né à orléans le 2 novembre 1906, - numilog

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Né à Orléans le 2 novembre 1906, René Sédillot fit ses études à Bourges, à Mayence, puis à Paris.

Licencié ès- lettres, diplômé des Sciences Politiques, docteur en Droit à vingt et un ans, il collabore à l' Infor- mation financière, avant même de ter- miner ses études.

Après la guerre et son rapatriement du Stalag X B, il devient rédacteur en chef de La Vie française. Il mène des campagnes dont l'une aboutit à la réforme des droits de succession. Il collabore régulièrement à de nombreux périodiques français et étrangers et aux " tribunes " de la radio.

L'oeuvre de René Sédillot comprend un certain nombre d'ouvrages d'his- toire financière, également remarqua- bles par la sûreté de la doctrine, l'abondance de l'information.

Surtout - et ce sont là ses plus vas- tes succès auprès du public le plus étendu, - René Sédillot a donné aux Grandes Etudes historiques et à la Librairie Arthème Fayard, trois vo- lumes, dont les lecteurs se comptent par dizaines et par centaines de mille. Toutes ses qualités, exactitude, lim- pidité, autorité, objectivité, sens des grands ensembles, génie de la synthè- se, s'y montrent au suprême degré. Fait remarquable : cet économiste ne croit pas que l'économie soit le mo- teur unique, ni même le moteur prin- cipal de l'évolution des sociétés. Sa pensée est infiniment plus nuancée, plus proche des choses et des hommes. Il n'essaie pas de plier les faits à un système. Il veut seulement être vrai et faire comprendre.

Ces trois ouvrages sont : Survol de l'histoire du monde, traduit en 6 lan- gues, Survol de l'histoire de France, Histoire des colonisations. Le présent volume est le quatrième... et pas le dernier.

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Parce que la nation française a été très tôt centralisée politiquement, la plupart des histoires de Paris dévient insensiblement vers les généralités, re- deviennent des histoires de France. Elles racontent les guerres, les révolu- tions. Paris n'est plus guère alors qu'un décor pour les gloires, pour les prospérités, les calamités nationales. C'est précisément ce que René Sédillot n'a pas voulu faire et n'a pas fait. Il a traité la capitale comme une entité vivante dont il écrit la biographie. Histoire monumentale ? Oui, mais aussi, à travers les âges, histoire d'êtres faits de chair et de sang, dont le destin a été forgé par des adminis- trateurs, des artisans, des bourgeois, des ouvriers.

Quelle sera la date décisive pour les temps modernes ? L'installation de Louis XIV à Versailles ? Non. Cette installation est tardive et n'empêche nullement Paris d'être au XVIIIe siècle le centre lumineux de l'Europe française. Les révolutions ? Non. Elles accroissent la puissance politique de la capitale, mais les communications restent lentes, et bon gré mal gré, il faut bien que la province ait sa vie propre.

Tout change avec les chemins de fer : c'est le dessin du réseau ferré en toile d'araignée qui précipite la centralisa- tion commerciale, financière, intellec- tuelle, industrielle, démographique.

On n'oserait pas comparer la vie d'un homme, si grand soit-il, au des- tin de cette prodigieuse cité. Et c'est pourquoi, sans emphase, sans mot à effet, toujours simple, clair, rapide, pittoresque, René Sédillot arrive, sans y prendre garde, à nous donner le sen- timent d'une surprenante majesté. Paris...

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PARIS

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René Sédillot

P A R I S

Villes et Pays

LES GRANDES ÉTUDES HISTORIQUES

Fayard

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@ Librairie Arthème Fayard, 1962.

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Il a été tiré de cet ouvrage

Cinquante exemplaires sur Lafuma Navarre numérotés de 1 à 50.

Vingt-cinq exemplaires sur Hollande Van Gelder Zonen

numérotés de 1 à XXV.

L'édition originale a été imprimée sur Alfa Navarre.

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Avant-propos.

Fait étrange : Paris n'a que rarement trouvé de véritable historien, selon l'idée qu'aujourd'hui nous nous faisons de l'Histoire. Il a suscité, par dizaines, des érudits, et par milliers des amoureux. Les uns et les autres lui ont consacré des travaux nourris de science et des louanges riches de passion. Mais il reste à écrire un livre qui ne soit ni une étude archéo- logique, ni une épopée.

L'ouvrage que voici ne saurait prétendre à combler cette lacune. Du moins cherche-t-il à considérer Paris autrement que comme une collection de pierres ou que comme un objet d'amour. Sans répudier les savantes recherches ni les ardentes ferveurs, il vise à des fins plus synthétiques et moins lyriques. Paris mérite d'être traité comme une entité vivante, peuplée d'êtres de chair, et dont le destin a été forgé, non pas seulement par des architectes à l'intention de poètes, mais aussi et surtout par des administrateurs, des artisans, des bourgeois, des ouvriers. L'histoire de Paris n'est pas qu'une histoire monumentale et senti- mentale, elle n'est pas non plus simplement une suite de faits divers; elle est politique, économique, démographique, intellectuelle, industrielle. On vou- drait la saisir sous tous ses aspects, pour la restituer fidèlement, avec ses incohérences ou ses contradictions, comme avec ses splendeurs et ses gloires.

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Dans cette narration, deux tentations sont à fuir : il ne faut pas, sous prétexte d'être complet, refaire l'histoire de la France; il ne faut pas, sous prétexte de tout expliquer, tenir Paris pour une cité élue, dont la fortune était inscrite dans la géologie, la géogra- phie et la fatalité.

En revanche, sur un troisième écueil, ce nouveau « Paris » ne manquera pas d'échouer : la plupart des ouvrages qui ont été consacrés à la capitale se répètent avec une rare impudeur (ou une belle humi- lité), se bornant à colorer, chacun à sa façon, un récit presque invariable. Mais le moyen de changer les faits? De taire les meilleures anecdotes? Il faut bien chaque fois évoquer l'empereur Julien et le roi Henri, chaque fois citer Villon ou Montaigne, chaque fois redire le rôle de Philippe Auguste et celui d'Haussmann. On n'y échappera pas davantage; et l'on ne rougira pas de mettre ses pas dans ceux des bons auteurs, si le lecteur en doit être mieux guidé.

