l'avenir de la télévision à large audience à l'ère de l'abondance...

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L'avenir de la télévision à large audience à l'ère de l'abondance télévisuelle Gaëtan Tremblay, GRICIS, UQAM Depuis le début des années 80 aux États-Unis, et quelques années plus tard en Europe et au Canada, l’audience des chaînes de télévision généralistes 1 a enregistré une baisse significative. Cette désaffection de la faveur populaire est généralement attribuée à l’exacerbation de la concurrence consécutive à la multiplication des chaînes, en particulier des chaînes dites spécialisées ou thématiques. Dans le même temps, l’accroissement des possibilités de transmission a servi d’argument à une remise en cause de l’intervention de l’État dans le champ de la télévision par l’intermédiaire des chaînes publiques, que celles-ci aient ou non été en situation de monopole comme en France, ou concurrentielle comme au Canada. La nouvelle donne créée par l’innovation technologique, les succès de l’idéologie néo-libérale, les difficultés budgétaires gouvernementales, la libéralisation (déréglementation ou reréglementation) et l’introduction de la concurrence — ou de son durcissement — ont ébranlé les rentes de situation dont jouissaient la plupart des chaînes généralistes à travers le monde. La crise a été encore plus profonde que la seule perte d’audience et des revenus publicitaires afférents. Elle a conduit à la remise en cause du modèle même de chaîne généraliste. Devant la nouvelle abondance rendue possible par le câble coaxial, la numérisation des signaux, les satellites de diffusion directe, la compression vidéonumérique et toute une panoplie de nouveaux vecteurs de transmission, certains n’ont pas hésité à questionner la pertinence même des chaînes généralistes. L’offre pouvant désormais se diversifier jusqu’à satisfaire les goûts et intérêts des publics les plus divers, 1 Télévision généraliste, télévision de masse, télévision à large audience, télévision conventionnelle ou classique, autant d'expressions différentes pour tenter de qualifier la télévision d'avant l'ère de la multiplication des chaînes. Aucune de ces expressions ne me semble vraiment satisfaisantes, comme je m'en expliquerai au point trois.

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L'avenir de la télévision à large audience

à l'ère de l'abondance télévisuelle

Gaëtan Tremblay, GRICIS, UQAM

Depuis le début des années 80 aux États-Unis, et quelques années plus tard en Europe

et au Canada, l’audience des chaînes de télévision généralistes1 a enregistré une baisse

significative. Cette désaffection de la faveur populaire est généralement attribuée à

l’exacerbation de la concurrence consécutive à la multiplication des chaînes, en particulier

des chaînes dites spécialisées ou thématiques. Dans le même temps, l’accroissement des

possibilités de transmission a servi d’argument à une remise en cause de l’intervention de

l’État dans le champ de la télévision par l’intermédiaire des chaînes publiques, que celles-ci

aient ou non été en situation de monopole comme en France, ou concurrentielle comme au

Canada. La nouvelle donne créée par l’innovation technologique, les succès de l’idéologie

néo-libérale, les difficultés budgétaires gouvernementales, la libéralisation

(déréglementation ou reréglementation) et l’introduction de la concurrence — ou de son

durcissement — ont ébranlé les rentes de situation dont jouissaient la plupart des chaînes

généralistes à travers le monde.

La crise a été encore plus profonde que la seule perte d’audience et des revenus

publicitaires afférents. Elle a conduit à la remise en cause du modèle même de chaîne

généraliste. Devant la nouvelle abondance rendue possible par le câble coaxial, la

numérisation des signaux, les satellites de diffusion directe, la compression

vidéonumérique et toute une panoplie de nouveaux vecteurs de transmission, certains n’ont

pas hésité à questionner la pertinence même des chaînes généralistes. L’offre pouvant

désormais se diversifier jusqu’à satisfaire les goûts et intérêts des publics les plus divers,

1Télévision généraliste, télévision de masse, télévision à large audience, télévision conventionnelle ou classique, autant d'expressions différentes pour tenter de qualifier la télévision d'avant l'ère de la multiplication des chaînes. Aucune de ces expressions ne me semble vraiment satisfaisantes, comme je m'en expliquerai au point trois.

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pourquoi conserver des programmations qui, en voulant plaire à tout le monde ne satisfont

finalement totalement personne ? Puisque chacun peut maintenant choisir de regarder ce

qu’il désire, pourquoi devrait-il payer pour ce qui ne lui convient pas ? Et pourquoi l’État

devrait-il soutenir, à même les deniers des contribuables, des chaînes publiques que la

majorité des spectateurs choisit de ne pas regarder ?

Par delà l’existence des chaînes généralistes, c’est celle du service public qui est

visée, tout au moins la conception qui en a largement prévalu à l’extérieur des États-Unis,

c'est-à-dire celle d’un service universellement accessible, financé, au moins partiellement,

par les fonds publics, et qui offre des émissions de qualité couvrant tous les genres de

programmation télévisuelle.

Les chaînes généralistes ont-elles encore une raison d’être ou sont-elles des

survivances d’un autre âge, condamnées à disparaître par le nouveau contexte

technologique, économique et politique qui préside au développement de l’industrie

télévisuelle ? La télévision de masse a-t-elle vécu, condamnée par la télévision interactive,

les chaînes spécialisées, la microinformatique et l'Internet ? Ce verdict d’incurabilité a déjà

été prononcé à plusieurs reprises au cours des dernières décennies. Rien d’irrémédiable ne

s’est pourtant encore produit. Faut-il y voir seulement un sursis ou une démonstration de la

pérennité des chaînes généralistes ?

Je me propose, dans ce texte, d’examiner la question de manière aussi rigoureuse que

possible lorsqu’on veut faire de la prospective. Après une brève mise au point

méthodologique, j’aborderai le sujet dans une perspective historique, effectuant un retour

aux premières tentatives d’introduction de la télévision payante aux États-Unis, pour

discuter en particulier des rapports entre l'innovation technique, les choix politiques et les

orientations de l'industrie télévisuelle. Je procéderai, par la suite, à un rappel de la situation

actuelle de l'industrie télévisuelle au Canada, me concentrant sur la structure de l'offre et de

la demande au détriment d'autres aspects comme le contenu des programmes ou l'évolution

des pratiques culturelles des usagers. On pourrait attendre d’un tel itinéraire qu’il permette

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d’identifier les principaux paramètres nécessaires à l’élaboration d’un modèle d'analyse des

grands enjeux et défis majeurs qui confrontent et confronteront dans un avenir proche la

télévision généraliste, et plus particulièrement la télévision généraliste publique, dans les

sociétés occidentales industrialisées. Une telle aspiration, bien que légitime, ferait fi des

nombreuses difficultés inhérentes à toute démarche prévisionnelle en sciences sociales. Le

modèle d'analyse auquel je parviendrai sera forcément partiel dans son envergure et

probabiliste dans sa nature.

1. Questions de méthode

Deux petits points de méthode s'imposent pour commencer, le premier concernant le

caractère forcément hasardeux de toute approche prospectiviste, le second, le sens qu'il

convient de donner à l'expression "télévision généraliste".

1.1 Les aléas de la prospective

Il y a un peu plus de vingt ans, un auteur quelque peu présomptueux pensait qu'il était

facile d'entrevoir assez clairement le futur de la télévision commerciale à partir des

tendances sociales, économiques et technologiques du milieu des années 70. Rarement

futurologue se sera-t-il plus lourdement trompé2 ! Postulant que l'ère de l'opulence ferait

place à une économie à croissance limitée et que la substitution de l'information à l'énergie

ralentirait la consommation comme la production de biens matériels, il ne prévoyait pas un

avenir très radieux à la télévision commerciale: It is nevertheless a certainty that the nature and quality of television will change in the next few years, and one does not have to be a "futurist" to recognize some of the fundamental technological and social changes evolving in our post-industrial society. We can reasonably presume, for one thing, that we have come to the end of the "economy of abundance" based on increasing production and increasing consumption of materials and energy sources. It also seems reasonable to say,

2Façon de parler. En fait, il ne se sera pas trompé beaucoup plus que d'autres. En matière de prospective, le pourcentage de prédictions qui se réalisent n'atteint guère un meilleur score que ce que produirait le simple hasard.

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then, that as the society continues to shift from an energy-exploiting, producer-oriented system to an energy-scarce, consumer-oriented one, commercial television will become less viable. Commercial television, whose priority is — and has to be — profit-making, depends upon expanding industrial production and extensive consumption of products and services [...] Commercial television may well be a reflection of an era we are by necessity leaving behind3.

Comme chacun sait, la télévision commerciale a connu, contrairement aux savantes

prédictions de notre analyste, un fulgurant développement un peu partout à travers le

monde alors que la télévision publique, après quelques décennies de prospérité, vit

actuellement des jours difficiles qui augurent d'un avenir plutôt sombre.

Les projections des prospectivistes consistent souvent en simples extrapolations

basées sur des caractéristiques sociales, économiques, culturelles ou politiques qui font

consensus dans la société qui est la leur, sans que ces consensus soient nécessairement

fondés sur des analyses factuelles rigoureuses et aient été soumis à un questionnement

critique. De plus, elles se fondent sur une projection de tendances d'un ou deux facteurs,

habituellement économiques ou technologiques, en ignorant une multitude d'autres tout

aussi pertinents et présumant de réactions univoques et homogènes des différents groupes

d'acteurs sociaux.

En ce qui concerne l'objet qui est le nôtre, la télévision, il est, par exemple,

généralement admis sans discussion que la multiplication des chaînes et la fragmentation

des audiences ne surviennent que suite aux possibilités techniques ouvertes par le

développement du câble et du satellite. C'est la première des quatre causes qu'évoque

Dominique Wolton, parmi beaucoup d'autres, pour expliquer l'émergence de la télévision

segmentée, dans son premier ouvrage sur la question publié en 1990 : Quatre causes expliquent l'apparition et le succès rencontrés par la télévision segmentée. La première est l'existence de nouvelles technologies. Elles permettent, avec le câble et les satellites, de démultiplier les récepteurs et, par l'alliance entre télécommunications et informatique, de favoriser demain l'interactivité4.

