les origines et les attaches mosellanes d'adrienne …

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LES ORIGINES ET LES ATTACHES MOSELLANES D'ADRIENNE THOMAS (1887 - 1980) ROMANCIÈRE DE LANGUE ALLEMANDE ET TÉMOIN DE SON TEMPS par M. Denis METZGER, membre correspondant Lorsque le 7 novembre 1980, la romancière autrichienne d'origine lorraine Adrienne Thomas meurt à Vienne à l'âge de 83 ans, la nouvelle ne trouve dans la presse viennoise qu'un écho tardif et sans émoi (1). En Lorraine, elle passe inaperçue. Il y avait en effet tant d'années que les feux de l'actualité littéraire ne s'étaient posés sur elle que d'aucuns la croyaient disparue depuis longtemps déjà. En fait, Adrienne Thomas qui avait connu la gloire littéraire un demi-siècle plus tôt était tombée dans l'oubli et son oeuvre avec elle. Son premier roman « Die Katrin wird Soldat » publié à Berlin en 1930 fut un best-seller alors en tout point comparable au succès de « A l'Ouest rien de nouveau » paru l'année précédente, en 1929. Au- jourd'hui force est de constater que le livre d'Eric-Maria Remarque a mieux passé le cap des générations que celui d'Adrienne Thomas, qui reste cependant le plus fort tirage jamais réalisé en Allemagne par un auteur féminin. Adrienne Thomas, en réalité Hertha Strauch, a vu le jour le 24 juin 1897 à Saint-Avold (2) au premier étage d'une maison alors sise au 31 de la Homburgerstrasse, l'ancienne rue de Hombourg, au- jourd'hui rue Poincaré, en face de la fontaine à la Croix de Lorraine, où son père tenait sous l'enseigne « Filiale Knopf » un commerce de bonneterie-mercerie appartenant à son frère Heinrich, lequel exploitait un magasin identique 6, rue du Petit-Paris à Metz depuis 1891 (3)- De confession juive, les Strauch n'étaient Naboriens que de fraîche date. Attirée par le commerce qui prospérait dans la petite ville lorraine transformée selon l'expression de l'époque en « Soldatennest » par les Uhlans du Hanovre et deux régiments de fantassins et d'artilleurs, la famille Strauch s'était installée là au mois d'août 1896, en provenance de Berlin (4). Le père Isodore Strauch était né en 1867 à Schwerin, 1) Articles nécrologiques parus dans les journaux viennois « Die Presse » (12 novembre 1980), « Ar- beiterzeitung » (12 novembre 1980), «Neue Wienerzeitung» (13 novembre 1980). 2) Archives municipales de la Ville de Saint-Avold - Etat civil : acte de naissance № 48/1897. 3) Adressbuch von Metz - 1914 - Pages 65 et 256 - Archives municipales de la Ville de Metz: fichier domiciliaire. 4) Archives municipales de la Ville de Saint-Avold - « Melderegister» Volume III (1895-1898). 137

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LES ORIGINES ET LES ATTACHES MOSELLANES D'ADRIENNE THOMAS

(1887 - 1980) ROMANCIÈRE DE LANGUE ALLEMANDE

ET TÉMOIN DE SON TEMPS

par M. Denis M E T Z G E R , membre correspondant

Lorsque le 7 novembre 1980, la romancière autrichienne d'origine lorraine Adrienne Thomas meurt à Vienne à l'âge de 83 ans, la nouvelle ne trouve dans la presse viennoise qu'un écho tardif et sans émoi (1). En Lorraine, elle passe inaperçue. Il y avait en effet tant d'années que les feux de l'actualité littéraire ne s'étaient posés sur elle que d'aucuns la croyaient disparue depuis longtemps déjà. En fait, Adrienne Thomas qui avait connu la gloire littéraire un demi-siècle plus tôt était tombée dans l'oubli et son œuvre avec elle.

Son premier roman « Die Katrin wird Soldat » publié à Berlin en 1930 fut un best-seller alors en tout point comparable au succès de « A l'Ouest rien de nouveau » paru l'année précédente, en 1929. Au­jourd'hui force est de constater que le livre d'Eric-Maria Remarque a mieux passé le cap des générations que celui d'Adrienne Thomas, qui reste cependant le plus fort tirage jamais réalisé en Allemagne par un auteur féminin.

Adrienne Thomas, en réalité Hertha Strauch, a vu le jour le 24 juin 1897 à Saint-Avold (2) au premier étage d'une maison alors sise au 31 de la Homburgerstrasse, l'ancienne rue de Hombourg, au­jourd'hui rue Poincaré, en face de la fontaine à la Croix de Lorraine, où son père tenait sous l'enseigne « Filiale Knopf » un commerce de bonneterie-mercerie appartenant à son frère Heinrich, lequel exploitait un magasin identique 6, rue du Petit-Paris à Metz depuis 1891 (3)-De confession juive, les Strauch n'étaient Naboriens que de fraîche date. Attirée par le commerce qui prospérait dans la petite ville lorraine transformée selon l'expression de l'époque en « Soldatennest » par les Uhlans du Hanovre et deux régiments de fantassins et d'artilleurs, la famille Strauch s'était installée là au mois d'août 1896, en provenance de Berlin (4). Le père Isodore Strauch était né en 1867 à Schwerin,

1) Articles nécrologiques parus dans les journaux viennois « Die Presse » (12 novembre 1980), « Ar­beiterzeitung » (12 novembre 1980), «Neue Wienerzeitung» (13 novembre 1980).