Sans se refuser aux emprunts, ce « survol » de l'histoire de Paris voudrait ajouter à la trame classique — celle des rois et des palais — une chaîne de faits humains et urbains, qui permette de tisser toute la carrière de la grand'ville. Il voudrait ne pas ignorer les jeux de paume de la Renaissance plus que l'église Saint- Germain-des-Prés, Citroën du quai de Javel plus que la place des Vosges.

Il voudrait surtout situer Paris devant la France et le monde : montrer ce que sa croissance a eu de naturel, puis d'anormal, voire de monstrueux ; ce que son renom a eu de légitime et d'hyperbolique; ce que Paris doit à ses vertus ou aux chansonnettes.

Non pas en le proclamant, mais en le suggérant : le lecteur sait lire entre les lignes.

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I.

L'île des Bateliers.

Naissance de Lutèce.

La pirogue, creusée dans un tronc d'arbre, glisse sur le fleuve paisible. Elle semble hésiter entre les deux bras qui s'offrent à elle, choisit le plus étroit, du côté du soleil, pour aborder au rivage méridional de l'île, en se glissant dans les roseaux et sous les saules.

Des hommes vêtus de peaux, armés de haches ou de gourdins, débarquent sur l'herbe tendre, et gagnent à grandes enjambées le monticule de sable qui, à l'amont, domine la fourche du fleuve. De ce tertre modeste, ils considèrent l'île. Elle leur plaît.

Mille pas de long, en allant du levant au couchant, deux cent quatre-vingts pas de large, du nord au sud : l'espace est à la fois assez vaste pour que se fixe une tribu, assez petit pour être facilement sur- veillé. Si la rive septentrionale est marécageuse, le reste de l'île est de bonne terre ferme. Pourquoi ne pas demeurer en ce lieu? Une ceinture d'eau y met à l'abri des loups et des hommes.

Ainsi peut-on imaginer les premières foulées d'êtres pensants sur le sol du berceau insulaire de Paris. Contact, prise de possession. Les nouveaux venus bâtissent des cases rondes, faites de joncs, de branches et de paille, couvertes de chaume, et, dans le marais, des huttes sur pilotis.

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0 Enceinte gallo-romaine O Enceinte de Louis XIII

0 Enceinte de Philippe-Auguste 0 Mur des Fermiers ginéraux

0 Enceinte de Charles V O Enceinte de Thiers

Enceintes successives de Paris.

D'autres îlots, qu'ont formés les eaux alanguies du fleuve, pourraient les tenter : il en est alors deux ou trois en aval, presque soudés à l'île mère; mais cet archipel satellite est bas et bourbeux. En. remontant le courant, deux îles au moins se prête- raient à un établissement; mais elles ne sont pas grandes, et, en face d'elles, les rives du fleuve sont peu accessibles. Pas de doute : l'île qui sera celle de la Cité est la plus propice.

Pourtant, il n'est pas écrit dans le livre de la nature qu'une capitale doit nécessairement surgir ici. Aucune fatalité ne promet ce site à un rôle éminent. Il est simplement logique que des hommes s'y rassemblent, puisqu'ils y peuvent traverser

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plus aisément le cours d'eau dédoublé. Melun, Rouen naîtront de même, sur le même fleuve. D'autres villes grandiront à des points de confluence, là où l'Yonne, la Marne et l'Oise viennent gonfler la Seine. Leurs chances ne valent-elles pas celles de Lutèce?

Lutèce : c'est le nom que les Celtes donnent au village. Désigne-t-il « l'habitation au milieu des eaux »? ou bien la clairière (celtique loukos)'? Désigne- t-il « le marais » (celtique luco; irlandais loth, boue; latin lutum, boue, argile) comme pour rappeler qu'une partie de l'île est au ras du fleuve, et que les crues en recouvrent la plus grande surface? Il n'est pas impossible que le nom de Londres ait le même sens : si bien que les plus grandes villes de l'Europe seraient toutes deux, selon l'étymologie, nées frater- nellement dans la vase des palafittes.

Assurément, Lutèce est, sur la Seine, la première île sérieuse après le confluent de la Marne; elle est la première au seuil des longs méandres qui ne vont plus cesser de se succéder paresseusement jusqu'à l'estuaire. Faut-il ajouter qu'elle se situe au point où la Seine coupe la ligne qui relie la mer du Nord à la Méditerranée et qui sera l'axe nord-sud de la France? Mais personne alors ne sait qu'un jour il y aura une France, personne n'en soupçonne les fron- tières « naturelles »; et dix autres chemins pourraient aussi bien guider les pas des hommes de l'une à l'autre mer : de fait, la piste principale des Gaulois, celle qui unit les Eduens aux Bellovaques, traverse le pays des Sénons, bien à l'est de Lutèce.

Moins ambitieuses, deux passerelles de bois enjam- bent le fleuve : l'une joint l'île à la rive du nord, et se prolonge en un chemin qui se faufile entre une colline qui sera Montmartre et les hauteurs où sera Belleville, dans la direction du pays des Silvanectes. L'autre, plus en amont, relie Lutèce à la rive du

- 250

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midi, d'où part le chemin qui conduit chez les Carnutes. Cet axe brisé ne prétend pas au rôle de grande artère. Il vise seulement, à l'usage d'un trafic local, à frayer le passage à travers tourbières et forêts.

Lutèce apparaît ainsi comme née au carrefour d'un chemin d'eau et d'un chemin de terre : mais c'est à tort qu'on s'extasiera plus tard sur cette rencontre. Le chemin d'eau est médiocre, le chemin de terre est sommaire, le carrefour n'a pas grande importance.

En dehors de l'île hospitalière, la nature reste hostile : non pas impénétrable à la façon des jungles tropicales, mais d'un accès toujours rebutant. Les ronces et les vipères y tiennent lieu de lianes et de boas. Les sangliers y tiennent lieu de panthères. Dans cet univers sylvestre, l'homme est encore un étranger.