3MOORE R. O., “Public Television Programming and the Future : A Radical Approach”. CATER, D. AND NYHAN, M. J. (EDS). The Future of Public Broadcasting. New York: Praeger Publishers; 1976, p. 234. 4WOLTON, D., Éloge du grand public. Une théorie critique de la télévision, Paris : Flammarion, 1990, p. 104.

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Une telle affirmation est à première vue incontestable. Il tombe sous le sens que la

multiplication des chaînes de télévision n'est possible que si la technique l'autorise. Mais de

telles évidences sont souvent trompeuses et conduisent à des erreurs de perspective. La

télévision thématique ou spécialisée n'est-elle vraiment devenue possible qu'avec le câble et

le satellite ? Un retour sur l'histoire de la télévision aux États-Unis permettra de se rendre

compte que les choses ne sont pas si simples et que la multiplication des chaînes de

télévision a longtemps été contenue par des facteurs autres que technologiques. N'insistons

pas sur le fait que l'interactivité n'est pas pour demain mais que son histoire a commencé

avec le système par câble Qube en 1978, à Colombus, Ohio, et que si son usage n'est pas

encore généralisé, ce n'est certes pas faute d'une alliance entre télécommunications et

informatique, scellée déjà depuis plusieurs années. Mais il faut souligner que, en ce cas

comme en beaucoup d'autres, l'ignorance des processus historiques qui président à la

genèse des systèmes sociotechniques conduit à surestimer le facteur technologique et à

sous-évaluer, voire négliger les conflits socio-économiques, l'action des pouvoirs publics et

les réactions différenciées des utilisateurs.

Wolton mentionne trois autres causes pour expliquer l'apparition et le succès de la

télévision segmentée : l'émergence d'une demande sociale manifestée par la fragmentation

du public; la constitution d'un marché et d'une capacité de production audiovisuelle

suffisante et l'essoufflement de la télévision généraliste. Ce sont là, avec les possibilités

techniques, des conditions d'existence de la télévision segmentée mais elles n'expliquent

pas son apparition et son développement à un moment précis de l'histoire. On verra un peu

plus loin que la lutte entre de puissants groupes d'intérêts économiques et l'intervention

réglementaire des pouvoirs publics ont joué un rôle décisif, puisque les conditions de

possibilité technique à la multiplication des chaînes et à la spécialisation des

programmations existaient bien avant l'installation du câble et le lancement de satellites.

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1.2 Chaînes généralistes et chaînes «gratuites» à large audience

Les chaînes généralistes sont traditionnellement des chaînes financées par la publicité

ou les fonds publics qui offrent «gratuitement» à un large auditoire une programmation

générale, c'est-à-dire qui couvre l'ensemble des genres télévisuels, de l'information aux

variétés en passant par le sport et l'éducation. Précisons tout de même que l'importance de

chacun de ces genres dans la grille horaire n'a jamais été égale et que l'équilibre atteint

repose sur des disproportions de taille. Toutes les études de programmation font ressortir la

domination sans conteste des émissions de divertissement. Et si l'actualité occupe une place

relativement honorable, l'éducation apparaît comme le parent pauvre de la programmation

télévisuelle dite généraliste. Elle est souvent même inexistante. Et si les téléséries s'arrogent

les meilleurs créneaux dans la grille horaire, les documentaires et les émissions culturelles

sérieuses sont plus souvent qu'autrement relégués aux heures de faible écoute5. On devrait

donc préciser que ces chaînes sont généralistes parce qu'aucun genre ne leur est interdit

plutôt que parce qu'elles offrent une programmation qui les couvrirait tous de manière

adéquate.

Il serait sans doute plus juste de les qualifier de chaînes ouvertes à large audience.

Ouvertes parce que non spécialisées et parce qu'accessibles sans frais direct pour les

spectateurs. À large audience parce que la recherche des cotes d'écoute les plus fortes

possible constitue le critère principal sinon exclusif qui préside à l'élaboration de leur grille

horaire. Encore faut-il distinguer, malgré l'existence d'indéniables points communs, les

chaînes privées des chaînes publiques, le mandat de ces dernières les obligeant souvent

explicitement à desservir l'ensemble de la population et toute la palette des goûts.

5Il faudrait bien sûr nuancer ces propos généraux en rappelant que persistent des différences nationales dans la manière de construire des grilles de programmation, malgré les incontestables avancées de la façon de faire américaine.

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2. Mise en perspective historique. Le cas de la télévision américaine

Je n'ai pu mettre la main sur le texte d'une conférence prononcée en 1967 par Leo

Bogart en Suède sur les médias en l'an 20006 mais le dernier chapitre de son livre, The Age

of Television, dont la 1ère édition a été publiée en 1956, évoque, sous le titre Frontiers of

Television, les défis qui confrontent le media à cette époque et qui influeront sur son

développement. Le chapitre aborde, en autant de rubriques, les thèmes suivants : color

television, international television, educational television, the UHF controversy, "pay"

television, the dilemmas of TV policy. Quelque quarante ans plus tard, il suffirait de

remplacer «télévision couleur» par «télévision haute définition» (TVHD), la «controverse

sur les ultra hautes fréquences (UHF) par la «numérisation des signaux» et de se rappeler,

qu'aux États-Unis, la problématique de la télévision publique a toujours été formulée en

termes de télévision éducative, il suffirait, dis-je, de ces quelques ajustements pour avoir

une liste de thèmes relativement contemporaine concernant le développement de la

télévision.

La section sur la communication policy discute de la qualité des programmes, de

l'influence de la publicité et des notions d'intérêt et de service public, des questions encore

d'actualité de nos jours.

Mais que peut-on apprendre de cette période historique sur les rapports entre

l'innovation technique, les stratégies des acteurs économiques et le rôle des pouvoirs

publics ? Les pages qui suivent rappelleront l'ancienneté de débats, de possibilités

techniques et de formules socio-économiques que l'on croit trop souvent, à tort, d'apparition

récente. Elles feront ressortir l'importance du conflit opposant les grands acteurs contrôlant

l'accès au marché télévisuel aux innovateurs essayant de s'y négocier une place et le rôle

central qu'ont joué les pouvoirs publics dans cette bataille, en particulier l'organisme de

régulation américain, la FCC. Enfin, elles mettront en exergue des facteurs comme la

6Bogart, L., Mass-media in the Year 2000, Conférence faite à l'occasion du 25e anniversaire du Swedish Audit Bureau of Circulation, Stockholm, 1967

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reconnaissance politique et la solvabilité de la demande dans l'affrontement des modèles

socio-économiques qui se disputent le contrôle de l'espace télévisuel.

2.1 Saturation des marchés et possibilités techniques

La télévision que nous avons connue a été gratuite (c'est-à-dire financée par la

publicité ou par des fonds publics) jusqu'aux années 80 et ce n'est que récemment que sont

apparues des formes de télévision payante. Or, l'idée de la télévision payante est presque

aussi ancienne que la télévision elle-même. Dès 1931, la compagnie Zenith avait envisagé

la mise au point d'un système de télévision par abonnement utilisant des procédés de

cryptage des signaux, appelé Phonevision. Elle y a travaillé pendant seize ans avant

d'annoncer, le 3 juillet 1947, que les abonnés munis du décodeur adéquat auraient le choix

entre trois films par jour, au coût de un dollar chacun. La commande en serait faite par

téléphone. L'ordre de décodage suivrait la même voie et la compagnie de téléphone serait

chargée de la facturation. L'expérience, conduite auprès de 300 foyers en collaboration avec

le University of Chicago's National Opinion Research Center, n'aura pas de suite devant le

succès de la télévision financée par la publicité, conforté, comme on le verra plus loin, par

la réglementation de la FCC.

D'autres expériences de télévision cryptée et de télévision payante par câble (par

abonnement ou à la carte) ont été conduites avant que la FCC ne décide de s'en mêler en

1968. On pense à la Video Independent Theaters Inc., de Bartlesville, en Oklahoma, en

1957; à la Famous Players Canadian Corporation, d'Etobicoke, au Canada, en 1960 et à la

Subscription Television Inc., à Los Angeles, en Californie, en 1964.

Ces projets de télévsion payante, à la carte ou par abonnement, par UHF ou par câble,

visaient tous à développer un marché segmenté de la télévision. Ses promoteurs étaient

convaincus, à l'époque même qu'on qualifiait de «société de masse», de l'existence de

publics diversifiés intéressés par des produits spécialisés :

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The companies which advocate pays-as-you-see television start from the premise that specialized audiences exist for some types of entertainment which cannot for one reason or another be handled on commercial television7.

Et les contenus qu'ils comptaient offrir, les types de chaînes thématiques qu'ils

envisageaient font maintenant partie de l'éventail des services spécialisés proposés aux

publics américains : They envision pay broadcast covering two distinct types of programming : 1. Works of high cultural merit which appeal only to a limited group of the population (like chamber music recitals, or operatic performances). The advocates of pay-as-you-see argue that such programs would never win an audience large enough to make them attractive to a sponsor in a prime evening viewing period. However, a large enough audience could be attracted at the rate of 25c, 50c or even a dollar a performance to make such programs economically feasible from the broadcaster's standpoint. 2. Certain types of entertainment now barred from commercial television, because of the fear that television will interfere with box-office receipts. A world series game, a world championship heavy-weight match, a performance of a first run Hollywood film or a Broadway play — these might all be barred from commercial TV in spite of their broad popular appeal. While an advertiser might not be able to compensate the promoters or producers for the box-office losses which television might cause, the pay-as-you-see audience would offer a considerably greater thake than the live spectators8.

