service public de la télévision et marchandisation de la …aix1.uottawa.ca › ~egeorge ›...

23
© Éric GEORGE 1998 Service public de la télévision et marchandisation de la communication (version préliminaire) Éric GEORGE Article définitif : GEORGE Éric, 1998, « Service public de la télévision et marchandisation de la communication », dans Sciences de la société, n o 43, février, 1998, pp. 147-163. Résumé : Cet article a pour objectif de constituer une réflexion sur le service public de la radiodiffusion dans un contexte de marchandisation croissante de la culture et de la communication. Pour se faire, nous allons tout d’abord envisager les conceptions anglo-saxonne et française de la notion de service public. Ensuite, nous nous intéresserons plus spécifiquement au développement et à la crise du service public dans le secteur audiovisuel en abordant les cas du Canada, des États-Unis, de la France et de la Grande-Bretagne. Puis, nous ferons la synthèse des analyses qui nous paraissent pertinentes dans l’explication de cette évolution et nous concluerons sur quelques pistes d'avenir susceptibles de contribuer à penser le futur des services publics en nous interrogeant finalement sur les liens entre service et secteur public. L'objectif de cet article est de constituer une réflexion sur le service public de la radiodiffusion. Il s'inscrit dans le cadre plus large de nos recherches sur son rôle de celui-ci au sein de nos sociétés occidentales contemporaines, basées sur un système économique d'échanges marchands. Penser la légitimité du rôle de l’État en matière de communications - et ceci dans un contexte de marchandisation croissante de la culture et de la communication - constitue notre horizon. Pour se faire, nous verrons en introduction les points communs et les différences essentielles entre les conceptions anglo-saxonne et française de la notion de service public. Puis, dans un premier temps, nous nous intéresserons plus spécifiquement au développement et à la crise du service public dans le secteur audiovisuel en abordant les cas du Canada, des États-Unis, de la France et de la Grande-Bretagne. Avant de présenter dans un deuxième temps les analyses qui nous paraissent pertinentes afin d'expliquer correctement cette évolution et de conclure sur quelques pistes d'avenir susceptibles de contribuer à penser le futur des services publics. Et pour conclure ce préambule, précisons à la lectrice et au lecteur que s'ils trouvent ci-dessous bon nombre de citations et de références, c'est parce que nous avons souhaité replacer notre propre analyse de l'évolution du service public de la radiodiffusion au sein de travaux de recherche majeurs portant sur cette question, des travaux effectués pour la plupart en Sciences de l'information et de la communication, mais également en Sciences Économiques, en Sciences Politiques et en Sociologie.

Upload: others

Post on 25-Jun-2020

0 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: Service public de la télévision et marchandisation de la …aix1.uottawa.ca › ~egeorge › textes_enligne › marchandisation... · 2005-01-13 · - La position de l'État peut

© Éric GEORGE 1998

Service public de la télévision etmarchandisation de la communication

(version préliminaire)

Éric GEORGE

Article définitif : GEORGE Éric, 1998, « Service public de la télévision et marchandisation de lacommunication », dans Sciences de la société, no 43, février, 1998, pp. 147-163.

Résumé : Cet article a pour objectif de constituer une réflexion sur le service public de laradiodiffusion dans un contexte de marchandisation croissante de la culture et de lacommunication. Pour se faire, nous allons tout d’abord envisager les conceptions anglo-saxonneet française de la notion de service public. Ensuite, nous nous intéresserons plus spécifiquementau développement et à la crise du service public dans le secteur audiovisuel en abordant les casdu Canada, des États-Unis, de la France et de la Grande-Bretagne. Puis, nous ferons la synthèsedes analyses qui nous paraissent pertinentes dans l’explication de cette évolution et nousconcluerons sur quelques pistes d'avenir susceptibles de contribuer à penser le futur des servicespublics en nous interrogeant finalement sur les liens entre service et secteur public.

L'objectif de cet article est de constituer une réflexion sur le service public de la radiodiffusion. Ils'inscrit dans le cadre plus large de nos recherches sur son rôle de celui-ci au sein de nos sociétésoccidentales contemporaines, basées sur un système économique d'échanges marchands. Penserla légitimité du rôle de l’État en matière de communications - et ceci dans un contexte demarchandisation croissante de la culture et de la communication - constitue notre horizon.

Pour se faire, nous verrons en introduction les points communs et les différences essentiellesentre les conceptions anglo-saxonne et française de la notion de service public. Puis, dans unpremier temps, nous nous intéresserons plus spécifiquement au développement et à la crise duservice public dans le secteur audiovisuel en abordant les cas du Canada, des États-Unis, de laFrance et de la Grande-Bretagne. Avant de présenter dans un deuxième temps les analyses quinous paraissent pertinentes afin d'expliquer correctement cette évolution et de conclure surquelques pistes d'avenir susceptibles de contribuer à penser le futur des services publics.

Et pour conclure ce préambule, précisons à la lectrice et au lecteur que s'ils trouvent ci-dessousbon nombre de citations et de références, c'est parce que nous avons souhaité replacer notrepropre analyse de l'évolution du service public de la radiodiffusion au sein de travaux derecherche majeurs portant sur cette question, des travaux effectués pour la plupart en Sciences del'information et de la communication, mais également en Sciences Économiques, en SciencesPolitiques et en Sociologie.

Page 2: Service public de la télévision et marchandisation de la …aix1.uottawa.ca › ~egeorge › textes_enligne › marchandisation... · 2005-01-13 · - La position de l'État peut

© Éric GEORGE 1998 2

Introduction

La notion de service public se situe au coeur même de la conception de l’État dans lesdémocraties modernes occidentales. Mais il est difficile de proposer une définition conceptuellepertinente. En effet, au cours du XIXème siècle puis surtout au XXème, chaque pays a constituépeu à peu une doctrine de l'intervention publique autour de deux concepts centraux, ceux d'intérêtgénéral et de service public en France, de public interest et de public utilities en GrandeBretagne et aux États-Unis. D'ailleurs, si le singulier du terme "service public" renvoie à penser lerôle de l'État, le pluriel du terme "public utilities" laisse voir clairement que l'on parle de servicesbien identifiés.Président d'une commission chargée de réfléchir sur l'avenir des services publics en France et enEurope, Christian Stoffaës explique que "selon que les conceptions politiques ont été influencéespar Locke ou par Rousseau, selon que l'État est fort et central ou restreint et fédéral, selon quel'entreprise privée est ou non le modèle de référence, l'intérêt général n'est pas défini de la mêmemanière"1.

Quelles sont les spécificités de ces deux modèles ?À partir de la tradition française, la notion de service public contribue à fonder l'État de droit surdes bases solides. D'une part, celui-ci est appelé à abandonner sa position d'arbitre pour prendrepart activement à la gestion. D’autre part, la création même de la notion sonne le glas d'unepuissance étatique inconditionnelle puisqu'elle crée des frontières au-delà desquelles l’État n'apas à intervenir. Le service public constitue à la fois le fondement et la limite du pouvoir desgouvernants. Ainsi, pour Léon Duguit2, juriste et pionnier de cette nouvelle théorie politique, leservice public est la norme de droit objectif qui s'impose aux gouvernants.

Qu'implique dès lors la notion de service public ?Jacques Chevallier 3 estime tout d'abord que "les fins que poursuivent les organisations publiquesne sont pas identiques à celles que poursuivent les organisations privées". Les logiques d'actionsont différentes : "alors qu'une organisation privée cherche à promouvoir ses intérêts propres(intérêt collectif ou intérêts individuels de ses membres), une organisation publique est instituéepour satisfaire des besoins (individuels et collectifs) qui la dépassent. Il convient cependant derelever ici une équivoque : la finalité que doivent poursuivre les services publics est-elle l'intérêtgénéral où l'intérêt collectif de leurs usagers ? La nuance est importante dans la mesure où lesservices publics pourront être amenés, au nom d'un intérêt général, dont l'État est seul juge, àprendre des mesures éventuellement contraires aux intérêts spécifiques et catégoriels de leursusagers - ce qui conduit à légitimer la primauté de l'offre (administrative) sur la demande(sociale)".

Ensuite poursuit-il, "cette finalité justifie l'application de règles juridiques dérogatoires parrapport au droit commun". Le régime de service public doit être caractérisé par l'octroi à l'usager

1 STOFFAËS Christian, "Réseaux et intérêt général à l'heure de l'économie ouverte", dans STOFFAËS Christian(Rapport de la commission présidée par), Services publics. Question d'avenir, éditions Odile Jacob - LaDocumentation Française, Paris, 1995, pages 13 à 38, page 18.2 DUGUIT Léon, La théorie générale de l'État, tomes I et II, éditions Fontemoing, Paris, 1930.3 CHEVALLIER Jacques, "Le service public, origine et mutation", dans Les Dossiers de l'audiovisuel, éditions de laDocumentation française, Institut national de l'audiovisuel, Paris, Bry-sur-Marne, mars-avril 1995, n°60.

Page 3: Service public de la télévision et marchandisation de la …aix1.uottawa.ca › ~egeorge › textes_enligne › marchandisation... · 2005-01-13 · - La position de l'État peut

© Éric GEORGE 1998 3

d'un ensemble de garanties et de protections : ce dernier a des droits à faire valoir vis-à-vis desorganisations soumises à un régime particulier et il doit disposer de moyens d'action pour lesmettre en oeuvre.

Concrètement, les activités soumises au service public doivent respecter les règles suivantes :- la continuité du service,- la mutabilité ou l'adaptation, exigeant l’amélioration continuelle du service en rapport avecl’évolution des besoins et le progrès technologique,- l’égalité de tous les citoyens dans l’accès au service.

La tradition états-unienne a suivi un cheminement différent de la française. On parle d'ailleursrelativement peu de service public (public service) mais plutôt de public utilities que l'on peuttraduire en français par "entreprise d'utilité publique". Cette différence de vocabulaire signifieune divergence au niveau des approches. Il s'agit plus de fixer des obligations à des entreprises -de façon à faire fonctionner correctement le système de l'économie de marché - que de penser lerôle de l'État. En conséquence, il existe un certain nombre d'organismes généralement autonomes,donc indépendants du pouvoir exécutif, qui sont chargés de la régulation sur des bases fixées parle législateur. Leur objectif consiste à bien vérifier que les "entreprises d'utilité publique" secomportent effectivement dans l'intérêt général (ou plutôt le public interest).

En fait, il est plus facile de décrire les public utilities que de les définir. Il est également difficilede trouver des critères économiques qui permettent sans coup férir de distinguer le secteur des"entreprises d'utilité publique" des autres secteurs de l'économie. Tout au plus est-il possibled'affirmer que ces entreprises se concentrent traditionnellement dans les secteurs des transports,de l'énergie et des communications.

