le vie privée, travail: l’équilibre g grand an est-il vraiment possible? · 2018-10-30 ·...

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Vie privée, travail: l’équilibre est-il vraiment possible? JENNIFER KELLER T apez Life Domain Balance ou Work Life Balance dans votre moteur de recherche, et vous verrez apparaître une enfilade d’articles louant les bienfaits des politiques per- mettant de concilier vie privée et vie professionnelle. Pour- tant, malgré la prolifération d’études et de conseils en tout genre, l’équilibre entre les deux sphères s’apparente pour beaucoup encore à la quête du Saint Graal. Ils n’ont pas tort. Entre le discours et la réalité, le déca- lage existe toujours: selon le Secrétariat d’Etat à l’écono- mie (Seco), plus d’un tiers des Suisses se disent surmenés au travail. «Ce qui a fonda- mentalement changé, c’est la perception de la tension psy- chique. Il faut toujours faire mieux et aller toujours plus vite, explique Patrik Hunzi- ker, psychologue du travail et directeur de l’Institut de médecine du travail (Ifa). Si vous ajoutez les nouveaux moyens de communication et les dérives de l’accessibilité permanente, l’augmentation de la tension est encore plus forte.» Et on le sait: un employé stres- sé est moins efficace et coûte plus cher. Toujours selon le Seco, les coûts dus au stress s’élèveraient à environ 10 mil- liards de francs par année pour les entreprises et la col- lectivité. Autant dire une for- tune! De quoi pousser même les plus réfractaires à réagir. «Le nombre d’entreprises qui nous appellent a clairement augmenté, confirme Patrik Hunziker. Quand elles nous contactent, elles ne men- tionnent pas la Life Domain Balance, elles s’inquiètent plutôt de l’augmentation du taux d’absentéisme, de la détérioration de l’ambiance au sein d’une équipe ou de la santé de l’un de leurs colla- borateurs.» D’autres vont plus loin en essayant d’anticiper les enjeux de demain: entre l’activité lucrative croissante des femmes, qui nécessite une diversification des modèles de temps de travail, une popula- tion qui va en vieillissant et la fameuse génération Y, les entreprises qui veulent attirer et garder de nouveaux talents sont appelées à réinventer leur organisation interne, et aussi redéfinir le paradigme même de la carrière. Rappel de quelques fondamentaux en 10 points. 1 LIFE DOMAIN BALANCE? Les spécialistes vous corrigeront poliment: aujourd’hui, on ne parle plus de Work Life Balance, plutôt de Life Domain Balance. Au- delà de la plastique, c’est bien Même si les RH assurent qu’un équilibre est tout à fait possible, la réalité est souvent différente. Pièges à éviter et conseils pour réellement concilier vie professionnelle et vie privée. le sens même du concept qui a évolué. Comme l’explique Patrik Hunziker: «Dans Work Life Balance, on opposait le travail à la vie privée, sous- entendu aux loisirs. Un peu comme si tout ce qui n’avait pas trait à la vie profession- nelle était du domaine du repos. Or, ce n’est pas le cas. La nouvelle terminologie permet de rappeler que les domaines de l’existence sont aussi différents et variés qu’il y a d’individus: famille, sport, travail associatif, engagement politique, etc.» Une façon de mettre en exergue l’hétérogé- néité des besoins et attentes des employés. Le défi des entreprises? Tenter d’y appor- ter des solutions collectives. 2 LE STRESS, UN FLÉAU MODERNE Une entreprise ne res- pectant pas la Life Domain Balance aura des difficultés à trouver à terme du per- sonnel qualifié et sera aussi confrontée à des problèmes qui peuvent lui coûter cher. Le stress chronique et ses conséquences sur la santé (dépression, burn out, etc.) vont augmenter son taux d’absentéisme et induire des effets négatifs sur sa produc- tivité. Selon Promotion Santé Suisse, le rendement d’un employé stressé occasionne jusqu’à 8000 francs de pertes annuelles par entreprise. Photo: M. Spohn GRAND ANGLE 30 PME Magazine / octobre 2012 u

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Page 1: le Vie privée, travail: l’équilibre G Grand an est-il vraiment possible? · 2018-10-30 · Voilà pour les considé - rations théoriques. Dans les faits, tout le challenge d’une

Vie privée, travail: l’équilibre est-il vraiment possible?