Par ailleurs, une croyance largement répandue veut que la télévision se soit

développée jusqu'à nos jours dans un contexte de rareté et que ne soient apparues que tout

récemment les techniques permettant de surmonter cette difficulté. Or, s'il s'est avéré dès la

fin des années 50 que les marchés urbains étaient saturés et que toutes les ondes VHF (Very

High Frequency) disponibles étaient utilisées, il est également vrai que des solutions

techniques existaient, dès cette époque, pour débloquer la situation : les ondes d'ultra hautes

fréquences (UHF). La contrainte qui pesait sur le développement de la télévision et

entravait l'expansion n'était pas surtout technique (malgré certaines limitations des UHF)

mais réglementaire. En autorisant au compte gouttes les licences de diffusion, la Federal

Communication Commission (FCC) a freiné le processus de diversification de l'offre et de

fragmentation du public. Tout un débat, auquel fait référence Bogart, a eu lieu aux États-

Unis sur ce thème à la fin des années 50 : 7BOGART L. The Age of Television. New York: Frederick Ungar Publishing Co.; 1956/1972, p. 310. 8BOGART L. The Age of Television. New York: Frederick Ungar Publishing Co.; 1956/1972, p. 310-311.

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The debate over UHF television has its origin in the fact that, in the early period of television channel assignments, the Commission and the industry underestimated the rate at which television would develop as a medium and the number of transmitters that would be required [...] In lifting the freeze [imposed after the war], the Commission opened up a band of 70 additional channels, numbered 14 through 83, in the so-called ultra-high-frequency band [...] Opinion was expressed that only through UHF, with the tremendous number of channels that it opened up, could television develop to a point where viewers would have the same wide choice as in radio9.

Ces deux questions, celle des stations UHF et celle de la télévision payante, débattues

dès la fin des années 50, apparaissaient aux observateurs intimement liées l'une à l'autre.

Pour se développer, la télévision payante avait besoin de canaux de diffusion, ce que les

UHF pouvaient lui procurer : The future of the ultra-high-frequency channels is dependent in part on decisions yet to be made about the future of "pay-as-you-see or subscription television. Both of these subjects have aroused extreme controversy and are at the time of writing in the hands of the F.C.C. for solution10.

Ainsi donc, il y a plus de quarante ans, le modèle de la télévision payante (par

abonnement ou à la carte) faisait partie des modèles de développement envisageables,

comme celui de la télévision gratuite (financée par la publicité ou par les fonds publics). Et

si la croissance du marché de la télévision par ondes VHF apparaissait bloqué, des solutions

techniques existaient (les ondes UHF). Que s'est-il passé, alors, pour que s'impose le

modèle de la télévision commerciale gratuite et que soit refoulé le modèle de la télévision

payante, et, avec elle, celui de la télévision thématique ou segmentée ?

Les limitations techniques des UHF en faisaient une solution beaucoup moins

attrayante que le câble, comme le confirmeront les développements ultérieurs, mais il n'en

demeure pas moins que les ultra hautes fréquences autorisaient une réelle augmentation du

nombre de chaînes. Une possibilité techique qui ne s'est pourtant pas concrétisée. Pour

comprendre ce qui s'est passé, il faut prendre en considération le rôle qu'a joué l'organisme

9BOGART L. The Age of Television. New York: Frederick Ungar Publishing Co.; 1956/1972, p. 302-304. 10Ibidem, p. 302.

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de régulation américain, la Federal Communication Commission (FCC) et la lutte

d'influence à laquelle se sont livrés de puissants groupes d'intérêts industriels et

commerciaux.

2.2 Le rôle de la FCC

La FCC s'est intéressée à la télévision payante et à la télévision par câble dès la fin

des années 50. Mais ce n'est qu'avec la parution de son 4e rapport sur la question qu'elle

adopte une politique officielle pour en réglementer les activités. Ce 4e rapport sur la

subscription television, publié le 12 décembre 1968, marque donc la reconnaissance

officielle de la télévision par abonnement aux États-Unis. Mais il conçoit la télévision par

câble comme complémentaire à la télévision hertzienne et non comme une compétitrice de

même niveau. Pour encadrer son développement, la FCC énonce alors une série de règles

restrictives : 1) la télévision par abonnement n'est autorisée que dans les marchés où existent déjà

quatre stations commerciales conventionnelles; 2) un seul permis par communauté sera autorisé; 3) les stations par abonnement sont contraintes d'offrir un minimum d'heures de

diffusion libre (non cryptée); 4) les stations UHF comme VHF sont acceptables; 5) les obligations et les conditions de service doivent s'appliquer uniformément à tous

les abonnés; 6) les décodeurs doivent être loués plutôt que vendus; 7) le service doit être universellement accessible sur l'ensemble du territoire pour

lequel le permis est accordé.

De plus, pour éviter que les télévisions par abonnement ne soient tentées d'offrir des

services comparables aux télévisions commerciales non cryptées, et ne siphonnent ainsi

leur marché, la FCC leur a imposé une série de contraintes dans l'élaboration de leur

programmation. Ainsi, il leur était interdit de programmer : 1) de la publicité, à l'exception de la promotion de leurs propres programmes; 2) de longs métrages de plus de deux ans et de moins de dix ans qui ont fait l'objet

d'une distribution en salle; 3) des événements sportifs diffusés en direct par les stations commerciales au cours

des deux années précédentes;

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4) des séries télévisuelles qui impliquent une continuité d'intrigues ou de personnages;

5) plus de 90 % de leur grille horaire en films ou événements sportifs.

L'étape suivante dans l'histoire américaine de la télévision par câble et des chaînes

spécialisées a été franchie quelque dix ans plus tard, en 1977, lorsque la Cour suprême a

refusé d'entendre la contestation d'une décision de la Cour d'appels invalidant les

restrictions réglementaires de la FCC concernant la distribution par câble : The year 1977 marks a watershed time in the history and development of pay television in the United States. On October 3rd, the US Supreme Court refused to review an Appeals Court's decision that had overturned the FCC's restrictions on pay cable's use of movies and sports. Approximately ten days later, Home Box Office announced in a third quarter report that for the first time in its brief history it was now turning a profit. Home Box Office (HBO) had accomplished in five short years what no other company had never done before, getting American television viewers to pay for the program they watch11.

Le pouvoir judiciaire a conclu que la FFC n'avait pas réussi à démontrer le bien fondé

de sa réglementation cantonnant le câble dans un rôle complémentaire à la télévision

hertzienne. Désormais, les portes étaient grandes ouvertes au développement de la

télévision thématique, distribuée par câble, satellite ou par tout autre procédé. Entretemps

cependant, l'évolution technique avait déjà rendu obsolète la subscription television et la

télédistribution par câble, qui présentait des avantages indéniables sur cette dernière,

avançait à grands pas.

2.3 Une guerre industrielle stratégique

On ne saurait comprendre la position de la FCC sans évoquer la guerre industrielle

qui faisait rage à cette époque et dont elle était en quelque sorte l'écho. L'explication de la

domination exercée par la télévision commerciale généraliste jusqu'au début des années 80

et de l'épanouissement tardif de la télévision thématique et payante doit faire une large

place à l'issue du conflit ayant opposé de puissants groupes d'acteurs, aux intérêts

divergents, pour le contrôle du développement de l'industrie télévisuelle. Si la télévision

thématique et payante n'a pas pu s'imposer plus tôt, c'est en grande partie dû à l'opposition 11Ibidem, p. xi

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farouche d'un consortium constitué par l'Association américaine des télédiffuseurs, les

propriétaires de théâtre et salles de cinéma, ainsi que les fabricants d'appareils de télévision.

Ces derniers ont misé sur la télévision généraliste commerciale parce qu'il leur

semblait plus facile de convaincre les consommateurs d'acheter un appareil si la

programmation était fournie gratuitement. La croissance rapide du parc de téléviseurs,

prérequis à l'épanouissement de l'ensemble du marché télévisuel, apparaissait facilitée par

la télévision commerciale financée par la publicité. Il ne faut pas oublier non plus que

certains de ces fabricants étaient également propriétaires de stations de télévision, voire de

networks.

Les propriétaires de théâtre et de salles de cinéma craignaient, quant à eux, que la

concurrence de la télévision payante ne se traduise par une baisse de fréquentation de leurs

établissements et une chute consécutive de leurs revenus. De plus, les majors

hollywoodiens du cinéma n'ont pas réalisé, dans un premier temps, le bénéfice qu'ils

pourraient tirer de la télévision payante et se sont solidarisés avec les propriétaires de salles,

redoutant eux aussi une baisse des recettes au box office.

Enfin, les grands réseaux américains, dont les intérêts étaient souvent directement liés

à ceux des constructeurs, n'allaient pas laisser mettre en péril le modèle de financement par

la publicité qui leur réussissait si bien. Rappelons-nous que, jusqu'aux années 80, la

télévision commerciale constituait une affaire extrêmement rentable.

Sentant les intérêts de ses membres directement menacés, la National Association of

Broadcasters (NAB) a mené, avec succès il faut le reconnaître, une campagne de

propagande auprès de l'opinion publique contre la télévision payante au nom de la qualité

de la programmation et de l'accessibilité du service télévisuel. La télévision payante,

prétendait-elle, allait introduire une discrimination entre les consommateurs capables de se

la payer et les autres. Elle allait de plus «siphonner» les programmations télévisuelles de

leurs genres les plus rentables, privant ainsi les réseaux gratuits de revenus essentiels au

financement d'émissions d'information et d'éducation de qualité qui ne font pas leurs frais.