La démarche états-unienne étant enracinée dans la philosophie du laisser-faire, il est possible deconsidérer celle-ci comme "ascendante" par opposition à la conception française qui est plutôt"descendante". Néanmoins, aux États-Unis, en France et ailleurs, il est impossible de dresser uneliste fermée des services publics ou des public utilities.. Et, au-delà des différences, GaëtanTremblay, professeur à l'université du Québec à Montréal, constate un certain nombre deconvergences entre les deux traditions, anglo-saxonne et française :- Le service public ou les entreprises d'utilité publique concernent des activités ayant rapport àl'intérêt général,- Il appartient à l'État de déterminer ce qui est d'intérêt général et donc ce qui relève du servicepublic ou des public utilities,- La gestion d'un service public ou d'une entreprise d'utilité publique peut être confiée à desentreprises publiques ou à des entreprises privées,- Les entreprises de service public doivent se conformer à des exigences de continuité du service,d'accessibilité ou d'égalité, et d'adaptabilité.- La position de l'État peut changer selon les époques et notamment selon le contexte socio-historique 4.

4 d'après TREMBLAY Gaëtan, Le service public. Principe fondamental de la radiodiffusion canadienne, Rapportprésenté à la Commission Caplan-Sauvageau, Montréal, 2 septembre 1986, page 52.

Page 4: Service public de la télévision et marchandisation de la …aix1.uottawa.ca › ~egeorge › textes_enligne › marchandisation... · 2005-01-13 · - La position de l'État peut

© Éric GEORGE 1998 4

Après ce bref aperçu des traditions anglo-saxonne et française en matière de service public et depublic utilities, nous nous proposons maintenant d'aborder les points communs et les divergencesdans le champ plus restreint de l'audiovisuel.

Services publics et audiovisuel

L'âge d'or de la radiodiffusion publique

Dans l'ensemble des pays occidentaux, les développements de la radiodiffusion se sont inscritsdans un contexte dominé après la seconde guerre mondiale par l'État-providence, dont laconstruction a "constitué l’horizon naturel du progrès social dans les pays industriels" 5. EnEurope continentale, pendant une trentaine d'années, la quasi-totalité des chaînes de télévisionautorisées à émettre a relevé du secteur public, la notion de service public se confondant avec cesecteur, les chaînes commerciales étaient étant interdites 6. Dave Atkinson 7, chercheur àl'université Laval à Québec, estime que tant que la plupart des télévisions nationales en Europereposait sur des monopoles de service public, il était aisé de justifier ce type de système, neserait-ce qu'en évoquant l'exemple des pays voisins. D'ailleurs, dans la plupart des pays, peunombreux étaient les téléspectateurs qui recevaient des chaînes étrangères. La chaîne detélévision luxembourgeoise en français fut pendant longtemps - sur le continent du moins - laseule télévision commerciale ambitieuse. Elle constituait alors le seul exemple encombrant pourses voisins - notamment belge et français - d'une télévision financée par la publicité, mettantl'accent dans sa programmation sur le divertissement et bénéficiant de forts taux d'audience.

En France, divers modèles d'organisation du secteur public détenteur du monopole deradiodiffusion se sont succédés. Créée en 1945, la radio-télévision française (RTF) - servicedirectement soumis à l'autorité du premier ministre et souvent délégué à un ministre chargé del'information - a été remplacée en 1964 par l'Office de la radio-télédiffusion française (ORTF),qui n'était plus sous l'autorité mais sous la tutelle du ministre de l'information. Cette dernière futelle-même dissoute en 1974 au profit de sept sociétés séparant les structures radio et télé ainsique les fonctions de production (Société française de production (SFP)), de programmation (TF1,Antenne 2 et FR3 côté télévision et Radio France (France Inter, France Culture, France Musique,etc.) côté radio, de diffusion (Télédiffusion de France (TDF)) et d'archivage (Institut national de

5 ROSANVALLON Pierre, La crise de l’État-providence, éditions du Seuil, collection Essais, Paris, 1981, page degarde.6 En revanche, dans les pays à tradition anglo-saxonne - à commencer par le Royaume-Uni - les entreprises privéesont dû également suivre certaines contraintes d'intérêt général, la notion de service public ou de public utilities necoïncidant pas nécessairement avec la sphère de la gestion publique.7 ATKINSON Dave, "La crise des télévisions publiques européennes ou la propagation du syndrome canadien",Institut québecois sur les recherches en communication (IQRC), Québec, 1993, repris dans Les Dossiers del'audiovisuel, éditions de la Documentation française, Institut national de l'audiovisuel, Paris, Bry-sur-Marne, mars-avril 1995, n°60.

Page 5: Service public de la télévision et marchandisation de la …aix1.uottawa.ca › ~egeorge › textes_enligne › marchandisation... · 2005-01-13 · - La position de l'État peut

© Éric GEORGE 1998 5

l'audiovisuel (INA)). Finalement, c'est seulement en novembre 1984 que la première chaînecommerciale à vocation nationale8, Canal Plus, commença à émettre.

En fait, avant les années 80, le seul pays en Europe à avoir suivi une autre voie fut la Grande-Bretagne qui vit le monopole de la British Broadcasting Corporation (BBC) - créée par unecharte royale le 1er janvier 1927 - se transformer dès 1954 en duopole pour la télévision avecl'autorisation accordée le 30 juillet pour la diffusion d'une station vivant de productions decompagnies privées financées par la vente de publicités télévisées.

Le Canada suivit largement ce modèle avec la création d'un organisme public pan-canadien, laSociété Radio-Canada (SRC) 9 et l'autorisation de stations locales privées tout d'abord reliées auxréseaux publics puis pouvant à partir de 1961 se regrouper autour de réseaux privés, au premierrang desquels on retrouve encore CTV en anglais et TVA en français. Fait particulièrementintéressant à noter, la télévision canadienne est donc née et s'est développée sous la doubleinfluence des secteurs public et privé. Alors que la concurrence se développait entre les deuxsecteurs, le risque de confusion permanente a amené en 1965 le comité Fowler à préciser le sensdes termes "public" et "privé" en les termes suivants : "le système de la radio-télévisioncanadienne se divise aujourd'hui en deux grands secteurs : la Société Radio-Canada, de propriétépublique, et les multiples stations privées de radio et de télévision. Ces dernières ne sont"privées" que dans la mesure où les installations de la station appartiennent à des particuliers ou àdes sociétés qui les exploitent pour faire des bénéfices. Elles sont "publiques" en ce sens qu'ellesobtiennent le droit d'utiliser un bien public, sont soumises à un contrôle d'État et ont le devoir defournir un service public"10.

Sur le modèle anglo-saxon ou français, le service public et notamment le secteur public ont doncjoué un rôle considérable lors du développement de la télévision et ce partout en Occident, àl'exception notable des États-Unis. Dès ses origines, la radiodiffusion a en effet été considéréeOutre-Atlantique comme une question commerciale. En témoigne le fait que la responsabilité del'attribution des licences fut dans un premier temps confiée au Département du Commerce. Ilfallut attendre 1967 pour assister à la création du Public Broadcasting System (PBS), lequatrième réseau national financé par des fonds publics de Washington ou des États, des subsidesde fondations et de particuliers ainsi que des commandites des grandes entreprises. En fait, PBSregroupe plus de 300 stations de télévision disséminées sur tout le territoire et pouvant êtrepossédées par des États, des universités, des conseils scolaires ou des regroupementscommunautaires. En conséquence, aux États-Unis, le secteur public de la télévision - il en est demême pour la radio - est secondaire et morcelé en termes géographiques ainsi qu'en termes definancement, aucune des sources mentionnées ci-dessus ne devant dépasser une part de 25% dufinancement total. Exception en Occident, le modèle de la radiodiffusion états-unien a en faittoujours quasi-exclusivement reposé sur des entreprises privées surveillées par un organisme derégulation qui fut successivement la Federal Radio Commission (FCR) à partir de 1927 puis laFederal Communication Commission (FCC) à partir de 1934.

8 Avant cette date, deux chaînes commerciales généralistes - à savoir RTL Télévision et Télé Monte-Carlo (TMC) -étaient déjà diffusées à l'intention des Français mais seulement sur une partie du territoire, l'est pour la première et lesud pour la seconde.9 dénomination officielle en français. Canadian Broadcasting Corporation (CBC) en anglais10 Canada, Comité consultatif sur la radiodiffusion, Rapport, 1965, page 8.

Page 6: Service public de la télévision et marchandisation de la …aix1.uottawa.ca › ~egeorge › textes_enligne › marchandisation... · 2005-01-13 · - La position de l'État peut

© Éric GEORGE 1998 6

La remise en cause du rôle du service public de la radiodiffusion

A contrario, les années 80 ont consacré la remise en cause de l'État-providence et la montée enpuissance de l'idéologie libérale, incarnée en Grande-Bretagne par la première ministreMargareth Thatcher et aux États-Unis par le président Ronald Reagan. Dans le secteur del'audiovisuel, ces années-là ont été marquées dans la plupart des pays occidentaux par lamultiplication des chaînes de télévision grâce au développement des technologies de diffusion -via le câble ou le satellite - et à la déréglementation menée par les gouvernements. Enconséquence, les service et secteur publics ont été fortement remis en cause.

Aux États-Unis, PBS a vu progressivement sa place déjà fort secondaire devenir de plus en plusfaible au fur et à mesure que le nombre de chaînes augmentait. Les acteurs de la câblodistributionont en effet cherché à multiplier leur offre de programmes avec des réseaux traditionnels (tels queFox, le quatrième réseau généraliste commercial), avec des canaux spécialisés (Cable NewsNetwork (CNN) pour les informations, Music Television (MTV) pour la musique pop,Entertainment and Sport Programming Network (ESPN) pour le sport, Home Box Office (HBO)pour le cinéma et certains événements sportifs, etc.) et avec le pay-per-view, autrement dit lepaiement à la séance. Se distinguant jusqu'alors par une programmation considérée comme plutôt"haut de gamme", PBS a désormais du compter avec de nouveaux services tels que DiscoveryChannel, spécialisé dans les programmes de vulgarisation scientifique et dans les documentaireset The Learning Channel, offrant plus particulièrement des programmes éducatifs. De plus, soussa présidence, Ronald Reagan a tenté de supprimer toute aide financière gouvernementale aucours de ses deux mandats et s'il n'y a pas réussi totalement, la part des subventions fédérales estquand même passée de 25% en 1978 à 15% en 198811. À l'occasion, l'ex-président de la FederalCommunication Commission (FCC), M. Fuller, a d'ailleurs été particulièrement explicite : "Lestandard correspondant à l'intérêt du public correspond simplement au standard de ce que les gensveulent voir. Laissez les gens faire leurs choix. Et ils le font au sein d'un système d'économie demarché"12.

