le prince du scandale - eklablogdata0.eklablog.com/livresromantiques/perso/le prince du...
TRANSCRIPT
Le Prince du scandale
Nicola Cornick
Edition Harlequin : Septembre 2010
Historiques
Prologue
Décembre 1812
Londres subissait un hiver très rude depuis trots semaines, et la
question que tout le monde se posait maintenant était de savoir si la
glace de la Tamise était assez épaisse pour supporter le poids de la foire
du Gel. La méthode traditionnelle pour s'en assurer était de conduire un
attelage de quatre chevaux jusqu'au milieu du flâne. L'opinion était très
divisée concernant la sécurité de cette manœuvre. Certains disaient que
c'était sans danger; d'autres affirmaient que quiconque serait assez fou
pour tester cette théorie finirait noyé avec sa voiture et ses chevaux.
D'autres encore déclaraient que celui qui essaierait et qui y survivrait
devrait de toute façon être enfermé à l'asile de Bedlam, car il avait
probablement perdu l'esprit.
1l n'existait qu'un homme assez intrépide pour tenter cet exploit et
c'était lord Benjamin Hawicsmoor.
Les spectateurs se mirent à parier avec frénésie quand il fit
descendre son attelage au bord de la rivière. La voiture était flambant
neuve, les armoiries des Hawksmoor étalées avec arrogance sur les
portières, et les chevaux étaient les meilleurs que les écuries de
Tanersalls pouvaient fournir.
Certains murmuraient que Ben Hawksmoor n'avait aucun droit au
titre. Après tout, il n'était qu'un bâtard et tout le monde savait que son
père, feu lord Hawksmoor, ne lui aurait jamais légué sa succession.
Qu'à cela ne tienne, Ben Hawksmoor s'était arrangé pour hériter malgré
tout. Personne évidemment n'aurait osé évoquer cette illégitimité
devant lui car il était craint de tous. On racontait sur lui toutes sortes
d'histoires extravagantes. Par exemple qu'il aurait tué un homme
lorsqu'il servait au Portugal avec Wellesley —ou plusieurs hommes,
peut-être même tout un bataillon. D'aucuns disaient qu'il s'était même
frayé un chemin à la hache dans les bois pour échapper à des bandits.
Sa passion des cartes était réputée destructrice puisqu'il avait gagné
et perdu des fortunes sur les tables de jeu.
Et que dire de son pouvoir de séduction dévastateur? Un homme
capable de corrompre aussi bien la femme que la fille d'un diplomate,
n'était-il pas le plus culotté des hommes?
C'est pourquoi tout le monde attendait de voir s'il oserait se lancer
sur la glace.
La foule s'approchait de plus près, criant et se bousculant. L'argent
des paris changeait rapidement de mains entre les dandys et autres
gentlemen et passait encore plus vite dans les poches des voleurs qui se
mêlaient aux spectateurs.
— Mille guinées qu'il recule !
— Deux mille contre !
L'air était froid et le vent qui montait du fleuve coupait comme un
couteau. Les plus entreprenants des vendeurs ambulants avaient déjà
descendu leurs marchandises jusqu'à la foule et faisaient commerce de
soupe de pois et de pommes de terre en robe des champs. Leurs
réchauds crépitaient tandis que le vent chargé de neige fondue avivait
les flammes.
Les gens poussèrent des acclamations quand Hawksmoor fit
descendre son attelage le long de la berge à toute allure. Il heurta le
bord du fleuve comme si tous les chiens de l'enfer étaient après ses
essieux et glissa en dérapant sur la glace, les chevaux se débattant pour
s'agripper et les roues de la voiture tournant à vide. Juché sur le banc du
cocher, Hawksmoor brandit son fouet. La tête nue, entièrement vêtu de
noir, son manteau à multiples rabats tournoyant autour de lui, il
ressemblait à un dieu Scandinave.
Il y eut un grondement lointain, pareil à une charrette roulant sur des
pavés, puis un craquement sonore ressemblant à un coup de fusil. La
foule se tut durant une longue seconde, puis une dame hurla et des
balbutiements frénétiques s'élevèrent tandis que tout le monde se
précipitait vers te bord de la Tamise.
— La glace se brise ! Sautez, mon gars ! Sauvez votre peau!
Mais Hawksmoor ne voulait pas laisser ses chevaux. Les fentes
parcouraient la glace, maintenant, aussi fines que des fils d'araignée
mais s'étendant plus vite qu'un homme pouvait courir. L'arrière de la
voiture fit une embardée et les chevaux se cabrèrent à moitié entre les
traits alors qu'Hawksmoor les ramenait vers la berge. Puis l'eau
bouillonna autour d'eux et il sauta, de l'eau jusqu'aux cuisses, attrapa
les rênes et tira l'attelage sur les derniers mètres jusqu'à la rive.
La foule recula, applaudissant bruyamment. Des dames sanglotaient
ou se pâmaient, ou faisaient les deux. Les hommes lançaient leur
chapeau en l'air. Des courtisanes jetaient des fleurs sous les pieds de
Ben Hawksmoor tandis qu'il ramenait en sécurité ses chevaux
tremblants et suants. Les presses des imprimeries tournaient déjà pour
relater l'histoire de son dernier exploit. Les journaleux remplissaient
leurs encriers.
Hawksmoor s'arrêta, se tourna vers la foule et exécuta une révérence
parfaite. Ses culottes chamois étaient trempées et collaient à ses
cuisses. Ses bottes étaient perdues. Une lueur d'humour brillait dans
ses yeux noisette. Il avait l'air dangereux et dépenaillé. Les dames qui
ne s'étaient pas pâmées plus tôt étaient maintenant tentées de le faire.
— Mesdames et messieurs, je crains que la glace ne soit trop fine.
Nous devrons attendre l'année prochaine pour notre foire du Gel,
annonça-t-il.
Les gens en délire poussèrent des vivats. Hawksmoor esquissa son
sourire espiègle et continua de s'avancer en héros au milieu de la foule.
Des hommes lui tapaient dans le dos et des femmes se penchaient pour
l'embrasser.
Mais quelques-uns se tenaient à part.
— Seul le diable lui-même pourrait survivre à cela, observa d'un
ton aigre un pasteur qui passait. Il a vendu son âme à Lucifer.
Près du pasteur, un autre homme esquissa un sourire sardonique en
entendant ces mots, car Ben Hawksmoor jouissait effectivement de
cette réputation.
— De la glace trop fine, murmura-t-il. Quand marchez- vous sur
autre chose, mon ami ? Un jour, la glace se rompra. Et je serai là pour
danser sur votre tombe.
1.
Janvier 1814
« Ne regardez jamais un homme inconnu en passant près de lui, car
parfois des hommes trop directs et impertinents peuvent tirer avantage
d'un regard. C'est généralement la faute d'une jeune fille si elle est
accostée, et en cela c'est pour elle une disgrâce dont elle devrait avoir
honte de parler. »
Mme ELIZA SQUIRE — De la bonne conduite des
dames.
C'était une belle journée pour une pendaison publique.
Au-dessus du gibet de la prison de Newgate, le ciel était haut et bleu
clair. Le nœud coulant se balançait dans la froide brise hivernale. Les
nobles emplissaient la tribune derrière la potence. Le condamné était
un gentleman et cela attirait toujours les foules. C'était l'exécution de la
saison : celle de Ned Clarencieux, joueur, aventurier, que sa malchance
aux cartes avait poussé à payer ses dettes avec de faux billets et à
assassiner son banquier dans une vaine tentative de couvrir ses méfaits.
Les dames assises sous le pavillon avaient dansé avec Clarencieux
dans les salles de bal de la haute société londonienne. Maintenant, elles
venaient le voir mourir.
Au-dessous des rangs de l'aristocratie grouillait la populace qui se
pressait au pied du gibet, riant, plaisantant, mise de bonne humeur par
le gin et la perspective de ce spectacle morbide. Certains grimpaient
aux chenaux en plomb et sur les toits des maisons voisines pour avoir
une meilleure vue. Les gens se bousculaient, criaient, portaient des
toasts à Clarencieux et pariaient sur le temps que le joueur mettrait à
mourir.
Dans la foule qui se pressait derrière la potence, coincée entre son
fiancé et son demi-frère âgé de six ans, John, la jolie et riche héritière
Catherine Fenton se sentait très mal. Malgré le froid, elle avait très
chaud et la tête lui tournait. Elle avait aspergé son mouchoir d'eau de
rose et le pressait sous son nez, mais le parfum léger et sucré ne
réussissait pas à masquer l'odeur des corps mal lavés et de leur exci-
tation fétide.
Etre la seule jeune fille de bonne famille présente à une pendaison
publique n'était pas un grand privilège à ses yeux, mais l'homme que
Clarencieux avait assassiné était l'un de ses fondés de pouvoir, sir
James Mather. Catherine n'avait pas voulu venir, mais son père, sir
Alfred Fenton, s'était refusé à comprendre ses scrupules. Il disait
qu'elle devait voir la justice en action.
Sir Alfred était un nabab, un homme qui avait vécu et travaillé en
Inde et était habitué à l'expérience soudaine et sanglante de la mort telle
qu'il l'avait vécue dans le sous- continent. Il avait un estomac en fonte
et l'attitude inflexible qui allait avec. Pas Catherine. Elle savait quelle
avait fâché son père, qui l'avait jugée faible et sotte de prier de ne pas
être obligée d'aller à Newgate. Son petit frère, en revanche, avait
supplié pour y aller. Finalement, John avait obtenu ce qu'il voulait, elle
non. Ce n'était pas une surprise pour elle. John était aimé, gâté et on lui
passait tous ses caprices. Pas elle.
— Huîtres à vendre ! Dix bulots pour un penny !
Une marchande entreprenante montait péniblement vers eux, un
panier de fruits de mer calé sur sa hanche. Catherine sentit son estomac
se soulever tandis que l'odeur du poisson grillé se mêlait à celle de la
sueur.
— Oui, s'il vous plaît ! cria John, en sautant d'excitation.
Il tendit son penny à la jeune fille. Catherine détourna la tête et
pressa plus fort son mouchoir sur ses narines.
— Vous ne vous sentez pas bien, ma chérie ?
Catherine leva les yeux vers son fiancé, qui la regardait
avec une fausse sollicitude. Lord Algernon Withers aimait se
considérer comme son promis. Elle préférait ne penser à lui d'aucune
façon. Elle détestait la manière dont il la poursuivait sans cesse et
l'emprise, quelle qu'elle fût, qu'il semblait exercer sur son père. Elle
avait repoussé le mariage depuis l'été dernier, invoquant d'abord une
mystérieuse indisposition féminine, puis le deuil d'un petit-cousin
qu'elle connaissait à peine, mais dont la mort était tombée à point.
Maintenant, elle avait épuisé ses excuses et la date du mariage était
fixée au printemps, à moins qu'elle ne pût trouver une autre ruse.
— Les huîtres ne sont pas à mon goût, dit-elle, notant que Withers
ne s'intéressait déjà plus à elle et admirait à la place la poitrine
généreuse de la marchande.
— Dommage.
Il ramena les yeux sur elle, les paupières plissées, une lueur
concupiscente dans le regard.
— On prétend qu'elles sont aphrodisiaques, ma douce. Vous
devriez en manger. Cela pourrait vous rendre plus... avenante à mon
égard.
— Je ne pense pas ! rétorqua Catherine d'un ton coupant.
La pensée de s'adonner à n'importe quelle sorte de jeu amoureux
avec Withers était pour elle une abomination. A son avis, il ne
reconnaîtrait pas l'amour, même s'il trébuchait dessus dans la rue. Il se
contenterait de l'écraser sous son talon.
De nombreux hommes se disaient amoureux de Catherine. Jusqu'à
l'annonce de ses fiançailles, elle avait été courtisée et complimentée,
harcelée par des poètes aux mauvais sonnets, et son rhume des foins
avait été exacerbé par les fleurs livrées sans fin Guilford Street chaque
matin.
Mais Catherine n'était pas pour rien la fille d'un nabab. Elle
suspectait que les affections de ces gentlemen portaient plus sur
l'argent qu'elle hériterait du domaine de sa mère — quatre-vingt mille
livres — que sur sa personne. Ce dernier était investi dans un fonds de
garantie jusqu'à ce qu'elle ait vingt-cinq ans—ou qu'elle se marie.
D'après elle, la détermination d'Algernon Withers à l'épouser n'y était
pas étrangère non plus. Cet homme transpirait la cupidité. Et une
lubricité profondément déplaisante qui le rendait décidé à la posséder.
Il avait pris sa main dans la sienne, à présent, et la serrait si fort
qu'elle sentait ses os commencer à craquer. Elle retint son souffle.
L'éclat des yeux de Withers avait viré au triomphe, maintenant. Il
aimait faire mal, en particulier à ce qui était joli.
De sa main libre, Catherine saisit son ombrelle et en planta la pointe
dans le pied de son fiancé. Il la lâcha avec un grognement de surprise et
elle détourna la tête, le menton haut. Elle était heureuse d'avoir pris son
ombrelle, finalement, bien qu'elle ait hésité. Il faisait froid mais le
soleil brillait haut. Il ne serait pas mal venu pour une dame d'ouvrir le
fragile accessoire pour préserver son teint délicat. En revanche,
Catherine ne s'en souciait pas vraiment, car elle jugeait ce genre
d'affectation assez stupide.
Catherine était une vraie bourgeoise. Non seulement son père était
un nouveau riche, mais sa mère, était la fille d'un autre marchand et
aventurier, l'infâme Ecossais Jack McNaish, surnommé « Jack le Fou
». Sa réputation avait fait trembler bien des hommes, mais Catherine
l'avait adoré. Il lui avait dit de ne jamais avoir honte de ses antécédents.
Elle n'avait pas de prétentions à une lignée. Et la haute société avait
établi clairement dès le début qu'elle n'était tolérée en son sein que pour
son argent.
John aspirait ses huîtres avec enthousiasme, le jus coulant le long de
son menton. Sa nourrice s'agitait avec un mouchoir.
— Quel étalage choquant ! dit soudain sir Alfred Fenton en levant
son lorgnon pour examiner les fenêtres ouvertes d'une taverne située en
face.
Un groupe de prostituées de Covent Garden s'ébattaient, torse nu,
avec deux ou trois jeunes gens à l'air dévoyé.
— Une débauche honteuse dans un lieu public ! ajouta le père de
Catherine.
— Honteuse, sir Alfred, acquiesça lord Withers. Je crois qu'ils font
partie de la bande d'Hawksmoor. Il était un ami de Clarencieux, bien
sûr. Il est regrettable que le scandale ne l'ait pas détruit, lui aussi.
Sir Alfred grogna.
— Hawksmoor est haut placé dans les faveurs du régent. Il est sauf
— pour l'instant. Mais je ne donne pas un sou de ses chances s'il perd sa
popularité. On dit qu'il doit tant d'argent qu'il devrait s'enfuir à
l'étranger.
Les yeux brûlants et excités de lord Withers cherchèrent ceux de
Catherine tandis que les glapissements perçants des courtisanes
s'élevaient par-dessus le bruit de la foule.
— Détestable, n'est-ce pas, miss Fenton ? S'offrir ainsi en
spectacle, en plein jour !
Catherine éprouva de la répulsion. Elle savait que Withers était tout
autant excité par la nudité obscène des femmes que par la perspective
de la pendaison. Toutes deux la dégoûtaient. Et il la dégoûtait avec ses
mains froides et moites, son haleine infecte et les libertés de plus en
plus grandes qu'il essayait de prendre avec elle.
— Je considère plus détestable de prendre plaisir à assister à un
meurtre que de voir un étalage public d'actions licencieuses,
déclara-t-elle froidement.
Le regard coléreux de Withers la cloua sur son siège avant que ses
yeux ne glissent de nouveau vers la fenêtre d'en face.
Catherine s'avisa qu'elle tremblait. Elle détestait tout ceci, la
puanteur de la peur et de l'impatience mêlées, le plaisir que des
hommes comme lord Withers prenaient à une dépravation aussi
hideuse, et surtout elle détestait son père de l'avoir forcée à
l'accompagner. Elle l'avait entendu s'en vanter la veille au soir au bal de
lady Semple.
— Nous allons à la pendaison de Clarencieux, demain. Je parie
qu'il dansera mieux au bout d'une corde qu'il ne l'a jamais fait dans
votre salle de bal, madame...
Et les gens avaient ri — ri! — à son trait d'esprit et à la pensée qu'un
homme qu'ils avaient connu allait mourir comme un criminel. A ce
moment-là, Catherine les avait tous hais.
Elle n'avait rencontré Ned Clarencieux qu'une fois. Les chaperons
de la haute société prenaient soin de tenir les hommes de sa trempe loin
des débutantes et des héritières, mais un jour Catherine marchait dans
le parc avec sa belle-mère et quelques dandys avaient traversé pour
accoster Maggie, lady Fenton, avec ce qui lui avait paru une familiarité
suspecte.
Clarencieux s'était montré charmant. C'était lui qui s'était excusé de
leur hardiesse, avait baisé la main de Catherine, souri en la regardant
dans les yeux et éloigné ses amis. Et même si elle avait su qu'il était un
propre-à-rien débauché et dépensier, il l'avait laissée avec un sourire
irrépressible sur les lèvres.
Clarencieux, Hawksmoor... Ils vivaient très près du bord de l'abîme
et un mauvais pas suffirait à les tomber, avait-elle pensé alors.
Catherine se mordit la lèvre en pensant que son père l'avait avertie
d'éviter ces hommes dans la vie, mais que maintenant que Clarencieux
allait mourir, il ne répugnait pas à l'amener à sa pendaison.
Son frère John essayait d'y voir par-dessus les plumes et les
ombrelles qui gênaient sa vision, mais il était trop petit. Il grimpa sur
les genoux de Catherine, lui donnant des coups de pied, s'agrippant à sa
pelisse, mettant son bonnet de travers.
— Laissez-moi voir ! Laissez-moi voir !
Sa nourrice tenta de le faire descendre, mais il l'ignora et au bout
d'un moment elle abandonna la lutte et s'affala sur son siège. Catherine
pensa que la jeune fille avait l'air malade. De la sueur perlait sur son
front et elle avait la couleur du papier mâché. Elle tendit une main vers
elle.
— Fermez les yeux, respirez à fond et essayez de ne pas écouter la
foule, lui conseilla-t-elle.
La servante hocha la tête. Une matrone qui se trouvait dans la rangée
devant eux tourna la tête, adressa un sourire indulgent à John et tapota
le coussin à côté d'elle.
— Viens près de moi, mon mignon. Tu y verras mieux.
Catherine jeta un coup d'œil à l'horloge de l'église du
Saint-Sépulcre. Plus que cinq minutes avant la pendaison. Son cœur
s'emballait et ses paumes étaient froides et moites dans ses gants de
chevreau. Elle ferma les yeux pour se protéger de l'éclat du soleil
hivernal et de la masse grouillante de la foule, mais elle ne put chasser
les images de sa tête. Elle savait ce qui se passait quand on pendait un
homme. On conduisait le prisonnier dans une antichambre, on lui ôtait
ses menottes et on lui liait les poignets. On priait pour lui. Puis on le
faisait passer par la porte des Débiteurs et on lui faisait gravir les
marches de la potence où l'attendait le nœud coulant.
Catherine ouvrit les yeux. Les prostituées qui s'ébattaient avaient
disparu de la fenêtre d'en face. A la place, un homme s'appuyait au
rebord, le regard fixé sur le gibet au-dessous. Il était grand, blond, et
c'était son immobilité qui attirait le regard de Catherine. C'était une
immobilité intense, concentrée, contrôlée, qui semblait néanmoins
pleine de violence.
Son souffle se coinça dans sa gorge et elle le fixa, captivée.
Puis il leva les yeux et croisa son regard, et elle se crispa devant la
colère et la passion qui brûlaient dans ses yeux. Elle eut un mouvement
de recul comme s'il l'avait frappée.
— Miss Fenton ! Miss Fenton !
La nourrice tirait d'un geste urgent sur sa manche.
— Maître John a disparu!
C'était vrai. La place à côté de la matrone était vide. Catherine
regarda frénétiquement alentour. La nourrice sanglotait.
— J'avais les yeux fermés comme vous m'avez dit, miss ! Je n'ai
rien fait de mal...
— Aucune importance maintenant, dit Catherine.
Son cœur battait à toute allure. Si John se perdait dans
la foule, ils pourraient ne jamais le retrouver. Il pouvait être enlevé ou
volé. Il n'avait aucune idée des dangers qui guettaient dans un endroit
comme Newgate. Il était juste un enfant insouciant et gâté.
Sir Alfred n'avait rien remarqué. Withers et lui étaient en grande
conversation et se fortifiaient en buvant le cognac d'une flasque.
Catherine se leva. Elle savait qu'elle devrait chercher John
elle-même. La nourrice était brisée et, quand son père apprendrait ce
qui s'était passé, il serait furieux. Mais il était inutile de le lui dire
maintenant. Selon toute probabilité, John n'avait pas dû aller loin. Elle
inspira à fond et passa ses mains gantées sur sa pelisse.
Alors qu'elle commençait à se glisser le long de la rangée de sièges,
s'excusant, essayant de ne pas marcher sur les pieds des gens, ignorant
leurs grommellements, le carillon de l'horloge se mit à résonner.
L'heure de la pendaison avait sonné.
2.
Elle était assise au milieu de la foule, mais Ben Hawksmoor la vit
tout de suite, comme si le soleil ne brillait que sur elle. Elle portait une
pelisse jaune jonquille doublée de fourrure. Elle était coiffée d'un
bonnet assorti et il aperçut dessous l'éclat de cheveux châtains qui
luisaient dans le soleil d'hiver. Elle se trouvait à côté d'Algernon
Withers, l'homme le plus lubrique de la haute société, ce qui indiquait
qu'elle devait être une courtisane de grande classe. Ben avait déjà noté
que la plupart des grues de Londres étaient venues à Newgate ce
jour-là.
Sa bouche se plissa cyniquement à la pensée d'une femme se servant
d'une pendaison pour trouver un riche amant. C'était une idée
intelligente. La moitié de l'aristocratie—la moitié masculine—était
présente, après tout, et qui voudrait perdre une telle opportunité ?
Non pas que la fille assise avec Withers semblât avoir besoin d'un
nouveau protecteur. Elle paraissait riche et choyée, et Ben Hawksmoor
la méprisa d'être si parfaite et de se trouver là pour prendre plaisir à voir
détruire un autre être humain.
Il se redressa et s'écarta de la fenêtre. Tant de colère et d'amertume
bouillaient en lui que ses mains étaient serrées en poings rageurs. Toute
la haute société, qui avait autrefois fêté Ned Clarencieux avec la même
ardeur qu'elle lui en montrait maintenant à lui, avait jeté son favori aux
loups et était venue le voir mettre en pièces.
Ben ne pouvait rien faire, naturellement Clarencieux avait été son
ami, mais il était au-delà de son aide maintenant. Il était allé trouver le
régent, il avait parlé pour Clarencieux quand chacun de ses instincts,
chacun des principes qui guidaient sa vie l'avaient pressé de ne pas
risquer son propre cou pour quelqu'un d'autre. Et cela n'avait servi à
rien. Prinny n'avait même pas écouté et quand Ben avait vu la lueur
d'irritation dans les yeux du régent, il avait fait marche arrière. Il était
un aventurier et ne pouvait se permettre de perdre la protection du
régent, sinon il retournerait dans le caniveau dont il était sorti.
Il était trop tard pour Clarencieux, de toute façon. Il avait toujours
été trop tard. La haute société était une maîtresse volage et Ned était
tombé en disgrâce. Il avait vécu des ressources de son esprit et n'avait
eu personne avec de l'argent ou des relations pour l'aider quand il avait
été déchu. Personne ne s'était soucié de lui. Et Ben frissonna, car il
pouvait se voir si clairement en Ned Clarencieux.
Un mouvement sous le pavillon d'en face attira son regard. La
demi-mondaine de Withers s'était levée et se dirigeait vers les marches
qui descendaient devant le gibet pour mener dans la foule.
Il la regarda fixement.
Etait-elle sotte ? Il pouvait certes comprendre que le bruit, la chaleur
et la puanteur d'une pendaison puissent retourner l'estomac le mieux
accroché et donner envie à quelqu'un de s'échapper, mais descendre
dans une foule aussi versatile était de la folie. Ils la voleraient, la
violenteraient, la mettraient en pièces et feraient passer cela comme
une partie du divertissement.
Et il ne devrait vraiment pas s'en préoccuper.
Pourquoi il le faisait, il n'en était pas certain. Il s'occupait rarement
de quelqu'un d'autre que lui-même. La vie le lui avait inculqué. Se
protéger et survivre étaient ses mots d'ordre. Mais il vit la répulsion sur
le visage de la fille quand elle regarda la foule excitée autour d'elle et il
éprouva soudain une bouffée de profonde affinité avec elle.
Ni elle ni lui ne voulaient être là.
Ils avaient cette petite chose en commun. Elle n'était probablement
venue que parce que Withers avait insisté. Quant à lui... Eh bien, il était
là parce que c'étaient les derniers respects qu'il pouvait rendre à son ami
et que les lambeaux d'honneur qu'il possédait encore l'avaient forcé à
faire ce geste.
Et donc il ne pouvait pas laisser la fille descendre dans la foule seule
et sans protection, gourgandine ou pas.
En marmonnant un juron, il se dirigea vers la porte. Une des catins
l'attrapa par le bras pour le retenir. Il ne savait pas son nom, puisqu'il
n'avait pas prêté attention quand son cousin Sam les avait présentés. Il
avait trouvé extrêmement indélicat de la part de Sam d'amener ces filles
de joie à la pendaison de Ned. Et de toute façon, il n'avait jamais été
intéressé par les prostituées bon marché.
Il entendit le rire des femmes quand la porte claqua derrière lui.
Comme tous les autres, elles pensaient que c'était une sorte de
divertissement, plus excitant que le vin, la chasse, la danse ou les
conquêtes sexuelles. Il éprouva une rage meurtrière. C'était la vie et la
mort qui se jouaient là et il luttait contre les deux depuis qu'il était né.
Comme il descendait les marches de la taverne, la cloche de l'église
du Saint-Sépulcre se mit à sonner avec une ardeur fiévreuse qui donna
l'impression à Ben que sa tête éclatait. Dans la rue, le soleil était froid et
brillant et la foule grouillait et se soulevait en direction du gibet.
Il se mit à se frayer un chemin vers l'escalier de la potence. Il pouvait
voir la fille à la pelisse jonquille. Elle se tenait sur la marche du bas, se
querellant avec un des hommes du chef du protocole. Ben vit l'homme
lui barrer le passage avec sa hallebarde et lui désigner la tribune. Son
visage était pâle, mais sa bouche avait un pli déterminé. Elle secoua la
tête, passa sous la lance et une seconde plus tard la populace l'engloutit.
Le cœur de Ben se serra d'appréhension tandis qu'il redoublait
d'efforts pour l'atteindre. Tout en luttant contre la masse des
spectateurs, il se sentait agacé par cet élan chevaleresque déplacé.
C'était aux hommes du chef du protocole de maintenir l'ordre, et si une
stupide créature décidait de se jeter dans la foule, cela ne le regardait
pas. Elle était probablement bien plus capable de veiller sur elle-même
qu'elle n'en avait l'air. Aucune jeune fille de bonne famille n'assisterait
jamais à une pendaison. C'était sans doute une vulgaire catin
d'Haymarket déguisée en courtisane de Berkeley Square. Withers était
bien connu pour ses goûts de bas étage.
Un grondement monta de l'assistance quand Clarencieux sortit par la
porte des Débiteurs. La pression était si forte dans ce coin que Ben
pouvait à peine bouger. Il aperçut un éclair jaune et tendit une main,
mais la populace s'était portée en avant, éloignant la fille, la bousculant
comme une feuille emportée par le courant.
La cloche s'arrêta brusquement de sonner et la foule retint son
souffle. Clarencieux était au pied du gibet, maintenant. Il ouvrit ses
mains liées d'un geste impuissant et les referma. Son expression était si
affolée et implorante que Ben se sentit furieux. Le condamné regardait
les gens au-delà de la potence comme s'il suppliait quelqu'un de le
sauver. Son humiliation était insupportable.
Puis le bourreau abaissa la cagoule sur son visage et lui passa le
nœud coulant autour du cou. Les lèvres du prêtre remuaient, mais les
paroles des prières se perdaient dans le bruit de la foule.
La main de Ben se ferma enfin sur le poignet de la fille en jaune et il
la traîna pour l'enlever de sous les pieds des spectateurs ; elle était à
moitié tombée dans la précipitation qui poussait les gens vers la
potence.
Il la prit dans ses bras. II sentit son corps se raidir sous le choc à son
contact et elle réussit presque à lui échapper, mais la pression de la
foule les poussa l'un contre l'autre et elle cessa de résister. Elle avait
perdu son bonnet. Ses cheveux sombres étaient décoiffés autour de son
visage, qu'ils entouraient d'un doux halo. Ses yeux étaient d'une nuance
de brun plus clair que ses boucles châtaines, et d'un ambre lumineux.
Elle paraissait hébétée.
— Je n'avais aucune idée que ce serait ainsi...
Il entendit tout juste ses mots murmurés dans le grondement qui les
entourait comme un mur sonore.
— Vous avez été folle de descendre ici.
Mais les mains de Ben étaient douces sur elle tandis qu'il la tenait
contre lui, la protégeant de son corps contre la pression étouffante qui
les cernait.
— Je cherchais quelqu'un.
Des larmes perlaient à ses cils. Il vit qu'elle déglutissait.
— Je ne me rendais pas compte que ce serait si dangereux.
— A quoi vous attendiez-vous ? A une garden-party ?
Un cri retentit.
— Otez vos chapeaux !
C'était la seule marque publique de déférence à l'occasion de la
pendaison. La foule remua et se décoiffa. Le bourreau abaissa le levier
et la trappe s'ouvrit avec un craquement. Les gens hurlèrent, un son
sauvage et rauque avec un accent de violence, et Ben sentit un frisson
traverser la fille. Elle enfouit son visage dans son gilet. Il coula une
main dans ses cheveux, la tenant encore plus près. Il sentait son propre
cœur s'emballer sous le drap bleu de sa redingote. Sa joue était pressée
sur son torse et elle fermait les yeux.
La colère, la douleur et la haine le balayèrent en une vague brutale et
il courba la tête pour ne pas voir la mort infâme de Clarencieux. Il
pressa les lèvres sur ses cheveux. Elle était douce et suave et avait un
léger parfum de roses. Il sentit les petits tremblements qui secouaient
son corps. Ses larmes mouillaient son gilet.
— Je l'ai rencontré une fois, dit-elle d'une voix étouffée. Il ne
méritait pas cela.
— Il était mon ami. Je n'ai rien pu faire.
Ben entendit sa voix rauque, tandis qu'il faisait face à son échec et à
sa perte. Une fois, auparavant, il avait réussi à sauver Ned d'une mort
certaine. Cette fois, il avait échoué.
Elle leva la tête et le regarda dans les yeux. Les siens étaient
sombres et innocents, et le cœur de Ben tressauta. C'était comme si elle
pouvait voir dans son âme.
— Je suis désolée, dit-elle. Ce n'est rien d'autre qu'un meurtre.
Le bourreau balançait les talons de Ned Clarencieux pour hâter sa
fin. Ben l'avait payé cher pour agir ainsi. C'était la seule chose qu'il
avait pu faire, mais au moins la promesse avait été honorée. La foule
lançait des vivats maintenant que le condamné expirait. Un moment,
Ben fixa l'horreur de cette scène, puis il poussa une exclamation
enrouée et serra le corps docile de la fille plus fort contre lui. Elle se
laissa aller sans protester et il sentit le soulagement l'envahir de la
sentir si proche.
Il avait besoin d'elle. L'intensité de cette aspiration le déconcerta,
mais il ne pouvait pas la mettre en question maintenant, pas pendant
que l'obscurité gagnait son âme et qu'elle était sa seule lumière. Il
l'enveloppa de ses bras et pressa fortement sa joue contre la douceur de
la sienne, puis ferma son esprit aux démons qui le talonnaient.
Il n'aurait su dire combien de temps ils restèrent ainsi, tandis que la
violence et la soif du sang tourbillonnaient autour d'eux. Et même s'il
savait que la fille était terrifiée, en ce moment-là il sentit en lui, grâce à
elle, un petit noyau sain de paix.
La tension de la foule diminua et le bruit baissa un peu. Ben relâcha
son emprise et la fille prit une grande inspiration tremblante. Elle
frissonnait encore, il le sentait.
— C'était un garçon courageux, dit quelqu'un. Il est mort en homme.
Des gens distribuaient des illustrations de l'exécution, avec une
gravure de la pendaison et un récit de la prétendue confession de
Clarencieux. Ces feuillets avaient été imprimés à l'avance, bien avant
ce jour-là, et Ben en écrasa un sous son pied avec dégoût.
Il leva une main et essuya les larmes sur la joue de sa protégée. Il se
sentait épuisé, aussi épuisé qu'elle en avait l'air. Ses cils étaient noirs
sur la pâleur de sa peau et ses yeux paraissaient las et meurtris. Du bout
des doigts, il lui effleura le coin de la bouche et il l'entendit retenir son
souffle. Son regard ambré vola vers son visage, ses yeux larges et
interrogateurs. Quelque chose de puissant et d'indéfinissable passa
entre eux et le désir frappa le corps de Ben.
Il ne voulait pas la convoiter, pas ici, pas maintenant. Cela ne lui
paraissait pas correct. Et cependant il avait toujours besoin d'elle. Il ne
pouvait pas s'en empêcher. C'était un sentiment qui lui était plus
étranger et qui l'effrayait plus que tout ce qu'il avait jamais
expérimenté.
Ils coupaient la corde de Clarencieux, maintenant. Ben reconnut le
Dr Astley Cooper, qui descendait de l'estrade derrière la potence,
parlant au bourreau et au shérif. Penser que Ned était destiné à présent
à la table de dissection d'un chirurgien rendit Ben plus malade que
n'importe quoi d'autre ce jour-là.
— Envoyez le corps à mon cabinet comme d'habitude, dit Cooper.
Je vais dîner. Des rognons à la diable, n'est-ce pas, comme le veut la
tradition.
Ben sentit la fille frissonner. Dans la foule, un petit garçon pleurait
et une nourrice dans tous ses états le grondait d'une voix que la colère et
le soulagement rendaient aiguë. Cela sembla briser l'espèce
d'enchantement qui les avait unis, les rendant plus proches que
proches, joints d'âme à âme. Ben recula et se força à voir en elle une
catin comme une autre, une simple jolie fille en chasse. Néanmoins, il
avait froid à l'intérieur de lui à l'idée de la laisser partir.
Elle pressa une main sur sa bouche.
— On va me chercher. Je dois y aller.
Ben lui tenait toujours le bras, très légèrement maintenant. H ne la
lâcha pas, étudiant un moment son visage. Elle n'était pas aussi jeune
qu'il l'avait pensé d'abord, peut-être vingt ou vingt et un ans au lieu des
dix-huit qu'il lui avait donnés au départ. Son visage était dépourvu du
maquillage que les courtisanes de choix portaient d'habitude, mais elle
n'en avait pas besoin. Ses vêtements avaient de l'allure et étaient de
bonne qualité. Elle devait être importante pour Withers, pour qu'il
l'entretienne aussi bien, et il ne faisait aucun doute qu'il allait venir la
quérir d'un moment à l'autre.
— Catherine!
Ben se redressa. Comme à un signal, Withers avait descendu en
courant les marches de la tribune et prenait le coude de la fille en un
geste délibérément possessif. Ben sentit l'antagonisme qu'il avait
toujours éprouvé envers cet homme lui donner la chair de poule. Il ne
voulut pas penser aux choses que cette fille devait faire pour satisfaire
l'amant qui lui achetait ces beaux habits.
Withers regarda Ben de haut, ce qui était un exploit vu que ce dernier
était plus grand que lui d'au moins six pouces.
— Décampez, Hawksmoor, dit-il.
Ben eut un rire âpre. Il avait besoin de passer sa colère sur quelqu'un
et Withers convenait aussi bien qu'un autre.
— C'est une pendaison publique, Withers, répondit-il avec
mépris. Tout le monde peut y assister.
Les traits pointus de Withers s'aiguisèrent sous l'effet de la haine.
— Et n'importe qui peut mourir, n'est-ce pas, Hawksmoor? Vous
devriez vous en souvenir.
Son visage se contracta.
— Que la fin de Clarencieux soit un avertissement pour vous,
ajouta-t-il. Le sort vous rattrapera.
Ben rit brièvement.
— Me faites-vous la morale, Withers ? Comme c'est peu
approprié de votre part.
Withers s'avança jusqu'à ce que Ben puisse sentir son haleine
malodorante sur son visage.
— Justice a enfin été faite aujourd'hui, lâcha-t-il, en jetant un
coup d'œil vers le corps brisé du condamné que l'on emportait. Vous
serez le prochain, Hawksmoor. J'ai fait tomber Clarencieux et je vous
ferai tomber aussi.
Ben entendit la fille retenir son souffle devant cette menace.
— Milord..., commença-t-elle en tendant une main vers Withers.
Il l'écarta avec colère.
— Taisez-vous, Catherine !
Ben fit un pas en avant, empoigna les revers de Withers et le souleva
du sol. Le visage du gentleman s'empourpra dangereusement.
— Ne me menacez pas, Withers, dit Ben d'un ton plaisant. J'ignore
pourquoi vous m'en voulez, mais je ne suis pas comme Clarencieux.
Je peux veiller sur moi-même.
Il regarda Catherine, qui montrait une rougeur furieuse et
embarrassée.
— Et ne parlez pas d'une manière aussi discourtoise à une dame.
C'est un comportement inconvenant.
Il remit Withers par terre avec un soin exagéré et adressa une
courbette ironique à Catherine.
— Excusez cette querelle indigne, madame. Cela a été un plaisir
de vous rendre service.
Il sourit en la regardant dans les yeux et vit l'attirance étonnée qui
s'allumait dans ses prunelles, l'intérêt vite réprime qui lui indiqua que
s'il voulait badiner avec cette jolie courtisane, elle pourrait être plus
qu'à moitié consentante.
— Je vous suis redevable, milord, dit-elle.
— Catherine, coupa Withers, un clair avertissement dans le ton.
Elle lui jeta un regard légèrement dédaigneux.
— Milord?
— Nous partons, avant que ce vaurien ne cause une
échauffourée...
Ben prit la main de la jeune femme. Catherine. Ce nom lui plaisait. Il
lui allait bien. Soudain, il eut envie de l'éloigner de Withers plus que
toute autre chose au monde.
— Je crois que lord Withers pense que je pourrais vous arracher à
lui, madame, s'il vous laissait passer un moment de plus en ma
compagnie.
Cette fois, ses yeux ambrés brillèrent de malice.
— Vraiment ? Comme c'est... divertissant. Je vous assure qu'il n'y
a pas la moindre chance que cela arrive, milord.
Leurs regards se croisèrent et se soutinrent avec défi. Ben porta sa
main à ses lèvres et pressa un baiser sur sa paume gantée.
— Non?
Elle s'empourpra. Ben s'en félicita. Aussi cynique qu'il fût, il trouva
cela délicieux à contempler, même s'il savait que c'était probablement
une réaction de femme experte. Elle parvenait presque à le convaincre
qu'elle était une jeune fille innocente, et non une catin. Mais les
meilleures catins étaient les plus habiles à feindre l'innocence. Il était
bien placé pour le savoir. Il avait vécu assez longtemps parmi elles.
Et celle-ci connaissait bien son jeu. Elle ne se vendrait pas à bas
prix. Elle lui retira fermement sa main, indiquant que leur bref
badinage était terminé.
— Non, affirma-t-elle.
Malgré tout, il la vit refermer inconsciemment les doigts sur son
baiser et il sourit.
— Cela mériterait peut-être d'y réfléchir, dit-il.
Il n'avait pas de scrupules à voler la maîtresse d'un homme sous son
nez. Cela rendait la conquête plus suave et dans ce cas il serait très
agréable vraiment d'avoir cette petite catin intelligente et tentante dans
son lit — en vexant Withers du même coup.
— Je crois savoir que vous n'avez rien à offrir à une dame,
rétorqua-t-elle d'un ton frais.
— Pas grand-chose, en effet, concéda aisément Ben. Je n'ai pas de
fortune, comme vous l'avez sans doute entendu dire. Je ne peux offrir
que mes prouesses comme...
— Catherine!
Withers paraissait sur le point d'exploser.
— Joueur, acheva Ben d'une voix lisse. Je ne perds jamais.
Catherine secoua la tête.
— En vérité, une bien piètre recommandation, milord. Veuillez
m'excuser. Bonne journée.
Elle se détourna pour s'éloigner, évitant la main de propriétaire que
Withers tendait vers elle pour l'attirer à lui. Un sourire incurva les
lèvres de Ben devant son geste de défi. Withers pouvait peut-être la
payer une fortune, mais elle était attirée par lui. Il le savait. Son corps
se durcit de manière insupportable à cette pensée.
Il l'observa tandis qu'elle montait les marches du pavillon, le dos
droit comme un piquet. Withers se hâtait pour la rattraper, la tançant,
agitant les bras. Ben attendit, mais elle ne regarda pas en arrière. Son
sourire s'assombrit. Il suspectait qu'elle savait qu'il l'observait et que
rien au monde ne la ferait se détourner. Mais il la reverrait. Il s'en
assurerait. Et alors elle ne le repousserait pas. Il l'amènerait à rejeter
Withers pour son propre plaisir. Et il pariait sur le succès de sa
conquête. Ainsi qu'il l'avait dit à Catherine, il ne perdait jamais.
3.
« Nous devons espérer et croire que les libertés ainsi prises ne
devaient rien à une conduite légère ou inconvenante de votre part. »
Mme ELIZA SQUIRE, De la bonne conduite des
dames.
— Par tous les diables, à quoi pensiez-vous, Catherine, de vous
comporter comme... comme la maîtresse d'Hawksmoor? Nul doute que
lui et tous les gens qui vous ont vus pensent maintenant que vous n'êtes
rien d'autre qu'une catin !
Lord Withers, en gentleman qu'il prétendait être, avait juste réussi à
attendre qu'ils fussent de retour dans la maison des Fenton, Guilford
Street, la porte du salon refermée sur eux, pour reprocher vertement à
Catherine sa conduite à Newgate.
Elle avait su que cela arriverait. Withers avait presque éclaté sous
l'effort de contenir sa rage dans la voiture, devant son père. Elle savait
qu'il se considérerait comme offensé et la jugerait légère. Et il était vrai
qu'elle avait un peu badiné avec Hawksmoor.
L'attitude de propriétaire de son fiancé l'avait courroucée et ses
émotions étaient déjà perturbées par l'expérience d'avoir été dans les
bras de Ben Hawksmoor. Elle savait qu'elle avait été totalement séduite
par la gentillesse avec laquelle il l'avait tenue durant l'exécution de
Clarencieux. Cela avait été inattendu et terriblement attirant. Et elle
était si lasse de jouer la jeune débutante docile, piégée dans un avenir
dessiné par Withers, menant en attendant une existence plate et morne
de fille mal aimée, fiancée à un homme qui pouvait à peine cacher son
mépris pour elle.
Ben Hawksmoor l'avait désirée. Elle l'avait senti dans ses gestes et
vu dans ses yeux. Elle avait eu une vie protégée et savait peu de choses
du désir physique, mais ce jour-là, elle avait ressenti son pouvoir et
cette sensation avait été très, très tentante.
Elle haussa le menton et croisa le regard brûlant et furieux de
Withers avec froideur.
— Vous savez parfaitement, milord, que je n'ai pas cherché à
rencontrer lord Hawksmoor. Je suis seulement descendue dans la foule
pour retrouver John. Si j'ai commis une faute en faisant cela...
Withers l'interrompit.
— Si ? Bien sûr, que vous avez commis une faute ! Qu'êtes-vous
donc ? Une nourrice ?
— Non, mais j'étais inquiète pour mon frère.
— Laissez les domestiques se soucier de lui. Vous faites toujours
des choses stupides en essayant d'aider les autres. Vous êtes censée être
une dame, Catherine ! Même si je suppose que l'on doit être indulgent
du fait que votre famille trempe dans le commerce...
Catherine sentit le rouge lui monter aux joues. Il avait déjà si
souvent évoqué la question de l'infériorité sociale de sa famille, par le
passé.
— Je ne demande aucune indulgence à ce sujet. J'étais très attachée
à mes grands-parents.
— Un vulgaire marchand du côté maternel, persifla
Withers, le sarcasme venant d'une ancienne fortune dans la voix. Et
votre père n'est rien d'autre qu'un nabab qui a fait fortune aux Indes.
— Si vous avez des objections à la compagnie de mon père, riposta
Catherine, la voix tremblant de colère devant son hypocrisie, vous le
cachez bien. Je pense que vous devriez lui adresser vos commentaires
directement, et non à moi, monsieur.
— Et je le ferai, assura Withers.
Il fit le tour de la pièce avec irritation.
— Je lui parlerai de filles récalcitrantes qui se conduisent comme
de petites-bourgeoises mal élevées alors que l'on a dépensé beaucoup
d'argent pour leur éducation, afin de faire d'elles des dames.
La fierté de Catherine se mit à bouillir. C'était l'ironie la plus cruelle
que tout le luxe et l'aisance que ses parents et grands-parents s'étaient
battus pour obtenir soient maintenant à sa disposition, faisant d'elle une
héritière, alors que tout ce à quoi elle aspirait étaient les vastes horizons
et les défis exaltants de la vie qu'ils avaient menée.
Elle avait été élevée pour faire poliment la conversation dans des
salons étouffants, et pendant tout ce temps, elle brûlait de connaître
l'excitation des voyages et des nouvelles expériences.
Sa marraine, lady Russell, dont les dernières nouvelles étaient
arrivées de Samarkand, était l'une de ces intrépides voyageuses qu'elle
admirait. Ses lettres, qui provenaient d'endroits lointains, donnaient un
immense plaisir à Catherine et la faisaient aspirer encore plus à être
libérée de sa cage dorée. Si ses espoirs et ses souhaits la faisaient
paraître moins dame aux yeux de lord Withers, pensa-t-elle, elle ne le
regrettait pas.
Elle haussa de nouveau le menton.
— Vous est-il venu à l'idée, milord, que si lord Hawksmoor s'est
mépris sur ma qualité, c'est parce que j'étais en votre compagnie?
Elle prit une grande inspiration, décidée à se montrer téméraire.
— A ce que j'ai entendu dire, votre réputation n'est guère
impeccable, n'est-ce pas ? Et vous avez eu les mauvaises manières de
m'appeler par mon prénom, avec une familiarité qui témoigne d'un
manque certain de respect. Vous êtes peut-être noble, même si vous
descendez du fils illégitime d'un roi, mais ce sont les manières qui font
un gentleman, et les vôtres laissent à désirer.
Le silence fut brûlant. Le visage de Withers était passé de rouge vif à
une pâleur de cendres. Il fit un pas vers Catherine et le coeur de celle-ci
manqua un battement. Ce jour-là, justement, elle avait vu quel plaisir il
prenait à la cruauté. Maintenant, il avait l'air de vouloir passer toute
cette brutalité sur elle.
— Je ne tolérerai pas une telle conduite chez ma future épouse,
dit-il entre ses dents. Vous ne me reprocherez pas mon comportement,
madame, quand vous êtes gravement indisciplinée vous-même.
Le mépris que Catherine éprouvait pour lui brûlait dans ses veines.
— Et je ne vous tolérerai pas comme époux, monsieur, aussi
pouvons-nous rompre ces fiançailles dont nous ne voulons ni l'un ni
l'autre et en être heureux.
Withers s'avança et la prit par le bras, la tournant si brutalement face
à lui qu'elle se tordit l'épaule et ne put réprimer un petit cri de douleur.
Elle vit ses yeux briller de satisfaction de lui avoir fait mal.
— Petite traînée, dit-il d'un ton coupant. Vous n'avez pas le choix.
Je ne vous laisserai pas partir. Je vous aurai et je vous briserai.
— Non.
— J'ai dit que vous n'aviez pas le choix.
Catherine ferma les yeux. De nouveau, la question de
l'emprise que Withers avait sur son père se posa à elle, lancinante.
Quand sir Alfred lui avait dit qu'il avait accepté la demande en mariage
de Withers, elle avait été atterrée. De nombreux hommes, avant lui,
avaient demandé à son père la permission de la courtiser. Ils avaient
tous été rejetés comme indignes.
Pas Withers.
Sir Alfred avait déclaré qu'il était un homme respecté et un collègue.
Or, il n'était pas respecté, car la haute société parlait de lui comme d'un
homme aux mœurs dissolues. Quant à être un collègue, il était exact
qu'il était le troisième fondé de pouvoir de Catherine, appointé par sir
James Mather, le banquier de son grand-père, après la mort de ce
dernier. Catherine n'avait pas compris cette nomination à l'époque et ne
la comprenait pas plus maintenant. Son grand-père, elle le savait, aurait
chassé Withers de la maison à coups de pied, avec dégoût.
Même ainsi, il y avait quelque véracité dans les paroles de lord
Withers, aussi pénible qu'il lui fût de l'admettre. Une débutante, en
particulier quand elle avait encore un relent de commerce accroché à
ses basques, n'avait que peu de choix si elle ne voulait pas consentir de
son plein gré au sacrifice du lit conjugal.
Catherine déglutit et le fixa.
— Je pourrais être gouvernante ou institutrice...
Il rit durement.
— Vous n'avez pas l'âge. Vous n'avez pas de références. Personne
ne vous emploierait. En outre, nous vous retrouverions et vous
ramènerions.
Il l'attirait plus près de lui. Catherine résista et sentit son emprise se
resserrer. Elle percevait parfaitement son excitation. Son érection était
pressée contre elle, énorme.
Il y avait à présent dans ses yeux une expression de plaisir lubrique.
Elle savait que sa résistance rendait la chose d'autant plus savoureuse
pour lui et cette pensée la révolta profondément.
— Si vous me rameniez, je m'enfuirais de nouveau, affirma-t-elle,
les dents serrées. Je partirais à l'étranger. Tirais rejoindre lady Russell
et je voyagerais avec elle. Vous ne pouvez me plier à votre volonté ! Je
ne veux pas mener jusqu'à la fin de mes jours la vie ennuyeuse d'une
dame de la haute société...
— Vos souhaits sont futiles, trancha-t-il. Vous ferez ce que je vous
commanderai, sur le dos, dans mon lit, quand je l'exigerai.
Sa grossièreté coupa le souffle de Catherine. Et alors qu'elle le
regardait, bouche bée, il la gifla durement.
Le gong annonçant le dîner retentit à l'extérieur du salon et les fit
sursauter. Tench, le majordome des Fenton, ouvrit la porte.
— Le dîner est servi, milord, miss Fenton...
Le visage du domestique arborait son habituel masque impassible,
mais ses yeux allaient et venaient nerveusement. Catherine aurait juré
qu'il avait entendu leur dispute et les avait interrompus à dessein,
risquant ainsi le courroux de Withers.
Ce dernier réprima un juron, lâcha le bras de Catherine et passa à
grands pas devant le majordome comme s'il n'était pas là, avant de
lever une main pour balayer un précieux vase de porcelaine posé sur
une table du vestibule. Le vase tomba bruyamment et s'écrasa sur le
sol. Puis la porte d'entrée claqua, ébranlant la maison.
— Il y aura une personne de moins au dîner, Tench, dit Catherine
dans le silence qui suivit.
Le domestique paraissait affecté.
— Miss Fenton...
Catherine secoua vivement la tête et porta les doigts à la peau tendre
de sa joue, qui était brûlante — mais moins que son humeur.
Elle suivit Tench sans un mot dans le vestibule dallé de marbre. Un
valet était déjà allé chercher un balai pour ramasser les débris de
porcelaine.
Withers était parti, mais Catherine savait qu'il reviendrait. A chaque
rejet de sa part, sa détermination se durcissait et devenait plus brutale.
Son instinct lui soufflait que sa revanche, lorsqu'ils seraient mariés,
serait tout aussi cruelle. Elle frémit.
Cela ne devait pas arriver. Il fallait qu'elle trouve une échappatoire.
Elle alla à la salle à manger et prit sa place à table. Le reste de sa
famille était déjà réuni. Sir Alfred Fenton était très strict sur l'étiquette,
comme si cela pouvait donner à sa famille la patine aristocratique qui
manquait à leur ascendance. La pièce était silencieuse, comme
toujours, son père exigeant le silence.
Catherine surprit son regard posé sur elle et le vit jeter un coup d'œil
à la marque rouge sur sa joue, mais il ne dit rien et détourna
furtivement les yeux. Le cœur de la jeune fille se serra un peu plus. Son
père avait été autrefois un homme si fort. Mais sous la domination de
Withers, il s'était rétracté comme une limace devant du sel. Il ne restait
plus personne pour les protéger, maintenant. Catherine savait qu'elle
était seule.
Ils commencèrent à manger. Le silence était profond. Cela donnait à
Catherine une ample opportunité — bien trop ample, sûrement — de
cesser de penser à Withers et de songer à la place à l'homme qui l'avait
tenue dans ses bras plus tôt dans la journée.
Le contraste entre la tendresse de Ben Hawksmoor et la brutalité de
Withers était nettement accusé dans son esprit. Maintenant encore, elle
ne pouvait évoquer le contact de sa joue contre la sienne, de sa peau la
touchant, sans qu'un frisson brûlant ne parcourût son sang.
Elle avait entendu dire que Ben Hawksmoor était dangereux. Ce
genre d'information était martelé dans la tête des débutantes jusqu'à ce
que les plus intrépides d'entre elles brûlent précisément de s'enfuir avec
les débauchés contre qui on les mettait en garde.
Ne restez jamais seule avec un homme.
Ne touchez jamais un homme qui n'est pas votre parent.
Et, ajouta Catherine en elle-même, ne laissez jamais le vaurien le
plus illustre de Londres vous prendre dans ses bras, de crainte qu'il ne
vous soit impossible d'oublier son contact et de vous concentrer sur
votre dîner.
Les hommes du genre de Ben Hawksmoor étaient très éloignés de
son expérience. Ils habitaient un monde si étranger à la respectabilité
collet monté de son éducation que cela les faisait paraître d'une autre
race.
Une dame qui servait de chaperon détectait un vaurien à cinquante
pas et s'empressait d'en écarter la jeune fille dont elle avait la charge
avant que des dommages ne soient causés ou que sa réputation ne soit
mise en péril. Or, Catherine savait qu'en un seul pas fatidique, cet
après-midi-là, elle avait presque réduit à néant toutes ces années de
vigilance. Elle s'était accrochée à Ben Hawksmoor, avait oublié toute
la modestie et la correction qu'elle avait jamais connues, et ne s'en était
pas souciée.
Il l'avait tenue dans ses bras et pendant un moment cela lui avait
paru la chose la plus précieuse qui lui était jamais arrivée.
Elle poussa mollement sa cuillère dans son assiette. Le seul bruit que
l'on entendait venait de John, qui aspirait sa soupe de pois de sa cuillère
en argent. Comme ils n'avaient pas d'invités ce soir-là, il avait été
autorisé à dîner en famille au lieu de manger à la nurserie. Au début du
repas, le petit garçon avait été plein d'excitation à propos de ses
aventures de l'après-midi.
— Un grand homme m'a soulevé pour que je puisse mieux voir !
s'était-il exclamé. Le nœud coulant était très serré et le corps sautait et
dansait sur place comme une des marionnettes de M. Carew...
Maggie, la belle-mère de Catherine, avait émis une faible
protestation et vacillé un peu sur sa chaise, et sir Alfred avait dit «
John... » avec une note d'avertissement dans la voix. Mais Catherine
avait pensé qu'il paraissait plutôt satisfait de son fils. Elle pouvait
l'imaginer se vantant auprès de lord Withers que John était bien le fils
de son père — pas un pauvre petit poltron ayant des vapeurs ! Et
maintenant John montrait un robuste appétit, et semblait le seul à table
dans ce cas.
Catherine repoussa son assiette et le valet s'avança immédiatement
pour l'enlever. Dans des moments comme celui-là, elle avait
l'impression qu'ils dînaient tous aux dépens des espérances qu'elle avait
dans la vie. Son avenir payait la nourriture qu'ils mangeaient, les
vêtements qu'ils portaient et tout l'apparat que son père se plaisait à
montrer de façon si opulente.
Tout ce qui restait à sir Alfred de sa propre fortune était des dettes
importantes dissimulées derrière la façade d'une bonne réputation.
Naturellement, la haute société ignorait que la fortune des Fenton s'était
évanouie et qu'il ne restait plus que l'argent de Catherine. Mais lord
Withers était un fondé de pouvoir et devait savoir, lui...
Voilà, pensa soudain Catherine, quelle devait être la vraie raison
pour laquelle sir Alfred tolérait la cour de Withers...
Ils avaient dû parvenir à un accord quelconque au sujet de l'argent. Sa
fortune reviendrait à Withers lorsqu'ils se marieraient, la loi adoptant le
point de vue intolérant selon lequel à la fois sa personne et ses biens
appartiendraient à son mari.
Peut-être Withers avait-il promis à son père une partie de l'argent en
échange de son consentement au mariage. Le cynisme d'un tel
arrangement lui donna la nausée. Elle savait que son père avait peu
d'affection pour elle, mais un marchandage aussi froid était difficile à
encaisser.
Le silence commençait à lui paraître oppressant. Il y avait tant de
sujets dont on ne parlait pas chez les Fenton, des problèmes d'argent de
son père au mystérieux pouvoir d'Algernon Withers sur eux, en passant
par la mauvaise santé de lady Fenton.
Catherine se racla la gorge et, ignorant le regard sévère de son père,
s'adressa à sa belle-mère.
— Avez-vous passé un agréable après-midi, Maggie?
demanda-t-elle.
Quand son père avait pris une deuxième épouse, il avait voulu que
Catherine appelle cette dernière « maman », mais elle avait refusé. Sa
mère était morte quand elle avait douze ans, elle s'en souvenait très
bien, et Maggie n'avait que six ans de plus qu'elle — vingt-sept ans
alors qu'elle en avait vingt et un. Vu leur faible différence d'âge, il avait
paru ridicule de l'appeler « mère ». Par chance, Maggie avait été
d'accord avec elle. Elles étaient devenues amies, de très proches amies,
et Catherine, au début, avait aimé sa belle-mère d'une affection sans
complications.
C'était à l'époque où Maggie menait sir Alfred par le bout du nez
grâce à son charme, où elle était une élégante hôtesse de la bonne
société, pas la femme pâle et nerveuse qu'elle était devenue
maintenant, et qui lacérait les franges de son châle de soie sous la table.
En grandissant, Catherine s'était aperçue que sa belle-mère n'était
pas forte et leurs rôles s'étaient peu à peu inversés, Catherine devenant
la protectrice, presque comme si elle était la plus âgée. Elle aimait
toujours beaucoup Maggie, ainsi que le demi-frère et la demi-sœur que
celle-ci lui avait donnés, mais désormais elle avait pitié d'elle autant
qu'elle l'aimait.
Catherine attendit, mais Maggie ne répondit pas. Ses yeux bleus
étaient vides, comme si elle n'avait pas entendu un seul mot qui lui était
adressé.
Sur le manteau de la cheminée, la pendule égrenait bruyamment les
secondes. La pièce était claire et aérée, peinte en vert pâle et en blanc
qui reflétaient la lumière du soleil en été. Les portraits qui ornaient les
murs, et que sir Alfred avaient achetés pour faire croire qu'il s'agissait
de ses ancêtres, étaient aussi dénués d'expression que sa femme.
Au bout d'un moment, sir Alfred poussa un lourd soupir.
— Margaret, êtes-vous absente ? Catherine vous interrogeait sur
votre journée.
Catherine s'avisa que son père utilisait toujours le nom complet de
quelqu'un. Elle se souvenait vaguement que sa mère l'appelait Kate,
quand elle était petite. Cette époque était révolue depuis longtemps,
comme la chaleur, l'amour et les rires qui emplissaient alors la maison
de Guilford Street. Elle était maintenant décorée de façon exquise — le
bon goût de lady Fenton —, mais vide et froide.
Sir Alfred était rarement là. Catherine suspectait qu'il louait un autre
appartement ailleurs, où il passait la plupart de ses nuits. Ils savaient
tous qu'il avait entretenu une série de femmes dès le début de son
mariage avec Maggie, et probablement avant Catherine n'ignorait pas
que ce genre de chose arrivait en société, mais cela la blessait pour
Maggie. Sa belle-mère n'avait jamais paru assez forte pour supporter de
tels coups et, depuis la naissance de sa fille, Mirabelle, un an plus tôt,
elle s'était encore plus retirée en elle-même et semblait parfois à peine
présente.
— Je suis allée dans Bond Street, dit Maggie sans lever les yeux de
son assiette, puis j'ai fait une promenade au parc avec lady Raine.
Le silence retomba. John grimpa sur sa chaise pour attraper une
tranche de pain sur la table. Sa mère ne dit rien. Le valet bondit en avant
pour offrir le panier à pain. Puis on apporta de la viande froide. L'esprit
de Catherine se remit à vagabonder.
Aucun homme ne l'avait jamais tenue avec tendresse.
Elle sentit ses joues s'échauffer tandis qu'elle repensait à Ben
Hawksmoor. Il l'avait tenue contre lui comme s'il était sincère. Il y avait
eu un moment étonnant où elle l'avait regardé dans les yeux, ses beaux
yeux noisette, et vu sa douleur et sa colère. Elle avait pensé, alors,
qu'elle comprenait les démons qui le tourmentaient.
Elle s'était sentie si proche de lui. Mais dès qu'il l'avait relâchée, elle
avait été submergée par l'étrangeté et l'intimité de leur rencontre. Puis il
avait reculé, lui avait décoché son sourire charmeur et quelque chose
avait changé entre eux ; il était redevenu aussi insouciant et dangereux
que les matrones le dépeignaient.
— Catherine a rencontré lord Hawksmoor, aujourd'hui.
La voix de son père coupa brusquement court à ses pensées.
Elle sursauta et sa main heurta la salière, répandant des grains blancs
sur le bois ciré de la table. Le valet se précipita de nouveau, mais sir
Alfred l'écarta d'un geste irrité de la main. Catherine vit qu'il fixait sa
femme sous ses sourcils froncés. Son regard était farouche et contenait
quelque chose qu'elle ne comprenait pas.
Il répéta :
— Catherine a rencontré lord Hawksmoor, aujourd'hui. Il l'a sauvée
de la foule à la pendaison, alors qu'elle était assez sotte pour aller
chercher John.
— Elle n'aurait pas dû s'inquiéter, dit John en frappant les pieds de
sa chaise de ses talons, avec pétulance. Je n'étais pas perdu !
Personne ne lui prêta attention. Sir Alfred fixait toujours Maggie et
le visage de cette dernière était devenu aussi blanc qu'un linge.
— Nous avons seulement échangé quelques mots, dit vivement
Catherine.
Elle était consciente de son besoin désespéré de détourner l'attention
de son père de sa belle-mère, dont les doigts déchiquetaient de plus
belle son châle de soie. Elle pouvait entendre de petits bruits de
déchirure tandis que l'étoffe cédait.
— Vraiment, dit Maggie. Lord Hawksmoor n'est pas une relation
convenable pour une jeune fille.
— Ni pour une femme mariée, gronda sir Alfred. Tout comme
Edward Clarencieux.
Maggie inspira d'une façon douloureuse et soudain Catherine se
souvint clairement du jour où sa belle-mère et elle se promenaient dans
le parc, en été, et où Ned Clarencieux s'était montré si charmant et
Maggie si enjouée. Alors que les gentlemen s'éloignaient, avec maints
regards provocants en arrière, Maggie avait ri, pris le bras de Catherine
et déclaré qu'elle devait ignorer les hommes tels que Clarencieux.
— Car ils sont trop libertins pour que vous frayiez avec eux,
Catherine, jusqu'à ce que vous compreniez ce que vous faites. C'est la
plus grande des hypocrisies, mais une fois que vous êtes mariée vous
pouvez faire ce qui vous plaît.
Il y avait eu quelque chose d'amer dans le visage de Maggie quand
elle avait ajouté :
— Après tout, il faut bien qu'il y ait quelques consolations à l'ennui
de la vie conjugale...
A ce moment-là, Ned Clarencieux s'était tourné et avait levé la main
en signe d'adieu, et Catherine avait vu le visage de sa belle-mère
s'éclairer et un sourire illuminer ses yeux, même si elle avait
coquettement détourné la tête pour que Clarencieux ne le vît pas.
Catherine se souvint avec un pincement au cœur que Clarencieux
était l'ami de Ben Hawksmoor, un aventurier, taillé dans la même étoffe
que lui.
— Hawksmoor, reprit méchamment sir Alfred, ne devrait pas être
accepté dans la bonne société. Il n'aurait jamais dû hériter de son titre. Il
ne vaut rien — c'est un joueur et un panier percé.
— Comme beaucoup de gentlemen de ma connaissance, dit
Catherine, piquée au vif.
Son père la fusilla du regard.
— Vous ne savez rien de tout cela, ma fille.
Elle se mordit la lèvre. Elle savait beaucoup de choses, au contraire.
Elle savait que les hommes comme Ben Hawksmoor vivaient sur le
fil du rasoir, parce que, en dépit de leur popularité, ils pouvaient tomber
en disgrâce à tout moment.
Elle savait que Clarencieux était mort parce qu'il n'avait pas d'argent
ni de relations pour le sauver.
La société était implacable. Elle avait des règles que l'on enfreignait
à son propre péril.
Sa meilleure amie, Lily St Clare, qui avait fait ses débuts dans le
monde avec elle, avait été mariée à dix-sept ans. Quatre ans plus tard,
elle avait quitté son mari pour son amant, qui l'avait abandonnée. Lily
avait fini par échouer dans un lupanar, et Catherine était censée ne plus
la revoir ni lui parler, et oublier l'amitié qui les avait unies depuis
l'école. Comme si Lily était devenue quelqu'un de complètement
différent, une mauvaise personne que nul ne voudrait reconnaître.
La bonne société parlait de Lily à peu près comme elle parlait de
Catherine :
« Le mauvais sang finit toujours par ressortir, vous savez... »
L'injustice de tout cela rendait Catherine furieuse.
Elle savait que le rôle d'une débutante était de faire un mariage
avantageux, et elle savait que son père, qui ne l'avait jamais aimée allait
la vendre à lord Withers comme une pièce de bœuf.
Elle savait aussi que Molly, l'une des soubrettes, dormait avec une
image de Ben Hawksmoor sous son oreiller. La servante allumait le feu
dans la chambre de Catherine, un jour, et quelques coupures de
gazettes à scandales étaient tombées de la caisse où elle mettait le
charbon et les copeaux de bois.
Catherine les avait ramassées et rendues à Molly, mais elle avait eu
le temps de voir que chacune d'elles se référait aux actions outrageuses
de lord Hawksmoor et de sa maîtresse, lady Paris de Moine. Molly
avait rougi et l'avait remerciée, puis elle avait admis qu'elle considérait
Ben Hawksmoor comme un héros, parce qu'il était si beau et si
fringant, et qu'il avait servi dans l'armée. Les gens faisaient des récits
de son courage et de son audace.
Ensuite, la soubrette s'était assise sur ses talons devant la grille
noircie et avait confié qu'elle souhaitait être lady Paris de Moine, ne
fût-ce qu'une nuit.
Avoir Ben Hawksmoor pour amant, être l'objet de ses attentions,
connaître cette excitation... Elle avait soupiré et s'était mise à se frotter
les mains, rouges et à vif d'avoir ciré les parquets.
Plus tard, quand Catherine était allée faire des emplettes sous les
arcades de Burlington et avait vu des silhouettes de personnages de la
haute société à vendre pour quelques pennies, elle n'avait pas pu
résister et avait acheté une image de Ben Hawksmoor pour Molly, qui
lui avait avoué parla suite qu'elle dormait avec chaque nuit.
Ben Hawksmoor, le héros.
Catherine frissonna. Les fantaisies tissées autour de lui étaient très
séduisantes. Quelle situation impossible, d'être tellement attirée par un
homme qui était tout ce qu'une débutante devait réprouver ! Comme il
était impossible d'oublier le suave plaisir de ses mains dans son dos, de
son cœur battant sous sa joue, de sa bouche pressée sur ses cheveux...
Elle voyait aisément, maintenant, ce que les chaperons voulaient
dire quand elles mettaient leurs protégées en garde contre la décadence
et les plaisirs illicites — ce qui signifiait apparemment des plaisirs
au-delà de tout ce que l'on pouvait imaginer.
Catherine s'avisa que son imagination était devenue très alerte,
justement, quand elle essaya de se représenter ce que cela aurait pu être
de laisser Ben Hawksmoor prendre son plaisir avec elle.
Elle trembla un peu tandis que ses pensées s'égaraient, et cette fois,
elle réussit à renverser son verre de vin. Le liquide couleur de rubis se
répandit sur la table vers Maggie, qui le fixa comme si elle était
fascinée.
Cette fois, aucun des valets ne bougea.
— Que quelqu'un apporte un linge ! ordonna sir Alfred, mais alors
Maggie se mit debout en vacillant, une main pressée sur la bouche.
Sa chaise se renversa bruyamment. En étouffant un sanglot, elle se
détourna et quitta la pièce en courant. John, percevant enfin la
malveillance qui flottait dans l'air, se mit à pleurer. Sir Alfred jura.
Catherine se pencha en avant et épongea le vin avec sa serviette.
— Laissez cela ! cria son père.
Les braillements de John redoublèrent de volume, il descendit de sa
chaise et détala. Catherine se leva.
— Restez assise ! aboya son père. Nous allons finir notre repas.
Catherine marqua une pause. Maggie lui avait témoigné beaucoup
de gentillesse par le passé et maintenant le fragile équilibre de sa
famille était soumis à de terribles pressions. Elle ne pouvait tout
simplement pas voir sa belle-mère souffrir et la laisser souffrir seule.
— Je suis désolée, papa, dit-elle. Veuillez m'excuser. Je dois aller
voir comment va Maggie.
Sir Alfred agita sa fourchette. Un morceau de viande était piqué
dessus.
— Sa soubrette s'occupera d'elle. Asseyez-vous, jeune fille.
Il se remit à manger, certain qu'elle lui obéirait.
D'en haut venaient les lamentations de John et par-dessus les pleurs
du bébé. Toute la maison semblait vibrer sous ce bruit. Catherine hésita
un moment de plus, puis se rua vers la porte, ignorant les cris furieux de
son père lui demandant de revenir immédiatement à table.
Elle trouva sa belle-mère à plat ventre sur son grand lit à baldaquin.
La pièce avait un parfum de lavande et était une débauche abondante
de fronces et de froufrous roses et verts — à l'image de ce que Maggie
avait été, une débutante gaie, opulente et recherchée, quand elle avait
épousé sir Alfred. Maintenant, elle n'était plus qu'une pâle épave, si
mince que son corps s'imprimait à peine dans le couvre-lit.
Catherine posa une main hésitante sur son épaule.
— Maggie...
Sa belle-mère sursauta comme si elle l'avait brûlée au fer rouge et
roula sur le dos. Elle n'avait pas pleuré, mais son expression était si
ravagée que Catherine se sentit glacée.
Elle s'assit à côté d'elle sur le lit et sentit les ressorts plier sous son
poids.
— Maggie, reprit-elle. Au nom du Ciel, que se passe- t-il?
Maggie lui prit les mains. Les siennes étaient si gelées que Catherine
poussa une exclamation étouffée.
— J'ai de gros ennuis, Catherine, dit-elle.
Catherine haussa les sourcils. Le genre d'ennui qui
affectait Maggie, en général, concernait des factures de la modiste et
de la couturière. Sir Alfred ronchonnerait, mais en réalité il n'y ferait
guère attention. Catherine savait qu'il était plus important pour lui que
sa femme et sa fille soient bien habillées que de savoir si elles
dépensaient plus que ce qui leur était alloué.
— Il me reste un peu d'argent ce trimestre..., commençât-elle, mais
Maggie secoua la tête.
Elle se redressa et glissa du lit, puis elle traversa l'épais tapis pour
ouvrir brutalement un placard et fourrager à l'intérieur.
Catherine attendit.
Finalement Maggie émergea, écarta ses mèches auburn de son visage
et revint s'agenouiller aux pieds de sa belle-fille. Sa main gauche était
serrée sur quelque chose.
— Je l'ai volée, dit-elle. C'était dans une soirée, je l'ai vue sur une
étagère et j'ai voulu l'avoir pour moi. Un petit morceau de lui...
Catherine fronça les sourcils.
— Un morceau de qui ? Maggie, vous m'effrayez...
Maggie prit le poignet de Catherine et posa l'objet dans
sa main. Il était enveloppé dans du velours rouge. Elle s'assit sur ses
talons tandis que Catherine dépliait l'étoffe.
Elle tenait une miniature d'Edward Clarencieux. Celle-ci était montée
dans un cadre en argent serti de diamants.
Catherine porta les yeux du beau visage peint à celui de sa belle-mère,
dévasté. Elle pleurait maintenant en silence.
— Où avez-vous pris ceci ? demanda-t-elle.
Les larmes de Maggie coulèrent de plus belle.
— Je vous l'ai dit. Dans une soirée. D y avait un bal masqué chez
lord Hawksmoor. Je m'y étais rendue... avec Ned.
Le cœur de Catherine manqua un battement.
— Lord Hawksmoor?
Maggie ignora son interruption.
— Il y avait de si jolies choses exposées. Le portrait de Ned...
Un pas lourd résonna devant la porte. La voix courroucée de sir
Alfred s'éleva dans le couloir.
— Je l'aimais, chuchota Maggie. J'aimais Ned Clarencieux.
Une larme coula de son nez sur la courtepointe de soie verte. Elle leva
les yeux et l'expression de son regard retourna le cœur de Catherine
de pitié.
— Vous devez rendre cette miniature pour moi, murmura- t-elle.
Votre père ne doit jamais savoir, pour notre bien à tous. Vous devez la
rapporter chez Ben Hawksmoor, mais il ne doit pas soupçonner où
vous l'avez eue. Vous devez garder mon secret, Catherine.
4.
— Tu l'as laissée partir? s'exclama Sam Hawksmoor, l'air ahuri. Tu
as rencontré la plus belle fille d'Angleterre et tu l'as laissée partir?
— Elle n'était pas belle, rectifia Ben. Elle était jolie.
Il s'interrompit.
Il commençait à regretter d'avoir mentionné à son cousin sa
rencontre avec Catherine. Il n'était guère le genre d'homme à se confier
et, à moins de déverser le contenu de son âme comme il ne l'avait
jamais fait auparavant, il ne pouvait commencer à expliquer pourquoi il
avait été aussi attiré par la fille qu'il avait rencontrée à la pendaison de
Ned.
Il se rappelait encore la façon dont elle avait tremblé dans ses bras. Il
pouvait encore le sentir. Il était habitué à la passion, au désir, mais ce
qu'il avait éprouvé pour Catherine à ce moment-là avait été une
expérience complètement différente qui l'avait ébranlé jusqu'à la
moelle.
Ben secoua légèrement la tête pour dissiper ces souvenirs. Il
vaudrait mieux laisser penser à Sam que ce n'était que de la simple
concupiscence. Et s'en convaincre aussi, par la même occasion. Ce
moment d'affinité avec Catherine n'était né de rien de plus que la colère
et la culpabilité qu'il ressentait au sujet de la mort de Clarencieux. Il
n'avait rien signifié.
Il s'affala dans un des fauteuils fatigués du salon de l'auberge. Les
catins avaient été renvoyées, les amis délurés
de Sam étaient partis chercher de la compagnie plus joyeuse dans les
clubs, ce qui laissait Ben et son cousin seuls—un fait dont il se
félicitait. Il n'avait pas envie de folâtrer cette nuit entre toutes.
— Jolie, belle...
Sam haussa les épaules.
— Tu l'as néanmoins laissée partir. Tu aurais pu lui donner carte
blanche, la chiper sous le nez de Withers !
Ben desserra son écharpe.
— J'ai essayé. Elle a refusé mon offre.
Sam en resta bouche bée.
— Tu dois perdre ton savoir-faire. Ou tu n'as pas essayé assez
fort.
Ben rit.
— Parfois, Sam, dit-il en vidant son verre de cognac, je pense que
tu crois tout ce que l'on écrit sur ma réputation. Cela n'a rien à voir
avec une amourette et tout à voir avec...
— L'argent, acheva succinctement Sam.
— Précisément.
Ben balança son verre vide entre ses doigts.
— Withers en a à revendre. Je n'en ai pas. Une courtisane doit
calculer ce genre de chose.
Sam fit une grimace de réprobation.
— Voilà qui semble bien mercenaire.
— La vie l'est. Tu ne l'avais pas remarqué ?
Sam secoua la tête comme un cheval embêté par une mouche
insistante.
— Je n'ai pas une vision du monde aussi cynique que toi, Ben.
Quelquefois, je pense que j'aimerais simplement m'installer avec une
gentille jeune dame.
Ben soupira.
— Je déteste prouver mon cynisme, dit-il d'un ton traînant, mais
aucune gentille jeune dame ne voudra de toi, Sam. Tu n'as pas de
fortune.
