l'avenir de l'or

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ANDRÉ PIETTRE L'AVENIR DE L'OR S ouvent monnaie varie... Il y a un an, on ne parlait que de démonétisation de l'or. Aujourd'hui le dollar est de nouveau défini en or, et le cours du métal et des pièces sur le marché libre gravit des sommets. Que penser de ces sautes d'humeur ? Pour y répondre, il nous faudra remonter assez loin dans le passé. La complexité du sujet nous ordonnera aussi d'être le plus clair, c'est-à-dire le plus simple possible : on nous excusera de n'avoir jamais cru que pour être savant et encore moins pour être vrai, il était nécessaire d'être obscur. I. — L'OR, PEAU DE CHAGRIN DÈS LE XIX E SIÈCLE : LE RÈGNE DE L'OR ET SON PARTAGE... Un premier fait domine la question : dans l'ensemble des moyens de paiements, l'or ne cesse de reculer. Et son déclin ne date pas d'hier, mais de l'époque même de son triomphe. C'est au moment où il supplantait son rival millénaire, l'argent, dans la seconde moitié du xix e siècle, que l'or a vu se multiplier à ses côtés les « signes » monétaires — billets de banque princi- palement dans les pays latins, et chèques dans les pays anglo- saxons qui en furent les inventeurs. Qu'on en juge par cette statistique globale, relative à l'Angle- terre, la France et les Etats-Unis : MONNAIE MÉTALLIQUE BILLETS MONNAIE SCRIPTURALE 1815 67 % dont or : 33 % 27 % 6 % argent : 34 % 1913 13 % dont or : 10 % 19 % 68 % (1) argent : 3 °/o (1) R. Sedillot, Histoire de l'or, Fayard, 1972, p. 258. Indications analogues dans R. Triffin, Le système monétaire international, trad. française, Firmin Didot, 1969, p. 53 et 79.

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Page 1: L'AVENIR DE L'OR

ANDRÉ PIETTRE

L'AVENIR DE L'OR

Souvent monnaie varie... I l y a un an, on ne parlait que de démonét i sa t ion de l'or. Aujourd'hui le dollar est de nouveau

défini en or, et le cours du méta l et des pièces sur le m a r c h é libre gravit des sommets. Que penser de ces sautes d'humeur ?

Pour y répondre , i l nous faudra remonter assez loin dans le passé. L a complexi té du sujet nous ordonnera aussi d 'ê t re le plus clair, c'est-à-dire le plus simple possible : on nous excusera de n'avoir jamais cru que pour ê t re savant et encore moins pour ê t re vrai, i l é tai t nécessaire d 'être obscur.

I. — L 'OR, P E A U D E C H A G R I N

DÈS L E XIX E SIÈCLE : L E RÈGNE DE L'OR ET SON PARTAGE.. .

Un premier fait domine la question : dans l'ensemble des moyens de paiements, l'or ne cesse de reculer. E t son déclin ne date pas d'hier, mais de l 'époque m ê m e de son triomphe.

C'est au moment où i l supplantait son rival mil lénaire, l'argent, dans la seconde moit ié du x i x e siècle, que l'or a vu se multiplier à ses côtés les « signes » moné ta i res — billets de banque princi­palement dans les pays latins, et chèques dans les pays anglo-saxons qui en furent les inventeurs.

Qu'on en juge par cette statistique globale, relative à l'Angle­terre, la France et les Etats-Unis :

MONNAIE MÉTALLIQUE BILLETS MONNAIE SCRIPTURALE

1815 67 % dont or : 33 % 27 % 6 % argent : 34 %

1913 13 % dont or : 10 % 19 % 68 % (1) argent : 3 °/o

(1) R. Sedillot, Histoire de l'or, Fayard, 1972, p. 258. Indications analogues dans R. Triffin, Le système monétaire international, trad. française, Firmin Didot, 1969, p. 53 et 79.

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Pourquoi une telle prol i férat ion de monnaies « représentatives » aux lieu et place des « espèces » ?

Pour la raison simple mais impér ieuse que la monnaie métal­lique, si considérable alors que fût devenue sa production, n'au­rait jamais suffi à faire face au prodigieux développement des échanges au xix'' siècle (1).

Qu'on en juge par ce rapprochement :

OR. Production mondiale annuelle moyenne en milliers de francs germinal

1841-1850 16 350

1901-1905 60 500 s o l t : x i ' 1

Commerce extérieur en millions de francs germinal

GRANDE-BRETAGNE

FRANCE

ETATS-UNIS

Et pourtant, l'or ne continuait pas moins de « régner » sur l'ensemble du domaine moné ta i re .

I l régnait à l'intérieur comme gage des billets de banque, puis­que ceux-ci étaient, suivant la formule impr imée sur chacun d'eux

1820 1913

(Import. 817 16 640 soit : x 23,7 (Export. 1 009 13 240 - : x 12,9 (Import. 323 8 241 : x 23,0 (Export. 543 6 880 - : x 12,6 (Import. 226 9 151 : x 40,4 (Export. 268 12 580 : x 46,9

(1) Il est bien évident, en effet, que la masse de la monnaie en circula­tion (M) multipliée par sa vitesse de circulation (V) — un billet aui sert dix fois dans la même journée est équivalent à 10 billets oui ne circulent qu'une fois — est identique au total des transactions (T) multiplié par leur prix (P,) soit : MV = TP.

Disons, 100 milliards x 20 = 500 x 4 = 2 000 (à supposer que toutes les transactions soient effectuées à un prix unique de 4).

Si donc les échanges (T) s'élèvent à 600, et si V ne varie pas, il faut que la quantité de monnaie (M) s'élève à 120 pour que les P de leur côté restent stables.

On aura dans notre exemple : 120 x 20 = 600 X 4 = 2 400. Si M dépasse 120, il y aura inflation. Si M reste inférieure à 120, il y aura déflation. Il peut y avoir assurément d'autres causes à l'inflation ou à la déflation

que des causes monétaires. Précisons que dans cette « équation des échanges » M (masse de monnaie

en circulation) englobe la monnaie métallique (M'), la monnaie fiduciaire (M") et la monnaie scripturale (M'") avec la vitesse de circulation propre à chacune d'elle.

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« remboursables en or, à vue et au porteur » (1) (et la monnaie scripturale étai t toujours convertible en billets) ;

Et i l régnait à l'extérieur, comme monnaie internationale pour régler les soldes des balances des pays entre eux.

Par ce fait, l'or exerçait , dans une certaine mesure, un rôle régula teur : en effet, quand un pays s'était ende t té de façon durable à l 'égard de l 'étranger, i l voyait sa réserve d'or diminuer, et i l s'efforçait de rédu i re son endettement (ou d'attirer les capi­taux extér ieurs par une hausse du taux d'escompte), pour ne pas compromettre le gage intér ieur de la monnaie nationale. C'est en ce sens qu'on a pu parler de la « discipline » qu 'exerçai t le système de l'étalon-or.

