancinante. C'était si atroce que pendant un moment elle ne put ni penser ni parler. De la lumière filtrait derrière ses paupières closes et elle pensa une seconde qu'il faisait jour jusqu'à ce qu'elle se rappelle ce qui s'était passé. C'était la lueur de bougies qu'elle percevait, Dexter avait dû la ramener chez elle.

Des voix résonnaient dans sa tête et elle sentait des mains bouger sur elle avec une infinie douceur. Chaque contact faisait surgir une nouvelle vague de douleur et perler de la sueur froide sur son front. Elle entendit la voix de Dexter.

— Elle n'a rien de cassé, mais la pierre lui a luxé l'épaule... Elle pouvait voir des ombres bouger à travers la brume de

souffrance. Quelqu'un passa un linge humide sur son front et elle fit un énorme effort pour ouvrir les yeux. Elle était allongée sur les coussins du canapé de son salon. Le visage de Dexter était penché sur elle. Il avait le teint cireux, les traits crispés et ses yeux bleus étaient si sombres et si intenses qu'elle pensa une seconde qu'il était en colère contre elle, et elle essaya de tendre une main vers lui.

— Je suis désolée..., commença-t-elle. — N'essayez pas de parler. Il avait une voix terriblement farouche. — N'essayez pas de bouger. Laura fit un autre effort.

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— Carrington..., murmura-t-elle. De grâce, ne le laissez pas s'inquiéter. Il prend les choses si mal, ces temps-ci...

Elle vit un sourire poindre un instant sur le visage de Dexter et il y eut quelque chose dans ses yeux, une lueur de tendresse, qui pour une raison quelconque lui donna envie de pleurer. Il lui toucha doucement la joue.

— Ne vous en faites pas. Mme Carrington et son mari ont été très affligés quand je vous ai ramenée, mais je les ai renvoyés se coucher. Molly a envoyé Bart chercher le Dr Barlow. Il sera là bientôt.

— Mon épaule... Laura étouffa un cri quand elle essaya de bouger et une

nouvelle vague de douleur la submergea, la faisant frissonner. — Que s'est-il passé ? — Essayez de rester tranquille. La voix de Dexter était très calme, contrastant avec la tension

de son regard. — Un morceau de maçonnerie est tombé de la tour du prieuré

et vous a frappée. Il vous a démis l'épaule. — Cela fait... diablement mal. Elle avait déjà vu des accidents comme celui-ci à la chasse,

après une chute de cheval, mais elle n'aurait jamais pensé qu'une épaule démise pouvait être aussi douloureuse. Ses pensées tournoyaient dans son esprit, emmêlées. Pourtant, elle savait que quelque chose n'allait pas, mais elle était incapable de mettre de l'ordre dans ses pensées. Dexter était là et elle se sentait en sécurité. Elle ferma les yeux pour tenter d'apaiser la douleur jusqu'à ce qu'elle entende la porte qui s'ouvrait et les pas pressés de Molly dans le couloir.

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— La femme du Dr Barlow dit qu'il est sorti s'occuper d'un accouchement et que cela peut durer une heure ou plus, monsieur.

La peur perçait dans la voix de la soubrette. — Oh, monsieur, Sa Grâce ! Qu'allons-nous faire? Laura entendit jurer Dexter. Elle ouvrit les yeux. Elle

connaissait la réponse à cette question. — Vous allez devoir me remettre l'épaule en place, Dexter,

murmura-t-elle. Je ne peux supporter cette douleur et ne peux pas rester allongée ici à attendre le Dr Barlow pendant une heure ou plus.

Dexter lui prit la main. Son regard était tourmenté. — Laura, je ne peux... Sa voix était enrouée. — Vous avez déjà dû le faire, insista Laura. Elle savait que si elle restait ainsi beaucoup plus longtemps,

son épaule allait se démettre complètement et que la souffrance serait intolérable.

— S'il vous plaît..., insista-t-elle encore. Je sais que c'est beaucoup vous demander, mais je suis sûre que vous pouvez y arriver.

Elle lut de l'hésitation sur le visage de Dexter. — Je le pourrais, dit-il avec réticence. Je l'ai déjà fait. Mais... Il leva les yeux vers elle, l'air angoissé. — Il faudrait que je vous fasse si mal, Laura. Je ne suis pas sûr

d'avoir ce courage. Elle essaya de sourire, mais ce fut une grimace. — Pensez juste à quel point je vous déplais, Dexter. Cela

devrait rendre la chose plus facile. Il serra les mâchoires et un muscle se contracta dans sa joue.

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— Ne plaisantez pas là-dessus, Laura, dit-il durement. Pas maintenant.

— Très bien, alors. Dexter, je vous en supplie. Pensez— vous que je ne souffre pas en ce moment ? Quoi que vous fassiez, cela ne pourra pas être pire.

Elle tourna légèrement la tête. — Mais renvoyez Molly, je vous prie. Je pense qu'elle pourrait

s'évanouir. — Oh, madame..., dit la soubrette en se mettant à pleurer. Dexter lui prit le bras. — Allez faire chauffer de l'eau, Molly, et préparez la chambre

de Sa Grâce. Je la monterai dans dix minutes. — Dix minutes ! s'exclama Laura. Je doute de pouvoir tenir

dix secondes. Toutefois, elle éprouva du soulagement mêlé à sa souffrance.

La décision était prise. Dexter allait s'occuper d'elle. Il lui apporta un verre de cognac et l'approcha de ses lèvres. — Buvez, Laura. Son ton était toujours dur, son visage de marbre. — Vous allez en avoir besoin. Après cela, Laura trouva que tout devenait très brumeux.

Dexter plaça sa main sous son coude et étira son bras sur le côté. Cela sembla durer une éternité. La douleur la submergea tout entière et elle agrippa si fortement l'accoudoir du canapé de sa main libre que le tissu se déchira. Dexter ne la regarda pas ; il était complètement concentré sur sa tâche. Elle pensa vaguement que peut— être, s'il voyait son visage, cela lui ôterait ses moyens, car son corps était si dur et tendu qu'il paraissait sur le point d'exploser. A un moment donné, elle ne put retenir un cri étouffé et elle sentit qu'il la regardait. Il y avait de profonds plis autour de ses yeux et sa bouche était dure.

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— Continuez, se força-t-elle à murmurer. Si vous vous arrêtez maintenant, je ne vous pardonnerai jamais.

Elle pensa voir l'ombre d'un sourire sur ses lèvres, puis il tira son coude sur sa poitrine et replia son poignet sur son épaule droite. Il y eut un horrible craquement, mais, alors que Laura se raidissait, la douleur disparut et elle défaillit presque de soulagement.

Elle ouvrit la bouche pour le remercier, mais il lui versa encore du cognac dans la gorge.

— Je vais vous porter dans votre chambre, maintenant, dit-il doucement.

Il la souleva dans ses bras et elle s'avisa qu'elle tremblait. Elle se sentait en état de choc ; elle savait qu'elle lui avait beaucoup demandé, et la pensée de ce que cela avait dû lui coûter la perturbait profondément. Il la tenait aussi délicatement que si elle avait été de verre filé et une vague d'émotion presque insupportable la balaya à l'idée de ce qu'il avait été prêt à faire pour elle. Elle avait envie de pleurer.

— Nous y sommes presque, murmura-t-il dans ses cheveux. Tenez bon.

Laura opina. Sa tête lui paraissait incroyablement lourde sur l'épaule de Dexter. Le cognac lui enflammait le sang et elle devenait si faible qu'elle pouvait à peine garder les yeux ouverts.

— Merci, chuchota-t-elle. Son visage était si proche et elle éprouva soudain tant d'amour

pour lui que cela la submergea. Cela la consumait, c'était irrésistible. Elle leva sa main indemne pour toucher sa joue.

— Je devais vous faire partir, ce jour-là, dit-elle. Il lui semblait soudain impératif de lui faire comprendre ce

qui s'était réellement passé quand elle l'avait renvoyé quatre ans plus tôt. Elle ne pouvait supporter sa piètre opinion d'elle alors

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qu'elle l'aimait tant. L'urgence de ses sentiments la tourmentait et elle se débattit un peu.

— Il faut que vous me laissiez expliquer... — Chut. Les lèvres de Dexter frôlèrent de nouveau ses cheveux. — Vous n'avez pas besoin de parler maintenant. Je

comprends. Laura ne pensait pas qu'il comprenne et elle se raidit contre les

vagues de noirceur qui assaillaient son esprit. — J'ai besoin d'expliquer, répéta-t-elle un peu tristement. Elle ne put former les mots pour le lui dire. Elle se sentait

désespérée. Mais il avait resserré les bras autour d'elle et il y avait du

réconfort dans ce geste. Elle cessa de lutter et laissa la chaleur et la solidité du corps de Dexter l'envelopper, puis elle ne se souvint plus de rien pendant très longtemps.

Dexter était assis au chevet de Laura et tentait de lire un vieil

exemplaire de Tristram Shandy qu'il avait trouvé dans l'embrasure de la fenêtre. Il ne savait pas très bien pourquoi il essayait de lire, car il n'était pas concentré et avait très peu de lumière pour y voir. Les bougies étaient très basses maintenant et dans une heure environ les premières lueurs de l'aube commenceraient à éclairer le ciel à l'est. Il se sentait très fatigué, pas tant d'être resté éveillé la majeure partie de la nuit qu'à cause des émotions complexes et peu familières des dernières heures.

Il se leva lentement et s'empara du pichet posé sur la coiffeuse, versa de l'eau dans la cuvette et s'aspergea le visage. Il apprécia le choc de l'eau froide. Ses yeux le piquaient. Dans le lit, Laura se tourna dans son sommeil et lâcha une petite plainte quand le

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mouvement meurtrit son épaule. Elle ne s'éveilla pas, mais ce gémissement sembla transpercer Dexter d'une inquiétude impuissante et protectrice. Il se frictionna fortement le visage avec la serviette comme pour bannir ce sentiment. S'il avait éprouvé auparavant un besoin obstiné et inexplicable de veiller sur elle, ce n'était rien à côté de la violente émotion qu'il ressentait à présent.

Il fut incapable de réprimer le frisson qui le traversa quand il se rappela le moment où il avait vu la pierre de la tour en ruine descendre vers Laura. Celui où elle était tombée et était restée si immobile que pendant un instant il avait cru que son cœur s'était arrêté. La peur s'était alors emparé de lui et lui avait coupé le souffle.

Lui faire mal pour remettre son épaule en place avait été la chose la plus difficile qu'il avait dû faire dans sa vie. Son courage et son stoïcisme face à une telle douleur avaient été extraordinaires. Et inextricablement mêlé à son admiration pour elle, il y avait le souvenir de leur échange amoureux. La passion qui avait fusé entre eux avait réduit à néant son calme habituel, non qu'il ait jamais fait preuve de beaucoup de bon sens lorsqu'il était en présence de Laura.

Il se tourna pour contempler son visage pâle éclairé par la bougie sur l'oreiller et un sourire attendri se peignit un instant sur ses lèvres, avant qu'il se rappelle la réalité de leur situation. La chaleur qui l'habitait s'évanouit. Les spectres jumeaux de la culpabilité et de la responsabilité assaillirent son esprit tandis qu'il se remémorait sa famille et ses devoirs envers elle. Il était ivre quand il avait fait l'amour à Laura. Cela avait été une faille inexcusable dans sa conduite. Il pensa à ses frères et sœurs qui comptaient sur lui pour leur avenir, à sa mère qui dépensait l'argent à tout-va, au fantôme de son vaurien de père qui le raillait avec ses liaisons et ses façons de débauché, et il se sentit

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presque physiquement malade. La peur se logea dans son estomac. Il avait été si près de faillir à son devoir.

Il se retourna vers le lit, écartant résolument tous les sentiments de chaleur et de douceur que suscitait en lui le spectacle de Laura endormie. La contempler pendant qu'elle dormait était un privilège intime et stupéfiant, encore plus intense d'une certaine manière que de lui faire l'amour. Il y avait quelque chose de si vulnérable et de si généreux en elle qu'il était difficile de considérer que sa passion pour lui avait été feinte. Il était presque impossible de croire qu'elle était une catin et une hypocrite, quelle que soit la façon dont elle l'avait traité par le passé.

Il secoua la tête avec vigueur. Ce n'était pas une façon de penser ; il avait son chemin à faire et l'avenir de sa famille à assurer. Il ne devrait pas lui importer que Laura soit innocente ou non. Son désir pour elle était une force dangereuse, incontrôlable. Il devait le dominer et concentrer ses efforts sur la capture d'une héritière qui lui offrirait une vie rangée. C'était son avenir. C'était ainsi que cela devait être. Il n'avait pas le choix.

***

Cette fois-ci, quand elle s'éveilla, la lumière blessa les yeux de

Laura. Des marteaux frappaient dans sa tête et elle avait le goût aigre du cognac dans la bouche.

Elle ouvrit prudemment les paupières et les referma aussitôt lorsque les contours familiers de sa chambre se brouillèrent dans la lumière. Elle était dans son lit et Dexter Anstruther était assis à son chevet, lisant, la tête inclinée, ses cheveux fauves en désordre.

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Elle ouvrit les yeux pour la troisième fois et les marteaux qui s'agitaient sous son crâne frappèrent si fort qu'elle lâcha un gémissement.

Dexter Anstruther était dans sa chambre. En l'entendant râler, Dexter leva la tête, posa le livre et se

pencha sur elle. Les yeux de Laura étaient à la hauteur de sa gorge, qui était lisse et hâlée d'une superbe couleur dorée. Il avait ôté son écharpe. Son regard descendit plus bas. Il avait aussi quitté sa redingote. Sa chemise était ouverte au col et elle pouvait sentir son odeur propre et masculine. Un parfum qui ravivait en elle le souvenir de leur échange brûlant, érotique et dévastateur dans la cave.

Il l'avait tenue dans ses bras la nuit dernière quand il l'avait portée dans sa chambre. Elle se souvenait de sa douceur et de sa résolution quand il avait remis son épaule en place. Elle se rappela également que dans son état d'ébriété elle avait pensé qu'elle était de nouveau amoureuse de lui.

Maintenant qu'elle était sobre, elle attendit que ce sentiment disparaisse.

Il n'en fit rien. Elle sentit son amour pour lui la balayer en une vague si

puissante et si profonde qu'elle en fut ébranlée. Elle ferma les yeux et crispa les paupières. Cela ne servit à rien. Le sentiment ne recula pas. Il agrippait son cœur avec une ténacité qu'elle ne pourrait jamais détruire, elle le savait.

Elle aimait Dexter Anstruther. Elle l'avait toujours aimé et elle serait ridicule de prétendre le contraire.

Elle se remonta avec peine contre les oreillers pour pouvoir regarder son visage. S'il était ridicule de nier son amour pour lui, il était également futile d'imaginer que quoi que ce soit puisse en sortir et c'était ce dont elle devait se souvenir. Elle se sentit soudain aussi intimidée, troublée et inexpérimentée qu'une

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débutante à sa première saison. Etre dans son lit n'aidait pas. Allongée sur le dos, invalide, elle n'avait certainement pas l'avantage.

— Quelle heure est-il ? croassa-t-elle. Elle savait qu'elle avait la voix d'un ivrogne après une longue

nuit en ville. Elle en avait probablement l'odeur, aussi. Elle se blottit sous les couvertures, mortifiée.

Elle vit Dexter prendre le pichet d'eau sur la coiffeuse et emplir un verre pour elle. Il le lui apporta et le pressa doucement contre ses lèvres. Elle but avec avidité, maladroitement.

— Merci. — Je vous en prie. Il y avait de la chaleur dans sa voix, même si elle percevait

aussi en lui une certaine réserve. — C'est la fin de la matinée, répondit-il. — Hattie! La pensée de sa fille chassa tout le reste de son esprit pendant

un moment. Elle s'assit très droite, puis s'affala en étouffant un cri quand son épaule protesta douloureusement.

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— Votre épaule est encore endolorie, déclara Dexter, et votre bras est éraflé. Molly vous a pansée.

Il la repoussa gentiment contre les oreillers. — Ne vous inquiétez pas pour votre fille. Rachel est venue me

dire qu'elle l'emmenait au village et qu'elle viendrait vous voir à leur retour.

— L'avez-vous vue ? demanda vivement Laura. Avez-vous vu Hattie ?

Son mal de tête s'accrut à la pensée que Dexter et sa fille avaient pu se rencontrer. Avait-il vu Hattie ce matin ? Si oui, il avait pu la reconnaître d'une manière instinctive. Il avait pu deviner la vérité. Elle se sentit malade, coupable et effrayée de penser que la petite fille avait pu être mise en danger pendant qu'elle dormait sans se soucier de rien.

Mais Dexter secoua la tête. — Je ne l'ai pas vue, mais elle va très bien. Rachel lui a

expliqué que vous ne vous sentiez pas très bien, mais que vous irez mieux bientôt. Elle m'a assuré qu'Hattie n'était pas bouleversée et était impatiente de vous apporter des fleurs des serres de miss Lister.

— Dieu merci. Laura se détendit contre les oreillers, soulagée. Face à

l'expression de Dexter, elle comprit qu'il s'était mépris sur son inquiétude : il pensait qu'elle avait craint que sa fille ne soit affligée parce qu'elle était souffrante. Cette pensée réveilla sa culpabilité et elle se sentit terriblement fautive qu'il se soit empressé de la rassurer alors qu'elle lui cachait un secret si énorme et si impardonnable. Le chagrin l'envahit. Elle était d'autant plus bouleversée qu'elle reconnaissait désormais qu'elle aimait Dexter. Et pourtant, elle lui déniait le droit de connaître son propre enfant. Malgré toute l'horreur de cette décision, elle ne pouvait revenir en arrière, pour l'avenir d'Hattie, il fallait

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qu'elle garde le silence. Jamais Dexter ne devait découvrir l'identité d'Hattie, car, sinon, il la lui enlèverait...

— Vous paraissez fatiguée, remarqua-t-il doucement, sa sollicitude accroissant le malaise de Laura. Comment vous sentez-vous ?

— Je me sens comme si j'avais bu une bouteille entière de cognac, répondit-elle.

Elle lui jeta un regard soupçonneux. — Vous m'avez fait boire une bouteille entière, n'est-ce pas,

monsieur Anstruther ? Les lèvres de Dexter s'incurvèrent. — Environ la moitié, admit-il. Vous souffriez beaucoup. — Quand je pense que vous n'approuvez pas les femmes qui

boivent ! Elle tourna la tête sur l'oreiller pour mieux le voir. Il la regarda

avec dans les yeux une expression qui éveilla la fièvre en elle tout en attisant sa culpabilité. Soudain, sa respectable chemise de nuit de douairière et les épaisses couvertures semblèrent l'étouffer.

— M'avez-vous dévêtue et mise au lit ? demanda-t-elle avant de pouvoir s'en empêcher.

Elle le vit marquer une pause. — Non. C'est Molly qui s'en est occupée. Laura se détendit légèrement. — Grâce au ciel. Elle vit le pli ironique de ses lèvres et sut qu'il pensait à leur

échange dans la cave, sans doute avec autant de détails vivaces qu'elle. Il devait songer qu'une telle pudeur de sa part était quelque peu dépassée. Elle se sentit encore plus échauffée.

— Vous rappelez-vous quoi que ce soit de la nuit dernière? s'enquit-il.

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Laura fut tentée de se réfugier dans l'amnésie. — Je ne me souviens de rien après que vous avez remis mon

épaule en place, et avant... — Oui? Le regard de Dexter était brillant et intense. — C'est très brumeux, s'excusa-t-elle. — Vous m'avez parlé quand je vous ai portée en haut, dit-il.

Cela vous reviendra peut-être. Elle n'était pas certaine de vouloir se souvenir. Elle le regarda

avec méfiance. — Qu'ai-je dit ? Je suis sûre que c'était le cognac qui me faisait

parler. Sûrement, sûrement, pensa-t-elle, elle n'avait pas été assez

stupide pour lui jurer un amour éternel ? Ce serait tout à fait le genre de chose insensée qu'elle ferait en étant ivre. Elle fouilla son esprit, mais le souvenir refusa de lui revenir. Elle n'avait aucune idée de ce qui s'était passé après qu'ils s'étaient engagés dans l'escalier.

La couleur envahit son visage, et l'angoisse faisait battre son sang encore plus fort dans ses veines. Sa tête la lança terriblement quand elle songea à tout le gâchis qu'elle avait causé. D'abord elle avait répondu à Dexter avec un abandon passionné, et maintenant il semblait qu'elle ait couronné sa folie par une déclaration d'ivrogne. Elle poussa un petit grognement.

Il sourit légèrement. — Vous vouliez m'expliquer quelque chose. Il se redressa. — Quand vous vous en souviendrez, si vous vous en

souvenez...

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— Je vous le ferai savoir aussitôt, bien sûr, dit-elle vivement, sans le penser le moins du monde.

Dexter hésita. — Avez-vous considéré que ce qui est arrivé cette nuit n'était

peut-être pas un accident ? Laura le regarda fixement. Son mal de tête était si violent

qu'elle en avait la nausée. — Non, dit-elle. C'était sûrement juste la chute d'une pierre ?

J'ai pensé qu'il s'agissait simplement de malchance... Il secoua la tête. — Cela aurait pu être délibéré. Vous avez été fortunée. Laura tressaillit, se rappelant l'atroce douleur de son épaule. — Cela dépend certainement de ce que l'on entend par «

fortunée ». — Ne pas avoir été tuée, par exemple. Il avait un ton coupant. — Avez-vous oublié que nous avons été enfermés à dessein ? — Non, mais... La tête de Laura lui tournait. — Je pensais... J'ai supposé que ce n'était qu'une plaisanterie,

que quiconque nous avait enfermés était revenu plus tard nous libérer. Et je suis sûre que la chute de la pierre n'a pas été une attaque délibérée. Je n'ai vu personne et il est bien connu que les ruines du prieuré sont dangereuses.

Elle secoua nerveusement la tête. — Je ne peux croire que ce soit autre chose qu'un accident ! Pendant un instant, elle revit le regard dur et calculateur

qu'elle avait aperçu dans les yeux de Dexter la nuit précédente, puis cela s'estompa et il soupira.

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— A mon avis, cela a pu être un piège, Laura, intelligemment conçu et mis en œuvre. Ils vous ont enfermée puis libérée, et vous avez été si heureuse d'être libre que vous avez fait ce que neuf personnes sur dix auraient fait, foncer droit dans le piège.

Laura essaya d'y réfléchir. Elle se remémora sa promenade sur la rivière la semaine précédente, quand elle avait été si sûre que quelqu'un avait poussé la barque vers le milieu. Quelqu'un essayait-il de lui faire du mal ? Et si oui, pourquoi ? Est-ce que quelqu'un pourrait vouloir faire du mal à Hattie ? C'était une idée intolérable. Elle se mordit la lèvre.

— Qu'y a-t-il ? demanda aussitôt Dexter. Il l'observait et elle mesura combien elle avait été près de se

trahir. Il était trop perspicace. — Rien, dit-elle. Elle ne voulait pas lui exprimer ses doutes, pas maintenant,

quand sa tête lui faisait horriblement mal et qu'elle ne pouvait pas penser clairement. Elle ferma les yeux et s'adossa aux oreillers avec un soupir.

— Laura, reprit-il, quand vous êtes tombée dans la rivière la semaine dernière...

Elle rouvrit brusquement les paupières. Comment l'avait-il deviné ? Elle le regarda. Il lui rendit son regard d'une manière implacable.

— Je me suis demandé, admit-elle en capitulant devant son exigence de vérité, si quelqu'un avait poussé le bateau. J'ai cru sentir quelque chose, mais j'avais le soleil dans les yeux et je n'ai vu personne. C'est vraiment peu de chose.

Elle soupira. — Je suis sûre que j'imagine des choses. Comme je l'ai déjà dit,

vous avez un esprit suspicieux, monsieur Anstruther, et maintenant cela enflamme aussi mon imagination. Il n'y a

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absolument aucune raison pour que quelqu'un m'enferme dans ma propre cave. Ça ne peut être qu'une plaisanterie. Quant à la chute de la pierre, c'était à coup sûr un accident...

Elle s'arrêta quand Dexter souffla avec dérision. — Aucune raison ? Je croyais que nous en avions parlé hier

soir? Je commence à me demander si vous déniez catégoriquement votre flamboyante et intrépide vie de bandit de grand chemin !

— Je la dénie peut-être, rétorqua Laura, mais vous le compensez en refusant de laisser tomber cette histoire !

Elle soupira. — Je vous en prie... j'ai besoin de dormir. Je vous assure que je

ne suis pas en danger et que vous pouvez me quitter sans crainte. Leurs regards se rencontrèrent et se soutinrent un long

moment, puis Dexter poussa un soupir irrité. — Par tous les diables, Laura, vous êtes une femme obstinée. Il passa une main sur ses cheveux cendrés. — Promettez-moi au moins que vous n'irez nulle part et ne

ferez pas quelque chose de dangereux. — Je peux le promettre sans problème, répondit-elle tandis

que ses yeux se fermaient. Je doute d'aller quelque part pendant un bon moment.

Elle détourna la tête et crispa les paupières contre le picotement soudain et inattendu des larmes. Pleurer ne lui ressemblait pas. C'était seulement parce qu'elle se sentait si faible et si seule. Elle avait envie que Dexter reste avec elle maintenant, le souhaitait farouchement, mais en même temps elle savait qu'elle devait le faire partir. Céder à la tentation alors que ses sentiments pour lui étaient si neufs et si aigus ne conduirait à rien de bon.

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— Merci pour toute l'aide que vous m'avez prodiguée cette nuit, monsieur Anstruther, dit-elle. Je vous serai toujours extrêmement reconnaissante de vos soins.

— Laura, à propos de cette nuit... — N'en parlons pas, coupa-t-elle. Ce qu'elle éprouvait à son égard était si douloureux qu'elle

pensait qu'elle s'étoufferait si elle devait en parler. — Il ne s'est rien passé d'important. Oublions-le. Au bout d'un moment, elle entendit Dexter soupirer de

nouveau et s'éloigner du lit. — Je vous parlerai quand vous vous sentirez plus forte,

déclara-t-il. Nous parlerons, Laura. Elle ne répondit pas. Elle entendit la porte se refermer

doucement derrière lui. Elle se sentait si désespérée que son souffle en était coupé. Mais elle savait que revenir sur le passé, essayer de recréer la tendresse illusoire qu'elle avait partagée le temps d'une nuit avec Dexter ne pouvait conduire qu'à mettre Hattie en danger et à briser son propre cœur. C'était mieux ainsi.

Dans la claire lumière du matin et avec l'arrière-goût du cognac amer dans la bouche, elle savait qu'il ne pouvait rien y avoir d'autre entre Dexter et elle, pas d'amour, pas d'avenir. Trop de choses les séparaient. Il voulait la calme stabilité qu'un mariage riche et sans passion lui apporterait. Elle voulait protéger Hattie, à tout prix, du stigmate de l'illégitimité. Et cela s'arrêtait là.

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11 — Laura ! Comment allez-vous ? Alice Lister posa un bouquet de roses rose pâle sur la console

du vestibule et ôta ses gants avant de s'avancer pour prendre Laura dans ses bras. Elle recula et examina son amie de son perçant regard brun.

— Oh, mon Dieu ! Vous avez les traits très tirés. Est-ce bien sage d'avoir quitté le lit ?

— Je vais très bien, répondit Laura en riant, tandis qu'elle enlaçait Alice à son tour. Du moins, j'allais bien jusqu'à ce que vous arriviez et me disiez que j'ai l'air d'une vieille rombière !

Elle observa le visage de la jeune femme. Alice avait les yeux très brillants et les joues très roses, mais il était impossible de dire si c'était l'effet du vent froid ou d'une forte émotion.

— Je n'ai pas dit que vous ressembliez à une vieille rombière ! protesta Alice.

Elle fronça les sourcils. — Vous êtes un peu pâle, c'est tout, et ce n'est guère

surprenant après votre accident. Rachel m'a dit que vous aviez évité de justesse une vilaine blessure.

Laura se demanda ce que Rachel avait dit exactement à Alice le matin précédent — et surtout ce que Dexter lui avait dit de répondre à quiconque poserait des questions. Ce ne serait certainement pas la vérité, à savoir qu'il avait passé toute la nuit avec elle. Si cette rumeur circulait dans Fortune's Folly, c'en serait fait de sa réputation et des projets de Dexter d'épouser Lydia.

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Elle haussa légèrement les épaules, s'efforçant de chasser l'irritation que cette pensée avait fait naître en elle. Ce geste réveilla la douleur dans son épaule et elle s'efforça de sourire.

— J'ai eu de la chance. Une pierre est tombée... — C'est ce que j'ai entendu dire, la coupa Alice. Vous avez été

assommée, si bien que vous avez à peine réussi à rentrer chez vous toute seule. Quelle terrible histoire !

— Oui, toute seule, répéta lentement Laura. C'était donc la version que Dexter avait concoctée. Elle se sentit ridiculement déçue qu'il ait gommé toute

référence à lui-même, comme si ces moments d'extraordinaire intimité entre eux n'avaient pas compté. Mais peut-être ne signifiaient-ils rien pour lui et, de toute façon, il ne pouvait guère se vanter de l'avoir sauvée sans que des questions délicates soient posées. Une bouffée de colère s'empara d'elle.

— Votre cousin m'a tout raconté, dit Alice. Elle se mordit la lèvre. — Lord Vickery est un homme très autoritaire. Je viens de le

rencontrer sur le chemin et, quand j'ai exprimé mon intention de vous rendre visite pour voir comment vous alliez, il m'a questionnée sans pitié sur la façon dont j'avais appris votre accident, sur qui en parlait et toutes sortes de choses qui ne sont pas ses affaires !

— Je vois, fit Laura, en comprenant soudain la cause des joues roses d'Alice et de son expression décidée.

Je suis désolée. Miles peut se montrer très protecteur vis-à-vis de moi.

— Il n'a pas besoin de vous protéger contre moi, grommela Alice. Je suis votre amie ! Je le trouve très...

Elle s'arrêta, fronçant les sourcils.

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— Très dominateur? suggéra Laura, en essayant de ne pas sourire.

— Eh bien... non, concéda Alice. Pas complètement. Il n'est pas déplaisant. De fait, il peut se montrer tout à fait charmant, même s'il n'y a aucune chance pour qu'il me tourne la tête, bien sûr.

— Bien sûr, acquiesça Laura. Dexter avait dû parler à Miles de son accident, mais pas,

supposa-t-elle, de la scène qui avait précédé dans la cave. S'il l'avait fait, son cousin l'aurait probablement provoqué en duel.

Elle soupira. — J'ai appris par Rachel que lady Elizabeth et vous avez

retenu Miles alors qu'il traversait le pont ce matin et avez exigé qu'il paye le droit de passage, reprit-elle, s'avisant qu'Alice allait lui demander ce qui la troublait et préférant changer de sujet. Cela a dû éprouver son charme légendaire.

Alice eut un sourire malicieux. — C'est exact, il était très agacé. Puis plusieurs jeunes gens ont

choisi de passer par le gué pour éviter d'avoir à payer et sont tombés à l'eau ! Lady Elizabeth et moi avons trouvé cela très amusant.

— Nous devons réfléchir à d'autres lois médiévales qui nous permettront de tourmenter les gentlemen, déclara Laura. Le Bal de la Polissonnerie la semaine prochaine peut nous fournir une autre opportunité.

Elle prit les roses. — Sont-elles pour moi ? Merci beaucoup, Alice, elles sont très

belles. — Je sais qu'Hattie vous a apporté des lis, hier, mais on n'a

jamais assez de fleurs fraîches dans une maison. Mme Carrington va-t-elle se charger de les mettre dans l'eau, ou dois-je descendre dans la cuisine ?

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— Je suis sûre que Mme Carrington le fera. Ses bouquets sont toujours très élégants. Elle se sent un peu mieux aujourd'hui et a fait un cake aux raisins que nous pourrons déguster avec notre thé. Elle dit que c'est une recette médicinale.

— Cela paraît délicieux. Alice ôta sa pelisse d'hiver. Carrington était monté de la

cuisine et s'éloigna à petits pas avec son manteau, ses gants et son bonnet. Il était presque courbé sous le poids de ce maigre fardeau. Il avait posé le bouquet de roses dessus et celui-ci ballotait comme un bouchon dans une mer démontée.

— Je vais monter le plateau du thé, Votre Grâce, annonça-t-il. Et puis-je dire combien je suis ravi de voir Votre Grâce debout, ce matin ?

— Je n'avais aucune idée, aucune, que vous étiez dans la cave à vin l'autre nuit..., ajouta-t-il, les yeux emplis d'horreur.

— De grâce, ne vous inquiétez pas, Carrington, l'interrompit Laura en craignant de le voir trembler si fort qu'il ne laisse tomber tout ce qu'il portait. Et nous ne sommes pas pressées pour le thé.

— Pauvre Carrington, dit Alice en regardant partir le majordome d'un air soucieux. Est-il en état de nous servir ?

— Je suppose qu'il devra apporter le gâteau séparément, concéda Laura, en introduisant son amie dans le salon. Mais il y parviendra très bien et il aime à faire ces choses-là par lui-même. Il est très fier.

Molly avait allumé du feu et, avec les flammes claires qui dansaient dans la cheminée et le soleil d'automne qui entrait à flots, la pièce était presque gaie. Alice se laissa choir avec un soupir sur la vieille méridienne en velours et Laura prit place dans son fauteuil habituel près du feu. Elle était consciente que son amie l'observait, comme si elle n'était pas satisfaite par la version qu'elle lui avait servie plus tôt, et elle soupira à son tour.

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— Cessez de me fixer ! dit-elle avec une feinte sévérité. Je vais parfaitement bien.

— Si vous le dites... Où est Hattie, ce matin ? — Elle fait une sieste. Nous avons joué ensemble dans la

galerie avec les jouets que Miles lui a apportés de Londres. Il lui a offert une magnifique toupie et une poupée qu'elle a baptisée Emily, et de petits animaux de bois pour commencer une ferme. Hattie était si excitée qu'elle s'est épuisée.

— Lord Vickery ne me paraît pas être le genre d'homme à s'intéresser beaucoup aux enfants, remarqua Alice. Vous me surprenez.

— Miles est un vrai parrain gâteau pour Hattie, répondit Laura, amusée par l'intérêt soutenu que son cousin semblait susciter chez Alice sans que cette dernière parvienne à le dissimuler.

— Et cependant c'est un débauché et un chasseur de fortune, rétorqua Alice d'un ton irrité. C'est un grand manque d'égards de sa part d'avoir des qualités qui le sauvent et empêchent de le détester tout à fait !

— Si vous vous souvenez qu'il est autoritaire et se mêle de tout, observa Laura avec l'ombre d'un sourire, je suis sûre que vous ne trouverez pas cela trop difficile.

La porte s'ouvrit et Carrington entra d'un pas traînant et solennel, portant le plateau du thé. Il le posa à côté de Laura et ressortit chercher le cake. L'opération prit cinq minutes.

— S'il vous plaît, laissez-moi servir, Carrington, commença Laura, tandis que le majordome soulevait la théière d'une main qui tremblait tellement que la moitié du contenu se répandit sur le tapis.

— Madame, dit le domestique avec dignité, je ne pourrais le permettre.

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Laura se contenta de couper le gâteau pendant qu'il servait Alice,

— C'est une terrible maladie dont ils souffrent tous les deux, murmura Alice tandis que Carrington, son devoir achevé, se retirait triomphalement avec la théière vide. Je suis sûre que la duchesse de Cole doit être un monstre pour les avoir bouleversés de la sorte !

— C'est très triste, accorda Laura. Et de grâce, ne dites pas aux Carrington que Faye et Henry se trouvent à Fortune's Folly, Alice, sinon ils deviendront complètement prostrés.

— Bien sûr que non, répondit Alice en dégustant le cake aux raisins. J'ai rencontré la duchesse de Cole sur la place du marché en venant ici. Naturellement, elle m'a ignorée. Elle venait d'accoster M. Anstruther pour l'inviter à une partie de chasse de quelques jours à Cole Court.

Une pique de douleur traversa Laura, même si cette fois ce fut son cœur plutôt que son épaule qui la fit souffrir. Une invitation à Cole Court serait la prochaine étape logique dans la cour que Dexter faisait à Lydia. Elle se demanda pourquoi elle ne l'avait pas prévu. Comme elle aurait été soulagée de ne pas s'en soucier !

— Faye pense peut-être qu'une semaine de carnage mettra M. Anstruther d'humeur amoureuse, déclara-t-elle d'un ton mordant.

Alice gloussa. — Pauvre Lydia, dit-elle. Sa mère l'a poussée dans la direction

de n'importe quel gentleman à marier, n'est-ce pas ? Je suis surprise qu'elle ne mette pas sa fille aux enchères pour la donner au plus offrant !

— Pour l'amour du ciel, ne le lui suggérez pas, car elle trouverait sans doute ce plan splendide. Je peux déjà l'imaginer : une vente publique sur la place du marché !

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— Quoi qu'il en soit, M. Anstruther a refusé l'invitation, reprit Alice en jetant un regard en coin à Laura. Il ne paraissait pas du tout empressé.

— C'est étrange, pourtant, il courtise miss Cole depuis huit jours, observa Laura en attaquant son cake avec son couteau d'un geste virulent. Je pense qu'il va bientôt se déclarer et il n'aura personne d'autre à blâmer que lui-même s'il estime que cela vaut la peine de s'encombrer d'une telle belle-mère.

— Il ne la connaît pas depuis très longtemps, observa Alice, son regard brun posé pensivement sur le visage de Laura.

— Ils se sont rencontrés il y a des années. En outre, il faut très peu de temps à un chasseur de fortune pour soupeser la valeur de la dot d'une héritière, Alice, et tout le monde sait que le premier souci de M. Anstruther est d'épouser une fortune.

Alice sourit. — Vous semblez très irritée par toute cette affaire, Laura. — Pas du tout, répondit vivement cette dernière. Elle avait momentanément oublié combien son amie pouvait

être observatrice. — Peut-être la duchesse l'invitera-t-elle pour Noël, à la place,

suggéra Alice. — Peut-être. La pensée de Dexter nouvellement fiancé à Lydia et célébrant

Noël à Cole Court la bouleversa tant qu'elle se rendit soudain compte qu'un mariage entre Lydia et Dexter signerait le début d'une longue torture pour elle.

Il y aurait le mariage de Dexter et de Lydia, la lune de miel, la naissance de leur premier enfant, le baptême... Elle pouvait seulement espérer qu'on ne lui demanderait pas d'être la marraine. Puis elle imagina une troupe de petits Anstruther. Ils formeraient une vraie famille. Ils seraient liés les uns aux autres.

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Elle déglutit fortement. Que ressentirait-elle lorsqu'elle verrait Lydia remonter l'allée de l'église pour rejoindre Dexter à l'autel ? Jamais elle ne parviendrait à feindre l'indifférence et à assister au mariage. Mais Faye et Henry l'inviteraient certainement, pas parce qu'ils souhaiteraient sa présence, mais parce que ce serait la chose à faire. Elle devrait s'assurer qu'Hattie et elle soient en voyage quand l'invitation arriverait.

Avec un effort surhumain, elle s'arracha à ses pensées avant qu'Alice ne puisse percevoir son humeur morose.

— Allez-vous au récital aux Thermes, ce soir? demanda-t-elle. Même à ses oreilles, sa voix ne paraissait pas assurée et des

larmes lui piquaient la gorge. — Je le crains, répondit Alice d'un ton lugubre. Maman a

décidé que ce serait une bonne chose. Elle apprécie beaucoup la musique, alors que je n'ai aucun goût pour ces choses-là.

Elle regarda Laura avec attention. — Vous êtes devenue très pâle, Laura. Vous sentez— vous

bien ? — Parfaitement, merci, répondit Laura en souriant d'un air

enjoué alors qu'elle se sentait misérable. Durant toute sa vie, elle ne s'était jamais confiée. En y

réfléchissant, elle ne savait même pas comment s'y prendre. Et que pouvait-elle dire à Alice ? Qu'elle avait passé la nuit avec le prétendant de sa cousine ? Qu'elle était amoureuse de lui, même s'il la tenait pour une femme dévoyée ?

Rachel frappa à la porte et Hattie se précipita dans la pièce avec des cris excités, bousculant les tasses à thé. Elle prit Alice par la main et l'entraîna pour lui montrer sa poupée Emily. Laura les suivit, souriant et bavardant comme elle l'avait toujours fait à Cole Court, gracieuse, réservée. Elle était de nouveau la parfaite duchesse douairière.

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12 Dans la salle de concert des Thermes, Dexter s'adossa à son

inconfortable chaise dorée, se frottant la nuque pour essayer de se détendre avant que le récital ne commence. La conversation avait été compassée à la table de sir Montague, ce soir-là. Toutes les héritières invitées avaient décliné la convocation à venir dîner, à l'inévitable exception de miss Lydia Cole. De fait, il n'y avait eu que trois femmes présentes : Lydia, sa mère et lady Elizabeth Scarlet, qui avait déclaré que la seule raison pour laquelle elle mangeait à la table de son frère était qu'autrement, elle aurait dû se passer de dîner. Sir Montague avait été fou de rage d'être snobé par les dames de Fortune's Folly et avait passé le repas à jeter des regards noirs et à grommeler.

Dexter avait été assis à côté de lady Elizabeth à sa gauche et de Lydia, naturellement, à sa droite. Lady Elizabeth avait passé le dîner à asticoter Nat Waterhouse, qui avait paru imperméable à ses taquineries, pendant que miss Cole restait silencieuse la plupart du temps. Elle avait répondu aux questions de Dexter par des monosyllabes, tandis que sa mère se tordait le cou pour suivre le progrès de sa cour depuis sa place en haut de la table. Le dîner avait été guindé et très déplaisant.

Le début de la journée ne s'était d'ailleurs guère mieux déroulé. Dexter avait retrouvé Miles et Nat pour parler des derniers développements de l'enquête sur le meurtre de sir William Crosby. En fait, il n'y avait pas eu grand-chose à discuter. Dexter lui-même n'avait pas eu de succès lors de sa visite au Lion rouge. Nat n'avait pas obtenu grand-chose non plus de ses discussions avec l'officier de police local qui avait enquêté au départ sur l'affaire. Miles avait interrogé les gardes-

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chasse et les rabatteurs qui se trouvaient dans le domaine quand sir William avait reçu le coup de fusil fatal, mais aucun d'eux, apparemment, n'avait vu ou entendu quoi que ce soit d'inhabituel ou d'utile. La seule chose qui avait accroché l'attention de Dexter était une note dans la transcription de l'entretien de Miles avec la veuve lady Leticia Crosby, disant qu'une bague gravée avait été volée sur le corps de son mari.

