da lage - les collections de disques de musiques du monde entre patrimonalisation et marchandisation

Upload: nicolas-ghion

Post on 06-Jul-2018

218 views

Category:

Documents


1 download

TRANSCRIPT

  • 8/18/2019 DA Lage - Les Collections de Disques de Musiques Du Monde Entre Patrimonalisation Et Marchandisation

    1/21

    Emilie Da Lage-Py

    Les collections de disques de musiques du monde entre

    patrimonialisation et marchandisationIn: Culture & Musées. N°1, 2003. pp. 89-107.

    Citer ce document / Cite this document :

    Da Lage-Py Emilie. Les collections de disques de musiques du monde entre patrimonialisation et marchandisation. In: Culture &

    Musées. N°1, 2003. pp. 89-107.

    doi : 10.3406/pumus.2003.1168

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/pumus_1766-2923_2003_num_1_1_1168

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/author/auteur_pumus_174http://dx.doi.org/10.3406/pumus.2003.1168http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/pumus_1766-2923_2003_num_1_1_1168http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/pumus_1766-2923_2003_num_1_1_1168http://dx.doi.org/10.3406/pumus.2003.1168http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/author/auteur_pumus_174

  • 8/18/2019 DA Lage - Les Collections de Disques de Musiques Du Monde Entre Patrimonalisation Et Marchandisation

    2/21

    Résumé

    Le disque de musiques traditionnelles a permis de rendre possible la mise à l'écoute universelle de

    traditions musicales jusque-là inécoutées, il a également permis sa fixation et son accumulation

    possible au sein de grandes collections et enfin sa mise en circulation. En investissant le marché du

    disque et en cherchant à augmenter leur diffusion, le monde du disque traditionnel et celui de la

    recherche se trouvent liés au sein de collections placées au cœur de logiques concurrentes : la logique

    du musée et la constitution de collections en vue d'une exposition, et les logiques marchandes et

    industrielles qui traversent les mondes de la musique. Logiques muséales et logiques marchandes, art

    et culture, le monde des musiques traditionnelles révèle des pratiques atypiques dans les mondes de la

    musique et interroge en retour la conception « classique » de la notion de patrimoine et d'authenticité.

     Abstract

    The traditional music CD has made it possible to put formerly unheard-of musical traditions witbin

    everyone's earsbot. It has also given this music a place and a potentially growing presence in large

    recording collections and on tbe market. By investing in the CD marketplace and looking for ways to

    increase this music 's broadcast, the traditional CD domain and that of research find themselves linked

    together within those collections that operate within competing logics - on the one hand, a museum logic

    and collection acquisitions (with exhibition in mind), and on the other, trade and industrial logics that

    traverse every music world. Between museum logics and trade logics, art and culture, the world of 

    traditional music reveals unusual practices in the music world and questions, consequently, the classical

    conception of the idea of cultural heritage and authenticity.

    Resumen

    El disco de mùsicas tradicionales ha permitido que se haga posible difundir por todo el mundo las

    tradiciones musicales hasta ahora ignoradas, asimismo ha permitido su fijación y su acumulación

    posible en el seno de grandes colecciones y por fin su puesta en circulación. Al apropiarse del mercado

    del disco y al buscar aumentar su difusión, el mundo del disco tradicional y el de la investigación se

    hallan ligados en el seno de colecciones situadas en el centro de lôgicas concurrentes : la lógica delmuseo y la constitución de colecciones en vistas de una exposición, y las lógicas mercantiles e

    industriales que cruzan los mundos de la mùsica. Lógicas « museales » y lôgicas mercantiles, arte y

    cultura, el mundo de las mùsicas tradicionales revela pràcticas atipicas en los mundos de la mùsica y

    contrainterroga la concepción « clàsica » de la noción de patrimonio y de autenticidad.

  • 8/18/2019 DA Lage - Les Collections de Disques de Musiques Du Monde Entre Patrimonalisation Et Marchandisation

    3/21

    Emilie Da

    Lage-Py

    LES COLLECTIONS DE DISQUES DE MUSIQUES

    DU

    MONDE

    ENTRE

    PATRIMONIALISATION

    ET MARCHANDISATION

    T.

    ute

    aventure cultu

    relle peut être muséale si le

    langage

    des

    objets

    et du

    patrimoine

    constitue

    le prin

    cipal

    système de

    communic

    ationt

    si

    l'on reconnaît,

    malgré quelques

    transformat

    ions,

    es principes

    de

    pré

    sentat ion

    d'objets

    et

    de

    délectation

    d'un public. »

    (Rivait, 1984, p. 23.)

    Le

    XXe siècle

    musical a

    été marqué

    par la possibilité

    d en

    registrer la musique,

    de

    fixer

    un

    instant

    musical

    et

    de

    matérialis

    er,'incarner

    la

    matière

    sonore,

    permettant aux

    mondes

    de

    la

    musique de

    stocker,

    de

    collectionner,

    de

    reproduire,

    de retra

    vailler,

    par le biais du mixage ou de l'échantillonnage, les sons

    qui

    jusqu'alors s'évanouissaient

    sitôt joués.

    Avec

    l 'enregistr

    ement

    'ouvrait

    également

    la

    perspective

    de

    créer

    des

    archives

    sonores, véritables dépositaires de la mémoire sonore du monde.

    C'est en

    lien

    avec

    ces

    avancées techniques, mais aussi avec le

    développement

    des voyages et de l'ethnomusicologie

    que,

    dès

    le

    début du

    siècle,

    se développent des

    archives

    consacrées

    aux

    musiques, dites aujourd'hui, du

    monde.

    James Porter (Porter, 1990)

    remarque

    que les

    centres d'archives et

    les

    premières

    collections

    de disques de

    musiques

    traditionnelles

    se

    sont

    développés en

    parallèle avec l'ethnomusicologie.

    Le

    premier

    centre d'archives,

    le Phonogram Archiv, naît en 1899 à Vienne. Le plus connu,

    et

    celui qui

    a

    connu

    le

    développement

    le

    plus

    important,

    est

    sans

    doute le

    Berlin

    Phonogram Archiv au sein

    duquel

    travaillent

    Von

    Hornsbel

    et Cari Stumpf,

    professeur

    de psychologie à l 'uni

    versité de Berlin, et auquel participera

    Bêla

    Bartok. Entre 1900 et

    1913,

    la

    collection

    double son activité scientifique d'une diffusion

    commerciale. La commercialisation des disques

    de musiques

    traditionnelles est donc, dès

    l'origine,

    liée

    à l'archivage, à

    la

    recherche

    ethnomusicologique, et fortement institutionnalisée.

    Dès la fin des années

    1920,

    les collections

    sont

    subventionnées

    par

    les

    États,

    c'est le

    cas par exemple des Archives

    ofFolk Songs

    de

    la

    bibliothèque

    du

    Congrès

    américain

    créées

    en 1928

    et

    qui

    constitue

    un

    centre de ressources important d'archives sonores

    des

    musiques

    indiennes. Il faut attendre

    les

    années 1950, le

    Les collections de

    disques

    de

    musiques

    du monde.

    CULTURE MUSÉES N° 1

  • 8/18/2019 DA Lage - Les Collections de Disques de Musiques Du Monde Entre Patrimonalisation Et Marchandisation

    4/21

    mouvement

    de décolonisation

    et

    les

    réflexions engagées

    à

    l'Unesco principalement, mais

    aussi

    dans de nombreux orga

    nismes, groupes de réflexion... pour que se développent

    et

    soient commercialisées à

    plus

    grande échelle

    les collections

    de

    musiques

    traditionnelles.

    La

    plupart

    des collections de disques

    créées dans les années 1950, destinées à

    valoriser

    les fonds d ar

    chives,

    dépendent

    toutes

    plus

    ou

    moins

    directement

    d'organismes

    publics

    ou gouvernementaux,

    de l'Unesco à

    la

    bibliothèque du

    Congrès

    américain,

    du

    musée de l 'Homme à Radio France. Les

    hommes qui s'investissent dans la

    collecte

    sont issus du monde

    de

    la recherche

    musicologique

    ou

    ethnologique

    puis

    ethnomu-

    sicologique. Ce

    sont

    ces

    chercheurs

    qui

    organisent

    les

    missions

    scientifiques

    de collecte qui servent de matière à

    la

    production

    des

    disques,

    parmi

    eux, Pierre

    Schaeffer, Alain Daniélou,

    Charles

    Duvelle...

    L'histoire

    des collections montre à

    quel

    point notre

    regard sur

    les musiques

    traditionnelles

    a été forgé à partir de

    cette

    démarche

    scientifique ainsi

    que

    l'importance

    que

    revêt la

    figure de l'ethnomusicologue.

    En

    investissant le

    marché du disque et en

    cherchant

    à aug

    menter

    leur

    diffusion, le monde du disque traditionnel et

    celui

    de

    la recherche

    se trouvent liés

    au

    sein de collections placées

    au

    cœur de logiques différentes :

    la logique

    du musée

    (la

    constitu

    tione

    collections, le partage

    d'un savoir

    avec

    un

    public)

    et

    les

    logiques marchandes

    et

    industrielles qui traversent les mondes

    de la

    musique.