Jennifer Keller

Tapez Life Domain Balance ou Work Life Balance dans votre moteur de recherche,

et vous verrez apparaître une enfilade d’articles louant les bienfaits des politiques per-mettant de concilier vie privée et vie professionnelle. Pour-tant, malgré la prolifération d’études et de conseils en tout genre, l’équilibre entre les deux sphères s’apparente pour beaucoup encore à la quête du Saint Graal. Ils n’ont pas tort. Entre le discours et la réalité, le déca-lage existe toujours: selon le Secrétariat d’Etat à l’écono-mie (Seco), plus d’un tiers des Suisses se disent surmenés au travail. «Ce qui a fonda-mentalement changé, c’est la perception de la tension psy-chique. Il faut toujours faire mieux et aller toujours plus vite, explique Patrik Hunzi-ker, psychologue du travail et directeur de l’Institut de médecine du travail (Ifa). Si vous ajoutez les nouveaux moyens de communication et les dérives de l’accessibilité permanente, l’augmentation de la tension est encore plus forte.» Et on le sait: un employé stres-sé est moins efficace et coûte plus cher. Toujours selon le Seco, les coûts dus au stress s’élèveraient à environ 10 mil-liards de francs par année

pour les entreprises et la col-lectivité. Autant dire une for-tune! De quoi pousser même les plus réfractaires à réagir. «Le nombre d’entreprises qui nous appellent a clairement augmenté, confirme Patrik Hunziker. Quand elles nous contactent, elles ne men-tionnent pas la Life Domain Balance, elles s’inquiètent plutôt de l’augmentation du taux d’absentéisme, de la détérioration de l’ambiance au sein d’une équipe ou de la santé de l’un de leurs colla-borateurs.» D’autres vont plus loin en essayant d’anticiper les enjeux de demain: entre l’activité lucrative croissante des femmes, qui nécessite une diversification des modèles de temps de travail, une popula-tion qui va en vieillissant et la fameuse génération Y, les entreprises qui veulent attirer et garder de nouveaux talents sont appelées à réinventer leur organisation interne, et aussi redéfinir le paradigme même de la carrière. Rappel de quelques fondamentaux en 10 points.

1Life Domain BaLance?L es spéc ia l i s te s

vous corrigeront poliment: aujourd’hui, on ne parle plus de Work Life Balance, plutôt de Life Domain Balance. Au-delà de la plastique, c’est bien

Même si les RH assurent qu’un équilibre est tout à fait possible, la réalité est souvent différente. Pièges à éviter et conseils pour réellement concilier vie professionnelle et vie privée.

le sens même du concept qui a évolué. Comme l’explique Patrik Hunziker: «Dans Work Life Balance, on opposait le travail à la vie privée, sous-entendu aux loisirs. Un peu comme si tout ce qui n’avait pas trait à la vie profession-nelle était du domaine du repos. Or, ce n’est pas le cas. La nouvelle terminologie permet de rappeler que les domaines de l’existence sont aussi différents et variés qu’il y a d’individus: famille, sport, travail associatif, engagement politique, etc.» Une façon de mettre en exergue l’hétérogé-néité des besoins et attentes des employés. Le défi des entreprises? Tenter d’y appor-ter des solutions collectives.

2Le stress, un fLéau moDerneUne entreprise ne res-

pectant pas la Life Domain Balance aura des difficultés à trouver à terme du per-sonnel qualifié et sera aussi confrontée à des problèmes qui peuvent lui coûter cher. Le stress chronique et ses conséquences sur la santé (dépression, burn out, etc.) vont augmenter son taux d’absentéisme et induire des effets négatifs sur sa produc-tivité. Selon Promotion Santé Suisse, le rendement d’un employé stressé occasionne jusqu’à 8000 francs de pertes annuelles par entreprise.Ph

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Virginie dolder, cordonnière, Colombier (ne)