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14

Bref, les grands networks américains se sont faits les défenseurs de la justice sociale, de

l'information, de la culture et de l'éducation devant les facilités du divertissement et du

commerce proposées par les promoteurs de la télévision payante ! The potential effects of siphoning on the quality of free television programming are well known. First, since free television is limited in its ability to compete with pay television for high quality programming, much popular programming could become available only on pay television. Consequently, a large proportion of the public would never again have access to previously available programming Many people live in areas which will never be served by either cable, STV, or any other form of pay television service. Other persons with low, moderate or fixed incomes simply will be unable to afford any form of pay television. Second, the loss of popular program fare would precipitate the loss of free television's audience and, consequently, vital advertiser support. No longer would the profits from popular entertainment programming be available to subsidize costly news, public affairs, and locally oriented programming. Free television would become a pallid glimmer in the shadow of a thriving pay television industry which would provide glossy entertainment for some and public service to none. Third, siphoning impedes the development of diverse program services. Pay television will never provide new and diverse types of programming if it can operate profitably providing programs already made popular by free television. Quality entertainment programs merely would shift from free television to pay television. Free television, unable to provide any meaningful news, public affairs or local programming would be left with cheap low grade entertainment programming, diverse only in its dismal quality when contrasted with pay television12.

Quel bel élan de civisme ! La télévision commerciale à la défense du service public et

contre le caractère discriminatoire de la télévision payante ! De la même manière, les

câblodistributeurs canadiens, plus récemment, se sont portés à la défense de l'identitié

culturelle devant la menace appréhendée que représentait la diffusion directe par satellite !

Pourtant, la qualité des programmes offerts par les networks était loin de faire l'unanimité : Une enquête souvent citée de Fortune concluait, en décembre 1958, que “seulement un changement radical dans l'évolution du médium” pourrait le sauver de la croissante médiocrité. Près de dix ans plus tard, ce changement ne s'est pas produit, mais on en discerne des signes avant-coureurs13.

La National Cable Television Association se retrouvait bien isolée à essayer de

promouvoir l'enrichissement de l'offre télévisuelle et la liberté de choix des téléspectateurs.

12Comments of the National Association of Broadcasters before the FCC, Docket no 19671, May 21, 1973 in GERSHON, R. A. Pay Cable Television: Historical Development and Selected Case Studies: The University of Ohio; 1986, pp. 9-10 13cité par FRIEDMANN, G., “Télévision et démocratie culturelle”, Communications, no 10, 1967, p. 147

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15

Elle aussi se réclamait de la culture et de l'éducation prétendant pouvoir contribuer à la

diversité des produits proposés au public : Beyond the obvious economic advantages to the pay cable industry, the potential for program diversity including education and cultural arts programming was enormous. Courses for credit and special in-service training represented one of several possibilities in the field of education. Never before, had the opportunity been so good for the delivery of cultural arts programming. Ballet and opera, which have a fairly narrow audience, could potentially be cost justified via a pay cable channel. Moreover, pay cable television would help to create much needed financial support for the various cultural institutions in this country14.

Malgré leurs appels à la culture et à la liberté de choix, les promoteurs de la télévision

thématique et payante n'ont pas été entendus. Pourquoi ont-ils perdu à l'époque cette

bataille idéologique alors que le principe de la diversité et de la possibilité de choix du

consommateur triomphe si allègrement de nos jours, jusqu'à oblitérer toute autre

considération ? Sans doute, en grande partie parce que l'existence de publics spécialisés

n'avait pas encore acquis de légitimité politique et ne s'était pas encore traduite en demande

solvable.

2.4 Reconnaissance politique et solvabilité de la demande

Le consortium des télédiffuseurs, des constructeurs et des exploitants de salles a

remporté la victoire auprès de l'opinion, comme le démontrent les résultats de sondage de

l'époque : In what was probably the largest sampling of public opinion on the subscription issue, TV Guide asked some 45 000 readers what they thought about pay television. Approximately 96 % of the people surveyed were opposed to "toll TV" in any form15.

À une époque où l'achat du téléviseur représentait une dépense importante et où le

taux d'équipement des ménages n'avait pas encore atteint le point de saturation,

l'enrichissement de l'offre et la liberté de choix des consommateurs sont apparus comme

secondaires par rapport à l'accessibilité universelle et sans frais à la programmation des

14GERSHON, R. A. Pay Cable Television: Historical Development and Selected Case Studies: The University of Ohio; 1986, p. 58-59 15Ibidem, p. 14

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16

networks. Les opposants à la télévision payante ont eu beau jeu de la dépeindre comme

discriminatoire et anti-démocratique. Et leur stratégie a porté fruit. Les pouvoirs politiques

et réglementaires leur ont prêté une oreille attentive.

Les promoteurs de la télévision payante devaient donc affronter des défis de taille. Ils

devaient renverser l'opinion publique en leur faveur pour espérer se concilier la

bienveillance des instances politiques et réglementaires. Ils y seront aidés par les décisions

des tribunaux et le regain du néolibéralisme tout autant que par les promesses de la

technologie. Doublement légitimés par la loi et l'idéologie, il leur faudra par la suite

transformer la diversité des goûts du public en demande solvable, ce qui sera facilité par

l'atteinte du taux de saturation en équipement télévisuel de base et la constitution du revenu

disponible nécessaire. Enfin, la croissance des possibilités de transmission et l'accumulation

d'un stock de produits audiovisuels leur permettront de constituer une offre suffisamment

diversifiée.

2.5 Affrontement de modèles socio-économiques

Il est intéressant de remarquer, suite à ce bref rappel historique, que les trois modèles

du flot, de l'éditorial et du club sont envisagés comme autant de possibilités dès la

naissance de l'industrie télévisuelle. Le flot s'impose, comme on sait, pour des raisons que

nous venons d'évoquer. Mais l'éditorial, sous la forme du pay-as-you-see television, et le

club, sous la forme de la subscription television, ont été définis dans leurs principales

dimensions dès les années 50.

Compte tenu du coût élevé que représentait l'acquisition de l'appareil récepteur, le flot

constituait sans doute le modèle le plus adéquat à la mise en place et au développement

initial d'une industrie des programmes, comme la télévision, nécessitant une infrastructure

de diffusion et de réception largement accessible. Le réseau une fois en place, les

possibilités entrouvertes par l'innovation technologique, en particulier celles qui ont

largement accru les capacités de transmission, ont pu être exploitées selon les modèles de

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17

l'éditorial et du club, qui ont enregistré des gains importants au cours des dernières

décennies, en Amérique tout au moins.

En France, et en Europe continentale16 de manière générale, il a d'abord fallu que

triomphe le principe de la commercialisation et que prenne fin le monopole public avant

que ne se développe le marché des chaînes spécialisées, sous le modèle de la première

forme de télévision payante américaine, la subscription television ou la télévision cryptée

(Canal +), alors supplantée par le câble en Amérique. La logique de club a connu d'autres

développement importants avec les bouquets de programme distribués par satellite. Mais le

modèle éditorial et le modèle de club sont encore fort récents dans le marché télévisuel

européen.

L'exemple américain nous ayant permis de rejeter le déterminisme technologique en

relativisant l'impact de l'innovation par la mise en évidence des facteurs découlant de la

lutte autour des enjeux économiques, politiques et sociaux, je passerai maintenant à

l'analyse des caractéristiques actuelles de l'offre et de la demande dans le marché télévisuel,

en prenant appui sur le cas canadien, aux dimensions plus réduites et plus facilement

appréhensibles que celles de son puissant voisin, mais ayant atteint globalement le même

niveau de développement technologique. Le cas canadien est également intéressant en ce

qu'il présente des éléments de similitude tant avec les systèmes européens qu'avec le

système américain. Le service public, entre autres, y suit une logique davantage

européenne, même si le modèle américain (genre PBS) n'y manque pas de zélés défenseurs.

3. Croissance de l'offre et fragmentation de l'audience au Canada

La télévision canadienne a débuté en 1952 avec les premières émissions de la station

CBFT de la Société Radio-Canada, laquelle a détenu le monopole des ondes durant près de

dix ans. Les premières chaînes privées de langue anglaise et de langue française n'ont en

effet été autorisées qu'au début des années 60. Au cours de cette décennie, on verra donc se

16 Comme chacun sait, la Grande Bretagne constitue un cas à part.

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18

constituer deux réseaux de télévision privée, l'un francophone (TVA), l'autre anglophone

(CTV), se partageant le marché avec le réseau public, la SRC pour les francophones et la

CBC pour les anglophones. L'arrivée de chaînes éducatives dans les années 70, Radio-

Québec et TV Ontario n'auront jamais un auditoire pouvant troubler la quiétude de ceux qui

se partageaient en duopole les énormes bénéfices du marché publicitaire télévisuel. Il

faudra attendre la décennie des années 80 pour qu'apparaissent les premiers signes d'un réel

accroissement de l'offre télévisuelle.

3.1 L'accroissement de l'offre télévisuelle

Comme la FCC aux États-Unis, l'organisme de régulation canadien, le Conseil de la

radiodiffusion et des télécommunications du Canada (CRTC) a joué un rôle fondamental

dans le développement de la télévision en général, comme dans celui de la télévision

payante et spécialisée. La première expérience de télévision à péage par câble, à Etobicoke

près de Toronto, en 1960, a été de courte durée. En 1970, la demande visant à offrir un

service de télévision crypté payant a été réfusée par le CRTC comme non conforme aux

objectifs de la loi sur la radiodiffusion. Et lorsque Rogers Cable a sollicité, en 1972,

l'autorisation du régulateur pour distribuer sur son réseau des programmes payants, le

CRTC, n'ayant aucune politique précise sur la question, a décidé de lancer un vaste

processus de consultation qui conduira à la publication de son rapport sur la télévision à

péage en 1978.

Après quelque dix ans d'étude et de réflexion, le CRTC a ouvert la porte à la télévsion

payante avec son premier appel à propositions le 21 avril 1981. Un an plus tard, il a

autorisé une ribambelle de chaînes payantes, dont bien peu ont survécu (First Choice et

Super Écran) aux nombreuses difficultés des premières années dans un contexte de

concurrence exacerbée.