    Le monde

    des

    musiques

    traditionnelles

    révèle

    des

    pratiques atypiques dans les mondes de la musique

    et

    interroge

    en

    retour

    la

    conception

    « classique » de

    la

    notion

    de

    patrimoine.

    PRATIQUES

    DE

    COLLECTION :

    ACCUMULATION,

    EXHAUSTIVITÉ ET

    PERMANENCE

    ette

    étude

    s'appuie

    principalement

    sur

    l'étude

    de la collection Ocora

    Radio

    France (Da

    Lage-Py,

    2000)

    entre

    1962

    et 1998. Ocora

    Radio

    France est née en 1957 en Afrique,

    au « pays Dogon

    »,

    sous la

    tutelle

    de

    la Radiodiffusion d'outre

    mer

    ui allait devenir, en

    1959, l'Office

    de

    la

    coopération radio-

    phonique

    dont

    la collection

    conserve

    les

    initiales. Aujourd'hui

    entièrement

    réalisée par

    Radio France,

    la collection

    est

    spécial

    isée

    ans

    les musiques savantes ou populaires des cultures du

    monde. Son histoire est de très près

    liée

    à

    la

    colonisation

    et

    à

    la décolonisation africaine.

    En

    1950,

    une commission

    interministérielle

    créée

    pour

    étudier

    l'ensemble des problèmes posés par

    la

    Radiodiffusion

    d'outre

    mer

    épose ses conclusions

    et définit

    la mission qui pourrait

    90

    Les

    collections

    de disques de

    musiques

    du monde.

    culture

    musées n °

    1

  • 8/18/2019 DA Lage - Les Collections de Disques de Musiques Du Monde Entre Patrimonalisation Et Marchandisation

    5/21

    être celle d'une radiodiffusion

    de l'Union française dans les

    domai

    nes

    olitiques,

    sociaux et

    culturels.

    Le

    14 septembre 1954,

    l 'Orga

    nisation de la radiodiffusion dans les territoires

    d'outre-mer est

    créée par décret. Elle regroupe l'ensemble des stations

    implan

    téesans

    les

    territoires en

    un réseau

    placé sous l'autorité

    du

    ministre de

    la France

    d'outre-mer.

    Ce même décret

    organise,

    au

    sein

    de

    ce

    département, un service

    de

    radiodiffusion

    de

    la

    France d'outre-mer. Ce

    dispositif

    a

    permis

    de

    prendre

    les

    pre

    mières

    mesures

    d'ensemble en vue d'assurer le

    développement

    de la

    radiodiffusion

    dans les

    territoires d'outre-mer dès

    avant

    la

    création d'un organisme spécialisé. Deux ans plus tard est

    créée la Société de radiodiffusion de la France d'outre-mer

    (Sorafom).

    Elle

    a pour

    objet général

    «

    l'amélioration

    de la

    radio

    diffusion d'outre-mer ». Un premier bilan est dressé en avril 1962 :

    en

    six

    ans,

    la

    Sorafom a formé

    plus

    de deux

    cents

    techniciens,

    les

    stations sont implantées à Dakar, Saint-Louis

    du

    Sénégal,

    Saint-Louis en Mauritanie, Conakry en Guinée, Niamey

    au Niger,

    Bamako

    au

    Soudan, Abidjan, Cotonou

    au

    Dahomey, Lomé

    au

    Togo, Brazzaville, Fort-Lamy au Tchad,

    Yaoundé

    et Douala au

    Cameroun, à

    Madagascar,

    Nouméa, Papeete, Djibouti, Saint-

    Pierre-et-Miquelon,

    Dzaoudzi (Comores). Avec l'autonomie de

    fait

    des territoires

    et

    avec

    la

    constitution

    de septembre 1958, la

    gestion

    devient,

    de fait,

    plus décentralisée.

    La transformation

    progressive des modes d'intervention de

    la

    Sorafom

    tient

    compte de l'accession à l'indépendance des anciens territoires

    d'outre-mer,

    et

    amène en

    avril

    1962 la

    création

    d'un nouvel

    organisme : l'Office de coopération radiophonique,

    l'Ocora,

    qui se

    substitue

    à

    la Sorafom.

    Les

    statuts de l'Ocora, publiés en 14 avril 1962,

    affirment

    sa vocation dans

    le domaine des

    émissions sonores

    et lui ouvrent

    des

    perspectives

    nouvelles :

    la

    télévision. De ce

    fait,

    ils

    agran

    dissent son champ d'action.

    L'Ocora,

    organisme spécialisé de

    la

    République française, n'est plus limité aux seuls

    territoires

    francophones

    d'Afrique,

    intervenait

    exclusivement

    la

    Sorafom,

    mais peut désormais s'étendre à tous les

    pays

    qui souhaitent sa

    coopération.

    L'Ocora

    est

    conçu au

    départ

    comme

    un orga

    nisme d'assistance technique

    aux

    pays qui

    le

    souhaitent en

    pleine période de décolonisation. On retrouve dans ce

    biais

    la

    politique

    française

    du Quai d'Orsay, qui

    trouve

    dans l assi

    stance technique

    un

    moyen de continuer à

    faire

    rayonner

    la

    culture française dans

    ses anciennes

    colonies.

    L'Ocora comprend

    une division d'exploitation dans

    laquelle

    on

    trouve une

    «

    phonothèque

    qui

    sert

    notamment

    à éditer

    dans le commerce des disques

    d'expression

    africaine

    authent

    ique. Cette

    phonothèque «

    reçoit, répertorie et classe tous

    les

    documents

    recueillis

    soit

    en France,

    soit

    en

    Afrique

    ou Madag

    ascar, soit à l'étranger, et intéressant

    les pays

    auxquels Ocora

    apporte

    son

    assistance. Discours, interviews,

    documents de

    91

    Les collections de disques de

    musiques

    du monde.

    nit.TURF M

    IT

    S 15 F. S N

    ° 1

  • 8/18/2019 DA Lage - Les Collections de Disques de Musiques Du Monde Entre Patrimonalisation Et Marchandisation

    6/21

    caractère

    politique,

    économique,

    social,

    technique

    même,

    sont

    au

    même

    titre que les enregistrements folkloriques, écoutés et minutés

    avant d'être

    placés

    en

    phonothèque.

    Trois

    mille documents

    ont

    déjà été

    enregistrés,

    auxquels correspondent environ 10 000 f

    iches

    Chaque fois qu'une illustration sonore est

    nécessaire, les

    services de production

    et

    d'information de l'agence, les orga

    nismes

    extérieurs

    de

    radiodiffusion,

    les

    stations

    africaines

    et

    malgaches, les firmes

    cinématographiques,

    les organismes interna

    tionaux, font

    appel

    aux

    archives

    sonores de l'Ocora

    qui

    consti

    tuent

    sans doute

    la

    source

    la

    plus riche

    en

    documentation

    sonore

    africaine et

    malgache.

    Dès 1961,

    un catalogue

    de cet

    ensemble

    a

    été édité, devant permettre une

    meilleure

    connais

    sancee ce

    fonds exceptionnel

    » (Plaquette de présentation de

    l'Ocora,

    1962). Pour

    faciliter encore cette diffusion, une forme

    plus courante d'utilisation a été

    adoptée

    : le disque.

    «

    Désormais

    le

    monde

    entier peut découvrir

    les

    chants bamoun,

    les

    rythmes

    du

    Dahomey

    ou

    du

    Niger,

    les

    psalmodies

    camerounaises,

    la

    musique maure

    ou

    baoulé, le verbe des Griots. La tradition

    africaine est mise

    à

    l'écoute

    universelle »

    (ibidj.

    De cette histoire découlent des pratiques éditoriales actuelles

    décalées par rapport

    aux pratiques

    éditoriales communes

    dans

    les

    mondes

    de

    la musique. En

    effet, la

    préoccupation princi

    pale e

    la collection n'est

    pas simplement de bâtir un

    catalogue

    équilibré autour des

    «

    tubes

    »

    (la notion de

    «

    tubes

    »

    dans

    la

    niche

    des musiques

    traditionnelles

    du monde étant elle-même

    très

    aléatoire).

    Cette

    logique

    dite

    «

    du tube

    et

    du

    catalogue

    »

    (Huet

    étal, 1984, p. 26 ;

    Vandiedonck, 1999)

    est

    présente au

    sein des collections de musiques traditionnelles : un disque de

    Nusrat Fateh Ali

    Khan,

    grand maître du soufisme

    pakistanais,

    servant

    à compenser les

    recettes trop maigres

    d'un

    disque

    de

    vielle à roue bretonne. Mais cette logique est complétée par

    la

    volonté de

    reconstituer, par le

    biais de la

    collection,

    un monde

    « idéal

    », la

    collection n'en

    gardant

    que le «

    meilleur

    ». Les

    col

    lections du

    type

    de

    celles d'Ocora sont

    encyclopédiques (plus

    de

    cent

    cinquante

    titres

    pour Ocora). Les pratiques

    éditoriales

    s'articulent

    autour

    de

    l'exhaustivité

    de

    la

    collection

    et mettent

    en avant non

    pas

    un stock de titres, mais bien un «

    tour

    du

    monde » des traditions

    régionales.