«Qualité de vie ou carrière? J’ai choisi» «Quand je repense à ma vie d’avant, je me demande comment je faisais.» Depuis qu’elle s’est installée au cœur du vieux bourg de Colombier pour donner une seconde vie aux chaussures, tout a changé pour Virginie Dolder. Il y a trois ans, sa vie était sur les routes. «En tant que responsable merchandising chez L’Oréal, je m’occupais de l’ouverture et de l’agencement des stands pour les produits de la marque dans toute la Suisse.» La Neuchâteloise se souvient des attentes interminables dans les bouchons. «Tout

était lié au temps. Quand on m’annonçait une séance à 17h, je pensais à mon fils, encore petit, que je devais récupérer à la crèche: c’était le stress.» Aussi, quand L’Oréal annonce vouloir déménager à Genève, c’est l’électrochoc: «J’ai su que je n’allais pas continuer. La pression me pesait depuis un moment déjà.» A 38 ans, cette amoureuse du cuir décide de succéder au cordonnier du village qui part à la retraite. «J’entamais une nouvelle vie. Surtout, j’avais à nouveau du temps pour moi, pour mon fils. La cordonnerie se trouvant à dix minutes de chez moi, je pouvais pour la première fois rentrer manger. Cela peut paraître anodin, mais ça change la vie.» Virginie Dolder n’a jamais regretté d’avoir quitté le monde du luxe. La proximité, l’indépendance, un métier artisanal: «J’ai travaillé les deux premières années à un 100% que je qualifierais de confortable, avec de vraies pauses à midi.» Très créative et fourmillant d’idées, elle a pourtant décidé il y a quelques mois de fermer sa cordonnerie les mercredis, pour pouvoir se concentrer sur sa ligne de sacs à main en cuir, baptisée V*Dolder. «J’ai lancé cette ligne de sacs en même temps que j’ai repris la cordonnerie: j’en suis à ma 6e collection. Petit à petit, j’ai dû régler les tâches administratives après mon travail à la boutique. Avec cette journée, le problème est résolu. Aujourd’hui, je gagne peut-être moins, mais ma qualité de vie s’est tellement améliorée que je n’y pense jamais. Je fais un métier qui me plaît, tout en ayant du temps pour les gens que j’aime, pour créer, peindre et même faire du sport.»

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3mesures pour chaque pmeSans faire l’apologie

de la Life Domain Balance, tout le monde aurait intérêt à s’y mettre, d’autant plus que la panoplie des mesures est vaste: temps partiel, job-sha-ring, télétravail, annuali-sation du temps de travail, horaire mobile, congés payés, etc. Pourtant, tout se passe comme si la Life Domain Balance restait l’apanage des seules multinationales et de quelques PME qui ont «les moyens» d’investir dans ce domaine. «C’est faux, assure Anne Küng Gugler, responsable, notam-ment du dossier «Concilier travail et famille» au Seco. De plus en plus de PME optent pour ce type de mesures. Si elles n’ont pas les moyens de financer des programmes familiaux coûteux, elles ont d’autres atouts: la proximité entre le patron et les employés permet de prendre des déci-sions adaptées à chacun(e), en toute souplesse, sans formalité ni bureaucratie.» L’expérience démontre que de petits pas peuvent déployer de grands effets. Et que plus les mesures ont été mûries, plus le succès sera grand.

4temps partieL: Les préjugés!Parmi les mesures les

plus courues, on retiendra le partiel. Si nombreuses sont les entreprises à le propo-ser, il faut savoir que dans la réalité, il reste l’apanage des femmes: près de 60% d’entre elles occupent aujourd’hui un tel emploi, contre 14% des hommes. En cause, les mentalités, diffi-ciles à changer. «Si la femme a le complexe de Cendrillon, l’homme reste prisonnier du

nicolas Curty, directeur rH, affolter Holding, Malleray (Be)

«nous proposons une quinzaine de modèles de temps de travail»