Le bassin lutétien.

Comment s'est formé le bassin de Lutèce? Remon- tons le fil des âges pour évoquer sommairement, bien avant le temps des hommes, celui des grands remous géologiques.

Ère primaire : l'Océan recouvrait le bassin, que délimitaient les plissements du Cotentin, de la Bretagne, du Massif Central, des Vosges, de l'Ardenne.

Ère secondaire : le golfe se fermait, devenait une mer intérieure, que bordaient des cercles de sédi- ments.

Ère tertiaire : ébranlé par les convulsions alpines et pyrénéennes, la mer lutétienne se ridait, des sillons se creusaient, le futur lit de la Seine se sépa- rait du futur lit de la Loire.

Ère quaternaire : à la mer ont succédé les fleuves. Dans les replis du sol, la Seine a cherché son cours.

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Sa pente s'est adoucie aux approches de Lutèce, de telle sorte que ses eaux ralenties ont déposé leurs limons : ainsi sont nées les grèves et les îles; ainsi se sont dessinées les boucles d'aval.

Comment ces milliers de millénaires ont-ils consti- tué le sous-sol du bassin? A la base, sur une cuvette de craie, il est fait d'argile plastique et de sables. Par-dessus, trois étages de calcaire d'âge tertiaire, entre lesquels s'intercalent encore des sables et des argiles. Ces couches apparaissent à l'une ou l'autre des terrasses ou des buttes que l'érosion, en hémi- cycle, découpe alentour.

Mais les géologues voudront trop prouver : certains d'entre eux ne liront-ils pas dans cette succession d'assises à peu près concentriques la vocation de Paris au rôle de capitale? Le pôle en creux vers lequel tout converge, c'est Paris, centre de population et centre de civilisation. Un des bons historiens de Paris assurera que le bassin parisien semble destiné par la nature à coordonner la France autour de Paris. Ce genre d'affirmation est facile et suspect. Il permettrait tout aussi bien de justifier après coup que Mantes ou Melun, Orléans ou Lyon étaient promis au destin de capitale, si ces villes avaient effectivement accédé à ce rang. A y regarder de plus près, les pentes de l'amphithéâtre lutétien ne sont pas telles qu'elles doivent inéluctablement appeler à déferler les hommes et les idées.

Il est vrai que plusieurs des plateaux où affleure le calcaire seront fertiles : Beauce au sud-ouest, Brie au sud-est, Soissonnais au nord. Mais les bonnes terres ne suffisent pas à faire les grandes cités. Elles peuvent aider à les nourrir, tout au plus.

Il est vrai aussi que ce sol varié fournira les maté- riaux nécessaires à la construction d'une métropole : meulière et pierre à bâtir, tendre sous le ciseau, facile à travailler; gypse pour le plâtre, argile pour

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la brique, sable pour le mortier. Mais bien des pro- vinces offrent autant, ou mieux.

Le meilleur atout de cette cuvette, c'est le fleuve, auquel se sont jadis abreuvés les mammouths et les bisons et qui, tout imparfait que le rendent ses bas fonds, servira de chemin naturel au trafic des hommes. Le fleuve, toutefois, a changé de visage. Il avait été large d'une lieue, entre la butte Mont- martre et la montagne Sainte-Geneviève, creusant des vallons sur sa rive concave. Puis, quand les eaux se retirèrent, le fleuve ne coula plus que dans un double lit : son bras principal, prenant la direction du nord, longeait encore Belleville et Montmartre, s'incurvait vers le sud au long de Chaillot. Sur sa rive convexe, il déposait encore des alluvions : argile tourbeuse, monceaux de graviers. L'autre chenal, plus court, empruntant peut-être un ancien lit de la Bièvre, allait droit de la montagne Sainte- Geneviève à Chaillot, où il rejoignait le bras du septentrion.

Compétition entre les deux lits : comme toujours, le plus direct l'a emporté, parce qu'il possède la pente la plus forte, les eaux les plus rapides. Peu à peu, le bras du nord s'est envasé, atrophié; il est devenu stagnant, avant de disparaître. A sa place, il laisse pourtant un sillon d'humidité, où les crues retrouveront aisément le cours abandonné par le fleuve; cependant que l'ancienne île demeurera longtemps spongieuse, surtout à sa poupe, où naîtra le « Marais ».

Restait le bras du sud, dont la rive droite, dans les graviers, s'ourlait de quelques plages (l'une d'elles sera la Grève). Ce bras s'est divisé à son tour. Quelque inondation lui a fait découvrir un nouveau lit, plus au sud encore, et le fleuve s'y est installé. Entre ses deux nappes d'eau, désormais, l'île de la Cité s'est ancrée comme un navire : une île alors plus petite

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qu'elle ne sera plus tard, car le fleuve était ample, et des îlots prolongeaient l'île, comme des chaloupes escortant le vaisseau-amiral.

Sur la rive gauche, le sol paraissait ferme. La butte qui prendra le nom de montagne Sainte-Geneviève baignait ses pentes dans les eaux du fleuve. A l'est de cette « montagne », il recevait le flot clair et rapide d'une rivière où jouaient les castors. A l'ouest, jalon- née de talus, s'élevait une plaine sableuse, qui finis- sait elle aussi dans les marécages. Cette rive, au total, était moins impraticable que l'autre. On pouvait plus facilement s'y établir à l'abri des débordements.

Tel était le cadre qui s'offrait à Lutèce : un fleuve qui avait fini par être plus souvent serein que déchaîné, un relief amolli, des forêts épaisses, un ciel plus souvent souriant que menaçant. Un paysage comme beaucoup d'autres, que tout appelle à devenir un foyer d'honnête civilisation, mais que rien ne voue irrésistiblement à un avenir glorieux.