    On passe alors de

    la

    dialec

    tique

    purement

    économique

    du tube

    et

    du

    catalogue

    à

    une

    logique

    plus

    muséale de collection, logique que l'on retrouve

    dans les mots

    employés

    par les acteurs du secteur :

    «

    cohérence »,

    «

    exhaustivité »,

    «

    permanence

    ».

    Ocora

    Radio France n'édite

    qu'une

    seule

    collection.

    Dès

    lors,

    pour

    Ocora,

    le

    principe

    de réédition

    n'est

    pas

    directement

    lié

    au principe de collections.

    D.

    Vandiedonck montre que dans

    le

    secteur

    classique,

    «

    la discontinuité

    est

    la

    règle

    de

    base

    de

    la

    reproductibilité des programmes

    discographiques

    : pour pouvoir

    être reproduit,

    un programme

    doit d'abord disparaître

    un

    92

    Les

    collections

    de disques de

    musiques

    du monde.

    culture musées n° 1

  • 8/18/2019 DA Lage - Les Collections de Disques de Musiques Du Monde Entre Patrimonalisation Et Marchandisation

    7/21

    moment

    des

    catalogues,

    avant de

    reparaître

    sous une autre forme.

    Un éditeur ne peut

    pas

    maintenir indéfiniment

    un

    programme

    dans

    son

    catalogue sous sa forme première » (Vandiedonck,

    1999, p. 42). Il cite ensuite l'un des éditeurs interrogés pour les

    besoins de

    sa thèse. Celui-ci

    livre

    sa

    conception des collections

    :

    il les

    définit

    comme

    des

    matrices servant

    à

    faire

    vivre des

    disques

    «

    à

    prix

    moyen

    »

    pendant

    quelque

    temps.

    La

    collection

    est

    généralement

    supprimée lorsqu'elle marche moins

    bien, et

    les disques peuvent

    alors

    vivre de

    nouvelles

    vies dans d'autres

    collections

    qui

    leur

    donnent de nouvelles matrices.

    Chez Ocora, la

    collection

    représente

    tout autre chose.

    L'analyse

    des

    index

    numériques montre

    une

    présence continue

    des disques

    dans la

    collection.

    Celle-ci n'est

    pas

    un stock

    de

    disques

    dont

    il

    faudrait éliminer

    les

    anciens

    pour les remplacer

    peu

    à peu par des nouveautés.

    Elle

    s'accroît

    sans cesse

    au

    fil

    des trente

    années

    d'existence d'Ocora. Elle passe de seize

    réfé

    rences

    en microsillons en 1962

    à

    cent cinquante-six

    compacts

    et soixante-dix microsillons et

    cassettes

    en 1995. La

    collection

    s'accroît

    donc

    fortement en

    diversifiant les

    provenances des

    titres

    enregistrés.

    Ceux-ci peuvent avoir

    une

    durée de

    vie

    longue

    au

    sein

    de

    la collection

    :

    en 1973

    il

    reste six

    des

    vingt premières

    références1.

    Certains titres

    phares peuvent rester vingt

    ans

    dans

    la

    collection,

    comme l'anthologie des Pygmées aka,

    prix

    de

    l ac

    adémie

    Charles-Cros en

    1978.

    Entre 1988 et

    1991,

    la collection

    prend

    un

    petit

    coup d'arrêt

    dans

    son expansion

    géographique,

    le

    temps

    de

    rééditer

    en

    com

    pact

    dise les anciens microsillons, dont certains sont encore aujour

    d'hui

    isponibles

    tels quels. Sur les douze titres « à

    paraître

    » dans

    la

    collection

    de

    1991, huit

    sont

    des

    rééditions

    d'anciens

    enregistre

    ments,ont certains très anciens comme le disque

    OCR

    25

    Mus

    iques du

    Cameroun

    ou

    encore

    I'ocr

    34

    Musiques baoulé codé de

    Côte-d'Ivoire. Il est

    possible d'envisager

    ces rééditions

    sous

    l'œil

    purement

    commercial, car certains

    disques

    ayant disparu de la col

    lection

    pendant

    un

    certain

    temps

    reprennent

    de

    la valeur quand

    ils

    sont

    édités sous un nouveau support. Leur

    disparition

    temporaire

    leur

    donne

    le

    statut

    de nouveauté.

    D'ailleurs,

    le

    catalogue

    de

    1991

    ne

    fait

    pas état de

    leur

    vie antérieure dans la

    collection

    et les

    annonce non pas

    comme

    « rééditions

    »> mais comme

    «

    disques

    à

    paraître

    ».

    Ce

    mode

    de présentation tend

    à confirmer

    les motivat

    ions

    ommerciales

    qui

    doublent

    les motivations techniques de la

    conversion

    de ces

    titres en CD.

    Toutefois, Serge-Noël

    Ranaïvo2

    explique différemment, en

    fonction de

    son implication

    professionnelle

    au

    processus de

    constitution

    de la

    collection, le passage

    de

    certains

    disques plutôt

    que d'autres au

    format CD.

    Celui-ci n'a pas été dicté

    unique

    ment

    ar la

    volonté

    de

    faire

    disparaître les

    disques

    qui

    ne

    se

    vendaient

    pas sans nuire

    à

    la

    réputation de

    la

    collection, ou

    de donner un

    nouveau souffle

    à des disques anciens, disparus

    93

    Les collections de

    disques

    de musiques

    du

    monde.

    culture

    musées n °

    1

  • 8/18/2019 DA Lage - Les Collections de Disques de Musiques Du Monde Entre Patrimonalisation Et Marchandisation

    8/21

    de

    la collection.

    Le choix des disques à éditer en

    CD s'est

    aussi

    fait en fonction des enregistrements disponibles. La question

    de

    l'évolution

    technique a

    été

    envisagée comme un

    moyen

    d'allonger le temps

    disponible

    sur

    les disques,

    et

    les

    disques

    réédités

    ont pu

    l'être

    avec

    des ajouts

    ne

    figurant pas sur

    les

    microsillons

    commercialisés à

    l'origine.

    Pour

    cela,

    il

    fallait que

    les

    bandes

    originales soient exploitables,

    et

    ce

    critère

    d'exploi

    tationes

    enregistrements

    de

    terrain

    a

    pris une

    grande place

    dans

    les

    décisions de réédition.

    LE CATALOGUE

    COMME

    LIEU

    D EXPOSITION

    D.

    ux notions apparaissent au cœur de

    toute théorisation des pratiques muséales,

    notions

    clés

    du

    musée

    aujourd'hui

    et

    qui

    constituent

    dans

    le

    même

    temps

    ses

    deux

    missions

    :

    la

    collection

    et

    l'exposition. Ces deux missions

    complémentaires

    sont

    également

    au

    coeur

    des préoccupations

    des

    collections

    de disques de

    musiques

    traditionnelles dont le

    catalogue

    apparaît

    comme

    l'un des lieux d'exposition à part

    entière de

    la

    collection.

    C'est

    au sein de ce catalogue,

    matérial

    iséans un objet

    éditorial

    annuel, que les

    disques

    collectés

    trouvent

    leur

    cohérence

    et rencontrent le regard des profes

    sionnels

    du

    disque et des amateurs,

    permettant

    une

    «

    lecture

    »

    globale

    et rationalisée de

    la collection.

    Au

    fil

    des années,

    la

    collection

    Ocora

    s'accroît

    jusqu'à

    devenir

    aujourd'hui une

    représentation

    du monde

    musical

    traditionnel.

    Reste à savoir

    quel

    est ce «

    monde

    musical traditionnel ».

    En

    étudiant les collections de

    disques

    dans

    leur

    processus de

    constitution historique,

    il

    est

    possible de

    constater

    des évolutions.

    Dans

    les années I960, le monde

    authentique

    présenté par la

    collection Ocora est avant tout

    un monde

    d'États-nations, les

    hymnes nationaux de certains

    pays

    africains figurent alors

    au

    sein

    de la

    collection

    de

    musiques

    « traditionnelles ». En

    revanche

    la

    collection

    est

    centrée

    sur

    l'Afrique

    et

    exclut les

    traditions

    des

    pays

    occidentaux.

    Les

    traditions sont

    anonymes, les

    interprètes

    ne

    figurent

    pas sur les

    pochettes,

    et

    elles ne renvoient donc

    pas à des hommes, mais à des territoires.

    Au fil des

    années,

    la

    collection s'accroît,

    une section France

    apparaît, certaines

    régions sont incluses dans la

    collection

    et quelques noms d in

    terprètes sont

    mentionnés

    sur

    les pochettes. Ces évolutions

    montrent

    le

    caractère

    construit des

    représentations

    du monde

    « authentique

    »,

    «

    traditionnel

    »

    qu'elle nous

    donne

    à voir et à

    entendre.

    Les

    collections

    de disques de

    musiques

    du

    monde.

