l'avenir spirituel de l'europe

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L'AVENIR SPIRITUEL DE L'EUROPE Le facteur moral dans le problème de l'Europe unie Au cours de l'automne dernier, l'Académie des Sciences Morales et Politiques a examiné un programme formulé par M. Naudin sur « les Conditions d'une action pour l'Europe unie ». Au sujet de ce problème d'une actualité émouvante, M. Edouard Le Roy a traité de l'importance capitale du facteur. moral. Il a bien voulu rassembler pour les lecteurs de La Revue ces pages dont nos lecteurs apprécieront l'intérêt et l'élévation. 1 A FIN de dégager au départ une idée directrice appropriée, s'impose un recours initial, — rapide, mais nécessai- re, — à ll'histoire. A une histoire seulement partielle, puisque, — limitation pratiquement indispensable, — nos regards ne doivent porter que sur l'Ehirope, celle-ci entendue d'ailleurs au sens large, y compris les Amériques, le terme ne devant pas être pris dans son acception de géographie stricte, mais comme désignant plutôt une certaine tradition d'humanis- me. Si nous envisagions la crise contemporaine dans toute son ampleur, une question plus vaste engloberait et dominerait la nôtre : celle des relations emtre Europe et Asie, c'est-à-dire entre deux esprits depuis toujours en lutte. Au reste, peut-être nous sera-t-il impossible de ne pas jeter ça et là quelques coups d'oeil sommaires sur cette question plus vaste, car elle demeure indissolublement mêlée par endroits à notr'e question restrein- te :: les rapports divers avec l'Asie, auxquels entraîne la diver- 1

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L'AVENIR SPIRITUEL DE L'EUROPE

Le facteur moral dans le problème de l'Europe unie

Au cours de l'automne dernier, l'Académie des Sciences Morales et Politiques a examiné un programme formulé par M. Naudin sur « les Conditions d'une action pour l'Europe unie ». Au sujet de ce problème d'une actualité émouvante, M. Edouard Le Roy a traité de l'importance capitale du facteur. moral. Il a bien voulu rassembler pour les lecteurs de La Revue ces pages dont nos lecteurs apprécieront l'intérêt et l'élévation.

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A FIN de dégager au départ une idée directrice appropriée, s'impose un recours initial, — rapide, mais nécessai­re, — à ll'histoire. A une histoire seulement partielle,

puisque, — limitation pratiquement indispensable, — nos regards ne doivent porter que sur l'Ehirope, celle-ci entendue d'ailleurs au sens large, y compris les Amériques, le terme ne devant pas être pris dans son acception de géographie stricte, mais comme désignant plutôt une certaine tradition d'humanis­me. Si nous envisagions la crise contemporaine dans toute son ampleur, une question plus vaste engloberait et dominerait la nôtre : celle des relations emtre Europe et Asie, c'est-à-dire entre deux esprits depuis toujours en lutte. Au reste, peut-être nous sera-t-il impossible de ne pas jeter ça et là quelques coups d'œil sommaires sur cette question plus vaste, car elle demeure indissolublement mêlée par endroits à notr'e question restrein­te :: les rapports divers avec l'Asie, auxquels entraîne la diver-

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site des situations géographiques, sont en effet sources de désu­nion européenne, et il y a, au moins dans la zone orientale de notre continent, un point de conflit particulièrement aigu entre les deux esprits. Majs laissons Cela pour le moment.

