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Le Prince du scandale

Nicola Cornick

Edition Harlequin : Septembre 2010

Historiques

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Prologue

Décembre 1812

Londres subissait un hiver très rude depuis trots semaines, et la

question que tout le monde se posait maintenant était de savoir si la

glace de la Tamise était assez épaisse pour supporter le poids de la foire

du Gel. La méthode traditionnelle pour s'en assurer était de conduire un

attelage de quatre chevaux jusqu'au milieu du flâne. L'opinion était très

divisée concernant la sécurité de cette manœuvre. Certains disaient que

c'était sans danger; d'autres affirmaient que quiconque serait assez fou

pour tester cette théorie finirait noyé avec sa voiture et ses chevaux.

D'autres encore déclaraient que celui qui essaierait et qui y survivrait

devrait de toute façon être enfermé à l'asile de Bedlam, car il avait

probablement perdu l'esprit.

1l n'existait qu'un homme assez intrépide pour tenter cet exploit et

c'était lord Benjamin Hawicsmoor.

Les spectateurs se mirent à parier avec frénésie quand il fit

descendre son attelage au bord de la rivière. La voiture était flambant

neuve, les armoiries des Hawksmoor étalées avec arrogance sur les

portières, et les chevaux étaient les meilleurs que les écuries de

Tanersalls pouvaient fournir.

Certains murmuraient que Ben Hawksmoor n'avait aucun droit au

titre. Après tout, il n'était qu'un bâtard et tout le monde savait que son

père, feu lord Hawksmoor, ne lui aurait jamais légué sa succession.

Qu'à cela ne tienne, Ben Hawksmoor s'était arrangé pour hériter malgré

tout. Personne évidemment n'aurait osé évoquer cette illégitimité

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devant lui car il était craint de tous. On racontait sur lui toutes sortes

d'histoires extravagantes. Par exemple qu'il aurait tué un homme

lorsqu'il servait au Portugal avec Wellesley —ou plusieurs hommes,

peut-être même tout un bataillon. D'aucuns disaient qu'il s'était même

frayé un chemin à la hache dans les bois pour échapper à des bandits.

Sa passion des cartes était réputée destructrice puisqu'il avait gagné

et perdu des fortunes sur les tables de jeu.

Et que dire de son pouvoir de séduction dévastateur? Un homme

capable de corrompre aussi bien la femme que la fille d'un diplomate,

n'était-il pas le plus culotté des hommes?

C'est pourquoi tout le monde attendait de voir s'il oserait se lancer

sur la glace.

La foule s'approchait de plus près, criant et se bousculant. L'argent

des paris changeait rapidement de mains entre les dandys et autres

gentlemen et passait encore plus vite dans les poches des voleurs qui se

mêlaient aux spectateurs.

— Mille guinées qu'il recule !

— Deux mille contre !

L'air était froid et le vent qui montait du fleuve coupait comme un

couteau. Les plus entreprenants des vendeurs ambulants avaient déjà

descendu leurs marchandises jusqu'à la foule et faisaient commerce de

soupe de pois et de pommes de terre en robe des champs. Leurs

réchauds crépitaient tandis que le vent chargé de neige fondue avivait

les flammes.

Les gens poussèrent des acclamations quand Hawksmoor fit

descendre son attelage le long de la berge à toute allure. Il heurta le

bord du fleuve comme si tous les chiens de l'enfer étaient après ses

essieux et glissa en dérapant sur la glace, les chevaux se débattant pour

s'agripper et les roues de la voiture tournant à vide. Juché sur le banc du

cocher, Hawksmoor brandit son fouet. La tête nue, entièrement vêtu de

noir, son manteau à multiples rabats tournoyant autour de lui, il

ressemblait à un dieu Scandinave.

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Il y eut un grondement lointain, pareil à une charrette roulant sur des

pavés, puis un craquement sonore ressemblant à un coup de fusil. La

foule se tut durant une longue seconde, puis une dame hurla et des

balbutiements frénétiques s'élevèrent tandis que tout le monde se

précipitait vers te bord de la Tamise.

— La glace se brise ! Sautez, mon gars ! Sauvez votre peau!

Mais Hawksmoor ne voulait pas laisser ses chevaux. Les fentes

parcouraient la glace, maintenant, aussi fines que des fils d'araignée

mais s'étendant plus vite qu'un homme pouvait courir. L'arrière de la

voiture fit une embardée et les chevaux se cabrèrent à moitié entre les

traits alors qu'Hawksmoor les ramenait vers la berge. Puis l'eau

bouillonna autour d'eux et il sauta, de l'eau jusqu'aux cuisses, attrapa

les rênes et tira l'attelage sur les derniers mètres jusqu'à la rive.

La foule recula, applaudissant bruyamment. Des dames sanglotaient

ou se pâmaient, ou faisaient les deux. Les hommes lançaient leur

chapeau en l'air. Des courtisanes jetaient des fleurs sous les pieds de

Ben Hawksmoor tandis qu'il ramenait en sécurité ses chevaux

tremblants et suants. Les presses des imprimeries tournaient déjà pour

relater l'histoire de son dernier exploit. Les journaleux remplissaient

leurs encriers.

Hawksmoor s'arrêta, se tourna vers la foule et exécuta une révérence

parfaite. Ses culottes chamois étaient trempées et collaient à ses

cuisses. Ses bottes étaient perdues. Une lueur d'humour brillait dans

ses yeux noisette. Il avait l'air dangereux et dépenaillé. Les dames qui

ne s'étaient pas pâmées plus tôt étaient maintenant tentées de le faire.

— Mesdames et messieurs, je crains que la glace ne soit trop fine.

Nous devrons attendre l'année prochaine pour notre foire du Gel,

annonça-t-il.

Les gens en délire poussèrent des vivats. Hawksmoor esquissa son

sourire espiègle et continua de s'avancer en héros au milieu de la foule.

Des hommes lui tapaient dans le dos et des femmes se penchaient pour

l'embrasser.

Mais quelques-uns se tenaient à part.

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— Seul le diable lui-même pourrait survivre à cela, observa d'un

ton aigre un pasteur qui passait. Il a vendu son âme à Lucifer.

Près du pasteur, un autre homme esquissa un sourire sardonique en

entendant ces mots, car Ben Hawksmoor jouissait effectivement de

cette réputation.

— De la glace trop fine, murmura-t-il. Quand marchez- vous sur

autre chose, mon ami ? Un jour, la glace se rompra. Et je serai là pour

danser sur votre tombe.

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1.

Janvier 1814

« Ne regardez jamais un homme inconnu en passant près de lui, car

parfois des hommes trop directs et impertinents peuvent tirer avantage

d'un regard. C'est généralement la faute d'une jeune fille si elle est

accostée, et en cela c'est pour elle une disgrâce dont elle devrait avoir

honte de parler. »

Mme ELIZA SQUIRE — De la bonne conduite des

dames.

C'était une belle journée pour une pendaison publique.

Au-dessus du gibet de la prison de Newgate, le ciel était haut et bleu

clair. Le nœud coulant se balançait dans la froide brise hivernale. Les

nobles emplissaient la tribune derrière la potence. Le condamné était

un gentleman et cela attirait toujours les foules. C'était l'exécution de la

saison : celle de Ned Clarencieux, joueur, aventurier, que sa malchance

aux cartes avait poussé à payer ses dettes avec de faux billets et à

assassiner son banquier dans une vaine tentative de couvrir ses méfaits.

Les dames assises sous le pavillon avaient dansé avec Clarencieux

dans les salles de bal de la haute société londonienne. Maintenant, elles

venaient le voir mourir.

Au-dessous des rangs de l'aristocratie grouillait la populace qui se

pressait au pied du gibet, riant, plaisantant, mise de bonne humeur par

le gin et la perspective de ce spectacle morbide. Certains grimpaient

aux chenaux en plomb et sur les toits des maisons voisines pour avoir

une meilleure vue. Les gens se bousculaient, criaient, portaient des

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toasts à Clarencieux et pariaient sur le temps que le joueur mettrait à

mourir.

Dans la foule qui se pressait derrière la potence, coincée entre son

fiancé et son demi-frère âgé de six ans, John, la jolie et riche héritière

Catherine Fenton se sentait très mal. Malgré le froid, elle avait très

chaud et la tête lui tournait. Elle avait aspergé son mouchoir d'eau de

rose et le pressait sous son nez, mais le parfum léger et sucré ne

réussissait pas à masquer l'odeur des corps mal lavés et de leur exci-

tation fétide.

Etre la seule jeune fille de bonne famille présente à une pendaison

publique n'était pas un grand privilège à ses yeux, mais l'homme que

Clarencieux avait assassiné était l'un de ses fondés de pouvoir, sir

James Mather. Catherine n'avait pas voulu venir, mais son père, sir

Alfred Fenton, s'était refusé à comprendre ses scrupules. Il disait

qu'elle devait voir la justice en action.

Sir Alfred était un nabab, un homme qui avait vécu et travaillé en

Inde et était habitué à l'expérience soudaine et sanglante de la mort telle

qu'il l'avait vécue dans le sous- continent. Il avait un estomac en fonte

et l'attitude inflexible qui allait avec. Pas Catherine. Elle savait quelle

avait fâché son père, qui l'avait jugée faible et sotte de prier de ne pas

être obligée d'aller à Newgate. Son petit frère, en revanche, avait

supplié pour y aller. Finalement, John avait obtenu ce qu'il voulait, elle

non. Ce n'était pas une surprise pour elle. John était aimé, gâté et on lui

passait tous ses caprices. Pas elle.

— Huîtres à vendre ! Dix bulots pour un penny !

Une marchande entreprenante montait péniblement vers eux, un

panier de fruits de mer calé sur sa hanche. Catherine sentit son estomac

se soulever tandis que l'odeur du poisson grillé se mêlait à celle de la

sueur.

— Oui, s'il vous plaît ! cria John, en sautant d'excitation.

Il tendit son penny à la jeune fille. Catherine détourna la tête et

pressa plus fort son mouchoir sur ses narines.

— Vous ne vous sentez pas bien, ma chérie ?

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Catherine leva les yeux vers son fiancé, qui la regardait

avec une fausse sollicitude. Lord Algernon Withers aimait se

considérer comme son promis. Elle préférait ne penser à lui d'aucune

façon. Elle détestait la manière dont il la poursuivait sans cesse et

l'emprise, quelle qu'elle fût, qu'il semblait exercer sur son père. Elle

avait repoussé le mariage depuis l'été dernier, invoquant d'abord une

mystérieuse indisposition féminine, puis le deuil d'un petit-cousin

qu'elle connaissait à peine, mais dont la mort était tombée à point.

Maintenant, elle avait épuisé ses excuses et la date du mariage était

fixée au printemps, à moins qu'elle ne pût trouver une autre ruse.

— Les huîtres ne sont pas à mon goût, dit-elle, notant que Withers

ne s'intéressait déjà plus à elle et admirait à la place la poitrine

généreuse de la marchande.

— Dommage.

Il ramena les yeux sur elle, les paupières plissées, une lueur

concupiscente dans le regard.

— On prétend qu'elles sont aphrodisiaques, ma douce. Vous

devriez en manger. Cela pourrait vous rendre plus... avenante à mon

égard.

— Je ne pense pas ! rétorqua Catherine d'un ton coupant.

La pensée de s'adonner à n'importe quelle sorte de jeu amoureux

avec Withers était pour elle une abomination. A son avis, il ne

reconnaîtrait pas l'amour, même s'il trébuchait dessus dans la rue. Il se

contenterait de l'écraser sous son talon.

De nombreux hommes se disaient amoureux de Catherine. Jusqu'à

l'annonce de ses fiançailles, elle avait été courtisée et complimentée,

harcelée par des poètes aux mauvais sonnets, et son rhume des foins

avait été exacerbé par les fleurs livrées sans fin Guilford Street chaque

matin.

Mais Catherine n'était pas pour rien la fille d'un nabab. Elle

suspectait que les affections de ces gentlemen portaient plus sur

l'argent qu'elle hériterait du domaine de sa mère — quatre-vingt mille

livres — que sur sa personne. Ce dernier était investi dans un fonds de

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garantie jusqu'à ce qu'elle ait vingt-cinq ans—ou qu'elle se marie.

D'après elle, la détermination d'Algernon Withers à l'épouser n'y était

pas étrangère non plus. Cet homme transpirait la cupidité. Et une

lubricité profondément déplaisante qui le rendait décidé à la posséder.

Il avait pris sa main dans la sienne, à présent, et la serrait si fort

qu'elle sentait ses os commencer à craquer. Elle retint son souffle.

L'éclat des yeux de Withers avait viré au triomphe, maintenant. Il

aimait faire mal, en particulier à ce qui était joli.

De sa main libre, Catherine saisit son ombrelle et en planta la pointe

dans le pied de son fiancé. Il la lâcha avec un grognement de surprise et

elle détourna la tête, le menton haut. Elle était heureuse d'avoir pris son

ombrelle, finalement, bien qu'elle ait hésité. Il faisait froid mais le

soleil brillait haut. Il ne serait pas mal venu pour une dame d'ouvrir le

fragile accessoire pour préserver son teint délicat. En revanche,

Catherine ne s'en souciait pas vraiment, car elle jugeait ce genre

d'affectation assez stupide.

Catherine était une vraie bourgeoise. Non seulement son père était

un nouveau riche, mais sa mère, était la fille d'un autre marchand et

aventurier, l'infâme Ecossais Jack McNaish, surnommé « Jack le Fou

». Sa réputation avait fait trembler bien des hommes, mais Catherine

l'avait adoré. Il lui avait dit de ne jamais avoir honte de ses antécédents.

Elle n'avait pas de prétentions à une lignée. Et la haute société avait

établi clairement dès le début qu'elle n'était tolérée en son sein que pour

son argent.

John aspirait ses huîtres avec enthousiasme, le jus coulant le long de

son menton. Sa nourrice s'agitait avec un mouchoir.

— Quel étalage choquant ! dit soudain sir Alfred Fenton en levant

son lorgnon pour examiner les fenêtres ouvertes d'une taverne située en

face.

Un groupe de prostituées de Covent Garden s'ébattaient, torse nu,

avec deux ou trois jeunes gens à l'air dévoyé.

— Une débauche honteuse dans un lieu public ! ajouta le père de

Catherine.

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— Honteuse, sir Alfred, acquiesça lord Withers. Je crois qu'ils font

partie de la bande d'Hawksmoor. Il était un ami de Clarencieux, bien

sûr. Il est regrettable que le scandale ne l'ait pas détruit, lui aussi.

Sir Alfred grogna.

— Hawksmoor est haut placé dans les faveurs du régent. Il est sauf

— pour l'instant. Mais je ne donne pas un sou de ses chances s'il perd sa

popularité. On dit qu'il doit tant d'argent qu'il devrait s'enfuir à

l'étranger.

Les yeux brûlants et excités de lord Withers cherchèrent ceux de

Catherine tandis que les glapissements perçants des courtisanes

s'élevaient par-dessus le bruit de la foule.

— Détestable, n'est-ce pas, miss Fenton ? S'offrir ainsi en

spectacle, en plein jour !

Catherine éprouva de la répulsion. Elle savait que Withers était tout

autant excité par la nudité obscène des femmes que par la perspective

de la pendaison. Toutes deux la dégoûtaient. Et il la dégoûtait avec ses

mains froides et moites, son haleine infecte et les libertés de plus en

plus grandes qu'il essayait de prendre avec elle.

— Je considère plus détestable de prendre plaisir à assister à un

meurtre que de voir un étalage public d'actions licencieuses,

déclara-t-elle froidement.

Le regard coléreux de Withers la cloua sur son siège avant que ses

yeux ne glissent de nouveau vers la fenêtre d'en face.

Catherine s'avisa qu'elle tremblait. Elle détestait tout ceci, la

puanteur de la peur et de l'impatience mêlées, le plaisir que des

hommes comme lord Withers prenaient à une dépravation aussi

hideuse, et surtout elle détestait son père de l'avoir forcée à

l'accompagner. Elle l'avait entendu s'en vanter la veille au soir au bal de

lady Semple.

— Nous allons à la pendaison de Clarencieux, demain. Je parie

qu'il dansera mieux au bout d'une corde qu'il ne l'a jamais fait dans

votre salle de bal, madame...

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Et les gens avaient ri — ri! — à son trait d'esprit et à la pensée qu'un

homme qu'ils avaient connu allait mourir comme un criminel. A ce

moment-là, Catherine les avait tous hais.

Elle n'avait rencontré Ned Clarencieux qu'une fois. Les chaperons

de la haute société prenaient soin de tenir les hommes de sa trempe loin

des débutantes et des héritières, mais un jour Catherine marchait dans

le parc avec sa belle-mère et quelques dandys avaient traversé pour

accoster Maggie, lady Fenton, avec ce qui lui avait paru une familiarité

suspecte.

Clarencieux s'était montré charmant. C'était lui qui s'était excusé de

leur hardiesse, avait baisé la main de Catherine, souri en la regardant

dans les yeux et éloigné ses amis. Et même si elle avait su qu'il était un

propre-à-rien débauché et dépensier, il l'avait laissée avec un sourire

irrépressible sur les lèvres.

Clarencieux, Hawksmoor... Ils vivaient très près du bord de l'abîme

et un mauvais pas suffirait à les tomber, avait-elle pensé alors.

Catherine se mordit la lèvre en pensant que son père l'avait avertie

d'éviter ces hommes dans la vie, mais que maintenant que Clarencieux

allait mourir, il ne répugnait pas à l'amener à sa pendaison.

Son frère John essayait d'y voir par-dessus les plumes et les

ombrelles qui gênaient sa vision, mais il était trop petit. Il grimpa sur

les genoux de Catherine, lui donnant des coups de pied, s'agrippant à sa

pelisse, mettant son bonnet de travers.

— Laissez-moi voir ! Laissez-moi voir !

Sa nourrice tenta de le faire descendre, mais il l'ignora et au bout

d'un moment elle abandonna la lutte et s'affala sur son siège. Catherine

pensa que la jeune fille avait l'air malade. De la sueur perlait sur son

front et elle avait la couleur du papier mâché. Elle tendit une main vers

elle.

— Fermez les yeux, respirez à fond et essayez de ne pas écouter la

foule, lui conseilla-t-elle.

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La servante hocha la tête. Une matrone qui se trouvait dans la rangée

devant eux tourna la tête, adressa un sourire indulgent à John et tapota

le coussin à côté d'elle.

— Viens près de moi, mon mignon. Tu y verras mieux.

Catherine jeta un coup d'œil à l'horloge de l'église du

Saint-Sépulcre. Plus que cinq minutes avant la pendaison. Son cœur

s'emballait et ses paumes étaient froides et moites dans ses gants de

chevreau. Elle ferma les yeux pour se protéger de l'éclat du soleil

hivernal et de la masse grouillante de la foule, mais elle ne put chasser

les images de sa tête. Elle savait ce qui se passait quand on pendait un

homme. On conduisait le prisonnier dans une antichambre, on lui ôtait

ses menottes et on lui liait les poignets. On priait pour lui. Puis on le

faisait passer par la porte des Débiteurs et on lui faisait gravir les

marches de la potence où l'attendait le nœud coulant.

Catherine ouvrit les yeux. Les prostituées qui s'ébattaient avaient

disparu de la fenêtre d'en face. A la place, un homme s'appuyait au

rebord, le regard fixé sur le gibet au-dessous. Il était grand, blond, et

c'était son immobilité qui attirait le regard de Catherine. C'était une

immobilité intense, concentrée, contrôlée, qui semblait néanmoins

pleine de violence.

Son souffle se coinça dans sa gorge et elle le fixa, captivée.

Puis il leva les yeux et croisa son regard, et elle se crispa devant la

colère et la passion qui brûlaient dans ses yeux. Elle eut un mouvement

de recul comme s'il l'avait frappée.

— Miss Fenton ! Miss Fenton !

La nourrice tirait d'un geste urgent sur sa manche.

— Maître John a disparu!

C'était vrai. La place à côté de la matrone était vide. Catherine

regarda frénétiquement alentour. La nourrice sanglotait.

— J'avais les yeux fermés comme vous m'avez dit, miss ! Je n'ai

rien fait de mal...

— Aucune importance maintenant, dit Catherine.

Son cœur battait à toute allure. Si John se perdait dans

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la foule, ils pourraient ne jamais le retrouver. Il pouvait être enlevé ou

volé. Il n'avait aucune idée des dangers qui guettaient dans un endroit

comme Newgate. Il était juste un enfant insouciant et gâté.

Sir Alfred n'avait rien remarqué. Withers et lui étaient en grande

conversation et se fortifiaient en buvant le cognac d'une flasque.

Catherine se leva. Elle savait qu'elle devrait chercher John

elle-même. La nourrice était brisée et, quand son père apprendrait ce

qui s'était passé, il serait furieux. Mais il était inutile de le lui dire

maintenant. Selon toute probabilité, John n'avait pas dû aller loin. Elle

inspira à fond et passa ses mains gantées sur sa pelisse.

Alors qu'elle commençait à se glisser le long de la rangée de sièges,

s'excusant, essayant de ne pas marcher sur les pieds des gens, ignorant

leurs grommellements, le carillon de l'horloge se mit à résonner.

L'heure de la pendaison avait sonné.

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2.

Elle était assise au milieu de la foule, mais Ben Hawksmoor la vit

tout de suite, comme si le soleil ne brillait que sur elle. Elle portait une

pelisse jaune jonquille doublée de fourrure. Elle était coiffée d'un

bonnet assorti et il aperçut dessous l'éclat de cheveux châtains qui

luisaient dans le soleil d'hiver. Elle se trouvait à côté d'Algernon

Withers, l'homme le plus lubrique de la haute société, ce qui indiquait

qu'elle devait être une courtisane de grande classe. Ben avait déjà noté

que la plupart des grues de Londres étaient venues à Newgate ce

jour-là.

Sa bouche se plissa cyniquement à la pensée d'une femme se servant

d'une pendaison pour trouver un riche amant. C'était une idée

intelligente. La moitié de l'aristocratie—la moitié masculine—était

présente, après tout, et qui voudrait perdre une telle opportunité ?

Non pas que la fille assise avec Withers semblât avoir besoin d'un

nouveau protecteur. Elle paraissait riche et choyée, et Ben Hawksmoor

la méprisa d'être si parfaite et de se trouver là pour prendre plaisir à voir

détruire un autre être humain.

Il se redressa et s'écarta de la fenêtre. Tant de colère et d'amertume

bouillaient en lui que ses mains étaient serrées en poings rageurs. Toute

la haute société, qui avait autrefois fêté Ned Clarencieux avec la même

ardeur qu'elle lui en montrait maintenant à lui, avait jeté son favori aux

loups et était venue le voir mettre en pièces.

Ben ne pouvait rien faire, naturellement Clarencieux avait été son

ami, mais il était au-delà de son aide maintenant. Il était allé trouver le

régent, il avait parlé pour Clarencieux quand chacun de ses instincts,

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chacun des principes qui guidaient sa vie l'avaient pressé de ne pas

risquer son propre cou pour quelqu'un d'autre. Et cela n'avait servi à

rien. Prinny n'avait même pas écouté et quand Ben avait vu la lueur

d'irritation dans les yeux du régent, il avait fait marche arrière. Il était

un aventurier et ne pouvait se permettre de perdre la protection du

régent, sinon il retournerait dans le caniveau dont il était sorti.

Il était trop tard pour Clarencieux, de toute façon. Il avait toujours

été trop tard. La haute société était une maîtresse volage et Ned était

tombé en disgrâce. Il avait vécu des ressources de son esprit et n'avait

eu personne avec de l'argent ou des relations pour l'aider quand il avait

été déchu. Personne ne s'était soucié de lui. Et Ben frissonna, car il

pouvait se voir si clairement en Ned Clarencieux.

Un mouvement sous le pavillon d'en face attira son regard. La

demi-mondaine de Withers s'était levée et se dirigeait vers les marches

qui descendaient devant le gibet pour mener dans la foule.

Il la regarda fixement.

Etait-elle sotte ? Il pouvait certes comprendre que le bruit, la chaleur

et la puanteur d'une pendaison puissent retourner l'estomac le mieux

accroché et donner envie à quelqu'un de s'échapper, mais descendre

dans une foule aussi versatile était de la folie. Ils la voleraient, la

violenteraient, la mettraient en pièces et feraient passer cela comme

une partie du divertissement.

Et il ne devrait vraiment pas s'en préoccuper.

Pourquoi il le faisait, il n'en était pas certain. Il s'occupait rarement

de quelqu'un d'autre que lui-même. La vie le lui avait inculqué. Se

protéger et survivre étaient ses mots d'ordre. Mais il vit la répulsion sur

le visage de la fille quand elle regarda la foule excitée autour d'elle et il

éprouva soudain une bouffée de profonde affinité avec elle.

Ni elle ni lui ne voulaient être là.

Ils avaient cette petite chose en commun. Elle n'était probablement

venue que parce que Withers avait insisté. Quant à lui... Eh bien, il était

là parce que c'étaient les derniers respects qu'il pouvait rendre à son ami

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et que les lambeaux d'honneur qu'il possédait encore l'avaient forcé à

faire ce geste.

Et donc il ne pouvait pas laisser la fille descendre dans la foule seule

et sans protection, gourgandine ou pas.

En marmonnant un juron, il se dirigea vers la porte. Une des catins

l'attrapa par le bras pour le retenir. Il ne savait pas son nom, puisqu'il

n'avait pas prêté attention quand son cousin Sam les avait présentés. Il

avait trouvé extrêmement indélicat de la part de Sam d'amener ces filles

de joie à la pendaison de Ned. Et de toute façon, il n'avait jamais été

intéressé par les prostituées bon marché.

Il entendit le rire des femmes quand la porte claqua derrière lui.

Comme tous les autres, elles pensaient que c'était une sorte de

divertissement, plus excitant que le vin, la chasse, la danse ou les

conquêtes sexuelles. Il éprouva une rage meurtrière. C'était la vie et la

mort qui se jouaient là et il luttait contre les deux depuis qu'il était né.

Comme il descendait les marches de la taverne, la cloche de l'église

du Saint-Sépulcre se mit à sonner avec une ardeur fiévreuse qui donna

l'impression à Ben que sa tête éclatait. Dans la rue, le soleil était froid et

brillant et la foule grouillait et se soulevait en direction du gibet.

Il se mit à se frayer un chemin vers l'escalier de la potence. Il pouvait

voir la fille à la pelisse jonquille. Elle se tenait sur la marche du bas, se

querellant avec un des hommes du chef du protocole. Ben vit l'homme

lui barrer le passage avec sa hallebarde et lui désigner la tribune. Son

visage était pâle, mais sa bouche avait un pli déterminé. Elle secoua la

tête, passa sous la lance et une seconde plus tard la populace l'engloutit.

Le cœur de Ben se serra d'appréhension tandis qu'il redoublait

d'efforts pour l'atteindre. Tout en luttant contre la masse des

spectateurs, il se sentait agacé par cet élan chevaleresque déplacé.

C'était aux hommes du chef du protocole de maintenir l'ordre, et si une

stupide créature décidait de se jeter dans la foule, cela ne le regardait

pas. Elle était probablement bien plus capable de veiller sur elle-même

qu'elle n'en avait l'air. Aucune jeune fille de bonne famille n'assisterait

jamais à une pendaison. C'était sans doute une vulgaire catin

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d'Haymarket déguisée en courtisane de Berkeley Square. Withers était

bien connu pour ses goûts de bas étage.

Un grondement monta de l'assistance quand Clarencieux sortit par la

porte des Débiteurs. La pression était si forte dans ce coin que Ben

pouvait à peine bouger. Il aperçut un éclair jaune et tendit une main,

mais la populace s'était portée en avant, éloignant la fille, la bousculant

comme une feuille emportée par le courant.

La cloche s'arrêta brusquement de sonner et la foule retint son

souffle. Clarencieux était au pied du gibet, maintenant. Il ouvrit ses

mains liées d'un geste impuissant et les referma. Son expression était si

affolée et implorante que Ben se sentit furieux. Le condamné regardait

les gens au-delà de la potence comme s'il suppliait quelqu'un de le

sauver. Son humiliation était insupportable.

Puis le bourreau abaissa la cagoule sur son visage et lui passa le

nœud coulant autour du cou. Les lèvres du prêtre remuaient, mais les

paroles des prières se perdaient dans le bruit de la foule.

La main de Ben se ferma enfin sur le poignet de la fille en jaune et il

la traîna pour l'enlever de sous les pieds des spectateurs ; elle était à

moitié tombée dans la précipitation qui poussait les gens vers la

potence.

Il la prit dans ses bras. II sentit son corps se raidir sous le choc à son

contact et elle réussit presque à lui échapper, mais la pression de la

foule les poussa l'un contre l'autre et elle cessa de résister. Elle avait

perdu son bonnet. Ses cheveux sombres étaient décoiffés autour de son

visage, qu'ils entouraient d'un doux halo. Ses yeux étaient d'une nuance

de brun plus clair que ses boucles châtaines, et d'un ambre lumineux.

Elle paraissait hébétée.

— Je n'avais aucune idée que ce serait ainsi...

Il entendit tout juste ses mots murmurés dans le grondement qui les

entourait comme un mur sonore.

— Vous avez été folle de descendre ici.

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Mais les mains de Ben étaient douces sur elle tandis qu'il la tenait

contre lui, la protégeant de son corps contre la pression étouffante qui

les cernait.

— Je cherchais quelqu'un.

Des larmes perlaient à ses cils. Il vit qu'elle déglutissait.

— Je ne me rendais pas compte que ce serait si dangereux.

— A quoi vous attendiez-vous ? A une garden-party ?

Un cri retentit.

— Otez vos chapeaux !

C'était la seule marque publique de déférence à l'occasion de la

pendaison. La foule remua et se décoiffa. Le bourreau abaissa le levier

et la trappe s'ouvrit avec un craquement. Les gens hurlèrent, un son

sauvage et rauque avec un accent de violence, et Ben sentit un frisson

traverser la fille. Elle enfouit son visage dans son gilet. Il coula une

main dans ses cheveux, la tenant encore plus près. Il sentait son propre

cœur s'emballer sous le drap bleu de sa redingote. Sa joue était pressée

sur son torse et elle fermait les yeux.

La colère, la douleur et la haine le balayèrent en une vague brutale et

il courba la tête pour ne pas voir la mort infâme de Clarencieux. Il

pressa les lèvres sur ses cheveux. Elle était douce et suave et avait un

léger parfum de roses. Il sentit les petits tremblements qui secouaient

son corps. Ses larmes mouillaient son gilet.

— Je l'ai rencontré une fois, dit-elle d'une voix étouffée. Il ne

méritait pas cela.

— Il était mon ami. Je n'ai rien pu faire.

Ben entendit sa voix rauque, tandis qu'il faisait face à son échec et à

sa perte. Une fois, auparavant, il avait réussi à sauver Ned d'une mort

certaine. Cette fois, il avait échoué.

Elle leva la tête et le regarda dans les yeux. Les siens étaient

sombres et innocents, et le cœur de Ben tressauta. C'était comme si elle

pouvait voir dans son âme.

— Je suis désolée, dit-elle. Ce n'est rien d'autre qu'un meurtre.

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Le bourreau balançait les talons de Ned Clarencieux pour hâter sa

fin. Ben l'avait payé cher pour agir ainsi. C'était la seule chose qu'il

avait pu faire, mais au moins la promesse avait été honorée. La foule

lançait des vivats maintenant que le condamné expirait. Un moment,

Ben fixa l'horreur de cette scène, puis il poussa une exclamation

enrouée et serra le corps docile de la fille plus fort contre lui. Elle se

laissa aller sans protester et il sentit le soulagement l'envahir de la

sentir si proche.

Il avait besoin d'elle. L'intensité de cette aspiration le déconcerta,

mais il ne pouvait pas la mettre en question maintenant, pas pendant

que l'obscurité gagnait son âme et qu'elle était sa seule lumière. Il

l'enveloppa de ses bras et pressa fortement sa joue contre la douceur de

la sienne, puis ferma son esprit aux démons qui le talonnaient.

Il n'aurait su dire combien de temps ils restèrent ainsi, tandis que la

violence et la soif du sang tourbillonnaient autour d'eux. Et même s'il

savait que la fille était terrifiée, en ce moment-là il sentit en lui, grâce à

elle, un petit noyau sain de paix.

La tension de la foule diminua et le bruit baissa un peu. Ben relâcha

son emprise et la fille prit une grande inspiration tremblante. Elle

frissonnait encore, il le sentait.

— C'était un garçon courageux, dit quelqu'un. Il est mort en homme.

Des gens distribuaient des illustrations de l'exécution, avec une

gravure de la pendaison et un récit de la prétendue confession de

Clarencieux. Ces feuillets avaient été imprimés à l'avance, bien avant

ce jour-là, et Ben en écrasa un sous son pied avec dégoût.

Il leva une main et essuya les larmes sur la joue de sa protégée. Il se

sentait épuisé, aussi épuisé qu'elle en avait l'air. Ses cils étaient noirs

sur la pâleur de sa peau et ses yeux paraissaient las et meurtris. Du bout

des doigts, il lui effleura le coin de la bouche et il l'entendit retenir son

souffle. Son regard ambré vola vers son visage, ses yeux larges et

interrogateurs. Quelque chose de puissant et d'indéfinissable passa

entre eux et le désir frappa le corps de Ben.

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Il ne voulait pas la convoiter, pas ici, pas maintenant. Cela ne lui

paraissait pas correct. Et cependant il avait toujours besoin d'elle. Il ne

pouvait pas s'en empêcher. C'était un sentiment qui lui était plus

étranger et qui l'effrayait plus que tout ce qu'il avait jamais

expérimenté.

Ils coupaient la corde de Clarencieux, maintenant. Ben reconnut le

Dr Astley Cooper, qui descendait de l'estrade derrière la potence,

parlant au bourreau et au shérif. Penser que Ned était destiné à présent

à la table de dissection d'un chirurgien rendit Ben plus malade que

n'importe quoi d'autre ce jour-là.

— Envoyez le corps à mon cabinet comme d'habitude, dit Cooper.

Je vais dîner. Des rognons à la diable, n'est-ce pas, comme le veut la

tradition.

Ben sentit la fille frissonner. Dans la foule, un petit garçon pleurait

et une nourrice dans tous ses états le grondait d'une voix que la colère et

le soulagement rendaient aiguë. Cela sembla briser l'espèce

d'enchantement qui les avait unis, les rendant plus proches que

proches, joints d'âme à âme. Ben recula et se força à voir en elle une

catin comme une autre, une simple jolie fille en chasse. Néanmoins, il

avait froid à l'intérieur de lui à l'idée de la laisser partir.

Elle pressa une main sur sa bouche.

— On va me chercher. Je dois y aller.

Ben lui tenait toujours le bras, très légèrement maintenant. H ne la

lâcha pas, étudiant un moment son visage. Elle n'était pas aussi jeune

qu'il l'avait pensé d'abord, peut-être vingt ou vingt et un ans au lieu des

dix-huit qu'il lui avait donnés au départ. Son visage était dépourvu du

maquillage que les courtisanes de choix portaient d'habitude, mais elle

n'en avait pas besoin. Ses vêtements avaient de l'allure et étaient de

bonne qualité. Elle devait être importante pour Withers, pour qu'il

l'entretienne aussi bien, et il ne faisait aucun doute qu'il allait venir la

quérir d'un moment à l'autre.

— Catherine!

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Ben se redressa. Comme à un signal, Withers avait descendu en

courant les marches de la tribune et prenait le coude de la fille en un

geste délibérément possessif. Ben sentit l'antagonisme qu'il avait

toujours éprouvé envers cet homme lui donner la chair de poule. Il ne

voulut pas penser aux choses que cette fille devait faire pour satisfaire

l'amant qui lui achetait ces beaux habits.

Withers regarda Ben de haut, ce qui était un exploit vu que ce dernier

était plus grand que lui d'au moins six pouces.

— Décampez, Hawksmoor, dit-il.

Ben eut un rire âpre. Il avait besoin de passer sa colère sur quelqu'un

et Withers convenait aussi bien qu'un autre.

— C'est une pendaison publique, Withers, répondit-il avec

mépris. Tout le monde peut y assister.

Les traits pointus de Withers s'aiguisèrent sous l'effet de la haine.

— Et n'importe qui peut mourir, n'est-ce pas, Hawksmoor? Vous

devriez vous en souvenir.

Son visage se contracta.

— Que la fin de Clarencieux soit un avertissement pour vous,

ajouta-t-il. Le sort vous rattrapera.

Ben rit brièvement.

— Me faites-vous la morale, Withers ? Comme c'est peu

approprié de votre part.

Withers s'avança jusqu'à ce que Ben puisse sentir son haleine

malodorante sur son visage.

— Justice a enfin été faite aujourd'hui, lâcha-t-il, en jetant un

coup d'œil vers le corps brisé du condamné que l'on emportait. Vous

serez le prochain, Hawksmoor. J'ai fait tomber Clarencieux et je vous

ferai tomber aussi.

Ben entendit la fille retenir son souffle devant cette menace.

— Milord..., commença-t-elle en tendant une main vers Withers.

Il l'écarta avec colère.

— Taisez-vous, Catherine !

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Ben fit un pas en avant, empoigna les revers de Withers et le souleva

du sol. Le visage du gentleman s'empourpra dangereusement.

— Ne me menacez pas, Withers, dit Ben d'un ton plaisant. J'ignore

pourquoi vous m'en voulez, mais je ne suis pas comme Clarencieux.

Je peux veiller sur moi-même.

Il regarda Catherine, qui montrait une rougeur furieuse et

embarrassée.

— Et ne parlez pas d'une manière aussi discourtoise à une dame.

C'est un comportement inconvenant.

Il remit Withers par terre avec un soin exagéré et adressa une

courbette ironique à Catherine.

— Excusez cette querelle indigne, madame. Cela a été un plaisir

de vous rendre service.

Il sourit en la regardant dans les yeux et vit l'attirance étonnée qui

s'allumait dans ses prunelles, l'intérêt vite réprime qui lui indiqua que

s'il voulait badiner avec cette jolie courtisane, elle pourrait être plus

qu'à moitié consentante.

— Je vous suis redevable, milord, dit-elle.

— Catherine, coupa Withers, un clair avertissement dans le ton.

Elle lui jeta un regard légèrement dédaigneux.

— Milord?

— Nous partons, avant que ce vaurien ne cause une

échauffourée...

Ben prit la main de la jeune femme. Catherine. Ce nom lui plaisait. Il

lui allait bien. Soudain, il eut envie de l'éloigner de Withers plus que

toute autre chose au monde.

— Je crois que lord Withers pense que je pourrais vous arracher à

lui, madame, s'il vous laissait passer un moment de plus en ma

compagnie.

Cette fois, ses yeux ambrés brillèrent de malice.

— Vraiment ? Comme c'est... divertissant. Je vous assure qu'il n'y

a pas la moindre chance que cela arrive, milord.

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Leurs regards se croisèrent et se soutinrent avec défi. Ben porta sa

main à ses lèvres et pressa un baiser sur sa paume gantée.

— Non?

Elle s'empourpra. Ben s'en félicita. Aussi cynique qu'il fût, il trouva

cela délicieux à contempler, même s'il savait que c'était probablement

une réaction de femme experte. Elle parvenait presque à le convaincre

qu'elle était une jeune fille innocente, et non une catin. Mais les

meilleures catins étaient les plus habiles à feindre l'innocence. Il était

bien placé pour le savoir. Il avait vécu assez longtemps parmi elles.

Et celle-ci connaissait bien son jeu. Elle ne se vendrait pas à bas

prix. Elle lui retira fermement sa main, indiquant que leur bref

badinage était terminé.

— Non, affirma-t-elle.

Malgré tout, il la vit refermer inconsciemment les doigts sur son

baiser et il sourit.

— Cela mériterait peut-être d'y réfléchir, dit-il.

Il n'avait pas de scrupules à voler la maîtresse d'un homme sous son

nez. Cela rendait la conquête plus suave et dans ce cas il serait très

agréable vraiment d'avoir cette petite catin intelligente et tentante dans

son lit — en vexant Withers du même coup.

— Je crois savoir que vous n'avez rien à offrir à une dame,

rétorqua-t-elle d'un ton frais.

— Pas grand-chose, en effet, concéda aisément Ben. Je n'ai pas de

fortune, comme vous l'avez sans doute entendu dire. Je ne peux offrir

que mes prouesses comme...

— Catherine!

Withers paraissait sur le point d'exploser.

— Joueur, acheva Ben d'une voix lisse. Je ne perds jamais.

Catherine secoua la tête.

— En vérité, une bien piètre recommandation, milord. Veuillez

m'excuser. Bonne journée.

Elle se détourna pour s'éloigner, évitant la main de propriétaire que

Withers tendait vers elle pour l'attirer à lui. Un sourire incurva les

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lèvres de Ben devant son geste de défi. Withers pouvait peut-être la

payer une fortune, mais elle était attirée par lui. Il le savait. Son corps

se durcit de manière insupportable à cette pensée.

Il l'observa tandis qu'elle montait les marches du pavillon, le dos

droit comme un piquet. Withers se hâtait pour la rattraper, la tançant,

agitant les bras. Ben attendit, mais elle ne regarda pas en arrière. Son

sourire s'assombrit. Il suspectait qu'elle savait qu'il l'observait et que

rien au monde ne la ferait se détourner. Mais il la reverrait. Il s'en

assurerait. Et alors elle ne le repousserait pas. Il l'amènerait à rejeter

Withers pour son propre plaisir. Et il pariait sur le succès de sa

conquête. Ainsi qu'il l'avait dit à Catherine, il ne perdait jamais.

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3.

« Nous devons espérer et croire que les libertés ainsi prises ne

devaient rien à une conduite légère ou inconvenante de votre part. »

Mme ELIZA SQUIRE, De la bonne conduite des

dames.

— Par tous les diables, à quoi pensiez-vous, Catherine, de vous

comporter comme... comme la maîtresse d'Hawksmoor? Nul doute que

lui et tous les gens qui vous ont vus pensent maintenant que vous n'êtes

rien d'autre qu'une catin !

Lord Withers, en gentleman qu'il prétendait être, avait juste réussi à

attendre qu'ils fussent de retour dans la maison des Fenton, Guilford

Street, la porte du salon refermée sur eux, pour reprocher vertement à

Catherine sa conduite à Newgate.

Elle avait su que cela arriverait. Withers avait presque éclaté sous

l'effort de contenir sa rage dans la voiture, devant son père. Elle savait

qu'il se considérerait comme offensé et la jugerait légère. Et il était vrai

qu'elle avait un peu badiné avec Hawksmoor.

L'attitude de propriétaire de son fiancé l'avait courroucée et ses

émotions étaient déjà perturbées par l'expérience d'avoir été dans les

bras de Ben Hawksmoor. Elle savait qu'elle avait été totalement séduite

par la gentillesse avec laquelle il l'avait tenue durant l'exécution de

Clarencieux. Cela avait été inattendu et terriblement attirant. Et elle

était si lasse de jouer la jeune débutante docile, piégée dans un avenir

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dessiné par Withers, menant en attendant une existence plate et morne

de fille mal aimée, fiancée à un homme qui pouvait à peine cacher son

mépris pour elle.

Ben Hawksmoor l'avait désirée. Elle l'avait senti dans ses gestes et

vu dans ses yeux. Elle avait eu une vie protégée et savait peu de choses

du désir physique, mais ce jour-là, elle avait ressenti son pouvoir et

cette sensation avait été très, très tentante.

Elle haussa le menton et croisa le regard brûlant et furieux de

Withers avec froideur.

— Vous savez parfaitement, milord, que je n'ai pas cherché à

rencontrer lord Hawksmoor. Je suis seulement descendue dans la foule

pour retrouver John. Si j'ai commis une faute en faisant cela...

Withers l'interrompit.

— Si ? Bien sûr, que vous avez commis une faute ! Qu'êtes-vous

donc ? Une nourrice ?

— Non, mais j'étais inquiète pour mon frère.

— Laissez les domestiques se soucier de lui. Vous faites toujours

des choses stupides en essayant d'aider les autres. Vous êtes censée être

une dame, Catherine ! Même si je suppose que l'on doit être indulgent

du fait que votre famille trempe dans le commerce...

Catherine sentit le rouge lui monter aux joues. Il avait déjà si

souvent évoqué la question de l'infériorité sociale de sa famille, par le

passé.

— Je ne demande aucune indulgence à ce sujet. J'étais très attachée

à mes grands-parents.

— Un vulgaire marchand du côté maternel, persifla

Withers, le sarcasme venant d'une ancienne fortune dans la voix. Et

votre père n'est rien d'autre qu'un nabab qui a fait fortune aux Indes.

— Si vous avez des objections à la compagnie de mon père, riposta

Catherine, la voix tremblant de colère devant son hypocrisie, vous le

cachez bien. Je pense que vous devriez lui adresser vos commentaires

directement, et non à moi, monsieur.

— Et je le ferai, assura Withers.

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Il fit le tour de la pièce avec irritation.

— Je lui parlerai de filles récalcitrantes qui se conduisent comme

de petites-bourgeoises mal élevées alors que l'on a dépensé beaucoup

d'argent pour leur éducation, afin de faire d'elles des dames.

La fierté de Catherine se mit à bouillir. C'était l'ironie la plus cruelle

que tout le luxe et l'aisance que ses parents et grands-parents s'étaient

battus pour obtenir soient maintenant à sa disposition, faisant d'elle une

héritière, alors que tout ce à quoi elle aspirait étaient les vastes horizons

et les défis exaltants de la vie qu'ils avaient menée.

Elle avait été élevée pour faire poliment la conversation dans des

salons étouffants, et pendant tout ce temps, elle brûlait de connaître

l'excitation des voyages et des nouvelles expériences.

Sa marraine, lady Russell, dont les dernières nouvelles étaient

arrivées de Samarkand, était l'une de ces intrépides voyageuses qu'elle

admirait. Ses lettres, qui provenaient d'endroits lointains, donnaient un

immense plaisir à Catherine et la faisaient aspirer encore plus à être

libérée de sa cage dorée. Si ses espoirs et ses souhaits la faisaient

paraître moins dame aux yeux de lord Withers, pensa-t-elle, elle ne le

regrettait pas.

Elle haussa de nouveau le menton.

— Vous est-il venu à l'idée, milord, que si lord Hawksmoor s'est

mépris sur ma qualité, c'est parce que j'étais en votre compagnie?

Elle prit une grande inspiration, décidée à se montrer téméraire.

— A ce que j'ai entendu dire, votre réputation n'est guère

impeccable, n'est-ce pas ? Et vous avez eu les mauvaises manières de

m'appeler par mon prénom, avec une familiarité qui témoigne d'un

manque certain de respect. Vous êtes peut-être noble, même si vous

descendez du fils illégitime d'un roi, mais ce sont les manières qui font

un gentleman, et les vôtres laissent à désirer.

Le silence fut brûlant. Le visage de Withers était passé de rouge vif à

une pâleur de cendres. Il fit un pas vers Catherine et le coeur de celle-ci

manqua un battement. Ce jour-là, justement, elle avait vu quel plaisir il

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prenait à la cruauté. Maintenant, il avait l'air de vouloir passer toute

cette brutalité sur elle.

— Je ne tolérerai pas une telle conduite chez ma future épouse,

dit-il entre ses dents. Vous ne me reprocherez pas mon comportement,

madame, quand vous êtes gravement indisciplinée vous-même.

Le mépris que Catherine éprouvait pour lui brûlait dans ses veines.

— Et je ne vous tolérerai pas comme époux, monsieur, aussi

pouvons-nous rompre ces fiançailles dont nous ne voulons ni l'un ni

l'autre et en être heureux.

Withers s'avança et la prit par le bras, la tournant si brutalement face

à lui qu'elle se tordit l'épaule et ne put réprimer un petit cri de douleur.

Elle vit ses yeux briller de satisfaction de lui avoir fait mal.

— Petite traînée, dit-il d'un ton coupant. Vous n'avez pas le choix.

Je ne vous laisserai pas partir. Je vous aurai et je vous briserai.

— Non.

— J'ai dit que vous n'aviez pas le choix.

Catherine ferma les yeux. De nouveau, la question de

l'emprise que Withers avait sur son père se posa à elle, lancinante.

Quand sir Alfred lui avait dit qu'il avait accepté la demande en mariage

de Withers, elle avait été atterrée. De nombreux hommes, avant lui,

avaient demandé à son père la permission de la courtiser. Ils avaient

tous été rejetés comme indignes.

Pas Withers.

Sir Alfred avait déclaré qu'il était un homme respecté et un collègue.

Or, il n'était pas respecté, car la haute société parlait de lui comme d'un

homme aux mœurs dissolues. Quant à être un collègue, il était exact

qu'il était le troisième fondé de pouvoir de Catherine, appointé par sir

James Mather, le banquier de son grand-père, après la mort de ce

dernier. Catherine n'avait pas compris cette nomination à l'époque et ne

la comprenait pas plus maintenant. Son grand-père, elle le savait, aurait

chassé Withers de la maison à coups de pied, avec dégoût.

Même ainsi, il y avait quelque véracité dans les paroles de lord

Withers, aussi pénible qu'il lui fût de l'admettre. Une débutante, en

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particulier quand elle avait encore un relent de commerce accroché à

ses basques, n'avait que peu de choix si elle ne voulait pas consentir de

son plein gré au sacrifice du lit conjugal.

Catherine déglutit et le fixa.

— Je pourrais être gouvernante ou institutrice...

Il rit durement.

— Vous n'avez pas l'âge. Vous n'avez pas de références. Personne

ne vous emploierait. En outre, nous vous retrouverions et vous

ramènerions.

Il l'attirait plus près de lui. Catherine résista et sentit son emprise se

resserrer. Elle percevait parfaitement son excitation. Son érection était

pressée contre elle, énorme.

Il y avait à présent dans ses yeux une expression de plaisir lubrique.

Elle savait que sa résistance rendait la chose d'autant plus savoureuse

pour lui et cette pensée la révolta profondément.

— Si vous me rameniez, je m'enfuirais de nouveau, affirma-t-elle,

les dents serrées. Je partirais à l'étranger. Tirais rejoindre lady Russell

et je voyagerais avec elle. Vous ne pouvez me plier à votre volonté ! Je

ne veux pas mener jusqu'à la fin de mes jours la vie ennuyeuse d'une

dame de la haute société...

— Vos souhaits sont futiles, trancha-t-il. Vous ferez ce que je vous

commanderai, sur le dos, dans mon lit, quand je l'exigerai.

Sa grossièreté coupa le souffle de Catherine. Et alors qu'elle le

regardait, bouche bée, il la gifla durement.

Le gong annonçant le dîner retentit à l'extérieur du salon et les fit

sursauter. Tench, le majordome des Fenton, ouvrit la porte.

— Le dîner est servi, milord, miss Fenton...

Le visage du domestique arborait son habituel masque impassible,

mais ses yeux allaient et venaient nerveusement. Catherine aurait juré

qu'il avait entendu leur dispute et les avait interrompus à dessein,

risquant ainsi le courroux de Withers.

Ce dernier réprima un juron, lâcha le bras de Catherine et passa à

grands pas devant le majordome comme s'il n'était pas là, avant de

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lever une main pour balayer un précieux vase de porcelaine posé sur

une table du vestibule. Le vase tomba bruyamment et s'écrasa sur le

sol. Puis la porte d'entrée claqua, ébranlant la maison.

— Il y aura une personne de moins au dîner, Tench, dit Catherine

dans le silence qui suivit.

Le domestique paraissait affecté.

— Miss Fenton...

Catherine secoua vivement la tête et porta les doigts à la peau tendre

de sa joue, qui était brûlante — mais moins que son humeur.

Elle suivit Tench sans un mot dans le vestibule dallé de marbre. Un

valet était déjà allé chercher un balai pour ramasser les débris de

porcelaine.

Withers était parti, mais Catherine savait qu'il reviendrait. A chaque

rejet de sa part, sa détermination se durcissait et devenait plus brutale.

Son instinct lui soufflait que sa revanche, lorsqu'ils seraient mariés,

serait tout aussi cruelle. Elle frémit.

Cela ne devait pas arriver. Il fallait qu'elle trouve une échappatoire.

Elle alla à la salle à manger et prit sa place à table. Le reste de sa

famille était déjà réuni. Sir Alfred Fenton était très strict sur l'étiquette,

comme si cela pouvait donner à sa famille la patine aristocratique qui

manquait à leur ascendance. La pièce était silencieuse, comme

toujours, son père exigeant le silence.

Catherine surprit son regard posé sur elle et le vit jeter un coup d'œil

à la marque rouge sur sa joue, mais il ne dit rien et détourna

furtivement les yeux. Le cœur de la jeune fille se serra un peu plus. Son

père avait été autrefois un homme si fort. Mais sous la domination de

Withers, il s'était rétracté comme une limace devant du sel. Il ne restait

plus personne pour les protéger, maintenant. Catherine savait qu'elle

était seule.

Ils commencèrent à manger. Le silence était profond. Cela donnait à

Catherine une ample opportunité — bien trop ample, sûrement — de

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cesser de penser à Withers et de songer à la place à l'homme qui l'avait

tenue dans ses bras plus tôt dans la journée.

Le contraste entre la tendresse de Ben Hawksmoor et la brutalité de

Withers était nettement accusé dans son esprit. Maintenant encore, elle

ne pouvait évoquer le contact de sa joue contre la sienne, de sa peau la

touchant, sans qu'un frisson brûlant ne parcourût son sang.

Elle avait entendu dire que Ben Hawksmoor était dangereux. Ce

genre d'information était martelé dans la tête des débutantes jusqu'à ce

que les plus intrépides d'entre elles brûlent précisément de s'enfuir avec

les débauchés contre qui on les mettait en garde.

Ne restez jamais seule avec un homme.

Ne touchez jamais un homme qui n'est pas votre parent.

Et, ajouta Catherine en elle-même, ne laissez jamais le vaurien le

plus illustre de Londres vous prendre dans ses bras, de crainte qu'il ne

vous soit impossible d'oublier son contact et de vous concentrer sur

votre dîner.

Les hommes du genre de Ben Hawksmoor étaient très éloignés de

son expérience. Ils habitaient un monde si étranger à la respectabilité

collet monté de son éducation que cela les faisait paraître d'une autre

race.

Une dame qui servait de chaperon détectait un vaurien à cinquante

pas et s'empressait d'en écarter la jeune fille dont elle avait la charge

avant que des dommages ne soient causés ou que sa réputation ne soit

mise en péril. Or, Catherine savait qu'en un seul pas fatidique, cet

après-midi-là, elle avait presque réduit à néant toutes ces années de

vigilance. Elle s'était accrochée à Ben Hawksmoor, avait oublié toute

la modestie et la correction qu'elle avait jamais connues, et ne s'en était

pas souciée.

Il l'avait tenue dans ses bras et pendant un moment cela lui avait

paru la chose la plus précieuse qui lui était jamais arrivée.

Elle poussa mollement sa cuillère dans son assiette. Le seul bruit que

l'on entendait venait de John, qui aspirait sa soupe de pois de sa cuillère

en argent. Comme ils n'avaient pas d'invités ce soir-là, il avait été

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autorisé à dîner en famille au lieu de manger à la nurserie. Au début du

repas, le petit garçon avait été plein d'excitation à propos de ses

aventures de l'après-midi.

— Un grand homme m'a soulevé pour que je puisse mieux voir !

s'était-il exclamé. Le nœud coulant était très serré et le corps sautait et

dansait sur place comme une des marionnettes de M. Carew...

Maggie, la belle-mère de Catherine, avait émis une faible

protestation et vacillé un peu sur sa chaise, et sir Alfred avait dit «

John... » avec une note d'avertissement dans la voix. Mais Catherine

avait pensé qu'il paraissait plutôt satisfait de son fils. Elle pouvait

l'imaginer se vantant auprès de lord Withers que John était bien le fils

de son père — pas un pauvre petit poltron ayant des vapeurs ! Et

maintenant John montrait un robuste appétit, et semblait le seul à table

dans ce cas.

Catherine repoussa son assiette et le valet s'avança immédiatement

pour l'enlever. Dans des moments comme celui-là, elle avait

l'impression qu'ils dînaient tous aux dépens des espérances qu'elle avait

dans la vie. Son avenir payait la nourriture qu'ils mangeaient, les

vêtements qu'ils portaient et tout l'apparat que son père se plaisait à

montrer de façon si opulente.

Tout ce qui restait à sir Alfred de sa propre fortune était des dettes

importantes dissimulées derrière la façade d'une bonne réputation.

Naturellement, la haute société ignorait que la fortune des Fenton s'était

évanouie et qu'il ne restait plus que l'argent de Catherine. Mais lord

Withers était un fondé de pouvoir et devait savoir, lui...

Voilà, pensa soudain Catherine, quelle devait être la vraie raison

pour laquelle sir Alfred tolérait la cour de Withers...

Ils avaient dû parvenir à un accord quelconque au sujet de l'argent. Sa

fortune reviendrait à Withers lorsqu'ils se marieraient, la loi adoptant le

point de vue intolérant selon lequel à la fois sa personne et ses biens

appartiendraient à son mari.

Peut-être Withers avait-il promis à son père une partie de l'argent en

échange de son consentement au mariage. Le cynisme d'un tel

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arrangement lui donna la nausée. Elle savait que son père avait peu

d'affection pour elle, mais un marchandage aussi froid était difficile à

encaisser.

Le silence commençait à lui paraître oppressant. Il y avait tant de

sujets dont on ne parlait pas chez les Fenton, des problèmes d'argent de

son père au mystérieux pouvoir d'Algernon Withers sur eux, en passant

par la mauvaise santé de lady Fenton.

Catherine se racla la gorge et, ignorant le regard sévère de son père,

s'adressa à sa belle-mère.

— Avez-vous passé un agréable après-midi, Maggie?

demanda-t-elle.

Quand son père avait pris une deuxième épouse, il avait voulu que

Catherine appelle cette dernière « maman », mais elle avait refusé. Sa

mère était morte quand elle avait douze ans, elle s'en souvenait très

bien, et Maggie n'avait que six ans de plus qu'elle — vingt-sept ans

alors qu'elle en avait vingt et un. Vu leur faible différence d'âge, il avait

paru ridicule de l'appeler « mère ». Par chance, Maggie avait été

d'accord avec elle. Elles étaient devenues amies, de très proches amies,

et Catherine, au début, avait aimé sa belle-mère d'une affection sans

complications.

C'était à l'époque où Maggie menait sir Alfred par le bout du nez

grâce à son charme, où elle était une élégante hôtesse de la bonne

société, pas la femme pâle et nerveuse qu'elle était devenue

maintenant, et qui lacérait les franges de son châle de soie sous la table.

En grandissant, Catherine s'était aperçue que sa belle-mère n'était

pas forte et leurs rôles s'étaient peu à peu inversés, Catherine devenant

la protectrice, presque comme si elle était la plus âgée. Elle aimait

toujours beaucoup Maggie, ainsi que le demi-frère et la demi-sœur que

celle-ci lui avait donnés, mais désormais elle avait pitié d'elle autant

qu'elle l'aimait.

Catherine attendit, mais Maggie ne répondit pas. Ses yeux bleus

étaient vides, comme si elle n'avait pas entendu un seul mot qui lui était

adressé.

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Sur le manteau de la cheminée, la pendule égrenait bruyamment les

secondes. La pièce était claire et aérée, peinte en vert pâle et en blanc

qui reflétaient la lumière du soleil en été. Les portraits qui ornaient les

murs, et que sir Alfred avaient achetés pour faire croire qu'il s'agissait

de ses ancêtres, étaient aussi dénués d'expression que sa femme.

Au bout d'un moment, sir Alfred poussa un lourd soupir.

— Margaret, êtes-vous absente ? Catherine vous interrogeait sur

votre journée.

Catherine s'avisa que son père utilisait toujours le nom complet de

quelqu'un. Elle se souvenait vaguement que sa mère l'appelait Kate,

quand elle était petite. Cette époque était révolue depuis longtemps,

comme la chaleur, l'amour et les rires qui emplissaient alors la maison

de Guilford Street. Elle était maintenant décorée de façon exquise — le

bon goût de lady Fenton —, mais vide et froide.

Sir Alfred était rarement là. Catherine suspectait qu'il louait un autre

appartement ailleurs, où il passait la plupart de ses nuits. Ils savaient

tous qu'il avait entretenu une série de femmes dès le début de son

mariage avec Maggie, et probablement avant Catherine n'ignorait pas

que ce genre de chose arrivait en société, mais cela la blessait pour

Maggie. Sa belle-mère n'avait jamais paru assez forte pour supporter de

tels coups et, depuis la naissance de sa fille, Mirabelle, un an plus tôt,

elle s'était encore plus retirée en elle-même et semblait parfois à peine

présente.

— Je suis allée dans Bond Street, dit Maggie sans lever les yeux de

son assiette, puis j'ai fait une promenade au parc avec lady Raine.

Le silence retomba. John grimpa sur sa chaise pour attraper une

tranche de pain sur la table. Sa mère ne dit rien. Le valet bondit en avant

pour offrir le panier à pain. Puis on apporta de la viande froide. L'esprit

de Catherine se remit à vagabonder.

Aucun homme ne l'avait jamais tenue avec tendresse.

Elle sentit ses joues s'échauffer tandis qu'elle repensait à Ben

Hawksmoor. Il l'avait tenue contre lui comme s'il était sincère. Il y avait

eu un moment étonnant où elle l'avait regardé dans les yeux, ses beaux

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yeux noisette, et vu sa douleur et sa colère. Elle avait pensé, alors,

qu'elle comprenait les démons qui le tourmentaient.

Elle s'était sentie si proche de lui. Mais dès qu'il l'avait relâchée, elle

avait été submergée par l'étrangeté et l'intimité de leur rencontre. Puis il

avait reculé, lui avait décoché son sourire charmeur et quelque chose

avait changé entre eux ; il était redevenu aussi insouciant et dangereux

que les matrones le dépeignaient.

— Catherine a rencontré lord Hawksmoor, aujourd'hui.

La voix de son père coupa brusquement court à ses pensées.

Elle sursauta et sa main heurta la salière, répandant des grains blancs

sur le bois ciré de la table. Le valet se précipita de nouveau, mais sir

Alfred l'écarta d'un geste irrité de la main. Catherine vit qu'il fixait sa

femme sous ses sourcils froncés. Son regard était farouche et contenait

quelque chose qu'elle ne comprenait pas.

Il répéta :

— Catherine a rencontré lord Hawksmoor, aujourd'hui. Il l'a sauvée

de la foule à la pendaison, alors qu'elle était assez sotte pour aller

chercher John.

— Elle n'aurait pas dû s'inquiéter, dit John en frappant les pieds de

sa chaise de ses talons, avec pétulance. Je n'étais pas perdu !

Personne ne lui prêta attention. Sir Alfred fixait toujours Maggie et

le visage de cette dernière était devenu aussi blanc qu'un linge.

— Nous avons seulement échangé quelques mots, dit vivement

Catherine.

Elle était consciente de son besoin désespéré de détourner l'attention

de son père de sa belle-mère, dont les doigts déchiquetaient de plus

belle son châle de soie. Elle pouvait entendre de petits bruits de

déchirure tandis que l'étoffe cédait.

— Vraiment, dit Maggie. Lord Hawksmoor n'est pas une relation

convenable pour une jeune fille.

— Ni pour une femme mariée, gronda sir Alfred. Tout comme

Edward Clarencieux.

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Maggie inspira d'une façon douloureuse et soudain Catherine se

souvint clairement du jour où sa belle-mère et elle se promenaient dans

le parc, en été, et où Ned Clarencieux s'était montré si charmant et

Maggie si enjouée. Alors que les gentlemen s'éloignaient, avec maints

regards provocants en arrière, Maggie avait ri, pris le bras de Catherine

et déclaré qu'elle devait ignorer les hommes tels que Clarencieux.

— Car ils sont trop libertins pour que vous frayiez avec eux,

Catherine, jusqu'à ce que vous compreniez ce que vous faites. C'est la

plus grande des hypocrisies, mais une fois que vous êtes mariée vous

pouvez faire ce qui vous plaît.

Il y avait eu quelque chose d'amer dans le visage de Maggie quand

elle avait ajouté :

— Après tout, il faut bien qu'il y ait quelques consolations à l'ennui

de la vie conjugale...

A ce moment-là, Ned Clarencieux s'était tourné et avait levé la main

en signe d'adieu, et Catherine avait vu le visage de sa belle-mère

s'éclairer et un sourire illuminer ses yeux, même si elle avait

coquettement détourné la tête pour que Clarencieux ne le vît pas.

Catherine se souvint avec un pincement au cœur que Clarencieux

était l'ami de Ben Hawksmoor, un aventurier, taillé dans la même étoffe

que lui.

— Hawksmoor, reprit méchamment sir Alfred, ne devrait pas être

accepté dans la bonne société. Il n'aurait jamais dû hériter de son titre. Il

ne vaut rien — c'est un joueur et un panier percé.

— Comme beaucoup de gentlemen de ma connaissance, dit

Catherine, piquée au vif.

Son père la fusilla du regard.

— Vous ne savez rien de tout cela, ma fille.

Elle se mordit la lèvre. Elle savait beaucoup de choses, au contraire.

Elle savait que les hommes comme Ben Hawksmoor vivaient sur le

fil du rasoir, parce que, en dépit de leur popularité, ils pouvaient tomber

en disgrâce à tout moment.

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Elle savait que Clarencieux était mort parce qu'il n'avait pas d'argent

ni de relations pour le sauver.

La société était implacable. Elle avait des règles que l'on enfreignait

à son propre péril.

Sa meilleure amie, Lily St Clare, qui avait fait ses débuts dans le

monde avec elle, avait été mariée à dix-sept ans. Quatre ans plus tard,

elle avait quitté son mari pour son amant, qui l'avait abandonnée. Lily

avait fini par échouer dans un lupanar, et Catherine était censée ne plus

la revoir ni lui parler, et oublier l'amitié qui les avait unies depuis

l'école. Comme si Lily était devenue quelqu'un de complètement

différent, une mauvaise personne que nul ne voudrait reconnaître.

La bonne société parlait de Lily à peu près comme elle parlait de

Catherine :

« Le mauvais sang finit toujours par ressortir, vous savez... »

L'injustice de tout cela rendait Catherine furieuse.

Elle savait que le rôle d'une débutante était de faire un mariage

avantageux, et elle savait que son père, qui ne l'avait jamais aimée allait

la vendre à lord Withers comme une pièce de bœuf.

Elle savait aussi que Molly, l'une des soubrettes, dormait avec une

image de Ben Hawksmoor sous son oreiller. La servante allumait le feu

dans la chambre de Catherine, un jour, et quelques coupures de

gazettes à scandales étaient tombées de la caisse où elle mettait le

charbon et les copeaux de bois.

Catherine les avait ramassées et rendues à Molly, mais elle avait eu

le temps de voir que chacune d'elles se référait aux actions outrageuses

de lord Hawksmoor et de sa maîtresse, lady Paris de Moine. Molly

avait rougi et l'avait remerciée, puis elle avait admis qu'elle considérait

Ben Hawksmoor comme un héros, parce qu'il était si beau et si

fringant, et qu'il avait servi dans l'armée. Les gens faisaient des récits

de son courage et de son audace.

Ensuite, la soubrette s'était assise sur ses talons devant la grille

noircie et avait confié qu'elle souhaitait être lady Paris de Moine, ne

fût-ce qu'une nuit.

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Avoir Ben Hawksmoor pour amant, être l'objet de ses attentions,

connaître cette excitation... Elle avait soupiré et s'était mise à se frotter

les mains, rouges et à vif d'avoir ciré les parquets.

Plus tard, quand Catherine était allée faire des emplettes sous les

arcades de Burlington et avait vu des silhouettes de personnages de la

haute société à vendre pour quelques pennies, elle n'avait pas pu

résister et avait acheté une image de Ben Hawksmoor pour Molly, qui

lui avait avoué parla suite qu'elle dormait avec chaque nuit.

Ben Hawksmoor, le héros.

Catherine frissonna. Les fantaisies tissées autour de lui étaient très

séduisantes. Quelle situation impossible, d'être tellement attirée par un

homme qui était tout ce qu'une débutante devait réprouver ! Comme il

était impossible d'oublier le suave plaisir de ses mains dans son dos, de

son cœur battant sous sa joue, de sa bouche pressée sur ses cheveux...

Elle voyait aisément, maintenant, ce que les chaperons voulaient

dire quand elles mettaient leurs protégées en garde contre la décadence

et les plaisirs illicites — ce qui signifiait apparemment des plaisirs

au-delà de tout ce que l'on pouvait imaginer.

Catherine s'avisa que son imagination était devenue très alerte,

justement, quand elle essaya de se représenter ce que cela aurait pu être

de laisser Ben Hawksmoor prendre son plaisir avec elle.

Elle trembla un peu tandis que ses pensées s'égaraient, et cette fois,

elle réussit à renverser son verre de vin. Le liquide couleur de rubis se

répandit sur la table vers Maggie, qui le fixa comme si elle était

fascinée.

Cette fois, aucun des valets ne bougea.

— Que quelqu'un apporte un linge ! ordonna sir Alfred, mais alors

Maggie se mit debout en vacillant, une main pressée sur la bouche.

Sa chaise se renversa bruyamment. En étouffant un sanglot, elle se

détourna et quitta la pièce en courant. John, percevant enfin la

malveillance qui flottait dans l'air, se mit à pleurer. Sir Alfred jura.

Catherine se pencha en avant et épongea le vin avec sa serviette.

— Laissez cela ! cria son père.

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Les braillements de John redoublèrent de volume, il descendit de sa

chaise et détala. Catherine se leva.

— Restez assise ! aboya son père. Nous allons finir notre repas.

Catherine marqua une pause. Maggie lui avait témoigné beaucoup

de gentillesse par le passé et maintenant le fragile équilibre de sa

famille était soumis à de terribles pressions. Elle ne pouvait tout

simplement pas voir sa belle-mère souffrir et la laisser souffrir seule.

— Je suis désolée, papa, dit-elle. Veuillez m'excuser. Je dois aller

voir comment va Maggie.

Sir Alfred agita sa fourchette. Un morceau de viande était piqué

dessus.

— Sa soubrette s'occupera d'elle. Asseyez-vous, jeune fille.

Il se remit à manger, certain qu'elle lui obéirait.

D'en haut venaient les lamentations de John et par-dessus les pleurs

du bébé. Toute la maison semblait vibrer sous ce bruit. Catherine hésita

un moment de plus, puis se rua vers la porte, ignorant les cris furieux de

son père lui demandant de revenir immédiatement à table.

Elle trouva sa belle-mère à plat ventre sur son grand lit à baldaquin.

La pièce avait un parfum de lavande et était une débauche abondante

de fronces et de froufrous roses et verts — à l'image de ce que Maggie

avait été, une débutante gaie, opulente et recherchée, quand elle avait

épousé sir Alfred. Maintenant, elle n'était plus qu'une pâle épave, si

mince que son corps s'imprimait à peine dans le couvre-lit.

Catherine posa une main hésitante sur son épaule.

— Maggie...

Sa belle-mère sursauta comme si elle l'avait brûlée au fer rouge et

roula sur le dos. Elle n'avait pas pleuré, mais son expression était si

ravagée que Catherine se sentit glacée.

Elle s'assit à côté d'elle sur le lit et sentit les ressorts plier sous son

poids.

— Maggie, reprit-elle. Au nom du Ciel, que se passe- t-il?

Maggie lui prit les mains. Les siennes étaient si gelées que Catherine

poussa une exclamation étouffée.

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— J'ai de gros ennuis, Catherine, dit-elle.

Catherine haussa les sourcils. Le genre d'ennui qui

affectait Maggie, en général, concernait des factures de la modiste et

de la couturière. Sir Alfred ronchonnerait, mais en réalité il n'y ferait

guère attention. Catherine savait qu'il était plus important pour lui que

sa femme et sa fille soient bien habillées que de savoir si elles

dépensaient plus que ce qui leur était alloué.

— Il me reste un peu d'argent ce trimestre..., commençât-elle, mais

Maggie secoua la tête.

Elle se redressa et glissa du lit, puis elle traversa l'épais tapis pour

ouvrir brutalement un placard et fourrager à l'intérieur.

Catherine attendit.

Finalement Maggie émergea, écarta ses mèches auburn de son visage

et revint s'agenouiller aux pieds de sa belle-fille. Sa main gauche était

serrée sur quelque chose.

— Je l'ai volée, dit-elle. C'était dans une soirée, je l'ai vue sur une

étagère et j'ai voulu l'avoir pour moi. Un petit morceau de lui...

Catherine fronça les sourcils.

— Un morceau de qui ? Maggie, vous m'effrayez...

Maggie prit le poignet de Catherine et posa l'objet dans

sa main. Il était enveloppé dans du velours rouge. Elle s'assit sur ses

talons tandis que Catherine dépliait l'étoffe.

Elle tenait une miniature d'Edward Clarencieux. Celle-ci était montée

dans un cadre en argent serti de diamants.

Catherine porta les yeux du beau visage peint à celui de sa belle-mère,

dévasté. Elle pleurait maintenant en silence.

— Où avez-vous pris ceci ? demanda-t-elle.

Les larmes de Maggie coulèrent de plus belle.

— Je vous l'ai dit. Dans une soirée. D y avait un bal masqué chez

lord Hawksmoor. Je m'y étais rendue... avec Ned.

Le cœur de Catherine manqua un battement.

— Lord Hawksmoor?

Maggie ignora son interruption.

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— Il y avait de si jolies choses exposées. Le portrait de Ned...

Un pas lourd résonna devant la porte. La voix courroucée de sir

Alfred s'éleva dans le couloir.

— Je l'aimais, chuchota Maggie. J'aimais Ned Clarencieux.

Une larme coula de son nez sur la courtepointe de soie verte. Elle leva

les yeux et l'expression de son regard retourna le cœur de Catherine

de pitié.

— Vous devez rendre cette miniature pour moi, murmura- t-elle.

Votre père ne doit jamais savoir, pour notre bien à tous. Vous devez la

rapporter chez Ben Hawksmoor, mais il ne doit pas soupçonner où

vous l'avez eue. Vous devez garder mon secret, Catherine.

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4.

— Tu l'as laissée partir? s'exclama Sam Hawksmoor, l'air ahuri. Tu

as rencontré la plus belle fille d'Angleterre et tu l'as laissée partir?

— Elle n'était pas belle, rectifia Ben. Elle était jolie.

Il s'interrompit.

Il commençait à regretter d'avoir mentionné à son cousin sa

rencontre avec Catherine. Il n'était guère le genre d'homme à se confier

et, à moins de déverser le contenu de son âme comme il ne l'avait

jamais fait auparavant, il ne pouvait commencer à expliquer pourquoi il

avait été aussi attiré par la fille qu'il avait rencontrée à la pendaison de

Ned.

Il se rappelait encore la façon dont elle avait tremblé dans ses bras. Il

pouvait encore le sentir. Il était habitué à la passion, au désir, mais ce

qu'il avait éprouvé pour Catherine à ce moment-là avait été une

expérience complètement différente qui l'avait ébranlé jusqu'à la

moelle.

Ben secoua légèrement la tête pour dissiper ces souvenirs. Il

vaudrait mieux laisser penser à Sam que ce n'était que de la simple

concupiscence. Et s'en convaincre aussi, par la même occasion. Ce

moment d'affinité avec Catherine n'était né de rien de plus que la colère

et la culpabilité qu'il ressentait au sujet de la mort de Clarencieux. Il

n'avait rien signifié.

Il s'affala dans un des fauteuils fatigués du salon de l'auberge. Les

catins avaient été renvoyées, les amis délurés

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de Sam étaient partis chercher de la compagnie plus joyeuse dans les

clubs, ce qui laissait Ben et son cousin seuls—un fait dont il se

félicitait. Il n'avait pas envie de folâtrer cette nuit entre toutes.

— Jolie, belle...

Sam haussa les épaules.

— Tu l'as néanmoins laissée partir. Tu aurais pu lui donner carte

blanche, la chiper sous le nez de Withers !

Ben desserra son écharpe.

— J'ai essayé. Elle a refusé mon offre.

Sam en resta bouche bée.

— Tu dois perdre ton savoir-faire. Ou tu n'as pas essayé assez

fort.

Ben rit.

— Parfois, Sam, dit-il en vidant son verre de cognac, je pense que

tu crois tout ce que l'on écrit sur ma réputation. Cela n'a rien à voir

avec une amourette et tout à voir avec...

— L'argent, acheva succinctement Sam.

— Précisément.

Ben balança son verre vide entre ses doigts.

— Withers en a à revendre. Je n'en ai pas. Une courtisane doit

calculer ce genre de chose.

Sam fit une grimace de réprobation.

— Voilà qui semble bien mercenaire.

— La vie l'est. Tu ne l'avais pas remarqué ?

Sam secoua la tête comme un cheval embêté par une mouche

insistante.

— Je n'ai pas une vision du monde aussi cynique que toi, Ben.

Quelquefois, je pense que j'aimerais simplement m'installer avec une

gentille jeune dame.

Ben soupira.

— Je déteste prouver mon cynisme, dit-il d'un ton traînant, mais

aucune gentille jeune dame ne voudra de toi, Sam. Tu n'as pas de

fortune.