    CULTURE

    MUSÉES

    1

  • 8/18/2019 DA Lage - Les Collections de Disques de Musiques Du Monde Entre Patrimonalisation Et Marchandisation

    9/21

    Le sens

    du

    classement

    Susan Stewart montre

    comment les collections,

    et surtout

    celles

    des

    musées, créent

    l'illusion

    d'une

    représentation adéquate

    d'un

    monde

    en coupant d'abord

    les objets

    de leurs

    contextes

    historiques ou

    intersubjectifs

    pour faire en sorte qu'ils rempla

    cent

    es ensembles

    abstraits,

    un

    masque

    bambara devenant

    la

    métonymie ethnographique

    de

    la culture

    bambara par

    exemple.

    Après quoi,

    un

    classement

    s'attache

    à entreposer

    ou

    à

    présent

    er'objet de façon

    que la

    réalité de

    la

    collection, dans sa

    cohé

    rence, dépasse l'histoire particulière de

    la

    production

    et

    de

    l'appropriation

    de l'objet.

    En faisant

    le parallèle

    avec

    l 'explica

    tione Marx sur la fantastique objectivation de

    la

    marchandise,

    S. Stewart explique

    que,

    dans le musée occidental moderne,

    «

    l'illusion d'une relation entre

    les

    choses prend

    la

    place de la

    relation sociale »

    (Stewart, 1984,

    p. 162-165). Le collectionneur

    découvre,

    acquiert,

    sauvegarde des

    objets

    ;

    le

    monde

    objectif

    apparaît

    donné

    et

    non produit, si bien que les relations his

    toriques de pouvoir dans l'acquisition

    sont

    occultées.

    La

    construction du sens dans le

    classement

    et l'exposition du

    musée

    est mystifiée

    comme représentation

    adéquate. Le

    moment

    et

    l'ordre de

    la

    collection

    gomment le

    travail social concret de

    sa

    constitution.

    Le classement des collections organise le lien syntagma-

    tique entre

    les différents

    disques de la collection. Il nous donne

    également

    des

    indications

    sur

    la façon

    dont

    nous considérons

    les

    objets

    que nous classons et ce que nous

    collectionnons

    en

    fin

    de compte : une mémoire, des renseignements,

    de la

    beauté.

    Ocora a adopté

    différents

    modes de classements au fur

    et

    à

    mesure

    que se

    développait la collection, mais

    aussi au fur

    et

    à mesure que ses considérations sur les musiques traditionnelles

    évoluaient.

    Le

    classement

    par

    zones

    géographiques, abandonné

    entre

    1973

    et

    1979, est très

    naturalisant car

    il donne l'illusion

    d'une

    vision non

    construite, mais correspondant à

    la

    réalité

    du

    monde, comme

    si la collection

    n'était pas construite

    en

    fonc

    tion de

    choix

    personnels,

    fruits

    du

    réseau de

    production

    de

    la

    collection,

    mais

    correspondait

    à la

    réalité

    physique

    et

    donc

    naturelle du monde.

    La

    tentative menée

    pour classer

    les

    disques par nature de

    1964

    à

    1969

    a échoué ; pour S. N. Ranaïvo, cette

    classification

    par nature est peu fiable et ne

    renseigne pas les

    auditeurs.

    Le

    classement

    alphabétique

    est

    plus simple

    et

    plus neutre. Le

    cla

    ssement par zones

    géographiques lui

    paraît

    au

    contraire

    contest

    able,

    l donne à cela

    des

    raisons

    musicologiques

    : où placer

    par exemple

    les

    musiques

    turques

    qui se

    rapprochent

    musicale

    ment

    es musiques

    arabes,

    mais

    aussi des m usiques

    indiennes,

    plus

    que des musiques européennes ? Ocora a donc préféré

    un

    classement

    alphabétique

    par

    pays.

    Ce classement a l'avantage

    95

    Les collections

    de disques de

    musiques

    du

    monde...

    culture musées n° 1

  • 8/18/2019 DA Lage - Les Collections de Disques de Musiques Du Monde Entre Patrimonalisation Et Marchandisation

    10/21

    d'avoir été adopté

    par

    la fnac, ainsi, il

    permet, selon S. N. Ranaïvo,

    des «

    rapprochements inattendus

    » entre des musiques savantes

    et

    populaires,

    il

    permet en « feuilletant » les

    bacs

    de FNAC de

    tomber par hasard

    sur

    des artistes moins connus ou d'un

    genre

    que l'on ignore. Le classement alphabétique et

    non

    par zones

    géographiques paraît moins naturalisant, car

    l'alphabet

    est une

    construction

    sociale

    revendiquée.

    Toutefois,

    ce

    mode de

    class

    ement

    n'est jamais

    questionné

    et

    il

    apparaît « naturel »

    aux

    diffé

    rents consommateurs car un consensus

    s'est

    noué autour de lui

    et

    il a

    été

    adopté

    par

    les

    points

    de

    ventes et

    les

    autres

    collections

    de musiques

    traditionnelles, d'autant plus

    qu'il se

    double parfois,

    comme à

    la

    FNAC, d'un classement par zones

    Afrique,

    Océa-

    nie. Pourtant dans quel

    «

    pays

    »

    placer le Kurdistan ?

    L'oubli de la constellation

    Susan Stewart

    fait

    remarquer l'importance du classement,

    mais

    aussi celle du processus

    dont fait partie l'opération de

    classement, qui conduit, dans la

    constitution

    d'une collection,

    à couper peu à peu les objets de leur historicité, des conditions

    dans lesquelles ils

    ont été

    collectés, afin que le monde produit

    par la collection

    remplace

    la

    réalité

    de

    la

    collecte de chaque

    objet et

    que

    tout rapport de pouvoir soit occulté. Or, pour

    Ocora, la

    volonté

    de gommer les

    circonstances

    dans lesquelles

    la

    collection

    est

    produite

    est

    souvent

    évidente,

    son

    slogan

    :

    «

    le

    monde entier l'a

    composée

    pour vous »,

    va

    jusqu'à

    nier

    toute

    dimension

    productive,

    comme

    si

    le processus de collection

    n'impliquait pas de

    sélection,

    d'intervention de la part du

    col

    lecteur. Pourtant, cette maison

    de

    disques, peut-être

    plus que

    toute autre,

    parce

    que née de la

    colonisation

    puis de la

    décol

    onisation,

    est

    marquée

    par les

    rapports

    de

    pouvoir et

    d'hégé

    monie

    entre

    l'Occident et le monde

    extra-occidental.

    Pourtant

    la

    constitution d'une collection est bien le fruit

    de rapports de pouvoir.

    Michel

    Leiris, dans

    L'Afrique fantôme,

    raconte

    comment

    l'expédition

    «

    Dakar

    Djibouti

    »

    menée

    par

    Marcel

    Griaule

    s'est

    appropriée une série d'objets sacrés, des

    «

    konos »,

    par la force,

    l'intimidation

    ou par

    le

    vol

    (Leiris, 1950,

    p. 83).

    Les

    mêmes

    comptes rendus

    de

    collectes circulent

    à propos

    des

    collections

    de musiques

    traditionnelles

    et

    même

    à propos des

    plus respectables,

    comme Ocora

    Radio

    France.

    Les

    chants

    sont

    parfois

    achetés une poignée

    de

    francs à leurs auteurs

    sans qu au

    cun

    roit

    ne soit

    reversé3.

    Le

    pouvoir

    réside aussi dans

    la

    confiscation de la

    parole

    et

    des

    choix

    par les

    programmateurs et

    directeurs de maisons de

    disques.

    Le sujet

    d'énonciation

    n'est

    que

    très

    rarement

    l'inter

    prète,

    même si

    l'évolution

    de

    la

    collection Ocora lui

    laisse

    de

    plus en plus

    la possibilité

    de faire valoir

    son expertise

    sur

    la

    96

    Les collections de

    disques

    de musiques

    du

    monde.

    CULTURE MUSÉES

    N °

    1

  • 8/18/2019 DA Lage - Les Collections de Disques de Musiques Du Monde Entre Patrimonalisation Et Marchandisation

    11/21

    musique. Le livret reste avant tout le lieu d'expression

    du

    col

    lecteur

    ou

    de

    l'expert ethnomusicologue.

    Le réseau

    apparem

    ment

    isse

    qui amène

    directement

    la musique

    à l'auditeur est

    empreint de relations de

    pouvoir

    et de

    domination relatives

    aux conditions de production de la collection.

    Dans ce même souci d'évacuer

    le processus

    de

    production

    historique

    de

    la collection,

    l'analyse des

    catalogues

    d'Ocora

    Radio France

    montre

    que, au fil

    du temps, les noms des

    collec

    teurs

    ont

    peu à peu occultés.

    Ils sont pourtant

    mentionnés en

    gras dans les premiers catalogues (années I960)

    sous

    chaque

    référence de disque

    et

    ils disparaissent peu à

    peu, repoussés

    en fin de

    catalogue,

    classés par ordre

    alphabétique,

    et donc,

    coupés

    de

    l'objet collecté.