Le problème d'une Europe unie n'est pas un problème entiè­rement nouveau, loin de là. Au Moyen âge, à la fin du régime féodal surtout, avec les rêves de Saint-Empire ou la solution plus humaine du Royaume qui prévalut en France, il était déjà posé. Sans doute on n'obtint alors sous une forme ou l'autre qu'un.résultat incomplet, vulnérable, passager ; quelque chose de réel néanmoins, dont nous avons vécu jusqu'aux jours pré­sents. Et il est important de noter que ce fut, à travers les facteurs politiques, grâce à l'existence d'un idéal que rien ne venait combattre en principe : l'idéal de la Chrétienté qu'inspi­rait une foi d'ordre spirituel généralement admise comme supérieure de droit à tous les antagonismes. Auparavant, et un peu en contrepartie, il y avait eu l'Empire de Rome, vérita­ble homologue de l'Europe actuelle. Or, la crise de la décadence romaine, en dépit de différences notables, offre avec? la nôtres d'impressionnantes ressemblances dont, — si ce ne devait être trop long, — il serait intéressant et facile de poursuivre l'ana­lyse comparative jusqu'au détail des faits ; et là aussi c'est une baisse de foi, de spiritualité commune, qui apparaîtrait à titre de cause majeure. Eh bien ! pouvons-nous croire que tout soit désormais changé ? Considérez le moment actuel. J'en placerais volontiers l'ouverture aux environs du XIVe. siècle. Alors se produisit, chez les tenants de la pensée chrétienne, une cessa­tion de la recherche comme si tout était trouvé et qu'il n'y eût place légitime désormais que pour des commentaires conserva­teurs. Ensuite ce fut l'avènement de la science expérimentale, féconde en nouveautés imprévues qu'on n'était plus capable d'assimiler, et de la critique en matière de philosophie ou d'his­toire, avec la révélation de relativités jusque - là inaper­çues. Enfin, sous l'action de causes multiples, surgirent les masses populaires prenant peu à peu conscience de leur force .et "posant d'une manière inédite le problème clas­sique de la conciliation entre efficience et liberté. Ainsi fut déclenché un mouvement de déchristianisation qui, — à travers bien des fluctuations, des alternances de déclin ou de reprise, — « tendu ver* une ruine de l'ancienne

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chrétienté. A cet égard, quelle est aujourd'hui la situation ? On peut la résumer en quelques mots. D'un côté, c'était hier encore, c'est toujours dans certains milieux, — par J'effet d'un scepticisme croissant à l'endroit du progrès moral ,et même du progrès tout court, — l'abus d'un abandon passif À un culte du passé allant jusqu'au littérali'sme pur et simple, et, à partir de là, de proche en proche, une sclérose de spiri­tualité menant à^un désespoir générateur d'inertie ; mais de nombreux signes font présager en dernière heure une réaction revivifiante qui, si l'essor en est dûment continué, pourra un jour être réparatrice et victorieuse. Du côté opposé, avec une idolâtrie contraire, une foi existe indiscutablement, sinon chez certains exploiteurs de sa puissance unificatrice, du moins parmi les foules séduites, mais une foi qui reste incurablement déficiente et trompeuse parce qu'elle est négatrice des réalités spirituelles et que dès lors elle achemine d'un élan brutal vers une matérialisation déshumanisante, en sorte que rien ne subsiste là qmi autorise une espérance d'avenir meilleur.

Il me semble que le rappel de ces quelques faits, si bref soit-il, suffit à faire entrevoir en quoi consiste dans notre perspective la tâche essentielle d'aujourd'hui : éveil ou réveil d'une foi commune ayant valeur de spiritualité. Mais, d'abord et avant tout essai de plus précise conclusion, il convient de chercher A saisir d'une prise immédiate et ferme les causes particulières d« mal dont souffre aujourd'hui l'humanité, en insistant sur les facteurs profonds du moment plutôt que sur .ceux qui sont de toutes les époques et qui tiennent à l'infirmité humaine : égoïsme, passions basses, goût résiduel de violence animale, etc.

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Soit en premier lieu, parmi les facteurs décisifs propres à notre temps, celui que constitue le progrès de puissance techni­que. Pourquoi cette considération ? C'est que le facteur cité a joué de longue date un rôle capital et qu'en particulier nous vivons aujourd'hui, sous l'empire des techniques savantes, une heure de crise explosive où les nouveautés révolutionnaires jaillissent en gerbe et ne laissent intact nul acquis de conscience,