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— Je sais. Mais j'aimerais rencontrer quelqu'un pour qui cela ne

compte pas. Quelqu'un que je pourrais aimer.

Les lèvres de Ben se plissèrent en une parodie de sourire.

— Prends un chien. Ils coûtent moins cher qu'une femme et sont

en général plus affectueux.

Le visage bon enfant de Sam était ouvertement réprobateur, à présent.

— Pourquoi tu ne te maries pas pour l'argent m'a toujours intrigué,

puisque tu t'en soucies tant. Je sais que personne ne m'épouserait,

mais toi, on te prendrait.

C'était vrai. Alors que Ben savait qu'aucun des chaperons de la haute

société ne le considérerait comme un mari envisageable pour une de

ses protégées, il existait d'autres femmes — des veuves, des filles de

riche marchand—qui ne seraient que trop heureuses de lui offrir leur

fortune en échange du mariage. La notoriété était un avantage et lui

amenait quantité d'offres.

— J'y ai pensé, admit-il, mais je n'ai jamais rencontré une seule

femme qui ne veuille pas quelque chose en retour.

Le cynisme accusa les plis autour de sa bouche.

— Elles demanderaient toutes un morceau de moi pour leur argent

et cela...

Il secoua la tête.

— Je ne peux pas l'accorder. Je suis trop égoïste.

— Tu n'aimes pas les femmes, dit Sam. Je l'ai souvent observé.

Le verre se figea entre les doigts de Ben.

— Tu te trompes, déclara-t-il en le posant avec soin. J'aime les

femmes. J'admire beaucoup certaines d'entre elles. Simplement, je ne

les aime pas d'amour.

— Tu dois bien aimer quelqu'un, objecta Sam.

— Oui.

Ben prit la bouteille de cognac.

— Moi.

Sam passa la main dans ses cheveux blonds décoiffés.

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— Non, je veux dire quelqu'un d'autre. Quelqu'un que tu as envie

de choyer et de protéger.

Ben sourit largement.

— Définitivement moi.

Les lèvres de Sam frémirent, mais il ne se laissa pas distraire.

— Il doit y avoir quelqu'un qui compte pour toi.

Son visage s'éclaira.

— Je sais. Lady Paris ?

Ben rit. Paris de Moine, qui passait pour sa maîtresse, était une

courtisane au visage d'ange et au cœur de silex. En tomber amoureux,

pensait-il, était la pire chose, la plus sotte et la plus destructrice qu'il

pourrait faire, et il n'avait jamais été près d'aimer Paris.

— Paris n'a pas besoin de ma protection, répondit-il. Elle sait

veiller sur elle-même mieux que quiconque de ma connaissance.

— Bon, au moins, tu as dû aimer ta mère.

Sam persistait avec la lourdeur d'un cheval de trait et Ben se sentit

soudain glacé. Son expression se durcit. Il ne parlait jamais de sa

mère. Jamais.

— Ne parlons pas de cela, dit-il.

— Mais...

— Sam, j'ai dit non.

Il vit l'air troublé de son cousin et se passa impatiemment la main sur

le front, essayant de trouver à la fois de la tolérance et des mots.

— Tu ne peux pas me rendre comme toi, Sam, dit-il d'un ton un

peu rude, alors s'il te plaît, n'essaie pas. Je sais que cela te chagrine

que je sois mercenaire, cynique et creux, mais c'est ainsi que je suis.

Le visage de Sam était échauffé.

— Tu es descendu dans la foule pour sauver cette fille, insista-t-il

avec entêtement, alors ne prétends pas que tu ne te souciais pas d'elle.

Il y eut un silence. Ben savait que son cousin disait vrai. A ce

moment-là, il s'était soucié désespérément de ce qui arrivait à la jolie

fille en pelisse jaune. C'était inexplicable. Ce n'était pas quelque chose

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qu'il avait souhaité. Et maintenant — heureusement — c'était une

aberration qui appartenait au passé.

Ben n'avait pas de temps pour l'amour, l'innocence, ou toute autre

qualité communément vue comme une vertu. Ce n'étaient pas des

choses qu'il appréciait. Il n'en avait pas l'utilité. L'amour conduisait les

autres à prendre l'avantage sur vous ; il vous amenait à être tondu

comme un mouton, trompé, rejeté...

Jadis, quand il était un jeune garçon, il avait cru à la bonté d'autrui.

Mais cela remontait à longtemps. Plus tard, toujours jeune garçon, il

avait volé des habits sur des cordes à linge pour que sa mère puisse les

vendre dans les rues et gagner de quoi les faire manger. Il avait fait les

poches des gens, mendié et menti pour survivre. Son père les avait

déshérités tous les deux des années auparavant, sa mère et lui,

prétendant que le mariage était illégal, le traitant de bâtard, les

condamnant à une vie de pauvreté et de dégradation. Le temps que les

oncles de Ben Hawksmoor viennent le chercher pour l'envoyer à

l'école, il avait une âme de vieil homme.

— Ne m'attribue pas des motifs chevaleresques, dit-il d'un ton

léger. Je l'ai vue et l'ai trouvée jolie. Et quand j'ai compris qu'elle était

la maîtresse de Withers, j'ai eu la fantaisie de la lui enlever. Tu sais que

je le déteste.

— Je vois, fit Sam. Des motifs très dignes.

Ben rit.

— Dignes de moi, certainement.

La pensée de séduire Catherine pour la prendre à Algernon

Withers l'attirait beaucoup. Normalement, il ne gaspillait jamais son

énergie à poursuivre une femme qu'il ne pouvait avoir. La vie était

trop courte—et coûtait trop cher—pour perdre du temps. Mais

Catherine... Avec elle, il pouvait faire une exception. Cela en vaudrait

la peine, même pour une seule nuit de volupté.

Sam paraissait songeur.

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— Je n'ai pas une haute opinion de son goût si elle est avec

Withers, dit-il. Cet homme est un dépravé. Personne dans la haute

société ne l'approuve. Il est...

Il frémit.

— Profondément déplaisant.

— C'est vrai, acquiesça Ben, mais une catin doit faire son lit là où

cela lui profite le plus.

Son regard s'arrêta pensivement sur les deux bouteilles de cognac

vides posées près de son cousin.

— Et tu n'es pas vraiment aussi pur qu'une goutte de rosée pour

critiquer les autres, n'est-ce pas, Samuel ?

Sam devint rouge vif.

— Contrairement à Algy Withers, je ne suis pas abruti par le

laudanum chaque soir dès 21 heures.

— Non, convint Ben. Seulement par la boisson.

— Ça aide à passer le temps, marmonna Sam.

Il se fit légèrement moqueur.

— Et si l'on en va par là, ce n'est pas moi qui suis le mouton noir

de la famille, cousin.

Ben rit. Il ne pouvait jamais se quereller avec Sam. Son cousin était

trop accommodant. Et il ne souhaitait pas vraiment perdre la

considération de Sam, de toute façon. C'était le seul membre de la

famille Hawksmoor à qui il parlait. Dans un de ses moments de

faiblesse, il pouvait même admettre une certaine affection pour lui. Et

d'un point de vue plus pratique, le perdre reviendrait à réduire ses

relations familiales de une à zéro.

— Alors, je devrais peut-être rendre visite à la maîtresse de Withers

après 21 heures, dit-il. Elle aura du temps à perdre une fois que son

amant sera sous l'effet du laudanum.

— Comment s'appelle-t-elle ? demanda Sam.

Ben fronça les sourcils.

— Catherine.

— Catherine comment ?

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— Je ne sais pas. Nous ne sommes pas allés aussi loin.

Son cousin sourit largement.

— Bon, je suppose qu'il n'est pas nécessaire d'aller jusque-là avec

une catin...

Il jeta un coup d'œil à Ben et ajouta avec une feinte innocence :

— Pourquoi ai-je l'impression que tu as envie de me frapper,

Benjamin ?

Ben mit ses mains dans ses poches. Il se sentait ébranlé. Il ne pouvait

nier qu'il éprouvait une puissante bouffée de fureur à entendre Sam

parler de Catherine d'une manière si désobligeante. Et pourtant,

pourquoi cela devrait-il le toucher ? Il savait qu'elle était une

courtisane. Il l'avait dit lui-même. Simplement, il n'aimait pas que les

gens la traitent de catin.

Il bougea les épaules sous la fine toile de sa chemise, mal à l'aise. Il

n'était pas lui-même, ce soir. De toute évidence, la mort de Clarencieux

l'avait diminué. Il devenait ramolli et sentimental. Bientôt, il écrirait

des sonnets.

— Pas étonnant que tu ne te sois pas intéressé à Flora et à Jane, si tu

convoitais la maîtresse de Withers, reprit Sam. Tu les as blessées. Et

ennuyées. C'est impardonnable chez un gentleman. Elles s'attendaient

à ce que tu sois beaucoup plus excitant.

Ben avait presque oublié les catins que Sam s'était procurées plus tôt

dans la journée. Y penser ne suscita en lui qu'une pointe d'irritation.

Son cousin aurait dû savoir qu'il ne serait pas intéressé. Il ne s'était

jamais intéressé à des filles de joie bon marché.

— Je ne suis pas un gentleman, dit-il, aussi devront-elles

m'acquitter.

Sam eut un grand sourire.

— C'est vrai, tu n'en es pas un. Mais tu n'as pas à t'in- quiéter. Elles

ne voudront pas admettre qu'elles n'ont pas réussi à piquer ton intérêt,

alors elles diront à tout le monde que tu es un merveilleux amant, de

toute façon.

Ben fit une grimace.

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— Je sais.

Les demi-mondaines avaient beaucoup plus à perdre que lui, dans

cette affaire. Elles préféreraient se vanter d'avoir passé un après-midi

dans son lit plutôt que d'avouer l'embarrassante vérité, à savoir qu'il

s'était montré plus intéressé par le contenu d'une bouteille de cognac

que par leurs talents.

Il se leva et alla d'un pas nonchalant à la fenêtre, s'ap- puyant au

rebord comme il l'avait fait quand il avait aperçu Catherine.

Maintenant, la place devant la taverne était vide. Le gibet était noyé

d'ombre, et le corps de Clarencieux emporté pour être disséqué dans

son grossier cercueil en pin. Cette pensée lui donnait encore la nausée.

— Clarencieux était mon ami, Sam, dit-il par-dessus son épaule.

Ces femmes considéraient sa mort comme une distraction. Elles étaient

là pour jubiler.

Le visage avenant de Sam se défit.

— Je suppose que c'était irrespectueux de ma part de les amener,

marmonna-t-il. Je n'y ai pas réfléchi.

Ben le regarda d'un air de pitié.

— Tu aurais pu t'épargner leur prix, convint-il.

Les finances de son cousin étaient aussi précaires que les siennes.

Sam appartenait au côté fortuné de la famille Hawksmoor, mais son

frère aîné, Gideon, lui serrait la bride en lui donnant une somme à peine

suffisante pour le nourrir, et encore moins pour payer les plaisirs de la

ville. Ben avait le titre de la famille, Gideon en avait l'argent. Ben

voulait de l'argent et Gideon aurait probablement donné un de ses

testicules pour avoir son titre. Ils se détestaient mutuellement. Ben

reconnaissait que la situation ne manquait pas d'ironie.

— Je suppose qu'elles étaient des catins de bas étage comparées à

lady Paris, dit Sam. Pas étonnant que tu les aies trouvées tapageuses. La

seule chose qui me stupéfie, c'est que tu aies pu regarder une autre

femme avec l'image de Paris dans ta mémoire.

Ben rit de nouveau.

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— Je te l'ai dit une centaine de fois, Sam, Paris et moi ne partageons

que des intérêts d'affaires. Nous ne couchons pas ensemble.

— Bien sûr que non, fit Sam, sans rancœur et sans se donner non

plus l'air de le croire. Tout le monde en ville sait que tu es son amant et

tu es le seul à le nier.

Le sourire de Ben s'élargit. Sam était la seule personne à qui il avait

dit la vérité sur sa relation avec lady Paris de Moine, et la seule raison

pour laquelle il le lui avait dit était que cela l'amusait de savoir que son

cousin ne le croirait jamais. Chaque gazette à scandales du pays

mentionnait que Paris et lui étaient amants. Chaque amateur de ragots

de la haute société répandait les derniers « on dit » qui liaient leurs

noms.

Ben n'avait pas de problème avec cela. Ensemble, Paris et lui étaient

plus célèbres, plus recherchés et plus à même de gagner de l'argent que

séparément. Cela rehaussait sa réputation d'avoir la plus belle et la plus

outrageuse des courtisanes de Londres à son bras. En retour, Paris

jouissait du prestige que sa réputation dangereuse jetait sur elle. C'était

le plus parfait des stratagèmes, aussi vide qu'une pâtisserie de verre filé

de chez Gunters.

— Paris et moi ne sommes pas amants, répéta-t-il.

Les yeux de Sam s'élargirent.

— Je vois, dit-il d'un ton qui indiquait qu'il ne voyait pas du tout.

Alors, quand as-tu eu une femme pour la dernière fois, Ben?

— Occupe-toi de tes affaires, répondit Ben d'un ton affable.

La vérité était qu'il ne s'en souvenait pas. Il y avait eu une jolie

veuve en Espagne dix-huit mois plus tôt, quand il cherchait à oublier

les horreurs de la guerre. Et, plus récemment, l'épouse d'un

ambassadeur étranger, qui s'ennuyait et qu'il avait rencontrée à l'une

des soirées du régent. Aucune de ces deux liaisons n'avait duré très

longtemps. Il n'était pas une bonne affaire pour les femmes. Avant

même de les rencontrer, il songeait déjà à la façon de les quitter.

Il marqua une pause, plus qu'à moitié étonné de constater que cela

faisait si longtemps. Il n'était pas un moine, mais il n'était pas non plus

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un débauché, en dépit de sa réputation. Il avait vécu si longtemps dans

un monde qui utilisait le sexe comme une monnaie d'échange comme

une autre qu'il s'en était fatigué, trouvant même cela fastidieux. Ses

lèvres s'incurvèrent. Cela faisait probablement de lui un hypocrite.

Mais on l'avait traité de pire.

Le bruit de voix qui chantaient joyeusement monta de la salle

commune à l'étage au-dessous. Ben soupira de nouveau.

— Je m'en vais, Sam, dit-il. Pardonne-moi, je ne suis pas de bonne

compagnie ce soir.

Il regarda dehors, dans la nuit. L'enseigne de la taverne grinçait dans

la brise qui se levait. Un groupe d'ivrognes sortit pour se répandre sur la

place pavée. Une torche flamba, faisant ressortir crûment l'ombre du

gibet.

Ben se retourna vers la pièce éclairée. Il se sentait déprimé et était en

colère contre lui-même de cette faiblesse. Ned Clarencieux était mort

et disparu, un sot qui avait vécu des ruses de son esprit et avait péri

quand cet esprit ne s'était pas avéré assez acéré. Ben ne doutait pas

que son ami avait été condamné à tort, mais parce que Ned n'avait pas

eu d'argent, de pouvoir ou de position, il n'avait pas pu sauver sa tête.

C'était une leçon salutaire.

Ben serra les poings. Il n'était pas comme Clarencieux. Certes, il était

un aventurier, mais il était plus implacable que son ami l'avait été et il

jouissait de plus d'avantages. Il avait son titre—aussi creux qu'il fût —

et la protection du prince régent, ainsi que quantité d'ennemis qui

auraient été heureux de le voir se balancer à cette corde.

Comme en écho à ses pensées, Sam tendit une main.

— Ben...

Sa voix était plus hésitante que son cousin ne l'avait jamais entendue.

— Tu ne vas pas poursuivre l'affaire de la mort de Clarencieux,

n'est-ce pas ?

— Pourquoi cette question ?

Sam paraissait troublé.

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— Parce que quand tu avais trop bu hier soir, je t'ai entendu dire

que tu pensais que Ned était innocent et qu'il avait été victime d'un

coup monté.

Ben fit un mouvement sans pouvoir se contrôler. Il n'aurait pas cru

avoir été aussi indiscret, même ivre mort le soir précédant l'exécution.

— C'est bon, dit vivement Sam. Personne d'autre n'a entendu.

Il fit une pause.

— Alors, c'est le cas ?

— Tu es trop insistant, dit Ben.

Sam sourit largement.

— Je sais. Eh bien?

— Je suis sûr que oui.

Il avait passé le plus clair de la soirée à y penser.

— Clarencieux a juré qu'il était innocent, et il n'avait pas la malice

de fabriquer de la fausse monnaie ni le cran de tuer son banquier.

Sam secoua la tête.

— Mais pourquoi quelqu'un se serait-il donné la peine de monter

un coup contre lui ? Il n'était pas assez important pour que l'on veuille

se débarrasser de lui.

— Quelqu'un devait avoir un grief contre lui, répondit lentement

Ben.

Comme lui, Ned était un joueur qui prenait de l'argent à d'autres

hommes désespérés. Et Ben suspectait qu'il avait une liaison

clandestine. Les maris cocus pouvaient se montrer très vindicatifs. Et

puis il y avait eu les menaces de Withers...

Sam se mordillait la lèvre inférieure.

— Tu ne vas pas poursuivre cette affaire, n'est-ce pas?

Ben mit son coude sur la table.

— Sois tranquille. Je n'ai pas l'intention de chercher des ennuis.

Sam parut énormément soulagé.

— Dieu merci ! Quel bien cela ferait-il, de toute façon ? Ned a été

pendu et tu n'as jamais été du genre à t'impliquer pour les autres.

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Les mots tombèrent désagréablement dans le silence de la pièce. Puis

Ben rit.

— Exact, Sam, dit-il. Je ne me soucie pas des autres, comme nous

en avons discuté plus tôt.

Il regarda fixement le feu. Ned Clarencieux avait servi avec lui dans la

Péninsule. Ils avaient été tous les deux des proscrits à leur façon, Ben

le fruit de l'union scandaleuse d'un lord et d'une soubrette, Ned le fils

déshérité d'un pasteur. Cela avait été un lien entre eux. Ils avaient été

plus proches que des frères. Ben avait sauvé la vie de son camarade,

une fois, alors que Ned et d'autres soldats s'étaient tellement enivrés

lors de la retraite de la Corogne que le commandant avait ordonné de

les laisser en arrière. Ben avait porté Ned jusqu'à ce qu'il se dégrise.

Cette fois, Ned avait eu moins de chance, et Ben n'avait pas pu le

sauver. Il savait qu'il devrait mettre cette histoire derrière lui,

maintenant, mais les vieilles loyautés avaient plus de mal à mourir

qu'il l'avait imaginé.

— Il y a cependant une question pour laquelle je dois agir, reprit-il

lentement. Withers m'a menacé, aujourd'hui. Il faut que je sache

pourquoi.

Sam le regardait avec des yeux de hibou, sans ciller.

— Withers, encore ? Qu'a-t-il dit?

Ben fronça les sourcils, essayant de se rappeler.

— Simplement que justice avait été faite avec Ned et que je serais

le suivant.

Sam leva les sourcils.

— Ce qui veut dire ?

— Je n'en suis pas sûr.

Sam haussa les épaules.

— Ça ne signifie probablement rien. Withers est fou et il est vrai

qu'il n'est pas un ami de Ned ou de toi, mais il n'est sûrement pas

dangereux.

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— Tu te trompes, dit tranquillement Ben. Il y a des hommes qui ne

font que parler, et il y a ceux qui te donneraient un coup de couteau

dans le dos dans une al lée obscure. Withers est l'un de ces derniers.

Sam s'écarta pour se servir une autre pinte de bière.

— Alors laisse tomber l'affaire, Ben, et tiens-toi loin de lui.

Ben secoua la tête.

— Pas avant de savoir si ses menaces sont creuses ou non.

Sam marqua une pause.

— Je n'aime pas ça, dit-il d'un air obstiné.

— Tu n'as pas à aimer.

— Au moins, ne le provoque pas en lui volant sa maîtresse.

Ben rit.

— Cela pourrait être le moyen de le débusquer, justement.

De nouveau, le désir monta en lui, plus complexe que de la simple

concupiscence. Il voulait Catherine. Il avait tenu son corps consentant

contre le sien et maintenant il la convoitait ardemment. Mais il devrait

être prudent. Il séduirait la jeune donzelle, mais ce serait tout. Toute

autre chose serait de la folie.

Il ramassa sa redingote et la jeta sur son épaule.

— Je suis désolé de ne pas être plus gai ce soir, Sam. Excuse-moi.

Je te verrai demain.

Le visage de son cousin s'éclaira.

— Chez Brooks ?

— Chez Brooks, confirma Ben en souriant.

Il descendit l'escalier, passa le long de la bruyante salle commune qui

sentait la bière et le tabac et sortit sur la place pavée. Il enfila sa

redingote et obliqua vers l'ouest. La marche jusqu'à Saint-James était

longue, mais il avait besoin de s'éclaircir la tête.

De fait, ses pensées furent assez faciles à clarifier. Malgré ce qu'il

avait dit à Sam, il ferait des recherches sur la mort de Ned

Clarencieux. Sa propre survie pouvait en dépendre. Et il poursuivrait

Catherine. Il l'enlèverait à Withers et prendrait le plus grand plaisir à le

faire. Maintenant, tout ce qu'il avait à faire était de la retrouver.

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5.

« Il n'est pas considéré comme convenable pour une jeune fille

d'être seule dehors, pas même lorsqu'elle revient de l'église. »

Mme ELIZA SQUIRE, De la bonne conduite des

dames.

— Catherine ! Il est si délicieux de vous voir, même si je sais que je

n'aurais pas dû faire en sorte de vous rencontrer ici.

Miss Lily St Clare, le visage plissé par l'inquiétude, entraîna son

amie dans le renfoncement d'une boutique, à l'écart des hordes de gens

qui grouillaient sur les trottoirs d'Oxford Street. C'était une autre froide

matinée d'hiver et, même si le soleil se levait, il n'avait pas commencé

à faire fondre la gelée blanche sur les toits de Londres. Le trottoir était

glissant. L'odeur d'un millier de feux au charbon flottait dans l'air

calme.

Catherine répondit à son amie par un grand sourire, en l'enlaçant

avec affection.

— Je voulais vous revoir. Cela fait un siècle ! Ne vous inquiétez

pas, personne ne nous remarquera dans cette foule. Comment

allez-vous, Lily ?

Lily se recula et enfonça les mains dans son manchon doublé de

fourrure. Catherine pensa qu'elle paraissait pâle et transie, mais que ce

n'était pas seulement l'effet du froid. C'était comme si les mois où elle

avait été tenue à l'écart de la société avaient sapé quelque chose en elle.

Sa flamme intérieure s'était éteinte. Il n'y avait pas d'animation sur son

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visage piquant. Elle était aussi bien vêtue que toujours, ses cheveux

noirs apparaissant joliment sous son bonnet, mais son élégance

contrastait fortement avec la souffrance que Catherine percevait en

elle.

— Vous ne semblez pas très heureuse, se risqua-t-elle à dire.

Elle se sentit sotte dès que ces mots eurent franchi ses lèvres.

Comment Lily pourrait-elle être heureuse en travaillant dans une

maison close de Covent Garden ? Elles avaient le même âge, mais à

présent le fossé entre elles paraissait immense. Catherine ne pouvait

même pas commencer à imaginer à quoi ressemblait la vie de son amie,

mais elle savait que Lily St Clare, si bien élevée, n'aurait jamais dû en

arriver là.

Elles avaient été les plus proches des amies depuis l'école jusqu'à

leur première Saison. Lily avait fait un mariage de convention,

épousant un homme riche et titré. Le père de Catherine l'avait fiancée à

lord Withers. Mais soudain l'étoffe de leurs vies parallèles avait

commencé à se déliter avec le mariage malheureux de Lily et sa liaison,

et la situation avait débouché sur la disgrâce de son amie, devenue une

femme déchue, et l'interdiction faite à Catherine de la revoir.

— Je vais assez bien, répondit Lily, sa bouche maquillée s'étirant

en un sourire qui n'atteignit pas ses yeux. Je me fais seulement du souci

pour vous, Catherine. Vous savez qu'il est dangereux pour vous de me

rencontrer. Si quelqu'un vous voyait, ou si votre père apprenait que

vous êtes sortie seule...

Sa voix mourut tandis que Catherine lui pressait la main.

— Il est plus important pour moi que nous puissions toujours nous

voir, dit-elle fermement. En outre, personne ne me remarquera dans

cette cohue.

La foule s'épaississait de seconde en seconde sur le trottoir et

quelqu'un marcha lourdement sur le pied de Catherine, la forçant à

reculer d'un pas.

— Votre chaperon est très négligent, observa Lily en souriant

vraiment, cette fois. Vous êtes très vilaine, vous savez ?

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— Je sais, convint Catherine, mais Maggie est de nouveau

malade—le laudanum, vous voyez—et personne ne prête attention à ce

que je fais. Je suis libre d'aller et venir comme bon me semble.

Lily secoua la tête, mais Catherine n'aurait su dire si c'était à cause

de la condition de Maggie ou de sa conduite. Les gens descendaient du

trottoir pour se répandre dans la rue, maintenant, et Catherine pensa

que lorsqu'elle avait suggéré Oxford Street pour retrouver son amie,

elle n'avait pas prévu la mêlée qu'elles auraient à affronter.

— C'est monstrueusement encombré, aujourd'hui, remarqua-t-elle

en fronçant les sourcils. Nous devrions peut-être aller au café Blake's.

Je n'avais pas vu une foule pareille depuis que papa m'avait emmenée

voir lord Nelson quand j'étais petite ! Que se passe-t-il donc ?

— Il doit y avoir une course de phaétons, répondit Lily. J'avoue que

j'avais très envie de la voir. Lord Hawksmoor a mis M. Lancing au défi

de le battre le long d'Oxford Street, de Newman Street, jusqu'au square

Cavendish et retour.

Elle regarda avec attention le visage de Catherine.

— Allez-vous bien, Catherine ? Vous êtes devenue très pâle. La

foule vous presse-t-elle trop ?

— J'ai froid, c'est tout, affirma Catherine, dont les dents s'étaient

mises à claquer.

Elle ne voulait pas avouer à Lily que la seule mention du nom de Ben

Hawksmoor la faisait frissonner comme si elle avait la fièvre.

— Cela semble être de la folie, ajouta-t-elle. Au nom du Ciel,

qu'est-ce qui a pu les pousser à faire une chose pareille?

— L'amour des paris, répondit sèchement Lily, et de la part de

lord Hawksmoor une indifférence téméraire pour sa vie et sa sécurité.

Oh ! et l'espoir d'en tirer un profit, bien sûr.

— Un profit? Comment cela?

Lily lui toucha le bras.

— Vous voyez ces gentlemen de la presse, là-bas ? Hawksmoor

leur aura déjà vendu l'histoire et, quelle que soit l'issue de la course,

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elle paraîtra convenablement enjolivée dans les gazettes à scandales

de demain.

— Je vois, dit lentement Catherine.

— Et il prendra évidemment une partie des paris.

Catherine s'enfouit plus profondément dans son épaisse

pelisse.

— A vous entendre, vous ne l'appréciez guère.

Une lueur amusée s'alluma dans les yeux bleus de Lily.

— Pas du tout. J'admire son adresse.

Son ton se durcit.

— Ceux d'entre nous qui ont à travailler pour survivre font ce

qu'ils doivent faire.

Catherine détesta le désenchantement qu'elle perçut dans la voix de

son amie. C'était comme si Lily s'en était allée dans un endroit qu'elle

ne pouvait comprendre ; un endroit où elle ne pouvait l'atteindre.

C'était le monde que Ben Hawksmoor habitait aussi, aussi étranger à

Catherine qu'un pays lointain, où des vies étaient marchandées,

achetées et vendues pour survivre. Cette notion lui déplaisait

souverainement.

Néanmoins, elle voulait comprendre. Elle voulait aider Lily si elle le

pouvait. Elle n'avait pas la possibilité de faire quoi que ce soit

directement, certes, mais elle avait eu une idée susceptible d'être utile.

Elle tendit la main.

— Lily, je me demandais...

Elle s'interrompit, se mordant la lèvre.

— Je sais que votre vie actuelle est haïssable pour vous, reprit-elle

vivement, à mi-voix, et je pensais que lorsque ma marraine, lady

Russell, reviendra de ses voyages, nous pourrions peut-être arranger

quelque chose de différent. Vous pourriez peut-être devenir sa dame

de compagnie...

Elle s'arrêta quand Lily lui serra fortement les mains. Il lui sembla

voir des larmes dans les yeux bleus de son amie, mais c'était peut-être

juste le vif vent d'hiver qui les embuait.

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— Oh, Catherine...

La voix de Lily était altérée.

— Je vous aime parce que vous vous préoccupez tellement des

autres, mais vous trouvez toujours des plans si ridicules ! Aucune

dame respectable ne voudrait de moi comme dame de compagnie,

avec ma réputation.

— Mais lady Russell n'est pas respectable, rétorqua Catherine.

Enfin, elle l'est, bien sûr, mais je veux dire qu'elle ne se soucie pas du

tout de l'opinion de la société. Elle vous aime bien, Lily ! Je suis sûre

qu'elle désirerait nous aider.

Lily pinça la bouche.

— Vous êtes toute bonté, Catherine, mais je ne pense pas que cela

servirait.

— Réfléchissez-y, Lily, insista Catherine. J'ignore quand elle sera

de retour à Londres, mais lorsqu'elle reviendra je vous préviendrai.

Elle regarda autour d'elle.

— Maintenant, abandonnons cet événement et allons bavarder chez

Blake's. Je gèle sur place.

— C'est trop tard, dit Lily en secouant la tête. Nous ne pouvons

traverser cette foule. Nous devrons attendre que la course ait

commencé.

Pour Catherine, tout cela se mettait à ressembler étrangement à la

scène de Newgate. Il y avait la même excitation fébrile dans l'air, la

même impatience et la même atmosphère de danger. Elle en avait la

chair de poule sur la nuque et cela la faisait trembler jusqu'aux orteils.

Puis un sifflement traversa la foule comme une mèche allumée et elle

leva les yeux pour voir un léger phaéton écarlate tiré par deux

magnifiques chevaux bais qui se frayait un chemin dans la rue

encombrée.

Soudain, la journée tout entière lui parut plus vive et plus animée. La

masse grouillante des spectateurs se pressait en avant, poussant et

criant. Les bookmakers faisaient monter les paris. Les journaleux

griffonnaient avec empressement dans leurs carnets.

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— Briggs, de Lanchester Square, a prêté le phaéton à lord

Hawksmoor pour la course, chuchota Lily. N'est-il pas beau ?

Catherine ne put répondre. Son regard était fixé sur la silhouette de

Ben Hawksmoor, qui maniait les rênes avec une dextérité très enviée

par les gentlemen qui se trouvaient dans la foule, apparemment. Il riait,

ses dents blanches ressortant dans son visage hâlé, tandis qu'il se

penchait pour serrer les mains de ses admirateurs. Ses yeux noisette

brillaient d'une expression qui coupa le souffle de Catherine, un

mélange de pure excitation et d'intrépidité à vous glacer le sang.

— Jack Lancing fait partie de la bande d'Hawksmoor, continua Lily

en désignant le phaéton vert-jaune qui suivait celui de Ben le long de la

rue.

Elle rit.

— C'est un autre aventurier sans le sou. Dieu sait comment il a

trouvé les moyens de financer son attelage.

Jack Lancing était mince et brun, et visiblement le favori des dames.

Catherine le reconnut comme un des hommes qu'elle avait vus s'ébattre

avec les filles de joie demi-nues à la pendaison de Clarencieux.

— Ils sont tous les deux sans le sou ? demanda-t-elle avec surprise.

Aucun des deux hommes ne paraissait pauvre. Leur véhicule, leurs

chevaux et leur toilette avaient beaucoup de style.

— Complètement démunis, à part ce qu'ils gagnent par leurs

stratagèmes, confirma Lily. Tout cela n'est que du spectacle, Catherine.

L'homme qui devait donner le signal du départ s'avança pour

indiquer que la course allait commencer, mais à ce moment-là un autre

cri retentit. En se retournant, Catherine vit qu'un haut phaéton se

dirigeait vers la ligne de départ, conduit par un gentleman rubicond

qu'elle reconnut tout de suite : le prince régent.

— Sapristi ! s'exclama Lily. C'est une grande faveur, vraiment ! Je

me demande si la foule va acclamer ou huer Son Altesse, aujourd'hui.

Mais les gens étaient visiblement d'humeur joyeuse et des vivats

s'élevèrent. Le prince leva sa cravache en réponse et fit un signe de tête

aux deux concurrents qui lui adressèrent une courbette respectueuse.

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— C'est presque comme si le régent cherchait à profiter de la

popularité de lord Hawksmoor plutôt que l'inverse, murmura

Catherine.

— Elle est certainement plus grande que la sienne, convint Lily

d'un ton ironique. Hawksmoor a besoin de se montrer prudent, ou le

prince pourrait se retourner contre lui parce qu'il est le favori des gens.

Le starter fit signe à la foule de reculer pour laisser de la place aux

attelages. Les spectateurs obéirent en se bousculant joyeusement et,

soudain, Catherine et Lily se retrouvèrent au bord de la chaussée où les

deux phaétons s'alignaient. Il y eut un délai tandis que Jack Lancing

persuadait une dame de lui donner sa jarretière pour lui porter chance.

Il la fixa à sa manche au milieu de l'hilarité générale.

Et puis, brusquement, le phaéton écarlate se trouva à côté d'elles,

avec Ben Hawksmoor assez près pour que Catherine puisse le toucher.

Le trottoir lui sembla vaciller sous ses pieds. Elle avait envie de partir

en courant, mais elle resta immobile, figée surplace. Avec une

impression d'inévitable, elle leva les yeux et rencontra le regard

noisette de Ben. Il la contemplait avec une intensité troublante.

— Catherine ? demanda Lily d'un ton interrogateur, et Catherine

sursauta, détachant son regard de celui de Ben.

Il s'inclina devant Lily en souriant.

— Miss St Clare.

— Lord Hawksmoor.

Lily semblait perturbée, mais pas pour son propre compte. Elle

portait les yeux de Catherine à Ben en fronçant les sourcils.

— Vous connaissez-vous ? Je ne pensais pas...

Ben se tourna vers Catherine. Son sourire s'était fait plus chaud,

assez intime pour lui contracter l'estomac.

— Madame...

Il y avait une très légère question dans sa voix. Catherine s'avisa

qu'il devait penser que, comme toutes les dames excitées de la foule,

elle était venue voir la course.

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— J'ignorais que vous seriez là, lâcha-t-elle vivement, en

rougissant de sa gaucherie. Je veux dire, je ne suis pas venue

spécialement pour vous voir...

C'était encore pire. Elle se sentait devenir de plus en plus échauffée

en voyant l'amusement qui brillait dans les yeux de Ben Hawksmoor. Il

avait donné les rênes à son palefrenier et il sauta sur le trottoir à côté

d'elle. Il lui prit la main et la tira un peu à l'écart, ignorant les cris de la

foule qui réclamait que la course commence.

— Je suis peiné d'apprendre que vous n'avez pas cherché à me

rencontrer, murmura-t-il, une pointe d'humour dans la voix, alors que

j'irais bien plus loin qu'Oxford Street pour vous revoir, Catherine.

Elle ferma les yeux une seconde contre le trouble puissant qui

s'emparait d'elle. Il avait la voix la plus séduisante qu'elle avait jamais

entendue, lisse, veloutée et terriblement charmeuse. Pendant un

moment, elle se sentit à la dérive et cela l'effraya.

Elle se ressaisit.

— J'en doute, dit-elle en regardant la foule autour d'elle. Vous

n'avez sûrement pas besoin de mon approbation quand vous avez tout

ceci.

Ben pivota de telle sorte que ses larges épaules cachent les gens. Sa

présence physique était si forte que Catherine en eut légèrement le

tournis. Elle avait toute son attention, maintenant. La course, la foule,

le régent lui-même ne comptaient plus. Ils auraient pu être seuls.

— Vous vous trompez, dit-il doucement. Vous êtes la seule

personne qui m'intéresse ici, Catherine.

L'esprit de Catherine se vida complètement. Elle avait peu

d'expérience du badinage ou de ce genre de jeu et elle savait que c'était

ce à quoi il se livrait. Il en était certainement ainsi. Il ne pouvait pas être

sincère.

— C'est absurde, dit-elle.

Il sourit de nouveau et le coin de ses yeux se plissa, d'une manière

qui fit voleter l'estomac de Catherine.

— Vous ne voulez pas badiner avec moi ? demanda- t-il.

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Elle prit une grande inspiration.

— Non.

— Dommage. Mais je pensais ce que j'ai dit.

Catherine s'avisa qu'il tenait toujours sa main. Elle tenta

de se libérer, mais il refusa de la lâcher. Il passait son pouce sur le dos

de sa main en petites caresses très perturbantes. Elle sentait

l'insistance de son toucher à travers l'étoffe de son gant.

— Vous êtes venue ici pour me voir, n'est-ce pas ? murmura-t-il.

Elle leva vivement les yeux vers son regard noisette, rieur.

— Vous avez une très haute opinion de vous-même,

rétorqua-t-elle.

Il lui décocha un demi-sourire un peu triste et son cœur se retourna.

— Croyez-vous?

Elle vit son sourire s'évanouir et une autre émotion très différente,

plus troublante, prit sa place. Puis quelqu'un lui donna un coup de

coude dans les côtes et elle prit conscience qu'ils étaient entourés par

une foule de plus en plus agitée. Elle se força à détourner les yeux de

la requête si attirante qui se lisait dans ceux de Ben.

— Vous faites attendre Son Altesse, remarqua-t-elle.

Il sourit largement.

— Cela en vaut la peine.

— Vous prenez trop de risques.

— Toujours.

Il lui dédia ce sourire éclatant et dangereux qui le caractérisait, lui

lâcha la main et remonta sur le siège du phaéton. La foule poussa des

vivats ironiques.

— Un baiser pour vous porter chance ! cria quelqu'un.

Ben se pencha. Ses doigts gantés touchèrent la joue de Catherine.

— Puis-je?

Elle distingua à peine ses mots par-dessus le grondement de son

pouls, mais elle dut émettre un son, car il lui releva le menton et ses

lèvres frôlèrent les siennes, légèrement, en une pression brève mais

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insistante. Sa peau était froide et avait un goût de grand air, et l'esprit

de Catherine s'emballa.

— Merci, dit-il.

Elle ouvrit les yeux et vit l'éclat de triomphe dans les siens.

Le ciel d'hiver était trop brillant. La lumière lui faisait mal aux yeux.

Elle se sentait ébranlée. La foule cria son approbation.

Le starter abaissa son drapeau ; des sabots résonnèrent sur les pavés et

la course commença.

— Juste Ciel ! fit Lily en saisissant le bras de Catherine pour

attirer son attention. Qu'était-ce que cela?

De l'autre côté de la rue, Catherine aperçut soudain lord Withers dans

la foule. Il entourait d'un bras une femme qu'elle ne reconnut pas. Par

chance, il regardait dans l'autre direction. Elle poussa une

exclamation étouffée et partit en hâte le long du trottoir, Lily surprise

s'empressant de la suivre.

— Catherine...

— Withers, dit Catherine en soufflant, et en se ruant dans le café

Blake's. Avec une femme.

— Emily Spraggett, confirma Lily. Je les ai vus. C'est une vieille

catin toute décatie. Je suis désolée, Catherine.

— Ne le soyez pas.

Catherine s'affala sur un siège loin de la fenêtre. Elle soupira.

— Ce n'est pas comme si je tenais à lui. Et cela ne me surprend

pas.

Lily fronçait les sourcils.

— Voilà qui me chagrine aussi, dit-elle. Il ne vous reste pas

beaucoup d'illusions, n'est-ce pas?

Un serveur leur apporta du chocolat chaud et Lily le remercia d'un

sourire. Catherine remua lentement son chocolat, la tête basse. Elle

connaissait son amie. Dans un moment, Lily allait se mettre à poser

des questions embarrassantes.

— Catherine, déclara-t-elle en effet, avez-vous déjà rencontré

lord Hawksmoor?

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— Oui. Nous nous sommes rencontrés à la pendaison de Ned

Clarencieux il y a quelques jours.

Lily fut distraite un instant.

— Une pendaison ? Au nom du Ciel, qu'y faisiez- vous?

— Papa a insisté pour que j'y assiste. Sir James Mather, la victime

de Clarencieux, était l'un de mes fondés de pouvoir.

— Je m'en souviens.

Lily fixa Catherine d'un regard sérieux.

— Ainsi, vous avez rencontré lord Hawksmoor là-bas. Comment

est-ce arrivé ? Je n'imagine pas votre papa vous le présentant.

— Lord Hawksmoor, hum...

Catherine hésita, sentant le sang lui brûler les joues à ce souvenir.

— John s'est enfui dans la foule et je suis allée le chercher. Je ne

m'étais pas rendu compte que ce serait si dangereux. Lord

Hawksmoor est venu à mon secours.

Les sourcils de Lily se haussèrent jusqu'à la racine de ses cheveux.

— Il est venu à votre secours ?

— Oui.

— Juste Ciel, répéta Lily, faiblement. Comme cela ne lui

ressemble pas. Et cette précédente rencontre était

suffisante pour que vous lui permettiez de vous séduire en pleine rue ?

Catherine s'empourpra de plus belle.

— Il ne m'a pas séduite !

— Pardonnez-moi de vous contredire, déclara sèchement Lily,

mais c'est exactement ce qu'il a fait, Catherine. De fait, vous n'auriez

pas pu faire quelque chose de plus dangereux si vous aviez mis le feu à

un baril de poudre !

Catherine se mordit la lèvre.

— Je n'ai pas badiné avec lui.

— Pour une débutante, le seul fait de parler à Ben Hawksmoor est

une idée vraiment imprudente.

— Il ne sait pas que je suis une débutante, objecta Catherine au bout

d'un moment. Il ne connaît pas mon nom de famille. Je crois qu'il me

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prend pour une demi-mondaine. A mon avis, il s'est dit qu'une jeune

fille bien élevée n'assisterait pas à une pendaison, et pour être honnête

c'est exactement le cas. En outre, lord Withers m'a appelée par mon

prénom avec un certain manque de respect, et nous avons vu à l'instant

quelle compagnie il fréquente. Qui pourrait blâmer lord Hawksmoor

d'avoir eu une fausse impression de moi ?

— Et maintenant, il vous a vue avec moi, et ses soupçons que vous

êtes une courtisane seront confirmés.

Lily grogna et se prit la tête dans les mains.

— Oh, mon Dieu, Catherine. Pas étonnant qu'il ait jugé anodin de

vous embrasser dans la rue !

Catherine ne répondit pas tout de suite. Pour elle, cela n'avait pas été

anodin. Oh ! elle savait que ce baiser avait été donné pour le spectacle,

et rien d'autre. Elle était consciente que cela faisait partie du charme de

Ben Hawksmoor, de la légende qu'il entretenait. Elle devrait se sentir

utilisée. Si cela n'avait pas été elle, cela aurait été une autre jolie fille

dans la foule.

Et cependant, le souvenir de ce qui s'était passé à Newgate l'habitait

toujours, la troublant. Elle avait pensé alors qu'elle comprenait Ben

Hawksmoor, toutes ses haines, ses peurs et ses aspirations. Elle s'était

sentie si proche de lui. Et elle ne pouvait se débarrasser de ce sentiment,

même si au fond de son cœur elle savait qu'il devait être erroné.

Un moment, dans la rue, elle avait même pensé qu'elle serait

peut-être capable d'aller le trouver et de lui confier la vérité au sujet de

Maggie — pouvant ainsi lui rendre le portrait de Clarencieux sans

avoir besoin de le tromper. Mais son bon sens l'avait emporté. Pour le

bien de sa belle-mère, elle devait être très prudente. Elle ne pouvait

faire confiance à cet homme, quoi qu'elle ressente.

— Je sais que ce baiser ne signifiait rien, dit-elle. Nul doute qu'il

m'aura oubliée tout de suite après.

Lily secoua la tête.

— Je ne pense pas. Avez-vous vu son expression pendant qu'il

vous regardait ?

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Elle reposa brusquement sa cuillère.

— Peut-être vaudrait-il mieux que vous ne l'ayez pas remarquée.

Ben Hawksmoor vous veut. Et en général, ce qu'il veut, il le prend.

Catherine se mordit la lèvre.

— Vous dites des sottises. Avec lady Paris de Moine pour

maîtresse, il ne s'intéresserait jamais à moi.

Lily fronça les sourcils.

— Vous ne comprenez rien. Je suis certaine que lord Hawksmoor

et lady Paris n'ont rien de plus qu'un arrangement d'affaires. Je le

suspecte depuis un certain temps. Il l'escorte en ville et elle paraît à

son avantage à son bras, mais c'est tout ce qu'il y a entre eux.

— Je ne comprends pas, dit Catherine.

— C'est exactement ce que je viens de dire.

Lily paraissait irritée.

— Jouer à des jeux dont vous n'avez aucune idée des règles vous

dépasse complètement.

Elle soupira.

— En tout cas, s'il demande après vous, je devrai simplement dire

que je ne vous connais pas.

Catherine avala son chocolat qui refroidissait.

— S'il demande après moi?

— Au lupanar. Si j'étais lui, ce serait le premier endroit où j'irais

vous chercher.

La bouche de Catherine s'assécha.

— Je n'avais pas songé à cela.

Lily posa quelques pièces sur la table.

— Ce qui est précisément ce que j'essaye de vous dire.

Elle se leva.

— Venez. Je vais vous appeler un fiacre avant que vous ne vous

mettiez dans d'autres ennuis.

Dans la rue, les spectateurs s'étaient déplacés vers la ligne d'arrivée.

Les caniveaux étaient pleins de gazettes à scandales qui s'agitaient

dans le vent froid. Catherine étreignit Lily et monta dans le fiacre.

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— Ecrivez-moi ! lança-t-elle par la fenêtre.

La voiture s'ébranla et Lily agita la main, mais soudain Catherine eut

l'impression étrange que son amie lui échappait de nouveau, pour

retourner à la vie sordide qu'elle avait quittée quelques heures.

La maison de Guilford Street était très silencieuse quand elle rentra.

Tench confirma que lady Fenton dormait et que sir Alfred était à son

club. Catherine prit un livre et se pelotonna dans un fauteuil de la

bibliothèque. Elle n'avait pas d'engagements cet après-midi-là, même

si Withers devait dîner avec eux à 19 heures avant qu'ils se rendent

tous à l'opéra. Nul doute qu'il était avec sa maîtresse, en ce moment.

Elle posa son livre sur ses genoux et songea à son avenir comme

épouse de lord Withers, et au sien comme mari infidèle. Pourquoi la vie

était-elle si défavorable à la femme dans une telle situation ? Cela

semblait si impitoyable. Elle pensa à Lily, cherchant à se consoler avec

son amant et en payant le prix ultime, et cela orienta inévitablement ses

pensées vers Ben Hawksmoor et le charme suave de son baiser.

Deux heures plus tard, Tench frappa à la porte et apporta un bout de

papier sur son plateau en argent.

— Un message, miss Fenton, dit-il de façon superflue.

Catherine déplia la feuille. Le message était bref.

« Il est venu vous demander. Je vous avais dit qu'il le ferait.

» Soyez prudente. L.

» PS. Il a gagné la course. »

Après cela, Catherine fut dans l'impossibilité de se concentrer durant

le dîner et l'interminable opéra qui suivit. Et alors qu'elle se tournait et

se retournait dans son lit, plus tard, elle aurait même été prête à prendre

du laudanum à Maggie pour écarter le souvenir troublant du baiser de

Ben Hawksmoor de son esprit.

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6.

— Que puis-je faire pour vous, lord Hawksmoor?

Ben était assis face au bureau du détective le plus habile

et le plus discret de tout Londres. Ses locaux étaient situés au dernier

étage d'un haut bâtiment dans le quartier des quais et, en cet

après-midi de janvier, la pièce était éclairée à la bougie, même s'il

était juste un peu plus de 14 heures.

Un feu crépitait dans la cheminée et Ben s'était vu offrir une tasse du

meilleur café qu'il avait jamais bu, riche et onctueux. Cela justifiait en

soi les honoraires de Bradshaw, à son avis.

— J'ai besoin que vous vous renseigniez pour moi sur quelqu'un,

répondit-il.

Tom Bradshaw inclina la tête.

— Bien sûr. Qui?

— Lord Algernon Withers.

Ben hésita.

— Pour être plus précis, je voudrais que vous découvriez quelle

relation il avait — s'il en avait une — avec Edward Clarencieux, et

quel grief éventuel il a contre moi. Il m'a menacé et j'ai besoin de

savoir si ses menaces sont réelles ou non.

Le premier instinct de Ben avait été de faire lui-même des recherches

sur Withers, mais dans des cas comme celui-ci sa notoriété était plus

un inconvénient qu'un avantage. S'il commençait à poser des

questions, cela piquerait la curiosité. Withers en entendrait parler et

Ben ne réussirait qu'à le mettre sur ses gardes.

Bradshaw prenait des notes. Sa plume s'arrêta un instant.

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— Withers, dit-il pensivement. Je vois.

Il griffonna quelques vagues dessins sur la feuille.

— Je suppose que vous ne connaissez pas de relations entre

Clarencieux et Withers, pour l'instant.

— Aucune.

Ben changea de position.

— Mais si je devais faire des spéculations, je dirais que cela doit

avoir quelque chose à voir avec de l'argent ou des femmes.

— Voilà qui réduit peu le champ d'investigation, fit remarquer

Bradshaw.

— Je suppose, dit Ben. De la même manière, il n'y a pas de relation

évidente entre Withers et moi-même, à part que je convoite sa

maîtresse.

Et il convoitait tellement Catherine qu'il avait été tenté de demander

au détective de la trouver, par-dessus le marché. Lorsqu'il l'avait vue

avec Lily St Clare dans Oxford Street ce matin-là, l'excitation qui

courait déjà dans son sang à la perspective de la course avait atteint des

sommets. Il aurait volontiers accordé la victoire par forfait à Lancing

pour emmener Catherine sur-le-champ et lui faire l'amour.

Un baiser n'avait pas été suffisant à son goût. Plus tard, il s'était

rendu au lupanar de qualité où travaillait miss St Clare, certain qu'il

pourrait la persuader de lui donner le nom et l'adresse de Catherine.

Mais miss St Clare s'était montrée étonnamment réticente, résistant

autant à la persuasion qu'à l'offre d'argent, ce qui était peu courant.

Aussi se trouvait-il toujours dans une impasse, et il brûlait d'autant plus

de posséder Catherine.

Bradshaw avait réprimé un sourire à ses mots.

— Des hommes sont morts pour moins que cela, dit-il. Vous ne

connaissez pas d'autre lien entre lord Withers et vous-même ?

— Non.

— L'armée, peut-être?

— Il n'a pas servi, à ma connaissance.

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Ben réfléchit que sa carrière dans l'armée avait été jonchée de

décisions difficiles à prendre. Si Withers lui en voulait à cause de l'une

d'elles, il saurait à peine par où commencer.

— Alors depuis votre retour en ville ?

— Je l'ai tondu aux cartes quelquefois, répondit Ben, mais si tous

les hommes à qui j'ai pris de l'argent voulaient ma mort, je serais froid

dans ma tombe, à cette heure.

Le sourire du détective s'élargit. Il se leva.

— Laissez cette affaire entre mes mains, milord. Je prendrai

contact avec vous quand j'aurai des informations à vous fournir.

Ils se serrèrent la main et Ben sortit du bureau, puis descendit l'étroit

escalier de bois qui conduisait à la rue. Le vent était plus frais,

maintenant, et semblait annoncer de la neige pour bientôt, mais malgré

le froid Ben tourna impulsivement vers les quais au lieu d'aller se

mettre au chaud dans une taverne.

La Tamise était en partie gelée, mais les débardeurs travaillaient

encore et le vacarme des marchandises débarquées et embarquées

résonnait par-dessus le bruit des mâts qui cliquetaient dans le vent. Ben

s'appuya au mur qui bordait le fleuve et regarda vers l'autre berge.

Il avait grandi dans ce dédale de ruelles, sa mère et lui occupant une

pièce sombre au sous-sol d'une de ces maisons. Il la revit, le visage gris

d'épuisement, les mains rouges des lessives qu'elle faisait pour gagner

de quoi vivre. En hiver, les murs de leur logement ruisselaient

d'humidité. En été, la puanteur des corps pourrissants était atroce,

tandis que la fièvre se propageait à travers les maisons serrées les unes

contre les autres et emportait tout le monde sauf les plus forts.

Il était fort. Il avait survécu. Sa mère aussi, quelque temps. Mais

finalement le froid constant, le dur labeur et la maladie l'avaient

emportée aussi et il n'avait rien pu faire. La pauvreté l'avait usée et

vaincue. Maintenant encore, y penser lui glaçait le sang. Il savait qu'il

ne pourrait jamais, jamais, laisser la misère le toucher de nouveau.

Ben mit les mains dans ses poches et marcha lentement le long du

quai. Un groupe d'enfants en haillons s'arrêtèrent dans leur jeu au coin

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de la rue pour l'observer, se déployant derrière lui telle une meute de

loups tandis qu'il avançait. Il savait ce qui allait se passer. Il était

dangereux pour un homme riche de marcher seul dans l'ombre des

docks, et pour ces enfants, il paraissait plus riche que leurs rêves les

plus fous. Alors l'un d'eux le heurterait et lui volerait son portefeuille,

ou bien ils le mettraient à terre et lui tomberaient dessus comme des

vautours, lui prenant ses habits.

Il était bien placé pour le savoir. Il avait fait la même chose tant de

fois, par le passé.

Il pivota abruptement pour leur faire face, voyant l'expression

agressive et méfiante des jeunes visages tournés vers lui. Puis une lueur

de reconnaissance s'alluma dans les yeux du meneur et soudain ils se

pressèrent près de lui avec adoration.

— C'est lui ! Le célèbre gentleman... Hawksmoor... L'un des nôtres.

L'un des nôtres... Celui qui s'était échappé...

Sa mère avait souhaité qu'il ouvre des orphelinats pour les enfants

pauvres lorsqu'il toucherait son héritage. Elle avait su des projets si

charitables. Et il l'avait déçue. Il n'avait rien fait pour ceux qu'il avait

laissés derrière lui.

Et, bien sûr, il n'avait jamais été vraiment l'un d'eux. Il était le fils

d'un lord. Ses oncles Hawksmoor, décidés à faire leur devoir de

chrétiens même envers un bâtard, l'avaient extirpé des ténèbres de son

enfance, envoyé à l'école et lui avaient rendu sa place dans la société.

Cela aurait été un conte de fées si cela ne lui avait pas fait tant de mal.

Il ne s'était jamais adapté à la vie à Harrow. C'était bien trop tard.

Les autres garçons, suivant l'exemple de son père, l'avaient conspué à

cause de sa naissance. Il s'était enfui. Les oncles l'avaient retrouvé et

ramené. Il avait refusé d'aller à Oxford ou à Cambridge. Finalement,

ses bienfaiteurs lui avaient acheté une charge d'officier et pendant un

certain temps cela avait paru résoudre les problèmes de tout le monde,

tandis qu'il essayait de tout son cœur de se faire mer sur le champ de

bataille.

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Puis son père était mort, probablement étouffé par la haine qui avait

été sa compagne toute sa vie, et Ben était rentré pour réclamer le titre

de baron d'Hawksmoor lors d'un procès qui avait fait scandale. Il avait

gagné, obtenu le titre et un manoir délabré dans le Yorkshire qu'il

n'avait jamais visité, mais dont il avait soutiré tout l'argent qu'il avait

pu. Il avait restauré la réputation de sa mère, prouvé sa légitimité

d'épouse, mais en fin de compte elle était morte quand même.

Il savait qu'il ne serait jamais réellement accepté par la haute société

à cause de son enfance scandaleuse, mais pour le moment le régent lui

accordait ses faveurs et la populace l'aimait. Alors, il prendrait ce qui

lui était offert, s'en servirait et gagnerait assez d'argent pour se

préserver un avenir, s'était-il dit.

C'était ainsi qu'il serrait la main des gens qui se rassemblaient autour

de lui. esquivait les ciseaux qu'ils brandissaient pour couper une mèche

de ses cheveux en souvenir, et signait les bouts de papier qu'ils lui

tendaient pour avoir un autographe — même s'il savait qu'ils ne

pouvaient pas lire son nom et revendraient probablement la « relique »

pour quelques pennies. Cela ne l'ennuyait pas. Il aurait fait la même

chose lui-même.

Quoi qu'il en soit, il ne regretta pas de voir disparaître l'allée de

l'Ange derrière lui et se repentit de s'être laissé ramener ici sur une

impulsion. Il n'était pas de cet endroit. Il n'était de nulle part. Et il devait

gagner sa vie puisque son père avait dilapidé la fortune familiale et

l'avait laissé sans un sou.

C'était le moment de rejoindre les tables de jeu.

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7.

La maison de Guilford était tranquille, ce soir-là, mais il y régnait la

paix inconfortable que Catherine avait appris à attendre depuis quelque

temps.

Son père était sorti et Maggie, qui s'était de nouveau montrée

bouleversée au dîner, avait été calmée avec du laudanum au point

qu'elle ne savait plus si c'était le jour ou la nuit, et s'en souciait encore

moins.

Il y avait peu d'invitations sur la cheminée du salon, car la ville était

calme durant les mois d'hiver, avant le début de la Saison. Néanmoins,

Catherine aurait apprécié la distraction d'une sortie au théâtre ou d'une

petite soirée avec des amis. Mais avec son chaperon plongé dans un

sommeil drogué, elle ne pouvait aller nulle part et avait déjà lu tous les

livres qu'elle avait pris à la bibliothèque itinérante la veille.

Alors qu'elle se préparait mollement à se mettre au ht, on frappa à la

porte de sa chambre et elle se tourna pour voir entrer Alice, la soubrette

de Maggie. La servante avait un visage en lame de couteau et les

manières qui allaient avec. Sir Alfred l'avait engagée au début de son

mariage avec Maggie, et Catherine se demandait si son père avait

toujours été au courant des tendances frivoles de sa femme, et lui avait

adjoint ce chien de garde pour la surveiller.

Toutefois, la gentillesse et l'insouciance de Maggie avaient charmé

Alice, aussi, et au bout de six mois elle mangeait dans la main de sa

nouvelle maîtresse. A présent, elle lui était farouchement loyale et

Catherine pouvait dire à son expression acide qu'elle était également

très inquiète.

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— Madame a des ennuis, annonça-t-elle de but en blanc.

Elle s'avança dans la pièce et ferma la porte derrière elle.

— Elle est sortie il y a plus d'une heure, dès que votre père a quitté

la maison, miss Catherine.

Catherine la regarda fixement.

— Mais c'est impossible ! Elle était malade —je pensais qu'elle

avait pris du laudanum...

Alice secoua la tête. Ses mains s'agitaient dans les plis de sa robe,

triturant l'étoffe.

— Parfois, elle ne le boit pas. Elle fait semblant...

La soubrette détourna les yeux.

— J'étais assise avec elle, mais elle m'a envoyée dans la cuisine lui

chercher une tasse de chocolat. Je ne suis partie qu'un moment, et elle

en a profité pour disparaître !

Sa voix vacilla, très près d'échapper à son contrôle, et elle inspira.

— Elle a dit au valet Jeremy qu'elle allait chez Crockford's !

Catherine secoua légèrement la tête, perplexe.

— Crockford's?

Alice la regarda avec de grands yeux.

— Dieu vous bénisse, miss, je ne m'attendais pas à ce que vous

connaissiez cet endroit. Ce n'est pas le genre de lieu où se rend une

jeune dame de qualité. On l'appelle le Pandémonium...

— Le cercle de jeu de Piccadilly, dit Catherine en se souvenant.

J'en ai entendu parler.

Alice hocha la tête.

— Madame y va pour jouer. Et elle joue gros. Elle n'a pas d'argent,

mais elle jouerait ses propres vêtements quand elle est dans cet état-là.

Catherine pressa ses doigts sur ses tempes.

— Mon père...

— Il est allé voir sa coqueluche à Chelsea, en vous demandant

pardon, miss.

La soubrette prit soudain un air fuyant.

— Il ne doit rien savoir de cela. Il la répudierait !

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— Oui, dit lentement Catherine. Je pense qu'il le ferait

probablement.

Elle laissa tomber ses mains sur ses côtés. Son père était avec une

maîtresse à Chelsea et sa belle-mère jouait gros dans le tripot à la plus

mauvaise réputation de Londres. Un moment, le désespoir la

submergea. Mais elle ne pouvait pas écarter l'affaire d'un haussement

d'épaules comme si cela ne la concernait pas. Elle avait un devoir de

loyauté envers la pauvre et frêle Maggie, et un besoin désespéré de

garder rassemblés les lambeaux épars de sa famille.

— Eh bien, déclara-t-elle, il faut que nous tirions lady Fenton de

là. Je vais y aller. Vous feriez mieux de m'accompagner, Alice.

Apportez-moi ma cape.

La soubrette la fixa pendant un long moment, mais elle ne protesta

pas.

— Vous ne pouvez pas aller au Pandémonium vêtue comme cela,

dit-elle enfin. Il vous faut un masque et un domino.

Catherine mesura alors jusqu'à quel point la duplicité de Maggie

avait formé ses domestiques à l'art de la duperie, et son estomac se

crispa douloureusement.

Alice s'efforçait de se montrer pratique.

— Personne ne doit voir votre visage, miss Catherine, ou vous

serez perdue. Madame a plusieurs tenues que vous pouvez emprunter.

Je vais les chercher.

Soudain, son visage se défit de peur alors qu'elle prenait conscience

de ce qu'elle demandait.

— Oh, miss, vous ne pouvez pas vous rendre là-bas, pas vous, une

jeune dame...

— Si, je le peux, coupa Catherine. Il faut que quelqu'un y aille.

Allez chercher le domino.

Elle tremblait de nervosité. Une hésitation ou une maladresse de la

part des domestiques, et elle savait qu'elle serait perdue.

— Demandez à Jeremy d'appeler un fiacre. Il doit venir avec nous,

aussi, pour nous protéger.

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Tandis qu'Alice s'esquivait pour aller chercher un domino de

Maggie, Catherine se tint devant sa psyché et fixa son reflet avec une

sorte de désespoir horrifié. Elle savait qu'il n'y avait personne d'autre

pour sauver Maggie. Si elle n'agissait pas, sa belle-mère perdrait

probablement une énorme fortune au jeu, ou causerait un scandale si

terrible que sir Alfred serait obligé de divorcer d'elle. Cela plongerait la

famille dans une telle abomination qu'ils ne s'en remettraient jamais.

Elle pensa à John et à la petite Mirabelle dans la nurserie. A la façon

dont tournaient les choses, Mirabelle risquait fort de ne jamais

connaître la chaleur de l'amour de sa mère. Catherine se rappela la

manière dont sa propre mère la prenait dans ses bras, la réconfortait et

la protégeait du monde, et une grosse boule se forma dans sa gorge.

— Voilà...

Alice lui mit dans les mains un domino bleu nuit. Catherine l'enfila

par-dessus sa tête et l'étoffe glissa sur sa robe, la transformant

immédiatement d'une jeune fille vêtue d'une robe modestement coupée

en une sirène nimbée de soie miroitante. Elle contempla son image,

perplexe.

Alice lui attachait le masque, à présent, et Catherine vit une

étrangère lui rendre son regard dans le miroir, une étrangère

enveloppée de secrets, dont l'expression était énigmatique derrière le

loup de velours noir. Elle enfila ses gants et remonta la capuche du

domino autour de son visage. Elle savait qu'elle devait partir avant de

perdre courage.

La nuit était obscure et pleine de brouillard. Le temps était devenu

glacial dans l'après-midi, avec un brouillard givrant qui enveloppait

toute la ville de Londres dans son linceul blanc. Il n'était pas possible

d'aller vite. Le brouillard se mouvait et formait des volutes pâles au ras

du sol tandis que le fiacre avançait lentement dans les rues.

Ce n'était pas une nuit pour être dehors. De temps à autre, Catherine

apercevait un rai de lumière derrière des volets fermés. Elle brûlait

d'ordonner au cocher de faire demi-tour et de la ramener chez elle, mais

elle gardait les lèvres fermement serrées. Elle avait froid, se sentait

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ébranlée et seule. Le visage d'Alice était dans l'ombre. Le valet Jeremy

remuait nerveusement et se raclait si souvent la gorge que Catherine

avait envie de lui ordonner vertement de se taire. Mais elle avait besoin

d'eux. Ils étaient les deux seules personnes qui pouvaient l'aider.

Le fiacre s'arrêta dans un sursaut et les domestiques descendirent.

Jeremy tendit la main pour aider Catherine à sortir de la voiture.

— Attendez ici, dit-elle en résistant à l'envie de s'accrocher à la main

du valet comme à une bouée dans une mer démontée.

Elle avait les dents qui claquaient de froid et de nervosité. Devant

elle, les lumières du tripot brillaient à travers le brouillard. Elle pouvait

voir un énorme candélabre, dans le vestibule, qui semblait l'appeler.

Elle rassembla les plis de son domino dans une main et monta

rapidement les marches jusqu'à la porte.

Le sac de pièces d'or qu'elle avait pris dans le tiroir du bureau de son

père pesait dans sa poche et cognait contre son genou. Elle n'avait

aucune idée de la façon dont les règles des tripots fonctionnaient, mais

si Maggie avait de grosses dettes, elle serait peut-être obligée de payer

pour la sortir de là.

Un valet en livrée s'inclina devant elle et elle franchit la porte pour

entrer dans le vestibule. Elle n'aurait su dire à quoi elle s'attendait, mais

ce n'était pas à cette splendeur opulente. Elle avait l'impression de

pénétrer dans la demeure aristocratique la plus richement meublée de

Londres.

Un autre valet en livrée lui ouvrit une porte au fond du vestibule et

elle resta figée sur le seuil un moment pour contempler la salle devant

elle. Elle était garnie d'un tapis rouge si épais et si moelleux qu'il

s'enfonçait sous ses pantoufles. Elle s'avança. Au centre de la pièce se

dressait une grande table de jeu en acajou, recouverte de feutre vert, un

cornet et des dés posés de manière tentante au milieu. Un croupier,

aussi élégamment vêtu qu'un valet de grande maison, se penchait en

avant et poussait les jetons vers une femme assise juste en face de

Catherine.

C'était Maggie Fenton.

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Personne ne leva les yeux quand Catherine s'approcha. Personne ne

regarda dans sa direction. La pièce était très tranquille, et habitée d'un

silence étrangement intense que Catherine comprit tout de suite. Jouer

était si important, ici, que cela ne tolérait aucune interruption. Elle

imagina que si la maison prenait feu, les joueurs insisteraient pour finir

leur partie.

Maggie ne la vit pas avant qu'elle s'avance encore et lui touche le

bras. Alors, elle sursauta comme un chat effrayé. Il y avait un éclat

fiévreux dans ses yeux et ses doigts tremblaient.

— Catherine!

— Bonsoir, Maggie.

Soudain, Catherine sentit qu'elle perdait complètement pied.

Comment allait-elle convaincre sa belle-mère de partir de son plein gré,

alors que l'expression de son visage était aussi fervente que celle du

joueur le plus endurci ?

— Vous êtes venue me ramener à la maison, dit Maggie.

Sa lèvre inférieure trembla comme celle de John quand il était puni.

— Vous ne pouvez pas. Regardez !

Elle désigna la pile de jetons.

— Je gagne!

— Maggie..., insista Catherine, sans espoir.

Sa belle-mère se détourna comme pour se protéger d'elle.

Il y avait une seule autre joueuse à la table, une femme blonde parée

de satin blanc et de diamants. Catherine la reconnut d'après les images

à un penny comme lady Paris de Moine et son cœur chavira, car si Paris

était là, Ben Hawksmoor y serait sûrement aussi.

Elle se demanda pourquoi il ne lui était pas venu à l'idée qu'elle

pourrait rencontrer Ben dans le cercle de jeu le plus huppé de Londres.

Où pourrait-il être, sinon dans le lit de Paris? Mais quand elle était

partie, son inquiétude pour Maggie lui avait fait oublier tout le reste.

Les croquis au crayon étaient loin de rendre justice à la beauté

scintillante de la courtisane. Il était difficile de ne pas la fixer, car des

bijoux tombaient en cascade de ses cheveux pour orner une poitrine

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renversante qui débordait presque de son bustier, mais était néanmoins

mystérieusement tenue en place. Catherine admira en elle-même

l'ingéniosité du dispositif, et se prit à espérer que le corset de Paris fût

horriblement inconfortable.

Paris l'observait, et rit en prenant le cornet à dés. Elle garda son dur

regard bleu fixé avec dédain sur la jeune fille, et celle-ci se sentit rougir

sous ce regard méprisant.

— Votre petite amie ne nous approuve pas, Maggie, dit

Paris d'une voix voilée, terriblement charmeuse. Qu'est-elle donc ?

Une méthodiste ? Vous ne devriez pas inviter des enfants à venir vous

voir jouer.

— Elle n'est pas mon amie, Paris, riposta Maggie avec pétulance.

Elle se tourna vivement vers Catherine.

— Rentrez à la maison, Catherine. Ce n'est pas un endroit pour

vous.

Catherine haussa le menton.

— Vous allez rentrer avec moi.

— Non!

Paris obtint deux quatre et parut dégoûtée. Maggie attrapa le godet.

Ses mains tremblaient et les dés roulèrent à travers la table, s'arrêtant

sur deux un. Elle grogna.

— Des as, dit Paris en souriant. Cette fille vous porte la guigne,

Maggie. Renvoyez-la.

Elle fit un signe de tête et le croupier poussa la pile de jetons de

Maggie vers elle. Maggie poussa des lamentations et voulut les

retenir.

— Combien ? demanda Catherine. Combien vous doit- elle?

Paris la regarda de haut.

— Seulement mille guinées. Une broutille.

Elle porta les yeux sur Maggie.

— Payez ou jouez, Maggie.

Elle bâilla et haussa une épaule à la rondeur voluptueuse.

— Cela m'est égal.

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— Maggie..., insista Catherine, en tirant sur le bras de sa

belle-mère d'un geste de plus en plus désespéré.

Mille guinées étaient déjà perdues, et elle ignorait comment

empêcher Maggie de perdre plus.

Cette dernière saisit un pli du domino de Catherine et l'attira à elle.

— Ecoutez, petite sotte, lui siffla-t-elle au visage. Je n'ai pas

d'argent. Je suis obligée de jouer. Il faut que je regagne ce que j'ai

perdu !

Paris bâilla de nouveau et se mit à empiler nonchalamment les jetons.

— Décidez-vous, mesdames.

Elle riva de nouveau ses brillants yeux bleus sur Catherine et sourit.

— Qu'en est-il de vous, petite miss Mystère ? Avez-vous de

l'argent?

Catherine tira le sac de velours rouge de sa poche et le posa sèchement

sur la table. Il produisit un bruit lourd, très satisfaisant. Les yeux de

Paris s'élargirent.

— Je vois, dit-elle. Dans ce cas, vous êtes la bienvenue dans le jeu.

— Je veux payer la dette de Maggie, déclara Catherine avec

entêtement, mais Paris secoua la tête.

Ses yeux pétillaient d'amusement.

— Non, dit-elle. Jouez contre moi et gagnez. Alors, j'annulerai la

dette. Ce sont mes conditions.

Le croupier était silencieux, attendant, le visage aussi impassible que

celui d'un domestique bien exercé. Maggie avait posé la tête sur ses

bras croisés et fredonnait doucement pour elle-même, comme si elle

était sur le point de s'endormir. Paris lui jeta un coup d'œil méprisant.

— Elle n'a jamais pu tenir l'alcool et maintenant elle est à moitié

folle à cause du laudanum.

Catherine sentit sa fureur enfler en une vague brûlante. Le dédain de

cette femme était si insultant qu'elle avait envie de le chasser d'un

soufflet de son visage maquillé.

— Je vais jouer, dit-elle avec témérité. Si c'est le seul moyen de

tirer Maggie de là, je vais jouer.

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Elle entendit le croupier retenir son souffle de surprise. Paris sourit.

— Vraiment? Alors, lancez un pari.

— Un moment.

Catherine fit signe à un domestique du cercle.

— Je vous en prie, aidez lady Fenton à rejoindre la voiture. Elle

attend devant la porte. Et dites à mes domestiques que je les rejoindrai

sous peu.

L'homme s'inclina. Il aida Maggie à se mettre debout. Elle riait et

essaya de badiner avec lui tandis qu'il la dirigeait vers la porte avec

l'aide d'un autre valet. Catherine se détourna de cette scène pitoyable

et regarda Paris, qui attendait avec une impatience à peine déguisée.

— Neuf, dit Catherine. Je parie sur un neuf.

Paris ouvrit de grands yeux.

— Vous êtes ambitieuse, ma petite miss. Soit cela, soit vous savez

comment tricher.

Catherine rit et prit le godet. Il était lisse sous ses doigts. Les lumières

éblouissantes dansaient au-dessus d'elle. Elle prit son temps et inspira

à fond. Elle avait souvent joué aux dés avec son grand-père, le vieil

homme prenant grand plaisir à lui apprendre ces choses qui faisaient

pâlir sa mère de réprobation.

— Ne montre pas de crainte, lui disait toujours Jack McNaish. Si

tu as confiance dans ton lancer, les dés tomberont comme tu le

souhaites.

Catherine redressa les épaules et lança. Les dés tournèrent et

s'arrêtèrent. Un quatre et un cinq.

Soudain, Paris cessa de sourire.

— Le diable vous emporte ! dit-elle d'un ton coupant.

— La fortune sourit aux audacieux, déclara une voix masculine,

grave et veloutée.

Catherine leva vivement les yeux. Ben Hawksmoor s'appuyait au

dossier de la chaise de Paris, les mains posées sur ses épaules nues en

un geste de possession détachée qui la fit se sentir brûlante, naïve et

envieuse tout à la fois, en

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un instant très désagréable. Il était vêtu avec une sobriété magnifique,

en noir, une épingle en diamants piquée dans son écharpe d'un blanc de

neige. Ensemble, Paris et lui étaient si beaux qu'il était difficile de

détacher son regard d'eux. Catherine éprouva une furieuse bouffée de

jalousie qui l'étouffa presque.

Elle baissa les yeux, s'efforçant de reprendre ses sentiments en main.

C'était ridicule, on aurait dit une sotte petite écolière s'amourachant de

son professeur de danse. Ben Hawksmoor lui avait montré une certaine

gentillesse quelques jours plus tôt, l'avait embrassée sur un caprice et

elle était sur le point de se laisser séduire par ce charme étudié et

superficiel. Lily avait raison : elle courait autant de danger du fait de

ses stupides fantaisies que du fait du légendaire manque de scrupules

de Ben Hawksmoor.

Elle vit qu'il l'observait d'une façon directe, ses yeux noisette

brillants. C'était le regard le plus troublant que lui avait jamais adressé

un homme.

Son cœur sursauta dans sa poitrine. Pendant un moment, ses

prunelles ambrées soutinrent son regard noisette. Elle haussa le

menton. Elle savait qu'il l'avait déjà reconnue. Le domino et le masque

ne l'abusaient pas. Mais au moins, il ne connaissait pas son identité.

Tout ce qu'elle avait à faire était de s'échapper...

— Eh bien, Catherine, dit-il lentement, qui vous a appris à jouer

ainsi aux jeux de hasard ?

— Qui s'en soucie?

Paris haussa les épaules d'un air grincheux, se libérant de Ben. Elle

tendit la main vers le sac d'or.

— Je vais prendre la dette et vous pourrez rentrer chez vous,

dit-elle en décochant à Catherine un regard qui n'avait rien d'amical.

— Je pensais vous avoir entendu dire que vous annuleriez

la dette si Catherine gagnait, Paris, intervint doucement Ben.

Il y avait une trace de rire dans ses yeux.

Paris darda sur lui des yeux qui n'évoquaient pas ceux d'une amante.

— En effet, dit-elle d'un ton suave.

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Elle bâilla.

— Cette compagnie me donne la migraine. Excusez-moi.

Elle se leva gracieusement et alla à l'autre bout de la salle, où elle

s'assit à une table de faro.

Catherine regarda Ben. Il n'avait pas fait un geste pour suivre Paris et

maintenant il s'appuyait au dossier de la chaise, son regard allant

pensivement du sac de guinées au visage de Catherine. Il sourit d'un

air de défi.

— Une autre partie ? suggéra-t-il d'une voix douce.

Ses paroles firent courir des frissons dans le dos de

Catherine. Pendant un long, long moment, elle soutint son regard. Il y

avait dans ses yeux brillants une intensité troublante qui lui coupa le

souffle. Quelque chose de presque douloureux se contracta en elle.

Ses lèvres s'entrouvrirent et elle vit ses yeux se poser sur sa bouche

avec une expression dangereusement sensuelle qui fit surgir en elle

des souvenirs vivaces.

Le temps sembla se ralentir, s'arrêter, attendre éternellement.

Elle s'éclaircit la gorge.

— Je ne pense pas, répondit-elle d'une voix altérée. Vous m'avez

dit que vous ne perdez jamais.

Des plis se dessinèrent autour des yeux de Ben tandis qu'il souriait.

— En effet. Comme c'est insouciant de ma part de dilapider mes

avantages.

Il tournait le cornet à dés entre ses doigts.