Flexibilité du temps de travail, travail à domicile, temps partiel: cela fait plusieurs années déjà que cette société familiale, sise au cœur du Jura bernois, est dans le trend du Life Domain Balance. Si elle y est venue un peu par la force des choses – dans le but de trouver des ouvrières d’atelier alors rares sur le marché de l’emploi –, les horaires favorables aux familles sont devenus au fil du temps un de ses plus beaux atouts. Ses efforts lui ont d’ailleurs valu plusieurs récompenses, dont l’un des premiers Prix Famille-entreprise décerné en 2005 par la Chambre économique du Jura bernois et l’association suisse alémanique UND. «A l’époque, nous proposions une trentaine de modèles de temps de travail, mais c’était trop compliqué à gérer, observe Nicolas Curty, chef du personnel. Aujourd’hui, nous en proposons une quinzaine. Sur 140 employés, 24% ont opté

pour l’un de ces modèles. Dans l’ensemble, en plus des congés, tous utilisent l’horaire mobile, avec toutefois l’obligation d’être présents de 8 h 30 à 11 h et de 14 h à 16 h.» S’il fait le bonheur des employés, le partiel à la carte peut très vite devenir un véritable casse-tête organisationnel. «Il faut veiller à ce que tout le monde ne prenne pas congé le même jour. Pour cela, il est nécessaire de rester impartial, d’appliquer les mêmes règles pour tout le monde, et ce n’est pas toujours facile. C’est indispensable si l’on veut éviter que nos collaborateurs aient un sentiment d’injustice.» A priori peu rentable sur le court terme, le partiel devient véritablement payant sur le long terme. Le taux d’absentéisme de la société qui ne dépasse pas les 3% depuis des années en est la plus belle preuve. «Grâce à notre aménagement souple du temps de travail, nous motivons nos employés tout en les fidélisant à l’entreprise. Nous avons également un taux de rotation très bas. Notre force, nous la devons à cette stabilité-là. C’est très important de pouvoir garder les gens, surtout dans notre branche. Remplacer un employé qualifié et spécialisé, cela coûte cher, que ce soit dans la phase de recrutement ou de formation.»

schéma du Prince charmant, relève Françoise Piron, direc-trice de Pacte, dans son livre Le Fruit de la Mixité (Ed. Xenia). La société attend de lui qu’il fasse des enfants, qu’il soit solide et qu’il rapporte de l’argent. Il va donc se consa-crer entièrement à son travail, afin de pouvoir revendiquer un salaire élevé.» Rares sont ceux qui osent ouvertement faire la demande du partiel, craignant d’être perçus par leurs pairs comme des fainéants, dépourvus d’ambition, juste bons à être placés dans une voie de garage. Pourtant, différentes études ont démontré que les aspi-rations étaient bien là. Le Bureau UND cite en exemple une étude menée en 2011 par le canton de Saint-Gall auprès d’une vingtaine d’entreprises: sur les 1000 hommes interro-gés, 90% ont avoué leur désir de travailler à temps partiel. Côté cadres, les clichés sont encore plus tenaces, avec en tête de peloton la culture de l’omniprésence du chef. Or, dans un cas comme dans l’autre, il est prouvé qu’un 80% bien géré sera plus «por-teur» qu’un 100% dilué.

5organiser et anticiperVoilà pour les considé-

rations théoriques. Dans les faits, tout le challenge d’une entreprise, désirant appliquer une politique RH digne de ce nom, consiste à proposer dif-férents modèles de temps de travail, sans pour autant les multiplier. Tout d’abord, par souci d’équi-té entre les collaborateurs, et aussi pour en simplifier la ges-tion. Pas question non plus de favoriser un employé au détri-ment des autres. Ou d’accor-der à tous le même jour de u Ph

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Marie-Thérèse Ivorra, directrice de ruag Space, nyon (Vd)

«Directrice de ma PME, je suis plus efficace à 80 qu’à 100%»

N’essayez pas de joindre la directrice de Ruag un mercredi. Ce jour-là est réservé à ses trois jeunes enfants. «J’ai ouvert la brèche, à la naissance de mon premier enfant. Avant, travailler à temps partiel alors que l’on était cadre, cela ne se faisait pas. J’étais à l’époque cheffe de projets. Autant dire que mon 80% n’a pas été perçu d’un bon œil par tous. Certains me l’ont fait sentir en faisant de la rétention d’information. Aujourd’hui, c’est totalement intégré à la culture de l’entreprise: les mercredis sont sacrés. En cas d’urgence, je reste joignable. Pour le reste, l’équipe en place sait très bien se gérer toute seule.» Propulsée en 2002 directrice de Mecanex, devenue Ruag en 2006, Marie-Thérèse