— Ce n'était pas mentionné dans le rapport de l'officier de police, avait-il commenté.

Miles avait pris un air content de lui. — Lady Crosby a dit que c'était une question trop privée pour

en parler à l'officier de police. Sir William était un homme carré du Yorkshire, avec la réputation d'appliquer la loi avec sévérité. Elle pensait qu'il ne serait pas très flatteur pour lui que l'on apprenne, après sa mort, qu'il portait une bague gravée aux initiales de sa femme, avec une boucle de ses cheveux à l'intérieur. Il appelait cela une bêtise sentimentale, apparemment, et ne le faisait que pour lui faire plaisir.

Nat avait ri. — Comment diable avez-vous obtenu qu'elle vous divulgue ce

secret, Miles ? Il avait marqué une pause. — Non, oubliez ma question. C'est stupide de ma part. Je peux

aisément le deviner. — Elle n'était pas mon genre, mon vieux, avait rétorqué Miles.

Et même moi, j'ai quelques principes concernant la séduction des femmes qui viennent à peine de perdre leur mari.

Il s'était interrompu. — Bien que, maintenant que j'y pense, vous souvenez— vous

de lady Compton...

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— Epargnez-nous ce récit, l'avait coupé Dexter. Ainsi, la bague manquait quand son corps a été ramené ?

— Exact, avait confirmé Miles. Prise par le meurtrier, sans doute.

— Pourquoi aurait-il fait cela, était intervenu Nat, alors que la flasque en argent et la tabatière de sir William n'ont pas été dérobées ?

— Il considérait peut-être la bague comme un trophée, suggéra Dexter. Ou comme une preuve de la mort de sir William destinée à quelqu'un d'autre.

— Pour le prouver à Sampson, avait dit Miles, s'il était l'instigateur du crime. S'agit-il donc de trouver la bague pour trouver le meurtrier ?

— C'est possible. Bien qu'il ait pu la détruire, l'offrir à sa maîtresse ou en faire n'importe quoi.

— Par vanité, il ne l'aurait pas détruite, avait déclaré Nat. Ce soir en tout cas, Warren Sampson ne portait certainement

pas la bague de sir William Crosby. Il avait salué Dexter d'une ferme poignée de main, avec sa bonhomie habituelle, et à part un gros diamant ostentatoire sur son épingle à cravate, il ne portait pas de bijoux. Son regard s'était attardé sur Lydia Cole plus longtemps que la politesse ne le voulait et Dexter avait vu rougir la jeune fille, mais d'inconfort plus que de plaisir. Le duc et la duchesse de Cole s'étaient montrés très aimables avec Sampson et l'avaient invité à leur partie de chasse, mais il avait refusé, choisissant de s'asseoir à quelques sièges de là avec la famille Wheeler.

Dexter essaya de trouver une position confortable sur la chaise aux pieds grêles. La perspective de la soirée à venir était difficile à supporter. Lydia était de nouveau placée à côté de lui et Faye le coinçait de l'autre côté. Lydia était silencieuse, à son habitude, la tête penchée comme si elle était captivée par son réticule. La

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duchesse le fixait pour l'inciter à engager une autre conversation insatisfaisante avec sa fille.

— Lydia et moi disions juste combien la duchesse douairière semble aller très mal ce soir, dit Faye.

Elle se pencha en avant afin d'impliquer sa fille, cachant la salle à Dexter.

— Ne le disions-nous pas, Liddy ? Ne remarquions— nous pas que Laura paraît chacun de ses trente-quatre ans, et même plus ?

— C'est ce que vous disiez, maman, dit Lydia en relevant brièvement les yeux. Moi, je pensais qu'elle avait l'air d'aller très bien et qu'elle était très jolie, comme toujours.

— La duchesse douairière ? releva Dexter. Elle est ici ce soir ? Faye s'adossa à sa chaise et il put enfin voir la totalité de la

salle. Effectivement, Laura était à l'autre bout, prenant un siège à côté d'Alice Lister et de lady Elizabeth Scarlet. Elle portait une robe de soie d'un violet qui convenait à une douairière. Si cette robe était censée affirmer sa position, c'était un échec : ainsi vêtue, elle était loin d'avoir l'air d'une veuve respectable. A ses yeux, la robe avait une couleur bien trop riche et moulait bien trop ses courbes sveltes pour être une toilette de matrone. Un châle de soie assorti était drapé sur ses épaules et laissait voir une broche en diamants épinglée entre ses seins. Elle lui évoquait un cadeau qu'il avait envie de dépouiller de son enveloppe ici et maintenant, somptueuse, provocatrice et terriblement tentante.

Le désir et l'indignation se livrèrent une brève bataille en lui. Laura était encore bien trop faible pour quitter le lit, et encore plus pour assister à un récital public. Elle avait beau paraître en pleine forme, Lydia avait raison sur ce point, elle n'avait visiblement pas accordé la moindre attention aux avertissements qu'il lui avait donnés de ne prendre aucun risque et de se tenir à l'écart du danger, car elle s'était aventurée dehors seule et sans

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protection à part Alice et Elizabeth, ce qui était la chose la plus intrépide et la plus stupide qu'elle aurait pu faire.

Une fureur protectrice s'éveilla en lui à cette pensée. Il avait espéré qu'elle tiendrait compte de ses paroles de la veille et pourtant elle était là, défiante, déterminée et indépendante, tous les défauts qu'il espérait ne pas trouver chez sa future épouse et qui lui semblaient pourtant étrangement attirants chez Laura...

Leurs regards se croisèrent. Elle le salua d'un petit signe de tête, comme s'il était une simple connaissance, et revint à sa conversation avec Alice. Il bouillait de frustration. Elle paraissait si détachée, comme si leur échange hardi, enflammé et complètement outrageux dans la cave n'avait jamais existé, et comme s'il n'avait pas passé le reste de la nuit avec elle dans l'intimité de sa chambre.

Son calme le mettait en rage. Il avait envie de la prendre dans ses bras sur-le-champ et de

réduire en miettes sa froide assurance. Il avait envie de la réprimander parce qu'elle avait délibérément ignoré ses instructions. Il avait envie de l'embrasser jusqu'à ce qu'elle en perde le souffle.

Faye parlait toujours. — Elle n'a jamais eu l'apparence qu'il faut pour jouer le rôle

d'une duchesse, cette pauvre créature dégingandée. Les duchesses doivent avoir du style et du maintien...

Dexter se leva pour fondre sur Laura, ignorant l'exclamation offusquée de sa voisine et la curiosité mal dissimulée des autres auditeurs.

— Un mot, s'il vous plaît, Votre Grâce, dit-il entre ses dents. Il lui saisit le coude, se rappelant à la dernière minute qu'il

devait faire attention à son bras blessé, et la mit debout.

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— Au nom du ciel, que faites-vous ? demanda Laura, tandis qu'il l'entraînait un peu à l'écart des autres, derrière l'écran peu protecteur d'une fougère.

— Je pourrais vous demander la même chose, répliqua-t-il. Je ne m'attendais guère à vous voir ici ce soir. Avez-vous perdu la raison, pour prendre un tel risque ?

— Assister à un récital de musique n'est pas vraiment une occupation périlleuse, monsieur Anstruther, déclara-t-elle avec hauteur.

— Vous faites exprès de ne pas me comprendre ! Dexter sentait son humeur échapper à son contrôle et sa voix

s'élever. — Vous êtes à peine remise et vous vous aventurez déjà

dehors sans même la protection d'un domestique ! Devez-vous satisfaire votre appétit de destruction d'une manière aussi intrépide ? Ne vous ai-je pas expressément défendu de faire quoi que ce soit qui puisse vous mettre en danger ?

Les pommettes de Laura virèrent au rose vif, ses yeux noisette étincelaient.

— Défendu ? releva-t-elle d'un ton coupant. Pour qui vous prenez-vous exactement, monsieur Anstruther ?

— Pour l'homme avec qui vous avez passé la nuit il n'y a pas deux jours de cela, riposta-t-il. Ou l'avez-vous oublié ? La fraîcheur avec laquelle vous m'avez salué pourrait me le faire suspecter.

La bouche voluptueuse de Laura se pinça. — Je pensais qu'il était de notre intérêt à tous les deux de

l'oublier, déclara-t-elle d'une voix suave. Et comme vous le savez, je souffre d'une sévère amnésie à propos de toute cette affaire.

La colère de Dexter s'amplifia au point qu'il oublia tout le reste.

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— Votre amnésie apparente est très exagérée, à mon avis, mais je serai heureux de vous rappeler ce qui s'est passé entre nous au moment et à l'endroit que vous choisirez...

— Je suis venu vous dire que le concert va commencer. La voix lisse de Miles les interrompit. — Et aussi que Fortune's Folly a déjà un crieur public et qu'il

n'est pas nécessaire que vous fassiez d'autres annonces, Dexter. Il n'est guère discret de se laisser aller à une querelle derrière rien d'autre qu'une plante en pot.

Laura poussa un soupir exaspéré avant de lui tourner le dos et de s'éloigner. Revenant brutalement à la réalité, Dexter retourna à sa chaise. Lydia évita de le regarder. Faye Cole lui jeta un regard furieux à peine masqué par un sourire froid. L'orchestre attaqua les premières mesures et la soliste se mit à chanter.

Le concert bénéficiait d'une assistance presque aussi maigre que le dîner de sir Montague. La plupart des dames de Fortune's Folly étaient absentes, et les trois quarts du public étaient donc composés de gentlemen. La moitié d'entre eux partirent à l'entracte quand ils s'avisèrent qu'ils étaient privés de leurs proies et allèrent noyer leur chagrin au Morris Clown. A la fin, il ne resta plus que Dexter, Miles, Lydia Cole et sa mère, Laura, Alice, lady Elizabeth et une demi-douzaine de personnes. La soprano allemande engagée pour la soirée chanta d'une voix de plus en plus stridente au fur et à mesure que son public diminuait et finit par quitter la scène sous de maigres applaudissements.

— Un mot d'avertissement, mon vieux, dit Miles d'un ton laconique alors que Dexter et lui se préparaient à sortir. Essayez de garder les yeux sur la cible principale.

Comme Dexter semblait ne pas comprendre, il ajouta : — Miss Cole, Dexter. Vous avez fixé Laura toute la soirée, au

lieu de sa cousine.

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Dexter se passa une main sur le front. — Je dois encore parler à Sa Grâce, marmonna-t-il. — Je ne vous le conseillerais pas, mon garçon, insista Miles,

sur un ton non dénué de sympathie. Je comprends qu'il y a quelque chose entre Laura et vous, mais il ne peut rien en sortir. Elle n'a pas d'argent, et j'aurais pensé qu'elle n'était guère le genre de femme à répondre à vos exigences. Elle est bien trop indépendante.

Il fit un signe de tête en direction de Lydia, qui avait réussi à échapper un instant à sa mère pendant que Faye se rendait aux toilettes et regardait fixement un groupe de gentlemen discutant près de la porte.

— Vous pourriez trouver pire, vous savez. La mère est peut-être épouvantable, mais miss Cole est une jeune fille tranquille et docile, exactement ce que vous voulez, et sa fortune est plus que respectable.

— Je sais, dit Dexter. Lydia Cole remplissait tous les critères pour être l'épouse

parfaite. Elle était assez jolie, bien élevée et soumise, mais la pensée de l'épouser lui glaçait le sang. Il ne parvenait pas à le comprendre. Quelques courtes semaines auparavant, il eût été satisfait d'épouser une femme pour qui il ne ressentait rien de plus qu'une tiède estime. Cela correspondait à son idée de ce qu'un mariage convenable devait être, sans sentiments fougueux ni d'un côté ni de l'autre pour troubler un calme de surface. C'était ce qu'il pensait vouloir et il ne comprenait pas pourquoi ses sentiments avaient changé de manière si radicale. Tout ce qu'il savait, c'était que faire une proposition à Lydia alors qu'il brûlait pour Laura semblait impossible.

— Je ne suis pas sûr de pouvoir demander miss Cole en mariage, dit-il lentement.

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— Il s'agit d'une affaire à traiter, déclara Miles, sa voix se durcissant. Essayez. Vous ne pouvez vous permettre d'hésiter.

Il saisit l'épaule de Dexter pour le réconforter. — Courtisez votre héritière avec un peu de passion, mon

vieux. Jouez le rôle de l'ardent soupirant et faites que cela paraisse convaincant. Parfois, nous devons tous faire des sacrifices pour un bien supérieur.

Un souffle de vent froid balaya la pièce comme quelqu'un ouvrait la porte pour sortir dans la nuit. Les bougies vacillèrent et un domestique s'empressa d'aller remédier au courant d'air. A ce moment-là, un souvenir glacial revint à l'esprit de Dexter, le faisant frissonner. Il regarda Laura à l'autre bout de la salle. Elle répondait à un commentaire d'Alice Lister tandis qu'elles marchaient ensemble vers la porte. Il y avait un sourire sur ses lèvres. La lumière des bougies faisait briller ses yeux noisette, les faisant paraître chauds, profonds et mystérieux. Une sensation étrange l'assaillit soudain, comme si, tout à coup, toutes les pièces s'assemblaient.

— Que disiez-vous ? demanda-t-il. Miles s'était éloigné de quelques pas, mais il se retourna avec

une expression perplexe. — Je disais que nous devions tous faire des sacrifices pour un

bien supérieur. Comme Dexter ne répondait pas tout de suite, il ajouta avec

une pointe d'aspérité : — Dans l'intérêt de votre famille, mon vieux... — Avant, coupa Dexter. Vous disiez : « Jouez le rôle de

l'ardent soupirant et rendez-le convaincant. » Miles haussa les épaules, visiblement étonné. — Rendez cette cour plus suave, même si votre cœur n'y est

pas. Je sais que cela paraît cynique, mais c'est pour le mieux, au

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moins jusqu'à ce que le nœud soit noué et qu'il soit trop tard pour reculer.

Au bout d'un moment, comme Dexter ne répondait pas, il fronça les sourcils.

— Vous sentez-vous bien, mon vieux ? — Parfaitement, merci, assura Dexter, même s'il avait

l'impression qu'il avait reçu un coup de gourdin sur la tête. Ne m'attendez pas. Je rentrerai directement.

Miles opina et sortit, l'air toujours perplexe. Il s'arrêta dans le vestibule pour parler à Laura et Alice. Lorsque Laura releva la tête pour recevoir le baiser de son cousin, la lumière éclaira la ligne de sa joue, se reflétant sur le châtain doré de ses cheveux. Puis elle s'en alla aussi. Le bruit des voix mourut et Dexter se retrouva seul dans la salle vide pendant que les musiciens prenaient leurs pupitres et leurs partitions, et que les domestiques commençaient à éteindre les bougies.

« Jouez le rôle... Rendez-le convaincant jusqu'à ce qu'il soit trop tard... », avait dit Miles, et ses paroles avaient frappé Dexter comme une tonne de briques, le ramenant au murmure de Laura la nuit où il l'avait portée dans sa chambre après avoir remis son épaule en place. « Je devais vous faire partir... » Cela n'avait pas été une remarque fiévreuse, prononcée sous l'emprise de l'alcool. Il se rappela ce moment dans la cave où Laura avait été si douce et si suave dans ses bras, lui confiant, un peu ivre, qu'elle l'avait bel et bien désiré cette nuit-là à Cole Court, mais que ce qu'elle avait fait était mal de tant de façons. Il se sentit transi jusqu'aux os. Il pensa à la Laura Cole qui avait le respect de tous ceux qui la connaissaient, qui embrassait une cause pour aider les autres, qui essayait toujours de sauver des gens comme Carrington. Il repensa à la Laura qui, quatre ans plus tôt, lui avait fait l'amour si tendrement et si passionnément, lui chuchotant des mots doux dans la chaleur torride de la nuit. Ce n'était pas la même femme

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qui l'avait renvoyé le lendemain matin avec des mots durs et froids. Il avait été si courroucé que pendant quatre longues années il avait été incapable de discerner la vérité. Mais maintenant il savait.

« Jouez le rôle... Rendez-le convaincant... jusqu'à ce qu'il soit trop tard... »

Ils avaient été emportés par l'émotion cette nuit-là, mais au matin Laura avait pensé qu'elle avait fait une chose terrible et la seule façon qu'elle avait trouvée de redresser les choses avait été de le renvoyer. Elle n'avait pas voulu qu'il gâche sa vie, sa carrière et l'avenir de sa famille. Elle avait prétendu que cela n'avait pas eu d'importance pour elle, que ça n'avait été qu'un jeu. Son estomac se souleva.

Il avait raison, son instinct lui criait qu'il avait raison. Laura Cole était une femme capable de payer des domestiques incompétents pour les sauver de la pauvreté, d'aider les femmes de Fortune's Folly à échapper à la Taxe sur les Dames. Son cousin l'admirait pour les causes qu'elle embrassait et la façon dont elle s'efforçait de secourir les gens.

Elle avait voulu le sauver. C'était ce qu'elle avait fait. C'était la personne qu'elle était. Elle essayait d'aider les autres. Elle lui avait brisé le cœur et l'avait renvoyé parce que c'était la chose juste à faire et peut-être, peut-être avait-elle brisé son propre cœur en même temps.

« Je devais vous faire partir... » — Excusez-moi, monsieur. La salle ferme, maintenant. Le domestique se tenait près de lui, la salle était presque

complètement plongée dans l'obscurité. — Merci, dit-il. Il sortit dans la nuit d'automne. Le vent soufflait dans les

arbres et les feuilles mortes couraient sur les pavés. Les lumières

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du Morris Clown brillaient dans l'obscurité. Dexter se tint immobile sur la place du marché tandis que le vent lui cinglait le visage et que les dernières personnes à rentrer chez elles lui lançaient des regards curieux en s'empressant dans la nuit.

Il essaya de se dire que rien n'avait changé. Le passé était révolu et il devrait le laisser enterré. Il n'avait pas à aller trouver Laura et à la confronter à la vérité... A quoi cela servirait-il ? Il devrait simplement être reconnaissant qu'elle ait vu ce qu'il avait été trop jeune et trop inexpérimenté pour comprendre à l'époque : s'enfuir avec elle aurait causé leur perte à tous les deux. Il aurait envoyé promener par amour sa carrière, son avenir et les espoirs de sa famille, et ce n'était pas ainsi qu'il souhaitait mener son existence. Il devrait lui savoir gré de lui avoir évité la plus grande erreur de sa vie et s'en tenir là.

Mais savoir que Laura avait mis un terme à leur relation parce qu'elle se souciait de lui, et non parce qu'elle était une femme dévoyée et sans cœur, changeait tout...

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13 — Il y a un gentleman qui désire vous voir, Votre Grâce,

annonça Carrington comme si elle était une courtisane recevant des hommes dans son boudoir. Je l'ai fait attendre dans la bibliothèque.

Sa voix fléchit. — J'ai le vif regret de vous informer, Votre Grâce, qu'il s'agit

du duc de Cole. Pendant un moment affreux, Laura pensa qu'il se référait à

Charles et avait complètement perdu l'esprit. Puis elle vit que la porte de la bibliothèque était ouverte et qu'Henry se tenait devant le feu, les mains dans le dos, se rengorgeant comme un pigeon qui faisait bouffer ses plumes. Pas étonnant que Carrington soit nerveux. Il ignorait que les nouveaux duc et duchesse de Cole se trouvaient à Fortune's Folly. Revoir son ancien employeur devait lui rappeler toute l'horreur des exigences incessantes de Faye et sa propre défaillance.

— Merci, Carrington, dit-elle. — J'espère, madame, reprit solennellement le majordome, que

Mme Carrington et moi-même vous avons toujours servie de notre mieux.

— Naturellement, répondit Laura en le pensant. — Et qu'il n'y a aucune possibilité que nous retournions à Cole

Court. — Certainement pas, Carrington, déclara Laura avec fermeté. — Merci, madame, dit le domestique, le visage tremblant de

soulagement. Nous savons que vous ne pouvez pas vraiment vous permettre de nous garder...

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— Carrington, l'interrompit-elle avec gentillesse, pourquoi n'allez-vous pas savourer une bonne tasse de thé et un morceau de ce délicieux cake aux raisins dans la cuisine avec Mme Carrington ? Il n'y a rien dont vous deviez vous inquiéter.

En secouant la tête, elle le regarda s'éloigner à petits pas vers l'escalier de service et traversa lentement le vestibule pour voir ce que le nouveau duc de Cole pouvait bien lui vouloir.

— Henry, dit-elle en pénétrant dans la bibliothèque et en refermant la porte derrière elle. Quel plaisir inattendu ! Faye et Lydia ne vous accompagnent-elles pas ?

Elle espéra sincèrement que non. Elle n'avait vu ni Faye, ni Lydia, ni Dexter Anstruther depuis le soir du concert trois jours plus tôt. Ils étaient tous sur la liste des personnes qu'elle évitait, fût-ce pour des raisons différentes.

Henry paraissait légèrement nerveux. — Non. Elles sont aux Thermes. Faye semble s'être découvert

un penchant pour les eaux de Fortune's Folly. Ou pour la compagnie de tous ces gentlemen chasseurs de

fortune, pensa Laura peu charitablement. En voyant l'attitude embarrassée du duc, elle comprit soudain que sa femme n'avait aucune idée qu'il lui rendait visite. Cela piqua sa curiosité.

— Vous avez une belle vue, ici, déclara Henry en allant à la fenêtre et en regardant les jardins, la prairie au bord de l'eau et les méandres de la rivière. Je suis satisfait de voir que le Vieux Palais est le genre d'environnement convenant à la duchesse douairière de Cole. Cela ne conviendrait pas à la dignité de la famille que vous viviez dans un endroit peu reluisant.

— Cette maison me convient très bien, dit Laura. Elle n'avait pas oublié le snobisme d'Henry et de Faye par le

passé et se demanda si le duc était venu chez elle simplement

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pour s'assurer qu'elle n'abaissait pas le nom de la famille en vivant dans des conditions sordides.

— Bien, bien... Henry fit le tour de la pièce. — Je suppose que c'est un peu miteux, ici, mais rien que

quelques aménagements ne puissent corriger. Laura haussa les sourcils. Elle était certaine que le duc n'était

pas venu la voir seulement pour discuter de l'amélioration de sa maison.

— Je pense depuis un certain temps, reprit-il abrup— tement, que c'est un grand scandale que Charles vous ait laissée si démunie. Je suis très désolé de dire, cousine Laura, que les gens du village parlent, vous savez.

— Les gens parlent de moi ? releva Laura. Son cœur se contracta. Elle se sentit transie. Pendant un

moment terrifiant, elle craignit que sa rencontre avec Dexter dans la cave du prieuré n'ait été découverte et que les gens ne répandent des ragots sur eux. Puis Henry reprit la parole et elle s'avisa avec une bouffée de soulagement qu'elle se trompait.

— De fait, ils disent que vous êtes trop pauvre pour être considérée comme mariable au regard de la Taxe sur les Dames, cousine Laura. Les chasseurs de fortune vous jugent négligeable.

— Grâce au ciel, dit Laura avec ardeur. Le visage du duc rougit de réprobation. — Vous ne comprenez pas, cousine. Un Cole ne peut être

considéré comme négligeable, pas même un Cole qui ne l'est que par le mariage. C'est tout à fait inconvenant !

Laura fronça les sourcils. — Pardonnez ma lenteur, cousin Henry, mais voulez— vous

dire qu'à votre avis il serait plus convenable pour moi d'être une riche veuve, la proie d'aventuriers sans scrupules ?

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— Exactement ! confirma le duc, rayonnant. Avec votre position sociale, vous devriez être le parti le plus recherché de Fortune's Folly, pas une pauvre veuve rognant pour nourrir son enfant ! J'ai toujours pensé que Charles était un individu peu reluisant et votre situation le confirme.

— Oui, eh bien... Laura se frotta le front. Elle supposait qu'avec le snobisme

d'Henry et de Faye, il y avait une curieuse logique dans ce qu'il disait. Il devait penser que, si les gens parlaient défavorablement de sa pauvreté, cela finirait par entacher l'image de leur famille. Elle-même ne pouvait moins s'en soucier, à partir du moment où elle était capable de se nourrir, de nourrir Hattie et les personnes qui dépendaient d'elle, mais cela importait visiblement à son cousin.

— De grâce, que cela ne vous afflige pas, vous ou Faye, dit-elle. Je peux m'arranger avec la rente annuelle que ma grand-mère m'a laissée. Mon frère, Burlington, m'a offert de vivre chez lui, mais vous connaissez mon caractère indépendant, cousin Henry. Je préfère vivre ici.

— Burlington n'est qu'un comte, déclara le duc. Vous dépendez du duché de Cole, cousine Laura, et en tant que membre de la famille, je suis parvenu à la conclusion, avec réticence notez bien, que vous dépendez de ma responsabilité. Je me dois de rectifier les manquements de Charles. Vous devez percevoir votre rente de douairière.

— Je suis sûre que cette décision a dû vous coûter, dit sèchement Laura.

L'accord signé à l'origine entre son père et Charles avait établi qu'elle touche dix mille livres par an, à vie. Elle ne parvenait pas à croire qu'Henry, que certains estimaient parcimonieux et d'autres carrément mesquin, veuille le remettre en vigueur.

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— Mon cher Henry, vous êtes la générosité même, reprit-elle, mais je vous prie de reconsidérer la chose. Je sais qu'il faudra des années avant que les domaines de Cole ne se remettent des habitudes dépensières de Charles, et je ne songerais pas à prendre de l'argent qui pourrait être mieux utilisé à restaurer Cole Court.

Henry hocha la tête avec gravité. — Vous avez raison, bien sûr. Charles a dépensé les revenus

de Cole d'une manière éhontée, mais le domaine se rétablit et je suis heureux de dire que mes propres terres ont toujours été en meilleur état. J'ai parlé à votre frère et nous sommes convenus...

— Vous avez parlé à Burlington ? coupa Laura d'un ton vif. — Naturellement. Le duc parut déconcerté. — C'est une affaire d'hommes, cousine Laura. Je ne vous dis ce

que nous avons décidé que par courtoisie. J'ai parlé à Burlington et nous sommes convenus qu'il vous fournira cinq mille livres de votre rente et moi les cinq mille autres. Ainsi, l'honneur sera satisfait.

Laura pouvait aisément imaginer son pompeux frère et son non moins pompeux cousin par alliance s'asseyant ensemble pour planifier son avenir. Basil lui avait déjà fait connaître le déplaisir qu'éveillait en lui son refus de revenir vivre à Burlington. Il verrait une collaboration avec Henry comme le moyen parfait de contrôler sa sœur rebelle, car une fois qu'ils tiendraient les cordons de sa bourse, ils pourraient lui dire ce qu'elle devrait faire. Ni l'un ni l'autre ne jugeraient utile de la consulter. Et voilà qu'Henry lui présentait ce qu'il voyait sincèrement comme la solution à toutes ses difficultés et avait l'air de s'attendre à ce qu'elle se jette à son cou pour le remercier. C'était abject !

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Elle fit un effort pour dominer ses sentiments. D'un côté, disposer de dix mille livres par an serait merveilleux pour Hattie et pour elle. Elles pourraient engager un jardinier pour aider Bart à entretenir les terrains du Vieux Palais et faire pousser les fruits et les légumes dont dépendait la maisonnée. Elle pourrait faire réparer les fenêtres mal isolées et le toit qui fuyait avant l'hiver, acheter de nouveaux habits à sa fille et ne pas dépendre de la charité des Falconer, de Miles et d'autres amis. Mais d'un autre côté, il y avait la pensée insupportable d'Henry et de Basil interférant sans cesse dans ses affaires et lui disant non seulement à quoi dépenser son argent, mais aussi comment vivre sa vie...

— Je suis dépassée, cousin, dit-elle sincèrement. — Bien sûr, que vous l'êtes ! Il est naturel que vous soyez

saisie par notre munificence, agréa Henry en hochant la tête. — Je suppose, continua Laura, que les termes de l'accord

seraient les mêmes qu'auparavant, à savoir que si je me remariais, les revenus cesseraient ?

De nouveau, le duc parut nerveux et elle se demanda ce qu'il mijotait exactement.

— Burlington et moi avons décidé que si vous deviez vous remarier, la somme de vingt mille livres vous serait attribuée à la place de la rente.

Laura faillit s'étrangler. — Mais... c'est une procédure des plus irrégulière ! Il n'y a pas

de clause dans l'accord d'origine... — Je vous en prie, ne vous en souciez pas, cousine Laura, dit

Henry avec un sourire condescendant. Je sais que les questions financières ne sont pas l'apanage de l'esprit féminin, alors laissez-les aux soins de votre frère et de moi-même. Nous sommes convenus qu'il serait trop chiche de vous laisser partir sans un sou. Nous fournirons donc une dot.

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— Mais la Taxe sur les Dames ! protesta Laura. Par votre générosité, vous allez faire de moi la cible de tous les chasseurs de fortune grouillant dans le village...

Elle s'arrêta tandis que toute l'étendue du plan devenait claire pour elle et lui coupait littéralement le souffle. Elle s'était trompée en pensant que Basil et Henry voulaient lui dire comment mener sa vie. Ce qu'ils voulaient réellement, c'était se débarrasser d'elle.

— Vous voulez que je me remarie ! s'exclama-t-elle. Basil et vous souhaitez que je conclue une autre union !

Henry croisa les mains dans son dos et se balança sur ses talons. Il ne semblait pas chagriné le moins du monde que son plan soit découvert.

— Une femme sans protection et seule au monde est toujours un fardeau pour la famille, dit-il. Vu que vous refusez d'accepter l'hospitalité de votre frère, nous avons pensé qu'il serait mieux pour vous d'être sous la conduite et le contrôle d'un époux...

— A condition que vous approuviez l'époux en question ! coupa Laura, son humeur s'échauffant rapidement.

— Evidemment, déclara Henry, l'air surpris. Je suis sûr que vous avez conscience qu'avec votre âge et votre apparence, vos perspectives de mariage seraient normalement très minces.

— Mais avec l'argent comme appât et une horde d'aventuriers sans le sou rôdant par ici, conclut-elle, je pourrais réussir à mettre la main sur quelqu'un d'à moitié acceptable !

— Exactement ! confirma Henry d'un air enjoué. Quelques-uns des gentlemen présents à Fortune's Folly sont des bons à rien, c'est vrai, mais certains sont assez respectables. Vous pourriez considérer lord Chesterton ou sir Laurence Digby, par exemple.

— Je pourrais considérer de les refuser, dit froidement Laura. Sir Laurence a déjà enterré quatre épouses et je n'ai pas envie

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d'être la cinquième, et il y a une raison pour laquelle lord Chesterton n'est pas marié : il a une foule d'habitudes déplaisantes.

— On doit apprendre à ignorer ce genre de choses dans le mariage, déclara Henry d'un ton vertueux. Ayant été mariée à Charles, vous le savez sûrement ?

— Ayant été mariée à Charles, riposta-t-elle, je n'ai aucune envie de supporter les habitudes déplaisantes d'un autre mari.

Elle le regarda d'un air pensif. — Dites-moi, Faye sait-elle quoi que ce soit des plans que vous

avez pour moi ? Elle avait touché un point sensible. Henry se racla la gorge

plusieurs fois. — Ceci n'a rien à voir avec ma femme, répondit-il au bout

d'un moment. Elle se préoccupe uniquement de l'avenir de Lydia.

— Par le mariage, je suppose, dit Laura, pensant que le duc et la duchesse semblaient terriblement enclins à se débarrasser de leur fille par tous les moyens.

Elle tendit les mains. — Alors, cousin, vous avez sûrement besoin de garder votre

fortune intacte pour la dot de Lydia ? Vous ne pouvez me sustenter aussi, quelque généreux que vous soyez.

Mais Henry ne se laissa pas convaincre. — Il me semble que lorsque Lydia et vous ne dépendrez plus

de nous, cousine Laura, nous pourrons nous féliciter d'avoir fait du bon travail.

Laura se leva. — Je vous remercie de votre sollicitude à mon égard, cousin

Henry, mais je dois décliner votre offre généreuse. De fait, je peux dire avec franchise que vous m'avez impressionnée.

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— Vous ne pouvez refuser l'argent, déclara le duc avec une certaine jubilation. Nous avons déjà écrit à Churchward de rédiger les papiers. Ma chère Laura, je crains que vous ne deviez simplement accepter votre sort.

Il s'inclina. — Je vais regagner la porte par moi-même, puisque ce sot de

Carrington est incompétent. J'escompte que lorsque vous recevrez l'argent, la première chose que vous ferez sera d'engager un majordome convenable.

Il hocha la tête d'un air pensif. — De fait, je vais mettre la chose en train moi-même, — Non, vous ne le ferez pas, répliqua Laura avec colère. Je

suis parfaitement satisfaite des services de M. et Mme Carrington, Henry, et je vous prie de ne pas vous mêler de la conduite de ma maison. De nouveau, j'insiste pour refuser votre argent.

Henry se contenta d'écarter sa déclaration d'un geste de la main.

— Nous nous verrons ce soir au bal de la Polissonnerie, cousine Laura. Je suis persuadé que vous y serez fêtée comme il se doit comme l'une des plus riches héritières de Fortune's Folly !

Il sortit de la pièce à grands pas et Laura fut tentée de prendre un des vases de porcelaine de sa grand-mère et de le lancer après lui pour évacuer sa rage. A la place, elle prit la carafe de vin et se servit un bon verre. Au moins, il y avait une chose qu'Henry ignorait : il n'avait pas la moindre chance de la reconnaître au bal ce soir— là, pas plus que n'importe laquelle des autres héritières. Même si le bruit de sa soudaine richesse se répandait comme une traînée de feu, aucun gentleman ne pourrait l'identifier dans la foule.

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Pas que cela résolve la question de l'argent. Elle s'affala dans un fauteuil et sirota son vin. Il faudrait qu'elle voie ce que l'avoué M. Churchward pouvait faire pour l'aider, car elle n'avait aucune intention d'accepter les tentatives d'Henry et de Basil pour soudoyer quelqu'un et se débarrasser d'elle. Pour le moment, cependant, elle ne pouvait rien faire. Contre son gré, le duc de Cole avait fait d'elle l'un des plus riches partis de Fortune's Folly. Combien de temps faudrait-il pour que tout le village l'apprenne ?

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14 — Il y a un problème, dit Miles Vickery. — Un autre ? demanda Dexter d'une voix tendue. Il était arrivé tard au bal de sir Montague Fortune, en tiède

prétendant qui traînait les pieds. Il avait passé une autre vaine journée à enquêter sur l'affaire Crosby, cette fois en se rendant sur les lieux du crime. D'après son garde-chasse, sir William avait exprimé le besoin de répondre à un appel de la nature et avait disparu dans les bois, raison pour laquelle il n'y avait pas eu de témoins du meurtre.

Dexter avait soigneusement examiné l'endroit où le corps avait été trouvé, mais n'avait pas découvert d'autre indice. Il n'y avait rien à part la bague pour relier le meurtrier à sa victime. Pour ajouter à sa frustration, Laura Cole et Elizabeth Scarlet l'avaient arrêté lors de son retour au village et avaient exigé qu'il paie le droit de passage du pont. En leur donnant ses derniers pennies, Dexter s'était demandé ce qu'il lui avait pris de suggérer cette taxe, pour commencer. Une arrogance déplacée, supposa-t-il, comme Laura l'avait dit.

Il avait vu Lydia Cole engagée dans une conversation furtive avec un gentleman sur la place du marché lorsqu'il était entré à l'auberge du Morris Clown. Lydia et son soupirant, si c'était ce dont il s'agissait, s'étaient éclipsés en le voyant. Dexter s'était demandé si Faye Cole se doutait que sa fille rencontrait un homme en secret.

La duchesse continuait à jeter Lydia dans ses jambes à toute occasion, apparemment insensible au fait que ni lui ni la jeune fille ne le souhaitaient. Leur relation n'avait jamais été plus que tiède, au départ, et maintenant elle était complètement refroidie.

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Faye, cependant, semblait être la seule personne à ne pas s'en rendre compte. Même sir James Wheeler s'était aperçu que Dexter n'escortait plus Lydia et avait laissé tomber dans la conversation, avec la subtilité d'une masse, que sa fille Mary aurait une dot de trente mille livres.

Dexter pouvait vouloir les trente mille livres, mais il ne voulait pas de Mary Wheeler, même si elle était le genre de femme qui ne troublerait certainement pas le calme de son existence.

Il rêvait de Laura. Il avait douloureusement besoin d'elle. Il avait essayé de se dire que ce n'était rien de plus qu'une pulsion physique qui disparaîtrait d'elle— même, mais il ne le croyait pas vraiment. Il ne savait pas comment se libérer de son désir pour elle. Penser qu'elle avait sans doute mis fin à leur histoire parce qu'elle tenait à lui, et non parce qu'elle ne s'en souciait pas, semblait avoir changé tous ses plans. Il voulait connaître toute la vérité, à présent, et cela l'obsédait.

Il regarda la foule de dames qui s'entassaient dans la salle de bal de Fortune Hall. Il semblait que les hostilités au sujet de la Taxe sur les Dames aient été suspendues pour ce soir et que toutes les héritières du village — l'événement leur étant exclusivement réservé — aient accepté l'invitation de sir Montague.

Dans leurs robes dominos de soie, elles composaient un kaléidoscope changeant de splendides couleurs. Cela aurait dû constituer un environnement riche de possibilités pour les chasseurs de fortune sans scrupules. Mais ainsi que Miles l'avait dit, il y avait un problème, et Dexter le vit tout de suite.

Sir Montague avait décrété que le bal serait une mascarade, et donc tous les invités étaient masqués. Il n'y avait aucun moyen d'identifier les dames, et moins encore de savoir si elles étaient ou non les héritières de cinquante mille livres.

Dexter grogna.

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— J'aurais dû deviner que Monty ferait un désastre de cette soirée, dit-il. Que lui a-t-il pris de décider que ce serait un bal masqué ?

— Il aimait le terme « Mascarade de la Polissonnerie », répondit Miles avec un grand sourire, mais malheureusement il n'a pas songé aux conséquences.

Il fronça les sourcils en promenant les yeux sur la foule. — Et il y a quelque chose d'autre. Je ne pensais pas qu'il y

avait autant de femmes à Fortune's Folly, a fortiori des héritières. Cela semble impossible.

— Effectivement, ça l'est, déclara sombrement Dexter. Miles le fixa. — Alors, qui sont toutes ces femmes ? D'où sont— elles

venues ? — Je ne sais pas, dit Dexter. Des voisines, des amies... toutes

invitées par les dames elles-mêmes pour nous plonger dans la confusion, je suppose, et, comme elles sont toutes déguisées, il est impossible de distinguer les vraies héritières des intruses.

— Eh bien, que je sois damné, maugréa Miles. Comment allons-nous trouver une riche épouse parmi tant de faux-semblants ? Ce n'est pas du jeu.

— Cela se justifie lorsqu'on veut battre sir Montague à son propre jeu, expliqua Dexter.

Il soupira. — C'est très malin. Je m'attendais à ce que personne ne vienne

à ce bal, mais à la place nous avons tant de dames déguisées que nous ne pouvons opérer un tri parmi elles. J'imagine que votre cousine a quelque chose à voir avec ceci, Miles. Cela porte la marque de ses manigances.

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Il scruta la foule mouvante en quête de Laura. Il ignorait si elle était là ou pas, même si Miles avait mentionné en passant, plus tôt dans la journée, qu'elle pourrait venir.

Un coup d'œil lui indiqua qu'il y avait au moins une douzaine de femmes de la même taille que Laura dont les cheveux châtains prêtaient à confusion. En théorie, il n'avait aucun moyen de savoir si elle était là. Mais quelque chose dans son sang, un picotement, une pointe d'appréhension, lui disait qu'elle était bien présente et qu'avec du temps, il pourrait la trouver même dans cette foule anonyme.

« Je la reconnaîtrais même dans le noir... » La raison lui disait qu'il ne devrait pas la chercher. Il ne

devrait même pas y penser. Mais sa raison était tiraillée à se rompre. Il voulait se confronter à Laura et découvrir la vérité sur le passé. Il fallait qu'il sache.

Sir Montague arriva un moment plus tard. Son visage était cramoisi et, derrière son masque, ses yeux étincelaient d'agacement et de frustration.

— Dexter, faites quelque chose ! supplia-t-il. Je n'ai pas invité toutes ces femmes chez moi ! J'ai essayé de trouver les vraies héritières, mais chaque maudite créature que j'approche me dit qu'elle vaut cinquante mille livres !

Il avait l'air sur le point de déchirer ses vêtements de fureur. — Il n'y a pas assez de nourriture pour tous ces gens et j'ai dû

demander aux cuisines d'en préparer plus. Je ne laisserai pas dire que je suis chiche avec mes invités. Mais elles vont me chasser de chez moi en mangeant autant, comme ces fichus moutons !

Dexter se mit à rire. — Acceptez-le, Monty. Vous avez été manœuvré et battu —

une nouvelle fois. Les yeux du châtelain s'exorbitèrent.

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— Je vais exiger qu'elles se démasquent ! Je vais les renvoyer chez elles !

— Vous ne pouvez le faire sans apparaître encore plus comme un sot...

Dexter s'arrêta et se reprit : — Ce serait très disgracieux, Monty. Tout le monde parlerait

de vous encore plus que maintenant, et pas d'une façon agréable. — Qu'elles aillent au diable ! Sir Montague en pleurait presque. — Tout ce que je voulais, moi, c'était leur argent ! — Et à présent, il est clair qu'elles ne veulent pas vous le

donner, observa Dexter. Il sourit. — Excusez-moi, Monty. Je dois absolument trouver quelqu'un. — Ma Lydia, j'imagine ! Dexter reconnut immédiatement la voix flûtée de Faye Cole,

bien que la duchesse fût dissimulée par un volumineux domino violet et un horrible masque emplumé qui lui donnaient l'air d'un paon vindicatif.

— Elle attend de danser avec vous, monsieur Anstruther. Elle lui tapa cavalièrement sur le bras de son éventail. — Un petit indice pour vous seul : Lydia porte un domino

rose pâle. — Merci, Votre Grâce, répondit gravement Dexter, tout en

projetant en lui-même d'éviter toute femme portant un domino de cette couleur.