Les Parisiens.,

Entre-temps, sont venus les hommes. De ceux de la lointaine préhistoire, on retrouvera les outils som- maires, racloirs et grattoirs de silex, sur le proche plateau de Chelles, au-dessus de la Marne; le climat était alors chaud et humide, la flore luxuriante; sous les figuiers, les arbres de Judée, les fusains à larges feuilles, s'ébrouaient l'éléphant, l'hippopo- tame, le rhinocéros. Dans cette nature exubérante, l'animal humain apparaissait encore comme un hôte misérable.

Des milliers d'années plus tard, à l'âge des grands froids, quand régnaient les hyènes et bondissaient les rennes, d'autres hommes vivaient dans les boucles de la Seine glacée. On découvrira dans les sablières de

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Levallois-Perret les larges éclats de silex, à facettes multiples, que de patients artisans taillaient en lames ou en pointes.

Chelles, Levallois donneront leurs noms à des étages de terrains, qui correspondent à des étapes de l'humanité balbutiante : le chelléen, le levalloisien. Mais ne nous y trompons pas : ce vocabulaire atteste, non que Paris a été, dès l'aube des siècles, un centre privilégié de peuplement, mais bien plutôt que, devenu capitale, il fera l'objet de fouilles plus serrées qu'ailleurs. Ce n'est pas la préhistoire qui a enfanté Paris; c'est Paris qui enfantera la préhistoire.

Ainsi les chercheurs retrouveront-ils des bifaces de pierre éclatée, semblables à ceux du gisement de Chelles, à Billancourt ou Villejuif, et des outils d'une technique moins sommaire, du type de ceux de Levallois, à Ivry, Grenelle, Neuilly ou Clichy. Mais ils ne décèleront pas de traces des âges postérieurs : il semble que le site ait ensuite été déserté par les hommes jusqu'aux temps néolithiques.

De nouveaux milliers d'années se sont écoulés, le climat s'est adouci, lorsque les polisseurs de pierres se sont installés dans la région. Ce sont des bûcherons qui vivent du travail du bois, et dont on découvrira les hachettes, les pics, les meules dans les forêts d'alentour : à Montmorency, à Clamart, sur le pla- teau des Hautes-Bruyères.

- 2000 Puis à la pierre a succédé le cuivre, qui précède le

bronze : alors a commencé le règne des architectes de mégalithes. Ils ont dressé ou couché des pierres, pour célébrer des victoires ou honorer des morts. De ces étranges monuments, la région parisienne sera assez pauvre, parce qu'elle était encore médiocre- ment peuplée, et parce que les blocs de rochers y sont rares. Mais on retrouvera quelques dolmens et des allées couvertes dans les bois de Meudon, à Saint-Germain-en-Laye, à Marly, à Argenteuil. La

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butte Saint-Roch prolongera peut-être un tumulus. Des stèles de grès subsisteront dans la vallée de l'Yerre. Le nom de Pierrefitte, comme celui de la Pierre aux Moines, dans le bois de Clamart, comme celui de la Pierre Levée, dans le faubourg du Temple, pourra aussi évoquer quelque menhir; comme encore le lieu-dit de la Haute Borne, à Menilmontant; et le Gros-Caillou, avant de marquer la frontière entre deux abbayes, a pu lui aussi être une de ces « pierres dressées » qui ont jalonné le Vieux Monde, de la Bretagne à Madagascar.

Le peuple des mégalithes a appris à travailler le bronze. Il laissera haches et bracelets à Thiais, épées, poignards, lances, faucilles et pendeloques au long de la Marne et de la Seine. Peut-être, là où sera Choisy-le-Roi, a-t-il construit des huttes sur pilotis.

Et puis, les Celtes sont arrivés, avec le cheval et le fer. Nomades d'hier, ils sont devenus sédentaires au contact des pays où il fait bon vivre. Sur les bords de la Seine, maintenant, le froid n'est âpre que vingt jours par an, il pleut juste ce qu'il faut pour arroser les cultures, l'air est sain, le soleil est amical. Voilà notre pirogue qui aborde l'île où naît Lutèce. Un clan s'immobilise : celui des Parisiens. Lutetia Pari- siorum, diront les Romains : la Lutèce des Parisii.

- 500

- 250 Combien sont-ils, ces premiers Parisiens? Quelques

centaines dans l'île, quelques milliers alentour. Leur domaine s'étend jusqu'aux cours inférieurs de l'Oise, de la Marne, de l'Essonne, de la Bièvre. Mais les Senons et les Carnutes, autrement nombreux et puissants que les humbles Parisiens, tiennent le cours supérieur de plusieurs de ces rivières. Les Senons, pour leur part, sont maîtres de la haute Seine : ils imposent sans peine leur tutelle aux Pari- siens. Lutèce, dans la balance des forces, pèse moins que Sens.

Les cours d'eau, qui servent de routes, jouent un

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rôle essentiel dans la vie quotidienne : le premier soin des Celtes est de leur donner un nom. La Seine, Sequana, déjà baptisée avant eux, garde sans doute le nom d'une divinité. Mais Oise, Marne, Essonne, Bièvre, et aussi bien Juine, Yvette, Yerre ou Beu- vronne, ce sont probablement des vocables celtiques, au sens plus ou moins obscur. Dans la finale onne de l'Essonne ou de la Beuvronne on reconnaîtra un terme antérieur, qui exprime l'idée de source, mais qu'ont adopté les Gaulois, et qu'ils marient avec des élé- ments de leur langage : Esc, dans Essonne, désigne encore l'eau. Beber, dans Beuvronne (comme dans Bièvre), ce doit être le castor. Matra, Matrona, dans le nom de la Marne, évoque la déesse mère. Isar, pour l'Oise (comme pour l'Isère), peut évoquer la rivière sacrée. Pour l'Yvette, Iv, contraction de Div, peut désigner la rivière divine. Car les dieux sont partout dans cette nature mystérieuse dont la puis- sance dépasse les moyens de l'homme.