Que cette discipline fût moins stricte qu'on l'a dit, ce n'est pas douteux. Que la livre sterling (monnaie mono-métal l ique or) ait souvent pris la place de l'or dans les règlements interna­tionaux, c'est également vrai. Que les variations de la production d'or, tan tô t abondante (découvertes de nouvelles mines, 1850 ou 1893), tan tô t raréfiée, ait en t ra îné une certaine • alternance de hausse et de baisse des prix de longue durée (de 30 % environ sur 25 ans), c'est encore exact. Mais m ê m e tempérée , m ê m e in­complète , m ê m e imparfaite, la monarchie de l'or ne contribua pas moins à la stabil i té monéta i re du x i x ' siècle, en Europe en parti­culier.

L ' E N T R E - D E U X GUERRES

Un premier coup fut por té à ce système par la Première Guerre mondiale. Les banques d 'émission des pays bel l igérants ayant demandé aux particuliers de leur remettre les pièces qu'ils déte­naient contre des billets, l'or disparut alors, pour jamais sans doute, de la circulation intér ieure . Le Gold Specie Standard le céda au Gold Bullion Standard (specie = pièces ; bull ion = lingot). L 'or ne garda que sa fonction externe de monnaie internationale.

Si encore i l l'avait gardée !... Mais le souverain amoindri vit bientôt s'installer près de lui et prendre parfois en t iè rement place dans les réserves des banques d'émission, deux de ses vassaux, le dollar et la livre. Du Gold Bullion Standard on passait au Gold Exchange Standard, qui fut préconisé par les experts anglo-saxons en 1922 pour faciliter la reconstitution moné ta i re des pays sans or, en particulier des pays successeurs de l'Autriche-Hongrie.

(1) Ce qui était un demi-mensonge, car jamais le stock d'or d'un pays même riche comme la France n'aurait suffi à rembourser tous les billets, si ceux-ci avaient été présentés au remboursement à la même heure ; mais, sauf temps troublés, les demandes de remboursement étaient limitées et rela­tivement constantes : on jouait donc sur la loi des grands nombres.

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16 L'AVENIR DE L'OR

Système paradoxal en soi, qui gageait certaines monnaies (polo­naise, tchécoslovaque, etc.) sur des monnaies é t rangères (£ et $) ; système commode sans doute pour les pays riches, qui p rê ta ien t non de l'or mais des crédi ts ; mais système dangereux qui permit dès alors une superposition de crédi ts . I l ne fut pas é t ranger à la grande crise de 1930, qui mit provisoirement un terme à son développement .

C'est alors que toutes les monnaies (sauf théor iquement le mark) furent dévaluées, et que la valeur du dollar fut en 1934

1 1 rédui te d' à — d'once d'or (l'once vaut 31,103 g, ce qui

20,6e 35e

donnait au dollar du prés ident Roosevelt un poids de 0,888 g d'or fin). C'est aussi à ce moment que parut le grand ouvrage de J . M . Keynes, la Théorie générale de l'Emploi de l'Intérêt et de la Monnaie, où l'étalon-or et sa « discipline » étaient accusés d'avoir con t r ibué à la crise.

L'AMORCE DU DRAME

La Seconde Guerre passée, la reconstruction des monnaies valut à l'or une restauration plus apparente que réelle.

Sans doute, la conférence de Bretton-Woods sur la reconstruc­tion des monnaies écar ta bien le plan révolut ionnaire de Keynes (celui-ci voulait que l 'évolution internationale reproduis î t l'évolu­tion nationale de la monnaie, et que l'on passâ t de « l'âge des orfèvres » à « celui de la banque ». Comment ? en c réan t une banque mondiale qui aurait reçu une dotation en or des pays riches (en l 'espèce, les Etats-Unis !...) et émis sur ce gage une monnaie vraiment internationale : le « bancor »). Sous l'influence des Américains, ce plan fut écar té . L'on proclama le retour à l'or par la définition des monnaies en par i té fixe par rapport au métal .

Mais d'une part, l'on créa une mini-banque mondiale (1), le Fonds moné ta i re international (F.M.I.) qui reçu t le droit d'accorder aux pays débi teurs des crédi ts à court terme (« droits de tirage ») qu'ils n'auraient pas t rouvés autrement — et c 'était là un nouveau personnage quelque peu mythique qui se glissait à côté du sou­verain et de ses vassaux. D'autre part, le dollar devenait l 'unité de compte internationale ; i l allait servir aux banques centrales de monnaie de réserve universellement acceptée. (Plus tard, la C o m m u n a u t é européenne devait le prendre aussi pour é tabl i r ses comptes, en particulier pour son Fonds agricole.)

Les Etats-Unis réussissaient ainsi une double opéra t ion :

(1) Indépendamment de la Banque internationale de Reconstruction et de Développement (B.I.R.D.).

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gorgés d'or, ils restauraient en droit le système qui garantissait leur t résor ; sollicités de tous, ils établissaient en fait, par leurs prê ts et leurs dons, l'empire du dollar.

Tout alla bien tant que les dollars furent en effet sollicités : ce fut la pér iode du dollar-gap (pénurie de dollars) jusqu'en 1955 environ. De 1951 à 1957 les réserves de Fort-Knox s 'établirent aux environs de 23 milliards de $. Mais le jour vint où l 'Europe, recons­truite grâce à l'aide américaine pour une large part (Plan Mars­hall), r ecommença à exporter, à disposer ainsi d 'excédents exté­rieurs et à pouvoir reconstituer peu à peu ses réserves métal l iques. Celles-ci auraient pu l 'être plus rapidement : les pays dé ten teurs de « balances-dollars » c'est-à-dire de réserves de devises amé­ricaines (rappelons qu'en anglais, balance signifie solde) auraient pu demander leur conversion intégrale en or. Ils l 'évitèrent pour une double raison : ne pas indisposer les Etats-Unis, et tirer de ces devises un intérêt substantiel en les replaçant sur le marché monéta i re amér ica in (en particulier en bons du Trésor des U.S.A.) alors que l'or ne rapporte rien. Une partie des dollars sortis des Etats-Unis leur é ta ient donc re-prêtés ; et cette « duplication de crédits » vigoureusement dénoncée dès 1959 par M . J . Rueff, leur permit de continuer de déverser sur le monde un flux de dollars pour des raisons diverses : aide, interventions militaires, investis­sements.