2) Archives municipales de la Ville de Saint-Avold - Etat civil : acte de naissance № 48/1897.

3) Adressbuch von Metz - 1914 - Pages 65 et 256 - Archives municipales de la Ville de Metz : fichier domiciliaire.

4) Archives municipales de la Ville de Saint-Avold - « Melderegister» Volume III (1895-1898).

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non pas la grande cité du Mecklembourg mais une petite bourgade homonyme sur la Warthe, dans le cercle de Posen (aujourd'hui district de Poznan en Pologne) ; la mère, née Anna Bernstein, était native de Krohne, quelque part en Prusse orientale et une fillette, prénommée Alice, née à Berlin en 1895, était de deux années l'aînée de Hertha.

La maison natale de Hertha Strauch, alias Adrienne Thomas, n'existe plus. Endommagée lors des combats de la Libération de 1944, elle a été démolie en 1958. A sa place on a construit un immeuble banal qui n'a plus rien du charme désuet de la vieille maison où la romancière avait vu le jour.

« C'était, écrira-t-elle bien plus tard, une maison à deux étages toute en profondeur comme presque toutes les maisons bourgeoises des provinces françaises. De la rue, on ne devine jamais les belles et spacieu­ses pièces d'habitation ornées de vieilles cheminées, de trumeaux et de glaces aux cadres dorés et d'innombrables placards. »

« Nous habitions au premier, au second logeait le propriétaire. » (5).

Adrienne Thomas a gardé de sa ville natale le souvenir d'une en­fance heureuse. Dans un recueil de nouvelles et de souvenirs « Da und Dor t» paru à Vienne en 1950 elle raconte la visite qu'elle y fit dans les années trente, un quart de siècle après l'avoir quittée :

« Je me repère sans difficulté. Je n'aurais pu être partie qu'hier. Dans ces petites villes oubliées rien ne se modifie. Elles changent à peine d'aspect et d'habitants. Ici, on ne se résout pas facilement à démo­lir ou à transformer sa maison. On n'a que peu de contact avec les grandes villes, et on ne succombe pas à leur attrait ; on reste fidèle à son patelin. »

« Là-bas, la boucherie Endres est toujours à la même enseigne. »

« Sur la place du Marché, la quincaillerie Collin n'a pas davantage changé. Dans la vitrine, les portes émaillées des cuisinières sont décorées de nénuphars et de coquelicots comme l'étaient autrefois nos chambres d'enfants... »

« Au bout de la rue voici notre maison et, lui faisant face, la vieille fontaine sous la protection de la Croix de Lorraine. C'est d'elle, disait-on, que sortaient tous les enfants de la ville, et c'est là que je suis née. »

5) Adrienne Thomas, Da und Dort, Danubia-Verlag, Wien (1950).

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Au mois de juin 1904, le père de Hertha est appelé à seconder son frère à la tête du magasin de la rue du Petit-Paris à Metz et la famille quitte Saint-Avold. A Metz, elle s'installe au No 2 de la Kônigs-trasse (6) qui pour les Messins ne fut jamais que la rue Royale, pas forcément la bien-nommée puisque entre la place Saint-Louis et celle du Quarteau son pavé se parcourt en quelques dizaines de pas ! Au début de son exil Adrienne Thomas revint dans la ville de ses jeunes années où sa mère, fuyant le régime nazi, se réfugia quelque temps en 1933. Elle trouva la vieille rue « à deux pas, écrit-elle, des médiévales arcades de la place Saint-Louis, inchangée, et toujours si peu royale, avec ses odeurs mêlées d'épices, de drogues et de peintures. »

En 1908, la famille Strauch déménagea dans ce que les Allemands appellaient alors la « Neustadt », c'est-à-dire les nouveaux quartiers proches de la gare, plus précisément au No 11 de la Karolinerstrasse, autrement dit l'actuelle rue Charlemagne, à l'angle de la rue Gambetta (7).

La biographie sommaire d'Adrienne Thomas, telle que nous la li­vrent les notices d'éditeurs et les dictionnaires biographiques allemands et autrichiens ne nous éclaire guère sur les années de sa jeunesse mes­sine. En fait - et ceci s'applique à toutes les périodes de son existence - c'est dans son œuvre littéraire, d'ailleurs largement autobiographique, qu'il faut puiser les éléments disparates de l'histoire de sa vie, non sans avoir au préalable démêlé l'écheveau complexe du vécu et du romanes­que.

La famille Strauch sans être véritablement fortunée jouissait d'une relative aisance et menait une existence bourgeoise de bon aloi. Elle avait personnel de maison et gouvernante pour les enfants qui étu­diaient la musique et apprenaient la danse, comme cela se faisait dans la bonne société messine du début du siècle.

Originaires des confins de la Prusse orientale, ayant vécu à Berlin, les Strauch étaient d'honnêtes citoyens allemands qui nourrissaient pour le « Vaterland » des sentiments patriotiques sincères. Les Lorrains leur étaient sympathiques et la double culture à dominante française de leurs compatriotes messins les charmait autant qu'elle convenait à leur esprit largement tolérant. Le père, qui était apparemment et pour le moins bilingue, nous est présenté à travers les écrits de sa fille comme, un homme intelligent, libre d'opinions et de mœurs, et francophile de surcroît.