Il plongea dans la foule. Partout où il regardait, des chasseurs de fortune tentaient désespérément de deviner l'identité des dames masquées. Les dames, elles, semblaient très inclines à badiner, mais pas à se dévoiler. Il vit Nat Waterhouse, languide

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dans un domino noir, qui s'appuyait au chambranle d'une porte et parlait à une dame qui pouvait, ou non, être lady Elizabeth Scarlet. Des boucles rousses s'échappaient de la capuche de la dame en question, mais c'était le cas d'au moins trois autres femmes à proximité. Elle regardait Nat d'un air réservé derrière son masque, d'une façon qui ne ressemblait en rien au regard franc et direct d'Elizabeth. Nat paraissait complètement ébloui et assez troublé.

Une dame en domino vert s'approcha de Dexter et sollicita hardiment sa main pour la figure de danse qui se formait. Il refusa poliment. La salle de bal devenait surchauffée, à présent, et l'atmosphère virait de la politesse conventionnelle au badinage fiévreux.

Il y avait quelque chose de libéré et d'abandonné dans une mascarade. Un certain nombre de couples s'éloignaient déjà afin de poursuivre leurs échanges charmeurs dans de discrètes alcôves. Miles dansait avec Alice Lister et, même s'il maintenait avec elle une distance parfaitement convenable, il y avait dans ses yeux, tandis qu'il les baissait sur elle, une lueur qui n'était pas convenable du tout.

Dexter espéra que miss Lister connaissait la réputation de débauché de Miles et qu'elle était capable de le traiter comme il le méritait.

Puis il aperçut Lydia Cole, qui portait bien un domino rose et dansait avec un homme qu'il ne reconnut pas, pendant que sa mère leur jetait des regards noirs du bord de la piste. Pour une fois, Lydia paraissait délicieusement heureuse. Ses paupières étaient mi-closes, elle avait un sourire rêveur sur les lèvres et ignorait complètement la réprobation de la duchesse.

Faye fit des gestes pour appeler Dexter, mais il s'inclina et continua son chemin avec un léger sourire.

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Il vit sir James Wheeler pousser littéralement sa fille Mary dans les bras de lord Armitage, qui l'emporta triomphalement dans la danse. Ses propres chances d'épouser une fortune diminuaient de minute en minute, pensa-t-il avec une ironie désabusée. Lord Liverpool allait probablement se laver les mains de lui. Les créanciers de sa mère allaient crier au sang.

Sir Montague passa rapidement, poursuivi par deux femmes qui gloussaient et avaient bien l'air de courtisanes. Non que le châtelain s'en plaignît. Son humeur semblait s'être considérablement améliorée. Dexter scrutait toujours la foule et ne pouvait voir Laura.

Puis la masse de gens recula un peu et une femme enveloppée dans un domino bleu nuit se tint devant lui. Elle lui tournait le dos. Son cœur bondit. Elle pivota lentement. Il aperçut une boucle de cheveux châtains sous sa capuche avant qu'elle ne la repousse en arrière de sa main gantée. Ses yeux, assombris par un masque bleu saphir, paraissaient profonds et mystérieux.

Laura. Ce devait être elle. — Madame... Dexter la rejoignit d'un pas. — Monsieur? Elle se tourna vers lui. Sa bouche s'incurva en un sourire qui

était terriblement tentateur, mais, en même temps, ne promettait rien à l'avide chasseur de fortune. Derrière le masque, son calme regard noisette le jaugea.

— Voudriez-vous danser avec moi ? Dexter fit un geste pour lui prendre la main et la guider

jusqu'à la piste de danse où résonnaient les premières mesures d'une polonaise.

Elle s'écarta de lui, insaisissable comme toujours. — Merci, mais ce soir je ne danse pas.

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Son timbre, froid comme de la glace, fit courir des frissons sur l'échine de Dexter. Elle parlait si bas qu'il ne pouvait reconnaître avec certitude la voix de Laura, et elle gardait sa capuche près de son visage.

— Alors, si vous ne dansez pas, que faites-vous ici ? demanda-t-il. Avez-vous une passion pour les cartes ?

Il lui jeta un regard de côté. — Voudriez-vous me défier ? De nouveau, elle eut ce léger et mystérieux sourire. — Pas aux cartes. Je vous défierais peut-être à un jeu de

l'esprit. Mais je ne joue pas, monsieur, et je suspecte que vous non plus.

Elle pencha la tête de côté pour le regarder pensivement. — Vous n'avez pas l'air d'un joueur, pour moi, ni d'un homme

qui ferait quoi que ce soit avec excès. — Suggérez-vous que je n'ai pas de vices ? Elle rit. — Certainement pas. Qui d'entre nous peut affirmer cela ? Pas

vous, monsieur, à en juger par votre apparence. — Que voulez-vous dire ? — Un beau chasseur de fortune en quête d'une riche épouse ? Son sourire était moqueur. — Quelle honte ! C'est un vice suffisant. Dexter rit sombrement. — Etes-vous riche ? demanda-t-il. Je suis sûr que vous et moi

pourrions nous entendre, puisque, apparemment, je ne puis vous tromper.

Elle lui jeta un autre coup d'œil furtif.

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— Il se peut que je sois une héritière... Qui peut le dire parmi cette foule ? Mais si je l'étais, je compterais sur une jolie cour en échange de mon argent.

— Mais vous penseriez que ce n'est que de la comédie et que mes compliments ne sont pas sincères, fit remarquer Dexter, puisque vous avez déjà deviné que je cherche une fortune.

— C'est exact, accorda-t-elle. Si vous badiniez avec moi, je saurais que ce que vous désirez réellement, c'est descendre l'allée d'une église avec mes sacs d'argent.

— Ce ne serait pas tout ce que je désirerais. Cette fois, Dexter lui prit la main et elle lui permit de la garder. Ce contact fit jaillir des étincelles brûlantes dans son

sang de la même façon que l'avait fait leur échange. C'était tentant et séduisant.

— J'aurais plaisir à vous courtiser, dit-il. Et je m'assurerais que vous y preniez plaisir aussi.

Elle élargit les yeux, amusée. — Vous êtes très direct... et dangereux, également. Une dame

moins expérimentée que moi pourrait être tentée de vous croire. Mais moi, je sais qu'après avoir prétendu ne pas être intéressé par un badinage avec moi, c'est exactement ce que vous faites en ce moment.

Dexter prit deux verres de vin à un valet qui passait et la guida dans une alcôve garnie d'une banquette matelassée, aménagée dans l'embrasure profonde d'une fenêtre. Elle était éclairée par une applique fichée haut dans le mur. Laura s'assit à un bout du siège, maintenant une distance scrupuleuse entre eux. Quand il lui tendit un verre, elle haussa les sourcils.

— Comptez-vous la boisson au nombre de vos vices ? demanda-t-elle. Je ne l'aurais pas pensé.

— J'y prends goût, répondit Dexter.

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Il la regarda. — Nous sommes-nous déjà rencontrés, madame ? J'ai

l'impression surprenante de vous reconnaître, comme si nous avions déjà croisé le fer au moins une fois.

Une fossette se creusa au coin de sa bouche. Dexter la regarda, fasciné.

— Comment puis-je dire si nous nous sommes déjà rencontrés ? murmura-t-elle. Un chasseur de fortune peut être...

Elle fit une pause. — ... semblable à un autre d'une manière décevante, je trouve. Dexter grimaça à cette remarque déplaisante. — Vous êtes dure, madame. Ne voyez-vous rien ici ce soir qui

vous plaise ? Son regard s'attarda sur lui. Au-dessous de son masque, ses

lèvres s'incurvèrent en un sourire. — Oh ! il y a certaines choses qui me plaisent. Elle porta les yeux vers le kaléidoscope tourbillonnant et

coloré des danseurs sur la piste. — Beaucoup d'hommes portent un domino noir, ce soir,

observa-t-elle. Comme c'est intéressant. Peut-être voient-ils les couleurs plus claires comme trop féminines pour eux.

— Sir Montague est en rouge vif, fit remarquer Dexter. Elle rit. — Et je pense que nous comprenons tous ce qu'il essaie de

faire passer avec un domino écarlate ! Elle secoua la tête. — J'accorderai qu'il est aussi très amusant de voir les

chasseurs de fortune tenter de discerner quelles dames sont les héritières et lesquelles ne le sont pas. Observer sir Montague

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courtisant une paire d'actrices dans l'espoir que ce soient de riches débutantes...

Elle rit de nouveau. — Eh bien, il finira probablement par les payer pour leurs

faveurs au lieu de recevoir une fortune d'elles ! — Oui, dit Dexter. C'était malin. Un plan de votre propre cru ? — Peut-être. Elle inclina légèrement la tête. — La question, monsieur, est que chaque gentleman de

Fortune's Folly pense que chaque dame est une proie à saisir. A partir du moment où elle a de l'argent, ils se soucient peu d'autre chose. Oh...

Elle prit un ton dédaigneux. — Non, je me trompe. Ils se soucient qu'elle soit jolie,

également. Ce n'est pas essentiel si elle est riche, mais souhaitable. C'est comme s'ils achetaient un cheval. Apparence, pedigree, valeur...

Elle haussa les épaules. — Les dames de Fortune's Folly n'aiment pas être traitées

comme du bétail. — Je pense que les dames de Fortune's Folly ont établi

abondamment leur réprobation, déclara Dexter. — Pas assez pour arrêter ce sot de sir Montague. Elle soupira quand le châtelain passa de nouveau devant eux

en gambadant, les deux actrices le poursuivant avec des cris de chasse.

— Oh ! mon Dieu, j'aurais dû deviner qu'il prendrait vraiment plaisir à ceci. Comme c'est provocant !

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— Tout le monde ne chasse pas une fortune par cupidité ou convoitise, glissa Dexter. Vous ne devriez peut-être pas juger tous les gentlemen à l'aune de sir Montague.

Elle le regarda, son sourire disparaissant de ses yeux. — Peut-être, en effet. Quelles sont vos raisons, monsieur ? — Je suis un chasseur de fortune parce que ma famille est

pauvre, répondit-il lentement. Il lui semblait très important de lui dire la vérité sur sa

situation. — Je suis l'aîné de sept frères et sœurs qui ont besoin d'être

éduqués et lancés dans le monde. Et j'ai une mère veuve qui ne comprend pas le sens du verbe « se restreindre ». J'avais un père peu fiable et dépensier qui était le pire exemple qu'un homme puisse avoir à suivre.

Il soupira. — Je me sens l'obligation d'entretenir ceux qui dépendent de

moi et de m'occuper d'eux. Mon employeur exige également mon mariage comme signe de ma fiabilité. Les créanciers de ma famille l'exigent parce que nous sommes hypothéqués jusqu'au cou et endettés pour plusieurs milliers de livres.

Il haussa les épaules comme pour se moquer de lui-même. — Voilà le tableau. Elle parcourut son visage du regard comme si elle testait son

honnêteté. — Alors, c'est une honte que vous soyez si mauvais à capturer

une épouse riche, dit-elle. Le sourire était de retour dans ses yeux. — Je l'ai observé à votre sujet, poursuivit-elle. Certains

hommes voient cela comme un défi et prennent plaisir à la chasse, mais vous...

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Elle secoua la tête. — Je ne pense pas que vous l'appréciiez. Vous n'y mettez pas

de cœur. — Je déteste cela. Il parlait avec une passion inhabituelle et vit la surprise se

refléter dans les yeux de Laura. — Cela offense mon honneur, ajouta-t-il, même si j'en

reconnais la nécessité. Leurs regards se rencontrèrent et il fut captivé par la chaleur

candide de ses yeux. Elle souriait un peu, lui donnant l'impression de comprendre exactement ce qu'il ressentait. C'était comme si elle le connaissait parfaitement : il était un homme cherchant à agir dans l'intérêt de sa famille, même si c'était aux dépens de ses propres principes... Sa gorge se noua et il eut l'impression de suffoquer.

— Cela offense-t-il votre honneur d'offrir le mariage sans amour ? demanda-t-elle.

Dexter changea de position. — J'aimerais offrir le mariage avec, au moins, un respect

mutuel, dit-il. Elle but une longue gorgée de vin, pensivement. — Le respect mutuel est un objectif qui en vaut la peine,

déclara-t-elle, et ce sentiment peut grandir avec le temps. Elle le regarda droit dans les yeux et il éprouva une bouffée

d'émotion qu'il ne put identifier tout de suite. — Mais sans amour, le mariage est une affaire longue et

froide. Croyez-moi, je suis bien placée pour le savoir. — Mais l'amour est une dangereuse illusion, répliqua Dexter. Il avait l'impression de devoir affirmer sa foi en la rationalité

plutôt qu'en les émotions. Il lui semblait que ses valeurs

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prudentes et logiques lui échappaient d'une certaine manière, sapées par le courant indéniable qui passait entre eux.

Elle rit. — C'est bien d'un homme, d'être aussi cynique ! — Ainsi, vous croyez à l'amour ? demanda-t-il. — Bien sûr. L'expression nostalgique qui passa sur le visage de Laura fit

tambouriner son cœur. Il tendit le bras pour prendre sa main gantée et sentit le petit frisson qui la parcourut.

— Avez-vous été amoureuse ? Elle l'observa de son regard sombre pendant ce qui sembla

être une éternité. Elle fit glisser pensivement un doigt sur le bord de son verre et Dexter ressentit ce contact au plus profond de son être.

— Deux fois, répondit-elle. J'ai aimé deux fois dans ma vie. La première fois, c'était mon mari, ce qui, je suppose, est dans l'ordre des choses.

Dexter se pencha en avant. — Et la seconde ? De nouveau, elle leva les yeux vers lui et son cœur se serra

devant leur expression. Il se retrouva dans le salon de l'auberge de la Demi-Lune, quand il l'avait accusée d'être une catin hypocrite, qu'elle l'avait regardé sans artifice et qu'il avait vu la blessure et le déni dans son regard. Maintenant, il voyait une nouvelle fois tout le chagrin et la douleur qui étaient en elle et cela fit battre son sang plus fort dans ses veines.

— La seconde fois, je suis tombée amoureuse par accident, dit-elle doucement. Ce n'était pas mon intention. Je ne sais même pas très bien comment c'est arrivé. Mais c'était la pire chose que je pouvais faire, car je n'étais pas libre.

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Elle lui en avait trop dit. Dès qu'elle eut parlé, Laura sentit son cœur se contracter de

frayeur. Entraînée par l'intimité de l'alcôve, séduite par l'expression des yeux de Dexter, elle s'était oubliée et était allée jusqu'au bord de la révélation. Elle avait été poussée — non, elle s'était poussée elle-même à croire un moment qu'elle pouvait être honnête avec Dexter quand, en réalité, leur proximité était une dangereuse illusion.

Elle n'avait pas eu l'intention qu'il en soit ainsi. Quand Dexter s'était approché d'elle, elle l'avait tout de suite reconnu et avait été étonnée qu'il songe à essayer de badiner avec elle. Puis elle s'était souvenue qu'elle était une héritière, à présent, et ses avances avaient pris un horrible sens.

Il avait dû avoir vent des rumeurs de sa nouvelle richesse et, en implacable chasseur de fortune, il avait déplacé ses attentions de Lydia à elle. La cour qu'il faisait à Lydia avait battu de l'aile, de toute façon, et elle était une bien meilleure proie. Elle était aussi riche que sa cousine, maintenant, et s'était déjà montrée désespérément sensible à son charme. C'était très déplaisant, mais bien trop plausible. Elle s'était sentie choquée, dépouillée de ses illusions et en colère.

Plus elle y avait pensé, plus la tentative calculée de Dexter de la séduire l'avait mise en rage et elle avait été déterminée à entrer dans son jeu pour voir jusqu'où il irait, pour voir quel genre de coureur de dot sans cœur il était sous sa façade d'homme honorable. Il s'était dépeint comme un chasseur de fortune réticent, résigné à faire un mariage d'argent pour le bien de ceux qui dépendaient de lui, mais Laura s'était dit que cela faisait probablement partie de son plan pour gagner sa sympathie, et son argent.

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Bien qu'elle soit armée contre lui, quelque part en route elle avait oublié de se méfier de lui et de tenir sa langue. Elle lui avait fait confiance parce qu'il paraissait sincère. Elle n'avait pas pu s'en empêcher. Elle l'aimait et voulait croire en lui. Alors, elle lui avait permis de l'entraîner dans cette discussion et lui avait fait des révélations intimes. Elle avait été à deux doigts d'admettre qu'il était l'autre homme qu'elle avait aimé.

S'il le savait, et s'il savait que Charles et elle menaient des vies complètement séparées, il n'y aurait qu'un petit pas à franchir pour mettre en question la filiation d'Hattie. Elle avait mis sa fille en danger par ses indiscrétions. Elle avait compromis sa sécurité en parlant trop librement. Elle songea à l'horrible scandale qui s'ensuivrait si jamais on venait ne fût-ce qu'à suggérer qu'Hattie était l'enfant de Dexter et non de Charles. L'avenir de sa fille serait irrémédiablement entaché et ce serait sa faute.

— Laura? Dexter avait dû voir sa soudaine anxiété, car il tendit une main

vers elle. — Qu'est-ce qui ne va pas ? — Je dois m'en aller, dit-elle. La panique l'empêchait de respirer, enserrant sa poitrine

malgré ses efforts pour la dominer. Elle ôta son masque et le laissa tomber sur la banquette. Elle se sentait ébranlée et en colère contre elle-même et contre Dexter. Elle avait été une sotte de se fier à lui, ne fût-ce qu'un moment, et d'amener Hattie et elle si près du désastre. Et il avait été un vaurien d'entreprendre de la séduire froidement pour son argent.

— Excusez-moi. C'était une jolie tentative, monsieur Anstruther, mais je crains qu'elle n'aboutisse pas. Je suis consciente que la cour que vous faites à ma cousine ne se passe pas bien.

Elle le regarda.

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— Et nul doute que vous êtes conscient que je suis maintenant une héritière. Mais transférer vos attentions sur moi d'une manière si patente, alors que vous avez une si piètre opinion de moi...

Elle s'arrêta. Le choc sur le visage de Dexter fut si brusque et si vif qu'il ne pouvait être feint. Son cœur parut chavirer. Il n'avait pas entendu parler des largesses d'Henry.

Il ne savait pas qu'elle était une héritière. Soudain, Laura eut le sentiment déconcertant d'avoir mal

interprété toute la situation. Elle avait pensé que Dexter avait voulu badiner avec elle, la séduire s'il le pouvait et la compromettre pour son argent. Mais, en cet instant, elle eut la conviction qu'il avait eu un dessein complètement différent durant toute leur conversation. Il avait été sincère dans son dégoût de la chasse à la fortune. Il lui avait révélé la pénible vérité sur sa famille et ses obligations. Elle l'avait mal jugé.

Dexter avait également ôté son masque et la colère de ses yeux bleus était si vive qu'elle la cloua sur place.

— Je n'ai aucune idée de ce que vous voulez dire, Votre Grâce, dit-il d'un ton égal, mais je suis... déçu que vous croyiez cela de moi.

Il changea de position, mais l'intensité de son regard ne faiblit pas. Laura sentait son cœur battre comme un tambour, à coups forts et vibrants. Elle eut un mauvais pressentiment comme il reprenait la parole.

— Je n'ai aucun intérêt pour la soudaine fortune que vous avez apparemment gagnée, quelle qu'elle soit. Je voulais, de fait, savoir quels étaient vos véritables sentiments lorsque vous m'avez chassé de votre lit et de votre vie il y a quatre ans.

Il haussa les sourcils.

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— Je pense que vous m'avez menti, à l'époque, en disant que vous ne vous souciiez pas de moi. Je pense que vous étiez amoureuse de moi. Je pense que j'étais l'homme dont vous avez parlé à l'instant. Maintenant, dites-moi la vérité, Laura.

Elle le regarda fixement, en silence. Les paroles de Dexter avaient réduit à néant les derniers vestiges de comédie entre eux. Elle voyait exactement, à présent, ce qu'il avait projeté. Le badinage entre eux avait bien été une tentative de séduction, mais pour lui extorquer la vérité. Il avait calculé chaque question afin de l'amener à parler. Il avait planifié délibérément la conversation de façon à ce qu'elle ne soit plus sur ses gardes. Il l'avait poussée à se confier et elle avait failli le faire.

— Laura? A leur insu, Alice Lister s'était approchée et elle posa une main

sur le bras de Laura. — Je vous demande pardon de vous déranger, dit— elle, mais

maman et moi sommes prêtes à partir et nous nous demandions si vous vouliez rentrer en voiture avec nous. Maman jure que les feuilletés aux crevettes de sir

Montague lui ont donné la nausée, et je crains que les attentions de tant de chasseurs de fortune n'aient eu le même effet sur moi.

Comme ni Laura ni Dexter ne détachaient les yeux l'un de l'autre, elle ajouta :

— J'espère que je ne vous ai pas interrompus dans un moment terriblement délicat ?

— Pas du tout, Alice, répondit Laura en se secouant. Je suis tout à fait prête à partir.

Elle se tourna vers Dexter et vit le pli cynique de sa bouche alors qu'il comprenait qu'elle allait s'éloigner sans lui répondre.

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— Bonne nuit, monsieur Anstruther, dit-elle. Je ne crois pas que nous ayons autre chose à nous dire.

Dexter se leva et s'inclina devant elles. Son regard bleu était froid.

— Bonne nuit, Votre Grâce. Bonne nuit, miss Lister. Alice glissa sa main sous le bras de Laura tandis qu'elles se

frayaient un chemin pour contourner la salle de bal. — Juste ciel, chuchota-t-elle, M. Anstruther peut se montrer

extrêmement froid et coupant quand il veut. Qu'avez-vous dit pour le mettre dans un tel état, Laura ?

Laura relâcha son souffle en un long soupir. Elle ne s'était même pas rendu compte qu'elle le retenait. Elle se sentait un peu ébranlée.

— Il voulait savoir quelque chose, dit-elle, mais je ne souhaitais pas en parler avec lui.

Alice la regarda avec curiosité. — Cela devait être terriblement important. Laura secoua la tête. — Non, Alice. Pas du tout.

*** Dans le pavillon d'été au fond des jardins de Fortune Hall,

Lydia Cole était blottie dans les bras de son amant. Elle aimait à penser à lui comme à son amant, même s'ils n'avaient pas fait l'amour.

Une telle chose était, bien sûr, formellement interdite et totalement hors de question, mais elle l'aimait et était presque certaine qu'il l'aimait aussi, alors ils étaient des amants au sens pur et simple du terme. De fait, Lydia l'aimait assez pour vouloir

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être seule avec lui et risquer le scandale d'être surprise, ainsi que le danger encore pire que sa mère ne découvre ce qu'elle faisait.

La pensée de ce qui se passerait si la duchesse apprenait la vérité suffisait à la faire frissonner, car il n'y avait aucune chance possible de mariage avec ce gentleman. Ses parents n'approuveraient jamais. Mais, d'une certaine manière, le fait qu'il ne soit pas convenable et que leur passion soit sans espoir la faisait se sentir encore plus ardente.

C'était une nuit froide avec une pleine lune blanche et brillante, mais Lydia ne remarquait pas l'air glacé car elle était enveloppée dans le domino noir de son amant. Il était chaud et imprégné de son odeur, ce qui lui faisait tourner la tête. Elle s'appuya contre son torse et sentit qu'il caressait ses cheveux. Cela lui plaisait. Ses baisers étaient doux et cette caresse aussi. Il ne l'effrayait jamais par une passion trop violente.

Il glissa sa langue dans les délicats contours de son oreille et elle sentit des frissons jusque dans ses orteils.

— Je vous aime, chuchota-t-elle. — Je sais, ma douce, je sais... Il y avait un sourire dans sa voix et cela la fit se sentir faible. Il

devait l'aimer pour lui parler si tendrement. — J'ai un cadeau pour vous, poursuivit-il. Fermez les yeux et

tendez la main. Lydia obéit. Elle entendit un faible tintement métallique et il

posa quelque chose dans sa paume. — Ouvrez les yeux. La lumière crue du clair de lune fit briller le collier posé dans

sa main, changeant en argent les maillons de la fine chaîne en or. Il avait dû la porter à son cou, car elle était encore chaude de son corps. Lydia la toucha doucement, avec vénération. Il y avait une bague accrochée à la chaîne — un épais anneau d'or — et elle put

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voir que des lettres étaient gravées dessus, mais il ne faisait pas assez clair pour qu'elle puisse les déchiffrer.

— Ce sont vos initiales, dit-il. Un L et un C. Il semblait très content de lui. Lydia poussa une exclamation étouffée. — Mais c'est un présent trop coûteux ! Je ne peux pas

l'accepter. Et comment avez-vous pu vous permettre de dépenser...

— Chut. Il posa doucement un doigt sur ses lèvres. — Je veux que vous le portiez à votre cou. Ne laissez personne

le voir, car ce doit être notre secret pour l'instant. — Bien sûr, dit Lydia, bouleversée. Bien sûr, mais... Il tourna son visage vers lui et mit fin à ses protestations par

un baiser. Lydia poussa un petit soupir. Il devait l'aimer très tendrement, vraiment, pour lui faire un cadeau aussi précieux que cette bague. Elle se sentait en sécurité, chérie et extrêmement heureuse, et elle se détendit contre lui avec un autre petit soupir.

Le baiser s'approfondit presque imperceptiblement et Lydia s'abandonna à la plus suave, la plus lente et la plus douce des séductions au clair de lune.

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15 Laura ouvrit le portillon qui donnait dans l'enclos et, tenant sa

lanterne en l'air, traversa le champ vers le Vieux Palais. Alice avait été très inquiète par le fait qu'elle rentre seule dans l'obscurité et avait voulu lui prêter sa voiture, mais Laura avait fait remarquer que le trajet prenait dix minutes par la route et seulement deux minutes à pied à travers champs. Elle ne voulait pas déranger davantage son amie. La pauvre Alice avait déjà été assez inquiète pour sa mère qui avait été rendue très malade par les feuilletés aux crevettes et était descendue de la voiture avec plus de rapidité que de grâce pour se soulager. Laura s'était demandé si la cuisinière de sir Montague en avait été réduite à servir le poisson destiné aux chats des écuries afin de nourrir tous les invités du bal masqué.

Le clair de lune était si brillant que la lanterne était presque superflue, et Laura distinguait parfaitement son chemin. Elle avait parcouru ces sentiers depuis son enfance et c'était seulement le souvenir de la nuit dans les ruines du prieuré qui lui faisait serrer la lanterne dans une main et son petit pistolet de nacre dans l'autre. Les recommandations de Dexter hantaient son esprit : elle ne devait pas prendre de risques, mais rien ne bougeait dans le paysage tranquille éclairé par la lune. Il n'y avait pas d'hommes en domino noir qui arpentaient les ruines du prieuré, sauf dans son imagination.

Elle gravit les marches montant à la porte d'entrée du Vieux Palais, constata qu'elle n'était pas fermée à clé et se glissa à l'intérieur. Il n'y avait aucun signe de Carrington. La maison paraissait endormie.

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Le vestibule était silencieux et empli d'ombres. Laura ôta sa cape de ses épaules, quitta ses pantoufles du soir et se mit à monter l'escalier de pierre sur la pointe des pieds. Elle se sentait soulagée d'être chez elle. Elle se sentait en sécurité.

Elle n'avait pas gravi plus de trois marches quand la porte de la bibliothèque s'ouvrit. Dexter se tenait sur le seuil de la pièce, son masque bleu à la main. Laura s'arrêta net. Il la caressa du regard, de ses pieds chaussés de bas au pistolet de nacre qu'elle tenait à la main.

Il sourit légèrement, d'un sourire qui n'atteignait pas ses yeux, ceux-ci restant froids.

— L'histoire se répète, observa-t-il. Voudriez-vous poser ce pistolet ? Vous me rendez nerveux.

— Je suivais votre conseil de ne pas sortir sans protection, dit Laura d'une voix altérée, en rangeant le pistolet dans son réticule.

Se trouver en présence de Dexter l'emplissait d'anxiété. Elle avait espéré contre tout espoir qu'il ne la suivrait pas, tout en sachant avec une conviction absolue qu'il n'était pas le genre d'homme à laisser passer les mensonges qui les séparaient. Elle y avait pensé durant tout le trajet de retour en voiture et avait su que le moment des comptes viendrait. Elle ne s'était simplement pas attendue à ce qu'il arrive si tôt.

— Ce n'était pas tout à fait ce que je voulais dire, déclara sèchement Dexter.

Il fit un pas vers elle. — Dites-moi, êtes-vous toujours si intrépide dans votre mépris

de votre sécurité personnelle ? — Nous avons déjà eu cette conversation, rétorqua-t-elle.

J'étais parfaitement en sécurité et vous savez que je suis tout à fait capable de me servir de mon pistolet.

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Elle haussa les sourcils. — De fait, vous avez de la chance que je ne vous aie pas tiré

dessus comme un intrus. — Je suis sûr que vous avez été tentée, répondit Dexter, mais

je ne suis pas entré par effraction. Votre majordome m'a ouvert, comme c'est l'habitude pour les visiteurs.

Il désigna la bibliothèque. — Entrons-nous ? Je veux vous parler et ce n'est pas le genre

de conversation à avoir dans un couloir. Laura hésita. Il bougea légèrement et elle vit dans ses yeux

qu'il était toujours en colère. Son insouciance pour sa propre sécurité l'avait encore plus irrité. Si elle n'entrait pas d'elle-même dans la bibliothèque, il l'y porterait probablement de force. Son cœur manqua un battement. Elle sentit son regard sur elle lorsqu'elle passa devant lui. Elle leva les yeux vers lui : son expression était dure et fermée.

Il ferma la porte derrière eux, tourna la clé dans la serrure et s'adossa au panneau.

— Je ne pense pas que nous ayons terminé notre conversation, tout à l'heure, dit-il d'un ton plaisant. Vous savez ce que je veux de vous, Laura. Maintenant, dites-moi la vérité.

Il se déplaça un peu. — Vous m'avez renvoyé de Cole Court en prétendant que

vous ne vous souciiez pas de moi. Vous avez dit que toute l'affaire n'avait été qu'un jeu pour vous. Vous avez laissé entendre que vous preniez tout le temps des amants dans votre lit. Vous m'avez menti de A à Z.

Laura éprouva une bouffée de colère. — Et que se serait-il passé si je ne l'avais pas fait? Vous étiez

sans argent. Vous étiez au début de votre carrière et aviez huit ans de moins que moi. J'étais mariée et duchesse. Je ne pouvais

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m'enfuir avec vous sans ruiner notre vie à tous les deux. Je devais vous faire partir.

Elle soupira, sa colère la quittant aussi vite qu'elle avait surgi. — C'était plus facile de cette façon, Dexter. Il s'éloigna de la porte en un mouvement fluide, la coinçant

dans un coin, le dos aux étagères de livres. Elle se pressa contre leur bord, mais ne put échapper à son corps plaqué contre le sien.

— Il était plus facile de me faire vous haïr, dit-il d'un ton dur. — Si vous voulez le voir ainsi, oui, cela l'était ! Elle lui jeta un regard de défi. — Je savais que, si vous me haïssiez, vous partiriez et ne

voudriez plus jamais me revoir. — Je vois. La voix de Dexter s'était radoucie. — Je comprends tout, maintenant. — Je ne vois pas en quoi cela importe, de toute façon, déclara

Laura. Ce qui est arrivé entre nous appartient au passé. Un passé si lointain qu'il est inutile d'en parler. Je n'ai aucune intention de ressusciter ces souvenirs.

Dexter secoua la tête. — Je besoin de savoir ce que vous ressentiez, Laura. Vous me

devez la vérité. — Pourquoi ? se récria-t-elle. Cela ne changerait rien... — Cela me tranquilliserait l'esprit, dit-il d'un air sombre.

Savez-vous quelle est ma situation, Laura ? J'ai courtisé Lydia Cole ce dernier mois, mais j'ai constaté que je ne pouvais ni la demander en mariage ni transférer mes attentions sur une autre femme. La raison ? C'est parce que tout ce que je vois, c'est vous. Tout ce à quoi je pense, c'est vous. Tout ce que je veux, c'est vous.

Laura leva une main comme pour repousser ses paroles.

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— Non, dit-elle d'un ton impuissant. Ne dites pas cela. — Pourquoi pas ? rétorqua-t-il. C'est vrai. Je n'ai pas de mal à

vous avouer la vérité. Je voulais épouser Lydia pour son argent, je vous ai avoué ce soir que je ne suis qu'un chasseur de fortune. Mais je me rends compte que je ne peux demander aucune femme en mariage parce que je suis toujours hanté par ce qui s'est passé entre nous. J'y pense tout le temps et, tant que je ne pourrai pas être en paix avec le passé, ce sera toujours la même chose. Je sais qu'il s'interposera toujours entre mon avenir et moi.

— Oubliez ce qui s'est passé entre nous, dit-elle. Son pouls battait avec force sur son cou. — Oubliez ce que je pouvais ressentir. Cela n'a pas

d'importance. Tout ce qui compte, c'est que vous et moi avons évité de commettre une erreur qui aurait détruit notre vie. Trouvez une autre héritière, monsieur Anstruther, si vous ne pouvez courtiser ma cousine. Dieu sait qu'elles sont nombreuses ! Laissez le passé derrière vous, où est sa place.

— J'aimerais le pouvoir, dit Dexter. Son visage était sombre et crispé. — J'ai essayé. Croyez-moi, j'ai essayé pour toutes les raisons

dont je vous ai parlé ce soir. Il changea son angle d'attaque. — Vous avez dit tout à l'heure que vous aviez été amoureuse

deux fois, reprit-il doucement. Vous avez dit que cela avait été une erreur, parce que vous n'étiez pas libre. J'étais l'homme que vous avez aimé, n'est-ce pas, Laura ?

L'anxiété coupa le souffle de Laura, l'étouffant. Tout était en train de se dévoiler et Hattie était de plus en plus en danger. Elle savait qu'elle en avait trop dit à Dexter lorsqu'ils avaient parlé, plus tôt. Et il n'était pas le genre d'homme à oublier un seul de ses mots.

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Il prit son menton dans sa main et releva son visage vers lui. Son regard était attentif, ferme et insistant. Laura trembla à son toucher.

— Laura, regardez-moi, dit-il. Etiez-vous amoureuse de moi ? Le moment tournoya et sembla s'étirer indéfiniment. Pouvait-

elle regarder Dexter dans les yeux et lui mentir ? Ses défenses étaient sur le point de se rompre. Mais si c'était pour protéger Hattie...

— Non, répondit-elle. Vous n'étiez pas l'homme que j'ai aimé. Elle vit une lueur vaciller dans ses yeux, puis il la lâcha et se

détourna. Elle était si soulagée qu'elle prit une grande inspiration, et sentit ses jambes trembler si fort qu'elle craignit de tomber. Elle voulait embellir le mensonge, écarter le danger qu'il représentait pour sa fille, mais les mots ne venaient pas. Mentir une fois à Dexter avait été presque impossible, l'une des choses les plus difficiles qu'elle avait jamais faites, un horrible écho aux paroles qu'elle lui avait lancées quatre ans auparavant lorsqu'elle l'avait renvoyé.

— Je sais que ce n'est pas vrai, dit-il platement. Il ne paraissait pas surpris. Il ne paraissait même pas en colère

contre elle. Il lui refit face et son expression spéculative effraya plus Laura que sa fureur n'aurait pu le faire.

— Vous me mentez, insista-t-il. Il plissa les yeux d'un air pensif. — J'ignore pourquoi il est si important pour vous de dénier la

vérité, mais il doit y avoir une raison. Qu'est-ce qui vous effraie, Laura ?

Elle était bien effrayée, elle mentait bien et il existait bien une raison. Et s'il faisait un pas de plus vers la vérité, elle savait que tout ce qu'elle avait travaillé à protéger serait perdu.

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Il revint vers elle, le regard intensément fixé sur son visage. C'était comme s'il pouvait voir à travers ses dénégations et ses esquives, et c'était terrifiant. Elle recula d'un pas et sentit l'arrière de ses cuisses rencontrer le bord d'une des bibliothèques. Elle saisit une étagère pour se soutenir, ses doigts serrant le bois à en avoir mal. Il était trop près d'elle, à présent, si près que ses sens en étaient perturbés. Elle se força à lever les yeux vers lui.

— Vous vous imaginez des choses, monsieur Anstruther, dit-elle aussi légèrement qu'elle le put. Votre vanité ne peut peut-être pas accepter que je ne vous aimais pas ?

Elle haussa les épaules. — Je suis désolée, mais je pensais que vous souhaitiez être

libéré du passé ? Vous l'êtes, maintenant. Il y eut une pause. Laura était retenue captive par l'expression

de ses yeux. Elle humecta ses lèvres sèches et vit son regard s'abaisser sur elles, puis il remonta vers le sien, brûlant et luisant de quelque chose qui lui noua l'estomac.

— Vous disiez que c'était tout ce qui importait pour vous, murmura-t-elle.

— Je mentais aussi. Il leva une main du bord de la bibliothèque, la glissa autour de

sa nuque et soudain sa bouche fut sur la sienne, avide et dure. Le reste du calme de Laura vola en éclats sous l'impact de ce baiser. Sa petite exclamation choquée se perdit sous la pression de ses lèvres. Il coula sa main dans ses cheveux et tint sa tête immobile, sa bouche ravageant impitoyablement la sienne, son baiser complètement dévastateur par sa force émotionnelle. La tête de Laura lui tourna et une vague brûlante submergea son corps, la faisant trembler. Elle plaça ses deux mains sur son torse et l'écarta un peu d'elle.

— C'était ce que je voulais, dit-il, sa respiration aussi hachée que la sienne. C'est ce que j'ai toujours voulu.

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— Nous ne pouvons ressusciter le passé, objecta-t-elle. La passion brute et impitoyable qu'il faisait naître en elle se

ruait dans son sang, menaçant de faire disparaître tout le reste. Elle lutta pour garder son contrôle.

— Dexter, nous ne pouvons faire ceci. Tout est différent, maintenant...

— Peut-être pas. Il l'embrassa de nouveau, plus doucement, cette fois, sa langue

s'introduisant dans sa bouche et se mêlant à la sienne, suscitant une réponse de sa part plutôt que l'exigeant. La chaleur intense de son corps semblait brûler Laura. L'odeur de sa peau agissait comme une drogue sur ses sens. C'était un tourment exquis. Elle pouvait sentir contre elle la longueur dure de son érection, percevoir l'urgence de ses caresses, puis il la souleva dans ses bras et la porta jusqu'à la méridienne de velours vert, où il s'assit en la prenant sur ses genoux. Il repoussa ses cheveux en arrière d'une main qui tremblait un peu et scruta son visage.

— Laura... Vous êtes si belle... Comment guérir jamais de ce désir ?

La voix de Dexter était une supplication altérée, et la chaleur et l'excitation la submergèrent de plus belle. Etre désirée était la sensation la plus enivrante de toutes. Cela l'emplissait d'un pouvoir féminin entêtant. Charles ne l'avait jamais convoitée ; il l'avait déclarée froide et avait évité son lit. Mais les mains de Dexter sur son corps et ses lèvres sur les siennes avaient vénéré chaque courbe de sa personne. Ses scrupules disparurent, noyés dans les émotions brûlantes et turbulentes qu'il provoquait en elle. Elle avait besoin de ce réconfort tout comme quatre ans plus tôt.

Elle porta une main à sa joue et sentit sa barbe râpeuse sous sa paume. Il émit un profond bruit de gorge, puis la fit rouler de telle sorte que son dos s'appuie contre le doux velours de la

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méridienne et que ses cheveux libérés de leurs épingles s'étalent sur les coussins verts. Il se penchait sur elle, à présent, et le feu qui brûlait dans ses yeux bleus lui coupa le souffle.

— Vous ne voulez peut-être pas me dire ce que vous avez ressenti à l'époque, déclara-t-il, mais je vais vous dire ce qu'a été pour moi cette nuit à Cole Court.

Il porta une main à son épaule et fit glisser l'étoffe de sa robe, la suivant de ses lèvres sur sa peau.

— Je voulais vous faire l'amour. Sa voix s'abaissa en un murmure. Elle sentait son souffle sur la

courbe vulnérable de sa clavicule. — C'était un rêve devenu réalité, pour moi. Dès que je vous ai

vue, je vous ai voulue dans mon lit, Laura. J'étais jeune et idéaliste et vous étiez une déesse à mes yeux. Je rêvais de vous, avec les visions les plus vivaces, les plus passionnées et les plus érotiques de toute ma vie.

Le cœur de Laura battait violemment contre le fin coton de son corselet. Elle sentait ses battements se répercuter dans tout son corps et à travers la méridienne sur laquelle elle était allongée. Elle était captivée par la chaleur intense qu'elle voyait dans ses yeux et par le frôlement de ses lèvres sur son cou et son épaule nue. Le duvet de sa peau se hérissait, sa peau qui était insupportablement sensible et aspirait à son toucher. Ses mamelons se crispèrent et elle s'agita sur le divan, un mouvement qui ne fit que l'enflammer davantage.

— Je savais que vous n'étiez pas libre, continua Dexter sans remords.

Il inclina la tête vers le décolleté de sa robe, léchant de sa langue la rondeur de ses seins qui se tendaient contre l'étoffe, s'insinuant dans leur tendre vallée.

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— Cela aurait dû m'importer, mais je n'en avais cure. Je n'étais pas aussi honorable que je l'avais cru. Pas quand il s'agissait de vous convoiter.

Ses lèvres s'arrêtèrent au-dessus de sa poitrine, puis il mordilla la pointe gonflée qui se dessinait si clairement sous la soie de sa toilette. Elle réprima un petit cri et saisit sa chemise à deux mains, s'arquant vers lui.

— Mes fantasmes les plus fous se sont réalisés avec Laura, duchesse de Cole, dans mon lit.

Il murmurait toujours. Il abaissa son corselet pour dénuder ses seins à sa langue et à ses lèvres.

— C'était exquis. Vous étiez exquise, Laura. Il l'embrassa de nouveau et elle passa les bras autour de son

cou, l'attirant plus près, sentant la soie de ses cheveux sous ses doigts et la rugosité de sa joue contre sa peau douce. Sous le carcan de ses vêtements, tout son corps aspirait à toucher le sien. Elle ne voulait aucune barrière entre eux. Ses paroles avaient conjuré tous les souvenirs du temps qu'ils avaient passé ensemble avec leur urgence suave et dévastatrice, et soudain, désespérément, elle désirait que ces moments se reproduisent ; elle voulait se perdre dans le passé et dans l'illusion d'aimer et d'être aimée.