— Je sais. Mais j'aimerais rencontrer quelqu'un pour qui cela ne
compte pas. Quelqu'un que je pourrais aimer.
Les lèvres de Ben se plissèrent en une parodie de sourire.
— Prends un chien. Ils coûtent moins cher qu'une femme et sont
en général plus affectueux.
Le visage bon enfant de Sam était ouvertement réprobateur, à présent.
— Pourquoi tu ne te maries pas pour l'argent m'a toujours intrigué,
puisque tu t'en soucies tant. Je sais que personne ne m'épouserait,
mais toi, on te prendrait.
C'était vrai. Alors que Ben savait qu'aucun des chaperons de la haute
société ne le considérerait comme un mari envisageable pour une de
ses protégées, il existait d'autres femmes — des veuves, des filles de
riche marchand—qui ne seraient que trop heureuses de lui offrir leur
fortune en échange du mariage. La notoriété était un avantage et lui
amenait quantité d'offres.
— J'y ai pensé, admit-il, mais je n'ai jamais rencontré une seule
femme qui ne veuille pas quelque chose en retour.
Le cynisme accusa les plis autour de sa bouche.
— Elles demanderaient toutes un morceau de moi pour leur argent
et cela...
Il secoua la tête.
— Je ne peux pas l'accorder. Je suis trop égoïste.
— Tu n'aimes pas les femmes, dit Sam. Je l'ai souvent observé.
Le verre se figea entre les doigts de Ben.
— Tu te trompes, déclara-t-il en le posant avec soin. J'aime les
femmes. J'admire beaucoup certaines d'entre elles. Simplement, je ne
les aime pas d'amour.
— Tu dois bien aimer quelqu'un, objecta Sam.
— Oui.
Ben prit la bouteille de cognac.
— Moi.
Sam passa la main dans ses cheveux blonds décoiffés.
— Non, je veux dire quelqu'un d'autre. Quelqu'un que tu as envie
de choyer et de protéger.
Ben sourit largement.
— Définitivement moi.
Les lèvres de Sam frémirent, mais il ne se laissa pas distraire.
— Il doit y avoir quelqu'un qui compte pour toi.
Son visage s'éclaira.
— Je sais. Lady Paris ?
Ben rit. Paris de Moine, qui passait pour sa maîtresse, était une
courtisane au visage d'ange et au cœur de silex. En tomber amoureux,
pensait-il, était la pire chose, la plus sotte et la plus destructrice qu'il
pourrait faire, et il n'avait jamais été près d'aimer Paris.
— Paris n'a pas besoin de ma protection, répondit-il. Elle sait
veiller sur elle-même mieux que quiconque de ma connaissance.
— Bon, au moins, tu as dû aimer ta mère.
Sam persistait avec la lourdeur d'un cheval de trait et Ben se sentit
soudain glacé. Son expression se durcit. Il ne parlait jamais de sa
mère. Jamais.
— Ne parlons pas de cela, dit-il.
— Mais...
— Sam, j'ai dit non.
Il vit l'air troublé de son cousin et se passa impatiemment la main sur
le front, essayant de trouver à la fois de la tolérance et des mots.
— Tu ne peux pas me rendre comme toi, Sam, dit-il d'un ton un
peu rude, alors s'il te plaît, n'essaie pas. Je sais que cela te chagrine
que je sois mercenaire, cynique et creux, mais c'est ainsi que je suis.
Le visage de Sam était échauffé.
— Tu es descendu dans la foule pour sauver cette fille, insista-t-il
avec entêtement, alors ne prétends pas que tu ne te souciais pas d'elle.
Il y eut un silence. Ben savait que son cousin disait vrai. A ce
moment-là, il s'était soucié désespérément de ce qui arrivait à la jolie
fille en pelisse jaune. C'était inexplicable. Ce n'était pas quelque chose
qu'il avait souhaité. Et maintenant — heureusement — c'était une
aberration qui appartenait au passé.
Ben n'avait pas de temps pour l'amour, l'innocence, ou toute autre
qualité communément vue comme une vertu. Ce n'étaient pas des
choses qu'il appréciait. Il n'en avait pas l'utilité. L'amour conduisait les
autres à prendre l'avantage sur vous ; il vous amenait à être tondu
comme un mouton, trompé, rejeté...
Jadis, quand il était un jeune garçon, il avait cru à la bonté d'autrui.
Mais cela remontait à longtemps. Plus tard, toujours jeune garçon, il
avait volé des habits sur des cordes à linge pour que sa mère puisse les
vendre dans les rues et gagner de quoi les faire manger. Il avait fait les
poches des gens, mendié et menti pour survivre. Son père les avait
déshérités tous les deux des années auparavant, sa mère et lui,
prétendant que le mariage était illégal, le traitant de bâtard, les
condamnant à une vie de pauvreté et de dégradation. Le temps que les
oncles de Ben Hawksmoor viennent le chercher pour l'envoyer à
l'école, il avait une âme de vieil homme.
— Ne m'attribue pas des motifs chevaleresques, dit-il d'un ton
léger. Je l'ai vue et l'ai trouvée jolie. Et quand j'ai compris qu'elle était
la maîtresse de Withers, j'ai eu la fantaisie de la lui enlever. Tu sais que
je le déteste.
— Je vois, fit Sam. Des motifs très dignes.
Ben rit.
— Dignes de moi, certainement.
La pensée de séduire Catherine pour la prendre à Algernon
Withers l'attirait beaucoup. Normalement, il ne gaspillait jamais son
énergie à poursuivre une femme qu'il ne pouvait avoir. La vie était
trop courte—et coûtait trop cher—pour perdre du temps. Mais
Catherine... Avec elle, il pouvait faire une exception. Cela en vaudrait
la peine, même pour une seule nuit de volupté.
Sam paraissait songeur.
— Je n'ai pas une haute opinion de son goût si elle est avec
Withers, dit-il. Cet homme est un dépravé. Personne dans la haute
société ne l'approuve. Il est...
Il frémit.
— Profondément déplaisant.
— C'est vrai, acquiesça Ben, mais une catin doit faire son lit là où
cela lui profite le plus.
Son regard s'arrêta pensivement sur les deux bouteilles de cognac
vides posées près de son cousin.
— Et tu n'es pas vraiment aussi pur qu'une goutte de rosée pour
critiquer les autres, n'est-ce pas, Samuel ?
Sam devint rouge vif.
— Contrairement à Algy Withers, je ne suis pas abruti par le
laudanum chaque soir dès 21 heures.
— Non, convint Ben. Seulement par la boisson.
— Ça aide à passer le temps, marmonna Sam.
Il se fit légèrement moqueur.
— Et si l'on en va par là, ce n'est pas moi qui suis le mouton noir
de la famille, cousin.
Ben rit. Il ne pouvait jamais se quereller avec Sam. Son cousin était
trop accommodant. Et il ne souhaitait pas vraiment perdre la
considération de Sam, de toute façon. C'était le seul membre de la
famille Hawksmoor à qui il parlait. Dans un de ses moments de
faiblesse, il pouvait même admettre une certaine affection pour lui. Et
d'un point de vue plus pratique, le perdre reviendrait à réduire ses
relations familiales de une à zéro.
— Alors, je devrais peut-être rendre visite à la maîtresse de Withers
après 21 heures, dit-il. Elle aura du temps à perdre une fois que son
amant sera sous l'effet du laudanum.
— Comment s'appelle-t-elle ? demanda Sam.
Ben fronça les sourcils.
— Catherine.
— Catherine comment ?
— Je ne sais pas. Nous ne sommes pas allés aussi loin.
Son cousin sourit largement.
— Bon, je suppose qu'il n'est pas nécessaire d'aller jusque-là avec
une catin...
Il jeta un coup d'œil à Ben et ajouta avec une feinte innocence :
— Pourquoi ai-je l'impression que tu as envie de me frapper,
Benjamin ?
Ben mit ses mains dans ses poches. Il se sentait ébranlé. Il ne pouvait
nier qu'il éprouvait une puissante bouffée de fureur à entendre Sam
parler de Catherine d'une manière si désobligeante. Et pourtant,
pourquoi cela devrait-il le toucher ? Il savait qu'elle était une
courtisane. Il l'avait dit lui-même. Simplement, il n'aimait pas que les
gens la traitent de catin.
Il bougea les épaules sous la fine toile de sa chemise, mal à l'aise. Il
n'était pas lui-même, ce soir. De toute évidence, la mort de Clarencieux
l'avait diminué. Il devenait ramolli et sentimental. Bientôt, il écrirait
des sonnets.
— Pas étonnant que tu ne te sois pas intéressé à Flora et à Jane, si tu
convoitais la maîtresse de Withers, reprit Sam. Tu les as blessées. Et
ennuyées. C'est impardonnable chez un gentleman. Elles s'attendaient
à ce que tu sois beaucoup plus excitant.
Ben avait presque oublié les catins que Sam s'était procurées plus tôt
dans la journée. Y penser ne suscita en lui qu'une pointe d'irritation.
Son cousin aurait dû savoir qu'il ne serait pas intéressé. Il ne s'était
jamais intéressé à des filles de joie bon marché.
— Je ne suis pas un gentleman, dit-il, aussi devront-elles
m'acquitter.
Sam eut un grand sourire.
— C'est vrai, tu n'en es pas un. Mais tu n'as pas à t'in- quiéter. Elles
ne voudront pas admettre qu'elles n'ont pas réussi à piquer ton intérêt,
alors elles diront à tout le monde que tu es un merveilleux amant, de
toute façon.
Ben fit une grimace.
— Je sais.
Les demi-mondaines avaient beaucoup plus à perdre que lui, dans
cette affaire. Elles préféreraient se vanter d'avoir passé un après-midi
dans son lit plutôt que d'avouer l'embarrassante vérité, à savoir qu'il
s'était montré plus intéressé par le contenu d'une bouteille de cognac
que par leurs talents.
Il se leva et alla d'un pas nonchalant à la fenêtre, s'ap- puyant au
rebord comme il l'avait fait quand il avait aperçu Catherine.
Maintenant, la place devant la taverne était vide. Le gibet était noyé
d'ombre, et le corps de Clarencieux emporté pour être disséqué dans
son grossier cercueil en pin. Cette pensée lui donnait encore la nausée.
— Clarencieux était mon ami, Sam, dit-il par-dessus son épaule.
Ces femmes considéraient sa mort comme une distraction. Elles étaient
là pour jubiler.
Le visage avenant de Sam se défit.
— Je suppose que c'était irrespectueux de ma part de les amener,
marmonna-t-il. Je n'y ai pas réfléchi.
Ben le regarda d'un air de pitié.
— Tu aurais pu t'épargner leur prix, convint-il.
Les finances de son cousin étaient aussi précaires que les siennes.
Sam appartenait au côté fortuné de la famille Hawksmoor, mais son
frère aîné, Gideon, lui serrait la bride en lui donnant une somme à peine
suffisante pour le nourrir, et encore moins pour payer les plaisirs de la
ville. Ben avait le titre de la famille, Gideon en avait l'argent. Ben
voulait de l'argent et Gideon aurait probablement donné un de ses
testicules pour avoir son titre. Ils se détestaient mutuellement. Ben
reconnaissait que la situation ne manquait pas d'ironie.
— Je suppose qu'elles étaient des catins de bas étage comparées à
lady Paris, dit Sam. Pas étonnant que tu les aies trouvées tapageuses. La
seule chose qui me stupéfie, c'est que tu aies pu regarder une autre
femme avec l'image de Paris dans ta mémoire.
Ben rit de nouveau.
— Je te l'ai dit une centaine de fois, Sam, Paris et moi ne partageons
que des intérêts d'affaires. Nous ne couchons pas ensemble.
— Bien sûr que non, fit Sam, sans rancœur et sans se donner non
plus l'air de le croire. Tout le monde en ville sait que tu es son amant et
tu es le seul à le nier.
Le sourire de Ben s'élargit. Sam était la seule personne à qui il avait
dit la vérité sur sa relation avec lady Paris de Moine, et la seule raison
pour laquelle il le lui avait dit était que cela l'amusait de savoir que son
cousin ne le croirait jamais. Chaque gazette à scandales du pays
mentionnait que Paris et lui étaient amants. Chaque amateur de ragots
de la haute société répandait les derniers « on dit » qui liaient leurs
noms.
Ben n'avait pas de problème avec cela. Ensemble, Paris et lui étaient
plus célèbres, plus recherchés et plus à même de gagner de l'argent que
séparément. Cela rehaussait sa réputation d'avoir la plus belle et la plus
outrageuse des courtisanes de Londres à son bras. En retour, Paris
jouissait du prestige que sa réputation dangereuse jetait sur elle. C'était
le plus parfait des stratagèmes, aussi vide qu'une pâtisserie de verre filé
de chez Gunters.
— Paris et moi ne sommes pas amants, répéta-t-il.
Les yeux de Sam s'élargirent.
— Je vois, dit-il d'un ton qui indiquait qu'il ne voyait pas du tout.
Alors, quand as-tu eu une femme pour la dernière fois, Ben?
— Occupe-toi de tes affaires, répondit Ben d'un ton affable.
La vérité était qu'il ne s'en souvenait pas. Il y avait eu une jolie
veuve en Espagne dix-huit mois plus tôt, quand il cherchait à oublier
les horreurs de la guerre. Et, plus récemment, l'épouse d'un
ambassadeur étranger, qui s'ennuyait et qu'il avait rencontrée à l'une
des soirées du régent. Aucune de ces deux liaisons n'avait duré très
longtemps. Il n'était pas une bonne affaire pour les femmes. Avant
même de les rencontrer, il songeait déjà à la façon de les quitter.
Il marqua une pause, plus qu'à moitié étonné de constater que cela
faisait si longtemps. Il n'était pas un moine, mais il n'était pas non plus
un débauché, en dépit de sa réputation. Il avait vécu si longtemps dans
un monde qui utilisait le sexe comme une monnaie d'échange comme
une autre qu'il s'en était fatigué, trouvant même cela fastidieux. Ses
lèvres s'incurvèrent. Cela faisait probablement de lui un hypocrite.
Mais on l'avait traité de pire.
Le bruit de voix qui chantaient joyeusement monta de la salle
commune à l'étage au-dessous. Ben soupira de nouveau.
— Je m'en vais, Sam, dit-il. Pardonne-moi, je ne suis pas de bonne
compagnie ce soir.
Il regarda dehors, dans la nuit. L'enseigne de la taverne grinçait dans
la brise qui se levait. Un groupe d'ivrognes sortit pour se répandre sur la
place pavée. Une torche flamba, faisant ressortir crûment l'ombre du
gibet.
Ben se retourna vers la pièce éclairée. Il se sentait déprimé et était en
colère contre lui-même de cette faiblesse. Ned Clarencieux était mort
et disparu, un sot qui avait vécu des ruses de son esprit et avait péri
quand cet esprit ne s'était pas avéré assez acéré. Ben ne doutait pas
que son ami avait été condamné à tort, mais parce que Ned n'avait pas
eu d'argent, de pouvoir ou de position, il n'avait pas pu sauver sa tête.
C'était une leçon salutaire.
Ben serra les poings. Il n'était pas comme Clarencieux. Certes, il était
un aventurier, mais il était plus implacable que son ami l'avait été et il
jouissait de plus d'avantages. Il avait son titre—aussi creux qu'il fût —
et la protection du prince régent, ainsi que quantité d'ennemis qui
auraient été heureux de le voir se balancer à cette corde.
Comme en écho à ses pensées, Sam tendit une main.
— Ben...
Sa voix était plus hésitante que son cousin ne l'avait jamais entendue.
— Tu ne vas pas poursuivre l'affaire de la mort de Clarencieux,
n'est-ce pas ?
— Pourquoi cette question ?
Sam paraissait troublé.
— Parce que quand tu avais trop bu hier soir, je t'ai entendu dire
que tu pensais que Ned était innocent et qu'il avait été victime d'un
coup monté.
Ben fit un mouvement sans pouvoir se contrôler. Il n'aurait pas cru
avoir été aussi indiscret, même ivre mort le soir précédant l'exécution.
— C'est bon, dit vivement Sam. Personne d'autre n'a entendu.
Il fit une pause.
— Alors, c'est le cas ?
— Tu es trop insistant, dit Ben.
Sam sourit largement.
— Je sais. Eh bien?
— Je suis sûr que oui.
Il avait passé le plus clair de la soirée à y penser.
— Clarencieux a juré qu'il était innocent, et il n'avait pas la malice
de fabriquer de la fausse monnaie ni le cran de tuer son banquier.
Sam secoua la tête.
— Mais pourquoi quelqu'un se serait-il donné la peine de monter
un coup contre lui ? Il n'était pas assez important pour que l'on veuille
se débarrasser de lui.
— Quelqu'un devait avoir un grief contre lui, répondit lentement
Ben.
Comme lui, Ned était un joueur qui prenait de l'argent à d'autres
hommes désespérés. Et Ben suspectait qu'il avait une liaison
clandestine. Les maris cocus pouvaient se montrer très vindicatifs. Et
puis il y avait eu les menaces de Withers...
Sam se mordillait la lèvre inférieure.
— Tu ne vas pas poursuivre cette affaire, n'est-ce pas?
Ben mit son coude sur la table.
— Sois tranquille. Je n'ai pas l'intention de chercher des ennuis.
Sam parut énormément soulagé.
— Dieu merci ! Quel bien cela ferait-il, de toute façon ? Ned a été
pendu et tu n'as jamais été du genre à t'impliquer pour les autres.
Les mots tombèrent désagréablement dans le silence de la pièce. Puis
Ben rit.
— Exact, Sam, dit-il. Je ne me soucie pas des autres, comme nous
en avons discuté plus tôt.
Il regarda fixement le feu. Ned Clarencieux avait servi avec lui dans la
Péninsule. Ils avaient été tous les deux des proscrits à leur façon, Ben
le fruit de l'union scandaleuse d'un lord et d'une soubrette, Ned le fils
déshérité d'un pasteur. Cela avait été un lien entre eux. Ils avaient été
plus proches que des frères. Ben avait sauvé la vie de son camarade,
une fois, alors que Ned et d'autres soldats s'étaient tellement enivrés
lors de la retraite de la Corogne que le commandant avait ordonné de
les laisser en arrière. Ben avait porté Ned jusqu'à ce qu'il se dégrise.
Cette fois, Ned avait eu moins de chance, et Ben n'avait pas pu le
sauver. Il savait qu'il devrait mettre cette histoire derrière lui,
maintenant, mais les vieilles loyautés avaient plus de mal à mourir
qu'il l'avait imaginé.
— Il y a cependant une question pour laquelle je dois agir, reprit-il
lentement. Withers m'a menacé, aujourd'hui. Il faut que je sache
pourquoi.
Sam le regardait avec des yeux de hibou, sans ciller.
— Withers, encore ? Qu'a-t-il dit?
Ben fronça les sourcils, essayant de se rappeler.
— Simplement que justice avait été faite avec Ned et que je serais
le suivant.
Sam leva les sourcils.
— Ce qui veut dire ?
— Je n'en suis pas sûr.
Sam haussa les épaules.
— Ça ne signifie probablement rien. Withers est fou et il est vrai
qu'il n'est pas un ami de Ned ou de toi, mais il n'est sûrement pas
dangereux.
— Tu te trompes, dit tranquillement Ben. Il y a des hommes qui ne
font que parler, et il y a ceux qui te donneraient un coup de couteau
dans le dos dans une al lée obscure. Withers est l'un de ces derniers.
Sam s'écarta pour se servir une autre pinte de bière.
— Alors laisse tomber l'affaire, Ben, et tiens-toi loin de lui.
Ben secoua la tête.
— Pas avant de savoir si ses menaces sont creuses ou non.
Sam marqua une pause.
— Je n'aime pas ça, dit-il d'un air obstiné.
— Tu n'as pas à aimer.
— Au moins, ne le provoque pas en lui volant sa maîtresse.
Ben rit.
— Cela pourrait être le moyen de le débusquer, justement.
De nouveau, le désir monta en lui, plus complexe que de la simple
concupiscence. Il voulait Catherine. Il avait tenu son corps consentant
contre le sien et maintenant il la convoitait ardemment. Mais il devrait
être prudent. Il séduirait la jeune donzelle, mais ce serait tout. Toute
autre chose serait de la folie.
Il ramassa sa redingote et la jeta sur son épaule.
— Je suis désolé de ne pas être plus gai ce soir, Sam. Excuse-moi.
Je te verrai demain.
Le visage de son cousin s'éclaira.
— Chez Brooks ?
— Chez Brooks, confirma Ben en souriant.
Il descendit l'escalier, passa le long de la bruyante salle commune qui
sentait la bière et le tabac et sortit sur la place pavée. Il enfila sa
redingote et obliqua vers l'ouest. La marche jusqu'à Saint-James était
longue, mais il avait besoin de s'éclaircir la tête.
De fait, ses pensées furent assez faciles à clarifier. Malgré ce qu'il
avait dit à Sam, il ferait des recherches sur la mort de Ned
Clarencieux. Sa propre survie pouvait en dépendre. Et il poursuivrait
Catherine. Il l'enlèverait à Withers et prendrait le plus grand plaisir à le
faire. Maintenant, tout ce qu'il avait à faire était de la retrouver.
5.
« Il n'est pas considéré comme convenable pour une jeune fille
d'être seule dehors, pas même lorsqu'elle revient de l'église. »
Mme ELIZA SQUIRE, De la bonne conduite des
dames.
— Catherine ! Il est si délicieux de vous voir, même si je sais que je
n'aurais pas dû faire en sorte de vous rencontrer ici.
Miss Lily St Clare, le visage plissé par l'inquiétude, entraîna son
amie dans le renfoncement d'une boutique, à l'écart des hordes de gens
qui grouillaient sur les trottoirs d'Oxford Street. C'était une autre froide
matinée d'hiver et, même si le soleil se levait, il n'avait pas commencé
à faire fondre la gelée blanche sur les toits de Londres. Le trottoir était
glissant. L'odeur d'un millier de feux au charbon flottait dans l'air
calme.
Catherine répondit à son amie par un grand sourire, en l'enlaçant
avec affection.
— Je voulais vous revoir. Cela fait un siècle ! Ne vous inquiétez
pas, personne ne nous remarquera dans cette foule. Comment
allez-vous, Lily ?
Lily se recula et enfonça les mains dans son manchon doublé de
fourrure. Catherine pensa qu'elle paraissait pâle et transie, mais que ce
n'était pas seulement l'effet du froid. C'était comme si les mois où elle
avait été tenue à l'écart de la société avaient sapé quelque chose en elle.
Sa flamme intérieure s'était éteinte. Il n'y avait pas d'animation sur son
visage piquant. Elle était aussi bien vêtue que toujours, ses cheveux
noirs apparaissant joliment sous son bonnet, mais son élégance
contrastait fortement avec la souffrance que Catherine percevait en
elle.
— Vous ne semblez pas très heureuse, se risqua-t-elle à dire.
Elle se sentit sotte dès que ces mots eurent franchi ses lèvres.
Comment Lily pourrait-elle être heureuse en travaillant dans une
maison close de Covent Garden ? Elles avaient le même âge, mais à
présent le fossé entre elles paraissait immense. Catherine ne pouvait
même pas commencer à imaginer à quoi ressemblait la vie de son amie,
mais elle savait que Lily St Clare, si bien élevée, n'aurait jamais dû en
arriver là.
Elles avaient été les plus proches des amies depuis l'école jusqu'à
leur première Saison. Lily avait fait un mariage de convention,
épousant un homme riche et titré. Le père de Catherine l'avait fiancée à
lord Withers. Mais soudain l'étoffe de leurs vies parallèles avait
commencé à se déliter avec le mariage malheureux de Lily et sa liaison,
et la situation avait débouché sur la disgrâce de son amie, devenue une
femme déchue, et l'interdiction faite à Catherine de la revoir.
— Je vais assez bien, répondit Lily, sa bouche maquillée s'étirant
en un sourire qui n'atteignit pas ses yeux. Je me fais seulement du souci
pour vous, Catherine. Vous savez qu'il est dangereux pour vous de me
rencontrer. Si quelqu'un vous voyait, ou si votre père apprenait que
vous êtes sortie seule...
Sa voix mourut tandis que Catherine lui pressait la main.
— Il est plus important pour moi que nous puissions toujours nous
voir, dit-elle fermement. En outre, personne ne me remarquera dans
cette cohue.
La foule s'épaississait de seconde en seconde sur le trottoir et
quelqu'un marcha lourdement sur le pied de Catherine, la forçant à
reculer d'un pas.
— Votre chaperon est très négligent, observa Lily en souriant
vraiment, cette fois. Vous êtes très vilaine, vous savez ?
— Je sais, convint Catherine, mais Maggie est de nouveau
malade—le laudanum, vous voyez—et personne ne prête attention à ce
que je fais. Je suis libre d'aller et venir comme bon me semble.
Lily secoua la tête, mais Catherine n'aurait su dire si c'était à cause
de la condition de Maggie ou de sa conduite. Les gens descendaient du
trottoir pour se répandre dans la rue, maintenant, et Catherine pensa
que lorsqu'elle avait suggéré Oxford Street pour retrouver son amie,
elle n'avait pas prévu la mêlée qu'elles auraient à affronter.
— C'est monstrueusement encombré, aujourd'hui, remarqua-t-elle
en fronçant les sourcils. Nous devrions peut-être aller au café Blake's.
Je n'avais pas vu une foule pareille depuis que papa m'avait emmenée
voir lord Nelson quand j'étais petite ! Que se passe-t-il donc ?
— Il doit y avoir une course de phaétons, répondit Lily. J'avoue que
j'avais très envie de la voir. Lord Hawksmoor a mis M. Lancing au défi
de le battre le long d'Oxford Street, de Newman Street, jusqu'au square
Cavendish et retour.
Elle regarda avec attention le visage de Catherine.
— Allez-vous bien, Catherine ? Vous êtes devenue très pâle. La
foule vous presse-t-elle trop ?
— J'ai froid, c'est tout, affirma Catherine, dont les dents s'étaient
mises à claquer.
Elle ne voulait pas avouer à Lily que la seule mention du nom de Ben
Hawksmoor la faisait frissonner comme si elle avait la fièvre.
— Cela semble être de la folie, ajouta-t-elle. Au nom du Ciel,
qu'est-ce qui a pu les pousser à faire une chose pareille?
— L'amour des paris, répondit sèchement Lily, et de la part de
lord Hawksmoor une indifférence téméraire pour sa vie et sa sécurité.
Oh ! et l'espoir d'en tirer un profit, bien sûr.
— Un profit? Comment cela?
Lily lui toucha le bras.
— Vous voyez ces gentlemen de la presse, là-bas ? Hawksmoor
leur aura déjà vendu l'histoire et, quelle que soit l'issue de la course,
elle paraîtra convenablement enjolivée dans les gazettes à scandales
de demain.
— Je vois, dit lentement Catherine.
— Et il prendra évidemment une partie des paris.
Catherine s'enfouit plus profondément dans son épaisse
pelisse.
— A vous entendre, vous ne l'appréciez guère.
Une lueur amusée s'alluma dans les yeux bleus de Lily.
— Pas du tout. J'admire son adresse.
Son ton se durcit.
— Ceux d'entre nous qui ont à travailler pour survivre font ce
qu'ils doivent faire.
Catherine détesta le désenchantement qu'elle perçut dans la voix de
son amie. C'était comme si Lily s'en était allée dans un endroit qu'elle
ne pouvait comprendre ; un endroit où elle ne pouvait l'atteindre.
C'était le monde que Ben Hawksmoor habitait aussi, aussi étranger à
Catherine qu'un pays lointain, où des vies étaient marchandées,
achetées et vendues pour survivre. Cette notion lui déplaisait
souverainement.
Néanmoins, elle voulait comprendre. Elle voulait aider Lily si elle le
pouvait. Elle n'avait pas la possibilité de faire quoi que ce soit
directement, certes, mais elle avait eu une idée susceptible d'être utile.
Elle tendit la main.
— Lily, je me demandais...
Elle s'interrompit, se mordant la lèvre.
— Je sais que votre vie actuelle est haïssable pour vous, reprit-elle
vivement, à mi-voix, et je pensais que lorsque ma marraine, lady
Russell, reviendra de ses voyages, nous pourrions peut-être arranger
quelque chose de différent. Vous pourriez peut-être devenir sa dame
de compagnie...
Elle s'arrêta quand Lily lui serra fortement les mains. Il lui sembla
voir des larmes dans les yeux bleus de son amie, mais c'était peut-être
juste le vif vent d'hiver qui les embuait.
— Oh, Catherine...
La voix de Lily était altérée.
— Je vous aime parce que vous vous préoccupez tellement des
autres, mais vous trouvez toujours des plans si ridicules ! Aucune
dame respectable ne voudrait de moi comme dame de compagnie,
avec ma réputation.
— Mais lady Russell n'est pas respectable, rétorqua Catherine.
Enfin, elle l'est, bien sûr, mais je veux dire qu'elle ne se soucie pas du
tout de l'opinion de la société. Elle vous aime bien, Lily ! Je suis sûre
qu'elle désirerait nous aider.
Lily pinça la bouche.
— Vous êtes toute bonté, Catherine, mais je ne pense pas que cela
servirait.
— Réfléchissez-y, Lily, insista Catherine. J'ignore quand elle sera
de retour à Londres, mais lorsqu'elle reviendra je vous préviendrai.
Elle regarda autour d'elle.
— Maintenant, abandonnons cet événement et allons bavarder chez
Blake's. Je gèle sur place.
— C'est trop tard, dit Lily en secouant la tête. Nous ne pouvons
traverser cette foule. Nous devrons attendre que la course ait
commencé.
Pour Catherine, tout cela se mettait à ressembler étrangement à la
scène de Newgate. Il y avait la même excitation fébrile dans l'air, la
même impatience et la même atmosphère de danger. Elle en avait la
chair de poule sur la nuque et cela la faisait trembler jusqu'aux orteils.
Puis un sifflement traversa la foule comme une mèche allumée et elle
leva les yeux pour voir un léger phaéton écarlate tiré par deux
magnifiques chevaux bais qui se frayait un chemin dans la rue
encombrée.
Soudain, la journée tout entière lui parut plus vive et plus animée. La
masse grouillante des spectateurs se pressait en avant, poussant et
criant. Les bookmakers faisaient monter les paris. Les journaleux
griffonnaient avec empressement dans leurs carnets.
— Briggs, de Lanchester Square, a prêté le phaéton à lord
Hawksmoor pour la course, chuchota Lily. N'est-il pas beau ?
Catherine ne put répondre. Son regard était fixé sur la silhouette de
Ben Hawksmoor, qui maniait les rênes avec une dextérité très enviée
par les gentlemen qui se trouvaient dans la foule, apparemment. Il riait,
ses dents blanches ressortant dans son visage hâlé, tandis qu'il se
penchait pour serrer les mains de ses admirateurs. Ses yeux noisette
brillaient d'une expression qui coupa le souffle de Catherine, un
mélange de pure excitation et d'intrépidité à vous glacer le sang.
— Jack Lancing fait partie de la bande d'Hawksmoor, continua Lily
en désignant le phaéton vert-jaune qui suivait celui de Ben le long de la
rue.
Elle rit.
— C'est un autre aventurier sans le sou. Dieu sait comment il a
trouvé les moyens de financer son attelage.
Jack Lancing était mince et brun, et visiblement le favori des dames.
Catherine le reconnut comme un des hommes qu'elle avait vus s'ébattre
avec les filles de joie demi-nues à la pendaison de Clarencieux.
— Ils sont tous les deux sans le sou ? demanda-t-elle avec surprise.
Aucun des deux hommes ne paraissait pauvre. Leur véhicule, leurs
chevaux et leur toilette avaient beaucoup de style.
— Complètement démunis, à part ce qu'ils gagnent par leurs
stratagèmes, confirma Lily. Tout cela n'est que du spectacle, Catherine.
L'homme qui devait donner le signal du départ s'avança pour
indiquer que la course allait commencer, mais à ce moment-là un autre
cri retentit. En se retournant, Catherine vit qu'un haut phaéton se
dirigeait vers la ligne de départ, conduit par un gentleman rubicond
qu'elle reconnut tout de suite : le prince régent.
— Sapristi ! s'exclama Lily. C'est une grande faveur, vraiment ! Je
me demande si la foule va acclamer ou huer Son Altesse, aujourd'hui.
Mais les gens étaient visiblement d'humeur joyeuse et des vivats
s'élevèrent. Le prince leva sa cravache en réponse et fit un signe de tête
aux deux concurrents qui lui adressèrent une courbette respectueuse.
— C'est presque comme si le régent cherchait à profiter de la
popularité de lord Hawksmoor plutôt que l'inverse, murmura
Catherine.
— Elle est certainement plus grande que la sienne, convint Lily
d'un ton ironique. Hawksmoor a besoin de se montrer prudent, ou le
prince pourrait se retourner contre lui parce qu'il est le favori des gens.
Le starter fit signe à la foule de reculer pour laisser de la place aux
attelages. Les spectateurs obéirent en se bousculant joyeusement et,
soudain, Catherine et Lily se retrouvèrent au bord de la chaussée où les
deux phaétons s'alignaient. Il y eut un délai tandis que Jack Lancing
persuadait une dame de lui donner sa jarretière pour lui porter chance.
Il la fixa à sa manche au milieu de l'hilarité générale.
Et puis, brusquement, le phaéton écarlate se trouva à côté d'elles,
avec Ben Hawksmoor assez près pour que Catherine puisse le toucher.
Le trottoir lui sembla vaciller sous ses pieds. Elle avait envie de partir
en courant, mais elle resta immobile, figée surplace. Avec une
impression d'inévitable, elle leva les yeux et rencontra le regard
noisette de Ben. Il la contemplait avec une intensité troublante.
— Catherine ? demanda Lily d'un ton interrogateur, et Catherine
sursauta, détachant son regard de celui de Ben.
Il s'inclina devant Lily en souriant.
— Miss St Clare.
— Lord Hawksmoor.
Lily semblait perturbée, mais pas pour son propre compte. Elle
portait les yeux de Catherine à Ben en fronçant les sourcils.
— Vous connaissez-vous ? Je ne pensais pas...
Ben se tourna vers Catherine. Son sourire s'était fait plus chaud,
assez intime pour lui contracter l'estomac.
— Madame...
Il y avait une très légère question dans sa voix. Catherine s'avisa
qu'il devait penser que, comme toutes les dames excitées de la foule,
elle était venue voir la course.
— J'ignorais que vous seriez là, lâcha-t-elle vivement, en
rougissant de sa gaucherie. Je veux dire, je ne suis pas venue
spécialement pour vous voir...
C'était encore pire. Elle se sentait devenir de plus en plus échauffée
en voyant l'amusement qui brillait dans les yeux de Ben Hawksmoor. Il
avait donné les rênes à son palefrenier et il sauta sur le trottoir à côté
d'elle. Il lui prit la main et la tira un peu à l'écart, ignorant les cris de la
foule qui réclamait que la course commence.
— Je suis peiné d'apprendre que vous n'avez pas cherché à me
rencontrer, murmura-t-il, une pointe d'humour dans la voix, alors que
j'irais bien plus loin qu'Oxford Street pour vous revoir, Catherine.
Elle ferma les yeux une seconde contre le trouble puissant qui
s'emparait d'elle. Il avait la voix la plus séduisante qu'elle avait jamais
entendue, lisse, veloutée et terriblement charmeuse. Pendant un
moment, elle se sentit à la dérive et cela l'effraya.
Elle se ressaisit.
— J'en doute, dit-elle en regardant la foule autour d'elle. Vous
n'avez sûrement pas besoin de mon approbation quand vous avez tout
ceci.
Ben pivota de telle sorte que ses larges épaules cachent les gens. Sa
présence physique était si forte que Catherine en eut légèrement le
tournis. Elle avait toute son attention, maintenant. La course, la foule,
le régent lui-même ne comptaient plus. Ils auraient pu être seuls.
— Vous vous trompez, dit-il doucement. Vous êtes la seule
personne qui m'intéresse ici, Catherine.
L'esprit de Catherine se vida complètement. Elle avait peu
d'expérience du badinage ou de ce genre de jeu et elle savait que c'était
ce à quoi il se livrait. Il en était certainement ainsi. Il ne pouvait pas être
sincère.
— C'est absurde, dit-elle.
Il sourit de nouveau et le coin de ses yeux se plissa, d'une manière
qui fit voleter l'estomac de Catherine.
— Vous ne voulez pas badiner avec moi ? demanda- t-il.
Elle prit une grande inspiration.
— Non.
— Dommage. Mais je pensais ce que j'ai dit.
Catherine s'avisa qu'il tenait toujours sa main. Elle tenta
de se libérer, mais il refusa de la lâcher. Il passait son pouce sur le dos
de sa main en petites caresses très perturbantes. Elle sentait
l'insistance de son toucher à travers l'étoffe de son gant.
— Vous êtes venue ici pour me voir, n'est-ce pas ? murmura-t-il.
Elle leva vivement les yeux vers son regard noisette, rieur.
— Vous avez une très haute opinion de vous-même,
rétorqua-t-elle.
Il lui décocha un demi-sourire un peu triste et son cœur se retourna.
— Croyez-vous?
Elle vit son sourire s'évanouir et une autre émotion très différente,
plus troublante, prit sa place. Puis quelqu'un lui donna un coup de
coude dans les côtes et elle prit conscience qu'ils étaient entourés par
une foule de plus en plus agitée. Elle se força à détourner les yeux de
la requête si attirante qui se lisait dans ceux de Ben.
— Vous faites attendre Son Altesse, remarqua-t-elle.
Il sourit largement.
— Cela en vaut la peine.
— Vous prenez trop de risques.
— Toujours.
Il lui dédia ce sourire éclatant et dangereux qui le caractérisait, lui
lâcha la main et remonta sur le siège du phaéton. La foule poussa des
vivats ironiques.
— Un baiser pour vous porter chance ! cria quelqu'un.
Ben se pencha. Ses doigts gantés touchèrent la joue de Catherine.
— Puis-je?
Elle distingua à peine ses mots par-dessus le grondement de son
pouls, mais elle dut émettre un son, car il lui releva le menton et ses
lèvres frôlèrent les siennes, légèrement, en une pression brève mais
insistante. Sa peau était froide et avait un goût de grand air, et l'esprit
de Catherine s'emballa.
— Merci, dit-il.
Elle ouvrit les yeux et vit l'éclat de triomphe dans les siens.
Le ciel d'hiver était trop brillant. La lumière lui faisait mal aux yeux.
Elle se sentait ébranlée. La foule cria son approbation.
Le starter abaissa son drapeau ; des sabots résonnèrent sur les pavés et
la course commença.
— Juste Ciel ! fit Lily en saisissant le bras de Catherine pour
attirer son attention. Qu'était-ce que cela?
De l'autre côté de la rue, Catherine aperçut soudain lord Withers dans
la foule. Il entourait d'un bras une femme qu'elle ne reconnut pas. Par
chance, il regardait dans l'autre direction. Elle poussa une
exclamation étouffée et partit en hâte le long du trottoir, Lily surprise
s'empressant de la suivre.
— Catherine...
— Withers, dit Catherine en soufflant, et en se ruant dans le café
Blake's. Avec une femme.
— Emily Spraggett, confirma Lily. Je les ai vus. C'est une vieille
catin toute décatie. Je suis désolée, Catherine.
— Ne le soyez pas.
Catherine s'affala sur un siège loin de la fenêtre. Elle soupira.
— Ce n'est pas comme si je tenais à lui. Et cela ne me surprend
pas.
Lily fronçait les sourcils.
— Voilà qui me chagrine aussi, dit-elle. Il ne vous reste pas
beaucoup d'illusions, n'est-ce pas?
Un serveur leur apporta du chocolat chaud et Lily le remercia d'un
sourire. Catherine remua lentement son chocolat, la tête basse. Elle
connaissait son amie. Dans un moment, Lily allait se mettre à poser
des questions embarrassantes.
— Catherine, déclara-t-elle en effet, avez-vous déjà rencontré
lord Hawksmoor?
— Oui. Nous nous sommes rencontrés à la pendaison de Ned
Clarencieux il y a quelques jours.
Lily fut distraite un instant.
— Une pendaison ? Au nom du Ciel, qu'y faisiez- vous?
— Papa a insisté pour que j'y assiste. Sir James Mather, la victime
de Clarencieux, était l'un de mes fondés de pouvoir.
— Je m'en souviens.
Lily fixa Catherine d'un regard sérieux.
— Ainsi, vous avez rencontré lord Hawksmoor là-bas. Comment
est-ce arrivé ? Je n'imagine pas votre papa vous le présentant.
— Lord Hawksmoor, hum...
Catherine hésita, sentant le sang lui brûler les joues à ce souvenir.
— John s'est enfui dans la foule et je suis allée le chercher. Je ne
m'étais pas rendu compte que ce serait si dangereux. Lord
Hawksmoor est venu à mon secours.
Les sourcils de Lily se haussèrent jusqu'à la racine de ses cheveux.
— Il est venu à votre secours ?
— Oui.
— Juste Ciel, répéta Lily, faiblement. Comme cela ne lui
ressemble pas. Et cette précédente rencontre était
suffisante pour que vous lui permettiez de vous séduire en pleine rue ?
Catherine s'empourpra de plus belle.
— Il ne m'a pas séduite !
— Pardonnez-moi de vous contredire, déclara sèchement Lily,
mais c'est exactement ce qu'il a fait, Catherine. De fait, vous n'auriez
pas pu faire quelque chose de plus dangereux si vous aviez mis le feu à
un baril de poudre !
Catherine se mordit la lèvre.
— Je n'ai pas badiné avec lui.
— Pour une débutante, le seul fait de parler à Ben Hawksmoor est
une idée vraiment imprudente.
— Il ne sait pas que je suis une débutante, objecta Catherine au bout
d'un moment. Il ne connaît pas mon nom de famille. Je crois qu'il me
prend pour une demi-mondaine. A mon avis, il s'est dit qu'une jeune
fille bien élevée n'assisterait pas à une pendaison, et pour être honnête
c'est exactement le cas. En outre, lord Withers m'a appelée par mon
prénom avec un certain manque de respect, et nous avons vu à l'instant
quelle compagnie il fréquente. Qui pourrait blâmer lord Hawksmoor
d'avoir eu une fausse impression de moi ?
— Et maintenant, il vous a vue avec moi, et ses soupçons que vous
êtes une courtisane seront confirmés.
Lily grogna et se prit la tête dans les mains.
— Oh, mon Dieu, Catherine. Pas étonnant qu'il ait jugé anodin de
vous embrasser dans la rue !
Catherine ne répondit pas tout de suite. Pour elle, cela n'avait pas été
anodin. Oh ! elle savait que ce baiser avait été donné pour le spectacle,
et rien d'autre. Elle était consciente que cela faisait partie du charme de
Ben Hawksmoor, de la légende qu'il entretenait. Elle devrait se sentir
utilisée. Si cela n'avait pas été elle, cela aurait été une autre jolie fille
dans la foule.
Et cependant, le souvenir de ce qui s'était passé à Newgate l'habitait
toujours, la troublant. Elle avait pensé alors qu'elle comprenait Ben
Hawksmoor, toutes ses haines, ses peurs et ses aspirations. Elle s'était
sentie si proche de lui. Et elle ne pouvait se débarrasser de ce sentiment,
même si au fond de son cœur elle savait qu'il devait être erroné.
Un moment, dans la rue, elle avait même pensé qu'elle serait
peut-être capable d'aller le trouver et de lui confier la vérité au sujet de
Maggie — pouvant ainsi lui rendre le portrait de Clarencieux sans
avoir besoin de le tromper. Mais son bon sens l'avait emporté. Pour le
bien de sa belle-mère, elle devait être très prudente. Elle ne pouvait
faire confiance à cet homme, quoi qu'elle ressente.
— Je sais que ce baiser ne signifiait rien, dit-elle. Nul doute qu'il
m'aura oubliée tout de suite après.
Lily secoua la tête.
— Je ne pense pas. Avez-vous vu son expression pendant qu'il
vous regardait ?
Elle reposa brusquement sa cuillère.
— Peut-être vaudrait-il mieux que vous ne l'ayez pas remarquée.
Ben Hawksmoor vous veut. Et en général, ce qu'il veut, il le prend.
Catherine se mordit la lèvre.
— Vous dites des sottises. Avec lady Paris de Moine pour
maîtresse, il ne s'intéresserait jamais à moi.
Lily fronça les sourcils.
— Vous ne comprenez rien. Je suis certaine que lord Hawksmoor
et lady Paris n'ont rien de plus qu'un arrangement d'affaires. Je le
suspecte depuis un certain temps. Il l'escorte en ville et elle paraît à
son avantage à son bras, mais c'est tout ce qu'il y a entre eux.
— Je ne comprends pas, dit Catherine.
— C'est exactement ce que je viens de dire.
Lily paraissait irritée.
— Jouer à des jeux dont vous n'avez aucune idée des règles vous
dépasse complètement.
Elle soupira.
— En tout cas, s'il demande après vous, je devrai simplement dire
que je ne vous connais pas.
Catherine avala son chocolat qui refroidissait.
— S'il demande après moi?
— Au lupanar. Si j'étais lui, ce serait le premier endroit où j'irais
vous chercher.
La bouche de Catherine s'assécha.
— Je n'avais pas songé à cela.
Lily posa quelques pièces sur la table.
— Ce qui est précisément ce que j'essaye de vous dire.
Elle se leva.
— Venez. Je vais vous appeler un fiacre avant que vous ne vous
mettiez dans d'autres ennuis.
Dans la rue, les spectateurs s'étaient déplacés vers la ligne d'arrivée.
Les caniveaux étaient pleins de gazettes à scandales qui s'agitaient
dans le vent froid. Catherine étreignit Lily et monta dans le fiacre.
— Ecrivez-moi ! lança-t-elle par la fenêtre.
La voiture s'ébranla et Lily agita la main, mais soudain Catherine eut
l'impression étrange que son amie lui échappait de nouveau, pour
retourner à la vie sordide qu'elle avait quittée quelques heures.
La maison de Guilford Street était très silencieuse quand elle rentra.
Tench confirma que lady Fenton dormait et que sir Alfred était à son
club. Catherine prit un livre et se pelotonna dans un fauteuil de la
bibliothèque. Elle n'avait pas d'engagements cet après-midi-là, même
si Withers devait dîner avec eux à 19 heures avant qu'ils se rendent
tous à l'opéra. Nul doute qu'il était avec sa maîtresse, en ce moment.
Elle posa son livre sur ses genoux et songea à son avenir comme
épouse de lord Withers, et au sien comme mari infidèle. Pourquoi la vie
était-elle si défavorable à la femme dans une telle situation ? Cela
semblait si impitoyable. Elle pensa à Lily, cherchant à se consoler avec
son amant et en payant le prix ultime, et cela orienta inévitablement ses
pensées vers Ben Hawksmoor et le charme suave de son baiser.
Deux heures plus tard, Tench frappa à la porte et apporta un bout de
papier sur son plateau en argent.
— Un message, miss Fenton, dit-il de façon superflue.
Catherine déplia la feuille. Le message était bref.
« Il est venu vous demander. Je vous avais dit qu'il le ferait.
» Soyez prudente. L.
» PS. Il a gagné la course. »
Après cela, Catherine fut dans l'impossibilité de se concentrer durant
le dîner et l'interminable opéra qui suivit. Et alors qu'elle se tournait et
se retournait dans son lit, plus tard, elle aurait même été prête à prendre
du laudanum à Maggie pour écarter le souvenir troublant du baiser de
Ben Hawksmoor de son esprit.
6.
— Que puis-je faire pour vous, lord Hawksmoor?
Ben était assis face au bureau du détective le plus habile
et le plus discret de tout Londres. Ses locaux étaient situés au dernier
étage d'un haut bâtiment dans le quartier des quais et, en cet
après-midi de janvier, la pièce était éclairée à la bougie, même s'il
était juste un peu plus de 14 heures.
Un feu crépitait dans la cheminée et Ben s'était vu offrir une tasse du
meilleur café qu'il avait jamais bu, riche et onctueux. Cela justifiait en
soi les honoraires de Bradshaw, à son avis.
— J'ai besoin que vous vous renseigniez pour moi sur quelqu'un,
répondit-il.
Tom Bradshaw inclina la tête.
— Bien sûr. Qui?
— Lord Algernon Withers.
Ben hésita.
— Pour être plus précis, je voudrais que vous découvriez quelle
relation il avait — s'il en avait une — avec Edward Clarencieux, et
quel grief éventuel il a contre moi. Il m'a menacé et j'ai besoin de
savoir si ses menaces sont réelles ou non.
Le premier instinct de Ben avait été de faire lui-même des recherches
sur Withers, mais dans des cas comme celui-ci sa notoriété était plus
un inconvénient qu'un avantage. S'il commençait à poser des
questions, cela piquerait la curiosité. Withers en entendrait parler et
Ben ne réussirait qu'à le mettre sur ses gardes.
Bradshaw prenait des notes. Sa plume s'arrêta un instant.
— Withers, dit-il pensivement. Je vois.
Il griffonna quelques vagues dessins sur la feuille.
— Je suppose que vous ne connaissez pas de relations entre
Clarencieux et Withers, pour l'instant.
— Aucune.
Ben changea de position.
— Mais si je devais faire des spéculations, je dirais que cela doit
avoir quelque chose à voir avec de l'argent ou des femmes.
— Voilà qui réduit peu le champ d'investigation, fit remarquer
Bradshaw.
— Je suppose, dit Ben. De la même manière, il n'y a pas de relation
évidente entre Withers et moi-même, à part que je convoite sa
maîtresse.
Et il convoitait tellement Catherine qu'il avait été tenté de demander
au détective de la trouver, par-dessus le marché. Lorsqu'il l'avait vue
avec Lily St Clare dans Oxford Street ce matin-là, l'excitation qui
courait déjà dans son sang à la perspective de la course avait atteint des
sommets. Il aurait volontiers accordé la victoire par forfait à Lancing
pour emmener Catherine sur-le-champ et lui faire l'amour.
Un baiser n'avait pas été suffisant à son goût. Plus tard, il s'était
rendu au lupanar de qualité où travaillait miss St Clare, certain qu'il
pourrait la persuader de lui donner le nom et l'adresse de Catherine.
Mais miss St Clare s'était montrée étonnamment réticente, résistant
autant à la persuasion qu'à l'offre d'argent, ce qui était peu courant.
Aussi se trouvait-il toujours dans une impasse, et il brûlait d'autant plus
de posséder Catherine.
Bradshaw avait réprimé un sourire à ses mots.
— Des hommes sont morts pour moins que cela, dit-il. Vous ne
connaissez pas d'autre lien entre lord Withers et vous-même ?
— Non.
— L'armée, peut-être?
— Il n'a pas servi, à ma connaissance.
Ben réfléchit que sa carrière dans l'armée avait été jonchée de
décisions difficiles à prendre. Si Withers lui en voulait à cause de l'une
d'elles, il saurait à peine par où commencer.
— Alors depuis votre retour en ville ?
— Je l'ai tondu aux cartes quelquefois, répondit Ben, mais si tous
les hommes à qui j'ai pris de l'argent voulaient ma mort, je serais froid
dans ma tombe, à cette heure.
Le sourire du détective s'élargit. Il se leva.
— Laissez cette affaire entre mes mains, milord. Je prendrai
contact avec vous quand j'aurai des informations à vous fournir.
Ils se serrèrent la main et Ben sortit du bureau, puis descendit l'étroit
escalier de bois qui conduisait à la rue. Le vent était plus frais,
maintenant, et semblait annoncer de la neige pour bientôt, mais malgré
le froid Ben tourna impulsivement vers les quais au lieu d'aller se
mettre au chaud dans une taverne.
La Tamise était en partie gelée, mais les débardeurs travaillaient
encore et le vacarme des marchandises débarquées et embarquées
résonnait par-dessus le bruit des mâts qui cliquetaient dans le vent. Ben
s'appuya au mur qui bordait le fleuve et regarda vers l'autre berge.
Il avait grandi dans ce dédale de ruelles, sa mère et lui occupant une
pièce sombre au sous-sol d'une de ces maisons. Il la revit, le visage gris
d'épuisement, les mains rouges des lessives qu'elle faisait pour gagner
de quoi vivre. En hiver, les murs de leur logement ruisselaient
d'humidité. En été, la puanteur des corps pourrissants était atroce,
tandis que la fièvre se propageait à travers les maisons serrées les unes
contre les autres et emportait tout le monde sauf les plus forts.
Il était fort. Il avait survécu. Sa mère aussi, quelque temps. Mais
finalement le froid constant, le dur labeur et la maladie l'avaient
emportée aussi et il n'avait rien pu faire. La pauvreté l'avait usée et
vaincue. Maintenant encore, y penser lui glaçait le sang. Il savait qu'il
ne pourrait jamais, jamais, laisser la misère le toucher de nouveau.
Ben mit les mains dans ses poches et marcha lentement le long du
quai. Un groupe d'enfants en haillons s'arrêtèrent dans leur jeu au coin
de la rue pour l'observer, se déployant derrière lui telle une meute de
loups tandis qu'il avançait. Il savait ce qui allait se passer. Il était
dangereux pour un homme riche de marcher seul dans l'ombre des
docks, et pour ces enfants, il paraissait plus riche que leurs rêves les
plus fous. Alors l'un d'eux le heurterait et lui volerait son portefeuille,
ou bien ils le mettraient à terre et lui tomberaient dessus comme des
vautours, lui prenant ses habits.
Il était bien placé pour le savoir. Il avait fait la même chose tant de
fois, par le passé.
Il pivota abruptement pour leur faire face, voyant l'expression
agressive et méfiante des jeunes visages tournés vers lui. Puis une lueur
de reconnaissance s'alluma dans les yeux du meneur et soudain ils se
pressèrent près de lui avec adoration.
— C'est lui ! Le célèbre gentleman... Hawksmoor... L'un des nôtres.
L'un des nôtres... Celui qui s'était échappé...
Sa mère avait souhaité qu'il ouvre des orphelinats pour les enfants
pauvres lorsqu'il toucherait son héritage. Elle avait su des projets si
charitables. Et il l'avait déçue. Il n'avait rien fait pour ceux qu'il avait
laissés derrière lui.
Et, bien sûr, il n'avait jamais été vraiment l'un d'eux. Il était le fils
d'un lord. Ses oncles Hawksmoor, décidés à faire leur devoir de
chrétiens même envers un bâtard, l'avaient extirpé des ténèbres de son
enfance, envoyé à l'école et lui avaient rendu sa place dans la société.
Cela aurait été un conte de fées si cela ne lui avait pas fait tant de mal.
Il ne s'était jamais adapté à la vie à Harrow. C'était bien trop tard.
Les autres garçons, suivant l'exemple de son père, l'avaient conspué à
cause de sa naissance. Il s'était enfui. Les oncles l'avaient retrouvé et
ramené. Il avait refusé d'aller à Oxford ou à Cambridge. Finalement,
ses bienfaiteurs lui avaient acheté une charge d'officier et pendant un
certain temps cela avait paru résoudre les problèmes de tout le monde,
tandis qu'il essayait de tout son cœur de se faire mer sur le champ de
bataille.
Puis son père était mort, probablement étouffé par la haine qui avait
été sa compagne toute sa vie, et Ben était rentré pour réclamer le titre
de baron d'Hawksmoor lors d'un procès qui avait fait scandale. Il avait
gagné, obtenu le titre et un manoir délabré dans le Yorkshire qu'il
n'avait jamais visité, mais dont il avait soutiré tout l'argent qu'il avait
pu. Il avait restauré la réputation de sa mère, prouvé sa légitimité
d'épouse, mais en fin de compte elle était morte quand même.
Il savait qu'il ne serait jamais réellement accepté par la haute société
à cause de son enfance scandaleuse, mais pour le moment le régent lui
accordait ses faveurs et la populace l'aimait. Alors, il prendrait ce qui
lui était offert, s'en servirait et gagnerait assez d'argent pour se
préserver un avenir, s'était-il dit.
C'était ainsi qu'il serrait la main des gens qui se rassemblaient autour
de lui. esquivait les ciseaux qu'ils brandissaient pour couper une mèche
de ses cheveux en souvenir, et signait les bouts de papier qu'ils lui
tendaient pour avoir un autographe — même s'il savait qu'ils ne
pouvaient pas lire son nom et revendraient probablement la « relique »
pour quelques pennies. Cela ne l'ennuyait pas. Il aurait fait la même
chose lui-même.
Quoi qu'il en soit, il ne regretta pas de voir disparaître l'allée de
l'Ange derrière lui et se repentit de s'être laissé ramener ici sur une
impulsion. Il n'était pas de cet endroit. Il n'était de nulle part. Et il devait
gagner sa vie puisque son père avait dilapidé la fortune familiale et
l'avait laissé sans un sou.
C'était le moment de rejoindre les tables de jeu.
7.
La maison de Guilford était tranquille, ce soir-là, mais il y régnait la
paix inconfortable que Catherine avait appris à attendre depuis quelque
temps.
Son père était sorti et Maggie, qui s'était de nouveau montrée
bouleversée au dîner, avait été calmée avec du laudanum au point
qu'elle ne savait plus si c'était le jour ou la nuit, et s'en souciait encore
moins.
Il y avait peu d'invitations sur la cheminée du salon, car la ville était
calme durant les mois d'hiver, avant le début de la Saison. Néanmoins,
Catherine aurait apprécié la distraction d'une sortie au théâtre ou d'une
petite soirée avec des amis. Mais avec son chaperon plongé dans un
sommeil drogué, elle ne pouvait aller nulle part et avait déjà lu tous les
livres qu'elle avait pris à la bibliothèque itinérante la veille.
Alors qu'elle se préparait mollement à se mettre au ht, on frappa à la
porte de sa chambre et elle se tourna pour voir entrer Alice, la soubrette
de Maggie. La servante avait un visage en lame de couteau et les
manières qui allaient avec. Sir Alfred l'avait engagée au début de son
mariage avec Maggie, et Catherine se demandait si son père avait
toujours été au courant des tendances frivoles de sa femme, et lui avait
adjoint ce chien de garde pour la surveiller.
Toutefois, la gentillesse et l'insouciance de Maggie avaient charmé
Alice, aussi, et au bout de six mois elle mangeait dans la main de sa
nouvelle maîtresse. A présent, elle lui était farouchement loyale et
Catherine pouvait dire à son expression acide qu'elle était également
très inquiète.
— Madame a des ennuis, annonça-t-elle de but en blanc.
Elle s'avança dans la pièce et ferma la porte derrière elle.
— Elle est sortie il y a plus d'une heure, dès que votre père a quitté
la maison, miss Catherine.
Catherine la regarda fixement.
— Mais c'est impossible ! Elle était malade —je pensais qu'elle
avait pris du laudanum...
Alice secoua la tête. Ses mains s'agitaient dans les plis de sa robe,
triturant l'étoffe.
— Parfois, elle ne le boit pas. Elle fait semblant...
La soubrette détourna les yeux.
— J'étais assise avec elle, mais elle m'a envoyée dans la cuisine lui
chercher une tasse de chocolat. Je ne suis partie qu'un moment, et elle
en a profité pour disparaître !
Sa voix vacilla, très près d'échapper à son contrôle, et elle inspira.
— Elle a dit au valet Jeremy qu'elle allait chez Crockford's !
Catherine secoua légèrement la tête, perplexe.
— Crockford's?
Alice la regarda avec de grands yeux.
— Dieu vous bénisse, miss, je ne m'attendais pas à ce que vous
connaissiez cet endroit. Ce n'est pas le genre de lieu où se rend une
jeune dame de qualité. On l'appelle le Pandémonium...
— Le cercle de jeu de Piccadilly, dit Catherine en se souvenant.
J'en ai entendu parler.
Alice hocha la tête.
— Madame y va pour jouer. Et elle joue gros. Elle n'a pas d'argent,
mais elle jouerait ses propres vêtements quand elle est dans cet état-là.
Catherine pressa ses doigts sur ses tempes.
— Mon père...
— Il est allé voir sa coqueluche à Chelsea, en vous demandant
pardon, miss.
La soubrette prit soudain un air fuyant.
— Il ne doit rien savoir de cela. Il la répudierait !
— Oui, dit lentement Catherine. Je pense qu'il le ferait
probablement.
Elle laissa tomber ses mains sur ses côtés. Son père était avec une
maîtresse à Chelsea et sa belle-mère jouait gros dans le tripot à la plus
mauvaise réputation de Londres. Un moment, le désespoir la
submergea. Mais elle ne pouvait pas écarter l'affaire d'un haussement
d'épaules comme si cela ne la concernait pas. Elle avait un devoir de
loyauté envers la pauvre et frêle Maggie, et un besoin désespéré de
garder rassemblés les lambeaux épars de sa famille.
— Eh bien, déclara-t-elle, il faut que nous tirions lady Fenton de
là. Je vais y aller. Vous feriez mieux de m'accompagner, Alice.
Apportez-moi ma cape.
La soubrette la fixa pendant un long moment, mais elle ne protesta
pas.
— Vous ne pouvez pas aller au Pandémonium vêtue comme cela,
dit-elle enfin. Il vous faut un masque et un domino.
Catherine mesura alors jusqu'à quel point la duplicité de Maggie
avait formé ses domestiques à l'art de la duperie, et son estomac se
crispa douloureusement.
Alice s'efforçait de se montrer pratique.
— Personne ne doit voir votre visage, miss Catherine, ou vous
serez perdue. Madame a plusieurs tenues que vous pouvez emprunter.
Je vais les chercher.
Soudain, son visage se défit de peur alors qu'elle prenait conscience
de ce qu'elle demandait.
— Oh, miss, vous ne pouvez pas vous rendre là-bas, pas vous, une
jeune dame...
— Si, je le peux, coupa Catherine. Il faut que quelqu'un y aille.
Allez chercher le domino.
Elle tremblait de nervosité. Une hésitation ou une maladresse de la
part des domestiques, et elle savait qu'elle serait perdue.
— Demandez à Jeremy d'appeler un fiacre. Il doit venir avec nous,
aussi, pour nous protéger.
Tandis qu'Alice s'esquivait pour aller chercher un domino de
Maggie, Catherine se tint devant sa psyché et fixa son reflet avec une
sorte de désespoir horrifié. Elle savait qu'il n'y avait personne d'autre
pour sauver Maggie. Si elle n'agissait pas, sa belle-mère perdrait
probablement une énorme fortune au jeu, ou causerait un scandale si
terrible que sir Alfred serait obligé de divorcer d'elle. Cela plongerait la
famille dans une telle abomination qu'ils ne s'en remettraient jamais.
Elle pensa à John et à la petite Mirabelle dans la nurserie. A la façon
dont tournaient les choses, Mirabelle risquait fort de ne jamais
connaître la chaleur de l'amour de sa mère. Catherine se rappela la
manière dont sa propre mère la prenait dans ses bras, la réconfortait et
la protégeait du monde, et une grosse boule se forma dans sa gorge.
— Voilà...
Alice lui mit dans les mains un domino bleu nuit. Catherine l'enfila
par-dessus sa tête et l'étoffe glissa sur sa robe, la transformant
immédiatement d'une jeune fille vêtue d'une robe modestement coupée
en une sirène nimbée de soie miroitante. Elle contempla son image,
perplexe.
Alice lui attachait le masque, à présent, et Catherine vit une
étrangère lui rendre son regard dans le miroir, une étrangère
enveloppée de secrets, dont l'expression était énigmatique derrière le
loup de velours noir. Elle enfila ses gants et remonta la capuche du
domino autour de son visage. Elle savait qu'elle devait partir avant de
perdre courage.
La nuit était obscure et pleine de brouillard. Le temps était devenu
glacial dans l'après-midi, avec un brouillard givrant qui enveloppait
toute la ville de Londres dans son linceul blanc. Il n'était pas possible
d'aller vite. Le brouillard se mouvait et formait des volutes pâles au ras
du sol tandis que le fiacre avançait lentement dans les rues.
Ce n'était pas une nuit pour être dehors. De temps à autre, Catherine
apercevait un rai de lumière derrière des volets fermés. Elle brûlait
d'ordonner au cocher de faire demi-tour et de la ramener chez elle, mais
elle gardait les lèvres fermement serrées. Elle avait froid, se sentait
ébranlée et seule. Le visage d'Alice était dans l'ombre. Le valet Jeremy
remuait nerveusement et se raclait si souvent la gorge que Catherine
avait envie de lui ordonner vertement de se taire. Mais elle avait besoin
d'eux. Ils étaient les deux seules personnes qui pouvaient l'aider.
Le fiacre s'arrêta dans un sursaut et les domestiques descendirent.
Jeremy tendit la main pour aider Catherine à sortir de la voiture.
— Attendez ici, dit-elle en résistant à l'envie de s'accrocher à la main
du valet comme à une bouée dans une mer démontée.
Elle avait les dents qui claquaient de froid et de nervosité. Devant
elle, les lumières du tripot brillaient à travers le brouillard. Elle pouvait
voir un énorme candélabre, dans le vestibule, qui semblait l'appeler.
Elle rassembla les plis de son domino dans une main et monta
rapidement les marches jusqu'à la porte.
Le sac de pièces d'or qu'elle avait pris dans le tiroir du bureau de son
père pesait dans sa poche et cognait contre son genou. Elle n'avait
aucune idée de la façon dont les règles des tripots fonctionnaient, mais
si Maggie avait de grosses dettes, elle serait peut-être obligée de payer
pour la sortir de là.
Un valet en livrée s'inclina devant elle et elle franchit la porte pour
entrer dans le vestibule. Elle n'aurait su dire à quoi elle s'attendait, mais
ce n'était pas à cette splendeur opulente. Elle avait l'impression de
pénétrer dans la demeure aristocratique la plus richement meublée de
Londres.
Un autre valet en livrée lui ouvrit une porte au fond du vestibule et
elle resta figée sur le seuil un moment pour contempler la salle devant
elle. Elle était garnie d'un tapis rouge si épais et si moelleux qu'il
s'enfonçait sous ses pantoufles. Elle s'avança. Au centre de la pièce se
dressait une grande table de jeu en acajou, recouverte de feutre vert, un
cornet et des dés posés de manière tentante au milieu. Un croupier,
aussi élégamment vêtu qu'un valet de grande maison, se penchait en
avant et poussait les jetons vers une femme assise juste en face de
Catherine.
C'était Maggie Fenton.
Personne ne leva les yeux quand Catherine s'approcha. Personne ne
regarda dans sa direction. La pièce était très tranquille, et habitée d'un
silence étrangement intense que Catherine comprit tout de suite. Jouer
était si important, ici, que cela ne tolérait aucune interruption. Elle
imagina que si la maison prenait feu, les joueurs insisteraient pour finir
leur partie.
Maggie ne la vit pas avant qu'elle s'avance encore et lui touche le
bras. Alors, elle sursauta comme un chat effrayé. Il y avait un éclat
fiévreux dans ses yeux et ses doigts tremblaient.
— Catherine!
— Bonsoir, Maggie.
Soudain, Catherine sentit qu'elle perdait complètement pied.
Comment allait-elle convaincre sa belle-mère de partir de son plein gré,
alors que l'expression de son visage était aussi fervente que celle du
joueur le plus endurci ?
— Vous êtes venue me ramener à la maison, dit Maggie.
Sa lèvre inférieure trembla comme celle de John quand il était puni.
— Vous ne pouvez pas. Regardez !
Elle désigna la pile de jetons.
— Je gagne!
— Maggie..., insista Catherine, sans espoir.
Sa belle-mère se détourna comme pour se protéger d'elle.
Il y avait une seule autre joueuse à la table, une femme blonde parée
de satin blanc et de diamants. Catherine la reconnut d'après les images
à un penny comme lady Paris de Moine et son cœur chavira, car si Paris
était là, Ben Hawksmoor y serait sûrement aussi.
Elle se demanda pourquoi il ne lui était pas venu à l'idée qu'elle
pourrait rencontrer Ben dans le cercle de jeu le plus huppé de Londres.
Où pourrait-il être, sinon dans le lit de Paris? Mais quand elle était
partie, son inquiétude pour Maggie lui avait fait oublier tout le reste.
Les croquis au crayon étaient loin de rendre justice à la beauté
scintillante de la courtisane. Il était difficile de ne pas la fixer, car des
bijoux tombaient en cascade de ses cheveux pour orner une poitrine
renversante qui débordait presque de son bustier, mais était néanmoins
mystérieusement tenue en place. Catherine admira en elle-même
l'ingéniosité du dispositif, et se prit à espérer que le corset de Paris fût
horriblement inconfortable.
Paris l'observait, et rit en prenant le cornet à dés. Elle garda son dur
regard bleu fixé avec dédain sur la jeune fille, et celle-ci se sentit rougir
sous ce regard méprisant.
— Votre petite amie ne nous approuve pas, Maggie, dit
Paris d'une voix voilée, terriblement charmeuse. Qu'est-elle donc ?
Une méthodiste ? Vous ne devriez pas inviter des enfants à venir vous
voir jouer.
— Elle n'est pas mon amie, Paris, riposta Maggie avec pétulance.
Elle se tourna vivement vers Catherine.
— Rentrez à la maison, Catherine. Ce n'est pas un endroit pour
vous.
Catherine haussa le menton.
— Vous allez rentrer avec moi.
— Non!
Paris obtint deux quatre et parut dégoûtée. Maggie attrapa le godet.
Ses mains tremblaient et les dés roulèrent à travers la table, s'arrêtant
sur deux un. Elle grogna.
— Des as, dit Paris en souriant. Cette fille vous porte la guigne,
Maggie. Renvoyez-la.
Elle fit un signe de tête et le croupier poussa la pile de jetons de
Maggie vers elle. Maggie poussa des lamentations et voulut les
retenir.
— Combien ? demanda Catherine. Combien vous doit- elle?
Paris la regarda de haut.
— Seulement mille guinées. Une broutille.
Elle porta les yeux sur Maggie.
— Payez ou jouez, Maggie.
Elle bâilla et haussa une épaule à la rondeur voluptueuse.
— Cela m'est égal.
— Maggie..., insista Catherine, en tirant sur le bras de sa
belle-mère d'un geste de plus en plus désespéré.
Mille guinées étaient déjà perdues, et elle ignorait comment
empêcher Maggie de perdre plus.
Cette dernière saisit un pli du domino de Catherine et l'attira à elle.
— Ecoutez, petite sotte, lui siffla-t-elle au visage. Je n'ai pas
d'argent. Je suis obligée de jouer. Il faut que je regagne ce que j'ai
perdu !
Paris bâilla de nouveau et se mit à empiler nonchalamment les jetons.
— Décidez-vous, mesdames.
Elle riva de nouveau ses brillants yeux bleus sur Catherine et sourit.
— Qu'en est-il de vous, petite miss Mystère ? Avez-vous de
l'argent?
Catherine tira le sac de velours rouge de sa poche et le posa sèchement
sur la table. Il produisit un bruit lourd, très satisfaisant. Les yeux de
Paris s'élargirent.
— Je vois, dit-elle. Dans ce cas, vous êtes la bienvenue dans le jeu.
— Je veux payer la dette de Maggie, déclara Catherine avec
entêtement, mais Paris secoua la tête.
Ses yeux pétillaient d'amusement.
— Non, dit-elle. Jouez contre moi et gagnez. Alors, j'annulerai la
dette. Ce sont mes conditions.
Le croupier était silencieux, attendant, le visage aussi impassible que
celui d'un domestique bien exercé. Maggie avait posé la tête sur ses
bras croisés et fredonnait doucement pour elle-même, comme si elle
était sur le point de s'endormir. Paris lui jeta un coup d'œil méprisant.
— Elle n'a jamais pu tenir l'alcool et maintenant elle est à moitié
folle à cause du laudanum.
Catherine sentit sa fureur enfler en une vague brûlante. Le dédain de
cette femme était si insultant qu'elle avait envie de le chasser d'un
soufflet de son visage maquillé.
— Je vais jouer, dit-elle avec témérité. Si c'est le seul moyen de
tirer Maggie de là, je vais jouer.
Elle entendit le croupier retenir son souffle de surprise. Paris sourit.
— Vraiment? Alors, lancez un pari.
— Un moment.
Catherine fit signe à un domestique du cercle.
— Je vous en prie, aidez lady Fenton à rejoindre la voiture. Elle
attend devant la porte. Et dites à mes domestiques que je les rejoindrai
sous peu.
L'homme s'inclina. Il aida Maggie à se mettre debout. Elle riait et
essaya de badiner avec lui tandis qu'il la dirigeait vers la porte avec
l'aide d'un autre valet. Catherine se détourna de cette scène pitoyable
et regarda Paris, qui attendait avec une impatience à peine déguisée.
— Neuf, dit Catherine. Je parie sur un neuf.
Paris ouvrit de grands yeux.
— Vous êtes ambitieuse, ma petite miss. Soit cela, soit vous savez
comment tricher.
Catherine rit et prit le godet. Il était lisse sous ses doigts. Les lumières
éblouissantes dansaient au-dessus d'elle. Elle prit son temps et inspira
à fond. Elle avait souvent joué aux dés avec son grand-père, le vieil
homme prenant grand plaisir à lui apprendre ces choses qui faisaient
pâlir sa mère de réprobation.
— Ne montre pas de crainte, lui disait toujours Jack McNaish. Si
tu as confiance dans ton lancer, les dés tomberont comme tu le
souhaites.
Catherine redressa les épaules et lança. Les dés tournèrent et
s'arrêtèrent. Un quatre et un cinq.
Soudain, Paris cessa de sourire.
— Le diable vous emporte ! dit-elle d'un ton coupant.
— La fortune sourit aux audacieux, déclara une voix masculine,
grave et veloutée.
Catherine leva vivement les yeux. Ben Hawksmoor s'appuyait au
dossier de la chaise de Paris, les mains posées sur ses épaules nues en
un geste de possession détachée qui la fit se sentir brûlante, naïve et
envieuse tout à la fois, en
un instant très désagréable. Il était vêtu avec une sobriété magnifique,
en noir, une épingle en diamants piquée dans son écharpe d'un blanc de
neige. Ensemble, Paris et lui étaient si beaux qu'il était difficile de
détacher son regard d'eux. Catherine éprouva une furieuse bouffée de
jalousie qui l'étouffa presque.
Elle baissa les yeux, s'efforçant de reprendre ses sentiments en main.
C'était ridicule, on aurait dit une sotte petite écolière s'amourachant de
son professeur de danse. Ben Hawksmoor lui avait montré une certaine
gentillesse quelques jours plus tôt, l'avait embrassée sur un caprice et
elle était sur le point de se laisser séduire par ce charme étudié et
superficiel. Lily avait raison : elle courait autant de danger du fait de
ses stupides fantaisies que du fait du légendaire manque de scrupules
de Ben Hawksmoor.
Elle vit qu'il l'observait d'une façon directe, ses yeux noisette
brillants. C'était le regard le plus troublant que lui avait jamais adressé
un homme.
Son cœur sursauta dans sa poitrine. Pendant un moment, ses
prunelles ambrées soutinrent son regard noisette. Elle haussa le
menton. Elle savait qu'il l'avait déjà reconnue. Le domino et le masque
ne l'abusaient pas. Mais au moins, il ne connaissait pas son identité.
Tout ce qu'elle avait à faire était de s'échapper...
— Eh bien, Catherine, dit-il lentement, qui vous a appris à jouer
ainsi aux jeux de hasard ?
— Qui s'en soucie?
Paris haussa les épaules d'un air grincheux, se libérant de Ben. Elle
tendit la main vers le sac d'or.
— Je vais prendre la dette et vous pourrez rentrer chez vous,
dit-elle en décochant à Catherine un regard qui n'avait rien d'amical.
— Je pensais vous avoir entendu dire que vous annuleriez
la dette si Catherine gagnait, Paris, intervint doucement Ben.
Il y avait une trace de rire dans ses yeux.
Paris darda sur lui des yeux qui n'évoquaient pas ceux d'une amante.
— En effet, dit-elle d'un ton suave.
Elle bâilla.
— Cette compagnie me donne la migraine. Excusez-moi.
Elle se leva gracieusement et alla à l'autre bout de la salle, où elle
s'assit à une table de faro.
Catherine regarda Ben. Il n'avait pas fait un geste pour suivre Paris et
maintenant il s'appuyait au dossier de la chaise, son regard allant
pensivement du sac de guinées au visage de Catherine. Il sourit d'un
air de défi.
— Une autre partie ? suggéra-t-il d'une voix douce.
Ses paroles firent courir des frissons dans le dos de
Catherine. Pendant un long, long moment, elle soutint son regard. Il y
avait dans ses yeux brillants une intensité troublante qui lui coupa le
souffle. Quelque chose de presque douloureux se contracta en elle.
Ses lèvres s'entrouvrirent et elle vit ses yeux se poser sur sa bouche
avec une expression dangereusement sensuelle qui fit surgir en elle
des souvenirs vivaces.
Le temps sembla se ralentir, s'arrêter, attendre éternellement.
Elle s'éclaircit la gorge.
— Je ne pense pas, répondit-elle d'une voix altérée. Vous m'avez
dit que vous ne perdez jamais.
Des plis se dessinèrent autour des yeux de Ben tandis qu'il souriait.
— En effet. Comme c'est insouciant de ma part de dilapider mes
avantages.