6) Archives municipales de la Ville de Metz : fichier domiciliaire.

7) Idem.

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Adrienne Thomas raconte entre autres anecdotes de son enfance naborienne qu'à l'époque de ses cinq ans — nous sommes donc en 1902 — le père Strauch offrit à ses filles un gramophone. « La première chose qu'il nous fit entendre fut la « Marseillaise ». Il le fit prudemment, en cachette, l'aiguille en sourdine, car il était interdit de jouer l'hymne national français dans les territoires conquis. » (8).

En revanche, la mère de Hertha était moins avenante et de carac­tère plus austère. La famille se moquait de son éternel accent berlinois et, comme elle était apparemment dépourvue d'humour, elle ne partici­pait guère aux joies familiales.

Tout au long de sa scolarité, Hertha fut une élève douée. Elle fit des études faciles et connut à Metz une jeunesse parfaitement heureuse, battant sans cesse le pavé de la « Römerstrasse », entendez la rue Serpe-noise, l'Esplanade et les bords de la Moselle « das schönste Tal des Welt » où, l'hiver, elle patinait avec ses camarades sur la glace des ber­ges et des prés inondés.

En 1914, à la déclaration de la guerre, Hertha Strauch a 17 ans. Partagée entre ses sentiments francophiles et son attachement raisonné et légitime à la patrie allemande, elle est déchirée. Elle veut néanmoins se rendre utile et servir une cause humanitaire sans renier ses sentiments si cruellement opposés ! Dès les premières semaines de la guerre, et malgré son jeune âge, elle trouve à s'engager comme auxiliaire de la Croix-Rouge à la gare centrale de Metz où elle ne tarde pas à découvrir les horreurs de la guerre. Aux départs conquérants des jeunes recrues, aux accents de « Heil dir im Siegerkrantz » succèdent bientôt dans l'au­tre sens les convois de blessés et de mourants, les trains-ambulances et leurs tristes cortèges d'amputés, de gazés et de morts en sursis (9).

Pendant près d'un an et demi, d'août 1914 à décembre 1915, la jeune fille sera témoin de tous les malheurs et de toutes les souffrances de la guerre. Jamais elle n'oubliera.

C'est de cette précoce et douloureuse expérience que naîtra dans les dernières années de la décennie vingt son émouvant livre « Die Ka­trin wird Soldat, ein roman aus Elsass-Lothringen » (puisque tel était le sous-titre de la première édition).

Adrienne Thomas n'a jamais caché que son héroïne Catherine Lentz, la jeune juive messine, n'était autre que Hertha Strauch, c'est-à-dire elle-même ! « Oui, Catherine c'était moi... C'était moi dans la me-

8) Adrienne Thomas, Da und Dort.

9) Adrienne Thomas, Catherine Soldat, Librairie Stock, Paris (1933).

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sure où les événements relatés sont rigoureusement exacts : c'est ainsi que je les ai vécus » dira-t-elle encore à la critique littéraire Gabrielle Kreis, le 6 mars 1980, quelques mois à peine avant sa mort (10)..

Entre-temps, nous sommes en 1916, la vie à Metz est devenue diffi­cile. La ville est certes puissamment fortifiée, mais la proximité du front la soumet directement aux aléas de la guerre. Mme Strauch ne supporte pas cette ambiance et presse son époux de quitter Metz pour rejoindre sa famille à Berlin. Après avoir longtemps hésité, le père de Hertha cède finalement àl'insistance de sa femme, laisse ses affaires messines entre les mains de son frère et dans les premiers jours de mars 1916, avec ses deux filles, rejoint son épouse qui l'avait précédé dans la capi­tale du Reich.

Jusqu'à la fin de la guerre Hertha vivra en Hesse, à Mariendorf, un petit village près d'Imenhausen. En 1918, elle reprend à Francfort des études de musique et de chant, interrompues en 1914 à Metz avant de retourner à Berlin où, le 29 octobre 1921, elle épouse le Dr Arthur Lesser, un dentiste originaire de Neustettin près de Postdam (11).

Mais son passé messin hante la jeune femme comme la hantent les images que la Grande Guerre a gravées dans sa mémoire d'adoles­cente. Elle décide alors de rassembler ses souvenirs et d'écrire un livre qui raconterait sa propre histoire.

« Ce livre, dira-t-elle, je l'ai écrit en travaillant le jour et la nuit pendant une année entière. Des millions d'êtres humains avaient donné leur vie. Je me devais pour le moins d'offrir cette seule année de mon existence à ceux qui, un jour peut-être, à leur tour, seraient happés par la machine de guerre. » (12).

En fait, le manuscrit d'Adrienne Thomas fut tout d'abord refusé par Ullstein, le grand éditeur berlinois, puis tour à tour par une bonne demi-douzaine de maisons d'éditions allemandes.

En définitive (et comme quoi le succès tient parfois à peu de cho­ses), il fallut le hasard d'un concours littéraire pour que par le truche­ment de l'éditeur anglo-américain « Harper Brothers and Heinemann » le livre apparaisse en 1930, timidement d'abord, puis avec le succès que l'on sait, dans la devanture des libraires.

10) Adrienne Thomas, Reisen Sie ab, Mademoiselle, Fischer Taschenbuch Verlag, Frankfurt am Main (1985). - Postface : « Adrienne Thomas, das Leben und das Schreiben » par Gabrielle Kreis.