Ayant d'abord honoré les eaux, les Celtes se retournent vers la terre, pour fixer dans leur langue les sites où ils s'établissent. Or, ils élisent domicile de préférence en des clairières, là où le ciel perce la forêt, et sur des tertres, d'où ils peuvent voir venir les amis ou les ennemis. La clairière, c'est oialos, qui donnera le suffixe euil des noms de lieu, et que plus tard les Romains retiendront pour l'associer à des adjectifs ou à des substantifs latins. D'où Auteuil, Montreuil, Arcueil, Argenteuil, Bonneuil, et encore Rueil, Créteil, Draveil, Corbeil... Le tertre, qui tend à devenir la citadelle, c'est dunos, qui donnera le suffixe dun et ses variantes, c'est aussi duros, qui donnera la finale erre. D'où Meudon, d'où Nanterre.

Si Lutèce peut représenter le marais, il reste à savoir ce que sont ces Parisiens qui la peuplent. Les amateurs d'étymologies ne manqueront pas de pro- poser d'intrépides explications, qui n'hésitent pas à

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recourir à l'Egyptienne Isis ou au Troyen Pâris. Mais l'énigme est difficile à résoudre : les deux syllabes sonores qui désigneront l'une des plus fameuses capi- tales du monde ne livrent pas volontiers leur secret.

Le percera-t-on en observant l'activité de la tribu? Ses membres vivent encore, comme beaucoup de leurs contemporains, de la chasse et de la pêche. Dans les bois, ils tuent loups, renards, cerfs, ours et sangliers. Dans les rivières, ils prennent truites et saumons.

Pourtant, ils ne font pas que vivre de la nature : ils s'essayent à la domestiquer. Ils défrichent, sèment, cultivent, élèvent. La région de Lutèce a ses champs de céréales, ses étables à bœufs. Elle a ses vignes, sur les pentes des collines qui seront Chaillot et la montagne Sainte-Geneviève.

Les Parisiens de l'âge celtique sont aussi, à l'occa- sion, de bons artisans. Sans doute savent-ils tailler dans le bois des meubles rudimentaires, couper des braies et des vestes, tourner des poteries d'argile, façonner des tonneaux, monter des chariots sur quatre roues, tanner le cuir (déjà dans les eaux vives de la Bièvre?).

Mais la Seine est leur vraie raison de vivre. Elle les protège contre les pillards belges, cimbres ou teutons. Ce sont ses eaux poissonneuses qui leur permettent d'être d'heureux pêcheurs. C'est elle qui les relie aux autres clans. Offrant à ses riverains une voie normale d'échanges, elle détermine leur voca- tion : ils sont des bateliers, et l'île de Lutèce est leur port d'attache.

La Seine, assurément, n'est pas un fleuve accompli. Elle est alors trop large pour être profonde; elle est bourbeuse, sinueuse. Son cours, jusqu'à la mer, n'en finit pas. A son embouchure, d'ailleurs, aucun port ne s'est établi : ce qui semble indiquer que le trafic, en ce point, est médiocre, sinon nul.

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Du moins, en remontant le fleuve ou ses affluents, les Parisiens peuvent communiquer et commercer avec les peuples voisins de la Gaule : avec les Sénons de Melun, les Bellovaques et les Rèmes du bassin de l'Oise, les Meldes de la basse Marne, à la rigueur avec les Carnutes du bassin de l'Eure, voire avec des tribus plus lointaines.

Comme ils construisent eux-mêmes leurs barques, ils disposent d'une importante flottille, qui leur permet de se faire transporteurs fluviaux pour le compte d'autrui. Aussi, les ressources que leur pro- cure le fret s'ajoutent-elles aux produits de leurs ventes et aux droits de péage, à ce point que leur « balance des comptes » doit être excédentaire : on découvrira en Gaule peu de monnaies de Lutèce, si ce n'est à Lutèce même; mais on retrouvera dans l'île nombre de monnaies frappées dans le reste de la Gaule.

Les nautes parisiens, associés en corporation, doi- vent faire la loi dans tout le clan. Et l'énigme du nom de Paris tient peut-être en leur activité, s'il est vrai que le mot Parisii désigne des hommes laborieux et efficaces (dans l'art de la navigation?). Les armes futures de Paris, en tout cas, procéderont d'eux : cette nef qui flotte sans sombrer sur le fleuve sera l'héritière des barques lutétiennes.

- 80?

Auprès de la route d'eau, les routes à travers forêts et marécages sont précaires et périlleuses : Lutèce est reliée à Orléans, à Meaux, et, par de mauvaises pistes, à Chartres. Comme il est plus facile de com- mercer sur la Seine! A ce trafic, les Parisiens acquiè- rent, non seulement quelque richesse, mais, par voie de conséquence, quelque pouvoir. Les voilà qui secouent le joug de la protection sénonaise, et qui obtiennent l'indépendance politique. Au sein de l'anarchie gauloise, naît la nation parisienne.

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César surgit. De la liberté, les Parisiens ne font usage que le

temps d'une génération. Ils ont donné l'exemple de la division et de l'émiettement à l'heure où justement grandissent les dangers extérieurs : Germains à l'est, Romains au sud. Contre les premiers, la Gaule fait aDDel aux seconds. César est dans la place.

Un peu tard, les Gaulois s'aperçoivent que leur sauveur est désormais leur maître. César, qui a convoqué à Samarobriva (Amiens) l'assemblée de printemps des peuples de Gaule, y constate la défec- tion des Sénons et des Carnutes. Aussitôt, il marche droit au péril et transporte l'assemblée gauloise, en même temps que son quartier général, au point d'où il peut, tout à la fois, surveiller le pays belge et menacer les tribus insoumises : ce point stratégique, c'est Lutèce.

Lutèce entre donc dans l'Histoire (très précisément, avec le De bello gallico, dans l'histoire écrite), et elle s'y inscrit dès l'abord comme capitale politique, par- lementaire et militaire. Présage de sa future fortune? Cette fois, pourtant, il ne s'agit que d'une promotion éphémère. César, à peine arrivé à Lutèce, en repart pour courir sus aux Sénons. Les délégués gaulois se dispersent. Capitale d'un jour et d'un hasard, Lutèce retombe dans l'obscurité.