En Grande-Bretagne, le duopole public (BBC)/privé (Independant Television (ITV)/ChannelFour) souvent considéré à l'étranger comme exemplaire fut notamment remis en cause à partir de1986 avec la publication du rapport"Committee on Financing the BBC" rédigé sous la présidenced'Alan Peacock, professeur à l'université Heriot Watt d'Edimbourgh et commandité par legouvernement conservateur de Margareth Thatcher. Derrière les propositions émises dans cerapport - multiplication de l'offre télévisuelle et remplacement de la redevance par une politiqued'abonnement avec, à moyen terme, "pay-per-view" ou "pay-per-channel" - on trouvait lesprincipes fondamentaux suivants : la liberté de choix pour le consommateur, la liberté 11 LIZOTTE Pierre et TREMBLAY Gaëtan, Les tendances de la radiodiffusion. Quatre études de cas : France,Grande-Bretagne, États-Unis, Canada, étude du Groupe de recherches sur les industries culturelles etl'informatisation sociale, Université du Québec à Montréal, Montréal, mai 1989, page 17.12 LIZOTTE Pierre et TREMBLAY Gaëtan, Les tendances de la radiodiffusion. Quatre études de cas : France,Grande-Bretagne, États-Unis, Canada, étude du Groupe de recherches sur les industries culturelles etl'informatisation sociale, Université du Québec à Montréal, Montréal, mai 1989, page 27. Traduction libre du texteoriginal suivant : "The public interest standard is simply the standard of what people want to see. Let the peoplemake those choices. And they do, in a market place system".

Page 7: Service public de la télévision et marchandisation de la …aix1.uottawa.ca › ~egeorge › textes_enligne › marchandisation... · 2005-01-13 · - La position de l'État peut

© Éric GEORGE 1998 7

d'expression pour le producteur et le refus d'une intervention d'une tierce-personne - physique oumorale - entre le consommateur et le producteur. Constatant la vétusté de la plupart des réseauxcâblés, les gouvernements successifs de Margareth Thatcher ont vu dans la diffusion directe parsatellite un moyen d'augmenter la concurrence. Ce qui a été fait finalement grâce au succèsremporté par Britsh Sky Broadcasting (BSkyB) 13, opérateur d'un nombre toujours plus importantde chaînes thématiques. Souvent considéré à l'étranger comme un modèle d'équilibre stable entermes de programmation de qualité et de diversité pour chaque canal et en termes de répartitionde l'audience, l'équilibre du duopole public/privé à quatre chaînes avait vécu.

En Europe continentale, la France a été le premier grand pays à entreprendre au début des années80 une réforme majeure de son système audiovisuel à l'occasion de l'arrivée des socialistes aupouvoir pour la première fois depuis 23 ans. La création de trois chaînes privées s'ensuivit avecCanal Plus, chaîne multithématique consacrée au cinéma et au sport, suivie par la 5, chaînegénéraliste et par TV6, chaîne à dominante musicale. Néanmoins, certaines des spécificités de cestrois chaînes - Uniquement accessible par abonnement, l'essentiel des programmes était et restecrypté sur Canal Plus ; la programmation de TV6 s'adressait surtout aux jeunes ; les signaux de la5 ne pouvaient être reçus que par la moitié environ de la population - contribuèrent à maintenir laplace importante du secteur public, par ailleurs peu touché par le très lent développement ducâble.

En fait, c'est en 1986 que le bouleversement principal eut lieu avec, dans le cadre de la loiLéotard du nom du ministre conservateur de la communication de l'époque, la privatisation deTF1, la plus ancienne chaîne du service public, une opération unique au monde. Cetteprivatisation a considérablement changé le paysage audiovisuel français, les chaînescommerciales devenant "instantanément" dominantes en termes de parts de marché avec unechaîne principale totalisant à la fin des années 80 environ 40% de l'auditoire et 50% des revenustotaux générés par la publicité à la télévision.

Or, en 1982, une étude commanditée par l'UNESCO1 avait montré à travers l'étude internationaledes programmes d'une vingtaine de chaînes que le contenu de chaque canal était lié auxcaractéristiques de ceux émettant sur le même bassin de population. Ainsi, l'une des situationsextrèmes était caractérisée par l'influence de la programmation des chaînes belges et françaises,alors toutes publiques et vivant essentiellement de ressources publiques, sur la programmation dela chaîne privée belgo-franco-luxembourgeoise, RTL-TV, financée à 100% par la publicité.L'autre situation extrème était marquée par l'influence de la programmation des chaînesjaponaises majeures, toutes privées et financées par la publicité sur la programmation de lapremière chaîne de la NHK, l'organisme public de radio-télévision japonais, financé à 100% parune taxe parafiscale.

13 Le consortium Britsh Sky Broadcasting est né de l'alliance entre deux concurrents, British Satellite Broadcaster(BSB) d'une part, qui a obtenu une licence de l'IBA pour diffuser sur les satellites britanniques de forte puissance en1986 et qui a commencé à émettre en 1989 et Sky d'autre part, du groupe de Rupert Murdoch, qui a commencé àémettre sur les satellites luxembourgeois de moyenne puissance Astra en février 1989.1 UNESCO, Télévision : Trois semaines de comparaison des programmes, UNESCO, Paris, 1982.

Page 8: Service public de la télévision et marchandisation de la …aix1.uottawa.ca › ~egeorge › textes_enligne › marchandisation... · 2005-01-13 · - La position de l'État peut

© Éric GEORGE 1998 8

Cette étude avait donc eu le mérite essentiel2 de mettre l'accent sur les influences réciproquesentre les différentes grilles de programme à l'intention d'une même population. Logiquement, enFrance, la privatisation de TF1 a beaucoup changé la donne en termes de programmation,accordant dès lors au secteur commercial une importance considérable en termes d'audience. Dèslors, constatent Pierre Lizotte et Gaëtan Tremblay, "la quête de l'audience (a encouragé) lemimétisme de la part de la télévision publique généraliste"3. Et en 1989, le gouvernement - ànouveau majoritairement socialiste - a semblé s'inspirer du modèle de la BBC en créant unedirection unifiée pour les deux chaînes restées publiques, Antenne 2 et FR3 devenues France 2 etFrance 3 sous la dénomination commune de France Télévision et ceci afin de combattre lasuprématie insolente de la "Une".

Au Canada, c'est en 1982 que le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunicationscanadiennes (CRTC), l'organisme de régulation, a autorisé la télévision payante et que le rapportApplebaum-Hébert, consacré à la politique culturelle fédérale, a remis en cause les grandsorganismes comme la SRC, les encouragements étant portés vers le développement de laproduction privée et des possibilités engendrées par les technologies. À leur arrivée au pouvoiren 1984, les conservateurs ont amplifié cette politique d’inspiration néo-libérale. Engagé dans lavoie de la réduction des dépenses publiques, un des premiers gestes du gouvernementconservateur fût ainsi d'obliger Radio-Canada à diminuer son budget de quelques 85 millions dedollars.

Dans ce contexte, 1985 a constitué un moment important dans le secteur audiovisuel avec lacréation d'un nouveau réseau québécois, Télé Quatre Saisons (TQS), devenu dans cette provincele quatrième réseau généraliste 15. La naissance de TQS fut justifiée par un manque deconcurrence sur le marché francophone n'incitant pas les radiodiffuseurs existants à innover, untransfert de l'écoute francophone vers des stations de langue anglaise, américaine ou canadienne,ayant été observé au début des années 80. L'idéologie de la compétition triomphait tant à Ottawaqu'à Québec. Au delà de cette naissance révélatrice des états d'esprit dominants, en l'espace dequinze ans sur l’ensemble du territoire, le CRTC a accepté la création de quarante-deux servicesspécialisés, attribué des licences à six services de télévision payante et à cinq services detélévision à la carte pour fins de distribution par des câblodistributeurs et/ou des entreprises dedistribution par satellite de radiodiffusion directe (SRD) 16. Ces bouleversements ont d'autant plusremis en cause la place jusqu'alors considérée comme centrale de la SRC au sein de laradiodiffusion canadienne que l'organisme public a du compter avec des coupures budgétairesconsidérables, bien supérieures à la tendance générale à la baisse des dépenses gouvernementales.

2 Elle avait en revanche pour défaut la prise en compte d'une double opposition - programmes de divertissementcontre programmes culturels et programmes de sport contre programmes scientifiques - un peu simpliste.

3 LIZOTTE Pierre et TREMBLAY Gaëtan, Les tendances de la radiodiffusion. Quatre études de cas : France,Grande-Bretagne, États-Unis, Canada, étude du Groupe de recherches sur les industries culturelles etl'informatisation sociale, Université du Québec à Montréal, Montréal, mai 1989, page 38.4En fait, troisième ou quatrième selon que l'on compte Télé-Québec parmi les chaînes généralistes ou thématiques.Or, du point de vue de la programmation, Télé-Québec est incontestablement une chaîne qui offre une variété deprogrammes (informations, magazines, films, débats, téléromans) qui permet de la classer parmi les chaînesgénéralistes.5 CRTC, "Fiche-info : une gamme croissante de services canadiens de télévision spécialisée", (en ligne), AdresseWeb (URL) : http://www.crtc.gc.ca/frn/info_sht/tv9f.htm, 09 septembre 1996, téléchargement le 05 mars 1997.

Page 9: Service public de la télévision et marchandisation de la …aix1.uottawa.ca › ~egeorge › textes_enligne › marchandisation... · 2005-01-13 · - La position de l'État peut

© Éric GEORGE 1998 9

L'ensemble des diminutions des contributions fédérales au budget de Radio-Canada ayant été de38% entre 1985 et 1996 17, la direction de la SRC a logiquement recherché ailleurs les recettesqu'il lui manquait. Et elle s'est bien sûr retournée vers le marché de la publicité en adaptantforcément ses programmes à une concurrence de plus en plus forte. Les recettes publicitairescouvrent actuellement environ "50% des dépenses d'émissions du réseau anglais et près de 40%de celles du réseau français" 18.