Les deux premiers services de programmation télévisuelle spécialisés par abonnement

(MuchMusic et The Sports Networks), tous deux de langue anglaise, ont vu le jour en 1984.

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19

Le CRTC en a approuvé huit autres en 1987, quatre en langue française, trois en langue

anglaise et un dans les deux langues. Huit autres ont été ajoutés à la liste en 1994, deux

francophones et six anglophones. En 1996, le nombre de services spécialisés a plus que

doublé grâce à l'ajout de 16 nouvelles chaînes de langue anglaise, trois de langue française

et une bilingue. En 1999, le CRTC a tenté de rétablir un certain équilibre linguistique en

autorisant quatre autres services en français.

Au total en 1999, le Canada comptait donc 42 services spécialisés : 27 de langue

anglaise, 13 de langue française et deux dans les deux langues. Et le 4 février 2000,

conformément à la politique qu'il a rendue publique le 13 janvier précédent, le CRTC a

lancé un nouvel appel d'offre pour la création de nouveaux services de télévision payante et

spécialisée distribués en mode numérique. Il a reçu 452 propositions, dont 35 de langue

française ! Après avoir tenu une audience publique à cet effet en août 2000, il a rendu sa

décision à la fin de l'année.

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20

Tableau 1. Liste des services de programmation télévisuelle spécialisés

autorisés par le CRTC de 1984 à 1999.

Année Nom du service Langue

1984 MuchMusic Anglais

The Sports Network (TSN) Anglais

1987 Canal Famille Français

Météomédia/Weather Network Français et anglais

MusiquePlus Français

Newsworld Anglais

Le Réseau des Sports Français

TV5 Français

Vision TV Anglais

YTV Canada Anglais

1994 Bravo Anglais

Canal D Français

The Discovery Channel Anglais

The Life Network Anglais

Country Music Television Anglais

Le Réseau de l'information (RDI) Français

Showcase Anglais

Women's Television Network Anglais

1996 Canadian Learning Television Anglais

Le Canal Nouvelles Français

La Canal Vie Français

The Comedy Network Anglais

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21

CTV N1 Anglais

The History and Entertainement Channel Anglais

Home and Garden Television Anglais

MuchMoreMusic Anglais

MusiMax Français

Outdoor Life Anglais

Prime TV Anglais

Pulse 24 Anglais

Report on Business Television (ROBTV) Anglais

SportsNet Anglais

Space: The Imagination Station Anglais

Sportscope Plus Anglais

Star-TV Anglais

Talk-TV Anglais

TELETOON Français et anglais

TreeHouse TV Anglais

1999 Canal Fiction Français

Canal Z Français

Canal Histoire Français

Canal Évasion Français

Source : CRTC, le 21 mai 1999.

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22

3.2 Une politique de convergence

Depuis que le gouvernement canadien a officiellement adopté une politique

favorisant la convergence17, le CRTC a pris les mesures concrètes pour la rendre

opérationnelle. Deux conséquences en ont immédiatement découlé. Premièrement, de

grands groupes multimédias sont en voie de constitution, à l'intérieur desquels les chaînes

télévisuelles se voient attribuer un rôle central comme fournisseurs de contenu, dans une

stratégie qui intègre l'Internet, l'audiovisuel et les services téléphoniques. Deuxièmement,

les systèmes de transmission des signaux se sont multipliés, instaurant une vive

concurrence entre la distribution directe par satellite (ExpressVu, Star Choice), les réseaux

micro-ondes (Look TV), la câblodistribution et la téléphonie, ces diverses solutions

techniques étant souvent offertes par les mêmes grands groupes multimédias qui se mettent

en place.

Depuis 1999, les fusions et rachats d'entreprises laissent entrevoir l'émergence de

quelques grands groupes multimédias. La situation évolue tellement rapidement qu'il serait

vain de tenter d'en tracer un portrait précis. Il faudrait constamment le remettre à jour et il

serait de toute façon vraisemblablement dépassé au moment de la publication de cet

ouvrage. Tout de même, quelques grandes tendances structurantes semblent orienter

l'évolution de cette nébuleuse. Le groupe Québecor, avec l'aide de la Caisse de dépôts et de

placements du Québec (qui gère la contribution des Québécois à leur fonds de retraite), a

mis la main sur le groupe Vidéotron et se positionne comme un joueur majeur sur la scène

québécoise. Propriétaire de journaux (Journal de Montréal, de Québec, journaux Sun et une

pléiade d'hebdomadaires régionaux), de magazines (7 Jours, TV 7 Jours, Le Lundi et

Dernière heure), de chaînes de télévision généralistes (réseaux TVA et TQS18) et

spécialisées (le Canal de nouvelles LCN, Canal Indigo, Canal Évasion), de portails internet

(Netgraphe, Canoë), de services de câble (Vidéotron), de télécommunications (Vidéotron 17 Gouvernement canadien (1996), Politique sur la convergence, http://strategis.ic.gc.ca:80/sc_indps/sectors/frndoc/convergence.html 18 Prévoyant toutefois les objections du CRTC concernant le contrôle de la télévision privée québécoise, Québecor a déjà annoncé que le réseau TQS était à vendre.

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23

Télécom) et de commerce électronique (Nurun), le nouveau groupe Québecor Média sera

en mesure d'offrir, de manière intégrée, toute une panoplie de services, contrôlant la

production des contenus et leur transport aux foyers et entreprises.

Le groupe BCE, naguère spécialisé en télécommunications, a mené rapidement une

série d'opérations pour se positionner lui aussi comme un groupe intégré. BCE a d'abord

annoncé, le 24 mars 1999, une entente majeure avec Ameritech Corporation, géant

américain des télécommunications (devenu depuis SBC Communications), lequel

investissait 5,1 milliards de $ canadiens pour une prise de participation de 20 % dans Bell

Canada. L'entente prévoit également une coopération au niveau des ventes et du marketing,

des échanges de savoir-faire et de trafic, ainsi que l'exploration d'autres occasions d'affaires.

Fort de colossales liquidités, BCE a procédé à d'importantes acquisitions dans la

foulée de sa stratégie ICD (information, communication, divertissement). La première de

ces transactions a été l'achat de la totalité des actions de Téléglobe, pour un montant

d'abord estimé à 9,65 milliards en février puis ramené à la baisse en juin suite aux piètres

résultats financiers de la compagnie auparavant dirigée par l'une des vedettes du monde des

affaires québécois, M. Charles Sirois. BCE attendait de cette acquisition un renforcement

de ses activités internationales, en particulier lorsque le réseau de plate-formes large bande

Globe System serait déployé, selon les prévisions, dans 160 des plus grandes villes du

monde. Mais le dégonflement de la bulle spéculative des TIC et les difficultés consécutives

rencontrées par les équipementiers et les entreprises de télécommunications ont mis à mal

les projets de Téléglobe. Réalisant qu'elle en avait fait l'acquisition à un prix trop élevé,

BCE cherche maintenant à se sortir de ce bourbier sans y laisser trop de plumes.

L'offre d'achat du réseau de télévision CTV pour 2,3 milliards de $, le 25 février

1999, a constitué la seconde transaction majeure de BCE au cours de l'année. Avec ses 25

chaînes de télévision généralistes, ses nombreuses chaînes spécialisées [dont CTV Newsnet

(100 %); Talk TV(100 %); NetStar Communications Inc. (68,46 %); The Comedy Network

(65,1 %); une participation majoritaire dans CTV Pay-Per-View Sports; Sportsnet (40 %);

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24

Outdoor Life Network (33,34 %); et History Television (12 %)], le réseau CTV vient

conforter la capacité de production et de diffusion de contenu d'information et de

divertissement dont BCE avait commencé à se doter avec Bell ExpressVu et Sympatico-

Lycos19.

Et pour renforcer encore davantage sa présence dans la production de contenu, BCE

s'est allié au groupe Thomson, spécialisé dans l'édition de journaux, avec entre autres le

quotidien national The Globe and Mail et les magazines Report on Business et Globe

Television. Avec un actif évalué à plus de 42 milliards en 2001, le nouveau groupe est

financièrement le plus lourd sur la scène canadienne des médias.

Le groupe Rogers, infructueux dans sa tentative de mettre la main sur Vidéotron, n'en

demeure pas moins un joueur de premier rang. Il est le plus grand opérateur de câble au

pays (Rogers Cable), l'un des premiers opérateurs de téléphonie sans fil en partenariat avec

AT&T (Rogers AT&T Wireless), possède la chaîne de magazines MacLean-Hunter et son

portail Excite.ca est l'un des plus fréquentés au Canada. Son actif est évalué, fin 2001, à 14

milliards de dollars.

Enfin, le groupe Canwest Global constitue le quatrième groupe multimédia au

Canada. Appuyé sur son réseau de télévision Global, il vient de faire l'acquisition de tous

les journaux et magazines de langue anglaise du groupe Hollinger, dirigé par la magnat

Conrad Black. Présent sur internet avec son portail Canada.com, il lui manque encore

cependant une implantation dans les réseaux de distribution.

Chose certaine, les entreprises canadiennes ont compris le message que leur a envoyé

le gouvernement canadien en adoptant sa politique de convergence. Elles y sont encore

encouragées par ce qui se passe sur la scène internationale, par la fusion AOL/Time-Warner

ou par celle de Vivendi/Seagrams. Faut-il y voir un effet de la mondialisation ? Cette

course à la fusion et au partenariat de toutes sortes, qui aboutissent à la création de grands

19 BCE devra toutefois, pour se conformer aux exigences du CRTC, se départir de NetStar, qui comprend TSN (100 %); Discovery Canada (80 %); RDS (100 %); Viewer's Choice Canada (24,95 %); et Dome Productions (100 %).