Ses doigts impatients se coulèrent sous la chemise de Dexter, la tirant de ses culottes afin de pouvoir passer les mains sur les aplats musclés de son dos. Ses caresses lui arrachèrent un grognement. Elle le sentit frissonner tout entier. Cela suscita en elle un besoin tout aussi violent. Elle avait oublié où elle était, avait presque oublié qui elle était, car ses sentiments étaient tellement pris dans les sensations du moment qu'elle ne pouvait penser à rien d'autre. La chaleur de la pièce, le feu qui vacillait dans la cheminée, les ombres qui dansaient sur le mur

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concouraient à créer un endroit intime et privé où ils étaient seuls et où le monde ne pouvait les atteindre.

Dexter se déplaça légèrement et elle sentit l'air frais toucher ses cuisses tandis qu'il remontait ses jupes sur ses hanches. La sensation de froid était aiguë et contrastait avec la chaleur brûlante qui l'habitait. Dexter s'agenouillait entre ses cuisses, à présent, et elle se sentait emplie d'un désir si ardent qu'il l'étouffait presque. Il avait un visage grave dans la pièce semi-obscure et, lorsqu'il leva son regard vers le sien, son expression était intense et pleine d'urgence.

— Laura... Il semblait étourdi. Elle savait qu'il faisait, un peu tard, un extrême effort pour

reprendre son contrôle, et soudain elle ne voulut pas qu'il s'arrête. Elle ne pouvait supporter d'être laissée de nouveau seule, après tant d'années vides où il lui avait manqué et où elle avait aspiré à le toucher. Tous ses désirs naturels avaient été réprimés si longtemps. La solitude béait en elle. S'il partait maintenant, elle la dévorerait. Ce serait insupportable. Cela la briserait.

Elle leva la main, attira ses lèvres sur les siennes et perçut sa résistance avant qu'il ne soupire contre sa bouche.

— Je vous veux, chuchota-t-elle. Ne me laissez pas. De grâce, ne me quittez pas maintenant.

Elle saisit la fermeture de ses culottes, ne voulant pas lui laisser le temps de penser et de se refuser à elle. Elle batailla avec les boutons, car ses doigts tremblaient, et elle l'entendit rire d'un air résigné.

— Attendez. Ses doigts frôlèrent les siens et écartèrent doucement ses

mains. Elle se laissa retomber sur les coussins, fermant les yeux,

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essayant de l'entraîner avec elle, mais il résista. Un moment, elle fut terrifiée qu'il se lève et s'en aille, mais alors elle sentit qu'il remontait ses jupons en haut de ses cuisses et elle poussa un petit cri. Sa main caressa la peau douce de son ventre, une tendre caresse qui la parcourut de frissons jusqu'au plus profond d'elle-même.

Elle émit un petit bruit de gorge plein de besoin. Sa peau lui paraissait de plus en plus brûlante tandis qu'il traçait une ligne de son ventre à sa cuisse. Il posa sa main sur le bouton de sa féminité et elle gémit, tout son corps frissonnant sans qu'elle puisse le contrôler pendant qu'il écartait ses jambes, la taquinait et l'explorait. Sa respiration était courte et hachée. Elle le désirait douloureusement. Mais ce n'était pas ce qu'elle voulait. Pas cette fois.

— Non! Elle saisit son bras. — Cette fois, je vous veux en moi. Elle le sentit s'arrêter. — Laura... Sa voix était si rauque qu'elle la reconnut à peine. — Je vous en prie. C'était la seule façon dont elle pourrait se sentir complète. Elle

avait besoin de bannir l'obscurité. — J'ai besoin de vous. Elle le regarda. Son corps était si tendu par l'effort qu'il

fournissait pour se contrôler qu'elle crut le voir trembler. Ses yeux étaient sombres de désir concentré. Elle tendit une main vers lui et vit son contrôle voler en éclats.

Il s'installa entre ses cuisses, frémissant, et elle sentit la pointe de son érection se glisser en elle. Le plaisir la submergea et elle s'accrocha à lui, l'embrassant avec une faim désespérée, faisant

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descendre ses mains dans son dos jusqu'à ses fesses pour l'attirer en elle. Il s'enfonça un peu plus et elle craignit de se briser sous cette volupté. Il glissa les mains sous elle, les emmêlant dans ses jupes, la soulevant pour pouvoir plonger plus profondément en elle, et une sensation suave, à peine supportable, la balaya tandis qu'il s'enfouissait dans son ventre chaud et moite, la portant au bord de l'extase.

Elle était proche de l'orgasme et, s'en avisant, il se retira un peu. Il caressa son front de ses lèvres avant de les poser sur les siennes en un baiser doux et brûlant.

— Attendez... — Non, continuez ! Dexter... Laura poussa un cri angoissé et se tordit sous lui. — Dites-moi que vous m'aimiez quand nous avons fait

l'amour la première fois. Sa voix était sombre et séductrice. Ses lèvres planaient au-

dessus de la peau tendre de son cou. — Je sais que je suis l'homme que vous avez aimé. Admettez-le. — Ah! Ce cri fut arraché à Laura dans un total désespoir. L'extase

l'appelait, proche et tentante, mais restait juste hors de sa portée. Elle essaya d'attirer sa tête à elle pour pouvoir effacer la question de ses lèvres d'un baiser et bannir la pensée de son esprit, mais il résista, se penchant pour goûter le creux vulnérable à la base de son cou. Le contact de sa langue la traversa d'un autre élan de désir. Elle frémit, au bord du gouffre.

— Dites-le-moi. Sa voix était si calme, si insistante, si impossible à ignorer... Les sentiments de Laura pour lui étaient trop forts,

maintenant, trop exposés, trop à vif pour les nier.

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Il bougea en elle, à peine, mais assez pour la tourmenter au-delà du supportable.

— Non... Elle réussit à trouver une once de rébellion. — Je ne vous le dirai pas... Mais je vous aimerai toujours. — Ah... Elle entendit la colère et l'amusement qui rivalisaient dans sa

voix. — Laura, vous êtes si obstinée... Sa bouche effleura sa gorge en la plus douce des caresses, puis

descendit sur son sein et elle ressentit l'écho de ce toucher au creux de son ventre. Son corps trembla, s'approchant encore plus près de l'extase. Elle gémit, réclamant davantage. Il se refusa à elle. Elle se tortilla, cherchant son corps et la complétude qu'il pouvait lui donner.

— Maudit soyez-vous... Elle le détestait presque de lui dénier son plaisir. Alors il la prit d'assaut, durement, rapidement, encore et

encore, recueillant ses cris de soulagement dans sa bouche en un long baiser profond. La tête lui tourna. La volupté augmentait irrésistiblement, si proche de son summum.

Dexter s'immobilisa de nouveau. Il la maintenait en place de son poids sur elle et elle se tordait et s'arquait vers lui pour le sentir en elle, chaud et dur, l'emplissant. Elle restait au bord de l'extase.

— Essayez-vous de me punir ? demanda-t-elle dans un ultime gémissement. Parce que si c'est le cas, vous y parvenez...

— Peut-être...

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Elle entendit le sourire dans sa voix et sa fureur indignée se mêla à ses désirs frustrés. Elle grogna.

Dexter bougea enfin, mais seulement pour se glisser plus loin en elle. Il la souleva pour répondre à ses assauts. Sa bouche sur la sienne la faisait taire. Les ondes de choc l'ébranlaient. Il la prenait plus fort, plus profondément, sans s'arrêter... Elle sentit sa bouche s'incurver en un sourire sur la peau humide d'un sein tandis qu'il la léchait et tirait sur son mamelon. Elle frémissait sans pouvoir se retenir, son corps appelant la jouissance de ses cris, se balançant pour répondre aux assauts de Dexter, puis elle oublia tout quand le monde finit par tournoyer et s'écraser autour d'elle. Il avait de nouveau sa bouche sur la sienne, absorbant ses cris tandis qu'il possédait son corps. Il ne s'arrêta pas, mais plongea encore en elle à coups répétés et le corps de Laura sursauta contre le velours rêche de la méridienne, puis elle sentit le dos de Dexter s'arquer et ses muscles se crisper de tension. Il atteignit l'extase en spasmes violents, son orgasme la faisant jouir de nouveau pour la noyer dans d'exquises sensations.

Pendant de longs et lourds battements de cœur, ils restèrent allongés l'un contre l'autre, puis Dexter bougea un peu et l'attira d'un geste protecteur au creux de son épaule. Laura n'avait aucune idée du temps qui avait passé. Elle se sentait moite, en sueur. Elle avait envie de tout laisser tomber et de dormir, mais elle savait que bientôt elle devrait bouger.

Bientôt, elle devrait penser. Elle ne savait pas du tout par quoi commencer. « Comment puis-je guérir ce désir ? » avait dit Dexter, et elle

comprenait que pour lui, leur étreinte avait été une tentative d'exorciser les fantômes du passé et de bannir le pouvoir qu'elle avait sur lui.

Mais pour elle, cela avait été l'expression de l'amour.

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Elle tourna la tête pour le regarder et il lui sourit. Il effleura ses cheveux de ses lèvres et elle sentit une autre vague d'amour impuissant la submerger, alors même qu'elle redoutait ce qu'il pourrait lui dire. Comment avait-elle jamais pu nier ses sentiments pour cet homme ?

— Laura..., commença-t-il. — Nous ne pouvons parler maintenant, coupa-t-elle. Elle se sentait prise de panique et se releva, se dégageant de

ses bras. Ses mains tremblaient tandis qu'elle arrangeait au hasard ses vêtements en désordre. Elle ne voulait pas l'entendre s'excuser ou diminuer les sentiments et les émotions qui étaient si emmêlés en elle.

Elle n'était pas le genre de femme qui pouvait s'adonner à des ébats amoureux sans signification et traiter leur suite avec un aplomb sophistiqué. Elle ne pouvait pas non plus affronter les détails pratiques. Elle eut soudain une vision horrifiée de Carrington attendant patiemment derrière la porte de la bibliothèque qu'ils sortent avant de fermer la maison pour la nuit.

— Il vaudrait peut-être mieux que vous sortiez par la fenêtre, dit-elle. Les domestiques...

— Je n'escaladerai pas la fenêtre comme un voleur pour disparaître dans les buissons, rétorqua-t-il.

Sa voix était si courroucée que Laura sursauta. — Je suis arrivé par la porte d'entrée et je repartirai de la

même façon. Il se leva, paraissant complètement indifférent à sa nudité. A

la lueur du feu, son corps était bronzé et ferme. Laura déglutit, oubliant ce qu'elle avait été sur le point de dire. Il attrapa ses culottes d'un geste négligent, les passa et enfila sa chemise par-dessus sa tête. Laura, distraite, cherchait ses mots.

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— Je pensais simplement que si vous partiez maintenant, nous pourrions faire comme si rien ne s'était passé...

— Une très mauvaise idée. La bouche de Dexter était dure. Il vint à elle et ferma

gentiment les boutons qui glissaient de ses doigts tremblants. — Laura, vous devez voir que cela ne servirait à rien, dit-il

d'un ton plus aimable. Vous ne pensez pas correctement. — Je ne peux pas penser correctement quand je suis près de

vous. — Moi non plus, reconnut-il, et c'est pourquoi nous sommes

dans cette situation, pour commencer. — Votre écharpe est toute froissée, dit-elle désespérément, en

en touchant les plis. Je ne sais pas la nouer et vous avez l'air... Elle s'arrêta, car il avait l'air dangereusement viril et séduisant,

avec toute l'apparence d'un homme qui lui avait fait passionnément l'amour, et elle savait qu'il était impossible de prétendre le contraire.

— Oh ! mon Dieu, murmura-t-elle d'une façon inappropriée. On frappa fermement à la porte de la bibliothèque. Laura

sursauta violemment. La poignée tourna, mais par bonheur la porte resta fermée.

— N'ouvrez pas ! s'exclama-t-elle dans un souffle. Si vous ne voulez pas sortir par la fenêtre, je pense que je vais le faire.

Dexter l'ignora, alla d'un pas nonchalant à la porte et tourna la clé. Un instant, un rire hystérique monta dans la gorge de Laura à la pensée qu'elle, la gracieuse et si convenable duchesse douairière de Cole, allait être prise en flagrant délit avec son amant, et que les choses échappaient dramatiquement et spectaculairement à son contrôle. Puis la porte s'ouvrit et Carrington apparut sur le seuil. Pas un muscle ne frémit sur son visage tandis qu'il les regardait.

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— Lord Vickery et miss Lister sont ici, Votre Grâce, annonça-t-il.

— Demandez-leur d'attendre..., commença Laura, mais il était trop tard.

— Laura! Miles s'empressa de pénétrer dans la pièce. — J'étais inquiet à votre sujet. Je suis passé à Spring House,

miss Lister m'a dit que vous étiez rentrée à pied chez vous et j'ai pensé que je devais m'assurer que vous étiez en sécurité...

— Et j'ai insisté pour venir aussi, coupa Alice, car c'était ma faute si vous n'aviez pas pris la voiture.

Miles lui jeta un regard exaspéré. — Même si j'ai assuré à miss Lister que ce n'était pas la peine

et qu'elle devrait rester chez elle pour soigner sa mère... Il s'interrompit, son regard passant de Laura à Dexter. Il y eut

un très long silence pendant qu'Alice et lui enregistraient la scène qui s'offrait à eux.

Durant ce moment, Laura put voir à travers les yeux de son cousin : sa robe froissée et ses cheveux dénoués, l'état débraillé de Dexter qui était plus éloquent que n'importe quel discours. Puis Miles traversa la pièce et, avant que Dexter ne puisse se défendre, il le frappa d'un uppercut à la mâchoire. Alice poussa un petit cri alarmé.

— Miles ! Au nom du ciel, que faites-vous ? s'écria Laura. Elle attrapa le bras de son cousin et le tira à l'écart. Dexter

avait porté une main à sa mâchoire et la tâtait en grimaçant, mais il ne fit aucune tentative pour se défendre ou pour riposter et elle comprit pourquoi. Aux yeux de Miles, il était complètement dans son tort. Il endosserait le blâme de l'incident même si c'était elle qui l'avait supplié de rester et de lui faire l'amour.

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— Je défends votre honneur, puisque vous semblez ne pas vous en soucier, Laura, répondit Miles d'un ton mordant.

Il se tourna vers elle. — Par tous les diables, que s'est-il passé ici? Non, réflexion

faite, ne répondez pas. A vous voir, ce qui est arrivé est parfaitement évident.

— Cela ne vous regarde pas ! riposta Laura. Je vous prierais de partir, Miles, et de grâce emmenez miss Lister avec vous.

Elle se tourna vers son amie. — Alice, je suis tellement désolée. Vous n'êtes pas à votre

place ici. — Eh bien, au moins vous reste-t-il un peu de décence, déclara

Miles. Miss Lister, j'insiste pour que vous m'attendiez dans le vestibule.

— Non ! rétorqua Alice en haussant le menton. Laura est mon amie et il me semble qu'elle pourrait avoir besoin de mon aide.

Miles secoua la tête d'un air incrédule. — La seule fois de ma vie où j'essaie de protéger l'innocence,

dit-il amèrement, et je suis repoussé. Il refit face à Laura. — Je suppose que vous recevez fréquemment vos amants dans

votre bibliothèque, cousine ? — Bien sûr que non ! répliqua Laura en s'enflammant. Pensez-

vous que je me serais trahie de cette manière si c'était une habitude ? Oh, non, si j'avais la pratique de ce genre de situation, j'aurais réglé l'affaire avec beaucoup plus d'aplomb !

Du coin de l'œil, elle vit Dexter réprimer un sourire contrit. Soudain, elle fut anxieuse de mettre fin à l'incident avant qu'il ne puisse intervenir et aggraver les choses.

— Dexter et moi..., commença-t-elle.

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— Ainsi, c'est « Dexter » pour vous, maintenant ? releva Miles d'un ton meurtrier. Vous ne me surprenez pas.

— Lord Vickery, intervint Alice, ce serait peut-être mieux si vous cessiez d'interrompre...

Miles lui décocha un autre regard ulcéré. — Merci, miss Lister. Se tournant vers Laura, il ajouta : — Vous savez que vous devrez épouser Anstruther à présent

que vous avez été découverte seule avec lui dans une situation aussi intime.

Il jeta un coup d'œil à Dexter et la colère et l'antipathie brillèrent dans ses yeux.

— Je savais que vous vouliez épouser une fortune, Anstruther, dit-il froidement, mais je n'aurais jamais pensé que vous tomberiez aussi bas ! Compromettre délibérément Laura le jour même où il a été annoncé qu'elle était devenue riche...

Laura éprouva un choc. Dans son échange échauffé avec Dexter, un peu plus tôt, elle avait complètement oublié ce « détail ».

— Je refuse l'argent d'Henry, de toute façon, déclara-t-elle, alors cela n'a pas d'importance.

Dexter la regardait, fronçant subitement les sourcils. — Je crains que vous ne m'ayez égaré, dit-il. Je n'avais pas

entendu parler de votre fortune quand vous l'avez mentionnée tout à l'heure et je ne comprends pas tout à fait...

— Oh ! ne prétendez pas que vous ne le saviez pas, coupa Miles avec mépris. C'était le bruit qui courait ce soir à Fortune Hall. Tout le monde en parlait !

Il secoua la tête.

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— Je n'aurais jamais cru cela de vous, Anstruther. Je savais qu'il y avait quelque chose entre ma cousine et vous, mais je pensais que vous aviez un peu d'honneur. Entreprendre de séduire une duchesse douairière qui est quasiment assez âgée pour être votre mère...

Laura et Alice poussèrent toutes les deux une exclamation outragée et, en même temps, Dexter s'avança d'un pas pour être face à Miles. Il avait la bouche dure et crispée. Un muscle tressaillait dans sa mâchoire.

— Ne parlez pas de votre cousine avec un tel irrespect, Vickery, dit-il calmement, ou je serai obligé de vous provoquer en duel.

Il y avait quelque chose de si froid et de si ferme dans son ton qu'au bout d'un moment, Miles recula.

— Je vous demande pardon, dit-il à Laura. J'ai eu tort. Il se retourna vers Dexter. — Que vous ayez été au courant de l'argent ou non, vous me

décevez, Anstruther. Je ne pensais pas que vous étiez le genre de goujat sans principes à courtiser une riche débutante et à séduire en même temps une veuve, délibérément, pour vous amuser...

— Il n'a rien fait de tel ! coupa Laura avec vigueur. Elle en avait assez entendu. Elle avait terriblement peur que

Miles n'insiste sur le fait qu'elle avait été compromise et devait se marier. Elle pouvait lui résister, bien sûr. Il ne pouvait pas lui ordonner de se marier, mais toute cette histoire lui glissait des mains. Elle avait perdu la bonne opinion de son cousin et, en outre, très probablement détruit l'amitié entre Dexter et lui, d'une manière irréparable.

— J'apprécierais que vous ne fassiez pas d'histoires pour rien, Miles, déclara-t-elle calmement, ou que vous ne logiez pas une

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balle dans M. Anstruther, en créant ainsi un scandale là où il n'y en a pas !

Pour toute réponse, Miles haussa les sourcils d'un air sceptique. Laura voulut reprendre la parole, mais Dexter la plaça fermement de côté.

— Je vous sais gré de votre discours en ma faveur, Votre Grâce, dit-il avec précaution, mais je dois prendre l'entière responsabilité de ceci.

— Et comment ! intervint Miles d'un ton querelleur, en se préparant de nouveau à le frapper.

— Non, vous ne le devez pas ! affirma Laura en se plaçant entre eux. Je suis amplement capable d'assumer la responsabilité de moi-même. En outre, rien d'important ne s'est passé.

Dexter lui décocha un regard qui lui empourpra les joues. — Sapristi, dit-il à voix basse, de sorte qu'elle seule l'entende.

C'est la deuxième fois que vous dites cela. Je dois perdre mon adresse.

Miles la regarda avec une incrédulité polie. — Je vous ai trouvée seule dans une pièce, à moitié

déshabillée, avec un homme qui était autrefois un débauché notoire et — pardonnez-moi d'être direct — vous avez tout l'air d'avoir été séduite, Laura. Voulez-vous persister dans cette fable en prétendant que rien ne s'est produit ?

— C'est de la folie, rétorqua Laura. Monsieur Anstruther, je dois vous demander de partir...

— Certainement pas, répondit Dexter, ses yeux bleus brillant d'un défi diabolique. Et avant que vous ne vous empariez des commentaires ridicules de votre cousin comme munitions contre moi, permettez-moi de vous dire que je ne vous ai jamais considérée comme assez âgée pour être ma mère. Cette idée est à la fois absurde et mathématiquement impossible.

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— Vous n'aidez pas, monsieur Anstruther, répondit Laura, les dents serrées.

Elle sentait la situation échapper complètement à son contrôle. — Je ne puis imaginer que vous vouliez prolonger cette

situation infortunée, aussi je vous suggère de vous taire ! — Je vous demande pardon, répliqua Dexter. Je faisais

simplement remarquer qu'il est stupide d'essayer de suggérer que vous êtes âgée, car vous ne l'êtes pas.

— Merci, déclara Laura avec raideur. Toutefois, j'ai huit ans de plus que vous, monsieur Anstruther, et j'ai bien l'intention de refuser l'argent que mes parents veulent m'accorder. Ce sont deux bonnes raisons de mettre fin à toute association entre nous, quelle qu'elle soit. Aussi, je suggère que nous en finissions avec cette farce et que vous retourniez courtiser vos jeunes héritières...

Elle s'arrêta. Il y avait un sourire dans les yeux de Dexter et elle sentit son estomac sombrer et son cœur chavirer à cette vue.

— Pas avant que nous ayons discuté convenablement de ceci, dit-il.

Elle fit un geste exaspéré, comme pour écarter sa remarque. — Il n'y a rien d'autre à discuter. Nous avons bien assez

discuté ce soir. Elle regarda Miles et Alice. — D'un point de vue pratique, puisque personne d'autre que

nous quatre ne sait que nous étions ici ensemble, monsieur Anstruther, il n'y a pas la moindre nécessité que ceci aille plus loin.

Dexter se rapprocha d'elle. — Je me permets de ne pas être d'accord, dit-il. Je viendrai

vous voir demain pour vous faire une demande en mariage. Les yeux de Laura étincelèrent.

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— Je ne serai pas chez moi. Elle vit une réaction s'allumer dans les prunelles de Dexter et

se tourna vivement vers son cousin avant qu'il n'ait le temps de parler.

— Et je vous remercie de votre sollicitude, Miles, mais elle n'est pas nécessaire. Je suis parfaitement capable de prendre soin de moi.

— Je viendrai tout de même vous voir demain, insista Dexter. — Monsieur Anstruther ! lança-t-elle d'un ton d'avertissement. — Devez-vous vous montrer aussi obstinée, Laura ? intervint

Miles. Il décocha un regard sombre à Dexter. — Dexter essaie, je suppose, de faire ce qu'il faut. — Oh, occupez-vous de vos affaires, Miles ! se récria Laura,

abandonnant sa dignité. Elle se sentait soudain très lasse. Ce qui s'était passé était sa

responsabilité, et la conséquence de ce moment de passion éblouissant et absolument délicieux avec Dexter était qu'il était obligé de lui proposer le mariage, simplement parce qu'ils avaient été surpris. C'étaient les règles de la société et même une duchesse douairière n'y échappait pas. En particulier une duchesse douairière malheureusement encombrée d'un cousin qui était déterminé à défendre son honneur alors qu'elle ne voulait pas qu'il le fasse.

Elle porta les yeux du visage implacable de Miles à celui de Dexter, indéchiffrable, et se demanda ce qui se passerait si elle annonçait platement qu'elle était très heureuse de prendre Dexter pour amant, mais qu'elle ne voulait pas se remarier. Cela irait bien à Miles, pour ses interventions inopportunes. Mais la pauvre Alice avait sûrement subi assez de chocs pour une soirée.

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Laura avait conscience que Dexter ne l'avait pas quittée du regard un seul instant. Puis il lui prit la main et elle sentit un frémissement d'émotion la traverser. Elle savait qu'il l'avait senti aussi, ce frémissement de ses nerfs qui lui indiquait qu'elle était loin d'être aussi calme qu'elle voulait le paraître. Il se permit de passer doucement son pouce sur sa peau, presque distraitement, et elle s'efforça de ne pas frissonner.

— Retrouvez-moi demain à onze heures sur la colline de Fortune Hill, dit-il.

Il fixait toute sa concentration sur elle, écartant Miles et Alice comme s'ils n'étaient pas là.

— Je ne viendrai pas, répondit-elle. Sa voix n'était pas tout à fait aussi ferme qu'elle le souhaitait. Elle vit une flamme s'allumer dans ses yeux. — Si, vous viendrez, déclara-t-il. Il porta sa main à ses lèvres et leur contact sur sa peau réveilla

toutes les sensations qu'elle avait essayé de réprimer. — Vous serez là ou je viendrai vous chercher. Bonne nuit,

Votre Grâce. Alice Lister, qui traversait l'enclos pour regagner Spring

House, fut déconcertée d'apercevoir Miles Vickery qui la suivait au clair de lune. Elle lui avait dit abruptement au revoir dans le vestibule du Vieux Palais et avait insisté sur le fait qu'elle n'avait pas besoin qu'il la raccompagne. En réalité, un peu tard, elle regrettait l'impulsion qui l'avait poussée à l'accompagner chez Laura. Elle était tombée sur un scandale qui l'avait choquée et troublée. Elle se sentait anxieuse et agitée. Il eût été tellement plus raisonnable de rester à la maison pour s'occuper de sa mère,

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même si Mme Lister était maintenant en sécurité dans son lit et dormait probablement à poings fermés.

Alice jeta un nouveau coup d'œil par-dessus son épaule. Bien que Miles ne se pressât pas, ses longues enjambées

semblaient dévorer la distance qui les séparait. Voyant ceci, un étrange sentiment de panique se développa dans sa poitrine et, au lieu de ralentir et de l'attendre comme n'importe quelle dame sensée le ferait, elle choisit à la place de hâter le pas. Elle tourna en courant le coin du mur du potager et franchit le portail en trombe pour se retrouver sous les arbres. Là, elle s'arrêta, haletant un peu et se fustigeant de l'impulsion ridicule qui s'était emparée d'elle. Miles voulait probablement juste s'assurer qu'elle rentrait à bon port. Il n'avait pas été utile de passer pour une sotte en le fuyant. Elle était une jeune femme de vingt-deux ans, pas une jouvencelle écervelée incapable de traiter avec un beau gentleman, même si c'était un débauché.

Et cependant, Miles Vickery était tellement beau, et il y avait quelque chose dans le regard nonchalant de ses yeux bruns qui la brûlait positivement. Elle savait qu'il l'admirait parce qu'il l'avait établi clairement dès leur première rencontre. Et elle... Eh bien, il lui plaisait aussi, beaucoup plus qu'un coureur invétéré et un chasseur de fortune ne devrait lui plaire. En cet instant, elle se sentait brûlante rien que de penser à lui, et c'était pourtant une fraîche nuit d'automne avec le vent qui soufflait les feuilles des pommiers et les éparpillait à ses pieds.

Elle posa une main sur le portail, puis essaya de l'ôter vivement quand Miles tourna abruptement au coin du mur et posa la sienne dessus, pour l'empêcher de s'écarter de lui.

— Miss Lister, demanda-t-il en tenant bon tandis qu'elle tentait de se libérer, pouvons-nous parler ?

— Je... Oui, bien sûr.

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Alice renonça à la lutte inégale pour se dégager et attendit qu'il franchisse le portail et la rejoigne sous les arbres.

— Je voulais m'assurer que vous étiez en sécurité, dit-il lentement.

Elle ouvrit de grands yeux. Nul ne s'était jamais soucié de savoir si elle était en sûreté ou non durant toute sa vie, et cela la charmait de penser que Miles pouvait être sincère. Elle était si fascinée qu'elle le crut presque.

— Vraiment ? fit-elle d'une voix rauque. Je vous assure que l'on ne craint rien du tout à rentrer seule chez soi à pied, à Fortune's Folly.

Il sourit. Cela creusa les plis autour de ses yeux et elle sentit la pointe du désir tirailler de nouveau son ventre. Elle battit des cils tout en s'efforçant de ne pas avoir l'air d'une oie blanche. Elle connaissait les véritables intentions de Miles et savait que ses déclarations attentionnées n'étaient qu'une ruse.

— Peut-être étiez-vous également anxieux de vous assurer que je ne répéterais pas ce que j'ai entendu ce soir au sujet de votre cousine ?

Miles ne le nia pas. Elle pouvait sentir son regard sur son visage comme s'il la touchait et sa peau s'échauffa.

— Je vous affirme que je ne le dirai à personne, déclara-t-elle fermement. Laura est mon amie et je la respecte.

— Mais vous avez dû être choquée de savoir que M. Anstruther et elle sont amants.

Alice hésita. Certes, elle avait été à la fois choquée et étrangement intriguée par la franchise de la discussion entre Laura, Miles et Dexter. Elle savait bien sûr que Laura avait été mariée et était sans nul doute largement plus expérimentée qu'elle, mais elle s'était rarement sentie aussi naïve ou aussi troublée. C'était alors que son imagination s'était mise à

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gambader et à lui offrir une série d'images fascinantes et insistantes la mettant en scène avec Miles Vickery... Ce qui, pensa-t-elle avec une certaine agitation, était certainement la raison pour laquelle elle s'était enfuie quand elle avait vu que Miles la suivait. Elle fit un effort pour revenir à son bon sens et bannir ces pensées déplacées.

— Vous avez peut-être entendu dire que j'ai été domestique autrefois, lord Vickery, répondit-elle enfin. Il en faut beaucoup pour me choquer. J'ai vu et entendu des choses qui pourraient même vous choquer.

— Ce qui rend d'autant plus surprenant que vous ayez gardé un tel air d'innocence, observa Miles.

— Je ne crois pas que vous reconnaîtriez l'innocence si vous trébuchiez dessus, rétorqua Alice avec vivacité. Je sais fort bien que vous êtes un débauché accompli

Il rit. — Je reconnais l'innocence en vous et je la convoite. Je veux

vous apprendre toutes sortes de choses, miss Lister. Il leva une main et lui haussa le menton, la forçant à

rencontrer son regard. Ses doigts étaient froids sur sa joue. Alice battit des cils. Elle se demanda s'il pouvait lire dans ses yeux toute l'excitation dévoyée qui lui emballait le pouls. Et il le put de toute évidence, car il poussa une exclamation sourde, ses prunelles s'assombrirent et il abaissa sa bouche sur la sienne. Elle lâcha un glapissement étouffé. Elle n'avait jamais été embrassée et elle s'avisa soudain qu'elle ne savait pas que faire ni comment s'y prendre.

Les lèvres de Miles étaient fraîches et fermes sur les siennes, son baiser plein de douceur et pourtant terrifiant par ce qu'il contenait de danger dévergondé. Elle comprenait d'instinct que c'était là un homme qui savait exactement ce qu'il faisait, un vaurien impitoyable qui la traitait gentiment non parce qu'il était

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aimable, mais parce qu'il calculait le meilleur moyen de la séduire.

Miles écarta doucement ses lèvres et elle sentit sa langue toucher le coin de sa bouche avec le contact le plus léger et le plus tentant. Elle ouvrit ses lèvres sous les siennes après une très brève hésitation et lui rendit son baiser. Elle pensa qu'elle devrait le repousser, mais elle était assez honnête pour reconnaître qu'elle n'en avait pas envie. Il était très agréable d'être embrassée au clair de lune par un homme qui était un véritable expert. Ou peut-être qu'agréable ne résumait pas tout à fait la situation. C'était totalement délicieux.

Quand Miles la lâcha enfin, elle se sentit ébranlée et les genoux flageolants. Elle leva les yeux vers lui et pensa voir une expression choquée dans son regard. Cela ne dura qu'un instant, puis son expression se fit complètement impassible. Elle n'avait aucune idée de ce qu'il pensait. Peut-être avait-elle tout fait de travers. Peut-être était-elle déplorable quand il s'agissait d'embrasser un homme. Elle ne pouvait le dire. Mais ce qu'elle savait, c'était qu'elle n'aurait jamais dû se placer clans cette situation, pour commencer. Une des leçons qu'elle avait apprises en étant femme de chambre était d'éviter les dangereux débauchés.

— Allez-vous bien, miss Lister ? demanda Miles, et une fois de plus elle sentit cette insidieuse attirance qui minait toutes ses défenses.

« Il s'en soucie vraiment... », pensa-t-elle. — Je vais tout à fait bien, répondit-elle, même si ce n'était pas

le reflet exact de ses sentiments. Si c'est là votre idée de vous assurer que je rentre en toute sécurité, je pense que je devrais finir le trajet seule.

La sombre expression de Miles s'allégea légèrement et il sourit presque.

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— Vous le devriez peut-être. Alice s'éloigna de lui, contrôlant l'instinct qui lui donnait envie

de se tourner pour regarder en arrière. Même si elle ne pouvait pas le voir, elle était consciente qu'il restait à la regarder jusqu'à ce qu'elle atteigne la porte du jardin, et la pensée qu'il prenait effectivement soin d'elle faillit presque faire fondre son cœur bien gardé.

« Tu es une sotte, Alice Lister », se dit-elle, car elle savait que l'habileté de Miles Vickery consistait à la persuader que c'était sa personne qui l'intéressait, et non son argent. Néanmoins, elle craignit que malgré son solide bon sens, elle ne soit en train de tomber amoureuse de lui.

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16 Dexter se tenait penché sous la pompe dans la cour du Morris

Clown et frissonnait tandis que l'eau froide cascadait sur sa tête et le long de son corps, trempant sa chemise et le gelant jusqu'aux os. C'était si froid que c'en était douloureux. Le vent d'automne qui soufflait des hauteurs le faisait frissonner. Pourtant, il l'avait voulu. Il avait besoin de la clarté d'esprit que ce froid lui prodiguait.

La veille au soir, il avait dit à Laura qu'il lui ferait une remande en mariage. Triomphant dans sa possession d'elle, plein de mâle satisfaction à l'idée qu'elle l'avait aimé, qu'elle l'ait nié ou non, et exultant de savoir qu'elle était toute à lui, il avait été déterminé à la revendiquer publiquement comme sienne. Il la voulait et il allait l'avoir. Il n'allait sûrement pas s'esquiver comme un voleur et détaler en la laissant affronter les conséquences. Puisqu'il semblait incapable de contrôler sa passion pour elle, il la dompterait dans le mariage. C'était une solution sensée.

Une nuit sans sommeil plus tard, les démons de la pauvreté et de la peur s'abattaient de nouveau sur lui, l'écorchant vif pour son manque de contrôle et sa conduite dévergondée. S'il ne pouvait pas convaincre Laura de garder l'argent qu'Henry Cole voulait lui attribuer, il enverrait promener sa chance de faire un mariage avantageux. Il laisserait tomber sa famille. Et tout cela parce que les élans dévoyés qui avaient ruiné la vie de ses parents menaçaient maintenant de mettre la sienne sens dessus dessous.

Il repensa à la soirée précédente et au moment de leurs ébats où Laura l'avait supplié de ne pas s'arrêter, de ne pas la quitter.

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Dès l'instant où il l'avait embrassée, il avait été si ébranlé par l'ardeur de leur passion qu'il lui avait fallu toute sa force pour réprimer son désir pour elle. Néanmoins, il savait dans son cœur qu'il aurait encore pu s'arrêter avant qu'il ne soit trop tard, même si cela l'aurait presque tué de s'interrompre à ce moment-là.

Il se rappelait clairement que bien que son esprit ait été étourdi par le plaisir et que son corps ait réclamé satisfaction à cor et à cri, il y avait eu un instant — deux, en fait — où il avait marqué une pause pour réfléchir à ce qu'il faisait. Il devait le reconnaître et en assumer la responsabilité. Malgré tout, il s'était montré intrépide. Il avait fait le choix délibéré de continuer parce qu'il avait envie d'aller jusqu'au bout.

Faire l'amour à Laura avait été un plaisir aussi exquis qu'il s'en souvenait. Il y avait eu le même sentiment de plénitude et de justesse qu'il éprouvait toujours quand il était avec elle. Il pensait vouloir briser l'emprise qu'elle avait sur lui, mais il souhaitait en fait la prendre, la lier à lui pour toujours et la réclamer comme sienne. Chaque occasion où il lui faisait l'amour était plus intense que la précédente. Il ne pouvait pas mettre un terme à son désir pour elle, et penser qu'il en était capable était futile.

Il n'aimait pas se sentir ainsi. C'était irrationnel et vain. Cela renforçait l'opinion qu'il avait de la passion : c'était un sentiment traître et peu fiable. La nuit précédente, il avait ressenti des émotions comparables à celles qu'il avait éprouvées quatre ans plus tôt lorsqu'il avait aimé Laura avec un tel abandon. Il était aisé de voir comment un jeune homme impressionnable pouvait prendre le désir pour de l'amour. Dexter ne voulait plus jamais perdre son contrôle et son estime de soi, se perdre lui-même, comme il l'avait fait dans la folie de sa jeunesse. Cela ressemblait trop aux excès débridés de ses parents.

Il grelottait sous le courant d'eau froide. En vérité, il était trop tard. Il avait déjà perdu ses principes. Il avait échoué à exercer

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une retenue suffisante sur lui-même. Il avait fait l'amour à Laura et ils avaient été surpris. Elle pouvait prétendre qu'elle n'était pas une écolière susceptible de perdre sa réputation, mais la vérité était qu'un homme d'honneur — une qualité à laquelle il se raccrochait de justesse — était tenu de la demander en mariage. S'il ne le faisait pas, il serait un goujat de la pire espèce et, d'un point de vue plus définitif, son cousin le provoquerait en duel et essaierait de le tuer.

Epouser Laura présentait des avantages évidents. Non seulement il la voulait dans son lit, mais, d'une manière qu'il ne comprenait pas tout à fait, il avait également besoin dans sa vie de sa chaleur et de sa franchise. Il savait que dans sa détermination à se montrer responsable, il pouvait aussi être trop sérieux. Laura l'incitait par ses taquineries à sortir de cette gravité, même si cette frivolité pouvait parfois aller trop loin.

Tout au fond de lui, il n'était pas sûr de vouloir vivre sans le sentiment de complétude qu'elle lui apportait. En la perdant, il aurait l'impression de perdre une partie de lui-même. Il aurait l'impression d'avoir négligemment rejeté quelque chose qui le faisait se sentir entier.

De telles pensées ne l'aidaient pas. Il secoua la tête avec colère. Ce n'était pas réaliste. Il devait admettre qu'épouser Laura allait à l'encontre de tous ses plans. Elle n'était pas l'héritière avec qui il avait eu l'intention de se marier. Même si elle était à présent beaucoup plus riche qu'il ne l'avait pensé, il savait qu'elle envisageait de refuser l'argent que le nouveau duc insistait pour lui donner et, la connaissant, elle le ferait. En outre, elle ne pouvait certainement pas lui offrir une vie calme et peu exigeante. Elle n'était pas une femme docile. S'il la demandait en mariage, il jetterait son avenir dans l'agitation qu'il s'était juré de toujours éviter. Ce serait imprudent et dangereux. Complètement irresponsable. Il laisserait tomber ceux qui comptaient sur lui

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pour mettre la main sur une fortune. Il ne voulait pas prendre ce risque.

Il sortit de sous la pompe. — Un mot, Anstruther. Dexter essuya l'eau de ses yeux et les ouvrit pour voir Miles

qui lui tendait une serviette. Ce n'était pas exactement un geste de conciliation ; à le voir, Miles avait plutôt l'air de vouloir le boxer. Son visage était tendu, ses yeux noisette, qui ressemblaient tant à ceux de Laura, étaient durs. En le regardant, Dexter se demanda soudain s'il avait définitivement perdu l'estime de l'un de ses plus vieux amis par sa conduite de la veille. Si c'était le cas, il ne pouvait guère en blâmer Miles. Si quelqu'un avait séduit Annabelle ou Caro, il l'aurait tué lui aussi.

Il prit la serviette et se frictionna les cheveux. — Je sais que vous voulez me frapper de nouveau, ou pire,

dit-il alors que Miles se taisait. J'éprouverais la même chose si j'étais à votre place. Ce que j'ai fait est indéfendable.

L'expression crispée de Miles se détendit un peu. — Je ne peux guère blâmer un homme de se comporter en

vaurien quand j'en suis un moi-même, admit-il. Mais malgré tout...

— Malgré tout, vous ne vous seriez pas comporté en vaurien avec ma cousine.

Cette fois, Miles sourit presque. — Non. J'espère que je ne l'aurais pas fait, bien que... Il haussa les épaules. — En bien, en vérité, je l'aurais probablement fait. Mais je

pensais que vous étiez meilleur que moi. — Et maintenant, vous savez que je ne le suis pas. Miles carra les épaules.

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— Avez-vous vraiment l'intention de demander Laura en mariage, Anstruther ?

Dexter s'arrêta. — Ce serait la chose honorable à faire, répondit-il lentement. — Pour l'amour du ciel, ne demandez pas sa main par idéal

chevaleresque, déclara Miles. S'il s'agit juste d'une affaire sans importance pour vous, je vous demanderais de faire la chose décente et d'y mettre un terme. Je ne parlerai jamais de ce qui s'est passé et miss Lister non plus, j'en suis sûr. La réputation de Laura sera sauve.

Puis, alors que Dexter le regardait avec stupeur, il ajouta avec difficulté :

— Laura mérite mieux que ceci, Anstruther. Elle a déjà été piégée dans un mariage malheureux. Elle mérite quelqu'un qui l'aime réellement, complètement et pour toujours. Alors, arrêtez cette histoire. Vous pourrez ensuite épouser miss Cole pour son argent, comme vous le souhaitiez au départ, ou trouver une autre héritière, et Laura pourra trouver quelqu'un qui l'aimera sincèrement.

Miles eut un sourire réticent. — Je doute que Laura vous accepte, de toute façon. Vous avez

entendu ce qu'elle a dit hier soir. Elle n'a pas plus envie d'être compromise et forcée au mariage que vous n'avez vraiment envie de demander sa main.