    Les

    titres

    des

    disques eux-mêmes

    viennent renforcer l'effet produit par le classement

    adopté

    pour la collection

    :

    ils

    ne mentionnent

    jamais

    le nom

    des

    music

    iens, mais

    le

    nom d'une

    région

    particulière,

    accentuant l'idée

    de collection du monde et

    d'abstraction

    par rapport aux

    condi

    tions

    de productions

    particulières

    de la musique. Les noms des

    artistes sont tout d'abord complètement écartés de

    la

    présenta

    tion

    es disques qui

    se

    limitent

    à

    présenter

    la musique ou

    «

    l'expression musicale

    » de tel ou tel pays ou

    région.

    Ce

    n'est

    que

    dans

    les années 1970 que les noms des

    interprètes com

    mencent à

    être mentionnés, et

    cela uniquement dans les

    som

    maires des

    disques, en aucun

    cas les

    artistes ne donnent leur

    nom à l'album.

    Il

    faut attendre

    1979

    pour que quelques noms

    apparaissent

    sur

    les pochettes.

    Plusieurs éléments expliquent cette apparition des noms

    d'artistes.

    En

    effet, cela rend

    compte

    de plusieurs

    évolutions

    :

    tout d'abord une

    évolution

    des mentalités à propos de

    la

    tradi

    tion

    et

    la

    reconnaissance

    de

    son caractère évolutif,

    reconnais

    sancelaquelle le disque, et notamment

    le

    disque de

    collecte,

    a contribué. En effet, force

    fut faite

    aux

    ethnomusicologues

    de

    constater que deux

    enregistrements

    d'un

    même chant à plu

    sieurs années

    d'intervalle

    différaient,

    et

    que les enregistrements

    de terrain ne pouvaient donc « servir de

    partition

    ».

    La

    seconde

    évolution réside

    dans

    la

    prise

    en compte du

    pouvoir

    transfo

    rmateur

    des « exécutants

    »,

    même si

    celui-ci

    ne

    fonctionnait

    pas

    par révolutions successives, mais après de lentes

    adaptations.

    Il faut

    aussi

    noter

    la

    diversification de

    la collection,

    composée

    à ses

    débuts essentiellement

    de

    musiques

    populaires

    africaines,

    vers des

    musiques

    savantes

    indiennes

    ou

    arabo-andalouses

    pour

    lesquelles la référence au maître ne

    pouvait

    être que difficilement

    passée

    sous

    silence.

    Enfin,

    les interprètes eux-mêmes

    prennent

    peu à peu con

    science

    de leur qualité d'artiste, et

    revendiquent

    leur

    position.

    Les

    disques

    ne sont plus

    uniquement des disques de

    collecte,

    mais aussi des enregistrements en concerts

    ou

    en studio.

    Certains

    disques

    sont

    même complètement axés autour d'un

    interprète,

    97

    Les collections de disques de

    musiques

    du monde.

    riIT.

    TTIRF . M

    II

    S t V M°

    1

  • 8/18/2019 DA Lage - Les Collections de Disques de Musiques Du Monde Entre Patrimonalisation Et Marchandisation

    12/21

    tels

    ceux consacrés à Nusrat Fateh Ali Khan

    ou

    à Munir Bachir.

    Mais ce n'est absolument

    pas

    une

    pratique

    systématique et une

    grande

    partie des pochettes de disques de la

    collection conti

    nue

    signaler uniquement

    la région

    d'origine

    des traditions

    enregistrées. En 1997, sur

    cent

    quatre-vingt-huit références,

    cent seize ne mentionnent

    pas

    le

    nom des

    musiciens. Il faut

    aussi

    remarquer

    que,

    a

    contrario,

    les

    deux

    tiers

    des disques de

    musiques

    traditionnelles

    françaises mentionnent le nom des

    interprètes.

    Cela

    peut s'expliquer par la

    conscience

    du carac

    tère

    rtistique de

    leur

    travail de

    la

    part des artistes français,

    plus

    professionnalisés

    et

    plus

    proches des institutions.

    Les

    musiciens de

    musiques

    traditionnelles françaises connaissent

    l'existence

    des

    syndicats professionnels et sont

    insérés dans

    des réseaux qui les protègent. Bien

    sûr,

    il

    est difficile

    de ment

    ionner le nom de

    tous

    les

    musiciens

    ayant pris part à un

    disque

    d'anthologie,

    mais

    beaucoup

    de

    disques

    ne relèvent

    pas

    forcément de cette

    catégorie

    et ne

    mentionnent

    toutefois

    pas

    le nom des interprètes... C'est le

    cas

    par exemple des

    disques Inde Rajasthan, Musiciens du désert

    ou

    encore Inde

    Rajasthan, Musiciens

    populaires

    professionnels. Dans ces

    deux

    exemples,

    les musiciens

    sont

    qualifiés non par

    leur nom, mais

    par leur fonction qui contribue à authentifier le

    disque.

    Le fait de ne pas mentionner le nom des musiciens dénote

    une

    certaine

    idée de

    la

    tradition : si

    celle-ci

    n'évolue pas, le

    nom de

    «

    l'exécutant

    » importe peu, les

    disques sont des docu

    ments

    qui

    rendent

    compte

    de

    la

    réalité

    musicale

    intangible

    d'une

    partie du

    monde. Ne

    pas

    mentionner les noms des

    musi

    ciens

    contribue

    à

    universaliser

    l'exécution, à en accentuer

    l'in-

    temporalité et

    renforce

    le processus décrit par Susan Stewart.

    Nommer

    serait

    donner

    une

    «

    raison

    graphique »

    à des traditions

    « anhistoriques » car basées sur une circulation orale des mythes

    fondateurs.

    Nous

    pourrions

    quasiment parler

    d'un « grapho-

    centrisme

    » de

    la

    collection

    Ocora.

    Il s'agit d'une pratique courante et revendiquée par

    les

    maisons

    de

    disques

    de

    musiques traditionnelles

    qui

    justifient

    leur

    démarche

    par la volonté

    de

    se

    démarquer

    ainsi du secteur

    de

    la

    variété en refusant de

    «

    travailler l'artiste ».

    Les interprètes entre

    anonymat et

    starisation

    Si

    elle

    n'est

    pas

    encore revendiquée, ni pleinement

    effec

    tive, il

    existe une tendance de

    plus

    en

    plus

    grande à

    la starisa

    tion

    es interprètes.

    Celle-ci

    peut s'expliquer

    également

    en

    termes

    économiques :

    la

    diversité

    du catalogue

    en termes de prove

    nances

    régionales

    est

    déjà

    atteinte

    pour

    les

    collections qui

    comptent,

    comme

    Buda Records^

    ou

    Ocora, plus

    de

    cent cinquante

    références.

    De

    plus,

    les

    éditeurs

    considèrent qu'il n'y a plus de

    Les collections

    de disques de

    musiques

    du

    monde...

    r

    IT T. T

    II

    R F. MUSÉES N ° 1

  • 8/18/2019 DA Lage - Les Collections de Disques de Musiques Du Monde Entre Patrimonalisation Et Marchandisation

    13/21

    véritables découvertes

    ethnomusicologiques possibles, la der

    nière

    en date est due à Marcel

    Cellier

    qui enregistre en

    1975

    le

    premier

    album

    du Mystère des voix bulgares. Or, les éditeurs de

    musiques

    traditionnelles

    se

    sentent poussés par

    des distribu

    teurs

    ui

    imposent

    un

    taux de rotation dans les bacs important

    et ne laissent

    pas aux disques

    le temps

    de

    s'installer5,

    les

    distr

    ibuteurs

    demandent

    de

    la

    découverte.

    Si l'évolution

    du catalogue

    ne peut

    se faire en termes de

    diversification des

    provenances, il faut

    jouer sur une autre

    variable

    pour assurer

    la

    croissance de la collection :

    la

    renommée de

    l'artiste. Comment en

    effet justifier

    la sortie

    d'un

    énième disque

    de

    musique

    arabo-andalouse marocaine si

    le

    premier était

    déjà censé donner

    toute l'authenticité musicale

    de

    cette région

    du monde

    ?

    Le disque ne vaut

    alors

    que par l'exceptionnalité

    de

    l'interprétation

    de

    l'orchestre, celui

    d'Abdelkrim

    Raïss par

    exemple.

    Certaines collections

    plus

    récentes

    qu'Ocora

    comme

    la collection

    World Network

    distribuée

    par Harmonia Mundi

    se

    distinguent

    par

    une

    starisation importante des interprètes.

    S'il faut donc envisager

    la

    collection avec

    d'autres

    outils

    que

    ceux de l'analyse

    socio-économique,

    en prenant

    aussi

    en

    compte

    l'importance des paramètres techniques, éthiques voire

    idéologiques,

    certains paramètres

    se trouvent objets de tension

    entre

    la volonté de présenter un « monde authentique

    »,

    lisse

    et

    transparent

    et

    la

    rationalisation du

    marché

    du disque.