Analyses de la crise du service public

Quand le secteur public devient archaïque face à l'entreprise privée

Comme nous l'avons vu précédemment, depuis l'avènement de la télévision, le secteur public atoujours tenu une place centrale, voire omniprésente au sein du service public. D'une part, lagestion publique se basait sur les qualités supposées du modèle administratif et d'autre part, lesfinancements publics étaient généralement généreux, les organismes publics s'étant développésdans une situation de relative abondance budgétaire. La croissance économique favorisait larentrée de recettes budgétaires et l'inflation masquait auprès des contribuables les augmentationsdes prélèvements obligatoires dans l'ensemble des pays occidentaux.

Or, la gestion publique a été sévèrement remise en cause au fil des ans. Après la seconde guerremondiale et en réaction à la généralisation de l'État-providence dans les pays occidentaux,certains économistes ont porté leurs réflexions sur des bases partiellement divergentes de cellesde leurs prédecesseurs. Jusqu'alors, la réflexion des économistes néo-classiques sur le rôle del'État s'appuyait sur les cas d'échec du marché et elle justifiait partiellement le développement del'État-providence. L'État était invité à intervenir lorsque la "main invisible" chère à Adam Smithétait inefficace 19. L'école dite du Public Choice 20 a changé complètement de positionnement enprétendant démontrer qu'à chaque fois que l'État intervenait dans le processus de production, lagestion était obligatoirement dégradée par rapport au modèle de la gestion privée et que lesgouvernants n'étaient nullement l'expression de la volonté générale mais seulement les porte-parole d'opinions particulières. 66 JOHNSON Al, JUNEAU Pierre, MANERA Tony et PICARD Laurent, "Crise sans précédent à Radio-Canada",dans La Presse, Montréal, 25 janvier 1997, page B3. Signalons au passage que ces coupures budgétaires n'ont qu'unetrès faible importance dans la diminution des déficits budgétaires. En termes financiers, la télévision est un secteurpeu important : elle est "un nain économique et un géant social" (PARACUELLOS Jean-Charles, La télévision.Clefs d’une économie invisible, éditions de la Documentation Française, Paris, 1993, page 13). Ainsi, par rapport auProduit National Brut (PNB) ou par rapport au Produit Intérieur Brut (PIB), la part de la télévision ne dépasse nullepart les 1%, et ceci en incluant les dépenses d’équipement des ménages.18 JUNEAU Pierre (sous la direction de), Comité d'examen des mandats SRC, ONF, Téléfilm, Faire entendre nosvoix, le cinéma et la télévision du Canada au 21ème siècle, Ministère des Approvisionnements et Services Canada,Ottawa, 1996, page 37.19 En termes économiques, on dit alors que la situation de concurrence pure et parfaite est incapable de mener à unesituation d'optimum de Pareto.20 NISKANEN William A., Bureaucracy and representative government, éditions Aldine Pub, Chicago, 1971,TULLOCK Gordon, Private wants, public means : an economic analysis of the desirable scope of government,éditions Basic Books, New York, 1970, TULLOCK Gordon et PERLMAN Morris, Le marché politique : analyseéconomique des processus politiques. Politique et bureaucratie, éditions Economica, Paris, 1978.

Page 10: Service public de la télévision et marchandisation de la …aix1.uottawa.ca › ~egeorge › textes_enligne › marchandisation... · 2005-01-13 · - La position de l'État peut

© Éric GEORGE 1998 10

La question du rôle de l'État, substitut aux forces du marché, ne s'est donc plus posée selon ceséconomistes puisque, par nature, la gestion publique était inefficace. Les tenants de cette écoleont notamment réfléchi sur une théorie de la bureaucratie 21 dans laquelle ils ont mis en évidencedes biais expliquant l'infériorité de la gestion publique : la surrémunération, la surutilisation dufacteur travail, la surqualité par rapport à la demande, la sous-productivité du travail. Or, cesthèses ont été reprises dans les cercles politiques, notamment après la remise en cause de l'État-providence au début des années 80. Elles ont donc largement contribué à remettre en cause lagestion publique, celle-ci devenant par ailleurs de plus en plus surveillée alors que l'accent étaitmis de plus en plus fortement sur la nécessité de diminuer les dépenses publiques 22.

Le service public de la radiodiffusion n'a pas échappé à ces critiques concernant la gestion. Ainsi,en Grande-Bretagne, en 1991, même si le cabinet de consultants Price Waterhouse n'a pas concluformellement au gaspillage des ressources au sein de la BBC, il n'en a pas moins appelé à larationalisation des dépenses (internalisation des coûts de collecte de la redevance et recours à desprestations extérieures avec fourniture de programmes par des indépendants) et à une plus grandeagressivité en matière de recherche de recettes (augmentation des revenus relatifs au sponsoringet développement de la vente de programmes en Europe) 23.

Au Canada, le comité présidé par Pierre Juneau, ancien président de la SRC et du CRTC a lui-même conclu au début de l'année 1996 que la SRC disposait "d'une vive mémoireinstitutionnelle" et transmettait "à chaque nouvelle génération les valeurs et les normes de laradiotélévision publique" mais qu'elle était devenue aussi "plus insulaire, résistante auchangement et jalouse de ses droits" 24. Les auteurs poursuivaient en écrivant que l'un desparadoxes de Radio-Canada était d'avoir dû s'adapter en permanence à "un milieu extérieur enprofonde mutation" alors que sa vie interne a été très lente à se transformer, malgré les pressionsfinancières 25 .

Plus généralement, à partir des réflexions de Dave Atkinson sur la théorie des dominos appliquéeà l'évolution des paysages audiovisuels occidentaux, nous pouvons estimer qu'au fur et à mesureque se sont ouverts les paysages télévisuels nationaux aux acteurs commerciaux et à laconcurrence, les chaînes traditionnelles sont passées "aux yeux des partisans de l'ouverture à la

21 GREFFE Xavier, Analyse économique de la bureaucratie, éditions Economica, Paris, 1981.22 Étonnons-nous au passage que dans l'ensemble des pays occidentaux, l'accent soit autant mis sur la suppression desdéficits budgétaires nationaux et donc sur la diminution des dépenses publiques, sans véritables débats nationaux surles affectations des recettes publiques.23 ACHILLE Yves, IBANEZ BUENO Jacques (avec la collaboration de), Les télévisions publiques en quête d'avenir,éditions des Presses Universitaires de Grenoble, collection Communication, Médias et Société, Grenoble, 1994,pages 98 et 99.24 JUNEAU Pierre (sous la direction de), Comité d'examen des mandats SRC, ONF, Téléfilm, Faire entendre nosvoix, le cinéma et la télévision du Canada au 21ème siècle, Ministère des Approvisionnements et Services Canada,Ottawa, 1996, page 122.25 JUNEAU Pierre (sous la direction de), Comité d'examen des mandats SRC, ONF, Téléfilm, Faire entendre nosvoix, le cinéma et la télévision du Canada au 21ème siècle, Ministère des Approvisionnements et Services Canada,Ottawa, 1996, page 122.

Page 11: Service public de la télévision et marchandisation de la …aix1.uottawa.ca › ~egeorge › textes_enligne › marchandisation... · 2005-01-13 · - La position de l'État peut

© Éric GEORGE 1998 11

concurrence privée, pour conservatrices, sclérosées, résolument fermées au progrès" 26. YvesAchille, maître de conférences à l'université de Grenoble III Stendhal et Jacques Ibanez Bueno,maître de conférences à l'université de Dijon-Bourgogne ont d'ailleurs repris à leur compte l'idéeque "la lourdeur des structures et une forte syndicalisation s'apparentant bien souvent à ducorporatisme font constamment obstacle à la motivation et à la créativité du personnel" 27.

De façon générale, au cours des années 80, l'entreprise privée s'est parée des atouts de lamodernité et a renvoyé une image "archaïque" du secteur public. Ce jeu de miroir entrel'entreprise privée et le secteur public a enfermé l'observateur dans le vieux couple "archaïques-modernes". "Autrement dit", affirment Guy Pineau et Pierre Musso, chercheurs à l'Institutnational de l'audiovisuel (INA) et au Centre national d'études des télécommunications (CNET),"l'intervention de l'entreprise (a été) légitimée dans la critique d'une forme étatisée du servicepublic, empéchant par la même de penser un "nouveau Service Public", à l'invite d'YvesStourdzé" 28.

L'influence de la technologie sur la banalisation du marché de la radiodiffusion

Les évolutions technologiques ont également considérablement modifié la donne et remis encause deux des justifications essentielles du service public, la rareté des fréquences et l'originalitédu marché de l'audiovisuel.

Pendant fort longtemps, bon nombre de lois nationales ont justifié l'intervention de l'État dans lesecteur qui nous intéresse à cause d'une pénurie des fréquences, celles-ci devant être réparties à lafois à l'échelle internationale et à l'échelle nationale. Ainsi, il est symptomatique de constaterqu'aux États-Unis la création en 1927 de la Federal Radio Communication (FRC) - ancêtre de laFederal Communication Commission (FCC) - a été justifiée par la faiblesse du Radio Act de1912 qui n'avait pu empécher une multiplication d'interférences allant de pair avec ledéveloppement du secteur. Or, le caractère restreint de l'offre a été considérablement remis encause au fil des ans avec l'utilisation progressive du câble, du satellite, de bandes de fréquenceshertziennes libérées (les micro-ondes par exemple), et, plus récemment, avec la numérisation dessignaux qui multiplie les canaux disponibles sur une même largeur de bande 29. De ce point devue, les innovations technologiques ont donc contribué à banaliser le marché de la radiodiffusion.

Par ailleurs, du côté de la confrontation entre l'offre et la demande, on a pendant longtempsestimé qu'il n'y avait aucun lien direct entre les sphères de production et de consommation. Lemoyen de paiement - redevance ou publicité - ne permettait nullement de révéler les préférences

26 ATKINSON Dave, "La crise des télévisions publiques européennes ou la propagation du syndrome canadien",Institut québecois sur les recherches en communication (IQRC), Québec, 1993, dans Les Dossiers de l'audiovisuel,éditions La Documentation française, Institut national de l'audiovisuel, Paris, Bry-sur-Marne, mars-avril 1995, n°60.27 ACHILLE Yves, IBANEZ BUENO Jacques (avec la collaboration de), Les télévisions publiques en quête d'avenir,éditions des Presses Universitaires de Grenoble, collection Communication, Médias et Société, Grenoble, 1994, page14.28 STOURDZÉ Yves, Pour une poignée d'électrons : pouvoir et communication, éditions Fayard, Paris, 1987, cité parMUSSO Pierre et PINEAU Guy, "La télévision entre l'État et le marché", dans MédiaPouvoirs, Paris, numéro 14,avril-mai-juin 1989, pages 119 à 130.29 On estime possible de diffuser huit signaux sur un canal satellite qui n'en retransmettait qu'un seul jusqu'alors.