Il tournait le cornet à dés entre ses doigts.
— Nous ne sommes pas obligés de jouer pour de l'argent, ajouta-t-il
avec une insistance soyeuse qui rendit ce qu'il voulait dire aussi clair
que du cristal.
Le choc tira une exclamation étouffée à Catherine. Soudain, elle fut
heureuse d'être cachée sous son masque, car la couleur s'était retirée de
son visage et revenait en une vague brûlante. Son cœur tambourinait
dans sa poitrine.
Elle avait bel et bien la preuve de ce qu'elle avait suspecté tout du
long. Il avait conclu qu'elle était la maîtresse de Withers, il l'avait vue
en compagnie de Lily, et il pensait donc qu'elle était une courtisane qui
pourrait être prête à lui accorder ses faveurs pour une nuit.
Il voulait la séduire.
Naturellement.
Tout ce qu'il cherchait était une petite aventure avec une jolie fille
facile. Peut-être que Lily avait raison, et que son arrangement avec
Paris était purement pratique. Quel que soit le cas, elle avait été ridicule
d'entretenir l'idée saugrenue qu'elle pouvait lui faire confiance.
— Je ne pense pas vous comprendre, milord, dit-elle froidement.
Elle se leva. Il ne bougea pas. Il l'observait toujours, un léger sourire
flottant au coin des lèvres.
— Oh, mais si, vous me comprenez, rétorqua-t-il. Vous m'avez
compris dès le début, Catherine. Vous savez ce que je veux et j'oserais
jurer que vous le voulez aussi.
Le sol bougea comme du sable mouvant sous les pieds de Catherine.
Elle se sentait piégée. Elle avait envie de le détromper et de lui dire qui
elle était vraiment. Mais être venue dans un tripot, alors qu'elle était
une débutante, reviendrait à ruiner sa réputation. Les répercussions
pour elle-même et pour Maggie, si la vérité venait à être connue,
n'étaient pas à envisager.
Elle serait perdue, son père aurait vent de la prodigalité de Maggie et
la répudierait. Ce serait intolérable, encore plus intolérable que les
choses ne l'étaient déjà dans la famille Fenton...
Catherine déglutit péniblement. Elle devait garder son nom secret, et
du coup elle était coincée dans une identité dangereuse dont elle ne
voulait pas. La seule chose qu'elle pouvait faire était de s'enfuir.
Elle saisit le sac de pièces et fut heureuse de voir que, malgré son
trouble, sa main était ferme.
— Excusez-moi, milord, dit-elle. Je dois m'en aller. Il le faut
vraiment.
Ce n'était pas une vraie réponse, mais Ben ne la défia pas. Il se
contenta de l'observer avec cette lueur de spéculation et d'interrogation
dans les yeux. Catherine savait qu'il était prêt à attendre. Cette
patience, ce calcul étaient ce qui faisait de lui un joueur aussi expert,
alors qu'elle comprenait à peine le jeu auquel il se livrait.
— Je vais vous escorter à votre voiture, murmura-t-il.
Il lui prit le bras et le contact de ses doigts sembla la marquer au fer
rouge à travers la fine soie du domino.
— Ce n'est pas utile...
— J'insiste.
La pièce parut être à Catherine un brouillard confus de couleurs et
de lumières aveuglantes tandis qu'ils se dirigeaient vers la porte. Elle
n'était consciente de rien d'autre que de la main de Ben posée sur son
bras, de sa chaleur et de sa force. Lorsqu'ils émergèrent dans le
vestibule, puis descendirent les marches recouvertes d'un tapis qui
menaient à la porte d'entrée, elle frissonna quand l'air froid et brumeux
de la nuit l'enveloppa. Et elle eut une terrible surprise.
Le fiacre était parti.
Catherine s'arrêta net. Un moment, elle ne put en croire ses yeux.
Les domestiques n'étaient sûrement pas partis en
îa laissant? Maggie avait-elle contredit ses ordres d'attendre et
demandé au cocher de les ramener à la maison ?
Elle descendit en courant les marches du perron, scrutant la nuit.
Aucune lumière rassurante ne brillait dans le brouillard. Elle était
complètement seule.
Elle se retourna. Ben Hawksmoor se tenait sur les marches derrière
elle, les bras croisés, un sourcil levé en une interrogation amusée.
— Oh ! mon Dieu, dit-elle.
Il rit et se tourna vers le portier, qui observait la scène avec un intérêt
mal dissimulé.
— Faites venir ma voiture, je vous prie.
Il sourit à Catherine.
— Je suis très heureux de vous offrir de vous raccompagner.
Catherine lui jeta un regard acéré. Elle savait qu'elle ne pouvait
accepter son offre. Le sentiment de panique logé au creux de son
estomac l'avertissait qu'être seule dans un espace fermé avec lui—un
espace obscur et confiné—serait plus qu'irresponsable et relèverait de
la témérité.
— Vous êtes fort aimable, répondit-elle poliment, mais je
détesterais vous enlever à vos engagements de la soirée.
Ben haussa les épaules.
— Il n'y a rien qui ne puisse attendre.
— Mais lady Paris...
— Elle est parfaitement capable de rentrer seule. Je suis
davantage préoccupé par vous.
Catherine vit le portier sourire d'un air entendu.
— Je vais prendre un fiacre, dit-elle.
Elle s'adressa au domestique.
— Si vous voulez avoir la bonté d'en appeler un.
L'homme consulta Ben du regard pour avoir sa confirmation, ce qui
rendit Catherine furieuse.
— Si la dame le souhaite, répondit-il avec un sourire malicieux.
— Merci, riposta-t-elle, mais je n'ai pas besoin de votre
permission !
— Bien sûr que non.
Il s'était rapproché d'elle et, dans le froid de la nuit, il semblait
dégager une chaleur qui donnait envie à Catherine de s'approcher
encore plus près. Elle noua ses bras autour d'elle pour se protéger et
resta immobile.
— Toutefois, il serait plus sûr de faire le trajet avec moi,
ajouta-t-il à mi-voix.
Elle haussa les sourcils d'un air sarcastique.
— Croyez-vous?
Les lèvres de Ben esquissèrent un sourire.
— Les nuits comme celles-ci font sortir les individus les plus
dangereux de la société.
D'un regard appuyé, Catherine le jaugea de haut en bas.
— En effet.
Il soupira.
— J'essaie seulement de vous prévenir qu'une femme voyageant
seule risque d'être attaquée.
Catherine le regarda. Elle savait qu'il avait raison. Il y avait eu une
série d'attaques dans les rues dernièrement, les gens étant tirés de leur
voiture et volés, et prendre un fiacre seule était très téméraire—en
particulier alors qu'elle avait sur elle un sac de guinées et ne possédait
pas de pistolet pour se protéger.
— J'apprécie votre offre, répondit-elle prudemment, mais je ne
serais pas sage de l'accepter.
Ben lui décocha un sourire dévastateur.
— Je comprends vos scrupules, madame, mais si vous voulez je
peux promettre de me conduire en gentleman.
— Vraiment?
Il s'inclina, un rire dans les yeux.
— Si tel est votre désir.
Il y avait une note sèche dans sa voix, comme s'il défiait déjà sa
sincérité.
Catherine frissonna et détourna son visage de lui, consciente que son
expression en révélait trop. Elle savait qu'une partie d'elle-même ne
souhaitait pas qu'il se conduise honorablement. Il y avait dans son sang
une chaleur brûlante qui lui rappelait combien il avait été tentant, et
séduisant, d'être tenue dans ses bras. Elle savait exactement combien il
était dangereux et pourtant elle devait lutter contre cette périlleuse
attirance.
— Je ne peux pas vous faire confiance, dit-elle. Vous jouissez
d'une réputation qui me met en danger.
Il inclina la tête.
— Vous ne risquerez absolument rien. Je vous assure que quoi que
l'on dise de moi, je ne manque pas de correction au point de séduire par
la force toute femme qui croise mon chemin. D'ailleurs, cela n'a jamais
été nécessaire.
Catherine ne put réprimer un léger sourire.
— Je vous ai déjà dit que vous avez une très haute opinion de
vous-même. Phénoménale, même.
— C'est exact.
Il n'ajouta rien pour tenter de la persuader et elle soupira.
Pouvait-elle vraiment se fier à lui ? Ce serait extrêmement imprudent
de sa part, mais elle ne cessait de se remémorer la gentillesse qu'il lui
avait montrée à Newgate et se dit qu'il tiendrait peut-être parole. En
outre, quelle était l'alternative ? Avoir un couteau sous la gorge, être
volée, violentée, frappée dans les rues ?
— Bon, eh bien, dit-elle un peu gauchement, en dépit de tous ses
efforts pour paraître détachée, j'accepte votre proposition avec
gratitude, lord Hawksmoor.
La voiture arriva, d'un noir brillant, attelée de deux
chevaux fringants. Catherine la contempla d'un air dubitatif. Le
cocher semblait à peine contrôler l'attelage, qui était effarouché par
les ombres.
— Où allons-nous ? demanda Ben, et Catherine se rappela avec
soulagement qu'il ne connaissait pas son adresse.
Il avait pu la reconnaître sous son masque, mais il ignorait toujours sa
véritable identité. Elle devait laisser les choses en l'état.
— Millman Street, je vous prie, répondit-elle vivement.
C'était seulement à deux pas de chez elle, mais cela permettrait de
préserver son anonymat.
— Je pense que les chevaux n'aiment pas ce brouillard, dit-elle
alors que Ben l'aidait à monter dans le coupé qui se balançait d'une
façon précaire. J'espère qu'ils ne nous renverseront pas. Les
avez-vous choisis vous-même, milord?
— Oui.
Ben s'installa face à elle.
— La voiture aussi ?
Elle ne distinguait pas grand-chose de l'habitacle, mais il lui paraissait
d'une opulence décadente. Elle s'enfonça si profondément dans les
coussins qu'elle eut l'impression de sombrer dans un matelas de
plumes.
— Oui.
— Ils sont tels que je m'y serais attendue.
Le coupé démarra dans un sursaut et Catherine fut presque projetée
sur les genoux de Ben. Il l'aida à se redresser—et ôta sa main de son
bras tout de suite après.
— Et à quoi vous attendiez-vous ? s'enquit-il.
— A quelque chose de très ostentatoire.
— Tout pour la façade et aucune profondeur?
Il semblait amusé plus qu'offensé par sa franchise.
— Eh bien...
Catherine n'avait pas eu l'intention de se montrer aussi directe. Les
rideaux des portières étaient tirés et l'obscurité avait un côté intime.
Cela la rendait hardie. C'était étrange, mais elle avait l'impression de
pouvoir dire tout ce qu'elle voulait à Ben Hawksmoor. Elle lutta
contre l'impulsion de se montrer trop ouverte.
— Vous voulez donner une impression de richesse, pour-
suivit-elle lentement, et vous ne le faites pas discrètement.
— Vous me trouvez flamboyant ?
— Je pense que vous voulez que les gens vous voient ainsi,
répondit-elle. Que ce soit vrai est une autre histoire.
Elle le vit sourire dans la pénombre.
— Pourquoi agirais-je ainsi ?
Catherine songea aux portraits à un penny, aux journaux, aux ragots
et au scandale qui l'entourait.
— Je suppose que vous en tirez profit, milord.
— Vous avez raison. On doit donner l'impression d'être riche pour
générer encore plus d'argent.
— Mais vous n'êtes pas ostentatoire dans votre façon de vous
vêtir.
Il rit.
— Vous trouvez que je m'habille bien ?
Elle songea à son apparence dans son élégante tenue de soirée.
— Ce soir, je pense que vous vous êtes habillé délibérément pour
mettre lady Paris en valeur.
— Vous voyez beaucoup de choses.
— Cela a marché, dit-elle.
Elle éprouva une curieuse sensation de colère et cela la rendit
perplexe. Elle ne comprenait pas tout à fait ce sentiment, mais c'était
en partie de la jalousie et avait aussi quelque chose à voir avec le
parfait contrepoint qu'il avait offert à sa maîtresse.
Tout pour la façade et aucune profondeur,..
— Vous allez très bien ensemble, déclara-t-elle d'un ton plat.
Il rit encore.
— Merci.
Catherine se souvint de ce que Lily lui avait dit.
— N'est-ce qu'une fiction, aussi ?
Il marqua une pause avant de répondre.
— Vous voulez discuter de ma maîtresse avec moi ?
L'amusement qui perçait dans sa voix rendit Catherine
brûlante d'embarras et d'agacement devant sa propre maladresse.
— Non, répondit-elle d'un ton sec. J'ignore pourquoi j'ai posé la
question.
— Vous l'avez posée parce que vous aviez envie de connaître la
réponse, dit Ben. Vous vouliez savoir si Paris est réellement ma
maîtresse.
L'obscurité était emplie de tension. Cela prit Catherine à la gorge et la
fit taire. Elle sentait son cœur battre fortement et son sang lui brûler
les veines.
— N'est-ce pas ? demanda-t-il doucement.
— Je... Non ! Pas du tout, se défendit-elle. Cela ne me regarde
pas.
Son esprit fourmillait de pensées. Comment s'était-elle égarée sur un
terrain aussi traître ?
— Cela pourrait vous regarder si vous le vouliez.
Le silence était brûlant.
— Je ne le souhaite pas, affirma-t-elle d'une voix légèrement
altérée. Ne demandez pas cela de moi, milord.
Elle l'entendit soupirer.
— Il semble que vous soyez déterminée à être convenable, ma
douce. Et bien que je vous aie promis d'être la correction même, je me
prends à avoir envie de vous faire changer d'avis. Que pourrais-je
faire pour vous convaincre? Vous embrasser comme l'autre jour dans
Oxford Street?
Catherine déglutit,
— Mais ce n'était que pour le spectacle, n'est-ce pas, milord ?
Comme c'est toujours le cas avec vous ?
Il y eut une longue pause et elle s'avisa que c'était probablement la
chose la plus provocante qu'elle aurait pu dire. Elle se fustigea de sa
candeur.
— Je... je ne voulais pas dire...
Elle s'arrêta.
— Je n'avais pas l'intention...
— Je sais.
La voix de Ben était très calme.
— Vous ne badinez pas, n'est-ce pas, Catherine, malgré ce que
vous avez dit le jour où nous nous sommes rencontrés.
— C'était une erreur, dit-elle, se rappelant sa stupide impulsion de
confondre Algernon Withers.
— A cause de Withers ?
— Entre autres choses.
— Oubliez-le.
Le ton de Ben se durcit.
— Ici et maintenant, Catherine, il n'y a rien que nous deux.
Le souffle de Catherine se coinça dans sa gorge quand il se pencha
vers elle et se mit à dénouer les rubans de son masque. Elle sentait ses
doigts dans ses cheveux. Cette sensation la fit se figer et garder le
silence. Ses mains étaient douces, leur toucher si léger qu'elle le
percevait à peine. Pourtant, cela fit chanter son sang dans ses veines.
Elle leva une main pour protester, mais il la saisit et la ramena sur son
côté. Dans la lumière tamisée, elle vit qu'il avait une expression calme
et sérieuse. Cela lui fit voleter l'estomac.
Le masque tomba et elle voulut l'attraper, mais il le lui enleva.
— Oh, non ! Quelqu'un pourrait me voir, s'exclama- t-elle.
Il lui toucha la joue de ses doigts, tournant son visage vers la partie
la plus éclairée de l'habitacle.
— Vous avez donc une réputation à perdre, Catherine ? Vous me
surprenez.
Oui, elle avait une réputation à perdre. Elle fut choquée de se rendre
compte qu'elle l'avait presque oublié.
— Je dois être prudente, dit-elle.
— A cause de Withers, encore. Je comprends votre situation...
— J'en doute, coupa-t-elle avec sincérité.
— Je comprends ce que c'est que d'être obligé de faire quelque
chose qui vous rend malheureux parce que vous n'avez pas le choix.
Il y avait de l'amertume dans sa voix et cela prit Catherine par
surprise. Elle tourna la tête pour le regarder. Un rayon de lumière
venant des réverbères, au-dehors, faisait briller dans ses yeux une
expression si distante qu'elle eut envie de tendre la main vers lui.
C'était comme à Newgate, quand elle avait contemplé son visage et
vu toute sa colère et sa souffrance, et eu envie de le serrer dans ses bras
pour atténuer sa blessure. Sa stupide impulsion de se porter au secours
des autres, toujours...
— Je suis désolée, dit-elle.
Elle l'entendit jurer à mi-voix, et alors elle se retrouva dans ses bras.
Sa bouche toucha la sienne doucement, au début, puis avec une
intention délibérée. C'était le premier vrai baiser de Catherine, si
différent de ce bref contact dans la rue et néanmoins aussi
dangereusement séduisant.
L'étrangeté de la sensation était tout ce à quoi elle pouvait penser
pour l'instant. Sentir ses lèvres sur les siennes avait quelque chose de
non familier et de nouveau, mais ce n'était pas du tout désagréable.
C'était chaud, doux et insistant. Instinctivement, elle se rapprocha un
peu de lui.
— Catherine...
La bouche de Ben quitta la sienne. Sa voix était rauque et quand
Catherine l'entendit, son esprit prit le dessus sur son corps et le choc
explosa dans sa tête.
C'était Ben Hawksmoor et il l'embrassait.
Son cerveau s'emballa à cette seule pensée, puis elle oublia de
réfléchir rationnellement, oublia tout quand sa langue écarta ses lèvres
et qu'un plaisir profond l'envahit, d'autant plus surprenant qu'il avait un
côté sauvage et défendu.
Ben bougea légèrement pour l'attirer encore plus contre lui. Sa
langue se mêla à la sienne et elle eut l'impression de tomber, puis elle
se retrouva allongée sur les coussins moelleux de la banquette, clouée
par son corps masculin, tandis que le baiser se faisait encore plus
profond et plus intime.
Il la tint là, serrée contre lui, et l'embrassa un long moment pendant
que la voiture roulait dans les rues emplies de brouillard, et que le bruit
des roues sur les pavés disparaissait sous les sensations exquises qui la
retenaient captive.
Quand Ben la lâcha enfin, Catherine se sentit terriblement
désorientée, sans avoir la moindre idée du temps qui avait passé. Elle
sentit son poids sur elle s'alléger, sentit ses lèvres caresser le coin de sa
bouche et glisser très légèrement sur sa joue, et alors elle se retrouva
libre ; libre, hors d'haleine et complètement perdue.
Pendant un moment elle resta immobile, choquée et subjuguée. Puis
le mouvement monotone des roues résonna de nouveau dans sa tête et
elle ouvrit les yeux pour regarder Ben. Il y avait sur son visage une
expression dure et brûlante qui l'effraya à moitié et l'excita tout autant.
— Je vous ai fait une promesse, dit-il d'une voix enrouée, et j'ai été
à deux doigts de manquer à ma parole. Vous tenteriez un saint,
Catherine, et je suis loin d'en être un.
Le coupé s'arrêta abruptement, et il écarta le rideau.
— Nous sommes dans Millman Street, dit-il, la voix encore un
peu altérée. Je suis certain que ce n'est pas votre destination exacte,
mais je doute de pouvoir vous persuader de révéler votre véritable
adresse, pas plus que je ne peux vous convaincre de me révéler votre
identité.
Catherine prit les plis de son domino dans une main qui tremblait.
— Je ne peux vous donner ni l'une ni l'autre, dit-elle. Bonne nuit,
milord.
Elle fut surprise qu'il ouvre la portière lui-même et saute dans la rue
pour l'aider à descendre. Ses mains étaient fermes et dures sur sa taille
lorsqu'il la déposa à terre et pendant un moment il resta là, la tenant.
Puis il fit un pas en arrière, porta sa main gantée à ses lèvres d'un geste
galant et le cœur de Catherine en fondit presque.
— Bonne nuit, Catherine.
Dans le vestibule de Guilford Street, l'expression tendue d'Alice se fit
soulagée lorsqu'elle vit arriver Catherine.
— J'ai renvoyé le fiacre pour aller vous chercher, miss, dit-elle. Je
l'ai renvoyé tout de suite. Madame était malade. Nous avons dû la
ramener à la maison...
— Aucune importance.
Catherine se sentait épuisée, brusquement.
— Lady Fenton dort-elle?
— Oui, miss. Une des soubrettes est à son chevet.
— Et mon père? Alice pinça les
lèvres.
— Il ne rentrera pas cette nuit, miss Catherine. Catherine hocha la
tête. En bâillant, elle alla au cabinet
de travail de son père et replaça le sac de guinées dans le tiroir du
bureau. Maggie était en sécurité pour l'instant et elle-même était
rentrée sans dommages. Sauf qu'elle ne se sentirait plus jamais la
même.
Elle pressa les doigts sur ses lèvres. Son premier baiser.
Ben la prenait pour une courtisane, et pourtant il l'avait traitée avec
tendresse. Et elle, petite folle qu'elle était, était à moitié amoureuse de
lui à cause de sa gentillesse — et à cause de ce moment où elle l'avait
regardé dans les yeux et avait vu sa solitude.
Elle avait eu envie de tendre la main vers lui et d'alléger son
isolement. C'était ce qu'elle avait fait toute sa vie avec Maggie, et Lily,
et tous ceux qu'elle aimait. Et le savoir la terrifiait, car elle savait qu'à
sa façon elle était également seule, et c'était pourquoi Ben lui paraissait
si semblable à elle. Une âme sœur.
Alice s'empressa d'entrer et de lui mettre une tasse de chocolat
chaud entre les mains. Elle but avec avidité, s'ap- prochant du feu pour
essayer de calmer ses tremblements.
La vérité pure et simple était qu'elle n'appartenait pas au monde de
Ben Hawksmoor et qu'elle ferait mieux de s'en souvenir. Elle était
peut-être une mutante, prise entre le monde du commerce et celui de la
haute société, mais la riche décadence qui entourait le régent était une
autre affaire. Elle ne la comprenait pas et cette atmosphère dissolue
pourrait la perdre.
La chaleur du feu commençait à dissiper ses frissons et le chocolat
chaud l'apaisait, lui donnant sommeil. Mais une chose la tourmentait.
Comment rendre la miniature de Maggie à Ben Hawksmoor sans qu'il
le sache ou puisse remonter jusqu'à elle ?
Une fois que ce serait fait, cette situation embrouillée serait réglée.
Elle la rapporterait dès qu'elle le pourrait. Elle désirait farouchement
être débarrassée du portrait, débarrassée de toute cette histoire et du
besoin de mentir à Ben sur son identité. Lorsqu'elle serait redevenue
miss Catherine Fenton, débutante, elle ne le reverrait plus. Ce serait
mieux ainsi.
Elle posa la tasse vide sur le bureau, à côté du Times de sir Alfred.
Le journal était ouvert à la page quatre et un petit paragraphe tout en
bas attira son regard.
Lord Benjamin Hawksmoor a confirmé qu'il a fait intervenir les
policiers de Bow Street dans l'affaire de l'objet en argent volé chez lui
il y a plusieurs mois. Lord Hawksmoor offre une récompense de mille
livres pour toute information conduisant à l'arrestation du voleur.
Nous avons l'assurance que cette affaire sera bientôt réglée.
Le Times n'avait rien d'un journal à sensation, mais ces mots pleins
de fermeté glacèrent le cœur de Catherine. Elle reposa lentement le
journal.
Le filet se refermait sur Maggie. Elle devait agir.
8.
« Il vous est fortement conseillé de ne rien accepter d'un gentleman
; considérant combien ils se montrent souvent familiers, nous vous
recommandons avec insistance de décliner toute avance. »
Mme ELIZA SQUIRE.
De la bonne conduite des dames.
Le quartier de Saint-James n'était pas un endroit où une dame
devait marcher seule après minuit, et le bal donné par l'homme le plus
décrié de la haute société n'était pas le genre d'événement auquel une
débutante pouvait envisager d'assister.
Catherine s'arrêta devant la porte du numéro quarante-trois, sur la
place Saint-James, puis elle prit une grande inspiration et plongea dans
la mêlée pour pénétrer dans le vestibule.
Maintenant qu'elle était là, elle n'avait pas envie de poursuivre son
plan, mais s'attarder sur le seuil serait une invitation pour tous les
libertins du voisinage, et ils étaient nombreux.
La chaussée devant la maison était encombrée de voitures. Les gens
se bousculaient sur le trottoir, criant, agitant la main, pleins
d'excitation. La lumière de la maison se déversait dans la nuit emplie
de brouillard. Ben Hawksmoor donnait un bal en l'honneur du régent,
et tous ceux qui étaient quelqu'un dans le demi-monde y assistaient.
Catherine ne parvenait toujours pas à croire qu'elle s'était aventurée
dans la nuit et le brouillard de Londres, une dernière fois, afin de rendre
le portrait de Maggie. Il faisait froid. Les bruits et les odeurs de la ville
tourbillonnaient autour d'elle. Il y avait dans l'air un relent de fumée et
d'excitation. Londres donnait l'impression d'être nerveuse et agitée.
Elle ne dormait jamais. Et Catherine s'était sentie agitée et excitée
durant le trajet, aussi, ainsi que plus nerveuse qu'elle ne l'avait jamais
été dans sa vie.
— Personne ne doit savoir, avait dit Maggie en lui serrant la main si
fort que les diamants du cadre en argent étaient entrés dans la paume de
Catherine. Vous devez le rapporter en secret et personne ne doit jamais
se douter...
Depuis que Maggie avait confié la miniature aux soins de Catherine,
quelques jours plus tôt, elle semblait avoir tout oublié à ce sujet et
Catherine s'était retrouvée seule pour régler le problème. C'était bien
de Maggie, pensa-t-elle. Nul doute qu'elle avait oublié dans sa torpeur
provoquée par le laudanum, ou alors elle était sûre que sa belle-fille ne
la laisserait pas tomber et en tirait profit.
Catherine soupira. L'ennui, c'était que Maggie avait raison. Elle
savait qu'elle était trop gentille. Mais elle ne pouvait pas se refaire.
Dans le fiacre qui la conduisait à Saint-James, Catherine avait
sérieusement envisagé de jeter le misérable petit paquet au fond de la
Tamise, si la rivière n'avait pas été encore partiellement gelée. Elle
savait que maintenant que la chasse à la miniature était ouverte, elle ne
pouvait pas la vendre ni même la donner sans éveiller les soupçons.
Elle ne pouvait pas non plus impliquer quelqu'un d'autre dans l'affaire,
afin de préserver le secret de Maggie. Elle était piégée.
Cela faisait une semaine qu'elle avait rencontré Ben chez
Crockford's, et pas un jour n'avait passé sans qu'elle ne s'irrite du délai
pour se débarrasser du portrait. Elle n'avait pas eu une soirée de libre
pendant tout ce temps, car il y avait eu un bal, puis une soirée musicale,
puis une sortie au théâtre avec Withers. Ensuite, Maggie avait
apparemment recouvré ses esprits et avait voulu assister à des concerts.
Mais alors Catherine avait lu dans la Gazette de la Cour que le régent
assisterait à un bal masqué chez lord Hawksmoor le dix-sept, et elle en
avait éprouvé un énorme soulagement. C'était une façon de s'introduire
chez Ben et, dans la foule, elle aurait plus de chances d'échapper à son
attention.
Elle aurait juste besoin de rester un moment. Il ne se douterait jamais
de rien.
Derrière la porte se tenait un majordome vêtu de noir. Il avait l'air
impassible et incroyablement discret, comme si la découverte d'une
dame masquée et en domino sur le seuil de la maison était un
événement habituel, ce qui était probablement le cas à cette adresse.
— Je suis une amie de miss Lily St Clare, annonça Catherine, en
espérant que ses dents ne claquaient pas trop fort. Elle n'a pas pu venir
ce soir, mais a suggéré que je vienne à sa place.
Le domestique sourit discrètement.
— Bien sûr, madame. Par ici, je vous prie.
Il faisait chaud dans la maison, c'était une sensation luxueuse et
merveilleusement relaxante. L'air portait un parfum de fleurs et
résonnait du bruit des voix. Catherine suivit lentement le long couloir
qui menait à la salle de bal.
Ce n'était pas le genre d'événement où un majordome collet monté
annonçait les invités. Etre là incognito faisait partie de l'amusement.
Les pièces de réception étaient déjà bondées de gens qui buvaient,
bavardaient, badinaient, s'embrassaient et faisaient beaucoup,
beaucoup plus.
Deux hommes étaient enlacés intimement derrière un groupe de
statues. Catherine regarda et sentit son visage s'enflammer. Elle avait
l'impression d'avoir de plus en plus chaud tandis que les invités de Ben
Hawksmoor tournaient vers elle leurs visages masqués. Sous le
déguisement, leurs yeux la suivaient, avides et curieux, malicieux et
rusés. Ils chuchotaient à son sujet.
Quelqu'un tendit la main pour l'attirer, mais elle s'empressa de
passer, le cœur battant. Tout ceci était beaucoup, beaucoup plus
licencieux qu'elle l'avait imaginé. De fait, son imagination était limitée
et elle mesurait à présent combien elle connaissait peu et comprenait
peu la vie hors des confins de son monde de débutante.
Tout le monde n'avait pas choisi l'anonymat d'un masque. Catherine
fut stupéfaite de reconnaître une duchesse—qu'elle tenait pour
l'incarnation de la respectabilité—la robe rabattue sur sa taille pendant
que deux galants à la fois caressaient ses seins. Plusieurs gentlemen de
la haute société que Catherine avait toujours trouvés assez collet monté
s'adonnaient à des jeux bruyants avec des dames qui n'étaient
visiblement pas leurs femmes.
Catherine resserra son domino autour d'elle, déterminée à ne pas être
vue. Une fois qu'elle aurait éclairci le plan de la maison, elle pourrait
trouver la pièce que Maggie lui avait décrite et laisser la miniature là où
sa belle-mère l'avait prise.
Les portes de la salle de bal étaient ouvertes devant elle et elle jeta un
coup d'œil à l'intérieur.
Cela ne ressemblait à aucun bal qu'elle avait vu jusqu'à présent. Les
invités dansaient la valse, une danse que Catherine avait apprise chez
Almack's l'été précédent. Les chaperons la désapprouvaient et
chuchotaient qu'elle était inconvenante, mais Catherine n'avait rien vu
de déplacé dans les cercles lents et formels requis par la valse.
Jusqu'à maintenant.
A présent, elle voyait fort bien comment la valse pouvait être
considérée comme terriblement licencieuse et propice à l'abandon, car
dans la salle de bal de Ben Hawksmoor, les danseurs s'inclinaient et
tournoyaient dans les bras l'un de l'autre, poussant des cris de joie et
saisissant chaque opportunité amoureuse offerte par les figures.
Catherine se figea. Le prince régent — visiblement très ivre —
s'avançait en chancelant vers elle, en s'appuyant lourdement sur le bras
d'une dame très maquillée et dotée d'une poitrine volumineuse. Il leva
son lorgnon et reluqua Catherine en passant, jusqu'à ce que sa
compagne tire sur son bras d'un geste irrité pour se rappeler à son
attention. Puis il y eut un mouvement de foule et Catherine retint son
souffle, car Ben venait vers elle dans le couloir.
Manifestement, il ne s'était pas soucié de s'habiller pour son propre
bal, et parmi la splendeur ampoulée de ses invités ses vêtements sobres
attiraient plus le regard que n'importe quel déguisement. Ses culottes
moulaient si étroitement ses cuisses musclées que Catherine se sentit
envahie par une nouvelle bouffée de chaleur. Il portait des bottes qui
brillaient comme des miroirs. Il paraissait élégant et terriblement sûr de
lui.
Catherine se pressa contre le mur et fut profondément heureuse
quand d'autres personnes surgirent devant elle. Elle vit Ben se pencher
pour baiser la joue d'une dame en satin écarlate et lui murmurer
quelque chose à l'oreille. La courtisane s'accrocha à son bras, ses lèvres
s'incurvèrent en un sourire provocant et Catherine en eut un peu la
nausée.
Elle tourna la tête quand Ben passa devant elle et attendit que ses
invités et lui aient disparu dans la salle de bal. Puis elle saisit un
moment où elle était seule pour se glisser en toute hâte vers le bas de
l'escalier. L'endroit était plus calme, maintenant, même si elle entendit
une porte se fermer dans le couloir et le rire voluptueux d'une femme,
interrompu assez abruptement. Nul doute que les invités de lord
Hawksmoor cherchaient l'intimité des autres pièces pour se livrer à
quelques ébats privés, et il faudrait qu'elle ait quitté la maison avant
que la soirée ne devienne encore plus dévergondée.
Se tenant au bas de l'escalier, elle regarda vers le haut. Le palier et
l'étage supérieur étaient noyés d'ombre. Maggie s'était montrée
terriblement vague dans ses explications, comme elle l'était dans la
plupart des choses.
« Monter l'escalier... La deuxième porte à gauche... Non, était-ce à
droite ? C'était la pièce avec les sculptures de verre de M. Vane—de si
jolies choses, Catherine, des animaux et des fleurs de verre, si
délicats... Quoi qu'il en soit, la miniature était posée sur l'étagère de la
chambre contiguë... Vous trouverez assez facilement... »
Catherine dénoua son masque et gravit les marches sur la pointe des
pieds, en espérant que le bois ne grincerait pas. Avancer rapidement sur
la pointe des pieds était beaucoup plus difficile qu'elle l'avait imaginé.
Son cœur tambourinait dans sa poitrine et elle sentait ses mains
trembler. Elle ne s'était jamais introduite en douce dans une maison
auparavant, encore moins dans une maison où avait lieu une orgie. Elle
ne pouvait recommander l'expérience à personne, sauf au plus endurci
des amateurs de frissons. C'était beaucoup trop éprouvant pour les
nerfs.
Elle voyait toujours le visage de Maggie devant elle et c'était la seule
chose qui la poussait à vouloir terminer cette folle mission. Sa
belle-mère avait paru perdue, bouleversée, déroutée, même, comme si
quelqu'un lui avait porté un coup sérieux.
« Personne ne doit savoir... », avait-elle dit, mais Catherine
suspectait que son père savait — qu'il savait que sa jeune femme l'avait
trompé avec Ned Clarencieux.
Agenouillée près de Maggie cette nuit-là, alors que les pas de sir
Alfred approchaient et que sa voix se faisait plus sonore, que sa
présence dans le couloir emplissait la pièce de peur, Catherine avait su
qu'elle devait aider sa belle-mère — où les choses iraient très mal dans
la famille Fenton et ne se redresseraient jamais. Pour le bien de John,
celui de Mirabelle, le sien, pour préserver le fragile équilibre qui les
gardait ensemble, elle n'avait pas le choix.
Le palier était clair et aéré, éclairé par une seule lampe et peint en
blanc, avec une gracieuse composition florale posée sur une table en
haut de l'escalier. Un tableau était accroché au mur, une scène du
fleuve au coucher du soleil dans des couleurs rouges et dorées.
Catherine se souvint que Maggie avait dit un jour que l'Académie
royale avait prêté un certain nombre de tableaux à Ben Hawksmoor.
Apparemment, ils l'avaient payé pour le privilège d'exposer les toiles
chez lui. Comme John Vane, pour montrer ses sculptures de verre, et
Jasper French pour faire admirer ses ravissantes œuvres en argent pour
lesquelles Maggie s'était prise d'un tel engouement. La délicate
miniature dans son cadre en argent—le portrait de son amant auquel sa
belle-mère n'avait pas pu résister—lui donnait l'impression de brûler
un trou dans son petit réticule.
Elle ouvrit la deuxième porte sur sa gauche et découvrit qu'elle se
trouvait dans un cabinet de travail. C'était une pièce très masculine,
avec un bureau recouvert de cuir, un fauteuil assorti et une profusion de
factures et de lettres dont certaines étaient tombées par terre. Ben
Hawksmoor ne semblait pas trop se soucier de payer ses dettes.
Aucune importance. Elle n'avait pas le temps de rester là et de
déplorer son extravagance. N'importe qui pouvait la découvrir à tout
moment.
Catherine traversa furtivement le couloir et ouvrit la deuxième porte
à droite. Cette fois, elle était dans un salon. Il y avait un canapé et des
fauteuils assortis, rayés comme la robe de bal d'une douairière, et
quelques jolies tables en merisier. Le tapis était épais sous ses
chaussures. Ben n'avait pas menti en lui disant que l'ostentation était
son but, quel qu'en soit le prix.
Elle tira la miniature de son réticule et la glissa dans un angle du
canapé, de telle sorte qu'un coin soit apparent. N'importe quelle
soubrette digne de ce nom l'apercevrait et en conclurait que le cadre en
argent était tombé de l'étagère et resté coincé là, sans être découvert
pendant des mois.
Catherine passa le revers de sa main sur son front moite. Elle avait
presque le tournis tant elle était soulagée. Maggie était sauvée et
personne ne saurait jamais rien, comme elle le souhaitait.
Alors qu'elle tournait la poignée et se faufilait sur le palier, elle
entendit des pas pressés dans l'escalier et une voix d'homme, grave et
teintée de colère.
— Débarrassez-vous de tout le monde, Price. Je n'ai pas envie de
distraire des invités ce soir. Ils sont tous si ivres qu'ils ne se rendront
même pas compte que vous les jetez à la rue.
Il y eut une pause.
— Oui, milord.
Le majordome paraissait tendu.
— Est-ce le messager qui vous a contrarié, milord? Quelque chose
ne va pas ?
— Rien.
Ben Hawksmoor était plus près, maintenant, et Catherine pensa qu'il
paraissait de fort méchante humeur.
— Débarrassez-vous juste d'eux, Price. Je serai en haut.
— Mais le prince régent, milord ! Je ne peux simplement le
chasser de la maison...
— Il peut aller à son club, coupa Ben. Ils peuvent tous y aller. Ils
peuvent aller au diable, en ce qui me concerne.
Catherine s'arrêta net. Elle avait mis trop longtemps, elle le savait.
Elle aurait dû être hors de la maison, à cette heure, en partie sans avoir
à donner d'explications. Et voilà que Ben sait là et qu'elle était piégée.
Elle pressa ses paumes moites sur le mur blanc et essaya de ne pas
céder à la panique.
Lord Hawksmoor tourna le coin du couloir. Il tenait à la main ce qui
semblait être une lettre et, tandis qu'elle regardait, il la froissa en une
boule et la jeta par terre. Il paraissait absolument furieux. Puis il leva la
main pour desserrer son écharpe, ouvrant le col de sa chemise.
Catherine se recula en étouffant une exclamation. Il y avait quelque
chose de sauvage dans ses yeux, la même violence contrôlée qu'elle
avait vue en lui le jour de la pendaison de Clarencieux.
C'était une question de secondes avant qu'il ne s'avise qu'elle était là.
L'esprit traqué de Catherine se demanda désespérément s'il valait
mieux s'avancer et se dévoiler—ou attendre et espérer contre tout
espoir qu'il ne la remarquerait pas. Et soudain, il fut trop tard. Ben la
vit, et s'arrêta net.
Il marqua une pause, tirant sur son écharpe immaculée. Un moment,
Catherine fut intriguée par l'expression de ses yeux, car il parut
réellement surpris, puis, fugacement, si furieux qu'elle en flancha
presque. Mais une seconde plus tard elle crut s'être trompée, car il lui
sourit, de ce sourire éclatant qui faisait toujours bondir son cœur de
peur et d'une excitation déplacée.
Il la regardait d'une manière différente du soir au cercle de jeu.
Alors, il y avait eu dans ses yeux de la spéculation autant que du désir.
Maintenant, semblait-il, il était sûr d'elle. Elle s'avisa soudain qu'en
venant chez lui elle avait confirmé son opinion qu'elle était une
courtisane. Il allait penser qu'elle avait cédé à la tentation, finalement,
et profité du bal pour l'approcher parce qu'elle voulait faire l'amour
avec lui. Selon toute probabilité, elle se tenait devant sa chambre à
coucher. Par sa présence, elle avait corroboré tout ce qu'il croyait d'elle.
Une intense chaleur submergea Catherine à cette pensée et
s'évanouit tout aussi vite, la laissant frissonnante. Comment se
sortir de cette situation, maintenant ? Elle avait l'impression
d'entendre un piège se refermer sur elle. Instinctivement, elle
regarda derrière elle. Le long couloir se terminait par un mur
aveugle. Il n'y avait qu'une seule issue — et Ben Hawksmoor la
bloquait.
Son regard nonchalant la parcourut de la tête aux pieds. Durs,
insolents et amusés, ses yeux noisette la firent rougir et trembler.
Elle savait qu'il avait toutes les raisons de penser ce qu'il pensait.
Elle avait badiné avec lui à Newgate par pure intrépidité, avait joué
le rôle d'une courtisane pour contrecarrer la possessivité de
Withers, qu'elle détestait. Il l'avait vue avec Lily et était allé au
lupanar pour la trouver. Même quand elle l'avait rencontré au cercle
de jeu, elle n'avait pas révélé sa véritable identité.
Comme tout cela s'avérait désastreux, soudain. Parce que
maintenant, le moment de rendre des comptes était arrivé.
— Bonsoir.
Un seul mot, et Catherine sentit ses genoux flageoler. Elle
s'appuya au mur pour se soutenir.
— Je ne m'attendais pas à vous voir ici, ajouta Ben. Ni à vous
rencontrer dans ces circonstances, Catherine.
De nouveau, il promena son regard appréciateur sur elle.
Il lui prit la main. L'impact sur les sens de Catherine augmenta
d'autant. Un frisson glacé la parcourut. Elle s'efforça de l'ignorer et
de se concentrer. La panique l'envahissait.
Cet homme la prenait pour une demi-mondaine. Elle devrait lui
dire la vérité sur-le-champ, avant que cette mascarade n'aille trop
loin. Mais comment pouvait-elle expliquer sa présence chez lui ? Si
elle abaissait son masque, le secret de Maggie serait révélé. Tout le
monde saurait qu'elle avait été la maîtresse de Clarencieux. Elle se
retrouverait divorcée, en disgrâce, détruite.
Ben se tenait tout près d'elle, maintenant, et elle était incapable de ne
pas le regarder.
Frayer avec un gentleman est désastreux pour la réputation d'une
jeune dame. Si vous allez voir un gentleman chez lui, vous récolterez
sans nul doute ce que vous méritez..
Se rappeler les mots d'un de ses manuels de bonne conduite n'était
pas particulièrement utile, pensa Catherine, au stade où elle en était.
Elle n'avait pas besoin d'un livre pour savoir qu'elle était vraiment dans
de très gros ennuis.
A ce moment-là, elle se rendit compte que Ben Hawksmoor n'était
pas seulement une menace pour elle parce qu'il était sophistiqué et
contrôlait la situation, ce qui n'était pas son cas. Il était dangereux pour
elle parce que, en dépit de tout ce qu'elle savait de lui et de tout ce
qu'elle avait vu, elle ne pouvait toujours pas se convaincre qu'il n'était
rien de plus qu'un vaurien sans moralité. Elle voulait croire qu'il valait
mieux que cela.
Néanmoins, elle savait que ce n'était pas le moment d'en discuter.
Elle devait trouver une excuse à peu près décente à sa présence chez
lui. Et ensuite, elle devrait s'enfuir.
Pouvait-elle continuer à jouer cette comédie ? Elle était la pire
actrice du monde. Dans les pièces qu'on jouait à l'école, à l'Académie
de miss Minsham à Bath, on lui donnait en général le rôle du souffleur,
parce que son jeu était encore plus raide que les décors.
Continuer à se faire passer pour une courtisane en vogue paraissait
impossible, et pourtant cela présentait quelques avantages. Elle vit
l'expression des yeux de Ben Hawksmoor et fut prise d'un léger vertige.
Il la prenait pour une femme de mauvaise vie. Il voulait le croire parce
qu'il la convoitait. Cela, elle le comprenait.
En bas, la musique s'était arrêtée et elle entendit des voix qui
protestaient bruyamment contre l'interruption abrupte du bal.
— Lord Hawksmoor est-il souffrant, Price? demanda une dame.
— Non, madame, répondit le majordome. Il est simplement
assommant, parce qu'il s'ennuie.
Cela déclencha un rire général. Catherine imagina les manchettes des
gazettes le lendemain : « Lord Hawksmoor annule son propre bal sur
un caprice, parce qu'il s'ennuyait. »
De toute façon, comme toujours, il s'en sortirait haut la main.
Les voix s'éteignirent, les ombres des invités s'éloignèrent. Ben n'avait
pas détaché les yeux de Catherine et le cœur de cette dernière se mit à
battre à longs coups violents.
— Eh bien, Catherine...
Il répétait son nom comme une caresse, et sa gorge s'assécha à son ton
de voix.
— Que faites-vous ici ?
— Je... je suis venue vous remercier pour le service que vous
m'avez rendu l'autre soir chez Crockford's, milord, répondit-elle
vivement.
C'était une piètre excuse, mais c'était tout ce qu'elle pouvait trouver
dans sa hâte.
— Si vous n'étiez pas venu à mon aide ce soir-là...
Elle s'interrompit en voyant une lueur amusée dans ses yeux.
— J'aurais fait beaucoup plus pour vous, Catherine, si vous l'aviez
permis.
La voix de Ben était lisse, ses yeux souriaient toujours. Ce qu'il
entendait par là était très clair, même pour quelqu'un à l'expérience
aussi limitée que Catherine. Il ne parlait pas de l'aider à monter dans la
voiture ou d'une autre action convenable d'un gentleman vis-à-vis
d'une débutante. Il voulait dire qu'il avait eu envie de lui faire l'amour.
Catherine ferma les yeux tandis que les implications de cette pensée
la frappaient de plein fouet et la faisaient se sentir faible. Puis elle les
rouvrit rapidement. Ses esprits la quittaient alors qu'elle en avait
besoin. C'était catastrophique.
— C'est ce que j'ai compris, milord, dit-elle. Mais je vous ai dit lors
de notre dernière rencontre que vous ne pouviez me tenter.
— Et pourtant, vous êtes venue ici ce soir, murmura- t-il.
— Comme je l'ai dit, je suis venue vous remercier.
Il hocha la tête, mais elle sut qu'il ne la croyait pas. Il pensait qu'ils
étaient engagés dans une sorte de jeu dont ils connaissaient tous les
deux les règles. Sauf qu'elle ne les connaissait pas.
— La plupart des gens enverraient un billet, reprit-il, au lieu
d'apparaître devant la porte de ma chambre.
Il s'approcha d'elle.
— Pouvons-nous mettre votre gratitude de côté, Catherine, et parler
de ce que nous voulons tous les deux ?
Le cœur de Catherine lui sembla bondir dans sa gorge. Elle crispa
les doigts sur son réticule. Ainsi, le jeu était terminé, maintenant, et il
avait décidé qu'il était temps de se montrer direct. Peut-être était-ce la
façon dont un gentleman se comportait avec sa maîtresse. Les jolis
mots et les déclarations d'amour étaient inutiles, parce qu'il s'agissait
d'une simple transaction d'affaires, en fin de compte.
Néanmoins, l'expression de ses yeux coupa presque le souffle à
Catherine. Elle ne parlait pas d'affaires. Elle était brûlante et intense et
parlait de désir. Elle suscita en Catheri ne une réaction qui lui fit
tourner la tête.
— Je...
Elle s'éclaircit la gorge.
— Ce n'est pas si simple...
Ben promena pensivement son pouce sur la paume de sa main et
cette caresse lui fit passer des frissons dans tout le corps.
— Il existe toujours un moyen d'obtenir ce que l'on veut, dit-il.
Est-ce une question d'argent ? C'est le cas, en général.
— Non!
L'exclamation échappa à Catherine avant qu'elle puisse la retenir. Elle
rougit et baissa les yeux.
— Inutile de paraître aussi indignée, ma douce, déclara Ben d'un
ton traînant. Cela ne peut être une question de sentiments — pas avec
Withers — et tout le monde a son prix. Alors, quel est le vôtre ?
Catherine commença à longer le couloir vers le haut de l'escalier. Il la
suivit, toujours amusé, avec un air de prédateur.
— Aimeriez-vous une voiture et deux chevaux ? suggéra- t-il. Un
bracelet de perles et de diamants ? Ou êtes-vous encore plus
ambitieuse?
Il la considéra avec attention et son regard scrutateur enflamma les
pommettes de Catherine.
— Oui, fit-il. Je pense que vous devez être chère. Une maison de
ville et un collier de diamants, au moins.
Catherine songea à tous les bijoux que sa mère lui avait laissés,
enfermés à la banque, et elle ne put réprimer un sourire.
— Une dame vous dirait qu'un collier de diamants doit être
accompagné de boucles d'oreilles assorties, dit-elle.
Elle secoua la tête.
— Mais non, milord. Je ne demande rien de tel.
Ben vit son sourire et haussa un sourcil.
— Alors, vous n'êtes pas commune.
Il tendit la main et saisit l'étoffe de son domino entre ses doigts.
C'était du velours rubis, très simple mais très coûteux.
— Peut-être avez-vous raison, dit-il lentement. Je pourrais vous dire
carrément que je ne peux me permettre un tel luxe, de toute façon.
Mais peut-être cela n'a-t-il pas d'importance. Peut-être êtes-vous
venue à moi pour autre chose ?
Il sourit.
— Une vengeance ? Ou pour le plaisir...
Le souffle de Catherine se coinça dans sa gorge. Ceci devenait très
dangereux. Une vengeance contre Withers... Elle voyait bien qu'il
pouvait le penser. Elle avait montré son dédain pour la possessivité de
son fiancé. C'était cet acte de défi et sa décision de badiner
témérairement avec Ben qui l'avaient mise dans cette situation
épineuse, pour commencer.
Quant au plaisir... Elle déglutit convulsivement. Elle ne savait que de
la façon la plus vague possible ce qu'il lui offrait, mais c'était suffisant
pour lui couper le souffle. Le souvenir de ses baisers lui embrumait
l'esprit, l'emplissant d une étrange aspiration. Etre tenue par lui, aimée
par lui... C'était presque irrésistible.
— Vous ne comprenez pas, dit-elle en s'écartant.
Il la laissa partir.
— Alors, expliquez-moi, demanda-t-il doucement.
Expliquer ? Elle ne le pouvait pas. Pas si elle voulait garder
le secret de Maggie. John, la petite Mirabelle... Leur avenir dépendait
d'elle, de sa faculté de garder la famille unie et à couvrir la tromperie
de sa belle-mère.
Ben jeta un coup d'œil par-dessus son épaule.
— C'est bien que mes invités soient partis, je préférerais vous
parler en privé, Catherine. Venez avec moi.
Il ouvrit la porte d'une pièce et l'attira à l'intérieur.
Le soulagement initial de Catherine, en constatant que ce n'était pas le
salon où elle avait caché la miniature, fut rapidement remplacé par le
choc quand elle se rendit compte que c'était une chambre. Elle se
trouvait dans la chambre de Ben Hawksmoor.
Sans l'avoir voulu, elle était dans un endroit que la moitié des femmes
de Londres aspiraient à connaître.
Son regard fasciné fut attiré par un immense lit à baldaquin recouvert
d'une courtepointe argent et bleu paon. Brusquement, elle se rappela
les paroles du prêtre qui officiait à la messe du dimanche pour les
élèves de miss Minsham.
« Descendre la pente est facile, mais il n'y a pas de retour en arrière. »
Le temps où elle était assise sur ce dur banc de bois, se tortillant à
cause de l'inconfort physique et moral, lui semblait si loin. Elle ne
comprenait pas vraiment de quoi le prêtre parlait, alors, mais elle
devinait que c'était de quelque chose de mal, qui avait à voir avec les
feux de l'enfer et la damnation éternelle. Mais elle comprenait, à
présent. Oh, oui ! elle comprenait parfaitement. Elle regrettait juste
que la damnation éternelle paraisse parfois si tentante...
Elle ferma les yeux, les rouvrit et chassa avec détermination la
tentation de son esprit.
— Nous ne pouvons parler ici !
Sa voix lui fit l'effet d'un couinement de chauve-souris et elle vit
l'amusement danser dans les yeux de Ben.
— Vous êtes nerveuse, ma douce ?
Il haussa ses larges épaules sous le fin tissu de sa chemise.
— Je vous jure que vous n'avez aucune raison de l'être.
En parlant, il faisait glisser le domino en velours de ses épaules.
— Oui, mais je...
Catherine s'humecta les lèvres. Elle était très mauvaise à ce jeu et il
était très bon, ce qui s'avérait une combinaison fatale.
— Inutile d'avoir peur.
Il désigna la table sur laquelle étaient posés deux verres en cristal qui
reflétaient la lumière, et une bouteille de vin rouge.
— Un verre de vin, peut-être ? Cela pourrait vous aider à décider ce
que vous voulez vraiment.
Un sourire coquin releva un coin de sa bouche. Il lui décocha un long
regard.
— Ceci doit être nouveau pour vous. Cela expliquerait bien des
choses.
Catherine prit une grande inspiration. Elle ne s'était jamais vue
taillée pour le rôle d'une catin auparavant, mais à présent elle pouvait
voir combien cela pourrait être facile avec un homme comme Ben
Hawksmoor. L'aspiration désespérée de Maggie à un peu d'excitation
dans un mariage sans amour n'était plus aussi incompréhensible. Il y
avait quelque chose de si séduisant dans le fait d'être désirée. Sa propre
vie dénuée d'affection lui faisait soudain l'effet d'un désert. Elle avait
été élevée pour réprouver tout ce que cet homme représentait, mais
l'attirance qu'elle ressentait était implacable.
Ben était assez près d'elle maintenant pour qu'elle pût sentir l'odeur
de sa peau et un léger parfum d'eau de Cologne citronnée. La tête lui
tourna. Un frisson glacé la parcourut, suivi par une chaleur qui lui brûla
le sang.
— Non... Pas de vin, merci, dit-elle.
Rien d'autre que la vérité ne conviendrait, maintenant.
— Je dois m'en aller. Je suis désolée, mais je crains d'avoir commis
une erreur. Je suis complètement dépassée par la situation.
Un sourire couvait au fond des yeux de Ben. C'était un sourire intime
et sensuel. Catherine trembla. Maudit soit cet homme et ses manières
charmeuses, dangereuses.
— Je vois, dit-il.
Il rit et se redressa. Puis il leva la main pour lui prendre le menton et
il releva son visage afin qu'elle le regarde dans les yeux. Son toucher
était doux.
— Je veux bien croire que vous l'êtes, convint-il, et il y avait une
sorte de surprise dans son ton.
Catherine s'éclaircit la gorge.
— La vérité est que je ne suis pas habituée à traiter avec des
hommes comme vous, dit-elle.
Les yeux de Ben dansèrent.
— Quelle sorte d'homme suis-je, à votre avis ?
— Vous êtes ce que mon institutrice aurait appelé un nuisible.
Vous êtes trop dangereux.
Il accepta la déclaration avec une inclinaison de la tête.
— Mais cela vous plaît, n'est-ce pas, Catherine? C'est ce qui vous
attire en moi. Vous ne pouvez pas être ici pour marchander vos
faveurs contre mon argent, puisque je n'en ai pas. Alors...
Il s'arrêta.
— Vous devez convoiter le danger que je représente.
La véracité choquante de ses paroles frappa Catherine et
la rendit silencieuse un moment. Il ne connaissait pas la vraie raison
de sa visite, naturellement — il ne fallait pas qu'il la connaisse, jamais
—, néanmoins il y avait beaucoup plus qu'un grain de vérité dans ce
qu'il disait. Elle s'était toujours crue une jeune fille raisonnable, mais
la contradiction résidait dans ses réactions à son contact. Elle avait
envie de lui avec un besoin qui n'était ni raisonnable ni respectable. Et
ici, dans sa chambre, elle commençait à craindre que les conventions
ne puissent pas dominer ses désirs.
Tandis qu'elle hésitait, Ben lui saisit le poignet. Ce geste la prit par
surprise. Il posa la paume de sa main libre sur son torse et elle put
sentir sa chaleur à travers la toile de sa chemise. Puis il leva les doigts
pour lui toucher la joue, écartant des mèches de ses beaux cheveux
châtains, s'attardant sur les boucles aussi douces que des plumes.
— Je comprends que vous réfléchissiez à deux fois à ce que nous
faisons, dit-il d'une voix légèrement enrouée. Je ne vous presserai pas.
— Oui, répondit-elle.
Elle déglutit.
— Je veux dire, non.
Elle n'en était plus à réfléchir à deux, trois ou même quatre fois,
maintenant.
— Si vous avez changé d'avis, murmura Ben, je devrai vous laisser
partir. Ce serait dommage, mais comme je vous l'ai dit, je ne
m'imposerais jamais à vous.
Le soulagement initial de Catherine s'évanouit quand il courba la tête
et posa sa bouche sur la sienne. Elle se raidit, surprise, mais ne résista
pas. Le souvenir de son baiser dans la voiture l'habitait, maintenant,
mêlé aux nouvelles sensations suscitées par le contact de ses lèvres.
Elle pensa qu'elle devrait s'écarter, mais elle ne le fit pas. Ben grogna
et pressa sa bouche sur la sienne, avidement, en cherchant la meilleure
manière de les satisfaire. Le plaisir envahit Catherine jusqu'au bout de
ses doigts de pied et remonta à travers tout son corps, et elle se sentit
faible d'excitation. Puis ce fut fini, et Ben se recula.
— Si nous nous rencontrons de nouveau, je ne vous laisserai pas
partir, dit-il, la voix rauque. Je ne le veux pas.
Il désigna la porte.
— Saisissez votre chance, Catherine, avant que nous laissions ceci
aller trop loin.
— Nous ne nous reverrons pas, déclara-t-elle.
Sa voix était aussi ténue qu'un fil. Le portrait était rendu, le secret
gardé. Elle allait partir. C'était terminé.
Elle sentit ses mains glisser le long de ses bras, de l'épaule au coude, et
elle s'efforça de ne pas trembler. Elle n'y parvint pas. Elle se sentait
frissonner et elle savait qu'il le sentait aussi.
— Alors, dit-il contre sa bouche, si je ne dois jamais vous revoir, il
faut que je vous embrasse une dernière fois. Je me demanderai toujours
ce qui aurait pu être.
Catherine se haussa pour rencontrer ses lèvres. Elle fut perdue dès
qu'elles se touchèrent, perdue et à la dérive, le feu glacé du plaisir
brûlant dans ses veines. Cette fois, elle entrouvrit instinctivement la
bouche et la langue de Ben toucha la sienne, lentement, la caressant
profondément. Il glissa une main dans ses cheveux, lui relevant la tête
pour pouvoir prendre tout ce qu'il voulait, pillant la douceur de sa
bouche. Elle retint une exclamation et il en profita pour approfondir
encore plus le baiser.
— Etes-vous sûre de ne pas vouloir rester, finalement? demanda-t-il
doucement, en la relâchant.
Elle s'écarta de lui. Elle vit l'éclat dur et brillant du désir dans ses
yeux. Elle se sentait brûlante, faible et creuse sous la force de ses
aspirations. Elle était atterrée que Ben Hawksmoor pût lui faire cela,
alors qu'elle ne le connaissait pas vraiment, et pourtant elle avait envie
de sentir ses mains sur son corps. Elle le désirait plus que toute autre
chose au monde. Et même s'il ne fit pas un geste vers elle, il garda les
yeux rivés sur son visage et elle perçut la puissante attirance du désir
entre eux, avec une force presque irrésistible.
Une seconde, Catherine entrevit un monde différent, le monde que
Maggie connaissait, plein d'excitation sensuelle. Il vibrait de couleurs
et scintillait de tentations. Elle avait vingt et un ans et sa vie était
dénuée de chaleur et d'amour depuis son enfance. Elle était fiancée à un
homme qu'elle détestait, tenue par le devoir à un mariage auquel elle ne
supportait pas de penser. Mais elle s'obligea à y penser, en cet instant;
elle s'obligea à se concentrer sur tous les lendemains vides qui
s'étendaient devant elle en une infinité froide comme la glace.
Cela lui contracta le cœur de solitude.
Elle pouvait s'éloigner de Ben Hawksmoor maintenant. Elle savait
qu'il la laisserait partir. Et si elle le faisait, elle pourrait passer le
lendemain et tous ces jours vides qui l'attendaient à se rappeler le bon
sens dont elle avait fait preuve et à essayer de chasser sa solitude.
Comme Ben, elle se demanderait toujours ce qui aurait pu arriver. Elle
regretterait toujours d'avoir eu peur de le découvrir.
Elle avait atteint un point où elle aspirait à quelque chose de
différent. C'était le moment et c'était l'homme qui convenait.
Elle regarda Ben, vit le désir à nu dans ses yeux et sentit la peur et la
nostalgie exploser en elle. Il attendait, sans bouger. Il semblait que le
moment s'étirât entre eux à l'infini, si lourd de signification qu'il ne
faisait rien pour l'influencer dans un sens ou dans l'autre. Sauf qu'il
l'avait déjà fait.
Elle le voulait désespérément.
Elle ferma les yeux une seconde, tendit une main vers lui, et quand
elle sentit qu'il la prenait elle faillit défaillir de soulagement.
Il ne se jeta pas sur elle comme elle avait pensé qu'il pourrait le faire,
mais il l'attira doucement à lui, dans ses bras, et pendant un moment sa
joue s'appuya sur la sienne comme lors de la pendaison. Quelque chose
éclata alors en elle, quelque chose qui ressemblait dangereusement à de
l'amour, et elle leva sa bouche vers la sienne avec un besoin aveugle.
D l'embrassa avec douceur, baisa ses lèvres, ses pommettes, ses cils,
et à chaque baiser elle sentait fondre un peu plus sa résistance jusqu'à
ce qu'elle ait quasiment disparu. Son cœur battait très fort, mais tout ce
à quoi elle pouvait penser était qu'elle ignorait ce qu'elle devait faire
pour mener à bien sa propre séduction. Il devrait l'aider ou elle
mourrait de désir inassouvi.
Puis il parla.
— Il faut que je vous ôte ces habits.
Sa voix était enrouée et Catherine éprouva une autre bouffée de pur
désir en l'entendant. Ses seins se pressaient contre l'étoffe de son
corselet et elle ressentait une sorte de tremblement brûlant au creux de
son ventre. Elle s'avisa avec un choc que ce devaient être les signes
physiques du désir qui mettait sens dessus dessous son cœur et son
esprit. Se débarrasser de ses vêtements semblait impératif. Elle se
tourna docilement et sentit les doigts de Ben toucher les boutons et les
lacets. Ses mains glissèrent et elle l'entendit jurer à mi-voix, avec une
pointe d'impatience.
L'étoffe céda soudain et elle sentit l'air froid toucher la peau de son
dos, un contrepoint choquant à la chaleur des mains de Ben qui la
caressaient. Il fit glisser sa robe et se pencha pour baiser son épaule
nue, ses cheveux la frôlant. Ses mains s'attardèrent, la flattant avec
douceur. Puis la robe tomba à terre et son corset suivit, la laissant
debout dans sa camisole et ses bas.
Ben s'éloigna d'elle et elle se tourna pour le regarder, l'observant
avec fascination et admiration tandis qu'il arrachait sa chemise pour
révéler son torse musclé et ses larges épaules. Sa peau était dorée à la
lueur des bougies et le voir ainsi acheva de lui couper le souffle.
Elle se sentit craintive un instant, effrayée par la sensualité à peine
contenue qu'elle pouvait voir obscurcir ses yeux noisette. L'intensité de
ce qui les liait semblait planer dans l'air comme de la foudre. Il était
trop tard pour qu'elle change d'avis, maintenant, et elle découvrit
qu'elle n'en avait pas envie. Une part d'elle-même avait peur, mais la
plus importante était excitée, attirée par lui, par la chaleur et les
promesses de son étreinte.
Il la souleva dans ses bras et la déposa sur le lit, la suivant dans la
douceur du matelas. Ses doigts s'affairaient dans ses cheveux — elle ne
les avait pas relevés avec des épingles, mais simplement attachés par
un ruban qu'il dénoua. Elle l'entendit retenir son souffle quand il étala
sa chevelure sur l'oreiller et porta une mèche à ses lèvres.
— Vous êtes très belle.
Personne ne lui avait jamais dit qu'elle était belle. Elle n'avait même
jamais pensé que ce mot pouvait avoir une relation avec elle. Elle
commença à sourire, émerveillée, mais Ben courba la tête pour
l'embrasser et soudain la tendresse disparut, son baiser se faisant avide
et exigeant.
Avant Ben, personne n'avait embrassé Catherine et elle n'avait
certainement jamais rêvé de telles effusions, mais elle les reconnaissait
à présent, d'instinct, comme une marque de possession. Elle fit un petit
bruit contre sa bouche et l'entendit grogner en réponse.
Ses lèvres quittèrent les siennes et effleurèrent sa gorge avec la
légèreté d'une plume.
— Catherine... Kate...
Le cœur de Catherine bondit en entendant ce nom sur ses lèvres. Il y
avait si longtemps qu'on ne l'avait pas appelée Kate. Cela appartenait
au temps passé, une époque de chaleur et d'amour, une époque qu'elle
avait perdue. Et maintenant c'était comme si elle pouvait la retrouver.
Elle savoura cette pensée un moment, puis l'oublia quand elle sentit ses
mains sur sa camisole. Il la tira par-dessus sa tête et la mit de côté.
Elle était nue. Pendant un moment, elle se sentit trop exposée, pleine
d'appréhension, mais alors il posa la bouche sur sa poitrine et elle
oublia tout le reste dans la sensation fulgurante qui consuma son corps
tout entier. Elle s'arqua pour répondre à la demande de ses lèvres et il la
goûta, passant sa langue sur la pointe d'un sein jusqu'à ce qu'elle soit si
dure et si sensible qu'elle pouvait à peine le supporter.
Elle frétilla sous ses mains, faisant glisser les siennes le long de son
dos et se heurtant à la barrière de ses culottes. L'étoffe était douce sous
ses doigts, mais elle voulait s'en débarrasser, elle voulait le toucher.
Ces instincts ne la surprenaient plus et ne la choquaient plus. Elle était
poussée par le besoin, à présent, et ni sentiment de honte ni sens des
conventions ne pouvaient l'arrêter. Lorsqu'il la quitta un instant pour
achever de se dévêtir, tout ce qu'elle souhaita fut de l'avoir de nouveau
avec elle, peau contre peau, sa nudité contre la sienne.
Il s'allongea sur le dos à côté d'elle et elle ouvrit des yeux ahuris en
regardant son corps, révélé maintenant dans toute sa perfection dure et
musclée.
Elle n'était pas complètement ignorante du physique masculin—par
le passé, quand Withers l'avait serrée contre lui et avait essayé de
l'embrasser, elle avait eu conscience de son érection, et la pensée de ce
que cela signifiait lui avait donné la nausée. Mais là, maintenant, elle ne
put résister à l'envie de tendre une main pour toucher Ben, à la fois
curieuse et impressionnée. Son sexe raidi avait la douceur de la soie,
mais quand elle fit courir ses doigts hésitants sur sa longueur, il lui
saisit le poignet avec une force qui lui fit réprimer un cri.
— Pas cette fois, dit-il, ou je vais vous embarrasser. Je vous désire
tellement.
Pas cette fois...
Catherine trembla de joie et d'excitation à l'idée de recommencer.
Son esprit était habité par une sombre spirale de pensées érotiques,
pécheresses, qui réclamaient d'être libérées. Ben fit glisser sa paume
sur son ventre jusqu'à ce qu'il atteigne le doux nid de boucles blotti
entre ses cuisses. Comme s'il percevait les derniers vestiges de son
incertitude, il se pencha sur elle et l'embrassa de nouveau, l'incitant à se
détendre et à s'ouvrir à lui.
Le ventre de Catherine sursauta et se contracta quand il la caressa. Il
taquina l'intérieur de sa cuisse en une lente persuasion et elle écarta les
jambes pour lui. Alors il toucha le cœur brûlant et moite de sa personne,
glissant un doigt entre ses replis. Catherine gémit. C'était exquis, mais
ce n'était pas encore assez. Loin de là.
D'un mouvement brusque, comme s'il ne pouvait attendre plus
longtemps, Ben roula sur elle et lui écarta plus fermement les cuisses.
Elle ouvrit les yeux. Il y avait sur son visage une expression qui
reflétait les émotions qu'elle éprouvait, une expression de vulnérabilité,
de faim et de désir qui lui fit chavirer le cœur.
Puis il saisit ses hanches et elle le sentit se couler en elle. La
pénétration fut pénible et inconfortable et faillit la faire crier. Son
plaisir délicieux de l'instant précédent se changea en une vive douleur
beaucoup plus vite qu'elle n'aurait pu l'imaginer.
Elle resta immobile, la moitié de son esprit se préoccupant de cette
gêne désagréable et l'autre moitié agitée par la soudaine et froide prise
de conscience qu'elle venait de perdre sa virginité.
Comment une telle volupté pouvait-elle déboucher sur une telle
déception ? se demanda-t-elle. Cela paraissait injuste. Toutes ces
pensées virevoltèrent dans sa tête en une fraction de seconde, puis Ben
bougea légèrement, et cette fois elle retint son souffle, réprimant un cri
de douleur et de frustration. Elle le sentit se figer.
— Par tous les diables...
Il ne la prenait plus pour une courtisane, à présent. Elle le savait. Le
poids de son corps se retira du sien, il s'écarta, et soudain Catherine se
sentit à vif et plus seule qu'elle ne l'avait jamais été dans sa vie. Le
contraste avec ce qui était arrivé un moment plus tôt était trop dur à
accepter.
Le vide revint dans son cœur. Pendant un terrible instant, elle pensa
qu'elle allait fondre en larmes tandis que tout ce à quoi elle avait aspiré
semblait s'évanouir sous ses yeux. Toute l'intimité, toute la chaleur,
tout le bien-être qu'elle avait cru pouvoir trouver avec Ben ne
semblaient plus être qu'une coque vide, et soudain elle n'était plus
qu'une autre stupide débutante trahie par sa propre naïveté et sa quête
désespérée de l'amour.
L'amour. Elle ne pouvait plus supporter l'idée, maintenant, d'avoir
été si près de se croire amoureuse de Ben Hawksmoor, alors qu'en
réalité elle ne le connaissait pas du tout. Elle avait été terriblement
attirée par lui et avait pris sa fascination pour quelque chose de plus
profond, quelque chose qu'il ne lui retournait pas et ne lui avait jamais
retourné.
Elle avait pensé qu'il avait une certaine tendresse pour elle sous son
charme d'homme expérimenté. Elle se rendait compte à présent qu'il
était absolument aussi cynique et implacable qu'il en avait l'air.
L'humiliation de s'être abusée elle-même à ce point lui mettait dans la
gorge des larmes brûlantes.
Elle essaya de se glisser hors du lit, mais il fut plus rapide qu'elle,
l'attrapant par le bras et la ramenant en arrière pour lui faire face.
Il paraissait terriblement furieux et elle frémit devant la rage qui
brûlait dans ses yeux.
— Oh, non, dit-il froidement. Vous n'allez pas me fuir maintenant,
miss Catherine Fenton. Pas avant de me dire ce que signifiait tout cela,
par tous les diables !
9.
Ben lâcha le bras de Catherine, se jeta hors du lit et chercha ses
vêtements avec irritation.
Il était fatigué et n'était plus excité sexuellement, même si son corps
se sentait floué. Cela le rendait encore plus furieux. Il était courroucé
contre Catherine, mais bien davantage contre lui-même.
Sans la dangereuse séduction du désir pour influencer son jugement,
il pouvait voir sans équivoque que la fille couchée dans son lit était
vierge ; ou, du moins, qu'elle l'était jusqu'à ce qu'il l'ait possédé. Ses
yeux étaient agrandis par l'appréhension et le choc, maintenant. Elle
remontait le drap jusqu'à son menton et se mordait la lèvre en un geste
qui lui donnait envie de l'embrasser.
Cette envie à elle seule, après ce qui venait de se passer, était assez
pour l'exaspérer au-delà de toute mesure.
La colère et la frustration le frappèrent de nouveau comme une
vague physique, de la même manière que, plus tôt dans la soirée, quand
le message de Tom Bradshaw était arrivé au milieu du bal. Malgré la
présence de ses invités, il s'était mis à l'écart pour le lire sur-le-champ.
C'était trop important pour ne pas le faire.
Le rapport contenait diverses informations relatives à Algernon
Withers : des dates, des lieux, des détails sur des parents à lui, sa
fortune, ses affaires et l'avertissement qu'il trempait dans des
tractations plus que troubles. Bradshaw indiquait que la maîtresse de
Withers était une certaine Emily Straggett, une vieille catin au visage
marqué qui pourvoyait sans doute à ses désirs les plus bas.
Sur le moment, Ben avait été brièvement amusé, en se rappelant qu'il
avait dit à Bradshaw qu'il convoitait la maîtresse de Withers. Nul doute
que le détective le croirait encore plus dépravé qu'il ne l'avait pensé
jusque-là.
Et puis son regard était tombé sur les lignes suivantes :
« Lord Withers est fiancé à une certaine miss Catherine Fenton, fille
du marchand sir Alfred Fenton. Il semble que les Fenton et lui soient
impliqués ensemble dans des affaires délictueuses, même si pour
l'instant je n'en connais pas l'étendue car ils se montrent très discrets. Je
pense aussi que miss Fenton est une femme dévoyée qui a pu être liée
avec M. Clarencieux. Il a certainement eu une liaison avec une dame à
la fin de l'année dernière. Mes informateurs pensent qu'il s'agit de miss
Fenton, et ce serait un lien entre Clarencieux et lord Withers. Je vous
donnerai plus d'informations quand j'en aurai. Bien à vous, Bradshaw.
»
Ben avait été pris d'une fureur brûlante quand il avait lu ces mots. Il
savait qu'il n'était pas rare que les filles de marchands deviennent des
courtisanes si elles pensaient que cela leur rapporterait des profits.
Toutefois, la pensée que Catherine était fiancée à Algernon Withers et
que ce dernier agissait comme une sorte d'entremetteur complaisant
était répugnante même pour un homme de la large expérience de Ben.
Pire encore était la suggestion qu'elle avait eu une liaison amoureuse
avec Ned Clarencieux. Withers avait dû le savoir. Il avait probablement
orchestré la chose. La pensée de Catherine impliquée dans les affaires
criminelles de Withers, aussi vénale et corrompue que lui, lui avait fait
voir rouge. Quelque chose lui avait sauté à l'esprit, alors. Il avait pensé
à Catherine badinant avec lui et sans nul doute riant après coup avec
Withers de chaque petit détail.
Peut-être projetaient-ils de l'utiliser et de le détruire comme ils
avaient détruit Ned Clarencieux. Il s'était rappelé la façon dont
Catherine s'était accrochée à lui à Newgate, alors que Clarencieux avait
fort bien pu se balancer au bout de cette corde à cause de quelque chose
que Withers et elle avaient arrangé entre eux. Bradshaw l'avait suggéré
et il était le détective le plus intelligent de Londres.
Le désir de prendre Catherine, de se servir d'elle et de la renvoyer à
Withers avec mépris l'avait envahi de nouveau, plus aigu que jamais.
Ce serait une vengeance peu civilisée, mais ils la méritaient
amplement.
Sa colère avait été assez forte pour le faire quitter en trombe sa
propre soirée. Et alors il avait découvert Catherine chez lui, et été
stupéfait par son audace et son toupet. Il en avait perdu son calme et
son propre contrôle pour la première fois depuis qu'il s'en souvenait.
Puis il avait joué le jeu selon les règles qu'elle fixait, s'ajustant à ses
feintes hésitations et à sa feinte modestie, en ayant pendant tout ce
temps la ferme intention de la confronter à la vérité lorsqu'ils auraient
fait l'amour et qu'il aurait apaisé son besoin de vengeance.
Sauf qu'il n'en avait pas été ainsi. Le pire de tout était qu'elle avait
paru si douce et si innocente qu'il avait oublié ses intentions initiales
dans le transport de la posséder. Jusqu'à ce qu'il lui prenne sa virginité
et comprenne dans ce moment terrible et catastrophique que miss
Catherine Fenton n'était pas du tout, sous cet angle, ce qu'il avait cru
qu'elle était. Elle ne pouvait pas être la femme dévoyée que Bradshaw
avait dépeinte.
— J'ignorais que vous connaissiez mon nom.
La voix de Catherine était très calme.
Ben pirouetta vers elle, sa colère — contre elle, contre lui-même —
si grande qu'il pouvait à peine empêcher sa voix de trembler.
— Je savais qui vous étiez depuis le début.
Il la vit fermer les yeux et les rouvrir, et la douleur qui brillait dedans
le fit se sentir vaguement mal.
— Je ne comprends pas, dit-elle. Si vous saviez que je n'étais pas
une courtisane, pourquoi...
— Pourquoi vous ai-je traitée comme telle ?
Il haussa les épaules.
— Vous vous êtes jetée à ma tête, alors je vous ai prise. Comment
pouvais-je savoir que vous étiez encore vierge ? Vous vous êtes
comportée comme une catin depuis que nous nous sommes
rencontrés.
Il l'entendit retenir son souffle et pensa un instant qu'elle allait se
mettre à pleurer, mais elle ne le fit pas. Il l'en admira. Il savait aussi
qu'il la blâmait alors qu'il était au moins coupable en partie. Il l'avait
bien prise pour une courtisane, mais seulement parce qu'il voulait le
croire. Il aurait dû reconnaître depuis leur première rencontre qu'elle
était une dame de qualité, une innocente, mais il avait étouffé cet
instinct dans son désir de coucher avec elle.