11) Etat civil de la Ville de Berlin - Acte de mariage № 1295/1921 - Berlin - Wilmersdorf.

12) Adrienne Thomas, Reisen Sie ab, Mademoiselle, Liminaire : « Nein und ja » (New York, décembre 1944).

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Curieusement, il faut attendre 1933 pour voir paraître enfin chez Stock, une édition française sous le titre de « Catherine soldat » ! Dans sa préface, Jean Giraudoux est élogieux : « La vraie préface d'un livre sur la guerre ne devrait pas y préparer mais au contraire en éloigner l'esprit... »

« Le livre de madame Adrienne Thomas qui, après des succès mon­diaux, paraît en traduction française, tire sa force de cette vérité ; dans aucun des livres de guerre écrits jusqu'à ce jour en Allemagne on a vu évoluer autant de vrais personnages de paix. L'action se passe en Lorraine, sol que le tremblement de terre germanique n'ébranle que facticement. Les héros en sont déjeunes Lorrains et déjeunes Messines que le pangermanisme n'a pas atteints, mais que le bonheur allemand a touchés. La première paTtie, qui décrit la nature de la paix fournie au pays d'empire par l'empire, rend déjà inévitable la conclusion appor­tée par les derniers chapitres : en dépit de toute légende et de toute théorie, il y a contradiction entre le bonheur allemand et la guerre. »

Et plus loin Giraudoux d'ajouter : « Il n'y a pas de livres de guerre. Il n'y a que des livres de talent. La guerre n'écrit que rarement elle-même son propre livre. En général celui-ci ne prend son intérêt, comme toute œuvre de littérature, que par sa valeur littéraire. La vérité et l'émotion du livre de madame Adrienne Thomas existent en fonction de son talent : elles agissent directement, modestement et elles sont écla­tantes. »

Mais, pour Adrienne Thomas, le bonheur que lui procure son suc­cès littéraire est hélas assombri par la mort, à l'âge de 42 ans, de son époux Arthur Lesser survenue à Berlin le 28 août 1930. Elle s'installe alors temporairement à Lugano et se réfugie dans l'écriture. En 1934 paraît son second roman « Dreiviertel Neugier » que Stock fait paraître la même année en France sous le titre « Trois quarts de curiosités ! ».

Mais déjà en Allemagne la situation se détériore et la fragile Répu­blique de Weimar vacille sous les coups de force répétés des nazis. En 1933, au moment même où il paraît en France, le livre d'Adrienne Thomas fait partie de la première fournée des autodafés. Catalogué comme « antikriegsbuch » il est brûlé le 10 mai 1933 sur la place de l'Opéra à Berlin au cours de la « Grosse Bücherverbrennung » si triste­ment célèbre.

L'année suivante la prise du pouvoir par Hitler scelle le sort d'Adrienne Thomas. Contrainte de fuir son propre pays, elle se réfugie en Autriche et se fixe à Vienne en attendant des jours meilleurs qui ne viendront pas. « Ich kam für 14 Tage und blieb 4 Jahre ».

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Ces quatre années viennoises, les premières de son exil, furent les plus prolifiques de sa carrière littéraire. Comme si l'ambiance de Vienne, qui avait vu s'épanouir tant de talents divers, voulait encore présider à la confirmation de celui d'Adrienne Thomas. Successivement paraissent en 1936 «Katr in, die Welt brennt» repris en France par Albin Michel sous le titre « Catherine, le monde est en flammes », en 1937 et 1938 respectivement « Andréa » et « Victoria », deux livres pour enfants, puis un roman « Von Johanna zu Jane » qui est ce que les Allemands appellent un « Schlüsselroman » et qui retrace sous une forme romancée la vie de l'actrice Elisabeth Bergner.

Sa notoriété internationale lui vaut dès lors des sollicitations multi­ples. En 1937, elle est invitée par la « Histarouth » la centrale syndicale sioniste de Haïfa pour une tournée de conférences de six mois en Pales­tine. Mais en mars 1938, après son retour, « l'Anschluss » la surprend en Autriche. « Les nazis, dira-t-elle, n'étaient pas venus à Vienne pour me chercher. Mais lorsque le hasard fit qu'ils me découvrirent, ils me signifièrent que j 'avais à me présenter le lendemain matin à leur quartier général. Comme je me gardais bien d'obtempérer, ces messieurs me firent savoir qu'une nouvelle désobéissance entraînerait pour moi des conséquences fâcheuses. »

Réduite à vivre dans une quasi clandestinité dans Vienne, livrée à l'antisémitisme et à la délation, elle réussit grâce à un médecin français à quitter l'Autriche et, via la Suisse, à trouver refuge en France. Elle se fixe d'abord à Strasbourg et s'y trouve en novembre 1938, lorsque Von Ribbentrop est reçu en grande pompe à Paris par le gouvernement de M. Daladier. Encore sous le choc des événements vécus à Vienne, elle ne cache pas son amertume.

« C'est à Strasbourg que j 'a i entendu à la radio le reportage de cette cérémonie indigne. Le français dissonant et raboteux dans lequel s'exprimait Ribbentrop ne faisait pas honneur au lieu où il l'avait ap­pris ! Et pourtant c'est dans ma chère ville de Metz qu'il a fait ses études. Sa sœur Edith fréquentait la même école que moi... mais à l'épo­que il n'était pas question de particule ! »

(Je me permets d'ouvrir ici une parenthèse pour signaler qu'Adrienne Thomas fait erreur. Edith Ribbentrop, qui fut sa camarade de classe à Metz, n'était pas la sœur mais la cousine de Joachim Ribben­trop. La sœur de ce dernier, Ingeborg, était d'une année l'aînée d'Adrienne Thomas qui a sans doute connu l'une et l'autre, d'où cette confusion bien excusable à quarante années de distance.)