On assista de ce fait à ce paradoxe : les réserves d'or des Etats-Unis ne cessèrent de diminuer, lentement sans doute, mais substantiellement, tandis que la masse des liquidités internatio­nales, composée essentiellement de dollars (1), ne cessait d'aug­menter :

1958 1961 1964 1968 1969 juin 1971 Etats-Unis

en Réserve-or : 20,5 16,9 15,4 10,8 11,8 10,5 milliards Devises

de $ étrangères dans le monde : 17,0 19,6 24,0 31,9 32,3 55,5

Que les dé ten teurs prissent peur et que la spéculat ion s'en mêlât : tout le système menaçai t de s'effondrer. C'est ce qui se produisit lors d'une première alerte en octobre 1960. Le cours du $ s'éleva alors jusqu ' à 41 $ l'once sur le marché de Londres.

(1) Sur le total des devises, les balances-sterling ne figurent plus aujour­d'hui que pour un peu plus de 3 MM$. Précisons une fois pour toutes que ces statistiques publiées par l'O.N.U. ne concernent que le « monde libre » à l'exclusion des Etats du golfe Persique, de la Chine, de l'Europe orientale, de l'U.R.S.S. et de Cuba.

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Pour sauver la situation fut const i tué le Club des Dix (dix pays plus avancés du F.M.I.) qui s'engageait pratiquement à défendre le dollar (1).

La situation se détendi t et 1' « ère kenedyenne » valut aux Etats-Unis une période de prospér i té dans une remarquable s tabi l i té des prix (1961-1965 compris).

Mais que survînt un nouveau perturbateur, officiel cette fois, qui osât déclarer : « échec au roi ! », et dire tout haut ce que d'autres pensaient tout bas et faisaient prudemment — c'est-à-dire demander le remboursement en or des dollars en réserve — et la situation déjà ébranlée devenait grave. C'est ce que fit le général de Gaulle en 1965-66, mettant ouvertement en cause le Dollar exchange standard : sa volonté d ' indépendance à l 'égard des Etats-Unis rejoignait la stricte orthodoxie monéta i re . On put croire, un moment, que la partie allait ê t re gagnée.

La reine, je veux dire la livre sterling, plus vulnérable encore, ayant été elle-même mise en échec (dévaluat ion du 20 novembre 1967), le dollar, privé de sa p remiè re ligne de défense, fut a t t aqué plus fortement encore, par une spéculat ion massive qui pariait sur sa dépréciat ion (2).

Il ne s'en tira — provisoirement — qu'en refusant de continuer le jeu (3).

Le 17 mars 1968, date fatale entre toutes, les Etats-Unis refu­saient de délivrer de l'or contre du dollar — tout en maintenant sa parité-or —, et, à cette fin ils demandaient aux banques d 'émis­sion du Club des Dix de ne plus acheter de l'or sur le m a r c h é libre. Ils espéraient ainsi qu'en réduisan t la demande d'or à la seule demande de l'industrie et de la thésaur isa t ion (qu'on chif­frera plus loin), le cours du métal ne s'élèverait pas au-delà de

(1) Le groupe ou Club des Dix comprend les Etats-Unis, la Grande-Bre­tagne, la France, l'Allemagne fédérale, l'Italie, la Belgique, les Pays-Bas, le Canada et le Japon. La Suisse, qui n'est pas membre du F.M.I. n'en fait pas partie... Le Groupe des Dix n'est pas à confondre avec le Pool de l'or. Celui-ci créé auparavant, en octobre 1960, avec les mêmes pays sauf le Canada et le Japon, instituait la Banque d'Angleterre comme agent des autres banques centrales pour intervenir sur le marché de l'or. Il a été dissous en mars 1968.

(2) La pratique est des plus simples... pour qui en possède les moyens matériels. Il suffit à celui qui détient des dollars ou qui peut s'en faire prêter, d'acheter des marks, des francs, etc., sur la base officielle du moment (pour les francs) de 5,55 F pour 1 $ : soit 5 550 F pour 1 000 $. Lorsque le dollar sera dévalué, son cours en francs s'établira par exemple à 5 F. Dès lors, avec ses 5 550 F, notre spéculateur recevra 5 550 F divisés par 5 = 1 110 $. Bénéfice : 110 $ ou 550 F.

(3) Au jeu d'échecs, on dirait qu'il s'était mis en position d'échec et pat (et non : mat) qui est celle d'où le roi ne peut plus sortir sans se mettre lui-même en échec — ce qui serait indigne d'un roi... La partie, au lieu d'être perdue, est alors déclarée nulle.

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35 $ l'once, et que, par là même, le dollar ne serait pas plus déprécié en fait qu' i l n 'était dévalué en droit.

A l'exception de la France, les huit autres grands pays (mem­bres du Club des Dix avec les Etats-Unis) acceptèrent . . . M . Jac­ques Rueff pouvait alors déclarer (25 novembre 1968) devant le Collège des Sciences sociales et économiques : « La question du relèvement du prix de l'or est périmée. Nous avons en effet cessé de vivre sous un régime monétaire à base métallique. »

L'AVANT-DERNIER ACTE

E n réali té, le franc aurait bien pu continuer à faire cavalier seul — et le cavalier à la marche singulière est aux échecs redoutable — ; mais la révolution de mai le mit hors de combat... La Banque de France perdit en un an près des 3/4 de ses réserves d'or et de devises (1967 : 34,6; 1968 : 18,6; 1969 : 9,29 milliards de F.) Le franc dut ê t re dévalué le 8 août 1969.

Ayant t r i omphé du franc, le dollar triomphait quelques mois plus tard du mark. Le dollar é tan t offert en masse contre le mark sur le marché des changes, i l fallait ou que le cours du dollar baissât ou que celui du mark m o n t â t : ce fut celui-ci qui céda (réévaluat ion du D M le 25 octobre 1969).

Il ne restait plus au dollar qu 'à triompher de l'or : c'est ce qui parut se produire à la fin de 1969 lorsque le cours de l'or sur le marché libre, qui s 'était élevé jusqu ' à 43 dollars l'once au prin­temps de 1969, fut r amené en décembre à 35 dollars.

Ce n'est pas tout encore. La défaite de l'or se trouvait encore doublement aggravée : en fait par la prol iférat ion des euro-dollars, cavalerie légère

qui é tendai t à l 'extérieur le champ d'action du dollar ; et en droit par la créat ion ex nihilo (décidée en septembre 1969

et réalisée le 1 e r janvier 1970), de Droits de Tirage spéciaux (D.T.S.) émis par le Fonds moné ta i re international, véri tables « bancors » ou « or-papier », que les banques centrales ont décidé d'accepter entre elles, comme un nouveau moyen de règlements interna­tionaux, à l'égal de l'or (1).

A u total, i l semblait bien à la fin de 1969 que la démonét isa t ion de l 'or était désormais acquise.

(1) Ces D.T.S. — inconvertibles à concurrence de 70 % — sont émis auto­matiquement, chaque année, suivant les quota, c'est-à-dire suivant l'importance de l'économie et du développement des pays membres. Ils ont été fixés à 9 MM 1/2 $ de 1970 à 73. A cette cadence, ils atteindront 35 MM $ en 1980 !...