    Les

    pratiques éditoriales, de

    constitution

    de la collection, la starisa

    tion

    es

    interprètes

    concentrent

    ces

    points

    de

    tension.

    CONCLUSION : QUAND

    «

    PATRIMONIALISATION

    »

    RIME AVEC « LIBRE

    CIRCULATION

    »

    L es collections

    de disques de

    musiques du

    monde

    sont

    contemporaines de la

    naissance

    de nouvelles notions

    qui

    voient

    le

    jour

    après

    la

    Seconde

    Guerre

    mondiale

    et

    qui

    se

    renforceront

    avec la décolonisation : les idées de « dialogue

    entre

    les cultures

    »,

    d'« histoire mondiale »

    ou

    « universelle

    »,

    mais

    aussi

    de

    «

    patrimoine commun de

    l'humanité » portées,

    entre autres, par l'Unesco. L'idée de

    dialogue

    entre

    les cultures

    et

    ses

    corollaires, conçue dans le cadre

    d'une

    libre circulation

    des idées

    et

    des cultures, est l'une des réponses que l'Occident

    invente

    pour faire face à

    la

    question que lui pose le «

    réveil

    des

    peuples

    ». La patrimonialisation et

    la

    mise en

    valeur

    du

    patr

    imoine

    matériel

    dans

    un

    premier temps,

    puis la

    prise en

    compte

    du

    patrimoine

    immatériel

    apparaissent

    pour l'Unesco l'une

    des

    voies possibles au

    développement

    des

    pays

    du Sud. En 1996, le

    septième chapitre du rapport Notre

    diversité créatrice

    s'intitulait

    99

    Les collections

    de disques de

    musiques

    du

    monde.

    CULTURE M TT S t ¥. S N °

    1

  • 8/18/2019 DA Lage - Les Collections de Disques de Musiques Du Monde Entre Patrimonalisation Et Marchandisation

    14/21

    « Le

    patrimoine culturel

    au

    service

    du développement » (Perez

    de

    Cuellar,

    1996).

    Si

    l'article

    ne cache

    pas les problèmes

    liés

    à

    la

    constitution

    d'une

    véritable «

    industrie

    du

    patrimoine

    » :

    sites

    abîmés

    par un

    tourisme de masse,

    répartition

    inégale

    des richesses

    tirées du

    tourisme

    culturel... il n'en

    reste pas

    moins que le

    cœur de

    la politique

    de l'Unesco

    est

    de

    relier

    à

    la

    fois

    la

    logique

    muséale

    et

    celle

    du marché. Le

    classement

    de musiques tradi

    tionnelles dans

    la catégorie «

    patrimoine intangible

    de l'human

    itépermet de leur

    donner

    une

    valeur d'échange. L'Unesco

    tente de trouver des solutions

    qui

    permettraient

    la

    valorisation

    du patrimoine

    culturel

    dans le cadre d'une

    conception

    libre-

    échangiste de la

    culture,

    les

    difficultés

    qu'elle rencontre mont

    rent

    bien les tensions entre un

    modèle

    de

    développement

    fondé

    sur

    l'appropriation privée

    et

    la

    circulation

    de biens

    et

    de ser

    vice

    et ces

    mêmes

    « biens », collectifs, publics

    et

    difficilement

    attribuables.

    L'Unesco

    se

    heurte

    à des

    problèmes

    de définition :

    qu'est-

    ce

    que

    le

    «

    folklore », et dans le folklore

    que

    doit-on protéger ?

    De même l'attribution de «

    l'origine

    ethnique

    de

    la

    tradition

    pose

    problème

    : dans un chant flamenco, comme d'ailleurs dans

    tout

    chant

    traditionnel, les

    origines sont

    syncrétiques ;

    comment

    rémunérer

    la

    «

    propriété

    intellectuelle », que devient le «

    droit

    d'auteur » dans ce cas

    ?

    Si d'un point de

    vue pragmatique, lor

    squ'un patrimoine

    culturel

    appartient à

    un

    groupe spécifique,

    c'est

    à

    lui que les

    redevances

    doivent

    aller

    si

    l'on veut le

    pré

    server

    d'un

    point

    de vue

    pratique, la

    question

    est

    plus

    problé

    matique

    :

    quand décide-t-on que

    telle tradition appartient à

    un

    groupe

    unique ? L'Unesco

    se

    heurte également

    au

    refus des

    pays

    à

    adopter

    les mesures de

    rétribution et

    de protection que

    l'organisation préconise. Enfin

    reste un problème

    majeur, lié

    aux questions de définitions déjà mentionnées :

    celui

    de l i

    nventaire

    et

    du choix : qui recense, inventorie, classe et

    définit

    le «

    patrimoine

    culturel »,

    grâce

    à

    quelles

    techniques, au sein de

    quels dispositifs, de

    quels

    réseaux ?

    Les politiques de

    patrimonialisation

    du «

    patrimoine cultu

    rel sont

    soutenues

    par la notion heuristique

    d'authenticité

    qui

    permet le passage

    du musée au marché. La notion

    d'authentic

     té

    evient

    dans

    la

    bouche des directeurs de

    collection,

    elle

    est

    présente dans

    les

    éditoriaux

    des

    catalogues commerciaux, dans

    les publicités, sur les pochettes de disques

    et

    dans les livrets.

    L'analyse des

    discours montre que

    cette

    notion

    d'authenticité a

    à voir avec

    la

    construction

    d'un

    principe de vérité,

    elle

    est ce

    qui

    est

    «

    réellement

    »

    ou

    ce qui était «

    réellement

    ».

    Louis

    Quéré

    définit de

    la

    même

    façon

    l'authenticité comme «

    la

    conformité

    avec

    la

    nature des choses » (Quéré,

    1982,

    p.

    108-109).

    Faire appel

    à

    l'authenticité

    de

    façon

    quasi permanente

    implique donc de

    naturaliser les

    musiques

    du

    monde, et

    de ce fait leur enlever

    toute

    historicité. L'évolution

    du vocabulaire

    employé

    dans les

    100

    Les collections

    de disques de

    musiques

    du

    monde.

    culture musées n° 1

  • 8/18/2019 DA Lage - Les Collections de Disques de Musiques Du Monde Entre Patrimonalisation Et Marchandisation

    15/21

    textes de l'Unesco

    (le

    passage de

    la

    qualification « patrimoine

    traditionnel et culturel »

    à celle de

    «

    patrimoine

    intangible »)

    est significative de

    la conception

    finalement

    réifiante de

    la

    culture traditionnelle. La culture

    objectivée peut

    entrer

    dans le

    processus de circulation capitaliste, devenir une richesse à exploi

    terur le modèle

    patrimonial pour

    construire et soutenir

    un

    processus de développement

    occidentalisé.

    L'ethnomusicologie,

    ou l'édition

    d'urgence est

    un

    thème

    développé

    par

    des

    chercheurs

    et

    repris

    par

    les éditeurs de

    musiques traditionnelles dans

    la

    même optique et dans les

    mêmes

    institutions.

    Ils justifient leur

    activité

    commerciale par

    la

    construction d'un discours

    messianique qui

    s'articule autour de

    la

    défense

    d'un

    patrimoine.

    Ce messianisme

    est

    présent

    dès

    l'origine de

    la

    création des labels, l'activisme des

    chercheurs

    sur le terrain les

    conduit

    à développer les thèmes de « l ethn

    omusicologie

    d'urgence

    »

    et de la

    « sauvegarde » qui

    président

    à la

    création

    de

    nombreux fonds d'archives et

    qui

    soutiennent

    encore aujourd'hui

    nombre d'initiatives

    de

    collecte et

    de création

    de collection. Alain Daniélou pour l'Unesco, Pierre Schaeffer pour

    Ocora sont parmi

    les pionniers du concept.

    Il s'agit de préserv

    er,e sauvegarder des traditions en péril face à la modernité

    destructrice et

    aux

    ravages de

    la

    colonisation.

    Paradoxalement, ce sont les

    pays

    porteurs de cette modern

    ité

    ui

    organisent la sauvegarde des traditions mises en « danger »

    par

    leurs

    pratiques. À ce titre, l'exemple

    d'Ocora Radio

    France

    est

    frappant.

    Lorsque

    Pierre Schaeffer

    décide

    de

    doter

    l'Office

    de coopération radiophonique d'une division d'exploitation

    dans laquelle

    il

    intègre une «

    phonothèque

    qui sert

    notamment

    à éditer dans le commerce des disques

    d'expression

    africaine

    authentique »,

    il

    était surtout sensible au risque de disparition

    des pratiques

    musicales

    soumises

    à

    la

    concurrence

    de la radio.

    Marc

    Guillaume souligne que « les politiques de conservation se

    donnent comme évidence.

    Elles se

    naturalisent

    » Qeudy,

    1990,

    p. 13). La construction de

    l'authenticité et l'affirmation

    de l u

    rgence d'une mission

    de

    sauvegarde sont

    les

    instruments

    de

    cette

    naturalisation.