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25

groupes multimédias intégrés, en est certainement une illustration tout autant qu'une

conséquence. Elle fournit en tout cas un argumentaire de poids aux entrepreneurs canadiens

pour justifier, devant les instances de régulation et devant l'opinion publique, leurs projets

de regroupement qui conduisent à la création d'oligopoles dans la plupart des régions

canadiennes. Ils n'ont pas d'autre choix, affirment-ils, devant la pression qu'exercent les

multinationales étrangères sur leur propre marché. Les citoyens sont donc invités à accepter

les risques d'une concentration des sources d'information et de création au nom de la survie

d'une industrie nationale dans le secteur des communications.

3.3 Le morcellement de la demande

Aux États-Unis, en 1999, les abonnés à des systèmes de distribution par satellite, par micro-

ondes ou par réseaux téléphoniques représentaient 18,8 % de l'ensemble, comparativement

à 81,2 % d'abonnés aux services de la câblodistribution (voir graphique 1). Au Canada, le

phénomène est plus récent, sans doute parce que le câble y est implanté presque partout

depuis plus longtemps qu'aux États-Unis et que l'offre des systèmes concurrents a mis du

temps à s'organiser. Tout de même, la croissance du nombre d'abonnés à des systèmes de

distribution par satellite s'est récemment accélérée. De la fin juin 2000 à la fin septembre

2000, le nombre d'abonnés de Look Communication est passé de 234 000 à 294 000, ce qui

représente un taux de croissance de 25 %. En un an, ceux de Bell ExpressVu ont augmenté

de 95 % pour atteindre 594 000 le 30 septembre 2000.

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26

Sources: Dec 93-June 1997: FCC Fourth Annual Report Appendix E., October 1998 NCTA. Estimate based on Paul Kagan Associates, Marketing New Media, September 1998, p.4, Sky REPORT, Cable World and Paul Kagan Associates, Cable TV Technology, May 28, 1999, p. 3

Mais le temps que les téléspectateurs accordent à la télévision généraliste a beaucoup

diminué au cours des dernières années, au Canada comme aux États-Unis,

différentiellement cependant selon l'appartenance linguistique des téléspectateurs. De 1989

à 1999, le temps consacré à la télévision généraliste par les Canadiens de langue anglaise

est passé de 54,8 % à 38,0 % du temps consacré à la télévision en général et le temps dédié

à l'écoute des canaux américains a été réduit de 31,3 % à 18,9 %. La baisse n'a pas été aussi

marquée pour l'auditoire francophone, où le temps accordé aux chaînes généralistes est

encore de 69,9 % du total en 1999 (par rapport à 86,4 % en 1989). Ce sont bien sûr les

chaînes spécialisées et la télévision payante qui ont bénéficié de ce déplacement d'intérêt

des téléspectateurs. Leur part de l'écoute totale est passée de 13,8 % en 1989 à 43,1 % en

Graphique 1. Évolution du nombre d'abonnés à d'autres systèmes de distribution que le câble aux USA, de 1993 à 1999

3,09

4,24

6,39

8,879,49

12,59

15,78

0

2

4

6

8

10

12

14

16

18

1993 1994 1995 1996 1997 1998 1999

Abonnés (millions)

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27

1999 chez les anglophones et de 11,7 % à 28,3 % pour la même période de temps chez les

francophones (source : Nielsen Media Research).

Chez les Anglophones, les chaînes thématiques les plus populaires20 sont, dans l'ordre

décroissant, TSN (sports : 3,7 %), YTV (enfants, jeunesse et famille : 3,2 %), Teletoon

(dessins animés : 1,8 %), Space (science-fiction : 1,4 %), Showcase, Discovery et CTV

SportsNet (avec chacun 1.3 %). La préférence des Francophones va respectivement à

Teletoon (dessins animés : 4,2 %), RDS (sports : 3,4 %), RDI (information continue :

3,2 %), Canal D (documentaires : 2,8 %), Canal Famille (enfants et jeunes : 2,5 %), Canal

Vie (santé : 1,7 %) et TV5 (la télévision francophone internationale : 1,5%).

Il ressort clairement, de ces données sur l'écoute, que la télévision généraliste a

enregistré une baisse d'audience significative au cours des dernières années. Elle doit

maintenant composer avec la concurrence des chaîses spécialisées. Mais elle est loin du

point zéro et se taille encore une bonne part de marché chez les Anglophones et domine

encore chez les Francophones.

20 Pourcentage du temps passé à regarder la programmation d'un réseau ou d'une station donnée. Écoute hebdomadaire moyenne, foyers câblés 1999-2000 - Personnes de 2 ans et plus. Source : Nielsen Media Research.

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Graphique 2. Écoute de la télévision de langue anglaise, foyers câblés - Personnes de 2 ans et plus

54,8

41,435,1

13,8 38,4 46,7

31,320,2 18,2

0%

10%

20%

30%

40%

50%

60%

70%

80%

90%

100%

1989 1998 2000

Télé américaine

Canaux spécialisés et télé

payante

Télé généraliste

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La fragmentation de l'offre télévisuelle n'est pas le seul problème auquel se

confrontent les chaînes généralistes de télévision. Elles doivent également composer avec

d'autres compétiteurs : le micro-ordinateur et l'Internet. Les utilisateurs d'Internet ont

tendance à moins regarder la télévision. Selon Nielsen Media Research, les Canadiens

consacraient en moyenne 6 heures par semaine à la navigation sur Internet en l'an 2000,

alors que le temps hebdomadaire d'écoute de la télévision est passé de 28 à 21 heures entre

1996 et 2000, ce qui représente une réduction de 25 % en 4 ans.

Graphique 3. Écoute de la télévision de langue française, foyers câblés - Personnes de 2 ans et plus

85,7

68,9 67,6

11,7

28,8 30,3

2,6 2,3 2,1

0%

20%

40%

60%

80%

100%

1989 1998 2000

Télé payante

Canaux spécialisés

Télé généraliste

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30

3.4 Le renforcement du club

Les données du graphique 4 tendent à montrer la lente progression de la télévision

offerte sous le modèle éditorial (la télévision payante) et la croissance rapide du modèle de

club (la télévision par abonnement). De 1990 à 1998, le revenu de la télévision payante est

passé de 95 à 125 millions de dollars, une faible augmentation de 31 % en huit ans. À

l'opposé, le revenu des canaux spécialisés, financés par abonnement et publicité, a bondi de

225 à 717 millions, un gain de 219 % durant la même période.

Les données du graphique 5 font voir la croissance régulière des revenus provenant

de l'abonnement et de la publicité, combinaison financière caractéristique du modèle de

club.

Ces données, échelonnées sur presqu'une décennie, infirment la prédiction de ceux

qui ont cru que la télévision payante, voire la télévision à la carte, s'imposerait rapidement

comme forme de financement de la télévision de l'avenir. Le comportement des

consommateurs, que réflètent ces données et d'autres du même type indiquent une

résistance certaine à cette forme de valorisation. En revanche, la faveur que connaît la

formule mixte du club (abonnement et publicité) est en constante progression et porte à

conclure que, dans les marchés où elle est disponible, loin d'être une forme de transition,

elle tend à s'imposer comme modèle dominant. En tout cas, devant le recul de la télévision

hertzienne et la lente progression de la télévision payante, c'est bien elle qui enregistre

depuis près d'une décennie les développements les plus spectaculaires.

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Source : CRTC (en millions de $)

0 200 400 600 800 1000 1200

1990

1992

1994

1996

1998

Graphique 4. Revenu des services de télévision payante

Télévision payante

Canaux spécialisés

Canaux spécialisés 226 283,8 322,1 451,8 589,2 717,2

Télévision payante 96,1 111,4 116,6 124,6 127,1 124,9

1990 1992 1993 1995 1997 1998

0 200 400 600 800 1000

1990

1992

1994

1996

1998

Graphique 5. Revenu des canaux spécialisés

Autre

Publicité

Abonnement

Abonnement 154,5 172,2 182,5 207,8 227,5 366,1 383,5 449,3 527,3

Publicité 58,9 70 82,8 97,8 109,3 155,1 183,5 240,5 304,2

Autre 12,4 14,6 18,2 15,7 15,4 20,3 22,2 22,6 24,7

1990 1991 1992 1993 1994 1996 1997 1998 1999

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4. La place de la télévision généraliste

L'ambition originelle de ce texte était d'évaluer la place et le rôle de la télévision

généraliste dans le nouvel univers médiatique en train de se constituer en ce début de

nouveau millénaire. J'y arrive donc enfin, et c'est en gardant en tête les enseignements du

début de l'histoire américaine de la télévision et les grandes tendances qui agitent le

paysage télévisuel canadien que j'amorce cette réflexion sur l'avenir de la télévision ouverte

à large audience, en général, et de la télévision publique, en particulier.

4.1 Les jours de la télé généraliste sont-ils comptés ?

La télévision généraliste, c'est-à-dire la télévision ouverte à large audience qui a

dominé jusqu'aux années 80, et qui continue, malgré une importante érosion de son

audience, à jouer un rôle majeur dans l'univers télévisuel, a-t-elle encore un avenir ou est-

elle condamnée à disparaître devant la montée en puissance des chaînes spécialisées, de

l'internet et de la télévision interactive ? D'aucuns croient que ses jours sont comptés, même

s'ils ne vont pas, comme George Gilder (1994), jusqu'à prédire l'extinction du modèle

télévisuel tel qu'on l'a connu jusqu'ici, la passivité des spectateurs devant faire place, selon

ce dernier, à l'interactivité des réseaux numériques.