Sur ce, il s'éloigna, laissant Dexter se demander s'il était possible de se sentir plus déshonorable qu'il ne se sentait déjà. Miles avait posé la situation en termes clairs. Il suggérait qu'il abandonne Laura maintenant afin de reprendre sa stratégie soigneusement planifiée d'épouser Lydia pour son argent. Or l'intégrité de Dexter se rebellait à cette idée, et à ce que cela ferait de lui. Est-ce que l'expression « coureur insensible et implacable chasseur de fortune » décrirait la situation, ou serait-ce encore

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trop généreux ? Et pourtant, s'il devait réaliser son intention originelle d'un mariage pratique, c'était exactement ce qu'il devait faire.

« Mettez un terme à cette histoire. Elle mérite quelqu'un qui l'aime réellement... »

Dexter ne croyait plus en un tel amour. Il ne le voulait pas. Ce genre d'amour était dangereux, et conduisait un homme à toutes sortes d'actions irréfléchies. Aimer quelqu'un complètement et pour toujours, comme avait dit Miles, serait certainement quelque chose d'extraordinaire. Il n'avait jamais vu un amour aussi dévorant, et sûrement pas entre ses parents, dont les aventures avaient autant manqué de discernement qu'elles avaient été fréquentes. Il n'était même pas sûr qu'un tel amour puisse exister. Mais même si l'amour véritable se rencontrait, Dexter n'était pas certain qu'il en vaille la peine. Ce n'était certainement pas ce qu'il éprouvait pour Laura. Il la désirait avec passion, mais c'était sans nul doute une question de possession physique et rien d'autre.

Cela étant, il devrait peut-être faire ce que Miles suggérait et s'écarter afin que Laura puisse trouver amour avec un autre homme. Mais dès que cette pensée se forma dans son esprit, et c'était une pensée totalement rationnelle, fondée sur une suite logique d'idées, il s'avisa qu'elle ne lui plaisait pas. De fait, elle lui posait un gros problème. Pour être plus précis, il refusait d'imaginer un autre homme épouser Laura, ou lui faire l'amour, ou même se trouver dans un rayon de six pieds autour d'elle. Elle était à lui. Il la voulait. Il avait besoin d'elle. Et il ne laisserait certainement pas un autre homme l'avoir.

La fureur primaire de sa possessivité le choqua, alors même qu'il reconnaissait qu'elle faisait partie de toutes les émotions turbulentes que Laura éveillait en lui. Il pensa de nouveau à ses parents, sans cesse égarés par le genre de concupiscence

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incontrôlable qu'il éprouvait pour Laura maintenant. Ce n'était pas une base saine pour un mariage. Ils l'avaient prouvé par leurs infidélités et leurs liaisons. Il ne voulait pas prendre le risque d'emprunter le même chemin. Pourtant, il s'y était déjà engagé plus qu'à moitié. Et si Laura avait conçu son enfant durant ce moment de folie la nuit dernière, alors il avait reproduit toutes les erreurs de ses parents.

Cette pensée fit naître des gouttes de sueur sur son front alors même que les dernières gouttes d'eau froide coulaient encore entre ses omoplates. Aucun enfant à lui ne subirait les humiliations que ses frères et sœurs, et lui-même, avaient subi toute leur vie. Il ne permettrait pas qu'un enfant de son sang ignore sa véritable ascendance ou voie des soupçons jetés sur sa filiation.

Il rentra à l'auberge pour se changer et se préparer à partir retrouver Laura, ressassant sans cesse le contraste terrifiant entre les chemins qui s'offraient à lui. Il pouvait sacrifier son honneur en disant à Laura que, quoi qu'il y ait entre eux, c'était fini, puis conclure un mariage fade et sans passion avec Lydia ou une autre héritière. Alors, il courrait le risque d'être deux fois le vaurien qu'il était déjà si Laura donnait naissance à son enfant hors des liens du mariage. Autre solution, il pouvait sacrifier tous ses plans de sécurité et de fortune et demander la main de Laura. Il pourrait l'avoir, ainsi que toute la passion débridée qui existait entre eux, mais il n'aurait ni argent, ni sécurité, ni l'existence stable qu'il désirait, et si le désir qui les liait disparaissait il resterait sans rien.

Il devait faire un choix et n'avait que très peu de temps pour se décider.

Il sortit à cheval du village, passant près de l'énorme feu de joie que les enfants s'affairaient à préparer dans le champ au bord de la rivière pour la célébration du 5 novembre —

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l'immolation de « Guy Fawkes » en souvenir de la Conspiration des Poudres. Le chemin qui montait vers la butte de Fortune Hill sinuait entre des falaises de pierre grise. Les pâturages laissèrent la place à des fougères et des bruyères, aux couleurs de bronze et d'or dans le soleil d'automne, et il gravit la pente jusqu'à ce que le village, la rivière et la vallée au-delà s'étalent à ses pieds. Le vent vif lui cinglait le visage.

Il vit Laura quand son cheval franchit la crête au sommet de Fortune Hill. Il s'était attendu à ce qu'elle soit en selle et ait amené un valet, moins par souci des convenances que comme un geste de défense. Néanmoins, elle était seule. Elle avait attaché sa monture, un beau pur-sang bai avec une étoile blanche qu'il reconnut, sombrement, pour l'avoir vu lors de son unique rencontre avec les Glory Girls. Et elle était assise sur un tas de pierres tombées du mur en ruine. Elle contemplait pensivement les montagnes, au loin. Elle portait une veste d'amazone d'un rouille profond qui rappelait les feuilles d'automne.

Elle leva les yeux lorsqu'il s'arrêta près d'elle et démonta, et plongea son regard dans le sien.

Pendant un long moment, ils se dévisagèrent. Il y avait quelque chose de différent en elle, constata-t-il, une vulnérabilité sur son visage qu'il n'avait pas vue auparavant. Ses yeux paraissaient fatigués, comme si elle n'avait pas dormi. Le cœur de Dexter chavira à cette vue. Laura abaissait si rarement ses défenses. Tous les choix impossibles qu'il avait à faire se réveillèrent pour le tourmenter et, sans le vouloir, il la prit dans ses bras et l'attira à lui. Elle s'ajustait à la perfection contre son corps et il se sentit immédiatement réconforté. Cela ressemblait moins à désir débridé qu'à quelque chose de plus profond et de beaucoup plus tendre. Instinctivement, elle leva son visage vers lui et il l'embrassa avec douceur, pour sombrer aussitôt dans l'abîme de son désir pour elle, rendu plus brûlant encore par ses souvenirs de leur nuit ensemble.

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Plusieurs minutes après seulement, il s'avisa qu'elle portait des culottes de cheval à la place d'une jupe d'amazone, et qu'elle semblait être nue dessous. Il en fut si choqué que son corps réagit immédiatement à ce constat ; il se raidit encore plus qu'il ne l'était déjà. Cela ressemblait nettement plus à du désir fiévreux.

— Il est plus commode de monter à califourchon, dit Laura en répondant à sa question silencieuse, et avec des culottes une femme ne peut porter de dessous.

Des culottes de cheval. Pas de dessous. Seigneur Dieu ! Il n'aurait su dire ce qui s'inscrivit sur son visage — la faim

incontrôlable qu'il ressentait pour elle, probablement — mais elle recula d'un pas.

— Je ne m'attendais pas à ce que vous le découvriez, ajouta-t-elle. Je pensais que nous allions parler.

Elle secoua légèrement la tête. — Je suppose que j'aurais dû y penser, étant donné que nous

semblons incapables de résister l'un à l'autre. Vous ai-je choqué, Dexter?

— C'est loin de décrire mes sentiments, répondit-il. Elle le regarda bien en face. — Je le suppose, surtout après la nuit dernière. Toutefois, nous

devons parler. Apparemment, nous n'avons pas de problème physique entre nous, n'est-ce pas ? Les problèmes se situent dans d'autres domaines.

Elle allait droit au but et il l'admira pour son honnêteté, alors même que son corps grognait de frustration. La prendre ici, maintenant, sur le flanc de la colline battu par les vents, avec les feuilles d'automne comme lit et le grand ciel au-dessus d'eux, exaucerait ses rêves les plus fous. Mais c'était exactement là que résidait son dilemme. Succomber de nouveau à ces sentiments et s'abandonner à leur liaison passionnée serait irresponsable,

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imprudent et déshonorable. C'était le mariage ou rien. Il fallait qu'il en soit ainsi ou il renoncerait aux derniers lambeaux de son honneur.

— Je ne suis pas venue ici aujourd'hui pour reprendre notre liaison là où nous l'avons laissée hier soir, déclara Laura, faisant écho à ses pensées tandis qu'elle s'éloignait un peu de lui. Je suis restée éveillée toute la nuit à essayer de décider de la meilleure chose à faire, et je suis venue pour établir clairement que ce qu'il y a entre nous doit prendre fin, Dexter. J'espère que vous ressentirez la même chose et serez d'accord avec moi. Vous n'avez pas besoin un seul instant de vous sentir obligé de me demander en mariage à cause de ce qui s'est passé. Vous êtes un homme libre.

Dexter attendit que le soulagement le submerge, ainsi qu'il le devrait certainement. Laura refusait d'envisager une demande en mariage de sa part. Elle lui rendait sa liberté.

Il attendit, mais rien ne se produisit. Il ne se sentait pas soulagé. Aucun calme réconfort ne courait dans ses veines. Il la regarda, le vent dans les cheveux, le rose aux joues et son costume d'équitation moulant sa mince silhouette, et la brûlante possessivité masculine qui l'habitait le serra comme un étau.

— Y a-t-il un autre homme que vous préféreriez épouser? demanda-t-il.

Il songea aux chasseurs de fortune s'alignant pour la courtiser maintenant qu'elle avait de l'argent, et la jalousie le transperça comme un couteau. C'était une nouvelle sensation pour lui.

Elle lui décocha un regard dédaigneux. — Pas le moins du monde. Après tout ce qui s'est passé, me

prenez-vous encore pour le genre de femme à vous prendre dans mon lit... ou sur ma méridienne, tout au moins (ses lèvres s'incurvèrent), et à manifester ensuite le désir d'épouser quelqu'un d'autre ?

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— Non, répondit Dexter. Je ne vous tiens pas pour ce genre de femme.

Elle soupira. — C'est simplement que je ne souhaite pas me remarier.

Comment le pourrais-je, quand ma précédente expérience du mariage a été si malheureuse ?

Elle vit qu'il allait l'interrompre et leva la main. — Je sais que vous n'êtes pas comme Charles. Bien sûr que

non. Mais je ne pourrai jamais épouser un homme qui ne m'aime pas et je ne suis même pas sûre que vous croyiez encore à l'amour, Dexter. Je ne suis pas sûre que vous le vouliez. Hier soir, vous l'avez appelé une dangereuse illusion et avez dit que le respect mutuel était tout ce que vous attendiez du mariage.

Il haussa les épaules. — Quand j'étais plus jeune, je croyais à l'amour. Je lui

attribuais les sentiments et les émotions dus à la passion et au désir. J'étais naïf, et maintenant je sais que l'amour n'est qu'un joli mot pour définir l'attirance physique entre deux personnes. Cela la fait paraître plus convenable.

Il ne faisait qu'exprimer ce qu'il avait pensé plus tôt, mais Laura parut dégoûtée par cette logique.

— Félicitations, Dexter. D'une certaine manière, vous êtes parvenu à paraître à la fois cynique et collet monté. Je ne saurais dire comment vous y réussissez.

Elle cassa un rameau d'églantier et le brisa sèchement entre ses doigts.

— Je suppose que vous voyez le mariage comme un arrangement, en premier lieu ?

Il y avait une nuance de mépris dans sa voix. — C'est sans doute cela, j'imagine, votre riche et convenable

mariage avec une jeune héritière docile?

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— Cela le serait dans l'idéal, répondit Dexter. Mais je ne suis pas homme à m'adonner à des liaisons sans intérêt, alors j'ai toujours espéré que la relation conjugale aurait aussi un côté physique. J'espérais qu'elle serait agréable.

— Agréable ! Maintenant, le mépris de Laura ne pouvait être ignoré. — C'est ce que vous avez éprouvé hier soir, Dexter ? lança-t-

elle d'un ton coupant. Cela vous a paru agréable ? Vous rejetez le pouvoir de l'émotion, et cependant vous ne

pouvez l'éliminer totalement de votre vie, n'est-ce pas ? Alors, vous prétendez que l'amour est moins important qu'il ne l'est en réalité en lui donnant d'autres noms et en pensant le garder sous contrôle dans une boîte. Vous savez, j'ai pitié de votre pauvre jeune épouse !

Elle s'écarta de lui de plusieurs pas coléreux. — Vous lui offrez un subterfuge : un mariage où vous ne

voulez que son argent et une existence tranquille. Oh ! et des moments agréables dans son lit ! Quelle sorte de vie est-ce là ?

— Une vie rationnelle, déclara Dexter. Il regarda le visage échauffé de Laura, ses yeux brillants de

colère et son corps voluptueux raide d'indignation, et il eut envie de la saisir et de l'embrasser, même si son attirance pour elle contredisait tous les principes de bon sens auxquels il tenait, et le rendait fou par-dessus le marché.

— Une vie calme et ordonnée est l'idéal, insista-t-il, s'efforçant de garder une voix ferme.

— Quel ennui ! — Voilà une critique remarquable venant de vous, madame,

rétorqua-t-il, sentant son humeur lui échapper et, comme toujours avec Laura, ne pouvant rien y faire. Depuis le début,

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vous vous cachez derrière une façade convenable, alors qu'en réalité, vous êtes passionnée, impudique et délurée...

Inconsciemment, il s'était rapproché d'un pas à chaque mot. Il l'attrapa par les bras et l'embrassa avec tout le déni et la frustration qui bouillaient en lui. Sa bouche séduisit la sienne sans désemparer, ravageant sa douceur, exigeant sa réponse.

— Je l'admets ! Laura s'arracha à ses bras et resta à le regarder, sa poitrine se

soulevant sous son étroite veste tandis qu'elle essayait de reprendre son souffle.

— J'ai joué le rôle de la parfaite duchesse douairière en public, mais au moins je suis assez honnête pour reconnaître, vis-à-vis de moi-même et de vous, que je suis passionnée et débridée sous la surface.

Elle lui jeta un regard noir. — Quand je me remarierai, si je me remarie, je voudrais que

mon mari le comprenne et m'accepte telle que je suis. Qu'il ne cherche pas à me changer pour m'adapter à sa vision conventionnelle de l'existence. Aussi, je ne puis épouser un homme qui déplore secrètement son attirance pour moi et souhaite pouvoir y donner un sens rationnel !

— Vous vous trompez, dit Dexter. Sa respiration était hachée. Il la reprit dans ses bras. — Vous m'épouserez, Laura. — Non. Elle le regarda d'un air de défi et se débattit, cherchant à se

libérer de son emprise. Il serra les dents en sentant son corps glisser contre lui d'une manière provocante.

— Vous ne souhaitez pas réellement m'épouser, dit-elle. Ce que vous voulez, c'est vous libérer de votre passion pour moi afin de pouvoir épouser une gentille fille qui corresponde à

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toutes vos idées de l'épouse parfaite et du mariage parfait. C'était ce que signifiait la nuit dernière. Vous vouliez rompre le sortilège entre nous !

— Et j'ai échoué, grommela Dexter. Elle avait raison. Ils le savaient tous les deux. Elle n'était pas ce

qu'il recherchait dans le mariage. Il ne voulait pas que sa vie soit dirigée par une passion aussi exigeante. Mais avec la pression insistante du corps de Laura contre le sien, il savait seulement que, s'il ne l'avait pas, il deviendrait fou. Une situation qui était encore moins commode et moins désirable que celle dans laquelle il se trouvait.

— Je n'ai pas le choix, Laura, et vous non plus, dit-il, sa bouche à quelques pouces de la sienne. Nous devons nous marier. C'est la seule façon pour moi de vous faire mienne dans l'honneur.

Il abaissa de nouveau sa bouche sur la sienne et l'exclamation choquée de Laura se changea en un gémissement tandis qu'il s'abreuvait d'elle. Il avait envie de l'allonger sur le doux lit de feuilles derrière le mur en ruine, de la débarrasser de son impertinente veste rouille et de ses culottes serrées. Il pensa qu'il allait éclater rien que d'y penser. Il savait qu'il était tout aussi mené par l'exigence de ses sens que son fou de père l'avait été, et qu'il était tout aussi incapable d'y résister. Mais il pouvait lier Laura à lui par le mariage. Cela rectifierait les choses. Il pourrait vaincre le besoin qui l'habitait en la gardant avec lui pour toujours.

Elle s'écarta de lui. Elle avait le souffle court et paraissait effrayée. Le cœur de Dexter se serra à son expression.

— Laura... Il tendit une main vers elle. Il voulait la rassurer et lui dire que

tout irait bien. Ils se marieraient dès que possible et alors cette passion sauvage et spontanée qui les liait pourrait être contrôlée dans les liens du mariage...

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— Je ne peux pas vous épouser, murmura-t-elle. Pas quand vous ne m'aimez pas et ne savez pas...

Elle s'interrompit, l'air terrifié. — Tout ira bien, assura-t-il. Laura, faites-moi confiance. Nous

serons mariés bientôt. Je me procurerai une licence spéciale... Elle secoua la tête. — Non, Dexter. Elle le regarda et fit un petit geste de désespoir. — Il y a maintes raisons pour lesquelles je ne peux pas vous

épouser, même si être avec vous me les fait presque oublier. Dexter la prit par le bras, soudain anxieux de ne pas la laisser

partir sur ce déni. — S'agit-il d'Hattie? demanda-t-il. Je comprends que cela peut

être perturbant pour elle au début, mais elle est jeune et les enfants s'adaptent. Et j'ai six frères et sœurs plus jeunes que moi, alors je sais un peu à quoi m'attendre. Je jure que je serai un bon père pour elle et je suis sûr qu'avec le temps elle m'acceptera...

Il s'arrêta. Les yeux de Laura brillaient de larmes. Il en fut choqué. Il y avait tant de chagrin et d'incertitude sur son visage qu'il essaya instinctivement de la prendre dans ses bras, mais elle le repoussa. Sa détresse évidente lui rappela la nuit précédente, quand elle avait tant lutté pour nier son amour pour lui et qu'il avait compris que quelque chose l'effrayait.

— Ce n'est pas cela, dit-elle. Oh ! Dexter, vous êtes quelqu'un de bien.

Elle eut un petit rire qui était presque un sanglot. — Vous êtes vraiment un homme bien, malgré votre vision

erronée de l'amour. Elle secoua légèrement la tête.

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— Je suis désolée. C'est ma faute, mais nous ne pouvons pas nous marier.

Dexter la regarda partir sans bouger. Il avait envie de la rappeler et d'insister pour qu'elle s'explique. Son besoin de comprendre et de découvrir la vérité l'y poussait. Mais elle paraissait si triste et si déterminée qu'il fut incapable de bouger. Il en était certain à présent : Laura ne s'était pas excusée parce qu'elle refusait sa demande en mariage, elle s'était excusée pour une tout autre raison, qu'il ne comprenait pas.

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17 Le temps que Laura bouchonne sa jument, la mette dans sa

stalle et la nourrisse, elle commença à se sentir un peu mieux. La culpabilité étouffante qui s'était emparée d'elle quand Dexter avait parlé si gentiment d'Hattie avait un peu reflué.

Elle se demanda si elle aurait pu donner une réponse différente à Dexter s'il avait dit qu'il l'aimait. Elle l'avait aimé pendant quatre ans et elle l'aimait encore, mais elle savait qu'il ne ressentait pas la même chose. Il la désirait, mais ce n'était pas de l'amour. Et Dexter était, au fond de lui, profondément conventionnel. L'intensité de son désir pour elle repoussait les éléments les plus conservateurs de sa personnalité, mais il luttait en permanence contre cela. Elle ne voulait pas être mariée à un homme qui combattait son attirance pour elle au lieu de s'en réjouir. Un jour, il se pourrait qu'il y réussisse. Elle ne voulait pas non plus d'un autre mariage où son mari ne demanderait rien d'autre que de la voir se conformer à son idéal de conduite convenable. Elle avait déjà vécu cela et n'avait pas enterré Charles pour recommencer.

Elle réfléchit à dévoiler à Dexter qu'elle avait mis au monde son enfant illégitime. Le connaissant comme elle le connaissait maintenant, elle se rendait compte qu'il considérerait la filiation d'Hattie comme une raison supplémentaire de devoir l'épouser et de remédier à une autre situation irrégulière survenue entre eux. Il la demanderait en mariage parce qu'il voudrait faire ce qui convenait, mais aussi parce que cela rendrait les choses nettes, ordonnées et appropriées. Les entretenir, elle et son enfant, serait la chose responsable à faire. Cela correspondrait à ses notions de bonne conduite.

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Elle soupira. Si elle avait refusé de lui révéler la vérité au sujet d'Hattie, ce n'était pas parce qu'elle ne voulait pas l'épouser, mais parce qu'elle craignait que le besoin de justice de Dexter, son inflexibilité qui l'avait poussé à la harceler sans relâche pour lui arracher la vérité, ne le poussât à vouloir reconnaître publiquement sa fille. Elle redoutait qu'il ne puisse pas admettre de compromis et ne comprenne pas ses raisons de vouloir préserver les faux-semblants. Elle avait peur qu'il n'accepte pas les motifs pour lesquels elle voulait protéger Hattie.

Elle franchit à grands pas la porte d'entrée du Vieux Palais et trouva Alice dans le salon, Hattie sur ses genoux, toutes deux lisant l'histoire de Boucles d'or.

Alice leva les yeux et sourit. — Bonjour, Laura. Je suis venue m'assurer que vous alliez bien

ce matin. — C'est très aimable à vous, considérant ce que je vous ai fait

traverser hier soir, dit Laura, se sentant un peu dépassée. Je suis tellement désolée, Alice. Je suis sûre que vous avez été terriblement choquée.

— Pas vraiment, répondit son amie d'un ton serein. C'est-à-dire, oui, j'ai été quelque peu déconcertée, mais j'avais remarqué dès le début que vous aviez un penchant pour M. Anstruther. Et vous ne devez pas oublier, Laura, que je n'ai pas toujours été une débutante et une héritière. Quand j'étais domestique, j'ai vu des choses bien plus choquantes.

Laura se pencha pour poser un baiser sur la tête de sa fille et celle-ci leva ses petits bras potelés pour les passer autour de son cou. Elle enfouit son visage dans ses cheveux.

— Maman sent le cheval, annonça-t-elle. Laura rit.

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— Merci, chérie. Tu as tout à fait raison. Il faut que je me lave et que je me change, et ensuite, quand je serai propre, si nous jouions avec ta maison de poupée ?

— Je veux un papa pour ma maison de poupée, dit Hattie. Ses yeux noisette fixés sur le visage de sa mère étaient

brillants. — J'ai seulement une maman et une Hattie. J'aimerais aussi un

frère et une sœur, s'il te plaît. Laura se sentit une boule dans la gorge. Son regard rencontra

celui d'Alice. Son amie fit une grimace de sympathie. — Les papas et les frères et sœurs ne sont pas toujours faciles à

trouver, chérie, dit Laura. — C'est ma faute, j'en ai peur, murmura Alice quand Rachel

prit la petite fille pour l'emmener à la nurserie et installer la maison de poupée. Hattie m'a dit que parce que son papa était mort, elle n'avait pas le droit d'en avoir un autre. Quand je lui ai expliqué que parfois les mamans se remarient, elle a déclaré que c'était magnifique et qu'elle voulait un autre papa à elle tout de suite.

Pendant un moment, la gorge de Laura fut si serrée qu'elle ne put parler.

— Je suis désolée, dit Alice d'un ton anxieux. J'ai pensé que si vous deviez accepter la demande en mariage de M. Anstruther...

— Je comprends. — Mais vous l'avez repoussé, reprit Alice en regardant Hattie

qui disparaissait au tournant de l'escalier, serrant la main de Rachel et lui racontant les exploits de Boucles d'or.

— Oui. Je ne peux pas épouser Dexter, Alice. Il y a des raisons...

Elle soupira et souhaita que son amie Mari Falconer soit là pour qu'elle puisse se confier à elle. Mari était la seule qui

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comprendrait. Elle savait tout de l'histoire d'Hattie, des menaces de Charles de révéler qu'elle était une bâtarde et de la peur de Laura pour l'avenir de sa fille.

— Dexter a beaucoup parlé du fait qu'il devait m'épouser parce que c'est le seul moyen de m'avoir en tout honneur, reprit-elle.

— Comme c'est romantique ! — Mais il a aussi insinué que c'était contre son gré et son bon

sens, et qu'il n'existait aucune raison rationnelle à ce qu'il ressent. Vraiment, Alice...

Laura se laissa choir dans un fauteuil. — Il est pompeux, entêté et c'est un homme collet monté qui

veut une épouse accommodante et une vie rangée. — Ainsi, c'est ce que j'ai soupçonné tout le long, déclara Alice,

une lueur malicieuse dans les yeux. Vous êtes amoureuse de lui. Je pensais que vous deviez l'être. Je ne vous imaginais pas le prendre pour amant si vous ne teniez pas réellement à lui.

— Il m'a rappelé mon défunt mari, Charles ! s'exclama Laura d'un ton irrité.

— Dieu du ciel, la pire insulte que vous pourriez adresser à un homme, à ce que je sais !

— Sauf, poursuivit Laura, que je ne comprends pas comment un homme peut embrasser comme Dexter et faire l'amour comme lui, et être aussi déterminé à se montrer ennuyeux !

— Hmm. Vous êtes décidément amoureuse de lui. Comme il est amusant que vous soyez si fâchée contre lui.

— Quelle différence cela fait-il si je suis amoureuse de lui? Laura ôta son bonnet et le jeta de côté avec un soupir, puis

passa une main dans ses cheveux décoiffés. — C'est fini, Alice. Je ne peux pas épouser Dexter et je ne peux

pas avoir une liaison avec lui parce que Miles le tuerait si je le

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faisais, et de toute façon vous avez raison, je ne suis pas le genre de femme à avoir des liaisons scandaleuses. Pas vraiment. Je dois penser à Hattie avant de prendre Dexter pour amant, ruiner ma propre réputation et l'avenir de ma fille.

— Dommage, alors que vous tenez à lui, mais je vois bien que vous n'êtes pas faite pour une vie de scandale, Laura. Quant au mariage, eh bien...

Ses yeux bruns si perspicaces scrutèrent le visage de son amie et elle sourit.

— Si vous me dites que vous avez de bonnes raisons de refuser M. Anstruther, je vous crois.

— J'en ai. Et je ne devrais certainement pas parler de tels sujets avec vous, Alice, quelle que soit votre expérience du monde. Je ne puis croire que nous avons cette conversation ! Votre mère en serait offusquée.

Elle soupira. — J'ai une très mauvaise influence, pour une duchesse

douairière. Oh ! je me sens dans tous mes états. — Et jouer aux familles heureuses avec Hattie ne va pas vous

aider, observa Alice. — Je suppose que non. Laura soupira de nouveau, puis monta se changer. Elle

entendit Hattie parler à Rachel des gens qui vivaient dans sa maison de poupée, la maman et le papa, les deux garçons et les deux filles...

« Je veux un papa pour ma maison de poupée et aussi un frère et une sœur... »

Laura s'assit un peu lourdement sur le bord de son lit. Hattie ne voulait rien d'autre que d'appartenir à une famille et

le cœur de Laura lui faisait mal de le lui refuser. Elle songea encore à la façon dont elle trompait Dexter sur le fait qu'il était le

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père d'Hattie et essaya farouchement d'ignorer la bouffée habituelle de culpabilité que cela suscitait en elle. Elle avait agi pour les meilleures des raisons. Cela devait suffire.

Dexter avait péché tout l'après-midi. Le calme courant de la

rivière et la brume froide qui montait de l'eau avaient un peu apaisé son humeur, même si certaines questions le troublaient encore.

Le plus enrageant, le plus exaspérant, c'était que Laura avait repoussé sa demande en mariage. Bien sûr, il avait pensé qu'elle pourrait refuser sa demande et il avait cru, naïvement, qu'il serait soulagé de pouvoir épouser une autre héritière. A la place, il avait éprouvé une fureur incandescente et possessive sans limites. Il avait été déterminé à la convaincre afin de donner une tournure raisonnable à la passion qui les liait. Et cependant elle ne s'était pas laissé persuader. Il était donc frustré, mécontent tout en étant parfaitement conscient qu'une barrière, dont il ignorait l'origine, les séparait. Il n'aimait pas les affaires inachevées. Une des raisons pour lesquelles il était si bon dans son métier, en général, était que rien ne pouvait l'arrêter tant qu'il n'était pas allé jusqu'au bout de sa mission.

Il retournait à pied au Morris Clown, à travers champs, quand il entendit des voix. Le soleil du soir était bas à l'horizon et il mit une main en visière pour se protéger les yeux. Il aperçut alors Laura et Alice au bord de l'eau, jouant avec une petite fille qui poursuivait un cerceau dans l'herbe. L'enfant courait après le cerceau, riait, et Dexter l'entendit appeler sa mère d'un ton excité.

Il prit conscience qu'il n'avait jamais vu la petite lady Harriet Cole auparavant et s'arrêta un moment pour observer tandis que Laura prenait sa fille dans ses bras et la faisait tournoyer jusqu'à ce qu'elles aient toutes les deux le tournis et s'effondrent dans

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l'herbe. Il sourit sombrement. Il était étrange de voir Laura jouer avec sa fille, de la voir autrement que sur ses gardes. Il éprouva la même bouffée d'émotion que lorsqu'elle avait salué Miles avec un tel plaisir le soir de la réunion. Il se sentait exclus. Ce sentiment, qu'il ne comprenait pas mais qu'il savait irrationnel, le bouleversait. Il voulait avoir le privilège de découvrir cet aspect de la personnalité de Laura, il voulait lui appartenir et qu'elle lui appartienne.

Hattie gloussait d'excitation. Dexter entendit son rire résonner dans l'air du soir tandis qu'elle se remettait debout et attrapait le cerceau. Son bonnet était tombé et les derniers rayons du soleil brillaient sur ses cheveux, éclairant son joli visage. Ses cheveux étaient noirs comme du jais, bouclés et drus. Même si elle était très jeune, il y avait sur ses traits une intensité, une détermination et une concentration frappantes tandis qu'elle faisait rouler le cerceau. Dexter connaissait cette expression.

Son cœur se retourna. Son souffle se coinça dans sa gorge. Alice l'avait vu, à présent. Elle leva à moitié une main pour le

saluer, puis elle dut discerner son expression, car elle la laissa retomber sur le côté. Il y avait de l'appréhension dans ses yeux et elle dit quelque chose à Laura. Celle-ci se figea et son sourire s'estompa. Elle se remit debout et entreprit de rejoindre hâtivement sa fille, l'herbe du champ cinglant ses jupes.

— Hattie! Dexter distingua la note de peur dans sa voix. — Hattie ! Attends ! La petite fille l'ignora. Elle fit rouler le cerceau jusqu'aux pieds

de Dexter et il tendit automatiquement la main pour l'arrêter. Elle leva le menton pour le regarder — en un geste qui lui était si familier que son cœur se serra de nouveau. Il mit un genou à terre à côté d'elle pour qu'ils soient au même niveau.

— Bonjour ! dit Hattie.

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Ses yeux étaient grands et innocents, noisette comme ceux de Laura. Dexter sentit quelque chose se tordre en lui.

— Qui êtes-vous ? — Je suis Dexter. — Je m'appelle Harriet, mais vous pouvez m'appeler Hattie. Elle porta son regard sur la canne à pêche posée dans l'herbe à

côté de lui. — Que faisiez-vous ? — Je péchais. Hattie sourit. Dexter avait l'impression qu'un poing s'était

refermé sur son cœur qui n'allait pas tarder à s'arrêter. — Maman et moi, nous allons à la pêche, dit-elle. J'attrape des

poissons dans mon filet. Puis on les laisse partir. Avez-vous attrapé quelque chose ?

— Non, répondit-il. Sa voix était rauque et il s'éclaircit la gorge. — Pas cet après-midi. — C'est bien. Quand vous attraperez un poisson, vous devrez

le laisser partir. Elle sourit de nouveau et le cœur de Dexter fit une autre

culbute douloureuse. — Je vous aime bien, annonça Hattie. — Hattie... Laura les avait rejoints et elle souleva sa fille dans ses bras, la

dérobant d'un geste protecteur sous le nez de Dexter. Elle paraissait hors d'haleine. Elle serrait Hattie contre elle, d'une façon défensive, comme si elle pensait qu'il allait la lui arracher. Ses yeux étaient terrifiés. Hattie était la seule à ne pas avoir senti la tension entre eux, car elle riait, la même expression intense sur le visage, tandis qu'elle se tortillait dans les bras de sa mère et

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tirait sur le ruban qui retenait les cheveux de Laura. Ils s'éparpillèrent, formant un halo cuivré autour de son visage dans le soleil couchant, et Laura en repoussa quelques mèches en arrière d'une main tremblante.

Dexter se mit lentement debout. Une énorme vague de colère enfla en lui tandis qu'il regardait Laura. Il n'avait jamais rien éprouvé de pareil, même lorsqu'elle l'avait chassé de Cole Court comme un vaurien. Une fureur brûlante l'envahissait, il était sur le point de perdre son contrôle.

Il garda sa voix aussi ferme que possible pour ne pas effrayer Hattie.

— Je pense, dit-il, que vous avez oublié de me dire quelque chose quand vous vous êtes montrée si honnête avec moi hier soir.

Les yeux noisette de Laura étaient agrandis par la terreur. — Comment avez-vous su ? murmura-t-elle. Elle ne vous

ressemble pas et personne ne vous aurait jamais dit... Et voilà. Pas de dénis, pas de faux-fuyants, pas d'excuses ni de

prétextes. De toute évidence, d'autres personnes étaient au courant pour sa fille, alors que lui ne savait rien. L'esprit de Dexter tournoya tandis qu'il essayait de saisir les conséquences de ce constat.

— Qui sait qu'elle est de moi ? demanda-t-il durement. Laura paraissait abasourdie. — Son parrain et sa marraine, Nick et Mari Falconer. Et je

pense que Miles s'en doute, même s'il n'a rien dit... La rage explosa si violemment en Dexter qu'il eut peur de ce

qu'il pourrait faire. Les Falconer étaient des amis à lui. Miles l'était aussi, avant qu'il n'ait séduit Laura et perdu l'estime de son ami. Il regarda Laura qui se tenait devant lui, son enfant dans les bras.

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— Nous ne pouvons parler de ceci maintenant, dit-il. Pas devant la petite.

Il inspira avec peine. — Je viendrai vous voir dans une heure. Soyez là. Laura haussa le menton. — Je ne peux pas. Miles doit venir dîner... — Alors, débarrassez-vous de lui. Ce ne sont pas des paroles

en l'air, Laura. S'il restait là plus longtemps, il ne tarderait pas à perdre le

contrôle de lui-même et risquait de dire, dans son bouleversement et sa colère, quelque chose qu'il regretterait plus tard. Il refusait également de laisser Laura lire son émotion sur son visage. Jamais, auparavant, il n'avait été aussi bouleversé. Il se détourna et s'éloigna sans un mot de plus. Lorsqu'il atteignit le portillon, il jeta toutefois un regard en arrière. Alice, qui était restée discrètement à distance, témoin malgré elle, avait pris la main de Hattie et elles marchaient vers le Vieux Palais. La petite fille s'était arrêtée pour cueillir quelques marguerites tardives qui parsemaient la prairie. Le son de sa petite voix excitée diminua.

Laura était toujours à l'endroit où il l'avait laissée, le regard fixé sur sa silhouette qui s'éloignait. Au plus profond de son être, il ressentait la fureur, la douleur, un véritable supplice qui lui soulevait l'estomac et le torturait. Il était stupéfait que quelque chose puisse faire si atrocement mal. Il pensa à Laura qui lui avait caché l'existence de sa fille et à Hattie qui portait le nom d'un homme qu'il méprisait. Laura ne lui avait servi que des secrets et des mensonges. Il avait cru à son honnêteté, mais elle lui avait caché un élément capital. Il avait accepté de lui faire confiance, mais elle n'avait jamais eu la moindre intention de lui confier la vérité sur son enfant.

Il sentit quelque chose se briser en lui. Il avait toujours essayé de recourir au bon sens et à la raison pour se protéger contre de

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tels excès d'émotion. Maintenant, cette maîtrise avait disparu. La blessure gronda de nouveau en lui et il sut qu'il devait l'endiguer avant qu'elle ne le mette en pièces. Il y avait une seule chose qu'il pouvait faire à présent, et dès qu'il y pensa il se sentit mieux, plus calme, plus serein, de nouveau rationnel.

Il devait faire en sorte que Laura l'épouse. Elle avait repoussé sa demande le matin même, mais à présent

un enfant était enjeu. Il ferma les yeux et les images de sa propre enfance dansèrent sur ses paupières : le trouble stupéfait sur le visage de ses frères et sœurs lorsqu'ils avaient entendu les ragots sur la « dispersion » des Anstruther, les cicatrices que tous ces scandales avaient laissées sur son cœur et la façon dont il avait essayé d'ignorer la blessure, les doutes sans fin sur sa filiation, à se demander s'il était vraiment le fils de son père.

Il insisterait pour que Laura et lui se marient. Hattie ferait partie de sa famille, alors. Elle serait officiellement sa belle-fille, mais il lui apprendrait sa véritable filiation dès qu'elle serait assez grande pour comprendre. En épousant Laura, il pouvait tout arranger et mettre un peu d'ordre dans ce chaos. Il les revendiquerait toutes les deux comme siennes.

Il aurait Laura pour épouse et l'ardente passion qui avait conduit à la naissance de leur fille illégitime serait enfin sous contrôle. Tout serait de nouveau calme et ordonné. Il se demanda un moment comment il pourrait vivre avec Laura alors qu'elle lui avait porté un tel coup, mais une fois de plus sa calme logique vint à son secours : cela n'avait aucune importance. Une seule chose comptait : il devait contrôler la situation. Et il le ferait. Tout irait bien.

Quand Laura arriva chez elle, la maison était tranquille.

Rachel avait emmené Hattie à la nurserie pour la faire dîner.

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Alice avait laissé une note sur la console du vestibule, disant qu'elle viendrait la voir le lendemain. Le regard de Laura tomba sur un petit vase de marguerites posé dans l'embrasure de la fenêtre. Elle ravala la boule qui lui nouait la gorge. Elle alla à la bibliothèque, se versa un verre de cognac et le but comme un remède. Elle détestait cet alcool fort, mais il la ranima, raffermissant ses nerfs ébranlés et calmant les battements précipités de son cœur. Soudain, elle se sentait épuisée. Elle se laissa choir dans un fauteuil et se prit la tête entre les mains.

Comment avait-il su ? Elle était sûre qu'aucune des personnes qui étaient au courant

pour Hattie n'aurait informé Dexter au sujet de sa fille. Même s'ils désapprouvaient le secret qu'elle gardait, ils ne l'auraient jamais trahie ou mis l'avenir de la petite fille en péril. Alors... est-ce que quelqu'un d'autre connaissait le secret de la filiation d'Hattie ? Une peur glacée lui passa sur la peau rien que d'y penser. Y avait-il quelqu'un qui observait et attendait, complotant en silence depuis des années, prêt à dévoiler le passé ? Elle ne pouvait supporter de penser à sa fille en proie à un tel danger. Mais si personne n'avait rien dit à Dexter, comment avait-il pu savoir?

Elle ne l'avait jamais vu aussi furieux. Elle avait vu sa colère, son incrédulité et sa douleur peintes si clairement sur son visage. Cela l'avait ébranlée jusqu'à l'âme, car Dexter était un homme qui cherchait à protéger les autres, pas à leur faire du mal, et cependant il avait eu l'air de vouloir la blesser autant qu'elle l'avait blessé. Elle avait été si effrayée quand elle avait vu la brutale accusation dans ses yeux. Effrayée de ce qu'il pourrait lui faire, effrayée de ce qui pourrait arriver à Hattie maintenant que son père connaissait la vérité.

Elle leva la tête et fixa par la fenêtre la nuit qui tombait. A quoi s'était-elle attendue concernant les sentiments de Dexter ? Le

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choc devait être la moindre de ses émotions. Elle essaya d'imaginer ce que ce devait être pour lui de découvrir si soudainement, et d'une façon si choquante, qu'il avait engendré un enfant. Il était impossible d'évaluer la profondeur de sa douleur et de son sentiment de trahison. Elle l'avait méchamment blessé, au-delà du pardonnable. Le fait qu'elle avait agi ainsi pour le bien d'Hattie ne diminuerait nullement la douleur de Dexter. Elle pouvait seulement espérer qu'il comprendrait les explications qu'elle lui fournirait.

La haute horloge du vestibule sonna 5 heures. Laura redressa les épaules, se leva et lissa sa robe. Il fallait qu'elle se change. Il fallait qu'elle envoie un billet à Miles. Et Hattie allait l'attendre pour partager son dîner avec elle. Elle espéra qu'elle ne sentait pas le cognac. En dépit de sa détresse, elle n'avait aucune envie d'apparaître comme une de ces mères imbibées de gin sortie d'un dessin de Hogarth.

Elle avait moins d'une heure avant la visite de Dexter. L'horloge égrenait les secondes et elle se sentait paniquée. Elle disposait de si peu de temps et n'avait pas la moindre idée de ce qu'elle dirait.

Lydia était anxieuse. Elle picora dans son assiette et passa en

revue les invités à la table de sir Montague pour la vingtième fois de la soirée, même si elle savait que son amant n'était pas présent. Elle ne l'avait pas vu ce jour-là, à l'exception d'un bref instant où elle l'avait aperçu en grande conversation avec un autre homme aux Thermes. Il avait regardé à travers elle, l'avait ignorée comme si elle n'avait aucune importance, et elle s'était sentie accablée, même si elle s'était dit que cela faisait partie de leur secret.

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Elle tenta de se réconforter avec le souvenir des mots doux et des assurances qu'il lui avait prodigués à foison après qu'ils avaient fait l'amour le soir du bal masqué, mais à présent ce souvenir l'affligeait aussi. Elle se demandait si elle était devenue folle de se laisser séduire ainsi au clair de lune. Cela avait paru si romantique sur le moment et elle l'aimait tant qu'elle s'était donnée à lui sans se soucier des conséquences. Mais maintenant, pour la première fois, elle se sentait terrifiée. Il n'avait rien dit à propos d'un autre rendez-vous. Seule la chaleur de la bague qu'il lui avait donnée, et qui reposait entre ses seins accrochée à sa chaîne en or, lui procurait un peu de réconfort.