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« Monsieur Von Ribbentrop, poursuit Adrienne Thomas, a néan­moins fait une excellente impression en France. Les journaux sont plein d'admiration pour ce monsieur cultivé et amateur d'art qui s'est fait montrer le Louvre de nuit sous l'éclairage chatoyant des projec­teurs. » (13).

Nous connaissons hélas la suite ! Au printemps de 1939, elle se fixe à Sèvres aux portes de Paris. Le pavillon qu'elle habite alors, appar­tient à une juive allemande charmante et parfaitement inoffensive, ce qui n'empêche pas la Sûreté française de la soupçonner d'espionnage et de l'incarcérer pendant plusieurs semaines. Dans la foulée, l'apparte­ment d'Adrienne Thomas est lui aussi passé au peigne fin. Ses papiers et les quelques rares livres de sa maigre bibliothèque d'immigrée susci­tent la curiosité des inquisiteurs. Mais c'est surtout le manuscrit sur lequel elle travaille depuis Vienne, qui manque d'être confisqué : il n'échappe à la saisie que par hasard, grâce à l'arrivée impromptue d'un fonctionnaire supérieur suffisamment avisé pour comprendre la mé­prise ! Un écrivain dont le livre (il s'agit de Catherine Soldat) est préfacé par Jean Giraudoux pour l'heure ministre de la Propagande du gouver­nement Daladier, ne peut décidément être un espion à la solde de l'Alle­magne !

L'hiver 1939 et les premières semaines du printemps de 1940 se passent sans encombre. Mais quelques jours après l'entrée des trou­pes allemandes en Belgique le 10 mai, le général Hering, gouverneur militaire de Paris, décide par mesure de sécurité de contrôler toutes les réfugiées allemandes et autrichiennes de la région parisienne, et de les convoquer par voie d'affiche au vélodrome d'hiver pour le 15 mai au matin.

Adrienne Thomas à qui ses amis avaient en vain conseillé soit de trouver refuge en Moselle son département natal (ce qui entre parenthè­ses n'aurait rien arrangé quand on connaît la suite des événements) soit d'embarquer le 18 mai à bord du Champlain le dernier bateau français en partance pour les Etats-Unis, Adrienne Thomas, disais-je, se présente spontanément et sans méfiance aux autorités françaises, per­suadée que rien de fâcheux ne peut lui arriver en ce pays qu'elle consi­dère comme sien !

13) Idem.

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Mal lui en prit. Elle est d'abord parquée jusqu'au 22 mai avec plus de 5.000 compagnes aussi démunies qu'elle sur la paille du vélo­drome d'hiver dans une promiscuité honteuse. Mais qui plus est, à me­sure que la situation militaire se dégrade et que la psychose de la cin­quième colonne fait son chemin, toutes ces malheureuses femmes sont' peu à peu considérées comme suspectes. Le 22 mai au soir on les embar­que dans un train spécial qui, de nuit, via Poitiers, Bordeaux et Pau les conduit sur le quai de la petite gare d'Oloron-Sainte-Marie dans les Basses-Pyrénées, où les attendent des camions militaires.

Dès lors le doute n'est plus permis. La destination est bien celle de Gurs. Ce camp construit à la hâte en 1939 pour «accueillir» les républicains espagnols que la prise de la Catalogne par Franco avait contraint à s'entasser sur les plages du Roussillon.

C'est ainsi, note amèrement Adrienne Thomas, que la France de Paul Reynaud, héritière de celle de Saint-Just le père du droit d'asile, interna sans gloire cette cohorte misérable de quelques milliers de fem­mes dont le seul crime a été de fuir à temps leur propre pays pour échapper aux nazis, ceux-là mêmes qui à présent déferlent sur le sol français.

Gurs est un village situé aux confins du Béarn, à quelques minutes de la Soûle la province basque la plus orientale, au bord du gave d'Olo-ron. Le bourg s'étire le long de la route nationale 656, à 5 kilomètres de Navarenx au nord et à 17 kilomètres d'Oloron au sud-est.Le camp lui-même implanté à 4 kilomètres du village s'étendait sur 80 hectares, 2 kilomètres de long sur 400 m de large. De part et d'autre d'une voie médiane 13 ilôts désignés par des lettres de l'alphabet, alignaient chacun entre 25 et 30 baraquements en bois à peine isolés du sol humide et malsain en toutes saisons. (14)

« Dans notre baraque comme dans les autres, rapporte Adrienne Thomas, vingt-cinq paillasses de paille étaient alignées à même le sol, si petites et si étroites que l'on ne pouvait les imaginer plus menues ».

« Le jour de notre arrivée nous restâmes là, longtemps prostrées, découragées. Ce n'est que petit à petit que nous entreprîmes de décou­vrir l'univers de notre exil. Des baraques, encore des baraques, rien que des baraques. Un rang de barbelés nous séparait de la route interne,

trois rangs nous isolaient de la campagne voisine. Nous n'apercevions • le grandiose paysage pyrénéen, les cimes enneigées et les rochers étincel-lants sous le soleil couchant qu'à travers les barbelés... Jamais je n'ai voulu connaître le nom d'une seule de ces montagnes ».