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II. — R E V A N C H E I M P R E V U E . . .

Mais rien dans les choses monéta i res n'est jamais totalement joué. Nous avons depuis plus d'un an assisté à un retour imprévu du monarque dépossédé. Trois événements y ont concouru.

I. — L'OR RETROUVE U N C L I E N T

Le premier concerne les relations des producteurs d'or d'Afrique du Sud avec le Fonds moné ta i re international (l'Afrique du Sud est aujourd'hui et de t rès loin le principal producteur d'or, comme on le précisera plus loin).

I l va de soi que le diktat amér ica in de mars 1968 interdisant en fait aux principales banques centrales d'acheter de l'or sur le m a r c h é libre, n 'étai t pas fait pour plaire aux producteurs de méta l précieux : ils voyaient se fermer le débouché « monétaire » de leur production (soit la moit ié environ) — réserve faite des banques qui n'avaient pas par t ic ipé à 1' « accord » — pour ne garder que le débouché « industriel » et celui de la thésaur isa t ion . De là une vive tension entre les au tor i tés de Washington et celles de Pretoria.

Finalement, à la veille de Noël 1969, le ministre des Finances d'Afrique du Sud, M . Nicolas Diederichs conclut à Rome avec le sous-secrétaire au Trésor des Etats-Unis, M . Paul Vocker, un ac­cord secret qui fut approuvé le 31-12-69 par le F.M.I. , contre l'avis de la France.

Cet accord a autor isé l'Afrique du Sud à reprendre ses ventes d'or au F.M.I . dès lors que le cours tombe à 35 $ l'once, non plus, toutefois, en quant i tés il l imitées, mais dans la limite des quant i tés requises pour équi l ibrer sa balance des paiements (1). L'Afrique du Sud perd donc sa position privilégiée de jadis : elle n'a plus qu'un seul gros acheteur, le F.M.I . à la place de toutes les banques d 'émission ; mais, par rapport au blocus moné ta i re de mars 1968, elle regagne un t rès important débouché .

Sur le plan psychologique, cette r emon tée de l'or a été confortée par la déclarat ion que fit le directeur général du F.M.I. , M . J.-P. Schweitzer le 25 septembre 1970 devant l 'Assemblée générale du

(1) Pour un pays producteur d'or, celui-ci est une marchandise comme une autre. Il exporte de l'or comme la Grande-Bretagne au xix e siècle ex­portait du charbon, pour acheter d'autres produits avec cette marchandise. Si l'Afrique du Sud ne pouvait plus exporter d'or, elle serait dans la situa­tion du roi Midas qui, écrivait Montesquieu, « demanda que tout ce qui l'entourait fût changé en or, mais fut obligé de revenir aux dieux pour les prier de finir sa misère »...

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F.M.I . réunie à Copenhague : à savoir que l'or resterait le fon­dement du système moné ta i re malgré le développement des Droits de Tirages spéciaux « qui lui sont liés ».

De fait, l 'Afrique du Sud a vendu en 1970, principalement au F.M.I. , pour 640 millions de $ — plus que la moyenne annuelle de 1950-1959 (520 millions) et de 1960-1969 (450 millions).

Comme le F .M.I . a reçu, en outre, en 1970 une grosse quan t i t é d'or des banques centrales des Etats membres ( 1 795 millions de $) — pour la raison qu'en vertu de ses statuts la « tranche-or », c'est-à-dire la dotation en or versée par ses membres, a été aug­mentée , — on a assisté à un événement nouveau qui mér i te ré­flexion : l'or s'accumule au Fonds monéta i re international ; mais i l diminue dans les réserves des banques d 'émission nationales — essentiellement aux Etats-Unis.

EN FIN D'ANNÉE, EN MILLIONS DE $

1964 1967 1970 mi-1971 Réserve d'or au F.M.I.

2 172 2 100 4 102 4 783 Réserve d'or des banques centrales

40 840 39 505 37 185 36 480

Le F .M.I . deviendrait-il donc à l'avenir le pôle de fixation de l'or ? Question délicate : on y reviendra plus loin.

II. — L E DOLLAR FAIT AMENDE HONORABLE

Le 15 août 1971, le dé tachement du dollar de l 'or étai t pro­clamé par les Etats-Unis à la façon d'une victoire du premier sur le second. La Bourse de New York accueillait l 'événement par une envolée des cours. N'allait-on pas vers un nouveau sys­tème réc lamé par certains (en particulier le professeur Mi l ton Friedman de Chicago) de flexibilité indéfinie des changes ?

Quatre mois plus tard, le 16 décembre 1971, les événements avaient jugé : le dollar était officiellement dévalué et défini par

1 1 un nouveau poids d'or (— d'once au lieu de — environ).

38e 35e

Sans doute (et ceci est grave) le dollar reste inconvertible ; l 'or du Fort-Knox reste b loqué ; i l ne peut sortir ni vers le dehors, ni vers l ' intér ieur des Etats-Unis (puisque la thésaur isa t ion y est interdite, à la différence de la France). Mais la thèse de la démo­nét isat ion de l 'or n'est pas moins tenue en échec : l 'or reste la mesure universelle ; i l demeure l'étalon souverain dans lequel sont

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22 L'AVENIR DE L'OR

définies les monnaies. Non plus monarque absolu (s'il l'a jamais été) ; mais monarque constitutionnel, ou mieux conventionnel — en ce sens que s'il ne gouverne plus les mouvements des balances extér ieures , i l règne toujours comme la référence suprême des monnaies entre elles.

Ici encore, le F.M.I . tire apparemment profit de cette situation. Car l 'unité moné ta i re du F.M.I . qui était le dollar, n'a pas été, elle, dévaluée. Il existe donc aujourd'hui deux sortes de dollars :

1 le dollar dévalué des Etats-Unis de — d'once,

1 38" le dollar intact du F.M.I . de — d'once.

35e

Ce dernier ne devrait plus ê t re appelé dollar, mais Unité F .M.I . Quant 'au dollar des Etats-Unis, sa situation reste ambiguë .

Jusque-là (ou plutôt jusqu'en mars 1968), définition d'une monnaie en or et convertibil i té étaient soudées : ou bien une monnaie étai t ra t tachée à l'or et elle était convertible ; ou bien, elle n 'é ta i t plus définie en or et elle devenait inconvertible. Définir une monnaie en un poids d'or et refuser d 'échanger ses représen ta t ions (billets, crédits...) en métal précieux, équivaut à peu près à dire : « Le sac en cuir que vous voyez à l'étalage vaut 300 F ; mais je n'en ai pas à votre disposition, contentez-vous de simili-cuir. »

Les autor i tés monéta i res , de gré ou de force, ont j u squ ' à pré­sent accepté à peu près ce langage, pour la raison que, dans les transactions internationales, le simili-dollar est toujours accepté comme la monnaie universelle. Sur ce point, nous en sommes toujours à l 'étalon-dollar. Mais la confiance dans la valeur réelle de celui-là n'est pas pour autant revenue. L a preuve en est que l'or continue d 'être demandé par la thésaur isa t ion .