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Un an après, la guerre l'en retire. Comme les peuples gaulois s'insurgent derrière Vercingétorix, les Parisiens lui envoient des hommes et des armes, et se retrouvent alliés aux Sénons. Tandis que César s'occupe du chef arverne, il dépêche sur Lutèce son lieutenant Labienus, qui s'avance par la rive gauche avec quatre légions. Les Parisiens reçoivent quelques renforts des tribus voisines, et se placent sous les ordres du vieil Aulerque Camulogène, qui

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passe pour un savant stratège. Retranchées dans des marais voisins de la Seine (au confluent de l'Essonne?), les troupes lutétiennes tiennent tête à Labienus, qui s'embourbe et n'insiste pas. Les Romains rebroussent chemin, atteignent Melun, mais ils y lancent un pont de bateaux, passent la Seine, et, par la rive droite, redescendent sur le pays des Parisiens.

Prévenu de la manœuvre, Camulogène fait le vide : il met le feu à Lutèce, en détruit les ponts, et se fortifie sur le bord du fleuve (au pied de la montagne Sainte-Geneviève), narguant Labienus immobilisé sur l'autre rive.

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Le lieutenant de César use alors d'un stratagème. Sur le soir, il laisse la garde de son camp (au mon- ceau Saint-Gervais?) à cinq de ses cohortes les moins aguerries. Il ordonne aux cinq autres cohortes de la même légion de remonter la Seine à grand fracas, dans la nuit. Camulogène va croire que les Romains décampent une nouvelle fois en direction de l'amont. Cependant, avec le gros de ses forces, Labienus descend le fleuve en silence, le franchit (devant Auteuil?), grâce aux bateaux qu'il a pris à Melun. A la pointe du jour (dans la plaine de Grenelle?), s'engage la première bataille de Paris : ce ne sera pas la dernière.

De cette bataille, comme des marches d'approche, César fait le récit selon le rapport de Labienus : récit sobre, mais qui manque de précisions topo- graphiques, sauf pour l'île même de Lutèce : il y est question de marais, de rives, de colline... Les archéologues et les historiens disputeront fort pour identifier le théâtre exact de la rencontre. Peu importe. La véritable histoire de Paris n'est pas toute incluse dans les batailles qui seront livrées sous ses murs, et celle-ci ne vaut que dans la mesure où elle introduit avec certitude la cité dans le fil des temps, et où elle fixe son destin.

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Car les Romains l'emportent; malgré leur vail- lance, les Gaulois succombent sous le choc des légions, Camulogène est tué. Les survivants s'enfuient dans les bois (de Meudon?). Lutèce est asservie.

Asservie? Pas encore tout à fait. Pour secourir Vercingétorix enfermé dans Alésia, l'assemblée des Gaules demande aux Parisiens un renfort de huit mille hommes : c'est donc qu'ils ne sont pas réduits à néant.

Mais César brise les ultimes résistances et la Gaule choisit d'être romaine. Lutèce, qu'a brûlée Camulogène, va renaître de ses cendres dans la paix latine.

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II.

Une bourgade romaine.

De Lutèce au Mont de Mercure.

Village celtique hier, Lutèce va devenir une ville romaine : non pas une de ces métropoles provin- ciales que Rome emplira de magistrats et de soldats, dans des palais de briques et de marbres; mais, plus humblement, une honnête bourgade, comme on en comptera des centaines de l'Atlantique à la Caspienne, de la mer du Nord à la mer Rouge, dans l'Empire des Césars. Port fluvial et point straté- gique, Lutèce garde ses mérites; ils ont assez de poids pour attirer les colonisateurs; ils ne suffisent pas à lui permettre de rivaliser avec les grands centres de la Gaule : Lyon ou Narbonne, Arles ou Nîmes, voire Toulouse ou Bordeaux. Pour des Latins, amis du soleil, cette Lutèce apparaît comme perdue dans les frimas du Nord. Ils ne la négligent point, parce que ces maîtres organisateurs ne négli- gent rien. Mais ils ne s'y intéresseront vraiment que lorsque l'exigera la situation militaire.

Sur l'île se groupent de préférence les Lutétiens de souche gauloise. Elle ne couvre toujours qu une dizaine d'hectares, entre deux amples bras de Seine. Au long de rues étroites, mais rectilignes, se pressent les demeures, souvent reconstruites à la romaine en bonne pierre, avec un étage et un toit plat, ser- vant de terrasse.

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Il est probable qu'à l'amont de l'île, face au courant du fleuve, le quartier est sacré. Un temple païen s'élève, là où jaillira Notre-Dame. Sous Tibère, les bateliers parisiens y dédient à Jupiter un monu- ment, dont les bas-reliefs célèbrent les dieux romains (Jupiter, Vulcain, Vénus, Castor et Pollux) et les divinités celtiques (Esus, dieu de la guerre, Cernun- nos, dieu cornu, Smertrios, dieu pourfendeur de monstres, Tarvos Trigaranus, dieu-taureau). Deux autels, pour les sacrifices et l'encens, entourent le monument des nautes. Ainsi les Romains mêlent- ils — et acceptent-ils que soient mêlés — leurs cultes et ceux des peuples vaincus en un panthéon libéral, à condition que l'empereur ne soit pas oublié.

A l'éperon de l'île, qu'entourent encore trois bancs de terre et d'herbe, un édifice, que peut-être déjà on appelle le Palais, sert à l'administration muni- cipale.

Entre le temple et le palais, une seule grande artère traverse l'île du nord au sud : elle a neuf mètres de large, alors que les rues perpendiculaires n'en ont que trois. Sur cet axe s'ordonnent les deux ponts de bois —■ le Grand et le Petit — maintenant fort bien alignés, qui franchissent les bras de la Seine, reliant Lutèce aux deux rives.

Rive droite, au débouché du Grand-Pont, il n'y a toujours rien que le marais. Pas une maison sur ce terrain trop meuble, dont certaines zones sont envahies par les eaux de crue. Pour y asseoir solide- ment la chaussée du nord, les Romains doivent accumuler des blocs de meulière, sur lesquels ils lancent une sorte de jetée; plus loin, ils l'appuient sur les quelques buttes de gravier qui dominent le marécage; puis la route passe entre les hauteurs de Montmartre et de Belleville, dessert un hameau minuscule, qui sera la Villette, et poursuit vers Catulliacum, qui sera Saint-Denis. Là, elle se divise

1er S.