Il songea à ce que Bradshaw avait dit dans sa lettre, insinuant qu'elle
était impliquée dans tous les plans malhonnêtes de Withers.
— Withers vous a-t-il fait jouer la catin pour moi ? demanda-t-il
avec une cruauté délibérée. Cela faisait-il partie de ses plans ?
Les yeux de Catherine montrèrent son choc.
— Bien sûr que non ! Je ne comprends pas ce que vous voulez
dire...
Elle s'interrompit, le visage assombri par la désillusion.
— Je vois, ajouta-t-elle au bout d'un moment. C'est ce que vous
pensez de moi—que lord Withers et moi avions un plan vous
concernant?
— Withers m'a menacé, déclara Ben. Et vous êtes sa fiancée,
impliquée dans toutes ses affaires, à ce que j'ai cru comprendre.
— Vous vous trompez, rétorqua-t-elle avec de l'irritation dans la
voix. Je ne sais rien des tractations douteuses de Withers et ne souhaite
pas le savoir.
Elle était donc innocente de cela, aussi. Comment Bradshaw avait-il
pu se tromper à ce point ? Bon sang. Bon sang, bon sang et bon sang !,
pesta-t-il en lui-même.
Ben ramassa sa chemise froissée et l'enfila, puis enfila ses culottes.
— Alors j'espère, dit-il d'un ton mordant, en se tournant pour la
regarder, que vous avez une autre explication particulièrement bonne à
cette situation, miss Fenton.
Elle baissait la tête, la douce cascade de ses cheveux châtains lui
cachant son expression. Ben se remémora leur contact soyeux entre ses
doigts et faillit jurer. Sapristi, il n'avait pas couché avec une femme
depuis des mois et maintenant qu'il avait rompu le célibat qu'il s'était
imposé, c'était pour découvrir que la courtisane avisée qu'il pensait
séduire n'était qu'une débutante virginale.
Sa conscience le fustigea. Il s'efforça de l'ignorer. C'était la première
fois depuis des années qu'elle le troublait. Il avait presque oublié qu'il
en avait une.
— Si votre but était de me piéger dans le mariage, je crains que
vous n'ayez choisi le mauvais homme, dit-il. Vous devrez vous
contenter de lord Withers. Je ne fais jamais de proposition à des
débutantes, quoi que je leur aie fait.
En vérité, il n'avait jamais rien offert à quelque femme que ce soit,
débutante ou autre. Mais c'était la première fois qu'il avait séduit une
innocente.
Il vit la couleur se retirer du visage de Catherine à ses paroles.
— Je ne cherchais pas à vous piéger, lord Hawksmoor.
Elle le regarda de haut, ce qui lui parut assez comique. Il
y avait en elle une certaine dignité qui faisait ressortir le fait qu'elle
était une dame, malgré son état déshabillé.
— J'ai entendu dire que vous ne faisiez jamais ce qui est correct,
alors pourquoi commenceriez-vous maintenant? reprit-elle. En outre,
vous êtes le dernier homme sur Terre que je choisirais d'épouser.
Vous êtes loin d'être idéal.
Ben ne pouvait discuter ce point.
— Alors, si vous ne cherchiez qu'un peu d'excitation pour vous
vanter auprès de vos amies débutantes et que c'est allé trop loin...
Il s'interrompit. Son expression lui indiquait qu'elle n'était pas du
genre à chercher stupidement l'aventure et à pleurer dessus par la
suite. Elle avait trop de caractère pour cela.
— Vous vous trompez complètement dans vos suppositions, et je
ne vous dois pas d'explication, assena-t-elle.
— Si, vous m'en devez !
Ben s'élança brusquement, l'attrapant par les bras. Le drap glissa,
révélant le haut de sa poitrine. Il essaya de ne pas regarder, mais il ne
put s'en empêcher. Sa peau était pâle et douce, et il éprouva le même
désir fulgurant pour elle qu'un moment plus tôt.
Il la relâcha aussi vite qu'il l'avait saisie.
— Vous m'avez utilisé pour perdre votre virginité, dit-il
lentement.
Elle battit des cils.
— Il n'en a pas été ainsi. Je ne comptais pas...
Elle s'arrêta et haussa le menton.
— J'aimerais m'habiller, maintenant, s'il vous plaît.
Non, cela ne lui plaisait pas. Il avait envie de la garder
là, nue, dans son lit, mais il savait qu'il ne le pouvait pas. Il se redressa
et fit un petit geste ironique.
— Je vous en prie.
Elle lui jeta un regard noir, de la méfiance dans ses yeux sombres.
— Veuillez vous retourner.
Ben rit.
— Une modestie bien tardive.
Elle serrait le drap sous son menton et son expression était
dangereuse.
— De grâce, faites ce que je vous demande.
Ben haussa les épaules et se détourna. Ses sens paraissaient
particulièrement aiguisés. Il entendit le froissement des draps qu'elle
écartait et eut du coin de l'œil un aperçu de sa pâle nudité. Il pouvait
dire qu'elle s'habillait aussi vite que possible. Il savait qu'elle voulait le
quitter sans délai et cette pensée le flagellait.
— Je ne peux pas fermer les boutons du haut, dit-elle, et il entendit
enfin dans sa voix quelque chose qui ressemblait à du désespoir.
Il lui fit face. Elle s'était habillée au petit bonheur, sans l'aide d'une
soubrette, et elle paraissait adorable. Il en fit le constat et s'en sentit de
nouveau agacé. Depuis le début, il l'avait convoitée avec une émotion
plus complexe que de la simple concupiscence. Il aurait dû reconnaître
le danger et se tenir loin d'elle.
— Venez ici, dit-il.
Elle obéit avec réticence. Il écarta ses cheveux emmêlés de sa nuque
et entreprit de fermer les boutons qui restaient. Quand ses doigts lui
effleurèrent accidentellement la peau, il l'entendit réprimer une
exclamation et la colère le transperça de nouveau. Ne supportait-elle
plus qu'il la touche, maintenant? Il termina et la prit par le bras, la
tournant rudement face à lui.
— Un moment. Vous allez me dire pourquoi vous êtes venue ici ce
soir.
Leurs yeux se soutinrent.
— Non, répondit-elle au bout de ce qui lui sembla durer une heure.
Je ne le peux pas. Je ne le ferai pas.
Elle se détourna pour ramasser son domino, et sa chevelure tomba en
avant, lui cachant de nouveau son expression, l'excluant. Sa frustration
augmenta.
— Je ne comprends pas, dit-il.
Elle lui refit face et pendant un instant Ben crut voir l'ombre d'une
douleur sur son visage, sous son sourire de défi.
— Vous n'avez pas besoin de comprendre, lord Hawksmoor. Vous
n'avez fait aucune promesse et je n'ai rien demandé. Et nous ne nous
reverrons plus. Je jure que je ne chercherai pas à vous rencontrer de
nouveau.
Elle posa son domino sur ses épaules.
— Ce n'était rien de plus qu'une erreur, et décevante, par-dessus le
marché. Bonne nuit.
Une erreur décevante.
Ben resta immobile tandis que la porte de sa chambre se refermait
derrière elle. Il put entendre le bruit léger de ses pas qui s'éloignait
dans le couloir, puis ce fut le silence.
Il s'était sorti de situations pareilles durant toute sa vie d'adulte, se
dit-il, mais le fait que Catherine s'éloigne de lui était profondément
désagréable. A peu près comme sa première expérience de l'amour
physique à elle l'avait été.
Un sourire d'autodérision crispa ses lèvres. Elle n'avait pas eu tort de
se plaindre. A la fin, cela avait été très loin d'être plaisant, même pour
lui, alors qu'avant cela avait été absolument exquis...
Son corps réagit à cette pensée, mais il l'ignora et s'efforça de se
concentrer. Il avait volé sa virginité à une jeune femme, et pourtant
elle avait juré qu'elle ne souhaitait pas le piéger dans le mariage.
Peut-être le matin démentirait-il cela quand un père en colère ou un
frère furieux arriveraient chez lui avec un pistolet. Si c'était le cas, cela
causerait un énorme scandale, mais finalement ce serait Catherine qui
en souffrirait. La haute société, le connaissant, s'attendait à une telle
conduite de sa part. Avec lui, la dame était toujours celle dont la
réputation était ruinée.
Ben alla à la table et versa du vin dans un verre en cristal. Il but
avidement. A sa surprise, il découvrit qu'il n'aimait pas l'idée que la
réputation de Catherine soit détruite, ou qu'un autre homme la rejette
avec mépris comme une femme déchue.
Il détestait l'hypocrisie de la société dans ce genre d'affaire. Et
cependant, il l'avait précisément placée dans une situation où cela
pouvait arriver. Et si elle devait porter un enfant, elle serait
définitivement perdue. Il se figea quand cette possibilité le frappa pour
la première fois. C'était peu probable, mais ce n'était pas impossible.
Cela faisait si longtemps que Ben Hawksmoor n'avait pas ressenti
les tourments de la culpabilité et de la responsabilité qu'il les
reconnaissait à peine. Il avait fait quantité de choses dans sa vie qui
auraient ôté le sommeil à un autre homme, mais il avait toujours eu la
capacité de les oublier. Jusqu'à maintenant.
Il reposa lentement son verre de vin. Il avait besoin de cognac, tout
de suite. Il sonna Price, son majordome.
J'ai entendu dire que vous ne faisiez jamais ce qui est correct, alors
pourquoi commenceriez-vous maintenant ?
Les paroles de Catherine résonnaient dans sa tête. Il tressaillit. Elle
avait un don étrange pour aller au fond des choses.
Price arriva avec une bouteille. Il connaissait ses goûts. De fait, son
majordome connaissait généralement tout de lui. Ben avait toujours
trouvé essentiel d'avoir une bonne intelligence à sa disposition quand il
en avait besoin. Cela lui permettait de garder de l'avance sur ses
adversaires.
Il vit le regard du domestique enregistrer sa tenue négligée et les
draps froissés, mais bien que son expression lugubre s'accentuât, il ne
fit aucun commentaire. Au bout de douze ans, Ben était habitué à la
réprobation de Price. Il pouvait encore voir l'air du majordome quand il
avait été désigné comme son ordonnance, à l'époque où il avait rejoint
son régiment.
Price avait ressemblé à un homme qui venait de s'aviser que le sort le
punissait pour un terrible méfait qu'il n'avait même pas conscience
d'avoir commis. Son visage funèbre — plus rond à l'époque, mais déjà
avec les lèvres pincées comme s'il suçait un citron — s'était
ridiculement défait avant qu'il se ressaisisse, fasse une courbette et
marmonne : « Très bien, monsieur », à l'officier tout frais émoulu qui
lui donnait cet ordre.
Et Ben n'avait pas été particulièrement surpris par la réaction de sa
nouvelle ordonnance. Servir le fils rejeté et dévoyé d'un propre à rien
de baron n'était pas un atout dans les baraquements.
Depuis lors, Ben avait hérité du titre du propre à rien en question,
mais il suspectait que, de l'avis de Price, il n'y avait pas de quoi se
vanter non plus.
Le majordome posa le plateau sur la table et déboucha la bouteille de
cognac.
— J'ai appelé un fiacre pour la jeune dame, milord, déclara-t-il
soudain. Ce n'est pas une nuit où une dame de qualité doit sortir seule.
Ben le regarda, pantois: La pensée de Catherine fuyant son lit et de
Price lui appelant calmement un fiacre le troubla. Il y avait dans la voix
du domestique un ton de reproche qui le fit se crisper légèrement. Il
désapprouvait déjà assez sa propre conduite pour avoir envie de tolérer
la réprobation de son majordome.
Il fit tourner nonchalamment le verre de cognac dans ses mains.
— Avez-vous entendu quelle adresse miss Fenton a donnée au
cocher?
Les coins de la bouche de Price s'abaissèrent.
— Oui, milord.
Il y eut un bref silence. Ben haussa un sourcil.
— Je vous demande pardon, Price. Visiblement, je ne me suis pas
bien exprimé. Connaissez-vous la destination de la dame et
pouvez-vous me l'indiquer ?
Le majordome prit un air hautain.
— Je comprends, milord. La dame a demandé à être emmenée à la
maison de plaisirs de Mme Desmond, à Covent Garden.
Ben se sentit choqué. C'était une autre émotion qui lui était si
étrangère que pendant une seconde il ne parvint pas à la définir. Si peu
de choses le choquaient, ces temps-ci. Mais soudain plus rien n'avait
de sens. Certes, il avait vu Catherine en compagnie de Lily St Clare,
une courtisane du lupanar de Mme Desmond. C'était l'un des éléments
qui l'avaient trompé sur sa qualité. Mais ce qui était irréfutablement
vrai, c'était qu'elle n'était pas une catin elle-même. Il le savait
maintenant sans doute possible, alors que c'était trop tard.
Les questions lui martelaient l'esprit. Pourquoi Bradshaw l'avait-il
crue coupable alors qu'elle n'était sûrement qu'une innocente prise
dans les intrigues de Withers ?
Et si elle était innocente, pourquoi était-elle venue chez lui ce soir-là?
Il reposa abruptement son cognac, révulsé par l'odeur de l'alcool, et se
passa une main dans les cheveux.
— Je ne comprends pas, dit-il lentement.
— Non, milord.
Price paraissait décidément très lugubre.
Ben fronça les sourcils. Il avait l'habitude que des jeunes filles de
bonne famille conçoivent un tendre penchant pour lui, même si aucune
d'entre elles n'avait jamais poussé les choses aussi loin. Elles étaient
nombreuses à lui envoyer des lettres d'amour baignées d'eau de
lavande, lui faisant des déclarations passionnées d'adulation naïve. Il
les jetait au feu.
Et puis il y avait les femmes plus dévoyées qui lui envoyaient leurs
dessous — de petits bouts de dentelle à des corselets qui ressemblaient
à des sacs, pour s'adapter à tous les goûts sexuels que l'on pouvait
imaginer—et lui décrivaient toutes les choses qu'elles désiraient qu'il
leur fasse au lit. Il les brûlait aussi. Les débutantes et les catins ne
l'intéressaient pas.
Rien ne l'intéressait.
Rien sauf Catherine, qui était entrée dans sa chambre en cachant son
innocence derrière une façade de semi- sophistication et qui avait fini
par être implacablement séduite, autant du fait de ses propres désirs que
des siens. Pourtant, en dépit de ce qui s'était passé, l'instinct de Ben lui
soufflait qu'elle n'était pas venue au départ pour le séduire ou le
compromettre.
— Savez-vous pourquoi elle est venue ici ce soir, Price ?
demanda-t-il lentement.
— Il se peut que je le sache, milord.
Le majordome mit la main dans sa poche et en tira un objet qu'il
tendit sur sa paume.
— J'ai trouvé ceci dans le salon, milord. Il n'y était pas avant ce soir,
j'en suis certain. En revanche, il y était après le départ de la dame. La
conclusion paraît donc évidente, milord.
Ben prit la miniature sur la main tendue de Price et contempla,
choqué, le visage souriant de Ned Clarencieux. Le vol du portrait lui
avait causé une foule d'ennuis. Il avait disparu après l'une de ses soirées
tapageuses l'année précédente, et au début il avait espéré que quelqu'un
l'avait seulement pris pour faire une plaisanterie.
Mais alors l'orfèvre avait insisté pour être remboursé du prix total,
portrait et cadre en argent compris. Ben ne pouvait payer, mais il ne
pouvait pas non plus se permettre de perdre le patronage de French ou
de ses collègues artistes. Finalement, il avait dû accroître sa dette
auprès d'Henshall, le prêteur sur gages, et il avait fait appel aux
policiers de Bow Street, même s'il avait eu peu d'espoir qu'ils
retrouvent l'objet, quoi qu'ils proclament dans les journaux.
Et voilà que la miniature était là. Rapportée par Catherine Fenton.
Bradshaw avait dit qu'elle était liée à Ned Clarencieux, et suggéré
qu'elle avait été sa maîtresse. Mais cela ne se pouvait pas. Il avait la
preuve irréfutable du contraire. En outre, elle avait nié toute
implication dans les affaires de Withers et il l'avait crue, car son choc et
son horreur à son accusation avaient été si vifs qu'ils n'avaient pu être
feints.
Certaines débutantes nouaient bel et bien des relations avec des
hommes non convenables, alléchées par le piment qu'ils représentaient.
D'après l'expérience de Ben, les femmes comme les hommes
éprouvaient des sentiments et des émotions assez forts pour les
conduire à toute sorte de comportement — que cela se passe dans les
bordels de Covent Garden ou les salons de Berkeley Square. Sa propre
stupidité, criante, venait de le prouver. Mais elle avait aussi prouvé que
Ned Clarencieux n'avait pas été l'amant de Catherine.
Alors, dans ce cas, comment la miniature de Clarencieux était-elle
arrivée en sa possession ?
Soudain, Ben souhaita vivement avoir accordé plus d'attention aux
amours de Ned. Les liaisons de son ami avaient été aussi nombreuses et
variées que les siennes étaient rares, et il ne s'était jamais vraiment
intéressé à ses toquades.
Mais il était certain d'une chose : il était absolument convaincu qu'il
n'avait jamais rencontré Catherine avant le jour de la pendaison. Si elle
était venue chez lui avec Ned, même pour un bal masqué, il l'aurait vue,
lui aurait parlé, aurait senti sa présence...
Il secoua la tête. C'était de la folie de penser qu'il aurait su
intuitivement qui elle était, qu'il l'aurait reconnue entre toutes pour des
raisons énigmatiques. Elle n'était pas différente, ni plus importante
pour lui que n'importe quelle autre jolie fille. Il avait des remords à
propos de la façon dont il l'avait traitée, mais c'était tout.
Il s'avisa alors avec une intuition subite que, lors des occasions où ils
s'étaient rencontrés, Catherine n'avait jamais voulu qu'il sache son nom
complet, ni qu'il devine son identité. Elle ne lui avait jamais dit qui elle
était, et il ne l'avait jamais vue non plus sous sa vraie personnalité.
Lorsqu'il l'avait appelée « miss Fenton » ce soir-là, elle avait été
choquée. Et avec la découverte de la miniature, son imposture prenait
soudain tout son sens. Elle n'avait pas voulu qu'il sache qui elle était
parce qu'elle avait un secret à garder.
— Je dois la retrouver et lui arracher la vérité, dit-il doucement.
Cela a quelque chose à voir avec Ned et Withers, et je ne peux pas le
négliger.
— Ce sera tout, milord?
Le ton de Price était réprobateur.
— Oui, merci, répondit Ben.
— Très bien, milord.
Le vieux soldat paraissait toujours bougon. Ben lui jeta un regard
narquois.
— Vous me désapprouvez, n'est-ce pas, Price ?
— Ce n'est pas mon rôle, milord, répondit le majordome avec
raideur.
— Mais si c'était votre rôle...
Price se redressa.
— Cette dame n'était pas du menu ftetin d'Haymarket, milord. Et
elle n'est pas non plus coupable de ce dont vous semblez la
soupçonner, quoi que ce soit. Avez-vous perdu tout jugement, pour
traiter une dame avec un tel mépris? Votre conduite a été indigne.
Il y eut une longue pause. Ben jeta un coup d'œil du lit en désordre au
visage furieux de son majordome.
— Je vois. Merci de vos observations, Price.
— Milord.
Le ton du domestique s'était un peu radouci maintenant qu'il avait dit
ce qu'il avait sur le cœur, mais il ne fit pas mine de s'en aller. Ben
haussa un sourcil.
— Y a-t-il autre chose, Price ? Un autre sermon sur ma conduite,
peut-être ? Soyez sûr que je peux l'encaisser. J'ai les épaules larges.
— Vous frisez la catastrophe, milord.
Le majordome semblait plus résigné que critique, maintenant.
— Cette affaire de M. Clarencieux... Il avait des ennemis
puissants. Vous risquez d'aller trop loin, milord.
Ben hocha la tête.
— Je pense en effet que vous avez raison, Price. Merci. Ce sera
tout.
Le domestique hésita.
— Vous avez réchappé de Bussaco et de Salamanque, milotd, et
depuis lors vous n'avez rien fait d'autre que d'essayer de vous faire
tuer. Pourquoi risquer constamment votre vie à tenter de vous noyer
dans la Tamise, à provoquer quelqu'un en duel pour une dette de jeu
ou à fouiller dans des affaires qui ne peuvent que vous causer des
ennuis ?
Il y eut une autre pause. Ben ne ressentit que du froid à
l'emplacement de son cœur.
Quelle était la réponse à la question de Price ? « Je dilapide
ma vie parce qu'il n'y a rien de mieux à en faire ? » Tout ce qu'il
savait, c'était qu'il ne pourrait jamais retourner aux rues sales,
aux jours de famine et au désespoir de la pauvreté.
— J'ai dit que c'était tout, Price.
— Milord.
La porte se referma derrière le domestique avec un petit
déclic plein de reproches et Ben tendit automatiquement la
main vers la bouteille de cognac. Il se servit, mais se leva sans
toucher à son verre et fixa le feu.
Cette soirée était déstabilisante. Price avait soulevé des
questions qu'il préférait ne pas affronter et Catherine avait
remué des émotions qu'il ignorait même posséder. Peut-être
était-ce pour cette raison que le fait de l'avoir séduite faisait
que ses sentiments devenaient beaucoup plus compliqués que
ce qu'il aurait jamais imaginé. Ce qu'il avait fait ne lui semblait
pas être quelque chose qu'il pouvait ignorer. Cela avait été une
trahison de l'innocence, terriblement cruelle. C'était
impardonnable.
Ben remua, mal à l'aise. Il avait commis bon nombre de
choses impardonnables dans sa vie et avait réussi à les oublier.
Peut-être qu'avec le temps sa conscience s'apaiserait sur cette
question, aussi.
Sauf qu'il devait aller à la poursuite de Catherine. Il voulait
savoir comment elle avait eu la miniature et pourquoi elle
l'avait rapportée.
On frappa à la porte.
— Je voulais vous rappeler que M. Hilliard sera ici de
bonne heure demain matin pour vous peindre, milord.
Price était des plus solennels.
— Merci, dit Ben. Je m'assurerai d'être disponible.
Il soupira quand la porte se referma de nouveau. Nul doute que Price
désapprouvait ces séances de pose comme tout le reste. Quand le projet
avait été abordé, il avait cru que le majordome allait avoir une
apoplexie. Son visage avait rougi et enflé sous l'outrage, et Ben avait
pensé qu'il allait lui dire qu'aucun gentleman digne de ce nom ne
servirait jamais de modèle à un artiste. Ce n'était tout simplement pas
britannique.
Il s'affala dans le fauteuil. Il ne pouvait se permettre de refuser une
belle somme pour une commission comme celle-ci. Milliard avait
besoin d'un modèle et il avait besoin d'argent. Il en était toujours à
court. Il avait un mausolée pourrissant de maison de campagne qui était
hypothéqué jusqu'à la lie, et maintenir son train de vie lui coûtait une
fortune. Mais il ne retournerait jamais, jamais à la pauvreté qu'il avait
connue dans sa jeunesse.
Cette pensée lui donna des sueurs froides. Il sentait la transpiration
couler entre ses omoplates. La crainte de la ruine financière le hantait
en permanence comme un fantôme malveillant. Parfois, il pensait qu'il
ne s'en libérerait jamais. Parfois, il pensait qu'il s'en tirerait mieux s'il
était mort.
Le bruit du pas mesuré de Price dans le couloir le tira de ses
rêvasseries. Demain, le majordome—Dieu le bénisse— aiderait
Milliard à porter son chevalet, ses couleurs et ses toiles, quel que soit
son mépris pour la profession du peintre. Un moment, Ben éprouva
quelque chose de dangereusement proche de l'affection pour son vieux
domestique. Puis, plus prosaïquement, il pria qu'ils n'abîment pas les
statues exposées dans le vestibule quand Milliard arriverait avec son
matériel. On les lui avait prêtées, la galerie d'art se montrant avide de
voir ses œuvres exposées chez lui — ce qui était flatteur. Mais il ne
pouvait certainement pas se permettre de les payer.
Et lorsqu'il aurait posé pour Hilliard, il se mettrait à la recherche de
miss Catherine Fenton, débutante, et exigerait qu'elle lui dise la vérité
sur le portrait de Clarencieux. Il se concentrerait sur cette seule
question et refuserait de penser au plaisir sublime qu'il avait éprouvé à
la prendre dans son lit.
Il essaya d'écarter le souvenir de la douceur de sa peau sous ses
mains, de la chaleur et du goût suave de sa bouche lorsqu'elle lui avait
entrouvert ses lèvres, mais celui-ci refusa obstinément de se laisser
chasser. Soudain, l'idée de poser à demi nu lors d'une séance
interminable pour Hilliard lui parut insurmontable. Il penserait tout le
temps à Catherine et alors—il baissa les yeux sur ses culottes, exaspéré
— il aurait de nouveau une érection monumentale, ce qui n'irait pas du
tout puisque l'artiste était censé le peindre sous les traits du roi Edward
le Confesseur. Il doutait que le saint souverain ait jamais éprouvé le
genre de désir terre-à-terre qui le troublait en ce moment.
En poussant un juron, il attrapa sa redingote et ouvrit la porte de sa
chambre en coup de vent. Il ne pouvait tout simplement rester assis ici,
alors que Catherine se trouvait dans un bordel de Covent Garden. Il
fallait qu'il la trouve maintenant. Il fallait qu'il lui demande ce qui se
passait. Il fallait qu'il découvre la vérité sur la miniature.
Il rencontra Price dans le couloir.
— Je sors, Price, dit-il. Je vais à Covent Garden. Ne m'attendez pas.
Et alors qu'il passait près du majordome, il eut la curieuse
impression que ce dernier souriait. Il se tourna vivement pour vérifier,
mais le visage du domestique était redevenu impassible.
— Bien, milord, dit Price, comme s'il avait su depuis le début que
Ben prendrait inévitablement cette décision.
10.
« Si vous êtes fiancée à un homme et acceptez les attentions d'un
autre homme que votre futur époux, quel qu'il soit, votre conduite est
répréhensible et vous condamne. »
Mme ELIZA SQUIRE.
De la bonne conduite des dames.
Lady Paris de Moine était assise à sa coiffeuse dans une tenue
extrêmement déshabillée. Elle était rentrée de bonne heure d'un dîner
parce qu'elle souffrait de nouveau d'une migraine, causée, elle en était
sûre, par l'incapacité exaspérante du duc de Beaufoy à la demander en
mariage.
Dire qu'elle avait décliné l'occasion d'assister au bal de Ben
Hawksmoor—en présence du régent—pour entendre Beaufoy
bredouiller et gâcher ses chances !
La surface lisse de la coiffeuse de bois de citronnier était encombrée
de pots et de lotions. L'air du boudoir était chargé d'un parfum de
muguet et de rose musquée. Les rubans en satin du peignoir de Paris
trempaient dans sa crème pour le visage, mais pour une fois elle ne le
remarqua pas. Elle fixait le miroir — un très grand miroir — avec une
expression d'horreur sur ses beaux traits.
Elle pointa un doigt sur son reflet.
— Qu'est-ce que cela?
Edna, la soubrette qui était la seule personne au monde à connaître
tous les secrets de lady Paris, plissa le nez et regarda dans la glace.
— C'est un bouton, mon chou.
— Non, rétorqua Paris.
Elle montra un autre endroit de son visage.
— Ceci est un bouton, Edna. Mais ceci est un... un furoncle, une
monstruosité ! Comment pourrai-je assister au petit déjeuner de lord
et lady Askew demain matin avec cette apparence ? On se moquera
de moi !
Edna regarda de plus près.
— Nous pouvons le cacher...
— Avec quoi ? Une marquise ?
Lady Paris se leva et traversa la pièce avec humeur.
— J'ai mal à la tête depuis des jours. Je me sens malade et j'ai l'air
d'un épouvantail. Je vais me coucher. Annulez tous mes
engagements.
La soubrette se pencha et commença à ramasser l'énorme tas de
vêtements qui jonchait le sol.
— Oui, milady.
— Pour demain et après-demain.
Edna s'arrêta.
— Tous, milady?
— Tous.
La voix de Paris était étouffée. Elle avait mis un gros oreiller sur son
visage.
— Fermez les rideaux, Edna. Et la fenêtre. Il fait trop froid, ici.
L'air vif est très dangereux pour le teint.
— Vous vous rappelez que vous deviez aller au théâtre avec le
duc de Beaufoy demain soir?
Un grognement sortit de sous les couvertures.
— Beaufoy peut attendre.
Le jeune duc l'agaçait beaucoup. Il était très amoureux d'elle, mais
quand elle lui avait dit qu'elle ne se contenterait de rien de moins que
le mariage, il avait blêmi et marmonné quelque chose à propos de ses
tuteurs, qui désapprouvaient ce projet.
— Cela lui fera du bien, ajouta Paris. Il aurait dû avoir le courage
de s'enfuir avec moi, à cette heure. Mes malles sont prêtes depuis huit
jours.
Edna sourit.
— En effet, madame. Mais vous souvenez-vous que mercredi soir
a lieu le bal à Carlton House ?
Paris se redressa d'un bond dans son lit.
— Le bal du régent ? Malédiction !
La soubrette posa une main apaisante sur son front.
— Vous avez de la fièvre, ma douce. Restez allongée. Je vais
appeler le Dr Long.
Paris la repoussa et sortit les jambes du lit.
— Je ne peux pas manquer le bal du régent. J'ai fait des pieds et
des mains pour obtenir une invitation ces cinq derniers mois. Il faut
qu'on m'y voie ! Tous les gens qui comptent seront présents.
Elle retourna en hâte au miroir.
— Si c'est un bal masqué, nous pouvons peut-être faire quelque
chose au sujet de cette excroissance...
Elle s'arrêta net et poussa une lamentation angoissée.
— Oh, regardez!
Son peignoir vaporeux s'était ouvert et là, sur sa poitrine généreuse et
si renommée, il y avait un autre bouton pareil au premier.
Edna pinça les lèvres.
— Peut-être que si vous portiez une robe à col haut...
— Ne soyez pas absurde, coupa Paris. Je ne porte jamais rien de
tel. Les gens doivent pouvoir voir mes...
Elle s'interrompit de nouveau, et cette fois son gémissement fut plus
étouffé, presque résigné.
— Il y en a un autre, et un autre... Je suis infestée ! Avons-nous
des puces dans cette maison ?
— Je crois bien que vous avez la varicelle, ma poupée, dit Edna
en penchant la tête sur le côté.
Paris la regarda fixement.
— C'est impossible. Je ne peux pas me permettre d'être malade.
La soubrette fit une grimace et se remit à plier les vêtements.
Paris se retourna vers le miroir comme pour se convaincre que les
boutons n'étaient pas là. Pendant un long moment, elle contempla son
reflet et finit par pousser un petit gémissement.
— Combien de temps cela dure-t-il, Edna?
— Deux semaines, répondit la soubrette. Peut-être trois si c'est
vraiment méchant.
— Et c'est douloureux ?
— Cela démange terriblement, mais vous ne pouvez pas vous
gratter, répondit Edna d'un ton enjoué. Sinon, il vous restera de
vilaines cicatrices.
Paris fixa sa peau crémeuse, qui semblait entrer en éruption sous ses
yeux.
— Je ne dois pas pleurer, dit-elle entre ses dents. Pleurer me ride
le visage.
Edna lui tapota le bras.
— Allez vous coucher, madame. Je vais appeler le docteur et vous
apporter une tasse de lait chaud pour vous calmer.
Les grands yeux bleus de Paris étaient pleins de larmes retenues.
— Mais le régent...
— Je suis sûre qu'il comprendra que vous êtes indisposée.
Paris secoua farouchement la tête.
— Non, Edna ! Nous ne pouvons dire à personne que je suis
malade. C'est trop embarrassant.
Elle saisit le bras de la soubrette.
— Pouvez-vous imaginer les gazettes à scandales ? Lady Paris de
Moine a la varicelle ! Ce n'est pas le genre d'histoire que je peux
laisser courir.
Pour la première fois, Edna parut douter.
— Mais, madame, comment l'empêcherez-vous ?
Paris frotta sa tête douloureuse, puis se souvint de ne
pas déranger ses cheveux. Si elle devait recevoir n'importe qui —
même dans son lit —, elle devait paraître à son avantage.
— Ne vous souciez pas du docteur, dit-elle. Il prend trop cher, de
toute façon. Demain matin, à la première heure, je veux que vous
envoyez chercher Ben Hawksmoor. J'ai besoin de lui. Il saura que
faire.
Elle fronça les sourcils, se mordit la lèvre, puis s'arrêta en se rappelant
que cela la défigurait.
— C'est-à-dire, s'il parvient à se libérer de cette petite intrigante
dont il semblait être entiché chez Crockford's, ajouta-t-elle
méchamment. Je ne peux en être certaine, mais je pense qu'il avait
l'intention de coucher avec elle.
— Qui est-elle, madame ? s'enquit Edna.
Paris fit un geste vif. En vérité, elle était inquiète. Elle l'était depuis
que Ben avait disparu du cercle de jeu en compagnie de la fille qu'il
avait appelée Catherine.
Quand elle était arrivée pour ramener Maggie Fenton chez elle, Paris
s'était à peine intéressée à elle. Elle connaissait un peu Maggie pour
l'avoir rencontrée de temps à autre dans des soirées mondaines. Elle
avait entendu dire qu'elle était volage et vivait dangereusement,
cocufiant son riche mari et cherchant de l'excitation partout où elle
pouvait en trouver.
Paris ne ressentait ni fraternité féminine ni compassion pour elle. Elle
avait très peu de temps pour les femmes.
Mais Catherine était une autre histoire. Elle était dangereuse. Paris
le sentait.
Elle ne s'était jamais plainte que Ben soit son amant de nom et non
de fait. Ils s'étaient rencontrés au Portugal alors qu'elle traversait une
période difficile et il l'avait aidée à trouver un riche protecteur. Lors de
leur première rencontre, elle lui avait offert de coucher avec elle et il
avait refusé. Il l'avait fait légèrement, d'une façon charmante, mais
avec fermeté. Paris avait fini par dominer sa colère et avait eu le bon
sens de voir que l'amitié de Ben était trop précieuse pour la perdre.
Contrairement à ses amants, il était toujours là quand elle avait besoin
de lui et n'essayait jamais de lui dire ce qu'elle devait faire.
Ben avait été blessé deux ans plus tôt à Salamanque, et Paris, qui
venait de se séparer de son dernier protecteur en date, était fatiguée de
sa vie itinérante. Ben et elle avaient planifié un retour éblouissant à
Londres, ensemble. Ils avaient brodé une merveilleuse fiction autour
de leur couple. La comédie avait autant rapporté à Paris qu'une liaison
substantielle.
Elle n'était pas particulièrement intéressée par le sexe et
certainement pas intéressée par l'amour. Jadis, quand elle était jeune,
elle s'était crue amoureuse de son mari, Alex de Moine. Elle avait
rapidement perdu ses illusions, l'avait quitté, et avait appris plus tard
qu'il avait été porté disparu à la guerre, probablement mort.
Ces temps-ci, le sexe était juste pour elle un moyen d'arriver à ses
fins — le moyen d'obtenir la richesse et la sécurité. Elle savait que Ben
et elle allaient bien ensemble. Ils étaient fêtés, courtisés, flattés, deux
moitiés d'un tout étincelant. Que le couple qu'ils formaient fût une
invention n'avait aucune importance. Elle s'en servirait jusqu'à ce
qu'elle puisse persuader Beaufoy ou un autre aristocrate de l'épouser,
puis elle dirait au revoir à Ben en l'embrassant sur les deux joues.
Mais à présent elle craignait de tout perdre prématurément, parce que
Ben avait regardé cette Catherine d'une façon dont elle ne l'avait
jamais vu regarder une femme auparavant.
Elle tourna la tête et vit qu'Edna l'observait d'un curieux air apitoyé.
Elle fusilla la soubrette du regard.
— Ce n'est personne ! C'est une amie de cette écervelée de
Maggie Fenton, voilà tout. Mais...
Paris hésita.
— Il faut que je me renseigne. Je découvrirai qui elle est en
réalité.
— Une rivale, madame ? demanda doucement Edna.
— Ne soyez pas stupide, déclara Paris d'un ton coupant.
Elle attrapa un de ses éventails et se mit à en arracher les plumes
colorées, les laissant tomber sur le tapis.
— Vous savez aussi bien que moi que j'ai le dessus. Si je réussis à
mettre la main sur Beaufoy, je dirai à Ben Hawksmoor d'aller se faire
pendre !
— Alors..., fit Edna.
— Alors, il n'y a rien à craindre.
Paris parlait à mi-voix, maintenant, comme si elle ne cherchait qu'à se
convaincre elle-même.
— Néanmoins, je trouverai cette petite traînée qui lui a tapé dans
l'œil. Et je mettrai Beaufoy à genoux. Mais pas...
Elle baissa les yeux d'un air dégoûté sur sa poitrine couverte de
boutons.
— Pas comme ceci ! Malédiction !
Dans un accès de rage, elle balaya les pots de sa coiffeuse.
11.
La maison des Enchantements de Mme Desmond était l'un des
lupanars les plus salubres de Covent Garden. Catherine gravit une
volée de marches jusqu'à une porte imposante flanquée de deux lauriers
en pot.
Sur le seuil, elle hésita, mais il y avait un gentleman qui montait
derrière elle et semblait particulièrement avide de faire sa
connaissance. Aussi frappa-t-elle d'un geste décidé, deux fois, et
pria-t-elle ardemment que la porte s'ouvre. Elle tremblait et avait le
souffle court, et elle n'était pas sûre du tout de ce qu'elle
ferait—quelque chose de très violent, en tout cas — si le gentleman
posait la main sur elle.
Quand elle était passée en courant devant le majordome chez Ben
Hawksmoor, puis était sortie en trombe dans la rue, l'air froid et
brumeux lui avait fait l'effet d'un soufflet au visage et elle avait poussé
un petit cri sous le choc. Alors elle s'était arrêtée, prise de confusion,
terriblement désorientée par tout ce qui lui était arrivé ce soir-là. Elle
avait eu envie de s'enfuir quelque part et de se cacher, mais elle savait
qu'elle ne pouvait pas rentrer chez elle. Le vide de la maison de
Guilford Street serait trop dur à supporter. Elle avait besoin de parler à
quelqu'un.
Elle avait eu vaguement conscience que le majordome était sorti à
son tour et lui avait gentiment pris le bras. Il lui parlait, mais elle ne
faisait pas attention à ce qu'il disait. Et puis le fiacre était apparu, nimbé
de brouillard, elle avait donné l'adresse de Lily et était montée.
Pendant tout le trajet, elle s'était blottie dans un coin et avait essayé
de ne penser à rien. Mais son corps perfide, encore douloureux de
l'inconfort qu'elle avait éprouvé, lui avait rappelé le plaisir qui avait
précédé et elle avait frémi au souvenir de ces découvertes sensuelles.
Puis elle s'était souvenue des paroles de Ben et avait fermé les yeux
pour chasser la dure et pénible vérité.
Il avait su qui elle était tout du long. Il avait pensé qu'elle s'était jetée
à sa tête comme une catin et l'avait traitée comme telle. Il l'avait crue
impliquée dans quelque infâme petit complot avec Withers pour causer
sa perte, alors il s'était servi d'elle pour se venger et pour s'amuser, puis
il l'avait rejetée, pensant qu'elle était la créature de Withers autant que la
sienne.
Et même si maintenant il connaissait la vérité, cela ne signifiait rien
pour lui. Toute la tendresse qu'elle avait crue voir en lui avait fait partie
de sa séduction calculée. Elle s'était laissé emporter par la fantaisie de
ses sentiments pour lui, alors qu'il ne faisait que se jouer d'elle.
Telle était l'opinion qu'il avait d'elle. Et c'était ce qu'elle ne pouvait
supporter.
Ce qui était fait était fait. Elle ne pouvait le défaire, mais elle
regrettait amèrement les sentiments qui l'avaient égarée cette nuit. Elle
n'était qu'une sotte. Elle était bien forcée de regarder les choses en face.
Elle était une femme adulte et, même si elle était inexpérimentée,
elle ne se montrait pas aussi stupide, d'ordinaire. Elle connaissait
suffisamment les rouages du monde pour savoir que si une femme
s'aventurait dans la chambre d'un homme et ne montrait que peu d'envie
de se retirer, il pouvait être amené à ne pas se conduire en gentleman.
Tandis que le fiacre suivait son chemin lent et tortueux dans les rues
noyées de brouillard, Catherine avait ouvert les yeux et regardé
fixement dans le noir. Elle savait qu'elle était restée avec Ben parce
qu'elle en avait envie. La curiosité, l'attirance, la fascination, et ce
maudit désir de remplir le vide de sa vie par une intimité qu'elle brûlait
de connaître... Tout cela avait concouru à sa perte.
Elle avait planté ses ongles dans ses paumes. Elle voulait encore
plus échapper au mariage avec Withers, maintenant. L'idée de se
soumettre à ses avances lui était intolérable quand son esprit était
complètement empli par un autre homme, un homme dont la moindre
caresse pouvait la séduire entièrement, un homme dont les baisers
étaient si enivrants. Mais elle savait qu'elle était sotte de songer à Ben
Hawksmoor de cette façon, et elle n'était sûrement pas la première
femme à le penser, s'était-elle dit amèrement. Comme elle ne serait pas
la dernière.
La porte du lupanar s'ouvrit et un homme énorme apparut dans
l'ouverture. Il mesurait au moins un mètre quatre- vingt-dix et était
presque aussi large. Il paraissait bâti pour soutenir un siège. Catherine
déglutit.
— J'aimerais voir miss Lily St Clare, s'il vous plaît, dit-elle.
L'homme ne parut pas impressionné.
— Ah, oui?
Il avait un léger accent. Il ouvrit la porte un peu plus largement pour
laisser entrer le gentleman qui suivait Catherine, en lui adressant un
signe de tête. Puis il se retourna vers Catherine et fit un signe négatif.
— Je dirais que vous n'êtes pas au bon endroit, miss. Vous feriez
mieux de rentrer chez vous. Bonsoir.
Catherine jeta un coup d'œil au-delà de lui, dans le vestibule. La
lumière l'éblouit. Des bougies brûlaient dans des appliques, illuminant
un décor opulent et de bon goût. Cela aurait pu être n'importe quelle
maison dans la partie la plus respectable de la ville, hormis qu'à l'étage
Lily et ses compagnes exerçaient leur commerce.
— Attendez ! cria-t-elle quand la porte commença à se refermer.
L'homme s'arrêta et rit.
— Je vous ai dit de rentrer chez vous, ma petite.
Catherine glissa un pied dans la porte.
— Je peux payer.
L'homme marqua une pause. C'était là un langage qu'il comprenait. Il
rouvrit la porte plus largement.
— Vraiment ? Alors vous pouvez entrer.
Catherine se percha sur une chaise dorée du vestibule pendant que le
portier allait chercher Lily. La maison était silencieuse. La lumière des
bougies éclairait les hauts murs blancs et jetaient des ombres sur le sol
dallé de marbre. Elle pouvait entendre un léger bruit de voix et un rire
masculin derrière une des portes fermées. L'air sentait la fumée de
cigare et les fleurs fraîches.
Elle tenait ses mains serrées sur ses genoux. Elle voyait tout comme
d'une très grande distance et se tenait très raide, tendue comme la
corde d'un arc.
Un bruit de talons résonna sur les dalles de marbre et Lily vint vers
elle, serrant un spencer vaporeux sur ses épaules, par-dessus une robe
au décolleté vertigineux. Catherine avait été troublée à l'idée de
déranger son amie dans son « travail », et elle fut soulagée de voir que
Lily était la même que toujours, à part le décolleté. Ses yeux bleus
étaient inquiets et elle s'avança rapidement, les mains tendues.
— Catherine!
Catherine essaya de sourire, mais ce fut un sourire tremblant. Elle se
leva. Derrière Lily se tenaient le colosse et une femme sculpturale avec
de flamboyants cheveux auburn et de durs yeux verts, qui s'en prenait
âprement au portier.
— C'est une écolière, Connor ! Par tous les diables, à quoi
pensez-vous, d'introduire des débutantes chez moi ?
— Catherine ? répéta Lily d'un ton troublé, en examinant le visage
de son amie. Que s'est-il passé? Que faites-vous ici?
— Je suis désolée, répondit Catherine en déglutissant. J'avais
besoin de parler à quelqu'un...
Elle prit les mains de Lily.
— Lord Hawksmoor...
Elle avait de plus en plus de mal à rassembler ses mots.
Par-dessus sa tête, les yeux étonnés de Lily croisèrent ceux de l'autre
femme. Un étrange silence, attentif, tomba sur le groupe. Le grand
homme remua, mal à l'aise.
— Hawksmoor? répéta Lily. Oh, Catherine, je vous avais
avertie...
— Entrez ici, dit Sarah Desmond en les poussant toutes les deux
dans une pièce alors qu'on frappait de nouveau à la porte d'entrée.
— Connor, assurez-vous que personne ne nous dérange.
Après les lumières brillantes du vestibule, le salon était faiblement
éclairé, les bougies jetant de longues ombres sur le tapis. Un bon feu
brûlait dans la cheminée, mais Catherine n'en sentait pas la chaleur.
Elle ne cessait de frissonner.
— Elle est en état de choc, Sarah, entendit-elle dire à Lily.
Catherine s'écarta abruptement, vaguement consciente qu'elle ne
voulait pas que l'on pense que Ben Hawksmoor l'avait violentée.
— Non!
Le mot résonna bien trop fort et elle se ressaisit avec un effort.
— De fait, j'ai fait une chose tellement stupide...
Sa colère devant sa propre folie éclata.
— Oh, Lily, je suis une telle sotte !
Lily passa un bras autour d'elle et la guida jusqu'au canapé.
— Assez, dit-elle en faisant asseoir Catherine à côté d'elle.
Dites-moi ce qui s'est passé, Catherine.
— Votre petite amie semble avoir besoin d'un remontant, dit
Sarah en allant à un magnifique secrétaire en merisier.
Catherine entendit tinter du cristal. Sarah Desmond lui mit un verre
dans la main. Ses dents claquèrent contre le bord.
— J'ai fait une chose tellement stupide, répéta-t-elle.
Lily sourit.
— Vous avez toujours agi ainsi.
— C'étaient des sottises d'écolières. Ceci est sérieux.
Les mains de Catherine tremblaient. Elle renversa un peu de l'alcool.
— Buvez, dit Sarah Desmond. Vous semblez en avoir besoin.
Catherine obéit. Elle ne reconnut pas la boisson, mais elle était si
forte qu'elle lui arracha la gorge. Elle toussa, la sentit lui brûler
l'estomac et soudain, miraculeusement, tout sembla se calmer.
— Voilà qui est mieux, déclara Sarah avec satisfaction. Alors
qu'avez-vous fait, miss...
— Fenton, dit Catherine. Mon nom est Catherine Fenton.
Sarah haussa les sourcils.
— La camarade d'école de Lily.
— En effet.
Lily reprit la main froide de Catherine dans la sienne.
— Dites-moi ce qui s'est passé, Catherine.
— J'ai séduit Ben Hawksmoor, lâcha brutalement Catherine.
Elle entendit Lily retenir son souffle et Sarah Desmond pousser un
sifflement de surprise.
— Personne ne fait cela, miss Fenton, dit la tenancière du bordel.
Cela n'arrive tout simplement pas.
— Eh bien je l'ai fait, assura Catherine.
Sarah s'assit dans un bruissement de soie bleu nuit.
— Eh bien, sur ma parole, si c'est vrai vous pouvez travailler ici
quand vous voulez, chérie.
— Sarah ! protesta vivement Lily. Vous ne voyez pas qu'elle n'est
pas des nôtres ?
Elle se retourna vers Catherine.
— Kate...
Ce petit nom était un écho involontaire de la façon dont Ben l'avait
appelée, et Catherine flancha un peu.
— Vous en êtes sûre ? Je veux dire, vous pouvez penser que vous
l'avez fait, mais...
Catherine était partagée entre l'envie de rire et celle de se mettre à
pleurer.
— Je sais ce qui s'est passé, Lily. Je ne suis pas complètement
naïve.
— Vous ne l'êtes plus, à ce qu'il semble, observa Sarah.
Lily lui jeta un regard contrarié.
— Mais... mais comment ? demanda-t-elle. Je veux dire... Je
croyais que vous vouliez vous tenir loin de lui.
— Je suis allée chez lui ce soir, dit Catherine, et elle vit le
désespoir et l'horreur se peindre dans les yeux de Lily. Ce n'était pas
ce que vous pensez ! ajouta-t-elle vivement, ne pouvant supporter que
son amie croie qu'elle avait été assez stupide pour aller s'offrir à Ben.
— Alors, qu'est-ce que c'était ? demanda calmement Lily.
— C'était pour Maggie, répondit Catherine, des larmes dans la
voix. Elle avait une liaison avec Ned Clarencieux et avait pris un
portrait de lui chez lord Hawksmoor comme souvenir.
— La miniature mentionnée dans les journaux ? demanda Lily.
— Oui.
Catherine se mordit la lèvre.
— Elle m'a demandé de la rapporter pour elle. Alors, je l'ai fait.
Lily secoua la tête.
— Oh, Catherine, pourquoi ? Pourquoi faut-il toujours que vous
fassiez ces choses imprudentes pour les autres ?
— Maggie craignait que papa ne découvre tout. Je devais l'aider,
Lily ! Pour le bien de notre famille... Et les limiers de Bow Street
étaient sur sa trace...
— Votre famille n'est pas ce que vous pensez, miss Fenton,
intervint Sarah d'une voix dure. Votre père a un autre appartement à
Chelsea et votre belle-mère s'adonne à des liaisons avec de beaux
jeunes gens. Il n'y a rien à sauver hormis les apparences. Vous devez
ouvrir les yeux.
Catherine se sentit mal. Le monde qu'elle avait voulu préserver avait
déjà éclaté et il n'en restait plus que la surface. Sa vie de famille était
aussi vide et dénuée de sens qu'un spectacle de marionnettes.
— On entend dire des choses, dans notre métier, dit doucement
Lily, d'un ton d'excuse. Je suis désolée, Kate.
— Maggie est malade, déclara Catherine d'un ton de défi. Elle ne
se conduirait pas ainsi, si elle allait bien.
— Elle est malade du laudanum, lança durement Sarah Desmond.
Comme ce vaurien de Withers, dont votre père est si proche. C'est un
fumeur d'opium.
Catherine la fixa, distraite un instant de ses propres soucis.
— Vraiment ? Mais alors ce pourrait être lui qui donne du
laudanum à Maggie ?
La question tomba dans un silence embarrassé. Catherine put voir
que Lily et Sarah pensaient que c'était exactement ce qui s'était passé.
Cette dernière se leva.
— Je vais vous laisser discuter, Lily.
Elle consulta une élégante petite pendule posée sur la cheminée.
— N'oubliez pas que Faulkner peut passer...
Catherine vit rougir son amie.
— Je n'oublierai pas.
Sarah adressa un signe de tête à Catherine.
— Vous me plaisez, Catherine Fenton. Mais je ne veux pas de
débutantes dans ma maison. Cela donne une mauvaise réputation à
l'endroit.
Soudain, elle sourit.
— Bonne chance.
Elle sortit et ferma doucement la porte derrière elle. Catherine
regarda Lily.
— Elle me plaît aussi.
Lily sourit.
— Elle a été très bonne avec moi. Elle m'a recueillie quand
personne d'autre ne voulait m'aider.
Catherine hocha la tête.
— Merci de me recevoir.
Lily soupira.
— Vous n'auriez pas dû venir ici, Kate. Si quelqu'un le découvre,
votre réputation sera ruinée.
Catherine lâcha un rire qui était à moitié un sanglot.
— Après ce soir, Lily...
— Ne dites pas cela.
La main de Lily se resserra sur la sienne.
— Dites-moi ce qui s'est passé.
Catherine le lui raconta. Elle parla du soir où Maggie était allée jouer
chez Crockford's, du baiser que Ben lui avait donné dans la voiture
en la raccompagnant chez elle, de la miniature, du bal auquel elle
s'était rendue ce soir-là, et elle n'hésita que lorsqu'elle en arriva à ce
qui s'était passé avec Ben après le départ de ses invités.
— Vous n'avez pas besoin de me raconter cela, Kate, dit Lily. Je
comprends. Je comprends vraiment combien il peut être douloureux
de se croire amoureuse et de découvrir...
Elle s'interrompit et Catherine se rappela le choc cuisant de sa
trahison par un homme qui avait juré qu'il l'aimait, puis l'avait
abandonnée publiquement quand elle avait fait la démarche
scandaleuse de quitter son mari pour lui.
— Je ne suis pas amoureuse de lui, se défendit Catherine. Je le
connais à peine.
Mais son cœur la trahit alors même qu'elle parlait.
Lily la regarda.
— L'amour peut arriver en un an ou en un instant, Kate. Il n'y a pas
de règles.
Catherine secoua la tête d'un air obstiné.
— J'ai fait une erreur, Lily. Je pensais que ce que je ressentais était
plus important que ça ne l'était en réalité.
Elle leva les yeux.
— J'oserais dire que je ne suis pas la première jeune dame à...
m'enticher de Ben Hawksmoor.
— Non, confirma Lily avec un peu de la sécheresse de Sarah
Desmond, mais vous êtes probablement la première à lui avoir donné
sa virginité. Lord Hawksmoor ne s'intéresse pas aux débutantes.
— Il m'a possédée par vengeance, dit Catherine d'un ton morne.
J'ai cru au début que c'était parce qu'il me prenait pour une courtisane,
mais il m'a dit qu'il savait qui j'étais, ce soir.
Elle noua ses doigts pour les empêcher de trembler.
Lily parut atterrée.
— Il savait que vous étiez vierge et il vous a tout de même
possédée ? C'est l'action d'un scélérat !
— Non, dit Catherine. C'est pire. Il croyait que j'étais de mèche
avec Withers contre lui, que nous avions planifié toute l'affaire
ensemble. Il m'a séduite pour vexer Withers, je pense.
Lily était pâle.
— Kate!
— Je sais, murmura Catherine. J'ignore pourquoi il pense cela de
moi, mais c'est ce qu'il a dit.
Lily posa la main sur celles de Catherine, crispées sur ses genoux.
— Je suis si désolée, si désolée que vous ayez subi une telle
désillusion.
Catherine resta silencieuse. Tout ce qu'elle avait toujours désiré lui
avait été offert sur un plateau, dans sa vie. Tout sauf la chaleur et
l'amour, et quand elle avait voulu obtenir cela, elle avait commis une
terrible erreur.
— Tout ce que l'on enseigne à une débutante, dit-elle lentement,
suggère que se donner à un homme hors des liens du mariage est le
plus déshonorant des crimes. Si l'on savait ce que j'ai fait, je serais
détruite.
Le visage serein de Lily se durcit.
— C'est vrai, Kate. Ce sont les règles de la société.
— Et cependant, poursuivit Catherine, une fois que l'on est
mariée et que l'on a — de préférence — engendré un héritier, on est
libre de faire ce que l'on veut.
— Vrai également, confirma Lily en souriant légèrement. A
moins que l'on enfreigne de nouveau les règles—comme je l'ai fait.
— Oui.
Catherine regarda son amie.
— Néanmoins, vous êtes la même personne qu'avant, Lily.
Moi aussi. Je regrette ce que j'ai fait, mais je ne suis pas une moins
bonne personne à cause de cela. Vous non plus.
Lily lui serra la main et elle vit tout à coup que les yeux de son amie
brillaient de larmes.
— Vous êtes très forte et très sage, Kate. Il m'a fallu des mois pour
voir que je ne devais pas laisser l'opinion des autres me diminuer.
Elle regarda autour d'elle.
— Cependant, la réalité est que, à cause de l'opinion du monde, je
suis maintenant obligée de gagner ma vie comme courtisane, ce qui
n'est pas un métier qui me convient, ajouta-t-elle en détournant les
yeux.
Elle rougit.
— Il y a celles qui sont faites pour ce genre de vie, comme lady
Paris de Moine, peut-être, et qui en tirent profit. Mais je n'ai pas voulu
cela.
Une bouffée de fureur prit Catherine par surprise, s'in- sinuant dans
la misère froide qui l'habitait depuis qu'elle s'était enfuie de la chambre
de Ben. La société avait mal traité Lily. Elle n'avait pas l'intention de la
laisser lui faire la même chose.
— Non, dit-elle. Vous vouliez une maison, une famille et quelqu'un
qui vous aime. Ce n'était pas tant demander.
— Ne permettez pas que cela vous arrive, Kate, déclara Lily, et
soudain Catherine vit la fatigue creuser son visage. Placez ceci derrière
vous. Epousez Withers...
— Je ne le ferai certainement pas, coupa Catherine, car ce serait
pire que tout. J'ai de la chance.
Elle s'efforça de chasser l'amertume de sa voix.
— J'ai de la fortune, et donc je ne suis pas obligée de me marier.
J'essaierai d'oublier.
Elle s'arrêta, songeant que durant le reste de sa vie, peut-être, elle
serait hantée non par un sentiment de honte pour ce qu'elle avait fait,
mais par le fantôme de ce qu'elle avait désiré, de ce qui aurait pu être.
Mais il était ridicule de penser à cela. Ben Hawksmoor n'avait jamais
été sien. Il ne pouvait pas lui donner la chaleur et l 'amour qu'elle
désirait ardemment. Leur tragédie était qu'ils s'étaient tous les deux
trompés complètement sur ce que l'autre voulait, elle qui cherchait
l'amour au mauvais endroit et lui qui la croyait très différente de la
vraie Catherine Fenton.
Il y eut un silence.
— Bon, dit Lily. Quel que soit le cas, nous devons décider quoi faire
maintenant. Vous devriez rentrer chez vous, Kate, et essayer de mettre
ceci derrière vous si vous le pouvez. Je vous verrai bientôt.
La cloche sonna, très aiguë, les faisant sursauter. Elles entendirent la
porte d'entrée s'ouvrir et un bruit de voix échauffées dans le
vestibule—celle de Connor menaçante, celle de Sarah Desmond lisse et
apaisante, puis un timbre masculin que Catherine ne reconnut que trop
bien. Il était sourd, dur et menaçant aussi.
— Je sais qu'elle est ici, madame. Ne vous donnez pas la peine de le
nier.
— Lord Hawksmoor ! murmura Lily.
Catherine regarda autour d'elle. Son premier instinct fut de se cacher,
le deuxième de sortir par la fenêtre et de s'enfuir. Mais cela ne servirait
à rien. L'argent lui avait permis d'entrer dans la maison des
Enchantements de Mme Desmond. Le même procédé permettrait sans
nul doute à Ben d'acheter tous ses secrets. Comme il l'avait dit plus tôt,
tout — ou presque tout — avait un prix.
Elle lissa ses jupes d'un geste nerveux, décocha un sourire à Lily et
alla à la porte, l'ouvrant avant que son courage ne la quitte.
Dans le vestibule, Ben Hawksmoor ajustait sa redingote et arrangeait
ses manchettes. Catherine put voir Connor allongé sur le sol de marbre
derrière lui, inconscient. Sarah Desmond paraissait à la fois
impressionnée et légèrement déstabilisée par son attitude autoritaire.
Ben se tourna lentement et ses yeux rencontrèrent ceux de Catherine.
Elle sentit la brûlure et la colère de son regard comme un contact
physique.
— Lord Hawksmoor, dit-elle, et elle fut fière de la fermeté de sa
voix, je ne m'attendais pas à ce que vous veniez me chercher ici.
Sarah Desmond lui jeta un coup d'œil et s'interposa entre eux.
— Lord Hawksmoor, dit-elle, nous sommes naturellement ravies
d'avoir le plaisir de vous recevoir ce soir, mais en quoi puis-je vous
intéresser?
Une expression sombre et dangereuse s'alluma dans les yeux de Ben.
Ils clouèrent Catherine sur place.
— Il y a une seule chose qui m'intéresse dans cette maison,
madame.
Il mit une main dans sa poche et en retira une poignée de guinées.
— Une heure de votre temps, dit-il en s'adressant à Catherine. Je
veux vous parler maintenant.
12.
La porte du salon fut fermement refermée sur eux, mais quand Ben
tourna la clé dans la serrure, Catherine fut portée à protester.
— Milord, je me sentirais plus à l'aise si nous n'étions pas
enfermés ensemble.
Ben lui lança un regard en biais. D'un geste délibéré, il posa la clé sur
la table en merisier et, à côté, la pile de pièces.
— Je ne voudrais pas que vous vous sentiez contrainte, miss
Fenton. La clé est là et vous pouvez partir n'importe quand.
Il mit les mains dans les poches de sa redingote.
— Je vous demanderais seulement de rester un peu et de parler
avec moi.
— Parce que vous avez payé pour mon temps, dit froidement
Catherine.
Il lui jeta un autre regard, sombre et indéchiffrable.
— Parce que je le demande, miss Fenton.
Elle hocha légèrement la tête.
— Très bien. Mais comment m'avez-vous trouvée ?
Elle déglutit convulsivement.
— Oh, je me souviens... Le majordome. Il vous a dit...
Ben haussa les épaules.
— Price vous a entendue donner cette adresse au cocher
du fiacre et je me suis rappelé que miss St Clare était votre amie. Mais
j'avoue que cela m'a surpris. Vous n'êtes pas une catin, n'est-ce pas,
Catherine, quoi que vous ayez fait ce soir?
Catherine se glaça à ses paroles. Elle noua ses bras autour d'elle pour
se réconforter. Qu'avait-elle attendu de lui—une déclaration d'amour ?
Elle s'était déjà rendu compte que les émotions profondes qui l'avaient
mue n'avaient pas produit le même effet sur lui. Il l'avait désirée, lui
avait témoigné de la concupiscence, c'était tout. C'était elle qui avait
commis l'erreur de croire autre chose.
— Lily et moi étions à l'école ensemble, dit-elle d'un ton neutre. Je
n'oublie pas mes amies, quoi qu'il advienne d'elles.
Leurs regards se croisèrent, mais il ne dit rien.
— Pourquoi êtes-vous venu? demanda-t-elle.
Elle avait du mal à prononcer les mots alors qu'il l'observait sans
pitié. Jamais le gouffre entre eux n'avait paru aussi large.
— Je suis venu parce que je voulais des réponses, répondit-il.
Il tendit la miniature sur sa paume.
— Je veux savoir où vous avez eu ceci, et pourquoi vous avez jugé
nécessaire de le rapporter chez moi.
Catherine sentit une vague de nausée la submerger, en partie due à la
peur, en partie à la désillusion. Il avait déjà trouvé la miniature. Une
petite partie d'elle-même avait espéré qu'il avait pu venir la trouver
pour elle, et seulement pour elle. N'apprendrait-elle jamais rien ? Elle
avait échoué dans un jeu dont les règles étaient bien plus complexes
que ce qu'elle aurait jamais pu imaginer. Il n'était pas étonnant qu'elle
ait été blessée.
Elle laissa s'éteindre le dernier de ses espoirs. Même s'il acceptait
qu'elle n'avait pas pris part aux stratagèmes de
Withers, il ne se souciait toujours pas d'elle. A ses yeux, elle était une
débutante imprudente qui avait joué avec le feu et s'était brûlée. Mais
il se souciait du vol de la miniature et de ce qu'il y avait derrière.
— Je ne peux pas vous le dire, répondit-elle.
Elle savait que cela le mettrait en colère, mais elle pensait qu'il valait
mieux ne pas tergiverser.
Les yeux noisette de Ben, fixés sur son visage, se plissèrent.
— Vous protégez quelqu'un.
Catherine ne répondit pas. Son cœur battait rapidement. Il n'était pas
stupide. Il devinerait bien assez vite, associerait les évidences, se
souviendrait de l'avoir vue avec Maggie...
Il traversa la pièce et s'assit à côté d'elle sur le canapé.
— Ecoutez-moi, Catherine...
Les yeux de Catherine étincelèrent en l'entendant l'appeler par son
prénom et elle le vit sourire, de ce sourire espiègle qui avait vaincu
son cœur stupide.
— Je vous demande pardon. Miss Fenton. Je vous en prie,
écoutez-moi.
Elle crispa sa mâchoire.
— Veuillez continuer, milord.
Ben changea de position.
— Très bien. Si vous ne me dites pas la vérité, miss Fenton, je
vous ferai arrêter pour vol.
La brutalité de sa déclaration coupa le souffle de Catherine. Ses yeux
se portèrent vivement sur son visage.
— Vous n'oseriez pas !
Il haussa les épaules.
— J'ai besoin de savoir qui vous a donné la miniature et pourquoi.
Alors, dites-le-moi.
Catherine pressa ses doigts les uns contre les autres pour les
empêcher de trembler. Elle se sentait malade de peur et avait le
vertige.
Elle leva les yeux et vit qu'il l'observait d'un air implacable.
— Vous ne l'avez pas prise vous-même, affirma-t-il.
— Non.
Cette première admission lui fit l'effet d'un pas sur une planche
glissante.
Ben inclina la tête.
— Quand nous nous sommes rencontrés à la pendaison de Ned
Clarencieux, vous m'avez dit que vous le connaissiez. Mais ce n'était
pas vous qui étiez sa maîtresse, n'est-ce pas, Catherine ? Qui
protégez-vous ?
La finesse de sa perception était effrayante. Il avait déduit tout de
suite qu'une maîtresse de Clarencieux avait pris la miniature comme
souvenir. Catherine s'efforça de ne pas paniquer.
— Je..., commença-t-elle dans un souffle. Je l'ai fait pour une
amie...
L'expression de Ben s'adoucit, ses soupçons étant confirmés.
— Comme vous êtes inconcevablement naïve de vous montrer si
serviable. Je ne peux imaginer pourquoi quelqu'un se donnerait tant
de mal pour autrui.
— Non, je suppose que vous ne le pouvez pas.
Il fronça les sourcils.
— Ainsi, vous avez une amie qui était la maîtresse de Ned.
Catherine trembla.
— Je... Oui. Oui, en effet.
— Quel est son nom?
Elle se redressa. Ce soir-là chez Crockford's, il l'avait vue avec
Maggie. S'il s'en souvenait...
— Je ne vous le dirai pas, affirma-t-elle. Elle m'a fait jurer le
secret.
Ben secoua la tête.
— Ou vous me mentez et c'est une autre manigance de Withers,
ou vous êtes trop aimable pour votre propre bien. Une telle générosité
n'est bonne que pour les sots.
Catherine songea à la fragilité de sa famille. Elle s'était déjà battue si
durement pour protéger ceux qu'elle aimait.
— Je m'attends à ce qu'un homme de votre trempe ne se soucie
que de lui-même, dit-elle. Vous ne pouvez pas comprendre.
Elle vit les lèvres de Ben se pincer.
— Ce soir, vous n'êtes venue chez moi que pour rapporter la
miniature pour le compte de votre amie.
Catherine haussa vivement le menton. C'était le moment de restaurer
un peu de sa fierté perdue.
— Uniquement pour cela, confirma-t-elle. Rien d'autre.
Il y eut dans les yeux de Ben une expression qu'elle ne put déchiffrer,
et elle disparut avant qu'elle eût le temps de s'en assurer, mais un
instant cela avait ressemblé à de la peine — ou à de la déception.
— Je vois, dit-il. Et ce qui a suivi...
— Etait une erreur, coupa-t-elle, ainsi que je vous l'ai déjà dit.
— Une erreur assez importante pour une jeune dame vierge,
observa-t-il.
Soudain, il la prit par les épaules.
— Pourquoi, Catherine ?
Elle le regarda en face pendant ce qui lui sembla durer un siècle.
C'était la première fois qu'elle voyait l'homme lui-même et non le bel
aventurier qui l'avait séduite. Mais même si elle pouvait le voir
maintenant sans illusions ni comédie, cela faisait peu de différence
pour ses sentiments et elle s'avisa avec désespoir que cela n'en ferait
peut-être jamais.
Il y avait en cet homme quelque chose qui l'attirait 184
irrésistiblement. Elle savait que, quoi qu'il lui arrive dans l'avenir,
toute sa vie, des souvenirs de lui lui reviendraient, sans qu'elle le
veuille, la prenant par surprise, faisant paraître les autres hommes
ternes en comparaison.
Mais elle devait apprendre à vivre autrement. Elle ne pouvait dorloter
à jamais un cœur brisé. Elle devait apprendre à oublier et commencer
dès maintenant.
— Je suis allée trop loin, reconnut-elle honnêtement. Je ne l'ai pas
fait délibérément. J'étais troublée par mes sentiments et je n'avais pas
assez d'expérience pour savoir comment ou quand arrêter.
Et je ne le voulais pas. Je croyais que je vous aimais...
Son cœur perfide lui murmura les mots, mais elle les garda enfermés
en lui.
Leurs regards se soutinrent et il fut le premier à détourner les yeux.
— Je suis désolé, dit-il.
Catherine pensa qu'il n'avait probablement jamais dit cela à une
femme, mais lorsqu'il ôta les mains de ses épaules, elle vit la pitié sur
son visage et se sentit heureuse de lui avoir caché au moins une partie
de la vérité. Il ignorait qu'elle avait cru l'aimer—et il ne le saurait
jamais.
— Je ne peux pas vous dire qui je protège, répéta-t-elle. J'ai
promis.
L'expression de Ben se durcit de nouveau.
— Croyez-vous que je ne peux pas le découvrir?
Il se leva et alla à la table en merisier sur laquelle les guinées brillaient
à la lueur du feu. Il prit les pièces, puis les remit en pile. Elles tintèrent
les unes contre les autres.
— Il y a plein de gens dans cette maison qui me vendraient cette
information, dit-il doucement.
Il lui jeta un coup d'œil par-dessus son épaule.
— Je suppose que vous avez raconté toute l'histoire à votre amie
Lily. Et à Sarah Desmond...
Il la vit pâlir et hocha la tête.
— Je pensais que vous le feriez. Vous êtes trop confiante.
— Lily ne me trahirait jamais, assura Catherine d'un ton de défi.
— Mais Sarah le ferait pour un bon prix.
Ben sourit, d'une parodie de sourire.
— Ou je pourrais simplement gagner du temps, vous emmener à
Bow Street et en terminer.
Catherine se leva.
— Vous n'oseriez pas ! Ce serait un enlèvement !
Il haussa les épaules d'un geste insouciant.
— Un enlèvement, une séduction... Vous avez appris peu de
choses sur moi, si vous pensez que je m'arrêterais à l'un ou à l'autre.
Catherine songea au corps de Connor étalé dans le vestibule de Sarah
Desmond. Ce serait assez facile pour lui de l'emmener de force, mais
elle ne croyait pas qu'il le ferait. En dépit de tout ce qu'il avait dit et
fait, elle ne pensait pas qu'il userait de violence avec elle. Il n'était pas
comme Withers, qui n'avait pas hésité à la frapper dans sa fureur. Ben
l'avait séduite et lui avait brisé le cœur, mais il ne l'avait jamais
blessée physiquement.
— Je ne vous le dirai pas, répéta-t-elle avec entêtement.
Il se tourna vers elle avec une fureur à peine réprimée.
— Vous ne comprenez pas ! C'est important. Vous avez dit que
vous n'étiez pas impliquée dans les plans de Withers.
Catherine se redressa.
— Je ne le suis pas. Je le déteste et je ne peux imaginer pourquoi
vous croiriez cela de moi !
Quelque chose changea sur le visage de Ben. Du regret, de nouveau ?
Elle ne pouvait supporter qu'il ait pitié d'elle.
— J'ai été mal informé, dit-il.
— C'est malheureux pour vous, rétorqua-t-elle froidement. Et plus
encore pour moi.
Elle le vit prendre une grande inspiration pour se calmer.
— Si vous détestez tant Withers, alors aidez-moi, dit-il. Ceci a à
voir avec la mort de Ned Clarencieux. Ned n'était ni un faussaire ni un
meurtrier. Oh ! il était imprudent, téméraire et dépensier, mais...
Il s'arrêta comme s'il se retenait au bord d'une admission. Catherine
comprit. Il se montrait vulnérable et il ne voulait pas qu'elle le voie.
Elle le regarda.
— Ainsi, vous tenez au moins à quelqu'un ?
Ben lui jeta un regard plein de déplaisir. Tout son corps était rigide
de tension.
— Clarencieux a été victime d'un coup monté. Il a été piégé et je
pense que c'est Withers qui l'a fait. Je n'ai pas envie que cela m'arrive,
c'est tout.
Catherine le fixa tandis que ses paroles s'insinuaient en elle. Le
meurtre de sir James Mather avait été pour elle une surprise
désagréable. Il était son fondé de pouvoir, un homme qu'elle
connaissait depuis longtemps, appointé par son grand-père.
Quand elle avait appris que Ned Clarencieux était impliqué, les
raisons lui en avaient semblé claires. Mather était un banquier ;
Clarencieux, comme elle, était un de ses clients. Il s'était retrouvé dans
des difficultés financières et avait commencé à essayer d'écouler de
faux billets pour se sortir de ses difficultés. Mather avait découvert la
fraude et Clarencieux l'avait tué pour l'empêcher de révéler la vérité.
On l'avait vu sortir en courant de l'appartement de Mather après le coup
de feu. Son pistolet avait été trouvé à côté du corps du banquier. Et on
avait découvert de fausses coupures chez lui...
Elle secoua la tête. Elle ne voulait pas croire ce que disait Ben.
Pourquoi Withers aurait-il monté un coup contre Clarencieux ? Et si
ce dernier était innocent, qui avait tué James Mather?
— Vous devez vous tromper, dit-elle. M. Clarencieux était
sûrement coupable ! En outre...
Elle s'arrêta et le regarda.
— Pourquoi Withers aurait-il voulu le piéger ? Ou causer votre
perte, par ailleurs ?
— C'est ce que j'essaie de découvrir, répondit sombrement Ben.
Vous l'avez entendu, Catherine. Vous étiez là quand il a proféré ses
menaces.
Cela fit réfléchir Catherine.
— En effet, reconnut-elle. Mais je ne pense pas qu'il ait voulu dire
quoi que ce soit par là.
Inconsciemment, elle porta la main à sa joue, là où Withers l'avait
frappée.
— Il peut être violent, ajouta-t-elle, mais j'ai pensé que ses
menaces n'étaient que des mots en l'air.
Ben prit sa main dans la sienne.
— Vous a-t-il fait du mal ?
Un moment, Catherine le fixa, incapable de déchiffrer l'expression de
ses yeux.
— Il m'a frappée une fois, avoua-t-elle, et elle entendit Ben jurer
violemment. Mais cela n'a rien à voir avec moi ou avec...
Elle s'interrompit juste avant de trahir le nom de Maggie.
— Je vous promets que je ne sais rien de tout cela..., reprit-elle,
mais Ben la coupa, le visage dur.
— Vous pouvez promettre tout ce que vous voulez, mais tant que
je n'aurai pas découvert votre lien avec Clarencieux, je ne vous
laisserai pas partir.
Soudain, Catherine se sentit prise d'une immense fatigue qui lui fit
désirer un bain chaud et son lit. Elle avait envie de rentrer chez elle,
même si la maison de Guilford Street était vide et froide. D'un geste
méprisant, elle balaya la pile de guinées.
— Vous pouvez acheter des informations à n'importe qui que vous
pourrez convaincre de me trahir, milord, mais je ne vous dirai rien de
plus. J'ai rapporté le portrait pour le compte d'une amie qui était la
maîtresse de Clarencieux. Je l'ai fait parce qu'elle était terrifiée que son
mari ne le découvre et la dénonce. Quant aux menaces de Withers, je
n'y ai rien compris. C'est tout ce que je sais.
Elle regarda ostensiblement la pendule.
— Vous avez payé pour une heure, je crois. Votre délai est presque
passé.
Ben la prit par le bras et la fit pivoter face à lui. Le souffle de
Catherine se coinça dans sa gorge. Elle se sentait si vulnérable. Elle
avait voulu être indifférente à lui maintenant que c'était tout ce qui lui
restait, mais dès qu'il la toucha, elle fut perdue. Son corps réagissait
toujours à son contact, et son cœur la trahissait.
— Alors, puisque parler ne nous a conduits à rien, dit Ben d'un ton
plaisant, nous pourrions peut-être passer le reste du temps à quelque
chose de plus agréable.
Catherine vit la lueur qui s'allumait dans ses yeux, mais elle comprit
ses intentions une seconde trop tard. Il avait posé une main sur sa
nuque et il l'attirait à lui pour l'embrasser. Elle était en proie au choc et
au désir, à égalité. Ses doigts sur sa peau réveillaient toutes les
aspirations douloureuses qu'elle avait récemment découvertes. Elle
sentit la caresse brûlante de sa langue, pressante et profonde, puis ses
genoux menacèrent de lui manquer et il la souleva dans ses bras pour la
porter sur le canapé.
— Ben...
C'était la première fois qu'elle l'appelait par son prénom, mais au lieu
d'un reproche cela sonna comme une supplication et il grogna, l'attirant
plus près encore, aussi près que possible, de telle sorte qu'elle se
retrouva allongée contre la longueur de son corps dur.
Elle percevait chaque inspiration saccadée qu'il prenait, chaque
battement de son cœur. Son corps se ramollissait de nouveau sous son
toucher, le désirant. Elle se sentait tel un fruit mûr, prête à tomber. Son
esprit luttait pour contrôler ces sensations, mais alors il se remit à
l'embrasser, sauvagement, avec avidité, et elle laissa s'enfuir toute
pensée pour lui rendre son baiser, incapable de résister.