III. — LES COURS DE L'OR S'ÉLÈVENT SUR L E MARCHÉ LIBRE

Etalon souverain, l'or continue d 'ê t re regardé comme l'ultime refuge des valeurs. Des trois fonctions de la monnaie (mesure des valeurs ; in te rmédia i re dans les échanges ; réserve de valeur) l 'or a en large part perdu la seconde ; mais i l garde les deux autres, et s ingul ièrement la dernière .

Trésor suprême, t résor de guerre, et comme tel toujours recher­chée par les au tor i tés politiques : c'est la raison pour laquelle le Pentagone avait fixé à 10 milliards de dollars (approximative­ment à 10 000 tonnes) la réserve d'or minima des Etats-Unis. (De m ê m e en France, en 1938-39, la réserve minima avait é té fixée à

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5 000 tonnes d'or, qui devaient d'ailleurs échapper à l'occupant...) Trésor suprême , réserve de crise : c'est ainsi qu' i l appara î t

également à un certain nombre de particuliers, et c'est l'une des raisons pour lesquelles — la confiance dans le dollar é tant loin d 'ê t re rétabl ie — le cours des lingots comme des pièces a brus­quement mon té sur le marché libre de Londres depuis le débu t de 1972, j u squ ' à atteindre 49 dollars l'once.

Tels sont donc les trois faits — l'or s'accumulant au F.M.I . ; l'or rétabli dans son rôle d 'étalon ; l'or toujours apprécié comme valeur-refuge — qui lui ont valu une revanche imprévue.

III. — ... OU D E R N I E R SURSAUT ?

S'il ne s'agissait pourtant que d'une revanche précai re , d'un ultime sursaut ?...

I. — L E DÉCLIN CONTINU DE L'OR DANS L'ENSEMBLE DES LIQUIDITÉS

INTERNATIONALES

Un premier fait pèse gravement sur son avenir : d 'année en année la place de l'or s'amenuise dans l'ensemble des l iquidités internationales (pays de l 'Est toujours exclus).

EN FIN D'ANNÉE, EN MILLIONS DE $

1964 1967 1970 mi-1971

Réserves d'or mondiales

43 010 41 605 41 285 (41 265)

Liquidités internationales 69 010 74 270 92 510 (104 835)

En sept ans, sa place est tombée de 62 % à 39 %.

Or, les échanges extér ieurs ne cessent de croî t re . Soit aux mêmes dates, pour l'ensemble du monde (U.R.S.S. et pays de l 'Est compris) :

IMP. 160 900 201 200 292 700 (157 800) EXP. '152 200 189 600 278 200 (149 500)

On dira que, parmi ces l iquidités, figure l'afflux de dollars qui fausse tout le système ; soit un peu plus de 60 milliards de dol­lars qui représen ten t l'endettement extér ieur des Etats-Unis, à savoir t rès approximativement :

40 à 45 milliards détenus par les banques centrales 20 à 15 particulières.

C'est vrai. Et i l est certain que la situation moné ta i r e interna­tionale ne sera assainie qu 'à partir du moment où cette énorme

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24 L'AVENIR DE L'OR

« dette extérieure » des Etats-Unis, en partie flottante, sera conso­lidée — c'est-à-dire t ransformée d'une façon ou d'une autre en emprunt à long terme, ouvertement chiffré et officiellement ga­ranti. C'est un autre problème, non encore résolu.

Même s'il l 'était, la question de l'avenir de l'or ne se poserait pas moins — pour de nombreuses raisons.

II. — PRODUCTION ET BESOINS D'OR

La première est celle de l'insuffisance de sa production par rapport aux besoins monéta i res : en termes simples, sa produc­tion n'augmente pas au m ê m e rythme que l'ensemble de celle des autres biens et services. A quoi certains réponden t que la raison tient au fait que le prix (monéta i re ) de l'or est res té bloqué au niveau fixé par le prés ident Roosevelt en avri l 1934 lors de la p remière dévaluat ion du dollar, soit 35 dollars l'once, alors que les prix de l'ensemble des autres biens aux Etats-Unis ont depuis lors plus que doublé. I l faudrait donc doubler le prix de l'or (soit 70 $ l'once) pour le réa jus ter —, d'où l'on pourrait espérer un double bienfait : la production des mines d'or deve­nant beaucoup plus rentable deviendrait beaucoup plus abon­dante ; et d'autre part, le bénéfice — comptable — que le Trésor des Etats-Unis tirerait ainsi du doublement nominal de la valeur de ses réserves d'or lui permettrait de rembourser en dollars-or nouveaux (dévalués de moitié) une partie des réserves-dollars des banques centrales. Telle étai t la solution préconisée avec l'éclat que l'on sait par M . Jacques Rueff avant les événements de 1968 (1).

Son auteur l'a reprise r écemmen t sous une autre forme : la plus-value nominale des encaisses-or des grands pays pourrait ê t re « offerte aux Etats-Unis sous forme de prêt à long terme » de consolidation (Le Monde 1. X I I . 71).

Séduisant en soi, ce plan se heurte cependant à des objections : i l « récompenserait » la spéculat ion, aggraverait la déprécia t ion du dollar, favoriserait les pays de l 'Est dont la production d'or, minime aujourd'hui, pourrait devenir rentable, etc.. I l est diffi­cile d'en juger.

Permettrait-il d 'améliorer les conditions souvent t rès dures,

(1) En 1966-67, les Etats-Unis disposaient encore de 13 milliards et demi de $ d'or, alors que leur endettement au dehors (balances-dollars) n'était que de 13 à 15 milliards. On aurait donc eu : — aux Etats-Unis : réserve or X 2 27 MM$ nouveaux — remboursement en or des balances $ : — 14 MM$ nouveaux

— serait resté aux E.-U. en or 13 MM$ nouveaux — remplacement des balances $ en Europe et ailleurs par de l'or.

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L'AVENIR DE L'OR 25

voire inhumaines, de la main-d 'œuvre des mines d'or, principa­lement en Afrique du Sud ? Peut-être... I l faut en effet savoir (mais combien de porteurs d'actions des mines d'or le savent ? combien d 'économistes s'en soucient ?...) i l faut savoir que les producteurs d'Afrique du Sud emploient des travailleurs noirs, à bas niveau de vie, qu'ils font venir principalement du Mozam­bique (généra lement par avion) et qu'ils embauchent pour des contrats de deux ans, à un salaire de moit ié moindre que celui de la main-d 'œuvre locale. Or les salaires représen ten t p rès de 45 % des coûts d'exploitation...