    L'ambiguïté de

    la

    vocation

    muséale,

    quasi

    messianique

    qu'affiche

    Ocora

    dès

    ses

    débuts, est également

    présente dans

    le désir de ses dirigeants de

    briser

    les

    frontières

    de

    la

    connais

    sancefin de permettre

    à tous

    l'accès

    à

    toutes

    les

    cultures. La

    collection traduit

    la

    tension entre

    la

    volonté

    d'universalité,

    «

    d'écoute

    universelle » pour reprendre les

    termes

    des documents

    officiels de présentation d'Ocora,

    et

    la volonté de préservation

    d'un

    répertoire,

    de

    documents

    épargnés

    par toute

    possibilité

    de mélange, un

    répertoire

    d'ailleurs

    mis

    en danger par l'Ocora

    et cette fameuse

    écoute universelle

    elle-même.

    Nous retrou

    vons

    ci une

    forme

    de ce

    que

    Armand

    Mattelart

    a

    appelé

    «

    l'idéologie planétaire

    »

    (Mattelart, 1999)

    : la défense d'un

    droit

    101

    Les collections de

    disques

    de

    musiques

    du

    monde...

    rilITIlBS

    • MUSÉES

    M °

    1

  • 8/18/2019 DA Lage - Les Collections de Disques de Musiques Du Monde Entre Patrimonalisation Et Marchandisation

    16/21

    inaliénable à la communication des savoirs et des cultures

    qui

    sert de base au libre-échangisme.

    Les

    collections de disques

    sont

    prises en tenaille entre

    deux

    logiques concurrentes : la logique muséale, avec ses normes

    de préservation et ses exigences scientifiques,

    avec

    ses experts

    et ses pratiques, et

    la logique

    du marché

    avec

    ses propres

    règles,

    vue

    comme

    la

    seule

    possibilité d'organiser

    une

    diffusion

    large

    qui permettrait « l'écoute universelle ».

    Les pratiques de collection

    et

    d'exposition

    rendent

    compte de la

    tension, voire des

    ten

    sions, à

    l'oeuvre

    dans le

    monde

    des

    musiques

    traditionnelles.

    Le

    disque

    est l'objet

    où se cristallisent

    ces

    tensions

    : il permet

    la fixation de la

    tradition sur des

    supports

    accumulables et

    archivables,

    mais

    aussi

    communicables

    à

    l'ensemble

    du globe.

    L'époque

    est

    à la

    glorification de

    « la beauté du

    mort

    » (de

    Certeau

    et al., 1970).

    La

    genèse

    de la

    collection

    montre bien

    qu'au

    départ,

    il y

    a

    un

    mort

    :

    la

    musique

    reconstruite,

    sauve

    gardée et désincarnée par le

    biais

    du disque est confiée à des

    chercheurs, à un

    public

    d'amateurs éclairés.

    Ce public et

    ces

    universitaires

    ont

    « assez de distance » pour se préserver de

    son

    influence, de

    tous les

    relents de magie, de religiosité

    ou

    de

    rituels qu'elle contient. La

    musique

    désarmée peut être livrée à

    l'étude puis vendue.

    Les

    paradoxes

    de

    l'authenticité

    La collection et l'exposition de la collection nécessitent

    la

    mise

    en œuvre de techniques de collectage, de stockage, d en

    registrement

    de

    mise

    en marché,

    elles

    relèvent d'abord

    d'un

    choix : que conserver, que

    donner

    à

    écouter

    à l'auditeur ? Elles

    relèvent ensuite d'une mise en œuvre, d'une reconstruction

    du

    monde suivant

    des

    principes de classement qui portent en eux

    des représentations du « monde authentique ». Si « le monde l'a

    composée pour vous6 »,

    la

    collection est le fruit de choix édito-

    riaux qui

    la

    structurent.

    Toute l'ambiguïté de ces collections

    réside dans

    l'authenticité

    proclamée

    du

    monde

    traditionnel

    qu'elles nous donnent à

    écouter et

    dans

    la

    réalité de

    la

    cons

    truction d'un dispositif d'exposition.

    La notion d'authenticité

    apparaît

    comme le tiers symboli

    sant

    u

    monde des

    musiques

    traditionnelles en

    permettant

    de

    masquer les

    opérations

    de médiation nécessaires à la

    cons

    truction de ces dispositifs7

    ainsi qu'à la

    production des catégor

    ies.

    'enjeu

    pour les acteurs

    est alors

    d'influer

    sur

    cette notion

    charnière,

    ce

    tiers

    symbolisant d'authenticité. La

    construction

    du «

    patrimoine universel

    »

    repose

    sur

    la notion heuristique d au

    thenticité construction

    collective

    d'un réseau

    de médiations

    garantie par différents dispositifs

    qui

    s'effacent pour

    la

    natural

    iser. 'étude de ces

    dispositifs

    révèle plusieurs

    paradoxes.

    Le

    102

    Les collections de

    disques

    de musiques

    du

    monde.

    rni.TlISF . MITKFFS N° 1

  • 8/18/2019 DA Lage - Les Collections de Disques de Musiques Du Monde Entre Patrimonalisation Et Marchandisation

    17/21

    premier,

    celui

    que nous

    avons en partie

    traité

    ici, est d'affirmer

    le

    caractère

    non

    marchand

    du « produit fabriqué ». Or

    ce

    « produit »

    est inscrit

    par

    le

    biais de la collection ou du spectacle

    dans le

    patrimoine

    universel,

    dans

    un

    nouveau système de

    valorisation

    marchande,

    qui

    peut être

    celui

    du tourisme culturel dans le

    cas

    de monuments classés ou

    encore

    du

    marché

    du disque.

    Le

    second

    paradoxe

    réside

    dans

    l'opposition

    entre

    l'archaïsme

    revendiqué de la musique

    et

    les

    moyens

    techniques

    perfec

    tionnés

    qui

    permettent de la faire voyager

    « sans

    la

    transformer »

    :

    depuis l'organisation de

    la

    mission de collecte jusqu'au trait

    ement des bandes

    et

    aux systèmes de stockage

    et

    d'approvi

    sionnement informatisés de la fnac. « Sans

    la

    transformer

    »,

    la

    clé est peut-être là,

    dans la volonté de

    conformité

    de

    transmis

    sionirecte qui masque toutes les opérations nécessaires non

    à la

    renaissance

    de la

    musique, mais

    bien à

    sa re-création.

    L'authenticité

    est

    une

    notion

    paradoxale,

    qui

    ne peut

    fonc

    tionner

    qu'en

    acceptant

    la

    rupture

    préalable

    entre le passé et

    le présent

    ou

    entre l'ici et Tailleurs, la

    collection ou

    le spectacle

    authentique

    permettant de faire

    le lien entre

    ces deux termes

    incommensurables. Le spectacle

    ou

    le disque authentique agit

    comme

    un pont, un

    lien

    transparent : un miracle. Pourtant tous

    les mystères ne

    sont

    pas

    nécessairement

    des miracles.

    L'authent

    icitéensée garantir

    la

    conformité de

    la

    représentation

    avec la

    nature des choses fonctionne grâce à

    un

    réseau

    et

    à des dispos

    itifsde

    médiation plus ou

    moins

    opaques

    et

    complexes

    inté

    grant

    des

    hommes,

    des

    idées,

    des

    techniques,

    des discours...

    Le

    monde que

    nous donnent à écouter

    les

    collections, mais

    aussi les spectacles de musiques

    traditionnelles, est

    un monde

    construit

    et

    non

    donné.

    Elles

    reposent

    sur de purs

    fantasmes

    :

    fantasme d'un monde composé de cultures identifiables

    et

    col-

    lectionnables, fantasme

    d'un

    public

    idéal qui se

    passerait de

    médiations. Or les

    dispositifs de collection et d'exposition

    sont

    opaques et

    il convient

    de ne pas les simplifier, mais au

    contraire

    de les envisager dans

    toute leur

    complexité, ne pas séparer

    l'objet « musiques du monde » de sa « constellation » (Adorno,

    1989),

    mais

    au

    contraire

    l'envisager

    comme

    un

    collectif

    d'hommes,

    de

    supports

    physiques, d'institutions en perpétuelle interaction.

    L'oubli de la constellation de la collection

    revient

    non

    pas

    à

    combler le

    fossé qui sépare

    l'auditeur

    du

    producteur de

    la

    musique, mais à

    rapprocher artificiellement

    les deux

    rives,

    donnant corps au fantasme de

    la

    communication interculturelle

    parfaite,

    transparente, miraculeuse. C'est autour de

    la

    multipli

    cation

    es

    discours

    « miraculeux »

    (touristiques,

    spectaculaires...)

    qu'il

    serait

    intéressant de continuer à porter notre attention afin

    de

    mettre

    au

    jour

    les

    dispositifs

    qui les sous-tendent.

    É.

    D.