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où l'humanité franchit à cet égard un seuil et traverse un changement d'âge comme il n'y en eut pas d'égal depuis les temps préhistoriques- Parcourons en effet d'un rapide regard les grandes époques du passé humain. Un progrès technique a marqué chacune d'elles et sert justement à la définir parce qu'il est facile d'y rattacher au moyen des faits sociaux concomitants les transformations de la pensée elle-même : temps paléolithiques où se révéla dans le silex taillé la première industrie caractéristique de l'homme et où se forma sur ce modèle de conduite le premier fonds de rationalité positive, — périodes néolithiques où sont apparues l'agriculture et la domestication des animaux avec le passage corrélatif de la vie nomade à la vie sédentaire, puis de la horde sauvage à la société civilisée, qui rendit possibles des loisirs permettant la médi­tation et le rêve, — siècles de la protohistoire où furent décou­verts les métaux, inventés les outils manuels élémentaires et les arts fondamentaux qui demeurent les nôtres, bâtis les pre­miers monuments, conçues les premières littératures. Nous arrivons ainsi au seuil de l'antiquité classique. Là se fit l'ouver­ture d'une ère autrement orientée, qui dura jusqu'à la Renais­sance : ère de réflexion prédominante où s'établirent les disci­plines du discours précis, où s'affirma la raison proprement dite comme fonction supérieure de la pensée, où s'éveilla la conscience aux réalités du monde supra-sensible. Enfin, depuis lors, des temps nouveaux ont surgi, formant contraste avec les siècles écoulés entre l'aube de la civilisation hellénique et le déclin du Moyen âge. Epoque d'innovation agissante plus que de sagesse organisatrice. On y retrouve des caractères qui rappellent ceux des anciens âges, associés à d'autres qui témoi­gnent d'une création d'attitudes et de conduites spéculatives sans analogues dans le passé. D'abord, après un long sommeil relatif, le pouvoir technique de l'homme a fait soudain un bond formidable [; puis s'est constituée la science expérimentale de l'univers et simultanément s'est produit un grand fait intérieur, l'avènement de la critique. Voilà sous quels traits originaux se présente le moment contemporain. Insistons un peu davan­tage sur ce qu'ils signifient à notre point de vue.

Dans le domaine de la matière brute, ont été découverts des mondes nouveaux (radiations, atomes), captées en eux des sources d'énergie énormes et acquis l'art de les manier. D'où,

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'en bien des provinces de l'action humaine, un primat du méca­nique dépassant tous les rêves d'autrefois, jusqu'à la création de machines susceptibles de remplacer le geste habile de l'homme (avions conduits de loin à travers les accidents atmo­sphériques par des automatismes d'ondes, appareils capables de procéder d'eux-mêmes à des opérations de contrôle ou de calcul, etc.). Pareillement, dans le domaine de la vie, combien de nouveautés troublantes, surtout aux frontières de l'inerte et du vivant, mais aussi en plein cœur de celui-ci, posant d'étranges problèmes aux répercussions parfois très graves et douant l'homme d'une puissance inattendue d'action sur le plus intime du vital (mise en œuvre synthétique des hormones chi­miquement fabriquées dans les phénomènes de la reproduction, de l'hérédité, du fonctionnement biqlogique ou même du psy­chisme ; faits de parthénogenèse obtenus par des moyens pure^ ment physiques tels qu'un refroidissement local jusque parmi les mammifères, alors que physiologiquesment l'homme est un mammifère, etc.).

Bref les moyens d'agir dont l'homme dispose ont brusque­ment augmenté dans une proportion inouïe : l'impossible d'hier est, sur bien des points, devenu presque facile. Ajoutez à cela que ces moyens sont maintenant applicables en des régions du réel autrefois closes pour le geste humain. Tout l'aménagement de la planète en est modifié, beaucoup des classifications tra­ditionnelles aussi. Comme, d'autre part, les possibilités de transmission et d'influence ont également progressé en étendue et en vitesse, il arrive que désormais interviennent sans cesse des masses d'agents incomparablement plus nombreuses que jadis, et que, par conséquent, les zones individuelles d'action empiètent largement l'une sur l'autre, en viennent à se compé-nétrer toujours davantage. L>e là, des phénomènes d'interdé­pendance économique ou autre et des luttes consécutives, d'un module inattendu, d'un calibre sans précédent ; et ainsi une intensité nouvelle des heurts et frictions entre groupes jhumains, génératrice de troubles multiples aux tragiques réper­cussions sociales. Inutile, d'insister : les choses parlent assez d'elles-mêmes.