C'est dire que seul un très fort re lèvement du prix de l'or, — accompagné aussi d'un changement de mentali té. . . — aurait pu, ou pourrait dans l'avenir, amél iorer sér ieusement les conditions de travail.

Les adversaires d'une réévaluation de l'or, ajoutent qu'i l serait vain de vouloir a r r ê t e r la longue évolution qui tend (nous l'avons vu) vers une dé-matérialisation de la monnaie ; qu ' i l suffit de veiller à ce que la créat ion de monnaie bancaire (comme celle des D.T.S.) ne soit pas inflationniste (comme le fut le Dollar exchange standard) ; et que, à tout prendre, l'action concer tée des banques centrales entre elles ou au sein d'un organisme interna­tional — pourvu qu'i l ne soit pas sous la coupe d'une grande puissance — ne comporte pas plus de risque qu'un système fondé sur une monnaie méta l l ique : est-il rationnel de faire d'une mar­chandise m ê m e précieuse, mais dont la production est finalement soumise aux aléas de toute production (découver te de nouvelles mines, de nouveaux procédés techniques, etc) — le pivot de tout un sys tème moné ta i re ?

III. — PERSPECTIVES SUR LA PRODUCTION D'OR

Que réserve, d'ailleurs, l'avenir des mines d'or ? Les belles an­nées récentes ne sont-elles pas comptées ? Qu'on en juge par ces données : non compris les pays de l 'Est, la production annuelle d'or a ainsi évolué (en milliers d'onces de fin)

1929 1946 1964 1968 TOTAL : 18 340 21430 40170 40420

AFRIQUE DU SUD 10 412 11927 29 137 31 169 CANADA 1928 5 333 3 835 2 688 ETATS-UNIS 2 059 4 870 1 575 1 533 AUSTRALIE 427 1 644 824 815(1)

(1) X. Boisselier, La politique aurifère de l'Afrique du Sud, Economie appliquée, 1970, n° 4, Droz, Genève).

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26 L'AVENIR DE L'OR

Deux faits sont évidents : 1") la production d'or a cons idérablement augmenté depuis la crise des années 30 : elle a été s t imulée alors par la dévaluat ion de la livre sterling ; 2°) dans cet accroissement, l'Afrique du Sud a pris une part p répondé ran te : de moitié dans la production totale, elle est passée aux trois quarts. A l ' intérieur même de l'Afrique du Sud, les mines anciennes du Transvaal qui produisent encore la moitié de l'or extrait, deviennent de moins en moins rentables en raison de la hausse des coûts ; et ce sont les mines nou­velles de l'Etat libre d'Orange qui prennent la relève — mais pour un temps é t ro i t ement l imité.

Dans les conditions présentes , en effet — à supposer que de nouveaux gisements ne soient pas découver ts , ou que de nouvelles techniques de transmutation des métaux ne modifient pas profon­démen t la production (réal isant le rêve des alchimistes) — i l faut s'attendre, d 'après certains experts à ce que le Transvaal soit peu à peu éliminé et que la production d'Afrique du Sud tombe vers 1980 à la moitié de ce qu'elle est actuellement (soit de 15 à 18 mil ­lions d'onces au lieu de 31). Elle ne cesserait de diminuer par la suite pour n 'ê t re plus en 1995 que de 3 à 4 millions d'onces. Notre collègue X . Boisselier, spécialiste en la mat iè re , ne craint pas d 'écrire : « avant même que le xx e siècle ait pris fin, l'industrie de l'or d'Afrique du Sud aura disparu » (1).

Mais alors la question rebondit : devenant plus rare, l'or ne deviendrait-il pas aussi d'autant plus précieux que, dans le m ê m e temps, la demande industrielle de l'or ne cesse de croî t re ? Jus­qu'en 1942-43, elle ne dépassai t guère 10 % de la production totale (soit 3 millions 1/2 d'onces). Elle s'élève aujourd'hui à près de 50 % (soit 20 millions d'onces — ou 750 millions de $ en 1968). Pourquoi ? d'abord parce que l'or, dont le prix est res té b loqué comme on l'a dit, est devenu en comparaison t rès bon marché , alors que les revenus ont augmenté . E n outre, les industries de pointe (é lectronique et aérospat ia le) sont de grandes consomma­trices du méta l précieux ; or elles iront en se développant .

S'ajoute, enfin, la thésaurisation privée s t imulée actuellement par la défiance à l 'égard du dollar, et donc par l'espoir, renforcé par certaines déclara t ions officielles, d'une nouvelle dévaluation.

On estime qu'actuellement la quant i t é totale d'or dans le monde serait t rès approximativement de 80 milliards de dollars :

(1) Art. cité, p. 765. Cette phrase est soulignée par l'auteur.

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L'AVENIR DE L'OR 27

41 milliards figurent dans les statistiques du « monde libre », comme on l'a vu plus haut ;

15 à 20 seraient répartis dans les autres parties du monde (U.R.S.S., Moyen-Orient, Inde, Chine, etc) ;

20 à 25 seraient thésaurises dont, selon diverses estimations, 5 en­viron en France. Notre pays rejoindrait ainsi par l'importance de la thésaurisation les pays sous-développés...

ET L'OR RUSSE?. . .

Reste le « mystère » de l'or russe. Disons tout d'abord que la monnaie a une faible importance

en régime de planification autoritaire. Si celle-ci étai t totale, elle n'en aurait même aucune. E n fait la monnaie scripturale (chèques, etc.) est réservée en U.R.S.S. aux seules uni tés de production (entreprises) ; les particuliers n'utilisent que la monnaie fiduciaire (billets).

Le commerce extér ieur est également très l imité. I l s'effectue dans les démocra t ies populaires entre elles et avec l 'U.R.S.S. sui­vant un système de clearing bi latéral . Au total, i l reste t rès

1 faible, ne représen tan t qu'un peu plus d' — sur l'ensemble des

10e

échanges mondiaux, moins que celui de la seule Allemagne occi­dentale !

Cependant, — après avoir vi tupéré comme on sait contre l'or « fétiche de fétiche », les autor i tés soviétiques ont en 1950 rat­taché le rouble à l'or sur la base de 0,222 g d'or fin. Par rapport au dollar, son cours s 'établissait à 1 dollar = 4 roubles, ou 1 rouble = 0,25 cents. C'était là un événement considérable dans l'histoire du socialisme : l'or était officiellement reconnu comme étalon monéta i re ! « / / est bien connu, écrivait alors un économiste soviétique, Koslov, que l'or seul peut remplir le rôle de monnaie internationale. » De fait, cet événement a semblé lié à la consti­tution d'une zone rouble « d'ailleurs plus nominale que réelle, le rouble ayant été imposé comme unité de compte internationale aux démocraties populaires » (1).