L'approche privilégiée ici, à partir des enseignements de l'histoire, refuse comme

totalement erronée l'extrapolation à partir des seules caractéristiques de la technologie, si

sophistiquée soit-elle. Les enjeux socio-économiques, le contexte juridico-politique et les

luttes qui s'engagent entre les groupes d'acteurs pour que triomphent leurs intérêts, les

réactions des divers groupes d'usagers, influent tout autant sur le choix des avenues qui

seront empruntées. Sont donc écartées les prophéties sans fondement de ceux qui

prétendent que s'imposeront à l'évidence, sans autre forme de procès, la technologie

interactive et le choix individuel du consommateur.

Que conclure de la croissance de l'offre, de la politique de convergence et du

morcellement de l'audience au cours des deux dernières décennies, constatées preuves à

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l'appui dans le cas canadien ? Une tendance irréversible à l'éditorialisation de l'offre et à

l'individualisation de la consommation ? En ce cas, la télévision généraliste, mais aussi les

chaînes spécialisées, seraient vouées à la disparition à plus ou moins brève échéance. Seule

subsisterait une banque de produits audiovisuels que pourraient consulter, sur demande, les

usagers intéressés. Ce modèle de consommation est certes séduisant, en ce qu'il fait la belle

part à la liberté et aux goûts et intérêts des usagers. Mais son manque de réalisme apparaît

dès lors qu'on prend en considération les intérêts des groupes producteurs et distributeurs de

biens et services culturels. Ce modèle sous-estime l'importance, pour ces acteurs, de

constamment stimuler la croissance de la demande pour qu'augmentent

proportionnellement leurs revenus et leurs bénéfices. Les annonceurs de produits de tout

genre sont également à la recherche de points de contact avec le plus de consommateurs

possibles et sont prêts à payer le prix à quiconque peut leur fournir cet accès. On l'a vu en

plusieurs occasions dans l'histoire de la télévision. On l'a encore constaté récemment dans

la fourniture d'accès gratuit à un serveur internet, ou à un service de téléphonie sans fil, en

contrepartie de la réception obligatoire de messages publicitaires. La publicité ciblée a

certes connu un développement important au cours des dernières décennies mais les

entreprises capitalistes ne produisent pas que des biens dont la consommation est

socialement distinctive. Le marché offre plusieurs produits de masse, dont l'acquisition

n'entraîne que peu de différenciation sociale, pour lesquels la publicité de masse constitue

encore la stratégie la plus économique et la plus efficace. La publicité individualisée, quant

à elle, est sans doute techniquement réalisable mais elle implique des coûts habituellement

dissuasifs.

Le modèle de flot, fondé sur le financement par la publicité, et le modèle de club, qui

repose sur une stratégie d'abonnement et de fidélisation de la clientèle, ne s'effaceront

vraisemblablement pas devant le modèle éditorial, même si l'expansion de celui-ci est

devenue technologiquement possible. Les tendances récentes inclinent plutôt vers une

coexistence des trois modèles. La télévision généraliste, qui appartient au modèle de flot et

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trouve sa place dans l'offre intégrée du club, continuera donc pendant encore plusieurs

années à faire partie du paysage télévisuel, sans pour autant retrouver son hégémonie

d'antan.

À ces facteurs économiques, on pourrait encore ajouter des arguments sociaux et

politiques. La télévision généraliste remplit un rôle majeur de médiation sociale dans les

sociétés contemporaines avancées. Vecteur d'information principal pour une majorité de

citoyens, elle se donne également comme un important lieu de célébration de rituels

collectifs lors de grands événements sportifs et culturels. Les acteurs politiques, quant à

eux, n'ont pas trouvé de substitut à cet instrument d'information, de sensibilisation et de

persuasion, pour s'adresser à tous tant lors des campagnes électorales que dans leurs

tentatives de gestion quotidienne de l'opinion publique.

La disparition de la télé généraliste et son remplacement par la télévision spécialisée,

à la carte et interactive sont annoncés depuis longtemps déjà. En déclin, certes, depuis deux

décennies, les beaux jours de son hégémonie sans partage sont bien révolus. Mais la télé

généraliste a su jusqu'à présent s'adapter au nouvel environnement télévisuel et rien ne

permet de conclure, pour l'instant, que ses artisans et ses gestionnaires vont baisser les bras

face à la concurrence. Intégrée de plus en plus dans de grands groupes multimédia, la télé

généraliste commerciale reste un acteur majeur de l'univers médiatique.

4.2 Une télévision publique généraliste ou spécialisée ?

Faut-il penser, avec Dominique Wolton, que la télévision publique est, par vocation,

mieux placée pour être généraliste : Si la télévision publique n'a nullement le monopole de la télévision généraliste, puisqu'il y a parfois des télévisions privées généralistes plus performantes que des télévisions publiques généralistes, force est de constater que la télévision publique est mieux armée, a priori, pour satisfaire à l'objectif d'ouverture qui est sous-jacent à la télévision généraliste21.

21 Wolton, op. cit., p. 116

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Voilà une pétition de principe qui relève clairement d’une interprétation à

l’européenne de la notion de service public. J’ai moi-même soutenu un point de vue

similaire dans un article publié dans Le Devoir, le 15 avril 1994, sous le titre “Autre télé,

même vision ? S'il ne devait rester qu'une seule chaîne généraliste, il faudrait qu'elle soit

publique”. Ma position était fondée sur le mandat même que la loi canadienne impose à la

Société Radio-Canada. L’article trois de la Loi sur la radiodiffusion de 1991 affirme en

effet clairement que “la Société Radio-Canada, à titre de radiodiffuseur public national,

devrait offrir des services de radio et de télévision qui comportent une très large

programmation qui renseigne, éclaire et divertit”.

Mais il est d’autres manières de voir la télévision publique. Les Américains, en

particulier, en ont forgé une entièrement différente, qui se définit essentiellement par son

caractère éducatif, local et non-commercial : Public television, as it was originally conceived, grew out of two principles sacred to American political and social ideology : the importance of education, and the importance of local sovereignity. Both have in effect restricted public television to a supplementary role with regard to commercial television22.

La réglementation sur la télévision de la FCC affirme clairement le caractère éducatif

et non-commercial de la télévision publique : Section 73.621, governing the licensing of television channels, reads: (a)... noncommercial educational broadcast stations will be licensed only to nonprofit educational organizations upon showing that the proposed stations will be used primarily to serve the educational needs of the community; for the advancement of educational programs; and to furnish a nonprofit and noncommercial television broadcast service... (c)... noncommercial educational television broadcast stations may transmit educational, cultural and entertainment programs, and programs designed for schools and school systems in connection with regular school courses...23.

On peut donc distinguer deux grandes traditions en matière de service public :

l’européenne, qui a tendance à le penser comme un service de base universellement

22 MOORE R. O., “Public Television Programming and the Future : A Radical Approach”. CATER, D. AND NYHAN, M. J. (EDS). The Future of Public Broadcasting. New York: Praeger Publishers; 1976, p. 235 23 cité dans BRANSCOMB, A. W. A Crisis of Identity: Reflections on the Future of Public Broadcasting. CATER, D. AND NYHAN, M. J. (EDS). The Future of Public Broadcasting. New York: Praeger Publishers; 1976, pp. 9-10

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accessible, à vocation généraliste; et l’américaine, qui le conçoit comme un service local,

de nature éducative et complémentaire au secteur commercial24. Si les deux subsistent

encore aujourd’hui, il faut reconnaître que la première a été malmenée et trouve

difficilement un second souffle depuis la disparition des monopoles publics et la

multiplication des services télévisuels privés, généralistes comme thématiques. Les gains

du secteur privé, partout où ils se sont concrétisés, semblent avoir conforté la position de

ceux qui s’inspirent de la seconde tradition, à l'américaine.

Le mandat de service public peut être rempli selon diverses formules institutionnelles.

Rien n'oblige nécessairement à ce qu'il soit le fait d'une seule chaîne généraliste. À preuve,

les monopoles publics de plusieurs pays ont eux-mêmes procédé à une certaine

diversification de leur offre télévisuelle en créant, il y a déjà de cela quelques décennies,

deux ou trois chaînes distinctes, à vocation spécifique. Ne pourrait-on envisager que

l'ensemble du service public soit assumé par une conjonction de trois ou quatre chaînes

thématiques spécialisées, par exemple, l'une en information, une autre en culture et

éducation, une troisième dans le sport et une quatrième dans les dramatiques et les variétés

?

Actuellement, les chaînes généralistes publiques doivent subir la pression des chaînes

privées qui réclament à grands cris que les pouvoirs publics limitent leur mandat à un rôle

supplétif, complémentaire à celui du secteur privé, pour en faire des chaînes thématiques

publiques, en quelque sorte. Mais même les créneaux spécialisés de l'information, de

l'éducation, de la culture savante excitent désormais la convoitise des entreprises privées.

L'avenir des chaînes publiques apparaît dès lors bien sombre, bousculées qu'elles sont par

les chaînes privées, tant par les généralistes que par les thématiques. En fait, il dépendra,

comme toujours, de la volonté politique.

24 Voir à ce sujet TREMBLAY, G., Le service public: principe de base de la radiodiffusion canadienne, rapport de recherche, Commission Caplan-Sauvageau, nov. 1985, 110 p., Ministère des communications, Ottawa; et TREMBLAY, G., "La noción de servicio público", Télos, Madrid, 14, 1988, p. 57-63.

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La Société Radio-Canada a elle aussi adopté, dès le milieu des années 80, une

stratégie de diversification qui l'a conduite à mettre sur pied deux services de nouvelles

continues, l'un de langue anglaise, Newsworld, en 1987, et l'autre de langue française, le

Réseau de l'information (RDI) en 1994. Le mandat de service public est généraliste mais

rien n'oblige à ce qu'il soit offert sur une seule chaîne. La direction de la Société a donc

multiplié les projets, la plupart du temps en collaboration, pour se tailler une place de choix

dans l'univers des services spécialisés, dans les secteurs les plus divers (l'histoire,

l'économie, les variétés, les dramatiques, la culture, etc.).