14) Claude Laharie, Le camp de Gurs, 1939-1945, un aspect méconnu de l'histoire du Béarn (1985).

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« ...Un mauvais pressentiment planait sur Gurs. Nous ne pensions pas à fuir. Pas encore. Nous éprouvions simplement le sentiment terri­ble d'une situation sans issue. Ici Ton pouvait disparaître comme une goutte d'eau dans le désert !.. » (15)

Un mois après l'arrivée d'Adrienne Thomas, les Gursiennes pour reprendre le terme par lequel Arthur Koestler (16) qualifie les occupan­tes du camp, sont au nombre de 9.283 femmes dont 7.112 Allemandes et 2.171 Autrichiennes, Tchèques, Dantzigeoises et autres apatrides.

Du groupe allemand émergent quelques noms, Hedwige Kâmpfer, ancien député social-démocrate de Munich qui sera l'une des animatri­ces du camp, la claveciniste Wanda Landowska, l'actrice Dita Parlo, partenaire de Jean Gabin dans « La Grande Illusion » de Renoir et de Michel Simon dans « L'Atlante » de Vigo, Madame Eric-Maria Re­marque, Hanah Arendt, écrivain et journaliste, Adrienne Thomas, bien sûr, et son inséparable amie, l'épouse de l'écrivain allemand Hermann Kesten.

Bien plus tard, économe de mots et d'images, elle dira simplement : « Gurs, ce fut la détresse, Gurs ce fut la famine ». Mais plus que les conditions matérielles d'un internement sévère, c'est, à la lumière des bribes d'information qui parviennent au camp, l'évolution de la situa­tion générale qui l'inquiète : l'effondrement de la France, l'armistice, la menace allemande qui pèse à présent sur Gurs. Ayant échappé par deux fois aux nazis, Adrienne Thomas ne veut à aucun prix tomber dans leurs griffes ! Sa détermination force alors le cours des événements et, le 20 juin au soir, munie de faux papiers elle réussit à tromper la vigilance, il est vrai relâchée des gardiens de Gurs eux aussi en proie au doute, et avec deux de ses compagnes, la peur au ventre, franchit le grand portail du camp.

Une nouvelle errance commence alors sur les routes du sud-ouest. Réfugiée parmi les réfugiés dormant ici sous la halle d'un marché cou­vert, fuyant Dax à bord d'un camion à l'heure même où les Allemands investissent la ville, elle gagne Pau puis la montagne. Hermann Kesten réfugié aux Etats-Unis raconte qu'au cours de l'été 1940, il reçut à New York une lettre de sa femme qu'il savait internée à Gurs ; elle lui annonçait en fait qu'elle avait réussi à fuir l'ancien camp des Espa­gnols et qu'elle vivait à Sauvagnon un petit village pyrénéen avec ses

15) Adrienne Thomas, Da und Dort.

16) Arthur Koestler, La Lie de la terre, Livre de poche № 3222.

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deux camarades d'évasion, Adrienne Thomas et Hilde Walter ex-secré­taire de Carl von Ossietsky, prix Nobel de la paix en 1938, l'année même où il mourut dans un camp nazi.

Madame Kesten ne demandait à son mari rien moins que trois billets de bateau pour l'Amérique...

Quelques semaines plus tard Adrienne Thomas est à Marseille, et en septembre, debout sur le pont d'un paquebot américain en rade de Lisbonne elle regarde s'éloigner les dernières côtes libres de l'Europe continentale !

A New York, où elle débarque une dizaine de jours plus tard, elle est adoptée d'emblée par la colonie viennoise et la diaspora autri­chienne. Sa notoriété littéraire lui ouvre les portes de la « Free World Association » qui lui offre un poste de journaliste. Parallèlement, elle met la dernière main à son roman « Reisen Sie ab Mademoiselle » dont le manuscrit, celui qui faillit être confisqué à Sèvres, la suit depuis sa fuite de Vienne ! Le livre qui s'ouvre sur l'entrée des troupes allemandes dans la capitale autrichienne en mars 1938 et s'achève quelque part dans les Pyrénées au cours de l'été 1940, n'est autre que l'adaptation romancée de sa propre fuite devant les troupes hitlériennes et son péri­ple à travers la France vaincue. La parution prématurée du livre en 1944 à Stockholm alors qu'une partie de l'Europe n'est pas encore libé­rée, escamotera son succès. Pendant quarante ans « Reisen Sie ab Ma­demoiselle » sera oublié. Réédité en 1982 à Hambourg il paraîtra en livre de poche à Francfort 'en 1985 et depuis lors connaît un succès qui ne se dément pas. (17)

C'est aussi à New York qu'Adrienne Thomas rencontre le Dr Ju­lius Deutsch qu'elle épousera le 12 décembre 1950 à Vienne.

Julius Deutsch est sans conteste l'une des figures les plus eminentes du monde politique et social de l'Autriche d'entre les deux guerres. Né en 1884 à Lackenbach dans le Burgenland, dans une famille mo­deste, il fait ses études à Vienne, Zurich et Paris. En 1918, il entre comme secrétaire d'État dans le premier gouvernement républicain de son pays. Co-fondateur du parti social-démocrate autrichien au sein duquel il ne cessera de tenir un rôle de premier ordre, il est également l'organisateur du Republikanischer Schutzbund qui en 1934 combattit en vain l'avènement de Dolfuss.