Dans tout cela, interviennent certains changements des échelles phénoménales qui nous étaient familières. Mais cela nous amène devant d'autres considérations.

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Durant une longue période, — Antiquité, Moyen âge, — il •n'y avait presque pas de science un peu poussée, à l'exception de quelques mathématiques ; du moins n'y avait-il pas de science expérimentale bien établie, capable de révéler la prodi­gieuse grandeur et complication de l'univers ; et c'est pourquoi le monde spirituel pouvait exercer plus facilement une maî­trise que rien d'objectif ne combattait en principe. Mais depuis ia Renaissance, avec une ampleur et une accélération toujours accrues, un renversement de subordination s'est accompli. Aujourd'hui, dans l'ordre intellectuel, c'est la science positive qui mène le chœur des nouveautés, qui préside à l'inspiration. Non sans abus parfois, je l'avoue. Au moins avec un apport de difficulté nouvelle pour le philosophe, quand il envisage ce qui reste sa fonction, sa tâche, son office : passage de la science a la sagesse, intégration du savoir à la vie.

Pour nous rendre compte du sort difficile ainsi fait aux disciplines spirituelles, jetons un coup d'œil sur un événement notable à titre de symptôme, sur l'étonnante révolution qui s'est accomplie de nos jours dans la Physique, celle-ci entendue au sens le plus large, prise d'une frontière à l'autre, de l'Astro­nomie à la Chimie. De ce progrès, l'essor fut commandé surtout-par le perfectionnement des techniques et des mesures. Un fait majeur en est résulté : au delà et en deçà de la zone moyenne où sont possibles des manipulations directes, les physiciens ont réussi à définir par voie indirecte, mais avec une égale positi-ivité, du « très grand », et du « très petit » où il s'avère chaque jour davantage que résident les sources de l'explication finale et, en même temps, pour l'exploration desquels ne conviennent plus les mêmes détmarches de connaissance qu'auparavant, les mêmes instruments de lumière. Ainsi doivent être désormais distingués, au sein du monde physique, différents ordres de grandeur et, par eux, autant de couches hétérogènes dans la réalité observable : hétérogènes par la diversité des procédures* de détection correspondantes et par celé des types d'enchaî-netment phénoménal que l'on y rencontre. De là plusieurs étages -ou niveaux d'expérience : principalement le moyen et l'extrême, celui-ci dédoublé en immense et infime... Pluralisme expéri­mental, d'où se dégagent de nouvelles données pour là théorie de la connaissance et pour celle de l'action.

Tout est sorti, disais-je, du perfectionnement des techniques

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et des mesures. Essayons de rendre concrète l'influence exercée ainsi, au moyen de quelques exemples suggestifs. »

Et d'abord quelle précision a pu être atteinte ? Je l'indi­querai suffisamment par trois petits faits caractéristiques. Voici le premier : entre les années 1881 et 1920, une variation de trois cents millièmes de millimètre a été décelée- dans la longueur de la règle en platine qui constitue le ttnètre-étalon i: ce qui équivaut à un centimètre sur la distance de Paris à Rennes. Autre fait semblable : on sait que la vitesse de ,1a lumière est en gros de 300.000 km.-sec, cela correspond à sept fois et demie le tour de la Terre effectué en une seconde ; eh bien ! cette vitesse énorme, on a réussi à la mesurer sur un trajet relativement si court qu'il reviendrait au même de mesurer la vitesse d'un train rapide en pleine marche sur un parcours d'une petite fraction de millimètre. Enfin dernier fait révélateur concernant, cette fois, le domaine de l'infime : une certaine constante h, dite constante de Planck ou des quanta,, joue un rôle fondamental dans la Microphysique'; elle mesure une « action », c'est-à-dire le produit d'un travail par un temps, le travail étant lui-même le produit d'une force par une lon­gueur ; cela posé, soit Je menu travail accompli par un poids d'un milligramme tombant d'une hauteur d'un centimètre ; la constante h correspond à un octillionième de ce travail minime effectué en une seconde, et néanmoins elle est connue aujour­d'hui avec une grande exactitude (à un millième près environ).