Ivorra a tenu à conserver ce 80% pour ses enfants. «Cela demande de la discipline, une bonne organisation et également d’apprendre à déléguer, autrement dit à faire confiance aux autres. C’est une condition sine qua non pour ne pas ramener du travail à la maison. Mon mari travaillant à 100%, je fais en sorte d’être tous les jours chez moi au plus tard à 19 h, pour les enfants. Je ne prends jamais de travail avec moi. Je ne suis d’ailleurs pas connectée. Même pas quand je suis en déplacement. C’est important car je trouve que ça pollue. Pour moi, c’est un luxe inestimable de pouvoir travailler ainsi. Couper ma semaine en deux, en prenant congé le mercredi pour me consacrer à ma famille, me permet

de repartir à fond le jeudi matin. Je suis convaincue que je suis plus efficace à 80% que je ne l’étais à 100.» Dans l’entreprise, son modèle a porté ses fruits. Aujourd’hui, environ 20% de la soixantaine d’employés travaillent à temps partiel. «Les hommes s’y sont également mis et je les encourage. Ce n’est pas toujours pour la famille: certains consacrent ce temps au sport ou à d’autres activités. Il ne faut pas oublier que nous sommes entourés de la génération Y, une génération qui n’a plus envie de sacrifier sa vie au travail. Certains collaborateurs ont besoin de plus d’équilibre pour mieux gérer leur stress. Cela montre que l’on peut être performant en gérant sa vie différemment.»

congé. Les règles doivent être appliquées et communiquées uniformément, afin d’éviter qu’un sentiment d’injustice ne se propage dans l’équipe.A priori contraignante, cette flexibilité va être à son tour payante pour l’entreprise: un collaborateur disposant du temps nécessaire pour sa vie privée sera plus souple et plus disponible en cas de besoin.Plus que ces aspects pure-ment organisationnels, un partiel réussi est avant tout un partiel qui se prépare. En famille tout comme avec son employeur. Pas question en effet de diminuer son temps de travail pour continuer à avoir au final la même charge de travail. Pas question non plus d’être confiné dans des attributions répétitives ou de voir ses compétences réduites à peau de chagrin. La personne qui aspire au temps partiel devra, bien entendu en collaboration avec son employeur, redéfi-nir clairement son cahier des charges, ses compétences et responsabilités, ses heures de présence, mettre en place les suppléances ainsi que répartir les tâches inachevées. Pour un cadre, il s’agira sur-tout de lâcher prise et d’ap-prendre à déléguer. Bref, de faire confiance à son équipe, qui va découvrir les joies de l’autoresponsabilisation. Quant à l’entreprise, elle va devoir mettre ses priorités sur les résultats plutôt que sur les heures de présence. Attention néanmoins à ne pas tomber dans les extrêmes du travail flexible qui conduit les employés à travailler plus. La saisie des horaires peut ainsi s’avérer un bon palliatif. Elle est d’ailleurs prescrite par la Loi suisse sur le travail et considérée comme un des leviers principaux pour lutter contre le stress.

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Patricia Colelough, responsable rH, retraites Populaires, lausanne (Vd)

«Un temps partiel ne s’improvise pas»L’entreprise vaudoise Retraites Populaires propose plusieurs mesures favorisant la Life Domain Balance: la flexibilisation du temps de travail, le télétravail ou le temps partiel. «Sur environ 300 collaborateurs, 20% de femmes et 3% d’hommes travaillent à temps partiel», note Patricia Colelough, responsable RH de la société. Si les mentalités sont dures à changer, la PME s’engage dans des mesures novatrices, comme l’accompagnement des futures mères: «Il y a cinq ans, nous nous sommes retrouvés avec trois femmes enceintes travaillant dans le

même département, dont la responsable d’équipe. Comme elles travaillaient toutes dans un domaine très pointu, les remplacer aurait impliqué une perte de compétences importante qui nous aurait coûté cher en formation. Nous avons fait une approche de groupe, en leur demandant de nous soumettre un projet de réorganisation de leur poste de travail. Un temps partiel ne s’improvise pas et demande un réel travail en amont. Cela n’aurait aucun sens de diminuer son taux d’occupation pour conserver la même charge de travail. Il faut savoir ce que l’on va garder et