Plus récemment, en l'an 2000, le CRTC a finalement autorisé la SRC à créer le

Réseau des Arts, en collaboration avec la chaîne européenne Arte. Mais il aura fallu

l'insistance de la direction de Radio-Canada et une intervention ministérielle pour rappeler

à l'organisme de régulation qu'une telle chaîne relève directement du mandat confié à la

SRC par la loi sur la radiodiffusion avant qu'il n'accepte de revenir sur une première

décision défavorable.

Cette stratégie de diversification est cependant contrecarrée non seulement par le

CRTC mais aussi par le gouvernement fédéral, la ministre du Patrimoine, Sheila Copps,

ayant clairement fait savoir qu'elle ne souhaitait pas que la SRC poursuive dans la voie de

la multiplication des chaînes thématiques et se concentre plutôt sur l'amélioration des

services qu'elle offre déjà.

Pourtant, la situation de la SRC par rapport à ses concurrents est grandement affectée

par le déséquilibre suivant : la majorité de la population reçoit ses services de télévision par

le câble — où se posent les principaux défis en termes de concurrence et où l'avenir de la

télévision se dessine — alors que Radio-Canada est contraint par la loi d'offrir son service à

l'ensemble de la population, ce qui l'oblige à maintenir une coûteuse infrastructure de

diffusion hertzienne, entraînant certaines rigidités de fonctionnement et interdisant des

économies de moyens dans le déploiement d'une stratégie d'ensemble.

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Il est fondamental que le service public ait obligation d'accessibilité pour tous. Mais il

est à souhaiter que les progrès techniques soient mis à contribution pour alléger le poids

économique trop lourd que représente actuellement un réseau d'antennes pour diffusion

hertzienne. Le service public ne peut se limiter à la distribution par câble, puisque

l'abonnement est payant. Bientôt cependant, des réseaux à large bande achemineront aux

foyers l'ensemble des services du téléphone, de la radio, de la télévision et de l'internet.

Lorsque l'accès en sera universel les chaînes publiques pourront alors l'emprunter et se

libérer du poids de leur propre infrastructure de diffusion.

L'avenir de la SRC n'est pas tant menacé par l'évolution technique que par les

décisions politiques. Les partis, de gauche comme de droite, se sont évertués, au cours des

dernières décennies à affaiblir la télévision publique, essentiellement par des mesures

budgétaires restrictives et par une limitation de son champ d'expansion. Des voies plus

radicales se font entendre avec plus de force maintenant, qui réclament la privatisation des

chaînes publiques.

Conclusion

L'histoire de la télévision nous apprend que les caractéristiques de la technologie ne

déterminent pas de manière univoque les formes qu'elle emprunte. Les conflits résultant

d'intérêts divergents entre les grands acteurs économiques de la production des

équipements, de la production des contenus et de leur transmission, l'intervention

législative ou réglementaire des pouvoirs publics, le contexte général de l'économie, en

particulier le pouvoir d'achat des consommateurs, constituent autant de facteurs de poids

influant sur le développement de l'industrie télévisuelle. La situation actuelle de la

télévision canadienne, par exemple, confirme l'écheveau des variables en jeu. La

numérisation des signaux ouvre de nouvelles perspectives technologiques, certes. Mais la

politique canadienne volontariste favorisant la convergence et la constitution de grands

groupes multimédias aux États-Unis exercent une telle pression sur les entreprises

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canadiennes qu'elles en viennent à la conclusion qu'elles n'ont pas d'autre choix que de

suivre le courant. Pourtant, les progrès technologiques n'interdiraient en aucune manière

d'autres solutions comme une réglementation fondée, par exemple, sur une claire distinction

et séparation des fonctions d'opérateurs de réseaux d'une part, et de producteurs de contenu

d'autre part. Seule une décision de nature politique autorise maintenant l'intégration de ces

activités à l'intérieur des mêmes groupes d'entreprises, avec les risques de concentration

élevée de la propriété qu'elle entraîne et les dangers qu'elle fait peser sur la démocratie en

restreignant la variété des sources d'information et d'expression.

La télévision généraliste ne sera sans doute plus généraliste, si tant est qu'elle l'ait

jamais été. La télévision à large audience n'obtiendra plus jamais les parts de marché qu'elle

se taillait jusqu'au début des années 80. Mais elle survivra probablement, misant de plus en

plus sur les programmes à très large audience, financée par les commanditaires intéressés à

ces grands rassemblements.

À en juger par l'intérêt que suscitent les réseaux de télévision généraliste auprès des

capitaines qui président à la constitution des grands groupes de communication intégrés au

Canada (Québecor, Bell Canada Enterprises, Canwest Global, Rogers), on peut en conclure

que non seulement cette télévision de large audience survivra mais qu'elle est appelée à

jouer un rôle de premier plan comme fournisseur de contenu dans la stratégie multimédia

de ces groupes.

Cette évolution vers une plus grande convergence tend à renforcer l'importance du

modèle de club dans l'organisation socio-économique des industries de l'information, de la

communication et du divertissement. Intégrant les fonctions de production, de transmission

et de serveur (gestion des communications et de la recherche documentaire), ces groupes

adoptent tous des stratégies de fidélisation de leur clientèle par la création de véritables

clubs d'abonnés, auxquels le membership procure un certain nombre de services de base,

qui peuvent intégrer de la publicité, et d'autres offerts sur une base facultative contre

paiement à la pièce. Étant donné l'architecture ouverte des réseaux, ces clubs s'enchevêtrent

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cependant largement. Ainsi, l'abonné à un serveur pourra facilement délaisser son portail

pour lui en préférer un autre, sans frais supplémentaire, s'exposant ainsi à la publicité d'un

concurrent. Pour contrer cette "infidélité", les gestionnaires de club n'ont guère d'autres

choix que d'offrir à leurs membres des services gratuits et des tarifs préférentiels. Devant la

concurrence, ils doivent aussi leur laisser une grande marge de manœuvre dans la

constitution de leurs "bouquets" de services.

Qu'adviendra-t-il de la télévision publique de large audience dans ce contexte de

convergence, de privatisation et de marchandisation ? Il dépendra, comme nous l'avons vu,

beaucoup plus de la volonté des pouvoirs publics et de l'appui de l'opinion publique que de

l'évolution technologique comme telle. Au Canada, le nouveau parti politique de droite,

l'Alliance canadienne, a inclus dans son programme la privatisation de la Société Radio-

Canada. Il y a là une menace sérieuse à la survie du service public de radiodiffusion, même

si l'histoire a maintes fois fourni des exemples de l'attachement des Canadiens à cette

institution culturelle de premier plan.

La télévision généraliste a-t-elle sa place dans une société dite de l'information ?

L'ordinateur, l'internet, la "culture virtuelle" en ont-ils rendu le modèle obsolète ?

L'interactivité de la société du savoir aurait-elle supplanté la passivité de la société de

masse keynésienne-fordienne ? Rien n'est moins sûr que ces prédictions basées sur des

modèles de société, certes séduisants, mais trop simples dans leur linéarité pour rendre

compte d'un social beaucoup plus complexe où cohabitent des tendances diverses,

apparemment ou réellement contradictoires.

Références bibliographiques BOGART L. The Age of Television. New York: Frederick Ungar Publishing Co.; 1956/1972. BRANSCOMB, A. W. A Crisis of Identity: Reflections on the Future of Public Broadcasting. CATER, D. AND NYHAN, M. J. (EDS). The Future of Public Broadcasting. New York: Praeger Publishers; 1976. CANADA, Loi sur la radiodiffusion, Ottawa, sanctionnée le 1er février 1991.

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CARON, A. et P. JUNEAU, Le défi des télévisions nationales à l’ère de la mondialisation, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 1992 CATER, D. AND NYHAN, M. J. (EDS). The Future of Public Broadcasting. New York: Praeger Publishers; 1976. GEORGE, E., “Service public de la télévision et marchandisation de la communication”, Sciences de la Société, Toulouse: Presses Universitaires du Mirail, no 43, 1998, pp. 147-163 GERSHON, R. A. Pay Cable Television: Historical Development and Selected Case Studies: The University of Ohio; 1986. GILDER, G. Life after Television. The Coming Transformation of American Life, Norton ed., 1994 GODFREY, J., député président, L’avenir de la Société Radio-Canada dans l’univers multichaîne, Rapport du Comité permanent du Patrimoine canadien, Ottawa, Travaux publics et Services gouvernementaux Canada, 1995 LAFRANCE, J.-P. et GOUSSE, C. (sous la direction de), La télévision payante : jeux et enjeux, Montréal, Éditions Albert Saint-Martin, 1982 LIZOTTE, P. et TREMBLAY, G., “Les tendances de la radiodiffusion en France, au Royaume-Uni et aux États-Unis”, Communication et information, Québec, 1990, vol. 11, no. 2, pp. 70-118 MISSIKA, J.-L. ET WOLTON, D. La folle du logis. La télévision dans les sociétés démocratiques. Paris: Gallimard; 1983. MOORE R. O., “Public Television Programming and the Future : A Radical Approach”. CATER, D. AND NYHAN, M. J. (EDS). The Future of Public Broadcasting. New York: Praeger Publishers; 1976 RABOY, M., Missed Opportunities : The Story of Canada's Broadcasting Policy, Montreal and Toronto, McGill-Queen's University Press, 1990 RABOY, M., Y. BERNIER, F. SAUVAGEAU et D. ATKINSON, Développement culturel et mondialisation de l’économie, IQRC, 1994 RADIOTELEVISIONE ITALIANA. KPMG CONSULTING IDATE. Television in the Emerging Digital Era : the Great Multiplication. United Nations World Television Forum ed. New York; 1997. TREMBLAY, G., “Centralización y regionalismo en el sistema canadiense”, Telos, Madrid, no 45, 1996, p. 97-103

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