— Nous ne sommes pas obligés de jouer pour de l'argent, ajouta-t-il

avec une insistance soyeuse qui rendit ce qu'il voulait dire aussi clair

que du cristal.

Le choc tira une exclamation étouffée à Catherine. Soudain, elle fut

heureuse d'être cachée sous son masque, car la couleur s'était retirée de

son visage et revenait en une vague brûlante. Son cœur tambourinait

dans sa poitrine.

Elle avait bel et bien la preuve de ce qu'elle avait suspecté tout du

long. Il avait conclu qu'elle était la maîtresse de Withers, il l'avait vue

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en compagnie de Lily, et il pensait donc qu'elle était une courtisane qui

pourrait être prête à lui accorder ses faveurs pour une nuit.

Il voulait la séduire.

Naturellement.

Tout ce qu'il cherchait était une petite aventure avec une jolie fille

facile. Peut-être que Lily avait raison, et que son arrangement avec

Paris était purement pratique. Quel que soit le cas, elle avait été ridicule

d'entretenir l'idée saugrenue qu'elle pouvait lui faire confiance.

— Je ne pense pas vous comprendre, milord, dit-elle froidement.

Elle se leva. Il ne bougea pas. Il l'observait toujours, un léger sourire

flottant au coin des lèvres.

— Oh, mais si, vous me comprenez, rétorqua-t-il. Vous m'avez

compris dès le début, Catherine. Vous savez ce que je veux et j'oserais

jurer que vous le voulez aussi.

Le sol bougea comme du sable mouvant sous les pieds de Catherine.

Elle se sentait piégée. Elle avait envie de le détromper et de lui dire qui

elle était vraiment. Mais être venue dans un tripot, alors qu'elle était

une débutante, reviendrait à ruiner sa réputation. Les répercussions

pour elle-même et pour Maggie, si la vérité venait à être connue,

n'étaient pas à envisager.

Elle serait perdue, son père aurait vent de la prodigalité de Maggie et

la répudierait. Ce serait intolérable, encore plus intolérable que les

choses ne l'étaient déjà dans la famille Fenton...

Catherine déglutit péniblement. Elle devait garder son nom secret, et

du coup elle était coincée dans une identité dangereuse dont elle ne

voulait pas. La seule chose qu'elle pouvait faire était de s'enfuir.

Elle saisit le sac de pièces et fut heureuse de voir que, malgré son

trouble, sa main était ferme.

— Excusez-moi, milord, dit-elle. Je dois m'en aller. Il le faut

vraiment.

Ce n'était pas une vraie réponse, mais Ben ne la défia pas. Il se

contenta de l'observer avec cette lueur de spéculation et d'interrogation

dans les yeux. Catherine savait qu'il était prêt à attendre. Cette

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patience, ce calcul étaient ce qui faisait de lui un joueur aussi expert,

alors qu'elle comprenait à peine le jeu auquel il se livrait.

— Je vais vous escorter à votre voiture, murmura-t-il.

Il lui prit le bras et le contact de ses doigts sembla la marquer au fer

rouge à travers la fine soie du domino.

— Ce n'est pas utile...

— J'insiste.

La pièce parut être à Catherine un brouillard confus de couleurs et

de lumières aveuglantes tandis qu'ils se dirigeaient vers la porte. Elle

n'était consciente de rien d'autre que de la main de Ben posée sur son

bras, de sa chaleur et de sa force. Lorsqu'ils émergèrent dans le

vestibule, puis descendirent les marches recouvertes d'un tapis qui

menaient à la porte d'entrée, elle frissonna quand l'air froid et brumeux

de la nuit l'enveloppa. Et elle eut une terrible surprise.

Le fiacre était parti.

Catherine s'arrêta net. Un moment, elle ne put en croire ses yeux.

Les domestiques n'étaient sûrement pas partis en

îa laissant? Maggie avait-elle contredit ses ordres d'attendre et

demandé au cocher de les ramener à la maison ?

Elle descendit en courant les marches du perron, scrutant la nuit.

Aucune lumière rassurante ne brillait dans le brouillard. Elle était

complètement seule.

Elle se retourna. Ben Hawksmoor se tenait sur les marches derrière

elle, les bras croisés, un sourcil levé en une interrogation amusée.

— Oh ! mon Dieu, dit-elle.

Il rit et se tourna vers le portier, qui observait la scène avec un intérêt

mal dissimulé.

— Faites venir ma voiture, je vous prie.

Il sourit à Catherine.

— Je suis très heureux de vous offrir de vous raccompagner.

Catherine lui jeta un regard acéré. Elle savait qu'elle ne pouvait

accepter son offre. Le sentiment de panique logé au creux de son

estomac l'avertissait qu'être seule dans un espace fermé avec lui—un

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espace obscur et confiné—serait plus qu'irresponsable et relèverait de

la témérité.

— Vous êtes fort aimable, répondit-elle poliment, mais je

détesterais vous enlever à vos engagements de la soirée.

Ben haussa les épaules.

— Il n'y a rien qui ne puisse attendre.

— Mais lady Paris...

— Elle est parfaitement capable de rentrer seule. Je suis

davantage préoccupé par vous.

Catherine vit le portier sourire d'un air entendu.

— Je vais prendre un fiacre, dit-elle.

Elle s'adressa au domestique.

— Si vous voulez avoir la bonté d'en appeler un.

L'homme consulta Ben du regard pour avoir sa confirmation, ce qui

rendit Catherine furieuse.

— Si la dame le souhaite, répondit-il avec un sourire malicieux.

— Merci, riposta-t-elle, mais je n'ai pas besoin de votre

permission !

— Bien sûr que non.

Il s'était rapproché d'elle et, dans le froid de la nuit, il semblait

dégager une chaleur qui donnait envie à Catherine de s'approcher

encore plus près. Elle noua ses bras autour d'elle pour se protéger et

resta immobile.

— Toutefois, il serait plus sûr de faire le trajet avec moi,

ajouta-t-il à mi-voix.

Elle haussa les sourcils d'un air sarcastique.

— Croyez-vous?

Les lèvres de Ben esquissèrent un sourire.

— Les nuits comme celles-ci font sortir les individus les plus

dangereux de la société.

D'un regard appuyé, Catherine le jaugea de haut en bas.

— En effet.

Il soupira.

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— J'essaie seulement de vous prévenir qu'une femme voyageant

seule risque d'être attaquée.

Catherine le regarda. Elle savait qu'il avait raison. Il y avait eu une

série d'attaques dans les rues dernièrement, les gens étant tirés de leur

voiture et volés, et prendre un fiacre seule était très téméraire—en

particulier alors qu'elle avait sur elle un sac de guinées et ne possédait

pas de pistolet pour se protéger.

— J'apprécie votre offre, répondit-elle prudemment, mais je ne

serais pas sage de l'accepter.

Ben lui décocha un sourire dévastateur.

— Je comprends vos scrupules, madame, mais si vous voulez je

peux promettre de me conduire en gentleman.

— Vraiment?

Il s'inclina, un rire dans les yeux.

— Si tel est votre désir.

Il y avait une note sèche dans sa voix, comme s'il défiait déjà sa

sincérité.

Catherine frissonna et détourna son visage de lui, consciente que son

expression en révélait trop. Elle savait qu'une partie d'elle-même ne

souhaitait pas qu'il se conduise honorablement. Il y avait dans son sang

une chaleur brûlante qui lui rappelait combien il avait été tentant, et

séduisant, d'être tenue dans ses bras. Elle savait exactement combien il

était dangereux et pourtant elle devait lutter contre cette périlleuse

attirance.

— Je ne peux pas vous faire confiance, dit-elle. Vous jouissez

d'une réputation qui me met en danger.

Il inclina la tête.

— Vous ne risquerez absolument rien. Je vous assure que quoi que

l'on dise de moi, je ne manque pas de correction au point de séduire par

la force toute femme qui croise mon chemin. D'ailleurs, cela n'a jamais

été nécessaire.

Catherine ne put réprimer un léger sourire.

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— Je vous ai déjà dit que vous avez une très haute opinion de

vous-même. Phénoménale, même.

— C'est exact.

Il n'ajouta rien pour tenter de la persuader et elle soupira.

Pouvait-elle vraiment se fier à lui ? Ce serait extrêmement imprudent

de sa part, mais elle ne cessait de se remémorer la gentillesse qu'il lui

avait montrée à Newgate et se dit qu'il tiendrait peut-être parole. En

outre, quelle était l'alternative ? Avoir un couteau sous la gorge, être

volée, violentée, frappée dans les rues ?

— Bon, eh bien, dit-elle un peu gauchement, en dépit de tous ses

efforts pour paraître détachée, j'accepte votre proposition avec

gratitude, lord Hawksmoor.

La voiture arriva, d'un noir brillant, attelée de deux

chevaux fringants. Catherine la contempla d'un air dubitatif. Le

cocher semblait à peine contrôler l'attelage, qui était effarouché par

les ombres.

— Où allons-nous ? demanda Ben, et Catherine se rappela avec

soulagement qu'il ne connaissait pas son adresse.

Il avait pu la reconnaître sous son masque, mais il ignorait toujours sa

véritable identité. Elle devait laisser les choses en l'état.

— Millman Street, je vous prie, répondit-elle vivement.

C'était seulement à deux pas de chez elle, mais cela permettrait de

préserver son anonymat.

— Je pense que les chevaux n'aiment pas ce brouillard, dit-elle

alors que Ben l'aidait à monter dans le coupé qui se balançait d'une

façon précaire. J'espère qu'ils ne nous renverseront pas. Les

avez-vous choisis vous-même, milord?

— Oui.

Ben s'installa face à elle.

— La voiture aussi ?

Elle ne distinguait pas grand-chose de l'habitacle, mais il lui paraissait

d'une opulence décadente. Elle s'enfonça si profondément dans les

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coussins qu'elle eut l'impression de sombrer dans un matelas de

plumes.

— Oui.

— Ils sont tels que je m'y serais attendue.

Le coupé démarra dans un sursaut et Catherine fut presque projetée

sur les genoux de Ben. Il l'aida à se redresser—et ôta sa main de son

bras tout de suite après.

— Et à quoi vous attendiez-vous ? s'enquit-il.

— A quelque chose de très ostentatoire.

— Tout pour la façade et aucune profondeur?

Il semblait amusé plus qu'offensé par sa franchise.

— Eh bien...

Catherine n'avait pas eu l'intention de se montrer aussi directe. Les

rideaux des portières étaient tirés et l'obscurité avait un côté intime.

Cela la rendait hardie. C'était étrange, mais elle avait l'impression de

pouvoir dire tout ce qu'elle voulait à Ben Hawksmoor. Elle lutta

contre l'impulsion de se montrer trop ouverte.

— Vous voulez donner une impression de richesse, pour-

suivit-elle lentement, et vous ne le faites pas discrètement.

— Vous me trouvez flamboyant ?

— Je pense que vous voulez que les gens vous voient ainsi,

répondit-elle. Que ce soit vrai est une autre histoire.

Elle le vit sourire dans la pénombre.

— Pourquoi agirais-je ainsi ?

Catherine songea aux portraits à un penny, aux journaux, aux ragots

et au scandale qui l'entourait.

— Je suppose que vous en tirez profit, milord.

— Vous avez raison. On doit donner l'impression d'être riche pour

générer encore plus d'argent.

— Mais vous n'êtes pas ostentatoire dans votre façon de vous

vêtir.

Il rit.

— Vous trouvez que je m'habille bien ?

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Elle songea à son apparence dans son élégante tenue de soirée.

— Ce soir, je pense que vous vous êtes habillé délibérément pour

mettre lady Paris en valeur.

— Vous voyez beaucoup de choses.

— Cela a marché, dit-elle.

Elle éprouva une curieuse sensation de colère et cela la rendit

perplexe. Elle ne comprenait pas tout à fait ce sentiment, mais c'était

en partie de la jalousie et avait aussi quelque chose à voir avec le

parfait contrepoint qu'il avait offert à sa maîtresse.

Tout pour la façade et aucune profondeur,..

— Vous allez très bien ensemble, déclara-t-elle d'un ton plat.

Il rit encore.

— Merci.

Catherine se souvint de ce que Lily lui avait dit.

— N'est-ce qu'une fiction, aussi ?

Il marqua une pause avant de répondre.

— Vous voulez discuter de ma maîtresse avec moi ?

L'amusement qui perçait dans sa voix rendit Catherine

brûlante d'embarras et d'agacement devant sa propre maladresse.

— Non, répondit-elle d'un ton sec. J'ignore pourquoi j'ai posé la

question.

— Vous l'avez posée parce que vous aviez envie de connaître la

réponse, dit Ben. Vous vouliez savoir si Paris est réellement ma

maîtresse.

L'obscurité était emplie de tension. Cela prit Catherine à la gorge et la

fit taire. Elle sentait son cœur battre fortement et son sang lui brûler

les veines.

— N'est-ce pas ? demanda-t-il doucement.

— Je... Non ! Pas du tout, se défendit-elle. Cela ne me regarde

pas.

Son esprit fourmillait de pensées. Comment s'était-elle égarée sur un

terrain aussi traître ?

— Cela pourrait vous regarder si vous le vouliez.

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Le silence était brûlant.

— Je ne le souhaite pas, affirma-t-elle d'une voix légèrement

altérée. Ne demandez pas cela de moi, milord.

Elle l'entendit soupirer.

— Il semble que vous soyez déterminée à être convenable, ma

douce. Et bien que je vous aie promis d'être la correction même, je me

prends à avoir envie de vous faire changer d'avis. Que pourrais-je

faire pour vous convaincre? Vous embrasser comme l'autre jour dans

Oxford Street?

Catherine déglutit,

— Mais ce n'était que pour le spectacle, n'est-ce pas, milord ?

Comme c'est toujours le cas avec vous ?

Il y eut une longue pause et elle s'avisa que c'était probablement la

chose la plus provocante qu'elle aurait pu dire. Elle se fustigea de sa

candeur.

— Je... je ne voulais pas dire...

Elle s'arrêta.

— Je n'avais pas l'intention...

— Je sais.

La voix de Ben était très calme.

— Vous ne badinez pas, n'est-ce pas, Catherine, malgré ce que

vous avez dit le jour où nous nous sommes rencontrés.

— C'était une erreur, dit-elle, se rappelant sa stupide impulsion de

confondre Algernon Withers.

— A cause de Withers ?

— Entre autres choses.

— Oubliez-le.

Le ton de Ben se durcit.

— Ici et maintenant, Catherine, il n'y a rien que nous deux.

Le souffle de Catherine se coinça dans sa gorge quand il se pencha

vers elle et se mit à dénouer les rubans de son masque. Elle sentait ses

doigts dans ses cheveux. Cette sensation la fit se figer et garder le

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silence. Ses mains étaient douces, leur toucher si léger qu'elle le

percevait à peine. Pourtant, cela fit chanter son sang dans ses veines.

Elle leva une main pour protester, mais il la saisit et la ramena sur son

côté. Dans la lumière tamisée, elle vit qu'il avait une expression calme

et sérieuse. Cela lui fit voleter l'estomac.

Le masque tomba et elle voulut l'attraper, mais il le lui enleva.

— Oh, non ! Quelqu'un pourrait me voir, s'exclama- t-elle.

Il lui toucha la joue de ses doigts, tournant son visage vers la partie

la plus éclairée de l'habitacle.

— Vous avez donc une réputation à perdre, Catherine ? Vous me

surprenez.

Oui, elle avait une réputation à perdre. Elle fut choquée de se rendre

compte qu'elle l'avait presque oublié.

— Je dois être prudente, dit-elle.

— A cause de Withers, encore. Je comprends votre situation...

— J'en doute, coupa-t-elle avec sincérité.

— Je comprends ce que c'est que d'être obligé de faire quelque

chose qui vous rend malheureux parce que vous n'avez pas le choix.

Il y avait de l'amertume dans sa voix et cela prit Catherine par

surprise. Elle tourna la tête pour le regarder. Un rayon de lumière

venant des réverbères, au-dehors, faisait briller dans ses yeux une

expression si distante qu'elle eut envie de tendre la main vers lui.

C'était comme à Newgate, quand elle avait contemplé son visage et

vu toute sa colère et sa souffrance, et eu envie de le serrer dans ses bras

pour atténuer sa blessure. Sa stupide impulsion de se porter au secours

des autres, toujours...

— Je suis désolée, dit-elle.

Elle l'entendit jurer à mi-voix, et alors elle se retrouva dans ses bras.

Sa bouche toucha la sienne doucement, au début, puis avec une

intention délibérée. C'était le premier vrai baiser de Catherine, si

différent de ce bref contact dans la rue et néanmoins aussi

dangereusement séduisant.

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L'étrangeté de la sensation était tout ce à quoi elle pouvait penser

pour l'instant. Sentir ses lèvres sur les siennes avait quelque chose de

non familier et de nouveau, mais ce n'était pas du tout désagréable.

C'était chaud, doux et insistant. Instinctivement, elle se rapprocha un

peu de lui.

— Catherine...

La bouche de Ben quitta la sienne. Sa voix était rauque et quand

Catherine l'entendit, son esprit prit le dessus sur son corps et le choc

explosa dans sa tête.

C'était Ben Hawksmoor et il l'embrassait.

Son cerveau s'emballa à cette seule pensée, puis elle oublia de

réfléchir rationnellement, oublia tout quand sa langue écarta ses lèvres

et qu'un plaisir profond l'envahit, d'autant plus surprenant qu'il avait un

côté sauvage et défendu.

Ben bougea légèrement pour l'attirer encore plus contre lui. Sa

langue se mêla à la sienne et elle eut l'impression de tomber, puis elle

se retrouva allongée sur les coussins moelleux de la banquette, clouée

par son corps masculin, tandis que le baiser se faisait encore plus

profond et plus intime.

Il la tint là, serrée contre lui, et l'embrassa un long moment pendant

que la voiture roulait dans les rues emplies de brouillard, et que le bruit

des roues sur les pavés disparaissait sous les sensations exquises qui la

retenaient captive.

Quand Ben la lâcha enfin, Catherine se sentit terriblement

désorientée, sans avoir la moindre idée du temps qui avait passé. Elle

sentit son poids sur elle s'alléger, sentit ses lèvres caresser le coin de sa

bouche et glisser très légèrement sur sa joue, et alors elle se retrouva

libre ; libre, hors d'haleine et complètement perdue.

Pendant un moment elle resta immobile, choquée et subjuguée. Puis

le mouvement monotone des roues résonna de nouveau dans sa tête et

elle ouvrit les yeux pour regarder Ben. Il y avait sur son visage une

expression dure et brûlante qui l'effraya à moitié et l'excita tout autant.

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— Je vous ai fait une promesse, dit-il d'une voix enrouée, et j'ai été

à deux doigts de manquer à ma parole. Vous tenteriez un saint,

Catherine, et je suis loin d'en être un.

Le coupé s'arrêta abruptement, et il écarta le rideau.

— Nous sommes dans Millman Street, dit-il, la voix encore un

peu altérée. Je suis certain que ce n'est pas votre destination exacte,

mais je doute de pouvoir vous persuader de révéler votre véritable

adresse, pas plus que je ne peux vous convaincre de me révéler votre

identité.

Catherine prit les plis de son domino dans une main qui tremblait.

— Je ne peux vous donner ni l'une ni l'autre, dit-elle. Bonne nuit,

milord.

Elle fut surprise qu'il ouvre la portière lui-même et saute dans la rue

pour l'aider à descendre. Ses mains étaient fermes et dures sur sa taille

lorsqu'il la déposa à terre et pendant un moment il resta là, la tenant.

Puis il fit un pas en arrière, porta sa main gantée à ses lèvres d'un geste

galant et le cœur de Catherine en fondit presque.

— Bonne nuit, Catherine.

Dans le vestibule de Guilford Street, l'expression tendue d'Alice se fit

soulagée lorsqu'elle vit arriver Catherine.

— J'ai renvoyé le fiacre pour aller vous chercher, miss, dit-elle. Je

l'ai renvoyé tout de suite. Madame était malade. Nous avons dû la

ramener à la maison...

— Aucune importance.

Catherine se sentait épuisée, brusquement.

— Lady Fenton dort-elle?

— Oui, miss. Une des soubrettes est à son chevet.

— Et mon père? Alice pinça les

lèvres.

— Il ne rentrera pas cette nuit, miss Catherine. Catherine hocha la

tête. En bâillant, elle alla au cabinet

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de travail de son père et replaça le sac de guinées dans le tiroir du

bureau. Maggie était en sécurité pour l'instant et elle-même était

rentrée sans dommages. Sauf qu'elle ne se sentirait plus jamais la

même.

Elle pressa les doigts sur ses lèvres. Son premier baiser.

Ben la prenait pour une courtisane, et pourtant il l'avait traitée avec

tendresse. Et elle, petite folle qu'elle était, était à moitié amoureuse de

lui à cause de sa gentillesse — et à cause de ce moment où elle l'avait

regardé dans les yeux et avait vu sa solitude.

Elle avait eu envie de tendre la main vers lui et d'alléger son

isolement. C'était ce qu'elle avait fait toute sa vie avec Maggie, et Lily,

et tous ceux qu'elle aimait. Et le savoir la terrifiait, car elle savait qu'à

sa façon elle était également seule, et c'était pourquoi Ben lui paraissait

si semblable à elle. Une âme sœur.

Alice s'empressa d'entrer et de lui mettre une tasse de chocolat

chaud entre les mains. Elle but avec avidité, s'ap- prochant du feu pour

essayer de calmer ses tremblements.

La vérité pure et simple était qu'elle n'appartenait pas au monde de

Ben Hawksmoor et qu'elle ferait mieux de s'en souvenir. Elle était

peut-être une mutante, prise entre le monde du commerce et celui de la

haute société, mais la riche décadence qui entourait le régent était une

autre affaire. Elle ne la comprenait pas et cette atmosphère dissolue

pourrait la perdre.

La chaleur du feu commençait à dissiper ses frissons et le chocolat

chaud l'apaisait, lui donnant sommeil. Mais une chose la tourmentait.

Comment rendre la miniature de Maggie à Ben Hawksmoor sans qu'il

le sache ou puisse remonter jusqu'à elle ?

Une fois que ce serait fait, cette situation embrouillée serait réglée.

Elle la rapporterait dès qu'elle le pourrait. Elle désirait farouchement

être débarrassée du portrait, débarrassée de toute cette histoire et du

besoin de mentir à Ben sur son identité. Lorsqu'elle serait redevenue

miss Catherine Fenton, débutante, elle ne le reverrait plus. Ce serait

mieux ainsi.

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Elle posa la tasse vide sur le bureau, à côté du Times de sir Alfred.

Le journal était ouvert à la page quatre et un petit paragraphe tout en

bas attira son regard.

Lord Benjamin Hawksmoor a confirmé qu'il a fait intervenir les

policiers de Bow Street dans l'affaire de l'objet en argent volé chez lui

il y a plusieurs mois. Lord Hawksmoor offre une récompense de mille

livres pour toute information conduisant à l'arrestation du voleur.

Nous avons l'assurance que cette affaire sera bientôt réglée.

Le Times n'avait rien d'un journal à sensation, mais ces mots pleins

de fermeté glacèrent le cœur de Catherine. Elle reposa lentement le

journal.

Le filet se refermait sur Maggie. Elle devait agir.

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8.

« Il vous est fortement conseillé de ne rien accepter d'un gentleman

; considérant combien ils se montrent souvent familiers, nous vous

recommandons avec insistance de décliner toute avance. »

Mme ELIZA SQUIRE.

De la bonne conduite des dames.

Le quartier de Saint-James n'était pas un endroit où une dame

devait marcher seule après minuit, et le bal donné par l'homme le plus

décrié de la haute société n'était pas le genre d'événement auquel une

débutante pouvait envisager d'assister.

Catherine s'arrêta devant la porte du numéro quarante-trois, sur la

place Saint-James, puis elle prit une grande inspiration et plongea dans

la mêlée pour pénétrer dans le vestibule.

Maintenant qu'elle était là, elle n'avait pas envie de poursuivre son

plan, mais s'attarder sur le seuil serait une invitation pour tous les

libertins du voisinage, et ils étaient nombreux.

La chaussée devant la maison était encombrée de voitures. Les gens

se bousculaient sur le trottoir, criant, agitant la main, pleins

d'excitation. La lumière de la maison se déversait dans la nuit emplie

de brouillard. Ben Hawksmoor donnait un bal en l'honneur du régent,

et tous ceux qui étaient quelqu'un dans le demi-monde y assistaient.

Catherine ne parvenait toujours pas à croire qu'elle s'était aventurée

dans la nuit et le brouillard de Londres, une dernière fois, afin de rendre

le portrait de Maggie. Il faisait froid. Les bruits et les odeurs de la ville

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tourbillonnaient autour d'elle. Il y avait dans l'air un relent de fumée et

d'excitation. Londres donnait l'impression d'être nerveuse et agitée.

Elle ne dormait jamais. Et Catherine s'était sentie agitée et excitée

durant le trajet, aussi, ainsi que plus nerveuse qu'elle ne l'avait jamais

été dans sa vie.

— Personne ne doit savoir, avait dit Maggie en lui serrant la main si

fort que les diamants du cadre en argent étaient entrés dans la paume de

Catherine. Vous devez le rapporter en secret et personne ne doit jamais

se douter...

Depuis que Maggie avait confié la miniature aux soins de Catherine,

quelques jours plus tôt, elle semblait avoir tout oublié à ce sujet et

Catherine s'était retrouvée seule pour régler le problème. C'était bien

de Maggie, pensa-t-elle. Nul doute qu'elle avait oublié dans sa torpeur

provoquée par le laudanum, ou alors elle était sûre que sa belle-fille ne

la laisserait pas tomber et en tirait profit.

Catherine soupira. L'ennui, c'était que Maggie avait raison. Elle

savait qu'elle était trop gentille. Mais elle ne pouvait pas se refaire.

Dans le fiacre qui la conduisait à Saint-James, Catherine avait

sérieusement envisagé de jeter le misérable petit paquet au fond de la

Tamise, si la rivière n'avait pas été encore partiellement gelée. Elle

savait que maintenant que la chasse à la miniature était ouverte, elle ne

pouvait pas la vendre ni même la donner sans éveiller les soupçons.

Elle ne pouvait pas non plus impliquer quelqu'un d'autre dans l'affaire,

afin de préserver le secret de Maggie. Elle était piégée.

Cela faisait une semaine qu'elle avait rencontré Ben chez

Crockford's, et pas un jour n'avait passé sans qu'elle ne s'irrite du délai

pour se débarrasser du portrait. Elle n'avait pas eu une soirée de libre

pendant tout ce temps, car il y avait eu un bal, puis une soirée musicale,

puis une sortie au théâtre avec Withers. Ensuite, Maggie avait

apparemment recouvré ses esprits et avait voulu assister à des concerts.

Mais alors Catherine avait lu dans la Gazette de la Cour que le régent

assisterait à un bal masqué chez lord Hawksmoor le dix-sept, et elle en

avait éprouvé un énorme soulagement. C'était une façon de s'introduire

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chez Ben et, dans la foule, elle aurait plus de chances d'échapper à son

attention.

Elle aurait juste besoin de rester un moment. Il ne se douterait jamais

de rien.

Derrière la porte se tenait un majordome vêtu de noir. Il avait l'air

impassible et incroyablement discret, comme si la découverte d'une

dame masquée et en domino sur le seuil de la maison était un

événement habituel, ce qui était probablement le cas à cette adresse.

— Je suis une amie de miss Lily St Clare, annonça Catherine, en

espérant que ses dents ne claquaient pas trop fort. Elle n'a pas pu venir

ce soir, mais a suggéré que je vienne à sa place.

Le domestique sourit discrètement.

— Bien sûr, madame. Par ici, je vous prie.

Il faisait chaud dans la maison, c'était une sensation luxueuse et

merveilleusement relaxante. L'air portait un parfum de fleurs et

résonnait du bruit des voix. Catherine suivit lentement le long couloir

qui menait à la salle de bal.

Ce n'était pas le genre d'événement où un majordome collet monté

annonçait les invités. Etre là incognito faisait partie de l'amusement.

Les pièces de réception étaient déjà bondées de gens qui buvaient,

bavardaient, badinaient, s'embrassaient et faisaient beaucoup,

beaucoup plus.

Deux hommes étaient enlacés intimement derrière un groupe de

statues. Catherine regarda et sentit son visage s'enflammer. Elle avait

l'impression d'avoir de plus en plus chaud tandis que les invités de Ben

Hawksmoor tournaient vers elle leurs visages masqués. Sous le

déguisement, leurs yeux la suivaient, avides et curieux, malicieux et

rusés. Ils chuchotaient à son sujet.

Quelqu'un tendit la main pour l'attirer, mais elle s'empressa de

passer, le cœur battant. Tout ceci était beaucoup, beaucoup plus

licencieux qu'elle l'avait imaginé. De fait, son imagination était limitée

et elle mesurait à présent combien elle connaissait peu et comprenait

peu la vie hors des confins de son monde de débutante.

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Tout le monde n'avait pas choisi l'anonymat d'un masque. Catherine

fut stupéfaite de reconnaître une duchesse—qu'elle tenait pour

l'incarnation de la respectabilité—la robe rabattue sur sa taille pendant

que deux galants à la fois caressaient ses seins. Plusieurs gentlemen de

la haute société que Catherine avait toujours trouvés assez collet monté

s'adonnaient à des jeux bruyants avec des dames qui n'étaient

visiblement pas leurs femmes.

Catherine resserra son domino autour d'elle, déterminée à ne pas être

vue. Une fois qu'elle aurait éclairci le plan de la maison, elle pourrait

trouver la pièce que Maggie lui avait décrite et laisser la miniature là où

sa belle-mère l'avait prise.

Les portes de la salle de bal étaient ouvertes devant elle et elle jeta un

coup d'œil à l'intérieur.

Cela ne ressemblait à aucun bal qu'elle avait vu jusqu'à présent. Les

invités dansaient la valse, une danse que Catherine avait apprise chez

Almack's l'été précédent. Les chaperons la désapprouvaient et

chuchotaient qu'elle était inconvenante, mais Catherine n'avait rien vu

de déplacé dans les cercles lents et formels requis par la valse.

Jusqu'à maintenant.

A présent, elle voyait fort bien comment la valse pouvait être

considérée comme terriblement licencieuse et propice à l'abandon, car

dans la salle de bal de Ben Hawksmoor, les danseurs s'inclinaient et

tournoyaient dans les bras l'un de l'autre, poussant des cris de joie et

saisissant chaque opportunité amoureuse offerte par les figures.

Catherine se figea. Le prince régent — visiblement très ivre —

s'avançait en chancelant vers elle, en s'appuyant lourdement sur le bras

d'une dame très maquillée et dotée d'une poitrine volumineuse. Il leva

son lorgnon et reluqua Catherine en passant, jusqu'à ce que sa

compagne tire sur son bras d'un geste irrité pour se rappeler à son

attention. Puis il y eut un mouvement de foule et Catherine retint son

souffle, car Ben venait vers elle dans le couloir.

Manifestement, il ne s'était pas soucié de s'habiller pour son propre

bal, et parmi la splendeur ampoulée de ses invités ses vêtements sobres

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attiraient plus le regard que n'importe quel déguisement. Ses culottes

moulaient si étroitement ses cuisses musclées que Catherine se sentit

envahie par une nouvelle bouffée de chaleur. Il portait des bottes qui

brillaient comme des miroirs. Il paraissait élégant et terriblement sûr de

lui.

Catherine se pressa contre le mur et fut profondément heureuse

quand d'autres personnes surgirent devant elle. Elle vit Ben se pencher

pour baiser la joue d'une dame en satin écarlate et lui murmurer

quelque chose à l'oreille. La courtisane s'accrocha à son bras, ses lèvres

s'incurvèrent en un sourire provocant et Catherine en eut un peu la

nausée.

Elle tourna la tête quand Ben passa devant elle et attendit que ses

invités et lui aient disparu dans la salle de bal. Puis elle saisit un

moment où elle était seule pour se glisser en toute hâte vers le bas de

l'escalier. L'endroit était plus calme, maintenant, même si elle entendit

une porte se fermer dans le couloir et le rire voluptueux d'une femme,

interrompu assez abruptement. Nul doute que les invités de lord

Hawksmoor cherchaient l'intimité des autres pièces pour se livrer à

quelques ébats privés, et il faudrait qu'elle ait quitté la maison avant

que la soirée ne devienne encore plus dévergondée.

Se tenant au bas de l'escalier, elle regarda vers le haut. Le palier et

l'étage supérieur étaient noyés d'ombre. Maggie s'était montrée

terriblement vague dans ses explications, comme elle l'était dans la

plupart des choses.

« Monter l'escalier... La deuxième porte à gauche... Non, était-ce à

droite ? C'était la pièce avec les sculptures de verre de M. Vane—de si

jolies choses, Catherine, des animaux et des fleurs de verre, si

délicats... Quoi qu'il en soit, la miniature était posée sur l'étagère de la

chambre contiguë... Vous trouverez assez facilement... »

Catherine dénoua son masque et gravit les marches sur la pointe des

pieds, en espérant que le bois ne grincerait pas. Avancer rapidement sur

la pointe des pieds était beaucoup plus difficile qu'elle l'avait imaginé.

Son cœur tambourinait dans sa poitrine et elle sentait ses mains

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trembler. Elle ne s'était jamais introduite en douce dans une maison

auparavant, encore moins dans une maison où avait lieu une orgie. Elle

ne pouvait recommander l'expérience à personne, sauf au plus endurci

des amateurs de frissons. C'était beaucoup trop éprouvant pour les

nerfs.

Elle voyait toujours le visage de Maggie devant elle et c'était la seule

chose qui la poussait à vouloir terminer cette folle mission. Sa

belle-mère avait paru perdue, bouleversée, déroutée, même, comme si

quelqu'un lui avait porté un coup sérieux.

« Personne ne doit savoir... », avait-elle dit, mais Catherine

suspectait que son père savait — qu'il savait que sa jeune femme l'avait

trompé avec Ned Clarencieux.

Agenouillée près de Maggie cette nuit-là, alors que les pas de sir

Alfred approchaient et que sa voix se faisait plus sonore, que sa

présence dans le couloir emplissait la pièce de peur, Catherine avait su

qu'elle devait aider sa belle-mère — où les choses iraient très mal dans

la famille Fenton et ne se redresseraient jamais. Pour le bien de John,

celui de Mirabelle, le sien, pour préserver le fragile équilibre qui les

gardait ensemble, elle n'avait pas le choix.

Le palier était clair et aéré, éclairé par une seule lampe et peint en

blanc, avec une gracieuse composition florale posée sur une table en

haut de l'escalier. Un tableau était accroché au mur, une scène du

fleuve au coucher du soleil dans des couleurs rouges et dorées.

Catherine se souvint que Maggie avait dit un jour que l'Académie

royale avait prêté un certain nombre de tableaux à Ben Hawksmoor.

Apparemment, ils l'avaient payé pour le privilège d'exposer les toiles

chez lui. Comme John Vane, pour montrer ses sculptures de verre, et

Jasper French pour faire admirer ses ravissantes œuvres en argent pour

lesquelles Maggie s'était prise d'un tel engouement. La délicate

miniature dans son cadre en argent—le portrait de son amant auquel sa

belle-mère n'avait pas pu résister—lui donnait l'impression de brûler

un trou dans son petit réticule.

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Elle ouvrit la deuxième porte sur sa gauche et découvrit qu'elle se

trouvait dans un cabinet de travail. C'était une pièce très masculine,

avec un bureau recouvert de cuir, un fauteuil assorti et une profusion de

factures et de lettres dont certaines étaient tombées par terre. Ben

Hawksmoor ne semblait pas trop se soucier de payer ses dettes.

Aucune importance. Elle n'avait pas le temps de rester là et de

déplorer son extravagance. N'importe qui pouvait la découvrir à tout

moment.

Catherine traversa furtivement le couloir et ouvrit la deuxième porte

à droite. Cette fois, elle était dans un salon. Il y avait un canapé et des

fauteuils assortis, rayés comme la robe de bal d'une douairière, et

quelques jolies tables en merisier. Le tapis était épais sous ses

chaussures. Ben n'avait pas menti en lui disant que l'ostentation était

son but, quel qu'en soit le prix.

Elle tira la miniature de son réticule et la glissa dans un angle du

canapé, de telle sorte qu'un coin soit apparent. N'importe quelle

soubrette digne de ce nom l'apercevrait et en conclurait que le cadre en

argent était tombé de l'étagère et resté coincé là, sans être découvert

pendant des mois.

Catherine passa le revers de sa main sur son front moite. Elle avait

presque le tournis tant elle était soulagée. Maggie était sauvée et

personne ne saurait jamais rien, comme elle le souhaitait.

Alors qu'elle tournait la poignée et se faufilait sur le palier, elle

entendit des pas pressés dans l'escalier et une voix d'homme, grave et

teintée de colère.

— Débarrassez-vous de tout le monde, Price. Je n'ai pas envie de

distraire des invités ce soir. Ils sont tous si ivres qu'ils ne se rendront

même pas compte que vous les jetez à la rue.

Il y eut une pause.

— Oui, milord.

Le majordome paraissait tendu.

— Est-ce le messager qui vous a contrarié, milord? Quelque chose

ne va pas ?

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— Rien.

Ben Hawksmoor était plus près, maintenant, et Catherine pensa qu'il

paraissait de fort méchante humeur.

— Débarrassez-vous juste d'eux, Price. Je serai en haut.

— Mais le prince régent, milord ! Je ne peux simplement le

chasser de la maison...

— Il peut aller à son club, coupa Ben. Ils peuvent tous y aller. Ils

peuvent aller au diable, en ce qui me concerne.

Catherine s'arrêta net. Elle avait mis trop longtemps, elle le savait.

Elle aurait dû être hors de la maison, à cette heure, en partie sans avoir

à donner d'explications. Et voilà que Ben sait là et qu'elle était piégée.

Elle pressa ses paumes moites sur le mur blanc et essaya de ne pas

céder à la panique.

Lord Hawksmoor tourna le coin du couloir. Il tenait à la main ce qui

semblait être une lettre et, tandis qu'elle regardait, il la froissa en une

boule et la jeta par terre. Il paraissait absolument furieux. Puis il leva la

main pour desserrer son écharpe, ouvrant le col de sa chemise.

Catherine se recula en étouffant une exclamation. Il y avait quelque

chose de sauvage dans ses yeux, la même violence contrôlée qu'elle

avait vue en lui le jour de la pendaison de Clarencieux.

C'était une question de secondes avant qu'il ne s'avise qu'elle était là.

L'esprit traqué de Catherine se demanda désespérément s'il valait

mieux s'avancer et se dévoiler—ou attendre et espérer contre tout

espoir qu'il ne la remarquerait pas. Et soudain, il fut trop tard. Ben la

vit, et s'arrêta net.

Il marqua une pause, tirant sur son écharpe immaculée. Un moment,

Catherine fut intriguée par l'expression de ses yeux, car il parut

réellement surpris, puis, fugacement, si furieux qu'elle en flancha

presque. Mais une seconde plus tard elle crut s'être trompée, car il lui

sourit, de ce sourire éclatant qui faisait toujours bondir son cœur de

peur et d'une excitation déplacée.

Il la regardait d'une manière différente du soir au cercle de jeu.

Alors, il y avait eu dans ses yeux de la spéculation autant que du désir.

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Maintenant, semblait-il, il était sûr d'elle. Elle s'avisa soudain qu'en

venant chez lui elle avait confirmé son opinion qu'elle était une

courtisane. Il allait penser qu'elle avait cédé à la tentation, finalement,

et profité du bal pour l'approcher parce qu'elle voulait faire l'amour

avec lui. Selon toute probabilité, elle se tenait devant sa chambre à

coucher. Par sa présence, elle avait corroboré tout ce qu'il croyait d'elle.

Une intense chaleur submergea Catherine à cette pensée et

s'évanouit tout aussi vite, la laissant frissonnante. Comment se

sortir de cette situation, maintenant ? Elle avait l'impression

d'entendre un piège se refermer sur elle. Instinctivement, elle

regarda derrière elle. Le long couloir se terminait par un mur

aveugle. Il n'y avait qu'une seule issue — et Ben Hawksmoor la

bloquait.

Son regard nonchalant la parcourut de la tête aux pieds. Durs,

insolents et amusés, ses yeux noisette la firent rougir et trembler.

Elle savait qu'il avait toutes les raisons de penser ce qu'il pensait.

Elle avait badiné avec lui à Newgate par pure intrépidité, avait joué

le rôle d'une courtisane pour contrecarrer la possessivité de

Withers, qu'elle détestait. Il l'avait vue avec Lily et était allé au

lupanar pour la trouver. Même quand elle l'avait rencontré au cercle

de jeu, elle n'avait pas révélé sa véritable identité.

Comme tout cela s'avérait désastreux, soudain. Parce que

maintenant, le moment de rendre des comptes était arrivé.

— Bonsoir.

Un seul mot, et Catherine sentit ses genoux flageoler. Elle

s'appuya au mur pour se soutenir.

— Je ne m'attendais pas à vous voir ici, ajouta Ben. Ni à vous

rencontrer dans ces circonstances, Catherine.

De nouveau, il promena son regard appréciateur sur elle.

Il lui prit la main. L'impact sur les sens de Catherine augmenta

d'autant. Un frisson glacé la parcourut. Elle s'efforça de l'ignorer et

de se concentrer. La panique l'envahissait.

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Cet homme la prenait pour une demi-mondaine. Elle devrait lui

dire la vérité sur-le-champ, avant que cette mascarade n'aille trop

loin. Mais comment pouvait-elle expliquer sa présence chez lui ? Si

elle abaissait son masque, le secret de Maggie serait révélé. Tout le

monde saurait qu'elle avait été la maîtresse de Clarencieux. Elle se

retrouverait divorcée, en disgrâce, détruite.

Ben se tenait tout près d'elle, maintenant, et elle était incapable de ne

pas le regarder.

Frayer avec un gentleman est désastreux pour la réputation d'une

jeune dame. Si vous allez voir un gentleman chez lui, vous récolterez

sans nul doute ce que vous méritez..

Se rappeler les mots d'un de ses manuels de bonne conduite n'était

pas particulièrement utile, pensa Catherine, au stade où elle en était.

Elle n'avait pas besoin d'un livre pour savoir qu'elle était vraiment dans

de très gros ennuis.

A ce moment-là, elle se rendit compte que Ben Hawksmoor n'était

pas seulement une menace pour elle parce qu'il était sophistiqué et

contrôlait la situation, ce qui n'était pas son cas. Il était dangereux pour

elle parce que, en dépit de tout ce qu'elle savait de lui et de tout ce

qu'elle avait vu, elle ne pouvait toujours pas se convaincre qu'il n'était

rien de plus qu'un vaurien sans moralité. Elle voulait croire qu'il valait

mieux que cela.

Néanmoins, elle savait que ce n'était pas le moment d'en discuter.

Elle devait trouver une excuse à peu près décente à sa présence chez

lui. Et ensuite, elle devrait s'enfuir.

Pouvait-elle continuer à jouer cette comédie ? Elle était la pire

actrice du monde. Dans les pièces qu'on jouait à l'école, à l'Académie

de miss Minsham à Bath, on lui donnait en général le rôle du souffleur,

parce que son jeu était encore plus raide que les décors.

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Continuer à se faire passer pour une courtisane en vogue paraissait

impossible, et pourtant cela présentait quelques avantages. Elle vit

l'expression des yeux de Ben Hawksmoor et fut prise d'un léger vertige.

Il la prenait pour une femme de mauvaise vie. Il voulait le croire parce

qu'il la convoitait. Cela, elle le comprenait.

En bas, la musique s'était arrêtée et elle entendit des voix qui

protestaient bruyamment contre l'interruption abrupte du bal.

— Lord Hawksmoor est-il souffrant, Price? demanda une dame.

— Non, madame, répondit le majordome. Il est simplement

assommant, parce qu'il s'ennuie.

Cela déclencha un rire général. Catherine imagina les manchettes des

gazettes le lendemain : « Lord Hawksmoor annule son propre bal sur

un caprice, parce qu'il s'ennuyait. »

De toute façon, comme toujours, il s'en sortirait haut la main.

Les voix s'éteignirent, les ombres des invités s'éloignèrent. Ben n'avait

pas détaché les yeux de Catherine et le cœur de cette dernière se mit à

battre à longs coups violents.

— Eh bien, Catherine...

Il répétait son nom comme une caresse, et sa gorge s'assécha à son ton

de voix.

— Que faites-vous ici ?

— Je... je suis venue vous remercier pour le service que vous

m'avez rendu l'autre soir chez Crockford's, milord, répondit-elle

vivement.

C'était une piètre excuse, mais c'était tout ce qu'elle pouvait trouver

dans sa hâte.

— Si vous n'étiez pas venu à mon aide ce soir-là...

Elle s'interrompit en voyant une lueur amusée dans ses yeux.

— J'aurais fait beaucoup plus pour vous, Catherine, si vous l'aviez

permis.

La voix de Ben était lisse, ses yeux souriaient toujours. Ce qu'il

entendait par là était très clair, même pour quelqu'un à l'expérience

aussi limitée que Catherine. Il ne parlait pas de l'aider à monter dans la

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voiture ou d'une autre action convenable d'un gentleman vis-à-vis

d'une débutante. Il voulait dire qu'il avait eu envie de lui faire l'amour.

Catherine ferma les yeux tandis que les implications de cette pensée

la frappaient de plein fouet et la faisaient se sentir faible. Puis elle les

rouvrit rapidement. Ses esprits la quittaient alors qu'elle en avait

besoin. C'était catastrophique.

— C'est ce que j'ai compris, milord, dit-elle. Mais je vous ai dit lors

de notre dernière rencontre que vous ne pouviez me tenter.

— Et pourtant, vous êtes venue ici ce soir, murmura- t-il.

— Comme je l'ai dit, je suis venue vous remercier.

Il hocha la tête, mais elle sut qu'il ne la croyait pas. Il pensait qu'ils

étaient engagés dans une sorte de jeu dont ils connaissaient tous les

deux les règles. Sauf qu'elle ne les connaissait pas.

— La plupart des gens enverraient un billet, reprit-il, au lieu

d'apparaître devant la porte de ma chambre.

Il s'approcha d'elle.

— Pouvons-nous mettre votre gratitude de côté, Catherine, et parler

de ce que nous voulons tous les deux ?

Le cœur de Catherine lui sembla bondir dans sa gorge. Elle crispa

les doigts sur son réticule. Ainsi, le jeu était terminé, maintenant, et il

avait décidé qu'il était temps de se montrer direct. Peut-être était-ce la

façon dont un gentleman se comportait avec sa maîtresse. Les jolis

mots et les déclarations d'amour étaient inutiles, parce qu'il s'agissait

d'une simple transaction d'affaires, en fin de compte.

Néanmoins, l'expression de ses yeux coupa presque le souffle à

Catherine. Elle ne parlait pas d'affaires. Elle était brûlante et intense et

parlait de désir. Elle suscita en Catheri ne une réaction qui lui fit

tourner la tête.

— Je...

Elle s'éclaircit la gorge.

— Ce n'est pas si simple...

Ben promena pensivement son pouce sur la paume de sa main et

cette caresse lui fit passer des frissons dans tout le corps.

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— Il existe toujours un moyen d'obtenir ce que l'on veut, dit-il.

Est-ce une question d'argent ? C'est le cas, en général.

— Non!

L'exclamation échappa à Catherine avant qu'elle puisse la retenir. Elle

rougit et baissa les yeux.

— Inutile de paraître aussi indignée, ma douce, déclara Ben d'un

ton traînant. Cela ne peut être une question de sentiments — pas avec

Withers — et tout le monde a son prix. Alors, quel est le vôtre ?

Catherine commença à longer le couloir vers le haut de l'escalier. Il la

suivit, toujours amusé, avec un air de prédateur.

— Aimeriez-vous une voiture et deux chevaux ? suggéra- t-il. Un

bracelet de perles et de diamants ? Ou êtes-vous encore plus

ambitieuse?

Il la considéra avec attention et son regard scrutateur enflamma les

pommettes de Catherine.

— Oui, fit-il. Je pense que vous devez être chère. Une maison de

ville et un collier de diamants, au moins.

Catherine songea à tous les bijoux que sa mère lui avait laissés,

enfermés à la banque, et elle ne put réprimer un sourire.

— Une dame vous dirait qu'un collier de diamants doit être

accompagné de boucles d'oreilles assorties, dit-elle.

Elle secoua la tête.

— Mais non, milord. Je ne demande rien de tel.

Ben vit son sourire et haussa un sourcil.

— Alors, vous n'êtes pas commune.

Il tendit la main et saisit l'étoffe de son domino entre ses doigts.

C'était du velours rubis, très simple mais très coûteux.

— Peut-être avez-vous raison, dit-il lentement. Je pourrais vous dire

carrément que je ne peux me permettre un tel luxe, de toute façon.

Mais peut-être cela n'a-t-il pas d'importance. Peut-être êtes-vous

venue à moi pour autre chose ?

Il sourit.

— Une vengeance ? Ou pour le plaisir...

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Le souffle de Catherine se coinça dans sa gorge. Ceci devenait très

dangereux. Une vengeance contre Withers... Elle voyait bien qu'il

pouvait le penser. Elle avait montré son dédain pour la possessivité de

son fiancé. C'était cet acte de défi et sa décision de badiner

témérairement avec Ben qui l'avaient mise dans cette situation

épineuse, pour commencer.

Quant au plaisir... Elle déglutit convulsivement. Elle ne savait que de

la façon la plus vague possible ce qu'il lui offrait, mais c'était suffisant

pour lui couper le souffle. Le souvenir de ses baisers lui embrumait

l'esprit, l'emplissant d une étrange aspiration. Etre tenue par lui, aimée

par lui... C'était presque irrésistible.

— Vous ne comprenez pas, dit-elle en s'écartant.

Il la laissa partir.

— Alors, expliquez-moi, demanda-t-il doucement.

Expliquer ? Elle ne le pouvait pas. Pas si elle voulait garder

le secret de Maggie. John, la petite Mirabelle... Leur avenir dépendait

d'elle, de sa faculté de garder la famille unie et à couvrir la tromperie

de sa belle-mère.

Ben jeta un coup d'œil par-dessus son épaule.

— C'est bien que mes invités soient partis, je préférerais vous

parler en privé, Catherine. Venez avec moi.

Il ouvrit la porte d'une pièce et l'attira à l'intérieur.

Le soulagement initial de Catherine, en constatant que ce n'était pas le

salon où elle avait caché la miniature, fut rapidement remplacé par le

choc quand elle se rendit compte que c'était une chambre. Elle se

trouvait dans la chambre de Ben Hawksmoor.

Sans l'avoir voulu, elle était dans un endroit que la moitié des femmes

de Londres aspiraient à connaître.

Son regard fasciné fut attiré par un immense lit à baldaquin recouvert

d'une courtepointe argent et bleu paon. Brusquement, elle se rappela

les paroles du prêtre qui officiait à la messe du dimanche pour les

élèves de miss Minsham.

« Descendre la pente est facile, mais il n'y a pas de retour en arrière. »

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Le temps où elle était assise sur ce dur banc de bois, se tortillant à

cause de l'inconfort physique et moral, lui semblait si loin. Elle ne

comprenait pas vraiment de quoi le prêtre parlait, alors, mais elle

devinait que c'était de quelque chose de mal, qui avait à voir avec les

feux de l'enfer et la damnation éternelle. Mais elle comprenait, à

présent. Oh, oui ! elle comprenait parfaitement. Elle regrettait juste

que la damnation éternelle paraisse parfois si tentante...

Elle ferma les yeux, les rouvrit et chassa avec détermination la

tentation de son esprit.

— Nous ne pouvons parler ici !

Sa voix lui fit l'effet d'un couinement de chauve-souris et elle vit

l'amusement danser dans les yeux de Ben.

— Vous êtes nerveuse, ma douce ?

Il haussa ses larges épaules sous le fin tissu de sa chemise.

— Je vous jure que vous n'avez aucune raison de l'être.

En parlant, il faisait glisser le domino en velours de ses épaules.

— Oui, mais je...

Catherine s'humecta les lèvres. Elle était très mauvaise à ce jeu et il

était très bon, ce qui s'avérait une combinaison fatale.

— Inutile d'avoir peur.

Il désigna la table sur laquelle étaient posés deux verres en cristal qui

reflétaient la lumière, et une bouteille de vin rouge.

— Un verre de vin, peut-être ? Cela pourrait vous aider à décider ce

que vous voulez vraiment.

Un sourire coquin releva un coin de sa bouche. Il lui décocha un long

regard.

— Ceci doit être nouveau pour vous. Cela expliquerait bien des

choses.

Catherine prit une grande inspiration. Elle ne s'était jamais vue

taillée pour le rôle d'une catin auparavant, mais à présent elle pouvait

voir combien cela pourrait être facile avec un homme comme Ben

Hawksmoor. L'aspiration désespérée de Maggie à un peu d'excitation

dans un mariage sans amour n'était plus aussi incompréhensible. Il y

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avait quelque chose de si séduisant dans le fait d'être désirée. Sa propre

vie dénuée d'affection lui faisait soudain l'effet d'un désert. Elle avait

été élevée pour réprouver tout ce que cet homme représentait, mais

l'attirance qu'elle ressentait était implacable.

Ben était assez près d'elle maintenant pour qu'elle pût sentir l'odeur

de sa peau et un léger parfum d'eau de Cologne citronnée. La tête lui

tourna. Un frisson glacé la parcourut, suivi par une chaleur qui lui brûla

le sang.

— Non... Pas de vin, merci, dit-elle.

Rien d'autre que la vérité ne conviendrait, maintenant.

— Je dois m'en aller. Je suis désolée, mais je crains d'avoir commis

une erreur. Je suis complètement dépassée par la situation.

Un sourire couvait au fond des yeux de Ben. C'était un sourire intime

et sensuel. Catherine trembla. Maudit soit cet homme et ses manières

charmeuses, dangereuses.

— Je vois, dit-il.

Il rit et se redressa. Puis il leva la main pour lui prendre le menton et

il releva son visage afin qu'elle le regarde dans les yeux. Son toucher

était doux.

— Je veux bien croire que vous l'êtes, convint-il, et il y avait une

sorte de surprise dans son ton.

Catherine s'éclaircit la gorge.

— La vérité est que je ne suis pas habituée à traiter avec des

hommes comme vous, dit-elle.

Les yeux de Ben dansèrent.

— Quelle sorte d'homme suis-je, à votre avis ?

— Vous êtes ce que mon institutrice aurait appelé un nuisible.

Vous êtes trop dangereux.

Il accepta la déclaration avec une inclinaison de la tête.

— Mais cela vous plaît, n'est-ce pas, Catherine? C'est ce qui vous

attire en moi. Vous ne pouvez pas être ici pour marchander vos

faveurs contre mon argent, puisque je n'en ai pas. Alors...

Il s'arrêta.

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— Vous devez convoiter le danger que je représente.

La véracité choquante de ses paroles frappa Catherine et

la rendit silencieuse un moment. Il ne connaissait pas la vraie raison

de sa visite, naturellement — il ne fallait pas qu'il la connaisse, jamais

—, néanmoins il y avait beaucoup plus qu'un grain de vérité dans ce

qu'il disait. Elle s'était toujours crue une jeune fille raisonnable, mais

la contradiction résidait dans ses réactions à son contact. Elle avait

envie de lui avec un besoin qui n'était ni raisonnable ni respectable. Et

ici, dans sa chambre, elle commençait à craindre que les conventions

ne puissent pas dominer ses désirs.

Tandis qu'elle hésitait, Ben lui saisit le poignet. Ce geste la prit par

surprise. Il posa la paume de sa main libre sur son torse et elle put

sentir sa chaleur à travers la toile de sa chemise. Puis il leva les doigts

pour lui toucher la joue, écartant des mèches de ses beaux cheveux

châtains, s'attardant sur les boucles aussi douces que des plumes.

— Je comprends que vous réfléchissiez à deux fois à ce que nous

faisons, dit-il d'une voix légèrement enrouée. Je ne vous presserai pas.

— Oui, répondit-elle.

Elle déglutit.

— Je veux dire, non.

Elle n'en était plus à réfléchir à deux, trois ou même quatre fois,

maintenant.

— Si vous avez changé d'avis, murmura Ben, je devrai vous laisser

partir. Ce serait dommage, mais comme je vous l'ai dit, je ne

m'imposerais jamais à vous.

Le soulagement initial de Catherine s'évanouit quand il courba la tête

et posa sa bouche sur la sienne. Elle se raidit, surprise, mais ne résista

pas. Le souvenir de son baiser dans la voiture l'habitait, maintenant,

mêlé aux nouvelles sensations suscitées par le contact de ses lèvres.

Elle pensa qu'elle devrait s'écarter, mais elle ne le fit pas. Ben grogna

et pressa sa bouche sur la sienne, avidement, en cherchant la meilleure

manière de les satisfaire. Le plaisir envahit Catherine jusqu'au bout de

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ses doigts de pied et remonta à travers tout son corps, et elle se sentit

faible d'excitation. Puis ce fut fini, et Ben se recula.

— Si nous nous rencontrons de nouveau, je ne vous laisserai pas

partir, dit-il, la voix rauque. Je ne le veux pas.

Il désigna la porte.

— Saisissez votre chance, Catherine, avant que nous laissions ceci

aller trop loin.

— Nous ne nous reverrons pas, déclara-t-elle.

Sa voix était aussi ténue qu'un fil. Le portrait était rendu, le secret

gardé. Elle allait partir. C'était terminé.

Elle sentit ses mains glisser le long de ses bras, de l'épaule au coude, et

elle s'efforça de ne pas trembler. Elle n'y parvint pas. Elle se sentait

frissonner et elle savait qu'il le sentait aussi.

— Alors, dit-il contre sa bouche, si je ne dois jamais vous revoir, il

faut que je vous embrasse une dernière fois. Je me demanderai toujours

ce qui aurait pu être.

Catherine se haussa pour rencontrer ses lèvres. Elle fut perdue dès

qu'elles se touchèrent, perdue et à la dérive, le feu glacé du plaisir

brûlant dans ses veines. Cette fois, elle entrouvrit instinctivement la

bouche et la langue de Ben toucha la sienne, lentement, la caressant

profondément. Il glissa une main dans ses cheveux, lui relevant la tête

pour pouvoir prendre tout ce qu'il voulait, pillant la douceur de sa

bouche. Elle retint une exclamation et il en profita pour approfondir

encore plus le baiser.

— Etes-vous sûre de ne pas vouloir rester, finalement? demanda-t-il

doucement, en la relâchant.

Elle s'écarta de lui. Elle vit l'éclat dur et brillant du désir dans ses

yeux. Elle se sentait brûlante, faible et creuse sous la force de ses

aspirations. Elle était atterrée que Ben Hawksmoor pût lui faire cela,

alors qu'elle ne le connaissait pas vraiment, et pourtant elle avait envie

de sentir ses mains sur son corps. Elle le désirait plus que toute autre

chose au monde. Et même s'il ne fit pas un geste vers elle, il garda les

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yeux rivés sur son visage et elle perçut la puissante attirance du désir

entre eux, avec une force presque irrésistible.

Une seconde, Catherine entrevit un monde différent, le monde que

Maggie connaissait, plein d'excitation sensuelle. Il vibrait de couleurs

et scintillait de tentations. Elle avait vingt et un ans et sa vie était

dénuée de chaleur et d'amour depuis son enfance. Elle était fiancée à un

homme qu'elle détestait, tenue par le devoir à un mariage auquel elle ne

supportait pas de penser. Mais elle s'obligea à y penser, en cet instant;

elle s'obligea à se concentrer sur tous les lendemains vides qui

s'étendaient devant elle en une infinité froide comme la glace.

Cela lui contracta le cœur de solitude.

Elle pouvait s'éloigner de Ben Hawksmoor maintenant. Elle savait

qu'il la laisserait partir. Et si elle le faisait, elle pourrait passer le

lendemain et tous ces jours vides qui l'attendaient à se rappeler le bon

sens dont elle avait fait preuve et à essayer de chasser sa solitude.

Comme Ben, elle se demanderait toujours ce qui aurait pu arriver. Elle

regretterait toujours d'avoir eu peur de le découvrir.

Elle avait atteint un point où elle aspirait à quelque chose de

différent. C'était le moment et c'était l'homme qui convenait.

Elle regarda Ben, vit le désir à nu dans ses yeux et sentit la peur et la

nostalgie exploser en elle. Il attendait, sans bouger. Il semblait que le

moment s'étirât entre eux à l'infini, si lourd de signification qu'il ne

faisait rien pour l'influencer dans un sens ou dans l'autre. Sauf qu'il

l'avait déjà fait.

Elle le voulait désespérément.

Elle ferma les yeux une seconde, tendit une main vers lui, et quand

elle sentit qu'il la prenait elle faillit défaillir de soulagement.

Il ne se jeta pas sur elle comme elle avait pensé qu'il pourrait le faire,

mais il l'attira doucement à lui, dans ses bras, et pendant un moment sa

joue s'appuya sur la sienne comme lors de la pendaison. Quelque chose

éclata alors en elle, quelque chose qui ressemblait dangereusement à de

l'amour, et elle leva sa bouche vers la sienne avec un besoin aveugle.

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D l'embrassa avec douceur, baisa ses lèvres, ses pommettes, ses cils,

et à chaque baiser elle sentait fondre un peu plus sa résistance jusqu'à

ce qu'elle ait quasiment disparu. Son cœur battait très fort, mais tout ce

à quoi elle pouvait penser était qu'elle ignorait ce qu'elle devait faire

pour mener à bien sa propre séduction. Il devrait l'aider ou elle

mourrait de désir inassouvi.

Puis il parla.

— Il faut que je vous ôte ces habits.

Sa voix était enrouée et Catherine éprouva une autre bouffée de pur

désir en l'entendant. Ses seins se pressaient contre l'étoffe de son

corselet et elle ressentait une sorte de tremblement brûlant au creux de

son ventre. Elle s'avisa avec un choc que ce devaient être les signes

physiques du désir qui mettait sens dessus dessous son cœur et son

esprit. Se débarrasser de ses vêtements semblait impératif. Elle se

tourna docilement et sentit les doigts de Ben toucher les boutons et les

lacets. Ses mains glissèrent et elle l'entendit jurer à mi-voix, avec une

pointe d'impatience.

L'étoffe céda soudain et elle sentit l'air froid toucher la peau de son

dos, un contrepoint choquant à la chaleur des mains de Ben qui la

caressaient. Il fit glisser sa robe et se pencha pour baiser son épaule

nue, ses cheveux la frôlant. Ses mains s'attardèrent, la flattant avec

douceur. Puis la robe tomba à terre et son corset suivit, la laissant

debout dans sa camisole et ses bas.

Ben s'éloigna d'elle et elle se tourna pour le regarder, l'observant

avec fascination et admiration tandis qu'il arrachait sa chemise pour

révéler son torse musclé et ses larges épaules. Sa peau était dorée à la

lueur des bougies et le voir ainsi acheva de lui couper le souffle.

Elle se sentit craintive un instant, effrayée par la sensualité à peine

contenue qu'elle pouvait voir obscurcir ses yeux noisette. L'intensité de

ce qui les liait semblait planer dans l'air comme de la foudre. Il était

trop tard pour qu'elle change d'avis, maintenant, et elle découvrit

qu'elle n'en avait pas envie. Une part d'elle-même avait peur, mais la

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plus importante était excitée, attirée par lui, par la chaleur et les

promesses de son étreinte.

Il la souleva dans ses bras et la déposa sur le lit, la suivant dans la

douceur du matelas. Ses doigts s'affairaient dans ses cheveux — elle ne

les avait pas relevés avec des épingles, mais simplement attachés par

un ruban qu'il dénoua. Elle l'entendit retenir son souffle quand il étala

sa chevelure sur l'oreiller et porta une mèche à ses lèvres.

— Vous êtes très belle.

Personne ne lui avait jamais dit qu'elle était belle. Elle n'avait même

jamais pensé que ce mot pouvait avoir une relation avec elle. Elle

commença à sourire, émerveillée, mais Ben courba la tête pour

l'embrasser et soudain la tendresse disparut, son baiser se faisant avide

et exigeant.

Avant Ben, personne n'avait embrassé Catherine et elle n'avait

certainement jamais rêvé de telles effusions, mais elle les reconnaissait

à présent, d'instinct, comme une marque de possession. Elle fit un petit

bruit contre sa bouche et l'entendit grogner en réponse.

Ses lèvres quittèrent les siennes et effleurèrent sa gorge avec la

légèreté d'une plume.

— Catherine... Kate...

Le cœur de Catherine bondit en entendant ce nom sur ses lèvres. Il y

avait si longtemps qu'on ne l'avait pas appelée Kate. Cela appartenait

au temps passé, une époque de chaleur et d'amour, une époque qu'elle

avait perdue. Et maintenant c'était comme si elle pouvait la retrouver.

Elle savoura cette pensée un moment, puis l'oublia quand elle sentit ses

mains sur sa camisole. Il la tira par-dessus sa tête et la mit de côté.

Elle était nue. Pendant un moment, elle se sentit trop exposée, pleine

d'appréhension, mais alors il posa la bouche sur sa poitrine et elle

oublia tout le reste dans la sensation fulgurante qui consuma son corps

tout entier. Elle s'arqua pour répondre à la demande de ses lèvres et il la

goûta, passant sa langue sur la pointe d'un sein jusqu'à ce qu'elle soit si

dure et si sensible qu'elle pouvait à peine le supporter.

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Elle frétilla sous ses mains, faisant glisser les siennes le long de son

dos et se heurtant à la barrière de ses culottes. L'étoffe était douce sous

ses doigts, mais elle voulait s'en débarrasser, elle voulait le toucher.

Ces instincts ne la surprenaient plus et ne la choquaient plus. Elle était

poussée par le besoin, à présent, et ni sentiment de honte ni sens des

conventions ne pouvaient l'arrêter. Lorsqu'il la quitta un instant pour

achever de se dévêtir, tout ce qu'elle souhaita fut de l'avoir de nouveau

avec elle, peau contre peau, sa nudité contre la sienne.

Il s'allongea sur le dos à côté d'elle et elle ouvrit des yeux ahuris en

regardant son corps, révélé maintenant dans toute sa perfection dure et

musclée.

Elle n'était pas complètement ignorante du physique masculin—par

le passé, quand Withers l'avait serrée contre lui et avait essayé de

l'embrasser, elle avait eu conscience de son érection, et la pensée de ce

que cela signifiait lui avait donné la nausée. Mais là, maintenant, elle ne

put résister à l'envie de tendre une main pour toucher Ben, à la fois

curieuse et impressionnée. Son sexe raidi avait la douceur de la soie,

mais quand elle fit courir ses doigts hésitants sur sa longueur, il lui

saisit le poignet avec une force qui lui fit réprimer un cri.

— Pas cette fois, dit-il, ou je vais vous embarrasser. Je vous désire

tellement.

Pas cette fois...

Catherine trembla de joie et d'excitation à l'idée de recommencer.

Son esprit était habité par une sombre spirale de pensées érotiques,

pécheresses, qui réclamaient d'être libérées. Ben fit glisser sa paume

sur son ventre jusqu'à ce qu'il atteigne le doux nid de boucles blotti

entre ses cuisses. Comme s'il percevait les derniers vestiges de son

incertitude, il se pencha sur elle et l'embrassa de nouveau, l'incitant à se

détendre et à s'ouvrir à lui.

Le ventre de Catherine sursauta et se contracta quand il la caressa. Il

taquina l'intérieur de sa cuisse en une lente persuasion et elle écarta les

jambes pour lui. Alors il toucha le cœur brûlant et moite de sa personne,

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glissant un doigt entre ses replis. Catherine gémit. C'était exquis, mais

ce n'était pas encore assez. Loin de là.

D'un mouvement brusque, comme s'il ne pouvait attendre plus

longtemps, Ben roula sur elle et lui écarta plus fermement les cuisses.

Elle ouvrit les yeux. Il y avait sur son visage une expression qui

reflétait les émotions qu'elle éprouvait, une expression de vulnérabilité,

de faim et de désir qui lui fit chavirer le cœur.

Puis il saisit ses hanches et elle le sentit se couler en elle. La

pénétration fut pénible et inconfortable et faillit la faire crier. Son

plaisir délicieux de l'instant précédent se changea en une vive douleur

beaucoup plus vite qu'elle n'aurait pu l'imaginer.

Elle resta immobile, la moitié de son esprit se préoccupant de cette

gêne désagréable et l'autre moitié agitée par la soudaine et froide prise

de conscience qu'elle venait de perdre sa virginité.

Comment une telle volupté pouvait-elle déboucher sur une telle

déception ? se demanda-t-elle. Cela paraissait injuste. Toutes ces

pensées virevoltèrent dans sa tête en une fraction de seconde, puis Ben

bougea légèrement, et cette fois elle retint son souffle, réprimant un cri

de douleur et de frustration. Elle le sentit se figer.

— Par tous les diables...

Il ne la prenait plus pour une courtisane, à présent. Elle le savait. Le

poids de son corps se retira du sien, il s'écarta, et soudain Catherine se

sentit à vif et plus seule qu'elle ne l'avait jamais été dans sa vie. Le

contraste avec ce qui était arrivé un moment plus tôt était trop dur à

accepter.

Le vide revint dans son cœur. Pendant un terrible instant, elle pensa

qu'elle allait fondre en larmes tandis que tout ce à quoi elle avait aspiré

semblait s'évanouir sous ses yeux. Toute l'intimité, toute la chaleur,

tout le bien-être qu'elle avait cru pouvoir trouver avec Ben ne

semblaient plus être qu'une coque vide, et soudain elle n'était plus

qu'une autre stupide débutante trahie par sa propre naïveté et sa quête

désespérée de l'amour.

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L'amour. Elle ne pouvait plus supporter l'idée, maintenant, d'avoir

été si près de se croire amoureuse de Ben Hawksmoor, alors qu'en

réalité elle ne le connaissait pas du tout. Elle avait été terriblement

attirée par lui et avait pris sa fascination pour quelque chose de plus

profond, quelque chose qu'il ne lui retournait pas et ne lui avait jamais

retourné.

Elle avait pensé qu'il avait une certaine tendresse pour elle sous son

charme d'homme expérimenté. Elle se rendait compte à présent qu'il

était absolument aussi cynique et implacable qu'il en avait l'air.

L'humiliation de s'être abusée elle-même à ce point lui mettait dans la

gorge des larmes brûlantes.

Elle essaya de se glisser hors du lit, mais il fut plus rapide qu'elle,

l'attrapant par le bras et la ramenant en arrière pour lui faire face.

Il paraissait terriblement furieux et elle frémit devant la rage qui

brûlait dans ses yeux.

— Oh, non, dit-il froidement. Vous n'allez pas me fuir maintenant,

miss Catherine Fenton. Pas avant de me dire ce que signifiait tout cela,

par tous les diables !

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9.

Ben lâcha le bras de Catherine, se jeta hors du lit et chercha ses

vêtements avec irritation.

Il était fatigué et n'était plus excité sexuellement, même si son corps

se sentait floué. Cela le rendait encore plus furieux. Il était courroucé

contre Catherine, mais bien davantage contre lui-même.

Sans la dangereuse séduction du désir pour influencer son jugement,

il pouvait voir sans équivoque que la fille couchée dans son lit était

vierge ; ou, du moins, qu'elle l'était jusqu'à ce qu'il l'ait possédé. Ses

yeux étaient agrandis par l'appréhension et le choc, maintenant. Elle

remontait le drap jusqu'à son menton et se mordait la lèvre en un geste

qui lui donnait envie de l'embrasser.

Cette envie à elle seule, après ce qui venait de se passer, était assez

pour l'exaspérer au-delà de toute mesure.

La colère et la frustration le frappèrent de nouveau comme une

vague physique, de la même manière que, plus tôt dans la soirée, quand

le message de Tom Bradshaw était arrivé au milieu du bal. Malgré la

présence de ses invités, il s'était mis à l'écart pour le lire sur-le-champ.

C'était trop important pour ne pas le faire.

Le rapport contenait diverses informations relatives à Algernon

Withers : des dates, des lieux, des détails sur des parents à lui, sa

fortune, ses affaires et l'avertissement qu'il trempait dans des

tractations plus que troubles. Bradshaw indiquait que la maîtresse de

Withers était une certaine Emily Straggett, une vieille catin au visage

marqué qui pourvoyait sans doute à ses désirs les plus bas.

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Sur le moment, Ben avait été brièvement amusé, en se rappelant qu'il

avait dit à Bradshaw qu'il convoitait la maîtresse de Withers. Nul doute

que le détective le croirait encore plus dépravé qu'il ne l'avait pensé

jusque-là.

Et puis son regard était tombé sur les lignes suivantes :

« Lord Withers est fiancé à une certaine miss Catherine Fenton, fille

du marchand sir Alfred Fenton. Il semble que les Fenton et lui soient

impliqués ensemble dans des affaires délictueuses, même si pour

l'instant je n'en connais pas l'étendue car ils se montrent très discrets. Je

pense aussi que miss Fenton est une femme dévoyée qui a pu être liée

avec M. Clarencieux. Il a certainement eu une liaison avec une dame à

la fin de l'année dernière. Mes informateurs pensent qu'il s'agit de miss

Fenton, et ce serait un lien entre Clarencieux et lord Withers. Je vous

donnerai plus d'informations quand j'en aurai. Bien à vous, Bradshaw.

»

Ben avait été pris d'une fureur brûlante quand il avait lu ces mots. Il

savait qu'il n'était pas rare que les filles de marchands deviennent des

courtisanes si elles pensaient que cela leur rapporterait des profits.

Toutefois, la pensée que Catherine était fiancée à Algernon Withers et

que ce dernier agissait comme une sorte d'entremetteur complaisant

était répugnante même pour un homme de la large expérience de Ben.

Pire encore était la suggestion qu'elle avait eu une liaison amoureuse

avec Ned Clarencieux. Withers avait dû le savoir. Il avait probablement

orchestré la chose. La pensée de Catherine impliquée dans les affaires

criminelles de Withers, aussi vénale et corrompue que lui, lui avait fait

voir rouge. Quelque chose lui avait sauté à l'esprit, alors. Il avait pensé

à Catherine badinant avec lui et sans nul doute riant après coup avec

Withers de chaque petit détail.

Peut-être projetaient-ils de l'utiliser et de le détruire comme ils

avaient détruit Ned Clarencieux. Il s'était rappelé la façon dont

Catherine s'était accrochée à lui à Newgate, alors que Clarencieux avait

fort bien pu se balancer au bout de cette corde à cause de quelque chose

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que Withers et elle avaient arrangé entre eux. Bradshaw l'avait suggéré

et il était le détective le plus intelligent de Londres.

Le désir de prendre Catherine, de se servir d'elle et de la renvoyer à

Withers avec mépris l'avait envahi de nouveau, plus aigu que jamais.

Ce serait une vengeance peu civilisée, mais ils la méritaient

amplement.

Sa colère avait été assez forte pour le faire quitter en trombe sa

propre soirée. Et alors il avait découvert Catherine chez lui, et été

stupéfait par son audace et son toupet. Il en avait perdu son calme et

son propre contrôle pour la première fois depuis qu'il s'en souvenait.

Puis il avait joué le jeu selon les règles qu'elle fixait, s'ajustant à ses

feintes hésitations et à sa feinte modestie, en ayant pendant tout ce

temps la ferme intention de la confronter à la vérité lorsqu'ils auraient

fait l'amour et qu'il aurait apaisé son besoin de vengeance.

Sauf qu'il n'en avait pas été ainsi. Le pire de tout était qu'elle avait

paru si douce et si innocente qu'il avait oublié ses intentions initiales

dans le transport de la posséder. Jusqu'à ce qu'il lui prenne sa virginité

et comprenne dans ce moment terrible et catastrophique que miss

Catherine Fenton n'était pas du tout, sous cet angle, ce qu'il avait cru

qu'elle était. Elle ne pouvait pas être la femme dévoyée que Bradshaw

avait dépeinte.

— J'ignorais que vous connaissiez mon nom.

La voix de Catherine était très calme.

Ben pirouetta vers elle, sa colère — contre elle, contre lui-même —

si grande qu'il pouvait à peine empêcher sa voix de trembler.

— Je savais qui vous étiez depuis le début.

Il la vit fermer les yeux et les rouvrir, et la douleur qui brillait dedans

le fit se sentir vaguement mal.

— Je ne comprends pas, dit-elle. Si vous saviez que je n'étais pas

une courtisane, pourquoi...

— Pourquoi vous ai-je traitée comme telle ?

Il haussa les épaules.

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— Vous vous êtes jetée à ma tête, alors je vous ai prise. Comment

pouvais-je savoir que vous étiez encore vierge ? Vous vous êtes

comportée comme une catin depuis que nous nous sommes

rencontrés.

Il l'entendit retenir son souffle et pensa un instant qu'elle allait se

mettre à pleurer, mais elle ne le fit pas. Il l'en admira. Il savait aussi

qu'il la blâmait alors qu'il était au moins coupable en partie. Il l'avait

bien prise pour une courtisane, mais seulement parce qu'il voulait le

croire. Il aurait dû reconnaître depuis leur première rencontre qu'elle

était une dame de qualité, une innocente, mais il avait étouffé cet

instinct dans son désir de coucher avec elle.