Page 12: Service public de la télévision et marchandisation de la …aix1.uottawa.ca › ~egeorge › textes_enligne › marchandisation... · 2005-01-13 · - La position de l'État peut

© Éric GEORGE 1998 12

des consommateurs. Les sondages d'audience ne pouvaient en aucune sorte être considéréscomme l'expression d'une demande (ils ne le sont pas devenus plus depuis). Or, tout ceci a étéremis en question par le développement des technologies liées à l'abonnement qui ont contribué àla création de chaînes de télévision à péage 30. Désormais, il est possible de considérer que deschaînes comme Canal Plus en France ou Super Écran au Canada établissent des relations plustraditionnelles avec leurs clients grâce au système de l'abonnement. Ces chaînes-là accordentd'ailleurs une part non négligeable de leur budget à l'établissement de rapports privilégiés avecleurs abonnés, la moitié du budget consacré à la communication étant affecté aux échangestéléphoniques entre les abonnés et le siège social à Paris dans le cas de Canal Plus.

La logique économique au coeur de la constitution des médias

La remise en cause de la gestion publique souvent d'ordre idéologique et l'évolutiontechnologique qui a contribué à banaliser le maché de l'audiovisuel se sont en fait inscrits dans uncadre plus vaste marqué à la fois par le recul du Politique par rapport à l'Économique et par lamarchandisation accrue du secteur de la culture et de la communication.

De façon générale, Jean Michel Salaün, chercheur à l'École nationale supérieure des sciences del'information et des bibliothèques (ENSSIB), 31 estime que trois logiques fondamentales présidentà l'éclosion des médias : la logique politique - comprise au sens général de "vie dans la cité" - quifonde la fonction sociale des médias et les logiques économique et technologique, plusextérieures et instrumentales. Pour qu'un média de masse naisse ou se développe aujourd'hui, ilfaut que se croisent une demande politique avec des conditions techniques et un marché suffisant.

Or, avec la remise en cause de l'État-providence et du secteur public de la communication ainsique la montée en puissance des opérateurs privés, Jean-Michel Salaün estime que si le rôle del'État a été modifié, il n’a pas reculé pour autant. D’accord sur la mise en évidence de ces troislogiques, nous partageons plutôt l'opinion de Gaëtan Tremblay quand celui-ci ajoute que laprépondérance attribuée à la logique politique "a de quoi surprendre à une époque où on a plutôtl'impression que la logique commerciale a étendu son hégémonie à l'ensemble du champaudiovisuel : remise en cause du secteur public, privatisation, déréglementation, etc." 7. JeanMouchon, professeur à l'Université Paris IX Nanterre, pense, lui, que "l’influence du politique surla sphère économique (s’est) rétrécie" 8.

En fait, ce recul de la logique politique au profit de la logique économique particulièrementvisible au sein des politiques menées dans le secteur des médias prend place à une époquemarquée par une uniformisation des discours et des pratiques de la part d'une majorité 30 Sur le développement de la télévision payante en France, voir les travaux de Jacques Oppenheim (OPPENHEIMJacques W., Code : television a la carte, éditions Edilig, Paris, 1988).31 SALAÜN Jean-Michel, "L'aménagement de la culture", dans MIÈGE Bernard (sous la direction de), Médias etcommunication en Europe, éditions des Presses Universitaires de Grenoble, Grenoble, 1990, pages 25 à 42, page 27.7 TREMBLAY Gaëtan, "Les médias entre la sphère privée et l'espace public", dans MIÈGE Bernard (sous ladirection de), Médias et communication en Europe, éditions des Presses Universitaires de Grenoble, Grenoble, 1990,pages 68 à 77, page 70.8 MOUCHON Jean, "Le partage démocratique : entre opinion et représentation", dans Ouvrage collectif, "L’espacepublic", éditions ELIG, Grenoble, 1995, page 66.

Page 13: Service public de la télévision et marchandisation de la …aix1.uottawa.ca › ~egeorge › textes_enligne › marchandisation... · 2005-01-13 · - La position de l'État peut

© Éric GEORGE 1998 13

d'universitaires, de politiciens et d'entrepreneurs. Il est désormais question de "pensée unique" 9,mais ceci renvoie en fait aux propos déjà anciens concernant la fin des idéologies et de l’histoire10.

Ainsi, selon la pensée unique, la "mondialisation" 11 des marchés serait incontournable. Or, si lesÉtats se sentent actuellement désarmés par rapport à un nombre restreint d'opérateurs importantsdétenteurs d'une part de plus en plus considérable des capitaux 12, c'est parce qu'ils ont mené eux-mêmes au cours des deux dernières décennies des politiques visant à les déssaisir de leursprérogatives. D’ailleurs, Armand Mattelart, chercheur à l'université Paris VIII Saint-Denis,affirme que "la globalisation (est) une souscription à la fatalité. Tout y apparaît tellementenchevêtré que tout le monde est dépassé en dernière instance et que plus personne ne peut et nedoit rendre de comptes" 13. Riccardo Petrella, professeur à l'université de Louvain-la-Neuve,pense que dans le contexte de la mondialisation, les acteurs économiques et financiers remettenten cause l’État dans son ensemble en soutenant l’idée qu’il n’y a que le marché qui puisse être leprincipal régulateur d’une économie instable. "La mondialisation telle qu’elle se déroule estl’affirmation du "global marketplace" ; elle est portée par l’idéologie du marché mondial auto-régulateur" 14.

Nulle ne témoigne mieux désormais de la domination progressive de la logique économique surla logique politique que la transformation des déplacements à l’étranger des chefs d’États et de

9 Dans le sens dont nous l'entendons, ce terme a été médiatisé par "Le Monde Diplomatique" à partir de janvier 1995dans un éditorial signé par son rédacteur en chef, Ignacio Ramonet, éditorial intitulé "La pensée unique"(RAMONET Ignacio, "La pensée unique", dans Le Monde Diplomatique, Paris, [en ligne], Adresse Web-URL :http://www.ina.fr/CP/MondeDiplo/1995/01/RAMONET/1144.html, janvier 1995, téléchargé le 09 février 1997).Considérée comme "la traduction en termes idéologiques à prétention universelle des intérêts d'un ensemble deforces économiques, celles en particulier du capital international", la pensée unique émane essentiellement desgrandes institutions économiques et monétaires, la Banque mondiale, le Fonds monétaire international (FMI),l'Organisation de coopération et de développement économique (OCDE), l'Accord général sur les tarifs douaniers etle commerce (GATT), la Commission de l'Union européenne et les gouvernements nationaux. Ces institutionscontribuent, entre autres actions, à financer des centres de recherches à travers le monde qui constituent leursréservoirs d'idées. Ces idées sont relayées par les principaux moyens d'informations aux mains de grands groupes àcommencer par la presse économique anglophone dont les principaux fleurons sont l'Agence "Reuter", "Far EasternEconomic Review", "The Economist", "The Financial Times" et "The Wall Street Journal".10 Dès 1962, Daniel Bell annonçait la fin des idéologies (BELL Daniel, The end of Ideology , éditions Free Press,New York, 1962) et quelques années plus tard, lançait le concept de "société post-industrielle" (BELL Daniel, TheComing of Post-Industrial Society. A Venture in Social Forecasting, éditions Basic Book, New York, 1973) poursignifier l'avènement de la nouvelle société construite sur les technologies de l'intelligence et l'industrie del'information, matière première de l'avenir. Au fil des années, cette vision du monde s'est répandue largement au seindes sphères académique, politique et entrepreneuriale, jusqu'à culminer après la chute du mur de Berlin en 1989 avecla médiatisation de la thèse de la fin de l'histoire défendue par Francis Fukuyama (FUKUYAMA Francis, La fin del'histoire et le dernier homme, éditions Fayard, Paris, 1992).11 Nous envisageons le terme de mondialisation d'un triple point de vue : la production, la distribution et laconsommation de biens et de services par l'utilisation "sans frontières" des ressources matérielles et immatériellesdisponibles dans les diverses parties de la planète ; la distribution sur des marchés régis par les normes ou desstandards universels ; l'organisation de l'ensemble du travail à partir de stratégies appliquées partout de par le monde.12 À titre d'illustrations, le chiffre d'affaires de General Motors est plus élevé que le produit national brut (PNB) duDanemark, et celui de Ford est supérieur à celui de l'Afrique du Sud.13 MATTELART Armand, "Préface", dans SÉNÉCAL Michel, L'espace médiatique. Les communications à l'heurede la démocratie, éditions Liber, Montréal, 1995, page 11.14 PETRELLA Riccardo, "Entretien avec", dans Quaderni, Paris, numéro 31, hiver 1997, pages 125 à 133, page 128.

Page 14: Service public de la télévision et marchandisation de la …aix1.uottawa.ca › ~egeorge › textes_enligne › marchandisation... · 2005-01-13 · - La position de l'État peut

© Éric GEORGE 1998 14

gouvernements en "voyage d'affaires". Fort justement, Riccardo Petrella affirme qu'"un pays toutentier en est réduit au plan mondial, à se comporter principalement en acteur économique. D'oùune inversion fondamentale des rôles : ce sont les sujets à vocation particulière - et porteursd'intérêts particuliers - qui "tirent" et orientent l'action des sujets à vocation générale, porteurs del'intérêt public !" 15.

Ce recul du rôle politique de l’État au profit de la logique économique, voire purement financière16 bénéficie évidemment aux acteurs économiques principaux, et ceci notamment dans le secteurde la culture et de la communication où les États ont longtemps joué un rôle central, notammenten matière de télévision comme nous l’avons vu ci-dessus. L'exemple le plus évident estconstitué par la tendance de nos gouvernements à favoriser le développement de championsnationaux susceptibles d'obtenir des parts de marché importantes au niveau mondial et ce, mêmesi cette politique contribue à remettre en cause le caractère démocratique de nos sociétésnotamment basé sur le pluralisme des voies d'expression.