D'autre part, la Russie soviétique — comme d'ailleurs la Chine, mais celle-ci à un moindre degré — est productrice d'or. Mais i l semble qu'au cours de 35 $ l'once, cours du F.M.I . (dont l 'U.R.S.S. ne fait pas partie, non plus que la Suisse...) l'exploitation des mines soviétiques ne soit pas rentable. L 'U.R.S.S. n'en a pas moins

(1) F. Bistrov, cité in Probl. Econ.. I-VIII-61. Depuis lors, le 15-11-1960. le nouveau rouble a été réévalué à 0,987 g, soit 0 $ 90 cents, afin de couvrir une dévaluation intérieure, les anciens roubles ayant dû être échangés à 10 contre 1 nouveau.

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28 L'AVENIR DE L'OR

vendu de 1955 à 65 des quant i tés non négligeables. Manœuvre machiavél ique pour démol i r le système capitaliste ? Supposition peu convaincante, croyons-nous... Mais elle a cessé brusquement ses ventes en 1968. Pourquoi ? Volonté de se constituer un « tré­sor de guerre » ? Espoir de réévaluat ion de l'or ? Impossible d'y répondre . Seul, ce tableau donnera une indication sur la part de l 'U.R.S.S. dans l'ensemble de la production et de la vente d'or dans le monde.

PRODUCTION MONDIALE D'OR

E T

VENTES D'OR RUSSE

(en millions de dollars)

Offre Demande privée

Ann

ée

Prod

uctio

n da

ns l

e m

onde

li

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Ven

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russ

es

Tot

al

Aug

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(1)

Aut

res

Tot

al

1956 975 150 1125 + 490 165 470 635 1957 1015 260 1275 + 690 195 390 585 1958 1050 220 1270 + 680 200 390 590 1959 1125 300 1425 + 750 220 455 675 1960 1175 200 1375 + 345 265 765 1030 1961 1215 300 1515 + 600 285 630 915 1962 1295 200 1495 + 330 330 835 1165 1963 1355 550 1905 + 840 325 740 1065 1964 1405 450 1855 + 750 430 675 1105 1965 1440 550 1990 + 240 465 1285 (2) 1750 1966 1440 0 1440 — 95 500 (ij 1035 1535

TOTAUX 13 490 3180 16 670 5 620 3380 7670 11050

Source : B.I.S. Annual Report 1965-1966, 1966-1967. X . Boisselier, art. cité p. 783.

IV. — C O N C L U S I O N : O R F E V R E S E T B A N Q U I E R S

Si on laisse de côté cette question de l'or russe, on arrive à une conclusion inattendue, d'un curieux dualisme.

E n véri té, i l n'y a pas un p rob lème de l'or, mais deux pro-

(1) Total pour 12 pays industriels qui fournissent leurs chiffres à la Ban­que des Règlements internationaux.

(2) Dont 150 millions achetés par la Chine communiste. (3) Dont 75 millions de dollars achetés par la Chine communiste. (4) Estimation.

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L'AVENIR DE L'OR 29

b lêmes , parce qu ' i l y a désormais deux sortes d'or : l 'or « libre » et l 'or « monétaire », celui de l'industrie et des thésaur i seurs , et celui des banquiers. E t par là on revient à un lointain passé , tout en s'engageant dans un avenir encore mal défini.

Dans sa fameuse Théorie générale, J . M . Keynes opposait l 'ère des orfèvres qu ' i l croyait révolue, et l 'ère de la banque dont i l esquissait le plan. Erreur de l'esprit de sys tème ! Nous n'avons pas à choisir entre l'un et l'autre : par une t rès curieuse évo­lution, nous avons aujourd'hui les deux à la fois.

L'ÈRE DES ORFÈVRES

A partir du moment où les Etats-Unis ont t en té de fermer le débouché moné ta i re de l'or, qu'ils ont dû réouvr i r en faveur du seul F .M.I . en décembre 1969, la scission entre les deux mar­chés et partant les deux sortes d'or étai t consommée :

• d'un côté, l'or monétaire qui a pour débouché officiel le F.M.I. , à condition que le prix ne s'élève pas à plus de 35 $ l'once, et un débouché officieux : celui des banques centrales non signa­taires de l'accord de 1968 ;

• et d'un autre côté, l'or marchandise, d emandé par l'industrie (au sens large) et par la thésaur isa t ion et dont le cours libre s'élève aux environs de 48-49 $ l'once.

Nous avons vu comment la demande industrielle s 'était déve­loppée depuis une décennie. I l est clair que c'est d'elle que les marchands d'or espèrent désormais le plus clair de leur profit, et peut-être leur avenir tout entier.

Quel pronostic formuler sur les futurs cours de ce m a r c h é libre ? Un des cinqs grands « orfèvres » de Londres, M . Montagu, a prévu que l'once oscillerait, en 1972, entre 45 et 50 $, sans plus jamais descendre au-dessous du minimum. S'élèvera-t-il davan­tage ? La réponse , qui nous échappe, dépend — comme pour toute marchandise — de l'offre et de la demande. On a dit les pers­pectives de la p remiè re (dans les conditions techniques présentes) . Quant à la seconde, elle est en partie dominée par les positions spéculat ives des thésaur i seurs , liées elles-mêmes aux perspectives proprement monéta i res , et en particulier à l'avenir du dollar.

L'ÈRE DES BANQUIERS

Quel sera donc l'avenir de l 'or moné ta i re — et de façon plus large, celui du sys tème moné ta i r e international ?

L 'or gardera, croyons-nous, le rôle quasi-symbolique d'une mon-

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30 L'AVENIR DE L'OR

naie de compte (sur la base actuelle ou réévaluée), c'est-à-dire d'un instrument de mesure idéale dans lequel on établi t les comptes. Ici encore, on revit le passé — un passé lointain : celui des « marc banco » vénit iens ; ou un passé prochain : celui du franc-or, encore en usage dans la comptabi l i té de la Banque des Règle­ments internationaux de Bâle (créée en 1931) et de quelques con­ventions internationales (1).

Substituer à cet étalon symbolique, un « étalon-marchandises » composite suivant la proposition de M . Mendès-France, inspirée de M . de Largentaye (le premier traducteur de la Théorie générale de Keynes) (2) : c'est une proposition tellement « idéale » que l'on ne voit pas comment la réaliser.

A l 'opposé du symbole, l'or gardera aussi le rôle t rès matér ie l de trésor national, de guerre ou de crise, — et de réserve privée.

Mais quid ? de son rôle proprement bancaire et jadis essen­tiel, de monnaie internationale, c'est-à-dire d'instrument de règle­ment des dettes de pays à pays ?