17) Adrienne Thomas, Reisen Sie ab, Mademoiselle, Konkret Literatur Verlag, Hamburg (1982).

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Obligé de fuir son pays, il se réfugie temporairement à Bratislawa en Tchécoslovaquie, avant de s'engager dans les rangs républicains pen­dant la guerre d'Espagne, qu'il finira avec le grade de général. Après la défaite, il trouve asile en France où il se lie d'amitié avec Jules Moch. En 1938, il fonde sous le titre «Guerre et paix», une revue militaire bilingue française et allemande, à laquelle collaborent des personnalités littéraires et politiques tels que l'Anglais Attlee, l'Italien Pietro Nenni, le Français Pierre Cot et bien d'autres.

En 1940, il gagne Londres puis les États-Unis où de 1942 à 1945, il travaille pour le Pentagone. Après la guerre, il restera un interlocuteur privilégié au sein du parti socialiste autrichien en particulier dans le domaine des relations extérieures et de la presse. Il est mort à Vienne en 1968 à l'âge de 84 ans (18).

Des États-Unis, Adrienne Thomas rapporte encore à l'état d'ébau­che, le manuscrit d'un nouveau roman qui paraît à Vienne en 1948 sous le titre « Ein Fenster am East River » (19).

Cette fenêtre newyorkaise s'ouvre sur une courte séquence de la vie américaine d'une jeune immigrée, Anna, derrière laquelle il n'est pas interdit de voir se profiler Adrienne Thomas elle-même. La jeune femme est en prise avec ses propres sentiments qui tantôt la. portent vers Jùrgen un bel artiste allemand, tantôt vers Tom un médecin améri­cain un peu empressé mais dont la grande générosité et la haine qu'il voue au fascisme, n'ont d'égales que la coupable tolérance de l'Alle­mand à l'égard du national-socialisme. Sur une double toile de fond géographique et événementielle — New York et la guerre — entre deux dates qui balisent le sujet — août 1943 et le 6 juin 1944 —, le roman déroule sa trame et sert de support au même et généreux message que contenait déjà « Reisen sie ab Mademoiselle », apologie de la paix et de la liberté, lutte contre le fascisme.

Le livre suivant « Da und Dort » déjà évoqué, est un recueil de souvenirs où Saint-Avold, Metz et la Lorraine occupent une centaine des deux cent cinquante pages de l'ouvrage. Loin d'être inintéressant ne serait-ce qu'en raison de l'éclairage qu'il porte sur les années de jeunesse et d'exil de l'auteur, ce livre si précocement rétrospectif an­nonce déjà la fin prématurée de la carrière littéraire d'Adrienne Tho­mas.

18) Munzinger - Archiv - Internationalen Biographischen Archiv - 1968.

19) Adrienne Thomas, Ein Fester am East River, Alpen-Verlag, Wien, Salzburg (s.d.).

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En effet, le seul livre qu'elle publiera encore en 1953 (et que je n'ai malheureusement pu me procurer) « Ein Himmel ging verloren », ne connaîtra pas le succès de ses devanciers. Car, en abandonnant son état d'exilée apatride et d'écrivain proscrit et gyrovague, pour l'honora­ble citoyenneté autrichienne et les salons littéraires et mondains de Vienne, Adrienne Thomas s'est insensiblement coupée des sources de son inspiration. Tant il est vrai, que pendant quinze années de fuites, d'exils et d'enfermements, elle n'a jamais écrit qu'en témoin, sur le vif, une valise à la main, la plume dans l'autre, puisant dans son vécu quoti­dien la substance originale de son œuvre.

Alors, consciente d'avoir peut-être écrit un livre de trop, Adrienne Thomas prend le contrepied. Désormais, elle n'écrira plus, ou ce qui est plus exact, elle ne publiera plus, se contentant de revoir certaines de ses œuvres à l'occasion de quelque réédition comme par exemple « Von Johanna zu Jane » son roman d'avant-guerre sur Elisabeth Ber-gner, qui remanié, deviendra dans une nouvelle édition « Wettlauf mit einem Traum ».

En fait, à l'approche de la soixantaine, n'ayant plus sous les yeux que la vie bourgeoise et nonchalante de Vienne, elle n'a plus ni témoi­gnage à livrer ni message à faire passer. La «Wienergemütlichkeit» la gagne peu à peu et l'éloigné de toute création littéraire.

Dans leur grande maison de la Himmelstrasse — la bien-nommée — sur les hauteurs de Grinzing, d'où la vue découvre le vaste panorama de l'ancienne capitale des Habsbourg et la douce vallée du Danube, Adrienne Thomas se contente d'assister Julius Deutsch qui au terme de sa vie militante, écrit ses mémoires sous le titre évocateur « Ein wei­ter Weg » (20).

Il y relate d'ailleurs la visite qu'il fit à Metz à la fin du mois d'avril 1948 au retour d'une conférence internationale à Paris. Après une visite des champs de bataille des trois guerres franco-allemandes, le couple

Deutsch-Thomas fait un émouvant pèlerinage à la gare de Metz, théâtre de la tragique histoire de « Catherine Soldat ». Mais c'est le socle encore vide mais fleuri, du « Poilu libérateur » et l'inscription portant le ser­ment des Messins de faire retrouver sa place à la statue fondue par les nazis, qui émeut le plus l'ancien ministre autrichien. Deutsch voit dans ce simple pédiestal couvert de fleurs, le symbole du tragique destin de Metz et de la Lorraine.