La marchandisation de la radiodiffusion

La marchandisation de la culture et de la communication n’est pas une tendance nouvelle, loin delà, même si la réflexion sur celle-ci est assez récente puisqu’elle date des années 40 avec lestravaux des philosophes sociaux, Theodor Adorno et Max Horkheimer, qui ont été les premiers àprocéder à l'analyse critique de la standardisation des contenus et de la prédominance de larecherche de l'effet résultant de l'application des techniques de reproduction industrielle à lacréation culturelle 17 en travaillant notamment sur le cinéma. Intéressante du point de vue de lasphère de production - centrée surtout sur le contenu produit et sur la mise sur le marché, etmoins sur le procès de production - cette analyse présentait néanmoins quelques points faibles,notamment le refus de considérer que : "l'industrie culturelle n'existe pas en soi ; elle est unensemble composite, fait d'éléments qui se différencient fortement, de secteurs qui ont leurspropres lois de standardisation" renchérissent Armand et Michèle Mattelart 18. Il est révélateurqu’à partir des années 75 19, il ait désormais été question des industries culturelles, le passage dusingulier au pluriel révèlant l'abandon d'une vision trop générique des systèmes decommunication. 15 PETRELLA Riccardo,"Les Etats au service des intérêts particuliers. Un nouveau partage du monde entre lesentreprises géantes", dans Le Monde Diplomatique, Paris, numéro 425, pages 6 et 7, page 7).16 Le 3 février 1997, au Forum économique de Davos, Tito Meyer, le président de la Bundesbank, a déclaré : "lesdirigeants politiques doivent savoir qu’ils sont désormais sous le contrôle des marchés financiers" (PETRELLARiccardo, "Entretien avec", dans Quaderni, Paris, numéro 31, hiver 1997, pages 125 à 133, page 127). Voirégalement le site Web du Forum de Davos : (en ligne), Adresse Web (URL) : http://www.weforum.org/17 ADORNO Theodor W., "L'industrie culturelle", dans Communications, Paris, numéro 3, 1964, pages 12 à 18, page12.34 cf 52.18 MATTELART Armand et Michèle, Histoire des théories de la communication , éditions de La Découverte,collection Repères, Paris, 1995, page 70.19 Ainsi, en 1978, l'équipe de recherche animée par Bernard Miège a réfuté l'idée - chère à l'École de Francfort -selon laquelle la production de la marchandise culturelle (livre, disque, cinéma, télévision, presse, etc.) répondait àune seule et même logique (HUET Armel, ION Jacques, LEFEBVRE Alain, MIÈGE Bernard et PERON René,Capitalisme et industries culturelles, Presses Universitaires de Grenoble, Grenoble, 1978).

Page 15: Service public de la télévision et marchandisation de la …aix1.uottawa.ca › ~egeorge › textes_enligne › marchandisation... · 2005-01-13 · - La position de l'État peut

© Éric GEORGE 1998 15

Selon l’éclairage de l’approche des industries culturelles, la marchandisation de la culture neconstitue en fait qu’un processus particulier au sein du développement du capitalisme dans tousles secteurs susceptibles de créer du profit 20. Les inventions successives du télégraphe, de laphotographie, du cinéma, de la presse à grand tirage, de la radio et de la télévision ont toutescontribué à l'intégration d'une grande partie des échanges culturels et informationnels à la sphèremarchande. La part de ces échanges soumis à la marchandisation a toujours été en croissancedepuis le milieu du XIXéme siècle, le processus étant inégalement avancé d'un secteur à l'autre.Si le recours à des capitaux considérables, si la mise en marché "sophistiquée" et si l'organisationde la division du travail constituent des caractéristiques fondamentales de la logique économique,il faut bien reconnaître que les secteurs du cinéma et de la télévision répondent aux critèresfondamentaux qui autorisent à penser que les processus d'industrialisation et de marchandisationsont avancés. Ce processus est bien sûr beaucoup moins présent dans d'autres cas comme celuides musées où il est essentiellement présent au sein des grandes expositions itinérantes.

Service public, marchandisation et conceptions de la société

Enfin, ne peut-on pas analyser la crise du service public de la radiodiffusion et lamarchandisation croissante du secteur comme un affrontement entre deux conceptionsphilosophiques de la société ?

Dave Atkinson 21 estime que dans la littérature consacrée à la télévision, on peut distinguer, au-delà de la plus ou moins grande complexité des approches, deux conceptions de la société, deuxvisions philosophiques largement opposées avec d’un côté, "l'école du marché" ("market school")et de l’autre "l'école critique" ("critical school"), toutes deux articulées autour de conceptionsdifférentes de l'individu, de l'État, du rôle de la société dans son ensemble et des médias enparticulier.

Les partisans de "l'école du marché" considèrent l'individu comme un producteur ou unconsommateur tout en pouvant être les deux simultanément. Il doit être libre d'agir sur le marchécomme bon lui semble. Personne ne peut prétendre effectuer des choix à sa place, ces derniersétant privés et inaliénables. L'inégalité entre les consommateurs n'est pas considérée comme unproblème. Les rapports sociaux sont largement limités aux rapports effectués sur le marché et à ladynamique entre le marché et l'État. L'État a pour principale légitimité d'assurer les bonnesconditions de fonctionnement du marché, de protéger la propriété privée et d'assurer le respectdes libertés individuelles. Le rôle de l'État est donc subordonné à celui du marché.

20 Nous avons étudié le processus de marchandisation du secteur de l'animation en Europe. Celui-ci tend à être deplus en plus récupéré par les acteurs capitalistiques alors que les acteurs associatifs ont été pendant longtempsdominants. En conséquence, les rapports producteur-consommateur sont de plus en plus caractérisés par la logiquemarchande, et non plus par une logique alternative, propre au service public ou à l'économie sociale (GEORGE Ericet VIDAL Geneviève, Les emplois, les formations et le chômage dans le secteur des loisirs, rapport commandité parle Ministère français de la Jeunesse et des Sports, Paris, diffusion restreinte, 1994).21 ATKINSON Dave, La télévision publique à l'ère de la concurrence , Centre d'Études sur les Médias, 5 septembre1995.

Page 16: Service public de la télévision et marchandisation de la …aix1.uottawa.ca › ~egeorge › textes_enligne › marchandisation... · 2005-01-13 · - La position de l'État peut

© Éric GEORGE 1998 16

Le concept de culture est étranger à cette vision du monde. Il est soit oublié, soit réduit à unensemble de biens et de services qui peuvent être échangés grâce à l'arbitrage des prix sur lemarché. En réduisant la culture à des biens et à des services monnayables, on assiste à un refusd’accorder certains droits aux citoyens au profit de la liberté affirmée des consommateurs de seprocurer cette culture. Ce détournement implique l'abandon du principe d'égalité des individusqui, en tant que consommateurs, ne sont pas égaux puisqu’ils ne disposent pas du même pouvoird'achat.

La figure du consommateur est donc dominante au sein de cette vision du monde. Dans cetteoptique, elle représente la démocratie par excellence. La télévision est considérée commen'importe quel bien ou service, car le marché est jugé supérieur par rapport à l'État pour répondreaux besoins des téléspectateurs. "La mesure de l’audience de la télévision pour l’ensemble desconsommations effectives, apparente davantage le marché télévisuel à une démocratie qu’à unedictature. Quant aux prétendues victimes de la terreur audimétrique, rien ne confirme leurimpuissance devant la télévision. Au contraire, avec la dissémination de la télécommande,l’équipement en magnétoscope, l’augmentation considérable du nombre de chaînes et parconséquent des choix possibles, les téléspectateurs disposent d’une panoplie de moyens de plusen plus subtils pour gérer leur consommation de télévision" 22. La philosophie qui met l'accent surl'individu et plus spécialement sur l'individu en tant que consommateur favorise l'expansion desservices de télévision - synonyme de liberté - et le paiement direct pour les services désirés parles consommateurs.

Pour leur part, les partisans de "l'école critique" opposent à l'individu considéré comme homooeconomicus", sa dimension sociale comme "animal politique" vivant en interaction avec autrui.C'est un citoyen. Comme membre de la polis, il se voit reconnaître le droit, sur une baseégalitaire, de participer à la vie publique. Le marché et l'État constituent des lieux où seconstruisent des rapports sociaux mais ils n'épuisent pas toute la complexité des rapports qui sedéveloppent dans la société civile. L'État et le marché détiennent leur légitimité de la sociétécivile. Les rapports sociaux s'expriment dans ce que l'on appelle "l'espace public".

La culture est considérée comme un vaste ensemble d'informations et de connaissances quipermet aux individus de se développer, de s'adapter et de prendre part à la vie en communauté.La valeur de la culture ne peut être réduite à une valeur prix établie sur le marché. Assumant leprincipe que tous les citoyens sont égaux devant la loi, cette vision du monde exige que lesindividus bénéficient de droits égaux en matière d'information et de communication.

Selon cette vision du monde, la démocratie est envisagée au-delà du simple processus dedélégation des pouvoirs par le biais du système électoral. La démocratie implique de renforcer lerôle de l'individu comme citoyen. Elle constitue un processus dynamique qui n'est pas réduit àl'exercice de la vie politique. Cette philosophie démocratique entretient la vision d'une société ausein de laquelle les citoyens interagissent dans une sorte de "forum" civique où ils peuventdiscuter, échanger, confronter leurs idées et leurs intérêts, et donc se constituer en "public". Cetteplace où les citoyens peuvent librement avoir accès à l'information et aux connaissances et

22 MARIET François, "Le marché télévisuel et la démocratie de l’audience", dans Communications, Paris, numéro51, 1990.

Page 17: Service public de la télévision et marchandisation de la …aix1.uottawa.ca › ~egeorge › textes_enligne › marchandisation... · 2005-01-13 · - La position de l'État peut

© Éric GEORGE 1998 17

exprimer leurs propres points de vue constitue l'espace public 23. Pour imager cet espace, leschercheurs se réfèrent parfois à l'Agora grecque où les citoyens se rencontraient pour discuter desaffaires publiques. "Dans cet espace, la sphère publique bourgeoise", note Bernard Miège,"l'usage d'instruments comme la presse d'opinion et les différentes formes de la représentationpolitique aboutit à la formation d'une "opinion publique" : la critique rationnelle etl'argumentation sont à l'origine de cette "opinion publique", qui opère une sorte d'arbitrage entreopinions et intérêts particuliers" 24. Et désormais, l’espace public est considérablement influencépar les médias et les techniques de communications dominantes que Bernard Miège met enexergue :- la presse d’opinion, apparue pour l’essentiel au XVIIIème siècle (sur laquelle a notammenttravaillé Jürgen Habermas) en Angleterre, en Allemagne et en France,- la presse commerciale de masse émergeant dans la dernière partie du XIXème siècle dans lesmêmes pays,- les médias audiovisuels de masse et particulièrement la télévision généraliste dont l’influence aété grandissante à partir de la moitié du Xxème siècle,- les relations publiques généralisées, dont on peut observer la régulière montée en puissance àpartir des années 70, mais qui sont loin d’avoir atteints l’importance de la télévision généralistequi reste le média principal 25.