ce que l’on va déléguer. On a réaménagé les postes, revu le cahier des charges, ensemble. Le management a ainsi été scindé en deux. Cela a été notre premier exemple d’un chef d’équipe à temps partiel. Grâce à cette expérience, nous avons pu prouver qu’un responsable n’avait pas besoin d’être toujours présent

pour que cela fonctionne. Nous sommes confrontés à plusieurs problèmes: d’un côté, une société vieillissante, de l’autre une génération Y qui ne mise plus tout sur le travail. Le défi consiste à créer un cadre de travail qui permette de conserver les compétences des uns tout en attirant de nouveaux talents.»

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6phiLosophie gLoBaLe«Toutes ces mesures

sont importantes, mais n’au-ront qu’une portée limitée si elles ne sont pas englobées dans une philosophie plus large», avertit Daniel Huber, responsable du Bureau UND – Equilibre entre famille et emploi pour les hommes et les femmes. Pour que la Life Domain Balance porte ses fruits, l’impulsion doit venir du sommet de la hiérarchie. Une condition sine qua non pour que les personnes tra-vaillant à temps réduit conti-nuent à être prises au sérieux. Il faut en outre «des postes aux attributions diversifiées, l’accès à des formations conti-nues, développer la commu-nication et la transparence au sein de l’entreprise ou encore

promouvoir par l’exemple l’égalité des salaires». Les cadres devraient d’ailleurs tous, selon Patrik Hunziker, suivre des cours de formation pour améliorer leurs compé-tences sociales: «L’entreprise a tout à gagner à se doter de ressources professionnelles pour accompagner des situa-tions difficiles et à initier une démarche de promotion de la santé au travail.» Cer-taines entreprises vont jusqu’à mettre à la disposition de leurs collaborateurs une assistante sociale.

7stop au nonstop@workCes principes sont

d’autant plus importants que, contrairement à il y a dix ans, le lien qui relie aujourd’hui le collaborateur à son travail

n’est plus le lieu. En cause: les nouveaux moyens de com-munication qui permettent à chacun d’être constamment joignable. «Cela devient pro-blématique pour certaines personnes qui ne parviennent plus à établir de frontières claires entre le privé et le pro-fessionnel», poursuit Patrik Hunziker. Il est à ses yeux du devoir de l’entreprise de dire ce qu’elle attend de son employé le jour où elle met à sa disposition un portable ou un smartphone. A titre individuel, des règles très simples peuvent être instaurées: lire ses mails deux fois par jour ou désac-tiver la fonction «push» du smartphone (par laquelle les données sont actualisées en continu) pour pouvoir choisir le moment où on lira ses mes-sages, par exemple. La forma-

tion à l’interne peut s’avérer utile, surtout à l’intention des «anciens», qui doivent conti-nuellement faire face à l’arri-vée de nouvelles technologies. Leur donner les moyens de comprendre ces nouveaux outils, c’est leur permettre de mieux les gérer.

8L’art De mettre Le hoLàAvoir du temps pour

sa famille et pour ses loisirs, c’est bien. Seulement, com-ment vraiment se déconnec-ter? Si la Loi sur le travail fixe quelques garde-fous, il revient à chacun de nous de veiller à séparer le travail du privé. Cela peut commencer par de petites choses, comme fixer ses priorités dans la journée, faire une liste du travail non ter-miné, pour éviter d’y penser u

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durant son temps libre, ritua-liser le passage du travail au privé en changeant d’habits, utiliser le chemin du retour pour décompresser, lire ou faire du fitness ou, plus sim-plement, «oser» éteindre ses appareils de communication durant un temps déterminé.

9formuLe win-winSi chacun y met du

sien, c’est la société entière qui sera gagnante. Pour une personne qui a un tra-vail stressant ou répétitif, la Life Domain Balance va lui permettre de s’enrichir de compétences qu’elle n’aurait pas eues si elle ne faisait que son travail. «Le collaborateur va ainsi élargir son réseau et gagner en fraîcheur grâce à cet équilibre nouveau», souligne Patrik Hunziker. En santé et motivé, il va contribuer à une meil-leure productivité – jusqu’à 10% de plus par an, selon le Projet Swing mis en place par Promotion Santé Suisse dans huit grandes entreprises (2008-2011) – et à une meil-leure image de l’entreprise. Une vie équilibrée du plus grand nombre de citoyens profitera indéniablement à l’ensemble de l’économie publique.