La bouche de Ben quitta la sienne et frôla le lobe de son oreille,
faisant naître de délicieux frissons dans son dos. Les pointes de ses
seins se durcirent sous sa camisole, et quand il prit un sein dans sa
main, sa chaleur la brûla à travers la soie. Sa tête se renversa sur les
coussins du canapé et elle sentit ses lèvres dessiner la ligne de sa gorge
jusqu'à son décolleté, puis s'attarder sur la rondeur de sa poitrine. Il
mordilla une pointe durcie et elle poussa un petit cri. Il enfouit une
main dans ses cheveux et lui fit tourner la tête pour l'embrasser de
nouveau.
Catherine avait l'impression d'avoir de la fièvre. Elle ne comprenait
pas le besoin désespéré qu'ils avaient l'un de l'autre, mais elle savait par
un instinct aussi vieux que le monde que Ben le ressentait aussi.
Elle ouvrit les yeux, vit les guinées en or éparpillées par terre et
quelque chose se contracta dans son cœur, le changeant en glace. Ben
Hawksmoor avait payé pour une heure de son temps et maintenant il lui
faisait l'amour dans un bordel. Il n'y avait pas grand-chose de
romantique là-dedans. Un court moment plus tôt, elle s'était promis de
ne pas refaire la même erreur, mais c'était précisément ce qu'elle faisait.
Ben ne l'aimait pas, il ne se souciait même pas d'elle au-delà du désir
qu'il éprouvait si clairement pour elle. Oublier cela, se laisser duper par
ses caresses, était de la folie.
Elle lutta pour se redresser et il la laissa faire.
— Catherine?
Sa voix était mal assurée.
— Ne songez pas à m'arracher l'information que vous voulez par la
séduction, dit-elle, souhaitant le frapper et le blesser comme il l'avait
blessée. Je ne suis pas aussi naïve que je l'étais voilà quelques heures.
Vous y avez pourvu.
Ben la relâcha si soudainement qu'elle faillit tomber par terre. Elle
avait pensé que son défi serait aussi inefficace que le coup de griffe
d'un chaton, et elle était prise de court. Elle se redressa, mais il était
déjà à mi-chemin de la porte.
— Vous avez raison, bien sûr, dit-il. Je ferais mieux de m'en aller.
Catherine resta assise sur le canapé, très droite, jusqu'à ce qu'elle
entende la porte d'entrée se refermer. Alors elle se pelotonna, les
genoux remontés sous son menton. Elle avait été une enfant sevrée
d'affection et était devenue une femme dont les instincts naturels et
sensuels avaient été réprimés, étouffés, jusqu'à ce que Ben Hawksmoor
les libère. Elle avait tant appris sur elle-même en une nuit qu'elle
pouvait à peine le croire.
Elle s'était donnée à un homme qui la désirait, mais se souciait d'elle
comme d'une guigne.
Et cela, pensa-t-elle, était la fin amère de sa première leçon
amoureuse.
Le veilleur de nuit avait annoncé 4 heures du matin et la nuit était
aussi noire que de la poix quand une voiture fermée quitta la maison de
plaisirs de Mme Desmond et se mit à rouler dans les rues glacées vers
Guilford Street.
Au même moment, un messager frappait à la porte de lady
Paris de Moine, à Cheyne Gardens. Le portier de nuit prit la lettre et alla
réveiller Edna en bâillant. Il savait que cette action serait mal accueillie,
mais le messager avait insisté sur le fait que l'affaire était de la plus
grande urgence.
Edna ne fut pas contente d'être dérangée. Elle frotta ses yeux
ensommeillés, prit la missive, et quand le portier lui précisa, mal à
l'aise, qu'elle n'était destinée qu'aux yeux de lady Paris, elle lui lança
vertement de retourner à son poste.
Elle savait qu'elle n'avait pas intérêt à déranger Paris pour quelque
chose qui n'était pas une question de vie ou de mort, surtout dans l'état
où se trouvait sa maîtresse.
Malgré tout, lorsqu'elle eut brisé le cachet et lu la lettre, elle sauta de
son lit comme si on lui avait mis des charbons ardents sous les pieds.
Elle longea le couloir et frappa à la porte de Paris avant que le portier ne
puisse faire plus que de bafouiller d'étonnement.
Et à peine deux minutes plus tard, toute la maison fut réveillée par un
fracas de porcelaine et de verre brisé, tandis que lady Paris de Moine
laissait libre cours à ses sentiments avec une intensité qu'ils n'avaient
jamais entendue jusque-là.
13.
« Un chaperon inefficace est un grand inconvénient pour une jeune
dame.»
Mme ELIZA SQUIRE.
De la bonne conduite des dames.
Sir Alfred Fenton était endormi dans son fauteuil, le London
Chronicle glissant un peu plus sur ses genoux à chacune de ses
respirations. Il avait dîné à son club ce soir-là avec Algernon Withers,
qui avait été avide de l'informer des derniers manquements qu'il
trouvait à la conduite de Catherine. Ceux-ci étaient légion, et les
plaintes de Withers avaient suffi à mettre sir Alfred de mauvaise
humeur; si mauvaise, de fait, qu'il avait été heureux de voir disparaître
son compagnon quand celui-ci était finalement parti pour se rendre
dans un tripot ou autre établissement de bas étage.
Il savait qu'il n'aurait jamais dû se mouiller autant avec Withers. Au
départ, il avait pensé qu'il avait besoin de quelqu'un doté du caractère
implacable du gentleman. Il s'était avisé trop tard que ce dernier n'était
pas seulement implacable, mais aussi indiscipliné. Il ne savait jamais
quand s'arrêter. Et dans son arrogance, il allait finir par tous les faire
chuter.
Déjà, les choses avaient échappé de façon conséquente au contrôle
de sir Alfred, en une sorte de spirale infernale. Il avait seulement voulu
quelqu'un qui l'aide à briser le fonds de garantie, un cosignataire qui lui
permette de tromper sir James Mather. Sir Alfred était à court d'argent
et la fortune de Catherine était comme un trésor qui scintillait juste hors
de sa portée.
Le grand-père de Catherine, ce vieux goujat de McNaish, en avait
décidé ainsi. La seule faiblesse de McNaish avait été son amour pour sa
famille — sa fille Violette, la première femme de sir Alfred, et sa
petite-fille Catherine qu'il adorait. Il avait investi sa fortune de telle
sorte que Catherine en hérite et que sir Alfred n'ait rien d'autre que les
intérêts sur le principal. Sir Alfred savait que son beau-père l'avait fait
à dessein. C'était presque comme un appât.
Au début, sir Alfred ne s'en était pas soucié. Ses propres affaires
prospéraient et il n'avait pas besoin de l'argent de sa fille. Mais peu à
peu une série de revers avait réduit sa fortune jusqu'à ce qu'il ne puisse
plus garder le style de vie auquel il s'était habitué.
Il avait été facile de persuader Mather de prendre Withers comme
troisième fondé de pouvoir quand McNaish était mort. Sir Alfred s'était
porté garant de Withers, et Mather, un homme honorable, n'avait pas
suspecté le déshonneur chez les deux autres. L'acte avait été rédigé, les
papiers signés, et Withers et sir Alfred avaient puisé depuis lors dans le
fonds de garantie de Catherine.
Mais alors Withers s'était mis à financer des actes criminels, des
bandes de pilleurs de tombes qui travaillaient dans les cimetières de
Londres. Sir Alfred s'en était ému, mais Withers s'était contenté de rire
et de dire qu'il y avait de l'argent à trouver dans les vieux os. Puis
Mather avait découvert l'utilisation frauduleuse du fonds et il avait
fallu le faire taire...
Sir Alfred s'agita et grogna tandis que son sommeil était troublé par
des images de cupidité et de violence. Le journal glissa de ses genoux
et tomba par terre.
Puis son rêve se calma et il se représenta alors le paradis de la
maison de Chelsea où sa maîtresse attendait patiemment ses visites.
Elle aurait compris à cette heure qu'il ne viendrait pas la voir ce soir-là
et se serait couchée dans le boudoir parfumé à la pêche où il avait
connu une telle volupté.
Elle ne l'attendrait plus lorsqu'elle saurait qu'il avait fait faillite et
encore moins s'il faisait l'objet d'une enquête criminelle, comme cela
arriverait sûrement si Withers continuait dans cette voie. Elle se
trouverait un autre protecteur, emportant avec elle son refuge et ses
diamants, le laissant avec rien d'autre que des souvenirs refroidis et une
épouse plus froide encore.
Sir Alfred ronflait si bruyamment qu'il se réveilla lui- même et se
redressa en sursaut, regardant autour de lui. La pendule indiquait 4 h
15. Le feu s'était éteint et la maison était froide et silencieuse.
Au début, quand il était rentré chez lui, il ne s'était pas inquiété que
sa femme et sa fille soient absentes. Il avait supposé qu'elles étaient à
une soirée quelconque et s'était retiré dans son cabinet de travail avec
son journal.
Mais alors que les heures s'égrenaient, il avait commencé à s'irriter
d'être seul chez lui si tard dans la nuit et avait appelé le majordome.
Tirer des informations à Tench avait été comme arracher des dents à
une poule, mais finalement il avait établi que Catherine était sortie un
peu avant minuit et que lady Fenton avait quitté la maison séparément,
juste avant qu'il rentre. Ni l'une ni l'autre n'avaient dit où elles allaient.
Sir Alfred avait digéré l'information en silence. Il avait laissé la
surveillance de Catherine entre les mains de sa femme, car ces
choses-là l'ennuyaient, et à présent seulement il devenait apparent pour
lui que le sens des responsabilités de Maggie Fenton était terriblement
inadéquat. Sir Alfred supposait que sa femme avait pu fournir un autre
chaperon à Catherine si elle-même était engagée ailleurs, néanmoins
son malaise persistait.
Il savait depuis quelque temps maintenant que Maggie était
gravement dépendante de son flacon de laudanum, et combien elle était
attachée à certains jeunes gens tapageurs de la ville. Il le savait, mais il
n'avait pas voulu se confronter à la vérité. Et puis l'affaire de Ned
Clarencieux l'avait obligé à regarder les choses en face. Withers lui
avait parlé de Clarencieux. Et lui avait promis de s'en occuper, tout
comme il avait juré de s'occuper de Mather.
Sir Alfred se leva avec une certaine raideur et alla à la porte, mais
s'arrêta la main sur la poignée. A quoi bon appeler Tench maintenant et
faire une scène ? Le majordome lui avait déjà dit tout ce qu'il savait.
Cela ne servirait qu'à faire ressortir à quel point sir Alfred contrôlait
peu ce qui se passait chez lui, avec une femme qui vagabondait et une
fille qui le mystifiait.
Il contempla son reflet dans le miroir au-dessus de la cheminée. Il
paraissait vieux et fatigué. A Chelsea, Rosabelle l'aurait caressé jusqu'à
le contenter et lui aurait dit qu'il était bel homme. Il aurait su qu'elle
mentait, bien sûr, mais il aurait pris plaisir à se laisser flatter.
Il ouvrit brusquement la porte du cabinet de travail, et à ce
moment-là il entendit le bruit d'une voiture qui s'arrêtait devant la
maison. La porte d'entrée s'ouvrit et Catherine entra en étant ses gants.
Elle ne portait pas de bonnet et ses cheveux étaient défaits. Sir Alfred,
même s'il n'était pas expert en mode féminine, était capable de voir que
sa fille n'était pas habillée pour un bal ou une soirée mondaine. De fait,
elle semblait rentrer précipitamment d'un rendez-vous galant.
Catherine parut horrifiée de le voir. Son visage était si pâle de
fatigue qu'elle paraissait presque translucide. Il y avait des cernes
sombres sous ses yeux et ses joues portaient les traces de larmes
séchées. Elle laissa tomber ses gants et se pencha automatiquement
pour les ramasser.
Sir Alfred retrouva sa voix.
— Où diable étiez-vous, jeune fille?
Elle ne répondit pas immédiatement. Ils se fixèrent et sir Alfred prit
brusquement conscience de sa ressemblance frappante avec sa mère.
Violette avait eu cette attitude; ce courage, ce menton haussé en signe
de défi. Il ne l'avait jamais aimée. Il l'avait épousée pour ses liens avec
McNaish, comme il avait plus tard épousé Maggie Arden parce qu'elle
était la fille d'un baron. Acquérir était sa façon de vivre.
Et alors même qu'ils se dévisageaient fixement, et que sir Alfred
mesurait combien il connaissait peu sa fille et à quel point il avait
manqué à ses devoirs envers elle, la porte s'ouvrit de nouveau et
Maggie entra en titubant.
Si la tenue de Catherine avait paru désordonnée, celle de Maggie
trahissait un complet abandon. Ses cheveux formaient des queues de
rats, sa robe était à l'envers, et elle semblait ni s'en rendre compte ni
s'en soucier. Ses yeux avaient un éclat fiévreux.
Pendant un long moment, tous trois restèrent figés en silence,
comme s'ils savaient que celui qui parlerait le premier briserait
finalement le code qui les avait maintenus ensemble en un pacte
malcommode durant ces longs mois. Puis Maggie ouvrit la bouche et
les mots se mirent à se bousculer sur ses lèvres, et tout fut changé à
jamais.
— Je sais, dit-elle. Je sais que vous avez fait tuer Ned Clarencieux.
Vous l'avez fait à cause de moi.
Pendant un moment, sir Alfred ne comprit pas de quoi elle parlait. Il
avait un sifflement dans les oreilles et un brouillard devant les yeux. Il
secoua lentement la tête.
— De quoi diable parlez-vous, Margaret?
Soudain, Maggie se mit à lui frapper la poitrine de ses poings serrés.
— Vous saviez que je l'aimais ! glapit-elle. Vous étiez jaloux ! Je
sais que vous l'avez tué ! Withers me l'a dit ce soir. Il m'a tout dit !
Son mari la saisit par les poignets et la tint loin de lui, à bout de bras.
Catherine n'avait pas bougé. Elle se tenait raide et immobile, son visage
comme un masque blanc. Maggie se débattait et donnait des coups de
pied, aux prises avec son mari, mais elle se fatiguait. Il la regarda de
haut en bas, contempla sa robe à l'envers et à moitié boutonnée, et tout
ce à quoi il put penser fut la vérité effrayante que Withers l'avait trahi
deux fois.
Withers avait dit à Maggie qu'il était responsable de la mort
d'Edward Clarencieux et ensuite—il déglutit convulsivement — il avait
couché avec elle, de façon insouciante, détachée, pour la seule raison
qu'il en avait envie et que cela prouvait son pouvoir. La fureur aveuglait
sir Alfred. Withers avait possédé sa femme après avoir dîné avec lui.
— Vous me revenez après avoir quitté Withers avec cette
apparence ?
Sa fureur flamba de plus belle. Il était furieux contre elle et contre
Algernon Withers, mais surtout il était désespéré de sa propre faiblesse.
Il aurait dû arrêter Withers depuis longtemps, mais à présent il était trop
tard. Ce malotru avait souillé tout ce qui était important pour lui.
— Espèce de traînée ! lança-t-il d'un ton coupant. Comment
avez-vous pu me faire cela?
Maggie ne répondit pas. Elle s'avachissait dans son emprise telle une
fleur coupée et pleurait doucement. Il la secoua de nouveau, et de la
poche de sa cape tomba un flacon de laudanum. Il roula par terre et
s'arrêta devant le pied gauche de sir Alfred, comme une réponse muette
à sa question. Il lâcha Maggie et elle se baissa pour ramasser le flacon,
mais il fut plus rapide qu'elle : il écrasa la fiole sous son pied, incrustant
le verre dans le sol, alors que sa femme à quatre pattes essayait
désespérément de l'en empêcher. Ses lamentations emplirent la pièce.
— J'en ai besoin !
Sa voix mourut en un gémissement.
— Je ne l'ai fait que pour le laudanum...
Ses mains étaient coupées par des échardes de verre, le sang coulant
dans ses paumes. Catherine s'agenouilla à côté d'elle, l'incitant à se
relever, passant un bras autour de son corps, qui ne résistait pas.
— Venez vous coucher, Maggie, dit-elle gentiment. Tout ira
bien...
Sir Alfred ne bougea pas. Il regarda sa fille aider sa femme à gagner
l'escalier, continuant à lui parler doucement comme à une enfant.
Il pensa à Algernon Withers.
Il pensa au pistolet rangé dans le tiroir de son bureau.
Il pensa à son incapacité choquante à prendre les choses en main et à
traiter Withers comme il le méritait.
Quelqu'un d'autre devrait le faire. Quelqu'un de fort, pas le roseau
brisé qu'il était devenu.
— Tench!
La porte des quartiers des domestiques s'ouvrit si rapidement que sir
Alfred se rendit compte que toute la maisonnée avait dû écouter
l'altercation qu'il venait d'avoir avec sa femme. Aucune importance. Il
suspectait que tout Londres avait entendu parler de son épouse volage,
maintenant. On disait que le mari était toujours le dernier à savoir.
— Allez me chercher du cognac, ordonna-t-il au majordome. Puis
laissez-moi tranquille. Je ne veux pas être dérangé.
14.
Ben Hawksmoor gravit nonchalamment les marches qui menaient à
la porte d'entrée de lady Paris de Moine et lança une salutation aux
journaleux qui mâchaient leur crayon en attendant patiemment sur le
trottoir. Leur visage s'éclaira en le voyant et ils lui dire avec sympathie
que lord Askew était arrivé avant lui, mais qu'il avait été renvoyé.
Ils implorèrent une information, un ragot ou quoi que ce soit qui
pourrait paraître dans les journaux plus tard dans la journée. Ben les
obligea volontiers. Comme la publicité le faisait vivre, il n'allait pas
mordre la main qui le nourrissait ces temps-ci.
Le messager de Paris était arrivé à 8 heures ce matin, alors qu'il
n'avait eu que trois heures de sommeil. Le valet avait déclaré que
l'affaire était urgente, mais quand Paris voulait quelque chose c'était
toujours urgent. Elle n'avait pas changé depuis dix ans qu'il la
connaissait. Elle s'appelait alors Patience et détestait ce nom. Ben lui
avait suggéré de choisir un nom qu'elle aimait davantage. Il avait
promis de garder le secret sur Patience. Elle lui avait donné beaucoup
d'argent pour cela.
S'il en venait à évoquer ces souvenirs, pensa-t-il, il était simplement
le capitaine Hawksmoor quand il l'avait rencontrée, avec peu de raisons
d'être fier non plus. A cette époque, nul n'aurait imaginé qu'il hériterait
d'un titre — à part celui de rejeton du diable.
Ben avait eu une mauvaise nuit. Il n'avait pas rêvé de Catherine,
même si elle était la première chose à laquelle il avait pensé en se
réveillant seul dans le lit qu'ils avaient si brièvement partagé. Dans
l'obscurité, il avait été harcelé par des cauchemars du temps où il se
trouvait dans la Péninsule, en particulier de l'horrible retraite de la
Corogne. Dans ses rêves, les Français mettaient les traînards en pièces
pendant qu'il regardait, et un des morts était Ned Clarencieux, qui
tendait la main et suppliait Ben de le sauver...
Il s'était réveillé en frissonnant, baigné de sueur, pour découvrir que
la lumière froide et brumeuse du matin filtrait entre les rideaux et que
le lit à côté de lui était tout aussi froid et désolé. Une fois de plus, il se
prit à désirer Catherine avec une nostalgie qui le déconcerta et le
troubla.
— Lord Hawksmoor !
L'un des journalistes avait joué des coudes pour arriver au premier
rang de la foule et son cri tira Ben de ses rêveries.
— J'ai entendu dire que lady Paris envisage d'épouser le duc de
Beaufoy. Qu'en pensez-vous, milord?
Ben s'arrêta, la main sur le heurtoir. En vérité, il ne se souciait pas de
qui Paris pourrait amener au mariage. Si elle choisissait d'épouser un
des princes royaux, il ne ferait que lui souhaiter bonne chance. Paris ne
se montrait pas exclusive dans ses affections et personne ne l'attendait
d'elle. Mais les journaux pensaient tous qu'il était son amant, aussi
devait-il paraître vaguement intéressé.
II rit.
— Alors, je l'admirerais extrêmement pour passer outre aux tuteurs
de Beaufoy. Ce garçon est à peine sorti de la nurserie !
La foule s'esclaffa à cette remarque, car les gens savaient que le
jeune duc de vingt ans se languissait d'amour pour Paris depuis des
semaines, pendant que ses redoutables tuteurs surveillaient de loin
pour s'assurer qu'il ne commette pas la folie capitale de s'enfuir avec
une courtisane. Ben espérait pour Beaufoy que Paris ne réussirait pas à
le convaincre. Elle le ruinerait en trois mois.
Edna ouvrit la porte à son coup de heurtoir, la bouche en berne.
Comme sa maîtresse, la soubrette avait été aussi une gourgandine qui
suivait l'armée. Mais elle avait su reconnaître ses propres limites et le
potentiel de Paris, et elle avait consacré ses talents indubitables à
organiser la carrière de cette dernière.
— Madame est malade, annonça-t-elle de but en blanc, tandis que
Ben se débarrassait de son manteau et de ses gants. C'est méchant. Elle
vous demande.
A l'entendre, Paris était aux portes de la mort, mais Ben jugeait cela
hautement improbable. Après tout, il avait vu Paris quelques jours plus
tôt seulement et elle était en grande forme, nourrissant le régent de
grains de raisin.
— Elle a trop bu ? s'enquit-il en suivant Edna dans l'escalier. Je
l'avais avertie.
Il régnait une chaleur étouffante dans la maison, et quand la
domestique ouvrit la porte de la chambre de Paris, Ben put à peine y
voir et respirer. La pièce était plongée dans l'obscurité et l'air était lourd
du dernier parfum capiteux de Paris. Il s'efforça de ne pas tousser.
— Où diable êtes-vous, Paris ?
— Ben, chéri?
La voix de Paris était plaintive.
— Par ici. Je suis au lit.
Il aperçut un bras pâle et impérieux qui lui faisait signe d'avancer,
avant de disparaître aussitôt sous les couvertures.
— Ne pouvez-vous ouvrir un peu les rideaux ? demanda-t-il à
Edna.
Elle secoua la tête.
— Madame ne veut pas.
Ben se dit que si Paris invitait tous ses amants à la rejoindre de cette
façon peu amène, il était étonnant qu'elle fût une courtisane aussi
courue. Il se fraya un passage précautionneux entre les piles de
vêtements répandus sur le sol. Le temps qu'il atteigne le lit, ses yeux
commençaient à s'ajuster à l'obscurité. Mais même ainsi, Paris était
invisible.
— Paris, commença-t-il, pour l'amour du Ciel...
Il s'arrêta quand lady Paris de Moine sortit la tête de sous les draps.
Ses cheveux d'ordinaire si bien coiffés tombaient en désordre sur un
visage qui était presque méconnaissable. Ses yeux étaient bouffis, et
sa peau parsemée de boutons rouge vif. Ben éprouva une envie très
peu chevaleresque de rire.
— Sapristi, dit-il doucement. Ainsi, c'est vrai. Vous êtes malade.
— J'ai la varicelle, bougonna Paris.
— Je vois.
Ben s'assit sur le bord du lit et la contempla pensivement. Il ne l'avait
jamais vue autrement que parfaite depuis le jour où il l'avait tirée
d'une tranchée inondée au Portugal. Il se rappela cette époque avec
quelque affection. Les choses étaient beaucoup plus simples, alors.
— Ne me fixez pas, dit Paris avec irritation. Je sais que je suis
affreuse.
— En effet.
Ben esquissa un sourire.
— Qui eût cru que vous pouviez être aussi laide ?
Elle lui frappa le bras.
— Arrêtez ! Je vous ai seulement autorisé à me voir parce que...
Sa voix mourut.
— Parce que vous n'avez pas besoin de m'impressionner,
acheva Ben sans rancœur. Et, je suppose, parce que vous avez besoin
de mon aide.
Paris le regarda. Il pouvait voir la peur dans ses yeux bleus,
maintenant. Visiblement, elle se rappelait leur pacte aussi bien que lui.
S'ils pouvaient être utiles l'un à l'autre, c'était très bien. Mais si l'un
d'eux devenait une charge, c'était chacun pour soi.
— Il faut que je parte, déclara Paris d'un ton pressant. Personne ne
doit savoir ce qui m'est arrivé.
— Oui.
Ben comprenait le problème. Alors qu'il était essentiel de voir et
d'être vu dans le monde, Paris serait la risée de tous si l'on apprenait
qu'elle avait contracté une maladie infantile comme la varicelle. Elle
vivait de façon si précaire dans la bonne société. Un impair et tout
disparaîtrait, sa célébrité et son avenir avec. Paris était encore moins
bien lotie que lui en termes de famille et de fortune. Au moins, il avait
son titre et un manoir délabré, même s'il n'avait pas d'argent pour
l'entretenir.
— Que voulez-vous de moi ? demanda-t-il.
La peur s'intensifia dans les yeux de Paris. Ses doigts s'enfoncèrent
dans sa manche.
— D'abord, vous devez me promettre de ne dire à personne ce qui
m'est arrivé, quoi qu'il advienne.
Il haussa les épaules.
-— Entendu.
— Vous devez m'aider à concocter une histoire qui satisfera les
gens, poursuivit Paris, et vous ne devez sortir avec aucune autre femme
pendant que je suis au lit. Je ne supporterais pas d'être supplantée.
— Je vois.
— J'irai mieux dans quinze jours, et je ne suis pas sûre de vous
pardonner, alors, si vous ne m'aidez pas maintenant.
La menace était implicite. S'il la laissait tomber, elle l'abandonnerait.
Elle le rejetterait, le livrant à son sort. Ses yeux étaient aussi froids que
la glace.
Ben rit.
— Vous m'ignorerez de toute façon si vous obtenez une demande
en mariage de Beaufoy, Paris chérie. Croyez-vous que je ne le sais pas
?
Elle baissa les paupières.
— Ce serait différent. Sa famille pourrait me donner de l'argent
pour que je le laisse tranquille et vous auriez beaucoup à gagner, Ben.
C'est ce dont nous sommes convenus. Et même si j'arrive à coincer
Beaufoy, je vous paierai aussi. J'honore toujours mes promesses.
C'était vrai. C'était une des choses qui rendait difficile de ne pas
aimer Paris de Moine. Elle jouait franc-jeu à sa façon.
— Mais, reprit-elle d'un ton plus dur, je ne peux vous promettre que
je me sentirai aussi généreuse si vous me manquez. Je couperai les
ponts avec vous.
Ben se leva. Même s'ils n'avaient jamais été amants, il pensait
parfois que Paris et lui se connaissaient trop bien. Quand ils avaient
décidé de s'associer, ils s'étaient confié trop de choses. Il savait qu'elle
avait peur de perdre sa beauté et de finir à l'hospice, condamnée à être
une vieille catin solitaire qui n'avait jamais eu le bon sens d'assurer son
avenir. Et Paris savait que ce qu'il craignait le plus était de retourner au
caniveau d'où il était sorti. Elle n'hésiterait pas à utiliser ce savoir à son
avantage.
Il alla à la fenêtre et écarta légèrement les rideaux.
— Il y a une douzaine de journaleux devant votre porte, dit-il
doucement, et chacun d'eux vendrait sa mère pour l'histoire que je
pourrais leur raconter maintenant. Alors n'essayez pas de me menacer,
Paris.
Il lui refit face.
— Nous devrions accepter tous les deux le fait que nous pouvons
nous infliger des dommages égaux l'un à l'autre, et chercher à la place à
trouver un compromis.
Paris lutta pour s'asseoir dans son lit. Sa chemise de nuit glissa sur
son épaule ronde. La voir en déshabillé n'excita pas Ben et ne l'avait
jamais fait. Il savait qu'elle ne tenterait pas de l'amener à son point de
vue par la séduction.
— En temps normal je serais d'accord avec vous, Ben chéri, dit-elle
d'un ton laconique.
Elle tendit la main vers sa table de chevet et ouvrit le tiroir. Ben
entendit le grincement du bois et un bruit de papier.
— En temps normal, je vous ferais confiance, mais je me sens
très... anxieuse en ce moment.
Elle leva les yeux.
— Alors je veux vous dire que si vous me trahissez, je répandrai
dans toute la ville que vous avez débauché une débutante, et votre
petite chérie et vous serez tous les deux perdus.
Ben fut si choqué qu'il sursauta en entendant ces mots. A l'autre bout
de la pièce, Edna s'était arrêtée de ranger les vêtements de Paris et se
tenait immobile, un jupon de soie à la main. Son expression était un
mélange de sympathie et de spéculation. Ben regarda avec une horreur
sidérée de la soubrette à la maîtresse et vit que les yeux de Paris
brillaient d'un éclat triomphal.
— Je sais tout, dit-elle. Je suis au courant pour Catherine Fenton et
vous.
Ben prit une vive inspiration. Pendant un bref instant, la panique le
submergea, et cela le choqua d'autant plus que c'était complètement
inattendu. Paris savait qu'il avait séduit Catherine. La réputation de
Catherine était entre les mains de la courtisane la plus dangereuse de
Londres. Il se sentit malade d'y penser, stupéfait et déconcerté de
constater qu'il s'en souciait.
Il laissa retomber le rideau et retourna auprès du lit.
Paris était assise très droite, serrant la lettre dans sa main. Ben fit un
geste pour la lui arracher, mais elle la glissa sous les draps.
— Elle est anonyme, dit-elle d'un ton de défi.
Ben baissa les yeux sur elle.
— Je ne vous crois pas, Paris. Une information comme celle-là
n'est jamais gratuite. Votre informateur a dû demander une
récompense en retour—ou au moins une faveur.
Paris soutint son regard.
— Je vous l'ai dit, elle n'est pas signée. Pas de nom, pas de
demande de paiement.
Ben pinça les lèvres.
— Montrez-la-moi.
— Non!
Il haussa les épaules.
— C'est une sottise.
Elle secoua la tête.
— Je ne pense pas. Je l'ai vu sur votre visage quand vous avez
entendu l'accusation, Ben chéri. Vous êtes terriblement coupable.
Terriblement coupable. Catherine se trouvait dans de sérieux ennuis,
maintenant, et c'était sa faute. Toutes les pensées qu'il avait réprimées
depuis la nuit précédente refirent surface avec une clarté soudaine et
terrifiante. Que dirait Algernon Withers quand il apprendrait
l'histoire? Que ferait-il à Catherine ?
Ben sentit des sueurs froides couler entre ses omoplates rien que d'y
penser.
Il mit les mains dans ses poches et se détourna pour que Paris ne
puisse voir son expression. La seule chose qu'il pouvait faire
maintenant était d'essayer de duper Paris, de se sortir de là en bluffant.
Il était un joueur averti. Il pouvait sûrement y arriver. Si seulement la
réputation de Catherine et son avenir ne dépendaient pas de cela...
— Je ne suis pas certain de comprendre avec quoi vous essayez de
me faire chanter, dit-il d'un ton détaché. Aussi, je reconnaîtrai que c'est
vrai. La sotte petite demoiselle s'est jetée à ma tête et j'en ai profité.
Les mots avaient du mal à franchir sa gorge, mais il les rendit aussi
convaincants que possible. Paris l'observait comme un serpent face à
une souris.
— Si vous le dites à tout le monde, cela ne fera que ternir sa
réputation.
Son esprit était plein d'images de Catherine. Catherine le défiant,
courageuse et belle ; Catherine renversée dans son lit, ses cheveux
étalés autour d'elle, son expression innocente et curieuse, sa façon de le
toucher...
Il se racla la gorge.
— Vous ne pouvez me faire de mal. C'est toujours la femme qui
subit les conséquences.
Le visage de Paris était de pierre.
— Son père vous lynchera lorsqu'il l'apprendra. Et elle est fiancée à
Algernon Withers. Il vous mettra une balle dans le cœur.
Ce nom fit passer un nouveau frisson de répulsion dans le dos de
Ben. Il était très possible que Withers le provoque en duel, mais il
découvrait qu'il était plus inquiet de ce que ce scélérat pourrait faire à
Catherine. La pensée de Withers se vengeant sur Catherine l'atterrait.
Pis, elle l'effrayait. Il éprouvait une terrible pulsion de la protéger, lui
qui l'avait séduite sans scrupules et avait pensé qu'il pouvait juste
tourner les talons.
Il secoua brusquement la tête pour mettre fin à ces pensées
préoccupantes. Dès le début, il avait convoité Catherine. C'était
impossible à nier. Maintenant, il se rendait compte d'une façon
complexe que ses sentiments étaient plus profonds que cela. Il avait
mis du temps à le reconnaître, mais il avait
besoin d'elle. Il voulait qu'elle lui appartienne, à lui et à personne
d'autre, et voulait l'arracher à Withers.
Mais il ne pouvait y songer maintenant, sinon Paris devinerait ses
véritables sentiments et les utiliserait pour le faire chanter. Il lui refit
face et garda une expression impénétrable.
— Vous vous trompez, dit-il légèrement. Ni Fenton ni Withers ne
me provoqueront en duel. Ils voudront étouffer l'affaire plutôt que de
rendre la disgrâce de la fille publique. Vos menaces n'ont aucune
valeur, Paris.
Paris le regardait avec un curieux mélange d'admiration et d'aversion.
— Vous êtes un scélérat impitoyable, Benjamin Hawksmoor,
dit-elle.
Il sourit.
— C'est ce que l'on me dit.
Il sentait que Paris faiblissait et en éprouvait un immense
soulagement.
— Je craignais, reprit légèrement Paris, que vous ne soyez sur le
point de faire quelque chose de stupide, comme demander la main de
cette petite.
Ben leva les sourcils.
— Pourquoi penseriez-vous cela, au nom du Ciel ? Vous savez
que je déteste l'idée du mariage.
Paris haussa les épaules. Elle paraissait évasive.
— En effet.
— Alors, dit Ben, pouvons-nous oublier vos tentatives déplacées
de chantage, Paris, et continuer à chercher une sorte de compromis ?
Il la vit sourire.
— Une bonne solution, Ben chéri. Je détesterais me brouiller avec
vous.
Ben eut un sourire un peu crispé.
— Bien sûr. Maintenant, comme vous le disiez, vous devez partir. Il
est impossible pour vous de rester ici quinze jours en vous cachant du
public. Les gens vont jaser et moins vous en direz, plus ils en
inventeront. Cela n'ira pas.
— Mais on me reconnaîtra partout où j'irai ! objecta Paris. On
verra que je suis couverte de boutons, et on dira aux journaux ce qui
est arrivé.
— Pas si vous partez en secret pour vous rendre dans un endroit
où l'on ne vous trouvera pas.
Paris parut horrifiée.
— Voulez-vous parler de la campagne ? C'est impossible ! Je ne
peux pas y aller. Je préférerais mourir.
— Ne soyez pas stupide, Paris, dit brutalement Ben. Si vous
restez à Londres, tout ce que vous gagnerez sera la mort mondaine.
Ce serait bien plus pénible et plus durable que l'autre solution.
La lèvre inférieure de Paris trembla. Elle avait l'air d'une héroïne
tragique, marquée par la vérole.
— Vous êtes si cruel...
— J'essaie de vous aider.
— En m'expédiant à la campagne ?
— C'est la seule solution. Mon cousin Gideon a une propriété
dans le Surrey, juste un peu plus loin que Richmond. Il n'y va jamais.
Vous allez vous y rendre avec Edna et y rester jusqu'à ce que vous
alliez mieux.
— Dans le Surrey?
Ben pensa que Paris n'aurait pas pu paraître plus horrifiée s'il lui avait
suggéré un voyage aux Amériques.
— Mais c'est à des milles d'ici ! Nous n'y arriverons jamais, dans
ce brouillard !
— Si. Ce n'est pas loin et vous partirez ce soir.
Paris poussa une lamentation.
— Mais le Surrey est un trou perdu !
— Raison de plus pour que l'on ne devine pas où vous êtes. La
lady Paris de Moine que le monde connaît n'envisagerait jamais de
résider dans une ferme au milieu de la campagne. Pendant ce temps,
nous inventerons une histoire pour expliquer votre absence. Une mère
malade, peut-être...
— Je ne peux pas avoir une mère ! Cela ne convient pas du tout à
mon image. Les mères sont si démodées !
Ben haussa les épaules d'un geste irrité.
— Alors un domestique malade, ou un chien malade, si vous
préférez. Lorsque vous aurez quitté Londres, nous répandrons
l'histoire que vous êtes partie pour une mission miséricordieuse et que
vous serez absente pour une semaine ou deux. Quand vous
reviendrez, vous paraîtrez encore plus mystérieuse.
Les yeux de Paris prirent un air lointain tandis qu'elle étudiait cette
possibilité.
— Je reconnais que ce serait préférable à rester ici et être en butte
aux ragots malveillants.
Elle regarda Edna.
— Mais comment allons-nous nous débrouiller, toutes les deux
seules ?
— J'enverrai Sam pour s'occuper de tout pour vous, dit Ben. Je ne
peux venir moi-même, car je suis trop facilement reconnaissable.
Cela éventerait la mèche si l'on me voyait.
Paris poussa un petit cri d'horreur.
— Sam Hawksmoor ? Ce balourd ? Je préférerais m'en sortir toute
seule !
Ben haussa les épaules.
— Très bien. Vous pourrez couper votre bois, allumer vos feux et
vous procurer votre nourriture.
Paris avait un air boudeur.
— Je suppose que vous pouvez envoyer votre cousin pour faire
nos courses et les corvées, mais il ne devra pas me parler.
Elle plissa les paupières en regardant Ben.
— Mais que ferez-vous pendant que je me morfondrai à la campagne,
Ben chéri ? Vous ne poursuivrez pas des débutantes, j'espère.
Une fois de plus, le danger menaçait. Ben lui décocha le sourire qui
avait brisé des milliers de cœurs.
— Vous ne me faites pas confiance ?
— Bien sûr que non.
— Dommage. Vous devrez prier pour vous remettre rapidement et
trouver le moyen de mettre le grappin sur Beaufoy — ou un autre duc.
Je suis sûr que vous réussirez, car vous être bien trop intelligente et
bien trop belle pour rester une courtisane toute votre vie.
Paris se mordit la lèvre.
— Eh bien...
Ben rit.
— Si notre relation a toujours si bien fonctionné, Paris, c'est parce
qu'aucun de nous ne se fie à l'autre plus qu'il ne le faut.
Elle sourit avec réticence.
— Vous n'êtes qu'un aventurier, Ben Hawksmoor. Je le sais, car
j'en suis une aussi.
Pendant un moment ils se regardèrent, puis Paris déclara :
— Il est bien dommage que nous ne puissions nous marier, Ben
chéri, car je vous ai me bel et bien.
Ben suspecta que, à la façon de Paris, c'était probablement vrai. Ce
n'était pas le genre d'amour que la plupart des gens reconnaîtraient, car
les émotions de Paris avaient été teintées par son propre intérêt toute
sa vie. Elle s'aimait elle-même beaucoup plus qu'aucune autre créature
vivante. Il la comprenait, car il était exactement comme elle.
— Aussi touchants que soient ces sentiments, je dois m'en aller. Si
vous voulez bien vous préparer pour partir à Saltcoats, Paris, je
m'assurerai qu'une voiture soit prête pour vous cette nuit.
Elle hocha la tête.
— Et plus de menaces de chantage, poursuivit Ben, ou je ferai
courir le bruit en ville que vous avez la vérole.
Il sourit plaisamment.
— Je ne pense pas que Beaufoy sera aussi avide de vous épouser
après cela.
Paris le fusilla du regard et fit claquer ses doigts.
— Raccompagnez lord Hawksmoor, Edna. Il me donne la
migraine. Ses manières sont pires que celles d'un marchand des
quatre saisons.
Ben rit, lui envoya un baiser et suivit la soubrette dans l'escalier.
Lorsqu'ils atteignirent le vestibule, Edna lui prit le bras et s'approcha
de lui. Elle sentait la sueur et le patchouli et Ben s'efforça de ne pas
faire la grimace.
— La lettre..., chuchota-t-elle. Elle est de Sarah Desmond.
Ben la regarda. Il n'était pas surpris outre mesure.
— Je vois. Mais je me demande pourquoi vous me dites quelque
chose dont je ne me soucie pas, Edna.
La soubrette fronça les sourcils.
— Vous avez été bon pour nous par le passé et j'essaie de vous
aider, milord. Vous saviez que miss Fenton est une héritière ? De
quatre-vingt mille livres ?
Elle s'arrêta, scruta son visage et sourit d'un air satisfait.
— C'est cela que madame ne voulait pas que vous voyiez, milord.
Ben hocha la tête. Il comprenait parfaitement le refus de Paris de lui
montrer la lettre, à présent. Il prit une pièce dans sa poche et la mit
dans la main de la soubrette.
— Merci, Edna.
— Edna!
Le cri qui venait d'en haut aurait pu être poussé par une poissonnière.
Edna lui jeta un regard d'excuse.
Ben sortit dans le soleil d'hiver. Les journaleux sur le pas de la porte
avaient un air d'espoir, alors il leur sourit largement et leur dit que lady
Paris était aussi belle que toujours et d'excellente humeur. La cloche de
Saint-Day sonna l'heure et lui rappela qu'il était en retard pour sa
séance de pose avec Hilliard. Price allait encore le désapprouver.
Il rentra à pied à Saint-James, mais nota à peine les rues qu'il
longeait. Paris et lui se comprenaient. Il savait qu'elle ne poursuivrait
pas le chantage au sujet de Catherine par crainte de ses représailles.
Puis il pensa à Sarah Desmond. Paris avait des espions dans tous les
bordels de Londres, prêts à lui dire qui avait les poches bien garnies et
pourrait valoir la peine de lui consacrer son temps et ses charmes. H ne
pouvait pas vraiment blâmer Sarah. Sauf que Catherine, dans son
innocence, l'avait sans doute prise pour une amie.
Il songea aussi à ce qu'Edna lui avait dit à propos de la fortune de
Catherine. Quatre-vingt mille livres était une sacrée somme d'argent,
assez pour tenter un saint et plus encore un pécheur invétéré comme
lui. Il avait dit à Sam qu'il n'avait jamais cherché à se marier pour
l'argent parce qu'il était trop égoïste — il ne pourrait tolérer ce qu'une
épouse exigerait de lui en retour. Maintenant, il était enclin à
reconsidérer la chose. Il avait besoin d'argent et il voulait Catherine. Et
avec l'avantage qu'il avait, il pourrait la forcer à rompre ses fiançailles
avec Withers et à l'épouser à la place. Son père ne ferait pas d'histoires.
S'il en faisait, la réputation de sa fille serait ruinée.
Le sort avait mis miss Catherine Fenton, héritière de quatre-vingt
mille livres, dans sa vie et dans son lit, et il n'était pas homme à décliner
un cadeau aussi généreux. Son besoin de Catherine était comme une
fièvre qui lui brûlait le sang. Elle et son argent pris ensemble formaient
une combinaison irrésistible. Avec Catherine dans son lit et son argent
chez son banquier, le spectre terrifiant de la pauvreté reculerait un peu.
C'était le fantôme qui l'avait hanté toute sa vie, mais la fortune de
Catherine lui fournirait la protection dont il avait besoin.
Il ferait à Catherine Fenton une proposition qu'elle ne pourrait
refuser.
Il la demanderait en mariage et lui dirait que, à moins qu'elle
accepte, il raconterait à tous les amateurs de scandales de Londres
comment il l'avait compromise.
Elle serait obligée de l'épouser. Ce serait le mariage ou la déchéance.
15.
« Si une jeune dame a le pénible devoir de refuser une demande en
mariage, elle doit le faire gentiment et courtoisement, sans blesser les
sentiments du gentleman. »
Mme ELIZA SQUIRE, De la bonne conduite des
dames.
Quand Tench, le majordome, fut appelé dans le cabinet de travail de
sir Alfred le surlendemain matin, il était un peu inquiet. Après toutes
les perturbations qui s'étaient produites chez les Fenton dernièrement, il
était naturel qu'il se demande s'il devrait bientôt chercher une autre
place. Tench ne se faisait pas de soucis sur ses qualités de majordome et
sa capacité à trouver un autre emploi, mais il n'aimait pas l'idée de
devoir passer par le bureau de recrutement des domestiques. Il était très
humiliant pour un serviteur de sa classe d'être obligé de chercher du
travail de cette façon, et il espérait que cette corvée lui serait épargnée.
Quand il vit miss Catherine Fenton assise au bureau sous le portrait
de son grand-père, Jack McNaish, il sourit spontanément, car elle
paraissait très sérieuse et ressemblait étonnamment à son ancêtre. Elle
le salua avec chaleur et lui fit signe de prendre un siège, une amabilité à
laquelle Tench ne s'attendait pas. Sir Alfred le laissait toujours debout.
— Comment va mon père ce matin, Tench ? demanda Catherine, le
fixant d'un regard direct qui n'admettait pas d'esquive. Je sais qu'il était
ivre toute la journée d'hier. Dans quel état est-il maintenant?
Tench se permit une petite grimace.
— Il n'est pas brillant, miss, et je crains qu'il ne reste ainsi toute la
journée. Jeremy et moi avons pris la liberté de l'emmener de la
bibliothèque et de le mettre au lit, cette nuit.
— Et d'aérer la pièce aussi, j'espère ? demanda Catherine en
plissant le nez. Elle puait comme une taverne.
— En effet, miss, répondit le majordome. On est en train de la
nettoyer.
— Bien. Je parlerai à mon père plus tard dans la journée s'il est
dégrisé. Veuillez vous assurer qu'il ne sorte pas sans me consulter,
Tench, et fermez le cellier à clé pour qu'il n'ait pas accès à de l'alcool.
— Oui, miss, acquiesça respectueusement le majordome.
— Entretemps, poursuivit Catherine, j'ai écrit à lord et lady Arden à
Winterstoke, pour suggérer que lady Fenton pourrait aller leur rendre
visite pendant quelque temps. Bien qu'ils mènent une vie très retirée,
ils sont encore en bonne santé et je suis sûre qu'ils accepteront
d'héberger leur fille pour une certaine durée.
Catherine tapota la feuille posée devant elle du bout de sa plume.
— Cela semble être pour le mieux. Lady Fenton n'est pas bien,
Tench, et doit quitter la ville dès que cela pourra être arrangé. Je
pensais à demain.
— Bien, miss, dit le majordome avec ferveur, en se rappelant la
scène du vestibule l'avant-dernière nuit.
Le crissement du verre et l'odeur du laudanum l'avaient fait grincer
des dents.
— Je vais dire à Manners de préparer les bagages de madame. Les
enfants doivent-ils partir avec elle ?
Catherine hocha la tête d'un air décidé.
— Oui. Je suis sûre que lord et lady Arden seront enchantés de
voir leurs petits-enfants.
— Alors je vais en informer les nourrices, également, et veiller à
ce qu'elles préparent les sacs du jeune maître et de miss Mirabelle.
— Merci, dit Catherine. Maintenant, je vous serais très obligée de
faire porter cette lettre à lord Withers, Tench.
Elle tendit le billet.
— Je romps mes fiançailles avec lui.
Elle fronça les sourcils.
— Il y a une autre lettre sur le plateau pour les bureaux du
Morning Post. Je demande qu'ils publient la fin de notre engagement
dans leurs pages.
Tench se redressa sur sa chaise. Il avait toujours détesté Algernon
Withers et pensait que Catherine aurait dû agir ainsi depuis
longtemps.
— Très bien, miss ! approuva-t-il, et il fut récompensé d'un
sourire.
— Il ne vous a jamais plu, n'est-ce pas, Tench ? observa
Catherine.
— Non, miss. Il n'était pas digne de toucher l'ourlet de votre robe,
avec votre pardon, miss.
D'un signe de tête, il désigna le portrait.
— Votre grand-père n'aurait pas approuvé.
— Non, confirma Catherine en jetant un coup d'œil à la toile. Je ne
pense pas.
Il y avait encore la lettre posée devant elle. Elle la prit d'un air pensif
et la soupesa dans sa main. Tench la vit se mordre la lèvre.
— Cette lettre...
Elle rougit légèrement, détourna les yeux, puis se ressaisit.
— Cette lettre est destinée à lord Hawksmoor, Tench. Elle ne
requiert pas de réponse.
— Très bien, miss, répéta le majordome.
Il dut faire appel à toute sa réserve de domestique stylé pour ne pas
hausser les sourcils. Il connaissait lord Hawksmoor de réputation. La
moitié des soubrettes et toutes les filles de cuisine s'imaginaient
amoureuses de cet homme, un séduisant vaurien. Mais il ignorait que
miss Catherine était en relation avec lui. Il n'était pas sûr d'approuver.
De nouveau, Tench regarda le portrait de Jack McNaish et le fixa.
C'était un autre vaurien, taillé dans la même étoffe. Aurait-il approuvé
Ben Hawksmoor?
— Ce sera tout pour l'instant, Tench, dit Catherine.
Elle se leva, signalant que l'entretien était terminé.
— Je vous remercie de votre aide. Il était temps que certaines
questions soient réglées une fois pour toutes.
— En effet, miss, accorda Tench.
Il prit toutes les lettres et sortit dans le vestibule silencieux. La maison
était lugubre avec le brouillard qui enveloppait encore la ville, et
cependant il semblait que quelque chose mijotait sous le silence.
Tench accéléra le pas en se rendant aux quartiers des domestiques. Il
se prit à siffloter, un air enjoué qui rythmait ses pas. Il trouva le valet
Jeremy et lui confia les lettres. Lorsqu'il entra en trombe dans la pièce
de la gouvernante, Mme Bunting leva les yeux de ses livres de
comptes avec surprise.
— Juste Ciel, monsieur Tench ! Vous avez l'air d'avoir perdu un
penny et trouvé une guinée !
Le majordome la regarda, rayonnant.
— Réjouissez-vous, madame Bunting ! La maison a une nouvelle
maîtresse !
La gouvernante souffla.
— J'espère que sir Alfred n'a pas amené cette catin de Chelsea, ou
je donnerai ma démission.
Tench se montra choqué.
— Certainement pas, madame Bunting ! Je voulais seulement
dire que miss Catherine a pris les choses en main. Elle est tout à fait
comme le vieux McNaish. Il n'y aura plus d'absurdités, maintenant.
Les yeux de la gouvernante s'embuèrent. Malgré une apparence collet
monté qui effrayait les soubrettes, elle avait un cœur de midinette.
— Vraiment? Dieu la bénisse! Il était temps que quelqu'un
s'occupe du penchant pour la boisson de sir Alfred et de celui de
madame pour...
Elle s'interrompit délicatement.
— ... pour les jeunes gens et le laudanum.
— Miss Catherine a envoyé une lettre à lord Withers pour lui
signaler son ordre de marche, reprit le majordome, en soupirant d'aise
tandis qu'il s'asseyait près du feu. Une joyeuse journée, madame
Bunting, une joyeuse journée !
La gouvernante sourit.
— Une tasse de thé, monsieur Tench, pour célébrer ces bonnes
nouvelles ? Ou peut-être...
Elle jeta un coup d'œil éloquent au placard en coin.
— Un verre de madère?
— Je n'y vois pas d'inconvénient, madame Bunting, répondit le
majordome. Pas d'inconvénient du tout.
Catherine fit les cent pas jusqu'à la fenêtre, pivota et repartit dans
l'autre sens. Depuis combien de temps Jeremy était-il parti ? Une
heure ? Deux ? Lord Withers avait dû
recevoir sa lettre, à présent, et elle était sur des charbons ardents, se
demandant s'il accepterait simplement la fin de leurs fiançailles ou s'il
la forcerait à le rencontrer. Elle se redressa. S'il demandait à la voir, elle
était prête. Il pourrait tempêter et la menacer, elle ne céderait pas. Elle
avait cherché une occasion de rompre ces fiançailles pendant des mois,
et maintenant enfin elle tenait sa chance.
Quand Maggie était rentrée en chancelant deux nuits plus tôt et qu'il
avait été évident qu'elle s'était prostituée à Withers pour un flacon de
laudanum, la plus forte émotion de Catherine avait été une immense
pitié. Sa belle-mère était si malade et si brisée, maintenant, qu'elle
ignorait comment elle se remettrait, ou comment sir Alfred accuserait
ce dernier coup.
Le fait qu'il se rabatte sur sa bouteille de cognac n'avait pas été
surprenant, mais il n'était pas prometteur non plus. Catherine se rendait
compte que la famille s'était écroulée, à présent. Alors, pour le bien
d'eux tous, elle avait mis sa propre détresse de côté et s'était concentrée
de façon pratique sur ce qu'elle devait faire pour les sauver. Elle avait
mis ses plans au point avec soin.
Withers était banni de manière définitive. Elle avait la ferme
intention de se confronter à son père lorsqu'il serait sobre et de
l'interroger sur les affaires qu'ils avaient en commun, surtout
maintenant que Ben Hawksmoor avait laissé entendre que Withers était
impliqué dans des tractations délictueuses. Mais d'une certaine
manière, ce serait inutile. Quelle que soit l'emprise que Withers avait
sur son père, elle était déterminée à la briser. Elle ne continuerait pas
cette parodie de fiançailles, et elle ne laisserait pas non plus la peur leur
dicter leurs actions.
Elle regarda le portrait de son grand-père comme pour en tirer de la
force. Elle souhaitait ardemment qu'il fût encore là pour l'aider. Mais
elle reconnaissait qu'il lui avait transmis sa force de caractère, même s'il
avait fallu les événements des derniers jours pour éveiller cette qualité
en elle.
Sa deuxième lettre avait été pour Ben Hawksmoor. Elle y avait
exposé toute l'histoire de la liaison de Maggie avec Ned Clarencieux et
son propre rôle pour rendre la miniature. Elle l'avait fait parce qu'elle
sentait très profondément que toute l'affaire devait être mise à plat
entre eux afin qu'il n'y ait pas d'autre malentendu. Cela avait été une
décision pénible à prendre et elle avait écarté ses sentiments pour Ben
pendant qu'elle écrivait, mais comme avec Withers, elle savait que cela
devait être fait afin que tout soit fini entre eux.
On frappa un coup à la porte d'entrée. Catherine se redressa. Elle
entendit la voix de Tench et un autre timbre masculin, si grave qu'elle
ne put distinguer ses paroles. Puis la porte du cabinet de travail s'ouvrit.
Elle n'aurait su dire à qui elle s'attendait, mais c'était Ben
Hawksmoor, et non Algernon Withers, qui se tenait sur le seuil. Il avait
sa lettre à la main.
Elle le regarda fixement. Elle avait pensé — espéré — qu'ils
n'auraient jamais à se revoir. La lettre avait été destinée à cela, à régler
ce qui restait en suspens, à clore les choses. Et cependant...
— Vous n'étiez pas censé venir ici, dit-elle.
Elle regarda de nouveau la lettre, comme pour s'assurer qu'il l'avait
lue.
— Je vous ai demandé de ne pas le faire.
Ben inclina la tête. Il ne souriait pas.
— Je sais, dit-il.
Catherine leva les yeux vers lui et mit les mains sur ses hanches.
— Alors, pourquoi êtes-vous ici ?
Il était terriblement difficile de lui faire face avec un certain calme
après ce qui s'était passé entre eux deux nuits plus tôt. Elle avait essayé
d'écarter ses sentiments, de s'en débarrasser, même, en écrivant cette
lettre et en se disant que l'épisode était terminé. Mais à présent elle se
prenait à remarquer de petits détails à son sujet, comme le fait qu'il était
tête nue et que le brouillard avait déposé de petites gouttes d'eau sur ses
cheveux. Il sentait le grand air et une eau de Cologne parfumée au pin
qui était rafraîchissante et entêtante. Elle nota aussi qu'il s'était habillé
avec un plus grand soin encore que d'habitude. Ses bottes étincelaient
et il paraissait très solennel dans sa redingote de drap vert foncé et ses
culottes fauves.
— Tout d'abord, dit-il, je suis venu vous remercier de m'avoir
expliqué les liens entre votre belle-mère et Ned Clarencieux. Je
promets de garder le secret.
Catherine ferma doucement la porte à la figure de Tench, qui
paraissait fasciné. Elle se sentait très fatiguée.
— Cela importe peu, maintenant. Mon père est au courant de ses
égarements et je crois...
Elle s'arrêta.
— Aucune importance, répéta-t-elle. Si vous n'êtes venu que pour
cela, je vous remercie et vous souhaite une bonne journée, milord.
— Ce n'est pas tout, dit Ben. Je voulais vous expliquer que je
pensais que c'était vous qui aviez une affaire avec Ned.
Catherine releva vivement la tête et ses joues se colorèrent.
— Est-ce censé être une excuse pour ce qui s'est passé entre nous ?
— C'est une explication.
Ben passa une main dans ses cheveux.
— On m'avait dit que vous étiez une courtisane et que vous étiez
impliquée dans les plans de Withers...
— Alors vous avez pensé me posséder et m'utiliser comme vous
croyiez que j'avais utilisé Clarencieux, coupa Catherine, et quand
vous avez compris la vérité, il était trop tard. C'est ce que je m'étais
dit, même si je ne savais pas pourquoi.
La colère flamba en elle.
— Je ne vois pas ce que cela nous apporte de parler davantage de
cela. J'ai rompu mes fiançailles avec lord Withers et je vous souhaite
bien du bonheur à découvrir la vraie nature de ses méfaits. Mais je
n'ai aucun désir de m'entretenir plus longtemps avec vous.
Ben secoua la tête.
— Je vous demande pardon d'insister, miss Fenton, mais il y a une
autre question dont j'aimerais discuter avec vous.
Elle haussa un sourcil hautain.
— Et de quoi peut-il bien s'agir?
Elle le vit prendre une grande inspiration.
— Je souhaite vous courtiser, miss Fenton. Pour être plus précis,
je vous demande de m'épouser.
— De vous épouser...
Catherine s'agrippa au dossier de la chaise pour se raffermir.
— Tout à fait, miss Fenton.
— Au nom du Ciel, qu'est-ce qui vous pousserait à faire une
chose pareille ?
Ben sourit, de ce lent sourire charmeur qui lui faisait flageoler les
genoux.
— Il y a deux nuits, j'ai compromis votre réputation.
Catherine ne s'en souvenait que trop bien. Ce n'était pas quelque
chose qu'elle oublierait rapidement. Elle écarta fermement ce
souvenir. Elle s'était promis que ce matin serait un nouveau départ.
Elle n'allait pas laisser Ben Hawksmoor changer cela.
— Et je vous ai dit, rétorqua-t-elle, que je ne songerais pas un
instant à vous piéger dans le mariage, milord.
— Je sais.
Il tourna la lettre entre ses mains.
— Je crains que les rôles ne soient renversés, miss Fenton. C'est
moi qui suis ici pour vous piéger.
Catherine le regarda fixement.
— A cause de cette nuit...
Elle s'arrêta alors qu'une aveuglante vague de désillusion la frappait.
— A cause de l'argent, murmura-t-elle. Avant, vous ne saviez pas
que j'étais une héritière.
Elle leva les yeux vers lui. Il y avait une ombre de quelque chose dans
son regard. Etait-ce de la honte ? Elle en doutait. Un aventurier tel que
Ben Hawksmoor ne regretterait pas la bonne fortune qui avait déposé
pareil cadeau dans son giron.
— Vous avez entendu dire que je suis riche.
Elle se força à prononcer les mots, malgré la douleur qui lui serrait la
gorge.
— Et vous êtes un homme qui place l'argent au-dessus de tout.
— En effet.
Il la regarda droit dans les yeux.
— Je ne voudrais pas vous mentir, miss Fenton, et prétendre que
j'ai demandé votre main pour une autre raison.
La fureur et le désenchantement transpercèrent Catherine.
— Vous êtes un coureur de dots sans scrupules, lâcha- t-elle
amèrement.
Il haussa les épaules.
— En existe-t-il d'un autre genre ?
Catherine le fusilla du regard.
— Je ne vous épouserai pas, monsieur. Je ne me marierai pas avec
un homme qui est un aventurier arrogant et opportuniste, sans un
lambeau d'honneur.
Elle le vit tressaillir.
— Votre opinion de moi est encore plus basse que je l'imaginais.
— Ce n'est qu'un début, déclara-t-elle d'un ton suave. J'en ai
quantité d'autres de cette veine si vous souhaitez continuer à me
courtiser !
Ben fit un pas vers elle.
— Alors, quelle est votre opinion sur la passion que nous avons
partagée l'autre soir, miss Fenton ? Niez-vous que vous me désiriez
autant que je vous désirais?
Il la saisit brusquement par les épaules.
— Vous savez très bien que vous réagissez à moi, dit-il doucement,
sans quoi nous n'en serions pas où nous en sommes maintenant.
Catherine garda le silence. Elle ne pouvait le blâmer de l'avoir
séduite, pas quand elle s'était compromise elle-même de tout son cœur.
Mais il y avait à présent dans ses yeux une chaleur intense et un sombre
désir qui l'effrayaient, parce qu'ils exigeaient une réponse d'elle. Elle
n'avait aucune envie de lui donner raison. Pas maintenant, alors qu'il
s'était montré sous son vrai jour comme un aventurier pur et simple qui
essayait de la manipuler.
— Vous avez dit que cela avait été une erreur décevante, lui
rappela-t-il. Je vous promets que l'inverse sera vrai quand nous ferons
les choses correctement. Ou plutôt incorrectement.
— C'est votre fierté masculine qui parle, riposta Catherine. Vous
avez été offensé parce j'ai insulté vos prouesses. Je suis sûre que
l'impulsion de redresser les choses dans ce domaine vous passera.
Elle vit un coin de sa bouche se relever et ses mains s'adoucirent sur
ses épaules.
— Vous n'en savez pas assez sur les hommes et le sexe pour parler
ainsi, Kate.
Elle leva vivement les yeux vers lui. De nouveau, il l'avait appelée «
Kate ». Cela lui paraissait trop intime. Mais il lui semblait juste
d'entendre ce nom sur ses lèvres. Cela lui rappelait cette nuit dans son
lit. Elle lutta contre les souvenirs et parvint à atténuer ses sentiments.
— Je sais peut-être peu de choses sur ces questions, dit-elle
froidement, mais je sais que je n'ai nul désir de vous offrir une seconde
chance, ni d'épouser un homme qui veut mon argent d'abord, mon
corps ensuite, et ne se soucie absolument pas de mes sentiments.
A sa surprise, il sourit.
— Menteuse, dit-il. Vous avez envie de moi, aussi.
Le rouge monta aux joues de Catherine.
— Non!
Il se pencha sur elle et lui effleura de ses lèvres la joue, puis le coin
de la bouche.
— Admettez-le, chuchota-t-il, son souffle agitant ses cheveux. Il ne
s'agit pas seulement de l'argent.
Avant qu'elle puisse répondre, il l'embrassa, sa langue se frottant à la
sienne d'une façon délibérée, en un geste de possession. Catherine
sentit le sol s'incliner sous ses pieds et s'accrocha à lui, incapable de
dissimuler sa réaction.
— Concluez le marché, Catherine, dit-il en la relâchant. Vous êtes
la fille d'un nabab. Vous vous y connaissez en affaires.
— Non, répondit-elle. Il y a fort peu de choses qui me plaisent dans
ce marché.
— Vraiment?
Il l'embrassa de nouveau. Son corps s'enflamma, une chaleur intense
s'accumulant au creux de son ventre. Elle savait qu'elle mentait en le
repoussant. Elle trouvait du plaisir à ce qu'il lui faisait. Il en avait
toujours été ainsi. Mais cela avait causé sa chute une fois et elle ne le
laisserait pas se reproduire.
— Alors ? fit Ben quand il la libéra. Dites que vous m'épouserez.
Ce ne sera pas un marché insatisfaisant—ni pour vous ni pour moi.
— Non, répéta-t-elle. Je ne vous épouserai pas juste à cause...
d'une attirance accidentelle qui crée cela entre nous. Je parierais que
ma fortune vous tente plus que moi !
Une étincelle d'humour brillait au fond des yeux de Ben.
— Les deux me tentent également, miss Fenton.
Il mit les mains dans ses poches et l'humour disparut de son visage.
— Miss Fenton, je ne pense pas que vous compreniez.
Il y avait une menace dans sa voix, maintenant.
— Quand je disais que je voulais vous piéger...
Il haussa les épaules avec élégance.
— Que puis-je dire ? Si vous n'acceptez pas cette union, je
révélerai à tout le monde que je vous ai séduite. Vous serez perdue.
Catherine fixa ses yeux noisette.
— Lord Hawksmoor, dit-elle, vous êtes un parfait scélérat.
— Je suis d'accord, miss Fenton.
Elle carra les épaules et s'éloigna de lui.
— Lord Hawksmoor, dans votre précipitation à vouloir me
conduire à l'autel, vous n'avez peut-être pas pris assez de temps pour
vous renseigner sur ma famille.
Elle désigna le portrait de son grand-père.
— Voici Jack McNaish, dit « Jack le Fou ». Il était mon
grand-père. C'était un nabab légendaire. Il m'a enseigné la valeur de
toute chose, pas seulement de l'argent.
Elle posa les mains sur le bureau et le regarda.
— Pour me comprendre, vous devez connaître Jack le Fou, lord
Hawksmoor. Ma mère et lui ont été les seules personnes à
m'apprendre ce qu'est l'amour.
Catherine marqua une pause. Même si elle s'était juré de ne jamais
révéler à Ben ses sentiments pour lui, elle voulait que la vérité soit
totale entre eux, pour qu'il ne puisse plus jamais y avoir de
malentendus.
— Je croyais que je vous aimais, avoua-t-elle.
Il lui était dur de prononcer ces mots, mais elle se força à le faire.
— Je vous ai dit auparavant que je vous ai laissé me séduire parce
que les choses étaient allées trop loin et que je ne savais pas comment
les arrêter. C'était vrai, mais si c'est arrivé c'est parce que je pensais être
amoureuse de vous. Cela a été mon erreur, et une erreur de taille.
Ben fit un mouvement involontaire vers elle, mais elle secoua la tête
avec vigueur, l'avertissant de garder ses distances.
— Je ne me marierai jamais autrement que par amour,
poursuivit-elle. La fortune que vous convoitez a été amassée par mon
grand-père pour mon futur bien-être, pas pour satisfaire la cupidité d'un
vaurien sans scrupules.
Il y eut un silence.
— Je regrette, dit Ben. Je suis désolé de ne pas pouvoir vous donner
ce que vous voulez...
— Ne le soyez pas, coupa-t-elle.
Elle aussi avait des regrets, le regret qu'il puisse être aussi honnête et
pourtant pas l'homme qu'elle souhaitait qu'il soit.
— Comme je l'ai dit, c'était une erreur, reprit-elle sombrement.
Mais vous pouvez voir maintenant pourquoi je ne confierais jamais ma
personne — ou ma fortune — à un coureur de dots qui se targue de
l'être.
Ben sourit, de petits plis émaillant le coin de ses yeux.
— D'après ce que j'ai entendu dire de lui, miss Fenton, Jack
McNaish était un aventurier comme moi. Il aurait fort bien pu
m'approuver.
Catherine réfléchit un instant. Il y avait du vrai là-dedans.
Elle savait que son grand-père aurait de loin préféré l'honnêteté directe
de Ben aux semi-vérités visqueuses et aux duperies d'Algernon
Withers. Mais même ainsi, elle ne l'accepterait pas. Elle ne pouvait pas
le faire en restant fidèle à ses principes. Certes, son instinct lui soufflait
de chercher le réconfort de ses bras. Elle y trouverait la passion,
l'excitation et toutes les choses auxquelles elle aspirait, comme elle
l'avait découvert à ses dépens. Mais son esprit lui disait que tout cela
n'avait pas de valeur sans amour.
Elle secoua la tête.
— Vous vous trompez, lord Hawksmoor, si vous pensez que mon
grand-père aurait accepté votre cour. Que pensez- vous qu'il aurait fait
s'il avait appris que vous m'aviez séduite et que vous aviez cherché
ensuite à me forcer à vous épouser?
— Il m'aurait provoqué en duel, répondit Ben sans hésitation.
— Exactement.
Catherine sourit.
— Ce n'est pas pour rien que je suis sa petite-fille. Choisissez vos
témoins, lord Hawksmoor. Je vous provoque en duel.
16.
— Vous ne pouvez faire cela.
Ben avait répondu avant même de réfléchir. Le provoquer en duel
pour défendre sa réputation ? C'était impensable. Il ne parvenait pas à
croire qu'elle le pense sérieusement.
Il vit Catherine raidir le dos et hausser le menton.
— Pourquoi ne pourrais-je pas vous provoquer?
Elle arqua ses sourcils.
— Parce que je suis une femme ?
— Non.
Il admirait l'étincelle de fureur dans ses yeux ambrés. Cela touchait
tout ce qu'il y avait de primitif et de masculin en lui et lui donnait
envie de l'emporter dans ses bras ici et maintenant.
Il remua légèrement, gardant fermement les mains sur ses côtés. Il
commençait à prendre la mesure de miss Catherine Fenton,
maintenant. Il ne faisait aucun doute qu'il l'avait sous-estimée. Il
pensa que s'il la touchait, en cet instant, elle le frapperait
probablement avec le pique-feu.
— Se battre en duel est illégal, fit-il remarquer.
Elle fit claquer ses doigts de l'air de s'en moquer et s'écarta de lui dans
un bruissement de soie.
— Personne ne le respecte, dit-elle par-dessus son épaule. Allons,
la semaine dernière encore, lord Granville a provoqué lord Belk. Et
vous êtes sûrement le dernier à respecter la loi, ajouta-t-elle sur le ton
de la dérision.
Il y eut un silence. Ben se passa une main dans les cheveux d'un geste
frustré.
— Je refuse, dit-il.
— Vous refusez mon défi ?
Catherine s'était arrêtée sous le portrait de Jack McNaish et tournée
pour lui faire face. La ressemblance entre elle et le vieil homme était
frappante : les aplats forts et déterminés du visage, les yeux sombres
froids et calculateurs.
— Vous ne pouvez refuser, par honneur, déclara- t-elle.
— Catherine...
Ben écarta les mains en un geste suppliant. Il ne pouvait croire qu'elle
faisait cela.
— Je comprends que vous soyez courroucée contre moi, dit-il,
mais c'est de la folie. Je suis un très bon tireur. Je ne veux pas vous
blesser.
Il la vit sourire.
— Alors que je prendrais grand plaisir à vous blesser, lord
Hawksmoor. Cela me donnera probablement l'avantage.
Ben se frotta le front.
— Catherine...
Elle crispa la mâchoire.
— Nommez vos témoins, lord Hawksmoor, ou je ferai dire dans
tous les clubs de Londres que vous êtes trop lâche pour accepter ma
provocation.
Ben la rejoignit en une enjambée et l'attrapa par les bras.
— Catherine, c'est de la folie, répéta-t-il. Même si je devais vous
affronter, je recourrais à une feinte. Je ne pourrais pas tirer sur une
femme.
Il pouvait sentir la tension de son corps sous ses mains. Elle se tenait
très raide et très droite loin de lui. Il n'y avait aucune chance
maintenant qu'il puisse la persuader par des caresses et des mots doux.
Il l'en admirait en même temps que cela le frustrait. Oh, oui ! il avait
sous-estimé miss Catherine Fenton et à présent il en payait le prix.
Il avait pensé qu'il pourrait la convaincre de l'épouser en menaçant
sa réputation, ou en la séduisant grâce à la passion qui ne demandait
qu'à flamber entre eux. Mais elle avait trop de principes pour cela. Il
commençait à se rendre compte qu'il ne la connaissait pas du tout.
— Il serait très imprudent de votre part de tirer à côté, lord
Hawksmoor, dit-elle, car alors je vous tuerais de sang- froid.
Elle rit.
— Ai-je offensé votre fierté masculine ? Provoqué par une simple
femme ! Comment allez-vous vivre avec cela?
Ben la secoua.
— Catherine, vous créeriez le plus grand scandale en traînant votre
nom dans la boue, en ruinant votre réputation. ..
Les yeux de Catherine étincelèrent de défi.
— N'est-ce pas ce que vous feriez, milord, si vous vous abaissiez à
exercer votre chantage ?
— Il n'y aura ni chantage ni scandale si vous acceptez ma demande
en mariage, argumenta-t-il. Bonté divine, Catherine, retirez votre
provocation !
— Je n'en ferai rien, dit-elle, sauf si vous retirez la menace
insultante de me compromettre.
Ben plongea les yeux dans les siens. Il découvrit qu'il la désirait
encore plus maintenant qu'au début de leur entretien. Il avait envie
d'écraser sous la sienne cette bouche douce, maintenant crispée avec
intransigeance. Il avait envie de la ramener dans son lit, là où était sa
place, et de la posséder jusqu'à ce qu'ils soient tous les deux épuisés. Il
ressentait pour elle une possessivité primitive qu'il n'avait jamais
éprouvée auparavant. Cela le menait et il savait qu'il ne connaîtrait pas
de paix avant de lui faire l'amour une nouvelle fois.
— Je ne retirerai pas mon offre, dit-il. Je veux vous épouser et je
ruinerai votre réputation si c'est ce qu'il faut pour aboutir à notre
mariage.
Elle répondit en martelant ses mots.
— Très bien. Alors vous me répondrez pour cette insulte à l'heure et
à l'endroit que je choisirai. Je vous donne une semaine, lord
Hawksmoor. Vous me rencontrerez à Hurington Heath à l'aube, à sept
jours d'ici, ou je vous dénoncerai comme un lâche.
Ben la lâcha. Ils se dévisagèrent pendant ce qui parut durer une
éternité. Puis il hocha la tête.
— Très bien, dit-il. J'accepte.
Le cheval de Sam Hawksmoor se frayait un chemin dans de terribles
congères sur la route de Twickenham. Il avait neigé pendant deux jours
et Sam n'avait pas pu quitter Londres plus tôt pour vérifier comment
Paris et sa soubrette s'arrangeaient de leur situation. Le troisième jour,
le ciel s'était éclairci et un vent froid et vif s'était levé, si coupant que le
cousin de Ben avait l'impression d'être gelé dans sa selle.
Il songea à la vieille ferme pleine de courants d'air de Gideon, qui
abritait actuellement une locataire inattendue et secrète, et il pria le Ciel
de ne pas arriver pour découvrir que la plus célèbre courtisane de
Londres était morte de froid en son absence. Cela ferait une nouvelle
sensationnelle, mais pas du genre que Ben voudrait voir dans les
journaux.
Quand Ben lui avait expliqué ce qu'il lui demandait de faire pour
Paris, Sam avait refusé d'emblée.
— Non, avait-il répondu. Non, non et non. Pas Paris. Elle me terrifie.
Ben avait ri et lui avait dit que Paris était aisée à manier quand on
savait comment s'y prendre, et qu'il devrait se montrer ferme. Mais
c'était facile à dire, avait pensé Sam. Il préférerait affronter un panier de
scorpions plutôt que Paris de Moine. La nuit où il l'avait escortée à
Saltcoats avec sa soubrette, elle avait fait comme s'il n'existait pas.
— Ne me regardez pas, ne me parlez pas, avait-elle dit avant de se
détourner de lui et de passer le reste du trajet en silence.
Sam s'engagea dans le chemin qui menait à la ferme. Le précédent
fermier était parti un mois plus tôt et Gideon n'en avait pas encore
installé un nouveau. Sam frémit à la pensée de ce que son frère dirait s'il
apprenait que son détesté cousin Ben logeait sa maîtresse chez lui. Il
soupira, souhaitant que Ben cesse de jouer à des jeux aussi dangereux.
Il n'y avait personne aux alentours. Les champs formaient un
paysage blanc et morne. Sam se détendit un peu. Au moins, personne
ne risquait de trouver Paris dans ce trou perdu et Gideon ne ferait
certainement pas une visite improvisée avec un temps aussi peu
clément.
Les sabots du cheval s'enfonçaient dans la neige épaisse. De lourdes
branches surplombant le chemin laissaient tomber des petits bouts de
glace sur le sol. Puis les arbres s'ouvrirent et il se retrouva à l'entrée de
l'allée de Saltcoats.
La maison était bâtie à l'écart de la route avec des écuries et un jardin
clos sur un côté. Sam remonta l'allée, attacha son cheval à un piquet et
poussa la grille qui donnait sur le jardin et les écuries. Puis il s'arrêta et
regarda fixement.
Il y avait quelqu'un—ou quelque chose—dans le jardin. Après une
seconde de stupeur, Sam identifia la créature comme un être humain,
même si elle se roulait dans la neige comme un chien essayant
désespérément de se débarrasser de ses puces. L'apparition se balançait
d'avant en arrière, poussant d'étranges couinements et faisant voler la
neige dans toutes les directions. Puis elle se releva et Sam s'avisa avec
le plus grand choc de toute sa vie que c'était lady Paris de Moine. Elle
était entièrement nue.
Sam la regarda, figé. Son corps était rose vif, couvert de boutons et
de neige qui fondait sur elle. Elle paraissait... Sam déglutit. Elle
paraissait complètement ridicule. La courtisane la plus recherchée du
royaume avait de la glace collée à ses cheveux — et ailleurs — et avait
l'air d'une folle de Bedlam.