Il songea à ce que Bradshaw avait dit dans sa lettre, insinuant qu'elle

était impliquée dans tous les plans malhonnêtes de Withers.

— Withers vous a-t-il fait jouer la catin pour moi ? demanda-t-il

avec une cruauté délibérée. Cela faisait-il partie de ses plans ?

Les yeux de Catherine montrèrent son choc.

— Bien sûr que non ! Je ne comprends pas ce que vous voulez

dire...

Elle s'interrompit, le visage assombri par la désillusion.

— Je vois, ajouta-t-elle au bout d'un moment. C'est ce que vous

pensez de moi—que lord Withers et moi avions un plan vous

concernant?

— Withers m'a menacé, déclara Ben. Et vous êtes sa fiancée,

impliquée dans toutes ses affaires, à ce que j'ai cru comprendre.

— Vous vous trompez, rétorqua-t-elle avec de l'irritation dans la

voix. Je ne sais rien des tractations douteuses de Withers et ne souhaite

pas le savoir.

Elle était donc innocente de cela, aussi. Comment Bradshaw avait-il

pu se tromper à ce point ? Bon sang. Bon sang, bon sang et bon sang !,

pesta-t-il en lui-même.

Ben ramassa sa chemise froissée et l'enfila, puis enfila ses culottes.

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— Alors j'espère, dit-il d'un ton mordant, en se tournant pour la

regarder, que vous avez une autre explication particulièrement bonne à

cette situation, miss Fenton.

Elle baissait la tête, la douce cascade de ses cheveux châtains lui

cachant son expression. Ben se remémora leur contact soyeux entre ses

doigts et faillit jurer. Sapristi, il n'avait pas couché avec une femme

depuis des mois et maintenant qu'il avait rompu le célibat qu'il s'était

imposé, c'était pour découvrir que la courtisane avisée qu'il pensait

séduire n'était qu'une débutante virginale.

Sa conscience le fustigea. Il s'efforça de l'ignorer. C'était la première

fois depuis des années qu'elle le troublait. Il avait presque oublié qu'il

en avait une.

— Si votre but était de me piéger dans le mariage, je crains que

vous n'ayez choisi le mauvais homme, dit-il. Vous devrez vous

contenter de lord Withers. Je ne fais jamais de proposition à des

débutantes, quoi que je leur aie fait.

En vérité, il n'avait jamais rien offert à quelque femme que ce soit,

débutante ou autre. Mais c'était la première fois qu'il avait séduit une

innocente.

Il vit la couleur se retirer du visage de Catherine à ses paroles.

— Je ne cherchais pas à vous piéger, lord Hawksmoor.

Elle le regarda de haut, ce qui lui parut assez comique. Il

y avait en elle une certaine dignité qui faisait ressortir le fait qu'elle

était une dame, malgré son état déshabillé.

— J'ai entendu dire que vous ne faisiez jamais ce qui est correct,

alors pourquoi commenceriez-vous maintenant? reprit-elle. En outre,

vous êtes le dernier homme sur Terre que je choisirais d'épouser.

Vous êtes loin d'être idéal.

Ben ne pouvait discuter ce point.

— Alors, si vous ne cherchiez qu'un peu d'excitation pour vous

vanter auprès de vos amies débutantes et que c'est allé trop loin...

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Il s'interrompit. Son expression lui indiquait qu'elle n'était pas du

genre à chercher stupidement l'aventure et à pleurer dessus par la

suite. Elle avait trop de caractère pour cela.

— Vous vous trompez complètement dans vos suppositions, et je

ne vous dois pas d'explication, assena-t-elle.

— Si, vous m'en devez !

Ben s'élança brusquement, l'attrapant par les bras. Le drap glissa,

révélant le haut de sa poitrine. Il essaya de ne pas regarder, mais il ne

put s'en empêcher. Sa peau était pâle et douce, et il éprouva le même

désir fulgurant pour elle qu'un moment plus tôt.

Il la relâcha aussi vite qu'il l'avait saisie.

— Vous m'avez utilisé pour perdre votre virginité, dit-il

lentement.

Elle battit des cils.

— Il n'en a pas été ainsi. Je ne comptais pas...

Elle s'arrêta et haussa le menton.

— J'aimerais m'habiller, maintenant, s'il vous plaît.

Non, cela ne lui plaisait pas. Il avait envie de la garder

là, nue, dans son lit, mais il savait qu'il ne le pouvait pas. Il se redressa

et fit un petit geste ironique.

— Je vous en prie.

Elle lui jeta un regard noir, de la méfiance dans ses yeux sombres.

— Veuillez vous retourner.

Ben rit.

— Une modestie bien tardive.

Elle serrait le drap sous son menton et son expression était

dangereuse.

— De grâce, faites ce que je vous demande.

Ben haussa les épaules et se détourna. Ses sens paraissaient

particulièrement aiguisés. Il entendit le froissement des draps qu'elle

écartait et eut du coin de l'œil un aperçu de sa pâle nudité. Il pouvait

dire qu'elle s'habillait aussi vite que possible. Il savait qu'elle voulait le

quitter sans délai et cette pensée le flagellait.

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— Je ne peux pas fermer les boutons du haut, dit-elle, et il entendit

enfin dans sa voix quelque chose qui ressemblait à du désespoir.

Il lui fit face. Elle s'était habillée au petit bonheur, sans l'aide d'une

soubrette, et elle paraissait adorable. Il en fit le constat et s'en sentit de

nouveau agacé. Depuis le début, il l'avait convoitée avec une émotion

plus complexe que de la simple concupiscence. Il aurait dû reconnaître

le danger et se tenir loin d'elle.

— Venez ici, dit-il.

Elle obéit avec réticence. Il écarta ses cheveux emmêlés de sa nuque

et entreprit de fermer les boutons qui restaient. Quand ses doigts lui

effleurèrent accidentellement la peau, il l'entendit réprimer une

exclamation et la colère le transperça de nouveau. Ne supportait-elle

plus qu'il la touche, maintenant? Il termina et la prit par le bras, la

tournant rudement face à lui.

— Un moment. Vous allez me dire pourquoi vous êtes venue ici ce

soir.

Leurs yeux se soutinrent.

— Non, répondit-elle au bout de ce qui lui sembla durer une heure.

Je ne le peux pas. Je ne le ferai pas.

Elle se détourna pour ramasser son domino, et sa chevelure tomba en

avant, lui cachant de nouveau son expression, l'excluant. Sa frustration

augmenta.

— Je ne comprends pas, dit-il.

Elle lui refit face et pendant un instant Ben crut voir l'ombre d'une

douleur sur son visage, sous son sourire de défi.

— Vous n'avez pas besoin de comprendre, lord Hawksmoor. Vous

n'avez fait aucune promesse et je n'ai rien demandé. Et nous ne nous

reverrons plus. Je jure que je ne chercherai pas à vous rencontrer de

nouveau.

Elle posa son domino sur ses épaules.

— Ce n'était rien de plus qu'une erreur, et décevante, par-dessus le

marché. Bonne nuit.

Une erreur décevante.

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Ben resta immobile tandis que la porte de sa chambre se refermait

derrière elle. Il put entendre le bruit léger de ses pas qui s'éloignait

dans le couloir, puis ce fut le silence.

Il s'était sorti de situations pareilles durant toute sa vie d'adulte, se

dit-il, mais le fait que Catherine s'éloigne de lui était profondément

désagréable. A peu près comme sa première expérience de l'amour

physique à elle l'avait été.

Un sourire d'autodérision crispa ses lèvres. Elle n'avait pas eu tort de

se plaindre. A la fin, cela avait été très loin d'être plaisant, même pour

lui, alors qu'avant cela avait été absolument exquis...

Son corps réagit à cette pensée, mais il l'ignora et s'efforça de se

concentrer. Il avait volé sa virginité à une jeune femme, et pourtant

elle avait juré qu'elle ne souhaitait pas le piéger dans le mariage.

Peut-être le matin démentirait-il cela quand un père en colère ou un

frère furieux arriveraient chez lui avec un pistolet. Si c'était le cas, cela

causerait un énorme scandale, mais finalement ce serait Catherine qui

en souffrirait. La haute société, le connaissant, s'attendait à une telle

conduite de sa part. Avec lui, la dame était toujours celle dont la

réputation était ruinée.

Ben alla à la table et versa du vin dans un verre en cristal. Il but

avidement. A sa surprise, il découvrit qu'il n'aimait pas l'idée que la

réputation de Catherine soit détruite, ou qu'un autre homme la rejette

avec mépris comme une femme déchue.

Il détestait l'hypocrisie de la société dans ce genre d'affaire. Et

cependant, il l'avait précisément placée dans une situation où cela

pouvait arriver. Et si elle devait porter un enfant, elle serait

définitivement perdue. Il se figea quand cette possibilité le frappa pour

la première fois. C'était peu probable, mais ce n'était pas impossible.

Cela faisait si longtemps que Ben Hawksmoor n'avait pas ressenti

les tourments de la culpabilité et de la responsabilité qu'il les

reconnaissait à peine. Il avait fait quantité de choses dans sa vie qui

auraient ôté le sommeil à un autre homme, mais il avait toujours eu la

capacité de les oublier. Jusqu'à maintenant.

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Il reposa lentement son verre de vin. Il avait besoin de cognac, tout

de suite. Il sonna Price, son majordome.

J'ai entendu dire que vous ne faisiez jamais ce qui est correct, alors

pourquoi commenceriez-vous maintenant ?

Les paroles de Catherine résonnaient dans sa tête. Il tressaillit. Elle

avait un don étrange pour aller au fond des choses.

Price arriva avec une bouteille. Il connaissait ses goûts. De fait, son

majordome connaissait généralement tout de lui. Ben avait toujours

trouvé essentiel d'avoir une bonne intelligence à sa disposition quand il

en avait besoin. Cela lui permettait de garder de l'avance sur ses

adversaires.

Il vit le regard du domestique enregistrer sa tenue négligée et les

draps froissés, mais bien que son expression lugubre s'accentuât, il ne

fit aucun commentaire. Au bout de douze ans, Ben était habitué à la

réprobation de Price. Il pouvait encore voir l'air du majordome quand il

avait été désigné comme son ordonnance, à l'époque où il avait rejoint

son régiment.

Price avait ressemblé à un homme qui venait de s'aviser que le sort le

punissait pour un terrible méfait qu'il n'avait même pas conscience

d'avoir commis. Son visage funèbre — plus rond à l'époque, mais déjà

avec les lèvres pincées comme s'il suçait un citron — s'était

ridiculement défait avant qu'il se ressaisisse, fasse une courbette et

marmonne : « Très bien, monsieur », à l'officier tout frais émoulu qui

lui donnait cet ordre.

Et Ben n'avait pas été particulièrement surpris par la réaction de sa

nouvelle ordonnance. Servir le fils rejeté et dévoyé d'un propre à rien

de baron n'était pas un atout dans les baraquements.

Depuis lors, Ben avait hérité du titre du propre à rien en question,

mais il suspectait que, de l'avis de Price, il n'y avait pas de quoi se

vanter non plus.

Le majordome posa le plateau sur la table et déboucha la bouteille de

cognac.

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— J'ai appelé un fiacre pour la jeune dame, milord, déclara-t-il

soudain. Ce n'est pas une nuit où une dame de qualité doit sortir seule.

Ben le regarda, pantois: La pensée de Catherine fuyant son lit et de

Price lui appelant calmement un fiacre le troubla. Il y avait dans la voix

du domestique un ton de reproche qui le fit se crisper légèrement. Il

désapprouvait déjà assez sa propre conduite pour avoir envie de tolérer

la réprobation de son majordome.

Il fit tourner nonchalamment le verre de cognac dans ses mains.

— Avez-vous entendu quelle adresse miss Fenton a donnée au

cocher?

Les coins de la bouche de Price s'abaissèrent.

— Oui, milord.

Il y eut un bref silence. Ben haussa un sourcil.

— Je vous demande pardon, Price. Visiblement, je ne me suis pas

bien exprimé. Connaissez-vous la destination de la dame et

pouvez-vous me l'indiquer ?

Le majordome prit un air hautain.

— Je comprends, milord. La dame a demandé à être emmenée à la

maison de plaisirs de Mme Desmond, à Covent Garden.

Ben se sentit choqué. C'était une autre émotion qui lui était si

étrangère que pendant une seconde il ne parvint pas à la définir. Si peu

de choses le choquaient, ces temps-ci. Mais soudain plus rien n'avait

de sens. Certes, il avait vu Catherine en compagnie de Lily St Clare,

une courtisane du lupanar de Mme Desmond. C'était l'un des éléments

qui l'avaient trompé sur sa qualité. Mais ce qui était irréfutablement

vrai, c'était qu'elle n'était pas une catin elle-même. Il le savait

maintenant sans doute possible, alors que c'était trop tard.

Les questions lui martelaient l'esprit. Pourquoi Bradshaw l'avait-il

crue coupable alors qu'elle n'était sûrement qu'une innocente prise

dans les intrigues de Withers ?

Et si elle était innocente, pourquoi était-elle venue chez lui ce soir-là?

Il reposa abruptement son cognac, révulsé par l'odeur de l'alcool, et se

passa une main dans les cheveux.

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— Je ne comprends pas, dit-il lentement.

— Non, milord.

Price paraissait décidément très lugubre.

Ben fronça les sourcils. Il avait l'habitude que des jeunes filles de

bonne famille conçoivent un tendre penchant pour lui, même si aucune

d'entre elles n'avait jamais poussé les choses aussi loin. Elles étaient

nombreuses à lui envoyer des lettres d'amour baignées d'eau de

lavande, lui faisant des déclarations passionnées d'adulation naïve. Il

les jetait au feu.

Et puis il y avait les femmes plus dévoyées qui lui envoyaient leurs

dessous — de petits bouts de dentelle à des corselets qui ressemblaient

à des sacs, pour s'adapter à tous les goûts sexuels que l'on pouvait

imaginer—et lui décrivaient toutes les choses qu'elles désiraient qu'il

leur fasse au lit. Il les brûlait aussi. Les débutantes et les catins ne

l'intéressaient pas.

Rien ne l'intéressait.

Rien sauf Catherine, qui était entrée dans sa chambre en cachant son

innocence derrière une façade de semi- sophistication et qui avait fini

par être implacablement séduite, autant du fait de ses propres désirs que

des siens. Pourtant, en dépit de ce qui s'était passé, l'instinct de Ben lui

soufflait qu'elle n'était pas venue au départ pour le séduire ou le

compromettre.

— Savez-vous pourquoi elle est venue ici ce soir, Price ?

demanda-t-il lentement.

— Il se peut que je le sache, milord.

Le majordome mit la main dans sa poche et en tira un objet qu'il

tendit sur sa paume.

— J'ai trouvé ceci dans le salon, milord. Il n'y était pas avant ce soir,

j'en suis certain. En revanche, il y était après le départ de la dame. La

conclusion paraît donc évidente, milord.

Ben prit la miniature sur la main tendue de Price et contempla,

choqué, le visage souriant de Ned Clarencieux. Le vol du portrait lui

avait causé une foule d'ennuis. Il avait disparu après l'une de ses soirées

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tapageuses l'année précédente, et au début il avait espéré que quelqu'un

l'avait seulement pris pour faire une plaisanterie.

Mais alors l'orfèvre avait insisté pour être remboursé du prix total,

portrait et cadre en argent compris. Ben ne pouvait payer, mais il ne

pouvait pas non plus se permettre de perdre le patronage de French ou

de ses collègues artistes. Finalement, il avait dû accroître sa dette

auprès d'Henshall, le prêteur sur gages, et il avait fait appel aux

policiers de Bow Street, même s'il avait eu peu d'espoir qu'ils

retrouvent l'objet, quoi qu'ils proclament dans les journaux.

Et voilà que la miniature était là. Rapportée par Catherine Fenton.

Bradshaw avait dit qu'elle était liée à Ned Clarencieux, et suggéré

qu'elle avait été sa maîtresse. Mais cela ne se pouvait pas. Il avait la

preuve irréfutable du contraire. En outre, elle avait nié toute

implication dans les affaires de Withers et il l'avait crue, car son choc et

son horreur à son accusation avaient été si vifs qu'ils n'avaient pu être

feints.

Certaines débutantes nouaient bel et bien des relations avec des

hommes non convenables, alléchées par le piment qu'ils représentaient.

D'après l'expérience de Ben, les femmes comme les hommes

éprouvaient des sentiments et des émotions assez forts pour les

conduire à toute sorte de comportement — que cela se passe dans les

bordels de Covent Garden ou les salons de Berkeley Square. Sa propre

stupidité, criante, venait de le prouver. Mais elle avait aussi prouvé que

Ned Clarencieux n'avait pas été l'amant de Catherine.

Alors, dans ce cas, comment la miniature de Clarencieux était-elle

arrivée en sa possession ?

Soudain, Ben souhaita vivement avoir accordé plus d'attention aux

amours de Ned. Les liaisons de son ami avaient été aussi nombreuses et

variées que les siennes étaient rares, et il ne s'était jamais vraiment

intéressé à ses toquades.

Mais il était certain d'une chose : il était absolument convaincu qu'il

n'avait jamais rencontré Catherine avant le jour de la pendaison. Si elle

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était venue chez lui avec Ned, même pour un bal masqué, il l'aurait vue,

lui aurait parlé, aurait senti sa présence...

Il secoua la tête. C'était de la folie de penser qu'il aurait su

intuitivement qui elle était, qu'il l'aurait reconnue entre toutes pour des

raisons énigmatiques. Elle n'était pas différente, ni plus importante

pour lui que n'importe quelle autre jolie fille. Il avait des remords à

propos de la façon dont il l'avait traitée, mais c'était tout.

Il s'avisa alors avec une intuition subite que, lors des occasions où ils

s'étaient rencontrés, Catherine n'avait jamais voulu qu'il sache son nom

complet, ni qu'il devine son identité. Elle ne lui avait jamais dit qui elle

était, et il ne l'avait jamais vue non plus sous sa vraie personnalité.

Lorsqu'il l'avait appelée « miss Fenton » ce soir-là, elle avait été

choquée. Et avec la découverte de la miniature, son imposture prenait

soudain tout son sens. Elle n'avait pas voulu qu'il sache qui elle était

parce qu'elle avait un secret à garder.

— Je dois la retrouver et lui arracher la vérité, dit-il doucement.

Cela a quelque chose à voir avec Ned et Withers, et je ne peux pas le

négliger.

— Ce sera tout, milord?

Le ton de Price était réprobateur.

— Oui, merci, répondit Ben.

— Très bien, milord.

Le vieux soldat paraissait toujours bougon. Ben lui jeta un regard

narquois.

— Vous me désapprouvez, n'est-ce pas, Price ?

— Ce n'est pas mon rôle, milord, répondit le majordome avec

raideur.

— Mais si c'était votre rôle...

Price se redressa.

— Cette dame n'était pas du menu ftetin d'Haymarket, milord. Et

elle n'est pas non plus coupable de ce dont vous semblez la

soupçonner, quoi que ce soit. Avez-vous perdu tout jugement, pour

traiter une dame avec un tel mépris? Votre conduite a été indigne.

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Il y eut une longue pause. Ben jeta un coup d'œil du lit en désordre au

visage furieux de son majordome.

— Je vois. Merci de vos observations, Price.

— Milord.

Le ton du domestique s'était un peu radouci maintenant qu'il avait dit

ce qu'il avait sur le cœur, mais il ne fit pas mine de s'en aller. Ben

haussa un sourcil.

— Y a-t-il autre chose, Price ? Un autre sermon sur ma conduite,

peut-être ? Soyez sûr que je peux l'encaisser. J'ai les épaules larges.

— Vous frisez la catastrophe, milord.

Le majordome semblait plus résigné que critique, maintenant.

— Cette affaire de M. Clarencieux... Il avait des ennemis

puissants. Vous risquez d'aller trop loin, milord.

Ben hocha la tête.

— Je pense en effet que vous avez raison, Price. Merci. Ce sera

tout.

Le domestique hésita.

— Vous avez réchappé de Bussaco et de Salamanque, milotd, et

depuis lors vous n'avez rien fait d'autre que d'essayer de vous faire

tuer. Pourquoi risquer constamment votre vie à tenter de vous noyer

dans la Tamise, à provoquer quelqu'un en duel pour une dette de jeu

ou à fouiller dans des affaires qui ne peuvent que vous causer des

ennuis ?

Il y eut une autre pause. Ben ne ressentit que du froid à

l'emplacement de son cœur.

Quelle était la réponse à la question de Price ? « Je dilapide

ma vie parce qu'il n'y a rien de mieux à en faire ? » Tout ce qu'il

savait, c'était qu'il ne pourrait jamais retourner aux rues sales,

aux jours de famine et au désespoir de la pauvreté.

— J'ai dit que c'était tout, Price.

— Milord.

La porte se referma derrière le domestique avec un petit

déclic plein de reproches et Ben tendit automatiquement la

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main vers la bouteille de cognac. Il se servit, mais se leva sans

toucher à son verre et fixa le feu.

Cette soirée était déstabilisante. Price avait soulevé des

questions qu'il préférait ne pas affronter et Catherine avait

remué des émotions qu'il ignorait même posséder. Peut-être

était-ce pour cette raison que le fait de l'avoir séduite faisait

que ses sentiments devenaient beaucoup plus compliqués que

ce qu'il aurait jamais imaginé. Ce qu'il avait fait ne lui semblait

pas être quelque chose qu'il pouvait ignorer. Cela avait été une

trahison de l'innocence, terriblement cruelle. C'était

impardonnable.

Ben remua, mal à l'aise. Il avait commis bon nombre de

choses impardonnables dans sa vie et avait réussi à les oublier.

Peut-être qu'avec le temps sa conscience s'apaiserait sur cette

question, aussi.

Sauf qu'il devait aller à la poursuite de Catherine. Il voulait

savoir comment elle avait eu la miniature et pourquoi elle

l'avait rapportée.

On frappa à la porte.

— Je voulais vous rappeler que M. Hilliard sera ici de

bonne heure demain matin pour vous peindre, milord.

Price était des plus solennels.

— Merci, dit Ben. Je m'assurerai d'être disponible.

Il soupira quand la porte se referma de nouveau. Nul doute que Price

désapprouvait ces séances de pose comme tout le reste. Quand le projet

avait été abordé, il avait cru que le majordome allait avoir une

apoplexie. Son visage avait rougi et enflé sous l'outrage, et Ben avait

pensé qu'il allait lui dire qu'aucun gentleman digne de ce nom ne

servirait jamais de modèle à un artiste. Ce n'était tout simplement pas

britannique.

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Il s'affala dans le fauteuil. Il ne pouvait se permettre de refuser une

belle somme pour une commission comme celle-ci. Milliard avait

besoin d'un modèle et il avait besoin d'argent. Il en était toujours à

court. Il avait un mausolée pourrissant de maison de campagne qui était

hypothéqué jusqu'à la lie, et maintenir son train de vie lui coûtait une

fortune. Mais il ne retournerait jamais, jamais à la pauvreté qu'il avait

connue dans sa jeunesse.

Cette pensée lui donna des sueurs froides. Il sentait la transpiration

couler entre ses omoplates. La crainte de la ruine financière le hantait

en permanence comme un fantôme malveillant. Parfois, il pensait qu'il

ne s'en libérerait jamais. Parfois, il pensait qu'il s'en tirerait mieux s'il

était mort.

Le bruit du pas mesuré de Price dans le couloir le tira de ses

rêvasseries. Demain, le majordome—Dieu le bénisse— aiderait

Milliard à porter son chevalet, ses couleurs et ses toiles, quel que soit

son mépris pour la profession du peintre. Un moment, Ben éprouva

quelque chose de dangereusement proche de l'affection pour son vieux

domestique. Puis, plus prosaïquement, il pria qu'ils n'abîment pas les

statues exposées dans le vestibule quand Milliard arriverait avec son

matériel. On les lui avait prêtées, la galerie d'art se montrant avide de

voir ses œuvres exposées chez lui — ce qui était flatteur. Mais il ne

pouvait certainement pas se permettre de les payer.

Et lorsqu'il aurait posé pour Hilliard, il se mettrait à la recherche de

miss Catherine Fenton, débutante, et exigerait qu'elle lui dise la vérité

sur le portrait de Clarencieux. Il se concentrerait sur cette seule

question et refuserait de penser au plaisir sublime qu'il avait éprouvé à

la prendre dans son lit.

Il essaya d'écarter le souvenir de la douceur de sa peau sous ses

mains, de la chaleur et du goût suave de sa bouche lorsqu'elle lui avait

entrouvert ses lèvres, mais celui-ci refusa obstinément de se laisser

chasser. Soudain, l'idée de poser à demi nu lors d'une séance

interminable pour Hilliard lui parut insurmontable. Il penserait tout le

temps à Catherine et alors—il baissa les yeux sur ses culottes, exaspéré

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— il aurait de nouveau une érection monumentale, ce qui n'irait pas du

tout puisque l'artiste était censé le peindre sous les traits du roi Edward

le Confesseur. Il doutait que le saint souverain ait jamais éprouvé le

genre de désir terre-à-terre qui le troublait en ce moment.

En poussant un juron, il attrapa sa redingote et ouvrit la porte de sa

chambre en coup de vent. Il ne pouvait tout simplement rester assis ici,

alors que Catherine se trouvait dans un bordel de Covent Garden. Il

fallait qu'il la trouve maintenant. Il fallait qu'il lui demande ce qui se

passait. Il fallait qu'il découvre la vérité sur la miniature.

Il rencontra Price dans le couloir.

— Je sors, Price, dit-il. Je vais à Covent Garden. Ne m'attendez pas.

Et alors qu'il passait près du majordome, il eut la curieuse

impression que ce dernier souriait. Il se tourna vivement pour vérifier,

mais le visage du domestique était redevenu impassible.

— Bien, milord, dit Price, comme s'il avait su depuis le début que

Ben prendrait inévitablement cette décision.

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10.

« Si vous êtes fiancée à un homme et acceptez les attentions d'un

autre homme que votre futur époux, quel qu'il soit, votre conduite est

répréhensible et vous condamne. »

Mme ELIZA SQUIRE.

De la bonne conduite des dames.

Lady Paris de Moine était assise à sa coiffeuse dans une tenue

extrêmement déshabillée. Elle était rentrée de bonne heure d'un dîner

parce qu'elle souffrait de nouveau d'une migraine, causée, elle en était

sûre, par l'incapacité exaspérante du duc de Beaufoy à la demander en

mariage.

Dire qu'elle avait décliné l'occasion d'assister au bal de Ben

Hawksmoor—en présence du régent—pour entendre Beaufoy

bredouiller et gâcher ses chances !

La surface lisse de la coiffeuse de bois de citronnier était encombrée

de pots et de lotions. L'air du boudoir était chargé d'un parfum de

muguet et de rose musquée. Les rubans en satin du peignoir de Paris

trempaient dans sa crème pour le visage, mais pour une fois elle ne le

remarqua pas. Elle fixait le miroir — un très grand miroir — avec une

expression d'horreur sur ses beaux traits.

Elle pointa un doigt sur son reflet.

— Qu'est-ce que cela?

Edna, la soubrette qui était la seule personne au monde à connaître

tous les secrets de lady Paris, plissa le nez et regarda dans la glace.

— C'est un bouton, mon chou.

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— Non, rétorqua Paris.

Elle montra un autre endroit de son visage.

— Ceci est un bouton, Edna. Mais ceci est un... un furoncle, une

monstruosité ! Comment pourrai-je assister au petit déjeuner de lord

et lady Askew demain matin avec cette apparence ? On se moquera

de moi !

Edna regarda de plus près.

— Nous pouvons le cacher...

— Avec quoi ? Une marquise ?

Lady Paris se leva et traversa la pièce avec humeur.

— J'ai mal à la tête depuis des jours. Je me sens malade et j'ai l'air

d'un épouvantail. Je vais me coucher. Annulez tous mes

engagements.

La soubrette se pencha et commença à ramasser l'énorme tas de

vêtements qui jonchait le sol.

— Oui, milady.

— Pour demain et après-demain.

Edna s'arrêta.

— Tous, milady?

— Tous.

La voix de Paris était étouffée. Elle avait mis un gros oreiller sur son

visage.

— Fermez les rideaux, Edna. Et la fenêtre. Il fait trop froid, ici.

L'air vif est très dangereux pour le teint.

— Vous vous rappelez que vous deviez aller au théâtre avec le

duc de Beaufoy demain soir?

Un grognement sortit de sous les couvertures.

— Beaufoy peut attendre.

Le jeune duc l'agaçait beaucoup. Il était très amoureux d'elle, mais

quand elle lui avait dit qu'elle ne se contenterait de rien de moins que

le mariage, il avait blêmi et marmonné quelque chose à propos de ses

tuteurs, qui désapprouvaient ce projet.

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— Cela lui fera du bien, ajouta Paris. Il aurait dû avoir le courage

de s'enfuir avec moi, à cette heure. Mes malles sont prêtes depuis huit

jours.

Edna sourit.

— En effet, madame. Mais vous souvenez-vous que mercredi soir

a lieu le bal à Carlton House ?

Paris se redressa d'un bond dans son lit.

— Le bal du régent ? Malédiction !

La soubrette posa une main apaisante sur son front.

— Vous avez de la fièvre, ma douce. Restez allongée. Je vais

appeler le Dr Long.

Paris la repoussa et sortit les jambes du lit.

— Je ne peux pas manquer le bal du régent. J'ai fait des pieds et

des mains pour obtenir une invitation ces cinq derniers mois. Il faut

qu'on m'y voie ! Tous les gens qui comptent seront présents.

Elle retourna en hâte au miroir.

— Si c'est un bal masqué, nous pouvons peut-être faire quelque

chose au sujet de cette excroissance...

Elle s'arrêta net et poussa une lamentation angoissée.

— Oh, regardez!

Son peignoir vaporeux s'était ouvert et là, sur sa poitrine généreuse et

si renommée, il y avait un autre bouton pareil au premier.

Edna pinça les lèvres.

— Peut-être que si vous portiez une robe à col haut...

— Ne soyez pas absurde, coupa Paris. Je ne porte jamais rien de

tel. Les gens doivent pouvoir voir mes...

Elle s'interrompit de nouveau, et cette fois son gémissement fut plus

étouffé, presque résigné.

— Il y en a un autre, et un autre... Je suis infestée ! Avons-nous

des puces dans cette maison ?

— Je crois bien que vous avez la varicelle, ma poupée, dit Edna

en penchant la tête sur le côté.

Paris la regarda fixement.

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— C'est impossible. Je ne peux pas me permettre d'être malade.

La soubrette fit une grimace et se remit à plier les vêtements.

Paris se retourna vers le miroir comme pour se convaincre que les

boutons n'étaient pas là. Pendant un long moment, elle contempla son

reflet et finit par pousser un petit gémissement.

— Combien de temps cela dure-t-il, Edna?

— Deux semaines, répondit la soubrette. Peut-être trois si c'est

vraiment méchant.

— Et c'est douloureux ?

— Cela démange terriblement, mais vous ne pouvez pas vous

gratter, répondit Edna d'un ton enjoué. Sinon, il vous restera de

vilaines cicatrices.

Paris fixa sa peau crémeuse, qui semblait entrer en éruption sous ses

yeux.

— Je ne dois pas pleurer, dit-elle entre ses dents. Pleurer me ride

le visage.

Edna lui tapota le bras.

— Allez vous coucher, madame. Je vais appeler le docteur et vous

apporter une tasse de lait chaud pour vous calmer.

Les grands yeux bleus de Paris étaient pleins de larmes retenues.

— Mais le régent...

— Je suis sûre qu'il comprendra que vous êtes indisposée.

Paris secoua farouchement la tête.

— Non, Edna ! Nous ne pouvons dire à personne que je suis

malade. C'est trop embarrassant.

Elle saisit le bras de la soubrette.

— Pouvez-vous imaginer les gazettes à scandales ? Lady Paris de

Moine a la varicelle ! Ce n'est pas le genre d'histoire que je peux

laisser courir.

Pour la première fois, Edna parut douter.

— Mais, madame, comment l'empêcherez-vous ?

Paris frotta sa tête douloureuse, puis se souvint de ne

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pas déranger ses cheveux. Si elle devait recevoir n'importe qui —

même dans son lit —, elle devait paraître à son avantage.

— Ne vous souciez pas du docteur, dit-elle. Il prend trop cher, de

toute façon. Demain matin, à la première heure, je veux que vous

envoyez chercher Ben Hawksmoor. J'ai besoin de lui. Il saura que

faire.

Elle fronça les sourcils, se mordit la lèvre, puis s'arrêta en se rappelant

que cela la défigurait.

— C'est-à-dire, s'il parvient à se libérer de cette petite intrigante

dont il semblait être entiché chez Crockford's, ajouta-t-elle

méchamment. Je ne peux en être certaine, mais je pense qu'il avait

l'intention de coucher avec elle.

— Qui est-elle, madame ? s'enquit Edna.

Paris fit un geste vif. En vérité, elle était inquiète. Elle l'était depuis

que Ben avait disparu du cercle de jeu en compagnie de la fille qu'il

avait appelée Catherine.

Quand elle était arrivée pour ramener Maggie Fenton chez elle, Paris

s'était à peine intéressée à elle. Elle connaissait un peu Maggie pour

l'avoir rencontrée de temps à autre dans des soirées mondaines. Elle

avait entendu dire qu'elle était volage et vivait dangereusement,

cocufiant son riche mari et cherchant de l'excitation partout où elle

pouvait en trouver.

Paris ne ressentait ni fraternité féminine ni compassion pour elle. Elle

avait très peu de temps pour les femmes.

Mais Catherine était une autre histoire. Elle était dangereuse. Paris

le sentait.

Elle ne s'était jamais plainte que Ben soit son amant de nom et non

de fait. Ils s'étaient rencontrés au Portugal alors qu'elle traversait une

période difficile et il l'avait aidée à trouver un riche protecteur. Lors de

leur première rencontre, elle lui avait offert de coucher avec elle et il

avait refusé. Il l'avait fait légèrement, d'une façon charmante, mais

avec fermeté. Paris avait fini par dominer sa colère et avait eu le bon

sens de voir que l'amitié de Ben était trop précieuse pour la perdre.

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Contrairement à ses amants, il était toujours là quand elle avait besoin

de lui et n'essayait jamais de lui dire ce qu'elle devait faire.

Ben avait été blessé deux ans plus tôt à Salamanque, et Paris, qui

venait de se séparer de son dernier protecteur en date, était fatiguée de

sa vie itinérante. Ben et elle avaient planifié un retour éblouissant à

Londres, ensemble. Ils avaient brodé une merveilleuse fiction autour

de leur couple. La comédie avait autant rapporté à Paris qu'une liaison

substantielle.

Elle n'était pas particulièrement intéressée par le sexe et

certainement pas intéressée par l'amour. Jadis, quand elle était jeune,

elle s'était crue amoureuse de son mari, Alex de Moine. Elle avait

rapidement perdu ses illusions, l'avait quitté, et avait appris plus tard

qu'il avait été porté disparu à la guerre, probablement mort.

Ces temps-ci, le sexe était juste pour elle un moyen d'arriver à ses

fins — le moyen d'obtenir la richesse et la sécurité. Elle savait que Ben

et elle allaient bien ensemble. Ils étaient fêtés, courtisés, flattés, deux

moitiés d'un tout étincelant. Que le couple qu'ils formaient fût une

invention n'avait aucune importance. Elle s'en servirait jusqu'à ce

qu'elle puisse persuader Beaufoy ou un autre aristocrate de l'épouser,

puis elle dirait au revoir à Ben en l'embrassant sur les deux joues.

Mais à présent elle craignait de tout perdre prématurément, parce que

Ben avait regardé cette Catherine d'une façon dont elle ne l'avait

jamais vu regarder une femme auparavant.

Elle tourna la tête et vit qu'Edna l'observait d'un curieux air apitoyé.

Elle fusilla la soubrette du regard.

— Ce n'est personne ! C'est une amie de cette écervelée de

Maggie Fenton, voilà tout. Mais...

Paris hésita.

— Il faut que je me renseigne. Je découvrirai qui elle est en

réalité.

— Une rivale, madame ? demanda doucement Edna.

— Ne soyez pas stupide, déclara Paris d'un ton coupant.

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Elle attrapa un de ses éventails et se mit à en arracher les plumes

colorées, les laissant tomber sur le tapis.

— Vous savez aussi bien que moi que j'ai le dessus. Si je réussis à

mettre la main sur Beaufoy, je dirai à Ben Hawksmoor d'aller se faire

pendre !

— Alors..., fit Edna.

— Alors, il n'y a rien à craindre.

Paris parlait à mi-voix, maintenant, comme si elle ne cherchait qu'à se

convaincre elle-même.

— Néanmoins, je trouverai cette petite traînée qui lui a tapé dans

l'œil. Et je mettrai Beaufoy à genoux. Mais pas...

Elle baissa les yeux d'un air dégoûté sur sa poitrine couverte de

boutons.

— Pas comme ceci ! Malédiction !

Dans un accès de rage, elle balaya les pots de sa coiffeuse.

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11.

La maison des Enchantements de Mme Desmond était l'un des

lupanars les plus salubres de Covent Garden. Catherine gravit une

volée de marches jusqu'à une porte imposante flanquée de deux lauriers

en pot.

Sur le seuil, elle hésita, mais il y avait un gentleman qui montait

derrière elle et semblait particulièrement avide de faire sa

connaissance. Aussi frappa-t-elle d'un geste décidé, deux fois, et

pria-t-elle ardemment que la porte s'ouvre. Elle tremblait et avait le

souffle court, et elle n'était pas sûre du tout de ce qu'elle

ferait—quelque chose de très violent, en tout cas — si le gentleman

posait la main sur elle.

Quand elle était passée en courant devant le majordome chez Ben

Hawksmoor, puis était sortie en trombe dans la rue, l'air froid et

brumeux lui avait fait l'effet d'un soufflet au visage et elle avait poussé

un petit cri sous le choc. Alors elle s'était arrêtée, prise de confusion,

terriblement désorientée par tout ce qui lui était arrivé ce soir-là. Elle

avait eu envie de s'enfuir quelque part et de se cacher, mais elle savait

qu'elle ne pouvait pas rentrer chez elle. Le vide de la maison de

Guilford Street serait trop dur à supporter. Elle avait besoin de parler à

quelqu'un.

Elle avait eu vaguement conscience que le majordome était sorti à

son tour et lui avait gentiment pris le bras. Il lui parlait, mais elle ne

faisait pas attention à ce qu'il disait. Et puis le fiacre était apparu, nimbé

de brouillard, elle avait donné l'adresse de Lily et était montée.

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Pendant tout le trajet, elle s'était blottie dans un coin et avait essayé

de ne penser à rien. Mais son corps perfide, encore douloureux de

l'inconfort qu'elle avait éprouvé, lui avait rappelé le plaisir qui avait

précédé et elle avait frémi au souvenir de ces découvertes sensuelles.

Puis elle s'était souvenue des paroles de Ben et avait fermé les yeux

pour chasser la dure et pénible vérité.

Il avait su qui elle était tout du long. Il avait pensé qu'elle s'était jetée

à sa tête comme une catin et l'avait traitée comme telle. Il l'avait crue

impliquée dans quelque infâme petit complot avec Withers pour causer

sa perte, alors il s'était servi d'elle pour se venger et pour s'amuser, puis

il l'avait rejetée, pensant qu'elle était la créature de Withers autant que la

sienne.

Et même si maintenant il connaissait la vérité, cela ne signifiait rien

pour lui. Toute la tendresse qu'elle avait crue voir en lui avait fait partie

de sa séduction calculée. Elle s'était laissé emporter par la fantaisie de

ses sentiments pour lui, alors qu'il ne faisait que se jouer d'elle.

Telle était l'opinion qu'il avait d'elle. Et c'était ce qu'elle ne pouvait

supporter.

Ce qui était fait était fait. Elle ne pouvait le défaire, mais elle

regrettait amèrement les sentiments qui l'avaient égarée cette nuit. Elle

n'était qu'une sotte. Elle était bien forcée de regarder les choses en face.

Elle était une femme adulte et, même si elle était inexpérimentée,

elle ne se montrait pas aussi stupide, d'ordinaire. Elle connaissait

suffisamment les rouages du monde pour savoir que si une femme

s'aventurait dans la chambre d'un homme et ne montrait que peu d'envie

de se retirer, il pouvait être amené à ne pas se conduire en gentleman.

Tandis que le fiacre suivait son chemin lent et tortueux dans les rues

noyées de brouillard, Catherine avait ouvert les yeux et regardé

fixement dans le noir. Elle savait qu'elle était restée avec Ben parce

qu'elle en avait envie. La curiosité, l'attirance, la fascination, et ce

maudit désir de remplir le vide de sa vie par une intimité qu'elle brûlait

de connaître... Tout cela avait concouru à sa perte.

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Elle avait planté ses ongles dans ses paumes. Elle voulait encore

plus échapper au mariage avec Withers, maintenant. L'idée de se

soumettre à ses avances lui était intolérable quand son esprit était

complètement empli par un autre homme, un homme dont la moindre

caresse pouvait la séduire entièrement, un homme dont les baisers

étaient si enivrants. Mais elle savait qu'elle était sotte de songer à Ben

Hawksmoor de cette façon, et elle n'était sûrement pas la première

femme à le penser, s'était-elle dit amèrement. Comme elle ne serait pas

la dernière.

La porte du lupanar s'ouvrit et un homme énorme apparut dans

l'ouverture. Il mesurait au moins un mètre quatre- vingt-dix et était

presque aussi large. Il paraissait bâti pour soutenir un siège. Catherine

déglutit.

— J'aimerais voir miss Lily St Clare, s'il vous plaît, dit-elle.

L'homme ne parut pas impressionné.

— Ah, oui?

Il avait un léger accent. Il ouvrit la porte un peu plus largement pour

laisser entrer le gentleman qui suivait Catherine, en lui adressant un

signe de tête. Puis il se retourna vers Catherine et fit un signe négatif.

— Je dirais que vous n'êtes pas au bon endroit, miss. Vous feriez

mieux de rentrer chez vous. Bonsoir.

Catherine jeta un coup d'œil au-delà de lui, dans le vestibule. La

lumière l'éblouit. Des bougies brûlaient dans des appliques, illuminant

un décor opulent et de bon goût. Cela aurait pu être n'importe quelle

maison dans la partie la plus respectable de la ville, hormis qu'à l'étage

Lily et ses compagnes exerçaient leur commerce.

— Attendez ! cria-t-elle quand la porte commença à se refermer.

L'homme s'arrêta et rit.

— Je vous ai dit de rentrer chez vous, ma petite.

Catherine glissa un pied dans la porte.

— Je peux payer.

L'homme marqua une pause. C'était là un langage qu'il comprenait. Il

rouvrit la porte plus largement.

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— Vraiment ? Alors vous pouvez entrer.

Catherine se percha sur une chaise dorée du vestibule pendant que le

portier allait chercher Lily. La maison était silencieuse. La lumière des

bougies éclairait les hauts murs blancs et jetaient des ombres sur le sol

dallé de marbre. Elle pouvait entendre un léger bruit de voix et un rire

masculin derrière une des portes fermées. L'air sentait la fumée de

cigare et les fleurs fraîches.

Elle tenait ses mains serrées sur ses genoux. Elle voyait tout comme

d'une très grande distance et se tenait très raide, tendue comme la

corde d'un arc.

Un bruit de talons résonna sur les dalles de marbre et Lily vint vers

elle, serrant un spencer vaporeux sur ses épaules, par-dessus une robe

au décolleté vertigineux. Catherine avait été troublée à l'idée de

déranger son amie dans son « travail », et elle fut soulagée de voir que

Lily était la même que toujours, à part le décolleté. Ses yeux bleus

étaient inquiets et elle s'avança rapidement, les mains tendues.

— Catherine!

Catherine essaya de sourire, mais ce fut un sourire tremblant. Elle se

leva. Derrière Lily se tenaient le colosse et une femme sculpturale avec

de flamboyants cheveux auburn et de durs yeux verts, qui s'en prenait

âprement au portier.

— C'est une écolière, Connor ! Par tous les diables, à quoi

pensez-vous, d'introduire des débutantes chez moi ?

— Catherine ? répéta Lily d'un ton troublé, en examinant le visage

de son amie. Que s'est-il passé? Que faites-vous ici?

— Je suis désolée, répondit Catherine en déglutissant. J'avais

besoin de parler à quelqu'un...

Elle prit les mains de Lily.

— Lord Hawksmoor...

Elle avait de plus en plus de mal à rassembler ses mots.

Par-dessus sa tête, les yeux étonnés de Lily croisèrent ceux de l'autre

femme. Un étrange silence, attentif, tomba sur le groupe. Le grand

homme remua, mal à l'aise.

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— Hawksmoor? répéta Lily. Oh, Catherine, je vous avais

avertie...

— Entrez ici, dit Sarah Desmond en les poussant toutes les deux

dans une pièce alors qu'on frappait de nouveau à la porte d'entrée.

— Connor, assurez-vous que personne ne nous dérange.

Après les lumières brillantes du vestibule, le salon était faiblement

éclairé, les bougies jetant de longues ombres sur le tapis. Un bon feu

brûlait dans la cheminée, mais Catherine n'en sentait pas la chaleur.

Elle ne cessait de frissonner.

— Elle est en état de choc, Sarah, entendit-elle dire à Lily.

Catherine s'écarta abruptement, vaguement consciente qu'elle ne

voulait pas que l'on pense que Ben Hawksmoor l'avait violentée.

— Non!

Le mot résonna bien trop fort et elle se ressaisit avec un effort.

— De fait, j'ai fait une chose tellement stupide...

Sa colère devant sa propre folie éclata.

— Oh, Lily, je suis une telle sotte !

Lily passa un bras autour d'elle et la guida jusqu'au canapé.

— Assez, dit-elle en faisant asseoir Catherine à côté d'elle.

Dites-moi ce qui s'est passé, Catherine.

— Votre petite amie semble avoir besoin d'un remontant, dit

Sarah en allant à un magnifique secrétaire en merisier.

Catherine entendit tinter du cristal. Sarah Desmond lui mit un verre

dans la main. Ses dents claquèrent contre le bord.

— J'ai fait une chose tellement stupide, répéta-t-elle.

Lily sourit.

— Vous avez toujours agi ainsi.

— C'étaient des sottises d'écolières. Ceci est sérieux.

Les mains de Catherine tremblaient. Elle renversa un peu de l'alcool.

— Buvez, dit Sarah Desmond. Vous semblez en avoir besoin.

Catherine obéit. Elle ne reconnut pas la boisson, mais elle était si

forte qu'elle lui arracha la gorge. Elle toussa, la sentit lui brûler

l'estomac et soudain, miraculeusement, tout sembla se calmer.

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— Voilà qui est mieux, déclara Sarah avec satisfaction. Alors

qu'avez-vous fait, miss...

— Fenton, dit Catherine. Mon nom est Catherine Fenton.

Sarah haussa les sourcils.

— La camarade d'école de Lily.

— En effet.

Lily reprit la main froide de Catherine dans la sienne.

— Dites-moi ce qui s'est passé, Catherine.

— J'ai séduit Ben Hawksmoor, lâcha brutalement Catherine.

Elle entendit Lily retenir son souffle et Sarah Desmond pousser un

sifflement de surprise.

— Personne ne fait cela, miss Fenton, dit la tenancière du bordel.

Cela n'arrive tout simplement pas.

— Eh bien je l'ai fait, assura Catherine.

Sarah s'assit dans un bruissement de soie bleu nuit.

— Eh bien, sur ma parole, si c'est vrai vous pouvez travailler ici

quand vous voulez, chérie.

— Sarah ! protesta vivement Lily. Vous ne voyez pas qu'elle n'est

pas des nôtres ?

Elle se retourna vers Catherine.

— Kate...

Ce petit nom était un écho involontaire de la façon dont Ben l'avait

appelée, et Catherine flancha un peu.

— Vous en êtes sûre ? Je veux dire, vous pouvez penser que vous

l'avez fait, mais...

Catherine était partagée entre l'envie de rire et celle de se mettre à

pleurer.

— Je sais ce qui s'est passé, Lily. Je ne suis pas complètement

naïve.

— Vous ne l'êtes plus, à ce qu'il semble, observa Sarah.

Lily lui jeta un regard contrarié.

— Mais... mais comment ? demanda-t-elle. Je veux dire... Je

croyais que vous vouliez vous tenir loin de lui.

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— Je suis allée chez lui ce soir, dit Catherine, et elle vit le

désespoir et l'horreur se peindre dans les yeux de Lily. Ce n'était pas

ce que vous pensez ! ajouta-t-elle vivement, ne pouvant supporter que

son amie croie qu'elle avait été assez stupide pour aller s'offrir à Ben.

— Alors, qu'est-ce que c'était ? demanda calmement Lily.

— C'était pour Maggie, répondit Catherine, des larmes dans la

voix. Elle avait une liaison avec Ned Clarencieux et avait pris un

portrait de lui chez lord Hawksmoor comme souvenir.

— La miniature mentionnée dans les journaux ? demanda Lily.

— Oui.

Catherine se mordit la lèvre.

— Elle m'a demandé de la rapporter pour elle. Alors, je l'ai fait.

Lily secoua la tête.

— Oh, Catherine, pourquoi ? Pourquoi faut-il toujours que vous

fassiez ces choses imprudentes pour les autres ?

— Maggie craignait que papa ne découvre tout. Je devais l'aider,

Lily ! Pour le bien de notre famille... Et les limiers de Bow Street

étaient sur sa trace...

— Votre famille n'est pas ce que vous pensez, miss Fenton,

intervint Sarah d'une voix dure. Votre père a un autre appartement à

Chelsea et votre belle-mère s'adonne à des liaisons avec de beaux

jeunes gens. Il n'y a rien à sauver hormis les apparences. Vous devez

ouvrir les yeux.

Catherine se sentit mal. Le monde qu'elle avait voulu préserver avait

déjà éclaté et il n'en restait plus que la surface. Sa vie de famille était

aussi vide et dénuée de sens qu'un spectacle de marionnettes.

— On entend dire des choses, dans notre métier, dit doucement

Lily, d'un ton d'excuse. Je suis désolée, Kate.

— Maggie est malade, déclara Catherine d'un ton de défi. Elle ne

se conduirait pas ainsi, si elle allait bien.

— Elle est malade du laudanum, lança durement Sarah Desmond.

Comme ce vaurien de Withers, dont votre père est si proche. C'est un

fumeur d'opium.

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Catherine la fixa, distraite un instant de ses propres soucis.

— Vraiment ? Mais alors ce pourrait être lui qui donne du

laudanum à Maggie ?

La question tomba dans un silence embarrassé. Catherine put voir

que Lily et Sarah pensaient que c'était exactement ce qui s'était passé.

Cette dernière se leva.

— Je vais vous laisser discuter, Lily.

Elle consulta une élégante petite pendule posée sur la cheminée.

— N'oubliez pas que Faulkner peut passer...

Catherine vit rougir son amie.

— Je n'oublierai pas.

Sarah adressa un signe de tête à Catherine.

— Vous me plaisez, Catherine Fenton. Mais je ne veux pas de

débutantes dans ma maison. Cela donne une mauvaise réputation à

l'endroit.

Soudain, elle sourit.

— Bonne chance.

Elle sortit et ferma doucement la porte derrière elle. Catherine

regarda Lily.

— Elle me plaît aussi.

Lily sourit.

— Elle a été très bonne avec moi. Elle m'a recueillie quand

personne d'autre ne voulait m'aider.

Catherine hocha la tête.

— Merci de me recevoir.

Lily soupira.

— Vous n'auriez pas dû venir ici, Kate. Si quelqu'un le découvre,

votre réputation sera ruinée.

Catherine lâcha un rire qui était à moitié un sanglot.

— Après ce soir, Lily...

— Ne dites pas cela.

La main de Lily se resserra sur la sienne.

— Dites-moi ce qui s'est passé.

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Catherine le lui raconta. Elle parla du soir où Maggie était allée jouer

chez Crockford's, du baiser que Ben lui avait donné dans la voiture

en la raccompagnant chez elle, de la miniature, du bal auquel elle

s'était rendue ce soir-là, et elle n'hésita que lorsqu'elle en arriva à ce

qui s'était passé avec Ben après le départ de ses invités.

— Vous n'avez pas besoin de me raconter cela, Kate, dit Lily. Je

comprends. Je comprends vraiment combien il peut être douloureux

de se croire amoureuse et de découvrir...

Elle s'interrompit et Catherine se rappela le choc cuisant de sa

trahison par un homme qui avait juré qu'il l'aimait, puis l'avait

abandonnée publiquement quand elle avait fait la démarche

scandaleuse de quitter son mari pour lui.

— Je ne suis pas amoureuse de lui, se défendit Catherine. Je le

connais à peine.

Mais son cœur la trahit alors même qu'elle parlait.

Lily la regarda.

— L'amour peut arriver en un an ou en un instant, Kate. Il n'y a pas

de règles.

Catherine secoua la tête d'un air obstiné.

— J'ai fait une erreur, Lily. Je pensais que ce que je ressentais était

plus important que ça ne l'était en réalité.

Elle leva les yeux.

— J'oserais dire que je ne suis pas la première jeune dame à...

m'enticher de Ben Hawksmoor.

— Non, confirma Lily avec un peu de la sécheresse de Sarah

Desmond, mais vous êtes probablement la première à lui avoir donné

sa virginité. Lord Hawksmoor ne s'intéresse pas aux débutantes.

— Il m'a possédée par vengeance, dit Catherine d'un ton morne.

J'ai cru au début que c'était parce qu'il me prenait pour une courtisane,

mais il m'a dit qu'il savait qui j'étais, ce soir.

Elle noua ses doigts pour les empêcher de trembler.

Lily parut atterrée.

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— Il savait que vous étiez vierge et il vous a tout de même

possédée ? C'est l'action d'un scélérat !

— Non, dit Catherine. C'est pire. Il croyait que j'étais de mèche

avec Withers contre lui, que nous avions planifié toute l'affaire

ensemble. Il m'a séduite pour vexer Withers, je pense.

Lily était pâle.

— Kate!

— Je sais, murmura Catherine. J'ignore pourquoi il pense cela de

moi, mais c'est ce qu'il a dit.

Lily posa la main sur celles de Catherine, crispées sur ses genoux.

— Je suis si désolée, si désolée que vous ayez subi une telle

désillusion.

Catherine resta silencieuse. Tout ce qu'elle avait toujours désiré lui

avait été offert sur un plateau, dans sa vie. Tout sauf la chaleur et

l'amour, et quand elle avait voulu obtenir cela, elle avait commis une

terrible erreur.

— Tout ce que l'on enseigne à une débutante, dit-elle lentement,

suggère que se donner à un homme hors des liens du mariage est le

plus déshonorant des crimes. Si l'on savait ce que j'ai fait, je serais

détruite.

Le visage serein de Lily se durcit.

— C'est vrai, Kate. Ce sont les règles de la société.

— Et cependant, poursuivit Catherine, une fois que l'on est

mariée et que l'on a — de préférence — engendré un héritier, on est

libre de faire ce que l'on veut.

— Vrai également, confirma Lily en souriant légèrement. A

moins que l'on enfreigne de nouveau les règles—comme je l'ai fait.

— Oui.

Catherine regarda son amie.

— Néanmoins, vous êtes la même personne qu'avant, Lily.

Moi aussi. Je regrette ce que j'ai fait, mais je ne suis pas une moins

bonne personne à cause de cela. Vous non plus.

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Lily lui serra la main et elle vit tout à coup que les yeux de son amie

brillaient de larmes.

— Vous êtes très forte et très sage, Kate. Il m'a fallu des mois pour

voir que je ne devais pas laisser l'opinion des autres me diminuer.

Elle regarda autour d'elle.

— Cependant, la réalité est que, à cause de l'opinion du monde, je

suis maintenant obligée de gagner ma vie comme courtisane, ce qui

n'est pas un métier qui me convient, ajouta-t-elle en détournant les

yeux.

Elle rougit.

— Il y a celles qui sont faites pour ce genre de vie, comme lady

Paris de Moine, peut-être, et qui en tirent profit. Mais je n'ai pas voulu

cela.

Une bouffée de fureur prit Catherine par surprise, s'in- sinuant dans

la misère froide qui l'habitait depuis qu'elle s'était enfuie de la chambre

de Ben. La société avait mal traité Lily. Elle n'avait pas l'intention de la

laisser lui faire la même chose.

— Non, dit-elle. Vous vouliez une maison, une famille et quelqu'un

qui vous aime. Ce n'était pas tant demander.

— Ne permettez pas que cela vous arrive, Kate, déclara Lily, et

soudain Catherine vit la fatigue creuser son visage. Placez ceci derrière

vous. Epousez Withers...

— Je ne le ferai certainement pas, coupa Catherine, car ce serait

pire que tout. J'ai de la chance.

Elle s'efforça de chasser l'amertume de sa voix.

— J'ai de la fortune, et donc je ne suis pas obligée de me marier.

J'essaierai d'oublier.

Elle s'arrêta, songeant que durant le reste de sa vie, peut-être, elle

serait hantée non par un sentiment de honte pour ce qu'elle avait fait,

mais par le fantôme de ce qu'elle avait désiré, de ce qui aurait pu être.

Mais il était ridicule de penser à cela. Ben Hawksmoor n'avait jamais

été sien. Il ne pouvait pas lui donner la chaleur et l 'amour qu'elle

désirait ardemment. Leur tragédie était qu'ils s'étaient tous les deux

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trompés complètement sur ce que l'autre voulait, elle qui cherchait

l'amour au mauvais endroit et lui qui la croyait très différente de la

vraie Catherine Fenton.

Il y eut un silence.

— Bon, dit Lily. Quel que soit le cas, nous devons décider quoi faire

maintenant. Vous devriez rentrer chez vous, Kate, et essayer de mettre

ceci derrière vous si vous le pouvez. Je vous verrai bientôt.

La cloche sonna, très aiguë, les faisant sursauter. Elles entendirent la

porte d'entrée s'ouvrir et un bruit de voix échauffées dans le

vestibule—celle de Connor menaçante, celle de Sarah Desmond lisse et

apaisante, puis un timbre masculin que Catherine ne reconnut que trop

bien. Il était sourd, dur et menaçant aussi.

— Je sais qu'elle est ici, madame. Ne vous donnez pas la peine de le

nier.

— Lord Hawksmoor ! murmura Lily.

Catherine regarda autour d'elle. Son premier instinct fut de se cacher,

le deuxième de sortir par la fenêtre et de s'enfuir. Mais cela ne servirait

à rien. L'argent lui avait permis d'entrer dans la maison des

Enchantements de Mme Desmond. Le même procédé permettrait sans

nul doute à Ben d'acheter tous ses secrets. Comme il l'avait dit plus tôt,

tout — ou presque tout — avait un prix.

Elle lissa ses jupes d'un geste nerveux, décocha un sourire à Lily et

alla à la porte, l'ouvrant avant que son courage ne la quitte.

Dans le vestibule, Ben Hawksmoor ajustait sa redingote et arrangeait

ses manchettes. Catherine put voir Connor allongé sur le sol de marbre

derrière lui, inconscient. Sarah Desmond paraissait à la fois

impressionnée et légèrement déstabilisée par son attitude autoritaire.

Ben se tourna lentement et ses yeux rencontrèrent ceux de Catherine.

Elle sentit la brûlure et la colère de son regard comme un contact

physique.

— Lord Hawksmoor, dit-elle, et elle fut fière de la fermeté de sa

voix, je ne m'attendais pas à ce que vous veniez me chercher ici.

Sarah Desmond lui jeta un coup d'œil et s'interposa entre eux.

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— Lord Hawksmoor, dit-elle, nous sommes naturellement ravies

d'avoir le plaisir de vous recevoir ce soir, mais en quoi puis-je vous

intéresser?

Une expression sombre et dangereuse s'alluma dans les yeux de Ben.

Ils clouèrent Catherine sur place.

— Il y a une seule chose qui m'intéresse dans cette maison,

madame.

Il mit une main dans sa poche et en retira une poignée de guinées.

— Une heure de votre temps, dit-il en s'adressant à Catherine. Je

veux vous parler maintenant.

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12.

La porte du salon fut fermement refermée sur eux, mais quand Ben

tourna la clé dans la serrure, Catherine fut portée à protester.

— Milord, je me sentirais plus à l'aise si nous n'étions pas

enfermés ensemble.

Ben lui lança un regard en biais. D'un geste délibéré, il posa la clé sur

la table en merisier et, à côté, la pile de pièces.

— Je ne voudrais pas que vous vous sentiez contrainte, miss

Fenton. La clé est là et vous pouvez partir n'importe quand.

Il mit les mains dans les poches de sa redingote.

— Je vous demanderais seulement de rester un peu et de parler

avec moi.

— Parce que vous avez payé pour mon temps, dit froidement

Catherine.

Il lui jeta un autre regard, sombre et indéchiffrable.

— Parce que je le demande, miss Fenton.

Elle hocha légèrement la tête.

— Très bien. Mais comment m'avez-vous trouvée ?

Elle déglutit convulsivement.

— Oh, je me souviens... Le majordome. Il vous a dit...

Ben haussa les épaules.

— Price vous a entendue donner cette adresse au cocher

du fiacre et je me suis rappelé que miss St Clare était votre amie. Mais

j'avoue que cela m'a surpris. Vous n'êtes pas une catin, n'est-ce pas,

Catherine, quoi que vous ayez fait ce soir?

Catherine se glaça à ses paroles. Elle noua ses bras autour d'elle pour

se réconforter. Qu'avait-elle attendu de lui—une déclaration d'amour ?

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Elle s'était déjà rendu compte que les émotions profondes qui l'avaient

mue n'avaient pas produit le même effet sur lui. Il l'avait désirée, lui

avait témoigné de la concupiscence, c'était tout. C'était elle qui avait

commis l'erreur de croire autre chose.

— Lily et moi étions à l'école ensemble, dit-elle d'un ton neutre. Je

n'oublie pas mes amies, quoi qu'il advienne d'elles.

Leurs regards se croisèrent, mais il ne dit rien.

— Pourquoi êtes-vous venu? demanda-t-elle.

Elle avait du mal à prononcer les mots alors qu'il l'observait sans

pitié. Jamais le gouffre entre eux n'avait paru aussi large.

— Je suis venu parce que je voulais des réponses, répondit-il.

Il tendit la miniature sur sa paume.

— Je veux savoir où vous avez eu ceci, et pourquoi vous avez jugé

nécessaire de le rapporter chez moi.

Catherine sentit une vague de nausée la submerger, en partie due à la

peur, en partie à la désillusion. Il avait déjà trouvé la miniature. Une

petite partie d'elle-même avait espéré qu'il avait pu venir la trouver

pour elle, et seulement pour elle. N'apprendrait-elle jamais rien ? Elle

avait échoué dans un jeu dont les règles étaient bien plus complexes

que ce qu'elle aurait jamais pu imaginer. Il n'était pas étonnant qu'elle

ait été blessée.

Elle laissa s'éteindre le dernier de ses espoirs. Même s'il acceptait

qu'elle n'avait pas pris part aux stratagèmes de

Withers, il ne se souciait toujours pas d'elle. A ses yeux, elle était une

débutante imprudente qui avait joué avec le feu et s'était brûlée. Mais

il se souciait du vol de la miniature et de ce qu'il y avait derrière.

— Je ne peux pas vous le dire, répondit-elle.

Elle savait que cela le mettrait en colère, mais elle pensait qu'il valait

mieux ne pas tergiverser.

Les yeux noisette de Ben, fixés sur son visage, se plissèrent.

— Vous protégez quelqu'un.

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Catherine ne répondit pas. Son cœur battait rapidement. Il n'était pas

stupide. Il devinerait bien assez vite, associerait les évidences, se

souviendrait de l'avoir vue avec Maggie...

Il traversa la pièce et s'assit à côté d'elle sur le canapé.

— Ecoutez-moi, Catherine...

Les yeux de Catherine étincelèrent en l'entendant l'appeler par son

prénom et elle le vit sourire, de ce sourire espiègle qui avait vaincu

son cœur stupide.

— Je vous demande pardon. Miss Fenton. Je vous en prie,

écoutez-moi.

Elle crispa sa mâchoire.

— Veuillez continuer, milord.

Ben changea de position.

— Très bien. Si vous ne me dites pas la vérité, miss Fenton, je

vous ferai arrêter pour vol.

La brutalité de sa déclaration coupa le souffle de Catherine. Ses yeux

se portèrent vivement sur son visage.

— Vous n'oseriez pas !

Il haussa les épaules.

— J'ai besoin de savoir qui vous a donné la miniature et pourquoi.

Alors, dites-le-moi.

Catherine pressa ses doigts les uns contre les autres pour les

empêcher de trembler. Elle se sentait malade de peur et avait le

vertige.

Elle leva les yeux et vit qu'il l'observait d'un air implacable.

— Vous ne l'avez pas prise vous-même, affirma-t-il.

— Non.

Cette première admission lui fit l'effet d'un pas sur une planche

glissante.

Ben inclina la tête.

— Quand nous nous sommes rencontrés à la pendaison de Ned

Clarencieux, vous m'avez dit que vous le connaissiez. Mais ce n'était

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pas vous qui étiez sa maîtresse, n'est-ce pas, Catherine ? Qui

protégez-vous ?

La finesse de sa perception était effrayante. Il avait déduit tout de

suite qu'une maîtresse de Clarencieux avait pris la miniature comme

souvenir. Catherine s'efforça de ne pas paniquer.

— Je..., commença-t-elle dans un souffle. Je l'ai fait pour une

amie...

L'expression de Ben s'adoucit, ses soupçons étant confirmés.

— Comme vous êtes inconcevablement naïve de vous montrer si

serviable. Je ne peux imaginer pourquoi quelqu'un se donnerait tant

de mal pour autrui.

— Non, je suppose que vous ne le pouvez pas.

Il fronça les sourcils.

— Ainsi, vous avez une amie qui était la maîtresse de Ned.

Catherine trembla.

— Je... Oui. Oui, en effet.

— Quel est son nom?

Elle se redressa. Ce soir-là chez Crockford's, il l'avait vue avec

Maggie. S'il s'en souvenait...

— Je ne vous le dirai pas, affirma-t-elle. Elle m'a fait jurer le

secret.

Ben secoua la tête.

— Ou vous me mentez et c'est une autre manigance de Withers,

ou vous êtes trop aimable pour votre propre bien. Une telle générosité

n'est bonne que pour les sots.

Catherine songea à la fragilité de sa famille. Elle s'était déjà battue si

durement pour protéger ceux qu'elle aimait.

— Je m'attends à ce qu'un homme de votre trempe ne se soucie

que de lui-même, dit-elle. Vous ne pouvez pas comprendre.

Elle vit les lèvres de Ben se pincer.

— Ce soir, vous n'êtes venue chez moi que pour rapporter la

miniature pour le compte de votre amie.

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Catherine haussa vivement le menton. C'était le moment de restaurer

un peu de sa fierté perdue.

— Uniquement pour cela, confirma-t-elle. Rien d'autre.

Il y eut dans les yeux de Ben une expression qu'elle ne put déchiffrer,

et elle disparut avant qu'elle eût le temps de s'en assurer, mais un

instant cela avait ressemblé à de la peine — ou à de la déception.

— Je vois, dit-il. Et ce qui a suivi...

— Etait une erreur, coupa-t-elle, ainsi que je vous l'ai déjà dit.

— Une erreur assez importante pour une jeune dame vierge,

observa-t-il.

Soudain, il la prit par les épaules.

— Pourquoi, Catherine ?

Elle le regarda en face pendant ce qui lui sembla durer un siècle.

C'était la première fois qu'elle voyait l'homme lui-même et non le bel

aventurier qui l'avait séduite. Mais même si elle pouvait le voir

maintenant sans illusions ni comédie, cela faisait peu de différence

pour ses sentiments et elle s'avisa avec désespoir que cela n'en ferait

peut-être jamais.

Il y avait en cet homme quelque chose qui l'attirait 184

irrésistiblement. Elle savait que, quoi qu'il lui arrive dans l'avenir,

toute sa vie, des souvenirs de lui lui reviendraient, sans qu'elle le

veuille, la prenant par surprise, faisant paraître les autres hommes

ternes en comparaison.

Mais elle devait apprendre à vivre autrement. Elle ne pouvait dorloter

à jamais un cœur brisé. Elle devait apprendre à oublier et commencer

dès maintenant.

— Je suis allée trop loin, reconnut-elle honnêtement. Je ne l'ai pas

fait délibérément. J'étais troublée par mes sentiments et je n'avais pas

assez d'expérience pour savoir comment ou quand arrêter.

Et je ne le voulais pas. Je croyais que je vous aimais...

Son cœur perfide lui murmura les mots, mais elle les garda enfermés

en lui.

Leurs regards se soutinrent et il fut le premier à détourner les yeux.

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— Je suis désolé, dit-il.

Catherine pensa qu'il n'avait probablement jamais dit cela à une

femme, mais lorsqu'il ôta les mains de ses épaules, elle vit la pitié sur

son visage et se sentit heureuse de lui avoir caché au moins une partie

de la vérité. Il ignorait qu'elle avait cru l'aimer—et il ne le saurait

jamais.

— Je ne peux pas vous dire qui je protège, répéta-t-elle. J'ai

promis.

L'expression de Ben se durcit de nouveau.

— Croyez-vous que je ne peux pas le découvrir?

Il se leva et alla à la table en merisier sur laquelle les guinées brillaient

à la lueur du feu. Il prit les pièces, puis les remit en pile. Elles tintèrent

les unes contre les autres.

— Il y a plein de gens dans cette maison qui me vendraient cette

information, dit-il doucement.

Il lui jeta un coup d'œil par-dessus son épaule.

— Je suppose que vous avez raconté toute l'histoire à votre amie

Lily. Et à Sarah Desmond...

Il la vit pâlir et hocha la tête.

— Je pensais que vous le feriez. Vous êtes trop confiante.

— Lily ne me trahirait jamais, assura Catherine d'un ton de défi.

— Mais Sarah le ferait pour un bon prix.

Ben sourit, d'une parodie de sourire.

— Ou je pourrais simplement gagner du temps, vous emmener à

Bow Street et en terminer.

Catherine se leva.

— Vous n'oseriez pas ! Ce serait un enlèvement !

Il haussa les épaules d'un geste insouciant.

— Un enlèvement, une séduction... Vous avez appris peu de

choses sur moi, si vous pensez que je m'arrêterais à l'un ou à l'autre.

Catherine songea au corps de Connor étalé dans le vestibule de Sarah

Desmond. Ce serait assez facile pour lui de l'emmener de force, mais

elle ne croyait pas qu'il le ferait. En dépit de tout ce qu'il avait dit et

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fait, elle ne pensait pas qu'il userait de violence avec elle. Il n'était pas

comme Withers, qui n'avait pas hésité à la frapper dans sa fureur. Ben

l'avait séduite et lui avait brisé le cœur, mais il ne l'avait jamais

blessée physiquement.

— Je ne vous le dirai pas, répéta-t-elle avec entêtement.

Il se tourna vers elle avec une fureur à peine réprimée.

— Vous ne comprenez pas ! C'est important. Vous avez dit que

vous n'étiez pas impliquée dans les plans de Withers.

Catherine se redressa.

— Je ne le suis pas. Je le déteste et je ne peux imaginer pourquoi

vous croiriez cela de moi !

Quelque chose changea sur le visage de Ben. Du regret, de nouveau ?

Elle ne pouvait supporter qu'il ait pitié d'elle.

— J'ai été mal informé, dit-il.

— C'est malheureux pour vous, rétorqua-t-elle froidement. Et plus

encore pour moi.

Elle le vit prendre une grande inspiration pour se calmer.

— Si vous détestez tant Withers, alors aidez-moi, dit-il. Ceci a à

voir avec la mort de Ned Clarencieux. Ned n'était ni un faussaire ni un

meurtrier. Oh ! il était imprudent, téméraire et dépensier, mais...

Il s'arrêta comme s'il se retenait au bord d'une admission. Catherine

comprit. Il se montrait vulnérable et il ne voulait pas qu'elle le voie.

Elle le regarda.

— Ainsi, vous tenez au moins à quelqu'un ?

Ben lui jeta un regard plein de déplaisir. Tout son corps était rigide

de tension.

— Clarencieux a été victime d'un coup monté. Il a été piégé et je

pense que c'est Withers qui l'a fait. Je n'ai pas envie que cela m'arrive,

c'est tout.

Catherine le fixa tandis que ses paroles s'insinuaient en elle. Le

meurtre de sir James Mather avait été pour elle une surprise

désagréable. Il était son fondé de pouvoir, un homme qu'elle

connaissait depuis longtemps, appointé par son grand-père.

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Quand elle avait appris que Ned Clarencieux était impliqué, les

raisons lui en avaient semblé claires. Mather était un banquier ;

Clarencieux, comme elle, était un de ses clients. Il s'était retrouvé dans

des difficultés financières et avait commencé à essayer d'écouler de

faux billets pour se sortir de ses difficultés. Mather avait découvert la

fraude et Clarencieux l'avait tué pour l'empêcher de révéler la vérité.

On l'avait vu sortir en courant de l'appartement de Mather après le coup

de feu. Son pistolet avait été trouvé à côté du corps du banquier. Et on

avait découvert de fausses coupures chez lui...

Elle secoua la tête. Elle ne voulait pas croire ce que disait Ben.

Pourquoi Withers aurait-il monté un coup contre Clarencieux ? Et si

ce dernier était innocent, qui avait tué James Mather?

— Vous devez vous tromper, dit-elle. M. Clarencieux était

sûrement coupable ! En outre...

Elle s'arrêta et le regarda.

— Pourquoi Withers aurait-il voulu le piéger ? Ou causer votre

perte, par ailleurs ?

— C'est ce que j'essaie de découvrir, répondit sombrement Ben.

Vous l'avez entendu, Catherine. Vous étiez là quand il a proféré ses

menaces.

Cela fit réfléchir Catherine.

— En effet, reconnut-elle. Mais je ne pense pas qu'il ait voulu dire

quoi que ce soit par là.

Inconsciemment, elle porta la main à sa joue, là où Withers l'avait

frappée.

— Il peut être violent, ajouta-t-elle, mais j'ai pensé que ses

menaces n'étaient que des mots en l'air.

Ben prit sa main dans la sienne.

— Vous a-t-il fait du mal ?

Un moment, Catherine le fixa, incapable de déchiffrer l'expression de

ses yeux.

— Il m'a frappée une fois, avoua-t-elle, et elle entendit Ben jurer

violemment. Mais cela n'a rien à voir avec moi ou avec...

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Elle s'interrompit juste avant de trahir le nom de Maggie.

— Je vous promets que je ne sais rien de tout cela..., reprit-elle,

mais Ben la coupa, le visage dur.

— Vous pouvez promettre tout ce que vous voulez, mais tant que

je n'aurai pas découvert votre lien avec Clarencieux, je ne vous

laisserai pas partir.

Soudain, Catherine se sentit prise d'une immense fatigue qui lui fit

désirer un bain chaud et son lit. Elle avait envie de rentrer chez elle,

même si la maison de Guilford Street était vide et froide. D'un geste

méprisant, elle balaya la pile de guinées.

— Vous pouvez acheter des informations à n'importe qui que vous

pourrez convaincre de me trahir, milord, mais je ne vous dirai rien de

plus. J'ai rapporté le portrait pour le compte d'une amie qui était la

maîtresse de Clarencieux. Je l'ai fait parce qu'elle était terrifiée que son

mari ne le découvre et la dénonce. Quant aux menaces de Withers, je

n'y ai rien compris. C'est tout ce que je sais.

Elle regarda ostensiblement la pendule.

— Vous avez payé pour une heure, je crois. Votre délai est presque

passé.

Ben la prit par le bras et la fit pivoter face à lui. Le souffle de

Catherine se coinça dans sa gorge. Elle se sentait si vulnérable. Elle

avait voulu être indifférente à lui maintenant que c'était tout ce qui lui

restait, mais dès qu'il la toucha, elle fut perdue. Son corps réagissait

toujours à son contact, et son cœur la trahissait.

— Alors, puisque parler ne nous a conduits à rien, dit Ben d'un ton

plaisant, nous pourrions peut-être passer le reste du temps à quelque

chose de plus agréable.

Catherine vit la lueur qui s'allumait dans ses yeux, mais elle comprit

ses intentions une seconde trop tard. Il avait posé une main sur sa

nuque et il l'attirait à lui pour l'embrasser. Elle était en proie au choc et

au désir, à égalité. Ses doigts sur sa peau réveillaient toutes les

aspirations douloureuses qu'elle avait récemment découvertes. Elle

sentit la caresse brûlante de sa langue, pressante et profonde, puis ses

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genoux menacèrent de lui manquer et il la souleva dans ses bras pour la

porter sur le canapé.

— Ben...

C'était la première fois qu'elle l'appelait par son prénom, mais au lieu

d'un reproche cela sonna comme une supplication et il grogna, l'attirant

plus près encore, aussi près que possible, de telle sorte qu'elle se

retrouva allongée contre la longueur de son corps dur.

Elle percevait chaque inspiration saccadée qu'il prenait, chaque

battement de son cœur. Son corps se ramollissait de nouveau sous son

toucher, le désirant. Elle se sentait tel un fruit mûr, prête à tomber. Son

esprit luttait pour contrôler ces sensations, mais alors il se remit à

l'embrasser, sauvagement, avec avidité, et elle laissa s'enfuir toute

pensée pour lui rendre son baiser, incapable de résister.