20) Julius Deutsch, Ein weiter Weg, Lebenserinnerungen, Amarthea-Verlag, Zürich - Leipzig - Wien (s.d.).

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Après la mort de Deutsch en 1968, Adrienne Thomas se replie un peu plus sur elle-même et participe de moins en moins à la vie publique. Mais elle siège encore avec ses pairs au « Pen-Club » autri­chien et surtout entretient une vaste correspondance avec ses nombreux amis à travers le monde. Paradoxalement du côté de la Lorraine, à Metz comme à Saint-Avold où l'on pouvait penser qu'elle avait gardé quelques attaches, c'est le silence ou presque ! En 1976 pourtant, le Dr Klein alors maire de Saint-Avold, échange avec elle une correspon­dance épistolaire. « C'est la première fois, s'empresse-t-elle de lui répon­dre, que ma ville natale ou Metz m'ont fait signe de leur attachement » (21). Mais elle se souvient aussi de Mailly Rosenthal qui fut son amie d'enfance à Saint-Avold, et qui n'est autre que la tante de notre confrère Gilbert Cahen. A la même époque, notre autre confrère René Hom-bourger, alors secrétaire général de la Fondation culturelle franco-alle­mande, lui rend visite à Vienne et y rencontre une Adrienne Thomas presque octogénaire mais encore alerte et curieuse de tout, qui lui fait un accueil chaleureux (22).

Les dernières années de sa vie sont bercées par le souvenir, la fidé­lité de ses proches et les visites que lui font amis, journalistes et critiques littéraires. Tous lui prédisent qu'un jour prochain un vaste public redé­couvrira son œuvre...

Hélas, elle ne connaîtra pas cette joie et, le 7 novembre 1980, elle s'éteint dans sa 84e année.

La ville de Vienne qui n'est pourtant pas en mal de célébrités en tous genres, et qui l'avait déjà honorée de son vivant en lui décernant sa médaille d'or, offrit à sa dépouille, à l'instar des plus grands, un « Ehrengrab » une sépulture d'honneur, au cimetière de Grinzing où les obsèques furent célébrées le 14 novembre 1980. Le faire-part officiel rappelait simplement : Adrienne Thomas « zâhlte zu den grossen der europâichen Littératur ! ».

Ainsi l'Autriche, son pays d'adoption, se montra moins marâtre que sa Lorraine natale !

En effet, comme Mungenast — il y aurait en effet quelques parallè­les à tirer entre la destinée hors du commun de ces deux écrivains mosel-lans de langue allemande — comme Mungenast disais-je, Adrienne Thomas si messine et si francophile, mais qui sur le plan littéraire ne s'est jamais exprimée qu'en la langue de Goethe, ne fut pas prophète en son pays.

21) Archives municipales de la Ville de Saint-Avold - Dossier Adrienne Thomas.

22) Je remercie pour leurs témoignages MM. Gilbert Cahen et René Hombourger.

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Comme Mungenast pourtant, mais sur un registre et sur un ton différents, elle a aimé et chanté sa chère ville de Metz. Et avec quelle fierté ne se disait-elle Lorraine !

Puisse donc un jour l'œuvre d'Adrienne Thomas, ou pour le moins la partie messine de son œuvre, à l'instar de celle de l'auteur de « Chris­tophe Gardar » ou du « Magicien Muzot », bénéficier d'une édition qui la mette enfin à la portée des Messins et des Mosellans d'aujourd'hui.

Puisse aussi son souvenir être rappelé sur les lieux où elle vécut. Ne serait-ce que par la pose d'une plaque rappelant l'emplacement de sa maison natale à Saint-Avold, en face de la fontaine à la Croix de Lorraine si symbolique, et qu'elle a toujours associée au lieu de sa nais­sance, ou sur la façade du n° 11 de la rue Charlemagne — l'ancienne Karolinerstrasse — où elle vécut de 1908 à 1916, ou encore dans le vaste hall de la gare, où son alter ego Catherine Lentz a donné le meil­leur d'elle-même avant que son histoire à peine romancée et plus tard traduite en quinze langues, ne porte très haut et très loin à travers le monde les noms réunis de Metz et d'Adrienne Thomas.

Post-scriptum M. Ralph Schok (Sarrebriick) a consacré une émission radiophoni-

que de 30 minutes, le 27 octobre 1985 sur les ondes du « Saarländischer Rundfunk » intitulée « Reisen Sie ab, Mademoiselle » - Ein Zwischen­bericht zu Leben und Werk der lothringischen Schriftstellerin Adrienne Thomas.

A l'heure où nous écrivons ces Jignes, la chaîne de télévision alle­mande ARD, tourne un feuilleton tiré de Catherine Soldat. Ce feuille­ton en 14 épisodes sera diffusé sur la troisième chaîne de la télévision de la R.F.A. au cours de l'automne 1988. Le tournage a lieu (automne 1986) à Metz, mais aussi à Vittel et Contrexéville où le réalisateur Peter Deutsch a campé le décor et les « extérieurs » des villes thermales où se situe l'action des premiers chapitres du roman. Le rôle de « Catherine Soldat » est interprété par l'actrice allemande Claudia Brunnert.

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