Puis Paris attrapa le peignoir suspendu à la branche la plus proche et
demanda d'un ton irrité :
— Qu'est-ce que vous reluquez ?
Sam retrouva sa voix.
— Pour l'amour du Ciel, que faites-vous ?
Paris parut encore plus courroucée.
— Les boutons me démangent. C'est le seul moyen que j'ai de les
apaiser sans me gratter. Ne restez pas là, ajouta-t-elle d'un ton sec.
Rentrez votre cheval et apportez la nourriture à l'intérieur.
Sam fit ce qu'elle lui demandait. Dans l'écurie, il constata que le bois
qu'il s'attendait à devoir couper était déjà fendu et empilé, prêt à être
utilisé. Il emplit un seau d'eau et le porta dans la maison, se demandant
si Edna s'était mise au travail manuel ou si Paris avait déjà mis à ses
pieds un pauvre fermier local qui ne se doutait de rien.
La maison était chaude, grâce à un bon feu qui brûlait dans le salon.
Paris avait disparu à l'étage et Sam porta les sacoches avec la nourriture
et le vin dans la cuisine. C'était une pièce immense, avec une longue
table et un sol en pierre usée. Une marmite de bouillon de légumes
mijotait sur le poêle et il y avait un poulet à moitié plumé sur le
comptoir.
— Paris lui a tordu le cou, annonça Edna avec entrain, en réponse à
la question de Sam. Elle était dans une colère noire et nous avions
besoin de manger. Nous n'étions pas sûres quand vous pourriez venir, à
cause de la neige. Le reste de la couvée est en sécurité dans l'appentis,
ajouta-t-elle.
Paris entra alors. Elle portait une simple robe à col haut et avait
attaché ses beaux cheveux blonds avec un ruban. Son visage portait
plusieurs gros boutons de varicelle. Elle fronça les sourcils en
regardant Sam.
— Toujours à me fixer, à ce que je vois, lâcha-t-elle d'un ton
coupant.
— Je ne vous avais jamais vue sans maquillage auparavant,
avoua-t-il. Vous êtes jolie, ajouta-t-il imprudemment, et il attendit que
le courroux de Paris s'abattît sur sa tête.
Etrangement, elle ne dit rien. Sam crut voir Edna sourire tandis
qu'elle se penchait sur la marmite de légumes.
— J'ai apporté du vin, annonça-t-il. Ainsi que de la viande et du
fromage.
— Il y a du très bon vin de sureau dans le cellier, déclara Paris, lui
jetant un froid regard bleu qui curieusement le fit se sentir brûlant.
— C'est moi qui l'ai fait, dit-il. J'ai vécu ici quelques mois en 1809.
Je me remettais de la diphtérie, précisa-t-il.
— La diphtérie ! La varicelle ! Cet endroit est un vrai nid à
maladies ! lança vertement Paris.
Elle lui jeta un regard noir.
— Il y a de la confiture de prunes, aussi, des pruniers du verger.
L'avez-vous faite également?
— Non, répondit Sam.
La conversation tomba. Debout devant le poêle, Edna fredonnait
doucement en remuant le bouillon. Sam avait chaud et passa un doigt
dans le col de sa chemise. Il observait Paris du coin de l'œil, comme si
elle était quelque animal imprévisible. Elle le regardait avec une
expression calculatrice qui le rendait méfiant.
— Savez-vous faire du pain ? demanda-t-elle soudain. Ni Edna ni
moi ne savons en faire.
— Non, répondit Sam.
— Vous n'êtes bon à rien, dit Paris d'un ton désagréable, sur quoi
elle tourna les talons et quitta la pièce d'un pas raide.
Edna soupira.
— Je suis désolée, dit-elle. Les boutons mettent madame de très
méchante humeur.
— Je ne pense pas que ce soient juste les boutons, déclara Sam.
Il regarda le poulet mort posé sur le comptoir.
— Voulez-vous que je vous coupe du bois avant de m'en aller?
demanda-t-il.
Edna secoua la tête.
— Nous en avons assez. Lady Paris l'a coupé elle- même.
La pensée de Paris une hache à la main saisit Sam de frayeur.
— Restez pour prendre du bouillon, proposa la soubrette. Ne
faites pas attention à elle.
Du menton, elle désigna le salon.
— On s'y habitue.
Sam soupira. Il alla dans le salon, où Paris était assise près du feu. Il y
avait un livre sur la table, une pile de broderies et un jeu de cartes.
Elle leva les yeux lorsqu'il entra, mais ne dit rien.
— Edna m'a demandé de rester à manger, dit-il.
Paris courba les épaules.
— Faites comme vous voulez.
Sam ajouta une bûche dans le feu.
— Puis-je faire autre chose pour vous ?
Paris secoua la tête.
— Non.
— Est-ce votre ouvrage?
Elle lui jeta un regard dédaigneux.
— Cela vous paraît probable ?
Sam la regarda. Elle lui rendit son regard.
— Bien, dit-il. Je reviendrai demain.
Paris fronça les sourcils.
— Ce n'est pas nécessaire.
— Mais...
— Je vous le défends.
Sam ne sortait pas souvent de ses gonds. Quand ils étaient enfants,
Gideon cherchait souvent à le provoquer et recevait une réponse si
plate qu'il traitait son frère de simplet. Même cela ne réussissait pas à
mettre Sam en colère. Mais à présent, tandis qu'il regardait le joli
visage boudeur et boutonneux de Paris, il se sentit bouillir.
— Paris, répéta-t-il fermement, je reviendrai demain.
Il la vit ouvrir la bouche et poursuivit sur sa lancée.
— Je n'ai pas envie de venir ici. Je ne vous aime pas, je n'ai pas
envie de vous aider, et je préférerais de beaucoup faire quelque chose
de plus agréable. De fait, s'il l'on en vient là, vous ne m'avez jamais
plu. Vous êtes gâtée, grossière et pas même une gentille personne.
Mais j'ai promis à Ben que je ferais ceci et je le ferai.
Il tourna les talons et se dirigea vers la porte.
— A demain.
— Sam.
Paris avait attendu qu'il soit presque sorti pour parler. Il se détourna.
Elle ne paraissait pas le moins du monde avoir l'air de s'excuser. Elle
tenait le paquet de cartes à la main.
— Oui? fit-il.
— Vous pouvez faire quelque chose pour moi. Vous pouvez jouer
au piquet avec moi. Nous jouerons pour des pennies.
Sam marqua une pause. C'était le moment, il le savait, de lui dire
d'aller au diable. Elle n'avait pas cherché à s'excuser. Elle ne paraissait
même pas se préoccuper de savoir s'il resterait ou non. Il suspecta que
« désolée » était le mot le plus difficile à dire pour Paris.
Au bout d'un moment, il s'assit en face d'elle. Elle distribua les cartes.
Sam prit son jeu et entreprit de la plumer.
17.
Deux jours entiers avaient passé depuis que Catherine avait défié
Ben, et elle attendait toujours qu'il nomme ses témoins pour le duel.
Cela la mettait en rage. Il la mettait en rage. Elle savait qu'il s'était
délibérément gardé de réagir pour voir ce qu'elle ferait. Il la testait,
augmentant les enjeux. Et elle savait qu'elle devait répondre, parce
qu'elle ne voulait tout simplement pas lui laisser la haute main.
Une demi-heure après le petit déjeuner, Catherine se trouvait dans le
cabinet de travail de son père, essayant de décider que faire. La maison
était tranquille. Maggie et les enfants étaient partis deux jours plus tôt
et sir Alfred n'avait pas quitté sa chambre depuis la nuit de cette terrible
confrontation avec sa femme. Il était dégrisé, à présent, mais avait
contracté une mauvaise fièvre. D'après le docteur, elle avait été causée
par un excès d'alcool et un désordre des nerfs.
Entretemps, Algernon Withers n'avait pas écrit et ne s'était pas
montré en réponse à la lettre de Catherine. C'était comme s'il avait tout
simplement disparu. Et même si Catherine trouvait cela très
satisfaisant, elle se sentait encore malade à la pensée de devoir se
confronter à lui. Sa cruauté détachée, sa débauche, la façon dont il avait
utilisé la pauvre Maggie à ses propres fins... Tout cela la rendait folle
de colère.
Catherine se versa une autre tasse de café de la cafetière qui
refroidissait et posa son menton dans sa paume, s'efforçant de réfléchir.
Elle avait besoin de savoir exactement où en étaient ses affaires. Et elle
ne savait pas très bien comment y parvenir, étant donné qu'un de ses
fondés de pouvoir était mort, le deuxième malade et le troisième
disparu.
En outre, elle devait mettre Ben Hawksmoor au pli. Les choses ne
pouvaient pas rester en l'état. Elle se rendrait à Saint-James et
l'obligerait à nommer ses témoins.
Elle était à mi-chemin de la porte, avec l'intention de monter
s'habiller pour sortir, quand le heurtoir de la porte d'entrée résonna
fortement. Elle entendit Tench, qui allait ouvrir.
Les visiteurs étaient rares Guilford Street ces temps-ci, car en
l'absence de Maggie ils ne pouvaient ni recevoir ni sortir. Lily St Clare
avait été la seule à venir la veille, en réponse à la demande de Catherine
qu'elle soit un de ses témoins pour le duel. Catherine trouvait que
Tench s'en était très bien sorti avec une courtisane reconnue se
présentant à leur porte ; il n'avait pas montré la moindre émotion, juste
de la pure courtoisie. C'était une perle parmi les majordomes,
pensa-t-elle.
Mais à présent, il semblait que Tench ait à faire à une visite d'un
genre bien différent. Catherine entrebâilla la porte et entendit une voix
féminine, impérieuse.
— Perch, Plaice, Tench, quel que soit votre nom, veuillez dire à sir
Alfred que lady Russell veut le voir !
Il y eut une pause pendant que le majordome répondait que sir
Alfred était indisposé.
— Indisposé ! s'exclama la voix, incrédule. Quelles sornettes !
Vous voulez dire qu'il est ivre ?
Catherine se précipita dans le vestibule.
— Tante Agatha ! Oh, tante Agatha, je suis si contente de vous voir
!
La dame d'un certain âge qui ôtait son chapeau s'arrêta, ses épingles
à la main. Un sourire fendit son visage, qui était aussi bran et ridé
qu'une noix. Elle était petite et ronde, et portait une cape rouge vif.
— Kate, ma chérie ! s'écria-t-elle. Eh bien, il y a au moins un
membre de la maisonnée qui semble avoir ses esprits. Je suis venue dès
que j'ai appris la nouvelle. J'ai pensé que vous pourriez avoir besoin de
moi.
Catherine glissa son bras sous celui de sa marraine et l'entraîna vers
la bibliothèque. Elle jeta un coup d'œil en arrière au majordome qui
tournait le curieux bonnet de lady Russell dans ses mains comme s'il ne
savait pas trop qu'en faire.
— Tench, dit-elle, pouvez-vous nous apporter quelque chose à
boire, s'il vous plaît? Merci.
Elle se retourna vers lady Russell.
— Vous avez mentionné que vous avez entendu parler de
l'indisposition de mon père, ma tante? Est-ce que tout le monde est au
courant ?
— Toute la ville, confirma lady Russell d'un air sombre, en se
laissant choir dans un fauteuil avec un gros soupir. Je l'ai apprise à
l'hôtel Grillons et vous savez quel endroit respectable c'est ! Votre père
ne vous a pas dit que j'étais rentrée de Samarkand?
— Non, répondit Catherine.
Elle se demanda pourquoi sir Alfred n'avait pas cru bon de ne pas la
mettre au courant. Peut-être parce qu'il savait qu'elle enrôlerait
immédiatement lady Russell dans ses tentatives de découvrir ce qui
était arrivé à son argent. Et lady Russell était une adversaire redoutable.
Le seul fait d'avoir sa marraine à son côté, maintenant, faisait que
Catherine se sentait beaucoup plus enjouée.
— J'espère que vous avez apprécié votre voyage, dit- elle.
Elle regarda sa tante, petite, ridée comme un pruneau et
resplendissante dans une robe rouge et dorée.
— Vous semblez aller vraiment très bien, tante Agatha,
ajouta-t-elle. Vous êtes positivement radieuse.
Lady Russell rayonna.
— Voyager me convient. Mais je vous en parlerai plus tard.
D'abord, j'ai besoin de savoir ce qui se passe. J'ai bien l'impression que
les choses sont diablement embrouillées ici, Kate, et que vous êtes
emmêlée dedans.
En plus d'être la marraine de Catherine, lady Russell était une vieille
connaissance de son grand-père et la veuve d'un nabab de ses amis. Le
passé que les Russell et les McNaish avaient partagé dans des pays
lointains avait paru à la jeune Catherine aussi riche qu'un conte de fées.
La présence de lady Russell dans la vie de Catherine avait été
épisodique, étant donné sa prédilection pour les voyages outremer —
plus les destinations étaient lointaines et exotiques, mieux c'était. A la
mort de son mari, elle avait suivi les itinéraires commerciaux d'Inde et
d'Asie en une sorte d'ultime pèlerinage, et Catherine ne l'avait pas vue
pendant plusieurs années. Mais maintenant elle était de retour et
Catherine était enchantée de la voir.
Elle s'assit en face d'elle.
— Apparemment, vous avez déjà entendu dire que papa s'est mis à
boire, dit-elle. Il a une fièvre, à présent. Et Maggie est rendue malade
par le laudanum ; elle est partie chez ses parents. Quant à moi, j'ai
rompu mes fiançailles avec Algernon Withers.
Lady Russell émit un son dégoûté qui ressembla à un grognement de
chameau.
— Withers ! Ce vaurien ! Vous avez bien fait, ma chérie. Je
connaissais son père, bien sûr, et son jeune frère. Tous deux de très
mauvais membres de la haute société !
— Il est toujours un de mes fondés de pouvoir, dit Catherine.
— Appointé à la demande de votre père, déclara lady
Russell, en hochant la tête d'un air entendu. Et il y a eu la curieuse
histoire de la mort de James Mather. Toute cette affaire sent le poisson
pourri, à mon avis, Kate. Je vais demander à mon avoué de faire une
enquête, si vous voulez, et nous verrons si nous pouvons découvrir ce
qu'il y a là-dessous.
Catherine acquiesça avec gratitude.
— Merci, tante Agatha. J'ai déjà demandé à papa, mais cela ne m'a
menée nulle part. Je suis certaine que Withers a une emprise
quelconque sur lui.
Il y eut une pause pendant que Tench entrait et servait du thé et des
gâteaux.
— Ainsi, fit lady Russell en tournant la tête de côté pour regarder
sa filleule, votre papa est un roseau brisé, Maggie est malade et vous
avez congédié votre fiancé... Ai-je manqué autre chose pendant que
j'étais absente, Kate?
— Certaines choses, oui, répondit prudemment Catherine. J'ai
rejeté la demande en mariage d'un gentleman qui menace de ruiner ma
réputation, et...
Elle déglutit.
— Je l'ai provoqué en duel !
Elle attendit, mais sa marraine se contenta de l'observer d'un œil
acéré.
— Eh bien, dit la vieille dame au bout d'un moment, d'après moi,
une jeune fille devrait avoir le droit de mettre une balle dans un
homme s'il ne lui plaît pas. Je me souviens qu'une fois, en Inde, un
individu m'a insultée et que je l'ai provoqué en duel.
Elle secoua la tête d'un air de regret.
— Le sot était trop lâche pour m'affronter ! Il a décliné le duel !
— De fait, lord Hawksmoor a accepté de me rencontrer, dit
Catherine. Au moins, il n'est pas lâche.
Lady Russell pencha pensivement la tête.
— Hawksmoor, dites-vous ? Le jeune homme qui était dans la
Péninsule ? Je l'ai rencontré une fois. Un terrible vaurien, très
dangereux.
Elle sourit.
— Terriblement séduisant aussi, bien sûr. Ce genre d'homme l'est
toujours.
Catherine rougit.
— Que faisait-il à l'époque où vous l'avez rencontré?
demanda-t-elle. Séduisait-il toutes les beautés locales ?
— Non, répondit lady Russell, les yeux pétillants. Il sauvait un
camarade derrière les lignes ennemies. Beaucoup de courage, ce
garçon.
Catherine fronça les sourcils.
— Que faisiez-vous derrière les lignes ennemies, tante Agatha?
Pour la première fois depuis qu'elle la connaissait, elle pensa que sa
marraine était nerveuse.
— Ah, fit-elle, mieux vaut ne pas le demander.
Elle s'éclaircit la gorge.
— Alors il vous a compromise, n'est-ce pas ?
— Je me suis compromise moi-même, répondit Catherine d'un ton
un peu morne.
Même si lady Russell était connue pour sa tolérance, elle n'avait pas
l'intention de lui dire à quel point elle s'était perdue.
— Lord Hawksmoor, en s'avisant que j'étais une héritière, a
décidé qu'il devait me forcer à l'épouser, expliqua-t-elle. J'ai refusé, et
quand il a menacé de le dire à tout le monde, j'ai répondu en le
provoquant en duel.
Lady Russell hocha lentement la tête.
— Cela me semble raisonnable. Ce n'est pas la conduite requise
chez une jeune personne, certes, mais le besoin commande.
Avez-vous choisi vos témoins ?
— J'ai demandé à Lily St Clare de m'assister. Vous vous souvenez
de Lily, tante Agatha?
Sa marraine acquiesça.
— Une gentille fille. Vous étiez à l'école avec elle, si je me
souviens bien. Que devient-elle?
Catherine déglutit fortement.
— Elle est... euh... Elle a été obligée... C'est-à-dire, elle est
maintenant une courtisane.
Elle vit les yeux de lady Russell s'exorbiter légèrement.
— Mon Dieu ! dit-elle d'une voix faible. Je suis partie longtemps.
Londres est devenu un heu de perdition !
— C'était affreux, dit Catherine. Le mari de Lily était une brute
qui la battait, et quand elle est partie avec un amant, celui-ci l'a
trahie... Pauvre Lily, elle est dans une situation dramatique. Elle n'est
pas heureuse.
— Je ne sais pas ce que devient le monde, dit lady Russell d'un ton
bougon, en prenant un autre scone avec délice. Il y a pourtant des
hommes bien, mais où sont-ils quand on a besoin d'eux ?
Elle fixa Catherine d'un regard perçant.
— Ils nous laissent à la merci de vauriens et de débauchés !
Assurez-vous que Ben Hawksmoor n'est pas un homme bien avant de
lui mettre une balle dans le cœur, miss.
— Je ne le tuerai pas, affirma Catherine, mais je suis convaincue
qu'il mérite une leçon.
Elle marqua une pause, tapotant pensivement le bras de son fauteuil.
Ben Hawksmoor était-il un homme bien ? Le jugement conventionnel
disait que non, et cependant il avait été un héros de guerre. Les gens
parlaient de son courage. Et elle avait vu par elle-même la loyauté
qu'il montrait envers Ned Clarencieux. Elle soupira.
— Je sais que ce n'est pas du tout approprié de vous le demander,
tante Agatha, mais pensez-vous que vous pourriez être mon témoin,
aussi ? Je me rends bien compte que cette affaire n'est pas
conventionnelle, mais...
Lady Russell rayonna.
— Je pensais que vous n'alliez jamais me le demander, Kate. J'en
serais ravie. J'ai besoin d'un peu d'excitation, à mon âge. Je croyais
que Londres allait être d'un ennui mortel après Samarkand, mais il
semble que je me sois trompée.
Catherine poussa un soupir de soulagement.
— Oh ! parfait. Merci, ma tante.
Elle jeta un coup d'œil à la pendule.
— Défait, j'étais surlepointdepartirchezlordHawksmoor quand
vous êtes arrivée. Il a refusé jusqu'ici de nommer ses témoins,
voyez-vous, et je sais qu'il ne le fait que pour m'irriter. Je suis
déterminée à le faire répondre à mon défi.
Lady Russell posa sa tasse de thé.
— Alors, allons le trouver, ma chère.
Elles prirent un fiacie. La neige avait été déblayée des artères
principales, à présent, mais on roulait encore lentement.
— Il y a eu de terribles accidents à la campagne, vous savez ?,
confia la vieille dame. Il paraît que des voitures se sont retournées
dans les congères et qu'une compagnie entière de soldats est morte de
froid près de Shrewsbury !
Catherine frissonna.
— J'espère que Maggie et les enfants ont atteint le Kent sans
encombre. Nous n'avons pas eu de nouvelles, mais avec ce temps...
— Des conditions difficiles pour livrer un duel, observa sa
marraine.
— Je trouverai un moyen, affirma Catherine.
Au numéro quarante-trois de Saint-James Place, elles trouvèrent le
majordome à l'air discret qui avait admis Catherine le soir du bal
masqué et lui avait ensuite trouvé un fiacre pour l'emmener à Covent
Garden. Elle se sentit légèrement embarrassée, mais le domestique ne
montra absolument pas qu'il la reconnaissait.
— Monsieur le Baron est chez lui, déclara-t-il, mais il est occupé
pour l'instant. Si vous voulez bien attendre dans le salon, mesdames,
je vais l'informer que vous êtes ici.
Catherine resta debout devant la cheminée, triturant ses gants. Elle se
sentait très nerveuse et irritée d'être dans cet état. Depuis qu'elle avait
provoqué Ben, deux jours plus tôt, la fureur que lui avait causée son
chantage n'avait pas diminué. Elle s'était durcie en une détermination
farouche de lui donner une leçon pour son arrogance.
— Lorsqu'il saura que je suis ici, il va s'esquiver par la porte de
derrière, ou dire au majordome de nous mettre dehors, ou prétendre
qu'il ne peut nous recevoir, dit-elle avec ferveur. Je sais qu'il ne fait
cela que pour m'agacer.
— Cela semble marcher, commenta lady Russell.
Elle entrouvrit la porte pour jeter un œil dans le
couloir.
— Je vois ce domestique solennel sur le pas de la porte d'une pièce
au fond du couloir, dit-elle.
— La salle de bal, déclara Catherine sans réfléchir.
Elle vit les sourcils de sa marraine se relever.
— Je vois, dit Lady Russell. Vous êtes déjà venue ici.
Catherine s'éclaircit la gorge, se gardant de confirmer
cette déclaration.
— Oh ! j'y vais, dit-elle. Je ne peux pas supporter cette attente.
Elle s'enfila dans le couloir avant que lady Russell puisse protester. La
porte de la salle de bal était entrouverte et elle put entendre le
majordome, à l'intérieur, parler à quelqu'un qu'elle ne voyait pas —
sans doute Ben.
— ... j'ai demandé à ces dames d'attendre dans le salon, mais si
monsieur préfère ne pas les voir ce matin je leur expliquerai...
— Oh, non, vous ne le ferez pas ! lança Catherine en poussant la
porte. Lord Hawksmoor...
Elle s'arrêta net.
Au fond de la salle se dressait un chevalet placé près des hautes
fenêtres. Un artiste peignait rapidement, presque fiévreusement. A
quelque distance de là, sur une petite estrade, se tenait Ben
Hawksmoor. Il était nu, à part un drapeau anglais drapé très bas sur ses
hanches.
Catherine le regarda fixement, rougit et sentit une bouffée de
chaleur la consumer tout entière. Elle était mortifiée. Comment
pouvait-elle se sentir excitée par la vue de Ben Hawksmoor ici, en plein
jour, dans sa propre salle de bal, avec son chaperon à proximité ? Et
pourtant... elle était bel et bien excitée. Brûlante, troublée, émoustillée
et très, très en colère.
— Benjamin Hawksmoor ! dit lady Russell d'une voix forte, juste
derrière elle. Oui, je vous reconnais !
Catherine se demanda brièvement quelle partie de Ben sa marraine
pouvait reconnaître.
— Catherine ! la tança la vieille dame. Détournez les yeux.
Catherine fronça les sourcils. Il était difficile de savoir où les poser.
Elle regarda sur le côté, mais aperçut la courbe d'une fesse de Ben alors
qu'il laissait tomber le drapeau pour saisir sa robe de chambre. Le
peintre soupira avec agacement.
— Vraiment, milord, ces interruptions deviennent intolérables.
— Mes excuses, Hilliard, dit Ben d'un ton traînant. Je n'en aurai que
pour un instant.
Il vint vers elles.
— Lady Russell.
Il s'inclina.
— C'est un grand plaisir de vous revoir, madame. Et miss Fenton !
Il prit la main de Catherine, un pétillement dangereux dans ses yeux
noisette.
— Qu'est-ce qui a pu vous pousser à revenir dans cette maison,
sachant ce qui s'est passé la dernière fois ? s'enquit-il avec ironie.
Catherine lui arracha sa main. Son cœur s'emballait.
— Je suis venue vous rappeler votre engagement pour un duel à
cinq jours d'ici, répondit-elle d'un ton sarcastique. Cela vous est
peut-être sorti de la tête, mais vous n'avez pas encore nommé vos
témoins.
Le sourire de Ben s'élargit.
— En effet. Et avez-vous choisi les vôtres ?
— Miss St Clare et lady Russell m'assisteront.
Ben sourit à cette dernière.
— Je regrette amèrement le jour où vous avez décidé d'être du
côté adverse, madame !
— Catherine est ma filleule, déclara lady Russell en essayant en
vain de retenir un sourire, et j'ai cru comprendre que vous l'avez
froissée.
Ben haussa les épaules.
— Je crains de l'avoir fait, madame. Je souhaite épouser miss
Fenton, mais elle s'oppose à ma demande. Si vous pouviez soutenir
ma cause...
— Une minute ! coupa Catherine, outragée. Comment osez-vous
essayer de pousser ma marraine à prendre votre parti ? Avez-vous
oublié, milord, que la raison pour laquelle je vous ai provoqué en duel
est que vous avez menacé ma réputation?
— Tout à fait, confirma lady Russell. Vous êtes un vaurien, Ben
Hawksmoor, et je soutiens entièrement Catherine dans son projet de
vous mettre une balle dans le corps.
Ben rit.
— Lui avez-vous dit quel bon tireur je suis, madame ?
Lady Russell souffla.
— Non. Je ne veux pas influencer sa décision.
Elle marqua une pause.
— Je donnerais cher pour savoir comment vous avez réussi à
échapper aux Français cette fois-là, Hawksmoor. J'aurais juré que
vous étiez cerné.
Ben rit de nouveau.
— Si votre filleule arrive à ses fins, madame, c'est un secret que
j'emporterai dans ma tombe.
Catherine s'avança.
— Aussi fascinants que soient ces souvenirs, dit-elle froidement,
j'aimerais que vous nommiez vos témoins, milord, et nous pourrons
vous laisser à vos occupations.
Elle jeta un coup d'œil au peintre qui faisait les cent pas, les sourcils
froncés.
— Bien sûr, répondit poliment Ben.
Il s'approcha d'elle, si près qu'elle put percevoir la chaleur qui émanait
de son corps à peine vêtu.
— Mes cousins Gideon et Samuel Hawksmoor me serviront de
témoins.
— Gideon Hawksmoor? releva lady Russell d'un air dégoûté.
Vous pourriez aussi bien engager un prêtre ! Vous ne pouvez pas faire
mieux ?
— Tante Agatha ! explosa Catherine. Vous êtes censée être de
mon côté !
Ben rit de son irritation.
— Votre marraine est un excellent juge des caractères, et elle m'a
toujours bien aimé. N'est-ce pas, madame ?
— Cela n'a rien à voir, coupa Catherine, avant que lady Russell ne
puisse répondre et aggraver les choses.
Elle se redressa.
— Nous partons. Bonne journée, milord.
A mi-chemin de la porte, elle s'arrêta, prise d'une curiosité subite.
— A propos, milord, quel personnage historique êtes- vous censé
représenter?
— Edward le Confesseur, répondit Ben sans rougir. C'était un
saint.
— Très amusant ! N'aurait-on pas pu trouver un modèle plus
approprié?
— Ma chère miss Fenton, les toiles se vendent comme des petits
pains. Chaque dame veut avoir mon portrait dans sa chambre à
coucher.
Catherine se mordit la lèvre, sentant la tension habituelle s'installer
entre eux. Elle pouvait voir qu'il se remémorait de l'avoir eue dans sa
propre chambre. Et comment pouvait-elle ne pas être troublée par ces
souvenirs, et par la promesse tentante qu'il lui avait faite? « Vous me
trouverez moins décevant quand nous ferons les choses
correctement... »
— Tant mieux pour elles, dit-elle sèchement.
Elle tourna les talons et sortit en toute hâte, mais elle entendit son rire
la suivre dans le couloir.
— Tante Agatha, demanda-t-elle lorsqu'elles furent de retour dans
la voiture, comment lord Hawksmoor a-t-il échappé aux Français
cette fois-là?
Les yeux de sa marraine pétillèrent.
— Par la ruse et le sang-froid.
Elle tapota la main de sa filleule.
— Il vous plaît, n'est-ce pas, Kate ?
— Non ! affirma Catherine.
Elle jeta un regard en coin à lady Russell.
— Mais il vous plaît à vous, et même si je déteste l'admettre, vous
êtes un bon juge des caractères.
— Ce garçon a du charme, convint la vieille dame.
— Et de l'arrogance ! ajouta amèrement Catherine.
— Son père était un homme infect. J'ai toujours pensé
que Sarah Hawksmoor avait superbement bien réussi en élevant
Benjamin toute seule. Cela a dû être terriblement difficile pour elle.
— Que lui est-il arrivé? s'enquit Catherine.
— Elle est morte d'une fièvre, répondit lady Russell d'un ton
bougon. Quand Benjamin a reçu sa première solde de l'armée, il lui a
fait quitter Londres et l'a installée dans un petit cottage à la campagne.
Mais il était trop tard.
Elle poussa un long soupir.
— Sa santé avait été minée par des années de souffrances et de
privations. Le premier hiver, elle a attrapé une bronchite et une fièvre
infectieuse et elle a été trop faible pour s'en remettre.
Catherine déglutit avec peine. Avec son propre désir de fonder une
famille aimante, elle ne percevait que trop vivement ce que la perte de
sa mère avait dû être pour le jeune Benjamin Hawksmoor. Elle avait été
la seule personne à être auprès de lui durant son enfance. Et il l'avait
perdue, aussi.
— On a toujours dit qu'Hawksmoor essayait de se faire tuer dans la
Péninsule parce qu'il était fou et mauvais, poursuivit lady Russell, mais
je pense qu'il était éperdu de chagrin.
Catherine fut horrifiée de sentir des larmes lui piquer la gorge.
— Et vous avez raison, Kate. Je l'aime bien, ajouta sa marraine.
Vous êtes-vous jamais demandé comment il réussit à toucher le cœur
de tant de gens ? Il a beau se montrer arrogant, il parle aussi bien à un
marchand de quatre saisons qu'au régent.
Elle rit.
— Contrairement à son cousin. Il serait difficile de trouver un être
plus bigot et intéressé que lui !
Ses yeux brillèrent.
— Je ne puis attendre de voir sa tête quand il trouvera une courtisane
et la veuve querelleuse d'un nabab dans son vestibule pour lui parler
d'un duel ! Ce sera tordant !
18.
« C'est le devoir d'une dame d'être habile à tous les arts féminins, et
de les pratiquerjusqu'à ce qu'elle excelle dans leur domaine. »
Mme ELIZA SQUIRE, De la bonne conduite des
dames.
— Il y a deux... dames qui demandent à vous voir, monsieur.
Sam Hawksmoor se retourna dans son lit et poussa un grognement.
La nuit dernière avait été dure, et il avait bu plusieurs bouteilles de vin
blanc. Il avait été censé retrouver Ben à l'Arbre à cacao, mais son
cousin n'était pas venu et à la place Sam s'était retrouvé en compagnie
encore moins recommandable. Il avait littéralement perdu sa chemise
au jeu et était rentré chez lui aux petites heures de la nuit avec sa seule
redingote pour le protéger du froid.
Plus tôt ce matin-là, il avait entendu Gideon partir à son club, suivi
par sa femme, Alice, et sa fille Chloe, qui allaient faire des emplettes
dans Bond Street. Il s'était détendu contre ses oreillers, savourant la
tranquillité de la maison et projetant une délicieuse matinée de
sommeil. Et puis...
— Monsieur, reprit le majordome d'un ton plus pressant. Ces
dames...
— Je ne connais pas de dames, marmonna Sam.
— Non, monsieur, insista le domestique d'un ton suave, mais l'une
d'elles est le genre de femme que vous connaissez, monsieur...
Sam se redressa brusquement. Un souvenir remonta à la surface de
son esprit; une fille de joie perchée sur ses genoux la nuit précédente,
lui mettant des raisins dans la bouche et lui mordillant l'oreille. Il se
sentit légèrement mal. Cette petite sotte n'était sûrement pas venue le
trouver ici... Le majordome avait parlé de deux femmes, alors elle avait
peut-être amené avec elle une vieille tenancière de bordel de Covent
Garden... Oh, l'humiliation d'être si pauvre qu'il devait habiter chez son
frère !
D'une manière quelconque, sans qu'il s'en rende vraiment compte, le
domestique l'avait éjecté de son lit et l'habillait avec l'aide du valet de
Gideon. Sam les laissa s'affairer tandis que son esprit allait et venait
comme une souris prise au piège. Qu'avait-il promis à la fille de joie la
nuit dernière ? Si Gideon devait encore la payer pour disparaître, il
serait furieux. Cela ne faisait que trois mois depuis la dernière fois.
Il fut soulagé de constater, en arrivant dans le vestibule, que les
femmes étaient invisibles. Le majordome de Gideon, avec son aplomb
coutumier, les avait mises à l'écart dans le salon. Il n'était pas prêt à les
affronter, mais un coup d'œil affolé à la pendule lui indiqua qu'Alice et
Chloe pourraient rentrer à tout moment pour le déjeuner. Si elles
arrivaient alors qu'il était en train de parler à deux catins, ce serait
désastreux. Et c'était quelque chose que Gideon ne lui pardonnerait
jamais...
— Lady Russell et miss Lily St Clare, annonça le majordome en
ouvrant la porte du salon.
Sam en éprouva un tel choc qu'il essaya de rebrousser chemin, mais
le domestique l'en empêcha en refermant vivement la porte derrière lui.
Il ne reconnut pas la dame la plus âgée, mais il était clair qu'elle n'était
pas une tenancière de maison de plaisir. Elle haussait le menton d'un
air impérieux et l'éclat martial qui brillait dans ses yeux démentait sa
petite taille et sa tenue plutôt excentrique, une robe bleu paon et un
turban violet. Elle riva un regard acéré sur lui.
— Monsieur Hawksmoor ? Monsieur Samuel Hawksmoor? Nous
espérions voir votre frère.
Sam se sentit inadéquat de ne pas être Gideon.
— Je vous demande pardon, madame, mais mon frère est sorti,
bredouilla-t-il. Le majordome m'a dit que vous vouliez me voir?
La vieille dame acquiesça.
— Nous avons une affaire à régler avec vous, ainsi qu'avec M.
Gideon Hawksmoor.
Elle tendit la main d'un geste plein de grandeur.
— Je suis lady Russell.
Sam prit sa main et résista à l'impulsion de s'incliner sur elle.
— Enchanté, madame.
— Et voici miss Lily St Clare, ajouta la douairière.
Lily se leva et rejeta son voile en arrière. Sam déglutit
nerveusement, sa pomme d'Adam montant et descendant tandis qu'il
lui prenait la main. Il avait toujours défendu Lily lorsqu'elle avait
épousé lord Cavanagh, et maintenant qu'elle était devenue la jeune
beauté mondaine déchue, il la trouva plus mince, plus triste et encore
plus attirante.
Quand il la toucha, il sentit un picotement le parcourir tout entier et
comprit d'une manière indéfinissable que Lily St Clare était hors de sa
portée et l'avait toujours été. Elle n'était pas comme Paris, une beauté
aussi dure que du diamant qui piétinerait n'importe qui et n'importe
quoi s'interposant entre elle et son but. Lily était plus douce, plus
délicate, et infiniment plus séduisante aux yeux de Sam.
— Ah... lady..., je veux dire miss St Clare, bafouilla- t-il.
Comment...
Il s'éclaircit la gorge, croisa le regard de Lily et se sentit rougir jusqu'à
la racine des cheveux.
— En quoi puis-je vous être utile ? parvint-il à demander, avec un
pitoyable manque d'aplomb.
— Nous sommes ici, répondit Lily en lui souriant avec un charme
enchanteur, en tant que témoins choisis par miss Catherine Fenton,
monsieur Hawksmoor.
— C'est exact ! approuva lady Russell avec un enthousiasme que
Sam trouva intimidant.
— Des témoins? répéta-t-il. Je vous demande pardon, madame,
mais je n'ai aucune idée de ce à quoi vous vous référez...
Lily soupira.
— Je suppose que votre cousin, lord Hawksmoor, ne vous a rien
dit? Miss Catherine Fenton a provoqué lord Hawksmoor en duel,
monsieur. Il vous a nommé comme témoin ainsi que votre frère
Gideon.
Elle fronça légèrement les sourcils.
— Il a mentionné que M. Gideon Hawksmoor pourrait refuser de
l'assister, mais que vous le soutiendriez certainement. Aussi...
Elle fit un petit geste d'excuse.
— Nous sommes ici pour discuter de l'organisation du duel avec
vous.
— Miss Fenton... un duel... Gideon et moi témoins...
Sam porta une main à son front.
Il ne connaissait personne du nom de Catherine Fenton. Il se demanda
s'il s'agissait d'une courtisane. Et s'il avait bien compris miss St Clare,
cette jeune personne avait provoqué Ben en duel. Mais cela ne pouvait
pas être exact.
Aucune femme, même une fille de joie, ne ferait quelque chose de si
outrageux.
— Je vous demande pardon, madame, répéta-t-il avec un désespoir
croissant. J'ai la tête lourde, ce matin. Je vous ai sûrement mal
comprise. Il m'a semblé que vous disiez qu'une jeune personne avait
provoqué mon cousin en duel pour une affaire d'honneur.
— C'est ce qu'elle a fait, confirma lady Russell.
Il y avait une pointe de sévérité dans sa voix. Elle se lassait
visiblement de sa lenteur. Sam se sentit stupide. Et il n'avait aucune
envie de se ridiculiser devant la très charmante miss St Clare. Il se
sentit brûler de nouveau tandis que son esprit s'attardait de façon très
inappropriée sur tous les aspects ravissants de Lily. Il se força à
ramener ses pensées sur l'affaire en cause. Les deux dames le
regardaient comme s'il était simplet.
— Un duel, fit-il en passant un doigt dans le col de sa chemise pour
mieux respirer. Ce doit être une erreur, mesdames. Mon cousin
lui-même ne ferait pas une chose aussi... extraordinaire.
— Votre cousin n'a pas le choix, dit Lily d'un ton bref. Miss Fenton
l'a provoqué pour défendre son honneur et s'il refuse elle le fera passer
pour un lâche.
— Un lâche, répéta Sam. Je vois.
Pour la première fois, il éprouva une petite bouffée de sympathie
pour Ben. Quoi que puisse être son cousin, Il n'était pas un lâche.
— Et Gideon, dites-vous. Mon cousin a-t-il réellement nommé mon
frère comme son autre témoin ?
Cela, pensa Sam, était incroyable. Ben avait quantité d'amis aussi
intrépides et tapageurs que lui. N'importe lequel d'entre eux lui servirait
de témoin en prenant cela comme une bonne plaisanterie. Mais s'il avait
choisi Gideon, il s'était fait des illusions. Soit cela, soit la gourgandine
essayait de lui soutirer de l'argent. Peut-être l'avait-elle menacé de
l'accuser d'une rupture de promesse et provoqué en duel parce qu'il
refusait de l'épouser. Et maintenant, Ben espérait que Gideon la paierait
pour la dissuader, afin d'éviter un scandale ternissant le nom de la
famille.
— Il l'a fait, répondit lady Russell en hochant la tête. C'est dans un
billet qu'il m'a envoyé ce matin.
Elle sortit le message de son réticule et lut à haute voix : « Je
confirme que j'aimerais demander à mon cousin Gideon d'être mon
second témoin, mais je crains qu'il ne me désapprouve tellement qu'il
me refusera son aide alors que j'en ai besoin... »
— Il devait être ivre quand il a écrit cela, marmonna Sam. Et la
moindre des choses aurait été de m'avertir.
Lily haussa joliment les épaules.
— Je doute que lord Hawksmoor ait pris au sérieux le défi de miss
Fenton à ce moment-là, monsieur Hawksmoor. Mais cela changera
bientôt.
Elle jeta un coup d'œil à sa compagne.
— Lady Russell a suggéré que, si lord Hawksmoor a des doutes sur
les intentions de Catherine ou son adresse au pistolet, il aille la voir
s'entraîner chez le colonel Acheson dans Bond Street.
— S'en... s'en... s'entraîner? bredouilla Sam. Ma chère miss St
Clare...
— Si l'on a l'intention de mettre une balle dans le corps d'un
homme, intervint lady Russell avec un calme imperturbable, il est plus
aimable de s'entraîner de façon à pouvoir le toucher où on le souhaite.
Sam déglutit à cette pensée.
— S'il s'agit d'une question d'argent, dit-il prudemment, je suis sûr
que nous pourrons parvenir à un accommodement.
Il voulait à tout prix éviter de faire intervenir Gideon. La fureur de
son frère serait incandescente devant le dernier outrage de Ben. Il
reconduisit les deux dames à la porte, la leur ouvrant lui-même et
essayant de les pousser dans le vestibule avec plus de hâte que de
manières.
— Si vous me laissez votre adresse, je pourrai parler à mon frère et
prendre contact avec vous, poursuivit-il.
— Monsieur Hawksmoor, je pense que vous vous méprenez
complètement sur la situation, déclara lady Russell en tenant bon. Il
ne s'agit pas d'une demi-mondaine miséreuse qui essaie de s'enrichir
sur le dos de votre famille.
Sam s'empourpra.
— Je vous assure, madame, je n'avais pas l'intention de suggérer...
La porte d'entrée s'ouvrit.
— Miss Fenton, continua la vieille dame en ignorant superbement
les arrivants, est l'héritière la plus riche de Londres. Votre cousin l'a
insultée, monsieur Hawksmoor, et doit maintenant en payer le prix.
Sam se tourna et aperçut son frère, sa belle-sœur et sa nièce. Il fit de
vagues gestes paniqués.
— Lady Russell, miss St Clare...
— Miss Fenton est fermement décidée à mener son défi à bien et
exige que lord Hawksmoor s'oppose à elle sur cette question
d'honneur, acheva lady Russell.
— Samuel!
Les candélabres tremblèrent sous la force du courroux de Gideon
Hawksmoor. C'était un petit homme corpulent vêtu impeccablement
pour le matin. Mais son expression était pleine de violence.
— Samuel, à quoi penses-tu donc d'introduire des femmes de
mauvaise réputation dans cette maison ? fulmina-t-il.
— Monsieur!
Lady Russell se redressa.
— Comment osez-vous?
— Samuel, aboya Gideon, explique-toi.
Miss Chloe Hawksmoor, une débutante enjouée de dix-neuf ans, jeta
un œil de derrière son père et adressa un petit signe de la main à Lily.
— Comme c'est plaisant de vous revoir, Lily ! Vous nous avez
manqué...
— Chloe!
Gideon virait à l'écarlate.
— Taisez-vous ! Samuel...
— Mon Dieu!
Mme Alice Hawksmoor, une femme au visage aigu et au long nez fait
pour flairer les scandales, s'avança.
— Vous allez vous rendre malade, mon ami.
Elle posa une main sur le bras de son mari pour le retenir.
— Chloe, montez dans votre chambre. Gideon, cessez de hurler.
Vous allez vous faire du mal. Samuel...
Sam sursauta.
— ... vous feriez mieux de vous expliquer.
— Veuillez nous excuser, dit lady Russell en prenant le bras de
Lily et en jetant à Gideon un regard de profonde hostilité. Nous allons
vous laisser expliquer l'affaire à votre frère et à sa famille, monsieur
Hawksmoor.
— Me laisser?
Sam regarda autour de lui d'un air éperdu.
— Mais, lady Russell, miss St Clare, ne partez pas...
— Lady Russell?
Le nez d'Alice Hawksmoor frémit telle la truffe d'un fox-terrier.
— Je vous demande pardon, madame, je ne vous avais pas
reconnue. Mon mari non plus.
Sam la vit pincer fortement le bras de son mari.
— N'est-ce pas, Gideon?
— Ouille! Non!
Gideon se redressa.
— Mes excuses, milady...
Lady Russell prit un air dédaigneux.
— C'est inutile, monsieur Hawksmoor. Si vous ne pouviez être
poli avec moi quand vous ignoriez mon identité, je doute d'avoir
envie de vous parler maintenant que vous me connaissez. En outre,
vous vous êtes montré extrêmement grossier avec miss St Clare. Je
pense qu'il vaut mieux que nous laissions votre frère vous informer de
la situation.
— Bonne journée, dit Lily d'un ton serein.
Elle décocha à Sam un sourire qui lui fit trembler les genoux.
— Merci de votre amabilité, monsieur Hawksmoor.
— C'était un plaisir, madame, marmonna Sam.
Il s'inclina devant lady Russell, qui le regardait avec une lueur
sardonique dans les yeux. Alice lui serra le bras dans ses griffes.
— Par ici, Samuel, dit-elle d'un ton entendu.
Sans action volontaire de sa part, Sam se retrouva dans le salon, la
porte fermement close et Alice et Gideon rangés face à lui en une
formation d'attaque que lord Nelson n'aurait pas désapprouvée. Il
ferma les yeux.
— Eh bien ? demanda sa belle-sœur avec un calme glacial.
Elle posait une main sur le bras de son mari comme si elle le
restreignait de force.
— Nous attendons vos explications avec intérêt, Samuel.
Sam parla très vite, comme s'il pouvait de cette manière échapper
sans dommage à l'orage qui menaçait.
— Notre cousin Benjamin a offensé d'une manière quelconque
une certaine miss Catherine Fenton, qui est une héritière et qui l'a
provoqué en duel pour une question d'honneur. Il a choisi comme
témoins Gideon et moi...
Sam sentit plus qu'il ne vit son frère enfler dangereusement et devenir
de la couleur d'une grenade. Mais alors qu'il pensait ne pas pouvoir
éviter le courroux de Gideon, Alice parla très calmement.
— Benjamin est en relation avec miss Catherine Fenton?
Sam agrandit les yeux à son ton intéressé.
— Je crois, répondit-il prudemment.
— Mmm.
Alice traversa la pièce à grandes enjambées et se tourna vers lui dans
une soudaine et bruyante envolée de jupes. Il bondit en arrière.
— Et elle l'a provoqué en duel.
— Euh... oui.
— C'est outrageux, dit Gideon d'une voix sifflante. Stupide,
téméraire jeune personne ! Sa réputation sera ruinée...
— Calmez-vous, mon cher, déclara vivement sa femme. Vous
n'écoutez pas bien. Miss Fenton ne peut être ruinée. Ce n'est pas
approprié à son cas. Pas quand elle possède quatre-vingt mille livres.
Sam vit passer un regard entre son frère et sa belle-sœur. La rougeur
de Gideon s'estompa un peu.
— Oh, cette miss Fenton, dit-il.
— Exactement, mon ami. Vous vous rappelez qui est lady Russell,
maintenant?
— Bien sûr. La veuve d'un nabab.
— Et riche — probablement — de cinquante mille livres de plus.
Elle est la marraine de miss Fenton, précisa Alice en pressant ses
doigts les uns contre les autres avec excitation, et elle n'a pas
d'enfants...
Gideon s'assit lourdement.
— Et il y a une relation entre miss Fenton et notre cousin
Benjamin, dit-il, avec un mélange de spéculation et de cupidité. Je
vois.
Sam le regarda d'un air perplexe.
— Je vous l'ai déjà dit, protesta-t-il. Ben a offensé miss Fenton. Il
l'a insultée. Elle le déteste.
— Un malentendu, déclara Alice d'un ton vif.
Elle passa devant Sam et sonna avec vigueur.
— Je suis sûre qu'il s'agit simplement d'un grand malentendu que
nous pouvons aplanir.
— Certes, murmura son mari.
— Benjamin a contrarié miss Fenton d'une manière ou d'une
autre, poursuivit Alice avec une expression attendrie. Un désaccord
romantique, peut-être. Mais la brèche entre eux peut être comblée.
J'ai toujours dit qu'il était temps que notre cousin s'établisse et se
trouve une fiancée respectable.
Sam ouvrit des yeux ronds.
— Vraiment?
Alice l'ignora.
— Et miss Fenton est très... convenable. Elle n'appartient pas au
cercle le plus élevé de la société, certes, mais après tout...
— Benjamin non plus, acheva Gideon.
Alice lui décocha un sourire froid.
— Je vois que vous êtes prompt à comprendre, mon cher. C'est
bien. Alors, comment pouvons-nous aider notre cousin ?
— L'aider en quoi? demanda Sam.
Alice souffla d'un air dégoûté.
— Samuel, vous ne faites pas attention. C'est le rôle des témoins
dans toute affaire d'honneur d'éviter que le sang ne soit versé, non ?
— Oui, fit Sam, mais...
— Et il semble qu'il y ait un désaccord entre miss Fenton et notre
cousin Benjamin ?
— Oui, répéta Sam. Et comme elle l'a provoqué en duel,
j'imagine qu'il s'agit d'un grand désaccord.
— Précisément, dit Alice. Et je suis sûre qu'il est de nature
romantique. Qu'est-ce que cela pourrait être d'autre, concernant
Benjamin? Alors je pense qu'il est important que, en tant que ses
témoins, Gideon et vous l'aidiez à... à permettre à un amour véritable
de suivre son cours...
Sam souffla et s'empressa de convertir le bruit en une toux.
— Je vous demande pardon, madame, mais vous parlez de Ben. Je
ne pense pas que l'amour véritable entre en jeu ici.
Sa belle-sœur parut irritée.
— Vous êtes si cynique, Samuel. J'essaie d'arranger une union.
Sam campa sur ses positions.
— Je ne peux concevoir qu'il soit de l'intérêt de n'importe quelle
femme d'épouser Ben, madame.
Alice lui jeta un regard noir.
— C'est votre devoir — et celui de Gideon, naturellement
—d'assurer une issue favorable à votre cousin et d'aider à résoudre
cette situation à l'amiable. Maintenant...
Elle s'assit et tapota pensivement des doigts l'accoudoir du canapé.
— Comment allons-nous nous y prendre?
— Nous devons les réunir et agir comme arbitres, suggéra Gideon
d'un ton songeur. Comme vous le dites, ma chère, c'est notre devoir.
Il se tourna vers son frère.
— Samuel, je ne peux accepter la requête de notre cousin d'être
son témoin.
Il se rengorgea.
— Je suis un citoyen responsable et le duel, après tout, est illégal.
Toutefois, je vais écrire à miss Fenton de la manière la plus ferme
possible pour la persuader de voir l'erreur de son attitude.
— Je suis sûr qu'elle sera ravie de recevoir une lettre de toi, Gideon,
murmura Sam, en se demandant si le côté pompeux de son frère
pourrait provoquer un deuxième défi de la part de l'apparemment
explosive et imprévisible miss Catherine Fenton.
— Et ensuite nous mettrons miss Fenton et notre cousin
ensemble, poursuivit Gideon, s'enthousiasmant pour son projet. Tu
dois convaincre Benjamin d'assister à notre bal d'hiver la semaine
prochaine, Samuel. Il est impératif qu'il soit là.
La mâchoire de Sam, déjà pendante, tomba complètement.
— Tu veux—que Ben—vienne à un bal—de la haute société ?
demanda-t-il lentement, en détachant ses mots.
Gideon le fusilla du regard.
— Ce n'est pas ce que je viens de dire?
— Oui, mais...
Sam se gratta la tête.
— Tu détestes Ben...
Gideon gonfla les joues.
— C'est un peu exagéré, Samuel.
— Tu as toujours dit qu'il est un dépravé dégénéré.
Gideon recommençait à devenir cramoisi.
— Oui, oui. Eh bien, un homme peut changer d'avis.
— Ben ne le fera jamais, insista Sam. Il dit que les bals du grand
monde l'ennuient à mourir.
Il vit son frère jeter un coup d'œil à sa femme.
— Peu m'importe comment m t'y prendras, tonna Gideon,
assure-toi seulement qu'il soit là. Je veux lui parler.
Sam redressa les épaules.
— J'ai certaines choses à lui dire moi-même, si l'on en va par là.
— Bien ! fit Gideon d'un ton coupant. Tu amènes Benjamin, je
persuade miss Fenton de venir et nous verrons ce qui peut être fait.
19.
— Pourriez-vous me dire ce que nous faisons ici, milord?
Le ton lugubre de Price, étouffé, parvint à peine aux oreilles de Ben.
Le majordome parlait à travers six écharpes et le col remonté de son
manteau. Malgré cela, il paraissait transi jusqu'à la moelle, le visage
gris et pincé, et une goutte de brouillard cristallisait au bout de son nez.
— Certainement, Price, répondit Ben d'un ton enjoué. Nous
sommes engagés dans une reconnaissance, car comme nous le savons...
— ... le temps passé à préparer le terrain est rarement perdu, acheva
Price pour lui.
— Exactement.
Ben s'avança en rampant sur le sol gelé, écartant certains des
légumes pourris et des tas de papiers qui gênaient sa vue. Ils se
trouvaient dans une allée insalubre derrière la boutique d'un très
célèbre armurier de Bond Street, et Ben savait que miss Catherine
Fenton s'exerçait à tirer dans la cave éclairée à la bougie.
Il pouvait la voir maintenant à travers la grille devant lui. Et il n'avait
pas besoin des commentaires du maître de tir —« Très bien, miss ! » ou
« Excellent tir ! »— pour savoir qu'il était dans de graves ennuis. Miss
Catherine Fenton pouvait trouer le centre d'une carte à jouer à
cinquante pas.
Elle portait du rouge, cet après-midi-là, et sa petite silhouette droite
était raidie par la détermination tandis qu'elle visait coup après coup
dans le cœur dessiné au milieu de la carte.
Un sourire ironique joua sur les lèvres de Ben. Nul doute qu'elle se le
représentait face à elle et que son indignation à propos de sa conduite
donnait une fermeté encore plus résolue à ses coups de feu.
Le plus étonnant était que son admiration pour Catherine augmentait
avec chaque nouvelle chose qu'il apprenait sur elle. Quand il avait
décidé de l'épouser pour son argent, il la connaissait très peu. Il la
désirait et convoitait certainement sa fortune, et dans son ignorance il
avait pensé que cela suffisait. Il avait essayé de nier le besoin plus
profond qui semblait l'attirer constamment vers elle. Mais alors elle lui
avait révélé la véritable Catherine Fenton, une jeune femme d'un
courage extraordinaire, pleine de ressources, qui n'était pas disposée à
se couler dans ses plans. Et cette révélation avait suscité son respect,
mais aussi quelque chose de plus excitant et de plus imprévisible.
Il le sentait à présent tandis qu'il la regardait affermir sa position et
viser une fois de plus. Son visage était calme, son regard serein pendant
qu'elle mesurait la distance jusqu'à sa cible. Et en cet instant il la désira
encore plus ; il voulait son sang-froid et sa passion, sa force et sa
générosité, parce qu'il percevait d'une certaine manière qu'il pouvait
être un homme bien meilleur avec elle que sans elle.
La seule pierre d'achoppement était qu'elle le méprisait.
Il se leva et frotta ses mains gantées l'une contre l'autre.
— Bon sang, Price, marmonna-t-il. C'est une tireuse d'élite. Je me
demandais si c'était juste de la vantardise de sa part.
Le majordome se traîna par terre pour prendre sa place devant la
grille. Au bout d'un moment, Ben entendit un nouveau coup de feu et
un soupir de Price.
— En vérité, milord, on peut dire que vous êtes maintenant en
position très défavorable.
Ben fut piqué dans sa fierté.
— Sapristi, Price, ce n'est pas comme si j'étais un mauvais tireur
moi-même.
— Non, milord, convint le domestique en chassant une feuille de
chou de ses culottes. Mais miss Fenton est une dame. Si vous pouvez
vous en souvenir et lui tirer dessus quand même, alors vous êtes
encore moins un gentleman que les gens ne l'imaginent.
Ben sourit largement.
— Merci, Price.
— Je ne fais que souligner le problème tel que je le vois, milord.
Ben lui offrit une main pour l'aider à se relever.
— Alors si tel est le problème, Price, quelle est la solution?
Price souffla d'un air pensif.
— La solution est d'éliminer la menace.
Ben fut réellement choqué.
— Eliminer miss Fenton avant le duel ? Que voulez-vous dire,
Price ?
Le majordome poussa un long soupir, son souffle se mêlant au
brouillard.
— Je ne suggérais pas que vous éliminiez miss Fenton avant la
rencontre, milord, dit-il d'un ton de reproche, mais simplement que
vous écartiez la menace qu'elle vous blesse.
— Difficile, murmura Ben. J'ai l'impression qu'elle aimerait
vraiment beaucoup me blesser.
— Oui, milord.
Price enfonça les mains dans poches de son manteau tandis qu'ils
commençaient à remonter l'allée vers la grande artère de Bond Street.
— Ceci étant le cas, vous devez faire ce qu'il faut pour la
persuader. Vous excuser, retirer votre demande en mariage...
Ben soupira.
— De cette façon, je perdrai miss Fenton et son argent, Price.
— Je vous demande bien pardon, milord, mais vous ne les avez
jamais vraiment eus, n'est-ce pas ?
— J'aurai l'air d'un lâche.
— Mieux vaut paraître lâche que mort, milord.
Ben songea à l'expression farouche et meurtrière de Catherine tandis
qu'elle visait.
— C'est vrai.
— Et ensuite, vous pourriez peut-être la courtiser conve-
nablement, poursuivit Price. C'est-à-dire, si vous souhaitez toujours
l'épouser, milord.
Ben éclata de rire.
— La courtiser ? Elle aimerait autant avoir affaire à un tigre
mangeur d'hommes qu'à mes attentions, Price !
Le majordome se permit un sourire pincé.
— C'est certainement un inconvénient, milord, admit-il, mais pas
insurmontable.
— Je suis content de savoir que vous le pensez, dit sèchement
Ben.
Il tapa sur l'épaule de son domestique.
— Merci pour votre avis, Price. Je vais chez Brook's. Je vous
verrai plus tard.
— Votre cousin Samuel est venu apporter une invitation au bal
d'hiver de M. et Mme Hawksmoor, aujourd'hui, milord. Il a indiqué
que miss Fenton y assisterait.
Ben le regarda fixement.
— Il a apporté une invitation pour moi de la part d'Alice et
Gideon?
Price hocha la tête.
— Apparemment, M. Gideon Hawksmoor voit comme son devoir
d'arranger une réconciliation entre miss Fenton et vous-même,
milord.
Un lent sourire se peignit sur les lèvres de Ben.
— Vraiment? Eh bien, que je sois damné ! Je n'aurais jamais
pensé allier mon sort à Gideon, mais si c'est le seul moyen d'épouser
Catherine...
— Exactement, milord, dit Price.
20.
« Si un gentleman demande à une dame de s'éloigner avec lui des
autres personnes présentes, il est généralement admis qu'il est un
vaurien et ne prépare rien de bon. »
Mme ELIZA SQUIRE, De la bonne conduite des
dames.
Catherine lissa sa robe du soir de mousseline vert pâle sous sa cape
dé velours et s'assit dans la voiture. Elle s'enfouit sous la couverture de
voyage et chercha des orteils la chaleur de la brique brûlante. Ses pieds,
dans ses légères pantoufles de bal, étaient gelés.
Elle n'avait pas eu envie d'assister au bal d'hiver de Mme Alice
Hawksmoor, ce soir-là. Quand l'invitation était arrivée — curieusement
tard —, elle avait été tentée de la jeter au feu. M. et Mme Gideon
Hawksmoor ne s'étaient jamais montrés plus que polis par le passé, et
ne l'avaient sûrement jamais flattée d'un billet écrit à la main la
suppliant carrément de les honorer de sa présence. En outre, elle savait
que Ben avait choisi ses deux cousins comme témoins pour le duel, et
elle appréhendait de se rendre chez Gideon dans ces circonstances.
Catherine se sentait de fort méchante humeur de toute façon, mais sa
colère contre Ben était mêlée de nervosité maintenant que le matin fixé
pour le duel approchait. Elle n'était pas sûre qu'elle pourrait blesser un
homme de sang- froid, quels que soient les torts qu'il lui avait causés à
son avis.
Finalement, c'était lady Russell qui l'avait persuadée d'accepter
l'invitation. Elle avait fait ressortir que rester à la maison une autre
longue soirée d'hiver obscure et silencieuse était le meilleur moyen de
devenir folle. En montant le dîner de son père dans sa chambre,
Catherine avait été forcée d'admettre que c'était vrai. Sir Alfred était
toujours au lit avec une fièvre maligne et semblait ne se soucier de rien.
Quand elle avait essayé de le questionner sur l'état de ses affaires, il
avait simplement pris un air absent et s'était détourné.
Alors Catherine avait refoulé ses appréhensions et demandé à sa
marraine de lui servir de chaperon pour la soirée. La redoutable dame
avait dépoussiéré une vieille robe de bal que Catherine se souvenait
d'avoir vue dans un magazine datant des années 1770. Elle portait un
turban assorti, orné de plumes de faisan.
— M. Gideon Hawksmoor ne m'a pas plu quand je l'ai rencontré
l'autre jour, dit lady Russell. C'est un homme grossier qui s'est montré
très impoli avec cette chère Lily. Mais s'il représente la seule
alternative à une soirée d'ennui, alors je suppose que nous devons nous
y faire, ajouta-t-elle en tapotant sa coiffure d'un air satisfait.
Elle se blottit sous la couverture doublée de fourrure.
— Mon Dieu, j'espère que leur maison sera bien chauffée, ou je
devrai décamper vers l'hostellerie la plus proche !
Catherine écarta le rideau de la fenêtre. Le brouillard givrant qui
avait pesé sur le pays ces dernières semaines s'était levé au cours de la
journée, faisant place à un ciel clair et à des températures glaciales,
mais à présent que la nuit était tombée il était redescendu, enveloppant
de nouveau la ville d'un linceul gris et sinistre.
— Je pense, reprit lady Russell en frissonnant, que vous devriez
renoncer à cette stupidité de duel, ma chère Kate. Vous seriez
incapable de tirer sur une maison, dans cette grisaille, et encore moins
sur un homme. Et si ce n'est pas le brouillard qui vous vainc, ce sera
sûrement le froid.
Catherine soupira. Elle savait que sa marraine avait raison. Elles
finiraient dans un fossé si elles essayaient de partir pour Harington
Heath par ce temps, et lorsque Ben et elle se seraient éloignés de vingt
pas ils ne se verraient même pas. Cela ne pouvait pas marcher.
Elle soupira de nouveau et regarda par la vitre.
— Eh bien, au moins lord Hawksmoor ne sera pas là ce soir. Son
cousin et lui se détestent.
Elle frissonna.
— Ce brouillard ne se lèvera-t-il jamais ? Cet hiver est le plus
lugubre que je puisse me rappeler. J'ai entendu dire que la rivière est
gelée et qu'il y a une foire sur la glace.
— Cela paraît amusant, dit lady Russell. Si je n'étais pas si vieille et
encline aux rhumatismes, je pense que j'irais.
Les Hawksmoor avaient plus que compensé la noirceur de dehors en
décorant leur salle de bal avec la collection de lanternes en papier la
plus éclatante que Catherine eût jamais vue. La chaleur était étouffante.
— Juste Ciel ! s'exclama lady Russell, oubliant qu'elle se plaignait
du froid quelques minutes auparavant, cela va être comme danser dans
une serre !
Leurs hôtes attendaient de les saluer. La foule des invités semblait
très importante pour un bal de la Petite Saison. Catherine ne voyait pas
comment tant de gens pourraient tenir dans la maison. Elles prirent
place dans la file de réception et avancèrent lentement.
— Quelle presse ! murmura lady Russell en s'éventant avec son
éventail en plumes de faisan.
Catherine s'avança pour saluer Mme Hawksmoor — et s'arrêta net.
Là, flanqué par ses cousins, se tenait lord Benjamin Hawksmoor. «
Caché derrière un pilier pour que je ne puisse pas le voir »,
pensa-t-elle avec colère.
Et, en l'espace d'une seconde, elle mesura combien elle avait été
habilement manœuvrée.
Il ne lui était jamais venu à l'idée que, dans l'intérêt financier de la
famille Hawksmoor, Gideon et Ben s'associeraient. Quelle naïve
petite sotte elle avait été !
En arasant le regard noisette de Ben, saidonique, Catherine frémit
dans ses pantoufles de satin. Maintenant qu'il était trop tard, elle
voyait exactement ce qui s'était passé. Alice et Gideon Hawksmoor
s'étaient plu à imaginer ses milliers de livres dans la famille. Sur ce
plan, leurs intérêts coïncidaient exactement avec ceux de Ben et, pour
obtenir les quatre-vingt mille livres d'un nabab, ils étaient prêts à unir
leurs forces.
Ben lui avait dit un jour que tout avait un prix.
Lady Russell lui enfonça son éventail dans le dos.
— Catherine ! Que diable mijotez-vous, petite ? Vos dessous
sont-ils tombés ?
— Etiez-vous au courant de cela? demanda Catherine d'un ton
sifflant, en désignant leurs hôtes.
Sa marraine secoua la tête.
— Je suis dépassée, ma parole !
— Nous allons voir, maugréa Catherine.
Elle avança. Elle n'avait pas le choix. Les gens poussaient derrière
elle, commençant à jaser sur la réconciliation entre M. Gideon
Hawksmoor et son cousin, le mal famé lord
Hawksmoor. Ils voulaient tous voir Ben de leurs propres yeux si
jamais il faisait quelque chose de scandaleux. Et ils voulaient
également le voir s'il n'en faisait rien. Ils voulaient juste le voir.
Leurs voix résonnaient dans les oreilles de Catherine. Leur excitation
était tangible.
Gideon était tout sourire, une contorsion qu'il semblait avoir du mal à
maintenir. Alice fondit sur Catherine avec une chaleur suspecte.
— Ma très chère miss Fenton ! Comme nous sommes heureux
que vous ayez pu assister à notre humble soirée !
Elle enfonça son éventail dans les côtes de sa fille.
— Nous sommes ravis de voir miss Fenton, n'est-ce pas, Chloe?
La jeune fille lança un regard d'excuse à Catherine.
— Bien sûr, maman.
Elle enlaça Catherine et lui murmura :
— Je suis tellement désolée, Catherine. Je ne sais pas ce qui a pris
à maman. Elle n'est pas si exubérante, d'ordinaire.
— Que chuchotez-vous toutes les deux, jeunes filles ? demanda
Mme Hawksmoor avec une malice horriblement déplaisante. Des
secrets de demoiselles, pas vrai, lady Russell?
Cette dernière sourit d'un air pincé.
— Il faut que vous rencontriez mon oncle Samuel, dit Chloe en
tirant en avant un jeune homme que Catherine reconnut aussitôt.
Elle l'avait vu au bal beaucoup moins respectable de Ben quelques
semaines auparavant. Il paraissait à la fois mal à l'aise et pas à sa
place, et son habit de soirée était trop petit d'une taille. Sans arrêt, il
passait un doigt dans son col comme s'il l'étranglait.
— Et, continua Chloe avec l'air d'un magicien tirant un lapin d'un
chapeau, voici mon terrible cousin Benjamin, lord Hawksmoor.
Elle rayonna.
— En général, papa ne me laisse pas le rencontrer. Il dit qu'il est un
vaurien fini.
— Miss Fenton, dit Ben d'une voix aussi lisse que de la soie. Quel
grand plaisir de vous revoir !
Catherine surprit Alice et Gideon à la regarder avec l'air indulgent
de parents qui ont déjà acheté les cadeaux de mariage.
Ben lui prit la main et la porta à ses lèvres. Derrière elle, les dames
soupirèrent en chœur. Elle lui retira vivement sa main avant qu'il puisse
la sentir trembler.
— Oh, vous avez déjà rencontré mon cousin Ben ! s'exclama
Chloe, enchantée. C'est extraordinaire !
— Oh ! oui, fit Catherine en souriant à la jeune fille. Mais je crains
que la réputation de votre cousin ne soit surfaite, Chloe. Je pense qu'il
se sert de cette dangereuse renommée pour cacher une réalité beaucoup
plus terne.
— Miss Fenton, répondit Ben, de l'amusement dans les yeux, vous
me blessez.
— Pas encore, riposta Catherine d'un ton suave, mais j'ai bien
l'intention de le faire bientôt.
D'une manière quelconque, Alice les avait entraînés tous les deux
derrière une énorme composition de fougères, à l'écart des regards
curieux des autres invités.
— Miss Fenton, dit-elle, Gideon et moi avons entendu parler du
désaccord entre vous et notre cousin...
Elle essaya de lancer un coup d'œil affectueux à Ben, ce qui ne
marcha pas tout à fait à cause de son manque total de sincérité.
— Et nous sommes si désolés de penser qu'il y a un malentendu
entre vous quand il pourrait y avoir de l'affection...
— Une très profonde affection, précisa Ben d'un ton pénétré, en
gardant les yeux rivés sur le visage de Catherine. Vous savez combien
je vous estime, miss Fenton.
— Vous voyez ! fit vivement Alice, tandis que Catherine ouvrait
la bouche pour démolir les prétentions de Ben. Lord Hawksmoor a le
plus grand respect pour vous...
— Et de l'admiration, insista Ben.
Catherine pouvait voir un éclat moqueur dans ses yeux.
— Chère miss Fenton.
— Cher lord Hawksmoor, reprit Catherine avec un égal aplomb,
vous avez un mépris total pour la vérité.
— Excellent ! s'écria Alice. Un excellent début Un échange de
vues plein de franchise. Je savais que vous pourriez régler vos
désaccords si vous acceptiez de vous parler.
— Bien sûr, dit Ben.
Il s'inclina.
— Miss Fenton, puis-je vous offrir devant témoins mes plus
profondes excuses pour l'insulte involontaire qui vous a conduite à me
provoquer en duel ? C'était entièrement ma faute. Je retire mes
remarques et m'excuse très sincèrement.
Catherine le fusilla du regard.
— Il n'y avait rien d'involontaire dans votre insultante proposition,
monsieur !
Ben sourit.
— J'étais dominé par mon désir de vous épouser, miss Fenton,
submergé...
— Par l'idée de ma fortune, monsieur, coupa Catherine en
refermant sèchement son éventail. J'en ai parfaitement conscience.
— C'était une erreur, dit Ben, souriant d'une manière éhontée en la
regardant dans les yeux. Je suis désolé.
Catherine se mordit la lèvre.
— Si vous me faites des excuses et retirez votre demande
en mariage, cela signifie-t-il que je ne peux pas vous défier?
demanda-t-elle.
Le regard de Ben était malicieux.
— Je crains que non, miss Fenton.
Catherine soupira.
— Comme cela est contrariant.
Elle se sentait irritée d'être aussi habilement manipulée, mais elle
éprouvait aussi un certain soulagement. Si elle voulait se venger de Ben
Hawksmoor, peut-être que le blesser physiquement n'était pas la bonne
façon de le faire. Elle devrait penser à une autre solution.
Alice Hawksmoor considérait visiblement que l'affaire était réglée.
Elle les chassa en agitant les mains.
— Benjamin, emmenez cette délicieuse jeune dame et dansez avec
elle. Et miss Fenton — elle darda un regard acéré et lourd de reproches
sur Catherine —, veuillez rendre justice à lord Hawksmoor, je vous
prie.
Ben lui offrit son bras. Catherine jeta un coup d'œil à lady Russell,
mais celle-ci conversait avec un vieux général dont les médailles
indiquaient qu'il avait servi en Inde. Elle agita son éventail d'une façon
que Catherine interpréta comme la permission d'accepter l'offre de Ben.
La jeune femme pensa que sa marraine contemplait lord Hawksmoor
d'un regard bien trop indulgent.
— Vous rendre justice, dit-elle doucement, alors qu'il l'escortait
vers la piste de danse. C'est une conspiration de voleurs ! Jusqu'à cet
instant, je n'aurais pas cru que vous vous allieriez avec votre cousin,
lord Hawksmoor, même pour gagner quatre-vingt mille livres.
Ben couvrit sa main de la sienne, en un geste qui lui troubla
grandement les sens.
— Gideon et Sam se sentaient tenus par l'honneur de tenter une
réconciliation entre nous, miss Fenton.
Il sourit.
— Naturellement, ils n'ont aucune idée de la basse opinion que
vous avez de moi, sinon ils n'auraient jamais pensé qu'une telle chose
était possible.
— Au moins, ils ont sauvé votre peau sans valeur, déclara
Catherine d'un ton suave. Pour l'instant.
Ben sourit de nouveau.
— Je vois que vous êtes toujours courroucée contre moi.
— Quelle finesse de votre part ! Je ne pense pas que cette...
Elle lutta pour trouver ses mots et contenir sa colère.
— ... cette tentative concertée de me persuader de vos intentions
honorables aura d'autre résultat que de me rendre absolument furieuse
en voyant que vous vous abaissez à n'importe quoi pour parvenir à
vos buts !
— Vous devriez considérer cela comme la preuve du désir que j'ai
de vous, Catherine, répondit Ben avec douceur. Je ferais appel à l'aide
du diable lui-même pour obtenir votre main.
Leurs yeux se rencontrèrent. Catherine détourna les siens la première.
— Vous ne voulez que ma fortune, insista-t-elle avec entêtement.
La main de Ben se resserra sur la sienne, l'obligeant à le regarder de
nouveau. Ses yeux noisette étaient brillants.
— Ce n'est pas vrai. Je désire votre argent — je l'ai admis dès le
début —, mais je vous désire aussi. Vous savez combien.
Il fit un petit geste.
— Je ne vous mens pas. Je suis un chasseur de fortunes, mais je
suis honnête.
La musique entamait une valse, pas le tourbillon décadent que l'on
avait joué chez Ben, mais une danse formelle et respectable que
même les dames patronnesses d'Almack's n'auraient pas
désapprouvée. Ben lui tendit la main et, au bout d'un moment,
Catherine posa son autre main sur son épaule, en hésitant. Ils se
mirent à faire le tour de la piste, gardant entre eux une distance
irréprochable.
— J'ai une autre raison de vouloir vous amener à des fiançailles et
vous détourner d'un duel, déclara Ben. Je le confesse volontiers. Je
vous ai vue vous entraîner chez le colonel Acheson. Vous êtes une
bonne tireuse.
Catherine leva vivement les yeux vers lui. Elle glissa légèrement sur
de la cire de bougie et il raffermit son emprise sur sa taille. Lorsqu'elle
se ressaisit, il reprit ses distances.
— Vous avez donc peur de moi ? demanda-t-elle d'un ton léger.
-— J'ai peur de ce que vous pourriez me faire, répondit-il
sèchement. Est-ce votre grand-père qui vous a appris à tirer, miss
Fenton?
—Il m'a fait prendre des leçons, répondit Catherine. Il pensait qu'il
était important pour une femme de savoir se défendre.
Elle le regarda.
— N'oubliez pas, milord, que je suis née en Inde. La vie était
beaucoup plus incertaine là-bas qu'à Londres.
— Ma vie n'aurait pas été si sûre si vous aviez exercé votre
vengeance, dit Ben avec sentiment. Qu'est-ce que sir Jack vous a appris
d'autre, Kate — à part tricher aux jeux de hasard?
Catherine lui décocha un regard noir.
— Je ne triche pas !
Elle le vit la regarder d'un air spéculateur et son froncement de
sourcils s'adoucit en un sourire réticent.
— C'est-à-dire, il m'a bien appris à tricher, mais lorsque vous
m'avez vue jouer contre lady Paris, j'ai gagné honnêtement.
Il rit.
— Je ne triche jamais non plus.
— Et vous ne perdez jamais.
— Jamais jusqu'à présent.
Elle vit son visage redevenir sérieux.
— Mais je crois bien, miss Fenton, que j'ai trouvé en vous ma
Némésis.
Il y avait une pointe d'humour dans sa voix et quand Catherine releva
les yeux vers lui, le sourire qu'il lui décocha était pour une fois dénué
de moquerie. Cela lui donna une impression choquante d'intimité.
— Je sais que vous avez miné mes plans avec vos excuses, dit-elle
lentement, et que maintenant je ne peux plus vous tirer dessus. Mais je
pense que je serais moins en colère si je croyais que vous avez dit un
seul mot sincère.
Une seconde, les mains de Ben se resserrèrent sur elle et elle en sentit
la chaleur à travers la fine mousseline de sa robe.
— Vous me jugez mal, dit-il. J'ai fait une erreur en essayant de
vous persuader de m'épouser comme je l'ai fait, et je le regrette
sincèrement.
— Un homme de votre trempe ne devrait jamais se marier, dit
Catherine. Avec vous, il y aura toujours d'autres femmes, n'est-ce pas,
lord Hawksmoor? Et il y a très peu de choses qui nous lient.
Elle vit, à l'expression soudaine et troublante qui passa dans ses yeux,
qu'il pensait au moment où elle avait été dans son lit, au plaisir et à
l'intimité qu'ils avaient partagés. Pendant un court laps de temps, ils
avaient été aussi proches que de vrais amants et elle avait cru que cela
pourrait durer toujours. Ce souvenir lui troublait encore l'âme.