Conclusion

Ces différentes analyses étant désormais "posées", comment peut-on penser l’avenir du servicepublic ?Tout d’abord, il nous semble essentiel que la notion de service public soit réévaluée en étantdistinguée de la logique marchande. Cela ne peut se faire sans attribuer un rôle central au secteurpublic car sans cela, l’affaiblissement de la télévision publique aux États-Unis "annonce (...)également ce qui attend les systèmes nationaux de diffusion publique et la sphère d’activitéculturelle publique de nombreux autres pays" 26.

Concrètement, cette alternative doit avant tout se constater en termes de programmation, car ils'agit du service final que voit le public qui finance par ailleurs par le biais de taxes,d'abonnements et de prix répercutés sur les coûts des publicités. Notamment du point de vue de laprogrammation, le service public doit constituer un modèle. Dans cette optique, quelques pistesmériteraient d’être approfondies.

23 C’est le philosophe allemand Jürgen Habermas qui a développé le concept d'"espace public". Pour JürgenHabermas, le principe de publicité a été opposé par les bourgeois cultivés, capables de raisonner, à la pratique dusecret, caractéristique de l'État monarchique (HABERMAS Jürgen, L'espace public. Archéologie de la publicitécomme dimension constitutive de la société bourgeoise, éditions Payot, Paris, 1978).24 MIÈGE Bernard, La société conquise par la communication , éditions des Presses Universitaires de Grenoble,Grenoble, 1989, page 105.25 d’après MIÈGE Bernard, La société conquise par la communication Tome 2 : La communication entre l’industrieet l’espace public, éditions des Presses Universitaires de Grenoble, collection Communication, médias et sociétés,Grenoble, 1997, page 114.26 SCHILLER Herbert I, "La privatisation de l’espace culturel aux États-Unis", dans LACROIX Jean-Guy (sous ladirection de), Les industries culturelles : un enjeu vital !, Les Cahiers de recherche sociologique, Montréal, volume4, numéro 2, automne 1986, pages 63 à 91, page 71.

Page 18: Service public de la télévision et marchandisation de la …aix1.uottawa.ca › ~egeorge › textes_enligne › marchandisation... · 2005-01-13 · - La position de l'État peut

© Éric GEORGE 1998 18

L'universalité du service public accessible à tous est un principe bien connu que nous avons déjàabordé ci-dessus. Ajoutons un autre principe, celui du pluralisme et nous obtenons une premièreaction intéressante à considérer : proposer une programmation variée qui s'adresse à tous publicsmais pas forcément à tous en même temps 27. Le flux des émissions de la télévision publiquedevrait intéresser tous les “téléspectateurs-citoyens-contribuables” sur une certaine période àdéfinir, variant de plusieurs jours à la semaine 28 mais pas forcément sur une base quotidienne.Ceci le distinguerait de la programmation de la télévision généraliste privée qui a pour objectifessentiel - excepté à de rares moments souvent imposés par les cahiers des charges - de chercherà maximiser l’audience à tout moment.

Si de manière générale, la logique de la rentabilité s'applique à quasiment tous les programmesdes chaînes privées pris individuellement, le service public de la télévision doit se différencier parla possibilité de diffuser des émissions financées par les ressources collectées à l'occasion d'autresémissions. L’existence d’une péréquation des recettes nous apparaît donc être une caractéristiqueimportante, facteur de légitimation de la télévision publique. Conjointement, le secteur publicdoit aussi se distinguer par la diffusion d'émissions qui peuvent nécessiter du temps pourconquérir un public. À ce sujet, on peut considérer qu'une "différence des rythmes dans lesstratégies d'ensemble fonde une opposition majeure entre le secteur privé et le secteur public" 29.

Mettre l’accent sur ces caractéristiques ne doit pas non plus faire oublier d’autres donnéesimportantes comme le lieu de provenance des émissions diffusées 30. La logique publique signifieégalement proposer des programmes qui ne relèvent pas des flux de programmes propres à lalogique marchande (autrement dit, la domination dans les échanges mondiaux des produitsaudiovisuels américains 31). Le rapport Mc Bride, publié par l'UNESCO en 1980 32 a bien montré

27 Selon la formule d'Hervé Bourges, président du Conseil Supérieur de l'Audiovisuel (CSA) français et ancienprésident-directeur général de l’organisme public français de télévision, France Télévision. Formule reprise dans lecas de la télévision canadienne par André H. Caron et Pierre Juneau (CARON André H., JUNEAU Pierre,Conclusion et commentaires, dans CARON André H., JUNEAU Pierre (sous la direction de), Le défi des télévisionsnationales à l'ère de la mondialisation, éditions Les presses de l'Université de Montréal, Montréal, 1992, pages 145 à163).28 C'est pourquoi il est nécessaire de s'interroger sur l'utilisation d'autres critères que ceux développés par lemarketing pour juger de l'importance d'une chaîne de télévision notamment publique. L'audience cumulée et la partde marché calculées sur une journée nous semblent être des indicateurs intéressants ... parmi d'autres, moinsimportants pour les marketers et donc moins intéressants pour la majeure partie des organismes chargés d'effectuerdes études. Ceci indique d'ailleurs que l'utilisation d'informations ayant été fournies avec un but mercantile peutposer problème dans le cadre de recherches académiques.29 JEANNENEY Jean-Nöel, Echec à Panurge, l'audiovisuel public au service de la différence , éditions du Seuil,Paris, 1986.30 Les caractéristiques d’une logique publique abordées ci-dessus sont en fait intimement liées car la production deprogrammes nationaux ou l’achat de programmes étrangers - hormis les produits américains - revient généralementplus cher que l’achat de produits substituables aux États-Unis. De plus, le rapport coût-audience est généralement enfaveur des produits américains. En conséquence, l'imposition de la logique de la rentabilité à chaque émission atendance à favoriser le programme américain.31 À titre d’exemple, le déficit commercial annuel entre l'Europe et les États-Unis est de 3 milliards 600 millions (4milliards d'importations en Europe contre 400 millions d'exportations)( IDATE, "Le Marché Mondial del'Audiovisuel", (en ligne), Adresse Web-URL : http://www.idate.fr/actu/actu.html, téléchargé le 10 juillet 1997).32 UNESCO, Voix multiples, un seul monde : Communication et société aujourd'hui et demain , éditions de laDocumentation Française et éditions Africaines, Paris, 1980.

Page 19: Service public de la télévision et marchandisation de la …aix1.uottawa.ca › ~egeorge › textes_enligne › marchandisation... · 2005-01-13 · - La position de l'État peut

© Éric GEORGE 1998 19

les déséquilibres dans les échanges d'information, notamment entre les pays riches et les payspauvres si on applique la théorie de la libre circulation de l'information défendue notamment parles pouvoirs publics américains. Priorité doit être accordée aux produits nationaux d’une part etaux produits en provenance d’autres pays, les États-Unis mis à part (Et encore, on peut mêmeconsidérer que certains produits américains sont, de par leur nature, peu commercialisables, doncsusceptibles d'être intégrés au sein de ces échanges). "Cette diversité (des programmes) est unedes clés de l'identité du service public et un des moyens de combatttre l'uniformisation dont laface la plus évidente est la domination à 80% des flux mondiaux par les programmesaudiovisuels nord-américains" 33.

Enfin, notons parmi les pistes proposées qu’en ce qui concerne le traitement de l'information, estattendu d'une chaîne de télévision publique le respect du pluralisme et de l'indépendance quiconduit non seulement à organiser un accès équilibré à l'antenne des forces sociales du pays, maisaussi à favoriser l'expression des divers courants de croyance et de pensée, même minoritaires 34.Favoriser le pluralisme de l'information signifie notamment donner le temps aux journalistesd'effectuer leur métier dans de bonnes conditions afin de les mettre dans des dispositions où ilsont la possibilité de chercher l’information. Là encore, une vision en termes de profits sembleincompatible avec cette proposition. Ou alors les organes d'information fonctionnent de tellefaçon que les journalistes ont peu de moyens d'enquêter : ils ont alors tendance à devenir enmajorité des experts travaillant sur documents ou des rewriters de dépêches d'agences de presseet de dossiers de presse. Or, ce phénomène est d'autant plus inquiétant que, comme le remarquefort justement Bernard Miège, l'action des services de communication s'est considérablementrenforcée ces dernières années 35.

Par ailleurs, en termes de développement, il est nécessaire que le secteur public participe à lamultiplication des services audiovisuels. C’est d’autant plus important que, si les marchésaudiovisuels constituent des marchés en croissance, ce sont les nouveaux services qui vontconstituer les moteurs de ce dynamisme. Ainsi, lorsque l'Institut de l'Audiovisuel et desTélécommunications en Europe (IDATE) estime que "le marché européen de l'audiovisuel faitpreuve d'un dynamisme soutenu depuis plusieurs années", le taux de croissance y étant d'ailleursle plus élevé (10,7% contre 10,6% au Japon et 4,8% aux États-Unis) 36, il ajoute que la télévisionpayante constitue le moteur de ce dynamisme avec des taux de croissance deux fois supérieurs àceux de la télévison gratuite, financée par la publicité et par une taxe fiscale ou parafiscale, leplus souvent appelée redevance.

33 MUSSO Pierre, "Sur la définition du service public", dans Les Dossiers de l'audiovisuel , Paris, n°60, mars-avril1995.34 À ce titre, le mode de fonctionnement de la télévision publique néerlandaise basé sur la répartition du tempsd'antenne des trois canaux publics entre les différentes associations du pays - en fonction de leur représentativité - estassez remarquable. Néanmoins, signe des temps, ce modèle unique en son genre en Occident, est remis en causedepuis l'arrivée sur le territoire de chaînes privées et notamment de deux chaînes de la CLT, émettant depuis leLuxembourg en néerlandais.35 MIÈGE Bernard (sous la direction de), Le JT, mise en scène de l'actualité à la télévision , éditions de laDocumentation française, Paris, 1986.36 IDATE, "Le Marché Mondial de l'Audiovisuel", (en ligne), Adresse Web-URL :http://www.idate.fr/actu/actu.html, téléchargé le 10 juillet 1997.