I l diminue, on l'a vu, avec le temps. L'ingéniosité des banquiers, et surtout la volonté des autor i tés américaines accélèrent cette évolution : la créat ion des D.T.S. va exactement dans ce sens. Mais ces D.T.S. sont-ils vraiment « as good as gold » ?

Un indice en leur faveur est le fait que la dévaluat ion du $ du 16 décembre 1971 ne les a pas atteints. Leur valeur reste inchan­gée à 35 dollars l'once — et ce fait est d'importance. Mais d'au­tres indices (antér ieurs i l est vrai) sont moins rassurants. C'est ainsi qu'en juillet 1971, le F .M.I . devant reconstituer ses avoirs pour 135 millions de $ en monnaies de 14 pays (dont 31 millions de D.M.) a demandé à ceux-ci de lui vendre de l'or, en échange de quoi ces pays pouvaient recevoir, soit des devises (ou des droits de tirage), soit des D.T.S. Trois seulement ont préféré les D.T.S. (pour 21,3 millions de $) (3)...

LES TROIS POLES DE DÉCISION

E n fait, l'avenir de l'or moné ta i re nous para î t dépendre de trois pôles de décision.

Le premier tient év idemment — aux Etats-Unis. Y arrêtera-t-on l'inflation : et comment l 'arrêtera-t-on ?

(1) Comme celles du Règlement international des Chemins de Fer (R.I.C.), des P.T.T., etc.

(2) J. de Largentaye, exposé dans les Annales des Mines (publication de l'Ecole des Mines) septembre 1954. — P. Mendès-France, Pour un nouvel aménagement monétaire : se servir des stocks de matières premières, Le Monde, 12-13 décembre 1971.

(3) Finances et Développement, publication du F.M.I., 1971, n° 4, p. 70-71.

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L'AVENIR DE L'OR 31

A l ' intérieur, voudra-t-on mettre un terme à l ' énorme déficit budgéta i re ? Acceptera-t-on de tarir le flot des crédi ts accordés par les banques aux entreprises qui investissent à long terme ou pla­cent à court terme au-dehors cet excédent de dollars ?

A l 'extérieur, les banques centrales des autres pays se ligueront-elles pour refuser cet afflux de dollars ? S i l 'on arrive ainsi à prévenir l'avenir, saura-t-on épure r le passé ; c'est-à-dire saura-t-on consolider la masse de plus de 60 milliards de dollars en réserve ou flottants ?

Finalement, si l'inflation amér ica ine n'est pas jugulée, elle en­t ra înera une défiance vis-à-vis du dollar qui provoquera tôt ou tard une nouvelle dévaluat ion — et la menace a été proférée par des bouches officielles. Mais le public dans son ensemble acceptera-t-il toujours le dollar comme une monnaie universelle ?

De toute manière , i l est clair que le chemin sera t rès long avant qu'on ne revienne à un dollar réel lement convertible en or...

Dans la tourmente actuelle, le Fonds monéta i re international a fait figure d'une sorte de roc émergeant d'une mer déchaî­

née : c'est le deuxième pôle de décision. C'est un fait que son encaisse-or a fortement augmenté . On en

a dit les raisons. C'en est un autre que son uni té de compte, fidèle 1

à ses statuts (le dollar d' — d'once) est maintenant dissociée du 35e

dollar U.S.A. E t c'est un t rois ième fait que les D.T.S. sont, eux aussi, restés intangibles. Et l'on a dit la position courageuse de son directeur général , M . Schweitzer, à l 'égard de l'or. Aussi cer­tains monéta r i s tes , tel M . J . Denizet, mettent-ils leurs espoirs dans une organisation moné ta i re internationale fondée sur cette insti­tution (1). Ils rejoignent en cela le « plan Triffin ».

Encore faudrait-il ê t re assuré que la créat ion des D.T.S. ne devienne pas une nouvelle source d'inflation. Il faudrait aussi que le F.M.I . achève de se l ibérer de la tutelle amér ica ine , ce qui est commencé , mais ne continuera pas sans peine.

R este le t rois ième pôle de décision dont finalement dépend peut-être tout le reste : l 'Europe des Six devenue celle des

Dix. Un grand pas vient d 'ê t re accompli avec l'accord de Bruxelles

(1) J. Denizet, Le problème monétaire international, bulletin de l'Associa­tion des Cadres dirigeants (ACADI), janvier 1972, p. 37 et s.

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32 L'AVENIR DE L'OR

du 8 mars dernier, liant entre elles, en attendant de les souder plus é t ro i tement , les monnaies des Six. Un barrage vient d 'ê t re élevé à l 'égard du dollar.

Ira-t-on plus loin ? (1) Un véri table Fonds moné ta i re européen sera-t-il un jour créé, où serait mise et gérée en commun une partie des réserves des banques d 'émission européenne , y compris (rêvons un peu...) une partie de leurs réserves-or ?... (On rejoint ic i encore les suggestions de M . Robert Triffin ou de tel comi té pour l 'Europe unie...).

Ne pourrait-on aussi songer à une mobilisation de l 'or thésau­risé par les particuliers en échange de titres d'un grand emprunt européen, garanti-or, vaste « emprunt Pinay » à l 'échelle d'un conti­nent ? I l est vrai que cette réponse à cet appel dépendra i t surtout de nos concitoyens...

Le véri table in térê t le leur conseillerait sans doute, si l'on songe que le pouvoir d'achat d'un capital de 100 F en 1914, a ainsi évolué (réserve faite de la hausse récente de l'or) :

PLACÉ EN VALEURS A PLACÉ EN

REVENU FIXE ACTIONS PLACÉ EN OR

1930 39,1 134,7 84,3 1940 46,6 90,4 183,5 1950 4,44 45,2 145,6 1965 7,27 172,9 62,6 1970 7,84 210,3 58,7 (2)

Mais encore faudrait-il qu 'à la sécuri té matér iel le , m ê m e oné­reuse, se subs t i tuâ t une sécur i té morale et psychologique : le culte de l'or est fait d'abord de la crainte des hommes.

ANDRÉ P I E T T R E de l'Institut

(1) Nous laissons de côté la suggestion « menaçante » de M. Sedillot dans La Vie Française du 2 mars, d'une utilisation par les banques centrales de leurs réserves pour le rachat des usines américaines en Europe. Avec M. Paul Fabra dans Le Monde du 5 mars, nous ne la croyons pas réalisable...

(2) Le maximum pour l'or a été atteint en 1947 avec 327,7. P. Laforest, Economie et Statistique, mai 1971 et pour les années anciennes, même auteur, Etudes et Conjoncture. Précisons que l'auteur ne tient pas comDte, dans ces statistiques, des impôts, ni des droits de succession, ni autre amputation du capital en évolution. Il suppose, en outre, que le détenteur de valeurs mobilières en a capitalisé l'intérêt, c'est-à-dire qu'il a réinvesti les revenus perçus en rachetant des valeurs de cette espèce.