Elle joua avec son fruit glacé jusqu'à ce que sa mère tende la main et lui arrache sa cuillère. Celle-ci tomba sur la table avec un tintement qui résonna dans le silence subit.

— Cessez de gigoter ! Le murmure sifflant de Faye Cole parut se répercuter contre

les murs. — Vraiment, Liddy, qu'avez-vous donc ce soir ? Vous êtes

affaissée comme une laitue mouillée ! — Tout va bien, maman, répondit Lydia. Faye était particulièrement irritée contre elle ce jour-là, après

l'avoir vue danser avec son amant au bal masqué de la veille. Elle avait harcelé sa fille sans fin pour avoir son nom et, quand Lydia avait prétendu ne pas savoir de quoi elle parlait, elle lui avait lancé une brosse. Par bonheur, le projectile l'avait manquée, mais Lydia avait compris que le tempérament de sa mère, toujours imprévisible, était maintenant sur le point de céder.

— Alors souriez ! siffla encore Faye. Souriez et prenez l'air d'y croire, ou vous n'attraperez jamais un mari !

La duchesse accompagna ses mots d'un rictus si large qu'il n'aurait pas paru déplacé sur le Guy Fawkes du feu de joie, pensa Lydia.

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Lady Elizabeth lui décocha un regard de sympathie à travers la table. La jeune femme ne tolérerait jamais un tel traitement, se dit Lydia avec amertume. Elle souhaita farouchement avoir le genre de caractère qui avait poussé les dames de Fortune's Folly à défier sir Montague et sa taxe. Ses parents avaient insisté pour qu'elle vienne chez le baronnet et accepte ses invitations, toujours dans l'intention de la marier, quand au fond de son cœur elle voulait être aussi rebelle que lady Elizabeth. Mais il était toujours temps...

Elle se leva et repoussa sa chaise. — Excusez-moi, lança-t-elle à la cantonade. Je ne me sens pas

très bien. Sa mère leva les yeux, stupéfaite. — Lydia ! Revenez ici ! Revenez, je vous dis ! Lydia alla à la porte tandis que la voix acerbe de Faye résonnait dans ses oreilles. Un valet lui ouvrit et elle

sortit avec un mot de remerciement, mais sans un regard en arrière. De l'autre côté, le couloir était vide de tout domestique, car sir Montague employait aussi peu de personnel qu'il le pouvait afin d'économiser de l'argent. Il y faisait froid, la porte qui donnait sur la cour étant ouverte, et Lydia put entendre faiblement des voix d'hommes qui parlaient.

Tandis qu'elle s'approchait, ses pantoufles de soirée ne faisant pas de bruit sur les dalles de pierre, la conversation prit fin et un homme pénétra dans le corridor plein d'ombre. Lydia s'arrêta.

— C'est vous ! s'exclama-t-elle. Oh, où étiez-vous? J'ai désiré vous voir toute la journée...

Il fut à son côté en une seule enjambée et lui saisit fermement le bras, la faisant taire.

— Chut ! Je ne suis pas censé être ici.

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Lydia s'avisa qu'il était vêtu d'une lourde cape noire pour l'extérieur. Il sentait le grand air et la fumée de bois. L'odeur de sa peau virile lui tourna la tête, ravivant les souvenirs de la nuit précédente. Son attitude pressante la força au silence, tout en l'excitant.

— Mais pourquoi ? chuchota-t-elle. Vous vivez... Cette fois, il la fit taire d'un baiser. C'était délectable. Sa tête tourna encore plus. — Avez-vous vu quelqu'un d'autre ? demanda-t-il lorsqu'il

relâcha son étreinte. Cette question lui semblait étrange, mais elle se sentait si

distraite par le baiser qu'il venait de lui donner qu'elle préféra laisser de côté ses soupçons.

— J'ai pensé vous entendre parler à quelqu'un, avoua-t-elle, mais je n'en étais pas sûre.

Il l'embrassa de nouveau. Cette fois, elle put discerner son soulagement dans la façon dont il la tenait, avant que cela ne donne lieu à une autre sorte d'urgence.

— Venez, chuchota-t-il. Il ouvrit une porte et la poussa à l'intérieur. Il faisait

complètement noir. Une forte odeur de cire d'abeille et de produit pour astiquer l'argenterie l'envahit.

— Où sommes-nous ? demanda-t-elle, perplexe. — Dans une des resserres. Elle entendit un sourire dans sa voix, même si elle ne pouvait

le voir. Soudain, ses mains s'affairèrent sur les fermetures de sa robe. Elle poussa une exclamation étouffée.

— Nous ne pouvons faire cela ici ! — Si, nous le pouvons.

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Lydia songea à sa mère en train de finir son dessert dans la salle à manger toute proche. Un sentiment de défi, audacieux et coquin, s'empara d'elle. Elle aussi pouvait se montrer délurée, après tout. Comme il lui semblait soudain facile de se rebeller !

— Oui, nous le pouvons, murmura-t-elle.

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18 — Monsieur Anstruther, Votre Grâce. Il était exactement 6 heures quand Carrington introduisit

Dexter dans le salon du Vieux Palais. Laura avait essayé de lire un exemplaire du Ladies Magazine vieux de six mois pendant qu'elle attendait, mais elle aurait aussi bien pu le tenir à l'envers pour ce qu'elle en comprenait. Finalement, elle l'avait jeté de côté avec une exclamation exaspérée et était allée regarder par la fenêtre. Il faisait déjà sombre et la lune qui avait brillé la veille au soir était aujourd'hui obscurcie par des nuages. La nuit paraissait ténébreuse et menaçante. Elle avait laissé retomber le rideau et s'était tournée vers le feu pour se réconforter, essayant de se réchauffer.

Elle prit une grande inspiration tandis qu'elle pivotait pour faire face à Dexter. Elle ressentait un mélange de peur et d'anxiété. La culpabilité la rongeait, faisant battre son pouls et palpiter sa tête d'une tension douloureuse. Durant le long moment où ils attendirent que Carrington referme la porte et les laisse seuls, elle nota que Dexter était très élégant, comme s'il avait particulièrement soigné sa toilette ce soir-là. Sa chemise et son écharpe étaient d'un blanc immaculé, ses culottes ne faisaient pas un pli et ses bottes reluisaient. Quelque chose dans l'effort qu'il avait fait pour paraître à son avantage, combiné à l'expression implacable de ses yeux, serra le cœur de Laura, emplie d'un sentiment de perte.

— Voulez-vous prendre un verre avec moi, monsieur Anstruther ? demanda-t-elle.

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Elle eut un petit sourire ironique en pensant aux conseils de sa mère sur la conduite appropriée d'une duchesse dans une occasion pareille.

« Quand votre amant vient vous voir pour parler de l'enfant illégitime que vous lui avez caché, offrez-lui un verre de vin... »

Ce précepte n'avait absolument pas figuré dans le manuel de la duchesse douairière.

— Merci, répondit Dexter. Laura lui servit un verre de vin qu'il posa aussitôt comme s'il

ne l'intéressait pas. Toute son attention était rivée sur elle. Silencieux, observateur, tout dans son attitude évoquait la tension et l'agressivité.

— Hattie est ma fille, déclara-t-il. C'était une affirmation, pas une question. — Oui. Elle vit quelque chose se détendre sur son visage à sa réponse,

comme si, en dépit de tout, il s'était attendu à ce qu'elle le dénie. Elle éprouva de nouveau la brûlure de la culpabilité.

— J'ai su qu'elle devait l'être dès que je l'ai vue, reprit Dexter. Son ton se durcit. — L'avez-vous délibérément écartée de moi afin que je ne le

devine pas? — Pas vraiment, répondit Laura. Je n'avais aucune idée que

vous la reconnaîtriez. Elle s'éclaircit la gorge. — Comment l'avez-vous su ? Je pensais qu'elle ne ressemblait

pas du tout à votre famille. Elle se rappela l'instant dans la grande galerie où Hattie avait

levé la tête pour la regarder avec la même expression que celle de

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Dexter. La ressemblance était parfois une affaire de petits gestes plus que d'apparence.

— Elle a mon air déterminé, déclara-t-il. Et il y avait ceci. Il lui tendit un petit médaillon. Laura le prit, ses doigts

glissant un peu sur la fermeture. A l'intérieur se trouvait le portrait d'une enfant dont la ressemblance avec Hattie était si vive que cela lui coupa le souffle.

— Ma demi-sœur, Caro Wakefield, lorsqu'elle avait cinq ans, dit sèchement Dexter. Vous avez peut-être entendu parler d'elle comme de la pupille de mon père. Il s'agit d'une fiction polie pour cacher qu'elle est sa fille illégitime et fait partie de « l'éparpillement » des Anstruther.

— Elle a les mêmes yeux bleus que vous, observa Laura. Sa gorge était nouée par les larmes. Voir cette ressemblance,

accepter pour la première fois qu'Hattie faisait partie d'une famille plus large était un sentiment extraordinaire.

— Alors que ceux d'Hattie sont plus sombres, je crois. Noisette, comme les vôtres.

Laura le regarda. Ils parlaient si aisément, d'une manière si superficielle, mais sous la surface elle pouvait percevoir toute la douleur et la colère qui se dressaient entre eux. Elle se sentit transie.

Dexter passa une main dans ses cheveux. — Je peux voir que les dates concordent, dit-il. De fait, je suis

surpris de ne pas y avoir pensé plus tôt. Vous m'aviez dit à l'époque, à Cole Court, que Charles et vous

viviez séparés. Et puis un an plus tard environ j'ai appris que vous aviez eu un enfant et j'ai pensé...

Il haussa les épaules, la voix glaciale. — J'ai pensé que c'était simplement un autre mensonge de

votre part.

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— Ce n'en était pas un. Simplement un autre mensonge... Elle se sentait si misérable. — Non. Je m'en rends compte à présent. La ressemblance

d'Hattie avec Caro ne laisse planer aucun doute sur sa filiation. Dexter la regarda. — Caro tient du côté Anstruther de la famille. Mon frère Roly

lui ressemble aussi. Les cheveux blonds viennent du côté de ma mère.

— J'aurais dû y penser, dit Laura. Elle hésita. — Hattie ne vous ressemble pas. Alors j'ai supposé... — Que je ne le saurais jamais ? Il y avait une telle hostilité dans le ton de Dexter que Laura eut

l'impression que son cœur se flétrissait en l'entendant. — Sans doute. — Vous n'aviez pas l'intention de me le dire ? Jamais ? La fureur latente qui perçait dans sa voix la clouait sur place. — Non. Elle perçut son accusation dans son silence. — Pourquoi aurais-je dû vous le dire ? Elle savait qu'elle paraissait sur la défensive. — Charles vivait encore quand Hattie est née. Tout le monde

pensait qu'elle était son enfant et je n'allais pas suggérer le contraire. Songez au scandale si la vérité de sa filiation avait été révélée, Dexter ! Cela n'aurait causé que des ennuis.

— Toujours aussi soucieuse de préserver votre réputation ? Il était mordant. Il arpentait la pièce, la fureur qui l'habitait

visible dans chaque ligne de son corps.

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— Je sais que cela a été votre premier souci tout du long. — Vous vous trompez, rétorqua Laura d'un ton coupant. C'est

Hattie que j'ai cherché à protéger tout le temps. C'est pour elle que j'ai gardé le secret. Croyez-vous que je voulais la voir traitée de bâtarde, et grandir sous l'ombre de la disgrâce de sa mère ? Voilà pourquoi je ne vous ai rien dit.

Dexter s'écarta d'elle, de l'aversion brillait dans ses yeux. — Vous pensiez que je répandrais le bruit de votre prétendue

disgrâce dans le monde et que je condamnerais notre fille à sa perte ?

Son ton la cinglait. — Pour quel genre d'homme me prenez-vous ? — Je n'ai jamais pensé que vous le feriez à dessein. Elle tendit les mains d'un geste implorant. Cela était tellement

pire que ce qu'elle avait imaginé. Le vif dégoût sur le visage de Dexter la faisait se sentir coupable et misérable des choix qu'elle avait faits.

— J'avais peur, dit-elle simplement. Le scandale a une façon de suinter et de faire du mal à ceux qui le méritent le moins, quoi que l'on fasse pour le garder secret.

Elle fit un geste désespéré. — Vous savez qu'il suffirait du moindre murmure qualifiant

Hattie d'illégitime pour causer un énorme scandale. — Je peux comprendre pourquoi vous ne me l'avez pas dit

pendant que Charles était vivant, déclara Dexter. Mais garder le secret après sa mort...

— Que pouvais-je faire d'autre ? se récria-t-elle. Imaginiez-vous que je vous écrirais calmement pour vous rappeler notre nuit ensemble et vous informer que vous aviez une fille de deux ans ?

Elle lui tourna le dos.

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— En outre, je connaissais votre opinion de moi. Je pensais que vous douteriez du fait qu'Hattie était votre enfant et je l'aurais mise en danger pour rien.

L'expression de Dexter était dure. — Eh bien, soyez assurée que je ne doute pas un instant de la

filiation d'Hattie. Son ton était rauque. — Il y a au moins une vérité entre nous. Laura tressaillit. Ce matin seulement il l'avait tenue dans ses

bras et lui avait témoigné sinon de l'amour, au moins de la tendresse. Maintenant, il semblait la haïr.

— Puisque vous viviez séparés, Charles a dû savoir qu'Hattie n'était pas sa fille, reprit Dexter. Que s'est-il passé quand il a découvert que vous étiez enceinte ?

Laura le regarda. Elle n'avait pas envie de le lui dire, de se remémorer toutes les choses terribles que Charles avait faites, mais elle savait qu'elle ne pouvait plus rien lui cacher, maintenant.

— Charles est revenu de Londres à Cole Court quand j'étais enceinte de six mois, dit-elle. Il était ivre et violent.

Elle déglutit convulsivement. — Il m'a insultée de porter l'enfant illégitime d'un autre

homme. Il m'a poussée dans l'escalier. Je suis tombée jusqu'en bas. Je me souviens d'avoir été terrifiée de perdre le bébé.

Elle serra fortement ses doigts les uns contre les autres. — En dix ans de mariage avec Charles, je n'avais jamais pensé

concevoir un enfant et je ne pouvais supporter de perdre celui-là — de fait, je n'aurais pas pu vivre si je l'avais perdu, Dexter. Et Charles...

Sa voix se brisa.

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— Il restait à me regarder de haut pendant que je gisais là. Il a dit qu'il espérait que l'enfant était mort et il s'en est allé.

Elle vit le mouvement de recul instinctif de Dexter. Il semblait révulsé.

— Plus tard, reprit-elle, il a écrit pour dire qu'il allait m'enlever Hattie.

Son débit était plus rapide, à présent, les paroles se déversant après tant d'années de contrainte.

— Il a menacé de dénoncer Hattie avant de mourir. Il allait me l'arracher et me bannir. Au début, il n'avait rien dit par fierté, mais alors qu'il devenait plus amer et courroucé, ses menaces se sont faites plus violentes.

Elle s'arrêta et se couvrit le visage de ses mains un bref instant. — J'étais si terrifiée. Hattie était tout pour moi, ce que j'avais

de plus précieux au monde. Je n'aurais pas pu le supporter si... Elle s'interrompit. — Et puis Charles est mort, acheva-t-elle farouchement. Et j'en

ai été contente. Elle sentit Dexter toucher doucement son bras. — Je suis désolé que vous ayez dû endurer tout cela toute

seule, dit-il. Laura resta immobile, crispée sous son toucher, sa peur et son

chagrin enfouis au fond d'elle-même. Elle souhaitait qu'il la prenne dans ses bras, mais elle savait qu'il n'y avait pas d'absolution facile pour elle dans cette histoire. Dexter ne pouvait lui pardonner simplement parce que Charles s'était montré cruel et pervers avec elle. Elle l'avait trop blessé en l'excluant de la vie d'Hattie et en gardant le secret de sa filiation pour qu'il puisse lui pardonner aisément.

Elle s'écarta de lui et il la laissa faire.

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— Merci, dit-elle. Je suppose que cela explique en partie pourquoi j'ai été déterminée d'une manière aussi absolue à protéger Hattie ces quatre dernières années.

— Mais pas pourquoi vous n'avez jamais jugé utile de me dire que j'étais son père.

Le cœur de Laura sombra. — Je comprends que vous devez être en colère..., commença-t-

elle. — Je doute que vous compreniez. Le ton de Dexter était dangereusement calme, mais Laura

percevait en lui une tension à peine contrôlée. — La colère est loin de décrire ce que je ressens en ce moment.

Découvrir que je suis le père de votre enfant, savoir que vous n'avez jamais eu l'intention de me le dire...

Il secoua la tête. — Vous m'avez peut-être dénié le droit d'endosser la

responsabilité de ma fille jusqu'à présent, Laura, mais vous ne le ferez pas maintenant. Vous allez m'épouser. Et cette fois vous m'accepterez.

Son ton la mettait au défi de refuser. — Vous m'épouserez dans l'intérêt d'Hattie. Vous affirmez

que tout ce que vous avez fait ne visait qu'à protéger notre fille. Eh bien, maintenant que je suis enfin au courant pour elle, c'est ma responsabilité.

Laura porta une main à son front. — Non ! Je ne peux pas vous épouser quand je sais que vous

êtes si courroucé contre moi et que vous ne pouvez vouloir nous offrir votre protection.

Dexter se rapprocha d'elle. Son visage avait la dureté du granit.

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— Je le fais pour Hattie, dit-il. Je ne la laisserai pas grandir dans l'ignorance que je suis son père, en particulier quand elle croira que Charles Cole, un homme cruel et dissolu, l'a engendrée.

— Mais cela détruira tout le bien que j'ai essayé de construire, argumenta Laura, désespérée. Une fois qu'Hattie entrera dans le cercle de votre famille et que les gens verront sa ressemblance avec certains de vos frères et sœurs, ils parleront forcément ! Ils en déduiront qu'il y a eu une affaire entre nous avant la mort de Charles et traîneront le nom d'Hattie dans la boue !

Elle leva les mains pour se couvrir le visage, puis les laissa retomber.

— Dexter, tout ce que j'ai essayé de faire depuis le début a été de garder Hattie en sécurité. Vous dites que vous voulez la protéger — eh bien, le meilleur moyen de le faire est de nous laisser tranquilles.

Il secoua la tête. — On jasera toujours. Les gens ne peuvent rien prouver. Le

fait est que Charles était vivant quand Hattie est née et que l'on n'a jamais suggéré qu'elle était illégitime. Et maintenant qu'il est mort, vous serez plus en sécurité avec la protection de mon nom que sans elle. Je ne veux pas être exclu plus longtemps de la vie d'Hattie, Laura.

— Mais cela n'implique pas obligatoirement que nous devions nous marier, protesta-t-elle. Vous pourriez voir Hattie...

— Songez aux conjectures que cela causerait, coupa-t-il sèchement, alors que je serais censé n'avoir aucun lien avec elle.

Laura se tut. Il avait raison. Elle leva les mains. — Mais je ne comprends pas pourquoi vous ne pouvez

simplement accepter la situation ! C'est ainsi que se font les choses...

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— Ce n'est pas la façon dont je les fais. Sa colère était palpable. L'air crépitait entre eux. — Je suis conscient que la moitié de la haute société a des

liaisons et des enfants illégitimes et que tout le monde se tait pour éviter le scandale. Qui pourrait le savoir mieux que moi, avec l'histoire de ma famille?

Il contracta sa mâchoire. — C'est parce que j'ai grandi dans une telle situation que je suis

absolument déterminé à ce que mes enfants n'aient jamais à affronter ce genre de choses. Je suis prêt à maintenir la façade de la filiation d'Hattie hors de la famille. Après tout, cela ne regarde que nous. Néanmoins, dans la famille, Hattie saura exactement qui est son père. Il n'y aura pas de malentendus et de mensonges. Et à cette fin, vous m'épouserez.

— Je ne peux pas, dit Laura. Je ne peux pas vous épouser. Elle se tourna vers lui. — J'apprécie ce que vous essayez de faire, Dexter. J'admire le

sens de l'honneur qui vous pousse à faire ce que vous jugez le mieux pour Hattie, alors même que je vous déplais si fortement. Mais vous ne devez pas vous inquiéter qu'elle ne soit pas protégée. Nicholas et Mari Falconer sont son parrain et sa marraine et ils s'assureront qu'elle ne manque jamais de rien, que ce soit matériellement ou affectivement. Et j'ai quantité d'autres parents tels que Miles, qui aideront...

Dexter fit un mouvement violent vers elle et elle s'interrompit abruptement.

— Hattie manquera toujours d'un père, dit-il, les dents serrées, et je ne peux le permettre.

Sa voix se chargea de fureur. — Vous préféreriez envisager n'importe quelle autre solution,

la charité de n'importe qui, plutôt que de m'accepter, n'est-ce

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pas ? Pensez-vous que je vais rester sans rien faire et regarder un autre homme veiller à l'entretien de mon enfant, alors que c'est mon devoir et que je souhaite l'assumer ?

— Ce n'est pas la raison pour laquelle je refuse..., commença-t-elle, mais il l'interrompit.

— Peut-être reconsidérerez-vous les choses si je vous dis que si vous ne m'acceptez pas, c'est moi qui révélerai à tout le monde qu'Hattie est ma fille, et alors tous vos subterfuges auront été vains.

La pièce tourna autour de Laura. Son souffle la quitta. Elle agrippa le bord de la table pour se soutenir.

— Ainsi, maintenant, vous recourez au chantage pour me forcer à vous épouser? murmura-t-elle.

Il sourit sans humour. — Oui. Vous avez dit que vous feriez n'importe quoi pour

protéger votre fille. Eh bien, c'est le prix que vous avez à payer pour sa sécurité. M'épouser.

Laura le regarda, bouche bée. — Vous ne feriez pas cela ! Vous n'êtes pas ce genre

d'homme ! — Vous vous trompez sur moi. Les yeux bleus de Dexter étincelèrent de fureur. — Je suis exactement ce genre d'homme. Je ferais cela et plus

encore si c'était ce qu'il fallait pour vous faire accepter ma proposition. Je crois avoir établi clairement que je veux qu'Hattie et vous viviez avec moi, et si le seul moyen de l'obtenir est de déclarer publiquement qu'elle est ma fille, je le ferai.

— Vous prétendez vouloir ce qui est le mieux pour Hattie, rétorqua Laura, la détermination de Dexter attisant sa colère, et cependant vous la menacez et vous servez d'elle comme d'un levier de discussion.

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— Je cherche seulement à la protéger. Vous avez admis vous-même que vous n'êtes pas proche de vos parents, Laura. Je veux qu'Hattie grandisse dans une famille aimante.

— Je ne puis imaginer qu'elle soit très heureuse lorsqu'elle comprendra que son père a obligé sa mère à l'épouser, et qu'ils ne peuvent supporter d'être près l'un de l'autre, répliqua-t-elle avec virulence. En outre, vous ne pouvez simplement apparaître un jour et vous mettre à vivre avec nous. Hattie vous connaît à peine !

— J'ai dit ce matin que les enfants s'adaptaient. Hattie fera vite connaissance avec moi. Avec six frères et sœurs plus jeunes, j'ai une certaine expérience des enfants. Vous pouvez vous fier à moi.

Laura le regarda. Il était vrai qu'Hattie se montrerait plus ouverte qu'elle. Lorsqu'elle avait rencontré Dexter plus tôt dans l'après-midi, elle l'avait accepté sans poser de questions. C'était une petite fille heureuse parce que, en dépit de tout ce qui s'était passé, Laura avait tout fait pour s'assurer que rien ni personne ne menace jamais sa sécurité. Elle donnerait à Dexter son amour sans condition et Dexter, Laura le savait instinctivement, ne trahirait jamais l'affection et la confiance de sa fille.

Son cœur se contracta douloureusement à la pensée du bonheur qu'une telle relation leur apporterait à tous les deux. Dexter ferait un père merveilleux. Mais le prix était qu'il serait aussi un époux, son époux. Un époux qui la détesterait toujours pour sa duperie. Toutefois, si l'alternative était qu'il révèle publiquement la filiation d'Hattie, quel choix avait-elle ? Une douleur amère lui souleva les entrailles.

— Très bien, dit-elle. Je vous épouserai dans l'intérêt d'Hattie. Le couteau se retourna de nouveau en elle. — Et j'accepterai l'argent qu'Henry et mon frère m'offrent

comme dot dans l'intérêt de votre famille. Mais ce sera un

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mariage de nom seulement, Dexter. Il doit en être ainsi. Vous m'épousez parce que vous voulez être le père d'Hattie, pas mon mari.

Elle s'arrêta. Un sourire déstabilisant s'était peint sur les lèvres de Dexter.

— Ma chère Laura, dit-il, vous vous faites des illusions. Je veux être votre mari de toutes les façons qui existent. Comment pourrions-nous avoir un mariage qui ne soit que de nom ?

— Parce que nous ne nous apprécions pas l'un l'autre, déclara-t-elle d'un ton coupant.

Ce n'était vrai qu'en partie. Elle détestait la façon dont Dexter lui avait forcé la main, mais elle ne pouvait nier que son traître corps réagissait à lui alors même que son esprit savait combien il était impossible pour eux d'être ensemble.

Un éclat dangereux s'alluma dans les yeux de Dexter quand il s'écarta du mur et vint vers elle.

— Je pensais que nous étions tombés d'accord hier soir seulement, dans votre bibliothèque, sur le fait que nous nous apprécions grandement ?

— Je parle de confiance et de respect, pas de concupiscence, rétorqua-t-elle. Ce sont les valeurs que vous avez vous-même déclaré rechercher dans le mariage. Vous n'éprouvez aucun de ces sentiments pour moi.

Dexter ne la contredit pas. Ce sourire troublant s'attardait toujours sur ses lèvres.

— Ces valeurs sont peut-être souhaitables, mais elles ne sont pas précisément nécessaires à une relation intime, murmura-t-il.

— Vous êtes si cynique. Laura le regarda, déchirée entre l'attirance qu'elle ressentait

pour lui et son désespoir.

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— Je ne peux pas faire l'amour avec vous quand je sais combien je vous déplais.

Il secoua la tête. — Je suis sûr que vous le pouvez. J'ai toujours envie de vous et

c'est tout ce qui compte. Il glissa une main sur sa nuque et l'attira à lui pour pouvoir

l'embrasser. Ses lèvres étaient fraîches et fermes, presque douces, sauf qu'il n'y avait plus maintenant de tendresse en lui. Néanmoins, elle sentit une chaleur intense s'allumer en elle et ne put faire autrement que d'ouvrir ses lèvres en réponse à sa demande. Lorsqu'il la lâcha, ils avaient tous les deux le souffle court, et l'éclat du désir brillait dans les yeux de Dexter.

— Vous voyez, dit-il du même ton froid, vous n'avez pas besoin de confiance, d'estime et de respect de ma part. Je vais me procurer une licence spéciale et nous nous marierons d'ici quinze jours.

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19 C'était le jour du mariage de Laura, le soleil d'automne brillait

et les cancans à Fortune's Folly étaient carrément assourdissants. Les potins portaient sur la façon dont la duchesse douairière de Cole épousait M. Dexter Anstruther dans un délai scandaleusement bref et avec une licence spéciale. Laura savait que la moitié du village suggérait qu'elle avait une liaison avec Dexter et qu'elle était enceinte. L'autre moitié pensait qu'il était juste un beau chasseur de fortune et Laura une femme mûre à la sottise embarrassante qui était tombée sous son charme. Les deux rumeurs étaient assez proches de la vérité, pensait Laura, pour la mettre mal à l'aise.

Sir Montague avait été si fier que la Taxe sur les Dames ait apparemment poussé sa principale opposante au mariage qu'il avait eu la témérité d'accoster Dexter et de suggérer que, puisqu'il bénéficiait directement de la dîme, il devrait lui reverser un pourcentage sur la dot de Laura. Dexter avait décliné l'invitation, mais cela avait à peine entamé la jubilation de sir Monty. Si Laura ne s'était pas sentie aussi terriblement incertaine de son avenir, elle pensait qu'elle aurait probablement concocté un autre plan pour rabaisser le châtelain de quelques crans, rien que pour Alice et Elizabeth. Si jamais l'occasion s'en présentait, se dit-elle, elle retournerait au combat et les aiderait à vaincre le cupide baronnet.

Elle se tenait devant son miroir dans sa robe de mariée. Elle n'avait pas fait faire une nouvelle robe pour l'occasion. Elle n'en avait pas eu le temps. A la place, elle avait choisi une très belle mais très vieille robe qu'elle n'avait pas portée depuis le début de son mariage avec Charles. Elle était de soie rose foncé, rebrodée

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de petits boutons de roses un peu plus pâles. Elle la moulait étroitement, elle s'était un peu arrondie depuis ses vingt ans, mais la coupe serrée de la soie était plutôt flatteuse. Et si la mode avait changé, bien sûr, Laura ne s'en était jamais vraiment souciée. Ce qui était important dans cette robe était qu'elle l'avait portée quand elle était heureuse, avant que le chancre de la négligence et de l'indifférence de Charles ne l'ait rongée et n'ait changé sa vie. C'était comme si mettre cette robe ce jour-là était un acte de foi, un espoir fou qu'elle trouverait avec Dexter le bonheur auquel elle aspirait.

Même ainsi, elle connut un moment de vraie panique tandis qu'elle contemplait son reflet. Comment pourrait— elle se tirer de cette parodie de mariage ? Dexter n'était pas attaché à elle. C'était Hattie qu'il voulait. En tout cas, il ne l'aimait certainement pas comme elle l'aimait.

Durant les quinze jours qui avaient suivi l'insistante demande en mariage de Dexter, Laura avait chassé tout doute et toute hésitation de son esprit, se concentrant seulement sur le besoin de faire ce qui était en son pouvoir pour protéger sa fille. Dexter était venu lui rendre visite chaque jour, mais ils avaient passé très peu de temps seuls et il ne l'avait pas touchée une seule fois. Son unique intention avait été d'apprendre à connaître Hattie et ils étaient donc allés dans les collines pour faire voler le cerf-volant de la petite fille, ou avaient emporté un pique-nique au bord de la rivière, où Dexter avait fabriqué de petits bateaux avec des brindilles qu'ils avaient fait naviguer ensemble. Parfois, Alice les avait accompagnés et Rachel était venue, aussi, ce qui avait rendu la situation plus aisée pour Laura ainsi que pour Hattie, au début. Mais la petite fille avait fini par accepter Dexter dans sa vie avec son caractère ouvert, et le cœur de Laura s'était crispé face à la spontanéité des sentiments de sa fille. Pour elle, tout était si simple et si facile.

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Laura pensait que l'amour était inconditionnel du côté de Dexter, également. Cela lui faisait mal de le voir regarder Hattie avec tant de fierté et d'affection, car cela ne faisait que lui rappeler qu'elle l'avait privé de tout cela pendant les trois ans et demi passés. Puis Dexter levait les yeux, surprenait son regard posé sur lui et la douceur disparaissait de son expression, lui indiquant clairement qu'il ne lui avait pas pardonné.

Miles ne se joignait jamais à leurs sorties en famille, même s'il était resté à Fortune's Folly. Laura en avait été surprise, car elle s'était attendue à ce que son cousin soit content lorsqu'elle avait annoncé ses fiançailles avec Dexter. Elle avait espéré que cela comblerait la brèche qui s'était creusée entre eux depuis le soir où il les avait découverts dans la bibliothèque, mais il n'en avait rien été. Manifestement, les deux hommes s'étaient dit quelque chose qui n'avait fait qu'accentuer la cassure.

— Vous êtes magnifique, Laura, dit Alice en posant une main douce sur son bras et en l'interrompant dans ses pensées. Tenez : j'ai cueilli quelques-unes des dernières roses de ma serre pour que vous les portiez. Il est temps d'y aller.

Laura prit le petit bouquet et huma le faible parfum des fleurs. Les roses sentaient les derniers jours de l'été.

— Merci, dit-elle. Alice sourit et Laura s'avisa avec un coup au cœur que son

amie pensait qu'elle choisissait d'épouser Dexter parce qu'elle l'aimait, et non parce qu'elle n'avait pas d'autre solution. Alice avait été si heureuse quand les fiançailles avaient été annoncées. Elle avait été l'une des rares personnes qui avaient accepté la nouvelle sans porter de jugement et Laura n'avait pas eu le cœur de lui dire que tout cela n'était que de la comédie.

Elle avait délibérément choisi le début de soirée pour la cérémonie, quand la plupart des curieux habitants de Fortune's Folly seraient rentrés chez eux. Elle n'avait aucune envie que sa

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parodie de mariage ne devienne un spectacle, en plus, avec tout le village les regardant. Les seules personnes qu'elle voulait avec elle étaient Alice comme demoiselle d'honneur et Miles pour la conduire à l'autel. Elle n'avait même pas voulu qu'Hattie soit présente, mais Dexter avait insisté. Il tenait à ce que leur fille soit là pour voir ses parents se marier. Toutefois, Laura savait que le sens de ce geste lui était destiné à elle et non pas à la petite fille. Dexter voulait les revendiquer toutes les deux publiquement, ouvertement et sans faux-semblants.

Hattie était dans le vestibule avec Rachel, un petit paquet ensommeillé qui se frottait les yeux et serrait un petit bouquet de boutons de roses sans épines qui était la réplique en miniature de celui de Laura. Des larmes lui nouèrent la gorge lorsqu'elle posa un baiser sur la douce joue de sa fille. Miles était là aussi, un Miles étrangement grave, le visage fermé et sévère. Il sourit quand il la vit et Laura parvint à lui rendre un sourire tremblant.

— Allez-vous bien, Laura ? lui demanda-t-il et elle hocha la tête, sentant les larmes lui brûler la gorge.

Miles souleva Hattie dans ses bras et ils sortirent dans la nuit, longeant à pied le chemin du Vieux Palais à l'église.

La soirée d'automne était fraîche. Laura frissonna sous sa cape. Il faisait froid, oui, et elle était nerveuse. La rosée rendait le sentier déjà inégal très glissant, et elle fut reconnaissante du soutien du bras d'Alice. Des bougies brillaient derrière les fenêtres, le vicaire de Fortune's Folly attendait à la porte et à l'intérieur, dans la paix sereine et sans âge de la nef, Dexter se tenait à côté de son témoin, Nat Waterhouse. Lorsqu'ils s'approchèrent, Miles adressa un raide signe de tête à Nat, mais ignora complètement Dexter.

Laura rencontra le regard de son futur époux. Il l'observait avec intensité et, pendant un moment, il parut ébloui. Puis la froideur revint dans son regard.

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— Mes bien chers frères..., commença le vicaire. Le service passa dans une sorte de brouillard. Laura savait

qu'elle avait dû donner les réponses adéquates, mais elle ne se rappelait rien.

A la fin, Dexter l'embrassa brièvement, ses lèvres fraîches et distantes sur les siennes. Il semblait n'avoir aucune émotion vis-à-vis d'elle.

Hattie passa les bras autour du cou de son père et l'embrassa, et alors il sourit, d'un doux et tendre sourire pour sa fille qui fit tambouriner le cœur de Laura dans sa poitrine et l'emplit de chagrin. Elle souffrait qu'il éprouve un amour aussi simple pour Hattie et aucun pour elle. L'amour qu'elle ressentait pour lui était impossible à oublier. Elle avait craint que, comme avec Charles, son amour pour Dexter ne se flétrisse sous l'assaut de sa colère envers elle, mais ce n'avait pas été le cas. Quand elle le voyait avec leur fille, elle se sentait pleine de tendresse. Elle brûlait qu'il l'aime tout en sachant que cela n'arriverait jamais, bien qu'elle ne puisse chasser complètement cet espoir.

Miles embrassa Laura, mais ne serra même pas la main de Dexter. Il regardait son ancien ami avec une froide hostilité, les épaules carrées, un air agressif peint sur tous les angles de son corps.

— Je vous avais averti de ne pas vous marier à moins que vous n'en soyez convaincu, dit-il à Dexter. Si j'entends dire que Laura n'est pas heureuse, Anstruther, je viendrai vous demander des comptes.

Il fit un bref signe de tête à Alice et s'en alla. Une lueur de colère voila un instant le regard de Dexter. Puis il prit Hattie dans ses bras et se tourna vers Laura.

— Rentrons-nous à la maison ? demanda-t-il avec une courtoisie scrupuleuse.

Alice se pencha pour embrasser Laura sur la joue.

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— J'espère que vous serez très heureuse, chuchota— t-elle. Hattie était si fatiguée qu'elle s'endormit dans les bras de

Dexter sur le chemin du retour. Laura le regarda la porter dans l'escalier pour aller la mettre au lit. Une étrange impression l'habitait : tout semblait identique et pourtant, tout était si différent. Mme Carrington avait fait de son mieux pour leur préparer un bon dîner, mais Laura n'avait pas faim. Elle resta assise seule dans la salle à manger, le ragoût de mouton refroidissant dans son assiette, et elle songea avec morosité que cela ressemblait plus à une veillée mortuaire qu'à un mariage.

Puis la porte s'ouvrit et se referma avec un bruit très ferme. Dexter avança jusqu'à elle et s'immobilisa derrière sa chaise.

— Etes-vous fatiguée ? demanda-t-il. Il lui toucha la joue, d'un geste doux mais impersonnel. — Nous devrions peut-être aller nous coucher. Elle ne répondit pas. C'était ici qu'il l'avait touchée pour la

dernière fois, ici qu'il l'avait embrassée avant de lui assurer que leur mariage serait complet dans tous les sens du terme. Entre-temps, il s'était comporté comme un étranger pour elle et pourtant, à présent, il lui rappelait qu'il avait l'intention de remplir son devoir conjugal jusqu'au bout et cette pensée l'effrayait.

Elle sortit de la pièce pour le précéder dans l'escalier. Elle ne se retourna pas. Sa nuque la picotait tant elle était consciente du regard qu'il posait sur elle. C'était comme s'il l'avait caressée de ses mains. Tandis que chaque pas la rapprochait du haut de l'escalier, sa nervosité s'accroissait. Son cœur chavirait dans sa poitrine. Ses doigts tremblaient. Une vague de folie s'emparait d'elle. C'était sa nuit de noces et elle se sentait comme une condamnée se dirigeant vers l'échafaud.

Sur la dernière marche, elle s'arrêta abruptement et se tourna vers lui.

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— Dexter, je ne peux pas faire ceci. Vous... Je... j'ai l'impression de ne plus vous connaître.

Une lampe était posée sur un coffre sur le palier et diffusait une lumière douce. A cette lueur, l'expression de Dexter était distante et si froide qu'elle se figea. Il était l'homme qu'elle aimait, dont elle voulait être aimée, sauf que les secrets et les mensonges avaient dressé une barrière entre eux qui lui semblait insurmontable.

Il prit sa main dans la sienne, son pouce caressant sa paume, et elle sentit le picotement familier du désir lui traverser le corps. Son corps la trahissait, elle le désirait malgré elle et ne pouvait rien y faire. Elle avait toujours été passionnée, et avec Dexter cette passion se traduisait par une sensualité sur laquelle elle n'avait aucun contrôle, et qui ne lui laissait aucun choix.

— Vous me connaissez. Il l'embrassa et elle ouvrit les lèvres sous la pression

inexorable de sa bouche. Sa langue se mêla à la sienne, suave et tentatrice. Son corps le reconnut instantanément et s'emplit d'une aspiration tremblante. Ses genoux faiblirent, ses muscles se crispèrent tandis que la bouche de Dexter possédait et ravageait la sienne, jusqu'à ce qu'elle doive s'écarter simplement pour reprendre son souffle.

Il émit un bruit de gorge satisfait et la souleva dans ses bras, la portant pour franchir la porte de sa chambre où il la laissa choir au milieu du lit. Ses jupons remontèrent sur ses cuisses et elle se remit promptement sur son séant pour se couvrir. Le baiser avait gorgé son corps de désir, mais son esprit lui paraissait détaché, froid et effrayé. Elle ne pouvait pas répondre à Dexter de cette façon. Elle ne le voulait pas. Pas quand tout le reste était faussé et cassé entre eux, pas avec la culpabilité qui la rongeait et le manque d'indulgence de Dexter.

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Il défaisait son écharpe, à présent, et la laissa tomber négligemment sur le sol. Sa chemise suivit. Laura détourna vivement les yeux, mais pas avant d'avoir aperçu son torse large et musclé. Elle eut de nouveau l'impression de manquer d'air. La panique qui envahissait son esprit s'intensifia. Elle tenta de faire part de son trouble à Dexter, en faisant un ultime effort pour l'amener à comprendre.

— Pourquoi faisons-nous ceci ? demanda-t-elle avec désespoir. Je ne vous plais même plus maintenant, Dexter, et vous m'aimez encore moins. Et je vous ai déjà dit que je ne peux pas faire l'amour sans amour, seulement pour le plaisir physique...

— Et moi, je vous ai dit que je suis sûr que vous le pouvez. L'éclat bleu de ses yeux était implacable. Il la rejoignit sur le lit

et le matelas s'enfonça sous son poids lorsqu'il s'assit à côté d'elle. — Ce sera mon objectif, ma très chère Laura, de vous prouver

que vous le pouvez. L'estomac de Laura se noua d'appréhension. Elle était horrifiée

et infiniment excitée tout à la fois. Leurs regards se joignirent et Dexter tendit la main vers le ruban rose qui nouait l'encolure de sa robe. Les jointures de ses doigts frôlèrent le haut de ses seins au-dessus du nœud. Elle resta assise, tendue et très droite, tous ses sens soudain en alerte. Il fit glisser pensivement le ruban entre ses doigts, puis il tira sur la boucle qui se défit.

— Vous êtes ma femme et je veux vous faire l'amour, murmura-t-il, sa main se portant sur le premier bouton de son corselet. Je vais vous faire l'amour et nous en tirerons tous les deux beaucoup de plaisir.