— Le croyez-vous réellement? demanda-t-il.
— Que vous seriez infidèle?
Catherine évita obstinément ses yeux.
— Bien sûr, dit-elle d'un ton amer. Vous pouvez difficilement vous
afficher avec la courtisane la plus renommée de Londres et vous
attendre à ce que je croie autre chose.
Ben inclina la tête.
— Touché. Toutefois, vous étiez fiancée à Withers et ne pouviez
penser qu'il vous serait fidèle.
— Je ne l'ai pas pensé un seul instant, déclara Catherine. Ces
fiançailles n'étaient pas mon choix et je les ai rompues dès que je l'ai
pu. C'est une autre raison pour laquelle je n'accepterai jamais une
autre union forcée.
— Alors, pour vous marier, vous exigez un homme de votre choix
qui vous aime et vous soit fidèle ?
— Exactement, milord, confirma-t-elle. Et je ne pense pas que
vous remplissiez aucune de ces conditions, n'est-ce pas?
Ben rit.
— Deux sur les trois ne seraient pas si mal. Je peux vous promettre
d'être fidèle.
Il courba la tête pour lui murmurer à l'oreille :
— Avec vous dans mon lit, pourquoi souhaiterais-je vagabonder?
Vous êtes tout ce que je désire. Vous devez savoir que je brûle pour
vous.
Le souffle de Catherine se coinça dans sa gorge. Tout son corps était
sous tension. Elle le désirait aussi.
— Ne parlez pas ainsi, chuchota-t-elle.
— Et je pourrais être l'homme de votre choix. Vous savez fort bien
que je vous tente.
Un autre couple valsa près d'eux et Catherine réprima la réplique qui
lui sautait aux lèvres. Elle ne voulait pas que quiconque entende cette
conversation. Mais elle était dangereuse. Ben avait raison—elle était
tentée. Il lui faisait souhaiter des choses quelle s'était juré d'oublier.
Cette nuit dans son lit, les draps emmêlés, le goût salé de sa peau, son
odeur... Elle ferma les yeux pour chasser ces souvenirs.
Ils dansèrent un moment en silence. Catherine n'était que trop
consciente du frôlement de sa jambe contre sa robe de mousseline, de
la chaleur de sa main sur sa taille, du contact soudain et choquant de sa
joue sur la sienne tandis qu'il la serrait brièvement contre lui, de façon
très inconvenante, pour la dernière virevolte de la valse. La musique
s'arrêta. Des applaudissements éclatèrent dans la salle. Les danseurs se
séparèrent, se mêlèrent aux autres invités, se mirent à bavarder.
Catherine sentit Ben l'écarter de la foule pour l'entraîner vers la
relative intimité d'une embrasure de fenêtre.
H se pencha et lui parla à l'oreille, son souffle faisant voleter les
boucles qui s'étaient échappées de son chignon.
— Venez dans la bibliothèque avec moi. Je veux vous parler
convenablement.
Catherine le regarda et secoua la tête.
— Une jeune dame ne s'éloigne pas avec un gentleman sur un
prétexte aussi futile, milord.
— Très bien.
Il lui sourit d'un air de défi.
— Venez dans la bibliothèque avec moi, répéta-t-il. Je veux vous
embrasser de manière très inconvenante.
Catherine rit. Elle ne put s'en empêcher.
— Vous êtes d'une vanité sans bornes, milord. Et la réponse est
toujours non.
— Vaniteux ou non, je vous manquerais si je ne faisais plus partie
de votre vie. Epousez-moi, Kate. C'est ce que nous voulons tous les
deux.
Ces mots, prononcés doucement, piquèrent Catherine au vif parce
qu'ils étaient péniblement proches de la vérité. Elle se détourna de lui
pour regarder sans rien y voir à travers les vitres embuées qui
donnaient sur le jardin noyé de brouillard. Le froid de la fenêtre allait
de pair avec le froid de son cœur.
Se pouvait-il qu'il n'y ait que quelques semaines qu'elle avait
rencontré Ben Hawksmoor? Cette idée lui paraissait absurde, car d'une
certaine manière sa présence était si intégrée au tissu de son existence,
maintenant, qu'elle ne voyait pas comment elle pourrait l'en bannir sans
déchirer une partie de sa vie.
Elle noua ses bras sur elle. C'était ridicule ! Au début, elle s'était
crue amoureuse de lui, mais elle avait dépassé cette folie, à présent ;
elle était plus âgée, plus sage, elle n'aspirait plus à l'amour et à l'intimité
qu'elle avait si sottement cherchés dans son lit. Et quoi qu'il dise, quelle
que soit l'étrange sensation de reconnaissance qu'elle éprouvait en étant
avec lui, il n'existait pas de lien plus profond entre eux. Leurs mondes
étaient à des océans l'un de l'autre. Il la voulait pour son argent d'abord,
pour son corps ensuite et l'amour n'avait pas sa place là-dedans. Donc
elle ne pourrait jamais l'épouser.
Et cependant... Cependant, si Ben devait s'en aller ici et maintenant,
si elle ne devait jamais le revoir, alors sa vie serait en quelque sorte
plus sombre, moins riche et excitante, moins pleine de promesses. Elle
n'avait plus à épouser Algernon Withers maintenant, bien sûr; elle
pouvait trouver un homme bien, le genre d'homme dont sa marraine
assurait qu'il en restait dans le monde, l'épouser et être satisfaite. Mais
elle ne reverrait plus Ben Hawksmoor.
Une boule de larmes se forma soudain dans sa gorge et elle la ravala,
irritée contre elle-même d'une telle faiblesse. Il fallait qu'elle parle
rapidement, qu'elle dise à Ben que s'il partait il ne lui manquerait pas,
qu'il pouvait s'en aller maintenant et qu'elle s'en réjouirait, qu'elle ne
l'épouserait jamais. Cette idée était absurde, insultante.
Mais elle avait pensé voilà pas si longtemps que si elle épousait
Withers, elle serait à peine vivante, condamnée à vivre dans la
pénombre. Elle avait pensé que le reste de sa vie serait morne, plat et
dénué de tout plaisir, et qu'elle pourrait aussi bien être morte. Or, elle
ne pouvait imaginer éprouver ce genre de choses avec Ben. Jamais.
Absolument jamais.
Il se tenait derrière elle et il posa les mains sur ses épaules. Elle se
sentit aussitôt chaude, en sécurité, en même temps craintive et
transportée.
— Kate ? murmura-t-il.
Elle était si près d'accepter. Elle connaissait tous ses défauts. Elle
savait qu'il ne l'aimait pas. Il s'en était excusé le jour où elle lui avait si
péniblement avoué ses sentiments. Si elle l'acceptait maintenant, ce
serait les yeux ouverts et en sachant qu'elle ne pourrait jamais le
changer. Mais il ne l'aimait pas. Et pour elle, c'était rédhibitoire.
— Je regrette, dit-elle. Je ne peux pas.
Ben avait été si absorbé par la réaction de Catherine à son égard, si
certain qu'elle allait accepter, qu'il n'avait même pas envisagé la
possibilité d'un refus. Toute son attention avait été concentrée sur elle
et sur le fait qu'il voulait qu'elle accepte sa demande en mariage. Il le
désirait à un point insupportable. Il brûlait qu'elle dise oui.
Il avait senti le léger tremblement qui la parcourait, avait vu
l'hésitation dans ses yeux, ses lèvres qui s'entrouvraient sur son souffle,
et il avait su au plus profond de lui qu'il était à deux doigts d'exaucer le
désir de son cœur. Et puis ses yeux ambrés s'étaient ternis, elle avait
parlé, et la frustration et le chagrin l'avaient frappé si durement qu'il
était incapable de dire un mot.
La frustration, il pouvait la comprendre. Une fortune venait de lui
échapper. Elle lui avait de nouveau glissé entre les doigts.
Son chagrin était moins explicable et il craignait de l'analyser.
Ses instincts de joueur le poussèrent à jeter les dés une dernière fois.
Il lui prit la main.
— Alors, j'ai quelque chose à vous dire avant que nous nous
séparions. Je vous supplie de venir avec moi dans la bibliothèque.
Il pouvait voir qu'elle était réticente. Elle ne se fiait pas à lui. Cette
pensée lui lacéra encore plus le cœur. Mais pourquoi lui ferait-elle
confiance ? Il lui avait donné fort peu de raisons de le faire.
— Je vous en prie, insista-t-il. Je vous promets de ne pas vous
toucher, Kate. Mais je dois vous parler.
Elle hocha légèrement la tête, se détourna et se fraya un chemin à
travers la salle de bal encombrée, s'arrêtant pour parler à lady Russell
en passant. Ben l'observa. Il savait qu'elle disait tout à son chaperon
afin que lady Russell sache où elle allait et quand les interrompre. Il
esquissa un sourire. Il admirait sa stratégie.
Il attendit cinq minutes avant de la suivre. Cela lui parut durer une
heure. Lorsqu'il entra dans la bibliothèque, elle se tenait devant le feu,
très droite, les bras croisés dans une attitude qui le mettait au défi de ne
pas s'approcher d'elle.
— Eh bien, milord?
Ben s'arrêta. Il avait eu l'intention de faire exactement ce qu'il avait
promis de ne pas faire — la prendre dans ses bras et vaincre sa
résistance par son désir. Il savait qu'il ne lui était pas indifférent. C'était
une faiblesse et il pouvait l'utiliser contre elle.
Mais quand le moment arriva, il ne fit rien de tel.
— Kate, dit-il, je ne vous ai jamais dit combien je regrette la
manière dont je vous ai méjugée.
Il s'interrompit. Elle le regardait avec un mélange d'incrédulité et de
suspicion, et soudain il lui parut impératif, s'il devait ne plus jamais la
revoir, qu'elle ne le croie pas totalement dénué d'honneur.
Il se racla la gorge.
— Il est vrai que l'on m'avait dit que vous n'étiez pas chaste, et que
nos premières rencontres m'avaient conduit à croire que c'était vrai,
mais...
Il s'interrompit un instant.
— Ce n'est pas une excuse pour la façon impardonnable dont je me
suis conduit. Me venger de vous d'une manière si inconvenante...
Il secoua la tête.
— Je suis désolé.
Catherine fit un petit geste. Elle paraissait stupéfaite.
— Vous avez refusé ma demande et je ne vous presserai pas de
nouveau de m'épouser si vous ne le souhaitez pas, poursuivit-il, mais si
vous attendiez un enfant je vous supplie de me le dire. Si c'était le cas,
je promets de faire tout mon possible pour vous aider..,
Il s'interrompit de nouveau. Jamais, de sa vie, il n'avait imaginé qu'il
dirait une chose pareille. Il n'avait jamais voulu prendre une telle
responsabilité. Une part de lui ne le souhaitait toujours pas. Quand il
l'avait demandée en mariage, c'était à cause de sa fortune et parce qu'il
désirait lui faire l'amour avec une ardeur qui le rendait fou. Cela n'avait
rien eu à voir avec des notions chevaleresques déplacées. Et
maintenant une partie de lui souhaitait qu'elle lui dise qu'il n'avait pas à
s'inquiéter, qu'il n'y aurait pas d'enfant, qu'il n'avait pas besoin de faire
de geste stupide et altruiste, qu'elle n'avait pas besoin de son aide,
tandis qu'une autre partie désirait ardemment la lier à lui et ne jamais la
laisser partir. Et c'était ce qui le terrifiait tellement.
Il vit la rougeur envahir son visage. Elle paraissait très jeune,
comme au moment où il s'était rendu compte, trop tard, qu'il venait de
la déflorer. Il savait que cela devait être difficile pour elle. On ne parlait
jamais de questions aussi intimes. Néanmoins elle s'était remise de son
choc initial et redressée.
— Je ne suis pas enceinte, murmura-t-elle. Je...
Elle déglutit et resserra ses bras autour d'elle.
— J'ai eu mes menstrues comme d'habitude.
Elle voulut se détourner de lui, mais il la prit par les épaules et
l'obligea à lui faire face.
— Catherine...
Elle leva les yeux. Il y avait du chagrin et de la perplexité dans son
regard, ainsi qu'un mélange de soulagement et de malheur, pur et
brutal. La contradiction choquante de ce qu'il vit glaça le cœur de Ben,
alors même qu'il constatait qu'il n'avait aucune idée de ce qu'il
éprouvait lui-même. Son instinct le plus fort était de tendre la main vers
elle, de la serrer dans la chaleur de son corps, de lui dire que tout irait
bien. Il ferait en sorte que tout aille bien. Sapristi, il lui donnerait dix
enfants si c'était ce qu'elle voulait, il lui donnerait n'importe quoi si cela
pouvait seulement chasser ce désarroi et cette souffrance de son visage.
Mais il avait attendu un instant de trop. Les yeux de Catherine
redevinrent indéchiffrables et elle s'écarta d'un petit pas de lui, se
libérant de son toucher.
—- C'est pour le mieux, dit-elle, et sa voix se brisa un peu. Je le sais.
Ben le savait aussi, dans sa tête.
— Alors, nous en restons là, dit-il lentement.
— Oui, confirma-t-elle. Nous n'avons plus besoin de nous revoir,
jamais. Mais je vous remercie de vos excuses et de votre offre.
La lumière des bougies tombait sur son visage, y dessinant des traits
sombres et dorés.
— Quand nous étions dans la salle de bal, reprit-elle, j'ai été très
tentée d'accepter votre proposition. Mais si je le faisais, je commettrais
de nouveau la même erreur. Je chercherais en vous des choses que vous
ne pouvez me donner. Et faute de pouvoir vous changer, je serais
malheureuse.
Ben la regarda, debout devant lui, si belle et si fière. En un moment
d'intrépidité, il se trouva tenté de lui offrir tout ce qu'elle voulait, mais
alors même qu'il y songeait, il sut qu'il manquerait toujours quelque
chose. La seule chose dont Catherine avait besoin, celle qu'elle
méritait, était d'être aimée autant qu'elle était capable d'aimer. Et il ne
serait jamais à sa hauteur dans ce domaine. Les cicatrices du passé, la
peur, la désillusion qui l'habitaient, son intérêt pour lui-même, faisaient
de lui un piètre choix pour une femme aussi généreuse. Et pourtant,
dans son égoïsme, il la désirait tellement.
Il lui prit la main.
— Je ne veux pas vous perdre, dit-il doucement Donnez-moi une
dernière chance de vous montrer que vous pourriez être heureuse avec
moi. Laissez-vous tenter. Venez avec moi à la foire du Gel demain soir.
Les yeux de Catherine étaient très grands et très sombres. Elle passa
la pointe de sa langue sur sa lèvre inférieure.
— Ce serait très irresponsable de ma part.
Mais il pouvait voir à l'éclat de ses yeux que sa suggestion
l'intriguait.
Il rit.
— C'est vrai.
— Par quoi voulez-vous me tenter exactement ? demanda-t-elle.
Le sang de Ben se rua à travers son corps à la pensée de toutes les
tentations qu'il avait envie de lui offrir. Il l'attira plus près.
— Je souhaite vous montrer que m'épouser serait...
Il s'arrêta.
Qu'est-ce que cela serait? Vibrant, excitant, totalement satisfaisant...
Serait-ce assez pour la contenter? Il l'ignorait.
— Une sottise ? De la témérité frisant la folie ? suggéra- t-elle.
Un léger sourire incurva sa bouche.
— J'aimerais qu'il soit moins difficile de vous refuser, Ben
Hawksmoor.
— Alors, ne me refusez pas.
Il ne lui laissa pas le temps de répondre. Sa bouche descendit
durement sur la sienne, sa main se coula dans la douceur de ses
cheveux et la tint fermement.
Il perdit son contrôle dès le premier instant. L'intense chaleur qui
s'était développée entre eux le consuma, la passion qu'il éprouvait
pour Catherine brûlant tout bon sens et toute raison. Il ne se souvenait
pas d'avoir jamais ressenti une ardeur aussi désespérée et un besoin
qui le gouvernait à ce point. Ils étaient tous deux hors d'haleine
lorsqu'il interrompit finalement leur baiser.
— J'irai à la foire du Gel avec vous demain, chuchota- t-elle.
Il la garda dans son étreinte.
— Je veux toute la nuit, Kate.
Elle rit. Ses lèvres n'étaient qu'à un pouce des siennes.
— Il vous faudra si longtemps pour me convaincre ?
La passion et le besoin fusèrent en lui tandis qu'il la regardait dans les
yeux. Il ne parvenait pas à respirer. Il ressentait la crainte et la
jubilation d'avoir le désir de son cœur enfin à sa portée, et pourtant...
Pourtant, Catherine s'écartait de lui, maintenant, le visage grave.
— Je ne promets rien d'autre que ma compagnie, dit-elle. J'ai
besoin de réfléchir.
Elle sourit.
— De grâce, ne vous donnez pas la peine de nous raccompagner.
Lady Russell et moi sommes parfaitement capables de veiller sur
nous-mêmes.
A la porte, elle se retourna et lui sourit, comme poussée par un élan
auquel elle ne pouvait résister, et l'excitation frappa de nouveau Ben
comme une vague. Elle était un défi, un tourment, le plus grand pari
qu'il avait jamais fait dans sa vie. Et il pouvait décrocher le plus beau
des lots — quatre-vingt mille livres et le privilège de ne plus jamais
avoir froid ou faim, de ne plus jamais être pauvre. Il pourrait même se
sentir véritablement en sécurité pour la première fois de sa vie.
Et en supplément il aurait Catherine. La femme qu'il désirait plus
que tout au monde — à part sa fortune.
Son cœur se contracta. Il ne voulait pas la blesser. Il ferait son
maximum pour l'éviter. Il sentait quelque part au fond de lui qu'elle
pourrait faire de lui un homme meilleur si seulement il ouvrait toutes
ses parts d'ombre à sa lumière.
Mais c'était une façon de penser sentimentale et dangereuse. Avec
l'argent de Catherine, il serait en sécurité et cela le rendrait heureux. Il
la traiterait bien, même s'il ne pouvait pas l'aimer. C'était tout ce dont il
s'agissait. C'était très simple.
Et Catherine lui avait donné cette chance.
Le jeu était reparti.
— Tante Agatha, dit Catherine dans la voiture qui les reconduisait
chez elles. Si une jeune dame souhaitait passer une soirée avec un
gentleman, quels seraient les conseils de son chaperon ?
Lady Russell était si profondément enfouie sous la couverture
qu'elle était à peine visible.
— Vous savez fort bien, Kate, répondit-elle, que tout chaperon
digne de ce nom vous dirait que cela ne se fait pas.
Catherine soupira.
— Je suppose que non, reconnut-elle.
— D'un autre côté, reprit sa marraine, un chaperon qui a vu une
aussi grande partie du monde que moi dirait à une jeune dame de ne
pas gâcher une opportunité offerte par la vie, sous peine de finir en
vieille fille aigrie.
Catherine tourna la tête et la regarda.
— Tout dépend de ce que vous voulez, poursuivit lady Russell.
Que voulez-vous, Kate? Un grand mariage conventionnel?
— Non, répondit Catherine. Je veux quelqu'un qui veut de moi.
Elle noua ses doigts gantés.
— L'an dernier, avant que papa donne à lord Withers la
permission de me courtiser, j'avais une quantité de soupirants.
Sa voix prit un timbre passionné.
— Aucun d'eux ne voulait vraiment de moi, tante Agatha !
Certains voulaient m'épouser parce que je suis jolie, d'autres parce
qu'ils pensaient que je pouvais être docile, ou riche, ou simplement
parce que j'étais une jeune débutante. Je ne crois pas qu'un seul d'entre
eux me voyait comme Catherine Fenton, et encore moins me voulait
pour moi-même !
— Je pense que Withers voulait de vous, dit sombrement lady
Russell.
— Non, contesta Catherine. H voulait faire de moi quelque chose
d'autre, quelque chose que je ne suis pas. Il voulait une femme
obéissante, pliée à sa volonté.
Elle frémit.
— Et Ben Hawksmoor? demanda lady Russell d'un ton bougon,
mais aimable. Pensez-vous qu'il vous veut vraiment pour vous-même
?
— Oui, répondit Catherine.
Elle rit.
— Et il veut mon argent.
La vieille dame sortit une main de sous la couverture et tapota celle de
sa filleule.
— Vous n'avez pas d'illusions, n'est-ce pas, mon enfant?
— Plus maintenant, reconnut Catherine, sans montrer de pitié
pour elle-même.
— L'aimez-vous?
— Je... je ne sais pas.
Elle se rappela avec une légère pointe de regret la candeur de ses
sentiments initiaux pour Ben. Elle était tombée amoureuse de lui avec
la naïveté d'une écolière et ce qu'elle éprouvait pour lui maintenant en
était très loin.
— Je lui ai dit que je n'épouserais jamais un homme qui ne
m'aimerait pas, expliqua-t-elle, mais je me demande à présent si je
n'exige pas trop. Peut-être que le désir, le fait de plaire, le respect et
l'admiration...
Sa voix retomba.
— Peut-être que cela suffirait. Sans doute vaut-il mieux jouer la
carte que le destin m'offre que de me retrouver sans rien.
Lady Russell secoua la tête.
— Vous méritez le meilleur de ce qu'un homme peut offrir, Kate.
— Mais si je l'aime, cela suffirait peut-être pour nous deux,
suggéra Catherine.
Dans la lumière vacillante des lanternes de la voiture, le visage de sa
marraine était grave.
— Cela peut-il suffire?
— Je ne sais pas, admit Catherine avec honnêteté.
— Alors, vous avez besoin de passer cette soirée avec lui, dit
lady Russell.
Elle pressa la main de sa filleule.
— Allez-y et découvrez-le.
21.
« Des fiancés ne doivent en aucune circonstance s'asseoir ensemble,
se promener ensemble ou passer du temps ensemble, sauf en présence
d'un chaperon. »
Mme ELIZA SQUIRE, De la bonne conduite des
dames.
Lily St Clare était très fatiguée ce soir-là. Elle avait déjà reçu quatre
clients quand Sarah Desmond entra en coup de vent, les yeux brillant
d'excitation et de cupidité.
— Il y a quelqu'un en bas qui vous demande, chérie. Il vous a
réclamée par votre nom et est prêt à payer une fortune pour vos
faveurs !
Sarah ouvrit de grands yeux, comme si c'était quelque chose de
splendide et non la précision qui faisait que Lily se sentait encore plus
vulgaire, corrompue et dégradée.
— Qui est-ce ? demanda-t-elle.
Sarah fronça légèrement les sourcils.
— Il a donné le nom de Lander. Je ne l'ai jamais vu ici auparavant,
mais s'il paye bien, il pourrait devenir un client régulier pour vous !
Lily soupira. Elle ne pouvait pas refuser, bien sûr. Sarah avait été
bonne pour elle à sa façon, la prenant chez elle quand tout le monde
dans la bonne société lui avait tourné le dos, hormis Catherine. Et ce
n'était pas une mauvaise vie dans le sens où elle n'avait pas faim ni
froid et n'était pas pauvre. Elle jouissait de nombreux conforts
matériels. Quelle importance si elle n'avait plus de respect pour
elle-même ?
Lily se détestait de ce qu'elle était devenue. Autrefois elle était si
innocente — aussi innocente que Catherine —, mais à présent elle ne
comptait plus les hommes avec qui elle avait couché.
Sarah ne comprenait pas, évidemment. Elle pensait que Lily devrait
être contente que les hommes la recherchent et paient si bien pour leur
plaisir. Elle attendait, maintenant, paraissant un peu irritée par le
manque d'enthousiasme de sa « protégée ». Alors Lily afficha un
sourire et combattit sa répulsion.
— Je suis impatiente de faire sa connaissance, murmura- t-elle, et
Sarah sourit.
Pendant que la tenancière du bordel s'empressait d'aller chercher le
client, Lily alla sans entrain dans son cabinet de toilette pour laver de
son corps l'odeur du précédent et se pincer les joues afin d'y remettre un
peu de couleur. Lorsqu'elle retourna dans sa chambre, elle trouva
l'homme qui l'attendait déjà—et ses entrailles se nouèrent d'horreur en
voyant qui il était.
— Bonsoir, ma chère, dit Algernon Withers.
Lily ne l'avait jamais aimé. Elle avait toujours senti de la
malveillance dans son attitude envers Catherine et s'émerveillait que
son amie, tellement plus forte qu'elle, ait réussi à s'arracher à son
emprise. Mais le fait qu'il ne lui plaisait pas n'était pas une excuse
qu'elle pouvait donner pour le refuser, aussi lorsqu'il lui demanda de se
déshabiller pour lui et de s'allonger sur le lit, elle obéit sans protester,
en essayant désespérément de cacher ses frissons de dégoût, mais avec
la nausée au cœur.
Withers semblait pressé. Il était déjà complètement excité lorsqu'il
la rejoignit sur le lit. Cela convenait tout à fait à Lily, car sa chair se
révulsait déjà à son contact et elle ne souhaitait qu'être débarrassée de
lui au plus vite. Il la pénétra sans préambules et d'un assaut violent qui
lui fit se mordre les lèvres pour retenir un cri de douleur. Mais alors, à
sa surprise, il ralentit son rythme, étirant son propre plaisir pendant ce
qui sembla durer une éternité à Lily. Il lui caressa les seins en
s'enfouissant en elle et elle fit les bruits requis pour imiter le plaisir,
mais elle eut l'impression qu'il ne l'entendait pas. Il avait une
expression intense et un regard lointain, comme s'il pensait à quelque
chose ou à quelqu'un d'autre.
Soudain, il lui empoigna les cuisses et la força si durement qu'elle ne
put réprimer un cri. Elle se débattit, mais il était trop tard. Ses mains
étaient remontées jusqu'à sa gorge et il serrait — très fort.
A travers le bourdonnement qui emplissait ses oreilles, Lily
l'entendit grogner tandis qu'il était secoué de spasmes violents. Elle
avait un brouillard devant les yeux, maintenant, puis tout se déforma,
bascula sur le côté et la noirceur l'enveloppa. Au dernier moment, elle
crut comprendre ce qui s'était passé. Car alors qu'elle perdait
conscience, elle l'entendit prononcer le nom de Catherine.
Ils trouvèrent son corps deux heures plus tard. Sarah Desmond, qui
vérifiait l'heure, espérait que le client paierait un supplément pour avoir
dépassé le temps imparti. Finalement, elle décida d'intervenir
discrètement.
Ses hurlements firent accourir Connor du vestibule et sortir les
courtisanes et leurs clients des chambres voisines, pour voir le corps nu
et malmené de Lily St Clare. Il était bien trop tard pour faire quoi que
ce soit pour la sauver. La fenêtre était ouverte et son meurtrier s'était
enfui.
Ben et Catherine descendirent sur la rivière gelée par l'escalier des
Trois-Grues. Il la tenait solidement par la main pour l'aider à mettre le
pied sur la glace et paya trois pence au batelier de garde pour eux deux.
Du pont de Blackfriars, la Tamise avait paru peu familière, tel un
large ruban argenté et figé brillant au clair de lune. Au niveau de l'eau,
elle paraissait encore plus étrange, composant un paysage de reliefs
tourmentés et de grandes plaques de glace enchevêtrées selon des
angles tortueux. Au-dessus d'eux, le ciel était d'un profond bleu foncé
constellé de myriades d'étoiles qui ressemblaient à des diamants piqués
sur du velours.
— On dirait qu'il fait un peu moins froid ce soir, dit Catherine,
levant son visage vers la brise. L'air a une odeur différente.
— Cela ne fondra pas, lui assura Ben. Pas ce soir.
Les cendres que les bateliers avaient répandues sur la glace
crissaient sous leurs pieds. Catherine glissa sa main au creux du bras de
Ben et resta à son côté, tout près de lui. Il y avait des gens partout : des
marchands et leur famille vêtus de leurs habits du dimanche, l'air
grassouillet et bien nourri, et des enfants en haillons, maigres et pâles
de froid et de faim. Mais il y avait un éclat particulier dans les yeux des
pauvres comme des riches, et de l'excitation dans l'air.
— J'ai grandi pas loin d'ici, dit soudain Ben.
Il regardait vers le nord du fleuve, là où les entrepôts se pressaient
jusqu'à la rive.
— Il y avait un endroit appelé l'allée de l'Ange où nous avions une
pièce.
Il fit une grimace.
— Un endroit mal nommé, à moins que ce ne soit comme un
raccourci vers le ciel. Des centaines de gens sont morts de la fièvre dans
ces rues.
Il se détourna et, au clair de lune, Catherine vit sur son visage une
expression qu'elle n'avait jamais vue auparavant. Cela ressemblait à du
chagrin. Il avait dit qu'ils avaient une pièce. Une pièce dans une rue
étroite qui menait à la tombe pour des centaines d'enfants comme Ben.
Elle frissonna.
— Quel âge aviez-vous, alors ? demanda-t-elle.
Il la regarda.
— Je n'en parle pas, en général.
Catherine tint bon et attendit, et il sourit.
— Mais je vais vous le dire, Kate Fenton. A partir du moment où
vous n'irez pas raconter mon histoire à la presse à un penny.
Elle ne put dire s'il était sérieux ou non.
— Eh bien, répondit-elle en plaisantant, si je suis à court d'argent
dans l'avenir, il se peut que je l'envisage.
Ben se mit à marcher vers les tentes dressées au milieu du fleuve.
— Mon père a jeté ma mère hors de la maison avant ma naissance.
Elle est revenue à Londres. Sa famille venait de là. Mais ils n'ont pas
voulu la reconnaître. Il y avait déjà trop de bouches à nourrir. Quand je
suis né, elle a dû retourner travailler.
Ils marchaient lentement. Le clair de lune illuminait tout,
transformant le paysage de glace autour d'eux en un pays féerique. Des
enfants passaient en courant, criant et tombant sur la glace. Certains
s'étaient fabriqué des patins de fortune. D'autres se tiraient sur des sacs
ou des plateaux qui faisaient usage de traîneaux. L'air résonnait de leurs
cris de joie.
— Nous avons vécu allée de l'Ange jusqu'à mes douze ans,
poursuivit Ben. Maman vendait de vieux habits pour nous procurer
quelques pennies et plus tard elle est devenue lavandière. Elle
travaillait toute la nuit, allant chercher le linge dans les maisons
nobles — le genre de personnes parmi lesquelles elle aurait pu évoluer
autrefois si les choses avaient tourné autrement.
— Votre père..., commença Catherine, mais elle vit l'expression de
Ben se fermer.
— Je ne l'ai jamais connu, dit-il. Vous devez savoir qu'il a refusé
de me reconnaître.
— Mais vos oncles vous ont retrouvé et envoyé à l'école, à Harrow
School.
Elle avait lu cette partie de la vie de Ben dans l'une des nombreuses
feuilles de chou à un penny que la soubrette Molly lui avait demandé
de lire pour elle.
— Ma mère pensait que c'était la bonne chose à faire, déclara Ben,
en jetant un coup d'œil de côté à Catherine. J'ai détesté cette période.
Ils me traitaient tous de bâtard, tous les jours, en face, et je ne pouvais
pas le nier. Alors je me conduisais très mal.
Il rit.
— Et j'ai continué.
Un sourire s'attarda sur ses lèvres.
— Je suppose que vous aimiez l'école, Kate.
Elle lui pressa le bras.
— Oui, répondit-elle. Beaucoup. Je me sentais seule, avant, étant
fille unique et grandissant à l'étranger. Certaines des autres filles me
houspillaient, bien sûr, parce que je venais d'une famille de nababs,
mais je m'en moquais parce que Lily était devenue mon amie. Je
n'étais pas une élève brillante, mais j'aimais le sentiment d'appartenir à
un endroit.
Ben hocha la tête.
— On est très seul quand on sent que l'on n'a pas sa place quelque
part.
Il y avait une rangée de tentes devant eux, maintenant, avec des
banderoles volant au sommet de leurs chapiteaux pointus.
— « Lord Wellington pour toujours », lut Catherine en riant. On
ne peut discuter cela !
— Ce sont surtout des tavernes, dit Ben.
Il lui sourit.
— Aimeriez-vous un verre de vin chaud aux épices, Kate ? Cela
vous tiendrait chaud.
— Il me rendra plus sûrement ivre, répondit-elle.
Rien que les vapeurs flottant dans l'air glacé lui faisaient
tourner la tête.
— Mais même ainsi, c'est tentant !
Ils se frayèrent un chemin à l'intérieur peu éclairé de la tente baptisée
Lord-Wellington. Quelques tables et chaises branlantes avaient été
installées sur la glace, autour d'un réchaud dont la fumée montait tout
droit à travers un trou du chapiteau. Catherine ôta ses gants et se
réchauffa les mains aux braises. Le tavernier lui apporta un verre de
vin chaud et une pinte de bière pour Ben. Elle but une gorgée pour
goûter et sentit ses yeux s'embuer de larmes tandis que l'alcool lui
brûlait la gorge.
— Oh, il y a du gin, dedans ! s'exclama-t-elle.
— Comment diable le savez-vous ? demanda Ben. Je pensais que
les débutantes ne buvaient que de la citronnade.
— Mon grand-père...
— Bien sûr.
Ben but une longue rasade de bière.
— Le vénéré sir Jack. Quelle terrible influence il a eue sur vous !
Catherine gloussa.
— J'avais l'école pour m'apprendre à être une débutante, dit-elle.
Mon grand-père m'apprenait les choses qu'il jugeait utiles pour moi.
— Comme boire du gin?
— Il disait que les gens essaieraient de me dire que faire, que
manger et que boire, que dire et que porter, expliqua- t-elle en se
rappelant ces moments avec une bouffée de nostalgie qui était moitié
peine, moitié plaisir. Et il me disait que la vraie Kate Fenton devait
être une vraie personne qui pouvait penser par elle-même, pas une
créature façonnée par quelqu'un d'autre.
Ben lui prit la main.
— Alors, il serait fier de la personne que vous êtes devenue, Kate.
Elle sourit.
— Merci, milord.
— Appelez-moi Ben, dit-il. Si nous devons nous fiancer...
— Je vous appellerai par votre prénom quand nous serons fiancés,
répliqua-t-elle sévèrement.
Elle but un peu plus de son vin et sentit sa chaleur se répandre dans
ses membres.
— J'imaginais, ajouta-t-elle, que vous n'étiez pas homme à vous
marier—sauf pour de l'argent.
Il y eut un silence. La main de Ben était chaude dans la sienne et
soudain elle eut vivement conscience de son contact.
— C'est absolument vrai, dit-il, même si cela me chagrine de
l'admettre si brutalement.
Catherine lui décocha un regard direct.
— Pourquoi cela vous chagrinerait-il ? Vous n'avez jamais hésité
à dire la vérité, jusqu'à présent.
Ben porta sa main à sa joue. Elle sentit sa barbe naissante sous ses
doigts.
— Parce que cela ne donne pas une bonne impression de moi,
n'est-ce pas, Kate ? Et même si je ne me soucie pas de ce que l'on
pense de moi, en général, je découvre qu'avec vous...
Il hésita.
— C'est la chose la plus ridicule, mais j'ai envie que vous voyiez le
meilleur en moi. Et non seulement cela, je veux être meilleur pour
vous.
Le réchaud siffla et crachota sous une bouffée d'air glacé. Autour
d'eux, les voix des autres buveurs montaient et descendaient, mais
Catherine ne les entendait pas. Elle était captivée par les paroles de Ben
et l'expression de ses yeux. Elle savait que c'était le plus proche d'une
déclaration d'amour qu'elle obtiendrait jamais de lui, probablement.
Elle vida son verre, soudain intrépide.
— Alors, vous feriez bien de me montrer à quoi vous êtes bon et de
me gagner un prix au stand de tir !
Elle le tira pour le mettre debout.
— Venez!
Peut-être était-ce le vin, mais quand ils sortirent de la tente la nuit lui
parut plus brillante et plus animée qu'auparavant. Il y avait des gens qui
marchaient sur des échasses, des avaleurs de feu et de sabre, des
jongleurs... Ben lui acheta un cornet de marrons chauds qui étaient
délicieux et sentaient divinement bon, et du pain d'épice qui fondait
dans la bouche. Il essaya de la convaincre de faire un tour dans la
balançoire en forme de barque qui volait très haut, mais elle se satisfit
de regarder et d'écouter les cris perçants de ceux qui étaient plus
courageux qu'elle.
Fidèle à sa promesse, Ben tira dans le mille au stand de tir et gagna
un petit mouton de bois sculpté, qui portait son nom inscrit sur une
plaque autour de son cou. Quand il le lui offrit solennellement, elle lui
jeta les bras autour du cou et l'embrassa avec fougue. Il avait un goût de
châtaignes, mais elle sentit son hésitation avant qu'il l'enlace et lui
rende son baiser.
— Je suis désolée, dit-elle en s'écartant, décontenancée.
Ils restèrent à se dévisager au milieu du fleuve gelé. Ben secoua
légèrement la tête.
— C'est moi qui devrais m'excuser. C'est simplement que je m'étais
juré de ne pas vous toucher à moins que vous ne le désiriez.
Il paraissait très grave.
— Eh bien, riposta-t-elle en se sentant un peu téméraire, j'aurais
pensé que vous devineriez à mes actions que c'était le cas.
Elle vit ses lèvres s'incurver en un sourire, puis elle se retrouva dans
ses bras et il l'embrassa très complètement. Elle sentait à ses mains et à
la façon dont il la tenait qu'il la désirait ardemment. Et lorsqu'il la
lâcha, ses mots firent écho à cette pensée.
— Je n'ai pas besoin de beaucoup de persuasion, n'est-ce pas?
lança-t-il, et elle pensa qu'il avait un timbre de voix un peu déconfit.
Il la prit par la main et l'attira de nouveau à lui, sans l'embrasser.
— Je vous désire grandement, Catherine, dit-il. Vous devez le
savoir, à présent. Et vous connaissez aussi la plupart de mes défauts.
— Je connais également vos vertus, déclara-t-elle, même si les
appeler vertus est peut-être un peu trop fort.
— Quelles peuvent-elles bien être? demanda-t-il, l'air malicieux.
— Vous êtes honnête dans les choses importantes, répondit-elle
pensivement, et quoi que vous prétendiez il y a des gens à qui vous
tenez.
— Vous pensez à Clarencieux, devina-t-il, une note étrange dans la
voix.
— Pas seulement.
Elle fixait la banderole au-dessus de la tente Lord- Wellington.
— Vous étiez officier dans l'armée. Vous avez dû prendre des
responsabilités pour vos hommes, les guider. J'ai entendu dire que
vous avez été très courageux.
— Intrépide, plutôt, rectifia-t-il avec amertume. Et je ne guidais
pas mes hommes. J'étais un franc-tireur. Je pense qu'on m'envoyait
dans les missions les plus dangereuses afin de m'empêcher d'entraîner
les autres dans mon espèce de folie.
Catherine fronça les sourcils.
— Essayiez-vous de vous faire tuer?
— Non. Pas délibérément. Mais je me moquais d'être tué ou pas.
La musique plaintive d'un violon leur parvint faiblement dans l'air
froid. Plus loin, sur un bateau immobilisé par la glace, des couples
dansaient une gigue. Ils allèrent dans cette direction, marchant
lentement.
— Malgré tout, reprit Ben, je pense que l'armée a été l'endroit où
je me suis senti le plus à ma place. Quand mon père est mort et que j'ai
dû revenir en Angleterre pour prouver mon droit d'hériter, cela m'a
presque brisé le cœur.
— Pourquoi l'avez-vous fait? s'enquit Catherine.
— Je ne m'en souciais pas pour moi, répondit Ben.
De la colère perçait dans sa voix, à présent.
— On aurait pu m'appeler bâtard jusqu'à la fin de mes jours et j'en
aurais ri. En outre, il n'y avait rien à hériter à part le titre. Mon père
avait bu tout l'argent qu'il possédait depuis des années.
— Votre mère, glissa Catherine, comprenant brusquement.
— Oui.
La main de Ben se resserra sur la sienne au point que cela lui fit
presque mal.
— J'avais attendu vingt-sept ans pour prouver qu'elle n'était pas
simplement la maîtresse d'un lord, pouvant être prise et rejetée au gré
de ses caprices, mais qu'il l'avait épousée. Je devais le faire pour elle.
Catherine se sentit ébranlée par la passion qui brûlait dans ses yeux.
Ainsi, il y avait une personne que Ben Hawksmoor avait aimée dans sa
vie, et il l'avait perdue. Elle regarda vers le quartier de l'allée de l'Ange,
qui ressortait en blanc sous le clair de lune, et pensa au petit garçon qui
avait grandi avec une mère obligée d'aller travailler toute la nuit juste
pour empêcher qu'ils meurent de faim. Elle essaya d'imaginer tout ce
que Ben avait dû faire pour subsister et se demanda si elle oserait
jamais le questionner à ce sujet.
— Vous êtes allé au tribunal, dit-elle, se rappelant les articles parus
dans les journaux plusieurs années auparavant. Cela a dû coûter une
fortune.
Ben sourit brusquement.
— Cela a coûté jusqu'au dernier penny que j'ai gagné, Kate, par
tous ces moyens douteux dont la presse populaire fait ses choux gras.
— Les portraits pour lesquels vous posez, les endroits où vous
mangez, les œuvres d'art que vous exposez, les choses que vous
utilisez...
Catherine le regarda.
— Il m'a toujours paru très singulier que les tailleurs vous payent
pour porter leurs vêtements plutôt que le contraire !
— Je paye rarement pour les habits que je porte, reconnut Ben avec
un sourire en coin. J'ai vendu mon âme, Kate, pour payer ma légitimité.
— Non, objecta-t-elle. Vous avez payé pour qu'elle soit reconnue.
Vous avez dit vous-même que vous ne vous souciiez pas de ce que l'on
disait de vous, mais seulement de votre mère. Vous avez payé le prix le
plus élevé qui soit pour elle.
— Cela me semblait le moins que je pouvais faire, alors qu'elle est
morte pour me garder en vie.
Il lui jeta un coup d'œil de côté.
— Et je ne suis pas altruiste, Kate. Ne m'attribuez pas cette
qualité. Le fait que je possède maintenant un titre et de la notoriété fait
de moi quelqu'un qui a plus de valeur marchande. Tout peut être
utilisé pour gagner plus d'argent.
Catherine secoua la tête.
— Tout cela me semble de la folie. Et si nous nous mariions, tout
serait si différent pour vous...
Ben fit un léger mouvement et elle le tint à bout de bras.
— Non, attendez ! J'ai dit si c'était le cas. Que feriez- vous, alors ?
Si vous étiez riche et n'aviez plus besoin de gagner d'argent?
Il haussa les épaules.
— Je ne sais pas.
Il paraissait vaguement surpris, comme s'il n'y avait même pas songé.
Il sourit.
— Je pourrais me tourner vers la politique, je suppose, prendre ma
place à la Chambre des lords...
Catherine étouffa un rire.
— Je donnerais ma fortune pour voir la tête des autres lords !
Ben s'arrêta et la regarda.
— Qu'aimeriez-vous que soit notre vie, Catherine?
— Je ne le sais pas non plus, répondit-elle honnêtement. J'ai
toujours eu envie de voyager, ou peut-être de vivre à la campagne.
Mais, ajouta-t-elle, je sais une chose : c'est que notre avenir n'inclurait
pas lady Paris de Moine.
Ben l'attira à lui et appuya sa joue froide contre la sienne.
— Un jour, je vous parlerai de Paris, Kate, mais je ne veux pas le
faire maintenant. Je ne l'ai jamais aimée. Elle n'a jamais été ma
maîtresse. Je vous le jure. Cela peut-il vous suffire pour l'instant?
— Je ne sais pas, répéta Catherine.
Elle se sentait fatiguée et le cœur à vif, tout à coup, et ses pieds
étaient gelés. Quoi que dise Ben, Paris avait fait partie de sa vie, en
avait été une part importante, et cela ne pourrait jamais être changé.
Elle était assez humaine pour ne pas vouloir vivre avec cela et pourtant,
si elle voulait Ben, si elle l'aimait, elle devrait l'accepter aussi.
Ils continuèrent à marcher, bras dessus bras dessous, le long de la
route de la Cité, comme la Tamise avait été surnommée. Ben lui acheta
une tourte au mouton et un autre verre de vin chaud et ils burent,
mangèrent, parlèrent et dansèrent la gigue jusqu'à ce que les étoiles
tournent au-dessus de leur tête et que la tête de Catherine lui tourne,
aussi.
— Les salons d'AImack's n'ont jamais été aussi amusants, dit-elle à
la fin de la dernière danse quand elle s'affala dans les bras de Ben,
épuisée et radieuse. Que faisons-nous maintenant?
— Nous allons nous marier, répondit-il.
Catherine se retourna. Derrière eux se dressait une petite chapelle
faite de blocs de glace. « La chapelle du Père Gel », disait l'écriteau. A
côté se trouvait une presse d'imprimerie.
— Pour les certificats de mariage, expliqua Ben.
Catherine rit.
— Le père Gel m'a tout l'air d'être un prêtre défroqué, dit-elle en
désignant l'individu au visage bienveillant, vêtu d'un surplis sale, qui se
tenait sur le seuil.
Il hochait la tête comme s'il était complètement ivre.
— Je parierais qu'il n'est pas du tout prêtre, ou que s'il l'a été,
l'Eglise l'a banni depuis des années ! Ceci ne peut pas être légal.
— Alors, dit Ben, vous n'avez pas besoin de vous inquiéter en
vous engageant envers moi.
Elle le regarda fixement.
— Vous êtes sérieux, murmura-t-elle.
Il lui décocha un sourire espiègle.
— Oserez-vous?
Catherine redressa le dos. Elle avait conscience d'être assez ivre
elle-même, comme le prêtre à l'air bonasse.
— Bien sûr, que j'oserai ! Ce serait seulement pour rire!
Ben haussa les sourcils d'un air moqueur. Il lui tendit une main.
— Alors, venez avec moi.
La petite chapelle était éclairée par des lanternes et paraissait chaude
et accueillante. Une plaque de glace, surmontée d'une assez belle
croix en bronze, servait d'autel. Les hommes qui maniaient la presse
d'imprimerie servaient en même temps de témoins.
— Je sais qui vous êtes, dit l'un d'eux en regardant Ben entre ses
paupières plissées. Vous êtes le fameux Ben Hawksmoor. Soyez
prudent, mon gars.
Il désigna le prêtre du pouce.
— Vous allez vous retrouver la corde au cou. C'est un vrai prêtre.
Le curé de Southwark, qui se fait un peu d'argent par la bande.
Catherine ne put décider si le prêtre était authentique ou non. En tout
cas, il récita tout le service du mariage par cœur et ne se servit pas une
seule fois d'un livre de prières. Quand le moment arriva où il fallait
donner la mariée à son époux, Tom, l'un des imprimeurs, se plaça au
côté de Catherine pendant que l'autre, Jim, servait de garçon
d'honneur. A la fin, ils signèrent tous les deux le registre.
— Vous pouvez embrasser la mariée, maintenant, dit le prêtre en
souriant aimablement.
— Merci, dit Ben.
Pendant un moment, il regarda Catherine en souriant, puis il l'attira à
lui et l'embrassa jusqu'à ce qu'elle ait le vertige.
Les imprimeurs applaudirent avec enthousiasme.
— Rentrons à la maison, chuchota Ben.
Ils sortirent de la chapelle de glace en se donnant le bras, les souhaits
des imprimeurs et du prêtre résonnant à leurs oreilles. Dehors, l'air vif
cingla les joues de Catherine et elle frissonna dans sa cape de velours.
— Si je n'avais pas eu d'argent, demanda-t-elle soudain,
auriez-vous quand même voulu m'épouser?
Dès qu'elle eut prononcé ces mots, elle souhaita pouvoir les effacer,
et désira de tout son cœur que la glace se fende et l'engloutisse pour
qu'elle n'ait pas à entendre les mensonges de Ben ou la vérité. Ses joues
la brûlaient de l'horreur de ce qu'elle venait de faire. Elle attendit sa
réponse, les nerfs tendus.
— Puisque vous êtes une héritière, répondit-il, la question ne se
pose pas.
Et ce fut tout.
Il la lâcha et recula, et elle put voir sur son visage le regret et la pitié
qu'elle avait espéré ne jamais revoir. Le certificat de mariage craquait
dans sa poche, à côté du mouton de bois. Elle se dit que cela ne
comptait pas, que ce n'était pas légal, que le prêtre était probablement
défroqué s'il avait été prêtre un jour. Elle pouvait rentrer chez elle et
prétendre qu'il ne s'était rien passé.
Elle se détourna.
— Trouvons une autre taverne avant de partir, dit-elle. J'ai froid et
je deviens larmoyante.
Ils retournèrent au Lord-Wellington, mais cette fois ils ne s'assirent
pas. Il semblait être temps de partir. Le violoneux jouait toujours avec
autant de fougue, la balançoire volait toujours dans la nuit argentée et
les patineurs continuaient à tournoyer, mais pour Catherine la lumière
avait disparu de la nuit. Elle vida son troisième verre de vin chaud et le
posa sur le comptoir avec un peu de regret.
— Il faut que je trouve l'équivalent de toilettes pour dames avant de
partir, dit-elle. S'il y en a.
Ben pointa le doigt.
— Il y a une tente là-bas. On vous demandera probablement
plusieurs pence !
Catherine regarda la petite tente et l'énorme femme qui montait la
garde devant d'un air querelleur.
— Je ne discuterai pas, assura-t-elle.
— Je vous attendrai ici, dit Ben.
Il repoussa sa pinte de bière et la regarda s'éloigner à travers la
glace. Il savait maintenant comment cette nuit allait se terminer : il
allait raccompagner Catherine Guilford Street comme le plus
irréprochable des soupirants, l'embrasser sur la joue et lui souhaiter
une bonne nuit comme si le mariage éclair n'avait pas eu lieu. Et
ensuite il resterait éveillé dans son lit à souffrir le double tourment de
la désirer et de craindre qu'elle ne soit jamais sienne, maintenant.
Car, dans son honnêteté de cette nuit-là, résidaient les ferments de
sa propre chute. Et pourtant, comment aurait-il pu être autre chose
qu'honnête avec Catherine ? Il souhaitait à présent lui avoir menti et lui
avoir dit qu'il l'aimait. Mais elle méritait de le connaître tel qu'il était,
avec tous ses manques et ses quelques qualités.
Il attendit. Une minute passa, puis une autre. La femme pugnace
plantée devant la tente restait les bras croisés, sans bouger. Combien de
temps, se demanda Ben, fallait-il à une jeune dame pour visiter les
toilettes ? Cinq minutes ? Dix ? Sûrement pas, par une nuit aussi froide.
Il paya le tavernier et se mit à avancer nonchalamment vers l'édicule.
L'énorme femme passait d'un pied sur l'autre. Elle avait un réchaud
devant elle, mais elle donnait l'impression d'être sculptée dans un bloc
de glace.
— Les gentlemen, c'est par là, dit-elle avec un coup de tête.
— J'attends la jeune dame, expliqua Ben.
— Attendez-la, déclara la femme avec indifférence. Ça m'est égal.
Les flammes du réchaud vacillaient. Le froid semblait s'insinuer
dans toutes les cellules du corps de Ben, à présent, remontant de ses
pieds tel un lent poison. Catherine allait sûrement ressortir dans un
moment ? Elle ne l'avait sûrement pas fui, ici et maintenant, sachant
qu'elle ne pouvait bâtir un avenir avec lui et ne voulant jamais le
revoir? Il l'aurait vue si elle avait quitté la tente, car il l'avait surveillée
tout le temps. Elle n'aurait pas pu disparaître, à moins qu'elle ne soit
sortie par-derrière...
Grommelant un juron, il courut à l'arrière de la tente, ses pieds
glissant sur la glace dans sa précipitation. La toile avait été coupée. Il
resta figé, tenant entre ses doigts la lisière irrégulière de l'étoffe
tranchée par un couteau jusqu'en bas. C'est alors qu'il entendit le cri
étouffé. Loin de là sur le fleuve gelé, à l'endroit où la glace s'empilait
sous le pont de Blackfriars, il pouvait apercevoir Catherine. Et elle
n'était pas seule.
Au début, Ben ne put voir l'identité de son ravisseur. Puis les
ombres se déplacèrent et le clair de lune tomba sur le visage de
l'homme qui la tenait.
Algernon Withers.
La peur serra la gorge de Ben tandis qu'il se mettait à courir,
glissant, dérapant, tombant si rudement qu'il en perdait le souffle, se
retrouvant au milieu des patineurs qui crièrent, irrités et alarmés, se
relevant, se remettant à courir alors qu'il voyait Withers se rapprocher
de plus en plus de l'escalier de la Reine. La terreur lui martelait le corps
à chaque battement de son cœur.
— Catherine!
Il avait voulu crier le nom de Withers, mais c'était celui de Catherine
qui lui était monté aux lèvres, un cri à moitié étranglé qui fit néanmoins
que Withers jeta un coup d'œil par-dessus son épaule. Ben se sentit
indiciblement soulagé quand il vit que Catherine était consciente et
rendait les choses difficiles à son ravisseur, le gênant dans son avance
en se débattant. Il ne l'entendit plus crier et se rendit compte que
Withers lui avait plaqué une main sur la bouche tandis qu'il la traînait
en avant.
Il ne se dirigeait pas vers l'escalier. Deux bateliers étaient postés en
haut, et comme Withers restait dans l'ombre du pont, ils ne l'avaient pas
vu. Ben se demanda s'il allait essayer de hisser Catherine sur le quai par
un autre moyen, en utilisant une des barques prises dans la glace,
peut-être, puis il vit le scélérat se tourner et un couteau brilla sur la
gorge de Catherine. Ben s'arrêta tandis que tout son sang semblait se
figer dans ses veines.
— Hawksmoor ! Restez où vous êtes !
Les paroles de Withers résonnèrent sur la glace dans le monde
obscur qui s'ouvrait sous les arches du pont.
— Lâchez-la ! hurla Ben.
Il espérait ardemment que les bateliers entendraient, mais la large
portion du fleuve qui se trouvait sous le pont était cachée à la vue par
les blocs de glace qui s'était entassés là et le son ne passait pas. Ils
étaient seuls dans un monde gelé.
Withers reculait vers une barque amarrée au quai. Derrière lui, une
échelle de bois, branlante, montait du niveau de l'eau et il était clair
pour Ben que l'homme avait l'intention de faire grimper Catherine
jusqu'à la terre ferme. Il pouvait voir le visage de la jeune femme, pâle
et pétrifié dans l'ombre, et la lame qui la menaçait.
— Lâchez-la, Withers ! cria-t-il de nouveau. Vous ne vous en
tirerez jamais...
Catherine poussa un petit glapissement qui fut coupé net et Ben
horrifié aperçut une ligne sanglante sur son cou. Il n'était qu'à une
trentaine de mètres d'eux et il essaya désespérément de calculer
combien de temps il lui faudrait pour couvrir cette distance. Il ne serait
pas assez rapide. Il ne faudrait qu'une seconde à Withers pour frapper.
Sauf que le butor ne voulait pas Catherine morte. Il l'avait toujours
voulue vivante.
Tandis que Ben se mettait à bouger, il vit le pied de Catherine glisser
sur un barreau pourri de l'échelle. Sa cape s'emmêla dans les jambes de
Withers et il tomba, pour se relever aussitôt. Ben n'était plus qu'à dix
mètres, maintenant, et tout paraissait aller trop lentement. Il vit
Catherine tendre la main et attraper la corde gelée qui pendait du pont
de la barque à côté d'elle. Au prix d'un énorme effort, elle empoigna le
cordage raidi par la glace et le balança de toutes ses forces en avant. Il
atteignit Withers en plein dans l'estomac et le malotru la lâcha, se pliant
en deux avec un grognement de douleur. Catherine lui échappa en
chancelant et tomba à plat ventre sur la glace, le couteau glissant le long
du bateau.
Ben rejoignit Catherine d'un bond. Il ne se souciait pas de ce qui
arrivait à Withers à partir du moment où elle était saine et sauve. Il
tremblait quand il tendit la main vers elle.
— Kate...
Catherine était pâle, mais elle agrippa fermement son bras.
— Je vais bien, dit-elle dans un souffle. Ne le laissez pas récupérer
le couteau ! Il va vous tuer !
Ben pirouetta sur lui-même, mais Withers atteignit le couteau le
premier. Alors que Ben tendait tous ses muscles, il vit la main de l'autre
homme se refermer sur le manche, puis Withers se tourna avec un
rugissement de triomphe.
Il y eut alors un craquement aussi sonore qu'un coup de feu. Un fin
réseau de lignes parcourut la glace plus rapidement qu'un homme
pouvait courir, et un noir ruban d'eau apparut à la proue du bateau.
Withers chancela et tomba à la renverse. On entendit un bruit terrible
de glace qui craquait et l'ancien fiancé de Catherine sombra.
L'un des bateliers avait enfin remarqué ce qui se passait. En
poussant un cri, il saisit des planches et se mit à courir sur la glace en
faisant signe à ses collègues de le suivre.
Ben n'hésita qu'un instant. Il s'allongea sur la glace qui se rompait et
attrapa la manche trempée du manteau de Withers. Il tira fortement. La
tête de Withers ressortit de sous la glace et il toussa, chassant l'eau de
ses yeux. Ben essaya de lui empoigner le bras pour le sortir. Mais
Withers s'écartait de lui, reculant, déterminé à échapper à son emprise.
Et, pendant tout ce temps, la glace continuait à se rompre, craquant
sous eux tandis que le courant forçait par-dessous.
— Pour l'amour du Ciel, Withers, cria Ben, prenez ma main !
Les yeux de Withers brillèrent d'un éclat malveillant.
— Pas vous ! cracha-t-il. Vous avez laissé mourir mon demi-frère à
Bembibre. Vous avez sauvé Clarencieux, mais vous avez laissé mourir
John ! Alors ne me sauvez pas maintenant !
Ben fut si choqué que pendant un moment il ne bougea pas. Et, à
cette seconde, il vit l'éclat du couteau sous l'eau, puis la main de
Withers se leva, la lame pointée sur lui.
Un craquement se produisit au-dessus d'eux et une pluie de glace
s'abattit sur les épaules de Ben. Il tenta d'attraper le poignet de Withers
pour lui arracher le couteau, mais la glace commença à se rompre sous
lui et le déséquilibra dangereusement. Il vacilla et tomba. Withers
glissa de nouveau dans l'eau, son corps disparaissant sous la glace, et
Ben ne le vit plus tandis que le courant l'emportait et l'entraînait.
22.
« Une femme qui s'est adonnée aux plaisirs physiques n'est en
aucun cas respectable, et n'est pas une dame. »
Mme ELIZA SQUIRE, De la bonne conduite des
dames.
Ils se trouvaient dans le fiacre et Catherine était drapée dans la cape
de Ben, qui la serrait dans ses bras, mais elle ne pouvait s'arrêter de
trembler. Bien qu'elle ne fût pas tombée dans l'eau, elle avait aussi froid
que si elle avait plongé dans le fleuve glacé. Elle sentait que Ben
tremblait aussi, tous deux pénétrés par l'horreur de ce qu'ils venaient de
vivre.
Quand les premiers de leurs sauveteurs étaient arrivés jusqu'à eux,
le corps d'Algernon Withers avait disparu, emporté par la Tamise sous
la glace qui se brisait. Le couteau avait sombré sans laisser de traces.
Catherine avait écouté pendant que Ben expliquait aux hommes qu'il y
avait eu un accident ; ils essayaient d'atteindre les marches quand la
glace s'était rompue. Les bateliers avaient secoué la tête avec un
sombre plaisir. Ils avaient déjà vu cela se produire.
— Une fois que la glace se brise et que le courant vous saisit..., avait
dit l'un d'eux.
Il avait de nouveau secoué la tête et ses collègues avaient pris un air
grave.
— Vous avez eu de la chance, milord, qu'il ne vous emporte pas
tous les deux avec ce Withers...
Catherine avait commencé à se rendre compte que Ben ne pouvait
aller nulle part sans que les gens ne le reconnaissent. Un attroupement
s'était formé autour d'eux et on les avait drapés dans des couvertures,
puis conduits près du réchaud qui brûlait sur le quai pour les réchauffer.
On leur avait offert à manger et on avait fait boire une autre ration de
vin chaud à Catherine.
Les gens se montraient de bonne humeur et amicaux, et tous
semblaient considérer Ben comme un ami personnel, parce qu'ils
avaient lu des choses sur lui dans la presse bon marché. Deux policiers
du fleuve étaient venus des docks pour entendre de nouveau le récit de
Ben et déplorer la nature dangereuse de la Tamise même lorsqu'elle
était gelée. L'un d'eux avait timidement tendu un billet de la foire à Ben
pour qu'il lui signe un autographe, parce qu'il voulait l'offrir à sa
femme.
— Elle sera bien déçue de ne pas vous avoir vu, milord, avait-il dit
avec un grand sourire.
Ben avait promis de rester disponible pour faire un rapport complet
sur la mort de Withers. D'autres personnes étaient arrivées, qui
voulaient lui parler ou lui serrer la main, mais il les avait priées
d'appeler un fiacre, ce qu'elles avaient fait de bonne grâce. Elles
avaient accompagnées Ben et Catherine en leur souhaitant bonne
chance et bonne santé.
Et pendant tout ce temps, Ben n'avait pas lâché Catherine un instant,
la tenant près de lui et essayant de la réchauffer de son corps glacé.
Maintenant, alors qu'ils étaient enfin seuls, elle se blottit encore plus
profondément dans son étreinte.
— Grâce au Ciel ! dit-elle. Ces braves gens étaient très
aimables, mais j'ai bien cru qu'ils ne nous laisseraient jamais partir.
Ben embrassa ses cheveux.
— Je suis désolé. J'ai essayé de m'esquiver aussi vite que je l'ai pu.
— Ne vous excusez pas.
Catherine sourit dans l'obscurité.
— Je doute que nous aurions reçu autant d'aide, été si
cordialement réchauffés et nourris, si chacun d'entre eux n'avait voulu
pouvoir dire qu'il avait secouru le célèbre Ben Hawksmoor cette nuit.
Ben rit, puis redevint grave. Il lui prit les mains.
— Mais vous, Kate... Etes-vous certaine de ne pas être blessée ?
Quand j'ai vu qu'il tenait ce couteau sur votre gorge, j'ai pensé...
Il s'interrompit.
— Il ne voulait pas vous tuer, acheva-t-il d'une voix étrange.
— Non.
Catherine frissonna convulsivement.
— Il me voulait vivante.
Ben passa de nouveau les bras autour d'elle.
— Je pense que vous l'obsédiez. Il était poussé par le besoin de
vous posséder.
— Je le comprends, maintenant, dit Catherine dont la voix se
brisa. Il me voulait, je l'ai repoussé et il est devenu encore plus
déterminé à prendre ce qu'il ne pouvait pas avoir.
Ben appuya sa joue sur la sienne et ils restèrent un moment
silencieux.
— Merci, fit-elle. Merci de m'avoir sauvée.
Il rit.
— Aussi égoïste que je sois, ma douce, même moi, je n'aurais pu
rester sans rien faire et le laisser vous emmener.
Mais ses bras qui se resserrèrent autour d'elle donnèrent à Catherine
une autre réponse qui la transporta.
— J'ai entendu Withers dire que vous avez laissé mourir son frère,
dit-elle avec hésitation.
Elle se dégagea un peu pour pouvoir le regarder.
— Qu'a-t-il voulu dire, Ben ? Est-ce pour cela qu'il vous haïssait
autant?
Ben remua légèrement pour l'installer plus confortablement au
creux de son bras.
— Je n'en suis pas sûr, Kate, mais je pense que oui.
— Lady Russell m'a dit qu'elle avait rencontré le frère de Withers,
se rappela Catherine. Elle a dit que son père et lui étaient des fous
furieux.
— Il a parlé de Bembibre, dit lentement Ben. Il a dit que j'avais
sauvé la vie de Ned Clarencieux — et laissé mourir d'autres hommes.
Et il est vrai que c'est ce que j'ai fait à Bembibre.
Catherine ne pouvait voir son visage dans l'obscurité de l'habitacle,
mais elle entendit la note désespérée de sa voix. Elle se serra contre lui,
lui offrant instinctivement son réconfort.
— Que s'est-il passé ? demanda-t-elle dans un murmure.
Ben mit un moment à répondre, et quand il le fit, ce fut d'une voix
détachée, comme s'il racontait quelque chose qui était arrivé à
quelqu'un d'autre, et non un incident dont Catherine soupçonnait qu'il
était si profondément gravé dans sa mémoire que rien ne pourrait
jamais l'effacer.
— Je servais dans les troupes de Moore, en Espagne, à la fin de
1808, quand les Français nous sont tombés dessus à Valladolid. Nous
savions que nous étions désespérément surpassés en nombre et que
nous devions battre en retraite. C'était tard dans l'année, la route était
dure et l'humeur de certains des hommes a rapidement viré à l'aigre. Ils
ont ravagé les villages que nous avons traversés, buvant, violant les
femmes, pillant les maisons... Ils ont perdu toute discipline.
Catherine ne put s'empêcher d'inspirer vivement.
— Est-ce que vous... Etiez-vous là?
— Non, répondit-il. Je vous ai dit que j'étais un franc- tireur,
travaillant de mon côté. J'avais été détaché de mon régiment pour
rejoindre l'arrière-garde comme messager. Ils repoussaient les Français
du mieux qu'ils pouvaient et s'en sortaient bien, contrairement à la
cohue des fantassins en avant d'eux. J'étais en train de revenir,
remontant la colonne pour porter des messages de Crawfurd et Paget à
Moore. Quand j'ai atteint le village de Bembibre, j'ai découvert que
deux cents hommes avaient été laissés en arrière. Ils avaient trouvé une
cave et étaient si ivres qu'ils ne pouvaient pas tenir debout. Leur
officier les avait abandonnés, les laissant là. Parmi eux, il y avait des
hommes que j'avais commandés, dont Ned Clarencieux.
Catherine émit un petit bruit désespéré.
— Ben...
— Je n'ai pas pu tous les sauver, poursuivit-il. Les Français étaient
si près derrière et j'avais des dépêches pour Moore que je ne pouvais
pas risquer de perdre. En outre, que pouvais-je faire, un homme seul
contre une armée qui approchait ? Ned était aussi malade d'avoir trop
bu que les autres. Je l'ai tiré de là et j'ai dû laisser mourir les autres. Le
demi-frère de Withers devait être parmi eux.
Pour la première fois cette nuit-là, Catherine sentit des larmes
brûlantes couler sur ses joues et tremper la cape de Ben. Elle n'avait pas
pleuré quand Withers l'avait emmenée, n'avait pas pleuré quand elle
avait cru que Ben allait être tué, ni quand Withers était mort. Mais à
présent les paroles de Ben transperçaient ce calme glacé de toutes les
choses qu'il ne disait pas. Comment un homme pouvait-il prendre une
telle décision et en supporter le souvenir le reste de ses jours ? Et
cependant elle savait qu'à la guerre des hommes devaient prendre tout
le temps des décisions pareilles et vivre avec les conséquences.
— Ce n'était pas votre faute, dit-elle farouchement. Vous n'étiez
pas celui qui les avait abandonnés. Vous n'auriez pas pu tous les sauver
!
— Je n'ai peut-être pas donné l'ordre, mais je les ai laissés quand
même, dit Ben. J'ai choisi d'aider Clarencieux et j'ai abandonné le reste,
sachant qu'ils allaient mourir. Si le demi-frère de Withers était l'un de
ceux-là, il pouvait fort bien penser que Ned n'avait aucun droit d'être le
seul à survivre.
Il soupira.
— Je vais faire des recherches, voir si Withers avait un parent qui
servait dans la Péninsule. S'ils avaient des pères différents, cela
expliquerait le fait que je n'aie pas reconnu son nom.
Catherine ne dit rien. Elle savait qu'aucun mot d'elle, même offert en
réconfort, ne ferait de différence dans ce qu'il ressentait. Cela n'avait
pas été la responsabilité de Ben, et néanmoins il avait éprouvé le poids
de ce choix de manière aiguë et ne l'oublierait jamais. Elle se blottit
aussi près de lui que possible pour le réconforter.
Elle commençait à avoir chaud et sommeil, à présent, mais quelque
chose la tracassait encore. Algernon Withers avait bien pu être
responsable de la mort de Clarencieux et avoir voulu punir Ben pour ce
qu'il voyait comme son rôle dans la mort de son frère, mais qu'en
était-il de sir James Mather ? Qui l'avait tué, et pourquoi ?
Le fondé de pouvoir était-il simplement une victime accidentelle de
cette affaire, un homme que Withers connaissait et qu'il avait choisi au
hasard pour faire accuser Clarencieux de son meurtre par haine et
ressentiment ? Mais l'esprit de
Catherine était embrumé par le sommeil, maintenant, et elle laissa
tomber la question.
Elle était endormie quand le fiacre s'arrêta sur la place Saint-James
et que Ben la porta chez lui, mais elle s'éveilla un peu du fait de la
chaleur et de la lumière. Il la mit doucement sur ses pieds dans le
vestibule, mais garda les bras autour d'elle. Son souffle soulevait ses
cheveux.
— J'ai dit au cocher d'attendre un moment, dit-il, pour le cas où vous
choisiriez de rentrer Guilford Street, Kate.
Il sourit.
— Mais vous êtes ma jeune épouse—même si ce n'est qu'une
épouse factice. J'ai déjà failli vous perdre une fois cette nuit et je ne
souhaite pas vous perdre de nouveau de vue.
Catherine sourit d'un air ensommeillé. Elle se rappelait l'expression
de son visage quand il avait cru que Withers l'avait frappée. Il avait
paru si blanc, si désespéré, les traits tirés par la peur... Il ne lui avait
jamais dit qu'il l'aimait, mais elle pensait à présent qu'elle n'avait pas
besoin d'entendre ces mots quand elle avait vu tout ce qu'elle voulait
voir sur son visage.
— Et je n'ai pas non plus envie de partir, dit-elle. De grâce,
renvoyez le cocher avec un billet pour ma marraine, afin qu'elle ne
s'inquiète pas pour moi.
— Elle s'inquiétera encore plus quand elle saura que vous êtes
devenue lady Hawksmoor, déclara sèchement Ben.
Les lèvres de Catherine s'incurvèrent de nouveau. Elle souriait et
bâillait en même temps.
— Je ne pense pas. Elle vous aime bien, Ben Hawksmoor, et je me
suis toujours fiée à son jugement.
— Félicitations, milady, fit une autre voix, et Catherine sursauta en
apercevant l'impeccable majordome qu'elle avait rencontré
précédemment.
Il souriait.
— Voici Price, dit Ben, et elle rendit son sourire au domestique.
— Bonsoir, Price. Je suis très heureuse de vous revoir.
Elle bâilla de nouveau.
— Je vous demande pardon. Il semble que je sois si fatiguée que
je ne puisse rester éveillée.
— De l'eau chaude, milord? demanda Price, mais Ben secoua la
tête.
— Demain matin, peut-être.
Il souleva Catherine dans ses bras, mais à mi-hauteur de l'escalier il la
remit sur ses pieds et se mit à l'embrasser. Elle passa les bras autour de
son cou. Il bougea de telle sorte que ses cuisses dures fussent soudain
de chaque côté des siennes et la clouât de son corps contre le mur. Son
baiser fut profond, sa langue se mêlant à la sienne, la taquinant,
promettant, prenant. Tout à coup, Catherine se sentit tout à fait
réveillée et très excitée.
— Nous ne pouvons pas rester ici, dit Ben d'un ton dur. Venez
avec moi.
Ils se retrouvèrent dans la chambre dont elle se souvenait, avec
l'immense lit bleu paon.
— Il faut enlever cette courtepointe, dit-elle.
Ben rit.
— A vos ordres, mon cœur.
Elle baissa les yeux sur ses vêtements.
— Je n'ai pas de soubrette. J'aurai besoin de votre aide.
— Avec plaisir.
Il y avait une dureté dans les yeux de Ben tandis qu'il la regardait, une
faim qui choquait Catherine et l'excitait aussi. Au-delà de toute
mesure. Elle savait que cette fois ils ne s'arrêteraient pas.
— Vous m'avez portée pour franchir la porte d'entrée, se
souvint-elle.
— Parce que vous êtes ma jeune épouse. Ben eut un lent
sourire.
— A ma surprise, je m'aperçois que cette pensée me plaît beaucoup,
Kate. C'est une révélation pour moi.
Catherine leva une main pour lui toucher la joue.
— Alors, vous feriez mieux de faire de moi votre épouse dans les
faits, murmura-t-elle.
Cette fois, il voulait que tout soit parfait.
Ben avait déposé Catherine au milieu du grand lit avec précaution,
presque avec vénération, et maintenant il se penchait sur elle pour
l'embrasser. Elle fit glisser ses mains sur ses épaules, lissant l'étoffe de
sa chemise sous ses paumes, puis elle les noua sur sa nuque et lui rendit
son baiser.
Il l'interrompit et s'installa sur elle, touchant doucement du bout des
doigts sa joue et la ligne de sa mâchoire. Elle ouvrit les yeux. Ils étaient
doux et souriants. Ben se perdit dans ce regard d'une façon qu'il n'avait
jamais expérimentée auparavant et pendant un moment il en resta
immobile. Mais alors Catherine tendit de nouveau les mains vers lui,
les glissant sous sa chemise et l'écartant de ses épaules pour pouvoir
toucher sa peau nue. Il frémit à ce contact, captivé. Aucune femme
n'avait jamais pu lui faire cela auparavant. Il ne l'avait jamais permis.
Le pouvoir qu'elle avait sur lui était presque effrayant.
— Catherine... mon cœur...
Il ôta ses vêtements et les jeta à terre, puis revint à elle et la
déshabilla tout aussi rudement jusqu'à ce qu'elle soit nue sous lui. Il
dessina la courbe d'un sein du bout des doigts, avec lenteur. Elle s'arqua
vers lui, agrippant ses bras, et émit un son qui était à mi-chemin entre
une exclamation étouffée et un cri. Il la saisit par la taille et la redressa
contre son corps nu, l'embrassant farouchement, puis la laissa retomber
sur le lit afin de promener sa bouche de sa gorge jusqu'à ses seins, pour
la tenter et la taquiner, puis plus bas encore, sur la peau douce de son
ventre.
Il se redressa sur un coude et étudia son visage. Elle était rouge et
échauffée, comme si elle avait la fièvre. Ses yeux étaient mi-clos,
sombres et alanguis de désir.
— Je veux que ce soit agréable pour vous, cette fois, dit-il.
Un demi-sourire se peignit sur les lèvres de Catherine.
— Ce n'était pas si mal la dernière fois...
Elle tendit les bras vers lui, mais il chuchota :
— Pas encore.
Il vit ses yeux se fermer et sentit son corps s'amollir tandis qu'il
caressait de ses lèvres la peau tendre et chaude de l'intérieur de ses
cuisses.
Il remonta plus haut, la souleva vers sa bouche et glissa délibérément
sa langue dans les replis moites et brûlants de sa féminité.
Elle poussa un cri, son corps se convulsant immédiatement et
s'agitant sous ses mains. Il attendit qu'elle s'arrête et retombe en arrière
en poussant une exclamation qui exprimait son choc, puis il plongea de
nouveau sa langue en elle. Elle cria encore, et ce fut cette fois un son
qui mêlait l'impatience et la passion. Il tint fermement ses hanches et
glissa enfin sur elle pour placer le bout turgescent de son sexe à l'entrée
du sien. Il baisa ses seins, en suça les pointes durcies et sentit son corps
se tendre autour de lui tandis qu'elle haussait ses hanches pour tenter de
l'attirer plus loin en elle.
— Ben... Je vous en prie...
Elle avait les yeux fermés, le souffle court et ses cheveux humides
étaient étalés sur la blancheur des draps en un nuage brillant. Il emmêla
une main dans ses boucles et abaissa ses lèvres de telle sorte qu'elles
touchent à peine les siennes.
— Ouvrez les yeux.
Elle le regarda. Son regard était sombre et vague.
— Je vous ai déçue une fois, dit-il d'une voix enrouée. J'espère que
je ne vous déçois pas jusqu'ici.
Un sourire éclaira ses yeux ambrés.
— Cela ajoutera-t-il à votre vanité si je reconnais que non?
murmura-t-elle.
Il ne répondit pas, se contentant de lui sourire. Puis il ne put résister
plus longtemps et se glissa en elle en un long et doux assaut. Il
l'entendit inspirer vivement et sut que cette fois ce n'était pas de
douleur. Elle était étroite et chaude, et la tension du corps de Ben était
insupportable, le besoin d'assouvir ses instincts charnels grandissant en
lui. Il s'était concentré si fort sur le plaisir de Catherine qu'il avait
essayé d'ignorer les exigences de son propre corps, mais celui-ci
réclamait son dû.
Alors qu'elle promenait les mains sur son postérieur et l'empoignait
fermement, il faillit perdre son contrôle. Il se retira un peu, résistant
aux sollicitations de ses sens et à la pression de ses doigts, puis se coula
de nouveau en elle, lentement et longuement. Appuyé sur ses
avant-bras, il la contemplait, observait la rougeur qui lui colorait la
peau, les expressions changeantes qui lui passaient sur le visage, la
façon dont ses seins bougeaient délicieusement à chaque assaut. Elle
gémissait et se tortillait. Il la pénétra une fois de plus, sentant frémir
son ventre, et s'efforça de ne pas penser à ce qu'il voulait pour lui
prodiguer toujours plus de plaisir.