La bouche de Ben quitta la sienne et frôla le lobe de son oreille,

faisant naître de délicieux frissons dans son dos. Les pointes de ses

seins se durcirent sous sa camisole, et quand il prit un sein dans sa

main, sa chaleur la brûla à travers la soie. Sa tête se renversa sur les

coussins du canapé et elle sentit ses lèvres dessiner la ligne de sa gorge

jusqu'à son décolleté, puis s'attarder sur la rondeur de sa poitrine. Il

mordilla une pointe durcie et elle poussa un petit cri. Il enfouit une

main dans ses cheveux et lui fit tourner la tête pour l'embrasser de

nouveau.

Catherine avait l'impression d'avoir de la fièvre. Elle ne comprenait

pas le besoin désespéré qu'ils avaient l'un de l'autre, mais elle savait par

un instinct aussi vieux que le monde que Ben le ressentait aussi.

Elle ouvrit les yeux, vit les guinées en or éparpillées par terre et

quelque chose se contracta dans son cœur, le changeant en glace. Ben

Hawksmoor avait payé pour une heure de son temps et maintenant il lui

faisait l'amour dans un bordel. Il n'y avait pas grand-chose de

romantique là-dedans. Un court moment plus tôt, elle s'était promis de

ne pas refaire la même erreur, mais c'était précisément ce qu'elle faisait.

Ben ne l'aimait pas, il ne se souciait même pas d'elle au-delà du désir

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qu'il éprouvait si clairement pour elle. Oublier cela, se laisser duper par

ses caresses, était de la folie.

Elle lutta pour se redresser et il la laissa faire.

— Catherine?

Sa voix était mal assurée.

— Ne songez pas à m'arracher l'information que vous voulez par la

séduction, dit-elle, souhaitant le frapper et le blesser comme il l'avait

blessée. Je ne suis pas aussi naïve que je l'étais voilà quelques heures.

Vous y avez pourvu.

Ben la relâcha si soudainement qu'elle faillit tomber par terre. Elle

avait pensé que son défi serait aussi inefficace que le coup de griffe

d'un chaton, et elle était prise de court. Elle se redressa, mais il était

déjà à mi-chemin de la porte.

— Vous avez raison, bien sûr, dit-il. Je ferais mieux de m'en aller.

Catherine resta assise sur le canapé, très droite, jusqu'à ce qu'elle

entende la porte d'entrée se refermer. Alors elle se pelotonna, les

genoux remontés sous son menton. Elle avait été une enfant sevrée

d'affection et était devenue une femme dont les instincts naturels et

sensuels avaient été réprimés, étouffés, jusqu'à ce que Ben Hawksmoor

les libère. Elle avait tant appris sur elle-même en une nuit qu'elle

pouvait à peine le croire.

Elle s'était donnée à un homme qui la désirait, mais se souciait d'elle

comme d'une guigne.

Et cela, pensa-t-elle, était la fin amère de sa première leçon

amoureuse.

Le veilleur de nuit avait annoncé 4 heures du matin et la nuit était

aussi noire que de la poix quand une voiture fermée quitta la maison de

plaisirs de Mme Desmond et se mit à rouler dans les rues glacées vers

Guilford Street.

Au même moment, un messager frappait à la porte de lady

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Paris de Moine, à Cheyne Gardens. Le portier de nuit prit la lettre et alla

réveiller Edna en bâillant. Il savait que cette action serait mal accueillie,

mais le messager avait insisté sur le fait que l'affaire était de la plus

grande urgence.

Edna ne fut pas contente d'être dérangée. Elle frotta ses yeux

ensommeillés, prit la missive, et quand le portier lui précisa, mal à

l'aise, qu'elle n'était destinée qu'aux yeux de lady Paris, elle lui lança

vertement de retourner à son poste.

Elle savait qu'elle n'avait pas intérêt à déranger Paris pour quelque

chose qui n'était pas une question de vie ou de mort, surtout dans l'état

où se trouvait sa maîtresse.

Malgré tout, lorsqu'elle eut brisé le cachet et lu la lettre, elle sauta de

son lit comme si on lui avait mis des charbons ardents sous les pieds.

Elle longea le couloir et frappa à la porte de Paris avant que le portier ne

puisse faire plus que de bafouiller d'étonnement.

Et à peine deux minutes plus tard, toute la maison fut réveillée par un

fracas de porcelaine et de verre brisé, tandis que lady Paris de Moine

laissait libre cours à ses sentiments avec une intensité qu'ils n'avaient

jamais entendue jusque-là.

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13.

« Un chaperon inefficace est un grand inconvénient pour une jeune

dame.»

Mme ELIZA SQUIRE.

De la bonne conduite des dames.

Sir Alfred Fenton était endormi dans son fauteuil, le London

Chronicle glissant un peu plus sur ses genoux à chacune de ses

respirations. Il avait dîné à son club ce soir-là avec Algernon Withers,

qui avait été avide de l'informer des derniers manquements qu'il

trouvait à la conduite de Catherine. Ceux-ci étaient légion, et les

plaintes de Withers avaient suffi à mettre sir Alfred de mauvaise

humeur; si mauvaise, de fait, qu'il avait été heureux de voir disparaître

son compagnon quand celui-ci était finalement parti pour se rendre

dans un tripot ou autre établissement de bas étage.

Il savait qu'il n'aurait jamais dû se mouiller autant avec Withers. Au

départ, il avait pensé qu'il avait besoin de quelqu'un doté du caractère

implacable du gentleman. Il s'était avisé trop tard que ce dernier n'était

pas seulement implacable, mais aussi indiscipliné. Il ne savait jamais

quand s'arrêter. Et dans son arrogance, il allait finir par tous les faire

chuter.

Déjà, les choses avaient échappé de façon conséquente au contrôle

de sir Alfred, en une sorte de spirale infernale. Il avait seulement voulu

quelqu'un qui l'aide à briser le fonds de garantie, un cosignataire qui lui

permette de tromper sir James Mather. Sir Alfred était à court d'argent

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et la fortune de Catherine était comme un trésor qui scintillait juste hors

de sa portée.

Le grand-père de Catherine, ce vieux goujat de McNaish, en avait

décidé ainsi. La seule faiblesse de McNaish avait été son amour pour sa

famille — sa fille Violette, la première femme de sir Alfred, et sa

petite-fille Catherine qu'il adorait. Il avait investi sa fortune de telle

sorte que Catherine en hérite et que sir Alfred n'ait rien d'autre que les

intérêts sur le principal. Sir Alfred savait que son beau-père l'avait fait

à dessein. C'était presque comme un appât.

Au début, sir Alfred ne s'en était pas soucié. Ses propres affaires

prospéraient et il n'avait pas besoin de l'argent de sa fille. Mais peu à

peu une série de revers avait réduit sa fortune jusqu'à ce qu'il ne puisse

plus garder le style de vie auquel il s'était habitué.

Il avait été facile de persuader Mather de prendre Withers comme

troisième fondé de pouvoir quand McNaish était mort. Sir Alfred s'était

porté garant de Withers, et Mather, un homme honorable, n'avait pas

suspecté le déshonneur chez les deux autres. L'acte avait été rédigé, les

papiers signés, et Withers et sir Alfred avaient puisé depuis lors dans le

fonds de garantie de Catherine.

Mais alors Withers s'était mis à financer des actes criminels, des

bandes de pilleurs de tombes qui travaillaient dans les cimetières de

Londres. Sir Alfred s'en était ému, mais Withers s'était contenté de rire

et de dire qu'il y avait de l'argent à trouver dans les vieux os. Puis

Mather avait découvert l'utilisation frauduleuse du fonds et il avait

fallu le faire taire...

Sir Alfred s'agita et grogna tandis que son sommeil était troublé par

des images de cupidité et de violence. Le journal glissa de ses genoux

et tomba par terre.

Puis son rêve se calma et il se représenta alors le paradis de la

maison de Chelsea où sa maîtresse attendait patiemment ses visites.

Elle aurait compris à cette heure qu'il ne viendrait pas la voir ce soir-là

et se serait couchée dans le boudoir parfumé à la pêche où il avait

connu une telle volupté.

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Elle ne l'attendrait plus lorsqu'elle saurait qu'il avait fait faillite et

encore moins s'il faisait l'objet d'une enquête criminelle, comme cela

arriverait sûrement si Withers continuait dans cette voie. Elle se

trouverait un autre protecteur, emportant avec elle son refuge et ses

diamants, le laissant avec rien d'autre que des souvenirs refroidis et une

épouse plus froide encore.

Sir Alfred ronflait si bruyamment qu'il se réveilla lui- même et se

redressa en sursaut, regardant autour de lui. La pendule indiquait 4 h

15. Le feu s'était éteint et la maison était froide et silencieuse.

Au début, quand il était rentré chez lui, il ne s'était pas inquiété que

sa femme et sa fille soient absentes. Il avait supposé qu'elles étaient à

une soirée quelconque et s'était retiré dans son cabinet de travail avec

son journal.

Mais alors que les heures s'égrenaient, il avait commencé à s'irriter

d'être seul chez lui si tard dans la nuit et avait appelé le majordome.

Tirer des informations à Tench avait été comme arracher des dents à

une poule, mais finalement il avait établi que Catherine était sortie un

peu avant minuit et que lady Fenton avait quitté la maison séparément,

juste avant qu'il rentre. Ni l'une ni l'autre n'avaient dit où elles allaient.

Sir Alfred avait digéré l'information en silence. Il avait laissé la

surveillance de Catherine entre les mains de sa femme, car ces

choses-là l'ennuyaient, et à présent seulement il devenait apparent pour

lui que le sens des responsabilités de Maggie Fenton était terriblement

inadéquat. Sir Alfred supposait que sa femme avait pu fournir un autre

chaperon à Catherine si elle-même était engagée ailleurs, néanmoins

son malaise persistait.

Il savait depuis quelque temps maintenant que Maggie était

gravement dépendante de son flacon de laudanum, et combien elle était

attachée à certains jeunes gens tapageurs de la ville. Il le savait, mais il

n'avait pas voulu se confronter à la vérité. Et puis l'affaire de Ned

Clarencieux l'avait obligé à regarder les choses en face. Withers lui

avait parlé de Clarencieux. Et lui avait promis de s'en occuper, tout

comme il avait juré de s'occuper de Mather.

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Sir Alfred se leva avec une certaine raideur et alla à la porte, mais

s'arrêta la main sur la poignée. A quoi bon appeler Tench maintenant et

faire une scène ? Le majordome lui avait déjà dit tout ce qu'il savait.

Cela ne servirait qu'à faire ressortir à quel point sir Alfred contrôlait

peu ce qui se passait chez lui, avec une femme qui vagabondait et une

fille qui le mystifiait.

Il contempla son reflet dans le miroir au-dessus de la cheminée. Il

paraissait vieux et fatigué. A Chelsea, Rosabelle l'aurait caressé jusqu'à

le contenter et lui aurait dit qu'il était bel homme. Il aurait su qu'elle

mentait, bien sûr, mais il aurait pris plaisir à se laisser flatter.

Il ouvrit brusquement la porte du cabinet de travail, et à ce

moment-là il entendit le bruit d'une voiture qui s'arrêtait devant la

maison. La porte d'entrée s'ouvrit et Catherine entra en étant ses gants.

Elle ne portait pas de bonnet et ses cheveux étaient défaits. Sir Alfred,

même s'il n'était pas expert en mode féminine, était capable de voir que

sa fille n'était pas habillée pour un bal ou une soirée mondaine. De fait,

elle semblait rentrer précipitamment d'un rendez-vous galant.

Catherine parut horrifiée de le voir. Son visage était si pâle de

fatigue qu'elle paraissait presque translucide. Il y avait des cernes

sombres sous ses yeux et ses joues portaient les traces de larmes

séchées. Elle laissa tomber ses gants et se pencha automatiquement

pour les ramasser.

Sir Alfred retrouva sa voix.

— Où diable étiez-vous, jeune fille?

Elle ne répondit pas immédiatement. Ils se fixèrent et sir Alfred prit

brusquement conscience de sa ressemblance frappante avec sa mère.

Violette avait eu cette attitude; ce courage, ce menton haussé en signe

de défi. Il ne l'avait jamais aimée. Il l'avait épousée pour ses liens avec

McNaish, comme il avait plus tard épousé Maggie Arden parce qu'elle

était la fille d'un baron. Acquérir était sa façon de vivre.

Et alors même qu'ils se dévisageaient fixement, et que sir Alfred

mesurait combien il connaissait peu sa fille et à quel point il avait

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manqué à ses devoirs envers elle, la porte s'ouvrit de nouveau et

Maggie entra en titubant.

Si la tenue de Catherine avait paru désordonnée, celle de Maggie

trahissait un complet abandon. Ses cheveux formaient des queues de

rats, sa robe était à l'envers, et elle semblait ni s'en rendre compte ni

s'en soucier. Ses yeux avaient un éclat fiévreux.

Pendant un long moment, tous trois restèrent figés en silence,

comme s'ils savaient que celui qui parlerait le premier briserait

finalement le code qui les avait maintenus ensemble en un pacte

malcommode durant ces longs mois. Puis Maggie ouvrit la bouche et

les mots se mirent à se bousculer sur ses lèvres, et tout fut changé à

jamais.

— Je sais, dit-elle. Je sais que vous avez fait tuer Ned Clarencieux.

Vous l'avez fait à cause de moi.

Pendant un moment, sir Alfred ne comprit pas de quoi elle parlait. Il

avait un sifflement dans les oreilles et un brouillard devant les yeux. Il

secoua lentement la tête.

— De quoi diable parlez-vous, Margaret?

Soudain, Maggie se mit à lui frapper la poitrine de ses poings serrés.

— Vous saviez que je l'aimais ! glapit-elle. Vous étiez jaloux ! Je

sais que vous l'avez tué ! Withers me l'a dit ce soir. Il m'a tout dit !

Son mari la saisit par les poignets et la tint loin de lui, à bout de bras.

Catherine n'avait pas bougé. Elle se tenait raide et immobile, son visage

comme un masque blanc. Maggie se débattait et donnait des coups de

pied, aux prises avec son mari, mais elle se fatiguait. Il la regarda de

haut en bas, contempla sa robe à l'envers et à moitié boutonnée, et tout

ce à quoi il put penser fut la vérité effrayante que Withers l'avait trahi

deux fois.

Withers avait dit à Maggie qu'il était responsable de la mort

d'Edward Clarencieux et ensuite—il déglutit convulsivement — il avait

couché avec elle, de façon insouciante, détachée, pour la seule raison

qu'il en avait envie et que cela prouvait son pouvoir. La fureur aveuglait

sir Alfred. Withers avait possédé sa femme après avoir dîné avec lui.

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— Vous me revenez après avoir quitté Withers avec cette

apparence ?

Sa fureur flamba de plus belle. Il était furieux contre elle et contre

Algernon Withers, mais surtout il était désespéré de sa propre faiblesse.

Il aurait dû arrêter Withers depuis longtemps, mais à présent il était trop

tard. Ce malotru avait souillé tout ce qui était important pour lui.

— Espèce de traînée ! lança-t-il d'un ton coupant. Comment

avez-vous pu me faire cela?

Maggie ne répondit pas. Elle s'avachissait dans son emprise telle une

fleur coupée et pleurait doucement. Il la secoua de nouveau, et de la

poche de sa cape tomba un flacon de laudanum. Il roula par terre et

s'arrêta devant le pied gauche de sir Alfred, comme une réponse muette

à sa question. Il lâcha Maggie et elle se baissa pour ramasser le flacon,

mais il fut plus rapide qu'elle : il écrasa la fiole sous son pied, incrustant

le verre dans le sol, alors que sa femme à quatre pattes essayait

désespérément de l'en empêcher. Ses lamentations emplirent la pièce.

— J'en ai besoin !

Sa voix mourut en un gémissement.

— Je ne l'ai fait que pour le laudanum...

Ses mains étaient coupées par des échardes de verre, le sang coulant

dans ses paumes. Catherine s'agenouilla à côté d'elle, l'incitant à se

relever, passant un bras autour de son corps, qui ne résistait pas.

— Venez vous coucher, Maggie, dit-elle gentiment. Tout ira

bien...

Sir Alfred ne bougea pas. Il regarda sa fille aider sa femme à gagner

l'escalier, continuant à lui parler doucement comme à une enfant.

Il pensa à Algernon Withers.

Il pensa au pistolet rangé dans le tiroir de son bureau.

Il pensa à son incapacité choquante à prendre les choses en main et à

traiter Withers comme il le méritait.

Quelqu'un d'autre devrait le faire. Quelqu'un de fort, pas le roseau

brisé qu'il était devenu.

— Tench!

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La porte des quartiers des domestiques s'ouvrit si rapidement que sir

Alfred se rendit compte que toute la maisonnée avait dû écouter

l'altercation qu'il venait d'avoir avec sa femme. Aucune importance. Il

suspectait que tout Londres avait entendu parler de son épouse volage,

maintenant. On disait que le mari était toujours le dernier à savoir.

— Allez me chercher du cognac, ordonna-t-il au majordome. Puis

laissez-moi tranquille. Je ne veux pas être dérangé.

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14.

Ben Hawksmoor gravit nonchalamment les marches qui menaient à

la porte d'entrée de lady Paris de Moine et lança une salutation aux

journaleux qui mâchaient leur crayon en attendant patiemment sur le

trottoir. Leur visage s'éclaira en le voyant et ils lui dire avec sympathie

que lord Askew était arrivé avant lui, mais qu'il avait été renvoyé.

Ils implorèrent une information, un ragot ou quoi que ce soit qui

pourrait paraître dans les journaux plus tard dans la journée. Ben les

obligea volontiers. Comme la publicité le faisait vivre, il n'allait pas

mordre la main qui le nourrissait ces temps-ci.

Le messager de Paris était arrivé à 8 heures ce matin, alors qu'il

n'avait eu que trois heures de sommeil. Le valet avait déclaré que

l'affaire était urgente, mais quand Paris voulait quelque chose c'était

toujours urgent. Elle n'avait pas changé depuis dix ans qu'il la

connaissait. Elle s'appelait alors Patience et détestait ce nom. Ben lui

avait suggéré de choisir un nom qu'elle aimait davantage. Il avait

promis de garder le secret sur Patience. Elle lui avait donné beaucoup

d'argent pour cela.

S'il en venait à évoquer ces souvenirs, pensa-t-il, il était simplement

le capitaine Hawksmoor quand il l'avait rencontrée, avec peu de raisons

d'être fier non plus. A cette époque, nul n'aurait imaginé qu'il hériterait

d'un titre — à part celui de rejeton du diable.

Ben avait eu une mauvaise nuit. Il n'avait pas rêvé de Catherine,

même si elle était la première chose à laquelle il avait pensé en se

réveillant seul dans le lit qu'ils avaient si brièvement partagé. Dans

l'obscurité, il avait été harcelé par des cauchemars du temps où il se

trouvait dans la Péninsule, en particulier de l'horrible retraite de la

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Corogne. Dans ses rêves, les Français mettaient les traînards en pièces

pendant qu'il regardait, et un des morts était Ned Clarencieux, qui

tendait la main et suppliait Ben de le sauver...

Il s'était réveillé en frissonnant, baigné de sueur, pour découvrir que

la lumière froide et brumeuse du matin filtrait entre les rideaux et que

le lit à côté de lui était tout aussi froid et désolé. Une fois de plus, il se

prit à désirer Catherine avec une nostalgie qui le déconcerta et le

troubla.

— Lord Hawksmoor !

L'un des journalistes avait joué des coudes pour arriver au premier

rang de la foule et son cri tira Ben de ses rêveries.

— J'ai entendu dire que lady Paris envisage d'épouser le duc de

Beaufoy. Qu'en pensez-vous, milord?

Ben s'arrêta, la main sur le heurtoir. En vérité, il ne se souciait pas de

qui Paris pourrait amener au mariage. Si elle choisissait d'épouser un

des princes royaux, il ne ferait que lui souhaiter bonne chance. Paris ne

se montrait pas exclusive dans ses affections et personne ne l'attendait

d'elle. Mais les journaux pensaient tous qu'il était son amant, aussi

devait-il paraître vaguement intéressé.

II rit.

— Alors, je l'admirerais extrêmement pour passer outre aux tuteurs

de Beaufoy. Ce garçon est à peine sorti de la nurserie !

La foule s'esclaffa à cette remarque, car les gens savaient que le

jeune duc de vingt ans se languissait d'amour pour Paris depuis des

semaines, pendant que ses redoutables tuteurs surveillaient de loin

pour s'assurer qu'il ne commette pas la folie capitale de s'enfuir avec

une courtisane. Ben espérait pour Beaufoy que Paris ne réussirait pas à

le convaincre. Elle le ruinerait en trois mois.

Edna ouvrit la porte à son coup de heurtoir, la bouche en berne.

Comme sa maîtresse, la soubrette avait été aussi une gourgandine qui

suivait l'armée. Mais elle avait su reconnaître ses propres limites et le

potentiel de Paris, et elle avait consacré ses talents indubitables à

organiser la carrière de cette dernière.

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— Madame est malade, annonça-t-elle de but en blanc, tandis que

Ben se débarrassait de son manteau et de ses gants. C'est méchant. Elle

vous demande.

A l'entendre, Paris était aux portes de la mort, mais Ben jugeait cela

hautement improbable. Après tout, il avait vu Paris quelques jours plus

tôt seulement et elle était en grande forme, nourrissant le régent de

grains de raisin.

— Elle a trop bu ? s'enquit-il en suivant Edna dans l'escalier. Je

l'avais avertie.

Il régnait une chaleur étouffante dans la maison, et quand la

domestique ouvrit la porte de la chambre de Paris, Ben put à peine y

voir et respirer. La pièce était plongée dans l'obscurité et l'air était lourd

du dernier parfum capiteux de Paris. Il s'efforça de ne pas tousser.

— Où diable êtes-vous, Paris ?

— Ben, chéri?

La voix de Paris était plaintive.

— Par ici. Je suis au lit.

Il aperçut un bras pâle et impérieux qui lui faisait signe d'avancer,

avant de disparaître aussitôt sous les couvertures.

— Ne pouvez-vous ouvrir un peu les rideaux ? demanda-t-il à

Edna.

Elle secoua la tête.

— Madame ne veut pas.

Ben se dit que si Paris invitait tous ses amants à la rejoindre de cette

façon peu amène, il était étonnant qu'elle fût une courtisane aussi

courue. Il se fraya un passage précautionneux entre les piles de

vêtements répandus sur le sol. Le temps qu'il atteigne le lit, ses yeux

commençaient à s'ajuster à l'obscurité. Mais même ainsi, Paris était

invisible.

— Paris, commença-t-il, pour l'amour du Ciel...

Il s'arrêta quand lady Paris de Moine sortit la tête de sous les draps.

Ses cheveux d'ordinaire si bien coiffés tombaient en désordre sur un

visage qui était presque méconnaissable. Ses yeux étaient bouffis, et

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sa peau parsemée de boutons rouge vif. Ben éprouva une envie très

peu chevaleresque de rire.

— Sapristi, dit-il doucement. Ainsi, c'est vrai. Vous êtes malade.

— J'ai la varicelle, bougonna Paris.

— Je vois.

Ben s'assit sur le bord du lit et la contempla pensivement. Il ne l'avait

jamais vue autrement que parfaite depuis le jour où il l'avait tirée

d'une tranchée inondée au Portugal. Il se rappela cette époque avec

quelque affection. Les choses étaient beaucoup plus simples, alors.

— Ne me fixez pas, dit Paris avec irritation. Je sais que je suis

affreuse.

— En effet.

Ben esquissa un sourire.

— Qui eût cru que vous pouviez être aussi laide ?

Elle lui frappa le bras.

— Arrêtez ! Je vous ai seulement autorisé à me voir parce que...

Sa voix mourut.

— Parce que vous n'avez pas besoin de m'impressionner,

acheva Ben sans rancœur. Et, je suppose, parce que vous avez besoin

de mon aide.

Paris le regarda. Il pouvait voir la peur dans ses yeux bleus,

maintenant. Visiblement, elle se rappelait leur pacte aussi bien que lui.

S'ils pouvaient être utiles l'un à l'autre, c'était très bien. Mais si l'un

d'eux devenait une charge, c'était chacun pour soi.

— Il faut que je parte, déclara Paris d'un ton pressant. Personne ne

doit savoir ce qui m'est arrivé.

— Oui.

Ben comprenait le problème. Alors qu'il était essentiel de voir et

d'être vu dans le monde, Paris serait la risée de tous si l'on apprenait

qu'elle avait contracté une maladie infantile comme la varicelle. Elle

vivait de façon si précaire dans la bonne société. Un impair et tout

disparaîtrait, sa célébrité et son avenir avec. Paris était encore moins

bien lotie que lui en termes de famille et de fortune. Au moins, il avait

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son titre et un manoir délabré, même s'il n'avait pas d'argent pour

l'entretenir.

— Que voulez-vous de moi ? demanda-t-il.

La peur s'intensifia dans les yeux de Paris. Ses doigts s'enfoncèrent

dans sa manche.

— D'abord, vous devez me promettre de ne dire à personne ce qui

m'est arrivé, quoi qu'il advienne.

Il haussa les épaules.

-— Entendu.

— Vous devez m'aider à concocter une histoire qui satisfera les

gens, poursuivit Paris, et vous ne devez sortir avec aucune autre femme

pendant que je suis au lit. Je ne supporterais pas d'être supplantée.

— Je vois.

— J'irai mieux dans quinze jours, et je ne suis pas sûre de vous

pardonner, alors, si vous ne m'aidez pas maintenant.

La menace était implicite. S'il la laissait tomber, elle l'abandonnerait.

Elle le rejetterait, le livrant à son sort. Ses yeux étaient aussi froids que

la glace.

Ben rit.

— Vous m'ignorerez de toute façon si vous obtenez une demande

en mariage de Beaufoy, Paris chérie. Croyez-vous que je ne le sais pas

?

Elle baissa les paupières.

— Ce serait différent. Sa famille pourrait me donner de l'argent

pour que je le laisse tranquille et vous auriez beaucoup à gagner, Ben.

C'est ce dont nous sommes convenus. Et même si j'arrive à coincer

Beaufoy, je vous paierai aussi. J'honore toujours mes promesses.

C'était vrai. C'était une des choses qui rendait difficile de ne pas

aimer Paris de Moine. Elle jouait franc-jeu à sa façon.

— Mais, reprit-elle d'un ton plus dur, je ne peux vous promettre que

je me sentirai aussi généreuse si vous me manquez. Je couperai les

ponts avec vous.

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Ben se leva. Même s'ils n'avaient jamais été amants, il pensait

parfois que Paris et lui se connaissaient trop bien. Quand ils avaient

décidé de s'associer, ils s'étaient confié trop de choses. Il savait qu'elle

avait peur de perdre sa beauté et de finir à l'hospice, condamnée à être

une vieille catin solitaire qui n'avait jamais eu le bon sens d'assurer son

avenir. Et Paris savait que ce qu'il craignait le plus était de retourner au

caniveau d'où il était sorti. Elle n'hésiterait pas à utiliser ce savoir à son

avantage.

Il alla à la fenêtre et écarta légèrement les rideaux.

— Il y a une douzaine de journaleux devant votre porte, dit-il

doucement, et chacun d'eux vendrait sa mère pour l'histoire que je

pourrais leur raconter maintenant. Alors n'essayez pas de me menacer,

Paris.

Il lui refit face.

— Nous devrions accepter tous les deux le fait que nous pouvons

nous infliger des dommages égaux l'un à l'autre, et chercher à la place à

trouver un compromis.

Paris lutta pour s'asseoir dans son lit. Sa chemise de nuit glissa sur

son épaule ronde. La voir en déshabillé n'excita pas Ben et ne l'avait

jamais fait. Il savait qu'elle ne tenterait pas de l'amener à son point de

vue par la séduction.

— En temps normal je serais d'accord avec vous, Ben chéri, dit-elle

d'un ton laconique.

Elle tendit la main vers sa table de chevet et ouvrit le tiroir. Ben

entendit le grincement du bois et un bruit de papier.

— En temps normal, je vous ferais confiance, mais je me sens

très... anxieuse en ce moment.

Elle leva les yeux.

— Alors je veux vous dire que si vous me trahissez, je répandrai

dans toute la ville que vous avez débauché une débutante, et votre

petite chérie et vous serez tous les deux perdus.

Ben fut si choqué qu'il sursauta en entendant ces mots. A l'autre bout

de la pièce, Edna s'était arrêtée de ranger les vêtements de Paris et se

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tenait immobile, un jupon de soie à la main. Son expression était un

mélange de sympathie et de spéculation. Ben regarda avec une horreur

sidérée de la soubrette à la maîtresse et vit que les yeux de Paris

brillaient d'un éclat triomphal.

— Je sais tout, dit-elle. Je suis au courant pour Catherine Fenton et

vous.

Ben prit une vive inspiration. Pendant un bref instant, la panique le

submergea, et cela le choqua d'autant plus que c'était complètement

inattendu. Paris savait qu'il avait séduit Catherine. La réputation de

Catherine était entre les mains de la courtisane la plus dangereuse de

Londres. Il se sentit malade d'y penser, stupéfait et déconcerté de

constater qu'il s'en souciait.

Il laissa retomber le rideau et retourna auprès du lit.

Paris était assise très droite, serrant la lettre dans sa main. Ben fit un

geste pour la lui arracher, mais elle la glissa sous les draps.

— Elle est anonyme, dit-elle d'un ton de défi.

Ben baissa les yeux sur elle.

— Je ne vous crois pas, Paris. Une information comme celle-là

n'est jamais gratuite. Votre informateur a dû demander une

récompense en retour—ou au moins une faveur.

Paris soutint son regard.

— Je vous l'ai dit, elle n'est pas signée. Pas de nom, pas de

demande de paiement.

Ben pinça les lèvres.

— Montrez-la-moi.

— Non!

Il haussa les épaules.

— C'est une sottise.

Elle secoua la tête.

— Je ne pense pas. Je l'ai vu sur votre visage quand vous avez

entendu l'accusation, Ben chéri. Vous êtes terriblement coupable.

Terriblement coupable. Catherine se trouvait dans de sérieux ennuis,

maintenant, et c'était sa faute. Toutes les pensées qu'il avait réprimées

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depuis la nuit précédente refirent surface avec une clarté soudaine et

terrifiante. Que dirait Algernon Withers quand il apprendrait

l'histoire? Que ferait-il à Catherine ?

Ben sentit des sueurs froides couler entre ses omoplates rien que d'y

penser.

Il mit les mains dans ses poches et se détourna pour que Paris ne

puisse voir son expression. La seule chose qu'il pouvait faire

maintenant était d'essayer de duper Paris, de se sortir de là en bluffant.

Il était un joueur averti. Il pouvait sûrement y arriver. Si seulement la

réputation de Catherine et son avenir ne dépendaient pas de cela...

— Je ne suis pas certain de comprendre avec quoi vous essayez de

me faire chanter, dit-il d'un ton détaché. Aussi, je reconnaîtrai que c'est

vrai. La sotte petite demoiselle s'est jetée à ma tête et j'en ai profité.

Les mots avaient du mal à franchir sa gorge, mais il les rendit aussi

convaincants que possible. Paris l'observait comme un serpent face à

une souris.

— Si vous le dites à tout le monde, cela ne fera que ternir sa

réputation.

Son esprit était plein d'images de Catherine. Catherine le défiant,

courageuse et belle ; Catherine renversée dans son lit, ses cheveux

étalés autour d'elle, son expression innocente et curieuse, sa façon de le

toucher...

Il se racla la gorge.

— Vous ne pouvez me faire de mal. C'est toujours la femme qui

subit les conséquences.

Le visage de Paris était de pierre.

— Son père vous lynchera lorsqu'il l'apprendra. Et elle est fiancée à

Algernon Withers. Il vous mettra une balle dans le cœur.

Ce nom fit passer un nouveau frisson de répulsion dans le dos de

Ben. Il était très possible que Withers le provoque en duel, mais il

découvrait qu'il était plus inquiet de ce que ce scélérat pourrait faire à

Catherine. La pensée de Withers se vengeant sur Catherine l'atterrait.

Pis, elle l'effrayait. Il éprouvait une terrible pulsion de la protéger, lui

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qui l'avait séduite sans scrupules et avait pensé qu'il pouvait juste

tourner les talons.

Il secoua brusquement la tête pour mettre fin à ces pensées

préoccupantes. Dès le début, il avait convoité Catherine. C'était

impossible à nier. Maintenant, il se rendait compte d'une façon

complexe que ses sentiments étaient plus profonds que cela. Il avait

mis du temps à le reconnaître, mais il avait

besoin d'elle. Il voulait qu'elle lui appartienne, à lui et à personne

d'autre, et voulait l'arracher à Withers.

Mais il ne pouvait y songer maintenant, sinon Paris devinerait ses

véritables sentiments et les utiliserait pour le faire chanter. Il lui refit

face et garda une expression impénétrable.

— Vous vous trompez, dit-il légèrement. Ni Fenton ni Withers ne

me provoqueront en duel. Ils voudront étouffer l'affaire plutôt que de

rendre la disgrâce de la fille publique. Vos menaces n'ont aucune

valeur, Paris.

Paris le regardait avec un curieux mélange d'admiration et d'aversion.

— Vous êtes un scélérat impitoyable, Benjamin Hawksmoor,

dit-elle.

Il sourit.

— C'est ce que l'on me dit.

Il sentait que Paris faiblissait et en éprouvait un immense

soulagement.

— Je craignais, reprit légèrement Paris, que vous ne soyez sur le

point de faire quelque chose de stupide, comme demander la main de

cette petite.

Ben leva les sourcils.

— Pourquoi penseriez-vous cela, au nom du Ciel ? Vous savez

que je déteste l'idée du mariage.

Paris haussa les épaules. Elle paraissait évasive.

— En effet.

— Alors, dit Ben, pouvons-nous oublier vos tentatives déplacées

de chantage, Paris, et continuer à chercher une sorte de compromis ?

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Il la vit sourire.

— Une bonne solution, Ben chéri. Je détesterais me brouiller avec

vous.

Ben eut un sourire un peu crispé.

— Bien sûr. Maintenant, comme vous le disiez, vous devez partir. Il

est impossible pour vous de rester ici quinze jours en vous cachant du

public. Les gens vont jaser et moins vous en direz, plus ils en

inventeront. Cela n'ira pas.

— Mais on me reconnaîtra partout où j'irai ! objecta Paris. On

verra que je suis couverte de boutons, et on dira aux journaux ce qui

est arrivé.

— Pas si vous partez en secret pour vous rendre dans un endroit

où l'on ne vous trouvera pas.

Paris parut horrifiée.

— Voulez-vous parler de la campagne ? C'est impossible ! Je ne

peux pas y aller. Je préférerais mourir.

— Ne soyez pas stupide, Paris, dit brutalement Ben. Si vous

restez à Londres, tout ce que vous gagnerez sera la mort mondaine.

Ce serait bien plus pénible et plus durable que l'autre solution.

La lèvre inférieure de Paris trembla. Elle avait l'air d'une héroïne

tragique, marquée par la vérole.

— Vous êtes si cruel...

— J'essaie de vous aider.

— En m'expédiant à la campagne ?

— C'est la seule solution. Mon cousin Gideon a une propriété

dans le Surrey, juste un peu plus loin que Richmond. Il n'y va jamais.

Vous allez vous y rendre avec Edna et y rester jusqu'à ce que vous

alliez mieux.

— Dans le Surrey?

Ben pensa que Paris n'aurait pas pu paraître plus horrifiée s'il lui avait

suggéré un voyage aux Amériques.

— Mais c'est à des milles d'ici ! Nous n'y arriverons jamais, dans

ce brouillard !

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— Si. Ce n'est pas loin et vous partirez ce soir.

Paris poussa une lamentation.

— Mais le Surrey est un trou perdu !

— Raison de plus pour que l'on ne devine pas où vous êtes. La

lady Paris de Moine que le monde connaît n'envisagerait jamais de

résider dans une ferme au milieu de la campagne. Pendant ce temps,

nous inventerons une histoire pour expliquer votre absence. Une mère

malade, peut-être...

— Je ne peux pas avoir une mère ! Cela ne convient pas du tout à

mon image. Les mères sont si démodées !

Ben haussa les épaules d'un geste irrité.

— Alors un domestique malade, ou un chien malade, si vous

préférez. Lorsque vous aurez quitté Londres, nous répandrons

l'histoire que vous êtes partie pour une mission miséricordieuse et que

vous serez absente pour une semaine ou deux. Quand vous

reviendrez, vous paraîtrez encore plus mystérieuse.

Les yeux de Paris prirent un air lointain tandis qu'elle étudiait cette

possibilité.

— Je reconnais que ce serait préférable à rester ici et être en butte

aux ragots malveillants.

Elle regarda Edna.

— Mais comment allons-nous nous débrouiller, toutes les deux

seules ?

— J'enverrai Sam pour s'occuper de tout pour vous, dit Ben. Je ne

peux venir moi-même, car je suis trop facilement reconnaissable.

Cela éventerait la mèche si l'on me voyait.

Paris poussa un petit cri d'horreur.

— Sam Hawksmoor ? Ce balourd ? Je préférerais m'en sortir toute

seule !

Ben haussa les épaules.

— Très bien. Vous pourrez couper votre bois, allumer vos feux et

vous procurer votre nourriture.

Paris avait un air boudeur.

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— Je suppose que vous pouvez envoyer votre cousin pour faire

nos courses et les corvées, mais il ne devra pas me parler.

Elle plissa les paupières en regardant Ben.

— Mais que ferez-vous pendant que je me morfondrai à la campagne,

Ben chéri ? Vous ne poursuivrez pas des débutantes, j'espère.

Une fois de plus, le danger menaçait. Ben lui décocha le sourire qui

avait brisé des milliers de cœurs.

— Vous ne me faites pas confiance ?

— Bien sûr que non.

— Dommage. Vous devrez prier pour vous remettre rapidement et

trouver le moyen de mettre le grappin sur Beaufoy — ou un autre duc.

Je suis sûr que vous réussirez, car vous être bien trop intelligente et

bien trop belle pour rester une courtisane toute votre vie.

Paris se mordit la lèvre.

— Eh bien...

Ben rit.

— Si notre relation a toujours si bien fonctionné, Paris, c'est parce

qu'aucun de nous ne se fie à l'autre plus qu'il ne le faut.

Elle sourit avec réticence.

— Vous n'êtes qu'un aventurier, Ben Hawksmoor. Je le sais, car

j'en suis une aussi.

Pendant un moment ils se regardèrent, puis Paris déclara :

— Il est bien dommage que nous ne puissions nous marier, Ben

chéri, car je vous ai me bel et bien.

Ben suspecta que, à la façon de Paris, c'était probablement vrai. Ce

n'était pas le genre d'amour que la plupart des gens reconnaîtraient, car

les émotions de Paris avaient été teintées par son propre intérêt toute

sa vie. Elle s'aimait elle-même beaucoup plus qu'aucune autre créature

vivante. Il la comprenait, car il était exactement comme elle.

— Aussi touchants que soient ces sentiments, je dois m'en aller. Si

vous voulez bien vous préparer pour partir à Saltcoats, Paris, je

m'assurerai qu'une voiture soit prête pour vous cette nuit.

Elle hocha la tête.

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— Et plus de menaces de chantage, poursuivit Ben, ou je ferai

courir le bruit en ville que vous avez la vérole.

Il sourit plaisamment.

— Je ne pense pas que Beaufoy sera aussi avide de vous épouser

après cela.

Paris le fusilla du regard et fit claquer ses doigts.

— Raccompagnez lord Hawksmoor, Edna. Il me donne la

migraine. Ses manières sont pires que celles d'un marchand des

quatre saisons.

Ben rit, lui envoya un baiser et suivit la soubrette dans l'escalier.

Lorsqu'ils atteignirent le vestibule, Edna lui prit le bras et s'approcha

de lui. Elle sentait la sueur et le patchouli et Ben s'efforça de ne pas

faire la grimace.

— La lettre..., chuchota-t-elle. Elle est de Sarah Desmond.

Ben la regarda. Il n'était pas surpris outre mesure.

— Je vois. Mais je me demande pourquoi vous me dites quelque

chose dont je ne me soucie pas, Edna.

La soubrette fronça les sourcils.

— Vous avez été bon pour nous par le passé et j'essaie de vous

aider, milord. Vous saviez que miss Fenton est une héritière ? De

quatre-vingt mille livres ?

Elle s'arrêta, scruta son visage et sourit d'un air satisfait.

— C'est cela que madame ne voulait pas que vous voyiez, milord.

Ben hocha la tête. Il comprenait parfaitement le refus de Paris de lui

montrer la lettre, à présent. Il prit une pièce dans sa poche et la mit

dans la main de la soubrette.

— Merci, Edna.

— Edna!

Le cri qui venait d'en haut aurait pu être poussé par une poissonnière.

Edna lui jeta un regard d'excuse.

Ben sortit dans le soleil d'hiver. Les journaleux sur le pas de la porte

avaient un air d'espoir, alors il leur sourit largement et leur dit que lady

Paris était aussi belle que toujours et d'excellente humeur. La cloche de

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Saint-Day sonna l'heure et lui rappela qu'il était en retard pour sa

séance de pose avec Hilliard. Price allait encore le désapprouver.

Il rentra à pied à Saint-James, mais nota à peine les rues qu'il

longeait. Paris et lui se comprenaient. Il savait qu'elle ne poursuivrait

pas le chantage au sujet de Catherine par crainte de ses représailles.

Puis il pensa à Sarah Desmond. Paris avait des espions dans tous les

bordels de Londres, prêts à lui dire qui avait les poches bien garnies et

pourrait valoir la peine de lui consacrer son temps et ses charmes. H ne

pouvait pas vraiment blâmer Sarah. Sauf que Catherine, dans son

innocence, l'avait sans doute prise pour une amie.

Il songea aussi à ce qu'Edna lui avait dit à propos de la fortune de

Catherine. Quatre-vingt mille livres était une sacrée somme d'argent,

assez pour tenter un saint et plus encore un pécheur invétéré comme

lui. Il avait dit à Sam qu'il n'avait jamais cherché à se marier pour

l'argent parce qu'il était trop égoïste — il ne pourrait tolérer ce qu'une

épouse exigerait de lui en retour. Maintenant, il était enclin à

reconsidérer la chose. Il avait besoin d'argent et il voulait Catherine. Et

avec l'avantage qu'il avait, il pourrait la forcer à rompre ses fiançailles

avec Withers et à l'épouser à la place. Son père ne ferait pas d'histoires.

S'il en faisait, la réputation de sa fille serait ruinée.

Le sort avait mis miss Catherine Fenton, héritière de quatre-vingt

mille livres, dans sa vie et dans son lit, et il n'était pas homme à décliner

un cadeau aussi généreux. Son besoin de Catherine était comme une

fièvre qui lui brûlait le sang. Elle et son argent pris ensemble formaient

une combinaison irrésistible. Avec Catherine dans son lit et son argent

chez son banquier, le spectre terrifiant de la pauvreté reculerait un peu.

C'était le fantôme qui l'avait hanté toute sa vie, mais la fortune de

Catherine lui fournirait la protection dont il avait besoin.

Il ferait à Catherine Fenton une proposition qu'elle ne pourrait

refuser.

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Il la demanderait en mariage et lui dirait que, à moins qu'elle

accepte, il raconterait à tous les amateurs de scandales de Londres

comment il l'avait compromise.

Elle serait obligée de l'épouser. Ce serait le mariage ou la déchéance.

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15.

« Si une jeune dame a le pénible devoir de refuser une demande en

mariage, elle doit le faire gentiment et courtoisement, sans blesser les

sentiments du gentleman. »

Mme ELIZA SQUIRE, De la bonne conduite des

dames.

Quand Tench, le majordome, fut appelé dans le cabinet de travail de

sir Alfred le surlendemain matin, il était un peu inquiet. Après toutes

les perturbations qui s'étaient produites chez les Fenton dernièrement, il

était naturel qu'il se demande s'il devrait bientôt chercher une autre

place. Tench ne se faisait pas de soucis sur ses qualités de majordome et

sa capacité à trouver un autre emploi, mais il n'aimait pas l'idée de

devoir passer par le bureau de recrutement des domestiques. Il était très

humiliant pour un serviteur de sa classe d'être obligé de chercher du

travail de cette façon, et il espérait que cette corvée lui serait épargnée.

Quand il vit miss Catherine Fenton assise au bureau sous le portrait

de son grand-père, Jack McNaish, il sourit spontanément, car elle

paraissait très sérieuse et ressemblait étonnamment à son ancêtre. Elle

le salua avec chaleur et lui fit signe de prendre un siège, une amabilité à

laquelle Tench ne s'attendait pas. Sir Alfred le laissait toujours debout.

— Comment va mon père ce matin, Tench ? demanda Catherine, le

fixant d'un regard direct qui n'admettait pas d'esquive. Je sais qu'il était

ivre toute la journée d'hier. Dans quel état est-il maintenant?

Tench se permit une petite grimace.

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— Il n'est pas brillant, miss, et je crains qu'il ne reste ainsi toute la

journée. Jeremy et moi avons pris la liberté de l'emmener de la

bibliothèque et de le mettre au lit, cette nuit.

— Et d'aérer la pièce aussi, j'espère ? demanda Catherine en

plissant le nez. Elle puait comme une taverne.

— En effet, miss, répondit le majordome. On est en train de la

nettoyer.

— Bien. Je parlerai à mon père plus tard dans la journée s'il est

dégrisé. Veuillez vous assurer qu'il ne sorte pas sans me consulter,

Tench, et fermez le cellier à clé pour qu'il n'ait pas accès à de l'alcool.

— Oui, miss, acquiesça respectueusement le majordome.

— Entretemps, poursuivit Catherine, j'ai écrit à lord et lady Arden à

Winterstoke, pour suggérer que lady Fenton pourrait aller leur rendre

visite pendant quelque temps. Bien qu'ils mènent une vie très retirée,

ils sont encore en bonne santé et je suis sûre qu'ils accepteront

d'héberger leur fille pour une certaine durée.

Catherine tapota la feuille posée devant elle du bout de sa plume.

— Cela semble être pour le mieux. Lady Fenton n'est pas bien,

Tench, et doit quitter la ville dès que cela pourra être arrangé. Je

pensais à demain.

— Bien, miss, dit le majordome avec ferveur, en se rappelant la

scène du vestibule l'avant-dernière nuit.

Le crissement du verre et l'odeur du laudanum l'avaient fait grincer

des dents.

— Je vais dire à Manners de préparer les bagages de madame. Les

enfants doivent-ils partir avec elle ?

Catherine hocha la tête d'un air décidé.

— Oui. Je suis sûre que lord et lady Arden seront enchantés de

voir leurs petits-enfants.

— Alors je vais en informer les nourrices, également, et veiller à

ce qu'elles préparent les sacs du jeune maître et de miss Mirabelle.

— Merci, dit Catherine. Maintenant, je vous serais très obligée de

faire porter cette lettre à lord Withers, Tench.

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Elle tendit le billet.

— Je romps mes fiançailles avec lui.

Elle fronça les sourcils.

— Il y a une autre lettre sur le plateau pour les bureaux du

Morning Post. Je demande qu'ils publient la fin de notre engagement

dans leurs pages.

Tench se redressa sur sa chaise. Il avait toujours détesté Algernon

Withers et pensait que Catherine aurait dû agir ainsi depuis

longtemps.

— Très bien, miss ! approuva-t-il, et il fut récompensé d'un

sourire.

— Il ne vous a jamais plu, n'est-ce pas, Tench ? observa

Catherine.

— Non, miss. Il n'était pas digne de toucher l'ourlet de votre robe,

avec votre pardon, miss.

D'un signe de tête, il désigna le portrait.

— Votre grand-père n'aurait pas approuvé.

— Non, confirma Catherine en jetant un coup d'œil à la toile. Je ne

pense pas.

Il y avait encore la lettre posée devant elle. Elle la prit d'un air pensif

et la soupesa dans sa main. Tench la vit se mordre la lèvre.

— Cette lettre...

Elle rougit légèrement, détourna les yeux, puis se ressaisit.

— Cette lettre est destinée à lord Hawksmoor, Tench. Elle ne

requiert pas de réponse.

— Très bien, miss, répéta le majordome.

Il dut faire appel à toute sa réserve de domestique stylé pour ne pas

hausser les sourcils. Il connaissait lord Hawksmoor de réputation. La

moitié des soubrettes et toutes les filles de cuisine s'imaginaient

amoureuses de cet homme, un séduisant vaurien. Mais il ignorait que

miss Catherine était en relation avec lui. Il n'était pas sûr d'approuver.

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De nouveau, Tench regarda le portrait de Jack McNaish et le fixa.

C'était un autre vaurien, taillé dans la même étoffe. Aurait-il approuvé

Ben Hawksmoor?

— Ce sera tout pour l'instant, Tench, dit Catherine.

Elle se leva, signalant que l'entretien était terminé.

— Je vous remercie de votre aide. Il était temps que certaines

questions soient réglées une fois pour toutes.

— En effet, miss, accorda Tench.

Il prit toutes les lettres et sortit dans le vestibule silencieux. La maison

était lugubre avec le brouillard qui enveloppait encore la ville, et

cependant il semblait que quelque chose mijotait sous le silence.

Tench accéléra le pas en se rendant aux quartiers des domestiques. Il

se prit à siffloter, un air enjoué qui rythmait ses pas. Il trouva le valet

Jeremy et lui confia les lettres. Lorsqu'il entra en trombe dans la pièce

de la gouvernante, Mme Bunting leva les yeux de ses livres de

comptes avec surprise.

— Juste Ciel, monsieur Tench ! Vous avez l'air d'avoir perdu un

penny et trouvé une guinée !

Le majordome la regarda, rayonnant.

— Réjouissez-vous, madame Bunting ! La maison a une nouvelle

maîtresse !

La gouvernante souffla.

— J'espère que sir Alfred n'a pas amené cette catin de Chelsea, ou

je donnerai ma démission.

Tench se montra choqué.

— Certainement pas, madame Bunting ! Je voulais seulement

dire que miss Catherine a pris les choses en main. Elle est tout à fait

comme le vieux McNaish. Il n'y aura plus d'absurdités, maintenant.

Les yeux de la gouvernante s'embuèrent. Malgré une apparence collet

monté qui effrayait les soubrettes, elle avait un cœur de midinette.

— Vraiment? Dieu la bénisse! Il était temps que quelqu'un

s'occupe du penchant pour la boisson de sir Alfred et de celui de

madame pour...

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Elle s'interrompit délicatement.

— ... pour les jeunes gens et le laudanum.

— Miss Catherine a envoyé une lettre à lord Withers pour lui

signaler son ordre de marche, reprit le majordome, en soupirant d'aise

tandis qu'il s'asseyait près du feu. Une joyeuse journée, madame

Bunting, une joyeuse journée !

La gouvernante sourit.

— Une tasse de thé, monsieur Tench, pour célébrer ces bonnes

nouvelles ? Ou peut-être...

Elle jeta un coup d'œil éloquent au placard en coin.

— Un verre de madère?

— Je n'y vois pas d'inconvénient, madame Bunting, répondit le

majordome. Pas d'inconvénient du tout.

Catherine fit les cent pas jusqu'à la fenêtre, pivota et repartit dans

l'autre sens. Depuis combien de temps Jeremy était-il parti ? Une

heure ? Deux ? Lord Withers avait dû

recevoir sa lettre, à présent, et elle était sur des charbons ardents, se

demandant s'il accepterait simplement la fin de leurs fiançailles ou s'il

la forcerait à le rencontrer. Elle se redressa. S'il demandait à la voir, elle

était prête. Il pourrait tempêter et la menacer, elle ne céderait pas. Elle

avait cherché une occasion de rompre ces fiançailles pendant des mois,

et maintenant enfin elle tenait sa chance.

Quand Maggie était rentrée en chancelant deux nuits plus tôt et qu'il

avait été évident qu'elle s'était prostituée à Withers pour un flacon de

laudanum, la plus forte émotion de Catherine avait été une immense

pitié. Sa belle-mère était si malade et si brisée, maintenant, qu'elle

ignorait comment elle se remettrait, ou comment sir Alfred accuserait

ce dernier coup.

Le fait qu'il se rabatte sur sa bouteille de cognac n'avait pas été

surprenant, mais il n'était pas prometteur non plus. Catherine se rendait

compte que la famille s'était écroulée, à présent. Alors, pour le bien

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d'eux tous, elle avait mis sa propre détresse de côté et s'était concentrée

de façon pratique sur ce qu'elle devait faire pour les sauver. Elle avait

mis ses plans au point avec soin.

Withers était banni de manière définitive. Elle avait la ferme

intention de se confronter à son père lorsqu'il serait sobre et de

l'interroger sur les affaires qu'ils avaient en commun, surtout

maintenant que Ben Hawksmoor avait laissé entendre que Withers était

impliqué dans des tractations délictueuses. Mais d'une certaine

manière, ce serait inutile. Quelle que soit l'emprise que Withers avait

sur son père, elle était déterminée à la briser. Elle ne continuerait pas

cette parodie de fiançailles, et elle ne laisserait pas non plus la peur leur

dicter leurs actions.

Elle regarda le portrait de son grand-père comme pour en tirer de la

force. Elle souhaitait ardemment qu'il fût encore là pour l'aider. Mais

elle reconnaissait qu'il lui avait transmis sa force de caractère, même s'il

avait fallu les événements des derniers jours pour éveiller cette qualité

en elle.

Sa deuxième lettre avait été pour Ben Hawksmoor. Elle y avait

exposé toute l'histoire de la liaison de Maggie avec Ned Clarencieux et

son propre rôle pour rendre la miniature. Elle l'avait fait parce qu'elle

sentait très profondément que toute l'affaire devait être mise à plat

entre eux afin qu'il n'y ait pas d'autre malentendu. Cela avait été une

décision pénible à prendre et elle avait écarté ses sentiments pour Ben

pendant qu'elle écrivait, mais comme avec Withers, elle savait que cela

devait être fait afin que tout soit fini entre eux.

On frappa un coup à la porte d'entrée. Catherine se redressa. Elle

entendit la voix de Tench et un autre timbre masculin, si grave qu'elle

ne put distinguer ses paroles. Puis la porte du cabinet de travail s'ouvrit.

Elle n'aurait su dire à qui elle s'attendait, mais c'était Ben

Hawksmoor, et non Algernon Withers, qui se tenait sur le seuil. Il avait

sa lettre à la main.

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Elle le regarda fixement. Elle avait pensé — espéré — qu'ils

n'auraient jamais à se revoir. La lettre avait été destinée à cela, à régler

ce qui restait en suspens, à clore les choses. Et cependant...

— Vous n'étiez pas censé venir ici, dit-elle.

Elle regarda de nouveau la lettre, comme pour s'assurer qu'il l'avait

lue.

— Je vous ai demandé de ne pas le faire.

Ben inclina la tête. Il ne souriait pas.

— Je sais, dit-il.

Catherine leva les yeux vers lui et mit les mains sur ses hanches.

— Alors, pourquoi êtes-vous ici ?

Il était terriblement difficile de lui faire face avec un certain calme

après ce qui s'était passé entre eux deux nuits plus tôt. Elle avait essayé

d'écarter ses sentiments, de s'en débarrasser, même, en écrivant cette

lettre et en se disant que l'épisode était terminé. Mais à présent elle se

prenait à remarquer de petits détails à son sujet, comme le fait qu'il était

tête nue et que le brouillard avait déposé de petites gouttes d'eau sur ses

cheveux. Il sentait le grand air et une eau de Cologne parfumée au pin

qui était rafraîchissante et entêtante. Elle nota aussi qu'il s'était habillé

avec un plus grand soin encore que d'habitude. Ses bottes étincelaient

et il paraissait très solennel dans sa redingote de drap vert foncé et ses

culottes fauves.

— Tout d'abord, dit-il, je suis venu vous remercier de m'avoir

expliqué les liens entre votre belle-mère et Ned Clarencieux. Je

promets de garder le secret.

Catherine ferma doucement la porte à la figure de Tench, qui

paraissait fasciné. Elle se sentait très fatiguée.

— Cela importe peu, maintenant. Mon père est au courant de ses

égarements et je crois...

Elle s'arrêta.

— Aucune importance, répéta-t-elle. Si vous n'êtes venu que pour

cela, je vous remercie et vous souhaite une bonne journée, milord.

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— Ce n'est pas tout, dit Ben. Je voulais vous expliquer que je

pensais que c'était vous qui aviez une affaire avec Ned.

Catherine releva vivement la tête et ses joues se colorèrent.

— Est-ce censé être une excuse pour ce qui s'est passé entre nous ?

— C'est une explication.

Ben passa une main dans ses cheveux.

— On m'avait dit que vous étiez une courtisane et que vous étiez

impliquée dans les plans de Withers...

— Alors vous avez pensé me posséder et m'utiliser comme vous

croyiez que j'avais utilisé Clarencieux, coupa Catherine, et quand

vous avez compris la vérité, il était trop tard. C'est ce que je m'étais

dit, même si je ne savais pas pourquoi.

La colère flamba en elle.

— Je ne vois pas ce que cela nous apporte de parler davantage de

cela. J'ai rompu mes fiançailles avec lord Withers et je vous souhaite

bien du bonheur à découvrir la vraie nature de ses méfaits. Mais je

n'ai aucun désir de m'entretenir plus longtemps avec vous.

Ben secoua la tête.

— Je vous demande pardon d'insister, miss Fenton, mais il y a une

autre question dont j'aimerais discuter avec vous.

Elle haussa un sourcil hautain.

— Et de quoi peut-il bien s'agir?

Elle le vit prendre une grande inspiration.

— Je souhaite vous courtiser, miss Fenton. Pour être plus précis,

je vous demande de m'épouser.

— De vous épouser...

Catherine s'agrippa au dossier de la chaise pour se raffermir.

— Tout à fait, miss Fenton.

— Au nom du Ciel, qu'est-ce qui vous pousserait à faire une

chose pareille ?

Ben sourit, de ce lent sourire charmeur qui lui faisait flageoler les

genoux.

— Il y a deux nuits, j'ai compromis votre réputation.

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Catherine ne s'en souvenait que trop bien. Ce n'était pas quelque

chose qu'elle oublierait rapidement. Elle écarta fermement ce

souvenir. Elle s'était promis que ce matin serait un nouveau départ.

Elle n'allait pas laisser Ben Hawksmoor changer cela.

— Et je vous ai dit, rétorqua-t-elle, que je ne songerais pas un

instant à vous piéger dans le mariage, milord.

— Je sais.

Il tourna la lettre entre ses mains.

— Je crains que les rôles ne soient renversés, miss Fenton. C'est

moi qui suis ici pour vous piéger.

Catherine le regarda fixement.

— A cause de cette nuit...

Elle s'arrêta alors qu'une aveuglante vague de désillusion la frappait.

— A cause de l'argent, murmura-t-elle. Avant, vous ne saviez pas

que j'étais une héritière.

Elle leva les yeux vers lui. Il y avait une ombre de quelque chose dans

son regard. Etait-ce de la honte ? Elle en doutait. Un aventurier tel que

Ben Hawksmoor ne regretterait pas la bonne fortune qui avait déposé

pareil cadeau dans son giron.

— Vous avez entendu dire que je suis riche.

Elle se força à prononcer les mots, malgré la douleur qui lui serrait la

gorge.

— Et vous êtes un homme qui place l'argent au-dessus de tout.

— En effet.

Il la regarda droit dans les yeux.

— Je ne voudrais pas vous mentir, miss Fenton, et prétendre que

j'ai demandé votre main pour une autre raison.

La fureur et le désenchantement transpercèrent Catherine.

— Vous êtes un coureur de dots sans scrupules, lâcha- t-elle

amèrement.

Il haussa les épaules.

— En existe-t-il d'un autre genre ?

Catherine le fusilla du regard.

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— Je ne vous épouserai pas, monsieur. Je ne me marierai pas avec

un homme qui est un aventurier arrogant et opportuniste, sans un

lambeau d'honneur.

Elle le vit tressaillir.

— Votre opinion de moi est encore plus basse que je l'imaginais.

— Ce n'est qu'un début, déclara-t-elle d'un ton suave. J'en ai

quantité d'autres de cette veine si vous souhaitez continuer à me

courtiser !

Ben fit un pas vers elle.

— Alors, quelle est votre opinion sur la passion que nous avons

partagée l'autre soir, miss Fenton ? Niez-vous que vous me désiriez

autant que je vous désirais?

Il la saisit brusquement par les épaules.

— Vous savez très bien que vous réagissez à moi, dit-il doucement,

sans quoi nous n'en serions pas où nous en sommes maintenant.

Catherine garda le silence. Elle ne pouvait le blâmer de l'avoir

séduite, pas quand elle s'était compromise elle-même de tout son cœur.

Mais il y avait à présent dans ses yeux une chaleur intense et un sombre

désir qui l'effrayaient, parce qu'ils exigeaient une réponse d'elle. Elle

n'avait aucune envie de lui donner raison. Pas maintenant, alors qu'il

s'était montré sous son vrai jour comme un aventurier pur et simple qui

essayait de la manipuler.

— Vous avez dit que cela avait été une erreur décevante, lui

rappela-t-il. Je vous promets que l'inverse sera vrai quand nous ferons

les choses correctement. Ou plutôt incorrectement.

— C'est votre fierté masculine qui parle, riposta Catherine. Vous

avez été offensé parce j'ai insulté vos prouesses. Je suis sûre que

l'impulsion de redresser les choses dans ce domaine vous passera.

Elle vit un coin de sa bouche se relever et ses mains s'adoucirent sur

ses épaules.

— Vous n'en savez pas assez sur les hommes et le sexe pour parler

ainsi, Kate.

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Elle leva vivement les yeux vers lui. De nouveau, il l'avait appelée «

Kate ». Cela lui paraissait trop intime. Mais il lui semblait juste

d'entendre ce nom sur ses lèvres. Cela lui rappelait cette nuit dans son

lit. Elle lutta contre les souvenirs et parvint à atténuer ses sentiments.

— Je sais peut-être peu de choses sur ces questions, dit-elle

froidement, mais je sais que je n'ai nul désir de vous offrir une seconde

chance, ni d'épouser un homme qui veut mon argent d'abord, mon

corps ensuite, et ne se soucie absolument pas de mes sentiments.

A sa surprise, il sourit.

— Menteuse, dit-il. Vous avez envie de moi, aussi.

Le rouge monta aux joues de Catherine.

— Non!

Il se pencha sur elle et lui effleura de ses lèvres la joue, puis le coin

de la bouche.

— Admettez-le, chuchota-t-il, son souffle agitant ses cheveux. Il ne

s'agit pas seulement de l'argent.

Avant qu'elle puisse répondre, il l'embrassa, sa langue se frottant à la

sienne d'une façon délibérée, en un geste de possession. Catherine

sentit le sol s'incliner sous ses pieds et s'accrocha à lui, incapable de

dissimuler sa réaction.

— Concluez le marché, Catherine, dit-il en la relâchant. Vous êtes

la fille d'un nabab. Vous vous y connaissez en affaires.

— Non, répondit-elle. Il y a fort peu de choses qui me plaisent dans

ce marché.

— Vraiment?

Il l'embrassa de nouveau. Son corps s'enflamma, une chaleur intense

s'accumulant au creux de son ventre. Elle savait qu'elle mentait en le

repoussant. Elle trouvait du plaisir à ce qu'il lui faisait. Il en avait

toujours été ainsi. Mais cela avait causé sa chute une fois et elle ne le

laisserait pas se reproduire.

— Alors ? fit Ben quand il la libéra. Dites que vous m'épouserez.

Ce ne sera pas un marché insatisfaisant—ni pour vous ni pour moi.

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— Non, répéta-t-elle. Je ne vous épouserai pas juste à cause...

d'une attirance accidentelle qui crée cela entre nous. Je parierais que

ma fortune vous tente plus que moi !

Une étincelle d'humour brillait au fond des yeux de Ben.

— Les deux me tentent également, miss Fenton.

Il mit les mains dans ses poches et l'humour disparut de son visage.

— Miss Fenton, je ne pense pas que vous compreniez.

Il y avait une menace dans sa voix, maintenant.

— Quand je disais que je voulais vous piéger...

Il haussa les épaules avec élégance.

— Que puis-je dire ? Si vous n'acceptez pas cette union, je

révélerai à tout le monde que je vous ai séduite. Vous serez perdue.

Catherine fixa ses yeux noisette.

— Lord Hawksmoor, dit-elle, vous êtes un parfait scélérat.

— Je suis d'accord, miss Fenton.

Elle carra les épaules et s'éloigna de lui.

— Lord Hawksmoor, dans votre précipitation à vouloir me

conduire à l'autel, vous n'avez peut-être pas pris assez de temps pour

vous renseigner sur ma famille.

Elle désigna le portrait de son grand-père.

— Voici Jack McNaish, dit « Jack le Fou ». Il était mon

grand-père. C'était un nabab légendaire. Il m'a enseigné la valeur de

toute chose, pas seulement de l'argent.

Elle posa les mains sur le bureau et le regarda.

— Pour me comprendre, vous devez connaître Jack le Fou, lord

Hawksmoor. Ma mère et lui ont été les seules personnes à

m'apprendre ce qu'est l'amour.

Catherine marqua une pause. Même si elle s'était juré de ne jamais

révéler à Ben ses sentiments pour lui, elle voulait que la vérité soit

totale entre eux, pour qu'il ne puisse plus jamais y avoir de

malentendus.

— Je croyais que je vous aimais, avoua-t-elle.

Il lui était dur de prononcer ces mots, mais elle se força à le faire.

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— Je vous ai dit auparavant que je vous ai laissé me séduire parce

que les choses étaient allées trop loin et que je ne savais pas comment

les arrêter. C'était vrai, mais si c'est arrivé c'est parce que je pensais être

amoureuse de vous. Cela a été mon erreur, et une erreur de taille.

Ben fit un mouvement involontaire vers elle, mais elle secoua la tête

avec vigueur, l'avertissant de garder ses distances.

— Je ne me marierai jamais autrement que par amour,

poursuivit-elle. La fortune que vous convoitez a été amassée par mon

grand-père pour mon futur bien-être, pas pour satisfaire la cupidité d'un

vaurien sans scrupules.

Il y eut un silence.

— Je regrette, dit Ben. Je suis désolé de ne pas pouvoir vous donner

ce que vous voulez...

— Ne le soyez pas, coupa-t-elle.

Elle aussi avait des regrets, le regret qu'il puisse être aussi honnête et

pourtant pas l'homme qu'elle souhaitait qu'il soit.

— Comme je l'ai dit, c'était une erreur, reprit-elle sombrement.

Mais vous pouvez voir maintenant pourquoi je ne confierais jamais ma

personne — ou ma fortune — à un coureur de dots qui se targue de

l'être.

Ben sourit, de petits plis émaillant le coin de ses yeux.

— D'après ce que j'ai entendu dire de lui, miss Fenton, Jack

McNaish était un aventurier comme moi. Il aurait fort bien pu

m'approuver.

Catherine réfléchit un instant. Il y avait du vrai là-dedans.

Elle savait que son grand-père aurait de loin préféré l'honnêteté directe

de Ben aux semi-vérités visqueuses et aux duperies d'Algernon

Withers. Mais même ainsi, elle ne l'accepterait pas. Elle ne pouvait pas

le faire en restant fidèle à ses principes. Certes, son instinct lui soufflait

de chercher le réconfort de ses bras. Elle y trouverait la passion,

l'excitation et toutes les choses auxquelles elle aspirait, comme elle

l'avait découvert à ses dépens. Mais son esprit lui disait que tout cela

n'avait pas de valeur sans amour.

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Elle secoua la tête.

— Vous vous trompez, lord Hawksmoor, si vous pensez que mon

grand-père aurait accepté votre cour. Que pensez- vous qu'il aurait fait

s'il avait appris que vous m'aviez séduite et que vous aviez cherché

ensuite à me forcer à vous épouser?

— Il m'aurait provoqué en duel, répondit Ben sans hésitation.

— Exactement.

Catherine sourit.

— Ce n'est pas pour rien que je suis sa petite-fille. Choisissez vos

témoins, lord Hawksmoor. Je vous provoque en duel.

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16.

— Vous ne pouvez faire cela.

Ben avait répondu avant même de réfléchir. Le provoquer en duel

pour défendre sa réputation ? C'était impensable. Il ne parvenait pas à

croire qu'elle le pense sérieusement.

Il vit Catherine raidir le dos et hausser le menton.

— Pourquoi ne pourrais-je pas vous provoquer?

Elle arqua ses sourcils.

— Parce que je suis une femme ?

— Non.

Il admirait l'étincelle de fureur dans ses yeux ambrés. Cela touchait

tout ce qu'il y avait de primitif et de masculin en lui et lui donnait

envie de l'emporter dans ses bras ici et maintenant.

Il remua légèrement, gardant fermement les mains sur ses côtés. Il

commençait à prendre la mesure de miss Catherine Fenton,

maintenant. Il ne faisait aucun doute qu'il l'avait sous-estimée. Il

pensa que s'il la touchait, en cet instant, elle le frapperait

probablement avec le pique-feu.

— Se battre en duel est illégal, fit-il remarquer.

Elle fit claquer ses doigts de l'air de s'en moquer et s'écarta de lui dans

un bruissement de soie.

— Personne ne le respecte, dit-elle par-dessus son épaule. Allons,

la semaine dernière encore, lord Granville a provoqué lord Belk. Et

vous êtes sûrement le dernier à respecter la loi, ajouta-t-elle sur le ton

de la dérision.

Il y eut un silence. Ben se passa une main dans les cheveux d'un geste

frustré.

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— Je refuse, dit-il.

— Vous refusez mon défi ?

Catherine s'était arrêtée sous le portrait de Jack McNaish et tournée

pour lui faire face. La ressemblance entre elle et le vieil homme était

frappante : les aplats forts et déterminés du visage, les yeux sombres

froids et calculateurs.

— Vous ne pouvez refuser, par honneur, déclara- t-elle.

— Catherine...

Ben écarta les mains en un geste suppliant. Il ne pouvait croire qu'elle

faisait cela.

— Je comprends que vous soyez courroucée contre moi, dit-il,

mais c'est de la folie. Je suis un très bon tireur. Je ne veux pas vous

blesser.

Il la vit sourire.

— Alors que je prendrais grand plaisir à vous blesser, lord

Hawksmoor. Cela me donnera probablement l'avantage.

Ben se frotta le front.

— Catherine...

Elle crispa la mâchoire.

— Nommez vos témoins, lord Hawksmoor, ou je ferai dire dans

tous les clubs de Londres que vous êtes trop lâche pour accepter ma

provocation.

Ben la rejoignit en une enjambée et l'attrapa par les bras.

— Catherine, c'est de la folie, répéta-t-il. Même si je devais vous

affronter, je recourrais à une feinte. Je ne pourrais pas tirer sur une

femme.

Il pouvait sentir la tension de son corps sous ses mains. Elle se tenait

très raide et très droite loin de lui. Il n'y avait aucune chance

maintenant qu'il puisse la persuader par des caresses et des mots doux.

Il l'en admirait en même temps que cela le frustrait. Oh, oui ! il avait

sous-estimé miss Catherine Fenton et à présent il en payait le prix.

Il avait pensé qu'il pourrait la convaincre de l'épouser en menaçant

sa réputation, ou en la séduisant grâce à la passion qui ne demandait

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qu'à flamber entre eux. Mais elle avait trop de principes pour cela. Il

commençait à se rendre compte qu'il ne la connaissait pas du tout.

— Il serait très imprudent de votre part de tirer à côté, lord

Hawksmoor, dit-elle, car alors je vous tuerais de sang- froid.

Elle rit.

— Ai-je offensé votre fierté masculine ? Provoqué par une simple

femme ! Comment allez-vous vivre avec cela?

Ben la secoua.

— Catherine, vous créeriez le plus grand scandale en traînant votre

nom dans la boue, en ruinant votre réputation. ..

Les yeux de Catherine étincelèrent de défi.

— N'est-ce pas ce que vous feriez, milord, si vous vous abaissiez à

exercer votre chantage ?

— Il n'y aura ni chantage ni scandale si vous acceptez ma demande

en mariage, argumenta-t-il. Bonté divine, Catherine, retirez votre

provocation !

— Je n'en ferai rien, dit-elle, sauf si vous retirez la menace

insultante de me compromettre.

Ben plongea les yeux dans les siens. Il découvrit qu'il la désirait

encore plus maintenant qu'au début de leur entretien. Il avait envie

d'écraser sous la sienne cette bouche douce, maintenant crispée avec

intransigeance. Il avait envie de la ramener dans son lit, là où était sa

place, et de la posséder jusqu'à ce qu'ils soient tous les deux épuisés. Il

ressentait pour elle une possessivité primitive qu'il n'avait jamais

éprouvée auparavant. Cela le menait et il savait qu'il ne connaîtrait pas

de paix avant de lui faire l'amour une nouvelle fois.

— Je ne retirerai pas mon offre, dit-il. Je veux vous épouser et je

ruinerai votre réputation si c'est ce qu'il faut pour aboutir à notre

mariage.

Elle répondit en martelant ses mots.

— Très bien. Alors vous me répondrez pour cette insulte à l'heure et

à l'endroit que je choisirai. Je vous donne une semaine, lord

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Hawksmoor. Vous me rencontrerez à Hurington Heath à l'aube, à sept

jours d'ici, ou je vous dénoncerai comme un lâche.

Ben la lâcha. Ils se dévisagèrent pendant ce qui parut durer une

éternité. Puis il hocha la tête.

— Très bien, dit-il. J'accepte.

Le cheval de Sam Hawksmoor se frayait un chemin dans de terribles

congères sur la route de Twickenham. Il avait neigé pendant deux jours

et Sam n'avait pas pu quitter Londres plus tôt pour vérifier comment

Paris et sa soubrette s'arrangeaient de leur situation. Le troisième jour,

le ciel s'était éclairci et un vent froid et vif s'était levé, si coupant que le

cousin de Ben avait l'impression d'être gelé dans sa selle.

Il songea à la vieille ferme pleine de courants d'air de Gideon, qui

abritait actuellement une locataire inattendue et secrète, et il pria le Ciel

de ne pas arriver pour découvrir que la plus célèbre courtisane de

Londres était morte de froid en son absence. Cela ferait une nouvelle

sensationnelle, mais pas du genre que Ben voudrait voir dans les

journaux.

Quand Ben lui avait expliqué ce qu'il lui demandait de faire pour

Paris, Sam avait refusé d'emblée.

— Non, avait-il répondu. Non, non et non. Pas Paris. Elle me terrifie.

Ben avait ri et lui avait dit que Paris était aisée à manier quand on

savait comment s'y prendre, et qu'il devrait se montrer ferme. Mais

c'était facile à dire, avait pensé Sam. Il préférerait affronter un panier de

scorpions plutôt que Paris de Moine. La nuit où il l'avait escortée à

Saltcoats avec sa soubrette, elle avait fait comme s'il n'existait pas.

— Ne me regardez pas, ne me parlez pas, avait-elle dit avant de se

détourner de lui et de passer le reste du trajet en silence.

Sam s'engagea dans le chemin qui menait à la ferme. Le précédent

fermier était parti un mois plus tôt et Gideon n'en avait pas encore

installé un nouveau. Sam frémit à la pensée de ce que son frère dirait s'il

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apprenait que son détesté cousin Ben logeait sa maîtresse chez lui. Il

soupira, souhaitant que Ben cesse de jouer à des jeux aussi dangereux.

Il n'y avait personne aux alentours. Les champs formaient un

paysage blanc et morne. Sam se détendit un peu. Au moins, personne

ne risquait de trouver Paris dans ce trou perdu et Gideon ne ferait

certainement pas une visite improvisée avec un temps aussi peu

clément.

Les sabots du cheval s'enfonçaient dans la neige épaisse. De lourdes

branches surplombant le chemin laissaient tomber des petits bouts de

glace sur le sol. Puis les arbres s'ouvrirent et il se retrouva à l'entrée de

l'allée de Saltcoats.

La maison était bâtie à l'écart de la route avec des écuries et un jardin

clos sur un côté. Sam remonta l'allée, attacha son cheval à un piquet et

poussa la grille qui donnait sur le jardin et les écuries. Puis il s'arrêta et

regarda fixement.

Il y avait quelqu'un—ou quelque chose—dans le jardin. Après une

seconde de stupeur, Sam identifia la créature comme un être humain,

même si elle se roulait dans la neige comme un chien essayant

désespérément de se débarrasser de ses puces. L'apparition se balançait

d'avant en arrière, poussant d'étranges couinements et faisant voler la

neige dans toutes les directions. Puis elle se releva et Sam s'avisa avec

le plus grand choc de toute sa vie que c'était lady Paris de Moine. Elle

était entièrement nue.

Sam la regarda, figé. Son corps était rose vif, couvert de boutons et

de neige qui fondait sur elle. Elle paraissait... Sam déglutit. Elle

paraissait complètement ridicule. La courtisane la plus recherchée du

royaume avait de la glace collée à ses cheveux — et ailleurs — et avait

l'air d'une folle de Bedlam.

Puis Paris attrapa le peignoir suspendu à la branche la plus proche et

demanda d'un ton irrité :

— Qu'est-ce que vous reluquez ?