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en deux branches : l'une s'incline vers Pontoise et Rouen, l'autre continue vers Senlis et les Flandres.

A l'approche de Montmartre, un chemin se détache pour escalader la butte, que coiffent un village gallo-romain et un temple de Mercure : combien de pitons ne sont-ils pas ainsi dédiés au dieu le plus populaire de la Gaule, inventeur des arts, guide des voyageurs, maître du négoce, plus ou moins héritier de Bélen, plus ou moins précurseur de Saint Michel? Son sanctuaire à colonnes couronne ici le mont qui porte son nom, Mons Mercuri, qui deviendra Mons Mercore, Montmartre. Sur les pentes s'étagent des demeures de plaisance, d'où l'on embrasse les courbes molles de la Seine.

Est-ce tout pour la rive droite? A la perpendiculaire de la grande voie du nord, une autre route, qui prend naissance tout près du Grand-Pont, remonte le fleuve en direction de Charenton et de Melun. Tandis que la voie du nord sera la rue Saint-Martin, la voie de l'est aura pour parallèle la future rue Saint-Antoine. Pour franchir les marais voisins du rivage, cette route doit, avant et après le mon- ceau Saint-Gervais, s'appuyer sur des contreforts de pierre, jetés dans l'argile et les roseaux.

En aval, aucune chaussée, aucun chemin ne se risque en direction de Chaillot. Là où s'étirera le Louvre, le marécage reste roi.

Gloire de la rive gauche. Plus accueillante, la rive gauche est promise à

un destin plus noble. C'est là — du côté du midi, qui est le côté de la civilisation — que les Romains tracent et construisent une ville nouvelle, aux portes et à l'écart de la cité gauloise, un peu comme feront les Européens dans les pays arabes, aux portes des medinas.

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Lutèce au IIIe siècle, d'après F. de Pachtère (plan jugé trop complet par P. M. Duval)

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Ils ne s'installent pas dès le lendemain de la conquête. Un siècle peut-être s'écoule avant qu'ils découvrent les possibilités de Lutèce : son climat n'est pas aussi rebutant qu'ils le craignaient; et, si son île est déjà occupée, si ses marais sont inhospi- taliers, la colline de la rive gauche offre un terrain solide et plaisant aux bâtisseurs.

Les Romains, après Tibère, adoptent la mon- tagne Sainte-Geneviève, où les rejoignent les Gaulois les plus aisés — et à laquelle ils donnent un nom qui semble comme une forme grécisée de Lutèce : mons Lucotetius. Ils ne s'y établissent pas au hasard. Selon leur habitude, ils dessinent un quadrillage de rues, sans trop se soucier des pentes. Les riches villas se multiplient sur les flancs de la butte, dans la verdure. Comme la place ne manque pas, elles s'étalent vers l'ouest, jusque sur le site où sera le jardin du Luxembourg, vers le sud jusqu'à l'empla- cement de la future église Saint-Jacques du Haut- Pas, vers l'est jusqu'à Saint-Étienne-du-Mont : la ville romaine couvre ainsi un cercle d'environ cinq cents mètres de rayon, dont le centre se situe à peu près au carrefour de la rue Saint-Jacques et de la rue Soufflot. La densité d'occupation est plus forte sur les pentes qui descendent vers la Seine que sur celles qui descendent vers la Bièvre : elle répond à l'appel du fleuve et du soleil couchant.

L'artère vitale de cette nouvelle Lutèce, annexe de luxe de Lutèce la celtique, prolonge la rue maî- tresse de l'île. Dans l'axe du Petit-Pont et du Grand- Pont, ne faisant qu'un avec la route qui mène droit au nord, vers Senlis, elle mène droit au sud, vers Orléans : elle préfigure la rue Saint-Jacques.

Neuf mètres de large dans la ville, six dans la campagne : c'est une belle voie, dont les épaisses dalles de grès reposent sur des couches superpo- sées de pierres, de chaux et de sable. Pourtant,

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elle est bientôt encombrée par les chariots : premiers embarras de la circulation parisienne. Les auto- rités romaines décident d'ouvrir une autre rue parallèle, deux cents mètres plus à l'est. Comme celle-ci coupe le versant de la colline, un peu en contre-bas de l'artère principale, Via Superior, elle est dite Via Inferior : de cette rue Inférieure, les Parisiens, en un premier calembour, feront la rue d'Enfer, qu'un deuxième calembour transfor- mera au xixe siècle en rue Denfert-Rochereau, là où ne l'absorbera pas le boulevard Saint-Michel.

En bordure de la même Via Inferior, loin dans le sud — là où sera le bal Bullier des étudiants du xixe siècle —, Lutèce entasse ou enterre ses détritus comme Rome au Mont Testa ccio : débris de lampes et d'amphores, tuiles cassées, os de bœufs et de moutons, de chevaux et de chiens... C'est le dépotoir de la ville, peut-être aussi son abattoir. A moins qu'il ne s'agisse des reliefs d'un relais routier, d'une hôtellerie aux lisières de l'agglo- mération.

Formant l'équerre sur ces deux voies nord-sud, s'ébauchent une dizaine de rues orientées de l'est à l'ouest, qui vont se perdre dans les marais de Grenelle ou de Bièvre : c'est le damier cher aux urbanistes romains, qui appliquent aux villes le schéma des camps militaires.

En oblique, deux routes se greffent sur la Via Superior, en son point culminant, et au centre même de la cité. L'une, par Vaugirard, se dirige vers Chartres. L'autre, par les Gobelins, vers Melun. Sur le passage de cette dernière, on retrouvera dix siècles plus tard tant de poteries gallo-romaines qu'un champ sera baptisé Clos des Poteries, et que la rue percée dans ce clos prendra le nom de rue des Pots, dont le parler populaire fera la rue des Postes, — jusqu'au jour où l'administration la

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dénommera rue Lhomond. Prête à dévaler sur la Bièvre, c'est, au temps de Trajan, l'amorce de la route d'Italie, de la route de Rome...