Page 20: Service public de la télévision et marchandisation de la …aix1.uottawa.ca › ~egeorge › textes_enligne › marchandisation... · 2005-01-13 · - La position de l'État peut

© Éric GEORGE 1998 20

Or, dans l'ensemble des pays occidentaux, les directions des chaînes du secteur public ontlongtemps hésité à se lancer dans l'aventure de la création de nouvelles chaînes. Les nouvellesfaçons de "consommer" cette télévision sont fort différentes de celles de chaînes généralistesfinancées totalement ou partiellement par une taxe fiscale ou parafiscale. De plus, ces nouveauxservices ont souvent une dimension internationale qui ignore de ce fait les frontières quiconstituaient jusqu'alors l'une des fondations essentielles des chaînes traditionnelles. Avecquelques années de retard sur les acteurs privés, les opérateurs publics semblent désormais dansla course avec par exemple, au Canada, la création de chaînes de télévision thématiques commele Réseau de l'Information (RDI) et Newsworld par la SRC ; en Grande-Bretagne la participationde la BBC à la création de chaînes de télévision thématiques comme UK Living et en France avecla participation de France Télévision au bouquet numérique proposé par TF1, Bertelsmann-CLT,France Télécom et la Lyonnaise des Eaux 37. Néanmoins, répétons-le ; dans chacune de sesparticipations, le secteur public doit montrer qu’il existe une logique différente que celle de larecherche du profit.

Cette logique publique doit s'appuyer sur un principe simple mais désormais souvent oublié : ilest nécessaire de refuser de défendre le secteur public et plus globalement le service public en destermes purement économiques. Ainsi, revenons un instant sur la remise en cause de la gestionpublique que nous mentionnions dans la première partie de cet article. L'ouvrage de Jean-NoëlJeanneney, ancien président de Radio-France, 38 est intéressant à lire dans cette optique. On serend compte à l'occasion que les biais présentés comme des tares inhérentes à la gestion publiquesont pour la plupart erronés si on tente de les appliquer à l'organisme de radiodiffusion publiquefrançaise. À titre d'exemple, en termes financiers, la productivité d'un correspondant de RadioFrance à l'étranger peut être légèrement inférieure à celle d'un confrère travaillant pour une radioprivée (ainsi sans doute que pour d’autres supports) mais le collaborateur de l'organisme publictient dans bon nombre de capitales étrangères un rôle officieux d'ambassadeur médiatique de laFrance, ce que ne fait pas son confrère du secteur privé. Et il est évidemment impossible de tenircompte de ces rôles officieux dans une simple comptabilité.

La défense de la télévision publique ne peut pas reposer sur des critères économiques, au risqued'être encore une fois considérée sous l'angle d'un marché en s'adressant à des consommateurs.Avec raison, Riccardo Petrella refuse fondamentalement d’entamer tout débat au sujet de latélévision publique à partir d’un argumentaire d’ordre économique. La défense de la télévisionpublique ne peut passer que par une argumentation d'ordre culturel et social. Cette défense doitdonc être éminemment politique. Et si cette défense s'éteint, c'est le Politique qui s'efface devantl'idéologie néo-libérale.

Service public ou secteur public ?

37 IDATE, "Le Marché Mondial de l'Audiovisuel", (en ligne), Adresse Web-URL :http://www.idate.fr/actu/actu.html, téléchargé le 10 juillet 1997.38 JEANNENEY Jean Michel, Echec à Panurge, l'audiovisuel public au service de la différence , éditions du Seuil,Paris, 1986.

Page 21: Service public de la télévision et marchandisation de la …aix1.uottawa.ca › ~egeorge › textes_enligne › marchandisation... · 2005-01-13 · - La position de l'État peut

© Éric GEORGE 1998 21

Enfin, il convient de s’interroger si l'avenir consiste plutôt à opposer un service public à unsystème commercial sur le modèle français ou à intégrer les chaînes commerciales au sein duservice public sur le modèle canadien.

Dave Atkinson estime pour sa part qu'en radiodiffusion la notion de service public ne peut pasconcorder avec les intérêts particuliers d'entreprises privées dont l'objectif premier est de seconsacrer à des activités rentables : "le service public ne peut être concrétisé qu'au moyen de latélévision publique comme cette dernière n'a de sens qu'en fonction du service public. Bienentendu, on se doit de rejeter complètement l'idée que le service public puisse être assumé par destélévisions privées commerciales dont les objectifs sont foncièrement contradictoires avec cetteidée de service public" 39. De la même façon, Liora Salter, chercheure à l'université d'York,estime que le service public de la radiodiffusion est tout d'abord défini par sa logiquefondametalement étrangère à la recherche de tout profit, "on a non-for-profit basis" 40.

En revanche, si Gaëtan Tremblay a constaté que dans les faits, le "secteur privé a peu fait pourl'atteinte des objectifs sociaux et culturels fixés par le service public" 41, il n'en pense pas moinsque tout comme le secteur public, le secteur privé doit être assujetti à un certain nombre de règlescaractéristiques d'une mission de service public. La télévision privée doit être soumise à quelquescontraintes pour protéger l'intérêt général (comme certaines règles concernant l'obscénité, oud'autres concernant l'interdiction de diffuser la publicité de certains produits considérés nocifspour la santé) et être contrainte à servir certains objectifs industriels, par exemple en termes deproduction qui constiutuent une phase du processus de production audiovisuelle décisif pour laphase de programmation qui correspond à ce que voit le téléspectateur.

Alors que faire ? Sans prendre définitivement position, nous nous demandons quand même si enimposant certaines obligations de service public aux chaînes privées, l'importance symbolique durôle de la télévision publique n'a pas été paradoxalement diminué d'autant. Tout en admettantl'importance d'exiger des obligations de la part de l'ensemble des opérateurs de la radiodiffusion.

Bibliographie sommaire

Sur l’État-providence et sur le service public en France et en Occident :

DUGUIT Léon, La théorie générale de l'État, tomes I et II, éditions Fontemoing, Paris, 1930.

ROSANVALLON Pierre, La crise de l’État-providence, éditions du Seuil, collection Essais,Paris, 1981.

39 ATKINSON Dave, La télévision publique à l'ère de la concurrence , Centre d'Études sur les Médias, 5 septembre1995, page 52.40 SALTER Liora, "Reconceptualizing Public Broadcasting", dans LORIMER Rowland M. et WILSON Donald C,Communication Canada. Issues in Broadcasting and New Technologies, éditions Kagan and Woo Limited, Toronto,1988, page 234.41 TREMBLAY Gaëtan, Le service public. Principe fondamental de la radiodiffusion canadienne , Rapport présenté àla Commission Caplan-Sauvageau, Montréal, 2 septembre 1986, page 12.

Page 22: Service public de la télévision et marchandisation de la …aix1.uottawa.ca › ~egeorge › textes_enligne › marchandisation... · 2005-01-13 · - La position de l'État peut

© Éric GEORGE 1998 22

STOFFAËS Christian (Rapport de la commission présidée par), Services publics. Questiond'avenir, éditions Odile Jacob - La Documentation Française, Paris, 1995.

Sur le service public de la radiodiffusion :

ACHILLE Yves, IBANEZ BUENO Jacques (avec la collaboration de), Les télévisions publiquesen quête d'avenir, éditions des Presses Universitaires de Grenoble, collection Communication,Médias et Société, Grenoble, 1994.

CARON André H., JUNEAU Pierre (sous la direction de), Le défi des télévisions nationales àl'ère de la mondialisation, éditions Les presses de l'Université de Montréal, Montréal, 1992.

TREMBLAY Gaëtan, Le service public. Principe fondamental de la radiodiffusion canadienne,Rapport présenté à la Commission Caplan-Sauvageau, Montréal, 2 septembre 1986, page 52.

Les Dossiers de l'audiovisuel, éditions de la Documentation française, Institut national del'audiovisuel, Paris, Bry-sur-Marne, mars-avril 1995, numéro 60.

Réflexion sur la situation de l’audiovisuel dans les années 80 en Occident :

LIZOTTE Pierre et TREMBLAY Gaëtan, Les tendances de la radiodiffusion. Quatre études decas : France, Grande-Bretagne, États-Unis, Canada, étude du Groupe de recherches sur lesindustries culturelles et l'informatisation sociale, Université du Québec à Montréal, Montréal.

MIÈGE Bernard (sous la direction de), Médias et communication en Europe, éditions des PressesUniversitaires de Grenoble, Grenoble, 1990.

Sur une analyse économique de la télévision :

PARACUELLOS Jean-Charles, La télévision. Clefs d’une économie invisible, éditions de laDocumentation Française, Paris, 1993.

Sur la réflexion de l’école du Public Choice :

NISKANEN William A., Bureaucracy and representative government, éditions Aldine Pub,Chicago, 1971.

TULLOCK Gordon, Private wants, public means : an economic analysis of the desirable scopeof government, éditions Basic Books, New York, 1970.

TULLOCK Gordon et PERLMAN Morris, Le marché politique : analyse économique desprocessus politiques. Politique et bureaucratie, éditions Economica, Paris, 1978.

Sur la fin des idéologies et de l’histoire :

Page 23: Service public de la télévision et marchandisation de la …aix1.uottawa.ca › ~egeorge › textes_enligne › marchandisation... · 2005-01-13 · - La position de l'État peut

© Éric GEORGE 1998 23

BELL Daniel, The end of Ideology, éditions Free Press, New York, 1962.

BELL Daniel, The Coming of Post-Industrial Society. A Venture in Social Forecasting, éditionsBasic Book, New York, 1973.

FUKUYAMA Francis, La fin de l'histoire et le dernier homme, éditions Fayard, Paris, 1992.

Sur les relations entre médias, marchandisation, espace public et service public :

ATKINSON Dave, La télévision publique à l'ère de la concurrence, Centre d'Études sur lesMédias, 5 septembre 1995.

HABERMAS Jürgen, L'espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutivede la société bourgeoise, éditions Payot, Paris, 1978.

HUET Armel, ION Jacques, LEFEBVRE Alain, MIÈGE Bernard et PERON René, Capitalismeet industries culturelles, Presses Universitaires de Grenoble, Grenoble, 1978.

LACROIX Jean-Guy (sous la direction de), Les industries culturelles : un enjeu vital !, LesCahiers de recherche sociologique, Montréal, volume 4, numéro 2, automne 1986.

MIÈGE Bernard, La société conquise par la communication, éditions des Presses Universitairesde Grenoble, Grenoble, 1989.

MIÈGE Bernard, La société conquise par la communication Tome 2 : La communication entrel’industrie et l’espace public, éditions des Presses Universitaires de Grenoble, collectionCommunication, médias et sociétés, Grenoble, 1997.

SÉNÉCAL Michel, L'espace médiatique. Les communications à l'heure de la démocratie, éditionsLiber, Montréal, 1995.

Sur l’histoire des Sciences de l’information et de la communication (SIC) :

MATTELART Armand et Michèle, Histoire des théories de la communication, éditions de LaDécouverte, collection Repères, Paris, 1995.

Sur les échanges internationaux dans le secteur de l’audiovisuel :

UNESCO, Voix multiples, un seul monde : Communication et société aujourd'hui et demain,éditions de la Documentation Française et éditions Africaines, Paris, 1980.