Il leva son autre main pour la couler dans ses cheveux, attirant sa tête en avant pour pouvoir l'embrasser d'une manière intime, profonde, la marquant comme sienne. La tête de Laura lui tourna. Ses sens s'enflammèrent. Il lui avait tout pris ce jour-là, pensa-t-elle comme il l'allongeait sur le dos, la rejoignant dans la

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douceur de la courtepointe, le poids de son corps sur le sien. Elle était sa femme, elle portait son nom, il avait son enfant, maintenant, et tout ce qu'il lui restait à faire pour parfaire sa possession était de prendre son corps. Son âme, qu'elle aurait livrée si volontiers autrefois, était la seule chose qu'il ne pouvait atteindre à présent. Alors pourquoi lutter contre cette intense et délicieuse chaleur qui venait à bout de toutes ses résolutions et ses défenses ? Elle désirait le réconfort physique de son toucher et, pour l'instant, elle devrait s'en contenter. Elle n'avait plus envie de se battre contre lui ou contre ses propres instincts. Elle était fatiguée, elle se sentait seule et elle voulait avoir l'illusion d'être aimée.

Dexter se redressa sur un coude et déboutonna son corselet en mouvements lents et mesurés, s'arrêtant pour presser de doux baisers sur sa peau chaque fois qu'un bouton cédait. Libéré du conflit qui opposait ses pensées et ses désirs, le corps de Laura se détendit et s'épanouit, immobile et docile sous ses mains, sa chair se réchauffant sous son toucher, une rougeur teintant sa peau dénudée. Sa respiration était rapide et bruyante. Elle laissa ses paupières se fermer et son esprit dériver, ne pensant à rien d'autre maintenant qu'au plaisir charnel et au besoin d'assouvissement qui montaient lentement en elle.

Dexter abaissa son corselet, la dénudant jusqu'à la taille, et prit un de ses seins dans sa paume, abaissant ses lèvres sur sa pointe durcie. Elle n'essaya pas de réprimer le petit gémissement qui lui échappa et il s'arrêta en l'entendant, puis il prit le téton entre sa langue et ses dents et se mit à le sucer doucement.

Des souvenirs de leur précédente étreinte dans la bibliothèque traversèrent l'esprit de Laura, faisant naître en elle une nouvelle sensation d'impuissance. Elle se tortilla sur le lit, sentant le velours rêche de la courtepointe sous son dos nu, pressant impudiquement son sein contre les lèvres de Dexter tandis qu'il la caressait de sa langue.

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— Comment vous sentez-vous maintenant ? Sa voix était sourde et très douce. — J'ai chaud... Sa voix lui semblait distante. — Je frissonne... — Bien. Elle sentit son sourire contre son sein nu. — Ainsi, vous ressentez du plaisir ? — Oui. Elle prononça ce mot dans un souffle, s'arquant vers le haut

tandis qu'il mordillait doucement sa peau. Il fit descendre sa main sur la tendre courbe de son ventre, la

débarrassant de sa robe, de ses jupons, de ses bas et de sa camisole et les poussant sur le côté en un tas désordonné. Elle était allongée sur le lit, pâle, nue et exposée, et, bien que ses yeux soient fermés, elle savait que Dexter la regardait, son regard glissant lentement sur chaque pouce tremblant d'impatience de son corps. Une petite partie de son esprit lui soufflait encore que ceci n'aurait pas dû arriver entre eux et elle chercha quelque chose pour couvrir sa nudité, mais il saisit ses mains et les écarta.

— Ne vous couvrez pas. Je veux vous regarder. Le bout de ses doigts sema une trace de feu sur son ventre. Sa

langue s'insinua dans son nombril, audacieuse. — Vous êtes très belle, Laura. Sa main glissa sur la peau soyeuse de sa cuisse et elle frémit.

Cette caresse calculée, délibérée, était intimement proche du cœur de sa féminité et elle se raidit une seconde, avant de le laisser écarter ses jambes et descendre doucement sur elle pour lécher la chair gonflée de désir.

Il releva légèrement la tête.

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— Et là, comment vous sentez-vous ? Un gémissement sourd sortit de sa gorge quand elle sentit ses

habiles coups de langue sur les replis les plus secrets de sa personne.

— Je veux... — Ceci? Il glissa sa langue dans la moiteur de son ventre. Un petit cri lui échappa et elle s'arqua de nouveau en un appel

muet. Lentement, en connaisseur, il prolongea le plaisir, faisant durer chaque caresse, chaque toucher pendant que les hanches de Laura tressautaient et qu'elle cherchait l'assouvissement. Il était implacable, totalement contrôlé. Elle n'avait conscience de rien d'autre que du besoin frémissant qui palpitait en elle.

Elle se rendit à peine compte qu'il la quittait pour ôter le reste de ses habits, puis il fut de nouveau à côté d'elle sur le lit, le corps dur et brûlant, et cela la fit émerger un moment de son rêve sensuel. Elle posa ses paumes sur son torse. Elle pouvait sentir la forte pression de son érection contre sa cuisse et elle en éprouva une sorte de choc.

— Prenez-moi. C'étaient les mots de Dexter, pas les siens, un ordre plutôt

qu'une requête. Elle ouvrit de grands yeux quand elle le sentit bouger et s'installer entre ses cuisses, là où son corps palpitait encore dans l'attente de sa satisfaction. Il la déplaça légèrement afin qu'elle soit parfaitement positionnée pour le recevoir et elle sentit la pointe de son sexe la toucher une seconde avant qu'il ne s'enfonce durement dans son corps crispé et tremblant.

Il reprit sa bouche en un baiser à la possessivité primitive tout en la pénétrant de ses assauts sûrs et puissants, ne lui laissant aucun répit, la soumettant à une exigence absolue.

— Ouvrez les yeux.

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Il n'y avait pas de tendresse en lui, seulement un besoin total qu'elle soit sienne, à lui seul, et qu'elle le reconnaisse. Elle ouvrit des yeux troublés et vit sa tension sur son visage, l'éclat intense et concentré de son regard. Son corps brûlait et aspirait douloureusement à la délivrance tandis qu'il la forçait de plus en plus près du bord. Elle savait qu'il ne s'abandonnerait pas à son propre orgasme avant de s'être assuré qu'elle s'était livrée à lui. Elle se sentit glisser dans l'extase, emportée par le plaisir, par la poussée insistante de son corps à l'intérieur du sien. Mais alors, au tout dernier moment, elle se sentit s'écarter de lui, si bien que même si son corps se convulsait en une volupté absolue, son esprit restait froid et détaché, lui laissant une étrange sensation de vide.

Ses yeux se joignirent à ceux de Dexter. Il s'était arrêté pour l'observer. Il repoussa ses cheveux humides de son visage et ses doigts s'attardèrent un instant sur sa joue comme s'il avait voulu la caresser. Mais il n'y avait pas d'affection dans son regard.

— Ne vous tenez pas éloignée de moi, Laura. Le corps de Laura frémissait encore de la violence de son

orgasme. Il était toujours en elle, fort et dur, l'emplissant. Elle savait qu'il n'avait pas atteint l'assouvissement ; il avait voulu lui montrer qu'elle pouvait éprouver du plaisir sans qu'il y ait de tendresse entre eux. Que son corps lui répondrait même sans amour, par son simple désir charnel. Il l'avait fait. Dexter avait achevé sa démonstration. Mais cela ne lui suffisait pas. Maintenant, il voulait son esprit, aussi. Il voulait sa totale soumission.

Il se remit à bouger doucement, à peine, mais la friction suffit à envoyer d'autres ondes de sensation à travers le corps encore sensible de Laura. Lorsqu'il se retira d'elle, elle ne put retenir un petit gémissement déçu. Il la retourna, lui releva les fesses et une nouvelle onde de choc la traversa quand elle le sentit lui écarter

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les jambes et entrer en elle par-derrière. Un sombre plaisir l'envahit. Exposée, vulnérable à son regard et à son toucher, elle se sentit néanmoins incroyablement excitée.

Le rythme reprit. Cette fois, il la pénétra profondément et se retira lentement, encore et encore, les seins de Laura bougeant langoureusement à chaque assaut, ses mamelons frottant contre les draps en une stimulation insupportable. Il glissa ses mains sous elle pour saisir sa poitrine, puis il souleva sa hanche d'une main et fit descendre l'autre dessous pour caresser le tendre cœur de sa féminité. Son invasion intense et délibérée de son corps fit de nouveau tambouriner son sang dans ses veines tandis qu'un plaisir liquide la parcourait à flots, s'enroulant en elle de plus en plus violemment. Il s'accroissait lentement, inexorablement, et soudain elle ne put plus y résister. La volupté la terrassa et elle cria encore et encore de félicité, sentant Dexter succomber enfin à son propre orgasme. Les sensations fusèrent dans son cerveau en une pluie de lumières aveuglantes tandis qu'elle lâchait prise et laissait le plaisir la balayer et l'emporter.

Elle roula sur le dos et resta allongée sur les oreillers, repue et abandonnée, vaguement consciente de la présence de Dexter à côté d'elle, de la chaleur moite de son corps et de sa respiration hachée.

Elle tourna légèrement la tête et une grosse larme roula sur sa joue avant de tomber avec un bruit mat sur l'oreiller, la surprenant.

— Laura? La voix de Dexter était très calme. — Pourquoi pleurez-vous ? Jusque-là, elle ne s'en était pas rendu compte. Puis ses

sentiments reprirent le pas sur son corps, transperçant le plaisir languide qui l'avait enveloppée à la suite de leur étreinte. Son corps était lourd, plein et satisfait, mais son esprit lui paraissait

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terriblement esseulé, plongé dans une obscurité hurlante qui menaçait de l'engloutir tout entière.

— Je pleure parce que c'était merveilleux, Dexter, répondit-elle. Et parce qu'en réalité cela n'aurait pas dû l'être, pas quand il n'y a aucun amour entre nous.

Il fronçait les sourcils, à présent. Il était allongé sur le dos, magnifiquement nu, n'essayant pas de se couvrir. Il était splendide. Elle avait envie de le toucher. Non. Elle avait envie de le tenir, de se sentir proche de lui et de savourer leur intimité.

Elle avait envie de se blottir dans ses bras et de dormir, et de s'éveiller pour le trouver là, la tenant sur son cœur. Alors que lui, il avait établi clairement ce qu'il voulait, et que la tendresse ne faisait pas partie de ses conditions. Son désespoir refit surface et la submergea.

Elle roula hors du lit et attrapa ses vêtements dans la pile désordonnée qui gisait par terre. Elle n'allait pas rester là et le laisser la voir pleurer ou, pire, rester allongée près de lui et se sentir perdue, frustrée et seule.

— Vous avez prouvé ce que vous vouliez, dit-elle calmement. Vous pouvez me faire l'amour sans tenir à moi et me donner du plaisir, mais cela ne signifie rien. Comprenez-vous cela, Dexter ? C'est vide et sans valeur. Voilà ce qu'est votre mariage.

Elle passa dans sa propre chambre par la porte de communication et la verrouilla derrière elle. La pièce paraissait chaude à la lumière des bougies, familière et rassurante. C'était presque comme si rien n'avait changé. Pourtant, tout avait changé. Laura essuya une autre larme et enfila sa chemise de nuit, froide car Molly ne l'avait pas réchauffée devant le feu en pensant évidemment qu'elle n'en aurait pas besoin cette nuit, puis elle se mit au lit et se pelotonna pour se réchauffer. Mais le froid était en elle. Et il ne la quitta pas de la nuit.

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Dexter péchait. C'était un superbe après-midi de fin

d'automne sur la rivière Tune. De la fumée de bois flottait dans l'air et le soleil tardif brillait sur l'eau. Il aurait dû savourer le calme et le cours tranquille de la rivière. Mais il n'en faisait rien. Il aurait dû être heureux. Mais il ne l'était pas.

Il lança sa ligne d'un geste inutilement violent. Il avait tout ce qu'il voulait, maintenant, net, ordonné et sous contrôle. Il avait sa fille, il avait de l'argent, ou du moins il l'aurait quand l'avoué, M. Churchward, aurait fini de procéder aux arrangements. Il avait écrit à sa mère pour l'informer de son mariage. A présent, il pourrait acheter une charge dans l'armée à Charles, payer les frais d'université de Roland et régler toutes les dettes et obligations qui avaient pesé si lourdement sur lui par le passé. Il avait son travail à Londres, auquel il retournerait dès qu'il aurait fait une percée dans l'affaire Crosby. Il avait également écrit à lord Liverpool pour lui dire qu'il était marié et qu'il espérait maintenant progresser dans l'enquête sur le meurtre, en supposant que Miles soit toujours prêt à travailler avec lui.

Il avait Laura pour femme. Des émotions inconfortables l'assaillirent. Sa conscience, la

culpabilité... Il n'était pas habitué à se sentir coupable à propos de quoi que ce soit. Dans sa vie, il avait toujours essayé de faire ce qu'il fallait et cela l'avait fait croire en sa propre intégrité. Maintenant encore, quand il éprouvait des remords pour la façon dont il traitait Laura, il se disait qu'il l'avait contrainte au mariage pour le bien d'Hattie et qu'à la longue, ils apprendraient à vivre plus facilement l'un avec l'autre. Elle était sa femme et ainsi elle s'ajustait dans le cadre de sa vie ordonnée, maintenant.

Il s'agita avec un certain malaise comme sa conscience le tourmentait de nouveau. Ils étaient mariés depuis une semaine, mais il s'appliquait à éviter son épouse. Il la punissait. Il se

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sentait encore si amer après la trahison dont elle s'était rendue coupable en lui cachant l'existence d'Hattie. Il était incapable de s'en empêcher. Ils vivaient comme des étrangers, même si, chaque nuit, il la rejoignait dans son lit pour lui faire l'amour avec une ferveur brûlante et passionnée. Ces moments de plaisir faisaient également partie de sa vie bien réglée, à présent. Il pouvait garder ses besoins physiques sous contrôle en les exerçant dans le lit conjugal. Tout était discipliné et rationnel, il maîtrisait la situation.

Sauf que tout cela n'était qu'une illusion, il le savait. Quelque chose manquait à sa vie et, malgré toute sa logique et son intelligence, il ne pouvait définir ce que c'était. Il ferma les yeux une seconde. Lorsqu'il les rouvrit, le soleil qui se reflétait sur l'eau l'aveugla presque. Il savait que d'une certaine manière, il n'était pas satisfait de son mariage. Lui, qui disposait maintenant de tout ce qu'il avait désiré, se sentait encore irrationnellement malheureux. C'était inexplicable.

Il songea à Laura. Il avait pensé qu'il pourrait lui faire l'amour malgré la colère qu'il ressentait à son égard, qu'il pourrait se contenter du parfait plaisir physique et sensuel que leurs ébats lui apportaient toujours. Mais il lui semblait de plus en plus difficile de trouver la satisfaction à laquelle il aspirait. Ce n'était pas qu'elle le refusait jamais. Elle répondait à tous ses désirs avec une passion débridée qui lui enflammait le sang. Il ne pouvait nier que leurs étreintes étaient épuisantes, spectaculaires et qu'elles le comblaient physiquement, mais étrangement, d'une façon complexe, elles le laissaient insatisfait. Il resserra si fort son emprise sur la canne à pêche qu'il la cassa presque en deux. C'était comme si, alors que son intimité physique avec Laura allait en s'accroissant, elle lui échappait d'une certaine manière, comme si elle était encore moins qu'une étrangère pour lui. La femme qu'il voulait posséder corps et âme l'esquivait et se

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changeait en fantôme. Il ne pouvait pas contrôler cette impression et cela l'enrageait.

Avec un soupir, il rassembla son matériel de pêche et se mit à marcher au bord de la rivière pour rentrer au Vieux Palais. Lorsqu'il émergea dans la prairie, il vit Hattie qui accourait vers lui dans l'herbe, sa nourrice et une femme vêtue d'une robe bleu lavande marchant derrière elle. Un instant, il pensa que c'était Laura et, en dépit de tout, son cœur se souleva. Puis il s'avisa qu'il s'agissait d'Alice Lister et en éprouva une déception ridicule. Alice lui fit un signe de la main, dit au revoir à Rachel et à Hattie et s'éloigna vers Spring House.

Dexter posa sa canne à pêche et souleva sa fille dans ses bras. Elle enlaça son cou de ses bras potelés et glapit d'excitation. Serrant le corps fragile de sa fille contre le sien, il fut balayé par une vague d'amour si puissante qu'elle l'ébranla au plus profond de son âme. L'instinct protecteur que sa petite fille éveillait en lui le surprenait toujours. Avec Hattie, tout était toujours si simple, elle donnait si généreusement son amour.

— Je ramasse des galets pour maman, dit-elle avec importance. C'est un cadeau.

Elle se dégagea de lui en se tortillant et courut jusqu'à la rivière pour ramasser de petites pierres rondes et les tendre à Rachel, qui les mettait dans la poche de son tablier.

Dexter rentra lentement au Vieux Palais, jeta son matériel dans un coin d'une des dépendances et pénétra dans la maison pour se laver. Lorsqu'il redescendit, Hattie était dans le vestibule et arrangeait ses galets en un motif sur le tapis. Elle arborait l'expression intense et concentrée qu'il reconnaissait entre toutes. Elle leva vers lui ses brillants yeux noisette, les yeux de Laura.

— Papa, dit-elle lentement, comme si elle s'exerçait à prononcer le mot.

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Puis elle sourit et Dexter sentit l'amour qu'il éprouvait pour elle le submerger de nouveau.

La porte du salon s'ouvrit alors et Laura pénétra dans la pièce. Elle paraissait fatiguée. Manifestement, elle avait écrit, car des taches d'encre maculaient ses doigts. Elle les regardait avec une certaine exaspération et essayait de les essuyer sur sa jupe. De légers cernes sombres soulignaient ses yeux. Elle les leva, l'aperçut et il vit l'expression de son regard devenir méfiante et malheureuse. Il en éprouva une bouffée de culpabilité intolérable. Il devait faire quelque chose pour arranger les choses entre eux, mais il ne savait pas quoi.

Soudain, il se sentit aussi peu sûr de lui que s'il avait de nouveau été le jeune homme qui avait aimé et perdu Laura pour la première fois. Son instinct le poussait à se retirer dans la sécurité de son monde ordonné, mais il savait avec une certitude absolue qu'il n'y trouverait pas de réconfort. Il devait faire quelque chose de différent. Il ignorait quoi et cette pensée le terrifiait. Lui qui avait affronté le danger et même la mort dans son travail était effrayé par ses propres sentiments.

— Dexter..., commença Laura. Il lui prit la main et elle le regarda, une expression surprise

dans les yeux face à cette marque d'affection. — Voulez-vous passer la journée avec moi, demain ?

demanda-t-il. Il avait l'impression qu'il cherchait son chemin à tâtons vers

quelque chose qu'il ne comprenait pas tout à fait, et qu'il n'avait pour seul guide que son instinct aveugle et mal assuré.

— Juste nous deux ? Laura parut perplexe et un peu craintive, et il se sentit soudain

un parfait vaurien de l'avoir tenue à distance tout ce temps.

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— Je n'en suis pas sûre, murmura-t-elle, évitant son regard et portant les yeux sur Hattie.

— Je vous en prie, dit-il. Il accentua la pression de ses doigts jusqu'à ce qu'elle le

regarde. — Je vous en prie, répéta-t-il doucement. Laura, je dois vous

parler. Il y a des choses dont nous devons discuter. — Je conviens que nous devons parler, dit-elle, mais elle

paraissait encore hésitante. — Alors, passez la journée avec moi, la pressa-t-il. Nous

pourrions monter à cheval, peut-être. Elle eut un petit sourire méfiant. — Cela pourrait être... plaisant. — J'essaierai de faire en sorte que cela le soit. Il prit que conscience qu'Hattie les observait, le regard

assombri. Pour la première fois, la petite fille semblait percevoir la tension entre eux, même si elle était encore bien trop jeune pour la comprendre.

Laura abaissa ses cils, leur ombre effilée et sombre se dessinant sur ses joues. Dexter éprouva une soudaine bouffée de nostalgie, si puissante qu'elle lui coupa le souffle.

— Je sais que nous devons essayer d'arranger les choses, dit-elle, pour le bien d'Hattie.

— Pas simplement pour cela, commença à dire Dexter, mais... — Je veux un frère, lança Hattie, assise sur le tapis. Maman,

papa, je veux un frère ou une sœur. Laura battit des cils. — Elle vous appelle papa, murmura-t-elle.

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— Oui, fit Dexter. Je pense, ajouta-t-il doucement, qu'elle sent que j'ai mérité d'être appelé ainsi, mais je ne suis pas sûr de mériter d'être appelé votre mari.

Les yeux noisette de Laura se troublèrent, comme si elle ne comprenait pas tout à fait ce qu'il essayait de dire. Dexter lâcha sa main et s'accroupit près de sa fille.

— Je pense que cela peut prendre un peu de temps pour te donner un frère ou une sœur, poupée, dit-il. Il faut d'abord que je connaisse mieux ta maman.

De la couleur monta aux joues de Laura. — Vraiment ? demanda-t-elle. Vous le pensez réellement,

Dexter ? — Réellement. Nous commencerons ce soir. — Je comptais emmener Hattie au feu de joie, déclara Laura. Elle jeta un coup d'œil à l'horloge. — Il commence dans une demi-heure. — Alors, nous irons tous ensemble, dit Dexter. Je suis sûr que

ce sera une soirée mémorable. Et ensuite nous pourrons parler. La porte de l'escalier de service s'ouvrit et Carrington en sortit

en traînant les pieds. — Puis-je vous dire un mot, Votre Grâce ? demanda— t-il avec

dignité. Mme Carrington et moi aimerions vous demander la permission d'assister au feu de joie, ce soir.

— Certainement, Carrington, répondit Laura en souriant. Je suis enchantée que vous ayez envie de sortir. Rachel et Molly se feront un plaisir de rester à la maison. Apparemment, elles n'apprécient pas ce genre de réjouissances.

— En effet, Votre Grâce, déclara le majordome. Leur cottage a brûlé quand elles étaient enfants et elles n'ont jamais aimé les feux de joie, depuis.

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— Je vois. Cela ne peut pas être une joyeuse période de l'année pour elles, commenta Laura.

Elle regarda Dexter. Quelque chose dans ses yeux lui serra le cœur.

— Oh ! Carrington, reprit-elle. Une dernière chose... Voudriez-vous, je vous prie, m'appeler « madame Anstruther », maintenant que je suis mariée ?

— Ce sera un plaisir, Votre Grâce, répondit le domestique. Il retourna à l'escalier de son pas traînant et ferma la porte

derrière lui. Laura prit Hattie dans ses bras. — Laura, dit Dexter, ébranlé de se sentir aussi ému par ce

qu'elle venait de faire. Attendez... Elle secoua la tête. — Nous devons nous préparer, murmura-t-elle. Nous

pourrons parler plus tard, Dexter. Et cette fois elle lui sourit, et il sentit l'émotion qui ne lui était

pas familière se contracter en lui et l'emporter plus loin de la raison et du bon sens qu'il ne l'avait jamais été. Cela paraissait dangereux, nouveau et effrayant. Cela avait tout l'air d'être... de l'amour.

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20 Apparemment, tout le monde à Fortune's Folly avait décidé

d'assister au feu de joie et à l'immolation de Guy Fawkes. Laura aperçut dans la foule sir Montague et Miles, Nat Waterhouse, lady Elizabeth Scarlet et Alice Lister. M. et Mme Carrington parlaient à Mme Morton, la couturière du village. M. Blount faisait griller des châtaignes dans le feu et en avait déjà donné quelques-unes à Hattie.

La nuit était fraîche, les étoiles scintillaient au-dessus d'eux. Le feu bondissait et s'élevait dans les airs, crépitant et sifflant, léchant les pantalons déchirés du pantin.

Les enfants du village avaient fait de l'excellent travail. Le bonhomme à taille humaine portait une grossière perruque de paille sous un vieux chapeau de feutre et un masque qui ressemblait étrangement à sir Montague Fortune. Laura se demanda si c'était lady Elizabeth qui l'avait peint. Elle passait pour être une artiste de talent.

Hattie se blottit dans les bras de sa mère et regarda, fascinée, une pomme caramélisée dans une main collante et un morceau de gâteau au gingembre dans l'autre. Avec Dexter aussi attentif, également, Laura eut presque l'impression qu'ils étaient comme n'importe quelle famille convenable, comme si le chagrin, le manque de confiance et la misère des dernières semaines s'étaient enfin dissipés.

Ces brefs instants dans le vestibule lui avaient donné de l'espoir, et même si Dexter ne l'aimait pas et faisait cette tentative dans l'intérêt d'Hattie, afin que leur fille ait une enfance plus heureuse que la sienne et celle de ses frères et sœurs, il n'était pas impossible qu'avec le temps ils puissent bâtir le mariage fondé

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sur le respect mutuel qu'il avait dit désirer autrefois. Ce serait une pâle imitation de ce qu'elle avait jadis voulu de lui, mais ce serait un début.

Faye Cole se tenait un peu à l'écart de la foule, frissonnant dans ses fourrures. Elle ne semblait pas particulièrement heureuse d'être là et Laura se demanda ce qui l'avait poussée à venir. Il n'y avait aucun signe d'Henry Cole. Ce n'était pas le genre d'événement auquel Laura aurait pensé que la duchesse assisterait en temps ordinaire, mais peut-être le voyait-elle comme une autre opportunité de trouver un mari à Lydia. Elle avait certainement essayé de pousser sa fille vers lord Armitage lorsqu'il était passé près d'elles, mais Lydia avait refusé de bouger. Elle se tenait à côté de sa mère et paraissait crispée, gelée et très malheureuse, tripotant fébrilement la chaîne en or qu'elle portait au cou.

— Vous feriez mieux d'être rapide, ma fille, dit Faye, ou cette Mary Wheeler au visage de petit-lait va vous souffler lord Armitage sous le nez ! D'abord M. Anstruther perdu au profit de votre cousine, et maintenant lord Armitage qui fait la cour à cette petite intrigante...

Laura vit l'expression de Lydia une seconde avant la duchesse et elle sut exactement ce qui allait se passer. Elle se tourna à moitié pour donner Hattie à Dexter dans l'espoir qu'elle pourrait intervenir, mais alors même qu'elle avançait d'un pas il était trop tard. Lydia, enfin, avait été poussée trop loin.

— Je ne veux pas épouser lord Armitage ! cria-t-elle, faisant sursauter plusieurs personnes qui se trouvaient près d'elle, y compris Laura, par le timbre aigu de sa voix. M'entendez-vous, maman ? Je ne voulais pas épouser M. Anstruther et je ne veux pas épouser lord Armitage !

Faye recula d'un pas.

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— Taisez-vous, stupide fille ! siffla-t-elle. Personne ne voudra vous épouser si vous faites une scène aussi désagréable en public !

— Je m'en moque ! glapit Lydia. J'en ai assez que vous me disiez quoi faire, maman. Vous ne me demandez jamais ce que je veux. Vous me harcelez pendant que papa bat la campagne à faire des bâtards à toutes les servantes d'auberge qu'il peut trouver, et vous vous souciez de moi comme d'une guigne !

— Personne ne se souciera jamais de vous si vous vous conduisez de cette façon, jeune demoiselle ! cria Faye d'un ton strident qui égalait celui de sa fille.

Son visage devenait presque violet sous le choc et la colère causés par l'éclat de Lydia.

— Taisez-vous ! Taisez-vous, je vous dis ! Le reste des villageois, attirés par la dispute, s'étaient

rapprochés, le visage avide et curieux à la lueur du feu, mais ni Lydia ni Faye n'en tinrent compte. Les choses étaient déjà allées trop loin pour être sauvées.

— Quelqu'un se soucie de moi, glapit Lydia. M. Fortune veut m'épouser. Il m'a donné une bague !

Elle tira la chaîne en or de son corsage et la bague qui y était accrochée brilla dans la lumière des flammes. A côté d'elle, Laura entendit Dexter qui poussait une exclamation.

— Miss Cole..., commença-t-il. Faye attrapa le bras de sa fille, ignorant totalement son

intervention. — M. Fortune ! lâcha-t-elle d'un ton coupant. Tom Fortune qui

n'a rien à offrir, pas même une bonne réputation ? Vous êtes tombée bien bas, ma fille.

— Comment osez-vous ? s'interposa alors sir Montague. Je vous ferai savoir que les Fortune ont un nom plus ancien que les

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Cole, madame ! Nous pouvons retracer notre lignage jusqu'à la Conquête !

— Les Fortune ne sont que des gentlemen et les Cole sont des ducs ! cria Faye, d'un ton encore plus perçant que Lydia dans son outrage. Si votre frère a essayé de dévoyer ma fille, sir Montague, alors, cela ne fait que montrer quel mauvais sang coule dans vos veines !

— J'aime Tom. Lydia s'était mise à pleurer. — J'allais m'enfuir avec lui. Elle ne cessait de tourner la bague entre ses doigts. Faye

l'attrapa et la lui arracha. Elle roula par terre, étincelant à la lumière du feu. Miles se courba pour la ramasser. Laura le vit jeter un coup d'œil à Dexter et incliner presque imperceptiblement la tête.

— Stupide fille ! Faye avait de nouveau tourné tout son venin sur sa fille. — M. Fortune ne vous aime pas ! Je parierai qu'il ne voulait

qu'une chose de vous ! S'il vous aime, où est-il, à présent ? — Je ne sais pas, murmura Lydia à travers ses larmes. Ses épaules s'étaient affaissées et elle semblait se ratatiner sur

elle-même. — Je ne sais pas. Il devait me retrouver à la grange ce soir et

nous devions nous enfuir ensemble, mais il n'était pas là... Le reste de ses paroles se perdit dans des sanglots et ce fut

Elizabeth Scarlet qui vint passer un bras réconfortant autour de ses épaules.

Hattie avait perçu la malveillance qui empoisonnait l'air, maintenant, et s'était mise à pleurer. Laura l'attira à elle. Tout le monde était figé, médusé par cette scène.

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— Laura, dit Dexter d'un ton pressant, à côté d'elle. Je dois me mettre à la poursuite de Tom Fortune. Miles et moi devons essayer de le trouver. Je suis désolé.

— Bien sûr, répondit Laura. Elle se sentait déroutée par la vitesse avec laquelle tout s'était

produit autour d'eux. Les sanglots à fendre le cœur de Lydia s'étaient calmés, à présent, mais son accablement avait été choquant.

— Tom est-il celui que vous cherchiez, donc ? demanda Laura. Il est l'homme de main de Warren Sampson ?

— Je pense qu'il doit l'être, déclara sombrement Dexter. La bague qu'avait Lydia venait du corps de Crosby.

Il hésita, le visage dur et tendu sous les reflets du feu. — Je pense que Tom est celui qui a essayé de vous faire du

mal, Laura, ce jour-là à la rivière et ensuite dans les ruines du prieuré. Sampson et lui devaient savoir que vous étiez Glory et craindre ce que vous pouviez connaître sur eux.

Son ton se durcit. — Il a tenté de vous tuer et rien que pour cela je dois régler

mes comptes avec lui. L'expression de ses yeux fut soudain si primitive et si farouche

que Laura en éprouva une violente surprise. Il n'y avait rien de calme et de retenu dans l'attitude de

Dexter, maintenant, juste de la fureur et une émotion brute qui lui coupait presque le souffle.

Elle saisit sa manche. Ils n'avaient pas le temps de prétendre ou de se montrer fiers, maintenant.

— Soyez prudent, dit-elle. Je vous en prie, Dexter, faites attention. Pour Hattie... et pour moi.

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Elle vit ses yeux s'adoucir et, durant une seconde, ce fut comme si elle voyait un reflet de tout l'amour qui l'habitait. C'était si puissant qu'elle se sentit faiblir.

Dexter posa un baiser sur la tête d'Hattie. — Sois sage, mon cœur, dit-il. Je reviendrai bientôt. Il regarda Laura. — Je n'ai pas envie de vous quitter, dit-il d'une voix rauque. Je

serai de retour bientôt, je le promets. Il l'embrassa, d'un baiser dur et bref qui la laissa

complètement ébranlée. Puis il s'en alla. Maintenant que l'excitation était passée, les villageois

commençaient à rentrer chez eux, sans doute, pensa Laura, pour discuter de la nouvelle sensationnelle de la chute de Lydia Cole. Seules quelques personnes s'attardaient, parlant tranquillement près du feu. Lady Elizabeth et Nat Waterhouse étaient debout l'un près de l'autre. Nat tenait les mains d'Elizabeth en un geste de réconfort. Laura ressentit un autre coup. Elle avait brièvement oublié que Tom était le demi-frère d'Elizabeth. Celle-ci devait ressentir cruellement sa désertion.

Hattie s'était calmée, à présent, et elle était endormie contre l'épaule de Laura. Alice vint rejoindre cette dernière.

— Je n'ai jamais été aussi choquée de ma vie, dit-elle. Elle était très pâle. — Pauvre Lydia — et pauvre Elizabeth ! Peut-il réellement

être vrai que Tom Fortune soit un séducteur au cœur dur ? Il doit sûrement y avoir une erreur !

— Je ne pense pas, répondit Laura. Il est pire que cela, Alice. C'est un assassin. Il semble qu'il ait tué sir William Crosby. Nous pensions tous que M. Sampson était responsable de la mort de ce dernier, mais apparemment c'était Tom.

Alice prit soudain un air apeuré.

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— Et M. Anstruther et lord Vickery sont partis après lui ? — Tout ira bien, Alice, dit Laura, prenant la main de son amie

en comprenant la source de son anxiété. Miles n'aura rien à craindre, j'en suis sûre.

Le feu craqua et soudain, avec un grondement et un bruit de bouts de bois brisés, l'effigie de Guy Fawkes bascula du bûcher et roula par terre. Son chapeau de feutre tomba. La perruque de paille brûlait, ainsi que le masque de sir Montague, et dessous...

Quelqu'un hurla quand le corps de Warren Sampson se retourna et resta immobile, fixant sans le voir le ciel nocturne.

— Une soirée choquante, madame, dit Carrington en

apportant un pichet de chocolat chaud pour Laura dans le salon, un peu plus tard.

Hattie était couchée et la maison était tranquille. — Qui eût cru que ce jeune M. Fortune était un séducteur et

un meurtrier ? Cela ébranle ma foi dans la nature humaine. — En effet, Carrington, répondit Laura en lui prenant la tasse

avant qu'il ne la laisse tomber. Merci beaucoup. J'imagine que ni vous ni Mme Carrington n'avez vraiment apprécié la soirée. J'en suis désolée.

— Ce n'était pas ce à quoi je m'attendais, madame, convint le majordome.

— Je suggère que vous preniez tous les deux de ce bon chocolat chaud pour calmer vos nerfs, reprit Laura en souriant. De grâce, dites à Mme Carrington de ma part qu'il est délicieux et juste ce qu'il nous faut à tous après un tel choc.

Carrington hésita. — Merci, madame.

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Il s'éclaircit la gorge. — Votre Grâce... Il s'arrêta et reprit, sa voix tremblant légèrement : — Votre Grâce, il y a quelque chose que je dois absolument

vous confesser. Quelque chose que vous ignorez. — Un secret, Carrington ? Laura se sentit intriguée. — Que pouvez-vous bien avoir à me confesser ? Le domestique changea de position, mal à l'aise et le visage

tendu. — Oh, madame, c'est moi qui vous ai enfermée dans le cellier

du prieuré ! La surprise de Laura fut si grande qu'elle lâcha presque sa

tasse de chocolat sur le tapis. — Vous, Carrington ? s'exclama-t-elle, essuyant les gouttes

qu'elle avait renversées. Au nom du ciel, comment est-ce possible ?

— Oh ! madame, cela a été une erreur des plus regrettable. Je croyais que vous étiez la duchesse de Cole !

Les sourcils de Laura se haussèrent vivement. — Vous pensiez que j'étais Faye Cole ? répéta-t-elle. Mais

pourquoi ? Je ne savais même pas que vous étiez au courant de sa présence à Fortune's Folly, à ce moment-là. Et que ferait-elle dans ma cave à vin ?

— Cela a été une terrible erreur, répéta Carrington. Il se tordit les mains. — Mme Carrington a vu Sa Grâce au village et l'a suivie au

prieuré un après-midi. Elle volait de la confiture dans votre cellier, madame ! Nous pensions que si nous pouvions l'enfermer dedans et montrer au monde quel genre de personne elle était...

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— Attendez ! s'exclama Laura. Faye Cole volait dans mon cellier ?

— Elle a toujours eu un appétit choquant pour la marmelade relevée d'eau de vie de prunelles, madame, confirma le majordome. Quand nous travaillions pour elle à Cole, elle rendait Mme Carrington folle avec le nombre de pots qu'elle devait produire. Tous les buissons de prunelles étaient pillés ! Elle a un appétit féroce, madame. C'est très perturbant !

— En effet, murmura Laura, ahurie à la pensée de Faye se faufilant dans le prieuré pour piller ses provisions. Je suis choquée, Carrington. Et encore plus de savoir que Mme Carrington et vous aviez planifié de prendre la duchesse au piège et de révéler ses habitudes peu ordinaires !

— Oui, madame, dit le domestique d'un ton misérable. Oh, vraiment, madame, cela a été très mal de notre part, mais Sa Grâce nous a traités avec tant de mépris et de cruauté !

— Je sais, dit Laura. Je sais ce que vous avez enduré à Cole Court et j'en suis désolée.

Elle repensa à la soirée écoulée et à la virulente condamnation publique de sa fille par Faye. Il était vrai que la duchesse n'avait pas un brin de générosité en elle. Sa voix s'adoucit et elle sourit à son majordome.

— Je comprends, Carrington. — Oh, merci, madame ! s'écria-t-il, paraissant sur le point de

pleurer de soulagement. C'est seulement quand je suis rentré ce soir-là et que Mme Carrington m'a dit que vous n'étiez pas revenue, que j'ai compris quelle terrible erreur j'avais dû faire. Alors, je me suis empressé de retourner au prieuré et j'ai rouvert la porte. Mais ce faisant, j'ai dû déloger quelques pierres de la tour, et...

Il s'arrêta de nouveau, ayant l'air prêt à trépasser tant il était bouleversé.

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— Oh, madame, quand j'ai appris que vous étiez blessée... J'étais prêt à me remettre moi-même à l'officier de police !

— Eh bien, je suis heureuse que vous ne l'ayez pas fait, dit Laura. Au moins, cet incident est une chose dont nous ne pouvons accuser Tom Fortune.

— Non, madame, mais si je peux vous demander une énorme faveur...

— Laquelle, Carrington ? — Ne le dites pas à M. Anstruther ! implora le domestique, le

visage tremblant. Nous avons tous observé combien il est protecteur à votre égard, madame, et je frémis de penser à ce qu'il ferait s'il découvrait que je suis responsable de votre accident !

— Vous pensez qu'il est protecteur à mon égard ? demanda Laura.

Un petit sourire étira ses lèvres. S'il n'y avait pas ce baiser passionné que Dexter lui avait donné avant de la quitter, elle aurait sûrement contredit le majordome. A présent cependant, elle sentait l'espoir renaître en elle... Elle serra un peu plus fort la tasse pour se réchauffer les mains.

— Nous pensons qu'il vous aime, madame, précisa Carrington avec dignité. Ce qui est exactement ce qui doit être. Il s'inclina. — Si c'est tout, madame, et si vous sentez que vous pouvez me

pardonner... — Bien sûr. N'y pensez plus, Carrington. — Merci, madame. Il sortit et ferma la porte derrière lui, laissant Laura seule pour

penser à Dexter et prier qu'il ne lui arrive rien.

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21 — Lizzie, je suis tellement désolée, dit Laura. Elle prenait le thé aux Thermes avec lady Elizabeth Scarlet et Alice Lister. Fortune's Folly bruissait de ragots ce

matin-là, car tout le monde parlait des événements de la nuit dernière.

— J'ai toujours su que Tom était un vaurien, dit tristement Elizabeth, mais je n'avais aucune idée que cela allait si loin.

Elle était un peu plus pâle et plus silencieuse que d'habitude, sa vivacité naturelle émoussée.

— Oh, bien sûr, Tom pouvait se montrer si charmant qu'il était aisé de croire qu'il était plus aimable que Monty ! reprit-elle. Mais je me rappelle que, pendant notre enfance, il était toujours dans les mauvais coups, et avec l'âge il est devenu encore plus déluré...

Elle secoua la tête. — Il a perdu de l'argent aux cartes et a failli tuer un homme

dans une rixe en plus d'une occasion. Nous aurions dû nous rendre compte que son penchant pour la violence lui attirerait de graves ennuis.

— Vous ne pouviez supposer qu'il était de mèche avec M. Sampson, ni où cela mènerait, dit Laura pour la réconforter.

— Je suppose que non. Elizabeth joua avec sa tasse. — Lord Waterhouse me disait qu'à leur avis, Tom a accepté de

l'argent de Sampson et a exécuté ses basses besognes parce que ce dernier payait ses dettes de jeu. Il a tué sir William Crosby

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pour le compte de Sampson. Celui-ci le faisait chanter et finalement Tom s'est retourné contre lui.

— C'était vraiment abominable quand le corps de M. Sampson a roulé du feu de joie, dit Alice en frissonnant. Si j'étais le genre de femme à avoir des vapeurs, c'est le moment que j'aurais choisi.

— Au moins, la duchesse de Cole s'est pâmée et nous a laissés tranquilles, remarqua Elizabeth. Pauvre Lydia ! Tom a toujours eu la pire des réputations, mais séduire la fille du duc de Cole ! Je supporte à peine d'y penser.

— J'espère que Lydia ira bien, déclara Alice d'un ton anxieux. D'abord être trahie par M. Fortune, puis ramenée chez elle au milieu de la nuit par ses parents simplement parce qu'ils veulent éviter le scandale !

— Il faut que nous voyions ce que nous pouvons faire pour elle, dit Laura.

Elle avait déjà décidé qu'elle irait à Cole Court et essaierait d'aider la jeune fille. La réputation de sa cousine était en lambeaux, mais le cœur de Lydia était brisé, aussi, et elle aurait besoin de quelqu'un de plus aimable que Faye pour la consoler.

— J'espère que sir Montague supporte ce coup, Lizzie ? poursuivit-elle.

Lady Elizabeth prit un air dégoûté. — Oh ! Monty ne mérite pas votre sympathie, Laura. Je peux à

peine accepter son manque de cœur. Savez— vous qu'il s'est déjà lavé les mains de Tom ? Il envisage même de prendre le pitoyable petit domaine de Tom à Withenshaw et de l'inclure dans la Taxe sur les Dames ! Sa cupidité est sans limites !

— Mon Dieu, laissa échapper Alice. Je savais qu'il était cupide, mais là, c'est trop !