Dans ces conditions, je le répète, le monde matériel se par­tage en trois zones majeures : 1°) au centre et au départ de l'enquête, la zone moyenne des corps et phénomènes qui sont à notre échelle, en proportion avec les gestes humains ; 2°) aux deux frontières et en double contraste, les zones extrêmes de l'immense et de l'infime. Essayons encore une fois de caracté­riser ce « très grand » et ce « très petit » par quelques exemples qui parlent à l'imagination-

Pour explorer ces mondes nouveaux, il a fallu mettre en usage des unités spéciales. Comme telle, dans l'immense, je citerai l'année-lumière ou longueur du chemin parcouru par

« la lumière en un an : à peu près 10 trillions de kilomètres. ^ Cela étant, il devient facile d'exprimer tes degrés d'immense aujourd'hui atteints. Le système solaire, limité-à l'orbite de la transneptunienne Phiton, est traversé par la lumière en

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une dizaine d'heures ; après quoi, celle-ci doit voyager un peu plus de quatre ans pour rencontrer notre plus proche voisine, l'étoile Proxima du Centaure. L'astronomie des nébuleuses noais révètte un ordre incomparablement supérieur d'immen­sité : d'éloignement de telles spirales se chiffre par des centaines ie millions d'années-ilumière. On peut donner ainsi qu'il suit une idée du progrès accompli depuis peu. Supposez que, pour figurer vers 1900 la partie du monde stellaire dûment jalonnée alors, on ait établi aine carte ayant un mètre carré : aujourd'hui une carte analogue, établie à la même échelle, aurait la super­ficie du globe terrestre. Et ce n'est pas la fin : le grand télescope que l'on est en train de monter aux Etats-Unis portera la dis­tance accessible à un milliard environ d'années-lumière.

Je viens de jongler avec les milliards, comme il est aujour­d'hui devenu banal de le faire. En effet, nous voici arrivés à l'âge du trillion, c'est-à-dire du millier de milliards. On parle sans hésitation d'un tel nombre, même à propos des finances publiques. Mais se rend-on toujours «in compte exact et concret de ce que c'est qu'un milliard ? Pour en évoquer le sentiment, je suppose qu'on cherche quel intervalle de temps représente un milliard de minutes. On pensera bien que ce doit être assez long. Mais encore de quel ordre ? Voici la réponse, fournie par un calcul facile. Depuis l'origine de notre ère, déterminée selon le comput du calendrier grégorien, eu égard aux dix jours sup-prîsmés du 4 au 15 octobre 1582 au moment de la réforme, la imilliardième minute s'est accomplie à 10 h. 40 du matin, le 28 avril 1902. H en résulte qu'un trillion de minutes nous repor­terait un peu au delà du 19.000e siècle-

On se fera peut-être alors une représentation imagée de l'immense, en notant que, par une quinzaine de méthodes indé-

' pendantes et qui concordent, c'est-à-dire avec une objectivité parfaite, les physiciens sont parvenus à compter les molécules et que, dans chaque molécule-gramme d'un élément, donc par exemple dans, deux grammes d'hydrogène, il y en a quelque six cents milliards de trillions. Vous voyez ainsi à quelles multi­tudes les physiciens ont affaire.

* • **

Passons.maintenant à l'autre type d'extrême, à l'infime. Je m'y arrêterai moins longuement/pour ne pas répéter des

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remarques toutes semblables à celles qui viennent d'être faites à propos de l'immense. Il faut pourtant souligner que la portée de la nouvelle analyse ne serait pas moindre que la précé­dente : car c'est dans l'infime que se nouent le plus étroitement les liens déjà signalés entre la matière brute et la vie, avec les éléments dont s'occupent la génétique, les virus filtrants, les bactériophages, etc. Particulièrement, les processus embryo-géniques se déroulent à ce niveau; et l'on sait tout ce qu'ils nous laissent aujourd'hui pressentir de nouveautés révolution­naires- Mais je ne puis prolonger indéfiniment ce qui, à notre point de vue actuel, n'est pais beaucoup plus en définitive qu'une préface.