La jeune Lutèce de la rive gauche ordonne ses confortables demeures au long de ces rues spacieuses : toits de tuiles rouges, portes de bronze, atriums silencieux, chambres aux fraîches couleurs. Pour le plaisir des habitants, Rome dote la ville de monu- ments, qu'on dirait grandioses s'ils n'étaient sem- blables à ceux qui font la parure de toutes les agglo- mérations des provinces romaines.

69 A partir du principat de Vespasien, et jusqu'au règne de Caracalla, les architectes les érigent sur les pentes de la colline qui font face à la Seine. Comme Lutèce ne cesse point d'être une ville modeste, ils ne dressent pas de portes triomphales, ni de vains trophées. Leur œuvre reste utilitaire : des thermes, un aqueduc, un théâtre, une arène — il n'est point de cité qui n'y ait droit.

Des thermes? On en compte au moins deux : les plus anciens se situent à l'est de la « rue Haute », sur une artère latérale que recouvrira la rue des Écoles, — exactement à l'endroit où s'élèvera le Collège de France. Sur de solides fondations, entre des murs robustes, ils comportent tout un jeu de bassins, de salles et d'égouts; de lourds piliers soutiennent deux grandes pièces circulaires autour desquelles rayonnent les galeries.

210

D autres bains publics se situent sur la « rue Basse », là où s'élèvera l'hôtel des Abbés de Cluny : plus récents, ils ne datent sans doute que du début du Ille siècle. Salle de bains froids avec piscine, salle de bains tièdes avec des niches pour les bai- gnoires, salle de bains chauds, promenoirs pour la conversation et les rendez-vous, salons pour le repos, palestres pour l'exercice, échoppes et restau- rants, rien ne manque à cet édifice somptueux,

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dont les briques sont revêtues de marbres et les voûtes de mosaïques. Quatre-vingt-dix mètres de façade sur la rue Inférieure, soixante-cinq sur la voie perpendiculaire : ces thermes, que peut-être la corporation des nautes a offerts à Lutèce, occu- pent tout un « bloc » du damier.

En remontant la Via Inferior, cinq cents mètres plus haut (là où la rue Gay-Lussac se ramifiera sur le boulevard Saint-Michel), d'autres thermes encore, plus petits, comportent étuves et piscines. Peut-être s'agit-il, non plus de bains publics, mais d'une riche demeure privée, avec appareil de chauf- fage et service de bains fastueusement aménagés.

Tout à côté (à cheval sur l'entrée de la rue Soufflot), presque au sommet de la Montagne, un vaste édifice s'étend de la rue d'en-bas à la rue d'en-haut sur près de deux hectares : autour d'une cour rectan- gulaire, il dresse ses portiques et ses colonnades. Sans doute date-t-il de la fin du règne de Vespasien. Est-ce le capitole, siège de l'assemblée municipale? La basilique, siège du tribunal et centre des réjouis- sances urbaines? Est-ce le temple du dieu Bacchus, à qui l'on sacrifie des bœufs, à qui l'on jette des offrandes de monnaies dans les puits consacrés? C'est probablement tout cela à la fois, autour d'un forum clos, cœur marchand de la ville : un ensemble monumental groupe capitole, temple et basilique auprès des boutiques devant lesquelles viennent flâner les Lutétiens.

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Près des thermes de Cluny, de l'autre côté de la Via Inferior (entre la rue Racine et le boulevard Saint-Michel), un théâtre en demi-cercle arrondit ses gradins à ciel ouvert. Construit au début du 11e siècle, il mesure trente-six mètres de rayon, et peut accueillir trois ou quatre milliers de specta- teurs, pour faire applaudir Plaute ou Térence.

Ce théâtre ne suffit pas à l'appétit romain des

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200 spectacles. Un siècle plus tard, Lutèce s'enrichit d'une vaste arène, bâtie en dehors de l'aggloméra- tion, sur le versant délaissé qui fait face au levant. Adossé à la colline, le cirque en fer à cheval dessine son ellipse (56 mètres sur 48) devant trente rangées de degrés, dont certains sont abrités du soleil ou de la pluie par un velum de lin, tendu par des mâts. Les abonnés (?) font graver leur nom sur la pierre : Postumus, Severus, Marcellus... Les esclaves ont droit aux gradins supérieurs. Huit ou dix mille personnes peuvent se rassembler ici, pour voir courir les chars, mettre à mort les taureaux, se battre les gladiateurs ou s'entre-dévorer les fauves, mais aussi, à l'occasion, pour assister à quelque spectacle de comédie, devant le mur-fronton (de 44 mètres) qui isole l'enceinte des rumeurs exté- rieures et permet aux spectateurs de mieux entendre la voix des artistes.

Les Romains sont soucieux d'hygiène autant que de jeux : pour leurs thermes publics, pour leurs maisons privées, ils font venir l'eau, de fort loin, par un aqueduc qui franchit les plaines basses sur d'interminables files d'arcades. Celui qui dessert la rive gauche est alimenté par les sources du plateau de Chilly et Wissous. Acheminées par des rigoles jusqu'au bassin collecteur de Rungis, les eaux sont, par Arcueil (dans Arcueil, il y a arc), conduites vers Lutèce, où elles longent la Via Superior. Une pente savamment calculée, de dix mètres à peine pour un trajet de quinze kilomètres, assure un débit de quelque quatre-vingt-dix mètres cubes à l'heure.

Tous ces travaux, tous ces monuments, qui font l'orgueil de la cité neuve, ne sont cependant que l'accessoire de Lutèce. Une autre ville, moins superbe, s'épanouit dans le grouillement des rues sonores, dans le papotage des boutiques qui bordent les voies commerçantes, dans la discipline du camp

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201.062 PRIX : 15 NF + T.L. 15,42 NF T.LI. IMPRIMÉ EN FRANCE

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