    L.-R

    université Charles-de-Gaulle Lille-III

    103

    Les

    collections

    de disques de

    musiques

    du monde.

    culture musées n° 1

  • 8/18/2019 DA Lage - Les Collections de Disques de Musiques Du Monde Entre Patrimonalisation Et Marchandisation

    18/21

    NOTES RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

    1

    Les

    sor

    3

    : Danses

    et

    chants

    ba-

    moun

    et

    sor 4 : Rythmes et chants

    du

    Niger,

    les ocr 11 : République

    Centrafricaine,

    17 :

    Musiques

    daho

    méennes 18 : Valiha Madagascar,

    20

    :

    La

    Musique

    des

    griots,

    sachant

    que

    le disque ocr 13

    Hymnes

    nationaux des États africains

    et

    malgaches

    est devenu

    ocr 31 et

    n'a

    donc

    pas,

    lui non plus, dis

    paru

    de

    la

    collection.

    2. Serge-Noël Ranaïvo est

    le

    coordi

    nateur

    technique d'Ocora.

    3. Les

    musiques

    traditionnelles

    relè

    vent

    du

    domaine

    public. Sur

    le

    plan juridique,

    le

    collecteur

    de

    musiques

    traditionnelles constitue

    une

    exception

    parmi les

    ethnolo

    gues

    il bénéficie

    du titre «

    d'au

    teur »

    de son

    enregistrement et

    non de simple producteur dès lors

    que

    celui-ci est présenté comme

    une anthologie.

    4. Buda

    Records

    est une maison

    de

    disques française privée

    qui édite

    une importante

    collection de

    disques

    de

    musique traditionnelle.

    5.

    Voir

    la

    lettre

    ouverte des product

    eurs

    éunis

    dans le réseau Zone

    franche à

    la

    fnac

    (www.

    zone-

    franche, org .

    6. Slogan

    d'Ocora

    Radio France.

    7.

    M.

    Foucault

    les qualifierait

    de

    dis

    positifs de « savoir-pouvoir

    ».

    Adorno

    (T.

    W.). 1989 (1964).

    Le

    Jargon

    de

    l'authenticité.

    Paris

    :

    Payot.

    Certeau

    (M. de),

    Julia

    (D.), Revel

    Q.).

    1970. «

    La Beauté du mort,

    le

    concept

    de

    culture populaire

    » in

    Politique d'aujourd'hui, déc.

    1970,

    p.

    3-23.

    Da Lage-Py (É.). 2000. Des

    chants

    au

    monde,

    la production

    de

    l'authenticité musicale :

    réseaux,

    dispositifs

    et

    médiations.

    Thèse

    de

    doctorat en

    sciences de la

    communication,

    sous

    la

    direc

    tion

    de

    A. Mattelart

    : université

    Paris-VIII.

    Foucault (M.).

    1989. Résumé des cours

    au

    Collège de

    France.

    Paris

    :

    Juillard.

    Huet

    (A.),

    Ion (J.),

    Lefebvre

    (A.),

    Miège (B.), Péron (R.). 1984.

    Capitalisme

    et

    industries cultur

    elles.

    Saint-Martin-d'Hères : pug.

    Jeudy (H. P.) (dir.). 1990.

    Patrimoines

    en folie,

    ministère de

    la Culture

    et

    de la Communication, cahier 5.

    Paris : Maison des sciences

    de

    l'homme (coll. Ethnologie

    de

    la

    France).

    Leiris (M.).

    1950. L'Afrique

    fantôme.

    Paris

    : Gallimard.

    Mattelart (A.).

    1999.

    Histoire

    de

    l'uto

    pie lanétaire,

    de

    la

    cité prophét

    ique la

    société

    globale. Paris :

    La Découverte.

    Perez de Cuellar

    (J.)

    (dir.). 1996.

    Notre diversité

    créatrice.

    Rapport

    de

    la

    Commission

    mondiale

    de

    la

    culture

    et

    du

    développement.

    Paris

    : Unesco.

    Plaquette de présentation de l'Oco-

    ra. 1962. Archives de

    la

    Biblio

    thèque nationale.

    Porter

    (J.). 1990.

    « Documentary re-

    cordings in

    ethnomusicology:

    Theorical and

    methodological

    problems

    » m

    Musical

    Processes,

    Ressources and Technology. Lond

    res.

    Quéré (L.).

    1982.

    Des

    miroirs

    équi

    voques : aux origines

    de

    la com

    munication

    moderne. Paris :

    Aubier Montaigne.

    104

    Les

    collections

    de disques de

    musiques

    du monde.

    culture

    musées n°

    1

  • 8/18/2019 DA Lage - Les Collections de Disques de Musiques Du Monde Entre Patrimonalisation Et Marchandisation

    19/21

    Rivard

    (R.). 1984.

    «

    Redéfinir

    la

    muséol

    ogie in

    Continuité, n° 23.

    Mont

    réal.

    Stewart

    (S.).

    1984.

    On Longing: Narr

    atives ofthe

    Miniature, the

    Gigan-

    tic, the Souvenir, the Collection.

    Baltimore

    :

    Johns

    Hopkins Uni-

    versity

    Press.

    Vandiedonck (D.). 1999.

    Qu'est-ce

    qui

    fait

    tourner

    le disque classique,

    logiques éditoriales

    et

    place des

    interprètes. Lille : Presses univers

    itaires du Septentrion.

    105

    Les collections de disques de

    musiques

    du monde.

    ^ -. . ™ -

  • 8/18/2019 DA Lage - Les Collections de Disques de Musiques Du Monde Entre Patrimonalisation Et Marchandisation

    20/21

    RÉSUMÉS

    .Lie disque de musiques

    traditionnelles

    a

    permis

    de rendre possible

    la mise

    à

    l'écoute

    universelle

    de tra

    dit ions

    musicales

    jusque-là

    inécoutées,

    il a

    également permis

    sa

    fixation

    et

    son

    accumulation

    possible

    au

    sein

    de

    grandes collec

    tions et enfin sa

    mise

    en circulation. En investissant le marché

    du disque et

    en cherchant

    à

    augmenter leur

    diffusion, le monde

    du

    disque traditionnel et

    celui

    de la recherche

    se

    trouvent liés

    au

    sein de

    collections

    placées au cœur de

    logiques concurrentes :

    la

    logique du musée

    et la constitution

    de

    collections

    en vue

    d'une exposition, et les

    logiques

    marchandes et industrielles

    qui

    traversent

    les mondes de

    la

    musique. Logiques muséales

    et

    logiques

    marchandes, art et culture, le monde des musiques tr

    aditionnelles révèle

    des pratiques atypiques

    dans

    les mondes de

    la

    musique

    et

    interroge

    en

    retour

    la

    conception

    «

    classique

    »

    de

    la

    notion

    de

    patrimoine et

    d'authenticité.

    1

    bie

    traditional

    music

    CD

    bas made it pos

    sible to putformerly unheard-of

    musical

    traditions

    witbin eve-

    ryone's

    earsbot. It

    bas also given this music

    a

    place and

    a

    potentially

    growing présence in large

    recording collections and

    on tbe

    market.

    By investing

    in the CD

    marketplace

    and looking

    for ways

    to

    increase

    this

    music

    's

    broadcast,

    the

    traditional

    CD

    domain and that of research

    find

    themselves linked together

    within those

    collections

    that

    operate

    within

    competing logics

    -

    on

    the one hand,

    a

    muséum logic and collection acquisitions

    (with

    exhibition

    in

    mind), and

    on

    the

    other,

    trade

    and indus-

    trial

    logics that traverse every

    music

    world. Between muséum

    logics and

    trade logics,

    art

    and

    culture, the

    world

    of traditional

    music

    reveals unusual practices in the

    music

    world and quest

    ions,

    consequently,

    the

    'classicaV conception ofthe

    idea

    ofcultural

    héritage and

    authenticity.

    disco de mûsicas tradicionales

    ha

    per-

    mitido

    que se

    haga

    posible

    difundir por

    todo

    el mundo las tra-

    diciones

    musicales

    hasta

    ahora

    ignoradas, asimismo ha permitido

    su

    fijaciôn

    y

    su

    acumulaciôn posible

    en el seno

    de

    grandes

    colecciones

    y

    por fin su

    puesta

    en circulaciôn. Al apropiarse

    del

    mercado

    del

    disco y al buscar aumentar su

    difusiôn,

    el

    mundo

    del

    disco tradicional y el de la investigaciôn se

    hallan

    ligados

    en el

    seno

    de colecciones

    situadas

    en el

    centro

    de

    lôgicas

    concurrentes

    :

    la

    lôgica del

    museo

    y

    la constituciôn

    de

    colecciones en vistas de una exposiciôn, y las lôgicas

    mercant

    iles

    industriales

    que

    cruzan los mundos de

    la mûsica.

    106

    Les

    collections

    de disques de

    musiques

    du monde.

    culture

    musées n°

    1

  • 8/18/2019 DA Lage - Les Collections de Disques de Musiques Du Monde Entre Patrimonalisation Et Marchandisation

    21/21

    Logicas

    « museales » y lôgicas mercantiles, arte y

    cultura,

    el

    mundo

    de las

    mûsicas

    tradicionales

    révéla

    prâcticas

    atîpicas

    en

    los mundos

    de

    la mûsica

    y contrainterroga

    la

    concepciôn

    «

    clâsica

    » de la nociôn de

    patrimonio

    y de

    autenticidad.