Je me contenterai donc de quelques mots rapides sur la microphysique ; et encore n'irai-je pas jusqu'aux derniers stades atteints par elle de nos jours dans l'approximation des microphénomènes. Vous savez qu'elle distingue trois étages de réalités corpusculaires : molécules, atomes, noyaux. Les deux premiers intéressent la chimie ordinaire ; le troisième, la micro­chimie, qui ne fait plus qu'un avec la physique. On en a" beau­coup parlé dernièrement, à cause des redoutables applications qu'a rendues possibles une saisie de l'énergie nucléaire : saisie qui joue un rôle bien connu dans le problème de l'Europe unie (ou plutôt désunie) par elle. Mais un mot suffira, touchant les dimensions alors atteintes.

Considérons l'atome d'hydrogène, selon le modèle établi par le grand physicien danois Bohr. Je n'ai pas besoin d'en rappe­ler la structure : unique électron négatif gravitant comme un satellite autour d'un noyau positif ou proton. Le rayon total de l'atome est d'un vingt-anillionnième de millimètre. Les élé­ments constitutifs sont beaucoup plus petits encore. Pour nous figurer les rapports de ces nombres, multiplions-les tous par cent mille milliards. L'atome d'hydrogène aura ensuite un rayon de cinq kilomètres ; l'électron satellite sera un grain de dix-huit centimètres, et le noyau central un granule dont le rayon ne dépassera pas un dixième de millimètre. On conçoit dès lors que la physique nucléaire nous fasse entrer dans un monde lui-même très petit par rapport au monde déjà très petit de l'atome.

Pourquoi tous ces détails ? Est-ce pur amusement, pur jeu de fantasmagorie ? Non, pas du tout : mais ainsi se prépare,

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au contraire, la reconnaissance d'un grand fait critique, essen­tiel à notre point de vue et que je vous ai déjà cité, mais qu'il importe de se rendre sensible. Aussitôt dépassé le gros sens commun, si éloigné d'être toujours le bon sens qu'il en est sou­vent l'inverse, il n'y a expérience véritable, ou même simple perception de donnée significative, que pour une pensée avertie qui "dispose de concepts interprétatifs, de cadres intelligibles appropriés à l'objet dont elle entreprend l'étude. Or, on constate bien vite que l'entrée dans chaque segment nouveau du réel exige remaniement foncier de l'outillage intellectuel, de l'équi­pement théorique. Ceux qui convenaient à l'exploration de la zone moyenne, qui lui étaient adaptés pour la représentation et l'explication, cessent de valoir tels quels dans les zones extrêmes. Il faut que la pensée, réforme alors ses habitudes, invente au besoin des modalités de mise en rapport et même (des images neuves- Elle a donc chaque fois une véritable initia­tive à prendre. Voilà ce qu'a mis hors de doute la révolution contemporaine dans les sciences physiques. On pressent l'iné-ivitable répercussion sur la philosophie.

En effet, depuis toujours, le philosophe empruntait au sens commun et à la science positive, bornés tous deux aux phénomènes de l'ordre moyen, un certain fonds de catégories et de principes qu'il acceptait comme ayant de droit portée universelle. Eh bien ! ce point de départ lui manque soudain ; presque tout en est à refaire, d'après une expérience infini­ment plus riche et plus complexe, plus subtile et plus diverse. De là une figure nouvelle prise par le vieux problème de la raison. Celle-ci, l'ancien rationalisme la concevait comme sans rapport avec la durée, comme intemporelle en elle-même, sus­ceptible d'être exprimée par une sorte de code éternellement et universellement Valable, uniformément adapté à toutes les cir­constances de fait. Force est bien de reconnaître qu'il n'en est rien. Au fond, le commun langage, où s'incorpore la raison commune, traduit seulement une grosse et ruditmentaire connaissance pratique de la matérialité moyenne, des attitudes et démarches corporelles, et des relations sociales. On ne saurait s'en contenter pour la science fine, ni en conséquence

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ppur la spéculation philosophique. Ce n'est pas à dire que l'an­tique idéal de raison ait fait irréparablement faillite ; mais son caractère d'idéal s'est accusé, en même temps qu'il a perdu ses traits d'absolu partout semblable et d'ores et déjà défini. Sans doute confiance peut et doit être gardée dans le pouvoir de la raison, dans sa vertu éclairante et 'unificatrice : la notion * même d'humanité l'implique. Cependant il ne saurait plus être question, au niveau humain, fût-ce à propos des idées maî-i tresses et des premiers principes, qUe d'une raison en devenir, toujours militante, soumise — pour maintenir son espérance —> à une obligation d'incessante réforme, de jour eri jour et de cas en cas.