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— Vous l'avez échappé belle, Alice, reprit Elizabeth. Non pas que vous ayez eu l'intention d'accepter la demande en mariage de Monty, je le sais.

Elle eut un sourire malicieux. — Et qui le ferait, quand un homme comme lord Vickery

serait tellement plus amusant ? — Lord Vickery est un débauché, protesta Alice en rougissant

furieusement. Elle jeta un coup d'œil à Laura. — Je suis navrée, Laura, car je sais qu'il est votre cousin, mais

c'est la vérité ! — Oh ! ne vous excusez pas pour moi, déclara Laura d'un ton

enjoué. Je sais exactement ce qu'est Miles, mais je pense qu'il a ses bons côtés, aussi.

— Il faudrait bien les chercher pour les trouver, rétorqua Alice avec colère. Si quelqu'un était assez intéressé pour le faire, ce que je ne suis pas !

Elle remua rageusement le sucre avec sa cuillère. — Avez-vous des nouvelles de M. Anstruther, Laura? Ont-ils

déjà trouvé Tom ? Vont-ils rentrer ? — Je crains qu'il ne soit un peu trop tôt pour avoir des

nouvelles, répondit Laura. Elle s'efforça de ne pas se sentir trop abattue, sachant que les

autres l'observaient et qu'Alice en particulier avait besoin qu'elle leur remonte le moral.

— Je parierais que M. Anstruther est impatient de revenir dès que possible, dit Elizabeth en souriant. Nous avons tous vu la façon dont il vous a embrassée hier soir,

Laura ! Dommage que Nat ne soit pas parti avec lord Vickery, à la place.

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— Mais alors, vous n'auriez personne à tourmenter, Lizzie, observa gentiment Laura, et elle vit rougir la jeune femme avant qu'elle n'écarte Nat Waterhouse d'un geste élégant de la main.

— Oh ! Nat et moi sommes de vieux amis, déclara-t-elle d'un ton léger. C'est pourquoi nous sommes sans cesse en train de nous houspiller l'un l'autre. Cela ne signifie rien de plus.

M. Argyle, le maître de cérémonie, passa rapidement près de leur table.

— La dernière déclaration de sir Montague au sujet de la Taxe sur les Dames, mesdames, annonça-t-il d'un air important. Chaque dame célibataire du village doit payer une taxe sur les fenêtres de quatre shillings par fenêtre, et une taxe sur les chiens de deux shillings par chien.

— Mais j'ai une demi-douzaine d'épagneuls, et Monty le sait ! protesta Elizabeth. Il a déjà pris toute mon allocation ce trimestre, le scélérat !

— Et j'ai au moins vingt-quatre fenêtres ! gémit Alice, en pâlissant à cette pensée. Ceci va vraiment trop loin !

Tandis que M. Argyle faisait le tour de la salle, un frémissement de colère et d'agitation le suivit au fur et à mesure que les dames apprenaient les nouvelles. Laura le regarda faire d'un air songeur.

— Je pensais, dit-elle à ses amies, que depuis mon mariage j'avais négligé de vous aider dans votre combat contre la Taxe sur les Dames. Cela a été très insouciant de ma part. Mais à présent j'ai une idée.

Elle hésita. — Cela paraît un peu injuste de faire ceci à sir Montague alors qu'il a subi un choc aussi terrible à propos de

son frère...

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— Oh ! que cela ne vous retienne pas, coupa Elizabeth avec amertume. Pensez à la taxe sur les fenêtres, pensez à mes épagneuls !

— Très bien, si vous en êtes sûre... Seulement ceci va toucher sir Montague dans l'une des choses auxquelles il tient le plus.

— Allons-nous vendre ses chevaux ? demanda Alice. — Non, répondit Laura. Ce n'est pas aussi méchant. — Alors, il doit s'agir de sa cave à vins, dit Elizabeth. C'est la

seule chose dont il semble se soucier maintenant. — Exactement, confirma Laura. J'ai un plan. — Que va penser M. Anstruther si vous nous aidez ? demanda

Alice. Pardonnez-moi, Laura, mais il ne semble pas être le plus indulgent des gentlemen quand il s'agit d'enfreindre la loi.

Laura sourit d'un air de regret. — Eh bien, non, il ne l'est pas. Il désapprouvera probablement

de tout cœur. Je crains que mes plans ne correspondent pas souvent aux notions de bonne conduite de Dexter, mais, puisqu'il est absent en ce moment, il n'en saura rien.

Elle se resservit du thé et se mit à expliquer sa stratégie, espérant avec ferveur qu'elle avait raison et que Dexter n'entendrait pas parler de son plan avant qu'il ne soit beaucoup trop tard.

Dexter et Miles sortirent à cheval de Newcastle une semaine

plus tard, sur la route du sud. Tom Fortune avait été appréhendé alors qu'il essayait de prendre un bateau pour l'Allemagne et était détenu dans la prison de la ville. Une femme qui prétendait être fiancée à lui leur avait donné quantité d'informations sur ses activités criminelles une fois que Miles lui avait dit que Tom

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s'était apparemment fiancé à une autre jeune fille dans le Yorkshire.

— Lord Liverpool va être content, dit Miles comme le soir de la deuxième journée les amenait dans la vallée de la Tune, pas loin de chez eux. Warren Sampson est mort et son meurtrier arrêté. Nous avons fait du bon travail.

— Oui, fit Dexter. Cela pourrait compenser dans une petite mesure mon échec à capturer Glory lors de ma dernière affaire dans cette région.

Miles rit. — Vous n'auriez jamais pu arrêter Glory, mon vieux. — Non, convint Dexter. J'ai vraiment trouvé en elle une

adversaire à ma hauteur. Il sentait le regard de Miles sur lui. Leur amitié avait été

renforcée par ces deux jours à travailler ensemble et, d'une manière bien masculine, ils avaient évité de parler de sujets délicats et s'étaient contentés d'exécuter leur mission. Mais il y avait maintenant quelque chose que Dexter voulait demander.

— Miles, dit-il lentement, quand avez-vous su pour la première fois que Laura était Glory ?

Il y eut un si long silence qu'il pensa que Miles n'allait pas lui répondre. La question avait créé une légère tension entre eux, car ils s'étaient soigneusement abstenus de parler de Laura durant tout le temps qu'ils avaient passé ensemble.

— Je ne le savais pas à l'époque, répondit enfin Miles, mais après deux ou trois ans Nick Falconer est venu me voir et m'a demandé d'aider à obtenir le pardon de lord

Liverpool pour Laura. Je pense qu'il l'a fait dans l'intérêt d'Hattie, afin que Laura ne soit pas en danger par la suite.

— Ainsi, Nick le savait, vous le saviez et lord Liverpool le savait, et aucun de vous n'a choisi de me le dire. Pourquoi ?

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— Probablement parce que nous savions que vous étiez celui qui se mettrait en rogne, dit Miles, un peu sombrement. Vous avez un sens très défini de ce qui est juste ou injuste, Dexter. Vous ne pliez jamais.

— Non, reconnut Dexter. Je suppose que non. Il songea à Laura lui disant qu'ils avaient été tous les deux du

même côté, se battant pour la justice, mais qu'il était trop inflexible pour le reconnaître. Elle avait eu raison, pensa-t-il. Il s'était montré fichtrement obstiné de crainte de perdre ses principes, comme son père l'avait fait.

Les chevaux pataugèrent dans le gué qui traversait la route menant à Fortune Hall. Le crépuscule commençait à tomber.

— Vous admiriez Laura pour ce qu'elle avait fait, n'est-ce pas ? demanda Dexter.

Il repensait à ce que Miles avait dit, le jour où ils avaient parlé à Fortune Hall du désir de Laura d'aider les gens dans le besoin.

— Je n'étais pas le seul, répondit Miles. Après l'avoir rencontrée, lord Liverpool l'a admirée aussi.

Il rit. — Il a toujours été plus pragmatique que vous, Dexter, plus

apte à infléchir les règles de la loi si cela lui bénéficie. Ils firent obliquer leur monture dans la longue allée qui

conduisait à Fortune Hall. Des chevreuils broutaient sous les arbres, ainsi que les moutons de Mme Broad et d'autres bêtes appartenant aux villageois.

— Vous aviez raison dans ce que vous m'avez dit ce jour-là à l'auberge, admit Dexter. Laura mérite bien quelqu'un qui l'aime et l'accepte complètement pour ce qu'elle est, et non quelqu'un qui veut la changer pour l'ajuster à ses notions de bon sens, de rationalité et de bonne conduite. Je le comprends, maintenant.

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— Quelqu'un comme vous, peut-être, suggéra Miles en lui jetant un coup d'œil de côté. Vous êtes un sot, Dexter. Il vous en a fallu, du temps.

Il soupira. — Au moins, maintenant, je n'ai pas à vous loger une balle

dans le corps. Vous feriez mieux d'aller trouver Laura et de le lui dire. Vous avez perdu assez de temps.

— Je le ferai, dit Dexter. Je le lui dirai dès que nous aurons annoncé la mauvaise nouvelle de l'arrestation de son frère à sir Montague.

Il décocha un regard à son ami. — Et allez-vous fréquenter miss Lister, Miles ? L'expression de ce dernier fut décourageante. — Non, répondit-il. Je vais me rendre à Londres. J'ai entendu

parler d'une richissime fille de nabab dont la fortune fait paraître celle de miss Lister presque dérisoire.

Il poussa son cheval en avant avant que Dexter ne puisse répondre.

Ils trouvèrent Fortune Hall presque entièrement enveloppé d'obscurité. Il n'y avait pas de domestiques en vue et ils furent obligés d'attacher leur cheval à un poteau dans la cour des écuries.

— Par tous les diables !, grommela Miles tandis que personne ne répondait à leurs coups à la porte et qu'ils pénétraient dans la maison. Je pensais que Monty prendrait mal la chute de son frère, mais je ne me doutais pas que ce serait aussi sérieux.

Tous deux avancèrent d'un pas hésitant dans le couloir à peine éclairé et débouchèrent dans la grand-salle. La silhouette de sir Montague était tout juste discernable. Il était assis dans un grand fauteuil en chêne devant la cheminée. Il courbait la tête et, lorsqu'ils approchèrent, il ne bougea même pas.

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— Monty ! dit Dexter en posant une main sur son épaule. Monty, mon vieux !

Le châtelain leva les yeux, le visage tragique à la lueur du feu. — Dexter. Miles. Comment allez-vous ? Les deux amis échangèrent un regard. — Nous avons de mauvaises nouvelles, j'en ai peur, Monty,

déclara Dexter avec embarras. Nous avons rattrapé Tom à Newcastle. Il est en prison là-bas...

Il s'interrompit quand sir Montague hocha doucement la tête. — Eh bien, il ne doit pas attendre d'aide de moi, dit-il. Satané

scélérat. Il releva les yeux, le ton morose. — En outre, j'ai des questions plus sérieuses que les bévues de

Tom à régler. Ces maudites femmes ! Vous ne pouvez imaginer ce qu'elles ont fait, maintenant.

Dexter fronça les sourcils, se demandant si le choc de découvrir que son frère était un criminel avait troublé l'esprit de sir Montague.

— Quelles femmes, Monty? — Ma propre sœur ! déplora le baronnet. Qu'ai-je fait pour

mériter des frères et sœurs aussi ingrats ? Et miss Lister, une vipère habillée en femme !

Son expression se fit malveillante. — Et votre femme, Dexter ! Votre cousine, Miles ! Elle esquive

la taxe en se mariant, et ensuite elle a l'audace de conduire ces femmes dans leur pire outrage jusqu'ici !

Il s'essuya le front de sa manche. Les lèvres de Dexter frémirent. — Ma parole, vous êtes harcelé, Monty. Qu'ont donc fait ma

femme, miss Lister et votre propre sœur?

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— Mon cellier à vins ! gémit sir Montague. Elles ont appelé cela un droit sur le vin et ont prétendu qu'il existait une ancienne taxe qui m'obligeait à partager un quart de mon vin avec les villageois en l'honneur de saint Anand, le patron des marchands de vin. Comme si ces paysans pouvaient apprécier mon cellier ! Quel gaspillage ! Elles ont pris mon vin blanc ! Elles ont pris mon Champagne ! Elizabeth leur a montré où les trouver, miss Lister l'a aidée à les porter jusqu'à la voiture et Mme Anstruther est partie avec il n'y a pas dix minutes !

— Sapristi, dit Miles, atterré. Mais votre cellier était la seule raison pour laquelle je dînais ici, Monty !

— Je crains que les dames de Fortune's Folly ne soient allées trop loin, cette fois, déclara Dexter.

— Tout à fait, Dexter, acquiesça sir Montague en hochant la tête d'un air vertueux.

Il semblait soudain beaucoup plus animé. — Si je ne récupère pas mon vin, j'appellerai l'officier de

police. — Il n'y a plus qu'une chose à faire, alors, décida Dexter. Je

devrai m'occuper de Laura moi-même. Comptez sur moi, Monty. Il prit Miles par le bras et l'entraîna hors de la pièce. — Il n'existe qu'une manière de s'y prendre, dit-il en s'arrêtant

sur le seuil des écuries. Puis-je emprunter votre cheval, Miles ? Le mien est fatigué et pas à la hauteur de la tâche à venir.

Miles haussa les sourcils. — Avec plaisir, mon vieux, mais que... — Et votre pistolet, ajouta Dexter. — Un pistolet, répéta Miles. Il regarda Dexter, qui lui rendit son regard sans rien montrer.

Un sourire s'alluma dans ses yeux.

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— Ah... Vous savez que le vol de grand chemin et l'enlèvement sont des crimes capitaux, Dexter? demanda-t-il.

— Je le sais, répondit Dexter. Il eut soudain un large sourire. — Donnez-moi juste ce maudit pistolet, Miles, et je m'en irai.

Et si quelqu'un vous posait des questions, vous ne savez rien à propos d'aucune attaque de grand chemin.

— Ma mémoire devient plus défectueuse de jour en jour, répondit Miles.

Il frappa Dexter sur l'épaule. — Bonne chance, mon vieux. Je vais aller administrer du porto

à Monty, en supposant qu'il lui en reste ! La voiture que Laura avait louée à l'auberge du Morris Clown

cahotait lentement le long de la sinueuse route du Yorkshire et elle s'adossa au siège, accompagnée par le tintement des bouteilles de vin de sir Montague. L'incursion dans le cellier du châtelain s'était plutôt bien passée, se dit-elle, et elle avait scrupuleusement pris juste un quart de ses provisions, même si elle suspectait à sa réaction qu'elle avait choisi la meilleure part. Sir Monty avait certainement été hors de lui, gémissant, se tordant les mains et exigeant que ses domestiques les arrêtent. A

ce moment-là, lady Elizabeth avait contrecarré ses ordres, et les malheureux serviteurs n'avaient plus su que faire.

Laura sourit. Elle pensait que les villageois de Fortune's Folly apprécieraient assez les vins fins de sir Montague. Et elles avaient été dans leur droit de les prendre. Enfin, presque dans leur droit. D'après les anciennes lois, le châtelain était censé donner le vin au village, alors, d'un point de vue pratique, elles le lui avaient volé puisqu'il ne l'avait pas offert librement...

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Elle remua, un peu mal à l'aise. Elle avait promis à Dexter que l'époque où elle défendait les injustices des riches contre les pauvres était révolue, mais cet acte de rébellion se rapprochait dangereusement de la ligne. Son mari n'approuverait guère. Techniquement, elle avait commis un crime. C'était la raison pour laquelle elle avait envoyé Alice et Elizabeth en avant pour prévenir les villageois que le vin arrivait. Elle ne voulait pas qu'elles soient accusées du vol en lui-même et punies par la loi. Ce serait sa seule responsabilité.

Elle soupira. Non, vraiment, Dexter n'approuverait pas. Sa conduite ne correspondait guère à son idée de l'attitude qui convenait à une épouse raisonnable. Il était heureux qu'il ne sache pas ce qu'elle avait fait, car sinon leur fragile réconciliation serait bien malmenée. S'il revenait et découvrait que l'officier de police l'avait emprisonnée à Skipton pour vol, il la pendrait probablement lui-même. Laura frémit et regarda par la fenêtre pour se distraire. Elle pouvait en plaisanter, dans son for intérieur, comme elle l'avait fait devant ses amies, mais elle ne pensait pas pouvoir supporter de perdre de nouveau Dexter.

La route devint plus droite et la voiture prit de la vitesse, bringuebalant vers le village. Cet itinéraire de montagne était plus long que le trajet le long de la rivière, mais c'était la seule solution qu'elle avait trouvée pour pouvoir transporter le vin jusqu'à Fortune's Folly. Ils traversaient une gorge étroite bordée de falaises de chaque côté. Le soleil avait depuis longtemps disparu derrière les collines et l'air était froid et d'un bleu hivernal, plein d'ombres.

— Arrêtez! Laura sursauta violemment à cet ordre, crié d'une voix forte.

Elle pouvait à peine le croire. Les vallons du Yorkshire avaient été largement débarrassés des bandits de grand chemin ces dernières années, et procéder à une attaque si près du village

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était de la folie pure. La voiture de louage glissa sur la route et les chevaux plongèrent dans les attelles. Les bouteilles de vin tintèrent dans leurs caisses et, pendant un moment, Laura craignit qu'elles ne se brisent. Elle se rendit très vite compte que le cocher et le postillon du Morris Clown n'étaient pas des héros. Ils n'avaient pas été assez bien payés pour songer à résister. Le cocher ralentit les chevaux jusqu'à ce qu'ils s'arrêtent et le postillon resta prudemment tranquille.

Quelqu'un ouvrit violemment la portière. L'air froid du soir s'engouffra dans l'habitacle, faisant frissonner Laura. Elle s'avisa qu'elle n'avait jamais été arrêtée sur la route auparavant. A n'importe quel autre moment, la pensée qu'elle, la notoire Glory, puisse être la victime d'une attaque de grand chemin l'aurait fait rire. Mais là, elle tremblait. C'était effrayant. Elle fouilla nerveusement dans son réticule pour prendre le petit pistolet de nacre qu'elle portait toujours avec elle.

— J'ai un pistolet, commença-t-elle, et je sais comment m'en servir !

Il y avait un homme dans l'ouverture de la portière, monté sur un cheval noir, vêtu d'une cape noire, un pistolet beaucoup plus gros que le sien à la main. Sa silhouette paraissait énorme et menaçante sur le ciel qui s'obscurcissait. Elle regarda son visage et la tête lui tourna.

C'était Dexter. Son cœur se mit à battre à longs coups violents. Son esprit se

refusait à accepter ce que ses yeux voyaient. Dexter n'arrêterait jamais, jamais une voiture. Il ne songerait pas à enfreindre la loi. Il ne ferait pas...

Elle le vit sourire, bien que son regard fût froid. Il bougea légèrement son pistolet.

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— Je suggère que vous posiez votre petit jouet, sauf si vous voulez qu'il vous soit arraché de la main par un coup de feu, dit-il.

En le regardant dans les yeux et en y voyant sa détermination implacable, Laura commença de fait à le croire. Elle se demanda fiévreusement si la découverte de sa dernière incartade lui avait fait perdre l'esprit.

— Que faites-vous..., commença-t-elle à dire, mais Dexter l'attrapa par le bras et la tira de la voiture sans un mot de plus.

L'un de ses bras était d'une force brutale autour de sa taille tandis qu'il la soulevait pour la mettre en selle devant lui. De son pistolet, il fit un signe au cocher.

— Continuez jusqu'au village. Ils vont vous attendre. Il se pencha et extirpa une demi-douzaine de bouteilles de

Champagne de la voiture, les glissant adroitement dans ses sacs de selle.

— Je vais prendre ces bouteilles et la dame, également. Continuez votre chemin.

Le cocher croisa une seconde les yeux de Laura, l'expression sournoise et coupable avant qu'elle ne s'estompe. Il saisit les rênes et la voiture s'ébranla. Dexter enfonça les talons dans les flancs du cheval et ils voltèrent, empruntant une route qui montait sur les falaises.

Le ciel s'était couvert et les premiers flocons de neige commençaient à tomber. Dexter ne parlait pas. Laura tenta de se détourner pour regarder son visage, mais ses bras se resserrèrent autour d'elle, la ramenant contre son torse dur.

— Dexter, que faites-vous ? demanda-t-elle d'une voix altérée. C'est un enlèvement et du vol de grand chemin. Quand ils rentreront, ils appelleront l'officier de police.

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— Sir Montague l'aura déjà fait, dit Dexter d'une voix dure. Il veut récupérer son vin.

Laura retint son souffle. Ainsi, c'était pour cela qu'il était en colère. Elle avait eu raison. Il s'était rendu à Fortune Hall et savait tout ce qu'elle avait fait. Il était offusqué qu'elle soit revenue à ce qu'il voyait comme ses anciennes façons de faire. Il allait penser qu'elle avait de nouveau trahi sa confiance. Avec son mépris des conventions et son insistance à faire ce qu'elle jugeait être juste, elle était l'opposé de tout ce qu'il avait toujours voulu chez une épouse.

Toutefois, cela n'expliquait pas pourquoi il l'enlevait d'une voiture et volait le Champagne de sir Montague par-dessus le marché.

— Dexter, dit-elle, en proie à la confusion la plus totale. Je ne comprends pas. Vous êtes trop rationnel pour agir ainsi. C'est de la folie ! Et c'est dangereux. Même s'il n'est pas illégal pour un homme d'enlever sa propre femme, et à mes yeux cela devrait l'être, vous avez menacé ces hommes avec un pistolet. Et vous avez volé le Champagne de sir Montague ! Vous pourriez être arrêté et votre carrière serait ruinée. Rentrons à la maison et parlons raisonnablement de ceci.

— Gardez votre souffle, Laura, répondit-il. J'ai enfin compris que la dernière chose dont j'ai besoin est d'être raisonnable.

Il prononça ce mot entre ses dents. — Et si vous avez des objections à être enlevée par votre mari,

alors vous auriez dû y penser avant de décider d'enfreindre la loi !

Laura se tut. Elle ne pouvait tout à fait croire ce qui se passait, mais son moral avait commencé à remonter malgré la nature extraordinaire de la situation. Dexter la serrait contre lui et elle pouvait toujours sentir la tension qui l'habitait, mais il y avait autre chose, aussi ; un relent de promesse et même d'amour, et à

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un moment donné il tourna légèrement la tête et effleura ses cheveux de ses lèvres en une caresse.

Ni l'un ni l'autre ne parlèrent davantage tandis que le cheval se frayait un chemin le long du sentier et commençait à descendre vers les petites lumières du village au-dessous. Lorsqu'ils arrivèrent dans la cour de l'auberge de la Demi-Lune, Dexter démonta et souleva Laura de la selle, la gardant dans ses bras plutôt que de la poser sur ses pieds. Elle en fut surprise et se tortilla comme une folle tandis qu'il lui faisait franchir le seuil de la salle commune, qui était comble. Un silence absolu tomba lorsqu'ils entrèrent. Laura était mortifiée.

— Posez-moi par terre ! siffla-t-elle. Tout le monde nous regarde !

Elle tourna son visage brûlant dans son épaule. — Dexter, posez-moi ! Vous m'avez suffisamment punie. Oh !

ma cousine Hester avait coutume de venir ici pour racoler des hommes. Tout le monde va penser que je suis comme elle !

— Alors, ils seront habitués à ce genre de choses, dit Dexter en la serrant encore plus fort. Et comme ils sont également habitués à vos numéros en tant que Glory, ils ne seront pas choqués non plus.

Il regarda Josie Simmons qui se tenait au fond de la pièce, les mains sur les hanches, et les observait.

— Il y a une chambre de libre, dit-elle en désignant l'escalier d'un signe de tête.

— Josie ! glapit presque Laura. Elle aperçut un petit homme mince qui se cachait derrière la

silhouette massive de Josie. — Lenny ! Est-ce qu'aucun de vous deux ne va m'aider ? — A ce que je vois, votre mari n'a pas besoin d'aide, répondit

Josie d'un ton admiratif. C'est bien, monsieur Anstruther. Je

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n'aurais jamais pensé que vous aviez ce cran. Je croyais que vous étiez trop collet monté pour ce genre d'affaire.

Dexter lança une bouteille de Champagne à Lenny. — Le meilleur de sir Montague, dit-il. Il y en a d'autres dans

les sacs de selle. Il parcourut du regard la salle encombrée. — Profitez-en. — Dexter ! protesta Laura. Il sourit largement. — Nous n'en avons pas besoin, mon cœur, dit-il en se

dirigeant vers l'escalier. Quelqu'un poussa un hourrah. Laura fut encore plus furieuse de constater que Dexter ne

paraissait pas du tout hors d'haleine tandis qu'il la portait dans la chambre du premier étage, refermait la porte d'un coup de pied et la jetait au milieu du grand lit.

— Maintenant, dit-il, nous allons enfin parler. — Etes-vous en colère contre moi ? demanda Laura. Je comprends que vous devez désapprouver ma réattribution

du vin de sir Monty... — Je me moque complètement du vin de sir Monty, la coupa-

t-il brutalement, je ne me soucie pas non plus de la Taxe sur les Dames, ni même de mon arrestation imminente pour vol de grand chemin. En ce moment, la seule chose qui m'intéresse, c'est vous, Laura.

Il jeta sa cape noire sur le côté et s'assit à côté d'elle sur le lit. Il prit ses mains dans les siennes. Elle pouvait sentir la tension qui l'habitait, si violente qu'elle semblait presque intolérable. Une veine palpitait sur son cou.

— Je vous aime, dit-il.

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Son expression se détendit comme s'il s'était débarrassé d'un fardeau insupportable.

— Voilà. Je l'ai enfin dit. Enfin, j'ai eu le courage de l'admettre ouvertement devant vous. Je vous aime tant, Laura, qu'il ne reste plus une seule pensée rationnelle dans ma tête, et pour une fois je ne veux pas qu'il y en ait.

— Vous m'aimez ? murmura-t-elle. Son esprit tournoyait, incapable d'accepter ce qu'elle avait

entendu. Elle resserra son emprise sur ses mains, n'y croyant pas tout à fait, ne voulant plus jamais le lâcher.

— J'ai eu tort de vous forcer au mariage, pour commencer, dit-il d'une voix rauque. Je suis désolé. J'étais blessé et furieux que vous m'ayez caché la vérité et je vous voulais, vous et Hattie, avec moi. Je m'y suis pris de la mauvaise façon. Je voulais assurer qu'Hattie n'ait jamais à endurer les humiliations et les murmures qui ont hanté ma famille pendant des années et qu'elle grandisse en sachant qui est son père. Je ne pouvais pas supporter qu'elle vive ce que j'avais vécu, ou de me conduire d'une façon aussi irresponsable que mon père.

Laura ferma les yeux une seconde. — Je savais que c'était terriblement douloureux pour vous,

murmura-t-elle, et je ne vous aurais jamais caché la vérité si je n'avais pas pensé faire ce qui était bien pour Hattie. Je regrette tellement, Dexter.

Il bougea, l'attirant un peu plus près. — J'ai toujours été terrifié à l'idée de reproduire les erreurs de

mes parents, dit-il. Ils juraient sans arrêt qu'ils s'aimaient et se comportaient en même temps comme de vrais libertins. Ils se retrouvaient et se juraient une dévotion éternelle l'un à l'autre, puis ils se querellaient, partaient et trouvaient un autre amant ou une autre maîtresse avec qui ils avaient une liaison orageuse.

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Il courba la tête. — Je me suis raccroché à l'ordre et à la logique parce que

c'étaient les seules choses qui me semblaient sûres. Et l'unique fois où j'y ai renoncé et où je me suis laissé aller au genre de liaison passionnée que mes parents avaient eue, cela a été le chaos.

— La fois où je vous ai séduit et renvoyé, dit Laura. Mon amour, je suis tellement désolée.

— Chut. Dexter posa doucement un doigt sur ses lèvres. — Vous avez fait ce que vous pensiez juste. Vous l'avez fait

parce que vous m'aimiez, non parce que vous ne m'aimiez pas. Il sourit. — Lorsque nous avons parlé cette fois-là sur la colline, j'ai dit

que je ne croyais plus à l'amour et vous m'avez accusé d'avoir peur. Vous aviez raison, Laura. Je vous aimais, mais je prétendais que ce que je ressentais pour vous n'était que de la concupiscence, parce que j'avais peur de ce qui m'arriverait si je me dépouillais de toute ma retenue et me permettais de vous aimer comme auparavant. Mais maintenant, je n'ai plus peur.

Quand il leva les yeux vers elle, son regard était brillant. — Vous êtes pour moi le souffle de la vie, Laura, et je veux

que cette vie soit pleine de passion, d'excitation et d'amour. Je veux que notre mariage soit joyeux, et non une coquille vide ou un désert privé d'émotion comme je croyais le vouloir.

Laura attira sa tête à lui et l'embrassa. — Il le sera, promit-elle. Les dents de Dexter se refermèrent sur sa lèvre inférieure, la

mordillant gentiment, sa langue taquinant le coin de sa bouche. Lentement, en hésitant, elle lui ouvrit ses lèvres et il l'embrassa avec douceur, presque avec révérence.

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— Je ne peux pas être l'épouse exemplaire que vous vouliez, murmura-t-elle quand il la lâcha.

Ses joues étaient mouillées de larmes. — Je suis comme je suis, Dexter, passionnée, intrépide et

toutes les choses que vous déploriez. — C'est ce que j'aime en vous, dit-il doucement. Il l'embrassa de nouveau, passant une main sur ses cheveux. — Je vous aime parce que vous êtes si engagée, si passionnée

et parce que vous ressentez les choses aussi fortement. Je ne pourrais pas plus essayer de vous forcer à changer que je ne pourrais vous quitter, Laura. Je m'en rends compte, maintenant.

Laura l'attira en arrière pour l'allonger à côté d'elle sur le lit. — Allons-nous vraiment faire l'amour dans une taverne ?

demanda-t-elle, dessinant amoureusement du bout des doigts la ligne de sa mâchoire.

Elle constata qu'elle ne pouvait cesser de sourire. — Pourquoi pas ? Dexter posa les mains sur les fermetures de sa robe. Elle eut

un petit frisson de volupté. — Je ressemble peut-être plus à Hester que je ne le pensais,

dit-elle. Je n'avais pas mesuré à quel point j'étais dévergondée avant de vous rencontrer.

Dexter promena les mains sur elle, la caressant, l'explorant. — Et chaque fois que je vous ai fait l'amour, dit-il, j'ai envoyé

le bon sens et la raison aux quatre vents et je me suis complètement perdu en vous. J'aurais dû me rendre compte, alors, que je livrais une bataille perdue d'avance, une bataille qu'au fond de moi je ne désirais pas gagner.

Il l'embrassa doucement.

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— J'avais si peur de laisser libre cours à mes émotions. Voulez-vous me pardonner ?

— Je vous pardonne, répondit Laura avec un sourire radieux, en attirant de nouveau sa tête à elle pour l'embrasser. Je vous aime.

— Ceci pourrait être très, très ennuyeux, vous savez, dit-il au bout d'un moment.

— Ennuyeux ? Avec vous ? Elle retint une exclamation quand il fit glisser ses lèvres sur la

peau sensible de sa gorge. — Comment cela ? — Parce que je vous aime et que vous m'aimez. Et nous

l'admettons enfin tous les deux ouvertement et librement, sans secrets ni réserves. Vous vous plaigniez que c'était déjà bon quand nous ne nous fiions pas complètement l'un à l'autre...

Elle s'arqua contre lui. — Je ne me plaignais pas exactement, Dexter. Elle porta une main à sa joue, savourant la barbe râpeuse sous

sa paume. — Mais c'est bon de savoir que cette fois, c'est avec de l'amour,

murmura-t-elle. — Cela l'a toujours été, même si je n'étais pas assez honnête

vis-à-vis de vous et de moi-même pour l'admettre, déclara-t-il. Mais maintenant, je l'admets. Je vous aimerai toujours.

Il couvrit complètement sa bouche de la sienne. Il l'attira à lui et vénéra chaque ligne et chaque courbe de son corps de ses lèvres et de ses mains, et elle versa quelques larmes à la fin, de bonheur cette fois. Dexter, lui aussi, était au bord des larmes.

Des heures plus tard, Laura fut tirée d'un sommeil profond et paisible par des coups violents frappés à la porte. Elle pouvait entendre le vacarme des clients dans la salle commune et elle

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comprit que la taverne était pleine d'une foule tapageuse. La nuit était bien avancée et le Champagne avait sans doute été fort apprécié, quoi que sir Montague ait pensé des habitants de Fortune's Folly.

— La milice est là, madame, cria Josie à travers la porte. Elle est venue vous arrêter tous les deux pour avoir volé le Champagne de sir Montague et M. Anstruther sous l'accusation supplémentaire de vol de grand chemin et d'enlèvement.

Laura se retourna dans les bras de Dexter, peau contre peau, savourant la chaleur et la justesse de leur étreinte, la façon dont elle se sentait complète.

— Dites-leur qu'il y a eu un malentendu, répondit— elle. Et que je réglerai les choses avec sir Montague.

Elle remua un peu quand Dexter s'éveilla et se mit à mordiller doucement son épaule nue.

— Dites-leur encore que je leur tirerai dessus s'ils essaient d'arrêter Dexter, ajouta-t-elle.

— Vous avez raison, madame, approuva Josie. — Oh ! et s'il vous plaît, dites à tout le monde que je paie pour

les boissons de ce soir. Merci, Josie. Elle roula contre son mari, et colla sa poitrine contre son torse.

Il bougea pour en profiter, mais elle le retint en riant. — Nous devrions rentrer à la maison, dit-elle. J'ai eu beau

apprécier notre étape ici, je préférerais être chez nous. Dexter attrapa ses vêtements à regret. — Très bien, dit-il, mais seulement si nous pouvons être de

nouveau délurés, emportés et passionnés très bientôt. Laura sourit lorsqu'il la drapa dans sa cape noire et la souleva

dans ses bras. — Hester m'a confié une fois qu'elle avait fait l'amour dans sa

voiture durant tout le trajet de retour chez elle.

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Elle vit un sourire incurver les lèvres de Dexter lorsqu'il pencha la tête pour effleurer sa bouche de la sienne.

— Bon, eh bien, qu'attendons-nous ? demanda-t-il.

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Epilogue Décembre 1809

— Je trouve tout à fait incompréhensible, déclara Faye Cole d'un ton désagréable à la table du petit déjeuner de Cole Court, deux semaines plus tard, que Laura se fasse appeler Mme Anstruther, maintenant. On pourrait presque penser qu'elle est fière d'avoir épousé une personne sans intérêt comme Dexter Anstruther. Elle qui était autrefois la duchesse de Cole !

— C'est peut-être incompréhensible pour vous, maman, répondit Lydia en repoussant son assiette de toasts qu'elle n'avait pas touchée, une expression dégoûtée sur son visage pâle. Je peux tout à fait imaginer que vous ne compreniez pas ce genre de choses.

Sa mère la regarda sans affection. — Vos vues sur le mariage ne sont pas vraiment les plus

dignes de foi, n'est-ce pas, Liddy ? Avez-vous oublié que vous étiez prête à vous jeter à la tête d'un homme qui est un criminel ?

— On ne me laissera sûrement pas l'oublier, rétorqua Lydia avec fermeté.

Elle but une gorgée de thé, mais reposa promptement sa tasse et parut devenir encore plus pâle. Aucun de ses parents ne le remarqua. Le duc était plongé dans son journal et la duchesse était occupée à piller le pot de confiture.

— Je ne vois vraiment pas comment nous allons nous débarrasser de vous maintenant que votre réputation est aussi entachée, Liddy, reprit Faye. Je suppose que nous pourrions payer quelqu'un pour vous épouser, mais je suspecte que votre

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dot ne sera certainement pas suffisante, même si M. Anstruther a rendu l'argent que votre père a essayé d'allouer à Laura.

Elle jeta un regard venimeux à son mari. — Ce qui est en soi tout à fait extraordinaire, maintenant que

j'y pense. — Il a dit qu'il l'aimait pour elle seule, grogna Henry Cole. Le

benêt ! — Quoi qu'il en soit, Liddy, vous avez l'air en si mauvaise

forme ces jours-ci, continua la duchesse, revenant à sa cible principale. Vraiment, il n'est pas étonnant qu'aucun autre homme ne se soit entiché de vous. Liddy ?

Elle regarda fixement sa fille tandis que celle-ci pressait une main sur sa bouche, repoussait violemment sa chaise et sortait en courant de la pièce.

— Liddy ! La porte claqua. Faye regarda son mari. — Je ne sais pas ce qui ne va pas chez elle ces temps-ci, dit-

elle. Vraiment, Henry, c'est un complet mystère. Il neigeait à Fortune's Folly, et de gros flocons blancs

tombaient du ciel gris. Hattie était sortie en poussant des cris excités pour faire un bonhomme de neige avec

Rachel. Laura était pelotonnée dans l'embrasure de la fenêtre et les regardait.

— Je vais sortir les rejoindre, dit-elle, car elles semblent énormément s'amuser, mais je voulais d'abord savoir ce qu'il y a dans vos lettres.

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Dexter brisa le cachet de la première lettre et s'adossa à son fauteuil pour la lire.

C'étaient de splendides nouvelles ! Sa sœur Annabelle lui avait écrit, sa grande écriture plus exubérante que jamais du fait de son excitation.

« Maman va se remarier ! Elle a retrouvé un ancien soupirant, un

gentleman qui était un admirateur avant qu'elle n'épouse papa (du moins, je crois que c'était avant, mais cela a pu être pendant, aussi). Quoi qu'il en soit, c'est un militaire et il a offert d'acheter une charge à Charlie dans son ancien régiment, la Garde royale à cheval. Et Roly a obtenu une bourse pour Oxford, si bien que ses frais ne seront pas aussi prohibitifs. Caro a retrouvé une ancienne camarade d'école et elles projettent d'ouvrir une école ensemble. Je n'avais aucune idée qu'elle souhaitait travailler et je trouve cela étrange, mais elle m'assure qu'elle se sentira beaucoup plus heureuse avec autre chose que le mariage pour la tenir occupée !

» Ce qui fait qu'il ne reste que moi, très cher Dexter, et je suis sûre que si tu m'offres le bal d'entrée dans le monde le plus extravagant et le plus excitant, tu te débarrasseras de moi en un rien de temps. Je n'ai pas de scrupules à admettre que certains gentlemen ont déjà été très attentifs à moi alors que je sortais avec maman en ville. Cela ne me surprend pas parce que, bien sûr, je suis très jolie, alors j'imagine que je n'aurai aucun mal à trouver un mari... »

Cela continuait ainsi longuement dans la même veine et

Dexter posa la lettre avec un petit sourire contraint. La lettre de Caro était plus brève et beaucoup plus directe. « Cher Dexter, tu auras appris par Belle que ta mère va se remarier.

M. Sandforth semble être un homme assez plaisant, je suppose, pas très intelligent et beaucoup trop entiché de ta mère, mais rien de tout cela

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n'est nécessairement mauvais. Elle va probablement le ruiner en un mois, mais c'est son problème. Heureusement, il est très riche.

» Je pense que Belle suivra assez rapidement Mme Anstruther à l'autel. Elle aimerait un bal de présentation, mais tu devras faire vite : elle est tellement romanesque qu'elle risque de s'enfuir à Gretna Green d'ici peu. En y réfléchissant, si tu veux économiser de l'argent, à ta place, je laisserais simplement faire la nature. Quant à moi, je serai très heureuse de diriger une école. Cela répond à ma nature d'organisatrice... »

La troisième lettre était de lord Liverpool, l'écriture pointue et

noire, parsemée de taches d'encre. « Anstruther, j'exige que vous reveniez immédiatement à Londres.

Des nouvelles dérangeantes me sont venues aux oreilles, à savoir que vous avez enlevé votre propre femme. Bien qu'elle ne soit pas illégale, ce genre de conduite est très répréhensible et ne vous ressemble pas du tout. Pour ce qui est des autres accusations d'attaque de grand chemin et de vol, je peux seulement supposer qu'il s'agit de malentendus infortunés.

» Et pendant que nous parlons de votre mariage, il semble que vous ayez fait un gâchis des plus regrettable.

Je vous avais mis en garde de ne pas vous laisser distraire, Anstruther. Vous aviez une tâche simple à accomplir, mais il paraît que vous vous êtes arrangé pour épouser une veuve sans argent, une douairière, rien que ça, avec une fille à elle, ce qui signifie une bouche de plus à nourrir. Ceci est tout à fait inexplicable et totalement incompétent, et si ce n'était que la dame en question est une femme que j'admire beaucoup, je vous renverrais sur-le-champ de mes services... »

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Dexter laissa tomber la lettre, se prit la tête dans les mains et se mit à rire. Laura posa une main sur son épaule et il leva les yeux vers elle. Elle souriait.

— Qu'y a-t-il ? demanda-t-elle. — Rien du tout, répondit-il en lui tendant les lettres de ses

sœurs. Il rit de nouveau. — Aucune des choses que je craignais ne s'est produite et plus

personne n'a besoin de mon argent. — Une bouche de plus à nourrir, dit doucement Laura,

inclinant la tête de côté pour lire la lettre de lord Liverpool posée sur la table. Oh ! mon Dieu, je crains que lord Liverpool ne fasse une attaque d'apoplexie quand il apprendra qu'il va y avoir un autre petit Anstruther à nourrir, et si tôt après le mariage.

Dexter la regarda, les yeux étincelants. — Vous voulez dire... Le visage de Laura rayonnait de bonheur. — Notre famille s'élargit, Dexter, et je vais bientôt m'élargir

aussi. Une trace d'anxiété passa dans ses yeux. — Est-ce imprudent de notre part, alors que nous n'avons pas

d'argent maintenant que vous avez rendu ma dot ? — Très probablement, répondit Dexter en l'embrassant, mais

au moins, grâce à vous, j'ai toujours un métier. Comme vous voyez, lord Liverpool vous admire beaucoup.

— Alors, il pourrait être le parrain de notre enfant, dit Laura. Elle lui prit la main. — Allons dire à Hattie qu'elle va avoir un frère ou une sœur.

Je suis sûre qu'elle en sera ravie. Et ils sortirent ensemble dans la neige.

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Qui sont les Glory Girls, ces mystérieuses justicières, glamour et indépendantes, prêtes à tout pour défendre les plus démunis ? Comment Nick Falconer, le meilleur ami de Dexter, a-t-il rencontré son épouse, Mari ?

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