Sam retrouva sa voix.

— Pour l'amour du Ciel, que faites-vous ?

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Paris parut encore plus courroucée.

— Les boutons me démangent. C'est le seul moyen que j'ai de les

apaiser sans me gratter. Ne restez pas là, ajouta-t-elle d'un ton sec.

Rentrez votre cheval et apportez la nourriture à l'intérieur.

Sam fit ce qu'elle lui demandait. Dans l'écurie, il constata que le bois

qu'il s'attendait à devoir couper était déjà fendu et empilé, prêt à être

utilisé. Il emplit un seau d'eau et le porta dans la maison, se demandant

si Edna s'était mise au travail manuel ou si Paris avait déjà mis à ses

pieds un pauvre fermier local qui ne se doutait de rien.

La maison était chaude, grâce à un bon feu qui brûlait dans le salon.

Paris avait disparu à l'étage et Sam porta les sacoches avec la nourriture

et le vin dans la cuisine. C'était une pièce immense, avec une longue

table et un sol en pierre usée. Une marmite de bouillon de légumes

mijotait sur le poêle et il y avait un poulet à moitié plumé sur le

comptoir.

— Paris lui a tordu le cou, annonça Edna avec entrain, en réponse à

la question de Sam. Elle était dans une colère noire et nous avions

besoin de manger. Nous n'étions pas sûres quand vous pourriez venir, à

cause de la neige. Le reste de la couvée est en sécurité dans l'appentis,

ajouta-t-elle.

Paris entra alors. Elle portait une simple robe à col haut et avait

attaché ses beaux cheveux blonds avec un ruban. Son visage portait

plusieurs gros boutons de varicelle. Elle fronça les sourcils en

regardant Sam.

— Toujours à me fixer, à ce que je vois, lâcha-t-elle d'un ton

coupant.

— Je ne vous avais jamais vue sans maquillage auparavant,

avoua-t-il. Vous êtes jolie, ajouta-t-il imprudemment, et il attendit que

le courroux de Paris s'abattît sur sa tête.

Etrangement, elle ne dit rien. Sam crut voir Edna sourire tandis

qu'elle se penchait sur la marmite de légumes.

— J'ai apporté du vin, annonça-t-il. Ainsi que de la viande et du

fromage.

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— Il y a du très bon vin de sureau dans le cellier, déclara Paris, lui

jetant un froid regard bleu qui curieusement le fit se sentir brûlant.

— C'est moi qui l'ai fait, dit-il. J'ai vécu ici quelques mois en 1809.

Je me remettais de la diphtérie, précisa-t-il.

— La diphtérie ! La varicelle ! Cet endroit est un vrai nid à

maladies ! lança vertement Paris.

Elle lui jeta un regard noir.

— Il y a de la confiture de prunes, aussi, des pruniers du verger.

L'avez-vous faite également?

— Non, répondit Sam.

La conversation tomba. Debout devant le poêle, Edna fredonnait

doucement en remuant le bouillon. Sam avait chaud et passa un doigt

dans le col de sa chemise. Il observait Paris du coin de l'œil, comme si

elle était quelque animal imprévisible. Elle le regardait avec une

expression calculatrice qui le rendait méfiant.

— Savez-vous faire du pain ? demanda-t-elle soudain. Ni Edna ni

moi ne savons en faire.

— Non, répondit Sam.

— Vous n'êtes bon à rien, dit Paris d'un ton désagréable, sur quoi

elle tourna les talons et quitta la pièce d'un pas raide.

Edna soupira.

— Je suis désolée, dit-elle. Les boutons mettent madame de très

méchante humeur.

— Je ne pense pas que ce soient juste les boutons, déclara Sam.

Il regarda le poulet mort posé sur le comptoir.

— Voulez-vous que je vous coupe du bois avant de m'en aller?

demanda-t-il.

Edna secoua la tête.

— Nous en avons assez. Lady Paris l'a coupé elle- même.

La pensée de Paris une hache à la main saisit Sam de frayeur.

— Restez pour prendre du bouillon, proposa la soubrette. Ne

faites pas attention à elle.

Du menton, elle désigna le salon.

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— On s'y habitue.

Sam soupira. Il alla dans le salon, où Paris était assise près du feu. Il y

avait un livre sur la table, une pile de broderies et un jeu de cartes.

Elle leva les yeux lorsqu'il entra, mais ne dit rien.

— Edna m'a demandé de rester à manger, dit-il.

Paris courba les épaules.

— Faites comme vous voulez.

Sam ajouta une bûche dans le feu.

— Puis-je faire autre chose pour vous ?

Paris secoua la tête.

— Non.

— Est-ce votre ouvrage?

Elle lui jeta un regard dédaigneux.

— Cela vous paraît probable ?

Sam la regarda. Elle lui rendit son regard.

— Bien, dit-il. Je reviendrai demain.

Paris fronça les sourcils.

— Ce n'est pas nécessaire.

— Mais...

— Je vous le défends.

Sam ne sortait pas souvent de ses gonds. Quand ils étaient enfants,

Gideon cherchait souvent à le provoquer et recevait une réponse si

plate qu'il traitait son frère de simplet. Même cela ne réussissait pas à

mettre Sam en colère. Mais à présent, tandis qu'il regardait le joli

visage boudeur et boutonneux de Paris, il se sentit bouillir.

— Paris, répéta-t-il fermement, je reviendrai demain.

Il la vit ouvrir la bouche et poursuivit sur sa lancée.

— Je n'ai pas envie de venir ici. Je ne vous aime pas, je n'ai pas

envie de vous aider, et je préférerais de beaucoup faire quelque chose

de plus agréable. De fait, s'il l'on en vient là, vous ne m'avez jamais

plu. Vous êtes gâtée, grossière et pas même une gentille personne.

Mais j'ai promis à Ben que je ferais ceci et je le ferai.

Il tourna les talons et se dirigea vers la porte.

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— A demain.

— Sam.

Paris avait attendu qu'il soit presque sorti pour parler. Il se détourna.

Elle ne paraissait pas le moins du monde avoir l'air de s'excuser. Elle

tenait le paquet de cartes à la main.

— Oui? fit-il.

— Vous pouvez faire quelque chose pour moi. Vous pouvez jouer

au piquet avec moi. Nous jouerons pour des pennies.

Sam marqua une pause. C'était le moment, il le savait, de lui dire

d'aller au diable. Elle n'avait pas cherché à s'excuser. Elle ne paraissait

même pas se préoccuper de savoir s'il resterait ou non. Il suspecta que

« désolée » était le mot le plus difficile à dire pour Paris.

Au bout d'un moment, il s'assit en face d'elle. Elle distribua les cartes.

Sam prit son jeu et entreprit de la plumer.

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17.

Deux jours entiers avaient passé depuis que Catherine avait défié

Ben, et elle attendait toujours qu'il nomme ses témoins pour le duel.

Cela la mettait en rage. Il la mettait en rage. Elle savait qu'il s'était

délibérément gardé de réagir pour voir ce qu'elle ferait. Il la testait,

augmentant les enjeux. Et elle savait qu'elle devait répondre, parce

qu'elle ne voulait tout simplement pas lui laisser la haute main.

Une demi-heure après le petit déjeuner, Catherine se trouvait dans le

cabinet de travail de son père, essayant de décider que faire. La maison

était tranquille. Maggie et les enfants étaient partis deux jours plus tôt

et sir Alfred n'avait pas quitté sa chambre depuis la nuit de cette terrible

confrontation avec sa femme. Il était dégrisé, à présent, mais avait

contracté une mauvaise fièvre. D'après le docteur, elle avait été causée

par un excès d'alcool et un désordre des nerfs.

Entretemps, Algernon Withers n'avait pas écrit et ne s'était pas

montré en réponse à la lettre de Catherine. C'était comme s'il avait tout

simplement disparu. Et même si Catherine trouvait cela très

satisfaisant, elle se sentait encore malade à la pensée de devoir se

confronter à lui. Sa cruauté détachée, sa débauche, la façon dont il avait

utilisé la pauvre Maggie à ses propres fins... Tout cela la rendait folle

de colère.

Catherine se versa une autre tasse de café de la cafetière qui

refroidissait et posa son menton dans sa paume, s'efforçant de réfléchir.

Elle avait besoin de savoir exactement où en étaient ses affaires. Et elle

ne savait pas très bien comment y parvenir, étant donné qu'un de ses

fondés de pouvoir était mort, le deuxième malade et le troisième

disparu.

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En outre, elle devait mettre Ben Hawksmoor au pli. Les choses ne

pouvaient pas rester en l'état. Elle se rendrait à Saint-James et

l'obligerait à nommer ses témoins.

Elle était à mi-chemin de la porte, avec l'intention de monter

s'habiller pour sortir, quand le heurtoir de la porte d'entrée résonna

fortement. Elle entendit Tench, qui allait ouvrir.

Les visiteurs étaient rares Guilford Street ces temps-ci, car en

l'absence de Maggie ils ne pouvaient ni recevoir ni sortir. Lily St Clare

avait été la seule à venir la veille, en réponse à la demande de Catherine

qu'elle soit un de ses témoins pour le duel. Catherine trouvait que

Tench s'en était très bien sorti avec une courtisane reconnue se

présentant à leur porte ; il n'avait pas montré la moindre émotion, juste

de la pure courtoisie. C'était une perle parmi les majordomes,

pensa-t-elle.

Mais à présent, il semblait que Tench ait à faire à une visite d'un

genre bien différent. Catherine entrebâilla la porte et entendit une voix

féminine, impérieuse.

— Perch, Plaice, Tench, quel que soit votre nom, veuillez dire à sir

Alfred que lady Russell veut le voir !

Il y eut une pause pendant que le majordome répondait que sir

Alfred était indisposé.

— Indisposé ! s'exclama la voix, incrédule. Quelles sornettes !

Vous voulez dire qu'il est ivre ?

Catherine se précipita dans le vestibule.

— Tante Agatha ! Oh, tante Agatha, je suis si contente de vous voir

!

La dame d'un certain âge qui ôtait son chapeau s'arrêta, ses épingles

à la main. Un sourire fendit son visage, qui était aussi bran et ridé

qu'une noix. Elle était petite et ronde, et portait une cape rouge vif.

— Kate, ma chérie ! s'écria-t-elle. Eh bien, il y a au moins un

membre de la maisonnée qui semble avoir ses esprits. Je suis venue dès

que j'ai appris la nouvelle. J'ai pensé que vous pourriez avoir besoin de

moi.

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Catherine glissa son bras sous celui de sa marraine et l'entraîna vers

la bibliothèque. Elle jeta un coup d'œil en arrière au majordome qui

tournait le curieux bonnet de lady Russell dans ses mains comme s'il ne

savait pas trop qu'en faire.

— Tench, dit-elle, pouvez-vous nous apporter quelque chose à

boire, s'il vous plaît? Merci.

Elle se retourna vers lady Russell.

— Vous avez mentionné que vous avez entendu parler de

l'indisposition de mon père, ma tante? Est-ce que tout le monde est au

courant ?

— Toute la ville, confirma lady Russell d'un air sombre, en se

laissant choir dans un fauteuil avec un gros soupir. Je l'ai apprise à

l'hôtel Grillons et vous savez quel endroit respectable c'est ! Votre père

ne vous a pas dit que j'étais rentrée de Samarkand?

— Non, répondit Catherine.

Elle se demanda pourquoi sir Alfred n'avait pas cru bon de ne pas la

mettre au courant. Peut-être parce qu'il savait qu'elle enrôlerait

immédiatement lady Russell dans ses tentatives de découvrir ce qui

était arrivé à son argent. Et lady Russell était une adversaire redoutable.

Le seul fait d'avoir sa marraine à son côté, maintenant, faisait que

Catherine se sentait beaucoup plus enjouée.

— J'espère que vous avez apprécié votre voyage, dit- elle.

Elle regarda sa tante, petite, ridée comme un pruneau et

resplendissante dans une robe rouge et dorée.

— Vous semblez aller vraiment très bien, tante Agatha,

ajouta-t-elle. Vous êtes positivement radieuse.

Lady Russell rayonna.

— Voyager me convient. Mais je vous en parlerai plus tard.

D'abord, j'ai besoin de savoir ce qui se passe. J'ai bien l'impression que

les choses sont diablement embrouillées ici, Kate, et que vous êtes

emmêlée dedans.

En plus d'être la marraine de Catherine, lady Russell était une vieille

connaissance de son grand-père et la veuve d'un nabab de ses amis. Le

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passé que les Russell et les McNaish avaient partagé dans des pays

lointains avait paru à la jeune Catherine aussi riche qu'un conte de fées.

La présence de lady Russell dans la vie de Catherine avait été

épisodique, étant donné sa prédilection pour les voyages outremer —

plus les destinations étaient lointaines et exotiques, mieux c'était. A la

mort de son mari, elle avait suivi les itinéraires commerciaux d'Inde et

d'Asie en une sorte d'ultime pèlerinage, et Catherine ne l'avait pas vue

pendant plusieurs années. Mais maintenant elle était de retour et

Catherine était enchantée de la voir.

Elle s'assit en face d'elle.

— Apparemment, vous avez déjà entendu dire que papa s'est mis à

boire, dit-elle. Il a une fièvre, à présent. Et Maggie est rendue malade

par le laudanum ; elle est partie chez ses parents. Quant à moi, j'ai

rompu mes fiançailles avec Algernon Withers.

Lady Russell émit un son dégoûté qui ressembla à un grognement de

chameau.

— Withers ! Ce vaurien ! Vous avez bien fait, ma chérie. Je

connaissais son père, bien sûr, et son jeune frère. Tous deux de très

mauvais membres de la haute société !

— Il est toujours un de mes fondés de pouvoir, dit Catherine.

— Appointé à la demande de votre père, déclara lady

Russell, en hochant la tête d'un air entendu. Et il y a eu la curieuse

histoire de la mort de James Mather. Toute cette affaire sent le poisson

pourri, à mon avis, Kate. Je vais demander à mon avoué de faire une

enquête, si vous voulez, et nous verrons si nous pouvons découvrir ce

qu'il y a là-dessous.

Catherine acquiesça avec gratitude.

— Merci, tante Agatha. J'ai déjà demandé à papa, mais cela ne m'a

menée nulle part. Je suis certaine que Withers a une emprise

quelconque sur lui.

Il y eut une pause pendant que Tench entrait et servait du thé et des

gâteaux.

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— Ainsi, fit lady Russell en tournant la tête de côté pour regarder

sa filleule, votre papa est un roseau brisé, Maggie est malade et vous

avez congédié votre fiancé... Ai-je manqué autre chose pendant que

j'étais absente, Kate?

— Certaines choses, oui, répondit prudemment Catherine. J'ai

rejeté la demande en mariage d'un gentleman qui menace de ruiner ma

réputation, et...

Elle déglutit.

— Je l'ai provoqué en duel !

Elle attendit, mais sa marraine se contenta de l'observer d'un œil

acéré.

— Eh bien, dit la vieille dame au bout d'un moment, d'après moi,

une jeune fille devrait avoir le droit de mettre une balle dans un

homme s'il ne lui plaît pas. Je me souviens qu'une fois, en Inde, un

individu m'a insultée et que je l'ai provoqué en duel.

Elle secoua la tête d'un air de regret.

— Le sot était trop lâche pour m'affronter ! Il a décliné le duel !

— De fait, lord Hawksmoor a accepté de me rencontrer, dit

Catherine. Au moins, il n'est pas lâche.

Lady Russell pencha pensivement la tête.

— Hawksmoor, dites-vous ? Le jeune homme qui était dans la

Péninsule ? Je l'ai rencontré une fois. Un terrible vaurien, très

dangereux.

Elle sourit.

— Terriblement séduisant aussi, bien sûr. Ce genre d'homme l'est

toujours.

Catherine rougit.

— Que faisait-il à l'époque où vous l'avez rencontré?

demanda-t-elle. Séduisait-il toutes les beautés locales ?

— Non, répondit lady Russell, les yeux pétillants. Il sauvait un

camarade derrière les lignes ennemies. Beaucoup de courage, ce

garçon.

Catherine fronça les sourcils.

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— Que faisiez-vous derrière les lignes ennemies, tante Agatha?

Pour la première fois depuis qu'elle la connaissait, elle pensa que sa

marraine était nerveuse.

— Ah, fit-elle, mieux vaut ne pas le demander.

Elle s'éclaircit la gorge.

— Alors il vous a compromise, n'est-ce pas ?

— Je me suis compromise moi-même, répondit Catherine d'un ton

un peu morne.

Même si lady Russell était connue pour sa tolérance, elle n'avait pas

l'intention de lui dire à quel point elle s'était perdue.

— Lord Hawksmoor, en s'avisant que j'étais une héritière, a

décidé qu'il devait me forcer à l'épouser, expliqua-t-elle. J'ai refusé, et

quand il a menacé de le dire à tout le monde, j'ai répondu en le

provoquant en duel.

Lady Russell hocha lentement la tête.

— Cela me semble raisonnable. Ce n'est pas la conduite requise

chez une jeune personne, certes, mais le besoin commande.

Avez-vous choisi vos témoins ?

— J'ai demandé à Lily St Clare de m'assister. Vous vous souvenez

de Lily, tante Agatha?

Sa marraine acquiesça.

— Une gentille fille. Vous étiez à l'école avec elle, si je me

souviens bien. Que devient-elle?

Catherine déglutit fortement.

— Elle est... euh... Elle a été obligée... C'est-à-dire, elle est

maintenant une courtisane.

Elle vit les yeux de lady Russell s'exorbiter légèrement.

— Mon Dieu ! dit-elle d'une voix faible. Je suis partie longtemps.

Londres est devenu un heu de perdition !

— C'était affreux, dit Catherine. Le mari de Lily était une brute

qui la battait, et quand elle est partie avec un amant, celui-ci l'a

trahie... Pauvre Lily, elle est dans une situation dramatique. Elle n'est

pas heureuse.

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— Je ne sais pas ce que devient le monde, dit lady Russell d'un ton

bougon, en prenant un autre scone avec délice. Il y a pourtant des

hommes bien, mais où sont-ils quand on a besoin d'eux ?

Elle fixa Catherine d'un regard perçant.

— Ils nous laissent à la merci de vauriens et de débauchés !

Assurez-vous que Ben Hawksmoor n'est pas un homme bien avant de

lui mettre une balle dans le cœur, miss.

— Je ne le tuerai pas, affirma Catherine, mais je suis convaincue

qu'il mérite une leçon.

Elle marqua une pause, tapotant pensivement le bras de son fauteuil.

Ben Hawksmoor était-il un homme bien ? Le jugement conventionnel

disait que non, et cependant il avait été un héros de guerre. Les gens

parlaient de son courage. Et elle avait vu par elle-même la loyauté

qu'il montrait envers Ned Clarencieux. Elle soupira.

— Je sais que ce n'est pas du tout approprié de vous le demander,

tante Agatha, mais pensez-vous que vous pourriez être mon témoin,

aussi ? Je me rends bien compte que cette affaire n'est pas

conventionnelle, mais...

Lady Russell rayonna.

— Je pensais que vous n'alliez jamais me le demander, Kate. J'en

serais ravie. J'ai besoin d'un peu d'excitation, à mon âge. Je croyais

que Londres allait être d'un ennui mortel après Samarkand, mais il

semble que je me sois trompée.

Catherine poussa un soupir de soulagement.

— Oh ! parfait. Merci, ma tante.

Elle jeta un coup d'œil à la pendule.

— Défait, j'étais surlepointdepartirchezlordHawksmoor quand

vous êtes arrivée. Il a refusé jusqu'ici de nommer ses témoins,

voyez-vous, et je sais qu'il ne le fait que pour m'irriter. Je suis

déterminée à le faire répondre à mon défi.

Lady Russell posa sa tasse de thé.

— Alors, allons le trouver, ma chère.

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Elles prirent un fiacie. La neige avait été déblayée des artères

principales, à présent, mais on roulait encore lentement.

— Il y a eu de terribles accidents à la campagne, vous savez ?,

confia la vieille dame. Il paraît que des voitures se sont retournées

dans les congères et qu'une compagnie entière de soldats est morte de

froid près de Shrewsbury !

Catherine frissonna.

— J'espère que Maggie et les enfants ont atteint le Kent sans

encombre. Nous n'avons pas eu de nouvelles, mais avec ce temps...

— Des conditions difficiles pour livrer un duel, observa sa

marraine.

— Je trouverai un moyen, affirma Catherine.

Au numéro quarante-trois de Saint-James Place, elles trouvèrent le

majordome à l'air discret qui avait admis Catherine le soir du bal

masqué et lui avait ensuite trouvé un fiacre pour l'emmener à Covent

Garden. Elle se sentit légèrement embarrassée, mais le domestique ne

montra absolument pas qu'il la reconnaissait.

— Monsieur le Baron est chez lui, déclara-t-il, mais il est occupé

pour l'instant. Si vous voulez bien attendre dans le salon, mesdames,

je vais l'informer que vous êtes ici.

Catherine resta debout devant la cheminée, triturant ses gants. Elle se

sentait très nerveuse et irritée d'être dans cet état. Depuis qu'elle avait

provoqué Ben, deux jours plus tôt, la fureur que lui avait causée son

chantage n'avait pas diminué. Elle s'était durcie en une détermination

farouche de lui donner une leçon pour son arrogance.

— Lorsqu'il saura que je suis ici, il va s'esquiver par la porte de

derrière, ou dire au majordome de nous mettre dehors, ou prétendre

qu'il ne peut nous recevoir, dit-elle avec ferveur. Je sais qu'il ne fait

cela que pour m'agacer.

— Cela semble marcher, commenta lady Russell.

Elle entrouvrit la porte pour jeter un œil dans le

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couloir.

— Je vois ce domestique solennel sur le pas de la porte d'une pièce

au fond du couloir, dit-elle.

— La salle de bal, déclara Catherine sans réfléchir.

Elle vit les sourcils de sa marraine se relever.

— Je vois, dit Lady Russell. Vous êtes déjà venue ici.

Catherine s'éclaircit la gorge, se gardant de confirmer

cette déclaration.

— Oh ! j'y vais, dit-elle. Je ne peux pas supporter cette attente.

Elle s'enfila dans le couloir avant que lady Russell puisse protester. La

porte de la salle de bal était entrouverte et elle put entendre le

majordome, à l'intérieur, parler à quelqu'un qu'elle ne voyait pas —

sans doute Ben.

— ... j'ai demandé à ces dames d'attendre dans le salon, mais si

monsieur préfère ne pas les voir ce matin je leur expliquerai...

— Oh, non, vous ne le ferez pas ! lança Catherine en poussant la

porte. Lord Hawksmoor...

Elle s'arrêta net.

Au fond de la salle se dressait un chevalet placé près des hautes

fenêtres. Un artiste peignait rapidement, presque fiévreusement. A

quelque distance de là, sur une petite estrade, se tenait Ben

Hawksmoor. Il était nu, à part un drapeau anglais drapé très bas sur ses

hanches.

Catherine le regarda fixement, rougit et sentit une bouffée de

chaleur la consumer tout entière. Elle était mortifiée. Comment

pouvait-elle se sentir excitée par la vue de Ben Hawksmoor ici, en plein

jour, dans sa propre salle de bal, avec son chaperon à proximité ? Et

pourtant... elle était bel et bien excitée. Brûlante, troublée, émoustillée

et très, très en colère.

— Benjamin Hawksmoor ! dit lady Russell d'une voix forte, juste

derrière elle. Oui, je vous reconnais !

Catherine se demanda brièvement quelle partie de Ben sa marraine

pouvait reconnaître.

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— Catherine ! la tança la vieille dame. Détournez les yeux.

Catherine fronça les sourcils. Il était difficile de savoir où les poser.

Elle regarda sur le côté, mais aperçut la courbe d'une fesse de Ben alors

qu'il laissait tomber le drapeau pour saisir sa robe de chambre. Le

peintre soupira avec agacement.

— Vraiment, milord, ces interruptions deviennent intolérables.

— Mes excuses, Hilliard, dit Ben d'un ton traînant. Je n'en aurai que

pour un instant.

Il vint vers elles.

— Lady Russell.

Il s'inclina.

— C'est un grand plaisir de vous revoir, madame. Et miss Fenton !

Il prit la main de Catherine, un pétillement dangereux dans ses yeux

noisette.

— Qu'est-ce qui a pu vous pousser à revenir dans cette maison,

sachant ce qui s'est passé la dernière fois ? s'enquit-il avec ironie.

Catherine lui arracha sa main. Son cœur s'emballait.

— Je suis venue vous rappeler votre engagement pour un duel à

cinq jours d'ici, répondit-elle d'un ton sarcastique. Cela vous est

peut-être sorti de la tête, mais vous n'avez pas encore nommé vos

témoins.

Le sourire de Ben s'élargit.

— En effet. Et avez-vous choisi les vôtres ?

— Miss St Clare et lady Russell m'assisteront.

Ben sourit à cette dernière.

— Je regrette amèrement le jour où vous avez décidé d'être du

côté adverse, madame !

— Catherine est ma filleule, déclara lady Russell en essayant en

vain de retenir un sourire, et j'ai cru comprendre que vous l'avez

froissée.

Ben haussa les épaules.

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— Je crains de l'avoir fait, madame. Je souhaite épouser miss

Fenton, mais elle s'oppose à ma demande. Si vous pouviez soutenir

ma cause...

— Une minute ! coupa Catherine, outragée. Comment osez-vous

essayer de pousser ma marraine à prendre votre parti ? Avez-vous

oublié, milord, que la raison pour laquelle je vous ai provoqué en duel

est que vous avez menacé ma réputation?

— Tout à fait, confirma lady Russell. Vous êtes un vaurien, Ben

Hawksmoor, et je soutiens entièrement Catherine dans son projet de

vous mettre une balle dans le corps.

Ben rit.

— Lui avez-vous dit quel bon tireur je suis, madame ?

Lady Russell souffla.

— Non. Je ne veux pas influencer sa décision.

Elle marqua une pause.

— Je donnerais cher pour savoir comment vous avez réussi à

échapper aux Français cette fois-là, Hawksmoor. J'aurais juré que

vous étiez cerné.

Ben rit de nouveau.

— Si votre filleule arrive à ses fins, madame, c'est un secret que

j'emporterai dans ma tombe.

Catherine s'avança.

— Aussi fascinants que soient ces souvenirs, dit-elle froidement,

j'aimerais que vous nommiez vos témoins, milord, et nous pourrons

vous laisser à vos occupations.

Elle jeta un coup d'œil au peintre qui faisait les cent pas, les sourcils

froncés.

— Bien sûr, répondit poliment Ben.

Il s'approcha d'elle, si près qu'elle put percevoir la chaleur qui émanait

de son corps à peine vêtu.

— Mes cousins Gideon et Samuel Hawksmoor me serviront de

témoins.

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— Gideon Hawksmoor? releva lady Russell d'un air dégoûté.

Vous pourriez aussi bien engager un prêtre ! Vous ne pouvez pas faire

mieux ?

— Tante Agatha ! explosa Catherine. Vous êtes censée être de

mon côté !

Ben rit de son irritation.

— Votre marraine est un excellent juge des caractères, et elle m'a

toujours bien aimé. N'est-ce pas, madame ?

— Cela n'a rien à voir, coupa Catherine, avant que lady Russell ne

puisse répondre et aggraver les choses.

Elle se redressa.

— Nous partons. Bonne journée, milord.

A mi-chemin de la porte, elle s'arrêta, prise d'une curiosité subite.

— A propos, milord, quel personnage historique êtes- vous censé

représenter?

— Edward le Confesseur, répondit Ben sans rougir. C'était un

saint.

— Très amusant ! N'aurait-on pas pu trouver un modèle plus

approprié?

— Ma chère miss Fenton, les toiles se vendent comme des petits

pains. Chaque dame veut avoir mon portrait dans sa chambre à

coucher.

Catherine se mordit la lèvre, sentant la tension habituelle s'installer

entre eux. Elle pouvait voir qu'il se remémorait de l'avoir eue dans sa

propre chambre. Et comment pouvait-elle ne pas être troublée par ces

souvenirs, et par la promesse tentante qu'il lui avait faite? « Vous me

trouverez moins décevant quand nous ferons les choses

correctement... »

— Tant mieux pour elles, dit-elle sèchement.

Elle tourna les talons et sortit en toute hâte, mais elle entendit son rire

la suivre dans le couloir.

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— Tante Agatha, demanda-t-elle lorsqu'elles furent de retour dans

la voiture, comment lord Hawksmoor a-t-il échappé aux Français

cette fois-là?

Les yeux de sa marraine pétillèrent.

— Par la ruse et le sang-froid.

Elle tapota la main de sa filleule.

— Il vous plaît, n'est-ce pas, Kate ?

— Non ! affirma Catherine.

Elle jeta un regard en coin à lady Russell.

— Mais il vous plaît à vous, et même si je déteste l'admettre, vous

êtes un bon juge des caractères.

— Ce garçon a du charme, convint la vieille dame.

— Et de l'arrogance ! ajouta amèrement Catherine.

— Son père était un homme infect. J'ai toujours pensé

que Sarah Hawksmoor avait superbement bien réussi en élevant

Benjamin toute seule. Cela a dû être terriblement difficile pour elle.

— Que lui est-il arrivé? s'enquit Catherine.

— Elle est morte d'une fièvre, répondit lady Russell d'un ton

bougon. Quand Benjamin a reçu sa première solde de l'armée, il lui a

fait quitter Londres et l'a installée dans un petit cottage à la campagne.

Mais il était trop tard.

Elle poussa un long soupir.

— Sa santé avait été minée par des années de souffrances et de

privations. Le premier hiver, elle a attrapé une bronchite et une fièvre

infectieuse et elle a été trop faible pour s'en remettre.

Catherine déglutit avec peine. Avec son propre désir de fonder une

famille aimante, elle ne percevait que trop vivement ce que la perte de

sa mère avait dû être pour le jeune Benjamin Hawksmoor. Elle avait été

la seule personne à être auprès de lui durant son enfance. Et il l'avait

perdue, aussi.

— On a toujours dit qu'Hawksmoor essayait de se faire tuer dans la

Péninsule parce qu'il était fou et mauvais, poursuivit lady Russell, mais

je pense qu'il était éperdu de chagrin.

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Catherine fut horrifiée de sentir des larmes lui piquer la gorge.

— Et vous avez raison, Kate. Je l'aime bien, ajouta sa marraine.

Vous êtes-vous jamais demandé comment il réussit à toucher le cœur

de tant de gens ? Il a beau se montrer arrogant, il parle aussi bien à un

marchand de quatre saisons qu'au régent.

Elle rit.

— Contrairement à son cousin. Il serait difficile de trouver un être

plus bigot et intéressé que lui !

Ses yeux brillèrent.

— Je ne puis attendre de voir sa tête quand il trouvera une courtisane

et la veuve querelleuse d'un nabab dans son vestibule pour lui parler

d'un duel ! Ce sera tordant !

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18.

« C'est le devoir d'une dame d'être habile à tous les arts féminins, et

de les pratiquerjusqu'à ce qu'elle excelle dans leur domaine. »

Mme ELIZA SQUIRE, De la bonne conduite des

dames.

— Il y a deux... dames qui demandent à vous voir, monsieur.

Sam Hawksmoor se retourna dans son lit et poussa un grognement.

La nuit dernière avait été dure, et il avait bu plusieurs bouteilles de vin

blanc. Il avait été censé retrouver Ben à l'Arbre à cacao, mais son

cousin n'était pas venu et à la place Sam s'était retrouvé en compagnie

encore moins recommandable. Il avait littéralement perdu sa chemise

au jeu et était rentré chez lui aux petites heures de la nuit avec sa seule

redingote pour le protéger du froid.

Plus tôt ce matin-là, il avait entendu Gideon partir à son club, suivi

par sa femme, Alice, et sa fille Chloe, qui allaient faire des emplettes

dans Bond Street. Il s'était détendu contre ses oreillers, savourant la

tranquillité de la maison et projetant une délicieuse matinée de

sommeil. Et puis...

— Monsieur, reprit le majordome d'un ton plus pressant. Ces

dames...

— Je ne connais pas de dames, marmonna Sam.

— Non, monsieur, insista le domestique d'un ton suave, mais l'une

d'elles est le genre de femme que vous connaissez, monsieur...

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Sam se redressa brusquement. Un souvenir remonta à la surface de

son esprit; une fille de joie perchée sur ses genoux la nuit précédente,

lui mettant des raisins dans la bouche et lui mordillant l'oreille. Il se

sentit légèrement mal. Cette petite sotte n'était sûrement pas venue le

trouver ici... Le majordome avait parlé de deux femmes, alors elle avait

peut-être amené avec elle une vieille tenancière de bordel de Covent

Garden... Oh, l'humiliation d'être si pauvre qu'il devait habiter chez son

frère !

D'une manière quelconque, sans qu'il s'en rende vraiment compte, le

domestique l'avait éjecté de son lit et l'habillait avec l'aide du valet de

Gideon. Sam les laissa s'affairer tandis que son esprit allait et venait

comme une souris prise au piège. Qu'avait-il promis à la fille de joie la

nuit dernière ? Si Gideon devait encore la payer pour disparaître, il

serait furieux. Cela ne faisait que trois mois depuis la dernière fois.

Il fut soulagé de constater, en arrivant dans le vestibule, que les

femmes étaient invisibles. Le majordome de Gideon, avec son aplomb

coutumier, les avait mises à l'écart dans le salon. Il n'était pas prêt à les

affronter, mais un coup d'œil affolé à la pendule lui indiqua qu'Alice et

Chloe pourraient rentrer à tout moment pour le déjeuner. Si elles

arrivaient alors qu'il était en train de parler à deux catins, ce serait

désastreux. Et c'était quelque chose que Gideon ne lui pardonnerait

jamais...

— Lady Russell et miss Lily St Clare, annonça le majordome en

ouvrant la porte du salon.

Sam en éprouva un tel choc qu'il essaya de rebrousser chemin, mais

le domestique l'en empêcha en refermant vivement la porte derrière lui.

Il ne reconnut pas la dame la plus âgée, mais il était clair qu'elle n'était

pas une tenancière de maison de plaisir. Elle haussait le menton d'un

air impérieux et l'éclat martial qui brillait dans ses yeux démentait sa

petite taille et sa tenue plutôt excentrique, une robe bleu paon et un

turban violet. Elle riva un regard acéré sur lui.

— Monsieur Hawksmoor ? Monsieur Samuel Hawksmoor? Nous

espérions voir votre frère.

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Sam se sentit inadéquat de ne pas être Gideon.

— Je vous demande pardon, madame, mais mon frère est sorti,

bredouilla-t-il. Le majordome m'a dit que vous vouliez me voir?

La vieille dame acquiesça.

— Nous avons une affaire à régler avec vous, ainsi qu'avec M.

Gideon Hawksmoor.

Elle tendit la main d'un geste plein de grandeur.

— Je suis lady Russell.

Sam prit sa main et résista à l'impulsion de s'incliner sur elle.

— Enchanté, madame.

— Et voici miss Lily St Clare, ajouta la douairière.

Lily se leva et rejeta son voile en arrière. Sam déglutit

nerveusement, sa pomme d'Adam montant et descendant tandis qu'il

lui prenait la main. Il avait toujours défendu Lily lorsqu'elle avait

épousé lord Cavanagh, et maintenant qu'elle était devenue la jeune

beauté mondaine déchue, il la trouva plus mince, plus triste et encore

plus attirante.

Quand il la toucha, il sentit un picotement le parcourir tout entier et

comprit d'une manière indéfinissable que Lily St Clare était hors de sa

portée et l'avait toujours été. Elle n'était pas comme Paris, une beauté

aussi dure que du diamant qui piétinerait n'importe qui et n'importe

quoi s'interposant entre elle et son but. Lily était plus douce, plus

délicate, et infiniment plus séduisante aux yeux de Sam.

— Ah... lady..., je veux dire miss St Clare, bafouilla- t-il.

Comment...

Il s'éclaircit la gorge, croisa le regard de Lily et se sentit rougir jusqu'à

la racine des cheveux.

— En quoi puis-je vous être utile ? parvint-il à demander, avec un

pitoyable manque d'aplomb.

— Nous sommes ici, répondit Lily en lui souriant avec un charme

enchanteur, en tant que témoins choisis par miss Catherine Fenton,

monsieur Hawksmoor.

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— C'est exact ! approuva lady Russell avec un enthousiasme que

Sam trouva intimidant.

— Des témoins? répéta-t-il. Je vous demande pardon, madame,

mais je n'ai aucune idée de ce à quoi vous vous référez...

Lily soupira.

— Je suppose que votre cousin, lord Hawksmoor, ne vous a rien

dit? Miss Catherine Fenton a provoqué lord Hawksmoor en duel,

monsieur. Il vous a nommé comme témoin ainsi que votre frère

Gideon.

Elle fronça légèrement les sourcils.

— Il a mentionné que M. Gideon Hawksmoor pourrait refuser de

l'assister, mais que vous le soutiendriez certainement. Aussi...

Elle fit un petit geste d'excuse.

— Nous sommes ici pour discuter de l'organisation du duel avec

vous.

— Miss Fenton... un duel... Gideon et moi témoins...

Sam porta une main à son front.

Il ne connaissait personne du nom de Catherine Fenton. Il se demanda

s'il s'agissait d'une courtisane. Et s'il avait bien compris miss St Clare,

cette jeune personne avait provoqué Ben en duel. Mais cela ne pouvait

pas être exact.

Aucune femme, même une fille de joie, ne ferait quelque chose de si

outrageux.

— Je vous demande pardon, madame, répéta-t-il avec un désespoir

croissant. J'ai la tête lourde, ce matin. Je vous ai sûrement mal

comprise. Il m'a semblé que vous disiez qu'une jeune personne avait

provoqué mon cousin en duel pour une affaire d'honneur.

— C'est ce qu'elle a fait, confirma lady Russell.

Il y avait une pointe de sévérité dans sa voix. Elle se lassait

visiblement de sa lenteur. Sam se sentit stupide. Et il n'avait aucune

envie de se ridiculiser devant la très charmante miss St Clare. Il se

sentit brûler de nouveau tandis que son esprit s'attardait de façon très

inappropriée sur tous les aspects ravissants de Lily. Il se força à

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ramener ses pensées sur l'affaire en cause. Les deux dames le

regardaient comme s'il était simplet.

— Un duel, fit-il en passant un doigt dans le col de sa chemise pour

mieux respirer. Ce doit être une erreur, mesdames. Mon cousin

lui-même ne ferait pas une chose aussi... extraordinaire.

— Votre cousin n'a pas le choix, dit Lily d'un ton bref. Miss Fenton

l'a provoqué pour défendre son honneur et s'il refuse elle le fera passer

pour un lâche.

— Un lâche, répéta Sam. Je vois.

Pour la première fois, il éprouva une petite bouffée de sympathie

pour Ben. Quoi que puisse être son cousin, Il n'était pas un lâche.

— Et Gideon, dites-vous. Mon cousin a-t-il réellement nommé mon

frère comme son autre témoin ?

Cela, pensa Sam, était incroyable. Ben avait quantité d'amis aussi

intrépides et tapageurs que lui. N'importe lequel d'entre eux lui servirait

de témoin en prenant cela comme une bonne plaisanterie. Mais s'il avait

choisi Gideon, il s'était fait des illusions. Soit cela, soit la gourgandine

essayait de lui soutirer de l'argent. Peut-être l'avait-elle menacé de

l'accuser d'une rupture de promesse et provoqué en duel parce qu'il

refusait de l'épouser. Et maintenant, Ben espérait que Gideon la paierait

pour la dissuader, afin d'éviter un scandale ternissant le nom de la

famille.

— Il l'a fait, répondit lady Russell en hochant la tête. C'est dans un

billet qu'il m'a envoyé ce matin.

Elle sortit le message de son réticule et lut à haute voix : « Je

confirme que j'aimerais demander à mon cousin Gideon d'être mon

second témoin, mais je crains qu'il ne me désapprouve tellement qu'il

me refusera son aide alors que j'en ai besoin... »

— Il devait être ivre quand il a écrit cela, marmonna Sam. Et la

moindre des choses aurait été de m'avertir.

Lily haussa joliment les épaules.

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— Je doute que lord Hawksmoor ait pris au sérieux le défi de miss

Fenton à ce moment-là, monsieur Hawksmoor. Mais cela changera

bientôt.

Elle jeta un coup d'œil à sa compagne.

— Lady Russell a suggéré que, si lord Hawksmoor a des doutes sur

les intentions de Catherine ou son adresse au pistolet, il aille la voir

s'entraîner chez le colonel Acheson dans Bond Street.

— S'en... s'en... s'entraîner? bredouilla Sam. Ma chère miss St

Clare...

— Si l'on a l'intention de mettre une balle dans le corps d'un

homme, intervint lady Russell avec un calme imperturbable, il est plus

aimable de s'entraîner de façon à pouvoir le toucher où on le souhaite.

Sam déglutit à cette pensée.

— S'il s'agit d'une question d'argent, dit-il prudemment, je suis sûr

que nous pourrons parvenir à un accommodement.

Il voulait à tout prix éviter de faire intervenir Gideon. La fureur de

son frère serait incandescente devant le dernier outrage de Ben. Il

reconduisit les deux dames à la porte, la leur ouvrant lui-même et

essayant de les pousser dans le vestibule avec plus de hâte que de

manières.

— Si vous me laissez votre adresse, je pourrai parler à mon frère et

prendre contact avec vous, poursuivit-il.

— Monsieur Hawksmoor, je pense que vous vous méprenez

complètement sur la situation, déclara lady Russell en tenant bon. Il

ne s'agit pas d'une demi-mondaine miséreuse qui essaie de s'enrichir

sur le dos de votre famille.

Sam s'empourpra.

— Je vous assure, madame, je n'avais pas l'intention de suggérer...

La porte d'entrée s'ouvrit.

— Miss Fenton, continua la vieille dame en ignorant superbement

les arrivants, est l'héritière la plus riche de Londres. Votre cousin l'a

insultée, monsieur Hawksmoor, et doit maintenant en payer le prix.

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Sam se tourna et aperçut son frère, sa belle-sœur et sa nièce. Il fit de

vagues gestes paniqués.

— Lady Russell, miss St Clare...

— Miss Fenton est fermement décidée à mener son défi à bien et

exige que lord Hawksmoor s'oppose à elle sur cette question

d'honneur, acheva lady Russell.

— Samuel!

Les candélabres tremblèrent sous la force du courroux de Gideon

Hawksmoor. C'était un petit homme corpulent vêtu impeccablement

pour le matin. Mais son expression était pleine de violence.

— Samuel, à quoi penses-tu donc d'introduire des femmes de

mauvaise réputation dans cette maison ? fulmina-t-il.

— Monsieur!

Lady Russell se redressa.

— Comment osez-vous?

— Samuel, aboya Gideon, explique-toi.

Miss Chloe Hawksmoor, une débutante enjouée de dix-neuf ans, jeta

un œil de derrière son père et adressa un petit signe de la main à Lily.

— Comme c'est plaisant de vous revoir, Lily ! Vous nous avez

manqué...

— Chloe!

Gideon virait à l'écarlate.

— Taisez-vous ! Samuel...

— Mon Dieu!

Mme Alice Hawksmoor, une femme au visage aigu et au long nez fait

pour flairer les scandales, s'avança.

— Vous allez vous rendre malade, mon ami.

Elle posa une main sur le bras de son mari pour le retenir.

— Chloe, montez dans votre chambre. Gideon, cessez de hurler.

Vous allez vous faire du mal. Samuel...

Sam sursauta.

— ... vous feriez mieux de vous expliquer.

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— Veuillez nous excuser, dit lady Russell en prenant le bras de

Lily et en jetant à Gideon un regard de profonde hostilité. Nous allons

vous laisser expliquer l'affaire à votre frère et à sa famille, monsieur

Hawksmoor.

— Me laisser?

Sam regarda autour de lui d'un air éperdu.

— Mais, lady Russell, miss St Clare, ne partez pas...

— Lady Russell?

Le nez d'Alice Hawksmoor frémit telle la truffe d'un fox-terrier.

— Je vous demande pardon, madame, je ne vous avais pas

reconnue. Mon mari non plus.

Sam la vit pincer fortement le bras de son mari.

— N'est-ce pas, Gideon?

— Ouille! Non!

Gideon se redressa.

— Mes excuses, milady...

Lady Russell prit un air dédaigneux.

— C'est inutile, monsieur Hawksmoor. Si vous ne pouviez être

poli avec moi quand vous ignoriez mon identité, je doute d'avoir

envie de vous parler maintenant que vous me connaissez. En outre,

vous vous êtes montré extrêmement grossier avec miss St Clare. Je

pense qu'il vaut mieux que nous laissions votre frère vous informer de

la situation.

— Bonne journée, dit Lily d'un ton serein.

Elle décocha à Sam un sourire qui lui fit trembler les genoux.

— Merci de votre amabilité, monsieur Hawksmoor.

— C'était un plaisir, madame, marmonna Sam.

Il s'inclina devant lady Russell, qui le regardait avec une lueur

sardonique dans les yeux. Alice lui serra le bras dans ses griffes.

— Par ici, Samuel, dit-elle d'un ton entendu.

Sans action volontaire de sa part, Sam se retrouva dans le salon, la

porte fermement close et Alice et Gideon rangés face à lui en une

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formation d'attaque que lord Nelson n'aurait pas désapprouvée. Il

ferma les yeux.

— Eh bien ? demanda sa belle-sœur avec un calme glacial.

Elle posait une main sur le bras de son mari comme si elle le

restreignait de force.

— Nous attendons vos explications avec intérêt, Samuel.

Sam parla très vite, comme s'il pouvait de cette manière échapper

sans dommage à l'orage qui menaçait.

— Notre cousin Benjamin a offensé d'une manière quelconque

une certaine miss Catherine Fenton, qui est une héritière et qui l'a

provoqué en duel pour une question d'honneur. Il a choisi comme

témoins Gideon et moi...

Sam sentit plus qu'il ne vit son frère enfler dangereusement et devenir

de la couleur d'une grenade. Mais alors qu'il pensait ne pas pouvoir

éviter le courroux de Gideon, Alice parla très calmement.

— Benjamin est en relation avec miss Catherine Fenton?

Sam agrandit les yeux à son ton intéressé.

— Je crois, répondit-il prudemment.

— Mmm.

Alice traversa la pièce à grandes enjambées et se tourna vers lui dans

une soudaine et bruyante envolée de jupes. Il bondit en arrière.

— Et elle l'a provoqué en duel.

— Euh... oui.

— C'est outrageux, dit Gideon d'une voix sifflante. Stupide,

téméraire jeune personne ! Sa réputation sera ruinée...

— Calmez-vous, mon cher, déclara vivement sa femme. Vous

n'écoutez pas bien. Miss Fenton ne peut être ruinée. Ce n'est pas

approprié à son cas. Pas quand elle possède quatre-vingt mille livres.

Sam vit passer un regard entre son frère et sa belle-sœur. La rougeur

de Gideon s'estompa un peu.

— Oh, cette miss Fenton, dit-il.

— Exactement, mon ami. Vous vous rappelez qui est lady Russell,

maintenant?

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— Bien sûr. La veuve d'un nabab.

— Et riche — probablement — de cinquante mille livres de plus.

Elle est la marraine de miss Fenton, précisa Alice en pressant ses

doigts les uns contre les autres avec excitation, et elle n'a pas

d'enfants...

Gideon s'assit lourdement.

— Et il y a une relation entre miss Fenton et notre cousin

Benjamin, dit-il, avec un mélange de spéculation et de cupidité. Je

vois.

Sam le regarda d'un air perplexe.

— Je vous l'ai déjà dit, protesta-t-il. Ben a offensé miss Fenton. Il

l'a insultée. Elle le déteste.

— Un malentendu, déclara Alice d'un ton vif.

Elle passa devant Sam et sonna avec vigueur.

— Je suis sûre qu'il s'agit simplement d'un grand malentendu que

nous pouvons aplanir.

— Certes, murmura son mari.

— Benjamin a contrarié miss Fenton d'une manière ou d'une

autre, poursuivit Alice avec une expression attendrie. Un désaccord

romantique, peut-être. Mais la brèche entre eux peut être comblée.

J'ai toujours dit qu'il était temps que notre cousin s'établisse et se

trouve une fiancée respectable.

Sam ouvrit des yeux ronds.

— Vraiment?

Alice l'ignora.

— Et miss Fenton est très... convenable. Elle n'appartient pas au

cercle le plus élevé de la société, certes, mais après tout...

— Benjamin non plus, acheva Gideon.

Alice lui décocha un sourire froid.

— Je vois que vous êtes prompt à comprendre, mon cher. C'est

bien. Alors, comment pouvons-nous aider notre cousin ?

— L'aider en quoi? demanda Sam.

Alice souffla d'un air dégoûté.

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— Samuel, vous ne faites pas attention. C'est le rôle des témoins

dans toute affaire d'honneur d'éviter que le sang ne soit versé, non ?

— Oui, fit Sam, mais...

— Et il semble qu'il y ait un désaccord entre miss Fenton et notre

cousin Benjamin ?

— Oui, répéta Sam. Et comme elle l'a provoqué en duel,

j'imagine qu'il s'agit d'un grand désaccord.

— Précisément, dit Alice. Et je suis sûre qu'il est de nature

romantique. Qu'est-ce que cela pourrait être d'autre, concernant

Benjamin? Alors je pense qu'il est important que, en tant que ses

témoins, Gideon et vous l'aidiez à... à permettre à un amour véritable

de suivre son cours...

Sam souffla et s'empressa de convertir le bruit en une toux.

— Je vous demande pardon, madame, mais vous parlez de Ben. Je

ne pense pas que l'amour véritable entre en jeu ici.

Sa belle-sœur parut irritée.

— Vous êtes si cynique, Samuel. J'essaie d'arranger une union.

Sam campa sur ses positions.

— Je ne peux concevoir qu'il soit de l'intérêt de n'importe quelle

femme d'épouser Ben, madame.

Alice lui jeta un regard noir.

— C'est votre devoir — et celui de Gideon, naturellement

—d'assurer une issue favorable à votre cousin et d'aider à résoudre

cette situation à l'amiable. Maintenant...

Elle s'assit et tapota pensivement des doigts l'accoudoir du canapé.

— Comment allons-nous nous y prendre?

— Nous devons les réunir et agir comme arbitres, suggéra Gideon

d'un ton songeur. Comme vous le dites, ma chère, c'est notre devoir.

Il se tourna vers son frère.

— Samuel, je ne peux accepter la requête de notre cousin d'être

son témoin.

Il se rengorgea.

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— Je suis un citoyen responsable et le duel, après tout, est illégal.

Toutefois, je vais écrire à miss Fenton de la manière la plus ferme

possible pour la persuader de voir l'erreur de son attitude.

— Je suis sûr qu'elle sera ravie de recevoir une lettre de toi, Gideon,

murmura Sam, en se demandant si le côté pompeux de son frère

pourrait provoquer un deuxième défi de la part de l'apparemment

explosive et imprévisible miss Catherine Fenton.

— Et ensuite nous mettrons miss Fenton et notre cousin

ensemble, poursuivit Gideon, s'enthousiasmant pour son projet. Tu

dois convaincre Benjamin d'assister à notre bal d'hiver la semaine

prochaine, Samuel. Il est impératif qu'il soit là.

La mâchoire de Sam, déjà pendante, tomba complètement.

— Tu veux—que Ben—vienne à un bal—de la haute société ?

demanda-t-il lentement, en détachant ses mots.

Gideon le fusilla du regard.

— Ce n'est pas ce que je viens de dire?

— Oui, mais...

Sam se gratta la tête.

— Tu détestes Ben...

Gideon gonfla les joues.

— C'est un peu exagéré, Samuel.

— Tu as toujours dit qu'il est un dépravé dégénéré.

Gideon recommençait à devenir cramoisi.

— Oui, oui. Eh bien, un homme peut changer d'avis.

— Ben ne le fera jamais, insista Sam. Il dit que les bals du grand

monde l'ennuient à mourir.

Il vit son frère jeter un coup d'œil à sa femme.

— Peu m'importe comment m t'y prendras, tonna Gideon,

assure-toi seulement qu'il soit là. Je veux lui parler.

Sam redressa les épaules.

— J'ai certaines choses à lui dire moi-même, si l'on en va par là.

— Bien ! fit Gideon d'un ton coupant. Tu amènes Benjamin, je

persuade miss Fenton de venir et nous verrons ce qui peut être fait.

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19.

— Pourriez-vous me dire ce que nous faisons ici, milord?

Le ton lugubre de Price, étouffé, parvint à peine aux oreilles de Ben.

Le majordome parlait à travers six écharpes et le col remonté de son

manteau. Malgré cela, il paraissait transi jusqu'à la moelle, le visage

gris et pincé, et une goutte de brouillard cristallisait au bout de son nez.

— Certainement, Price, répondit Ben d'un ton enjoué. Nous

sommes engagés dans une reconnaissance, car comme nous le savons...

— ... le temps passé à préparer le terrain est rarement perdu, acheva

Price pour lui.

— Exactement.

Ben s'avança en rampant sur le sol gelé, écartant certains des

légumes pourris et des tas de papiers qui gênaient sa vue. Ils se

trouvaient dans une allée insalubre derrière la boutique d'un très

célèbre armurier de Bond Street, et Ben savait que miss Catherine

Fenton s'exerçait à tirer dans la cave éclairée à la bougie.

Il pouvait la voir maintenant à travers la grille devant lui. Et il n'avait

pas besoin des commentaires du maître de tir —« Très bien, miss ! » ou

« Excellent tir ! »— pour savoir qu'il était dans de graves ennuis. Miss

Catherine Fenton pouvait trouer le centre d'une carte à jouer à

cinquante pas.

Elle portait du rouge, cet après-midi-là, et sa petite silhouette droite

était raidie par la détermination tandis qu'elle visait coup après coup

dans le cœur dessiné au milieu de la carte.

Un sourire ironique joua sur les lèvres de Ben. Nul doute qu'elle se le

représentait face à elle et que son indignation à propos de sa conduite

donnait une fermeté encore plus résolue à ses coups de feu.

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Le plus étonnant était que son admiration pour Catherine augmentait

avec chaque nouvelle chose qu'il apprenait sur elle. Quand il avait

décidé de l'épouser pour son argent, il la connaissait très peu. Il la

désirait et convoitait certainement sa fortune, et dans son ignorance il

avait pensé que cela suffisait. Il avait essayé de nier le besoin plus

profond qui semblait l'attirer constamment vers elle. Mais alors elle lui

avait révélé la véritable Catherine Fenton, une jeune femme d'un

courage extraordinaire, pleine de ressources, qui n'était pas disposée à

se couler dans ses plans. Et cette révélation avait suscité son respect,

mais aussi quelque chose de plus excitant et de plus imprévisible.

Il le sentait à présent tandis qu'il la regardait affermir sa position et

viser une fois de plus. Son visage était calme, son regard serein pendant

qu'elle mesurait la distance jusqu'à sa cible. Et en cet instant il la désira

encore plus ; il voulait son sang-froid et sa passion, sa force et sa

générosité, parce qu'il percevait d'une certaine manière qu'il pouvait

être un homme bien meilleur avec elle que sans elle.

La seule pierre d'achoppement était qu'elle le méprisait.

Il se leva et frotta ses mains gantées l'une contre l'autre.

— Bon sang, Price, marmonna-t-il. C'est une tireuse d'élite. Je me

demandais si c'était juste de la vantardise de sa part.

Le majordome se traîna par terre pour prendre sa place devant la

grille. Au bout d'un moment, Ben entendit un nouveau coup de feu et

un soupir de Price.

— En vérité, milord, on peut dire que vous êtes maintenant en

position très défavorable.

Ben fut piqué dans sa fierté.

— Sapristi, Price, ce n'est pas comme si j'étais un mauvais tireur

moi-même.

— Non, milord, convint le domestique en chassant une feuille de

chou de ses culottes. Mais miss Fenton est une dame. Si vous pouvez

vous en souvenir et lui tirer dessus quand même, alors vous êtes

encore moins un gentleman que les gens ne l'imaginent.

Ben sourit largement.

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— Merci, Price.

— Je ne fais que souligner le problème tel que je le vois, milord.

Ben lui offrit une main pour l'aider à se relever.

— Alors si tel est le problème, Price, quelle est la solution?

Price souffla d'un air pensif.

— La solution est d'éliminer la menace.

Ben fut réellement choqué.

— Eliminer miss Fenton avant le duel ? Que voulez-vous dire,

Price ?

Le majordome poussa un long soupir, son souffle se mêlant au

brouillard.

— Je ne suggérais pas que vous éliminiez miss Fenton avant la

rencontre, milord, dit-il d'un ton de reproche, mais simplement que

vous écartiez la menace qu'elle vous blesse.

— Difficile, murmura Ben. J'ai l'impression qu'elle aimerait

vraiment beaucoup me blesser.

— Oui, milord.

Price enfonça les mains dans poches de son manteau tandis qu'ils

commençaient à remonter l'allée vers la grande artère de Bond Street.

— Ceci étant le cas, vous devez faire ce qu'il faut pour la

persuader. Vous excuser, retirer votre demande en mariage...

Ben soupira.

— De cette façon, je perdrai miss Fenton et son argent, Price.

— Je vous demande bien pardon, milord, mais vous ne les avez

jamais vraiment eus, n'est-ce pas ?

— J'aurai l'air d'un lâche.

— Mieux vaut paraître lâche que mort, milord.

Ben songea à l'expression farouche et meurtrière de Catherine tandis

qu'elle visait.

— C'est vrai.

— Et ensuite, vous pourriez peut-être la courtiser conve-

nablement, poursuivit Price. C'est-à-dire, si vous souhaitez toujours

l'épouser, milord.

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Ben éclata de rire.

— La courtiser ? Elle aimerait autant avoir affaire à un tigre

mangeur d'hommes qu'à mes attentions, Price !

Le majordome se permit un sourire pincé.

— C'est certainement un inconvénient, milord, admit-il, mais pas

insurmontable.

— Je suis content de savoir que vous le pensez, dit sèchement

Ben.

Il tapa sur l'épaule de son domestique.

— Merci pour votre avis, Price. Je vais chez Brook's. Je vous

verrai plus tard.

— Votre cousin Samuel est venu apporter une invitation au bal

d'hiver de M. et Mme Hawksmoor, aujourd'hui, milord. Il a indiqué

que miss Fenton y assisterait.

Ben le regarda fixement.

— Il a apporté une invitation pour moi de la part d'Alice et

Gideon?

Price hocha la tête.

— Apparemment, M. Gideon Hawksmoor voit comme son devoir

d'arranger une réconciliation entre miss Fenton et vous-même,

milord.

Un lent sourire se peignit sur les lèvres de Ben.

— Vraiment? Eh bien, que je sois damné ! Je n'aurais jamais

pensé allier mon sort à Gideon, mais si c'est le seul moyen d'épouser

Catherine...

— Exactement, milord, dit Price.

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20.

« Si un gentleman demande à une dame de s'éloigner avec lui des

autres personnes présentes, il est généralement admis qu'il est un

vaurien et ne prépare rien de bon. »

Mme ELIZA SQUIRE, De la bonne conduite des

dames.

Catherine lissa sa robe du soir de mousseline vert pâle sous sa cape

dé velours et s'assit dans la voiture. Elle s'enfouit sous la couverture de

voyage et chercha des orteils la chaleur de la brique brûlante. Ses pieds,

dans ses légères pantoufles de bal, étaient gelés.

Elle n'avait pas eu envie d'assister au bal d'hiver de Mme Alice

Hawksmoor, ce soir-là. Quand l'invitation était arrivée — curieusement

tard —, elle avait été tentée de la jeter au feu. M. et Mme Gideon

Hawksmoor ne s'étaient jamais montrés plus que polis par le passé, et

ne l'avaient sûrement jamais flattée d'un billet écrit à la main la

suppliant carrément de les honorer de sa présence. En outre, elle savait

que Ben avait choisi ses deux cousins comme témoins pour le duel, et

elle appréhendait de se rendre chez Gideon dans ces circonstances.

Catherine se sentait de fort méchante humeur de toute façon, mais sa

colère contre Ben était mêlée de nervosité maintenant que le matin fixé

pour le duel approchait. Elle n'était pas sûre qu'elle pourrait blesser un

homme de sang- froid, quels que soient les torts qu'il lui avait causés à

son avis.

Finalement, c'était lady Russell qui l'avait persuadée d'accepter

l'invitation. Elle avait fait ressortir que rester à la maison une autre

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longue soirée d'hiver obscure et silencieuse était le meilleur moyen de

devenir folle. En montant le dîner de son père dans sa chambre,

Catherine avait été forcée d'admettre que c'était vrai. Sir Alfred était

toujours au lit avec une fièvre maligne et semblait ne se soucier de rien.

Quand elle avait essayé de le questionner sur l'état de ses affaires, il

avait simplement pris un air absent et s'était détourné.

Alors Catherine avait refoulé ses appréhensions et demandé à sa

marraine de lui servir de chaperon pour la soirée. La redoutable dame

avait dépoussiéré une vieille robe de bal que Catherine se souvenait

d'avoir vue dans un magazine datant des années 1770. Elle portait un

turban assorti, orné de plumes de faisan.

— M. Gideon Hawksmoor ne m'a pas plu quand je l'ai rencontré

l'autre jour, dit lady Russell. C'est un homme grossier qui s'est montré

très impoli avec cette chère Lily. Mais s'il représente la seule

alternative à une soirée d'ennui, alors je suppose que nous devons nous

y faire, ajouta-t-elle en tapotant sa coiffure d'un air satisfait.

Elle se blottit sous la couverture doublée de fourrure.

— Mon Dieu, j'espère que leur maison sera bien chauffée, ou je

devrai décamper vers l'hostellerie la plus proche !

Catherine écarta le rideau de la fenêtre. Le brouillard givrant qui

avait pesé sur le pays ces dernières semaines s'était levé au cours de la

journée, faisant place à un ciel clair et à des températures glaciales,

mais à présent que la nuit était tombée il était redescendu, enveloppant

de nouveau la ville d'un linceul gris et sinistre.

— Je pense, reprit lady Russell en frissonnant, que vous devriez

renoncer à cette stupidité de duel, ma chère Kate. Vous seriez

incapable de tirer sur une maison, dans cette grisaille, et encore moins

sur un homme. Et si ce n'est pas le brouillard qui vous vainc, ce sera

sûrement le froid.

Catherine soupira. Elle savait que sa marraine avait raison. Elles

finiraient dans un fossé si elles essayaient de partir pour Harington

Heath par ce temps, et lorsque Ben et elle se seraient éloignés de vingt

pas ils ne se verraient même pas. Cela ne pouvait pas marcher.

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Elle soupira de nouveau et regarda par la vitre.

— Eh bien, au moins lord Hawksmoor ne sera pas là ce soir. Son

cousin et lui se détestent.

Elle frissonna.

— Ce brouillard ne se lèvera-t-il jamais ? Cet hiver est le plus

lugubre que je puisse me rappeler. J'ai entendu dire que la rivière est

gelée et qu'il y a une foire sur la glace.

— Cela paraît amusant, dit lady Russell. Si je n'étais pas si vieille et

encline aux rhumatismes, je pense que j'irais.

Les Hawksmoor avaient plus que compensé la noirceur de dehors en

décorant leur salle de bal avec la collection de lanternes en papier la

plus éclatante que Catherine eût jamais vue. La chaleur était étouffante.

— Juste Ciel ! s'exclama lady Russell, oubliant qu'elle se plaignait

du froid quelques minutes auparavant, cela va être comme danser dans

une serre !

Leurs hôtes attendaient de les saluer. La foule des invités semblait

très importante pour un bal de la Petite Saison. Catherine ne voyait pas

comment tant de gens pourraient tenir dans la maison. Elles prirent

place dans la file de réception et avancèrent lentement.

— Quelle presse ! murmura lady Russell en s'éventant avec son

éventail en plumes de faisan.

Catherine s'avança pour saluer Mme Hawksmoor — et s'arrêta net.

Là, flanqué par ses cousins, se tenait lord Benjamin Hawksmoor. «

Caché derrière un pilier pour que je ne puisse pas le voir »,

pensa-t-elle avec colère.

Et, en l'espace d'une seconde, elle mesura combien elle avait été

habilement manœuvrée.

Il ne lui était jamais venu à l'idée que, dans l'intérêt financier de la

famille Hawksmoor, Gideon et Ben s'associeraient. Quelle naïve

petite sotte elle avait été !

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En arasant le regard noisette de Ben, saidonique, Catherine frémit

dans ses pantoufles de satin. Maintenant qu'il était trop tard, elle

voyait exactement ce qui s'était passé. Alice et Gideon Hawksmoor

s'étaient plu à imaginer ses milliers de livres dans la famille. Sur ce

plan, leurs intérêts coïncidaient exactement avec ceux de Ben et, pour

obtenir les quatre-vingt mille livres d'un nabab, ils étaient prêts à unir

leurs forces.

Ben lui avait dit un jour que tout avait un prix.

Lady Russell lui enfonça son éventail dans le dos.

— Catherine ! Que diable mijotez-vous, petite ? Vos dessous

sont-ils tombés ?

— Etiez-vous au courant de cela? demanda Catherine d'un ton

sifflant, en désignant leurs hôtes.

Sa marraine secoua la tête.

— Je suis dépassée, ma parole !

— Nous allons voir, maugréa Catherine.

Elle avança. Elle n'avait pas le choix. Les gens poussaient derrière

elle, commençant à jaser sur la réconciliation entre M. Gideon

Hawksmoor et son cousin, le mal famé lord

Hawksmoor. Ils voulaient tous voir Ben de leurs propres yeux si

jamais il faisait quelque chose de scandaleux. Et ils voulaient

également le voir s'il n'en faisait rien. Ils voulaient juste le voir.

Leurs voix résonnaient dans les oreilles de Catherine. Leur excitation

était tangible.

Gideon était tout sourire, une contorsion qu'il semblait avoir du mal à

maintenir. Alice fondit sur Catherine avec une chaleur suspecte.

— Ma très chère miss Fenton ! Comme nous sommes heureux

que vous ayez pu assister à notre humble soirée !

Elle enfonça son éventail dans les côtes de sa fille.

— Nous sommes ravis de voir miss Fenton, n'est-ce pas, Chloe?

La jeune fille lança un regard d'excuse à Catherine.

— Bien sûr, maman.

Elle enlaça Catherine et lui murmura :

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— Je suis tellement désolée, Catherine. Je ne sais pas ce qui a pris

à maman. Elle n'est pas si exubérante, d'ordinaire.

— Que chuchotez-vous toutes les deux, jeunes filles ? demanda

Mme Hawksmoor avec une malice horriblement déplaisante. Des

secrets de demoiselles, pas vrai, lady Russell?

Cette dernière sourit d'un air pincé.

— Il faut que vous rencontriez mon oncle Samuel, dit Chloe en

tirant en avant un jeune homme que Catherine reconnut aussitôt.

Elle l'avait vu au bal beaucoup moins respectable de Ben quelques

semaines auparavant. Il paraissait à la fois mal à l'aise et pas à sa

place, et son habit de soirée était trop petit d'une taille. Sans arrêt, il

passait un doigt dans son col comme s'il l'étranglait.

— Et, continua Chloe avec l'air d'un magicien tirant un lapin d'un

chapeau, voici mon terrible cousin Benjamin, lord Hawksmoor.

Elle rayonna.

— En général, papa ne me laisse pas le rencontrer. Il dit qu'il est un

vaurien fini.

— Miss Fenton, dit Ben d'une voix aussi lisse que de la soie. Quel

grand plaisir de vous revoir !

Catherine surprit Alice et Gideon à la regarder avec l'air indulgent

de parents qui ont déjà acheté les cadeaux de mariage.

Ben lui prit la main et la porta à ses lèvres. Derrière elle, les dames

soupirèrent en chœur. Elle lui retira vivement sa main avant qu'il puisse

la sentir trembler.

— Oh, vous avez déjà rencontré mon cousin Ben ! s'exclama

Chloe, enchantée. C'est extraordinaire !

— Oh ! oui, fit Catherine en souriant à la jeune fille. Mais je crains

que la réputation de votre cousin ne soit surfaite, Chloe. Je pense qu'il

se sert de cette dangereuse renommée pour cacher une réalité beaucoup

plus terne.

— Miss Fenton, répondit Ben, de l'amusement dans les yeux, vous

me blessez.

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— Pas encore, riposta Catherine d'un ton suave, mais j'ai bien

l'intention de le faire bientôt.

D'une manière quelconque, Alice les avait entraînés tous les deux

derrière une énorme composition de fougères, à l'écart des regards

curieux des autres invités.

— Miss Fenton, dit-elle, Gideon et moi avons entendu parler du

désaccord entre vous et notre cousin...

Elle essaya de lancer un coup d'œil affectueux à Ben, ce qui ne

marcha pas tout à fait à cause de son manque total de sincérité.

— Et nous sommes si désolés de penser qu'il y a un malentendu

entre vous quand il pourrait y avoir de l'affection...

— Une très profonde affection, précisa Ben d'un ton pénétré, en

gardant les yeux rivés sur le visage de Catherine. Vous savez combien

je vous estime, miss Fenton.

— Vous voyez ! fit vivement Alice, tandis que Catherine ouvrait

la bouche pour démolir les prétentions de Ben. Lord Hawksmoor a le

plus grand respect pour vous...

— Et de l'admiration, insista Ben.

Catherine pouvait voir un éclat moqueur dans ses yeux.

— Chère miss Fenton.

— Cher lord Hawksmoor, reprit Catherine avec un égal aplomb,

vous avez un mépris total pour la vérité.

— Excellent ! s'écria Alice. Un excellent début Un échange de

vues plein de franchise. Je savais que vous pourriez régler vos

désaccords si vous acceptiez de vous parler.

— Bien sûr, dit Ben.

Il s'inclina.

— Miss Fenton, puis-je vous offrir devant témoins mes plus

profondes excuses pour l'insulte involontaire qui vous a conduite à me

provoquer en duel ? C'était entièrement ma faute. Je retire mes

remarques et m'excuse très sincèrement.

Catherine le fusilla du regard.

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— Il n'y avait rien d'involontaire dans votre insultante proposition,

monsieur !

Ben sourit.

— J'étais dominé par mon désir de vous épouser, miss Fenton,

submergé...

— Par l'idée de ma fortune, monsieur, coupa Catherine en

refermant sèchement son éventail. J'en ai parfaitement conscience.

— C'était une erreur, dit Ben, souriant d'une manière éhontée en la

regardant dans les yeux. Je suis désolé.

Catherine se mordit la lèvre.

— Si vous me faites des excuses et retirez votre demande

en mariage, cela signifie-t-il que je ne peux pas vous défier?

demanda-t-elle.

Le regard de Ben était malicieux.

— Je crains que non, miss Fenton.

Catherine soupira.

— Comme cela est contrariant.

Elle se sentait irritée d'être aussi habilement manipulée, mais elle

éprouvait aussi un certain soulagement. Si elle voulait se venger de Ben

Hawksmoor, peut-être que le blesser physiquement n'était pas la bonne

façon de le faire. Elle devrait penser à une autre solution.

Alice Hawksmoor considérait visiblement que l'affaire était réglée.

Elle les chassa en agitant les mains.

— Benjamin, emmenez cette délicieuse jeune dame et dansez avec

elle. Et miss Fenton — elle darda un regard acéré et lourd de reproches

sur Catherine —, veuillez rendre justice à lord Hawksmoor, je vous

prie.

Ben lui offrit son bras. Catherine jeta un coup d'œil à lady Russell,

mais celle-ci conversait avec un vieux général dont les médailles

indiquaient qu'il avait servi en Inde. Elle agita son éventail d'une façon

que Catherine interpréta comme la permission d'accepter l'offre de Ben.

La jeune femme pensa que sa marraine contemplait lord Hawksmoor

d'un regard bien trop indulgent.

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— Vous rendre justice, dit-elle doucement, alors qu'il l'escortait

vers la piste de danse. C'est une conspiration de voleurs ! Jusqu'à cet

instant, je n'aurais pas cru que vous vous allieriez avec votre cousin,

lord Hawksmoor, même pour gagner quatre-vingt mille livres.

Ben couvrit sa main de la sienne, en un geste qui lui troubla

grandement les sens.

— Gideon et Sam se sentaient tenus par l'honneur de tenter une

réconciliation entre nous, miss Fenton.

Il sourit.

— Naturellement, ils n'ont aucune idée de la basse opinion que

vous avez de moi, sinon ils n'auraient jamais pensé qu'une telle chose

était possible.

— Au moins, ils ont sauvé votre peau sans valeur, déclara

Catherine d'un ton suave. Pour l'instant.

Ben sourit de nouveau.

— Je vois que vous êtes toujours courroucée contre moi.

— Quelle finesse de votre part ! Je ne pense pas que cette...

Elle lutta pour trouver ses mots et contenir sa colère.

— ... cette tentative concertée de me persuader de vos intentions

honorables aura d'autre résultat que de me rendre absolument furieuse

en voyant que vous vous abaissez à n'importe quoi pour parvenir à

vos buts !

— Vous devriez considérer cela comme la preuve du désir que j'ai

de vous, Catherine, répondit Ben avec douceur. Je ferais appel à l'aide

du diable lui-même pour obtenir votre main.

Leurs yeux se rencontrèrent. Catherine détourna les siens la première.

— Vous ne voulez que ma fortune, insista-t-elle avec entêtement.

La main de Ben se resserra sur la sienne, l'obligeant à le regarder de

nouveau. Ses yeux noisette étaient brillants.

— Ce n'est pas vrai. Je désire votre argent — je l'ai admis dès le

début —, mais je vous désire aussi. Vous savez combien.

Il fit un petit geste.

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— Je ne vous mens pas. Je suis un chasseur de fortunes, mais je

suis honnête.

La musique entamait une valse, pas le tourbillon décadent que l'on

avait joué chez Ben, mais une danse formelle et respectable que

même les dames patronnesses d'Almack's n'auraient pas

désapprouvée. Ben lui tendit la main et, au bout d'un moment,

Catherine posa son autre main sur son épaule, en hésitant. Ils se

mirent à faire le tour de la piste, gardant entre eux une distance

irréprochable.

— J'ai une autre raison de vouloir vous amener à des fiançailles et

vous détourner d'un duel, déclara Ben. Je le confesse volontiers. Je

vous ai vue vous entraîner chez le colonel Acheson. Vous êtes une

bonne tireuse.

Catherine leva vivement les yeux vers lui. Elle glissa légèrement sur

de la cire de bougie et il raffermit son emprise sur sa taille. Lorsqu'elle

se ressaisit, il reprit ses distances.

— Vous avez donc peur de moi ? demanda-t-elle d'un ton léger.

-— J'ai peur de ce que vous pourriez me faire, répondit-il

sèchement. Est-ce votre grand-père qui vous a appris à tirer, miss

Fenton?

—Il m'a fait prendre des leçons, répondit Catherine. Il pensait qu'il

était important pour une femme de savoir se défendre.

Elle le regarda.

— N'oubliez pas, milord, que je suis née en Inde. La vie était

beaucoup plus incertaine là-bas qu'à Londres.

— Ma vie n'aurait pas été si sûre si vous aviez exercé votre

vengeance, dit Ben avec sentiment. Qu'est-ce que sir Jack vous a appris

d'autre, Kate — à part tricher aux jeux de hasard?

Catherine lui décocha un regard noir.

— Je ne triche pas !

Elle le vit la regarder d'un air spéculateur et son froncement de

sourcils s'adoucit en un sourire réticent.

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— C'est-à-dire, il m'a bien appris à tricher, mais lorsque vous

m'avez vue jouer contre lady Paris, j'ai gagné honnêtement.

Il rit.

— Je ne triche jamais non plus.

— Et vous ne perdez jamais.

— Jamais jusqu'à présent.

Elle vit son visage redevenir sérieux.

— Mais je crois bien, miss Fenton, que j'ai trouvé en vous ma

Némésis.

Il y avait une pointe d'humour dans sa voix et quand Catherine releva

les yeux vers lui, le sourire qu'il lui décocha était pour une fois dénué

de moquerie. Cela lui donna une impression choquante d'intimité.

— Je sais que vous avez miné mes plans avec vos excuses, dit-elle

lentement, et que maintenant je ne peux plus vous tirer dessus. Mais je

pense que je serais moins en colère si je croyais que vous avez dit un

seul mot sincère.

Une seconde, les mains de Ben se resserrèrent sur elle et elle en sentit

la chaleur à travers la fine mousseline de sa robe.

— Vous me jugez mal, dit-il. J'ai fait une erreur en essayant de

vous persuader de m'épouser comme je l'ai fait, et je le regrette

sincèrement.

— Un homme de votre trempe ne devrait jamais se marier, dit

Catherine. Avec vous, il y aura toujours d'autres femmes, n'est-ce pas,

lord Hawksmoor? Et il y a très peu de choses qui nous lient.

Elle vit, à l'expression soudaine et troublante qui passa dans ses yeux,

qu'il pensait au moment où elle avait été dans son lit, au plaisir et à

l'intimité qu'ils avaient partagés. Pendant un court laps de temps, ils

avaient été aussi proches que de vrais amants et elle avait cru que cela

pourrait durer toujours. Ce souvenir lui troublait encore l'âme.