Ce devenir de la raison, toutefois, le concevrons-nous errant et anarchique, livré aux hasards d'une aventure sans conduite, -sans garantie ? Non certes ; mais les sciences de la vie, jointes à la préhistoire, permettent seules d'en définir les perspectives. Comprises largement, jusqu'à englober les sciences humaines, ce furent en effet les révélatrices de la durée dont, par elles, nous avons appris le prolongement vertigineux, la puissance de mutation, l'essor de création dirigée. En restituant cette histoire immense, mélange d'initiative et d'inertie, où il fa"ut reconnaître qu'a sans cesse agi à travers le mécanisme de l'habitude un véritable psychisme d'invention obscure, l'esprit s'est frayé un chemin vers une meilleure intelligence de l'his­toire infime que représente chaque vie individuelle, avec ses profondeurs de mémoire et son ressort d'élan. Histoire infime, histoire immense : deux extrêmes qui encadrent l'histoire moyenne ou histoire des historiens. Celle-ci, au cours du dernier siècle, s'est constituée en méthode originale; et nul n'ignore l'influence renouvelante qu'elle a exercée sur la posi­tion des grands problèmes, non plus que la route lumineuse amorcée pas elle dans le mystère de nos origines intérieures, grâce au concours de ces disciplines annexes que sont la psycho­logie de l'inconscient et la sociologie des civilisations primitives. Ainsi nous a été rendue manifeste la structure stratigraphique des évidences fondamentales, qu'autrefois un regard ignorant jugeait simples et où sont, au contraire, apparues mille com­plexités de différents âges.

De ces divers constats, une grave conclusion se dégage. C'est qu'un seul et unique outillage de pensée ne saurait suffire

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jpartout et toujours, dans toutes les provinces et à tous les niveaux de l'expérience ; qu'il faut «"attendre à la nécessité de changements profonds et de lointaine conséquence, à mesure que l'exploration se fait plus vaste ou plus pénétrante, qu'elle s'attaque à des zones de la nature plus éloignées de la région immédiatement familière ; bref, que le progrès de l'enquête, lorsqu'il accède à quelque étage nouveau de phénoménalité. lors­qu'il impose passage du moyen à l'immense ou à l'infime, exige tune réforme de l'esprit, de sçs instruments, de ses abstractions, .de ses habitudes. Formes et cadres, catégories et principes, la science avait coutume jadis de maintenir en usage cet équipe­ment rationnel reçu du sens commun, en le laissant tel que •celui-ci l'avait élaboré pour ses besoins pratiques. Eh bien ! cette procédure ne garde pas indéfiniment sens et valeur. Pareille extrapolation ne reste pas à jamais légitime. On doit construire, ajuster et mettre en service un outillage de pensée nouveau pour chaque nouveau segment du réel, pour chaque nouvel ordre de grandeur. Ni l'immense ni l'infime ne sont rationalisâmes, ne sont susceptibles d'être intelligiblement domestiqués, de la même façon et par les mêmes artifices que Je-moyen.

Tout cela, sans doute, réclamerait discussion vérifiante. On y parviendrait sans trop de peine, si l'on prenait le temps ide passer en revue ftrois ou quatre notions de base choisies en qualité d'exemples révélateurs, comme celles d'espace, de chan­gement, de cause, de substance, etc.: notions qui,"assurément, débordent par leur généralité le domaine de l'expérience phy­sique, mais qui germèrent sur ce terrain et y prirent d'abord figure précise, trop souvent transportée ensuite à peu près telle quelle ailleurs. Sur leur cas, nous constaterions, sans doute possible, que certaines formes interprétatives d'usage courant sont aujourd'hui périmées ou du moins appellent refonte pour adaptation.