10carrière: paraDigme à changer

Reste un problème de fond: à l’heure où les femmes sont de plus en plus nombreuses à accéder au monde du tra-vail, à l’heure où les entre-prises se retrouvent face à un personnel «vieillissant», évolution démographique oblige, à l’heure enfin où les nouveaux talents aspirent à une vie différente de leurs

parents, il serait peut-être bon de revoir le paradigme de la carrière. «L’idée de devoir réussir avant 40 ans met les hommes et femmes sous pression, tranche Fran-çoise Piron. Si l’on considérait que l’on avait de 30 à 65 ans pour faire carrière, on pour-rait réaménager son temps de travail. Les femmes verraient grandir leurs enfants, pour-raient ensuite aller plus loin professionnellement.» Et les hommes pourraient aussi prendre plus de temps pour leur famille. Patrik Hunziker va jusqu’à proposer de remplacer le modèle traditionnel de la carrière par «ascension hié-rarchique» par une palette de possibilités tenant compte à la fois de l’évolution du monde du travail et des aspirations de chacun à concilier plus harmonieusement les diffé-rentes facettes de sa vie. Un changement de mentalité qui nécessitera quelques années encore.

à lire pour approfondir le sujetl «Manuel PME Travail et famille – Mesures visant à concilier vie professionnelle et vie familiale dans les PME», Seco, 2007 – Très pratique, avec toutes sortes de conseils et d’idées faciles à mettre en place.l «Nonstop@work – Approche responsable de l’accessibilité permanente» et «Comment concilier travail et famille», deux brochures plus spécifiquement adressées aux cadres ou collaborateurs, 2010. l «Le Fruit de la mixité – Pour un meilleur équilibre H/F dans l’entreprise», Françoise Piron, Ed. Xenia, 2011. Ou comment l’équilibre hommes-femmes dans les entreprises peut mener à la Life Domain Balance.

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José Zilla, avocat, auvernier (ne)

«J’ai adapté mes horaires aux enfants»A 37 ans, père de trois jeunes enfants, José Zilla parvient à jongler entre travail et vie privée grâce à un savant mélange d’organisation et de souplesse. Travaillant à 100%, c’est lui qui fait, du lundi au jeudi, la navette entre la crèche, le karaté, la piscine, la musique ou le médecin. «Je quitte souvent le bureau à 17 h, et quelquefois durant la journée, ce qui est plutôt exceptionnel dans cette profession. Comme j’ai ma propre étude, je peux adapter mes horaires aux enfants. Je dirais que j’ai consacré jusqu’à 20% de mon temps à ces activités. Le vendredi, ma femme qui travaille à 80% prend le relais. Bien entendu, quand j’ai des audiences, nous devons nous organiser différemment. L’important, c’est de rester souple.» Mais pas toujours facile de concilier vie professionnelle et vie privée: «Il m’arrive souvent de retourner à l’étude le soir, une fois les enfants couchés. Parfois,

mes clients reçoivent mes courriels à 2 h du matin. C’est le désavantage des horaires flexibles. D’un autre côté, ça me permet de voir mes enfants grandir.» Côté carrière, le Neuchâtelois est conscient que cela peut constituer un frein. «Etant spécialisé dans deux domaines assez pointus, j’ai été approché dernièrement par un chasseur de têtes. J’ai refusé son offre, car ce que je vis n’a pas de prix. Allez expliquer à votre employeur que vous devez partir plus tôt pour vos enfants: ça ne passerait pas. C’est un choix de vie qui s’est fait naturellement, car j’ai besoin d’être avec mes enfants, parallèlement à mon activité professionnelle. Reste que j’ai quand même dû rééquilibrer certaines choses. J’ai longtemps cru que je pouvais tout mener de front. Il y a quatre ans, fatigué, moins efficace, j’ai réalisé qu’il fallait me réserver des plages pour moi. Depuis, deux fois par semaine, je fais du sport à midi.»

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