— Le croyez-vous réellement? demanda-t-il.

— Que vous seriez infidèle?

Catherine évita obstinément ses yeux.

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— Bien sûr, dit-elle d'un ton amer. Vous pouvez difficilement vous

afficher avec la courtisane la plus renommée de Londres et vous

attendre à ce que je croie autre chose.

Ben inclina la tête.

— Touché. Toutefois, vous étiez fiancée à Withers et ne pouviez

penser qu'il vous serait fidèle.

— Je ne l'ai pas pensé un seul instant, déclara Catherine. Ces

fiançailles n'étaient pas mon choix et je les ai rompues dès que je l'ai

pu. C'est une autre raison pour laquelle je n'accepterai jamais une

autre union forcée.

— Alors, pour vous marier, vous exigez un homme de votre choix

qui vous aime et vous soit fidèle ?

— Exactement, milord, confirma-t-elle. Et je ne pense pas que

vous remplissiez aucune de ces conditions, n'est-ce pas?

Ben rit.

— Deux sur les trois ne seraient pas si mal. Je peux vous promettre

d'être fidèle.

Il courba la tête pour lui murmurer à l'oreille :

— Avec vous dans mon lit, pourquoi souhaiterais-je vagabonder?

Vous êtes tout ce que je désire. Vous devez savoir que je brûle pour

vous.

Le souffle de Catherine se coinça dans sa gorge. Tout son corps était

sous tension. Elle le désirait aussi.

— Ne parlez pas ainsi, chuchota-t-elle.

— Et je pourrais être l'homme de votre choix. Vous savez fort bien

que je vous tente.

Un autre couple valsa près d'eux et Catherine réprima la réplique qui

lui sautait aux lèvres. Elle ne voulait pas que quiconque entende cette

conversation. Mais elle était dangereuse. Ben avait raison—elle était

tentée. Il lui faisait souhaiter des choses quelle s'était juré d'oublier.

Cette nuit dans son lit, les draps emmêlés, le goût salé de sa peau, son

odeur... Elle ferma les yeux pour chasser ces souvenirs.

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Ils dansèrent un moment en silence. Catherine n'était que trop

consciente du frôlement de sa jambe contre sa robe de mousseline, de

la chaleur de sa main sur sa taille, du contact soudain et choquant de sa

joue sur la sienne tandis qu'il la serrait brièvement contre lui, de façon

très inconvenante, pour la dernière virevolte de la valse. La musique

s'arrêta. Des applaudissements éclatèrent dans la salle. Les danseurs se

séparèrent, se mêlèrent aux autres invités, se mirent à bavarder.

Catherine sentit Ben l'écarter de la foule pour l'entraîner vers la

relative intimité d'une embrasure de fenêtre.

H se pencha et lui parla à l'oreille, son souffle faisant voleter les

boucles qui s'étaient échappées de son chignon.

— Venez dans la bibliothèque avec moi. Je veux vous parler

convenablement.

Catherine le regarda et secoua la tête.

— Une jeune dame ne s'éloigne pas avec un gentleman sur un

prétexte aussi futile, milord.

— Très bien.

Il lui sourit d'un air de défi.

— Venez dans la bibliothèque avec moi, répéta-t-il. Je veux vous

embrasser de manière très inconvenante.

Catherine rit. Elle ne put s'en empêcher.

— Vous êtes d'une vanité sans bornes, milord. Et la réponse est

toujours non.

— Vaniteux ou non, je vous manquerais si je ne faisais plus partie

de votre vie. Epousez-moi, Kate. C'est ce que nous voulons tous les

deux.

Ces mots, prononcés doucement, piquèrent Catherine au vif parce

qu'ils étaient péniblement proches de la vérité. Elle se détourna de lui

pour regarder sans rien y voir à travers les vitres embuées qui

donnaient sur le jardin noyé de brouillard. Le froid de la fenêtre allait

de pair avec le froid de son cœur.

Se pouvait-il qu'il n'y ait que quelques semaines qu'elle avait

rencontré Ben Hawksmoor? Cette idée lui paraissait absurde, car d'une

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certaine manière sa présence était si intégrée au tissu de son existence,

maintenant, qu'elle ne voyait pas comment elle pourrait l'en bannir sans

déchirer une partie de sa vie.

Elle noua ses bras sur elle. C'était ridicule ! Au début, elle s'était

crue amoureuse de lui, mais elle avait dépassé cette folie, à présent ;

elle était plus âgée, plus sage, elle n'aspirait plus à l'amour et à l'intimité

qu'elle avait si sottement cherchés dans son lit. Et quoi qu'il dise, quelle

que soit l'étrange sensation de reconnaissance qu'elle éprouvait en étant

avec lui, il n'existait pas de lien plus profond entre eux. Leurs mondes

étaient à des océans l'un de l'autre. Il la voulait pour son argent d'abord,

pour son corps ensuite et l'amour n'avait pas sa place là-dedans. Donc

elle ne pourrait jamais l'épouser.

Et cependant... Cependant, si Ben devait s'en aller ici et maintenant,

si elle ne devait jamais le revoir, alors sa vie serait en quelque sorte

plus sombre, moins riche et excitante, moins pleine de promesses. Elle

n'avait plus à épouser Algernon Withers maintenant, bien sûr; elle

pouvait trouver un homme bien, le genre d'homme dont sa marraine

assurait qu'il en restait dans le monde, l'épouser et être satisfaite. Mais

elle ne reverrait plus Ben Hawksmoor.

Une boule de larmes se forma soudain dans sa gorge et elle la ravala,

irritée contre elle-même d'une telle faiblesse. Il fallait qu'elle parle

rapidement, qu'elle dise à Ben que s'il partait il ne lui manquerait pas,

qu'il pouvait s'en aller maintenant et qu'elle s'en réjouirait, qu'elle ne

l'épouserait jamais. Cette idée était absurde, insultante.

Mais elle avait pensé voilà pas si longtemps que si elle épousait

Withers, elle serait à peine vivante, condamnée à vivre dans la

pénombre. Elle avait pensé que le reste de sa vie serait morne, plat et

dénué de tout plaisir, et qu'elle pourrait aussi bien être morte. Or, elle

ne pouvait imaginer éprouver ce genre de choses avec Ben. Jamais.

Absolument jamais.

Il se tenait derrière elle et il posa les mains sur ses épaules. Elle se

sentit aussitôt chaude, en sécurité, en même temps craintive et

transportée.

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— Kate ? murmura-t-il.

Elle était si près d'accepter. Elle connaissait tous ses défauts. Elle

savait qu'il ne l'aimait pas. Il s'en était excusé le jour où elle lui avait si

péniblement avoué ses sentiments. Si elle l'acceptait maintenant, ce

serait les yeux ouverts et en sachant qu'elle ne pourrait jamais le

changer. Mais il ne l'aimait pas. Et pour elle, c'était rédhibitoire.

— Je regrette, dit-elle. Je ne peux pas.

Ben avait été si absorbé par la réaction de Catherine à son égard, si

certain qu'elle allait accepter, qu'il n'avait même pas envisagé la

possibilité d'un refus. Toute son attention avait été concentrée sur elle

et sur le fait qu'il voulait qu'elle accepte sa demande en mariage. Il le

désirait à un point insupportable. Il brûlait qu'elle dise oui.

Il avait senti le léger tremblement qui la parcourait, avait vu

l'hésitation dans ses yeux, ses lèvres qui s'entrouvraient sur son souffle,

et il avait su au plus profond de lui qu'il était à deux doigts d'exaucer le

désir de son cœur. Et puis ses yeux ambrés s'étaient ternis, elle avait

parlé, et la frustration et le chagrin l'avaient frappé si durement qu'il

était incapable de dire un mot.

La frustration, il pouvait la comprendre. Une fortune venait de lui

échapper. Elle lui avait de nouveau glissé entre les doigts.

Son chagrin était moins explicable et il craignait de l'analyser.

Ses instincts de joueur le poussèrent à jeter les dés une dernière fois.

Il lui prit la main.

— Alors, j'ai quelque chose à vous dire avant que nous nous

séparions. Je vous supplie de venir avec moi dans la bibliothèque.

Il pouvait voir qu'elle était réticente. Elle ne se fiait pas à lui. Cette

pensée lui lacéra encore plus le cœur. Mais pourquoi lui ferait-elle

confiance ? Il lui avait donné fort peu de raisons de le faire.

— Je vous en prie, insista-t-il. Je vous promets de ne pas vous

toucher, Kate. Mais je dois vous parler.

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Elle hocha légèrement la tête, se détourna et se fraya un chemin à

travers la salle de bal encombrée, s'arrêtant pour parler à lady Russell

en passant. Ben l'observa. Il savait qu'elle disait tout à son chaperon

afin que lady Russell sache où elle allait et quand les interrompre. Il

esquissa un sourire. Il admirait sa stratégie.

Il attendit cinq minutes avant de la suivre. Cela lui parut durer une

heure. Lorsqu'il entra dans la bibliothèque, elle se tenait devant le feu,

très droite, les bras croisés dans une attitude qui le mettait au défi de ne

pas s'approcher d'elle.

— Eh bien, milord?

Ben s'arrêta. Il avait eu l'intention de faire exactement ce qu'il avait

promis de ne pas faire — la prendre dans ses bras et vaincre sa

résistance par son désir. Il savait qu'il ne lui était pas indifférent. C'était

une faiblesse et il pouvait l'utiliser contre elle.

Mais quand le moment arriva, il ne fit rien de tel.

— Kate, dit-il, je ne vous ai jamais dit combien je regrette la

manière dont je vous ai méjugée.

Il s'interrompit. Elle le regardait avec un mélange d'incrédulité et de

suspicion, et soudain il lui parut impératif, s'il devait ne plus jamais la

revoir, qu'elle ne le croie pas totalement dénué d'honneur.

Il se racla la gorge.

— Il est vrai que l'on m'avait dit que vous n'étiez pas chaste, et que

nos premières rencontres m'avaient conduit à croire que c'était vrai,

mais...

Il s'interrompit un instant.

— Ce n'est pas une excuse pour la façon impardonnable dont je me

suis conduit. Me venger de vous d'une manière si inconvenante...

Il secoua la tête.

— Je suis désolé.

Catherine fit un petit geste. Elle paraissait stupéfaite.

— Vous avez refusé ma demande et je ne vous presserai pas de

nouveau de m'épouser si vous ne le souhaitez pas, poursuivit-il, mais si

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vous attendiez un enfant je vous supplie de me le dire. Si c'était le cas,

je promets de faire tout mon possible pour vous aider..,

Il s'interrompit de nouveau. Jamais, de sa vie, il n'avait imaginé qu'il

dirait une chose pareille. Il n'avait jamais voulu prendre une telle

responsabilité. Une part de lui ne le souhaitait toujours pas. Quand il

l'avait demandée en mariage, c'était à cause de sa fortune et parce qu'il

désirait lui faire l'amour avec une ardeur qui le rendait fou. Cela n'avait

rien eu à voir avec des notions chevaleresques déplacées. Et

maintenant une partie de lui souhaitait qu'elle lui dise qu'il n'avait pas à

s'inquiéter, qu'il n'y aurait pas d'enfant, qu'il n'avait pas besoin de faire

de geste stupide et altruiste, qu'elle n'avait pas besoin de son aide,

tandis qu'une autre partie désirait ardemment la lier à lui et ne jamais la

laisser partir. Et c'était ce qui le terrifiait tellement.

Il vit la rougeur envahir son visage. Elle paraissait très jeune,

comme au moment où il s'était rendu compte, trop tard, qu'il venait de

la déflorer. Il savait que cela devait être difficile pour elle. On ne parlait

jamais de questions aussi intimes. Néanmoins elle s'était remise de son

choc initial et redressée.

— Je ne suis pas enceinte, murmura-t-elle. Je...

Elle déglutit et resserra ses bras autour d'elle.

— J'ai eu mes menstrues comme d'habitude.

Elle voulut se détourner de lui, mais il la prit par les épaules et

l'obligea à lui faire face.

— Catherine...

Elle leva les yeux. Il y avait du chagrin et de la perplexité dans son

regard, ainsi qu'un mélange de soulagement et de malheur, pur et

brutal. La contradiction choquante de ce qu'il vit glaça le cœur de Ben,

alors même qu'il constatait qu'il n'avait aucune idée de ce qu'il

éprouvait lui-même. Son instinct le plus fort était de tendre la main vers

elle, de la serrer dans la chaleur de son corps, de lui dire que tout irait

bien. Il ferait en sorte que tout aille bien. Sapristi, il lui donnerait dix

enfants si c'était ce qu'elle voulait, il lui donnerait n'importe quoi si cela

pouvait seulement chasser ce désarroi et cette souffrance de son visage.

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Mais il avait attendu un instant de trop. Les yeux de Catherine

redevinrent indéchiffrables et elle s'écarta d'un petit pas de lui, se

libérant de son toucher.

—- C'est pour le mieux, dit-elle, et sa voix se brisa un peu. Je le sais.

Ben le savait aussi, dans sa tête.

— Alors, nous en restons là, dit-il lentement.

— Oui, confirma-t-elle. Nous n'avons plus besoin de nous revoir,

jamais. Mais je vous remercie de vos excuses et de votre offre.

La lumière des bougies tombait sur son visage, y dessinant des traits

sombres et dorés.

— Quand nous étions dans la salle de bal, reprit-elle, j'ai été très

tentée d'accepter votre proposition. Mais si je le faisais, je commettrais

de nouveau la même erreur. Je chercherais en vous des choses que vous

ne pouvez me donner. Et faute de pouvoir vous changer, je serais

malheureuse.

Ben la regarda, debout devant lui, si belle et si fière. En un moment

d'intrépidité, il se trouva tenté de lui offrir tout ce qu'elle voulait, mais

alors même qu'il y songeait, il sut qu'il manquerait toujours quelque

chose. La seule chose dont Catherine avait besoin, celle qu'elle

méritait, était d'être aimée autant qu'elle était capable d'aimer. Et il ne

serait jamais à sa hauteur dans ce domaine. Les cicatrices du passé, la

peur, la désillusion qui l'habitaient, son intérêt pour lui-même, faisaient

de lui un piètre choix pour une femme aussi généreuse. Et pourtant,

dans son égoïsme, il la désirait tellement.

Il lui prit la main.

— Je ne veux pas vous perdre, dit-il doucement Donnez-moi une

dernière chance de vous montrer que vous pourriez être heureuse avec

moi. Laissez-vous tenter. Venez avec moi à la foire du Gel demain soir.

Les yeux de Catherine étaient très grands et très sombres. Elle passa

la pointe de sa langue sur sa lèvre inférieure.

— Ce serait très irresponsable de ma part.

Mais il pouvait voir à l'éclat de ses yeux que sa suggestion

l'intriguait.

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Il rit.

— C'est vrai.

— Par quoi voulez-vous me tenter exactement ? demanda-t-elle.

Le sang de Ben se rua à travers son corps à la pensée de toutes les

tentations qu'il avait envie de lui offrir. Il l'attira plus près.

— Je souhaite vous montrer que m'épouser serait...

Il s'arrêta.

Qu'est-ce que cela serait? Vibrant, excitant, totalement satisfaisant...

Serait-ce assez pour la contenter? Il l'ignorait.

— Une sottise ? De la témérité frisant la folie ? suggéra- t-elle.

Un léger sourire incurva sa bouche.

— J'aimerais qu'il soit moins difficile de vous refuser, Ben

Hawksmoor.

— Alors, ne me refusez pas.

Il ne lui laissa pas le temps de répondre. Sa bouche descendit

durement sur la sienne, sa main se coula dans la douceur de ses

cheveux et la tint fermement.

Il perdit son contrôle dès le premier instant. L'intense chaleur qui

s'était développée entre eux le consuma, la passion qu'il éprouvait

pour Catherine brûlant tout bon sens et toute raison. Il ne se souvenait

pas d'avoir jamais ressenti une ardeur aussi désespérée et un besoin

qui le gouvernait à ce point. Ils étaient tous deux hors d'haleine

lorsqu'il interrompit finalement leur baiser.

— J'irai à la foire du Gel avec vous demain, chuchota- t-elle.

Il la garda dans son étreinte.

— Je veux toute la nuit, Kate.

Elle rit. Ses lèvres n'étaient qu'à un pouce des siennes.

— Il vous faudra si longtemps pour me convaincre ?

La passion et le besoin fusèrent en lui tandis qu'il la regardait dans les

yeux. Il ne parvenait pas à respirer. Il ressentait la crainte et la

jubilation d'avoir le désir de son cœur enfin à sa portée, et pourtant...

Pourtant, Catherine s'écartait de lui, maintenant, le visage grave.

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— Je ne promets rien d'autre que ma compagnie, dit-elle. J'ai

besoin de réfléchir.

Elle sourit.

— De grâce, ne vous donnez pas la peine de nous raccompagner.

Lady Russell et moi sommes parfaitement capables de veiller sur

nous-mêmes.

A la porte, elle se retourna et lui sourit, comme poussée par un élan

auquel elle ne pouvait résister, et l'excitation frappa de nouveau Ben

comme une vague. Elle était un défi, un tourment, le plus grand pari

qu'il avait jamais fait dans sa vie. Et il pouvait décrocher le plus beau

des lots — quatre-vingt mille livres et le privilège de ne plus jamais

avoir froid ou faim, de ne plus jamais être pauvre. Il pourrait même se

sentir véritablement en sécurité pour la première fois de sa vie.

Et en supplément il aurait Catherine. La femme qu'il désirait plus

que tout au monde — à part sa fortune.

Son cœur se contracta. Il ne voulait pas la blesser. Il ferait son

maximum pour l'éviter. Il sentait quelque part au fond de lui qu'elle

pourrait faire de lui un homme meilleur si seulement il ouvrait toutes

ses parts d'ombre à sa lumière.

Mais c'était une façon de penser sentimentale et dangereuse. Avec

l'argent de Catherine, il serait en sécurité et cela le rendrait heureux. Il

la traiterait bien, même s'il ne pouvait pas l'aimer. C'était tout ce dont il

s'agissait. C'était très simple.

Et Catherine lui avait donné cette chance.

Le jeu était reparti.

— Tante Agatha, dit Catherine dans la voiture qui les reconduisait

chez elles. Si une jeune dame souhaitait passer une soirée avec un

gentleman, quels seraient les conseils de son chaperon ?

Lady Russell était si profondément enfouie sous la couverture

qu'elle était à peine visible.

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— Vous savez fort bien, Kate, répondit-elle, que tout chaperon

digne de ce nom vous dirait que cela ne se fait pas.

Catherine soupira.

— Je suppose que non, reconnut-elle.

— D'un autre côté, reprit sa marraine, un chaperon qui a vu une

aussi grande partie du monde que moi dirait à une jeune dame de ne

pas gâcher une opportunité offerte par la vie, sous peine de finir en

vieille fille aigrie.

Catherine tourna la tête et la regarda.

— Tout dépend de ce que vous voulez, poursuivit lady Russell.

Que voulez-vous, Kate? Un grand mariage conventionnel?

— Non, répondit Catherine. Je veux quelqu'un qui veut de moi.

Elle noua ses doigts gantés.

— L'an dernier, avant que papa donne à lord Withers la

permission de me courtiser, j'avais une quantité de soupirants.

Sa voix prit un timbre passionné.

— Aucun d'eux ne voulait vraiment de moi, tante Agatha !

Certains voulaient m'épouser parce que je suis jolie, d'autres parce

qu'ils pensaient que je pouvais être docile, ou riche, ou simplement

parce que j'étais une jeune débutante. Je ne crois pas qu'un seul d'entre

eux me voyait comme Catherine Fenton, et encore moins me voulait

pour moi-même !

— Je pense que Withers voulait de vous, dit sombrement lady

Russell.

— Non, contesta Catherine. H voulait faire de moi quelque chose

d'autre, quelque chose que je ne suis pas. Il voulait une femme

obéissante, pliée à sa volonté.

Elle frémit.

— Et Ben Hawksmoor? demanda lady Russell d'un ton bougon,

mais aimable. Pensez-vous qu'il vous veut vraiment pour vous-même

?

— Oui, répondit Catherine.

Elle rit.

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— Et il veut mon argent.

La vieille dame sortit une main de sous la couverture et tapota celle de

sa filleule.

— Vous n'avez pas d'illusions, n'est-ce pas, mon enfant?

— Plus maintenant, reconnut Catherine, sans montrer de pitié

pour elle-même.

— L'aimez-vous?

— Je... je ne sais pas.

Elle se rappela avec une légère pointe de regret la candeur de ses

sentiments initiaux pour Ben. Elle était tombée amoureuse de lui avec

la naïveté d'une écolière et ce qu'elle éprouvait pour lui maintenant en

était très loin.

— Je lui ai dit que je n'épouserais jamais un homme qui ne

m'aimerait pas, expliqua-t-elle, mais je me demande à présent si je

n'exige pas trop. Peut-être que le désir, le fait de plaire, le respect et

l'admiration...

Sa voix retomba.

— Peut-être que cela suffirait. Sans doute vaut-il mieux jouer la

carte que le destin m'offre que de me retrouver sans rien.

Lady Russell secoua la tête.

— Vous méritez le meilleur de ce qu'un homme peut offrir, Kate.

— Mais si je l'aime, cela suffirait peut-être pour nous deux,

suggéra Catherine.

Dans la lumière vacillante des lanternes de la voiture, le visage de sa

marraine était grave.

— Cela peut-il suffire?

— Je ne sais pas, admit Catherine avec honnêteté.

— Alors, vous avez besoin de passer cette soirée avec lui, dit

lady Russell.

Elle pressa la main de sa filleule.

— Allez-y et découvrez-le.

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21.

« Des fiancés ne doivent en aucune circonstance s'asseoir ensemble,

se promener ensemble ou passer du temps ensemble, sauf en présence

d'un chaperon. »

Mme ELIZA SQUIRE, De la bonne conduite des

dames.

Lily St Clare était très fatiguée ce soir-là. Elle avait déjà reçu quatre

clients quand Sarah Desmond entra en coup de vent, les yeux brillant

d'excitation et de cupidité.

— Il y a quelqu'un en bas qui vous demande, chérie. Il vous a

réclamée par votre nom et est prêt à payer une fortune pour vos

faveurs !

Sarah ouvrit de grands yeux, comme si c'était quelque chose de

splendide et non la précision qui faisait que Lily se sentait encore plus

vulgaire, corrompue et dégradée.

— Qui est-ce ? demanda-t-elle.

Sarah fronça légèrement les sourcils.

— Il a donné le nom de Lander. Je ne l'ai jamais vu ici auparavant,

mais s'il paye bien, il pourrait devenir un client régulier pour vous !

Lily soupira. Elle ne pouvait pas refuser, bien sûr. Sarah avait été

bonne pour elle à sa façon, la prenant chez elle quand tout le monde

dans la bonne société lui avait tourné le dos, hormis Catherine. Et ce

n'était pas une mauvaise vie dans le sens où elle n'avait pas faim ni

froid et n'était pas pauvre. Elle jouissait de nombreux conforts

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matériels. Quelle importance si elle n'avait plus de respect pour

elle-même ?

Lily se détestait de ce qu'elle était devenue. Autrefois elle était si

innocente — aussi innocente que Catherine —, mais à présent elle ne

comptait plus les hommes avec qui elle avait couché.

Sarah ne comprenait pas, évidemment. Elle pensait que Lily devrait

être contente que les hommes la recherchent et paient si bien pour leur

plaisir. Elle attendait, maintenant, paraissant un peu irritée par le

manque d'enthousiasme de sa « protégée ». Alors Lily afficha un

sourire et combattit sa répulsion.

— Je suis impatiente de faire sa connaissance, murmura- t-elle, et

Sarah sourit.

Pendant que la tenancière du bordel s'empressait d'aller chercher le

client, Lily alla sans entrain dans son cabinet de toilette pour laver de

son corps l'odeur du précédent et se pincer les joues afin d'y remettre un

peu de couleur. Lorsqu'elle retourna dans sa chambre, elle trouva

l'homme qui l'attendait déjà—et ses entrailles se nouèrent d'horreur en

voyant qui il était.

— Bonsoir, ma chère, dit Algernon Withers.

Lily ne l'avait jamais aimé. Elle avait toujours senti de la

malveillance dans son attitude envers Catherine et s'émerveillait que

son amie, tellement plus forte qu'elle, ait réussi à s'arracher à son

emprise. Mais le fait qu'il ne lui plaisait pas n'était pas une excuse

qu'elle pouvait donner pour le refuser, aussi lorsqu'il lui demanda de se

déshabiller pour lui et de s'allonger sur le lit, elle obéit sans protester,

en essayant désespérément de cacher ses frissons de dégoût, mais avec

la nausée au cœur.

Withers semblait pressé. Il était déjà complètement excité lorsqu'il

la rejoignit sur le lit. Cela convenait tout à fait à Lily, car sa chair se

révulsait déjà à son contact et elle ne souhaitait qu'être débarrassée de

lui au plus vite. Il la pénétra sans préambules et d'un assaut violent qui

lui fit se mordre les lèvres pour retenir un cri de douleur. Mais alors, à

sa surprise, il ralentit son rythme, étirant son propre plaisir pendant ce

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qui sembla durer une éternité à Lily. Il lui caressa les seins en

s'enfouissant en elle et elle fit les bruits requis pour imiter le plaisir,

mais elle eut l'impression qu'il ne l'entendait pas. Il avait une

expression intense et un regard lointain, comme s'il pensait à quelque

chose ou à quelqu'un d'autre.

Soudain, il lui empoigna les cuisses et la força si durement qu'elle ne

put réprimer un cri. Elle se débattit, mais il était trop tard. Ses mains

étaient remontées jusqu'à sa gorge et il serrait — très fort.

A travers le bourdonnement qui emplissait ses oreilles, Lily

l'entendit grogner tandis qu'il était secoué de spasmes violents. Elle

avait un brouillard devant les yeux, maintenant, puis tout se déforma,

bascula sur le côté et la noirceur l'enveloppa. Au dernier moment, elle

crut comprendre ce qui s'était passé. Car alors qu'elle perdait

conscience, elle l'entendit prononcer le nom de Catherine.

Ils trouvèrent son corps deux heures plus tard. Sarah Desmond, qui

vérifiait l'heure, espérait que le client paierait un supplément pour avoir

dépassé le temps imparti. Finalement, elle décida d'intervenir

discrètement.

Ses hurlements firent accourir Connor du vestibule et sortir les

courtisanes et leurs clients des chambres voisines, pour voir le corps nu

et malmené de Lily St Clare. Il était bien trop tard pour faire quoi que

ce soit pour la sauver. La fenêtre était ouverte et son meurtrier s'était

enfui.

Ben et Catherine descendirent sur la rivière gelée par l'escalier des

Trois-Grues. Il la tenait solidement par la main pour l'aider à mettre le

pied sur la glace et paya trois pence au batelier de garde pour eux deux.

Du pont de Blackfriars, la Tamise avait paru peu familière, tel un

large ruban argenté et figé brillant au clair de lune. Au niveau de l'eau,

elle paraissait encore plus étrange, composant un paysage de reliefs

tourmentés et de grandes plaques de glace enchevêtrées selon des

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angles tortueux. Au-dessus d'eux, le ciel était d'un profond bleu foncé

constellé de myriades d'étoiles qui ressemblaient à des diamants piqués

sur du velours.

— On dirait qu'il fait un peu moins froid ce soir, dit Catherine,

levant son visage vers la brise. L'air a une odeur différente.

— Cela ne fondra pas, lui assura Ben. Pas ce soir.

Les cendres que les bateliers avaient répandues sur la glace

crissaient sous leurs pieds. Catherine glissa sa main au creux du bras de

Ben et resta à son côté, tout près de lui. Il y avait des gens partout : des

marchands et leur famille vêtus de leurs habits du dimanche, l'air

grassouillet et bien nourri, et des enfants en haillons, maigres et pâles

de froid et de faim. Mais il y avait un éclat particulier dans les yeux des

pauvres comme des riches, et de l'excitation dans l'air.

— J'ai grandi pas loin d'ici, dit soudain Ben.

Il regardait vers le nord du fleuve, là où les entrepôts se pressaient

jusqu'à la rive.

— Il y avait un endroit appelé l'allée de l'Ange où nous avions une

pièce.

Il fit une grimace.

— Un endroit mal nommé, à moins que ce ne soit comme un

raccourci vers le ciel. Des centaines de gens sont morts de la fièvre dans

ces rues.

Il se détourna et, au clair de lune, Catherine vit sur son visage une

expression qu'elle n'avait jamais vue auparavant. Cela ressemblait à du

chagrin. Il avait dit qu'ils avaient une pièce. Une pièce dans une rue

étroite qui menait à la tombe pour des centaines d'enfants comme Ben.

Elle frissonna.

— Quel âge aviez-vous, alors ? demanda-t-elle.

Il la regarda.

— Je n'en parle pas, en général.

Catherine tint bon et attendit, et il sourit.

— Mais je vais vous le dire, Kate Fenton. A partir du moment où

vous n'irez pas raconter mon histoire à la presse à un penny.

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Elle ne put dire s'il était sérieux ou non.

— Eh bien, répondit-elle en plaisantant, si je suis à court d'argent

dans l'avenir, il se peut que je l'envisage.

Ben se mit à marcher vers les tentes dressées au milieu du fleuve.

— Mon père a jeté ma mère hors de la maison avant ma naissance.

Elle est revenue à Londres. Sa famille venait de là. Mais ils n'ont pas

voulu la reconnaître. Il y avait déjà trop de bouches à nourrir. Quand je

suis né, elle a dû retourner travailler.

Ils marchaient lentement. Le clair de lune illuminait tout,

transformant le paysage de glace autour d'eux en un pays féerique. Des

enfants passaient en courant, criant et tombant sur la glace. Certains

s'étaient fabriqué des patins de fortune. D'autres se tiraient sur des sacs

ou des plateaux qui faisaient usage de traîneaux. L'air résonnait de leurs

cris de joie.

— Nous avons vécu allée de l'Ange jusqu'à mes douze ans,

poursuivit Ben. Maman vendait de vieux habits pour nous procurer

quelques pennies et plus tard elle est devenue lavandière. Elle

travaillait toute la nuit, allant chercher le linge dans les maisons

nobles — le genre de personnes parmi lesquelles elle aurait pu évoluer

autrefois si les choses avaient tourné autrement.

— Votre père..., commença Catherine, mais elle vit l'expression de

Ben se fermer.

— Je ne l'ai jamais connu, dit-il. Vous devez savoir qu'il a refusé

de me reconnaître.

— Mais vos oncles vous ont retrouvé et envoyé à l'école, à Harrow

School.

Elle avait lu cette partie de la vie de Ben dans l'une des nombreuses

feuilles de chou à un penny que la soubrette Molly lui avait demandé

de lire pour elle.

— Ma mère pensait que c'était la bonne chose à faire, déclara Ben,

en jetant un coup d'œil de côté à Catherine. J'ai détesté cette période.

Ils me traitaient tous de bâtard, tous les jours, en face, et je ne pouvais

pas le nier. Alors je me conduisais très mal.

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Il rit.

— Et j'ai continué.

Un sourire s'attarda sur ses lèvres.

— Je suppose que vous aimiez l'école, Kate.

Elle lui pressa le bras.

— Oui, répondit-elle. Beaucoup. Je me sentais seule, avant, étant

fille unique et grandissant à l'étranger. Certaines des autres filles me

houspillaient, bien sûr, parce que je venais d'une famille de nababs,

mais je m'en moquais parce que Lily était devenue mon amie. Je

n'étais pas une élève brillante, mais j'aimais le sentiment d'appartenir à

un endroit.

Ben hocha la tête.

— On est très seul quand on sent que l'on n'a pas sa place quelque

part.

Il y avait une rangée de tentes devant eux, maintenant, avec des

banderoles volant au sommet de leurs chapiteaux pointus.

— « Lord Wellington pour toujours », lut Catherine en riant. On

ne peut discuter cela !

— Ce sont surtout des tavernes, dit Ben.

Il lui sourit.

— Aimeriez-vous un verre de vin chaud aux épices, Kate ? Cela

vous tiendrait chaud.

— Il me rendra plus sûrement ivre, répondit-elle.

Rien que les vapeurs flottant dans l'air glacé lui faisaient

tourner la tête.

— Mais même ainsi, c'est tentant !

Ils se frayèrent un chemin à l'intérieur peu éclairé de la tente baptisée

Lord-Wellington. Quelques tables et chaises branlantes avaient été

installées sur la glace, autour d'un réchaud dont la fumée montait tout

droit à travers un trou du chapiteau. Catherine ôta ses gants et se

réchauffa les mains aux braises. Le tavernier lui apporta un verre de

vin chaud et une pinte de bière pour Ben. Elle but une gorgée pour

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goûter et sentit ses yeux s'embuer de larmes tandis que l'alcool lui

brûlait la gorge.

— Oh, il y a du gin, dedans ! s'exclama-t-elle.

— Comment diable le savez-vous ? demanda Ben. Je pensais que

les débutantes ne buvaient que de la citronnade.

— Mon grand-père...

— Bien sûr.

Ben but une longue rasade de bière.

— Le vénéré sir Jack. Quelle terrible influence il a eue sur vous !

Catherine gloussa.

— J'avais l'école pour m'apprendre à être une débutante, dit-elle.

Mon grand-père m'apprenait les choses qu'il jugeait utiles pour moi.

— Comme boire du gin?

— Il disait que les gens essaieraient de me dire que faire, que

manger et que boire, que dire et que porter, expliqua- t-elle en se

rappelant ces moments avec une bouffée de nostalgie qui était moitié

peine, moitié plaisir. Et il me disait que la vraie Kate Fenton devait

être une vraie personne qui pouvait penser par elle-même, pas une

créature façonnée par quelqu'un d'autre.

Ben lui prit la main.

— Alors, il serait fier de la personne que vous êtes devenue, Kate.

Elle sourit.

— Merci, milord.

— Appelez-moi Ben, dit-il. Si nous devons nous fiancer...

— Je vous appellerai par votre prénom quand nous serons fiancés,

répliqua-t-elle sévèrement.

Elle but un peu plus de son vin et sentit sa chaleur se répandre dans

ses membres.

— J'imaginais, ajouta-t-elle, que vous n'étiez pas homme à vous

marier—sauf pour de l'argent.

Il y eut un silence. La main de Ben était chaude dans la sienne et

soudain elle eut vivement conscience de son contact.

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— C'est absolument vrai, dit-il, même si cela me chagrine de

l'admettre si brutalement.

Catherine lui décocha un regard direct.

— Pourquoi cela vous chagrinerait-il ? Vous n'avez jamais hésité

à dire la vérité, jusqu'à présent.

Ben porta sa main à sa joue. Elle sentit sa barbe naissante sous ses

doigts.

— Parce que cela ne donne pas une bonne impression de moi,

n'est-ce pas, Kate ? Et même si je ne me soucie pas de ce que l'on

pense de moi, en général, je découvre qu'avec vous...

Il hésita.

— C'est la chose la plus ridicule, mais j'ai envie que vous voyiez le

meilleur en moi. Et non seulement cela, je veux être meilleur pour

vous.

Le réchaud siffla et crachota sous une bouffée d'air glacé. Autour

d'eux, les voix des autres buveurs montaient et descendaient, mais

Catherine ne les entendait pas. Elle était captivée par les paroles de Ben

et l'expression de ses yeux. Elle savait que c'était le plus proche d'une

déclaration d'amour qu'elle obtiendrait jamais de lui, probablement.

Elle vida son verre, soudain intrépide.

— Alors, vous feriez bien de me montrer à quoi vous êtes bon et de

me gagner un prix au stand de tir !

Elle le tira pour le mettre debout.

— Venez!

Peut-être était-ce le vin, mais quand ils sortirent de la tente la nuit lui

parut plus brillante et plus animée qu'auparavant. Il y avait des gens qui

marchaient sur des échasses, des avaleurs de feu et de sabre, des

jongleurs... Ben lui acheta un cornet de marrons chauds qui étaient

délicieux et sentaient divinement bon, et du pain d'épice qui fondait

dans la bouche. Il essaya de la convaincre de faire un tour dans la

balançoire en forme de barque qui volait très haut, mais elle se satisfit

de regarder et d'écouter les cris perçants de ceux qui étaient plus

courageux qu'elle.

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Fidèle à sa promesse, Ben tira dans le mille au stand de tir et gagna

un petit mouton de bois sculpté, qui portait son nom inscrit sur une

plaque autour de son cou. Quand il le lui offrit solennellement, elle lui

jeta les bras autour du cou et l'embrassa avec fougue. Il avait un goût de

châtaignes, mais elle sentit son hésitation avant qu'il l'enlace et lui

rende son baiser.

— Je suis désolée, dit-elle en s'écartant, décontenancée.

Ils restèrent à se dévisager au milieu du fleuve gelé. Ben secoua

légèrement la tête.

— C'est moi qui devrais m'excuser. C'est simplement que je m'étais

juré de ne pas vous toucher à moins que vous ne le désiriez.

Il paraissait très grave.

— Eh bien, riposta-t-elle en se sentant un peu téméraire, j'aurais

pensé que vous devineriez à mes actions que c'était le cas.

Elle vit ses lèvres s'incurver en un sourire, puis elle se retrouva dans

ses bras et il l'embrassa très complètement. Elle sentait à ses mains et à

la façon dont il la tenait qu'il la désirait ardemment. Et lorsqu'il la

lâcha, ses mots firent écho à cette pensée.

— Je n'ai pas besoin de beaucoup de persuasion, n'est-ce pas?

lança-t-il, et elle pensa qu'il avait un timbre de voix un peu déconfit.

Il la prit par la main et l'attira de nouveau à lui, sans l'embrasser.

— Je vous désire grandement, Catherine, dit-il. Vous devez le

savoir, à présent. Et vous connaissez aussi la plupart de mes défauts.

— Je connais également vos vertus, déclara-t-elle, même si les

appeler vertus est peut-être un peu trop fort.

— Quelles peuvent-elles bien être? demanda-t-il, l'air malicieux.

— Vous êtes honnête dans les choses importantes, répondit-elle

pensivement, et quoi que vous prétendiez il y a des gens à qui vous

tenez.

— Vous pensez à Clarencieux, devina-t-il, une note étrange dans la

voix.

— Pas seulement.

Elle fixait la banderole au-dessus de la tente Lord- Wellington.

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— Vous étiez officier dans l'armée. Vous avez dû prendre des

responsabilités pour vos hommes, les guider. J'ai entendu dire que

vous avez été très courageux.

— Intrépide, plutôt, rectifia-t-il avec amertume. Et je ne guidais

pas mes hommes. J'étais un franc-tireur. Je pense qu'on m'envoyait

dans les missions les plus dangereuses afin de m'empêcher d'entraîner

les autres dans mon espèce de folie.

Catherine fronça les sourcils.

— Essayiez-vous de vous faire tuer?

— Non. Pas délibérément. Mais je me moquais d'être tué ou pas.

La musique plaintive d'un violon leur parvint faiblement dans l'air

froid. Plus loin, sur un bateau immobilisé par la glace, des couples

dansaient une gigue. Ils allèrent dans cette direction, marchant

lentement.

— Malgré tout, reprit Ben, je pense que l'armée a été l'endroit où

je me suis senti le plus à ma place. Quand mon père est mort et que j'ai

dû revenir en Angleterre pour prouver mon droit d'hériter, cela m'a

presque brisé le cœur.

— Pourquoi l'avez-vous fait? s'enquit Catherine.

— Je ne m'en souciais pas pour moi, répondit Ben.

De la colère perçait dans sa voix, à présent.

— On aurait pu m'appeler bâtard jusqu'à la fin de mes jours et j'en

aurais ri. En outre, il n'y avait rien à hériter à part le titre. Mon père

avait bu tout l'argent qu'il possédait depuis des années.

— Votre mère, glissa Catherine, comprenant brusquement.

— Oui.

La main de Ben se resserra sur la sienne au point que cela lui fit

presque mal.

— J'avais attendu vingt-sept ans pour prouver qu'elle n'était pas

simplement la maîtresse d'un lord, pouvant être prise et rejetée au gré

de ses caprices, mais qu'il l'avait épousée. Je devais le faire pour elle.

Catherine se sentit ébranlée par la passion qui brûlait dans ses yeux.

Ainsi, il y avait une personne que Ben Hawksmoor avait aimée dans sa

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vie, et il l'avait perdue. Elle regarda vers le quartier de l'allée de l'Ange,

qui ressortait en blanc sous le clair de lune, et pensa au petit garçon qui

avait grandi avec une mère obligée d'aller travailler toute la nuit juste

pour empêcher qu'ils meurent de faim. Elle essaya d'imaginer tout ce

que Ben avait dû faire pour subsister et se demanda si elle oserait

jamais le questionner à ce sujet.

— Vous êtes allé au tribunal, dit-elle, se rappelant les articles parus

dans les journaux plusieurs années auparavant. Cela a dû coûter une

fortune.

Ben sourit brusquement.

— Cela a coûté jusqu'au dernier penny que j'ai gagné, Kate, par

tous ces moyens douteux dont la presse populaire fait ses choux gras.

— Les portraits pour lesquels vous posez, les endroits où vous

mangez, les œuvres d'art que vous exposez, les choses que vous

utilisez...

Catherine le regarda.

— Il m'a toujours paru très singulier que les tailleurs vous payent

pour porter leurs vêtements plutôt que le contraire !

— Je paye rarement pour les habits que je porte, reconnut Ben avec

un sourire en coin. J'ai vendu mon âme, Kate, pour payer ma légitimité.

— Non, objecta-t-elle. Vous avez payé pour qu'elle soit reconnue.

Vous avez dit vous-même que vous ne vous souciiez pas de ce que l'on

disait de vous, mais seulement de votre mère. Vous avez payé le prix le

plus élevé qui soit pour elle.

— Cela me semblait le moins que je pouvais faire, alors qu'elle est

morte pour me garder en vie.

Il lui jeta un coup d'œil de côté.

— Et je ne suis pas altruiste, Kate. Ne m'attribuez pas cette

qualité. Le fait que je possède maintenant un titre et de la notoriété fait

de moi quelqu'un qui a plus de valeur marchande. Tout peut être

utilisé pour gagner plus d'argent.

Catherine secoua la tête.

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— Tout cela me semble de la folie. Et si nous nous mariions, tout

serait si différent pour vous...

Ben fit un léger mouvement et elle le tint à bout de bras.

— Non, attendez ! J'ai dit si c'était le cas. Que feriez- vous, alors ?

Si vous étiez riche et n'aviez plus besoin de gagner d'argent?

Il haussa les épaules.

— Je ne sais pas.

Il paraissait vaguement surpris, comme s'il n'y avait même pas songé.

Il sourit.

— Je pourrais me tourner vers la politique, je suppose, prendre ma

place à la Chambre des lords...

Catherine étouffa un rire.

— Je donnerais ma fortune pour voir la tête des autres lords !

Ben s'arrêta et la regarda.

— Qu'aimeriez-vous que soit notre vie, Catherine?

— Je ne le sais pas non plus, répondit-elle honnêtement. J'ai

toujours eu envie de voyager, ou peut-être de vivre à la campagne.

Mais, ajouta-t-elle, je sais une chose : c'est que notre avenir n'inclurait

pas lady Paris de Moine.

Ben l'attira à lui et appuya sa joue froide contre la sienne.

— Un jour, je vous parlerai de Paris, Kate, mais je ne veux pas le

faire maintenant. Je ne l'ai jamais aimée. Elle n'a jamais été ma

maîtresse. Je vous le jure. Cela peut-il vous suffire pour l'instant?

— Je ne sais pas, répéta Catherine.

Elle se sentait fatiguée et le cœur à vif, tout à coup, et ses pieds

étaient gelés. Quoi que dise Ben, Paris avait fait partie de sa vie, en

avait été une part importante, et cela ne pourrait jamais être changé.

Elle était assez humaine pour ne pas vouloir vivre avec cela et pourtant,

si elle voulait Ben, si elle l'aimait, elle devrait l'accepter aussi.

Ils continuèrent à marcher, bras dessus bras dessous, le long de la

route de la Cité, comme la Tamise avait été surnommée. Ben lui acheta

une tourte au mouton et un autre verre de vin chaud et ils burent,

mangèrent, parlèrent et dansèrent la gigue jusqu'à ce que les étoiles

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tournent au-dessus de leur tête et que la tête de Catherine lui tourne,

aussi.

— Les salons d'AImack's n'ont jamais été aussi amusants, dit-elle à

la fin de la dernière danse quand elle s'affala dans les bras de Ben,

épuisée et radieuse. Que faisons-nous maintenant?

— Nous allons nous marier, répondit-il.

Catherine se retourna. Derrière eux se dressait une petite chapelle

faite de blocs de glace. « La chapelle du Père Gel », disait l'écriteau. A

côté se trouvait une presse d'imprimerie.

— Pour les certificats de mariage, expliqua Ben.

Catherine rit.

— Le père Gel m'a tout l'air d'être un prêtre défroqué, dit-elle en

désignant l'individu au visage bienveillant, vêtu d'un surplis sale, qui se

tenait sur le seuil.

Il hochait la tête comme s'il était complètement ivre.

— Je parierais qu'il n'est pas du tout prêtre, ou que s'il l'a été,

l'Eglise l'a banni depuis des années ! Ceci ne peut pas être légal.

— Alors, dit Ben, vous n'avez pas besoin de vous inquiéter en

vous engageant envers moi.

Elle le regarda fixement.

— Vous êtes sérieux, murmura-t-elle.

Il lui décocha un sourire espiègle.

— Oserez-vous?

Catherine redressa le dos. Elle avait conscience d'être assez ivre

elle-même, comme le prêtre à l'air bonasse.

— Bien sûr, que j'oserai ! Ce serait seulement pour rire!

Ben haussa les sourcils d'un air moqueur. Il lui tendit une main.

— Alors, venez avec moi.

La petite chapelle était éclairée par des lanternes et paraissait chaude

et accueillante. Une plaque de glace, surmontée d'une assez belle

croix en bronze, servait d'autel. Les hommes qui maniaient la presse

d'imprimerie servaient en même temps de témoins.

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— Je sais qui vous êtes, dit l'un d'eux en regardant Ben entre ses

paupières plissées. Vous êtes le fameux Ben Hawksmoor. Soyez

prudent, mon gars.

Il désigna le prêtre du pouce.

— Vous allez vous retrouver la corde au cou. C'est un vrai prêtre.

Le curé de Southwark, qui se fait un peu d'argent par la bande.

Catherine ne put décider si le prêtre était authentique ou non. En tout

cas, il récita tout le service du mariage par cœur et ne se servit pas une

seule fois d'un livre de prières. Quand le moment arriva où il fallait

donner la mariée à son époux, Tom, l'un des imprimeurs, se plaça au

côté de Catherine pendant que l'autre, Jim, servait de garçon

d'honneur. A la fin, ils signèrent tous les deux le registre.

— Vous pouvez embrasser la mariée, maintenant, dit le prêtre en

souriant aimablement.

— Merci, dit Ben.

Pendant un moment, il regarda Catherine en souriant, puis il l'attira à

lui et l'embrassa jusqu'à ce qu'elle ait le vertige.

Les imprimeurs applaudirent avec enthousiasme.

— Rentrons à la maison, chuchota Ben.

Ils sortirent de la chapelle de glace en se donnant le bras, les souhaits

des imprimeurs et du prêtre résonnant à leurs oreilles. Dehors, l'air vif

cingla les joues de Catherine et elle frissonna dans sa cape de velours.

— Si je n'avais pas eu d'argent, demanda-t-elle soudain,

auriez-vous quand même voulu m'épouser?

Dès qu'elle eut prononcé ces mots, elle souhaita pouvoir les effacer,

et désira de tout son cœur que la glace se fende et l'engloutisse pour

qu'elle n'ait pas à entendre les mensonges de Ben ou la vérité. Ses joues

la brûlaient de l'horreur de ce qu'elle venait de faire. Elle attendit sa

réponse, les nerfs tendus.

— Puisque vous êtes une héritière, répondit-il, la question ne se

pose pas.

Et ce fut tout.

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Il la lâcha et recula, et elle put voir sur son visage le regret et la pitié

qu'elle avait espéré ne jamais revoir. Le certificat de mariage craquait

dans sa poche, à côté du mouton de bois. Elle se dit que cela ne

comptait pas, que ce n'était pas légal, que le prêtre était probablement

défroqué s'il avait été prêtre un jour. Elle pouvait rentrer chez elle et

prétendre qu'il ne s'était rien passé.

Elle se détourna.

— Trouvons une autre taverne avant de partir, dit-elle. J'ai froid et

je deviens larmoyante.

Ils retournèrent au Lord-Wellington, mais cette fois ils ne s'assirent

pas. Il semblait être temps de partir. Le violoneux jouait toujours avec

autant de fougue, la balançoire volait toujours dans la nuit argentée et

les patineurs continuaient à tournoyer, mais pour Catherine la lumière

avait disparu de la nuit. Elle vida son troisième verre de vin chaud et le

posa sur le comptoir avec un peu de regret.

— Il faut que je trouve l'équivalent de toilettes pour dames avant de

partir, dit-elle. S'il y en a.

Ben pointa le doigt.

— Il y a une tente là-bas. On vous demandera probablement

plusieurs pence !

Catherine regarda la petite tente et l'énorme femme qui montait la

garde devant d'un air querelleur.

— Je ne discuterai pas, assura-t-elle.

— Je vous attendrai ici, dit Ben.

Il repoussa sa pinte de bière et la regarda s'éloigner à travers la

glace. Il savait maintenant comment cette nuit allait se terminer : il

allait raccompagner Catherine Guilford Street comme le plus

irréprochable des soupirants, l'embrasser sur la joue et lui souhaiter

une bonne nuit comme si le mariage éclair n'avait pas eu lieu. Et

ensuite il resterait éveillé dans son lit à souffrir le double tourment de

la désirer et de craindre qu'elle ne soit jamais sienne, maintenant.

Car, dans son honnêteté de cette nuit-là, résidaient les ferments de

sa propre chute. Et pourtant, comment aurait-il pu être autre chose

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qu'honnête avec Catherine ? Il souhaitait à présent lui avoir menti et lui

avoir dit qu'il l'aimait. Mais elle méritait de le connaître tel qu'il était,

avec tous ses manques et ses quelques qualités.

Il attendit. Une minute passa, puis une autre. La femme pugnace

plantée devant la tente restait les bras croisés, sans bouger. Combien de

temps, se demanda Ben, fallait-il à une jeune dame pour visiter les

toilettes ? Cinq minutes ? Dix ? Sûrement pas, par une nuit aussi froide.

Il paya le tavernier et se mit à avancer nonchalamment vers l'édicule.

L'énorme femme passait d'un pied sur l'autre. Elle avait un réchaud

devant elle, mais elle donnait l'impression d'être sculptée dans un bloc

de glace.

— Les gentlemen, c'est par là, dit-elle avec un coup de tête.

— J'attends la jeune dame, expliqua Ben.

— Attendez-la, déclara la femme avec indifférence. Ça m'est égal.

Les flammes du réchaud vacillaient. Le froid semblait s'insinuer

dans toutes les cellules du corps de Ben, à présent, remontant de ses

pieds tel un lent poison. Catherine allait sûrement ressortir dans un

moment ? Elle ne l'avait sûrement pas fui, ici et maintenant, sachant

qu'elle ne pouvait bâtir un avenir avec lui et ne voulant jamais le

revoir? Il l'aurait vue si elle avait quitté la tente, car il l'avait surveillée

tout le temps. Elle n'aurait pas pu disparaître, à moins qu'elle ne soit

sortie par-derrière...

Grommelant un juron, il courut à l'arrière de la tente, ses pieds

glissant sur la glace dans sa précipitation. La toile avait été coupée. Il

resta figé, tenant entre ses doigts la lisière irrégulière de l'étoffe

tranchée par un couteau jusqu'en bas. C'est alors qu'il entendit le cri

étouffé. Loin de là sur le fleuve gelé, à l'endroit où la glace s'empilait

sous le pont de Blackfriars, il pouvait apercevoir Catherine. Et elle

n'était pas seule.

Au début, Ben ne put voir l'identité de son ravisseur. Puis les

ombres se déplacèrent et le clair de lune tomba sur le visage de

l'homme qui la tenait.

Algernon Withers.

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La peur serra la gorge de Ben tandis qu'il se mettait à courir,

glissant, dérapant, tombant si rudement qu'il en perdait le souffle, se

retrouvant au milieu des patineurs qui crièrent, irrités et alarmés, se

relevant, se remettant à courir alors qu'il voyait Withers se rapprocher

de plus en plus de l'escalier de la Reine. La terreur lui martelait le corps

à chaque battement de son cœur.

— Catherine!

Il avait voulu crier le nom de Withers, mais c'était celui de Catherine

qui lui était monté aux lèvres, un cri à moitié étranglé qui fit néanmoins

que Withers jeta un coup d'œil par-dessus son épaule. Ben se sentit

indiciblement soulagé quand il vit que Catherine était consciente et

rendait les choses difficiles à son ravisseur, le gênant dans son avance

en se débattant. Il ne l'entendit plus crier et se rendit compte que

Withers lui avait plaqué une main sur la bouche tandis qu'il la traînait

en avant.

Il ne se dirigeait pas vers l'escalier. Deux bateliers étaient postés en

haut, et comme Withers restait dans l'ombre du pont, ils ne l'avaient pas

vu. Ben se demanda s'il allait essayer de hisser Catherine sur le quai par

un autre moyen, en utilisant une des barques prises dans la glace,

peut-être, puis il vit le scélérat se tourner et un couteau brilla sur la

gorge de Catherine. Ben s'arrêta tandis que tout son sang semblait se

figer dans ses veines.

— Hawksmoor ! Restez où vous êtes !

Les paroles de Withers résonnèrent sur la glace dans le monde

obscur qui s'ouvrait sous les arches du pont.

— Lâchez-la ! hurla Ben.

Il espérait ardemment que les bateliers entendraient, mais la large

portion du fleuve qui se trouvait sous le pont était cachée à la vue par

les blocs de glace qui s'était entassés là et le son ne passait pas. Ils

étaient seuls dans un monde gelé.

Withers reculait vers une barque amarrée au quai. Derrière lui, une

échelle de bois, branlante, montait du niveau de l'eau et il était clair

pour Ben que l'homme avait l'intention de faire grimper Catherine

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jusqu'à la terre ferme. Il pouvait voir le visage de la jeune femme, pâle

et pétrifié dans l'ombre, et la lame qui la menaçait.

— Lâchez-la, Withers ! cria-t-il de nouveau. Vous ne vous en

tirerez jamais...

Catherine poussa un petit glapissement qui fut coupé net et Ben

horrifié aperçut une ligne sanglante sur son cou. Il n'était qu'à une

trentaine de mètres d'eux et il essaya désespérément de calculer

combien de temps il lui faudrait pour couvrir cette distance. Il ne serait

pas assez rapide. Il ne faudrait qu'une seconde à Withers pour frapper.

Sauf que le butor ne voulait pas Catherine morte. Il l'avait toujours

voulue vivante.

Tandis que Ben se mettait à bouger, il vit le pied de Catherine glisser

sur un barreau pourri de l'échelle. Sa cape s'emmêla dans les jambes de

Withers et il tomba, pour se relever aussitôt. Ben n'était plus qu'à dix

mètres, maintenant, et tout paraissait aller trop lentement. Il vit

Catherine tendre la main et attraper la corde gelée qui pendait du pont

de la barque à côté d'elle. Au prix d'un énorme effort, elle empoigna le

cordage raidi par la glace et le balança de toutes ses forces en avant. Il

atteignit Withers en plein dans l'estomac et le malotru la lâcha, se pliant

en deux avec un grognement de douleur. Catherine lui échappa en

chancelant et tomba à plat ventre sur la glace, le couteau glissant le long

du bateau.

Ben rejoignit Catherine d'un bond. Il ne se souciait pas de ce qui

arrivait à Withers à partir du moment où elle était saine et sauve. Il

tremblait quand il tendit la main vers elle.

— Kate...

Catherine était pâle, mais elle agrippa fermement son bras.

— Je vais bien, dit-elle dans un souffle. Ne le laissez pas récupérer

le couteau ! Il va vous tuer !

Ben pirouetta sur lui-même, mais Withers atteignit le couteau le

premier. Alors que Ben tendait tous ses muscles, il vit la main de l'autre

homme se refermer sur le manche, puis Withers se tourna avec un

rugissement de triomphe.

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Il y eut alors un craquement aussi sonore qu'un coup de feu. Un fin

réseau de lignes parcourut la glace plus rapidement qu'un homme

pouvait courir, et un noir ruban d'eau apparut à la proue du bateau.

Withers chancela et tomba à la renverse. On entendit un bruit terrible

de glace qui craquait et l'ancien fiancé de Catherine sombra.

L'un des bateliers avait enfin remarqué ce qui se passait. En

poussant un cri, il saisit des planches et se mit à courir sur la glace en

faisant signe à ses collègues de le suivre.

Ben n'hésita qu'un instant. Il s'allongea sur la glace qui se rompait et

attrapa la manche trempée du manteau de Withers. Il tira fortement. La

tête de Withers ressortit de sous la glace et il toussa, chassant l'eau de

ses yeux. Ben essaya de lui empoigner le bras pour le sortir. Mais

Withers s'écartait de lui, reculant, déterminé à échapper à son emprise.

Et, pendant tout ce temps, la glace continuait à se rompre, craquant

sous eux tandis que le courant forçait par-dessous.

— Pour l'amour du Ciel, Withers, cria Ben, prenez ma main !

Les yeux de Withers brillèrent d'un éclat malveillant.

— Pas vous ! cracha-t-il. Vous avez laissé mourir mon demi-frère à

Bembibre. Vous avez sauvé Clarencieux, mais vous avez laissé mourir

John ! Alors ne me sauvez pas maintenant !

Ben fut si choqué que pendant un moment il ne bougea pas. Et, à

cette seconde, il vit l'éclat du couteau sous l'eau, puis la main de

Withers se leva, la lame pointée sur lui.

Un craquement se produisit au-dessus d'eux et une pluie de glace

s'abattit sur les épaules de Ben. Il tenta d'attraper le poignet de Withers

pour lui arracher le couteau, mais la glace commença à se rompre sous

lui et le déséquilibra dangereusement. Il vacilla et tomba. Withers

glissa de nouveau dans l'eau, son corps disparaissant sous la glace, et

Ben ne le vit plus tandis que le courant l'emportait et l'entraînait.

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22.

« Une femme qui s'est adonnée aux plaisirs physiques n'est en

aucun cas respectable, et n'est pas une dame. »

Mme ELIZA SQUIRE, De la bonne conduite des

dames.

Ils se trouvaient dans le fiacre et Catherine était drapée dans la cape

de Ben, qui la serrait dans ses bras, mais elle ne pouvait s'arrêter de

trembler. Bien qu'elle ne fût pas tombée dans l'eau, elle avait aussi froid

que si elle avait plongé dans le fleuve glacé. Elle sentait que Ben

tremblait aussi, tous deux pénétrés par l'horreur de ce qu'ils venaient de

vivre.

Quand les premiers de leurs sauveteurs étaient arrivés jusqu'à eux,

le corps d'Algernon Withers avait disparu, emporté par la Tamise sous

la glace qui se brisait. Le couteau avait sombré sans laisser de traces.

Catherine avait écouté pendant que Ben expliquait aux hommes qu'il y

avait eu un accident ; ils essayaient d'atteindre les marches quand la

glace s'était rompue. Les bateliers avaient secoué la tête avec un

sombre plaisir. Ils avaient déjà vu cela se produire.

— Une fois que la glace se brise et que le courant vous saisit..., avait

dit l'un d'eux.

Il avait de nouveau secoué la tête et ses collègues avaient pris un air

grave.

— Vous avez eu de la chance, milord, qu'il ne vous emporte pas

tous les deux avec ce Withers...

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Catherine avait commencé à se rendre compte que Ben ne pouvait

aller nulle part sans que les gens ne le reconnaissent. Un attroupement

s'était formé autour d'eux et on les avait drapés dans des couvertures,

puis conduits près du réchaud qui brûlait sur le quai pour les réchauffer.

On leur avait offert à manger et on avait fait boire une autre ration de

vin chaud à Catherine.

Les gens se montraient de bonne humeur et amicaux, et tous

semblaient considérer Ben comme un ami personnel, parce qu'ils

avaient lu des choses sur lui dans la presse bon marché. Deux policiers

du fleuve étaient venus des docks pour entendre de nouveau le récit de

Ben et déplorer la nature dangereuse de la Tamise même lorsqu'elle

était gelée. L'un d'eux avait timidement tendu un billet de la foire à Ben

pour qu'il lui signe un autographe, parce qu'il voulait l'offrir à sa

femme.

— Elle sera bien déçue de ne pas vous avoir vu, milord, avait-il dit

avec un grand sourire.

Ben avait promis de rester disponible pour faire un rapport complet

sur la mort de Withers. D'autres personnes étaient arrivées, qui

voulaient lui parler ou lui serrer la main, mais il les avait priées

d'appeler un fiacre, ce qu'elles avaient fait de bonne grâce. Elles

avaient accompagnées Ben et Catherine en leur souhaitant bonne

chance et bonne santé.

Et pendant tout ce temps, Ben n'avait pas lâché Catherine un instant,

la tenant près de lui et essayant de la réchauffer de son corps glacé.

Maintenant, alors qu'ils étaient enfin seuls, elle se blottit encore plus

profondément dans son étreinte.

— Grâce au Ciel ! dit-elle. Ces braves gens étaient très

aimables, mais j'ai bien cru qu'ils ne nous laisseraient jamais partir.

Ben embrassa ses cheveux.

— Je suis désolé. J'ai essayé de m'esquiver aussi vite que je l'ai pu.

— Ne vous excusez pas.

Catherine sourit dans l'obscurité.

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— Je doute que nous aurions reçu autant d'aide, été si

cordialement réchauffés et nourris, si chacun d'entre eux n'avait voulu

pouvoir dire qu'il avait secouru le célèbre Ben Hawksmoor cette nuit.

Ben rit, puis redevint grave. Il lui prit les mains.

— Mais vous, Kate... Etes-vous certaine de ne pas être blessée ?

Quand j'ai vu qu'il tenait ce couteau sur votre gorge, j'ai pensé...

Il s'interrompit.

— Il ne voulait pas vous tuer, acheva-t-il d'une voix étrange.

— Non.

Catherine frissonna convulsivement.

— Il me voulait vivante.

Ben passa de nouveau les bras autour d'elle.

— Je pense que vous l'obsédiez. Il était poussé par le besoin de

vous posséder.

— Je le comprends, maintenant, dit Catherine dont la voix se

brisa. Il me voulait, je l'ai repoussé et il est devenu encore plus

déterminé à prendre ce qu'il ne pouvait pas avoir.

Ben appuya sa joue sur la sienne et ils restèrent un moment

silencieux.

— Merci, fit-elle. Merci de m'avoir sauvée.

Il rit.

— Aussi égoïste que je sois, ma douce, même moi, je n'aurais pu

rester sans rien faire et le laisser vous emmener.

Mais ses bras qui se resserrèrent autour d'elle donnèrent à Catherine

une autre réponse qui la transporta.

— J'ai entendu Withers dire que vous avez laissé mourir son frère,

dit-elle avec hésitation.

Elle se dégagea un peu pour pouvoir le regarder.

— Qu'a-t-il voulu dire, Ben ? Est-ce pour cela qu'il vous haïssait

autant?

Ben remua légèrement pour l'installer plus confortablement au

creux de son bras.

— Je n'en suis pas sûr, Kate, mais je pense que oui.

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— Lady Russell m'a dit qu'elle avait rencontré le frère de Withers,

se rappela Catherine. Elle a dit que son père et lui étaient des fous

furieux.

— Il a parlé de Bembibre, dit lentement Ben. Il a dit que j'avais

sauvé la vie de Ned Clarencieux — et laissé mourir d'autres hommes.

Et il est vrai que c'est ce que j'ai fait à Bembibre.

Catherine ne pouvait voir son visage dans l'obscurité de l'habitacle,

mais elle entendit la note désespérée de sa voix. Elle se serra contre lui,

lui offrant instinctivement son réconfort.

— Que s'est-il passé ? demanda-t-elle dans un murmure.

Ben mit un moment à répondre, et quand il le fit, ce fut d'une voix

détachée, comme s'il racontait quelque chose qui était arrivé à

quelqu'un d'autre, et non un incident dont Catherine soupçonnait qu'il

était si profondément gravé dans sa mémoire que rien ne pourrait

jamais l'effacer.

— Je servais dans les troupes de Moore, en Espagne, à la fin de

1808, quand les Français nous sont tombés dessus à Valladolid. Nous

savions que nous étions désespérément surpassés en nombre et que

nous devions battre en retraite. C'était tard dans l'année, la route était

dure et l'humeur de certains des hommes a rapidement viré à l'aigre. Ils

ont ravagé les villages que nous avons traversés, buvant, violant les

femmes, pillant les maisons... Ils ont perdu toute discipline.

Catherine ne put s'empêcher d'inspirer vivement.

— Est-ce que vous... Etiez-vous là?

— Non, répondit-il. Je vous ai dit que j'étais un franc- tireur,

travaillant de mon côté. J'avais été détaché de mon régiment pour

rejoindre l'arrière-garde comme messager. Ils repoussaient les Français

du mieux qu'ils pouvaient et s'en sortaient bien, contrairement à la

cohue des fantassins en avant d'eux. J'étais en train de revenir,

remontant la colonne pour porter des messages de Crawfurd et Paget à

Moore. Quand j'ai atteint le village de Bembibre, j'ai découvert que

deux cents hommes avaient été laissés en arrière. Ils avaient trouvé une

cave et étaient si ivres qu'ils ne pouvaient pas tenir debout. Leur

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officier les avait abandonnés, les laissant là. Parmi eux, il y avait des

hommes que j'avais commandés, dont Ned Clarencieux.

Catherine émit un petit bruit désespéré.

— Ben...

— Je n'ai pas pu tous les sauver, poursuivit-il. Les Français étaient

si près derrière et j'avais des dépêches pour Moore que je ne pouvais

pas risquer de perdre. En outre, que pouvais-je faire, un homme seul

contre une armée qui approchait ? Ned était aussi malade d'avoir trop

bu que les autres. Je l'ai tiré de là et j'ai dû laisser mourir les autres. Le

demi-frère de Withers devait être parmi eux.

Pour la première fois cette nuit-là, Catherine sentit des larmes

brûlantes couler sur ses joues et tremper la cape de Ben. Elle n'avait pas

pleuré quand Withers l'avait emmenée, n'avait pas pleuré quand elle

avait cru que Ben allait être tué, ni quand Withers était mort. Mais à

présent les paroles de Ben transperçaient ce calme glacé de toutes les

choses qu'il ne disait pas. Comment un homme pouvait-il prendre une

telle décision et en supporter le souvenir le reste de ses jours ? Et

cependant elle savait qu'à la guerre des hommes devaient prendre tout

le temps des décisions pareilles et vivre avec les conséquences.

— Ce n'était pas votre faute, dit-elle farouchement. Vous n'étiez

pas celui qui les avait abandonnés. Vous n'auriez pas pu tous les sauver

!

— Je n'ai peut-être pas donné l'ordre, mais je les ai laissés quand

même, dit Ben. J'ai choisi d'aider Clarencieux et j'ai abandonné le reste,

sachant qu'ils allaient mourir. Si le demi-frère de Withers était l'un de

ceux-là, il pouvait fort bien penser que Ned n'avait aucun droit d'être le

seul à survivre.

Il soupira.

— Je vais faire des recherches, voir si Withers avait un parent qui

servait dans la Péninsule. S'ils avaient des pères différents, cela

expliquerait le fait que je n'aie pas reconnu son nom.

Catherine ne dit rien. Elle savait qu'aucun mot d'elle, même offert en

réconfort, ne ferait de différence dans ce qu'il ressentait. Cela n'avait

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pas été la responsabilité de Ben, et néanmoins il avait éprouvé le poids

de ce choix de manière aiguë et ne l'oublierait jamais. Elle se blottit

aussi près de lui que possible pour le réconforter.

Elle commençait à avoir chaud et sommeil, à présent, mais quelque

chose la tracassait encore. Algernon Withers avait bien pu être

responsable de la mort de Clarencieux et avoir voulu punir Ben pour ce

qu'il voyait comme son rôle dans la mort de son frère, mais qu'en

était-il de sir James Mather ? Qui l'avait tué, et pourquoi ?

Le fondé de pouvoir était-il simplement une victime accidentelle de

cette affaire, un homme que Withers connaissait et qu'il avait choisi au

hasard pour faire accuser Clarencieux de son meurtre par haine et

ressentiment ? Mais l'esprit de

Catherine était embrumé par le sommeil, maintenant, et elle laissa

tomber la question.

Elle était endormie quand le fiacre s'arrêta sur la place Saint-James

et que Ben la porta chez lui, mais elle s'éveilla un peu du fait de la

chaleur et de la lumière. Il la mit doucement sur ses pieds dans le

vestibule, mais garda les bras autour d'elle. Son souffle soulevait ses

cheveux.

— J'ai dit au cocher d'attendre un moment, dit-il, pour le cas où vous

choisiriez de rentrer Guilford Street, Kate.

Il sourit.

— Mais vous êtes ma jeune épouse—même si ce n'est qu'une

épouse factice. J'ai déjà failli vous perdre une fois cette nuit et je ne

souhaite pas vous perdre de nouveau de vue.

Catherine sourit d'un air ensommeillé. Elle se rappelait l'expression

de son visage quand il avait cru que Withers l'avait frappée. Il avait

paru si blanc, si désespéré, les traits tirés par la peur... Il ne lui avait

jamais dit qu'il l'aimait, mais elle pensait à présent qu'elle n'avait pas

besoin d'entendre ces mots quand elle avait vu tout ce qu'elle voulait

voir sur son visage.

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— Et je n'ai pas non plus envie de partir, dit-elle. De grâce,

renvoyez le cocher avec un billet pour ma marraine, afin qu'elle ne

s'inquiète pas pour moi.

— Elle s'inquiétera encore plus quand elle saura que vous êtes

devenue lady Hawksmoor, déclara sèchement Ben.

Les lèvres de Catherine s'incurvèrent de nouveau. Elle souriait et

bâillait en même temps.

— Je ne pense pas. Elle vous aime bien, Ben Hawksmoor, et je me

suis toujours fiée à son jugement.

— Félicitations, milady, fit une autre voix, et Catherine sursauta en

apercevant l'impeccable majordome qu'elle avait rencontré

précédemment.

Il souriait.

— Voici Price, dit Ben, et elle rendit son sourire au domestique.

— Bonsoir, Price. Je suis très heureuse de vous revoir.

Elle bâilla de nouveau.

— Je vous demande pardon. Il semble que je sois si fatiguée que

je ne puisse rester éveillée.

— De l'eau chaude, milord? demanda Price, mais Ben secoua la

tête.

— Demain matin, peut-être.

Il souleva Catherine dans ses bras, mais à mi-hauteur de l'escalier il la

remit sur ses pieds et se mit à l'embrasser. Elle passa les bras autour de

son cou. Il bougea de telle sorte que ses cuisses dures fussent soudain

de chaque côté des siennes et la clouât de son corps contre le mur. Son

baiser fut profond, sa langue se mêlant à la sienne, la taquinant,

promettant, prenant. Tout à coup, Catherine se sentit tout à fait

réveillée et très excitée.

— Nous ne pouvons pas rester ici, dit Ben d'un ton dur. Venez

avec moi.

Ils se retrouvèrent dans la chambre dont elle se souvenait, avec

l'immense lit bleu paon.

— Il faut enlever cette courtepointe, dit-elle.

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Ben rit.

— A vos ordres, mon cœur.

Elle baissa les yeux sur ses vêtements.

— Je n'ai pas de soubrette. J'aurai besoin de votre aide.

— Avec plaisir.

Il y avait une dureté dans les yeux de Ben tandis qu'il la regardait, une

faim qui choquait Catherine et l'excitait aussi. Au-delà de toute

mesure. Elle savait que cette fois ils ne s'arrêteraient pas.

— Vous m'avez portée pour franchir la porte d'entrée, se

souvint-elle.

— Parce que vous êtes ma jeune épouse. Ben eut un lent

sourire.

— A ma surprise, je m'aperçois que cette pensée me plaît beaucoup,

Kate. C'est une révélation pour moi.

Catherine leva une main pour lui toucher la joue.

— Alors, vous feriez mieux de faire de moi votre épouse dans les

faits, murmura-t-elle.

Cette fois, il voulait que tout soit parfait.

Ben avait déposé Catherine au milieu du grand lit avec précaution,

presque avec vénération, et maintenant il se penchait sur elle pour

l'embrasser. Elle fit glisser ses mains sur ses épaules, lissant l'étoffe de

sa chemise sous ses paumes, puis elle les noua sur sa nuque et lui rendit

son baiser.

Il l'interrompit et s'installa sur elle, touchant doucement du bout des

doigts sa joue et la ligne de sa mâchoire. Elle ouvrit les yeux. Ils étaient

doux et souriants. Ben se perdit dans ce regard d'une façon qu'il n'avait

jamais expérimentée auparavant et pendant un moment il en resta

immobile. Mais alors Catherine tendit de nouveau les mains vers lui,

les glissant sous sa chemise et l'écartant de ses épaules pour pouvoir

toucher sa peau nue. Il frémit à ce contact, captivé. Aucune femme

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n'avait jamais pu lui faire cela auparavant. Il ne l'avait jamais permis.

Le pouvoir qu'elle avait sur lui était presque effrayant.

— Catherine... mon cœur...

Il ôta ses vêtements et les jeta à terre, puis revint à elle et la

déshabilla tout aussi rudement jusqu'à ce qu'elle soit nue sous lui. Il

dessina la courbe d'un sein du bout des doigts, avec lenteur. Elle s'arqua

vers lui, agrippant ses bras, et émit un son qui était à mi-chemin entre

une exclamation étouffée et un cri. Il la saisit par la taille et la redressa

contre son corps nu, l'embrassant farouchement, puis la laissa retomber

sur le lit afin de promener sa bouche de sa gorge jusqu'à ses seins, pour

la tenter et la taquiner, puis plus bas encore, sur la peau douce de son

ventre.

Il se redressa sur un coude et étudia son visage. Elle était rouge et

échauffée, comme si elle avait la fièvre. Ses yeux étaient mi-clos,

sombres et alanguis de désir.

— Je veux que ce soit agréable pour vous, cette fois, dit-il.

Un demi-sourire se peignit sur les lèvres de Catherine.

— Ce n'était pas si mal la dernière fois...

Elle tendit les bras vers lui, mais il chuchota :

— Pas encore.

Il vit ses yeux se fermer et sentit son corps s'amollir tandis qu'il

caressait de ses lèvres la peau tendre et chaude de l'intérieur de ses

cuisses.

Il remonta plus haut, la souleva vers sa bouche et glissa délibérément

sa langue dans les replis moites et brûlants de sa féminité.

Elle poussa un cri, son corps se convulsant immédiatement et

s'agitant sous ses mains. Il attendit qu'elle s'arrête et retombe en arrière

en poussant une exclamation qui exprimait son choc, puis il plongea de

nouveau sa langue en elle. Elle cria encore, et ce fut cette fois un son

qui mêlait l'impatience et la passion. Il tint fermement ses hanches et

glissa enfin sur elle pour placer le bout turgescent de son sexe à l'entrée

du sien. Il baisa ses seins, en suça les pointes durcies et sentit son corps

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se tendre autour de lui tandis qu'elle haussait ses hanches pour tenter de

l'attirer plus loin en elle.

— Ben... Je vous en prie...

Elle avait les yeux fermés, le souffle court et ses cheveux humides

étaient étalés sur la blancheur des draps en un nuage brillant. Il emmêla

une main dans ses boucles et abaissa ses lèvres de telle sorte qu'elles

touchent à peine les siennes.

— Ouvrez les yeux.

Elle le regarda. Son regard était sombre et vague.

— Je vous ai déçue une fois, dit-il d'une voix enrouée. J'espère que

je ne vous déçois pas jusqu'ici.

Un sourire éclaira ses yeux ambrés.

— Cela ajoutera-t-il à votre vanité si je reconnais que non?

murmura-t-elle.

Il ne répondit pas, se contentant de lui sourire. Puis il ne put résister

plus longtemps et se glissa en elle en un long et doux assaut. Il

l'entendit inspirer vivement et sut que cette fois ce n'était pas de

douleur. Elle était étroite et chaude, et la tension du corps de Ben était

insupportable, le besoin d'assouvir ses instincts charnels grandissant en

lui. Il s'était concentré si fort sur le plaisir de Catherine qu'il avait

essayé d'ignorer les exigences de son propre corps, mais celui-ci

réclamait son dû.

Alors qu'elle promenait les mains sur son postérieur et l'empoignait

fermement, il faillit perdre son contrôle. Il se retira un peu, résistant

aux sollicitations de ses sens et à la pression de ses doigts, puis se coula

de nouveau en elle, lentement et longuement. Appuyé sur ses

avant-bras, il la contemplait, observait la rougeur qui lui colorait la

peau, les expressions changeantes qui lui passaient sur le visage, la

façon dont ses seins bougeaient délicieusement à chaque assaut. Elle

gémissait et se tortillait. Il la pénétra une fois de plus, sentant frémir

son ventre, et s'efforça de ne pas penser à ce qu'il voulait pour lui

prodiguer toujours plus de plaisir.