Sans y insister davantage, faute du temps requis, je me borne à signaler qu'il n'est pas difficile de comprendre pour­quoi l'esprit rencontre de semblables circonstances dans tous les domaines de son activité. La secousse qu'il a subie au cours

* de son expérience physique a des répercussions sur toutes ses autres entreprises, de quelque ordre qu'elles soient ; car il s'est rendu compte, par cette occasion décisive, de la contingence

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inhérente à ses outils ordinaires d'exercice rationnel'; si bien que, là même ou la méthode scientifique n'est pas directement compétente, elle ne laisse pas que de jouer un rôle indirect de dévaluation.

. * * * •

Après tant de détours, qui ont pu paraître longs et peut-être un peu digressifs, mais qui étaient nécessaires pour une ferme et juste précision, j'arrive — enfin ! —» toutes préparations terminées, à la question morale d'aujourd'hui, prise en elle-même. Il sera facile d'en décrire les traits majeurs.

L'ampleur même du progrès technique a déclenché (outre une baisse de la vraie culture) un vertige de séduction maté­rialiste, une frénésie du désir de jouissance, un déséquilibre de la raison et de la sensibilité devenues oublieuses des freins antérieurs, parce que l'expérience et la critique, en se vulgari­sant, ont semblé détruire l'œuvre millénaire de sagesse et de spiritualité qui les avait introduits. Du coup, les vieux cadres sociaux ont éclaté, comme les cadres intellectuels auparavant :; à leur tour, ils n'étaient plus à l'échelle des besoins et des cir­constances. Pire, même : c'est le cadre cosmologique d'ensemble qui se disloque, ce cadre d'anthropomorphisme et d'anthropo­centrisme qui semblait le seul bien adapté à l'empire souverain des exigences morales. Rupture grosse de périls, démoralisante pour le grand nombre de ceux dont la moralité tient essen­tiellement à l'existence de cadres solides reconnus dominateurs. Nos conceptions morales s'étaient naguère définies, en un temps où n'existaient encore ni science expérimentale de l'uni­vers inférieur ni esprit de juste critique dans le domaine de l'histoire, en fonction des évidences alors naturelles et com­munes. Or, voici qu'une dévaluation s'est produite. Aujourd'hui, dans un monde si démesurément agrandi quant à l'étendue et quant à la durée, après de tels bouleversements d'idées et de principes, tant de révélations reçues ou pressenties, comment se pourraitol que le sentiment de réalité ne fût pas diminué ou du moins alourdi d'hésitation, en face des exigences de l'ordre spirituel toujours offertes sous les anciennes espèces ? L'homme contemporain' a souvent l'impression d'être de deux âges, selon qu'il considère en lui science ou conscience, intellec-

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tualité ou spiritualité : de l'une à l'autre, il y a différence de phase et la communication est coupée. De là une crise à laquelle, plus ou moins, beaucoup participent. Sans doute, la plupart n'en discernent pas clairement les causes précises. Mais ces causes exercent néanmoins sur eux une influence indirecte. Ce sont puissances répandues dans l'air que tous respirent, non pas certes fatalement puissances de malice, qui le peuvent devenir cependant et le deviennent en effet, semeuses d'inquié­tude et d'angoisse, voire de révolte, lorsqu'on s'abandonne sans réaction d'exceptionnelle énergie à l'atmosphère d'orage qu'elles composent.

On voit alors finalement la tâche redoutable qui incombe à notre génération : retour au spirituel, sans renonciation aucune au technique, mais par acquisition de ce « supplément d'âme » dont Bergson proclamait la nécessité pour que le progrès de science ne tourne pas en ruine de l'humain.

Comment peut être procuré ce supplément d'âme et ainsi remises en vie les possibilités d'union c'est ce qu'il resterait maintenant à dire. Mais pour cela même, afin qu'une excessive brièveté n'expose pas au vague, -et donc au vide, un second article est indispensable. J'espère alors mettre en évidence-que rien n'était superflu dans les analyses préliminaires d'aujour­d'hui : elles ont posé le problème

{A suivre.)

EDOUARD LE ROY.