Au bout de quelques minutes, elle l'implora.
— Plus vite... Ah...
Son corps se contracta tandis la prenait d'assaut avec plus de
vigueur.
— Ah ! Ben, encore plus vite, s'il vous plaît...
— Plus lentement, dit-il, dominant les clameurs de plus en plus
vives de ses propres désirs. C'est meilleur.
Il crut voir une lueur d'irritation passer dans ses yeux.
L'innocente Kate, Kate la tentatrice, n'aimait pas qu'on lui résiste. Il
sourit à la satisfaction de la posséder.
Elle le fit rouler sur le dos si brusquement qu'elle le prit de court, et
s'abattit sur lui. Il sut tout de suite ce qui allait venir. Il ne pouvait plus
le contrôler. Son esprit vola en éclats et il poussa un cri, tenant
fermement les hanches de Catherine tandis qu'il se soulevait en elle,
son corps tout entier secoué par la force de son orgasme. Il l'entendit
crier, sentit son corps se resserrer encore plus autour de lui et ils
culbutèrent ensemble à n'en plus finir dans une noirceur veloutée
illuminée de flammes. Ben savoura cet instant, attendit, puis laissa la
volupté refluer lentement, très lentement, et sentit la paix prendre sa
place tandis qu'il tenait Catherine contre lui.
Quand Catherine reprit ses esprits, elle était allongée au creux d'un
bras de Ben, la tête sur son épaule et son autre bras jeté sur son ventre
en un geste possessif. Les draps étaient repoussés aux quatre coins du
lit, ses cheveux étaient emmêlés et elle avait froid. Elle se faufila sous
les couvertures et se redressa sur un coude pour regarder Ben. Il ne
dormait pas. Il se tourna pour rencontrer son regard et elle vit dans ses
yeux une expression stupéfaite. Cela lui donna envie de rire. Avec
l'incrédulité et l'exultation, et un sentiment très dévoyé de jouissance,
cette surprise étonnée résumait assez ce qu'elle éprouvait.
— Cela m'a plu, dit-elle, et elle se sentit encore plus dévoyée de
l'admettre.
Le regard noisette de Ben était brûlant et en même temps
ensommeillé.
— Je suis si heureux que vous n'ayez pas été déçue.
— Comment pourriez-vous me décevoir?
Il y eut un moment de silence et de nouveau, comme à la foire du Gel
la veille au soir, Catherine regretta d'avoir parlé si vite. Car il l'avait
déçue. Il ne lui avait pas dit qu'il l'aimait.
Puis il bougea. Ses jambes glissèrent sur les siennes, la clouant au
matelas.
— Vous me devez quelque chose pour ce tour que vous m'avez
joué à la fin, dit-il.
Il posa sa bouche sur un sein.
Catherine retint une exclamation.
— Vous n'avez pas aimé?
Ses mains se mirent à parcourir sa peau, saisissant avidement
chacune de ses courbes.
— Oh ! si, j'ai aimé, mon cœur. J'ai beaucoup aimé.
Catherine resta impudiquement immobile, le laissant
la toucher partout où il voulait et comme il le voulait. Des frissons
brûlants couraient dans ses veines. Elle écarta les cuisses pour livrer
accès à ses doigts et sentit qu'il la caressait intimement. Puis il
embrassa la base de sa gorge et le dessous d'un sein et elle poussa un
petit gémissement. Elle sentait une tension sourde au creux de son
ventre. Elle la reconnaissait, à présent, reconnaissait le besoin qui la fit
tendre les mains vers lui à son tour.
Son sexe était long, dur et lisse contre sa cuisse. Mais lorsqu'elle
voulut se tourner vers lui, il écarta ses mains et la repoussa doucement
en arrière pour pouvoir poursuivre ses caresses incessantes qui lui
montaient à la tête et enflammaient son corps. Un besoin urgent enfla
en elle tandis qu'il la flattait et la taquinait, jusqu'à ce que ses mains
expertes la fissent s'arquer et exploser de plaisir, mais même au
moment de l'extase elle constata que cela ne suffisait pas, qu'elle avait
envie de lui en elle.
Elle ouvrit des yeux éblouis et murmura :
— Sommes-nous à égalité, maintenant ?
Il lui décocha un sourire plein de satisfaction masculine.
— Pas encore.
Il abaissa son corps sur le sien, écartant ses cuisses pour s'installer
entre elles. Elle haussa ses hanches vers lui et soudain il fut en elle, dur
et tendu. Elle sentait sa force étroitement contrôlée, sa chaleur, sa
raideur, et quand ses lèvres s'entrouvrirent sur un gémissement de pur
plaisir, il courba la tête et l'emporta dans un baiser sans fin.
Il la possédait complètement. Son corps tenait le sien immobile sous
lui. Elle était à lui seul.
Il se mit enfin à bouger, s'enfonçant profondément puis se retirant,
de plus en plus fort jusqu'à ce qu'elle s'accroche à lui et noue ses jambes
autour de lui, ses petits cris étouffés par sa bouche. Elle savait qu'elle
allait atteindre l'extase tout de suite et elle avait envie de se rebeller, de
lui montrer qu'il n'avait pas ce pouvoir sur elle, mais il était trop tard.
La vague de la volupté s'écrasa sur elle, la faisant sombrer,
impuissante, dans une tempête de sensations, son corps se contractant
autour de Ben.
Ce fut seulement quand son esprit embrumé pensa à ce qui lui était
arrivé qu'elle se rendit compte qu'il ne s'était pas arrêté. Il continuait à
se mouvoir doucement, gardant un rythme qui menaçait de tirer de
nouveau une réaction de son corps encore frissonnant. Elle ouvrit de
grands yeux, choquée.
— Encore?
Il hocha la tête. Son visage était sombre et tendu, crispé par le désir.
Elle pouvait voir le contrôle de fer qu'il exerçait sur lui-même. Puis il
s'écarta un peu pour glisser une main entre eux et frotter de son pouce
la perle sensible de sa féminité. Le corps de Catherine sursauta à son
toucher. Elle inspira vivement. Il lui semblait impossible,
inimaginable, qu'il exige une autre extase d'elle, mais alors même
qu'elle avait cette pensée, elle sentit la chaleur brûlante commencer à
s'accumuler en elle. Cette fois, se jura-t-elle, elle l'emporterait avec
elle. Si elle se rendait, il se rendrait aussi.
Il abaissa la tête sur ses seins, la dévorant, l'embrasant. Son corps
s'efforçait de suivre le rythme du sien, se tendant pour le capturer et lui
opposer des demandes égales aux siennes. Elle pouvait sentir la chaleur
courir sous sa peau, ses sensations l'emporter vers l'extase. Et puis,
brusquement, il se retira d'elle, la souleva, la tourna sur le côté parmi
les draps froissés, le dos contre lui. Perplexe, terriblement excitée, elle
tourna la tête pour le regarder et vit qu'il était aussi excité qu'elle.
Mais avant qu'elle puisse le questionner, il bougea. Ecartant ses
cuisses, il la pénétra de nouveau, allongé derrière elle, la serrant dans
ses bras. L'une de ses mains était posée sur un sein, le faisant jouer sous
sa paume. Catherine se repoussa instinctivement contre lui et son corps
tout entier frémit de volupté quand la profonde sensation qui la berçait
s'empara d'elle, encore plus intense. Elle sentit les lèvres de Ben sur sa
nuque. Il écarta ses cheveux de sa bouche afin de parcourir de sa langue
la courbe de son épaule, et la moiteur brûlante de cette caresse durcit
encore davantage la pointe de ses seins sous ses paumes.
Puis il l'obligea à se mettre à genoux devant lui et ses mains figèrent
ses hanches tandis qu'il la pénétrait maintenant sans se retenir. L'esprit
emporté dans un tourbillon, le corps tremblant et échauffé, Catherine
tendit une main pour se retenir au bout du lit. Elle se sentait exposée et
ouverte à lui d'une manière encore plus impudique. Ses seins se
balançaient à chaque assaut. Ses cheveux étaient emmêlés sur ses
épaules, ses cuisses écartées, son corps frissonnait sous son invasion.
Elle se raccrocha au lit et laissa les sensations la submerger, l'attirant en
elle, répondant à sa passion par la sienne.
Il leva une main pour pétrir un de ses seins et elle pensa qu'elle allait
fondre de plaisir. Un moment plus tard, il glissa ses doigts sur son
ventre, jusqu'à l'endroit où ils étaient joints. Il chercha le cœur intime
de sa personne. Catherine essaya de lui échapper, mais il tenait sa
hanche de son autre main. Elle se tortilla, piégée, en proie aux
tourments de la volupté, tandis qu'il l'empalait de son sexe et que ses
caresses la rendaient folle.
Emportée par la spirale irrépressible du plaisir, Catherine sut qu'elle
ne pouvait plus résister. Elle s'abandonna avec un cri sauvage tandis
que son esprit se rompait en mille morceaux et que son corps était enfin
libéré de cette exquise torture. Elle sentit les spasmes de Ben quand il
s'enfonça encore plus farouchement en elle et qu'il cria à son tour.
Alors ils tombèrent ensemble parmi les draps et la courtepointe bleu
paon, repus, transportés et toujours unis.
Ben était allongé et contemplait Catherine endormie. Il tombait de
plus en plus amoureux d'elle à chaque moment qui passait et il
savourait enfin ce sentiment, pour la première fois de sa vie.
Il se sentait excité et heureux, mais surtout en sécurité — et riche.
Ses peurs avaient reculé au-delà de la lisière de son esprit. Pour une
fois, il en était sûr, il pouvait dormir paisiblement.
Il enlaça Catherine et se serra contre son dos, sentant la façon dont
son corps se moulait contre le sien, et combien elle était douce et tendre
dans le sommeil. Il posa un baiser sur ses cheveux et sentit son cœur se
gonfler de gratitude. Puis il s'endormit aussi.
23.
« Les affaires de cœur ne se terminent pas toutes bien, et si une
dame est assez infortunée pour être déçue en amour, alors, en tant que
femme dotée de bonnes manières et d'une bonne éducation, elle doit
simplement placer l'affaire derrière elle. »
Mme ELIZA SQUIRE, De la bonne
conduite des dames.
Cette fois, il faisait sombre quand Catherine s'éveilla et, pendant un
moment, elle resta allongée à la lisière du sommeil, au chaud, dans un
cocon de bonheur, en sécurité et en paix. Puis les sons qui l'avaient
éveillée pénétrèrent de nouveau son cerveau et elle s'assit toute droite
dans le lit.
La place à côté d'elle était vide. Ben était parti et d'en bas montaient
des bruits de voix qui trahissaient l'urgence et la détresse. Catherine
attrapa une robe de chambre, en noua la ceinture avec des mains
tremblantes, ouvrit la porte en coup de vent et descendit l'escalier en
courant.
Elle s'était attendue à trouver son père outragé et courroucé à la
nouvelle de sa fugue amoureuse, mais c'était lady Russell qui se tenait
dans le vestibule, se tordant les mains et parlant très vite, avec
agitation. Ben était là et Price aussi.
Le majordome n'arborait pas son expression habituellement
impassible.
— Je ne vois pas comment le lui dire, se lamentait sa marraine.
Elles étaient amies, et si proches ! Catherine était la seule à ne pas lui
avoir tourné le dos quand elle est tombée en disgrâce.
Elle aperçut Catherine et s'arrêta net, puis, durant un long et terrible
moment, ce fut le silence.
— Catherine, dit Ben, l'air abasourdi. Je suis tellement désolé...
— Qu'y a-t-il?
Le regard de Catherine alla de son visage à celui de son chaperon.
Tous les sentiments chauds, heureux et paisibles qui l'habitaient
commencèrent à se dissiper. Elle prit les mains de lady Russell et la
sentit trembler.
— Tante Agatha ? Dites-moi ! Que s'est-il passé ?
Elle ne se serait jamais attendue à voir pleurer sa marraine.
Elle n'était tout simplement pas le genre de femme à le faire. Pourtant,
il y avait des larmes dans ses yeux.
— Oh ! Kate, dit-elle d'une voix brisée. Je suis si peinée. C'est Lily.
Elle est morte. On pense que c'est Withers qui l'a tuée.
Ils enterrèrent Lily une semaine plus tard lors d'une triste petite
cérémonie dans le cimetière de l'église Saint-Day. Le brouillard s'était
levé pour de bon, à présent, et c'était une belle journée d'hiver, claire et
froide. La famille de Lily n'était pas venue et Catherine les en avait
détestés. Ils avaient banni Lily durant sa vie, et dans la mort c'était
comme si elle n'avait jamais existé. Ils avaient été si peu nombreux à
assister aux funérailles, Catherine, lady Russell, Sarah Desmond et
Connor, qui reniflait dans un grand mouchoir d'homme. Apparemment,
il avait aimé Lily, lui aussi.
Ben l'avait accompagnée. La presse, excitée par le scandale de la
mort de Lily et flairant une formidable histoire à sensation, avait essayé
d'interroger Ben après coup, mais il avait passé un bras autour de
Catherine pour la protéger de leurs regards avides et avait refusé de leur
parler. Catherine en avait été surprise et profondément soulagée.
Les jours suivants avaient passé dans une sorte de brouillard.
Catherine savait que Ben travaillait avec un certain Bradshaw pour
enquêter sur tous les points non éclaircis des agissements criminels de
Withers. L'un des clients du lupanar avait identifié Withers comme
l'homme qu'il avait vu entrer dans la chambre de Lily ce soir-là, et le
meurtrier avait dû en partir directement pour suivre Catherine à la foire
du Gel.
Elle était si furieuse que Withers se soit noyé avant qu'elle apprenne
la mort de Lily. Elle avait envie de s'en prendre à lui avec toute la fureur
et le sentiment de perte qui l'habitaient. Elle aurait voulu le tuer
elle-même.
Lady Russell avait demandé à son avoué, M. Churchward, de se
pencher sur l'aspect financier des affaires de Catherine. Avec sir Alfred
Fenton toujours malade, ou feignant de l'être, et deux de ses fondés de
pouvoir décédés, Catherine savait que c'était tout ce qu'ils pouvaient
faire. Ben ne lui en parlait pas, mais elle percevait sa tension, même s'il
était constamment près d'elle durant la journée et la tenait dans ses bras
la nuit pour la réconforter quand le chagrin menaçait de lui briser le
cœur. Mais bien qu'il fût là pour elle, Catherine sentait qu'il s'éloignait
d'une manière qu'elle avait du mal à définir. Parfois, elle sentait son
regard posé sur elle, sombre, indéchiffrable ; elle savait alors qu'il
pensait à l'argent, et la panique la menaçait.
Et puis, un après-midi de février, Ben vint la chercher alors qu'elle
était assise dans le salon avec lady Russell, sa broderie abandonnée sur
ses genoux. Elle jeta un coup d'œil à son visage et vit aussitôt que
quelque chose n'allait pas.
— C'est mon père ? demanda-t-elle. Ou Maggie ?
Ben secoua la tête. Il regarda lady Russell, puis ramena les yeux sur
Catherine. Il paraissait très sombre.
— M. Chuichward a envoyé un message, dit-il. Il demande à nous
voir sur-le-champ.
Ils prirent congé de lady Russell, qui fit promettre à Catherine de la
faire prévenir à l'hôtel Grillons dès qu'elle le pourrait, et partirent en
voiture pour les bureaux de l'avoué à Holborn. Les rues étaient
dégagées, à présent, et la glace fondait. Chaque jour, de grandes
plaques se brisaient sur la Tamise, craquant, poussant, percutant des
bateaux et des ponts. La neige se changeait en une bouillie d'un gris
sale.
Ben tenait la main de Catherine, mais elle sentait qu'il était loin
d'elle.
— Tout ira bien, dit-elle, sans être sûre si elle voulait le rassurer ou
se réconforter elle-même. Withers a peut-être pris de l'argent dans mon
fonds de garantie, mais papa ne l'aura pas laissé faire quelque chose de
trop dramatique. J'en suis certaine.
Ben ne répondit pas et, en le regardant, Catherine songea qu'il livrait
une bataille contre lui-même. Elle pensa qu'elle comprenait. Elle avait
eu de l'argent toute sa vie et n'avait jamais eu à affronter la lutte
désespérée pour la survie qui avait façonné toute l'existence de Ben.
Toutefois, elle espérait et priait que l'amour qu'elle était sûre d'avoir vu
en lui serait assez fort pour le garder à son côté. Mais elle avait
terriblement peur que ce ne soit pas le cas.
M. Churchward ne les fit pas attendre. Il les introduisit dans son
bureau poussiéreux et offrit une chaise à Catherine, tout en exprimant
ses sincères regrets pour la mort de Lily et le désordre des affaires de
Catherine.
Ben ne s'assit pas, mais alla à la fenêtre comme s'il ne supportait pas
d'être enfermé dans la pièce. Catherine avait envie de le ramener près
d'elle, mais il restait distant. Il ne la regarda même pas alors qu'il
arpentait le bureau. Un poids dur, brûlant et douloureux s'installa dans
l'estomac de Catherine tandis qu'elle attendait que l'avoué prenne la
parole.
— J'ai parlé à la banque pour votre compte, lady Hawksmoor,
déclara-t-il. Avec votre père malade et vos autres fondés de pouvoir
décédés... — il s'éclaircit la gorge — eh bien, il semblait pour le mieux
que quelqu'un prenne les choses en main.
Il secoua la tête, comme s'il était submergé un moment par l'état
déplorable de la situation.
— Je suis navré, vraiment terriblement navré, que les choses en
soient arrivées là.
Ben fit un mouvement brusque comme s'il n'avait pas de patience
pour des bavardages, et Churchward s'empressa de continuer. Il
s'éclaircit de nouveau la voix et remua les papiers posés sur son bureau.
— Je vous en prie, monsieur Churchward, dit Catherine, incapable
de supporter plus longtemps cette tension. Je sais —je soupçonne —
qu'il y a eu des irrégularités avec mon fonds de garantie. Lady Russell
m'a prévenue de m'y préparer, mais je préférerais que vous me donniez
les détails précis.
— Certes, fit l'avoué. Certes.
Il paraissait désespéré.
— Je suis désolé de devoir vous dire que nous avons la preuve que
lord Withers et, à ce que je crois, votre père, ont pillé votre fonds de
garantie en ne laissant que quelques centaines de livres.
Catherine ferma brièvement les yeux. Elle pouvait sentir le sang se
retirer de son visage, le choc lui faisant tourner la tête. Elle avait été
préparée à apprendre les malversations de Withers, mais son propre
père ? Au lieu de protéger ses intérêts, il l'avait dupée. Withers et lui
avaient volé tout ce que son grand-père lui avait laissé.
— Mon père..., dit-elle faiblement.
— Je suis désolé, répéta l'avoué. Il ne reste que très peu d'argent.
Catherine regarda vers Ben. Il se tenait devant la fenêtre comme s'il
était taillé dans de la pierre, immobile et muet. C'était presque comme
s'il n'avait pas entendu un seul mot. Le silence était insupportable et
Churchward s'empressa de le combler.
— Nous pensons, dit-il en bafouillant un peu, que sir James Mather
a découvert la tromperie et que Withers l'a tué pour couvrir l'affaire.
Nous ne pouvons être certains du rôle de votre père jusqu'à ce qu'il se
remette et puisse répondre à des questions.
Catherine porta les mains à ses joues blêmes.
— Mais vous croyez qu'il savait?
L'avoué appuya ses doigts les uns contre les autres.
— A propos de la fraude, très probablement, admit-il. A propos du
meurtre...—il remua, mal à l'aise—eh bien, nous devons attendre et
voir.
— Il devait savoir, reprit Catherine. Il a dû être de mèche avec
Withers tout le long. Clarencieux a été victime d'un coup monté parce
que Withers le haïssait Mais Clarencieux avait aussi une liaison avec
ma belle-mère et mon père était au courant. C'était leur vengeance
commune.
Elle se sentait dévastée.
De nouveau, elle regarda Ben. Il y avait une étrange torpeur sur son
visage, une sorte de désintégration, comme si une partie de lui avait été
arrachée. Et puis, alors que Catherine ne pouvait plus supporter son
silence, il crispa la mâchoire et s'inclina.
— Excusez-moi, dit-il, et il quitta la pièce sans un mot de plus.
Catherine entendit l'exclamation étouffée de Churchward.
— Lady Hawksmoor...
Catherine secoua la tête. Quelque part en elle, elle avait toujours été
préparée à cette ultime perte. Elle savait que Ben l'avait voulue avec
son argent, et maintenant l'argent s'était envolé. Alors, il s'était envolé
aussi. Mais la réalité de la situation était presque trop douloureuse pour
qu'elle puisse la supporter. Elle essaya désespérément de l'écarter de
son esprit, craignant que, une fois qu'elle se permettrait de sentir, cela
puisse la détruire.
— Merci de m'avoir dit la vérité, monsieur Churchward, dit-elle en
s'efforçant de garder une voix posée. Je vous demanderai sans doute
d'autres détails dans quelque temps, mais pour l'heure je pense que je
ferais mieux de rentrer à la maison afin de parler à mon père dès qu'il
sera assez remis pour me faire face.
— Puis-je faire quoi que ce soit pour vous aider, lady Hawksmoor ?
demanda l'avoué.
Il paraissait presque aussi pâle et choqué que Catherine.
— Je vous saurais gré de m'appeler un fiacre, répondit- elle. Je
suppose que mon mari a pris la voiture.
— Il reviendra, dit Churchward.
Il avait l'air terriblement anxieux, mais Catherine savait que ses
paroles, faites pour la réconforter, ne pouvaient être vraies.
— J'en doute, dit-elle.
Elle se leva et lissa ses jupes d'un geste délibéré.
— Merci, monsieur Churchward. J'apprécie vos sentiments, mais je
suspecte que je n'ai que moi-même à blâmer. Je pense que j'ai toujours
su dans mon cœur que cela pouvait arriver. Lord Hawksmoor a toujours
été un chasseur de fortunes et maintenant qu'il n'y a plus de fortune...
Elle laissa sa phrase en suspens.
D'une manière quelconque, elle parvint à quitter l'immeuble sans
s'effondrer. Le coupé noir aux armoiries des Hawksmoor était toujours
dans la rue, mais il n'y avait nulle trace de Ben. Catherine retourna à
Saint-James. Cela ne prit pas longtemps. Elle avait froid, maintenant,
et frissonnait sans arrêt comme si elle avait la fièvre. Sa gorge était à
vif avec l'effort qu'elle faisait pour retenir ses larmes.
Elle sut avant d'entrer dans la maison que Ben n'était pas là. Tout
était tranquille et Price, le visage crispé par l'inquiétude, lui confirma
que Ben n'était pas rentré.
Catherine prit un fiacre pour se rendre Guilford Street. En chemin,
elle songea à Ben, à leur bref mariage et au fait qu'il était révolu avant
d'avoir vraiment commencé. Les larmes coulaient silencieusement sur
son visage, à présent, et même si elle tentait de les essuyer, elle
semblait incapable de cesser de pleurer. Peu à peu, la glace dans
laquelle elle avait essayé d'enfermer son cœur fondait et la douleur était
presque intolérable.
Dès que lady Russell l'avait avertie que ses affaires financières
étaient en difficulté, elle avait craint que les choses n'en arrivent là. Ben
lui avait offert son réconfort et son soutien depuis la mort de Lily, mais
elle savait que cela ne voulait pas dire qu'il l'aimait. Il n'avait jamais
caché qu'il la désirait, mais que c'était son argent qu'il aimait vraiment.
Elle lui avait demandé sur la Tamise gelée, cette nuit magique, s'il
l'aurait épousée si elle avait été pauvre, et il n'avait pas répondu. Cette
réponse manquante contenait toute la vérité dont elle avait besoin. Cela
comptait pour lui. Il venait de le prouver. Il l'avait vue perdre sa fortune
et il était parti sans un mot. Il n'avait tout simplement jamais été assez
fort pour s'arracher aux ombres de son passé. Il avait besoin de la
sécurité que l'argent prodiguait et elle ne pouvait plus la lui donner.
Alors, il était parti.
Elle avait été dans les bras de Ben et avait connu un plaisir exquis
sous ses mains, elle l'avait aimé et s'était donnée à lui sans réserve. Elle
avait pensé, follement, que son amour suffirait peut-être pour eux deux.
Il y avait eu un moment, dans le bureau de Churchward, où elle avait
espéré de tout l'amour contenu dans son cœur que ce serait vrai et que
Ben Hawksmoor prouverait qu'il était un homme meilleur que ce qu'il
avait toujours prétendu être.
Elle connaissait maintenant une fraction de ce qu'il avait souffert
quand il était un jeune garçon, les peurs, les privations et la pauvreté.
Elle savait tout ce qu'il avait fait pour garder sa mère en sécurité quand
son père les avait abandonnés. Il lui avait sauvé la vie, à elle, quand
Withers l'avait attaquée et elle avait vu de ses propres yeux le courage
qu'il avait montré en essayant de sauver ce scélérat, un homme qu'il
détestait. Il y avait tant de bien en lui. Simplement, il n'y en avait pas
assez.
Elle s'était remise entre ses mains, pensant qu'il ne l'aimait peut-être
pas, mais qu'il ne lui ferait jamais délibérément de mal. Et il lui en avait
fait. Il l'avait blessée si profondément qu'elle avait peur de ne jamais
pouvoir lui pardonner.
Elle ferma les yeux. La ligne était si fine entre l'amour et la haine.
Elle avait aimé Ben et il l'avait laissée tomber. Elle savait qu'elle n'avait
pas tout à fait toute sa raison—la mort de Lily l'avait profondément
chagrinée et cette dernière tragédie lui avait brisé le cœur. Elle avait
aimé Ben, et maintenant elle le haïssait presque pour ce qu'il avait fait.
Le fiacre s'arrêta dans Guilford Street. Catherine paya le cocher et
monta lentement les marches du perron. Tench l'attendait à la porte
avec l'air légèrement nerveux que tous les domestiques semblaient
arborer ces temps-ci.
— Miss Catherine... Est-ce très grave, madame?
— Je le pense, Tench, répondit-elle. Je dois parler à mon père. Est-il
réveillé ?
— Oui, madame. II est dans le cabinet de travail, bien qu'il ne se
nourrisse pas et ne parle à personne.
Catherine hocha la tête. Elle pénétra dans la pièce et ferma la porte.
Sir Alfred était assis près du feu et ne bougea pas quand elle entra. Il
ne parut même pas l'avoir entendue. Catherine le contourna et prit le
fauteuil en face de lui. Il avait le menton sur la poitrine, mais il leva les
yeux et la regarda.
— On m'a dit que Withers est mort, déclara-t-il.
— Oui, dit Catherine.
Son père acquiesça. Cela ne semblait pas l'intéresser.
Il y eut un silence.
— Pourquoi avez-vous fait cela ? demanda soudain Catherine.
Elle se sentait furieuse mais vide, aussi, comme si tous les gens sur
qui elle avait cru pouvoir compter démontraient qu'ils avaient des pieds
d'argile.
— Pourquoi avez-vous pris tout mon fonds de garantie?
Elle regarda autour d'elle les meubles opulents. Les Fenton avaient
tous les signes extérieurs de richesse, mais plus pour longtemps,
maintenant.
— N'aviez-vous pas assez pour vous ? poursuivit-elle, la colère
brûlant dans sa voix. Vous sentiez-vous si privé que vous avez dû
prendre ce qui était à moi — ce que mon grand-père avait gagné par
son travail et m'avait laissé ?
— Cela n'aurait pas eu d'importance si vous aviez épousé Withers,
répondit brusquement sir Alfred. Vous ne l'auriez jamais su. Tout ce
qu'il voulait, c'était vous.
— Il voulait prendre tout ce que vous aviez, rectifia Catherine. Pas
parce que vous lui aviez fait quoi que ce soit, mais simplement pour
vous montrer qu'il le pouvait. Il était ivre de pouvoir, papa, et rendu fou
par le laudanum. Rien ne l'aurait arrêté.
Le regard de sir Alfred glissa sur le côté. Il ne répondit pas.
— Il a tué Lily, reprit Catherine. Il a tué Mather et il a tué
Clarencieux.
Comme son père ne disait rien, elle se pencha vers lui.
— Vous le saviez?
Sir Alfred hocha lentement la tête.
— Je ne pouvais pas l'arrêter. Vous l'avez dit vous-même, il était
fou. Il a fait ces choses-là parce qu'il le pouvait. Cela n'avait rien à
voir avec moi.
— Si ! se récria Catherine. Vous avez été de connivence avec lui à
cause de Maggie.
Elle secoua la tête.
— Et il a pris Maggie, aussi. Cela ne vous atterre-t-il pas, papa ?
D'avoir été si faible et de lui avoir laissé prendre autant?
— Il ne vous a pas prise, vous, dit sir Alfred. Vous étiez forte.
Catherine plissa la bouche, mais elle ne répondit pas.
— Qu'allez-vous faire ? demanda soudain son père. Qu'allez-vous
me faire ? J'ai volé votre héritage.
D y eut un silence. Catherine y avait réfléchi dans le fiacre. Et au
milieu de sa misère et de son désespoir, elle savait que quoi qu'il ait
fait, quelle qu'ait été sa faiblesse, il restait son père. Elle ne pouvait le
dénoncer aux autorités.
— Je suis sûre, dit-elle en parlant lentement, que la banque
acceptera le fait que nous avons été trompés tous les deux par lord
Withers. Après tout, vous êtes mon père. Personne n'imaginerait que
vous avez délibérément décidé de me duper. Bien que vous ayez été
un de mes fondés de pouvoir, vous avez été berné. Withers nous a
tous trompés.
Sir Alfred leva les yeux, une lueur dans son regard enfoncé.
— Vous feriez cela pour moi ?
— Non, répondit Catherine. Mais je le ferais pour John et
Mirabelle.
— Agatha s'occupera de vous, déclara sir Alfred. Elle veillera à ce
que vous ne restiez pas sans argent.
— Je ne veux pas qu'elle le fasse, rétorqua Catherine, farouche. Je
peux travailler, papa. J'ai fait si peu de choses dans ma vie qu'il est
peut-être temps maintenant de voir ce que je suis capable de faire.
Elle le regarda.
— Et je vous suggère d'en faire autant. Des gens dépendent de vous,
papa.
Elle sortit dans le vestibule. Bientôt, elle le savait, elle devrait écrire
à M. Churchward et lui demander de les rencontrer au plus tôt, son père
et elle, pour discuter de tous les détails de leur situation financière. Elle
établirait clairement que sir Alfred devait être absous de tout blâme.
Puis il faudrait qu'elle écrive à Maggie et lui demande de revenir avec
les enfants. Maintenant que Withers était mort et sa dépendance brisée,
il y aurait peut-être une façon d'aller de l'avant.
Elle devrait aussi s'entretenir avec les domestiques, prendre des
dispositions pour fermer la maison si nécessaire... Il y avait tant de
choses à régler. Elle avait mal à la tête rien que d'y penser.
Mais d'abord, elle avait quelque chose de très important à faire. Elle
songea à Ben, et toute la colère qu'il y avait en elle, toute la détresse, se
fondirent en un dur noyau de douleur dans son cœur.
Elle prit le fiacre qui attendait pour se rendre à l'hôtel Grillons, où
lady Russell la reçut, la serra dans ses bras et la tint contre elle jusqu'à
ce qu'elle soit capable de parler. Catherine lui dit tout à propos de la
fraude, de son père et finalement de Ben. Elle avait pensé que sa
marraine serait en colère, mais celle-ci se contenta de lui prendre la
main et de la regarder tristement.
— Je pensais qu'il vous aimait, dit-elle. Je pensais qu'il vous
aimait assez pour rester.
Catherine secoua la tête.
— Il m'a peut-être aimée un peu, mais il aimait davantage l'argent.
Elle se redressa.
— Je l'ai déjà provoqué une fois en duel, déclara-t-elle, mais cette
fois, j'irai jusqu'au bout, tante Agatha. Il m'a brisé le cœur. Il
m'affrontera pour cela. Je vais le défier et, cette fois, je le tuerai.
24.
« Si une dame et un gentleman ont l'un pour l'autre, une
considération et un respect sincères, alors la juste et bonne
conséquence devrait être un mariage heureux. »
Mme ELIZA SQUIRE, De la bonne conduite des
dames.
Quand Sam arriva à Saltcoats cet après-midi-là, il trouva Edna, qui
brodait dans le salon. Il n'y avait aucun signe de Paris.
— Madame est en haut, dit-elle en réponse à sa question. Elle se
repose. Elle ne se sent pas bien.
— Je vais monter, déclara Sam.
La soubrette secoua la tête.
— Je ne le ferais pas, monsieur. Elle ne veut voir personne.
Sam se mordit la lèvre.
— Je vais monter la voir quand même.
Edna haussa les épaules et se pencha sur sa broderie. Sam savait
qu'elle le prenait pour un sot.
Paris était bien allongée dans son lit, mais elle ne dormait pas. Ses
yeux étaient grands ouverts et elle fixait les ombres du plafond. Les
marques de la varicelle commençaient à s'estomper, maintenant. Sa
peau était d'un blanc crémeux, ses cheveux avaient la couleur de l'or
bruni et ses prunelles étaient d'un bleu profond et mystérieux. Sam
sentit son cœur se contracter. Il ne pouvait être indifférent à sa beauté,
même s'il la tenait pour une vraie harpie.
— Paris ? dit-il. Qu'y a-t-il ? Edna m'a dit que vous ne vous sentiez
pas bien. La maladie ne devrait-elle pas reculer, maintenant?
Paris se redressa abruptement sur son séant et le fusilla du regard.
— Quoi, êtes-vous médecin, maintenant, Sam Hawksmoor, que
vous sachiez traiter la varicelle ? Comment saurais-je pourquoi je me
sens malade ?
— Je suis désolé, dit Sam d'un ton aimable. Puis-je aller vous
chercher quelque chose? Un verre d'eau? De la nourriture?
Un moment, Paris parut sur le point d'être vraiment malade à la
pensée de manger. Puis elle jeta les jambes hors du lit et se leva en
chancelant légèrement.
— Vous pouvez vous retirer, dit-elle. Je n'ai besoin de rien venant
de vous. Je rentre à Londres demain.
— C'est probablement un peu trop tôt..., commença Sam.
— Il faut que je trouve Beaufoy, déclara Paris. Je dois le forcer à
m'épouser.
Sam cligna les paupières. Il commença à se demander si elle avait la
fièvre. Cela ne semblait pas être le meilleur moment pour lui dire que
les tuteurs du duc de Beaufoy avaient profité de son absence pour faire
quitter Londres à leur protégé, le mettant hors de danger.
Paris se mit à tirer une valise de sous son lit. Elle le regarda
par-dessus son épaule.
— Vous êtes toujours là? Pourquoi? Je vous ai dit de partir.
— Je m'en irai dans un moment, dit Sam.
— Bien, fit méchamment Paris. Parce que je suis fatiguée que
vous fassiez toujours tout ce que je vous dis, comme un chien de
giron.
Sam grinça des dents. Il ignorait pourquoi il était poussé à essayer de
l'aider. Peut-être était-ce ce que Ben avait dit une fois — il voulait voir
le bien dans tout le monde, croire que même cette mégère au cœur de
glace possédait quelques qualités pour la racheter, bien qu'il ne les ait
pas encore découvertes.
— Paris, insista-t-il, dites-moi ce qui ne va pas...
— Il n'y a rien!
— Si.
Sam la saisit par les bras. C'était la première fois qu'il la touchait. Elle
réagit en lui frappant la poitrine et en lui donnant des coups de pied
dans les chevilles, ce qui était assez inefficace, car il portait des bottes
et elle des pantoufles. Avec un son frustré, elle s'arracha à lui et balaya
tout ce qui se trouvait sur sa commode.
Sam regarda le pichet et la cuvette en faïence blanche exploser par
terre. L'eau contenue dans le pichet se mit à s'infiltrer entre les lattes
du plancher.
— Voilà qui va faire s'effondrer le plafond du salon, observa Sam.
Il existe depuis 1526.
— Qu'est-ce que cela peut me faire ? cria Paris.
Edna, alarmée par le bruit de casse, avait monté l'escalier
en courant. Elle regarda de Paris à Sam et leva les yeux au ciel.
— Elle est toujours ainsi quand elle est de mauvaise humeur,
dit-elle. Ce sont les boutons, vous savez ? Les démangeaisons la
rendent folle.
— Non, ce ne sont pas les boutons ! glapit Paris.
Elle les regarda tour à tour et Sam vit soudain qu'elle avait des larmes
de colère dans les yeux.
— Comment le sauriez-vous, stupide vieille femme? Ce ne sont
pas les boutons ! Pas du tout !
Sam regarda Edna, qui regardait Paris comme quelqu'un qui avait
compris d'instinct quelque chose de très surprenant et de très
intéressant.
— Oh ! mon Dieu, dit-elle faiblement, et elle s'assit sur le lit.
Sam nageait en pleine confusion. Il écarta les mains.
— Est-ce que l'une d'entre vous pourrait me dire...
— Je vais avoir un enfant, lâcha Paris.
Elle adoptait une attitude de défi, les mains sur les hanches.
— Je suis enceinte. De tous les fichus désastres ! Je dois trouver
Beaufoy sur-le-champ.
Elle se pencha de nouveau sur la valise.
— Aidez-moi, voulez-vous ? ordonna-t-elle à Edna.
Sam les écarta et hissa la valise sur le lit.
— Est-ce l'enfant de Beaufoy ? s'enquit-il lentement.
Paris prit un air dédaigneux.
— Quelle importance que ce soit ou non le sien ? Je peux le faire
m'épouser, ou au moins payer.
— Il a quitté la ville, l'informa Sam. Ses tuteurs l'ont envoyé
dans le nord. Vous ne le trouverez jamais.
Les yeux bleus de Paris se plissèrent de colère. Sam se mit
prudemment hors de portée.
— Alors, je me débarrasserai de ce bébé, dit-elle. Je boirai du
gin, je prendrai des bains brûlants...
— Vous ne pouvez faire cela ! se récria Sam, horrifié.
Il se rapprocha d'elle.
— Vous ne devez pas, Paris.
— Il n'y a pas assez d'eau chaude et pas de gin, observa
platement Edna.
— Alors, allez en chercher ! glapit Paris.
La soubrette s'en alla, ses pas résonnant dans l'escalier.
Sam n'était pas sûr si elle était allée faire chauffer de l'eau ou si elle se
mettait simplement à l'abri.
— Ça ira, s'entendit-il dire. Tout s'arrangera.
— Je vais très bien, déclara Paris d'une voix dure.
Elle le regarda.
— Ne songez même pas à offrir de vous occuper de moi, Sam
Hawksmoor. Je ne voudrais pas de vous, même si vous me couvriez
de bijoux.
— Je n'en avais pas l'intention, dit Sam.
— Bon, fit Paris.
Elle se passa une main sur le visage.
— Allez-vous partir, maintenant ? Parce que j'ai besoin de
réfléchir, et je ne veux pas de vous ici pendant ce temps.
Elle marqua une pause et le regarda.
— Comment va votre cousin ? demanda-t-elle soudain.
— Il est marié.
Les yeux de Paris se plissèrent de fureur.
— Je le savais. Cette intrigante de petite débutante ! Très bien. Il
m'a laissée tomber. Maintenant, c'est mon tour.
Ben rêvait. Il était sur un quai, et devant lui le large ruban du fleuve
s'étirait aussi loin que la vue pouvait porter, se ridant et brillant
jusqu'à l'infini. C'était l'aube. Dans son rêve, il savait que Catherine
serait sur un bateau qui partirait aux premières lueurs du jour. Déjà, la
lumière devenait plus vive et il fallait qu'il la trouve.
Le quai était très encombré. Il écartait des gens de son chemin, fixé
sur son but, désespéré. Tant de visages, tant de personnes qui n'étaient
pas Catherine. Il ne pouvait le supporter. Il devait la trouver parce
qu'il savait qu'il lui avait manqué d'une manière quelconque et il ne
l'acceptait pas. Il était terrifié à l'idée d'arriver trop tard.
Alors, il la vit. Elle lui tournait le dos, mais au bout d'un moment elle
pivota et le regarda, et il éprouva la plus grande de toutes les terreurs,
la peur qu'elle le répudie — qu'elle s'en aille, comme il s'était éloigné
d'elle.
Il fit un pas vers elle et tendit la main.
Mais elle lui échappait tel un fantôme, reculant, et il ne pouvait
l'attraper. Il tendait les doigts pour la toucher...
Et il s'éveilla en sursaut pour trouver quelqu'un près de son lit. C'était
le matin — de quel jour, il n'en savait rien —, la lumière entrait à flots
et lui faisait mal aux yeux, et il savait qu'il empestait l'alcool.
— Vos cousins sont ici pour vous voir, milord.
Price le contemplait avec dégoût, comme s'il était une sorte de
spécimen sur une table de dissection, et il ne pouvait l'en blâmer.
La vérité de ce qu'il avait fait le frappa droit entre les deux yeux. Il
avait abandonné sa femme. Il l'avait laissée à son infortune, et sans
doute détruite. Il ne valait pas mieux que son père.
Il grogna et roula à plat ventre.
— Vos cousins, milord, rappela Price, implacable.
Ben ouvrit les yeux.
— Lequel? s'enquit-il.
— Les deux, répondit succinctement le majordome.
Il était déjà en train de regagner la porte, ignorant le commentaire de
Ben qu'il ne voulait voir personne. Impassible, il fit entrer les
visiteurs.
Gideon s'empressa de rejoindre le lit, la main tendue.
— Cousin!
Il plissa le nez à l'odeur du cognac et recula.
— Nous sommes venus dès que nous avons appris la nouvelle,
dit-il.
Il s'assit au pied du lit, ayant l'air d'un prêtre venu administrer les
derniers sacrements dans sa tenue pleine de sobriété.
— Vous avez fait ce qu'il fallait, cousin, ajouta-t-il. Il paraît que
miss Fenton a perdu tout son argent. On ne parle que de cela en ville. Et
comme vous pouvez arguer que vous n'étiez pas légalement marié à
elle, vous n'avez aucune responsabilité et avez eu raison de la quitter.
— Tu es un sacré idiot ! lança Sam en traversant la chambre à
grands pas et en fusillant Ben d'un regard qui aurait ratatiné un cactus.
Comment as-tu pu faire cela, Ben ? Je ne l'ai rencontrée qu'une fois,
mais c'était la jeune fille la plus courageuse, la plus délicieuse, la plus
aimable...
— Tais-toi, Sam ! ordonna Gideon d'un ton sec.
Ben se redressa contre ses oreillers. Il avait un très mauvais goût
dans la bouche. Price se tenait près des tentures du lit, mais il n'offrait
rien, pas d'eau chaude pour se laver, pas d'eau fraîche à boire, pas de
poche de glace pour sa tête douloureuse...
Bon sang, pensa Ben, on pouvait trouver quantité de glace, en ce
moment ! Il était assez minable que son majordome ne veuille rien faire
pour lui, mais la réprobation de Price avait toujours été une affaire
sérieuse. Et maintenant il avait maintes raisons de le désapprouver.
— Sam a raison, dit Ben d'une voix lourde. Je me suis comporté
comme un véritable idiot.
— Pire qu'un idiot, renchérit Sam avec un mépris cuisant.
Il s'avança d'un pas.
— Tu es un lâche, Ben. Tu m'as dit une fois que tu ne te souciais de
personne à part toi-même, et j'en vois la preuve, à présent.
Les plis irrités qui crispaient le visage de Gideon se creusèrent
encore plus.
— Ce n'est pas ce qui nous amène. Nous sommes ici parce que
miss Fenton a renouvelé son défi, Benjamin. Elle exige que vous la
rencontriez pour le duel qu'elle a annulé antérieurement.
Ben se prit la tête dans les mains. Il se sentait malade de dégoût pour
lui-même. Qu'avait-il fait? Il se rappelait à peine ce moment dans le
bureau de l'avoué. Il avait entendu les mots de Churchward et vu
l'expression des yeux de Catherine quand elle s'était tournée vers lui. Il
avait vu son désespoir et l'appel qu'elle lui lançait. Il avait vu l'amour
dans son regard et ne s'était pas du tout senti à la hauteur, incapable de
l'égaler.
Et soudain tous les spectres de sa jeunesse avaient resurgi pour le
railler, se redressant pour le provoquer en lui disant qu'il n'était plus en
sécurité, qu'ils l'abattraient, qu'ils finiraient par gagner... Il serait de
nouveau sans argent, il en mourrait comme sa mère en était morte,
achevant sa misérable vie en toussant à l'hospice.
A ce moment-là, il avait été incapable de respirer et était sorti en
trombe dans la rue en cherchant un endroit où s'enfuir. Finalement,
beaucoup plus tard, il s'était retrouvé au bord de la Tamise et s'était
réfugié dans une taverne à bière, en état de choc. La fortune de
Catherine avait disparu. Son père l'avait trahie et elle n'avait plus rien.
Et il l'avait laissée faire face à cet avenir toute seule.
Price avait dû le trouver et le ramener chez lui. Il lutta pour se
redresser. Les restes du rêve le poursuivaient encore. Il n'existait
qu'une chose pire que de mourir dans la pauvreté, et c'était de perdre
Catherine. Il pouvait l'admettre maintenant, maintenant qu'il avait rêvé
d'elle et l'avait perdue de nouveau.
— Je dois aller la trouver, dit-il.
Il se sentait à bout de souffle, paniqué.
— Il faut que je m'excuse. Que je m'explique.
Il tendait la main vers ses habits, quand l'expression de ses cousins
l'arrêta. Pour la première fois dans son souvenir, Sam et Gideon avaient
le même air. Ils le regardaient tous les deux avec de la pitié.
Sam secoua la tête.
— Il est trop tard pour cela, Ben.
Ben se redressa.
— Mais ce n'est pas possible ! Si je lui fais mes excuses...
— Miss Fenton ne veut plus jamais vous parler, déclara Gideon.
Il fit un petit geste des mains.
— Naturellement, vous n'avez pas besoin de répondre à son défi.
Ignorez-la. Elle n'a aucune importance.
— Si, elle en a, intervint Sam d'un ton échauffé. Ben s'est conduit
comme une parfaite canaille et la seule chose qu'il doit faire
maintenant est de fournir à sa femme l'occasion de lui mettre une balle
dans le corps. Alors cesse de l'appeler miss Fenton, Gideon, parce
qu'elle est lady Hawksmoor, et Ben a une responsabilité envers elle, et
il est le pire des gredins de l'avoir abandonnée !
Gideon attendit que son frère ait fini, puis il continua à parler comme
si Sam n'avait rien dit.
— La fille ne peut rien faire. Elle est ruinée, à présent,
financièrement et parce que sa réputation a été compromise. C'est
regrettable, mais...
Brusquement, Ben le frappa et les mots de Gideon moururent dans un
gargouillement.
— Le Ciel soit loué que tu aies fait cela, dit Sam d'un ton bougon,
car j'étais sur le point de le tuer.
— Que puis-je faire, Sam? demanda Ben, désespérément.
Sam se tourna vers lui et il recula instinctivement d'un pas en voyant
le regard glacial de son cousin.
— Rien, répondit-il.
Son visage était dur.
— Je t'admirais, Ben Hawksmoor, mais à présent je pense que tu
n'es qu'un sot.
Ben le saisit par la manche tandis qu'il tournait les talons.
— Mais tu me serviras de témoin ?
— Oui, dit Sam, et Gideon aussi.
Il ignora les bruits étranglés qui montaient de la gorge de son frère.
— Mais ce sera la fin, Ben. Après cela, je ne veux plus jamais te
revoir.
25.
L'aube se levait lentement sur Harrington Heath. La lune s'effaçait et
glissait vers l'ouest tandis que le soleil apparaissait, pâle et froid.
La voiture de Catherine était déjà là. Quand son coupé roula jusqu'à
sa hauteur, Ben vit sa femme debout, en train de parler à lady Russell.
Elle était emmitouflée dans une cape de velours et son visage était
calme et serein. Pendant un moment, Ben la regarda fixement—sa
magnifique Kate, si forte et si fière. Puis elle sentit son regard posé sur
el le et elle se détourna.
— Allons-y, dit Sam.
C'était la première fois qu'il parlait à Ben de tout le trajet. Il ouvrit la
portière et une bourrasque d'air froid pénétra dans l'habitacle. Ben
frissonna en sautant à terre. Gideon suivit, maugréant encore de s'être
laissé ficeler dans cette histoire.
Ben regarda autour de lui dans la lumière qui augmentait. C'était un
endroit désolé, les buissons bas couverts de givre et l'herbe maigre
gelée sous ses pieds. Ils étaient les seules personnes présentes.
Il mit les mains dans ses poches dans un vain effort pour les garder
chaudes et se demanda qui d'autre il s'attendait à voir. Personne ne
serait assez fou pour venir se promener dans ce lieu perdu à l'aube, un
matin de février.
Il y avait une autre voiture et Ben devina que ce devait être celle du
médecin que Sam avait promis d'amener. Cette information n'avait
pas empli Ben de confiance en lui. Et alors que les occupants de la
voiture en descendaient, il les regarda fixement. En plus du petit
individu aux cheveux cendrés qui devait être le docteur, il y avait
l'avoué Churchward et Price.
Ben fut saisi d'horreur. Il se tourna vers Sam.
— Tu as vendu des billets pour ce duel ?
Il pensa voir son cousin esquisser un sourire.
— Ils ont insisté pour venir, dit-il.
— Sam, reprit Ben d'un ton pressant, j'ai l'intention de faire ce
qu'il faut. J'ai l'intention de tirer à côté.
Sam secoua doucement la tête.
— Bien sûr. Mais tu pourrais déjà être mort, à ce moment-là.
Il saisit soudain Ben par son manteau.
— Tu dois le lui dire, Ben. Lui dire que tu l'aimes. Lui dire la
vérité avant qu'il soit trop tard et que tu la perdes pour toujours.
Lui dire la vérité avant qu 'il soit trop tard...
Par quoi devait-il commencer? Par le fait qu'il était un parfait idiot qui
avait perdu la seule femme qu'il avait jamais aimée parce qu'il avait si
peur de perdre des biens matériels ? Maintenant, il savait qu'il existait
d'autres choses tellement plus importantes. Il le voyait si clairement, à
présent — à présent qu'il était trop tard.
Il prit le bras de Sam.
— Tu as raison. Je dois parler à ma femme.
Durant tout le trajet, Ben avait planifié ce qu'il dirait à Catherine
quand il en aurait l'occasion. S'excuser... essayer d'expliquer... Cela
paraissait si pitoyable. Et ressemblait tellement à une ultime tentative
de l'empêcher de lui tirer dessus. D'ailleurs il semblait qu'il n'aurait
pas cette occasion,
de toute façon, car alors qu'il marchait vers Catherine, lady Russell se
plaça devant elle et lui barra le chemin. Par-dessus sa tête — la vieille
dame était très petite —, il put voir Catherine. Son visage était sérieux
et décidé. Elle ne jeta même pas un coup d'œil dans sa direction.
— Elle ne vous parlera pas, dit lady Russell. Je suis désolée,
Hawksmoor. Elle avait besoin de vous et vous lui avez brisé le cœur. Il
est trop tard.
Après cela, les choses prirent le tour des cauchemars de Ben.
Sam mesurait le terrain à grands pas. Gideon et lady Russell
examinèrent les pistolets.
D'une manière quelconque—il n'était pas sûr de la façon dont il en
était arrivé là —, Ben se retrouva face à Catherine, séparé d'elle par une
étendue de terrain découvert. Sam lui donna un pistolet. Il vit qu'il était
armé et le prit avec précaution, le gardant pointé vers le sol. Lady
Russell parlait, disant quelque chose à propos du signal de tirer, mais il
ne l'entendait pas. Il sentait en lui une terreur de plomb qui n'avait rien
à voir avec la perspective de sa mort prochaine et tout à voir avec ce
qu'il regrettait de ne pas avoir dit à Catherine quand il en avait eu
l'occasion.
— Attendez ! cria-t-il.
Lady Russell se tut. Elle ne parut pas offensée, seulement curieuse.
— Je veux parler à ma femme, dit Ben. J'insiste.
Il fit un pas vers Catherine et elle leva aussitôt son pistolet pour le
pointer sur lui.
— Restez où vous êtes !
Ben s'arrêta.
— Donnez-moi la permission de parler, cria-t-il. Considérez cela
comme les dernières paroles d'un condamné à mort, si vous y tenez.
Il pensa que Catherine souriait presque, mais c'était peut- être une
illusion due à la lumière de l'aube.
— Parlez, alors, dit-elle au bout d'un moment. Vous avez une
minute.
Ben resta silencieux un instant. Que dire quand cette minute était tout
ce qu'il avait pour obtenir ce que son cœur désirait? Que dire quand la
femme qu'il aimait lui pointait un pistolet sur la poitrine ?
— Je vous aime, dit-il.
Ce ne fut pas assez fort et il cria :
— Je vous aime!
Nul ne bougea. Visiblement, ce n'était pas assez.
— Je vous aimais la nuit de la foire du Gel, continua-t-il d'une
voix sonore, mais je craignais davantage le passé. Je pensais que
parce que vous étiez riche...
Il s'arrêta et se racla la gorge. Il songea à tous les mots élégants qu'il
aurait pu utiliser, mais ils ne voulaient pas venir.
— Je pensais que parce que vous étiez riche, il était sûr de vous
aimer ! Et quand vous avez tout perdu, j'ai eu peur.
Il se redressa.
— Je l'avoue, j'ai été lâche. J'ai laissé ma peur l'emporter. Mais à
présent...
Il reprit son souffle. Il perdait sa voix.
— A présent je vous aime tant que je ne me soucie pas que vous
soyez riche ou pauvre, je veux juste être avec vous et vous protéger.
Je sais que je peux être un homme meilleur avec vous que sans vous,
Catherine. Accordez-moi la chance de le prouver. Donnez-moi le
temps...
Sa voix se brisa.
Il avait envie de courir à Catherine, de la supplier de l'écouter, mais
alors quelque chose bougea derrière lui et il se tourna brusquement.
Un homme était tapi dans les buissons à quelques pas de lui, et il vit
que c'était Algernon Withers.
Figé par l'incrédulité devant ce revenant d'outre-tombe, il s'aperçut
alors que Withers avait un pistolet et le pointait droit sur Catherine. Ben
eut à peine le temps d'entendre Sam crier un avertissement ; il se
redressa et se plaça délibérément dans la ligne de feu du forcené.
La balle de Withers lui traversa le bras et la douleur fut comme une
brûlure au fer rouge qui le fit se sentir faible un instant. Il chancela,
portant la main à sa manche où une tache de sang commençait à
s'étendre. Withers s'était enfui, et il put voir que Sam ne pourrait pas le
rattraper tandis qu'il disparaissait dans les fourrés. Gideon n'essayait
même pas de se joindre à la poursuite.
Le docteur se hâtait vers Ben sur l'herbe gelée, mais alors il vit
Catherine arriver derrière lui et cessa de remarquer quoi que ce soit
d'autre. D ne pouvait voir qu'elle. Elle courait vers lui, maintenant,
laissant tomber son pistolet dans l'herbe, ses cheveux volant derrière
elle. Il vit qu'elle pleurait, les larmes ruisselant sur ses joues. Quand elle
l'atteignit, il la prit dans ses bras, indifférent au sang, indifférent à la
douleur.
— Ben!
Il la tint serrée contre lui et sentit les battements frénétiques de son
cœur. Puis il posa la joue sur la douceur de ses cheveux et éprouva une
immense gratitude, car il avait craint de ne plus jamais pouvoir
l'étreindre ainsi.
— Je croyais vous avoir perdu pour toujours ! s'écria Catherine. Je
suis tellement désolée. Je jure que je ne vous aurais pas tué, mais j'étais
si furieuse, triste et perdue, et alors j'ai vu la balle de Withers vous
toucher...
Ben pressa sa tête sur son épaule et la serra si fort contre lui qu'il
sentit ses larmes tremper le devant de sa chemise. Comme elle, il
tremblait.
— Je comprends, mon cœur. Tout va bien.
Il lui releva le menton et l'embrassa.
— Dites-moi que vous m'aimez.
— Je vous aime, affirma Catherine.
Une pointe d'humour perça dans sa voix.
— Vous m'avez de nouveau sauvée de Withers — ce diable
d'homme qui échappe à tout. Je pense que je devrai vous garder près de
moi, finalement.
Elle sourit et essuya ses larmes.
— Sommes-nous à égalité, maintenant ? demanda-t-elle, comme
elle l'avait fait une fois dans son lit.
— Non, répondit Ben. Pas avant que je vous répète combien je
vous aime.
Les mots élégants qu'il aurait dû trouver plus tôt lui revenaient,
maintenant, et d'autres avec eux.
— J'ai été stupide, dit-il. Je regrette tellement, Kate. Je n'aurais
jamais dû m'éloigner de vous. Si vous me faites confiance maintenant,
je jure de ne plus jamais, jamais, vous abandonner.
Il s'interrompit, s'avisant soudain qu'un attroupement très intéressé
s'était formé autour d'eux.
— Pourriez-vous vous occuper de vos affaires ? lança-t-il avec
irritation. J'essaie de déclarer mon amour à Catherine.
— Eh bien, nous avons tous entendu vos précédentes déclarations
d'amour, Hawksmoor, alors je ne vois pas pourquoi nous devrions
manquer celle-là, déclara lady Russell. En outre, le chirurgien
demande à bander votre blessure, mais de grâce, que cela ne vous
arrête pas dans votre élan !
Après cela, les choses devinrent assez fumeuses pour Ben.
Catherine tint sa main valide et lady Russell lui versa la majeure partie
de sa flasque de cognac dans la gorge, pendant que le docteur lui
bandait grossièrement le bras. Puis ils se mirent à marcher lentement
vers les voitures — Ben se sentant un peu ivre —, quand ils entendirent
le grondement de roues sur la route et virent un coupé s'arrêter
bruyamment à côté d'eux.
C'était un attelage très élégant, avec des chevaux gris qui avaient
visiblement souffert sur des routes de campagne, car ils étaient
éclaboussés de boue gelée.
La portière s'ouvrit en coup de vent — et lady Paris de Moine
apparut dans l'ouverture.
Quand la voiture s'arrêta, Catherine se sentait harassée, soulagée et
plus heureuse qu'elle ne l'avait jamais été dans sa vie. C'était comme si
la folie momentanée qui l'avait possédée depuis la mort de Lily, puis à
l'annonce de sa ruine et à la défection de Ben, s'était dissipée. Elle était
enfin capable de voir la possibilité d'un avenir au-delà de l'horreur et du
deuil. Puis Paris apparut et la regarda de cet air terriblement sarcastique
qu'elle se rappelait lui avoir vu lors de la soirée au cercle de jeu.
— Eh bien, fit Paris. Lady Hawksmoor ! Ainsi, vous n'avez pas tué
votre mari, après tout. J'en suis heureuse, car j'ai une délicieuse surprise
pour vous deux.
Catherine vit Ben lever la tête et croiser le regard de son cousin. Sam
rougit et Catherine comprit ce qu'il avait fait. C'était lui qui avait parlé
du duel à Paris et leur valait cette arrivée-surprise.
— Tout cela est très touchant, dit lady Paris d'un ton traînant.
Elle prit la main du cocher et descendit le marchepied comme si elle
était sur le point de saluer le prince régent à un bal à Carlton House.
Elle était habillée tout en blanc avec une cape doublée de fourrure et
des diamants. Ses yeux bleus au regard acéré se promenèrent sur eux
tous, s'attardèrent un peu sur Catherine et se rivèrent sur le visage de
Ben.
Catherine le sentit se figer et devina intuitivement qu'il
était effrayé, comme elle. Pas de ce que Paris pourrait dire, mais des
dommages que cela pourrait leur causer à tous les deux alors qu'ils
avaient à peine commencé à rebâtir leur amour et leur confiance,
encore fragiles.
Ben avait juré que Paris et lui n'avaient jamais été amants et Catherine
l'avait cru. Et elle eut soudain la certitude, avec un puissant élan
d'amour et de conviction, que Paris pourrait agir de la pire manière et
que cela ne changerait rien. Ben l'aimait, n'aimait qu'elle, et rien ne
pouvait modifier cela maintenant.
— Je suis désolée de troubler votre idylle, Benjamin, dit Paris,
mais il y a quelque chose que vous devriez savoir, à mon avis.
Ben soupira.
— Comme la méchante reine dans les contes de fées, dit-il
doucement. Pourquoi faut-il que vous arriviez maintenant, Paris, pour
essayer de tout gâcher?
Paris lissa le satin blanc de sa cape sur son ventre.
— Parce que je suis votre maîtresse, Ben, et que je suis enceinte.
Il sembla à Catherine que le monde entier se figeait et se taisait. Ben
était devenu très pâle. Il serrait sa main à lui faire mal.
— Ne tentez pas de m'attribuer cela, Paris, je vous en prie, quand
vous savez que cela ne peut pas être mon enfant, répondit-il
froidement.
— Personne ne le croira, Ben, rétorqua-t-elle.
Elle souriait.
— Tout le monde vous connaît comme mon amant. Si j'affirme
que c'est votre enfant, qui me démentira?
Catherine fit un pas en avant.
— Moi, déclara-t-elle.
Elle jeta un coup d'œil au visage de Ben et ne s'adressa qu'à lui.
— Si je ne le crois pas, est-ce que les autres importent?
Ils se dévisagèrent un long moment.
— Mon cœur, dit Ben d'une voix étranglée. Je vous jure...
Catherine posa les doigts sur ses lèvres.
— Ce n'est pas la peine. Je vous fais confiance. J'ai toujours eu
confiance en vous.
— Enfant stupide et naïve, commença Paris, mais Catherine lui
tourna délibérément le dos et, un moment plus tard, ce fut Sam qui
parla.
— Assez, Paris, dit-il d'un ton sourd. Ne faites pas cela. Vous savez
que cela ne servira à rien.
Elle le fusilla du regard. A l'abri des bras de Ben, Catherine put
sentir toute la haine et la malveillance qui étaient en elle. Lentement,
Paris parcourut le groupe des yeux et s'arrêta sur Gideon.
— Alors, dit-elle avec lenteur, il semble que je doive dire la vérité,
pour une fois. Monsieur Hawksmoor, que pouvez-vous dire à tout le
monde sur la véritable identité du père de mon enfant ?
Catherine entendit Ben prendre une vive inspiration. Sam s'était
figé, portant un regard incrédule sur son frère. Et Gideon était devenu
d'une étrange pâleur.
Il se mit à bafouiller.
— C'est un mensonge, je le jure, elle ment toujours, elle ne dit
jamais la vérité. Je n'ai rien à voir avec cela, ne le dites pas à Alice, je
promets que ce n'est pas moi, ce n'est pas mon enfant !
Et puis, à la stupeur de tout le monde, il s'éloigna en courant sur le
sol gelé et disparut sur la route qui menait à Londres. *
* *
Sir Alfred Fenton était un homme conventionnel et, avec sa femme
de retour auprès de lui à Guilford Street et sa fille mariée, se préparant
à partir pour le domaine Hawksmoor dans le Yorkshire avec son
époux, il pouvait presque se convaincre que les terribles événements
des derniers mois ne s'étaient pas produits.
Algernon Withers n'avait pas été arrêté et il semblait probable qu'il
ne le serait jamais, mais les activités des pilleurs de tombes
continuaient dans Londres et sir Alfred frissonnait parfois en pensant à
l'homme qui était derrière.
Catherine, fidèle à sa parole, avait déclaré aux autorités de la banque
que son père n'était pas au courant de la fraude, et il n'avait pas de
problèmes de ce côté-là. Ses affaires commençaient même à faire des
bénéfices, pour changer. Et lady Russell était partie pour un tour des
îles écossaises, voulant voyager un peu plus près, maintenant que sa
filleule allait s'installer dans le nord.
Et puis, un soir d'avril, Maggie était rentrée d'une visite au musée de
cire de Mme Tussaud avec les enfants, et tout avait changé.
Sir Alfred était dans sa chambre, se préparant avec délectation à une
soirée agréable avec sa maîtresse dans la maison de Chelsea. Son
écharpe était bien amidonnée, sa redingote rembourrée aux épaules et
ses chaussures avaient un talon discret pour accroître sa stature. Il avait
fière allure et ne doutait pas que Rosabelle le lui dirait.
Il entendit rentrer sa famille, car John criait et le bébé pleurait ; il
avait déjà la tête qui éclatait à cause du bruit et ne pouvait attendre de
s'en aller. Il sortit sur le palier et observa sa femme debout au bas de
l'escalier arrondi. La nourrice tenait l'enfant qui hurlait et son visage
était tiré par la faim et l'épuisement.
— Nous n'avons pas mangé de toute la journée ! disait John à
Tench. Maman est partie avec un homme bizarre et nous a à peine
montré les personnages en cire. Je me suis tellement ennuyé et j'ai si
faim, maintenant !
Maggie se tourna lorsqu'elle entendit les pas de son mari dans
l'escalier. Il baissa les yeux sur son visage et éprouva un terrible choc.
La jolie épouse qui s'était remise de sa dépendance au laudanum avait
disparu. Elle était échauffée, tremblait légèrement et ses yeux étaient
fiévreux. Elle lui tendit les bras et sir Alfred éprouva de la répulsion. Il
fit un pas en arrière. Il ne put bannir la vision de Maggie la fois où il
l'avait vue à ce même endroit, brisée et désespérée, prête à vendre son
corps pour une fiole de laudanum. Et en y pensant, il sentit une colère
incandescente envahir son cerveau, brisant toutes les défenses qu'il
avait édifiées contre la vérité. La mère de ses enfants était une catin.
Elle s'était dégradée avec Withers auparavant et il semblait maintenant
qu'elle ait recommencé.
— Chéri!
Malgré les regards embarrassés des domestiques, elle monta
l'escalier en courant et l'enlaça. Elle sentait le parfum et la sueur.
— Vous m'avez manqué !
Sir Alfred se dégagea d'un geste délibéré et la tint à bout de bras.
— Emmenez le garçon à la nurserie, dit-il à la nourrice, et veillez à
ce qu'il soit nourri et mis au lit. Le bébé aussi.
Il refit face à Maggie et soudain il n'eut plus cure des regards
stupéfaits des domestiques.
— Qui était cet homme bizarre avec qui vous avez passé la journée
? demanda-t-il sèchement.
— C'était seulement quelqu'un que nous avons rencontré alors que
nous visitions l'exposition, répondit Maggie.
Elle triturait le bord de ses gants, sans rencontrer son regard.
— Il visitait Londres, alors je lui ai offert de l'accompagner un peu.
— Vous êtes toute bonté, ma chère, déclara ironiquement sir
Alfred.
Maggie avait un peu pâli à son ton. Elle se mit à bavarder, mais son
mari ne l'entendit pas. Son esprit était très loin, établissant des
connexions, notant l'excitation fébrile de sa femme, qui n'avait
sûrement pas une cause naturelle. C'était la stimulation provoquée par
le laudanum, qui avait toujours précédé son effondrement. Il avait
envie d'attraper son réticule et de chercher le flacon.
— Je sors, dit-il abruptement en interrompant Maggie.
Et il laissa sa femme ébahie dans le vestibule.
Il faisait sombre et humide dans le cimetière de l'église
Saint-Crispin. Sir Alfred se fraya un chemin avec précaution entre les
pierres tombales et contourna une tombe ouverte qui béait telle une
cicatrice, attendant d'être emplie le lendemain matin. La cahute du
fossoyeur était adossée au mur, abritée par des ifs, dans l'ombre de
l'église. La porte n'était pas verrouillée. Sir Alfred posa la main sur la
poignée et la tourna sans bruit.
Il lui fallut un moment pour que ses yeux s'adaptent à l'obscurité et il
pensa alors qu'il avait fait une erreur, et que Withers n'était pas là. Dès
le début, quand son ancien associé s'était mis à soutenir la vile activité
des pilleurs de tombes, il avait pris plaisir à aller avec eux et à les
observer tandis qu'ils ouvraient les tombes les plus récentes et en
sortaient les cadavres encore frais. Il s'en était vanté à sir Alfred,
quelquefois, lui racontant délibérément les expéditions pour lui
retourner l'estomac et lui donner envie de vomir de peur et de dégoût.
Sir Alfred savait que cela faisait partie des moyens par lesquels
Withers avait brisé son tempérament. Et cela avait marché. Il avait été
un partenaire faible et inefficace dans les crimes du gentleman dépravé.
Alors qu'il hésitait, il entendit un bruit, le frottement d'une pierre à
briquet, et il plissa les paupières pour se protéger de la lumière de la
lanterne. Withers était assis dans un coin de la cahute, un couteau posé
près de sa main. Il se leva.
— Je savais que c'était vous, dit-il. Que diable faites-vous ici?
— J'avais besoin de vous voir, répondit sir Alfred.
— Vous puez l'eau de Cologne, observa désagréablement Withers.
En portez-vous pour essayer de ramener votre femme dans votre lit?
J'ai entendu dire qu'elle vous est revenue.
— Nul doute qu'elle vous l'a dit elle-même quand elle vous a
rencontré aujourd'hui, dit sir Alfred.
Withers rit.
— Peut-être, mon vieux. Vous savez comment elle est. Elle ne peut
vivre sans moi, d'une manière ou d'une autre.
Sir Alfred se sentit bizarre, la tête légère. Son esprit était empli
d'images fugaces de Maggie à genoux devant cet homme, le suppliant
de lui donner du laudanum, s'offrant en échange. L'homme à qui il avait
vendu sa propre chair et son propre sang. Il pouvait constater que
Withers éprouvait un mépris absolu pour lui, car il avait laissé le
couteau par terre, négligemment, tandis qu'il allait ouvrir la porte et
regarder dans le cimetière.
— Les voleurs de corps peuvent venir ce soir, dit Withers
par-dessus son épaule. Ou demain, de façon certaine. J'ai pensé que
nous pourrions nous rendre à Saint-Day et exhumer cette petite catin de
Lily St Clare pour vendre son cadavre à ces charlatans de médecins.
Le bourdonnement augmenta dans la tête de sir Alfred. Sans
réfléchir, il tira son pistolet de sa poche et abattit la crosse à l'arrière du
crâne de Withers. Ce dernier s'affala lentement et sans bruit sur le sol.
Sir Alfred resta immobile un moment, battant des cils. Finalement,
cela avait été facile. Il aurait dû le faire depuis longtemps.
Ensuite, il travailla aussi rapidement et silencieusement qu'il put. Il
souleva Withers en haletant sous l'effort — le gredin était plus lourd
qu'il n'en avait l'air, et il n'était pas lui-même en grande forme -—, et le
plaça dans le grossier cercueil de bois posé sur la table. Withers
respirait encore, bien qu'il fût inconscient. Le bois du cercueil était bon
marché et tendre, et il éclata quand sir Alfred enfonça les clous dans le
couvercle. Un cercueil de pauvre, mais il savait que les clous
tiendraient.
Ce fut une tache difficile de traîner le cercueil dans le cimetière et il
était effrayé par le bruit, mais personne ne se montra. Saint-Crispin
était traditionnellement un cimetière de miséreux et nul ne se souciait
vraiment que les pilleurs de tombes exhument les cadavres ou non. Les
pauvres étaient légion. Il y avait toujours plus de malades et de
mourants pour peupler le cimetière.
Sir Alfred fit basculer le cercueil dans la fosse vide, puis prit la pelle
posée contre le mur de la cahute et revint le recouvrir de terre. Il crut
entendre un léger bruit dans la prison de bois de Withers, le bruit
d'ongles qui grattaient le couvercle. Il sourit sombrement et mania la
pelle avec plus d'ardeur.
Les voleurs de cadavres ne vinrent pas cette nuit-là, mais ils vinrent
le lendemain soir, ainsi que Withers l'avait prévu. Voyant une tombe
fraîche, ils se dirent que c'était exactement ce qu'ils voulaient — un
cadavre tout neuf. Toutefois, ils furent assez surpris lorsqu'ils ouvrirent
le couvercle.
Lord Algernon Withers n'avait certainement pas trouvé une mort
paisible. Le visage contracté, il avait visiblement lutté jusqu'au dernier
moment pour sortir du cercueil avant de mourir asphyxié.
Pendant un long moment, les silhouettes noyées d'ombre restèrent
au bord de sa tombe, appuyées sur leurs pelles, riant. Puis le chef de la
bande se baissa vers le cercueil pour en extraire le corps.
— Aucune importance, lads, dit-il aux autres. Nous pouvons encore
tirer profit de lui.
Catherine était allongée dans les bras de son mari, dans le grand lit
de leur chambre du manoir d'Hawksmoor. Le plâtre fin du plafond
au-dessus d'eux s'écaillait à cause de l'humidité de l'hiver, mais un feu
crépitait dans l'âtre et ils étaient au chaud, blottis l'un contre l'autre.
Elle tourna la tête sur l'épaule de Ben et lui sourit d'un air ensommeillé.
Hawksmoor était tout ce qu'ils possédaient maintenant et il faudrait
un travail considérable pour le remettre en état, mais ainsi que Ben le
lui avait rappelé, elle avait dit un jour qu'elle voulait vivre à la
campagne et son souhait était exaucé. En vérité, peu leur importait où
ils se trouvaient, à partir du moment où ils étaient ensemble.
La presse avait été stupéfaite quand Ben avait annoncé qu'il quittait
Londres, mais le prince régent avait embrassé Catherine avec plus
d'enthousiasme que Ben l'aurait aimé et leur avait souhaité bonne
chance. De toute façon, il y avait toujours un nouveau scandale pour
alimenter les gazettes à un penny, la plupart d'entre eux provoqués par
lady Paris de Moine. Elle avait déclaré que Gideon Hawksmoor était le
père de son enfant, lui avait soutiré tout l'argent qu'elle avait pu et
s'était enfuie avec son cocher.
Catherine observa le jeu des flammes sur les murs et se blottit plus
près contre Ben, tandis qu'il la faisait changer de place dans ses bras et
commençait à l'embrasser. Ses mains la caressaient très doucement et
elle s'abandonna au plaisir de leur toucher. Mais avant qu'ils fassent
l'amour, elle savait qu'elle avait quelque chose à lui dire, une dernière
chose avant qu'ils puissent refermer le livre du passé et entreprennent
de rebâtir Hawksmoor ensemble.
— Ben?
Son mari émit un grognement qui signifiait qu'il préférait continuer
à l'embrasser plutôt que de parler. Catherine posa une main sur son
torse nu et l'écarta d'elle.
— Ben...
— Mmm...
Il lui embrassait l'épaule, taquinant sa peau tendre de telle sorte que
des frissons d'excitation lui parcoururent le dos. Elle s'efforça de se
concentrer.
— Ben, nous devons parler de quelque chose.
Il cessa de l'embrasser, soupira et leva ses yeux noisette vers elle.
— Oui, Catherine?
— Quand tante Agatha est passée ici la semaine dernière en se
rendant en Ecosse, elle m'a dit qu'elle voulait me donner de l'argent.
Elle soutint le regard de son mari.
— Comme papa a été incapable de remplir les termes du contrat
de mariage, elle a déclaré qu'à son avis il était juste et correct qu'en
tant que ma marraine, elle le fasse à sa place.
Ben s'était immobilisé. Ses yeux étaient sombres.
— Combien a-t-elle offert ? demanda-t-il.
— Trente mille livres.
Catherine retint son souffle. Ben s'était écarté d'elle, à présent.
Appuyé sur un coude, il la contempla.
— Et que lui avez-vous dit?
Catherine tritura le bord du drap.
— Eh bien, je lui ai dit que j'en discuterais avec vous, mais...
— Mais?
Il haussa un sourcil. Elle pensa qu'il y avait de l'amusement dans ses
yeux, mais elle n'en était pas sûre.
— Mais que je pensais que vous lui diriez que nous ne voulons
pas de son argent, parce que...
— Parce que nous nous avons l'un l'autre et que nous n'avons
besoin de rien d'autre ?
Ben éclata de rire et la reprit dans ses bras.
— Cette femme est aussi rusée qu'un renard !
Catherine se pressa contre le chaud réconfort de son
corps.
— Que voulez-vous dire ? demanda-t-elle.
Ben écarta ses cheveux de son visage et se pencha pour l'embrasser
tendrement.
— Seulement que lorsque lady Russell est passée ici la semaine
dernière, elle m'a pris à part et m'a offert une dot de trente mille livres
pour vous.
Il baissa les yeux sur sa femme et le cœur de Catherine chavira en
voyant l'amour qui brûlait dans son regard.
— J'allais vous le dire ce soir.
Catherine porta une main à sa joue.
— Et qu'avez-vous répondu ? murmura-t-elle.
— Que j'en discuterais avec vous.
Ben rit de nouveau.
— Mais que je pensais savoir ce que vous diriez.
— Que nous ne voulons pas son argent, parce que nous nous avons
l'un l'autre et que nous n'avons besoin de rien d'autre?
— Exactement, répondit Ben. J'ai tout ce que je peux désirer dans
mes bras, Catherine. Je vous aime. Quelle importance a l'argent pour
moi, quand je vous ai ?
Catherine glissa une main sur sa nuque et attira sa tête à elle pour
pouvoir l'embrasser.
— Je vous aime aussi, chuchota-t-elle