Au bout de quelques minutes, elle l'implora.

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— Plus vite... Ah...

Son corps se contracta tandis la prenait d'assaut avec plus de

vigueur.

— Ah ! Ben, encore plus vite, s'il vous plaît...

— Plus lentement, dit-il, dominant les clameurs de plus en plus

vives de ses propres désirs. C'est meilleur.

Il crut voir une lueur d'irritation passer dans ses yeux.

L'innocente Kate, Kate la tentatrice, n'aimait pas qu'on lui résiste. Il

sourit à la satisfaction de la posséder.

Elle le fit rouler sur le dos si brusquement qu'elle le prit de court, et

s'abattit sur lui. Il sut tout de suite ce qui allait venir. Il ne pouvait plus

le contrôler. Son esprit vola en éclats et il poussa un cri, tenant

fermement les hanches de Catherine tandis qu'il se soulevait en elle,

son corps tout entier secoué par la force de son orgasme. Il l'entendit

crier, sentit son corps se resserrer encore plus autour de lui et ils

culbutèrent ensemble à n'en plus finir dans une noirceur veloutée

illuminée de flammes. Ben savoura cet instant, attendit, puis laissa la

volupté refluer lentement, très lentement, et sentit la paix prendre sa

place tandis qu'il tenait Catherine contre lui.

Quand Catherine reprit ses esprits, elle était allongée au creux d'un

bras de Ben, la tête sur son épaule et son autre bras jeté sur son ventre

en un geste possessif. Les draps étaient repoussés aux quatre coins du

lit, ses cheveux étaient emmêlés et elle avait froid. Elle se faufila sous

les couvertures et se redressa sur un coude pour regarder Ben. Il ne

dormait pas. Il se tourna pour rencontrer son regard et elle vit dans ses

yeux une expression stupéfaite. Cela lui donna envie de rire. Avec

l'incrédulité et l'exultation, et un sentiment très dévoyé de jouissance,

cette surprise étonnée résumait assez ce qu'elle éprouvait.

— Cela m'a plu, dit-elle, et elle se sentit encore plus dévoyée de

l'admettre.

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Le regard noisette de Ben était brûlant et en même temps

ensommeillé.

— Je suis si heureux que vous n'ayez pas été déçue.

— Comment pourriez-vous me décevoir?

Il y eut un moment de silence et de nouveau, comme à la foire du Gel

la veille au soir, Catherine regretta d'avoir parlé si vite. Car il l'avait

déçue. Il ne lui avait pas dit qu'il l'aimait.

Puis il bougea. Ses jambes glissèrent sur les siennes, la clouant au

matelas.

— Vous me devez quelque chose pour ce tour que vous m'avez

joué à la fin, dit-il.

Il posa sa bouche sur un sein.

Catherine retint une exclamation.

— Vous n'avez pas aimé?

Ses mains se mirent à parcourir sa peau, saisissant avidement

chacune de ses courbes.

— Oh ! si, j'ai aimé, mon cœur. J'ai beaucoup aimé.

Catherine resta impudiquement immobile, le laissant

la toucher partout où il voulait et comme il le voulait. Des frissons

brûlants couraient dans ses veines. Elle écarta les cuisses pour livrer

accès à ses doigts et sentit qu'il la caressait intimement. Puis il

embrassa la base de sa gorge et le dessous d'un sein et elle poussa un

petit gémissement. Elle sentait une tension sourde au creux de son

ventre. Elle la reconnaissait, à présent, reconnaissait le besoin qui la fit

tendre les mains vers lui à son tour.

Son sexe était long, dur et lisse contre sa cuisse. Mais lorsqu'elle

voulut se tourner vers lui, il écarta ses mains et la repoussa doucement

en arrière pour pouvoir poursuivre ses caresses incessantes qui lui

montaient à la tête et enflammaient son corps. Un besoin urgent enfla

en elle tandis qu'il la flattait et la taquinait, jusqu'à ce que ses mains

expertes la fissent s'arquer et exploser de plaisir, mais même au

moment de l'extase elle constata que cela ne suffisait pas, qu'elle avait

envie de lui en elle.

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Elle ouvrit des yeux éblouis et murmura :

— Sommes-nous à égalité, maintenant ?

Il lui décocha un sourire plein de satisfaction masculine.

— Pas encore.

Il abaissa son corps sur le sien, écartant ses cuisses pour s'installer

entre elles. Elle haussa ses hanches vers lui et soudain il fut en elle, dur

et tendu. Elle sentait sa force étroitement contrôlée, sa chaleur, sa

raideur, et quand ses lèvres s'entrouvrirent sur un gémissement de pur

plaisir, il courba la tête et l'emporta dans un baiser sans fin.

Il la possédait complètement. Son corps tenait le sien immobile sous

lui. Elle était à lui seul.

Il se mit enfin à bouger, s'enfonçant profondément puis se retirant,

de plus en plus fort jusqu'à ce qu'elle s'accroche à lui et noue ses jambes

autour de lui, ses petits cris étouffés par sa bouche. Elle savait qu'elle

allait atteindre l'extase tout de suite et elle avait envie de se rebeller, de

lui montrer qu'il n'avait pas ce pouvoir sur elle, mais il était trop tard.

La vague de la volupté s'écrasa sur elle, la faisant sombrer,

impuissante, dans une tempête de sensations, son corps se contractant

autour de Ben.

Ce fut seulement quand son esprit embrumé pensa à ce qui lui était

arrivé qu'elle se rendit compte qu'il ne s'était pas arrêté. Il continuait à

se mouvoir doucement, gardant un rythme qui menaçait de tirer de

nouveau une réaction de son corps encore frissonnant. Elle ouvrit de

grands yeux, choquée.

— Encore?

Il hocha la tête. Son visage était sombre et tendu, crispé par le désir.

Elle pouvait voir le contrôle de fer qu'il exerçait sur lui-même. Puis il

s'écarta un peu pour glisser une main entre eux et frotter de son pouce

la perle sensible de sa féminité. Le corps de Catherine sursauta à son

toucher. Elle inspira vivement. Il lui semblait impossible,

inimaginable, qu'il exige une autre extase d'elle, mais alors même

qu'elle avait cette pensée, elle sentit la chaleur brûlante commencer à

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s'accumuler en elle. Cette fois, se jura-t-elle, elle l'emporterait avec

elle. Si elle se rendait, il se rendrait aussi.

Il abaissa la tête sur ses seins, la dévorant, l'embrasant. Son corps

s'efforçait de suivre le rythme du sien, se tendant pour le capturer et lui

opposer des demandes égales aux siennes. Elle pouvait sentir la chaleur

courir sous sa peau, ses sensations l'emporter vers l'extase. Et puis,

brusquement, il se retira d'elle, la souleva, la tourna sur le côté parmi

les draps froissés, le dos contre lui. Perplexe, terriblement excitée, elle

tourna la tête pour le regarder et vit qu'il était aussi excité qu'elle.

Mais avant qu'elle puisse le questionner, il bougea. Ecartant ses

cuisses, il la pénétra de nouveau, allongé derrière elle, la serrant dans

ses bras. L'une de ses mains était posée sur un sein, le faisant jouer sous

sa paume. Catherine se repoussa instinctivement contre lui et son corps

tout entier frémit de volupté quand la profonde sensation qui la berçait

s'empara d'elle, encore plus intense. Elle sentit les lèvres de Ben sur sa

nuque. Il écarta ses cheveux de sa bouche afin de parcourir de sa langue

la courbe de son épaule, et la moiteur brûlante de cette caresse durcit

encore davantage la pointe de ses seins sous ses paumes.

Puis il l'obligea à se mettre à genoux devant lui et ses mains figèrent

ses hanches tandis qu'il la pénétrait maintenant sans se retenir. L'esprit

emporté dans un tourbillon, le corps tremblant et échauffé, Catherine

tendit une main pour se retenir au bout du lit. Elle se sentait exposée et

ouverte à lui d'une manière encore plus impudique. Ses seins se

balançaient à chaque assaut. Ses cheveux étaient emmêlés sur ses

épaules, ses cuisses écartées, son corps frissonnait sous son invasion.

Elle se raccrocha au lit et laissa les sensations la submerger, l'attirant en

elle, répondant à sa passion par la sienne.

Il leva une main pour pétrir un de ses seins et elle pensa qu'elle allait

fondre de plaisir. Un moment plus tard, il glissa ses doigts sur son

ventre, jusqu'à l'endroit où ils étaient joints. Il chercha le cœur intime

de sa personne. Catherine essaya de lui échapper, mais il tenait sa

hanche de son autre main. Elle se tortilla, piégée, en proie aux

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tourments de la volupté, tandis qu'il l'empalait de son sexe et que ses

caresses la rendaient folle.

Emportée par la spirale irrépressible du plaisir, Catherine sut qu'elle

ne pouvait plus résister. Elle s'abandonna avec un cri sauvage tandis

que son esprit se rompait en mille morceaux et que son corps était enfin

libéré de cette exquise torture. Elle sentit les spasmes de Ben quand il

s'enfonça encore plus farouchement en elle et qu'il cria à son tour.

Alors ils tombèrent ensemble parmi les draps et la courtepointe bleu

paon, repus, transportés et toujours unis.

Ben était allongé et contemplait Catherine endormie. Il tombait de

plus en plus amoureux d'elle à chaque moment qui passait et il

savourait enfin ce sentiment, pour la première fois de sa vie.

Il se sentait excité et heureux, mais surtout en sécurité — et riche.

Ses peurs avaient reculé au-delà de la lisière de son esprit. Pour une

fois, il en était sûr, il pouvait dormir paisiblement.

Il enlaça Catherine et se serra contre son dos, sentant la façon dont

son corps se moulait contre le sien, et combien elle était douce et tendre

dans le sommeil. Il posa un baiser sur ses cheveux et sentit son cœur se

gonfler de gratitude. Puis il s'endormit aussi.

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23.

« Les affaires de cœur ne se terminent pas toutes bien, et si une

dame est assez infortunée pour être déçue en amour, alors, en tant que

femme dotée de bonnes manières et d'une bonne éducation, elle doit

simplement placer l'affaire derrière elle. »

Mme ELIZA SQUIRE, De la bonne

conduite des dames.

Cette fois, il faisait sombre quand Catherine s'éveilla et, pendant un

moment, elle resta allongée à la lisière du sommeil, au chaud, dans un

cocon de bonheur, en sécurité et en paix. Puis les sons qui l'avaient

éveillée pénétrèrent de nouveau son cerveau et elle s'assit toute droite

dans le lit.

La place à côté d'elle était vide. Ben était parti et d'en bas montaient

des bruits de voix qui trahissaient l'urgence et la détresse. Catherine

attrapa une robe de chambre, en noua la ceinture avec des mains

tremblantes, ouvrit la porte en coup de vent et descendit l'escalier en

courant.

Elle s'était attendue à trouver son père outragé et courroucé à la

nouvelle de sa fugue amoureuse, mais c'était lady Russell qui se tenait

dans le vestibule, se tordant les mains et parlant très vite, avec

agitation. Ben était là et Price aussi.

Le majordome n'arborait pas son expression habituellement

impassible.

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— Je ne vois pas comment le lui dire, se lamentait sa marraine.

Elles étaient amies, et si proches ! Catherine était la seule à ne pas lui

avoir tourné le dos quand elle est tombée en disgrâce.

Elle aperçut Catherine et s'arrêta net, puis, durant un long et terrible

moment, ce fut le silence.

— Catherine, dit Ben, l'air abasourdi. Je suis tellement désolé...

— Qu'y a-t-il?

Le regard de Catherine alla de son visage à celui de son chaperon.

Tous les sentiments chauds, heureux et paisibles qui l'habitaient

commencèrent à se dissiper. Elle prit les mains de lady Russell et la

sentit trembler.

— Tante Agatha ? Dites-moi ! Que s'est-il passé ?

Elle ne se serait jamais attendue à voir pleurer sa marraine.

Elle n'était tout simplement pas le genre de femme à le faire. Pourtant,

il y avait des larmes dans ses yeux.

— Oh ! Kate, dit-elle d'une voix brisée. Je suis si peinée. C'est Lily.

Elle est morte. On pense que c'est Withers qui l'a tuée.

Ils enterrèrent Lily une semaine plus tard lors d'une triste petite

cérémonie dans le cimetière de l'église Saint-Day. Le brouillard s'était

levé pour de bon, à présent, et c'était une belle journée d'hiver, claire et

froide. La famille de Lily n'était pas venue et Catherine les en avait

détestés. Ils avaient banni Lily durant sa vie, et dans la mort c'était

comme si elle n'avait jamais existé. Ils avaient été si peu nombreux à

assister aux funérailles, Catherine, lady Russell, Sarah Desmond et

Connor, qui reniflait dans un grand mouchoir d'homme. Apparemment,

il avait aimé Lily, lui aussi.

Ben l'avait accompagnée. La presse, excitée par le scandale de la

mort de Lily et flairant une formidable histoire à sensation, avait essayé

d'interroger Ben après coup, mais il avait passé un bras autour de

Catherine pour la protéger de leurs regards avides et avait refusé de leur

parler. Catherine en avait été surprise et profondément soulagée.

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Les jours suivants avaient passé dans une sorte de brouillard.

Catherine savait que Ben travaillait avec un certain Bradshaw pour

enquêter sur tous les points non éclaircis des agissements criminels de

Withers. L'un des clients du lupanar avait identifié Withers comme

l'homme qu'il avait vu entrer dans la chambre de Lily ce soir-là, et le

meurtrier avait dû en partir directement pour suivre Catherine à la foire

du Gel.

Elle était si furieuse que Withers se soit noyé avant qu'elle apprenne

la mort de Lily. Elle avait envie de s'en prendre à lui avec toute la fureur

et le sentiment de perte qui l'habitaient. Elle aurait voulu le tuer

elle-même.

Lady Russell avait demandé à son avoué, M. Churchward, de se

pencher sur l'aspect financier des affaires de Catherine. Avec sir Alfred

Fenton toujours malade, ou feignant de l'être, et deux de ses fondés de

pouvoir décédés, Catherine savait que c'était tout ce qu'ils pouvaient

faire. Ben ne lui en parlait pas, mais elle percevait sa tension, même s'il

était constamment près d'elle durant la journée et la tenait dans ses bras

la nuit pour la réconforter quand le chagrin menaçait de lui briser le

cœur. Mais bien qu'il fût là pour elle, Catherine sentait qu'il s'éloignait

d'une manière qu'elle avait du mal à définir. Parfois, elle sentait son

regard posé sur elle, sombre, indéchiffrable ; elle savait alors qu'il

pensait à l'argent, et la panique la menaçait.

Et puis, un après-midi de février, Ben vint la chercher alors qu'elle

était assise dans le salon avec lady Russell, sa broderie abandonnée sur

ses genoux. Elle jeta un coup d'œil à son visage et vit aussitôt que

quelque chose n'allait pas.

— C'est mon père ? demanda-t-elle. Ou Maggie ?

Ben secoua la tête. Il regarda lady Russell, puis ramena les yeux sur

Catherine. Il paraissait très sombre.

— M. Chuichward a envoyé un message, dit-il. Il demande à nous

voir sur-le-champ.

Ils prirent congé de lady Russell, qui fit promettre à Catherine de la

faire prévenir à l'hôtel Grillons dès qu'elle le pourrait, et partirent en

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voiture pour les bureaux de l'avoué à Holborn. Les rues étaient

dégagées, à présent, et la glace fondait. Chaque jour, de grandes

plaques se brisaient sur la Tamise, craquant, poussant, percutant des

bateaux et des ponts. La neige se changeait en une bouillie d'un gris

sale.

Ben tenait la main de Catherine, mais elle sentait qu'il était loin

d'elle.

— Tout ira bien, dit-elle, sans être sûre si elle voulait le rassurer ou

se réconforter elle-même. Withers a peut-être pris de l'argent dans mon

fonds de garantie, mais papa ne l'aura pas laissé faire quelque chose de

trop dramatique. J'en suis certaine.

Ben ne répondit pas et, en le regardant, Catherine songea qu'il livrait

une bataille contre lui-même. Elle pensa qu'elle comprenait. Elle avait

eu de l'argent toute sa vie et n'avait jamais eu à affronter la lutte

désespérée pour la survie qui avait façonné toute l'existence de Ben.

Toutefois, elle espérait et priait que l'amour qu'elle était sûre d'avoir vu

en lui serait assez fort pour le garder à son côté. Mais elle avait

terriblement peur que ce ne soit pas le cas.

M. Churchward ne les fit pas attendre. Il les introduisit dans son

bureau poussiéreux et offrit une chaise à Catherine, tout en exprimant

ses sincères regrets pour la mort de Lily et le désordre des affaires de

Catherine.

Ben ne s'assit pas, mais alla à la fenêtre comme s'il ne supportait pas

d'être enfermé dans la pièce. Catherine avait envie de le ramener près

d'elle, mais il restait distant. Il ne la regarda même pas alors qu'il

arpentait le bureau. Un poids dur, brûlant et douloureux s'installa dans

l'estomac de Catherine tandis qu'elle attendait que l'avoué prenne la

parole.

— J'ai parlé à la banque pour votre compte, lady Hawksmoor,

déclara-t-il. Avec votre père malade et vos autres fondés de pouvoir

décédés... — il s'éclaircit la gorge — eh bien, il semblait pour le mieux

que quelqu'un prenne les choses en main.

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Il secoua la tête, comme s'il était submergé un moment par l'état

déplorable de la situation.

— Je suis navré, vraiment terriblement navré, que les choses en

soient arrivées là.

Ben fit un mouvement brusque comme s'il n'avait pas de patience

pour des bavardages, et Churchward s'empressa de continuer. Il

s'éclaircit de nouveau la voix et remua les papiers posés sur son bureau.

— Je vous en prie, monsieur Churchward, dit Catherine, incapable

de supporter plus longtemps cette tension. Je sais —je soupçonne —

qu'il y a eu des irrégularités avec mon fonds de garantie. Lady Russell

m'a prévenue de m'y préparer, mais je préférerais que vous me donniez

les détails précis.

— Certes, fit l'avoué. Certes.

Il paraissait désespéré.

— Je suis désolé de devoir vous dire que nous avons la preuve que

lord Withers et, à ce que je crois, votre père, ont pillé votre fonds de

garantie en ne laissant que quelques centaines de livres.

Catherine ferma brièvement les yeux. Elle pouvait sentir le sang se

retirer de son visage, le choc lui faisant tourner la tête. Elle avait été

préparée à apprendre les malversations de Withers, mais son propre

père ? Au lieu de protéger ses intérêts, il l'avait dupée. Withers et lui

avaient volé tout ce que son grand-père lui avait laissé.

— Mon père..., dit-elle faiblement.

— Je suis désolé, répéta l'avoué. Il ne reste que très peu d'argent.

Catherine regarda vers Ben. Il se tenait devant la fenêtre comme s'il

était taillé dans de la pierre, immobile et muet. C'était presque comme

s'il n'avait pas entendu un seul mot. Le silence était insupportable et

Churchward s'empressa de le combler.

— Nous pensons, dit-il en bafouillant un peu, que sir James Mather

a découvert la tromperie et que Withers l'a tué pour couvrir l'affaire.

Nous ne pouvons être certains du rôle de votre père jusqu'à ce qu'il se

remette et puisse répondre à des questions.

Catherine porta les mains à ses joues blêmes.

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— Mais vous croyez qu'il savait?

L'avoué appuya ses doigts les uns contre les autres.

— A propos de la fraude, très probablement, admit-il. A propos du

meurtre...—il remua, mal à l'aise—eh bien, nous devons attendre et

voir.

— Il devait savoir, reprit Catherine. Il a dû être de mèche avec

Withers tout le long. Clarencieux a été victime d'un coup monté parce

que Withers le haïssait Mais Clarencieux avait aussi une liaison avec

ma belle-mère et mon père était au courant. C'était leur vengeance

commune.

Elle se sentait dévastée.

De nouveau, elle regarda Ben. Il y avait une étrange torpeur sur son

visage, une sorte de désintégration, comme si une partie de lui avait été

arrachée. Et puis, alors que Catherine ne pouvait plus supporter son

silence, il crispa la mâchoire et s'inclina.

— Excusez-moi, dit-il, et il quitta la pièce sans un mot de plus.

Catherine entendit l'exclamation étouffée de Churchward.

— Lady Hawksmoor...

Catherine secoua la tête. Quelque part en elle, elle avait toujours été

préparée à cette ultime perte. Elle savait que Ben l'avait voulue avec

son argent, et maintenant l'argent s'était envolé. Alors, il s'était envolé

aussi. Mais la réalité de la situation était presque trop douloureuse pour

qu'elle puisse la supporter. Elle essaya désespérément de l'écarter de

son esprit, craignant que, une fois qu'elle se permettrait de sentir, cela

puisse la détruire.

— Merci de m'avoir dit la vérité, monsieur Churchward, dit-elle en

s'efforçant de garder une voix posée. Je vous demanderai sans doute

d'autres détails dans quelque temps, mais pour l'heure je pense que je

ferais mieux de rentrer à la maison afin de parler à mon père dès qu'il

sera assez remis pour me faire face.

— Puis-je faire quoi que ce soit pour vous aider, lady Hawksmoor ?

demanda l'avoué.

Il paraissait presque aussi pâle et choqué que Catherine.

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— Je vous saurais gré de m'appeler un fiacre, répondit- elle. Je

suppose que mon mari a pris la voiture.

— Il reviendra, dit Churchward.

Il avait l'air terriblement anxieux, mais Catherine savait que ses

paroles, faites pour la réconforter, ne pouvaient être vraies.

— J'en doute, dit-elle.

Elle se leva et lissa ses jupes d'un geste délibéré.

— Merci, monsieur Churchward. J'apprécie vos sentiments, mais je

suspecte que je n'ai que moi-même à blâmer. Je pense que j'ai toujours

su dans mon cœur que cela pouvait arriver. Lord Hawksmoor a toujours

été un chasseur de fortunes et maintenant qu'il n'y a plus de fortune...

Elle laissa sa phrase en suspens.

D'une manière quelconque, elle parvint à quitter l'immeuble sans

s'effondrer. Le coupé noir aux armoiries des Hawksmoor était toujours

dans la rue, mais il n'y avait nulle trace de Ben. Catherine retourna à

Saint-James. Cela ne prit pas longtemps. Elle avait froid, maintenant,

et frissonnait sans arrêt comme si elle avait la fièvre. Sa gorge était à

vif avec l'effort qu'elle faisait pour retenir ses larmes.

Elle sut avant d'entrer dans la maison que Ben n'était pas là. Tout

était tranquille et Price, le visage crispé par l'inquiétude, lui confirma

que Ben n'était pas rentré.

Catherine prit un fiacre pour se rendre Guilford Street. En chemin,

elle songea à Ben, à leur bref mariage et au fait qu'il était révolu avant

d'avoir vraiment commencé. Les larmes coulaient silencieusement sur

son visage, à présent, et même si elle tentait de les essuyer, elle

semblait incapable de cesser de pleurer. Peu à peu, la glace dans

laquelle elle avait essayé d'enfermer son cœur fondait et la douleur était

presque intolérable.

Dès que lady Russell l'avait avertie que ses affaires financières

étaient en difficulté, elle avait craint que les choses n'en arrivent là. Ben

lui avait offert son réconfort et son soutien depuis la mort de Lily, mais

elle savait que cela ne voulait pas dire qu'il l'aimait. Il n'avait jamais

caché qu'il la désirait, mais que c'était son argent qu'il aimait vraiment.

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Elle lui avait demandé sur la Tamise gelée, cette nuit magique, s'il

l'aurait épousée si elle avait été pauvre, et il n'avait pas répondu. Cette

réponse manquante contenait toute la vérité dont elle avait besoin. Cela

comptait pour lui. Il venait de le prouver. Il l'avait vue perdre sa fortune

et il était parti sans un mot. Il n'avait tout simplement jamais été assez

fort pour s'arracher aux ombres de son passé. Il avait besoin de la

sécurité que l'argent prodiguait et elle ne pouvait plus la lui donner.

Alors, il était parti.

Elle avait été dans les bras de Ben et avait connu un plaisir exquis

sous ses mains, elle l'avait aimé et s'était donnée à lui sans réserve. Elle

avait pensé, follement, que son amour suffirait peut-être pour eux deux.

Il y avait eu un moment, dans le bureau de Churchward, où elle avait

espéré de tout l'amour contenu dans son cœur que ce serait vrai et que

Ben Hawksmoor prouverait qu'il était un homme meilleur que ce qu'il

avait toujours prétendu être.

Elle connaissait maintenant une fraction de ce qu'il avait souffert

quand il était un jeune garçon, les peurs, les privations et la pauvreté.

Elle savait tout ce qu'il avait fait pour garder sa mère en sécurité quand

son père les avait abandonnés. Il lui avait sauvé la vie, à elle, quand

Withers l'avait attaquée et elle avait vu de ses propres yeux le courage

qu'il avait montré en essayant de sauver ce scélérat, un homme qu'il

détestait. Il y avait tant de bien en lui. Simplement, il n'y en avait pas

assez.

Elle s'était remise entre ses mains, pensant qu'il ne l'aimait peut-être

pas, mais qu'il ne lui ferait jamais délibérément de mal. Et il lui en avait

fait. Il l'avait blessée si profondément qu'elle avait peur de ne jamais

pouvoir lui pardonner.

Elle ferma les yeux. La ligne était si fine entre l'amour et la haine.

Elle avait aimé Ben et il l'avait laissée tomber. Elle savait qu'elle n'avait

pas tout à fait toute sa raison—la mort de Lily l'avait profondément

chagrinée et cette dernière tragédie lui avait brisé le cœur. Elle avait

aimé Ben, et maintenant elle le haïssait presque pour ce qu'il avait fait.

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Le fiacre s'arrêta dans Guilford Street. Catherine paya le cocher et

monta lentement les marches du perron. Tench l'attendait à la porte

avec l'air légèrement nerveux que tous les domestiques semblaient

arborer ces temps-ci.

— Miss Catherine... Est-ce très grave, madame?

— Je le pense, Tench, répondit-elle. Je dois parler à mon père. Est-il

réveillé ?

— Oui, madame. II est dans le cabinet de travail, bien qu'il ne se

nourrisse pas et ne parle à personne.

Catherine hocha la tête. Elle pénétra dans la pièce et ferma la porte.

Sir Alfred était assis près du feu et ne bougea pas quand elle entra. Il

ne parut même pas l'avoir entendue. Catherine le contourna et prit le

fauteuil en face de lui. Il avait le menton sur la poitrine, mais il leva les

yeux et la regarda.

— On m'a dit que Withers est mort, déclara-t-il.

— Oui, dit Catherine.

Son père acquiesça. Cela ne semblait pas l'intéresser.

Il y eut un silence.

— Pourquoi avez-vous fait cela ? demanda soudain Catherine.

Elle se sentait furieuse mais vide, aussi, comme si tous les gens sur

qui elle avait cru pouvoir compter démontraient qu'ils avaient des pieds

d'argile.

— Pourquoi avez-vous pris tout mon fonds de garantie?

Elle regarda autour d'elle les meubles opulents. Les Fenton avaient

tous les signes extérieurs de richesse, mais plus pour longtemps,

maintenant.

— N'aviez-vous pas assez pour vous ? poursuivit-elle, la colère

brûlant dans sa voix. Vous sentiez-vous si privé que vous avez dû

prendre ce qui était à moi — ce que mon grand-père avait gagné par

son travail et m'avait laissé ?

— Cela n'aurait pas eu d'importance si vous aviez épousé Withers,

répondit brusquement sir Alfred. Vous ne l'auriez jamais su. Tout ce

qu'il voulait, c'était vous.

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— Il voulait prendre tout ce que vous aviez, rectifia Catherine. Pas

parce que vous lui aviez fait quoi que ce soit, mais simplement pour

vous montrer qu'il le pouvait. Il était ivre de pouvoir, papa, et rendu fou

par le laudanum. Rien ne l'aurait arrêté.

Le regard de sir Alfred glissa sur le côté. Il ne répondit pas.

— Il a tué Lily, reprit Catherine. Il a tué Mather et il a tué

Clarencieux.

Comme son père ne disait rien, elle se pencha vers lui.

— Vous le saviez?

Sir Alfred hocha lentement la tête.

— Je ne pouvais pas l'arrêter. Vous l'avez dit vous-même, il était

fou. Il a fait ces choses-là parce qu'il le pouvait. Cela n'avait rien à

voir avec moi.

— Si ! se récria Catherine. Vous avez été de connivence avec lui à

cause de Maggie.

Elle secoua la tête.

— Et il a pris Maggie, aussi. Cela ne vous atterre-t-il pas, papa ?

D'avoir été si faible et de lui avoir laissé prendre autant?

— Il ne vous a pas prise, vous, dit sir Alfred. Vous étiez forte.

Catherine plissa la bouche, mais elle ne répondit pas.

— Qu'allez-vous faire ? demanda soudain son père. Qu'allez-vous

me faire ? J'ai volé votre héritage.

D y eut un silence. Catherine y avait réfléchi dans le fiacre. Et au

milieu de sa misère et de son désespoir, elle savait que quoi qu'il ait

fait, quelle qu'ait été sa faiblesse, il restait son père. Elle ne pouvait le

dénoncer aux autorités.

— Je suis sûre, dit-elle en parlant lentement, que la banque

acceptera le fait que nous avons été trompés tous les deux par lord

Withers. Après tout, vous êtes mon père. Personne n'imaginerait que

vous avez délibérément décidé de me duper. Bien que vous ayez été

un de mes fondés de pouvoir, vous avez été berné. Withers nous a

tous trompés.

Sir Alfred leva les yeux, une lueur dans son regard enfoncé.

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— Vous feriez cela pour moi ?

— Non, répondit Catherine. Mais je le ferais pour John et

Mirabelle.

— Agatha s'occupera de vous, déclara sir Alfred. Elle veillera à ce

que vous ne restiez pas sans argent.

— Je ne veux pas qu'elle le fasse, rétorqua Catherine, farouche. Je

peux travailler, papa. J'ai fait si peu de choses dans ma vie qu'il est

peut-être temps maintenant de voir ce que je suis capable de faire.

Elle le regarda.

— Et je vous suggère d'en faire autant. Des gens dépendent de vous,

papa.

Elle sortit dans le vestibule. Bientôt, elle le savait, elle devrait écrire

à M. Churchward et lui demander de les rencontrer au plus tôt, son père

et elle, pour discuter de tous les détails de leur situation financière. Elle

établirait clairement que sir Alfred devait être absous de tout blâme.

Puis il faudrait qu'elle écrive à Maggie et lui demande de revenir avec

les enfants. Maintenant que Withers était mort et sa dépendance brisée,

il y aurait peut-être une façon d'aller de l'avant.

Elle devrait aussi s'entretenir avec les domestiques, prendre des

dispositions pour fermer la maison si nécessaire... Il y avait tant de

choses à régler. Elle avait mal à la tête rien que d'y penser.

Mais d'abord, elle avait quelque chose de très important à faire. Elle

songea à Ben, et toute la colère qu'il y avait en elle, toute la détresse, se

fondirent en un dur noyau de douleur dans son cœur.

Elle prit le fiacre qui attendait pour se rendre à l'hôtel Grillons, où

lady Russell la reçut, la serra dans ses bras et la tint contre elle jusqu'à

ce qu'elle soit capable de parler. Catherine lui dit tout à propos de la

fraude, de son père et finalement de Ben. Elle avait pensé que sa

marraine serait en colère, mais celle-ci se contenta de lui prendre la

main et de la regarder tristement.

— Je pensais qu'il vous aimait, dit-elle. Je pensais qu'il vous

aimait assez pour rester.

Catherine secoua la tête.

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— Il m'a peut-être aimée un peu, mais il aimait davantage l'argent.

Elle se redressa.

— Je l'ai déjà provoqué une fois en duel, déclara-t-elle, mais cette

fois, j'irai jusqu'au bout, tante Agatha. Il m'a brisé le cœur. Il

m'affrontera pour cela. Je vais le défier et, cette fois, je le tuerai.

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24.

« Si une dame et un gentleman ont l'un pour l'autre, une

considération et un respect sincères, alors la juste et bonne

conséquence devrait être un mariage heureux. »

Mme ELIZA SQUIRE, De la bonne conduite des

dames.

Quand Sam arriva à Saltcoats cet après-midi-là, il trouva Edna, qui

brodait dans le salon. Il n'y avait aucun signe de Paris.

— Madame est en haut, dit-elle en réponse à sa question. Elle se

repose. Elle ne se sent pas bien.

— Je vais monter, déclara Sam.

La soubrette secoua la tête.

— Je ne le ferais pas, monsieur. Elle ne veut voir personne.

Sam se mordit la lèvre.

— Je vais monter la voir quand même.

Edna haussa les épaules et se pencha sur sa broderie. Sam savait

qu'elle le prenait pour un sot.

Paris était bien allongée dans son lit, mais elle ne dormait pas. Ses

yeux étaient grands ouverts et elle fixait les ombres du plafond. Les

marques de la varicelle commençaient à s'estomper, maintenant. Sa

peau était d'un blanc crémeux, ses cheveux avaient la couleur de l'or

bruni et ses prunelles étaient d'un bleu profond et mystérieux. Sam

sentit son cœur se contracter. Il ne pouvait être indifférent à sa beauté,

même s'il la tenait pour une vraie harpie.

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— Paris ? dit-il. Qu'y a-t-il ? Edna m'a dit que vous ne vous sentiez

pas bien. La maladie ne devrait-elle pas reculer, maintenant?

Paris se redressa abruptement sur son séant et le fusilla du regard.

— Quoi, êtes-vous médecin, maintenant, Sam Hawksmoor, que

vous sachiez traiter la varicelle ? Comment saurais-je pourquoi je me

sens malade ?

— Je suis désolé, dit Sam d'un ton aimable. Puis-je aller vous

chercher quelque chose? Un verre d'eau? De la nourriture?

Un moment, Paris parut sur le point d'être vraiment malade à la

pensée de manger. Puis elle jeta les jambes hors du lit et se leva en

chancelant légèrement.

— Vous pouvez vous retirer, dit-elle. Je n'ai besoin de rien venant

de vous. Je rentre à Londres demain.

— C'est probablement un peu trop tôt..., commença Sam.

— Il faut que je trouve Beaufoy, déclara Paris. Je dois le forcer à

m'épouser.

Sam cligna les paupières. Il commença à se demander si elle avait la

fièvre. Cela ne semblait pas être le meilleur moment pour lui dire que

les tuteurs du duc de Beaufoy avaient profité de son absence pour faire

quitter Londres à leur protégé, le mettant hors de danger.

Paris se mit à tirer une valise de sous son lit. Elle le regarda

par-dessus son épaule.

— Vous êtes toujours là? Pourquoi? Je vous ai dit de partir.

— Je m'en irai dans un moment, dit Sam.

— Bien, fit méchamment Paris. Parce que je suis fatiguée que

vous fassiez toujours tout ce que je vous dis, comme un chien de

giron.

Sam grinça des dents. Il ignorait pourquoi il était poussé à essayer de

l'aider. Peut-être était-ce ce que Ben avait dit une fois — il voulait voir

le bien dans tout le monde, croire que même cette mégère au cœur de

glace possédait quelques qualités pour la racheter, bien qu'il ne les ait

pas encore découvertes.

— Paris, insista-t-il, dites-moi ce qui ne va pas...

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— Il n'y a rien!

— Si.

Sam la saisit par les bras. C'était la première fois qu'il la touchait. Elle

réagit en lui frappant la poitrine et en lui donnant des coups de pied

dans les chevilles, ce qui était assez inefficace, car il portait des bottes

et elle des pantoufles. Avec un son frustré, elle s'arracha à lui et balaya

tout ce qui se trouvait sur sa commode.

Sam regarda le pichet et la cuvette en faïence blanche exploser par

terre. L'eau contenue dans le pichet se mit à s'infiltrer entre les lattes

du plancher.

— Voilà qui va faire s'effondrer le plafond du salon, observa Sam.

Il existe depuis 1526.

— Qu'est-ce que cela peut me faire ? cria Paris.

Edna, alarmée par le bruit de casse, avait monté l'escalier

en courant. Elle regarda de Paris à Sam et leva les yeux au ciel.

— Elle est toujours ainsi quand elle est de mauvaise humeur,

dit-elle. Ce sont les boutons, vous savez ? Les démangeaisons la

rendent folle.

— Non, ce ne sont pas les boutons ! glapit Paris.

Elle les regarda tour à tour et Sam vit soudain qu'elle avait des larmes

de colère dans les yeux.

— Comment le sauriez-vous, stupide vieille femme? Ce ne sont

pas les boutons ! Pas du tout !

Sam regarda Edna, qui regardait Paris comme quelqu'un qui avait

compris d'instinct quelque chose de très surprenant et de très

intéressant.

— Oh ! mon Dieu, dit-elle faiblement, et elle s'assit sur le lit.

Sam nageait en pleine confusion. Il écarta les mains.

— Est-ce que l'une d'entre vous pourrait me dire...

— Je vais avoir un enfant, lâcha Paris.

Elle adoptait une attitude de défi, les mains sur les hanches.

— Je suis enceinte. De tous les fichus désastres ! Je dois trouver

Beaufoy sur-le-champ.

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Elle se pencha de nouveau sur la valise.

— Aidez-moi, voulez-vous ? ordonna-t-elle à Edna.

Sam les écarta et hissa la valise sur le lit.

— Est-ce l'enfant de Beaufoy ? s'enquit-il lentement.

Paris prit un air dédaigneux.

— Quelle importance que ce soit ou non le sien ? Je peux le faire

m'épouser, ou au moins payer.

— Il a quitté la ville, l'informa Sam. Ses tuteurs l'ont envoyé

dans le nord. Vous ne le trouverez jamais.

Les yeux bleus de Paris se plissèrent de colère. Sam se mit

prudemment hors de portée.

— Alors, je me débarrasserai de ce bébé, dit-elle. Je boirai du

gin, je prendrai des bains brûlants...

— Vous ne pouvez faire cela ! se récria Sam, horrifié.

Il se rapprocha d'elle.

— Vous ne devez pas, Paris.

— Il n'y a pas assez d'eau chaude et pas de gin, observa

platement Edna.

— Alors, allez en chercher ! glapit Paris.

La soubrette s'en alla, ses pas résonnant dans l'escalier.

Sam n'était pas sûr si elle était allée faire chauffer de l'eau ou si elle se

mettait simplement à l'abri.

— Ça ira, s'entendit-il dire. Tout s'arrangera.

— Je vais très bien, déclara Paris d'une voix dure.

Elle le regarda.

— Ne songez même pas à offrir de vous occuper de moi, Sam

Hawksmoor. Je ne voudrais pas de vous, même si vous me couvriez

de bijoux.

— Je n'en avais pas l'intention, dit Sam.

— Bon, fit Paris.

Elle se passa une main sur le visage.

— Allez-vous partir, maintenant ? Parce que j'ai besoin de

réfléchir, et je ne veux pas de vous ici pendant ce temps.

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Elle marqua une pause et le regarda.

— Comment va votre cousin ? demanda-t-elle soudain.

— Il est marié.

Les yeux de Paris se plissèrent de fureur.

— Je le savais. Cette intrigante de petite débutante ! Très bien. Il

m'a laissée tomber. Maintenant, c'est mon tour.

Ben rêvait. Il était sur un quai, et devant lui le large ruban du fleuve

s'étirait aussi loin que la vue pouvait porter, se ridant et brillant

jusqu'à l'infini. C'était l'aube. Dans son rêve, il savait que Catherine

serait sur un bateau qui partirait aux premières lueurs du jour. Déjà, la

lumière devenait plus vive et il fallait qu'il la trouve.

Le quai était très encombré. Il écartait des gens de son chemin, fixé

sur son but, désespéré. Tant de visages, tant de personnes qui n'étaient

pas Catherine. Il ne pouvait le supporter. Il devait la trouver parce

qu'il savait qu'il lui avait manqué d'une manière quelconque et il ne

l'acceptait pas. Il était terrifié à l'idée d'arriver trop tard.

Alors, il la vit. Elle lui tournait le dos, mais au bout d'un moment elle

pivota et le regarda, et il éprouva la plus grande de toutes les terreurs,

la peur qu'elle le répudie — qu'elle s'en aille, comme il s'était éloigné

d'elle.

Il fit un pas vers elle et tendit la main.

Mais elle lui échappait tel un fantôme, reculant, et il ne pouvait

l'attraper. Il tendait les doigts pour la toucher...

Et il s'éveilla en sursaut pour trouver quelqu'un près de son lit. C'était

le matin — de quel jour, il n'en savait rien —, la lumière entrait à flots

et lui faisait mal aux yeux, et il savait qu'il empestait l'alcool.

— Vos cousins sont ici pour vous voir, milord.

Price le contemplait avec dégoût, comme s'il était une sorte de

spécimen sur une table de dissection, et il ne pouvait l'en blâmer.

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La vérité de ce qu'il avait fait le frappa droit entre les deux yeux. Il

avait abandonné sa femme. Il l'avait laissée à son infortune, et sans

doute détruite. Il ne valait pas mieux que son père.

Il grogna et roula à plat ventre.

— Vos cousins, milord, rappela Price, implacable.

Ben ouvrit les yeux.

— Lequel? s'enquit-il.

— Les deux, répondit succinctement le majordome.

Il était déjà en train de regagner la porte, ignorant le commentaire de

Ben qu'il ne voulait voir personne. Impassible, il fit entrer les

visiteurs.

Gideon s'empressa de rejoindre le lit, la main tendue.

— Cousin!

Il plissa le nez à l'odeur du cognac et recula.

— Nous sommes venus dès que nous avons appris la nouvelle,

dit-il.

Il s'assit au pied du lit, ayant l'air d'un prêtre venu administrer les

derniers sacrements dans sa tenue pleine de sobriété.

— Vous avez fait ce qu'il fallait, cousin, ajouta-t-il. Il paraît que

miss Fenton a perdu tout son argent. On ne parle que de cela en ville. Et

comme vous pouvez arguer que vous n'étiez pas légalement marié à

elle, vous n'avez aucune responsabilité et avez eu raison de la quitter.

— Tu es un sacré idiot ! lança Sam en traversant la chambre à

grands pas et en fusillant Ben d'un regard qui aurait ratatiné un cactus.

Comment as-tu pu faire cela, Ben ? Je ne l'ai rencontrée qu'une fois,

mais c'était la jeune fille la plus courageuse, la plus délicieuse, la plus

aimable...

— Tais-toi, Sam ! ordonna Gideon d'un ton sec.

Ben se redressa contre ses oreillers. Il avait un très mauvais goût

dans la bouche. Price se tenait près des tentures du lit, mais il n'offrait

rien, pas d'eau chaude pour se laver, pas d'eau fraîche à boire, pas de

poche de glace pour sa tête douloureuse...

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Bon sang, pensa Ben, on pouvait trouver quantité de glace, en ce

moment ! Il était assez minable que son majordome ne veuille rien faire

pour lui, mais la réprobation de Price avait toujours été une affaire

sérieuse. Et maintenant il avait maintes raisons de le désapprouver.

— Sam a raison, dit Ben d'une voix lourde. Je me suis comporté

comme un véritable idiot.

— Pire qu'un idiot, renchérit Sam avec un mépris cuisant.

Il s'avança d'un pas.

— Tu es un lâche, Ben. Tu m'as dit une fois que tu ne te souciais de

personne à part toi-même, et j'en vois la preuve, à présent.

Les plis irrités qui crispaient le visage de Gideon se creusèrent

encore plus.

— Ce n'est pas ce qui nous amène. Nous sommes ici parce que

miss Fenton a renouvelé son défi, Benjamin. Elle exige que vous la

rencontriez pour le duel qu'elle a annulé antérieurement.

Ben se prit la tête dans les mains. Il se sentait malade de dégoût pour

lui-même. Qu'avait-il fait? Il se rappelait à peine ce moment dans le

bureau de l'avoué. Il avait entendu les mots de Churchward et vu

l'expression des yeux de Catherine quand elle s'était tournée vers lui. Il

avait vu son désespoir et l'appel qu'elle lui lançait. Il avait vu l'amour

dans son regard et ne s'était pas du tout senti à la hauteur, incapable de

l'égaler.

Et soudain tous les spectres de sa jeunesse avaient resurgi pour le

railler, se redressant pour le provoquer en lui disant qu'il n'était plus en

sécurité, qu'ils l'abattraient, qu'ils finiraient par gagner... Il serait de

nouveau sans argent, il en mourrait comme sa mère en était morte,

achevant sa misérable vie en toussant à l'hospice.

A ce moment-là, il avait été incapable de respirer et était sorti en

trombe dans la rue en cherchant un endroit où s'enfuir. Finalement,

beaucoup plus tard, il s'était retrouvé au bord de la Tamise et s'était

réfugié dans une taverne à bière, en état de choc. La fortune de

Catherine avait disparu. Son père l'avait trahie et elle n'avait plus rien.

Et il l'avait laissée faire face à cet avenir toute seule.

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Price avait dû le trouver et le ramener chez lui. Il lutta pour se

redresser. Les restes du rêve le poursuivaient encore. Il n'existait

qu'une chose pire que de mourir dans la pauvreté, et c'était de perdre

Catherine. Il pouvait l'admettre maintenant, maintenant qu'il avait rêvé

d'elle et l'avait perdue de nouveau.

— Je dois aller la trouver, dit-il.

Il se sentait à bout de souffle, paniqué.

— Il faut que je m'excuse. Que je m'explique.

Il tendait la main vers ses habits, quand l'expression de ses cousins

l'arrêta. Pour la première fois dans son souvenir, Sam et Gideon avaient

le même air. Ils le regardaient tous les deux avec de la pitié.

Sam secoua la tête.

— Il est trop tard pour cela, Ben.

Ben se redressa.

— Mais ce n'est pas possible ! Si je lui fais mes excuses...

— Miss Fenton ne veut plus jamais vous parler, déclara Gideon.

Il fit un petit geste des mains.

— Naturellement, vous n'avez pas besoin de répondre à son défi.

Ignorez-la. Elle n'a aucune importance.

— Si, elle en a, intervint Sam d'un ton échauffé. Ben s'est conduit

comme une parfaite canaille et la seule chose qu'il doit faire

maintenant est de fournir à sa femme l'occasion de lui mettre une balle

dans le corps. Alors cesse de l'appeler miss Fenton, Gideon, parce

qu'elle est lady Hawksmoor, et Ben a une responsabilité envers elle, et

il est le pire des gredins de l'avoir abandonnée !

Gideon attendit que son frère ait fini, puis il continua à parler comme

si Sam n'avait rien dit.

— La fille ne peut rien faire. Elle est ruinée, à présent,

financièrement et parce que sa réputation a été compromise. C'est

regrettable, mais...

Brusquement, Ben le frappa et les mots de Gideon moururent dans un

gargouillement.

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— Le Ciel soit loué que tu aies fait cela, dit Sam d'un ton bougon,

car j'étais sur le point de le tuer.

— Que puis-je faire, Sam? demanda Ben, désespérément.

Sam se tourna vers lui et il recula instinctivement d'un pas en voyant

le regard glacial de son cousin.

— Rien, répondit-il.

Son visage était dur.

— Je t'admirais, Ben Hawksmoor, mais à présent je pense que tu

n'es qu'un sot.

Ben le saisit par la manche tandis qu'il tournait les talons.

— Mais tu me serviras de témoin ?

— Oui, dit Sam, et Gideon aussi.

Il ignora les bruits étranglés qui montaient de la gorge de son frère.

— Mais ce sera la fin, Ben. Après cela, je ne veux plus jamais te

revoir.

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25.

L'aube se levait lentement sur Harrington Heath. La lune s'effaçait et

glissait vers l'ouest tandis que le soleil apparaissait, pâle et froid.

La voiture de Catherine était déjà là. Quand son coupé roula jusqu'à

sa hauteur, Ben vit sa femme debout, en train de parler à lady Russell.

Elle était emmitouflée dans une cape de velours et son visage était

calme et serein. Pendant un moment, Ben la regarda fixement—sa

magnifique Kate, si forte et si fière. Puis elle sentit son regard posé sur

el le et elle se détourna.

— Allons-y, dit Sam.

C'était la première fois qu'il parlait à Ben de tout le trajet. Il ouvrit la

portière et une bourrasque d'air froid pénétra dans l'habitacle. Ben

frissonna en sautant à terre. Gideon suivit, maugréant encore de s'être

laissé ficeler dans cette histoire.

Ben regarda autour de lui dans la lumière qui augmentait. C'était un

endroit désolé, les buissons bas couverts de givre et l'herbe maigre

gelée sous ses pieds. Ils étaient les seules personnes présentes.

Il mit les mains dans ses poches dans un vain effort pour les garder

chaudes et se demanda qui d'autre il s'attendait à voir. Personne ne

serait assez fou pour venir se promener dans ce lieu perdu à l'aube, un

matin de février.

Il y avait une autre voiture et Ben devina que ce devait être celle du

médecin que Sam avait promis d'amener. Cette information n'avait

pas empli Ben de confiance en lui. Et alors que les occupants de la

voiture en descendaient, il les regarda fixement. En plus du petit

individu aux cheveux cendrés qui devait être le docteur, il y avait

l'avoué Churchward et Price.

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Ben fut saisi d'horreur. Il se tourna vers Sam.

— Tu as vendu des billets pour ce duel ?

Il pensa voir son cousin esquisser un sourire.

— Ils ont insisté pour venir, dit-il.

— Sam, reprit Ben d'un ton pressant, j'ai l'intention de faire ce

qu'il faut. J'ai l'intention de tirer à côté.

Sam secoua doucement la tête.

— Bien sûr. Mais tu pourrais déjà être mort, à ce moment-là.

Il saisit soudain Ben par son manteau.

— Tu dois le lui dire, Ben. Lui dire que tu l'aimes. Lui dire la

vérité avant qu'il soit trop tard et que tu la perdes pour toujours.

Lui dire la vérité avant qu 'il soit trop tard...

Par quoi devait-il commencer? Par le fait qu'il était un parfait idiot qui

avait perdu la seule femme qu'il avait jamais aimée parce qu'il avait si

peur de perdre des biens matériels ? Maintenant, il savait qu'il existait

d'autres choses tellement plus importantes. Il le voyait si clairement, à

présent — à présent qu'il était trop tard.

Il prit le bras de Sam.

— Tu as raison. Je dois parler à ma femme.

Durant tout le trajet, Ben avait planifié ce qu'il dirait à Catherine

quand il en aurait l'occasion. S'excuser... essayer d'expliquer... Cela

paraissait si pitoyable. Et ressemblait tellement à une ultime tentative

de l'empêcher de lui tirer dessus. D'ailleurs il semblait qu'il n'aurait

pas cette occasion,

de toute façon, car alors qu'il marchait vers Catherine, lady Russell se

plaça devant elle et lui barra le chemin. Par-dessus sa tête — la vieille

dame était très petite —, il put voir Catherine. Son visage était sérieux

et décidé. Elle ne jeta même pas un coup d'œil dans sa direction.

— Elle ne vous parlera pas, dit lady Russell. Je suis désolée,

Hawksmoor. Elle avait besoin de vous et vous lui avez brisé le cœur. Il

est trop tard.

Après cela, les choses prirent le tour des cauchemars de Ben.

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Sam mesurait le terrain à grands pas. Gideon et lady Russell

examinèrent les pistolets.

D'une manière quelconque—il n'était pas sûr de la façon dont il en

était arrivé là —, Ben se retrouva face à Catherine, séparé d'elle par une

étendue de terrain découvert. Sam lui donna un pistolet. Il vit qu'il était

armé et le prit avec précaution, le gardant pointé vers le sol. Lady

Russell parlait, disant quelque chose à propos du signal de tirer, mais il

ne l'entendait pas. Il sentait en lui une terreur de plomb qui n'avait rien

à voir avec la perspective de sa mort prochaine et tout à voir avec ce

qu'il regrettait de ne pas avoir dit à Catherine quand il en avait eu

l'occasion.

— Attendez ! cria-t-il.

Lady Russell se tut. Elle ne parut pas offensée, seulement curieuse.

— Je veux parler à ma femme, dit Ben. J'insiste.

Il fit un pas vers Catherine et elle leva aussitôt son pistolet pour le

pointer sur lui.

— Restez où vous êtes !

Ben s'arrêta.

— Donnez-moi la permission de parler, cria-t-il. Considérez cela

comme les dernières paroles d'un condamné à mort, si vous y tenez.

Il pensa que Catherine souriait presque, mais c'était peut- être une

illusion due à la lumière de l'aube.

— Parlez, alors, dit-elle au bout d'un moment. Vous avez une

minute.

Ben resta silencieux un instant. Que dire quand cette minute était tout

ce qu'il avait pour obtenir ce que son cœur désirait? Que dire quand la

femme qu'il aimait lui pointait un pistolet sur la poitrine ?

— Je vous aime, dit-il.

Ce ne fut pas assez fort et il cria :

— Je vous aime!

Nul ne bougea. Visiblement, ce n'était pas assez.

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— Je vous aimais la nuit de la foire du Gel, continua-t-il d'une

voix sonore, mais je craignais davantage le passé. Je pensais que

parce que vous étiez riche...

Il s'arrêta et se racla la gorge. Il songea à tous les mots élégants qu'il

aurait pu utiliser, mais ils ne voulaient pas venir.

— Je pensais que parce que vous étiez riche, il était sûr de vous

aimer ! Et quand vous avez tout perdu, j'ai eu peur.

Il se redressa.

— Je l'avoue, j'ai été lâche. J'ai laissé ma peur l'emporter. Mais à

présent...

Il reprit son souffle. Il perdait sa voix.

— A présent je vous aime tant que je ne me soucie pas que vous

soyez riche ou pauvre, je veux juste être avec vous et vous protéger.

Je sais que je peux être un homme meilleur avec vous que sans vous,

Catherine. Accordez-moi la chance de le prouver. Donnez-moi le

temps...

Sa voix se brisa.

Il avait envie de courir à Catherine, de la supplier de l'écouter, mais

alors quelque chose bougea derrière lui et il se tourna brusquement.

Un homme était tapi dans les buissons à quelques pas de lui, et il vit

que c'était Algernon Withers.

Figé par l'incrédulité devant ce revenant d'outre-tombe, il s'aperçut

alors que Withers avait un pistolet et le pointait droit sur Catherine. Ben

eut à peine le temps d'entendre Sam crier un avertissement ; il se

redressa et se plaça délibérément dans la ligne de feu du forcené.

La balle de Withers lui traversa le bras et la douleur fut comme une

brûlure au fer rouge qui le fit se sentir faible un instant. Il chancela,

portant la main à sa manche où une tache de sang commençait à

s'étendre. Withers s'était enfui, et il put voir que Sam ne pourrait pas le

rattraper tandis qu'il disparaissait dans les fourrés. Gideon n'essayait

même pas de se joindre à la poursuite.

Le docteur se hâtait vers Ben sur l'herbe gelée, mais alors il vit

Catherine arriver derrière lui et cessa de remarquer quoi que ce soit

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d'autre. D ne pouvait voir qu'elle. Elle courait vers lui, maintenant,

laissant tomber son pistolet dans l'herbe, ses cheveux volant derrière

elle. Il vit qu'elle pleurait, les larmes ruisselant sur ses joues. Quand elle

l'atteignit, il la prit dans ses bras, indifférent au sang, indifférent à la

douleur.

— Ben!

Il la tint serrée contre lui et sentit les battements frénétiques de son

cœur. Puis il posa la joue sur la douceur de ses cheveux et éprouva une

immense gratitude, car il avait craint de ne plus jamais pouvoir

l'étreindre ainsi.

— Je croyais vous avoir perdu pour toujours ! s'écria Catherine. Je

suis tellement désolée. Je jure que je ne vous aurais pas tué, mais j'étais

si furieuse, triste et perdue, et alors j'ai vu la balle de Withers vous

toucher...

Ben pressa sa tête sur son épaule et la serra si fort contre lui qu'il

sentit ses larmes tremper le devant de sa chemise. Comme elle, il

tremblait.

— Je comprends, mon cœur. Tout va bien.

Il lui releva le menton et l'embrassa.

— Dites-moi que vous m'aimez.

— Je vous aime, affirma Catherine.

Une pointe d'humour perça dans sa voix.

— Vous m'avez de nouveau sauvée de Withers — ce diable

d'homme qui échappe à tout. Je pense que je devrai vous garder près de

moi, finalement.

Elle sourit et essuya ses larmes.

— Sommes-nous à égalité, maintenant ? demanda-t-elle, comme

elle l'avait fait une fois dans son lit.

— Non, répondit Ben. Pas avant que je vous répète combien je

vous aime.

Les mots élégants qu'il aurait dû trouver plus tôt lui revenaient,

maintenant, et d'autres avec eux.

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— J'ai été stupide, dit-il. Je regrette tellement, Kate. Je n'aurais

jamais dû m'éloigner de vous. Si vous me faites confiance maintenant,

je jure de ne plus jamais, jamais, vous abandonner.

Il s'interrompit, s'avisant soudain qu'un attroupement très intéressé

s'était formé autour d'eux.

— Pourriez-vous vous occuper de vos affaires ? lança-t-il avec

irritation. J'essaie de déclarer mon amour à Catherine.

— Eh bien, nous avons tous entendu vos précédentes déclarations

d'amour, Hawksmoor, alors je ne vois pas pourquoi nous devrions

manquer celle-là, déclara lady Russell. En outre, le chirurgien

demande à bander votre blessure, mais de grâce, que cela ne vous

arrête pas dans votre élan !

Après cela, les choses devinrent assez fumeuses pour Ben.

Catherine tint sa main valide et lady Russell lui versa la majeure partie

de sa flasque de cognac dans la gorge, pendant que le docteur lui

bandait grossièrement le bras. Puis ils se mirent à marcher lentement

vers les voitures — Ben se sentant un peu ivre —, quand ils entendirent

le grondement de roues sur la route et virent un coupé s'arrêter

bruyamment à côté d'eux.

C'était un attelage très élégant, avec des chevaux gris qui avaient

visiblement souffert sur des routes de campagne, car ils étaient

éclaboussés de boue gelée.

La portière s'ouvrit en coup de vent — et lady Paris de Moine

apparut dans l'ouverture.

Quand la voiture s'arrêta, Catherine se sentait harassée, soulagée et

plus heureuse qu'elle ne l'avait jamais été dans sa vie. C'était comme si

la folie momentanée qui l'avait possédée depuis la mort de Lily, puis à

l'annonce de sa ruine et à la défection de Ben, s'était dissipée. Elle était

enfin capable de voir la possibilité d'un avenir au-delà de l'horreur et du

deuil. Puis Paris apparut et la regarda de cet air terriblement sarcastique

qu'elle se rappelait lui avoir vu lors de la soirée au cercle de jeu.

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— Eh bien, fit Paris. Lady Hawksmoor ! Ainsi, vous n'avez pas tué

votre mari, après tout. J'en suis heureuse, car j'ai une délicieuse surprise

pour vous deux.

Catherine vit Ben lever la tête et croiser le regard de son cousin. Sam

rougit et Catherine comprit ce qu'il avait fait. C'était lui qui avait parlé

du duel à Paris et leur valait cette arrivée-surprise.

— Tout cela est très touchant, dit lady Paris d'un ton traînant.

Elle prit la main du cocher et descendit le marchepied comme si elle

était sur le point de saluer le prince régent à un bal à Carlton House.

Elle était habillée tout en blanc avec une cape doublée de fourrure et

des diamants. Ses yeux bleus au regard acéré se promenèrent sur eux

tous, s'attardèrent un peu sur Catherine et se rivèrent sur le visage de

Ben.

Catherine le sentit se figer et devina intuitivement qu'il

était effrayé, comme elle. Pas de ce que Paris pourrait dire, mais des

dommages que cela pourrait leur causer à tous les deux alors qu'ils

avaient à peine commencé à rebâtir leur amour et leur confiance,

encore fragiles.

Ben avait juré que Paris et lui n'avaient jamais été amants et Catherine

l'avait cru. Et elle eut soudain la certitude, avec un puissant élan

d'amour et de conviction, que Paris pourrait agir de la pire manière et

que cela ne changerait rien. Ben l'aimait, n'aimait qu'elle, et rien ne

pouvait modifier cela maintenant.

— Je suis désolée de troubler votre idylle, Benjamin, dit Paris,

mais il y a quelque chose que vous devriez savoir, à mon avis.

Ben soupira.

— Comme la méchante reine dans les contes de fées, dit-il

doucement. Pourquoi faut-il que vous arriviez maintenant, Paris, pour

essayer de tout gâcher?

Paris lissa le satin blanc de sa cape sur son ventre.

— Parce que je suis votre maîtresse, Ben, et que je suis enceinte.

Il sembla à Catherine que le monde entier se figeait et se taisait. Ben

était devenu très pâle. Il serrait sa main à lui faire mal.

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— Ne tentez pas de m'attribuer cela, Paris, je vous en prie, quand

vous savez que cela ne peut pas être mon enfant, répondit-il

froidement.

— Personne ne le croira, Ben, rétorqua-t-elle.

Elle souriait.

— Tout le monde vous connaît comme mon amant. Si j'affirme

que c'est votre enfant, qui me démentira?

Catherine fit un pas en avant.

— Moi, déclara-t-elle.

Elle jeta un coup d'œil au visage de Ben et ne s'adressa qu'à lui.

— Si je ne le crois pas, est-ce que les autres importent?

Ils se dévisagèrent un long moment.

— Mon cœur, dit Ben d'une voix étranglée. Je vous jure...

Catherine posa les doigts sur ses lèvres.

— Ce n'est pas la peine. Je vous fais confiance. J'ai toujours eu

confiance en vous.

— Enfant stupide et naïve, commença Paris, mais Catherine lui

tourna délibérément le dos et, un moment plus tard, ce fut Sam qui

parla.

— Assez, Paris, dit-il d'un ton sourd. Ne faites pas cela. Vous savez

que cela ne servira à rien.

Elle le fusilla du regard. A l'abri des bras de Ben, Catherine put

sentir toute la haine et la malveillance qui étaient en elle. Lentement,

Paris parcourut le groupe des yeux et s'arrêta sur Gideon.

— Alors, dit-elle avec lenteur, il semble que je doive dire la vérité,

pour une fois. Monsieur Hawksmoor, que pouvez-vous dire à tout le

monde sur la véritable identité du père de mon enfant ?

Catherine entendit Ben prendre une vive inspiration. Sam s'était

figé, portant un regard incrédule sur son frère. Et Gideon était devenu

d'une étrange pâleur.

Il se mit à bafouiller.

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— C'est un mensonge, je le jure, elle ment toujours, elle ne dit

jamais la vérité. Je n'ai rien à voir avec cela, ne le dites pas à Alice, je

promets que ce n'est pas moi, ce n'est pas mon enfant !

Et puis, à la stupeur de tout le monde, il s'éloigna en courant sur le

sol gelé et disparut sur la route qui menait à Londres. *

* *

Sir Alfred Fenton était un homme conventionnel et, avec sa femme

de retour auprès de lui à Guilford Street et sa fille mariée, se préparant

à partir pour le domaine Hawksmoor dans le Yorkshire avec son

époux, il pouvait presque se convaincre que les terribles événements

des derniers mois ne s'étaient pas produits.

Algernon Withers n'avait pas été arrêté et il semblait probable qu'il

ne le serait jamais, mais les activités des pilleurs de tombes

continuaient dans Londres et sir Alfred frissonnait parfois en pensant à

l'homme qui était derrière.

Catherine, fidèle à sa parole, avait déclaré aux autorités de la banque

que son père n'était pas au courant de la fraude, et il n'avait pas de

problèmes de ce côté-là. Ses affaires commençaient même à faire des

bénéfices, pour changer. Et lady Russell était partie pour un tour des

îles écossaises, voulant voyager un peu plus près, maintenant que sa

filleule allait s'installer dans le nord.

Et puis, un soir d'avril, Maggie était rentrée d'une visite au musée de

cire de Mme Tussaud avec les enfants, et tout avait changé.

Sir Alfred était dans sa chambre, se préparant avec délectation à une

soirée agréable avec sa maîtresse dans la maison de Chelsea. Son

écharpe était bien amidonnée, sa redingote rembourrée aux épaules et

ses chaussures avaient un talon discret pour accroître sa stature. Il avait

fière allure et ne doutait pas que Rosabelle le lui dirait.

Il entendit rentrer sa famille, car John criait et le bébé pleurait ; il

avait déjà la tête qui éclatait à cause du bruit et ne pouvait attendre de

s'en aller. Il sortit sur le palier et observa sa femme debout au bas de

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l'escalier arrondi. La nourrice tenait l'enfant qui hurlait et son visage

était tiré par la faim et l'épuisement.

— Nous n'avons pas mangé de toute la journée ! disait John à

Tench. Maman est partie avec un homme bizarre et nous a à peine

montré les personnages en cire. Je me suis tellement ennuyé et j'ai si

faim, maintenant !

Maggie se tourna lorsqu'elle entendit les pas de son mari dans

l'escalier. Il baissa les yeux sur son visage et éprouva un terrible choc.

La jolie épouse qui s'était remise de sa dépendance au laudanum avait

disparu. Elle était échauffée, tremblait légèrement et ses yeux étaient

fiévreux. Elle lui tendit les bras et sir Alfred éprouva de la répulsion. Il

fit un pas en arrière. Il ne put bannir la vision de Maggie la fois où il

l'avait vue à ce même endroit, brisée et désespérée, prête à vendre son

corps pour une fiole de laudanum. Et en y pensant, il sentit une colère

incandescente envahir son cerveau, brisant toutes les défenses qu'il

avait édifiées contre la vérité. La mère de ses enfants était une catin.

Elle s'était dégradée avec Withers auparavant et il semblait maintenant

qu'elle ait recommencé.

— Chéri!

Malgré les regards embarrassés des domestiques, elle monta

l'escalier en courant et l'enlaça. Elle sentait le parfum et la sueur.

— Vous m'avez manqué !

Sir Alfred se dégagea d'un geste délibéré et la tint à bout de bras.

— Emmenez le garçon à la nurserie, dit-il à la nourrice, et veillez à

ce qu'il soit nourri et mis au lit. Le bébé aussi.

Il refit face à Maggie et soudain il n'eut plus cure des regards

stupéfaits des domestiques.

— Qui était cet homme bizarre avec qui vous avez passé la journée

? demanda-t-il sèchement.

— C'était seulement quelqu'un que nous avons rencontré alors que

nous visitions l'exposition, répondit Maggie.

Elle triturait le bord de ses gants, sans rencontrer son regard.

— Il visitait Londres, alors je lui ai offert de l'accompagner un peu.

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— Vous êtes toute bonté, ma chère, déclara ironiquement sir

Alfred.

Maggie avait un peu pâli à son ton. Elle se mit à bavarder, mais son

mari ne l'entendit pas. Son esprit était très loin, établissant des

connexions, notant l'excitation fébrile de sa femme, qui n'avait

sûrement pas une cause naturelle. C'était la stimulation provoquée par

le laudanum, qui avait toujours précédé son effondrement. Il avait

envie d'attraper son réticule et de chercher le flacon.

— Je sors, dit-il abruptement en interrompant Maggie.

Et il laissa sa femme ébahie dans le vestibule.

Il faisait sombre et humide dans le cimetière de l'église

Saint-Crispin. Sir Alfred se fraya un chemin avec précaution entre les

pierres tombales et contourna une tombe ouverte qui béait telle une

cicatrice, attendant d'être emplie le lendemain matin. La cahute du

fossoyeur était adossée au mur, abritée par des ifs, dans l'ombre de

l'église. La porte n'était pas verrouillée. Sir Alfred posa la main sur la

poignée et la tourna sans bruit.

Il lui fallut un moment pour que ses yeux s'adaptent à l'obscurité et il

pensa alors qu'il avait fait une erreur, et que Withers n'était pas là. Dès

le début, quand son ancien associé s'était mis à soutenir la vile activité

des pilleurs de tombes, il avait pris plaisir à aller avec eux et à les

observer tandis qu'ils ouvraient les tombes les plus récentes et en

sortaient les cadavres encore frais. Il s'en était vanté à sir Alfred,

quelquefois, lui racontant délibérément les expéditions pour lui

retourner l'estomac et lui donner envie de vomir de peur et de dégoût.

Sir Alfred savait que cela faisait partie des moyens par lesquels

Withers avait brisé son tempérament. Et cela avait marché. Il avait été

un partenaire faible et inefficace dans les crimes du gentleman dépravé.

Alors qu'il hésitait, il entendit un bruit, le frottement d'une pierre à

briquet, et il plissa les paupières pour se protéger de la lumière de la

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lanterne. Withers était assis dans un coin de la cahute, un couteau posé

près de sa main. Il se leva.

— Je savais que c'était vous, dit-il. Que diable faites-vous ici?

— J'avais besoin de vous voir, répondit sir Alfred.

— Vous puez l'eau de Cologne, observa désagréablement Withers.

En portez-vous pour essayer de ramener votre femme dans votre lit?

J'ai entendu dire qu'elle vous est revenue.

— Nul doute qu'elle vous l'a dit elle-même quand elle vous a

rencontré aujourd'hui, dit sir Alfred.

Withers rit.

— Peut-être, mon vieux. Vous savez comment elle est. Elle ne peut

vivre sans moi, d'une manière ou d'une autre.

Sir Alfred se sentit bizarre, la tête légère. Son esprit était empli

d'images fugaces de Maggie à genoux devant cet homme, le suppliant

de lui donner du laudanum, s'offrant en échange. L'homme à qui il avait

vendu sa propre chair et son propre sang. Il pouvait constater que

Withers éprouvait un mépris absolu pour lui, car il avait laissé le

couteau par terre, négligemment, tandis qu'il allait ouvrir la porte et

regarder dans le cimetière.

— Les voleurs de corps peuvent venir ce soir, dit Withers

par-dessus son épaule. Ou demain, de façon certaine. J'ai pensé que

nous pourrions nous rendre à Saint-Day et exhumer cette petite catin de

Lily St Clare pour vendre son cadavre à ces charlatans de médecins.

Le bourdonnement augmenta dans la tête de sir Alfred. Sans

réfléchir, il tira son pistolet de sa poche et abattit la crosse à l'arrière du

crâne de Withers. Ce dernier s'affala lentement et sans bruit sur le sol.

Sir Alfred resta immobile un moment, battant des cils. Finalement,

cela avait été facile. Il aurait dû le faire depuis longtemps.

Ensuite, il travailla aussi rapidement et silencieusement qu'il put. Il

souleva Withers en haletant sous l'effort — le gredin était plus lourd

qu'il n'en avait l'air, et il n'était pas lui-même en grande forme -—, et le

plaça dans le grossier cercueil de bois posé sur la table. Withers

respirait encore, bien qu'il fût inconscient. Le bois du cercueil était bon

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marché et tendre, et il éclata quand sir Alfred enfonça les clous dans le

couvercle. Un cercueil de pauvre, mais il savait que les clous

tiendraient.

Ce fut une tache difficile de traîner le cercueil dans le cimetière et il

était effrayé par le bruit, mais personne ne se montra. Saint-Crispin

était traditionnellement un cimetière de miséreux et nul ne se souciait

vraiment que les pilleurs de tombes exhument les cadavres ou non. Les

pauvres étaient légion. Il y avait toujours plus de malades et de

mourants pour peupler le cimetière.

Sir Alfred fit basculer le cercueil dans la fosse vide, puis prit la pelle

posée contre le mur de la cahute et revint le recouvrir de terre. Il crut

entendre un léger bruit dans la prison de bois de Withers, le bruit

d'ongles qui grattaient le couvercle. Il sourit sombrement et mania la

pelle avec plus d'ardeur.

Les voleurs de cadavres ne vinrent pas cette nuit-là, mais ils vinrent

le lendemain soir, ainsi que Withers l'avait prévu. Voyant une tombe

fraîche, ils se dirent que c'était exactement ce qu'ils voulaient — un

cadavre tout neuf. Toutefois, ils furent assez surpris lorsqu'ils ouvrirent

le couvercle.

Lord Algernon Withers n'avait certainement pas trouvé une mort

paisible. Le visage contracté, il avait visiblement lutté jusqu'au dernier

moment pour sortir du cercueil avant de mourir asphyxié.

Pendant un long moment, les silhouettes noyées d'ombre restèrent

au bord de sa tombe, appuyées sur leurs pelles, riant. Puis le chef de la

bande se baissa vers le cercueil pour en extraire le corps.

— Aucune importance, lads, dit-il aux autres. Nous pouvons encore

tirer profit de lui.

Catherine était allongée dans les bras de son mari, dans le grand lit

de leur chambre du manoir d'Hawksmoor. Le plâtre fin du plafond

au-dessus d'eux s'écaillait à cause de l'humidité de l'hiver, mais un feu

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crépitait dans l'âtre et ils étaient au chaud, blottis l'un contre l'autre.

Elle tourna la tête sur l'épaule de Ben et lui sourit d'un air ensommeillé.

Hawksmoor était tout ce qu'ils possédaient maintenant et il faudrait

un travail considérable pour le remettre en état, mais ainsi que Ben le

lui avait rappelé, elle avait dit un jour qu'elle voulait vivre à la

campagne et son souhait était exaucé. En vérité, peu leur importait où

ils se trouvaient, à partir du moment où ils étaient ensemble.

La presse avait été stupéfaite quand Ben avait annoncé qu'il quittait

Londres, mais le prince régent avait embrassé Catherine avec plus

d'enthousiasme que Ben l'aurait aimé et leur avait souhaité bonne

chance. De toute façon, il y avait toujours un nouveau scandale pour

alimenter les gazettes à un penny, la plupart d'entre eux provoqués par

lady Paris de Moine. Elle avait déclaré que Gideon Hawksmoor était le

père de son enfant, lui avait soutiré tout l'argent qu'elle avait pu et

s'était enfuie avec son cocher.

Catherine observa le jeu des flammes sur les murs et se blottit plus

près contre Ben, tandis qu'il la faisait changer de place dans ses bras et

commençait à l'embrasser. Ses mains la caressaient très doucement et

elle s'abandonna au plaisir de leur toucher. Mais avant qu'ils fassent

l'amour, elle savait qu'elle avait quelque chose à lui dire, une dernière

chose avant qu'ils puissent refermer le livre du passé et entreprennent

de rebâtir Hawksmoor ensemble.

— Ben?

Son mari émit un grognement qui signifiait qu'il préférait continuer

à l'embrasser plutôt que de parler. Catherine posa une main sur son

torse nu et l'écarta d'elle.

— Ben...

— Mmm...

Il lui embrassait l'épaule, taquinant sa peau tendre de telle sorte que

des frissons d'excitation lui parcoururent le dos. Elle s'efforça de se

concentrer.

— Ben, nous devons parler de quelque chose.

Il cessa de l'embrasser, soupira et leva ses yeux noisette vers elle.

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— Oui, Catherine?

— Quand tante Agatha est passée ici la semaine dernière en se

rendant en Ecosse, elle m'a dit qu'elle voulait me donner de l'argent.

Elle soutint le regard de son mari.

— Comme papa a été incapable de remplir les termes du contrat

de mariage, elle a déclaré qu'à son avis il était juste et correct qu'en

tant que ma marraine, elle le fasse à sa place.

Ben s'était immobilisé. Ses yeux étaient sombres.

— Combien a-t-elle offert ? demanda-t-il.

— Trente mille livres.

Catherine retint son souffle. Ben s'était écarté d'elle, à présent.

Appuyé sur un coude, il la contempla.

— Et que lui avez-vous dit?

Catherine tritura le bord du drap.

— Eh bien, je lui ai dit que j'en discuterais avec vous, mais...

— Mais?

Il haussa un sourcil. Elle pensa qu'il y avait de l'amusement dans ses

yeux, mais elle n'en était pas sûre.

— Mais que je pensais que vous lui diriez que nous ne voulons

pas de son argent, parce que...

— Parce que nous nous avons l'un l'autre et que nous n'avons

besoin de rien d'autre ?

Ben éclata de rire et la reprit dans ses bras.

— Cette femme est aussi rusée qu'un renard !

Catherine se pressa contre le chaud réconfort de son

corps.

— Que voulez-vous dire ? demanda-t-elle.

Ben écarta ses cheveux de son visage et se pencha pour l'embrasser

tendrement.

— Seulement que lorsque lady Russell est passée ici la semaine

dernière, elle m'a pris à part et m'a offert une dot de trente mille livres

pour vous.

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Il baissa les yeux sur sa femme et le cœur de Catherine chavira en

voyant l'amour qui brûlait dans son regard.

— J'allais vous le dire ce soir.

Catherine porta une main à sa joue.

— Et qu'avez-vous répondu ? murmura-t-elle.

— Que j'en discuterais avec vous.

Ben rit de nouveau.

— Mais que je pensais savoir ce que vous diriez.

— Que nous ne voulons pas son argent, parce que nous nous avons

l'un l'autre et que nous n'avons besoin de rien d'autre?

— Exactement, répondit Ben. J'ai tout ce que je peux désirer dans

mes bras, Catherine. Je vous aime. Quelle importance a l'argent pour

moi, quand je vous ai ?

Catherine glissa une main sur sa nuque et attira sa tête à elle pour

pouvoir l'embrasser.

— Je vous aime aussi, chuchota-t-elle